La uirtus, la fides et la pietas dans les Punica de Silius Italicus 9782503590301, 2503590306

Au cours de la guerre d'Hannibal, Rome connut d'abord de multiples revers jusqu'à se retrouver au bord de

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La uirtus, la fides et la pietas dans les Punica de Silius Italicus
 9782503590301, 2503590306

Table of contents :
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INTRODUCTION GÉNÉRALE
Chapitre I. LA BIOGRAPHIE DE SILIUS ITALICUS
Chapitre II. LA LITTÉRATURE ANTIQUE CONSACRÉE À SILIUS ITALICUS ET À SON OEUVRE
Chapitre III. LES PUNICA : UNE OEUVRE PRISONNIÈRE DU PASSÉ ?
Chapitre IV. SILIUS ITALICUS ET DOMITIEN
Chapitre V. SILIUS ITALICUS ET SES PRÉDÉCESSEURS ÉPIQUES ET HISTORIOGRAPHIQUES
DEUXIÈME PARTIE
Chapitre I. LA FIDES ET LA PIETAS LORS DU SIÈGE DE SAGONTE
Chapitre II. REGULUS : UN EXEMPLUM MORAL INCOMPLET
Chapitre III. LE DICTATEUR FABIUS MAXIMUS : UN « ESPOIR DANS L’URGENCE »
Chapitre IV. CANNES : EXEMPLUM ET ANTI-EXEMPLUM MORAUX
Chapitre V. DE CAPOUE À ZAMA
Chapitre VI. ZAMA ET LA VERTU EXEMPLAIRE DE SCIPION L’AFRICAIN
Chapitre VII. DE LA MORT D’HANNIBAL À LA TROISIÈME GUERRE PUNIQUE
CONCLUSION GÉNÉRALE
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GIORNALE ITALIANODI FILOLOGIA

BIBLIOTHECA 23

EDITOR IN CHIEF Carlo Santini (Perugia) EDITORIAL BOARD Giorgio Bonamente (Perugia) Paolo Fedeli (Bari) Giovanni Polara (Napoli) Aldo Setaioli (Perugia) INTERNATIONAL SCIENTIFIC COMMITTEE Maria Grazia Bonanno (Roma) Carmen Codoñer (Salamanca) Roberto Cristofoli (Perugia) Emanuele Dettori (Roma) Hans-Christian Günther (Freiburg i.B.) David Konstan (New York) Julián Méndez Dosuna (Salamanca) Aires Nascimento (Lisboa) Heinz-Günter Nesselrath (Heidelberg) François Paschoud (Genève) Carlo Pulsoni (Perugia) Johann Ramminger (München) Fabio Stok (Roma) SUBMISSIONS SHOULD BE SENT TO Carlo Santini [email protected] Dipartimento di Lettere Università degli Studi di Perugia Piazza Morlacchi, 11 I-06123 Perugia, Italy

La uirtus, la fides et la pietas dans les Punica de Silius Italicus

Christophe Burgeon

F

© 2020, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium.

All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher.

D/2020/0095/243 ISBN 978-2-503-59030-1 e-ISBN 978-2-503-59031-8 DOI 10.1484/M.GIFBIB-EB.5.120766 ISSN 2565-8204 e-ISSN 2565-9537 Printed in the E.U. on acid-free paper.

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION GÉNÉRALE

9

PREMIÈRE PARTIE

SILIUS ITALICUS ENTRE LES ANCIENS ET LES MODERNES

I.  La biographie de Silius Italicus A.  Une vie tournée autour de la politique et de l’écriture B.  Une mort stoïcienne

25 25 31

II. La littérature antiq ue consacrée à Silius Ita licus et à son œuvre A.  Silius Italicus vu par Pline le Jeune B.  Silius Italicus vu par Martial

37 37 40

III. Les Punica : une œuvre prisonnière du passé ?

45

IV. Silius Italicus et Domitien

51

V.  Silius Italicus et ses prédécesseurs épiq ues et historiographiq ues A.  Les influences littéraires a. L’influence de Virgile dans les Punica b. L’influence de Lucain dans les Punica c. L’influence d’Ennius dans les Punica d. L’influence d’Homère dans les Punica e. Les influences de Stace et de Valerius Flaccus dans les Punica 5

67 68 68 81 88 92 95

TABLE DES MATIÈRES

B.  Les influences historiques a. Les Punica et les traditions livienne et polybienne b. L’influence de Valerius Antias dans les Punica

97 98 109

DEUXIÈME PARTIE

LA VIRTUS, LA FIDES ET LA PIETAS DANS LES PUNICA DE SILIUS ITALICUS

I. La fides et la pietas lors du siège de Sagonte

119

A.  La violation du traité de l’Èbre B.  La déesse Fides et Tisiphone à Sagonte C.  Hercule, Théron et Sagonte D.  Imilce : le pendant punique de Tiburna/Tisiphone ? E.  Murrus F.  Tymbrenus, et les jumeaux Lycormas et Eurymédon ou la pietas bafouée G.  Sagonte et la Massilia lucainienne : deux cités tournées vers la fides H. Les Sagontins siliens et le Vulteius lucainien

122 128 145 154 156

166 173

II. Regulus : un exemplum moral incomplet

187

A.  Regulus et le serpent du Bagradas B.  La légende de Regulus dans la tradition historique C.  Les spécificités du récit de Silius Italicus

189 193 205

III. Le dictateur Fabius Maximus : un « espoir dans l’urgence »

221

IV. Cannes : exemplum et anti-exemplum moraux

235

A.  La fides ambivalente de la sœur de Didon B.  Solimus, Satricus et la pietas C.  La présence de Scaevola et de Clélie dans le récit silien D. L’absence de vertu chez Varron a. L’aurige incompétent b. Varron : un second Flaminius ? c. Le Varron silien et le Pompée lucainien

241 252 266 269 269 284 288

6

158

TABLE DES MATIÈRES

E.  Paul-Émile et la deuotio a. La deuotio b. La forme de deuotio de Paul-Émile chez Silius c. Curion : une résurgence de Paul-Émile ? d. Paul-Émile et le respect des présages F.  Scipion à Cannes G.  Les Olympiens dans les Punica : des divinités vertueuses ambiguës ? a. Junon : la fidèle protectrice d’Hannibal b. Jupiter  et son projet de revitalisation de la  morale romaine c. Minerve et Mars : deux divinités que tout oppose d. Vénus : une mère inquiète

292 293 293 307 309 312 314 317 325 329 334

V.  De Capoue à Zama

339

A.  Pacuvius et la tentative d’assassinat sur Hannibal B.  Le manque de fides des cités campaniennes C.  Hannibal ad portas D.  Le suicide collectif  des Capouans E.  Marcellus : un héros silien presque complet

340 350 355 359 362

VI. Zama et la vertu exemplaire de Scipion l’Afri cain 371 A.  Claudia Q  uinta et l’arrivée de Cybèle à Rome B.  Scipion l’Africain : un des fils de Jupiter C.  Scipion l’Africain : le parangon vertueux D.  Le retour d’Hannibal en Afrique et son absence de fides E.  La défaite morale de Syphax lors de la  bataille des Grandes Plaines et celle des Bruttiens à Zama F.  La bataille de Zama ou l’absence de duel final entre Scipion et Hannibal G.  Le triomphe de Scipion : une voie vers l’apothéose et la tyrannie ? H.  La victoire de Zama ou la  genèse de l’impérialisme romain I.  La survie d’Hannibal était-elle destinée à préserver les vertus romaines ? 7

374 381 384 397 403 414 423 430 438

TABLE DES MATIÈRES

VII. De la  mort d’Hannibal à  la troisième guerre puniq ue

445

A.  La mort d’Hannibal B.  La troisième guerre punique et l’affaiblissement des qualités morales de Rome la Sacrée

445 449

CONCLUSION GÉNÉRALE

453

BIBLIOGRAPHIE

461

I.  Sources dont sont issues les traductions françaises pré sentes dans ce travail II. Travaux

461 465

INDICES

Index des sources

503

Index général

521

8

INTRODUCTION GÉNÉRALE

À la fin du ier siècle apr. J.-C., le poète latin Silius Italicus rédigea une épopée patriotique consacrée à la deuxième guerre punique, de son commencement en Hispanie citérieure en 219 av.  J.-C., jusqu’à la défaite finale de l’armée carthaginoise, conduite par Hannibal en 202 av. J.-C. Ce conflit, que Tite-Live décrit comme «  le plus mémorable de l’histoire  » 1, et  que Silius considère comme celui qui permit à  la moralité romaine d’être au faîte de sa quintessence, constitua une période de résistance active mais non moins laborieuse du monde romain face à  la barbarie carthaginoise. En choisissant le genre de l’épopée historique, Silius suit le précepte d’Horace 2, qui considère que c’est le genre littéraire le plus apte à  transmettre à  son lectorat le passé comme un exemple au service du présent. Perçus comme une œuvre d’une grande banalité sur le plan stylistique, et donc indignes d’attention, les Punica ont été, pendant des siècles, oubliés par les érudits. La  critique considérait en effet cette épopée comme dépourvue de qualité littéraire, dans la mesure où elle se serait bornée, sans autre originalité, à  une vague imitation des écrits de Virgile 3. H.  E. Butler présente 1  Liv., XXI, 1, 1 : bellum maximum omnium memorabile. La « Guerre d’Hannibal » est une appellation utilisée par Pol., I, 3, 2 ; II, 37, 2. Hoyos, Hannibal : Rome’s Greatest Enemy. 2  Hor., Ep., II, 1 : Cum sustineas et tanta negotia solus. 3  Scaliger, Poetices libri septem, 2, Lyons, p. 249-250 ; Butler, Post-Augustan Poetry from Seneca to Juvenal, p. 240 ; McGushin, The Transmission of the Punica of Silius Italicus ; Feeney, The Gods in Epic  : Poets and Critics of the Classical Tradition, p. 301-312.

9

LA VIRTUS, LA FIDES ET LA PIETAS DANS LES PUNICA DE SILIUS ITALICUS

notamment Silius comme « l’auteur de la pire et de la plus longue épopée romaine qui nous soit parvenue  » 4. D.  W. Vessey, de son côté, le décrit comme «  un Léviathan se vautrant dans des eaux peu profondes rendues troubles par ses propres efforts visant à  atteindre la pleine mer  » 5. Le  soutien de Silius au régime de Domitien, l’empereur flavien qui régnait au moment de la rédaction de cette œuvre qui fut tant décriée par l’aristocratie romaine 6, peut aussi expliquer cet oubli. Ce n’est qu’à la fin du xxe siècle que la recherche scientifique donna un nouvel élan à  l’étude de la littérature latine de l’âge d’argent. Stace et Valerius Flaccus en furent ainsi bénéficiaires, à la lumière de la Q uellenforschung, et apparurent comme des poètes épiques dignes d’attention et d’intérêt 7. Silius Italicus, quant à lui, profita d’une nouvelle relecture à  la fin de cette période de revalorisation de l’épopée impériale, ce qui explique le peu d’études qui lui sont consacrées. Notre thèse s’est principalement construite à  la lecture des études de D. McGuire 8, de Fr. Ripoll 9, de Fr. Spaltenstein 10, de F. Ahl, M. A. Davis et A. Pomeroy 11, de R. Marks 12, de B. Tipping 13 et  des auteurs du Brill’s Companion to Silius Italicus 14. Les grilles d’analyse élaborées par ces spécialistes ont été traitées en connectant la philologie avec l’histoire. Toutefois, aucun d’eux

  Butler, Post-Augustan Poetry from Seneca to Juvenal, p. 236 : « The author of the longest and worst of surviving Roman epics ». 5  Vessey, «  Flavian Epic  », p.  591  : «  A Leviathan, wallowing in shallow waters that have been made turbid by his own frantic efforts to reach the open sea ». 6  Vessey, « Pliny, Martial, and Silius Italicus », p. 104-116. 7  Cf. infra p. 31-32. 8  McGuire, Acts of Silence. Civil War Tyranny, and Suicide in the Flavian Epics. 9   Ripoll, La morale héroïque dans les épopées latines d’époque flavienne : tradition et innovation. 10  Spaltenstein, Commentaires des Punica de Silius Italicus, Livres 1 à 8  ; Spaltenstein, Commentaires des Punica de Silius Italicus, Livres 9 à 17. 11 Ahl, Davis et Pomeroy, « Silius Italicus », p. 2492-2561. 12 Marks, From Republic to Empire : Scipio Africanus in the Punica of Silius Italicus. 13 Tipping, Exemplary Epic : Silius Italicus’ Punica. 14   Augoustakis (éd.), Brill’s Companion to Silius Italicus. 4

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INTRODUCTION GÉNÉRALE

n’explique la façon dont Silius a  rendu compte de la uirtus 15, de la fides 16 et  de la pietas 17 dans le cadre de son œuvre depuis 15 McDonnell, Roman Manliness. Virtus and the Roman Republic. La uirtus était l’une des trois vertus romaines par excellence du mos maiorum. Issue du terme uir, elle représentait, durant les premiers siècles de l’histoire républicaine, la force physique masculine mobilisée par la volonté de vaincre son ennemi. C’est en ce sens que la Virtus fut divinisée et  eut dans la Ville, à  l’instar d’Honneur (en 222 av. J.-C.) et de Victoire, son propre temple, érigé tout près de la Porta Capena, résulta d’un vœu formulé par Marcellus au lendemain de la bataille de Clastidium. Avec le développement de la pensée stoïcienne à  Rome dès le ive siècle av. J.-C., tout en conservant sa connotation martiale, cette valeur proprement romaine a  pris une acception plus morale et  philosophique pour désigner une forme de courage nécessaire à l’accès à la sapience et à l’apathie. Dans une société où la victoire n’était plus seulement d’ordre militaire puisque associée à la vertu au sens large, la uirtus alliait donc virilité et contrôle des passions. Dès le début du Principat, le terme était devenu synonyme de rectitude morale guidée par la raison  ; il se trouvait aux antipodes de la fortuna, qui, jadis, lui avait pourtant été complémentaire et nécessaire sur le champ de bataille, et du uitium. La uirtus était intimement liée à la défense de la libertas à travers le courage et la valeur. 16 Freyburger, Fides. Étude sémantique et  religieuse depuis les origines jusqu’à l’époque augustéenne, p.  16 recense les cinq acceptions principales de fides : « confiance » (qui constitue la trame qui soutient l’ensemble des acceptions ; non pas dans les dieux, mais dans les hommes), « crédit » – « loyauté », «  bonne foi  », «  promesse  » et  «  protection  ». Cic., Off., I, 23, 2 affirme  : « Le fondement de la justice, c’est la bonne foi, c’est-à-dire la fidélité et la sincérité dans les paroles et les engagements pris. » (Fundamentum autem iustitiae est fides, id est dictorum conuentorumque constantia et ueritas). Aux yeux du populus Romanus, la fides apparaissait en effet comme une sorte de capital qui croissait ou décroissait selon la manière dont il était apprécié par les autres nations de l’oikoumène. Le prestige de Rome découlait en partie de la forte impression produite par sa fidélité à l’égard des peuples avoisinants. Ainsi, les Romains étaient encouragés à faire preuve de « loyauté » et à rejeter toute forme de perfidia, l’antithèse de la fides. Vacanti, « Pensare l’Italia, progettare Roma : ‘hard power’, suasione, ‘soft power’ : i ‘tria corda’ della grande strategia romana tra III guerra sannitica e I guerra punica », p. 129-162. 17 La pietas a, tout au long de l’histoire romaine, revêtu une acception bifide. Étant à  la base de toute relation intimiste et  en même temps collective avec le divin, elle définissait essentiellement les rapports des humains avec les dieux. C’est cette notion qui permettait d’acquérir et de conserver la bienveillance de ces derniers. La pietas était également revendiquée par les Romains comme une vertu générant une solidarité intrafamiliale substantielle. Si à l’origine, la pietas avait désigné un état de pureté religieuse au sens le plus restrictif, c’est-à-dire l’absence de toute forme de souillure sans exception, au terme d’une évolution naturelle, la référence à  la souillure inaltérable se serait faite moins prégnante. Ainsi, dans les textes classiques conservés, la pietas finit souvent par désigner la qualité de l’individu qui est pius : « pur », « pieux », « qui reconnaît et accomplit ses devoirs envers les dieux, les parents, la patrie, etc.  » parce qu’il accomplit avec droiture et probité les devoirs religieux et familiaux qui lui incombent.

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LA VIRTUS, LA FIDES ET LA PIETAS DANS LES PUNICA DE SILIUS ITALICUS

Sagonte jusqu’à Zama  ; le vers IX, 436-437  indique combien Silius était attaché à  ces deux dernières valeurs 18. Nous avons donc voulu combler un manque, en montrant que l’ouvrage de Silius Italicus a  permis à  ses lecteurs d’analyser, avec le recul nécessaire, les événements qui se déroulèrent à la fin du iiie siècle av. J.-C. afin d’en tirer les leçons morales, le cœur de notre sujet d’étude, qui s’imposaient, notamment, et surtout grâce aux explications apportées par l’auteur sur le rôle qu’occupaient la uirtus, la fides et la pietas dans la société romaine. Ajoutons qu’en délimitant notre objet d’étude, nous avons rapidement été conduit à placer notre recherche au confluent des différents avis émis par les spécialistes contemporains. A été prise en compte la nécessité impérieuse de traiter ces travaux en évitant de considérer les opinions émises par ces auteurs comme autre chose que des thèses concurrentes qui devaient faire l’objet d’un examen scrupuleux et méthodique. Le poète flavien entend donc faire passer un message moral 19, lequel se retrouve, à  certains moments clés de l’ouvrage, dans l’analyse des modèles de vertu du deuxième épisode de la lutte romano-carthaginoise 20. Les impératifs de la uirtus, de la fides et de la pietas ont maintes fois tiraillé les protagonistes de l’œuvre. L’exemplum digne d’émulation 21 constitue une force conductrice sous-tendant l’action héroïque des Punica. Nous formulons donc l’hypothèse selon laquelle les acteurs de l’épopée de Silius Dès lors, la pietas constituait le substantif de pius et désignait la « pureté », la «  piété  ».  La pietas signifiait aussi respect. Dans le cadre religieux, on pouvait la traduire par « dévotion », mais elle englobait une sorte de déférence due à la famille, aux dieux, à la cité et aux autorités. En outre, l’idée d’une conscience religieuse et civique, dès le début de la République, selon les indications laissées par les auteurs postérieurs, aurait supplanté l’individualisme. Précisons que seule la faute volontaire et  délibérée s’inscrivait dans l’impietas. Carmona, «  Pietas y pax deorum : los fundamentos del poder imperial romano, p. 140-170. 18   Sil., IX, 436-437 : sed cetera ductor / anteibat Latius, melior pietate fideque. 19   Sil., I, 1-6 : Ordior arma, quibus caelo se gloria tollit / Aeneadum, patiturque ferox Oenotria iura  / Carthago. Da, Musa, decus memorare laborum  / antiquae Hesperiae, quantosque ad bella crearit / et quot Roma uiros, sacri cum perfida pacti gens Cadmea super regno certamina mouit. 20  La première guerre punique (264-241 av. J.-C.) n’a jamais mis Rome en danger, et n’a pas été un duel à mort. Burgeon, La première guerre punique et  la conquête romaine de la Sicile, p. 25-40. 21  David, « Maiorum exempla sequi : l’exemplum historique dans les discours judiciaires de Cicéron », p. 67-86.

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INTRODUCTION GÉNÉRALE

ont été jugés par ce dernier sur leur capacité à constituer ou non de véritables exempla. Nous verrons cependant que si l’exemple – assuré ou non – est crucial dans les Punica, il est également et surtout nuancé, complexe et controversé. Ainsi, notre problématique s’articulera autour de la question suivante  : les Romains et  leurs alliés dépeints dans les Punica de Silius ont-ils tous été des exempla en matière de uirtus, de fides et de pietas ? Certains d’entre eux ont-ils été des contre-exemples de moralité ? Nous tenterons d’établir que les conceptions de la vertu chez les Romains et  leurs alliés qui y sont décrites étaient tantôt correctes, tantôt inexactes sur base de l’application correcte de la moralité issue du mos maiorum, cher à  Silius, et  ce, afin de montrer l’importance de vivre de manière réellement vertueuse. À plusieurs reprises, ce dernier fait concorder la valeur militaire et  la vertu éthique dans la mesure où les sujets du récit devaient accomplir leur devoir éthico-militaire, tant sur le champ de bataille que dans la sphère privée. Du reste, nous verrons que les personnages incontournables et  secondaires des Punica imitent généralement des modèles empruntés (virgiliens et lucainiens principalement) au passé, et que leurs actions sont explicitement détaillées en fonction de la relation entretenue avec ces derniers. Silius annihile certains des présumés défauts stéréotypiques des Puniques (crudelitas et  auaritia), mais accentue tant leur uirtus imbue de dolus, que leur perfidia, surtout illustrée par la rupture initiale des traités au début de la guerre 22. L’omniprésence des dieux confère une valeur toute particulière à  l’impietas religieuse punique, également essentielle dans les Punica 23. Néanmoins, les dirigeants romains et leurs alliés y étaient-ils tous 22  Pour Silius, la deuxième guerre punique était une suite de batailles qui a opposé des individus dotés d’une morale supérieure, les Romains, à des êtres perfides, les Carthaginois. Dans les Punica, ces derniers sont décrits comme incapables de tenir leur parole (I, 5-6  : sacri cum perfida pacti  / gens Cadmea) puisqu’ils se sont dédits à trois reprises. Leurs chefs avaient rompu l’accord passé avec Jupiter et les Romains (I, 8-10 : ter Marte sinistro / iuratumque Ioui foedus conuentaque partum / Sidonii fregere duces), et ils s’étaient lancés dans une guerre contre Rome avec de l’acier impie (I, 10 : impius ensis). Dubuisson, « L’image du Carthaginois dans la littérature latine », p. 159-167 ; Dubuisson, « La vision romaine de l’étranger. Stéréotypes, idéologies et mentalités », p. 82-98. 23  Cf. infra p. 267-285.

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LA VIRTUS, LA FIDES ET LA PIETAS DANS LES PUNICA DE SILIUS ITALICUS

des exempla moraux ? Le poète flavien fournit-il des indications pour faire comprendre à son lectorat que la plupart des citoyens romains, sagontins et capouans sont demeurés fidèles à leur devoir de moralité ? Notre lecture des Punica nous permet de douter de l’exemplarité morale de certains Romains et  de leurs principaux alliés dans la mesure où ils semblent avoir segmenté les vertus au cours des événements qui ont jalonné la deuxième guerre punique. En effet, durant presque toute sa durée, chez les Q uirites et leurs socii, la uirtus, la fides et la pietas ont paru soit être en conflit, soit être dénaturées et  arborées de manière paradoxale et  ambiguë. De la sorte, lors des premiers faits d’armes, plusieurs exemples de vertu pervertie conduisirent les Romains à tomber sur le champ de bataille face aux Carthaginois. Toutefois, le retournement de situation opéré par la Rome de Scipion l’Africain alla de pair avec la manière dont elle appliqua justement et  complètement la moralité. Comment concrétisa-t-il sa victoire sur les Puniques ? Appliqua-t-il la « trifonctionnalité vertueuse », en faisant obstinément preuve de uirtus, de fides et de pietas ? Selon nous, l’interaction entre ces trois valeurs représente donc un aspect fondamental des différents archétypes de vertu insérés dans l’œuvre étudiée. C’est la raison pour laquelle Silius attire l’attention du lecteur, et le met en garde en associant le modèle vertueux mis en avant à la veille de l’arrivée de Scipion l’Africain en tant que commandant en chef des troupes à l’échec militaire ou à la mort brutale. De ce fait, la foi que Silius place dans la moralité, parallèle à  sa mise en garde de la nature dévastatrice des valeurs indûment appliquées, est essentielle pour cerner correctement le propos de son œuvre historico-épique. Silius, dans son exordium, ne promet toutefois pas une victoire facile. Au contraire, s’inspirant de Tite-Live, il dépeint 24 la deuxième guerre punique comme ayant une issue incertaine mais qui vit les Romains remporter la victoire après avoir frôlé la défaite 25. Au livre III des Punica, dans un passage évoquant   Sil., I, 7-8 ; 13-14.   Liv., XXI, 1, 1-2.

24 25

14

INTRODUCTION GÉNÉRALE

la théodicée de l’Énéide 26, Jupiter rassure Vénus  : la deuxième guerre punique, affirme-t-il, concordait avec sa vision de l’avenir de l’Vrbs 27. Plus loin 28, estimant que la puissance romaine s’était affaiblie, le roi des dieux présente le conflit comme un test devant conduire Rome à  engendrer des hommes vertueux. D’ailleurs, si Silius se place dans les pas de Virgile en retraçant l’histoire de la deuxième guerre punique, c’est que son déroulement convient parfaitement à  l’exploitation de son enseignement éthique et patriotique fondé sur la revitalisation des valeurs romaines cardinales. * * * Pour véritablement appréhender la singularité de l’œuvre silienne ainsi que les actions des Romains et celles de leurs alliés, l’étude interactionnelle de l’histoire et  de l’épopée a  été privilégiée. En effet, les Punica, la seule épopée historico-mythologique à nous être parvenue dans son intégralité 29, témoignent du lien prégnant qui unissait deux genres littéraires propres à  mettre en exergue les hauts faits de Rome et  les personnages vertueux qui les exécutent. Ainsi, dans une approche littéraire comparée, notre principal angle de vue s’attaque à  la manière dont, chez le poète, la matière historique et  la présentation épique de la guerre d’Hannibal se lient inextricablement, car sur elle repose toute la particularité de sa démarche savante. Par ailleurs, la connaissance que Silius avait de récits historiques et  d’épopées antérieurs ne pouvait que susciter des échos intertextuels 30.

  Verg., Aen., I, 257-296.  Stocks, The Roman Hannibal. Remembering the Enemy in Silius Italicus’ Punica, p. 25-36 ; Schubert, Jupiter in den Epen des Flavierzeit, p. 45-70 ; Czypicka, «  Funzionalità del dialogo tra Venere e  Giove nel libro III delle Puniche di Silio Italico », p. 87-93 ; Taisne, « L’éloge des Flaviens chez Silius Italicus », p. 21-28 ; Marks, From Republic to Empire : Scipio Africanus in the Punica of Silius Italicus, p. 211-217. 28  Sil., III, 571-592. 29 La Pharsale de Lucain, qui bannit la dimension mythologique, devait sans doute comporter originellement douze chants et s’achever sur le suicide de Caton ou l’assassinat de César. 30  Cf. infra p. 51-90. 26 27

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LA VIRTUS, LA FIDES ET LA PIETAS DANS LES PUNICA DE SILIUS ITALICUS

La perspective historico-littéraire comparative que nous adoptons repose en outre sur un examen détaillé des similitudes et des divergences entre le récit silien et les sources ou modèles (principalement Virgile, Lucain et  Tite-Live). Les exempla vertueux épinglés dans les Punica doivent en effet être confrontés aux textes latins et  grecs traitant de faits similaires ou relevant d’une logique identique. Glorifiant la victoire de Rome face à son ennemi le plus redoutable, succès remporté à l’apogée de la République, soit entre les débuts légendaires de la cité relatés dans l’Énéide 31 et  le déclin des guerres civiles déploré dans la Pharsale, les Punica de Silius Italicus incarnaient l’exemple même de l’épopée garante de la moralité romaine. Pour faire passer son message, le poète flavien privilégie tantôt le topos et  l’emphase, tantôt le récit factuel pour introduire ou faire l’impasse sur certains épisodes à  portée morale afin de susciter à  la fois l’attention et  le questionnement de son lecteur sur les motifs qui émaillèrent l’histoire de la guerre d’Hannibal. Nous avons par ailleurs pris le parti d’analyser les actions vertueuses romaines à  travers la notion d’exemplum, pleinement efficiente dans l’œuvre silienne dans la mesure où celle-ci impose ses normes au récit. Ainsi, qu’elle soit déductive ou, le plus souvent, inductive, c’est d’elle que dépendent la nature et la portée des valeurs morales défendues par les protagonistes romains de la deuxième guerre punique. Concomitamment, étudier les exempla des Punica implique de recenser les principaux marqueurs moraux qu’affichent les figures exemplaires. Or, substantiellement, l’exemplum moral est un agrégat de uirtus, de fides et  de pietas. Nous avons donc isolé un corpus d’occurrences liées à ces trois valeurs qui servira de fondement à  notre travail  : fides (fidus) 32, perfidia (perfidus  ; 31  Le succès de l’Énéide a encouragé les poètes du ier siècle apr. J.-C. à suivre les pas de Virgile. Chassignet, « La deuxième guerre punique dans l’historiographie romaine », p. 56-72. 32  Sil., I, 330 ; 481 ; 571 ; 598 ; 634 ; II, 273 ; 393 ; 436 ; 480 ; 525 ; 542 ; 561 ; 651 ; 654 ; 701 ; III, 1 ; 8 ; 17 ; 88 ; 133 ; 253 ; 473 ; 665 ; IV, 24 ; 576 ; V, 496 ; VI, 64 ; 132 ; 378 ; 386 ; 517-518 ; 548 ; 566 ; 579 ; VII, 513 ; VIII, 320 ; IX, 437 ; X, 490 ; XI, 4 ; 12 ; 164 ; 206 ; 452 ; 535 ; XII, 432 ; XIII, 33 ; 138 ; 282 ; 285 ; 291 ; 679 ; 749 ; XIV, 83 ; 90 ; 163 ; 171 ; 351 ; 420 ; XVI, 22 ; 156 ; 255 ; XVII, 69 ; 141 ; 334.

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INTRODUCTION GÉNÉRALE

infidus) 33, dolus 34, fraus (fraudus) 35, pietas 36, pius 37, impius 38, piaculum 39, pudor 40, iustitia 41, clementia 42, grauitas (grauis) 43, uirtus 44, furor 45, fas 46, nefas 47, iustus 48, iniustus 49, scelus 50, exemplum 51. 33  Sil., I, 5 ; II, 655 ; IV, 643 ; V, 246 ; VI, 64 ; 517 ; 681 ; IX, 116 ; XI, 96 ; 597 ; XII, 476 ; XIII, 99 ; 261 ; 879 ; XIV, 202 ; 266 ; 464 ; XVI, 148 ; XVII, 58. 34  Sil., II, 123 ; 140 ; 144 ; 382 ; 550 ; III, 234 ; 250 ; VI, 482 ; VII, 141 ; 153 ; 269 ; 337 ; 744 ; IX, 276 ; 10, 189 ; XI, 321 ; XII, 302 ; 505 ; 740. 35  Sil., II, 498 ; 500 ; III, 232 ; V, 38 ; 97 ; 674 ; VI, 326 ; 479 ; 542 ; VII, 26 ; 134 ; 153 ; 260 ; 279 ; 331 ; 403 ; 655 ; VIII, 169 ; 176 ; IX, 129 ; 649 ; XII, 52 ; 352 ; 737 ; XIII, 536 ; 725 ; 738 ; XIV, 41 ; 336 ; 513 ; XVII, 559. 36   Sil., II, 632 ; IV, 396 ; 470 ; 791 ; V, 317 ; VI, 100 ; 410 ; VII, 450 ; VIII, 328 ; IX, 437 ; X, 138 ; XIII, 391 ; 749 ; XVI, 474. 37  Sil., II, 651 ; 698 ; IV, 396 ; 470 ; 791 ; V, 317 ; VI, 288 ; 418 ; VII, 406 ; 474 ; X, 592 ; XI, 124 ; XII, 102 ; XIII, 552 ; 703 ; XIV, 197 ; XVII, 32. 38  Sil., I, 10 ; 74 ; II, 29 ; 498 ; IV, 47 ; V, 431 ; IX, 159 ; X, 147 ; XI, 28 ; 68 ; 84 ; XVI, 534 ; 547. 39  Sil., I, 182 ; II, 41 ; VI, 300 ; VIII, 367 ; 405 ; 518 ; 702. 40   Sil., I, 58 ; 493 ; II, 503 ; IV, 329 ; V, 15 ; IX, 145 ; X, 630 ; 643 ; XI, 9 ; 34 ; XII, 50 ; XIII, 391 ; 826 ; XIV, 93 ; 665 ; XVII, 112. 41   Sil., II, 486 ; VI, 467 ; XI, 184. 42  Sil., I, 198 ; 274 ; II, 596 ; IV, 793. 43  Sil., III, 77 ; 366 ; 403 ; VI, 110 ; 214 ; 491 ; 569 ; 592 ; VII, 569 ; VIII, 233 ; 301 ; 359 ; 600 ; 609 ; IX, 594 ; 651 ; X, 404 ; XI, 245 ; 287 ; 585 ; XII, 25 ; 32 ; 264 ; 295 ; 324 ; 548 ; XIV, 435 ; 620. 44   Sil., I, 58 ; 185 ; 312 ; 342 ; 494 ; 510 ; 534 ; 560 ; 611 ; II, 505 ; 575 ; 578 ; III, 45 ; 122 ; 177 ; 581 ; 594 ; IV, 99 ; 328 ; 604 ; 802 ; V, 269 ; 555 ; VI, 14 ; 42 ; 54 ; 125 ; 134 ; 404 ; 535 ; 548 ; VII, 51 ; 55 ; 507 ; VIII, 371 ; 387 ; 555 ; 610 ; IX, 69 ; 376 ; 386 ; 591 ; 611 ; X, 69 ; 146 ; 194 ; 277 ; 573 ; XI, 205 ; 419 ; XII, 257 ; 511 ; 669 ; XIII, 183 ; 280 ; 369 ; 663 ; 774 ; 797 ; XIV, 23 ; XVI, 109 ; 133 ; 141 ; 158 ; 171 ; 254 ; 280 ; 448 ; 530 ; 550 ; XVII, 485. 45  Sil., I, 32 ; 71 ; 79 ; 150 ; 595 ; 683 ; II, 36 ; 324 ; 528 ; 623 ; 645 ; 665 ; III, 146 ; 359 ; IV, 57 ; 325 ; 351 ; 528 ; V, 182 ; 259 ; VI, 525 ; 528 ; VII, 218 ; 253 ; 497 ; IX, 47 ; 59 ; 311 ; 393 ; 464 ; 525 ; X, 49 ; 116 ; 160 ; 283 ; 327 ; 435 ; XI, 20 ; 29 ; 66 ; 98 ; 475 ; 516 ; 599 ; XII, 683 ; XIII, 216 ; 304 ; 592 ; 670 ; XIV, 59 ; 93 ; 687 ; XVI, 535 ; 540 ; XVII, 346. 46  Sil., I, 19 ; II, 293 ; III, 21 ; 425 ; IV, 513 ; VI, 449 ; 470 ; 604 ; VII, 738 ; 749 ; VIII, 41 ; 317 ; X, 572 ; XI, 15 ; 28 ; 185 ; 251 ; 546 ; XIV, 92 ; 169 ; XVII, 69. 47  Sil., II, 373  ; 618  ; III, 126  ; 342  ; IV, 410  ; 797  ; V, 161  ; VII, 555  ; VIII, 102  ; 177  ; 318  ; IX, 125  ; XI, 185  ; 199  ; XII, 671  ; XIII, 483  ; 842  ; XIV, 92 ; XVI, 610. 48  Sil., I, 510 ; II, 100 ; 409 ; III, 95 ; IV, 793 ; VI, 464 ; 496 ; 662 ; XII, 470 ; XIII, 368 ; 535 ; XIV, 201 ; XVI, 304 ; 408. 49   Sil., I, 539 ; II, 657 ; IV, 793. 50  Sil., II, 539 ; 619 ; 658 ; VI, 81 ; IX, 180 ; X, 653 ; XIII, 585 ; 848 ; 872 ; XIV, 97 ; XVI, 534 ; 610 ; XVII, 178. 51  Sil., I, 310 ; II, 436 ; V, 419 ; 638 ; VI, 535 ; VII, 617 ; IX, 458 ; XII, 585 ; XVII, 141.

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LA VIRTUS, LA FIDES ET LA PIETAS DANS LES PUNICA DE SILIUS ITALICUS

Nous tenons là un recueil imposant et homogène de termes latins liés à  la moralité qui illustrera la manière dont Silius traite la uirtus, la fides et  la pietas. Une fréquence importante de ces vocables dénote un choix délibéré qui engage l’auteur. La rareté ou, plus occasionnellement, la totale absence de tel ou tel de ces termes sont également signifiantes. Cette classification crée une grille de lecture où apparaissent des invariants, mais aussi des aspects plus singuliers faisant des Punica une œuvre remarquable. Les occurrences ont été replacées dans leur contexte historicolittéraire sur la base de l’ordre chronologique, tout en dégageant les thèmes moraux traversant l’épopée. Nous avons subséquemment enregistré la manifestation de nombreuses constantes. Cette étude a  aussi pris en compte la polysémie et  les différents champs d’application de trois des principales valeurs du mos maiorum. Par là même, les occurrences qui y font référence proviennent de différents horizons : la sphère publique, le cadre familial, le monde de la guerre, etc. S’attacher à de telles notions permet de mieux appréhender la conception civique et  morale du Romain pour pénétrer au sein de son univers représentatif articulé autour d’une conscience collective. Par ailleurs, les personnages dépeints part Silius se meuvent dans un univers moral éminemment proche de celui de Cicéron, dont le calame a  maintes fois tantôt défini et  explicité les vocables de uirtus, de fides et  de pietas, tantôt a  fait référence à leurs contenus sémantiques sans les citer. Le code éthique des deux auteurs étant analogue, lorsque les occurrences de ces trois valeurs n’apparaissaient pas directement dans les Punica, nous avons tenté, sans vouloir faire dire à  l’auteur ce qu’il n’a pas voulu dire, de déceler tout éventuel message implicite intentionnel de Silius. Ainsi ce dernier condamnait-il certaines conduites non empreintes des trois études valeurs étudiées sans forcément les mentionner. Précisons que chez Silius, la uirtus, issue de l’ἀνδρεία, se fait l’écho de la qualité masculine par excellence : le courage. La bravoure étant sémantiquement liée à l’homme et étant le sens originel de la uirtus, nous qualifierons cette valeur de uirilis-uirtus. S’ils ont cherché passim à se dégager de la tutelle culturelle grecque, les Romains, désireux de recourir à des concepts pertinents pour déterminer leur essence, ont donc généralement fait de la uirtus 18

INTRODUCTION GÉNÉRALE

un parfait équivalent au grec ἀνδρεία, tous deux ayant pour racine le lexème correspondant à « d’homme » (uir – ἀνήρ) dans leur idiome respectif. Dans une société fortement militariste, l’excellence d’un homme se manifestait ipso facto essentiellement dans sa vaillance à  la guerre. Toutefois, dans ces pages, la notion de « vertu » ne sera pas exclusivement associée à l’univers militaire, car elle comporte une dimension éthique prégnante. L’objectif sera d’aborder des valeurs à  travers les prismes de la morale et  de l’éthique plutôt qu’à travers celui de la virilité sur le champ de bataille. * * * Notre démonstration comprendra deux parties. La  première, destinée à  nous familiariser tant avec notre auteur qu’avec ses modèles, s’ouvrira sur la biographie de Silius Italicus, homme politique puis poète moraliste dont le regard était tourné vers le stoïcisme 52, et  sur la manière dont il fut perçu par la littérature antique, en privilégiant les points de vue de Pline le Jeune et  de Martial. La question de la dette de Silius envers ses prédécesseurs historiens et  littéraires (Homère, Ennius, Polybe, Valerius Antias, Virgile, Tite-Live, Lucain, Lucrèce, Stace et Valerius Flaccus) sera traitée en profondeur dans la section suivante. Au contraire de bien d’autres épopées, les Punica exploitent autant les traditions de la poésie épique que celles de l’historiographie. La  manière dont Silius interagit avec chacun de ces deux genres littéraires nous permettra de mieux appréhender le contenu moral de ses écrits. L’œuvre silienne nous fournit, par ailleurs, des indices de valeur relatifs à l’évolution du genre épique et à la manière dont il fut accueilli dans la Rome flavienne. À l’instar de Virgile et  de Tite-Live, Silius expose des comportements moraux à suivre, lesquels, associés à  la victoire, démontrent la nécessité d’exercer conjointement la uirtus, la fides et  la pietas. Nous suggérerons 52  Si le stoïcisme n’avait pas été véhiculé par les couches supérieures de la population romaine, les valeurs de celle-ci n’auraient sans doute pas été fondamentalement différentes, mais auraient probablement comporté moins d’arguments philosophiques et théoriques pour les expliquer.

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LA VIRTUS, LA FIDES ET LA PIETAS DANS LES PUNICA DE SILIUS ITALICUS

que le comportement vertueux prôné par l’auteur, loin d’insister sur la nécessité de rechercher la gloire, devenait un simple moyen permettant d’obtenir une place de choix au sein de la ciuitas. Par ailleurs, à  l’instar de Lucain, Silius, désappointé par les échecs moraux rencontrés par le passé, associe les horreurs vécues pendant la guerre civile à une approche pernicieuse de la vertu. Il  donne ainsi aux lecteurs une leçon qui devait leur permettre de séjourner dans une Rome moralement saine. La section suivante montrera que l’œuvre silienne regorge d’allusions tant aux guerres civiles survenues lors des iers siècles av.  J.-C. et  apr.  J.-C. qu’à l’ère flavienne, périodes que Silius oppose sur le plan éthique. Nous établirons que la position du poète par rapport à la vertu et les références qu’il fait aux atrocités de la guerre civile procurent des indices tant sur son rapprochement idéologique avec Domitien, empereur qui se voulait le restaurateur de la vertu romaine, que sur la façon dont les Romains percevaient la uirtus, la fides et  la pietas à  la fin de l’époque flavienne. La seconde partie de cet ouvrage, le cœur même de notre travail, centrera la discussion sur un certain nombre de batailles et de motifs civico-politiques illustrant la façon dont Silius perçoit la moralité à travers les protagonistes romains et leurs alliés hispaniques et numides. Dès lors, si le poète flavien reprend chacun des temps forts qui séparent 219 de 202, nous examinerons plus attentivement le siège de Sagonte, le rôle joué par Regulus lors de la première guerre punique, la temporisation fabienne, la bataille de Cannes et ses préludes, le séjour d’Hannibal à Capoue et la victoire finale de Rome à Zama. Et parce que, dans l’historiographie antique, l’histoire romaine a toujours été illustrée non tant par le collectif, que par un individualisme puissant 53, ces épisodes seront traités en lien avec les grandes figures qui en sont les protagonistes. L’assaut par Hannibal de Sagonte, alliée fidèle de Rome, ouvre la deuxième guerre punique. Cet épisode sera analysé dans la première section de notre seconde partie. La  scène finale 54, qui voit le suicide en masse des Sagontins, est décrite comme un acte   Mineo, Tite-Live et l’histoire de Rome, p. 7-10.   Sil., II, 451-707.

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INTRODUCTION GÉNÉRALE

vertueux. Cependant, l’œuvre regorge d’éléments interrogeant la vertu de ces derniers. En effet, bien qu’ils aient noblement voulu mettre fin à  leurs jours, leurs actions dénotent leur incapacité à  réunir les vertus de fides et  de pietas. Se voulant être avant tout des exemples de fides, ils ont été contraints d’ignorer, et même de sacrifier leur pietas. Leur échec à combiner ces deux valeurs ne pouvait que provoquer la chute de Sagonte. Les sections II et III seront respectivement consacrées aux actes posés par Regulus et  Fabius Maximus. Si les Punica présentent Regulus comme un exemplum de fides, celui-ci est néanmoins incomplet, car dépourvu des obligations inhérentes à  la pietas. De même, bien que le livre le présente comme un exemple, parce que sa uirtus guerrière s’est efforcée de ralentir Hannibal, Fabius Maximus n’y incarne pas plus le parangon de la fides et  de la pietas susceptible de renverser Carthage. La section IV, relative à Cannes, indiquera qu’en 216 av. J.-C., la vertu était omniprésente, mais aussi problématique, notamment via le portrait des consuls en charge où l’attitude vertueuse de Paul-Émile contraste avec l’absence de valeur qu’affiche Varron. Pourtant, in fine, l’œuvre silienne, selon nous, démontre indirectement que ce dernier n’avait pas été moins inutile à  Rome que son collègue qui, s’il avait effectivement fait montre de fides et  d’une grande uirtus puisqu’il s’était comporté en véritable guerrier fidèle à ses principes, n’avait pas réellement mis en avant les autres qualités morales liées au monde romain. En outre, ce fut grâce au retour de Varron, lequel fut accepté par Fabius Maximus, que la réorganisation de l’armée romaine put s’opérer 55. Dans la section V, nous avons pris le parti de gloser sur la nature vertueuse des Romains et  de leurs anciens alliés cannois, ainsi que sur celle de Marcellus, un exemplum presque complet. Vainqueur à  Nola et  à  Syracuse, malgré sa uirtus, sa fides et  sa pietas affichées, celui-ci entendait œuvrer davantage en faveur de sa gloire personnelle qu’au bénéfice du destin des ciues de Rome. La dernière partie du récit de Silius, qui formera la pénultième section de notre travail (VI), s’ouvre sur l’histoire de Claudia Q uinta 56, jeune femme dont la chasteté était considérée comme   Sil., X, 613-624.   Sil., XVII, 1-47.

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LA VIRTUS, LA FIDES ET LA PIETAS DANS LES PUNICA DE SILIUS ITALICUS

une vertu personnelle et  qui remplissait l’obligation de pietas envers Rome. Scipion, le premier Romain doté du titre d’imperator, a repris en main le destin de l’Vrbs et celui de ses ciues en mettant un terme à la guerre et en remportant la victoire finale en Afrique. Ce triomphe fut associé à  sa bonne compréhension de la vertu à Zama. La gloire et les services rendus par cet imperator, fils de Jupiter, lui valurent d’être mis sur le même plan que Q uirinus 57. De même qu’il y eut de nombreux personnages charismatiques chez les Grecs dans l’Iliade et parmi les Troyens dans l’Énéide, mais qu’Achille et  Énée, respectivement dans les deux récits épiques, s’étaient démarqués des autres figures héroïques, Scipion l’Africain, dans les Punica, fut le seul imperator à  avoir concilié diverses valeurs. Fut-il pour autant considéré par Silius comme un exemplum de vertu ? Enfin, la section VII analysera la manière dont Silius appréhende en termes moraux la mort d’Hannibal et  la victoire de Scipion Émilien sur Carthage. En conclusion, nous reprendrons nos principaux résultats, et  tenterons de vérifier si, dans les Punica, les Romains et  leurs alliés ont été appréhendés comme de réels exempla moraux pour Silius Italicus.

  Sil., XVII, 651-652 : Salue, inuicte parens, non concessure Q uirino / laudibus ac meritis non concessure Camillo. Briq uel, « Remarques sur le dieu Q uirinus », p. 99-120. 57

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PREMIÈRE PARTIE

SILIUS ITALICUS ENTRE LES ANCIENS ET LES MODERNES

I.

LA BIOGRAPHIE DE SILIUS ITALICUS

Il n’est sans doute pas inutile de connaître la biographie d’un auteur pour appréhender et  comprendre au mieux son œuvre. En effet, ignorer le contexte de la création de cette dernière constituerait un manquement grave au devoir de l’historien. La  vie de Silius a incontestablement joué un rôle dans la manière dont ont été caractérisés les Punica  : son attachement au stoïcisme, ainsi que la souffrance qu’il a ressentie au cours de ses dernières années  et supportée avec une grande dignité ont sans conteste contribué tant à  façonner son regard sur les protagonistes de la deuxième guerre punique, qu’à promouvoir les valeurs fondatrices de l’Vrbs.

A. Une vie tournée autour de la politique et de l’écriture Tacite, au début de ses Histoires, publiées vers 106 apr. J.-C., ne fait que mentionner le nom du poète épique : « Leurs paroles [celles de Vitellius et  de Sabinus Flavius] et  les accents de leur voix ne furent entendus que de deux témoins, Cluvius Rufus et Silius Italicus.  » 1 Cependant, l’essentiel des renseignements dont nous disposons sur la vie de ce dernier provient d’une lettre de Pline le Jeune (102) 2 et de plusieurs épigrammes de Martial (101/102) 3. Nous y reviendrons. 1   Tac., Hist., III, 65, 2 : uerba uocesque duos testis habebant, Cluvium Rufum et Silium Italicum. 2  Plin., Ep., III, 7, 2-6. 3  Cf. infra p. 20-22.

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PREMIÈRE PARTIE – SILIUS ITALICUS ENTRE LES ANCIENS ET LES MODERNES

L’épigraphie vient à  l’appui du reste de la documentation. Une des inscriptions consignant le nom du poète épique flavien, découverte en 1934 sur un temple dédié à Aphrodite près d’Aphrodisias, en Carie, par l’Américain W.  N. Clader fournit le nom complet de l’auteur des Punica : TIB. CATIUS ASCONIUS SILIUS ITALICUS 4. E. Hübner avait déjà écarté la possibilité que Silius ait vu le jour à Italica, en Hispanie, en partant du principe que son cognomen serait Italicensis 5. Cette inscription, si celui qu’elle mentionne est bien l’auteur des Punica, nous permet de croire que Silius Italicus était d’origine padouane 6 ; rien ne permet de penser qu’un autre personnage ait porté le même nom, et l’existence de cette stèle s’accorde bien avec ce que nous savons du proconsulat de Silius Italicus en Asie 7. D. W. Vessey propose toutefois Capoue comme autre lieu de naissance possible du poète flavien 8, mais cette théorie ne repose sur aucun fondement solide. Pline le Jeune précise que l’auteur des Punica mourut à l’âge de 75 ans au terme d’une longue retraite au cours de laquelle il s’abstint de toute activité politique : rien ne pouvait le faire sortir de sa demeure, « pas même le retour du nouvel empereur » 9. Il ne peut s’agir en l’occurrence que de celui de Trajan à Rome en 99 apr. J.-C. 10. Les lettres de Pline ne sont pas datables avec exactitude mais, selon P. Miniconi et G. Devallet, qui placent toutes les epistolae du livre 3 dans les premières années du iie siècle, Silius serait vraisemblablement mort en 102 apr. J.-C. 11, et donc proba4   [Tι]βέριος Kάτιος ’Aσκωνιος Σείλιος Eίταλικός. Calder, « Silius Italicus in Asia », p. 216-217 ; Calder et Cormack, Monumenta Asiae Minoris Antiqua, p. 76, n. 411. Pour les autres inscriptions, voir : ‘Fasti sodalium Augustalium Claudialium’, CIL, 6, 1984, 9 ; Pir, 1, C (Certi) 474. 5 Hübner, Q uaest. Onomatol. I, p. 58 ; Romano, Silio Italico. Uomo, poeta, artista attraverso una moderna interpretazione filologica e psicologica, p. 8-10. 6 Campbell, «  The Birthplace of Silius Italicus  », p.  56-58. Voir aussi  : Syme, La révolution romaine, p. 88, n. 7 ; Sherwin-White, The Letters of Pliny. A Historical and Social Commentary, p. 227, n. 1. 7 Silius Italicus, La Guerre punique. Livres I-IV, texte établi et traduit par P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, p. viii. 8  Vessey, « The Origin of  Ti. Catius Asconius Silius Italicus », p. 9-10. 9  Plin., Ep., III, 2 : ne aduentu quidem noui principis inde commotus est. 10  Burgeon, Trajan : l’empereur-soldat, p. 66 ; Zecchini, « Silio Italico e Domiziano », p. 31. 11  En 101 selon Dominik, «  The Reception of Silius Italicus in Modern Scholarship », p. 430.

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I. LA BIOGRAPHIE DE SILIUS ITALICUS

blement né en 26/27 apr. J.-C. 12. A. Augoustakis situe plutôt la naissance du poète entre 25 et 29 apr. J.-C., vraisemblablement en 26, et son décès en 102 (entre 101 et 106) 13. La carrière de Silius, écrit Martial, qui le comptait parmi ses protecteurs, fut d’abord celle d’un homme de loi qui plaida la cause de ses clients dans les dernières années du règne de Claude 14. L’avocat, qui maniait l’art sacré du sublime de Virgile et de Cicéron avec subtilité 15, intervint notamment devant le Tribunal des centumvirs. Comme l’explique Pline le Jeune, l’auteur des Punica ternit toutefois sa réputation sous Néron, en faisant spontanément et  volontairement office d’accusateur (delator) contre ceux qui s’offusquaient de la politique mise en place par le dernier julio-claudien durant l’après Q uinquennium 16. Toujours est-il que ce dernier, quelques mois avant de devoir se faire tuer par l’un de ses affranchis, le fit nommer consul ordinaire aux côtés de Galerius Trachalus 17. L’exercice du consulat du poète coïncida donc avec les événements agités de la dernière année du règne de Néron (l’an 68) qui annonçaient une nouvelle ère dont serait exclue la dynastie julio-claudienne. Contre toute attente, la mort de l’empereur-artiste ne fit pas décliner l’influence politique et la fama de Silius ; ce dernier eut même des contacts étroits avec Vitellius 18 et Flavius Sabinus, frère du futur empereur Vespasien. Selon Tacite, les conversations de ces deux hommes n’eurent que deux témoins  : Cluvius Rufus et  Silius Italicus 19. Peu après, vraisemblablement en 77 20, il fut 12 Silius Italicus, La Guerre punique. Livres I-IV, texte établi et traduit par P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, p. viii. 13   Augoustakis (éd.), Brill’s Companion to Silius Italicus, p. 6. 14  Mart., VII, 63, 1-3. 15  Mart., VII, 63, 2  : Sacra cothurnati non attigit ante Maronis impleuit magni quam Ciceronis opus. 16  Plin., Ep., III, 7, 2 : laeserat famam suam sub Nerone ; credebatur sponte accusasse. 17   CIL, VI, 1, 1984. 18 Vessey, « Pliny, Martial, and Silius Italicus », p. 109 fait de silius l’amicus de Vitellius. 19  Tac., Hist., III, 65, 3 : uerba uocesque duos testes habebant, Cluuium Rufum et Silium Italicum. 20  Augoustakis (éd.), Brill’s Companion to Silius Italicus, p. 6 ; Zecchini, « Silio Italico e Domiziano », in Studi su Silio Italico, p. 30.

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PREMIÈRE PARTIE – SILIUS ITALICUS ENTRE LES ANCIENS ET LES MODERNES

surtout proconsul en Asie 21. Après s’être acquitté de cette fonction avec zèle, il fit le choix, une fois revenu à Rome, de ne plus exercer aucune activité politique. Pline le Jeune écrit qu’après être revenu glorieusement d’Asie, Silius Italicus avait effacé la tache de ses anciens agissements par la dignité de sa retraite 22. Ayant redoré son image tout en prouvant ses qualités d’administrateur, il semblait alors jouir d’un certain prestige. Au demeurant, il fréquentait régulièrement les principes de la Cité, tout en prenant garde de ne plus être au cœur d’aucune intrigue, et en n’ambitionnant plus que d’être un poète lu et écouté. À en croire l’épistolier du ier siècle apr. J.-C., qui met en évidence sa dévotion pour la poésie inspirée par Calliope, Silius consacrait désormais ses journées aux conversations érudites qu’il entretenait avec des citoyens romains peu attirés par sa fortune, ainsi qu’à la lecture et à l’écriture 23. C’est au cours de ces années de laudabile otium, entre 78 et 80 apr. J.-C., que Silius dut prendre la plume pour rédiger les Punica 24. Nous savons de source sûre qu’en 88, une partie de son épopée avait déjà pris forme. C’est en effet à cette date que la chronologie de L.  Friedländer situe la parution du quatrième livre des Épigrammes de Martial, celui-là même où l’auteur de Bilbilis fait l’éloge de son protecteur padouan, et l’encense pour avoir « écrasé de son verbe puissant » les parjures d’Hannibal 25, le général peu enclin à la fides et à la pietas. Il semble donc qu’en 88, le plan général des Punica ait déjà été conçu, et que leur rédaction ait dépassé le seuil des premiers livres 26. Au rythme d’un volume 21  Cette fonction prestigieuse fut notamment exercée par Lucius Lucullus, Cn. Dolabella, Q uintus Tullius Cicero, Pison, Tacite, Evariste, Antonin le Pieux, etc. 22  Plin., Ep., III, 7, 3 : Ex proconsulata Asiae gloriam reportauerat, maculam ueteris industriae laudabili otio abluerat. 23   Plin., Ep., III, 7, 3-4 : fuit inter principes ciuitatis sine potentia, sine inuidia ; salutabatur, colebatur, multumque in lectulo iacens, cubiculo semper non ex fortuna frequenti, doctissimis sermonibus dies transigebat Cuma scribendo uacaret. 24  Augoustakis (éd.), Brill’s Companion to Silius Italicus, p. 6 ; Augoustakis, « The Other as Same : Non-Roman Mothers in Silius Italicus’ Punica », p. 57-66. 25  Mart., IV, 14, 2-4 : qui periuria barbari furoris / ingenti premis ore perfidosque / astus Hannibalis leuesque Poenos / magnis cedere cogis Africanis. 26  Silius Italicus, La Guerre punique. Livres I-IV, texte établi et traduit par P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, p. xi.

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par an, Silius a probablement achevé son œuvre aux alentours de la mort de Domitien, en 96 apr. J.-C. 27. En effet, l’allusion au scandale de la grande vestale Cornelia, qui eut lieu à la fin de l’année 89 apr. J.-C. 28, apparaît au vers 844 du livre XIII 29. Q uant à la mention du contus Sarmaticus, qui présuppose une connaissance certaine de ces barbares occupant la côte septentrionale du Pont-Euxin 30 et contre lesquels combattit Domitien en 92  apr.  J.-C., elle figure aux vers 684-685 du livre XV des Punica. Ces données confirment notre terminus post quem quant à la fin de la rédaction de l’épopée silienne. Au poème 66 du livre VIII, très probablement rédigé en 94 apr. J.-C. 31, Martial félicite Silius, qui venait de voir revenir dans sa maison les douze faisceaux, d’avoir un fils aîné élevé, comme le fut jadis son père, au rang de consul. L’épigrammatiste fit en outre savoir à l’auteur des Punica, son « auguste maître » 32, qu’il souhaitait que l’exercice d’un troisième consulat fasse de son amicus l’égal de Pompée 33 et d’Agrippa 34. Un certain Lucius Silius Decianus fut consul suffect avec Titus Pomponius Bassus, sous le règne de Domitien. D’après la titulature d’un diplôme militaire 35, son entrée en fonction fut datée du 1er septembre 93  apr.  J.-C., 27  Augoustakis (éd.), Brill’s Companion to Silius Italicus, p. 7 ; Marks, From Republic to Empire : Scipio Africanus in the Punica of Silius Italicus, p. 287288. Sur la mort de Domitien, voir : Suet., Dom., 16-17. 28  En 82 ou 83 (Eus., Chron., année 2098), trois vestales furent mises à mort pour n’avoir pas respecté leur vœu de chasteté. N’appliquant pas d’emblée l’enterrement vif, Domitien leur laissa le choix de leur supplice, et condamna leurs amants à la relégation (Suet., Dom., 8, 2 ; Dio Cass., LXVII, 3, 1-4 ; Philostr., Apoll., VII, 6. Tacite (Hist., I, 2, 2) y fait peut-être allusion : Pollutae caerimoniae, magna adulteri). La  tradition rapporte que le pontife Helvius Agrippa, choqué par la sévérité des sentences, fut frappé d’apoplexie en plein Sénat (Dio Cass., LXVII, 3, 1-3). Vers la fin de l’année 89, la grande Vestale Cornelia fut à nouveau jugée pour inconduite, et fut, cette fois, condamnée à mort (Plin., Ep., IV, 11, 6-11 ; Suet., Dom., 8, 2 ; Stat., Silu., I, 1, 33-36). 29  Cf. infra p. 47-48. 30  Dio Cass., XXXVIII, 10, 1-4 ; LI, 23-25 ; Flor., II, 29 ; Ov., Pont., I, 2, 79 ; Trist., II, 191 ; Suet., Tib., 41 ; Tac., Hist., I, 79, 1-3 ; Ios., Bell. Iud., VII, 4, 3 ; CIL, XIV, 3608. 31 Citroni, « Marziale e la letteratura per i Saturnali », p. 221-222. 32  Mart., VIII, 66, 1-5. 33  Pompée fut consul en 70, 55 et 52 av. J.-C. 34  Agrippa fut consul en 37, 28 et 27 av. J.-C. 35  CIL, III, suppl. 4-5, p. 2328.

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mais les Fastes d’Ostie nous conduisent à  retarder d’un an leur consulat 36. Dans la mesure où, à notre connaissance, aucun autre document de la fin du ier siècle ou du début du iie siècle apr. J.-C. ne fait mention d’un Silius, il est permis d’admettre que Bassus partagea le consulat avec le fils de Silius Italicus. Les poèmes 48 et 49 du livre XI de Martial mettent en avant l’admiration que l’auteur des Punica portait à  Cicéron et  Virgile. Ils nous apprennent que le poète flavien alla jusqu’à acquérir une des demeures du consul de 63 av.  J.-C., ainsi que le terrain de Pausilippe où fut enterrée la dépouille de l’auteur de l’Énéide, à laquelle Silius rendait un véritable culte religieux. Pline le Jeune ajoute que Silius « célébrait le jour de naissance de son modèle littéraire [Virgile] avec plus de dévotion encore que le sien, principalement à Naples, où il visitait son tombeau comme il l’eût fait pour un temple  » 37. Par ailleurs, il reproche à  Silius sa frénésie d’achats en tout genre  : «  Dans une même région, il possédait plusieurs villas et, une fois entiché des dernières, il se dégoûtait des précédentes. Partout, quantité de livres, quantité de statues, quantité de portraits. » 38 Ces phrases constituent une condamnation non moins acerbe que celle de l’évaluation des Punica par nombre de Modernes, dont nous reparlerons ci-après 39. Au dire de L. Friedländer, Silius Italicus, après avoir rencontré Martial dans la baie de Naples en 88 apr. J.-C., ne regagna jamais l’Vrbs, préférant alors le calme de la campagne aux intrigues de la Cité. Cependant, si l’on en croit Pline le Jeune, il ne quitta Rome qu’à un âge avancé 40. Or, en 88 apr. J.-C., on le sait, celui-ci venait d’entrer dans sa soixante-deuxième année 41. Pour  P. Miniconi et G. Devallet, qui soutiennent l’hypothèse selon laquelle toutes les recitationes qu’avait données le poète épique n’avaient pu

36 Degrassi, ‘Fasti Consolari’ dell’Impero Romano, p. 25 ; Fasti Ostienses, Ins. It., XIII, 1, p. 177 ; 195 ; 222. 37  Plin., Ep., III, 7, 8 : Vergili ante omnes, cuius natalem religiosius quam suum celebrabat, Neapoli maxime, ubi monimentum eius adire ut templum solebat. 38   Plin., Ep., III, 7, 8 : plures isdem in locis uillas possidebat adamatisque nouis priores neglegebat ; multum ubique librorum, multum statuarum, multum imaginum, quas non habebat modo, uerum etiam uenerabatur. 39  Cf. infra p. 32-36. 40  Plin., Ep., III, 7, 9 : nouissime, ita suadentibus annis, ab Vrbe discessit. 41  Cf. supra p. 17-18.

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se dérouler loin de l’Vrbs, cette retraite dut avoir lieu plusieurs années après 88, lorsque Silius ne sortit plus de Campanie. Nous inclinons à penser que ce ne fut qu’au début de l’année 95  apr.  J.-C. 42, après le décès de Sévérus, son second fils, que le poète flavien se retira dans sa propriété de Naples pour se couper complètement du reste du monde. En effet, Martial, qui écrit que Silius consacra la fin de sa vie aux Muses et à Phébus, explique que la mort prématurée de son cher enfant a considérablement affligé l’auteur des Punica 43. Le  deuil de sa progéniture et  le poids des années ont dû pousser ce dernier à privilégier la retraite studieuse loin de l’otium sine dignitate à  laquelle Domitien et  Nerva ne s’étaient vraisemblablement pas opposés. En tout état de cause, comme nous l’avons précisé, nous savons que Silius n’a plus voulu séjourner à Rome, pas même pour assister à la rentrée triomphale de Trajan en 99 apr. J.-C. 44. Au demeurant, son désintérêt pour la politique pourrait s’expliquer par sa volonté de ne pas s’impliquer à l’égard de la dynastie antonienne.

B. Une mort stoïcienne Silius mourut probablement en 102  apr.  J.-C., car Martial, qui résidait à  Bilbilis, lui adressa vraisemblablement l’épigramme 67 du livre XII, évoquée ci-avant et  publiée pendant l’hiver de l’an 101 ou au début du printemps de l’an 102  apr.  J.-C.  Or il est inconcevable que l’épigrammatiste ait laissé publier après son décès des vers lui souhaitant longue vie. Il convient de noter que Silius était versé dans le stoïcisme 45. À l’instar de certains héros décrits dans son poème, il s’éteignit 42   Si la mort de Sévérus était survenue en 94 apr. J.-C., l’année durant laquelle le fils aîné de Silius exerça son consulat, on peut penser que Martial et Pline le Jeune n’auraient pas manqué de signaler une aussi triste coïncidence. Silius Italicus, La Guerre punique. Livres I-IV, texte établi et traduit par P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, p. xiv. 43  Mart., IX, 86, 3 : Festinata sui gemeret quod fata Seueri / Silius, Ausonio non semet ore potens. 44  Cf. supra p. 17-18. 45   On a maintes fois mis en lumière les affinités existant entre les idées stoïques et  celles des Romains traditionnellement virils, courageux et  moraux. Concrètement, nous pouvons trouver une double approche dans ces rapprochements. La première soutient que les successeurs des philosophes grecs venus avec l’am-

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inreuocabili constantia selon les préceptes dictés par les représentants du Portique, se laissant mourir de faim pour en finir avec une affection incurable 46 que Celse assimile à une « tumeur » 47. Ce mal avait engendré un certain nombre de suicides dans la Rome antique. Martial rapporte notamment que son ami Valerius Festus s’était tué pour se délivrer d’une sorte de cancer qui rongeait sa gorge et menaçait son visage 48. Silius emprunte sa conception de la mort à Atticus 49, ami épicurien de Cicéron qui inspira peut-être aussi Corellius Rufus 50, gouverneur de Bithynie et du Pont et ami de Pline le Jeune, à Épictète 51, dont la pensée était tournée autour de l’ataraxie, et surtout à Sénèque, figure phare du stoïcisme récent 52. Pour ce courant philosophique représenté entre autres par Épictète et  Sénèque, plusieurs formes de contraintes pouvaient bassade de 155 av. J.-C., ont adapté leur philosophie pour la rendre compatible avec la culture romaine. Pour exemple, Panétios de Rhodes, représentant illustre du moyen stoïcisme, semble avoir été très apprécié par nombre d’aristocrates pour avoir adapté les doctrines rigides du stoïcisme au monde romain. Dans Cic., Rep., I, 34, 1-4 Cicéron rapporte que Scipion s’entretenait souvent de politique avec Panétios et Polybe, et d’autres de ses écrits nous fournissent des preuves de son influence. Il relate par ailleurs que « [Panétios] a fui la dureté [des rigoureux stoïciens] et n’approuvait pas leurs débats épineux. » (Cic., Fin., IV, 79, 3) Une autre opinion veut que la popularité du stoïcisme à Rome ait tenu à sa capacité de servir les besoins des hommes de l’époque. À tout le moins, l’idée selon laquelle le monde était dirigé par la providence et celle prônant l’excellence du uir ne dépendait pas de son succès dans l’acquisition de biens matériels plaisaient sans aucun doute, à une époque pleine d’incertitudes (Shaw, « The Divine Economy : Stoicism as Ideology  », p.  16-54). Bien qu’il soit difficile de quantifier l’influence réelle des philosophes stoïciens sur la politique romaine, il apparaît qu’ils jouèrent un rôle important dans une société où la religion avait peu de qualités métaphysiques et encore moins d’éthique. Or la politique et la morale étaient intimement liées à Rome, à tel point que les valeurs défendues semblent principalement avoir été d’ordre collectif. 46  Plin., Ep., III, 7, 1-2. Si l’on en croit Plin., N.H., XXV, 7, 23, les trois affections qui causaient les douleurs les plus atroces et qui pouvaient le plus souvent conduire au suicide, par ordre d’importance, étaient les calculs du foie, les maladies de l’estomac et les violentes migraines. 47   Cels., V, 28, 14 : clauus. 48  Mart., I, 78, 1-4. 49   Corn. Nep., Att., 22. 50  Plin., Ep., I, 12. 51  Epikt., III, 8, 7. Bérenger, Le métier de gouverneur dans l’Empire romain. De César à Dioclétien, p. 52-63. 52  Veyne, Sénèque : une introduction, p. 8-13.

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légitimement conduire au suicide 53 : l’assujettissement à autrui, la dépendance de l’homme à ses propres vices, le dénuement matériel total, ainsi que la dégradation due à la vieillesse et à la maladie 54. Par ailleurs, la morale du Portique consacrait la légitimité du suicide uniquement lorsque celui-ci provenait d’une décision rationnelle fondée sur l’utilisation du libre arbitre 55. Ce qui permet à Y. Grisé de stipuler que : « doctrine de liberté, le stoïcisme prôna la possibilité de la mort libre et fit du suicide de l’homme heureux la réalisation supérieure du règne de la raison 56. » L’auteur des Punica, loin de cultiver la libido moriendi, souhaita s’éteindre vertueusement en accord avec les principes promus et défendus tout au long de son œuvre épique 57. Il y a également lieu de penser qu’il a songé au suicide pour imiter ces grands hommes de la fin de la République et  du début du Principat déterminés, jusqu’au bout, à rester maîtres de leur corps et de leur esprit. C’est principalement depuis la disparition volontaire de Caton d’Utique en 46 av. J.-C. que la tradition suicidaire héroïque s’est établie dans la conscience collective romaine. C’est en effet le cas paradigmatique de l’arrière-petit-fils du Censeur qui a  rendu le suicide estimé et  estimable en cas d’absence de  libertas 58. Ce sénateur romain, comme plus tard Sénèque, Thraséa et d’autres, incarna l’exemplum moral dans sa manière de faire face à la mort sans se soumettre aux injonctions du pouvoir autoritaire des Julio-Claudiens opposé aux valeurs traditionnelles romaines. His53 Selon D’Agostino, « Sénèque directeur d’âmes », p. 204-219, c’étaient les conquêtes de l’Orient, amenant le luxe à  Rome et  entraînant un bouleversement des consciences, qui créèrent une ambiance et un état d’âme favorables à l’expansion de la « manie du suicide ». 54 Bodson, La morale sociale des derniers stoïciens, p. 100. 55  André, « Les écoles philosophiques aux deux premiers siècles de l’Empire », p. 19-23. 56 Grisé, Le suicide dans la Rome antique, p. 184 où l’auteur rappelle que le mot suicidium n’appartenait pas à la langue ancienne, puisqu’il n’a été inventé qu’au xviiie siècle, et que les Romains ont employé pour parler de cet acte meurtrier quantité d’expressions dont les plus fréquentes étaient mortem sibi consciscere et mors uoluntaria. Voir également : Grisé, « De la fréquence du suicide chez les Romains », p. 17-46. 57  Cf. infra p. 25-26. 58  Griffin, Seneca. A Philosopher in Politics, p. 367-388 ; Griffin, « Philosophy, Cato and Roman Suicide », p. 64-77.

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toriens et auteurs latins évoquèrent le plus souvent avec respect les figures des suicidés, légendaires ou historiques, abordées dans leurs écrits. La plupart du temps, ils les ont exaltées en leur conférant valeur de modèles. « Ce souci d’exemplarité, écrit Y. Grisé, les pousse à ne retenir ou à n’élaborer que des cas de suicide qui se confondent avec les types justifiés ou conseillés par la conception stoïcienne, à savoir le suicide-refuge et le suicide-devoir 59. » Les stoïciens considéraient en effet que, dans les conditions prescrites par eux-mêmes, se donner la mort était l’acte ultime de liberté individuelle ou collective 60. Du reste, les stoïciens affirmaient que tout homme devait avoir pour but d’atteindre la vertu 61. Elle seule étant nécessaire à l’épanouissement personnel, les autres « facteurs », tels que la richesse 62, la santé, la célébrité, etc. n’étaient préférables que par rapport à leurs opposés respectifs ; la pauvreté, la maladie et l’infamie ne pouvaient pas constituer des obstacles à la vie bonne 63. Il  n’était donc pas essentiel, pour le Romain, de connaître la gloire, car ce qui importait, c’était d’adopter la bonne attitude envers une situation donnée et de se conformer au fatum. Au sens strict, prêt à appréhender celui-ci dans n’importe quelle situation, le sage faisait en sorte que son âme fût inaltérable, même en cas de grande infortune. C’est la raison pour laquelle sa vie s’harmonisait constamment (εὔροια βίου) tant avec la Nature (la puissance divine et  providentielle), qu’avec ses congénères. Cette soumission à l’ordre du monde était sous-tendue par un sentiment religieux explicite accompagné d’une totale fides en la providence (πρόνοια). Ainsi, la souffrance était dirigée par la Nature, non pour elle-même, mais pour le bien de tous ; les hommes n’étaient toute Grisé, Le suicide dans la Rome antique, p. 225.  Aubrion, Rhétorique et Histoire chez Tacite, p. 388 soutient que le plus grand souci de Tacite était de savoir si ses héros sauvegardaient ou non leur dignité au moment d’être abattus ou condamnés à mourir. 61 Gill, « The School in the Roman Imperial Period », p. 45. 62  Les Romains mettaient beaucoup de dialectique à démontrer que l’on pouvait être riche et vertueux. Sénèque (Luc., 9), qui était banquier, sénateur et philosophe, n’avait d’ailleurs rien d’un ascète, même s’il se plaisait à vanter la pauvreté de Démétrius. 63   Le stoïcisme diffère ici avec le point de vue d’Aristote, pour qui l’eudaimonia était aussi atteinte par la vertu, mais qui reconnaissait que les autres acquis pouvaient aussi aider à l’atteindre. 59 60

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fois pas toujours capables de comprendre les causes profondes des choses. Le moyen d’atteindre le bonheur était donc de vivre selon les principes vertueux, de faire face à l’adversité, et de s’adapter à l’ordre du monde 64. Autant de préceptes qui nourrirent la pensée silienne. L’attachement de Silius Italicus à  la philosophie stoïcienne est particulièrement perceptible lorsque celui-ci établit implicitement des liens entre uirtus, libertas et fides à l’heure du trépas. Malgré les obstacles qui se dressaient devant les citoyens soucieux de mener une existence vertueuse, aucune figure autoritaire ne pouvait empêcher ceux-ci de mettre fin à leurs jours en accord avec une nouvelle forme de uirtus intérieure. La libertas dans la mort exigeait un degré élevé de uirtus et  de fides à  ses idées qui allait permettre à l’homme vertueux d’exercer une ultime fois sa liberté. Pline le Jeune, qui encense la fermeté dont Silius fit preuve dans sa résolution de mettre un terme à ses souffrances, ainsi que sa modération dans son amitié avec les Romains les plus influents, termine son oraison funèbre en précisant que l’auteur des Punica fut, « jusqu’à son dernier jour, parfaitement et pleinement heureux » 65. Au surplus, aux vers 651-654 du livre VII des Punica, apparaît une apostrophe de Silius qui le place parmi la foule des citoyens romains observant la scène qu’il décrit. C’est là une manière de rappeler le rôle du poète consistant à rendre immortelles la gloire terrestre et la renommée des héros vertueux ayant fait preuve de uirtus, de fides et de pietas.

  Lovibond, « Virtue, Nature and Providence », p. 99-113.   Plin., Ep., III, 7, 2 : usque ad supremum diem beatus et felix.

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II.

LA LITTÉRATURE ANTIQ UE CONSACRÉE À SILIUS ITALICUS ET À SON ŒUVRE

Avant toute considération de fond, nous allons replacer notre travail doctoral dans son contexte, en passant en revue la littérature antique consacrée à  Silius Italicus, laquelle influença naturellement grandement l’opinion des Modernes.

A. Silius Italicus vu par Pline le Jeune Comme nous l’avons observé, dans la notice nécrologique, Pline le Jeune brosse de Silius Italicus un portrait succinct et  mémorable 1. L’auteur épistolaire, pour qui la gloire littéraire constituait à elle seule un genre de vie alternatif en regard de l’inertie politique forcée, a rédigé son épître comme une laudatio, avant de présenter quelques réflexions sur la brièveté de la vie et les leçons qu’il convient d’en tirer. J.-M. André montre que « la lettre sur Silius Italicus a  pour couronnement une sorte de De breuitate uitae en miniature, avec analyse abstraite de la fragilitas humana, illustration imagée et conclusion parénétique » 2. Il n’en demeure pas moins que la réflexion de Pline paraît ambiguë et plus proche du règlement de comptes post mortem que de l’éloge 3. En effet, Pline le Jeune prétend que Silius écrivait ses vers avec «  davantage de soin que de diligence  » 4, ce qui sous-tend que cette appréciation marque un contraste entre ingenium et  ars.  Gagliardi, « Il giudizio di Plinio Jr su Silio Italico », p. 289-293.   André, « Pensée et philosophie dans les lettres de Pline le Jeune », p. 241. 3  Michel, « Peut-on encore lire Silius Italicus ? », p. 29. 4  Plin., Ep., III, 7, 5 : scribebat carmina maiore cura quam ingenio. 1 2

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PREMIÈRE PARTIE – SILIUS ITALICUS ENTRE LES ANCIENS ET LES MODERNES

Manquant du premier, Silius avait cultivé cette dernière. Dans la mesure où l’ars et la cura étaient séparées par un fossé considérable, le jugement porté par Pline sur les Punica niait donc à leur auteur l’une des deux qualités fondatrices d’un poète digne d’être lu 5. Si Silius a façonné son œuvre selon un plan précis inspiré de Virgile et de Lucain (dans l’Antiquité, l’imitatio n’était généralement pas considérée comme servile puisqu’elle faisait référence à un auteur célèbre), il n’a toutefois pas réussi, aux yeux de Pline, malgré le matériel historico-littéraire qui était à  sa disposition, à produire un contenu nouveau et original. L’auteur des Punica aurait donc été un cas notable d’érudition livresque et  guindée incapable de se détacher de ses modèles. Pline, versé dans la courtoisie littéraire et  désireux ni de ne paraître blessant ni de manquer de goût et de subtilité, s’attache le plus souvent à maintenir d’harmonieuses relations sociales avec ses confrères, surtout s’ils avaient l’oreille de l’empereur. Son attitude ne fut toutefois pas toujours plaisante. Lors de la mort de Martial, admirateur de Silius 6, s’il rappelle que le poète était « un esprit agréable, délié, vif, et cependant candide » 7, il s’empresse d’ajouter quels furent ses manquements. Il  est vrai que Martial, qui vivait de la générosité de ses protecteurs, n’était pas du même rang social que Pline. Cependant, Silius, comme ce dernier et Sénèque, menait une vie aisée. Ainsi que se plaît à l’écrire M. Martin, « Pline appartenait à une coterie littéraire dont les premiers rangs étaient occupés par Tacite et Suétone, et où l’on trouvait, à une place moindre, Martial  » 8. Dès lors, Pline préférait une littérature qui reflétait mieux les préoccupations intellectuelles et les relations sociales de son époque, c’est-à-dire une littérature de lecteurs dotés d’une solide éducation 9. Du reste, plutôt que l’épopée (opus longum), il appréciait l’opus breue des νεώτεροι ou poetae noui, dont Catulle 5 Vessey, « Pliny, Martial, and Silius Italicus », p. 109-110 ; Von Albrecht, « Tradition und Originalität bei Silius Italicus », p. 89-109. 6   Cf. infra p. 29-31. 7  Plin., Ep., III, 2, 1. 8  Michel, « Peut-on encore lire Silius Italicus ? », p. 28 ; Martin, « Die Punica des Silius Italicus », p. 163-165. 9 Guillemin, Pline et la vie littéraire de son temps, p. 255.

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II. LA LITTÉRATURE ANTIQ UE CONSACRÉE À SILIUS ITALICUS ET À SON ŒUVRE

était le chef de file au ier siècle av.  J.-C. 10. À Fuscus Salinator, qu’il conseilla dans ses essais d’écriture, il déclara : « On peut se délasser en composant de la poésie, non point de longs poèmes (ce qui ne se fait qu’avec du loisir), mais des poèmes courts et  ingénieux. » 11 Son goût le porte vers les œuvres brèves et habilement troussées. Pourtant, il ne dit rien de Stace, qui fréquentait Polla Argentaria, la veuve de Lucain. Si plusieurs raisons concourent à montrer que Pline n’éprouvait guère de sympathie particulière pour Silius, les paroles déplaisantes du premier à l’égard du second étaient probablement dues au fait que le passé néronien, dont ce dernier avait été l’un des acteurs les plus influents, paraissait encore trop proche à  Pline, bien que trente-trois ans se soient écoulés depuis la mort du dernier empereur julio-claudien. En outre, l’épistolier perçut Domitien comme un nouveau Néron 12, lequel reçut les éloges tant de 10 Catulle, qui évoque le mariage de Thétis et de Pélée (Carm., 51), fait une longue digression sur la pietas qui, en ces temps lointains, était encore pleinement respectée. Le poète déplore que cette valeur ancestrale qui avait fait la gloire de Rome ait été bafouée au point que les dieux ne venaient plus se mêler à la vie des hommes. Il dresse en outre l’ensemble des infractions à la pietas perpétrées par ses concitoyens  : les différentes formes d’injustice, les fratricides pour le pouvoir, les relations incestueuses, les querelles entre familles, etc.  ; autrement dit, tout ce qui avait trait à  la religion et  aux relations civiques et  familiales. Catulle, contrairement à  Virgile, ne cherche pas véritablement à  glorifier les premiers temps de l’humanité – l’âge d’or saturnien –, même s’il se plaît à distinguer de ses contemporains impies les anciens Romains, qu’il jugeait pieux, mais il a tenté de dépeindre la société dans laquelle il vivait tout en déplorant les exactions commises à  son époque. À travers le prisme de la pietas, définie comme le respect des liens sociaux, familiaux et religieux, l’œuvre catullienne établit une ligne de fracture nette entre les premiers siècles de Rome et  la fin de la République. Cat., 65, 397-406 : Sed postquam tellus scelere est imbuta nefando, iustitiamque omnes cupida de mente fugarunt, perfudere manus fraterno sanguine fratres, destitit exstinctos natus lugere parentes, optauit genitor primaeui funera nati, liber ut innuptae poteretur flore nouercae, ignaro mater substernens se impia nato impia non uerita est diuos scelerare penates ; omnia fanda nefanda malo permixta furore iustificam nobis mentem auertere deorum. 11  Plin., Ep., VII, 9, 6. 12   Pline, qui ne s’embarrasse ni de nuance ni de retenue, qualifie Domitien de bourreau, de spoliateur de tous les gens de bien (Pan., 90 : optimi cuiusque spoliator et camifex), de plus féroce des bêtes (Paneg., 48 : immanissima bellua), de plus méchant et de plus cruel des princes (Paneg., 94 : pessimo principe ; 95 : insidiosissimo principe  ; 52  : saeuissimi domini), de plus avide des brigands (Paneg., 94 : praedonis auidissimi), et de prince frappé de tous les vices (Paneg., 47 : uitiorum omnium conscius princeps). Toutefois, plusieurs philosophes et  opposants ont eu la vie sauve. Il ne faut en outre pas oublier que ces renseignements pro-

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PREMIÈRE PARTIE – SILIUS ITALICUS ENTRE LES ANCIENS ET LES MODERNES

Martial, que de Silius. Pline, qui fait l’économie du nom des Flaviens dans ses Lettres, même s’il n’a pas souffert à  cause d’eux, entendait peut-être procéder à une damnatio memoriae des empereurs ayant régné avant les Antonins. Dans le Panégyrique, il ira jusqu’à opposer le tyran Domitien, immanissinia belua terrée dans sa tanière et couverte de sang, à Trajan, princeps élu grâce à  l’appui des dieux. Or, on le sait, l’auteur des Punica et son fils ont joui de la faveur des Flaviens 13. Comme nous le verrons ci-après, le jugement de Pline fut unanimement, ou presque, accepté par des générations de critiques.

B. Silius Italicus vu par Martial Martial, comme le suggère l’étude de ses épigrammes, entendait s’attirer les bonnes grâces de protecteurs. Il enviait d’ailleurs les conditions de travail d’Horace et  de Virgile, qui, du temps de Mécène, avaient été protégés et  avaient pu mener une existence confortable. Comme son contemporain (et peut-être rival) Stace, Martial était un poète professionnel qui vivait modestement. Plusieurs de ses épigrammes témoignent-ils dès lors de ses tentatives rarement désintéressées de s’attirer les faveurs de Silius Italicus lorsque celui-ci décida de consacrer l’essentiel de son temps aux sermones doctissimi ? L’année 88 apr. J.-C. vit Martial et Silius se rencontrer à plusieurs reprises en Campanie, région qui nourrit de foisonnants échanges d’idées. À partir de cette date, l’épigrammatiste de Bilbilis adressa de nombreuses pièces à l’auteur des Punica pour lui faire part de toute l’admiration qu’il lui portait. Les trois premiers poèmes (IV, 14 ; VI, 64 ; VII, 63), qui retracent sa carrière d’avocat puis de consul sous Néron, louent en effet le noble et audacieux projet littéraire de Silius, qu’ils qualifient de «  disciple des Muses ».

viennent des lettres de Pline le Jeune, qui aimait qu’on le considérât comme une victime du tyran, à une époque où il fut frappé de damnatio memoriae. Concomitamment, il faut ajouter que sa disgrâce ne fut nullement continue puisque le princeps, après sa préture, le nomma préfet du trésor militaire après 93 apr. J.-C. (CIL, V, 5262 ; 5667). 13  Cf. supra p. 17-26.

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II. LA LITTÉRATURE ANTIQ UE CONSACRÉE À SILIUS ITALICUS ET À SON ŒUVRE

Pour Martial, l’année du mandat de Silius fut un temps sacré durant lequel le monde fut libéré de l’esclavage 14 et  le populus Romanus sauvé du despotisme. Par ces mots, il entend probablement établir un parallèle avec l’année 63 av. J.-C. durant laquelle le consul Cicéron avait justifié la libertas en matant la conspiration de Catilina. L’épigrammatiste suggère donc que Silius, comme l’Arpinate, aurait pu s’être exclamé : fortunatam natam me consule Romam 15. Le poème 36 du livre IX montre que Martial revient sur le fait que le travail de Silius brillait aussi bien en prose qu’en vers, le désignant par la périphrase Ausonio non semet ore potens. Le poème 48 du livre XI, dans lequel Silius est perçu comme le digne continuateur de Cicéron et de Virgile 16, atteste à quel point l’épigrammatiste encense l’auteur des Punica  sur le plan littéraire et  rhétorique : « Virgile n’aurait pu choisir meilleur légataire de sa tombe, ni Cicéron meilleur possesseur de sa demeure. » 17 Dans son poème suivant, Martial écrit que « pour honorer les cendres, déjà presque abandonnées, et le nom sacré de Virgile », il ne demeurait plus que Silius, pauvre et seul, lequel avait décidé de venir au secours de l’ombre chérie du poète augustéen, « son égal » 18. L’épigrammatiste présente même Silius comme l’homme qui relança le culte de Virgile, et ajoute que le « saint nom » de ce dernier n’avait eu qu’un « adorateur ». Martial réussit donc à jeter une lumière flatteuse sur les actions de Silius et surtout, sur son œuvre poétique. Concrètement, ce que Pline avait considéré comme quelque peu risible, Martial l’a salué ; les éloges de ce dernier apparaissaient en fait comme une défense de son protecteur. La dernière épigramme (XII, 67) du satiriste du ier siècle apr. J.-C. n’a pas de dédicataire connu. Pourtant, dans la mesure où elle s’adresse à  un citoyen romain qui a  pris pour habitude   Mart., X, 47-48.   Cic., Q uint., IX, 4, 41. Vessey, « Pliny, Martial, and Silius Italicus », p. 111-112. 16  Cf. supra p. 26-27. 17  Mart., XI, 48, 1-4  : Silius haec magni celebrat monumenta Maronis  / Iugera facundi qui Ciceronis habet. / Heredem dominumque sui tumuliue larisue / Non alium mallet nec Maro nec Cicero. 18   Mart., XI, 49, 1-4 : Iam propre desertos cineres et sancta Maronis / Nomina qui coleret, pauper et unus erat. / Silius optatae succurrere censuit umbrae / Silius et uatem, non minor ipse, colit. 14 15

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PREMIÈRE PARTIE – SILIUS ITALICUS ENTRE LES ANCIENS ET LES MODERNES

de fêter « les Ides du Grand Virgile » 19, il nous est loisible de la rapprocher des précédentes, et d’en conclure que Martial voulut, une ultime fois, mettre en avant la piété dont faisait preuve Silius Italicus à l’égard du poète augustéen. Les vers 66 et 86 des livres VIII et IX des Épigrammes font respectivement état de l’accession au consulat du fils aîné de Silius et de la mort du cadet. Comme il convient dans une consolation pour un poète épique, Martial place des mots de réconfort dans la bouche d’Apollon, qui avait perdu Linos, tué par son élève Hercule. Les liens avec d’autres récits mythographiques sont nombreux : la Muse Calliope avait pleuré son fils Orphée ; Jupiter, Sarpédon ; etc. Indirectement, ces vers de Martial renvoient surtout au décès prématuré du fils de Domitien. Enfin, Martial rappelle l’inévitabilité du destin, thème cher à  Silius Italicus 20, harmonisant les croyances stoïciennes de l’auteur des Punica. Il apparaît donc clairement que Martial fut contraint de louer le travail littéraire de Silius, et  de mettre en avant les qualités politiques de son très probable protecteur. Pline nous informant en outre que ce dernier avait l’habitude de donner des lectures publiques 21 des Punica 22, on peut supposer que Martial y assistait, et qu’il y a magnifié l’œuvre silienne. À l’issue de cette étude préliminaire des écrits sur Silius par ses contemporains, il apparaît que la coexistence des deux opinions antinomiques de Pline et de Martial ne facilite nullement la tâche de l’historien moderne, qui doit trier et  peser au cas par cas les affirmations des Anciens. Il  est probable que Silius n’ait mérité ni les invectives du premier, ni les éloges du second. * * *

  Mart., XII, 67, 2 : qui magni celebras Maronis Idus.   Cf. infra p. 26-27. 21 La recitatio, qui se pratiquait dans les théâtres et  les odéons grecs depuis longtemps, serait arrivée à Rome au iie av. J.-C. Dalzell, « C. Asinius Pollio and The Early History of Public Recitation at Rome », p. 26-28. 22   Plin., Ep., III, 7, 5 : non nunquam iudicia hominum recitationibus experiebatur. 19 20

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II. LA LITTÉRATURE ANTIQ UE CONSACRÉE À SILIUS ITALICUS ET À SON ŒUVRE

À l’instar des sources anciennes, les travaux contemporains portant sur l’étude de l’œuvre silienne peuvent se partager en deux grands ensembles. Le premier inclut les thèses se fondant sur le fait que les Punica n’étaient nullement originaux et ne présentaient aucun intérêt ni pour l’historien ni pour le philologue. Le  deuxième ensemble de productions scientifiques aborde la question de l’héritage silien sous un angle radicalement différent, estimant que le poète flavien devait être étudié eu égard au fait qu’il était singulier dans l’histoire de la littérature latine, et  que son message moral participant à  l’accommodement de la uirtus, de la fides et de la pietas était en adéquation avec les idéaux de l’Vrbs. À la fin du xxe siècle, l’étude des poètes flaviens a  en effet été totalement reconsidérée, comme en témoigne la production littéraire foisonnante consacrée à la Rome de l’époque ainsi qu’à ses auteurs, lesquels ont donné un nouvel élan à l’examen de la littérature latine de l’âge d’argent. Les uns après les autres, des versificateurs comme Stace et Valerius Flaccus ont été soumis à cette réévaluation liée à  la Q uellenforschung, pour apparaître comme des poètes épiques dignes d’attention et d’intérêt. Silius Italicus, quant à lui, a bénéficié d’une nouvelle relecture à la fin de cette revalorisation critique de l’épopée impériale. L’ensemble des questions posées dans ce travail ne semble pouvoir trouver de réponses que dans une confrontation entre textes anciens et modernes où ces sources se mesurent à une expérience non pas contraire mais différente.

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III.

LES PUNICA : UNE ŒUVRE PRISONNIÈRE DU PASSÉ ?

Sous la dynastie flavienne, Silius fut le seul auteur à faire le choix du motif littéraire qui fut le sien  ; Valerius Flaccus et  Stace, à pareille époque, composèrent des épopées à sujet mythologique. L’auteur des Punica a  donc recouru à  un genre littéraire très ancien, tout en traitant d’une période historique qui lui était antérieure de trois siècles. Est-ce à  dire que le poème silien fut entièrement tourné vers le passé ? Selon  A. Dihle, qui compare Silius à  Lucain, si transparaît dans la Pharsale le profond dégoût du poète pour la politique contemporaine et les hommes qui la pratiquaient, les Punica ne contiennent aucune allusion claire et  précise à  des événements survenus à l’époque de leur auteur 1. De manière similaire, C. San­ tini soutient que les Punica racontent l’histoire de la guerre d’Hannibal, conflit devenu trop lointain pour pouvoir interpréter le présent avec la dignité d’une pièce de musée. Pour lui, Silius n’a pas tenté de mettre en lien les problèmes de la deuxième guerre punique avec ceux de son époque. Toutefois, il lui est arrivé de célébrer les actions de Domitien, comme au livre III lorsque la prophétie de Jupiter rend gloire à  la dynastie flavienne et, tout spécialement, au dernier de ses représentants 2. Pour  M. Leigh, l’œuvre de Silius est une «  poésie de retraite  » écrite durant son temps libre et portant sur des sujets sans lien avec sa carrière politique. Ce Moderne estime dès lors que l’on ne peut rappro Venini, « Cronologia e composizione nei Punica di Silio Italico », p. 532-

1

542.

 Santini, Silius Italicus and his View of the Past, p. 8-9.

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PREMIÈRE PARTIE – SILIUS ITALICUS ENTRE LES ANCIENS ET LES MODERNES

cher Silius de Lucain, les objectifs du premier différant de ceux du second, et  que les Punica ne contiennent pas l’ombre d’une condamnation du pouvoir impérial ni d’une représentation de l’Italie flavienne. Au lieu de cela, le monde de Silius ne pénètre l’univers des Punica que par de vagues allusions à des amis et à des habitants de son village, ainsi que par la célébration des génies littéraires qu’il admirait le plus, à savoir les auteurs dont les ouvrages figuraient dans sa bibliothèque 3. M.  Leigh compare d’ailleurs l’œuvre de Silius à un musée qui exposerait l’admiration que ce dernier vouait aux auteurs d’époques antérieures 4. Les Punica ne seraient donc pas en adéquation avec leur temps. M. Wilson rappelle que, pour cette raison, Pline considérait Silius Italicus lui-même comme un « anachronisme » 5. Ces jugements à l’égard de Silius sont inspirés par le fait que le poète flavien  vivait en esprit non dans la Rome domitienne, mais au temps de Cicéron, de Virgile et d’autres poètes et philosophes du ier av.  J.-C. (l’Âge d’Or de la littérature latine), tout en étant entouré essentiellement de statues et  de livres anciens. Ils soutiennent également que les politiques contemporaines se trouvaient bannies de la sphère littéraire de Silius, de même que les questions politico-sociales de la Rome de l’époque. La dimension flavienne n’aurait été présente dans les Punica qu’en filigrane pour souligner la continuité des actions militaires et morales de Scipion l’Africain par Domitien. Notre avis est tout autre. En effet, nous pensons que Silius s’est servi de son épopée pour mettre en garde les Romains contre les dangers et les dissensions que provoquaient les guerres civiles. Le passage évoquant le Romain Catus au combat nous en fournit un exemple pertinent. Alors qu’au Tessin, il chevauchait tête la première dans la trajectoire du pilum, il fut frappé et  tué par ces arma. Le javelot, nous précise Silius, n’aurait jamais atteint ou blessé l’un des Romains si Catus n’était pas allé à sa rencontre 6. En tant que première défaite romaine de la guerre et qu’acte autodestructeur, la mort de Catus laisse présager les cinglants revers  Leigh, « Oblique Politics : Epic in the Imperial Period », p. 196-197.  Leigh, « Oblique Politics : Epic in the Imperial Period », p. 199. 5 Wilson, « Flavian Variant : History. Silius’ Punica », p. 233. 6  Sil., IV, 136-142. 3 4

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III. LES PUNICA : UNE ŒUVRE PRISONNIÈRE DU PASSÉ ?

que Rome subirait dans les livres IV à X des Punica, mais aussi les pertes humaines des guerres civiles romaines des iers siècles av. J.-C. et  apr.  J.-C.  Ce dernier point est souligné par la nature allusive de son nom puisque le premier personnage tué lors de la bataille d’ouverture de l’épopée de Lucain, celle de Massilia, est également nommé Catus 7. Silius fait d’ailleurs allusion, à  plusieurs autres reprises, au décès du Catus évoqué par Lucain afin que les associations entre la mort du Romain et la guerre civile n’échappent pas au lecteur 8. En outre, par des iuncturae intertextuelles, la bataille du Tessin renvoie au franchissement du Rubicon par César, rappelé via la tentative du consul Scipion de rallier ses troupes : quo signa refertis 9 ? et quo fertis mea signa uiri 10 ? ; ipsam turrigeros portantem uertice muros 11 et turrigem canos effundens uertice crines 12 ; Vestalesque focos 13 et Vestalesque foci 14. Ces allusions permettent à Silius de suggérer que le conflit entre Rome et Carthage s’apparentait à une guerre civile 15. Lorsque nous nous questionnerons sur le rôle joué par la moralité à Cannes dans les Punica, nous verrons par ailleurs que Varron et Paul-Émile s’étaient comportés comme des adversaires que tout opposait 16. D’autres passages témoignent de l’intérêt que les Punica portent à  la modernité. En effet, Silius, en tant qu’homme de lettres, met en avant plusieurs allusions susceptibles de susciter l’intérêt de ses lecteurs. Ainsi décrit-il notamment la colonne de marbre blanc élevée à  la gloire de Duilius 17, détail qui rap  Luc., III, 585-591.   Sil., IV, 30-31 = Luc., III, 584-585 ; Sil., IV, 109 = Luc., III, 591 ; Sil., IV, 568-572 = Luc., III, 588-591. 9  Sil., IV, 402 : « Où portez-vous vos enseignes ? » 10  Luc., I, 191 : « Soldats […] où portez-vous vos drapeaux ? » 11   Sil., IV, 408 : « [Rome], le front couronné de tours et de murailles. » 12   Luc., I, 188 : « ses cheveux blancs tombent épars sur ses épaules nues. » 13  Sil., IV, 411 : « et le feu des Vestales. » 14  Luc., I, 199 : « et les feux des Vestales. » 15  Marks, « Lucan’s Curio in the Punica », p. 133. 16  Cf. infra p. 225-265. 17  Sil., VI, 664. Le premier triomphe maritime des Romains, celui de Myles, fit de Duilius un héros national. La célébration de son triomphe, qui se déroula sous les acclamations délirantes du populus, n’était en rien comparable aux précédentes, car ce défilé inédit comptait des prisonniers carthaginois. Au forum, on fit ériger une colonne de marbre blanc (la columna rostrata ; CIL, I², 2, 25) 7

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PREMIÈRE PARTIE – SILIUS ITALICUS ENTRE LES ANCIENS ET LES MODERNES

pelle l’importance de la première guerre punique, et  le fait que l’édifice fut restauré sous Vespasien. Ce sujet, qui permet au poète d’établir des liens entre le premier combat ayant opposé les Romains aux Carthaginois et  l’empereur qui inaugura la lignée des Flaviens, aurait donc pu concerner son lectorat. Il nous faut en outre faire état des nombreuses références à la viticulture dans les écrits siliens, thématique qui était d’une importance toute particulière sous le règne de Domitien, eu égard au fait que, se rendant compte que le vin était présent en grande quantité et qu’au contraire, le blé n’était plus suffisamment cultivé, il défendit de planter de nouvelles vignes en Italie, et ordonna qu’on ne laissât subsister dans les provinces que la moitié des anciens plants tout en favorisant la culture de céréales. Si cette mesure constitua un frein à la concurrence, les réactions des provinces furent virulentes et  des députations furent envoyées à  Domitien 18 qui, finalement, renonça à appliquer son édit 19. Dans le même ordre d’idée, pour expliquer sa théodicée, le Jupiter de Silius se sert du personnage de Scipion l’Africain en établissant un lien entre les héros de la deuxième guerre punique et les Romains de l’époque flavienne 20. Ces derniers ne sont pas dépeints comme des êtres décadents ou réprouvés, mais bien comme des conquérants militaires et  des bâtisseurs d’empire, suivant le modèle même de Scipion, à qui tout réussit 21. Parallèlement, loin de ne mettre en avant que son érudition littéraire, Silius montre clairement sa volonté d’apporter son soutien au régime flavien, en déclinant fidèlement les valeurs traditionnelles romaines défendues par Vespasien et ses deux fils. Dès lors, le fait décorée des restes des vaisseaux carthaginois (les « rostres » ; Serv., Ad Georg., III, 29 ; Plin., N.H., XXXIV, 11, 20 ; Q uint., I, 7, 12) dotée d’une inscription rappelant que Duilius avait capturé trente-et-un vaisseaux ennemis et fait sombrer treize autres (Oros., Hist., IV, 7, 10, 31). 18   Philostr., Apoll., VI, 42. 19  Suet., Dom., 14, 1-5. D’après Dion Cassius (Zon., XI, 19), les tributaires s’étaient surtout révoltés parce que l’empereur exigeait de l’argent par des moyens violents. Levick, « Domitian and the Provinces », p. 50-73. 20 Tipping, Exemplary Epic : Silius Italicus’ Punica, p. 9. Voir aussi : Fucecchi, « Lo spettacolo delle virtu nel giovane eroe predestinato : Analisi della figura di Scipione in Silio Italico » ; Mezzanotte, « Echi del mondo contemporaneo in Silio Italico », p. 357-388 ; Dominik, « Rome Then and Now : Linking the Saguntum and Cannae Episodes in Silius Italicus’ Punica », p. 113-127. 21   Cf. infra p. 51-62.

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III. LES PUNICA : UNE ŒUVRE PRISONNIÈRE DU PASSÉ ?

que notre auteur accorde à  celles-ci une importance prépondérante ne pouvait être le fruit du hasard. Marqué par les horreurs de la guerre civile romaine en 69  apr.  J.-C. et  les nombreuses violations de uirtus, de fides et  de pietas, il n’est pas surprenant que Silius ait voulu contribuer à la fois à la stabilité de la dynastie flavienne et à la grandeur de l’Vrbs 22. Nous arrivons ainsi à la conclusion que Silius était indubitablement en lien avec son temps, et mettons nonobstant en exergue la crainte éprouvée par celui-ci vis-à-vis des effets dégénérescents du luxus et de la gloire très présents dans la société romaine depuis la fin de la deuxième guerre punique. D’ailleurs, les Punica s’alignent sur le programme moral des Flaviens 23, ces derniers souhaitant mettre un terme aux désordres d’ordre moral. Comme le démontrera la prochaine section, l’œuvre de Silius aurait notamment eu pour objectif d’encenser tant l’empereur que sa dynastie, en véhiculant les valeurs du monde romain que la cour impériale cherchait à  restaurer et  à  imposer à  l’ensemble de ses sujets. Tandis que chez Lucain apparaît une volonté de perpétuer sciemment le nefas («  le vice indicible  »), chez Silius, l’emploi de la formule fas aperire mihi 24 témoigne du fait que le contenu de son œuvre n’était en aucun cas honteux pour ses compatriotes romains 25. Les Punica comportent en outre un exordium dans lequel l’auteur désigne fièrement les protagonistes vertueux qui interviendront dans l’épopée en luttant contre un ennemi extérieur au comportement transgresseur, impie et perfide 26. Ce faisant, Silius, en rattachant le présent (l’ère flavienne) et l’avenir au passé (l’ère républicaine), paraît avoir voulu faire renaître l’idéal vertueux autour d’une noble et  juste cause intemporelle, idéal de uirtus, de fides et de pietas mis en avant dans les Punica par le biais d’exempla empruntés à la guerre d’Hannibal.  Pomeroy, « Silius Italicus as ‘Doctus Poeta’ », p. 123.  Liebeschuetz, Continuity and Change in Roman Religion, p. 246 ; Mez­ zanotte, « Echi del mondo contemporaneo in Silio Italico », p. 363. 24  Sil., I, 19 : « je suis autorisé à révéler ». 25 Håkanson, Silius Italicus : Kritische und exegetische Bemerkungen, p. 7 ; Feeney, A Commentary on Silius Italicus Book 1, p. 24-25 ; Masters, Poetry and Civil War in Lucan’s Bellum Civile, p. 7 ; 205-215. 26  Sil., I, 4-8. 22 23

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PREMIÈRE PARTIE – SILIUS ITALICUS ENTRE LES ANCIENS ET LES MODERNES

On le voit, Silius évite de se laisser aller à  une nostalgie du passé, tout en le mettant en scène à  un moment où les graines du renouveau moral furent semées 27. Ainsi oscille-t-il entre l’attitude formelle de l’adhésion à l’Empire romain et l’impossibilité de faire revivre le passé, qui est exhumé et placé dans un musée mémoriel. Nous verrons dans cet ouvrage que si le poète flavien honore les Romains exemplaires, il soulève également des questions à  propos de la valeur de certains d’entre eux en tant que modèles à suivre.

27 Feeney, The Gods in Epic  : Poets and Critics of the Classical Tradition, p. 302.

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IV.

SILIUS ITALICUS ET DOMITIEN

Comme nous venons de le constater, l’épopée silienne, qui voit le jour dans un contexte impérial, témoigne en partie de l’époque de son auteur, et se définit donc également, à l’instar de l’Énéide, par la présence d’un princeps ; une présence impériale qui transparaît dans l’ensemble de la littérature romaine des premiers siècles. Précisons que nous évoquerons d’abord le règne de Domitien à travers les œuvres d’autres auteurs. Aux yeux de Pline 1 et Juvénal 2, qui brossent un portrait fort peu avenant de Domitien 3, le règne de ce dernier ne doit pas être envisagé comme une réaction aux excès et à la dépravation de celui de Néron, mais plutôt comme un régime où la luxure et l’otium faisaient cause commune avec le pouvoir tyrannique. L’opinion qu’ils transmettent constitue le reflet, certes déformé et accentué, des sentiments que l’aristocratie a éprouvés à l’égard de l’empereur 4. Juvénal dépeint le règne de Néron comme une « époque de sauvagerie » 5. Le satiriste décrit en outre un Domitien occupé à déchirer un monde déjà à moitié mort, une sorte de « Néron chauve » à qui Rome serait enchaînée 6. Tacite, de son côté, y voit

  Plin., Pan., 2, 1-6.   Juv., IV, 150-151. 3  Ramage, «  Juvenal and the Establishment. Denigration of Predecessor in the ‘Satires’ », p. 640-707 ; Braund (éd.), Juvenal Satires Book 1, p. 269-275. 4 Jones, The Emperor Domitian, 1992. 5  Juv., IV, 148-149 : illa […] tempora saeuitiae. 6  Juv., IV, 37-38. Morgan, « Achilleae Comae : Hair and Heroism According to Domitian », Cq , 47, 1997, p. 209-214. 1 2

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PREMIÈRE PARTIE – SILIUS ITALICUS ENTRE LES ANCIENS ET LES MODERNES

«  une époque sauvage et  hostile à  l’excellence  » 7. Ces propos laissent transparaître une ère tyrannique durant laquelle la vertu n’était pas encouragée, mais rejetée. Pour certains représentants de la tradition sénatoriale, il était donc possible d’associer Domitien à Néron, ce « dominus et deus » 8 contemporain de Lucain, dont les écrits faisaient d’ailleurs de l’avènement de l’autocratie impériale à Rome l’un de leurs thèmes majeurs 9. Pourtant, à l’instar de l’Énéide, où Énée est, au fil de l’œuvre, perçu comme un proto-Romain et un modèle d’inspiration pour Auguste, le nouveau maître du monde romain, Domitien apparaît sous un jour positif dans la Thébaïde, ainsi qu’en témoignent les louanges en hexamètres composées par Stace au sujet des guerres qu’il a menées 10. En effet, dans cette épopée, il reçoit une couronne d’or pour avoir célébré les victoires de Domitien en Dacie et sur le limes rhénan 11. Dans ses Argonautiques 12, Valerius Flaccus loue le poème (très certainement épique) dans lequel Domitien relatait la guerre de Judée et plus spécifiquement le siège de Jérusalem par son frère Titus en l’an 70 apr. J.-C. 13. Comparant Domitien à  Hercule, Martial mentionne quant à  lui la volonté de l’empereur d’être assimilé au héros devenu   Tac., Agr., I, 4 : saeua et infesta uirtutibus tempora.   Ce titre ne figura que sur certaines circulaires impériales. 9  Bonnet et Pétrone, « Approche littéraire et médicale de la souffrance physique dans La Pharsale de Lucain », p. 55-88. 10 Courtney  (éd.), A Commentary on the Satires of Juvenal, p.  195-200  ; Nauta, Poetry for Patrons  : Literary Communication in the Age of Domitian, p. 196 ; 329-330 ; 359. 11   Stat., Theb., I, 32-33 ; Ach., 1, 14-19 ; Silu., IV, 4, 95-96. 12  Val. Flacc., I, 12-14 : uersam proles tua pandit Idumen, / namque potest, Solymo nigrantem puluere fratrem / spargentemque faces et in omni turre furentem. 13 Coleman, « The Emperor Domitian and Literature », p. 3089-3090 ; McDermott et Orentzel, « Silius Italicus and Domitian », p. 24 ; 34 ; Ahl, « The Rider and the Horse : Politics and Power in Roman Poetry from Horace to Statius », p. 78-102 ; Morgan, « Achilleae Comae : Hair and Heroism According to Domitian », p. 209-214 ; Hartmann, Flavische Epik im Spannungsfeld von generischer Tradition und zeitgenössischer Gesellschaft, p. 38-61 ; 116-118, il est probable que Domitien ait également composé un récit épique concernant l’assaut de la colline du Capitole par les partisans de Vitellius en l’an 69. Silius avait certainement le prologue des Argonautiques de Valerius Flaccus à l’esprit lorsqu’il composa sa laudatio des Flaviens. Toutefois, les divergences entre les deux auteurs ne sont pas moins significatives que les ressemblances, car l’éloge silien de Titus est plus limité en longueur et en intensité que celui qu’il consacre à Domitien : l’inverse de ce que l’on observe chez Valerius. 7 8

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IV. SILIUS ITALICUS ET DOMITIEN

divinité et de reproduire ses actes exemplaires. Ses Épigrammes 14 évoquent un temple consacré par Domitien à Hercule ainsi qu’une statue du dieu aux traits calqués sur ceux du souverain. En outre, dans le couplet d’ouverture 15, Martial ose une comparaison entre l’empereur, qui a  imposé son image au héros, et  ce dernier, qui l’a greffée sur celle de Domitien afin de le valoriser. Le poète poursuit et clarifie ensuite ce rapprochement flatteur 16. Doté désormais d’une présence plus imposante encore que celle qui était la sienne durant ses travaux, cet Hercule auquel Domitien a fait don de son visage apparaît à l’empereur comme digne d’être reconnu comme son fils par Jupiter Capitolin 17. Les vers fondant la conclusion du poème de Martial et  faisant écho à  ceux qui ouvrent l’épigramme 18 vont jusqu’à affirmer qu’Hercule n’était pas digne d’emprunter les traits de Domitien, lesquels auraient bien mieux rendus une fois transposés sur Jupiter Tarpéien. À travers Hercule, Martial assimile donc Domitien à  Jupiter. Ce faisant, il se montre fidèle à une tradition établie par l’empereur en personne afin de mettre ce dernier en valeur par l’intermédiaire de Minerve, et en tant que vice-régent égal de Jupiter. Tandis que Vespasien, premier princeps de la dynastie flavienne, rejetait manifestement toute association avec le fils de Jupiter et d’Alcmène 19, Domitien s’efforçait effectivement d’entretenir une forte connexion avec celui-ci. Une mise en parallèle avec Hercule, qui résidait sur l’Olympe, et a fortiori les analogies avec Jupiter impliquaient en effet, aux yeux des détracteurs du Flavien, une transgression de la norme sur laquelle l’empereur n’exerça bientôt plus de contrôle. Cependant, en tentant de se comparer à Hercule, Domitien faisait, entre autres, ressortir la fluidité terrifiante de la combinaison dieu/homme-bête dont le héros constituait le paradigme, et  suggérait que le souverain pouvait, lui aussi, verser rapidement dans la bestialité 20. En d’autres termes,   Mart., IX, 64-65.   Mart., IX, 64, 1-4. 16  Mart., IX, 64, 5-8. 17   Mart., IX, 65, 1-6. 18  Mart., IX, 65, 1-6. 19  Suet., Vesp., 12, 1-5. 20  Hardie, The Epic Successors of Virgil : A Study in the Dynamics of a Tradition, p. 67-68. 14 15

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si Domitien s’est approprié le modèle herculéen, nous pensons que, dans l’œuvre de Martial, il n’est pas parvenu à  contrôler entièrement le glissement entre divinité et  bestialité inhérent à  celui-ci. Il  bénéficia toutefois du soutien de l’épigrammatiste pour asseoir sa légitimité 21. L’auteur des Punica, lui aussi, assimila l’empereur Domitien à Hercule 22. Le paradigme attaché à ce modèle herculéen (bifide par essence) inspirant Domitien n’en demeure pas moins délicat, comme en témoigne la reprise de l’Hercule ambivalent de Virgile 23 par les différents poètes épiques flaviens 24. Dès lors, Silius compare-t-il le princeps à Hercule dans un sens laudatif, comme le fait Martial ? Il était utile, voire nécessaire, pour un poète impérial d’inclure çà et  là dans sa poésie des marques de respect à  son empereur. Domitien s’était d’ailleurs offensé contre ceux qui n’avaient pas fait son éloge 25. Pour des raisons biographiques évidentes, Fr.  Ripoll maintient que Silius a  soutenu Domitien 26. W.  C. McDermott et A. E. Orentzel estiment même que l’attachement du poète flavien au princeps était sincère 27. Pourtant, comme nous l’avons signifié précédemment, différents débats divisent les universitaires dans leur volonté de déterminer si le genre épique latin, et  les Punica en l’occurrence, présentait une connotation politico-morale optimiste ou, au contraire, pessimiste. Les partisans d’une vision optimiste affirment que Silius soutenait l’idéologie impériale, soit consciemment, soit par la force des choses, et qu’il s’attachait dès lors à souligner la politique de restauration morale entreprise par les empereurs flaviens 28. Les détenteurs  Jones, The Emperor Domitian, p. 32.  Anderson, «  Heracles and his Successors  : A Study of a  Heroic Ideal and the Recurrence of a Heroic Type », p. 7-8 ; 44-58 ; Galinsky, The Herakles Theme : The Adaptations of the Hero in Literature from Homer to the Twentieth Century, p. 140-149. 23  Verg., Aen., VIII, 190-305. 24  Stat., Theb., I, 470-520 ; Val. Flacc., II, 373-578. 25  Dio Cass., LXVII, 4, 2 ; Plin., Pan., 1, 6. 26  Ripoll, La morale héroïque dans les épopées latines d’époque flavienne : tradition et innovation, p. 469-471. 27  McDermott et Orentzel, « Silius Italicus and Domitian », p. 34. 28  R.  Marks, Fr.  Ripoll, Ahl, M.  A. Davis et  A.  J. Pomeroy font partie des optimistes. 21 22

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IV. SILIUS ITALICUS ET DOMITIEN

d’un point de vue pessimiste perçoivent en revanche les Punica comme une critique de Domitien et du déclin moral et politique de Rome 29. Dès lors, sommes-nous en mesure de déterminer si le poète soutenait ou non le régime du dernier empereur flavien  ? Pour le savoir, nous nous attacherons à étudier les analogies entre certaines figures des Punica et la position de Domitien. Le statut paradigmatique de héros attribué à  Hercule dans les Punica démontre clairement la vision étendue du continuum mythico-historique de Silius. Aux côtés de Bacchus, de Castor, de Pollux et, parfois, d’Asclépios 30 et  de Romulus, Hercule fait partie de ces héros divinisés pour services rendus à  la race humaine 31. La  première position qu’il occupe dans cette liste suggère la primauté de son rôle exemplaire. De tous ces personnages, il est effectivement le seul à être érigé par Silius en modèle à  suivre. C’est sans doute la raison pour laquelle il apparaît dès le premier livre des Punica, en demandant à  la déesse Fides de venir en aide à Sagonte, une cité qu’il entend protéger 32. De plus, assimilé à  un archétype, Hercule inspire de diverses manières les plus grands chefs de guerre tels qu’Alexandre le Grand, Scipion l’Africain, Pompée, César, Antoine, Auguste et Domitien. Le  fait qu’il n’invite pas uniquement à  l’imitation, mais exige également l’émulation, confère à  Hercule un statut exemplaire particulièrement remarquable 33. À travers une association explicite entre Scipion, d’une part, et  Hercule, Bacchus et  Alexandre le Grand 34, d’autre part 35, la stratégie de Silius relie l’Africain tant à  des divinités qu’à un

  D. T. McGuire fait partie des pessimistes.  Bacchus, Castor, Pollux et Asclépios ne figurent pas dans les Punica. 31  Cic., Leg., II, 19 ; Tusc., I, 27-28 ; Nat., II, 62 ; Hor., Od., III, 3, 9-36 ; IV, 8, 13-34 ; Epist., II, 1, 5-11. 32   Cf. infra p. 94-153. 33 Tipping, Exemplary Epic  : Silius Italicus’ Punica, p.  16  ; Borzsák, « Die Punica des Silius Italicus und die Alexander-Überlieferung », p. 171-172 ; Galinsky, The Herakles Theme : The Adaptations of the Hero in Literature from Homer to the Twentieth Century, p. 5. 34  Face à  la brièveté de la vie, Alexandre encourage Scipion à  poursuivre le destin victorieux prédit par son père divin Jupiter dans l’audace et la promptitude (Sil., XIII, 762-775). Baldwin, « Alexander, Hannibal and Scipio in Lucain », p. 51-60. 35  Sil., XV, 78-81 ; 647-650. 29 30

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mortel brillant. Faisant de Domitien le « nouveau Scipion », le princeps se trouve donc, lui aussi, assimilé à Alexandre, à Bacchus et  à  Hercule 36. Conjointement, dans les Punica 37, le récit apocryphe de l’ascendance jupitérienne de Scipion se mue en une réalité insistante. L’épopée laissant en outre fortement sous-entendre 38 que son excellence vaudra finalement au général romain une place aux Champs Élysées, situation qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle du Somnium Scipionis de Cicéron, elle établit une continuité mythico-historique entre Jupiter, Hercule, Scipion et Domitien. Bien plus encore que son homonyme des Argonautiques ou de la Thébaïde, le Jupiter des Punica entretient des liens éminemment intimes avec les Romains, aspect que la nature historique du poème contribue en partie à expliquer. Au vers 618 du livre III, onze vers après ceux qui ont qualifié Domitien de Germanicus, Jupiter ne parle plus de Romains, mais de « Romuléens », quand il promet que l’éloquence de Domitien surpassera un jour celle des descendants de Romulus 39. L’évocation de ses talents poétiques par le roi des dieux 40 et  son association à  Scipion l’Africain au cours de la même théodicée contribuent à inscrire Domitien dans l’épopée et  ce, de manière indélébile. Au vers 625 du même livre, le maître de l’Olympe qualifie le dernier empereur flavien de «  fils des dieux  » (nate deum), de la même manière que Silius, à la fin du poème, officialise la parenté divine de Scipion. Deux vers plus loin 41, Jupiter promet que Q uirinus en personne cèdera son trône à  Domitien quand celui-ci sera parvenu aux cieux. Au vers 862 du livre XIII, l’apparition des termes deum 36 Marks, From Republic to Empire : Scipio Africanus in the Punica of Silius Italicus, p. 222-223 ; Bartsch, Actors in the Audience : Theatricality and Doublespeak From Nero to Hadrian, p. 148-187. 37  Sil., IV, 476 ; VII, 487-488 ; XIII, 615-649 ; XVII, 653-654. Bernstein, In the Image of the Ancestors : Narratives of Kingship in Flavian Epic, p. 150. 38   Sil., XV, 77-78 ; XVII, 645-654. 39 « Romulus » aurait précisément signifié « le Romain ». Bannon, The Brothers of Romulus. Fraternal Pietas in Roman Law, Literature, and Society. 40  Sil., III, 618-621 : Q uin et Romuleos superabit uoce nepotes / quis erit eloquio partum decus. Huic sua Musae / sacra ferent, meliorque lyra, cui substitit Hebrus / et uenit Rhodope, Phoebo miranda loquetur. 41   Sil., III, 627-628  : solioque Q uirinus  / concedet, mediumque parens fraterque locabunt.

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gens fait, elle aussi, songer à Scipion et à Domitien, et ce, d’autant qu’à ce moment des Punica, le fantôme de la mère de Scipion, Pomponia, vient de rappeler avec insistance à son fils son ascendance divine 42. La prophétie de Jupiter constitue le passage de l’épopée situant le plus clairement la place occupée par la deuxième guerre punique dans le contexte de la Rome des Flaviens. Faut-il y voir une obligation panégyrique dénuée de véritable sens politique ? Nous estimons que Scipion était étroitement lié au régime flavien, et  qu’il servait de speculum principis à  Domitien, remplissant ainsi une fonction didactique 43. C’est la raison pour laquelle Scipion, en tant qu’exemplum moral, est présenté comme un héros que l’empereur se devait d’imiter 44. Ce dernier apparaît donc dans les Punica à  la fois comme le digne successeur de Scipion l’Africain, et comme le représentant terrestre de Jupiter. Silius a  donc créé une divinité intimement proche du princeps flavien, tout en mettant en exergue un Scipion digne d’émulation servant de guide à ce dernier. Le portrait du Jupiter épique, tel que le brosse Silius, nous permet-il de connaître la véritable position du poète envers Domitien ? Dans les Punica, le roi des dieux est dépeint en des termes parfois ambigus et alambiqués, rendant l’attitude de Silius envers son princeps difficile à décrypter. Par ailleurs, en qualifiant Rome de « royaume de Q uirinus » 45, Silius nous rappelle tant l’association implacable entre le primus rex Romulus, ancêtre moral de Domitien, et sa volonté de régner seul, sans partage, que le fratricide qui est attaché à Romulus : comme le premier roi de Rome, Domitien aurait tué son frère, Titus 46.   Sil., XIII, 628-647.  Marks, From Republic to Empire : Scipio Africanus in the Punica of Silius Italicus, p. 211-244. 44  Cf. infra p. 325-336. 45  Sil., VI, 103 : sceptra Q uirini. 46   Une certaine tradition anti-domitienne a  prétendu que Domitien avait empoisonné Titus (Dio Cass., LXVI, 26, 1-4  ; Philostr., Apoll., VI, 32  ; Herodian., IV, 5, 6 ; Aur. Vict., Ep., X-XI ; peut-être aussi Chants sibyllins, XII, 121-123), ce qui n’est nullement avéré dans la mesure où ce dernier mourut de fièvre (Suet., Tit., 10 ; Dom., II ; Eus., Chron., année 2096) ou de l’abus de bains (Plut., De sanitate praecepta, 3) à Aquae Cutiliae, station thermale située à l’est de Rieti. Pourtant, étonnamment, Titus était encore en vie quand Domitien 42 43

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Par la même occasion, Silius fait allusion au royaume de Scipion l’Africain et  au nom de sa gens illustre 47. Cependant, ce dernier n’a jamais envisagé de régner sans partage. En outre, le livre III des Punica 48 contient un panégyrique relativement long consacré à Jupiter. Cet écrit concerne la vertu qu’il perçoit chez Vespasien et ses fils, et qui évoque, bien sûr, l’épisode de la théodicée dans l’Énéide 49 moment durant lequel le Jupiter de Virgile annonce les futurs exploits de la lignée julienne 50. Aux vers 595-596, le roi des dieux promet par ailleurs à  Vénus qu’une « race de guerriers » (bellatrix gens), à savoir les Flaviens, « fera grandir la renommée des Juliens sacrés  » (Flauii, sacris augebit nomen Iulis). En termes d’exemplarité, les exploits des Flaviens dépasseront même ceux d’Auguste, dont le nom sacré surpassait déjà le superlatif maximus 51. Aux vers 594-595 du livre III, il est même dit que « l’excellence céleste » 52, incarnée par la dynastie flavienne, parviendra, par catastérisme, jusqu’aux étoiles. Silius divinise donc Domitien. L’affinité dont témoigne Scipion, le républicain, envers un empereur autocratique et  extravagant perce-t-elle une brèche nettement apparente sur le plan idéologique  ? Pour les héros de l’épopée silienne, en découle la possibilité d’émerger en tant qu’exemplum de domination individuelle sur la destinée romaine. Toutefois, d’après nous, Silius présente Domitien selon un schéma post-lucainien de la guerre civile, loin d’être résolument négatif et qui lui est propre. Cette ambiguïté sur la personne du dernier empereur flavien, propre à la période, n’empêche donc pas Silius de présenter Domitien sous un angle globalement positif, en plaçant la vertu romaine au premier plan, et en lui faisant remporter un certain nombre de victoires authentiques. En effet, alors que gagna Rome à cheval pour se rendre au camp des prétoriens afin de s’y faire saluer en tant qu’empereur, et d’y distribuer une somme égale à celle donnée par son frère au lendemain de la mort de Vespasien (Suet., Dom., 2 ; Tit., 11 ; Dio Cass., LXVI, 26, 1-5). 47 Henderson, Figuring Out Roman Nobility : Juvenal’s Eighth Satire, p. 142. 48  Cf. infra p. 44. 49   Verg., Aen., I, 257-296. 50  Verg., Aen., I, 278-296. 51  Hardie, The Epic Successors of Virgil : A Study in the Dynamics of a Tradition, p. 5. 52  Sil., III, 594 : uirtus caelestis.

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Valerius ne célèbre que l’activité poétique de l’empereur 53, Silius développe longuement ses campagnes militaires 54. Q u’en est-il de ces dernières  ? Telles que présentées par les historiens antiques, elles n’auraient été menées que pour s’attirer la gloire du populus, peu importe leur issue. Pour preuve, la victoire de 83 apr. J.-C. contre les Chattes, célébrée par un triomphe et qui valut à l’empereur le titre de Germanicus 55, ne mit nullement fin au problème germanique. Au demeurant, la Germanie de Tacite rapporte que les Germains, durant les années 90 apr. J.-C., ont « connu davantage de défaites que de conquêtes » 56. Il s’agit là d’une affirmation pour le moins laudative, mais une attaque contre Domitien transparaît dans son Agricola 57, où l’historien n’hésite pas à parler de « mascarade de triomphe » au sujet de la victoire remportée par Domitien sur les Germains. Suétone, pour sa part, qualifie d’injustifiée la campagne ayant abouti à ce même triomphe 58. Pourtant, quand le Jupiter de Silius évoque le triomphe de Domitien face aux Chattes en 83  apr.  J.-C. 59, et  mentionne son titre de Germanicus 60, il ne convient pas de considérer cette héroïsation comme un trait ironique. En faisant allusion à la peur que le jeune Domitien inspirait aux Bataui 61, Jupiter nous livre un panégyrique de la jeunesse de l’empereur qu’il aligne ainsi sur l’héroïsme fougueux du Scipion des Punica 62. Toutefois, il n’est pas impossible que cette dernière référence puisse, elle aussi, être malicieuse si on la confronte avec le récit donné par Tacite 63   Val. Flacc., I, 12-15.   Sil., III, 606-617. 55 Jones, The Emperor Domitian, p. 126-152. 56  Tac., Germ., XXVII, 6 : proximis temporibus triumphati magis quam uicti sunt. 57   Tac., Agr., XXXIX, 1 : falsus e Germania triumphus. 58   Suet., Dom., 6, 1. Ramage, « Juvenal and the Establishment. Denigration of Predecessor in the ‘Satires’ », p. 703 ; Perez-Vilatela, Alusiones a la Guerra dácica de Domitiano en Silio Italico, p. 12-19. 59 Marks, From Republic to Empire : Scipio Africanus in the Punica of Silius Italicus, p. 220. 60  Sil., III, 607 : at tu transcendes, Germanice, facta tuorum. 61   Sil., III, 608 : iam puer auricomo praeformidate Batauo. 62  Marks, From Republic to Empire : Scipio Africanus in the Punica of Silius Italicus, p. 220-222. 63  Tac., Hist., IV, 85, 6. 53 54

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selon lequel les Bataui se rendirent avant même que Domitien ne soit parvenu sur le champ de bataille 64. Il  en va de même quand Jupiter attribue de la témérité au princeps 65 pour avoir trouvé refuge dans le temple capitolin au moment de l’assaut des partisans de Vitellius, en 69  apr.  J.-C. 66. Ici encore, la version que Tacite 67 nous donne de Domitien en train de se cacher laisse place à une tout autre interprétation de la gesta impériale. Au surplus, le vers 686 du livre XIV des Punica 68 aurait été rédigé pour mettre en valeur le rôle pacificateur de Domitien 69. Cependant, nous inclinons à  penser qu’en mentionnant ces épisodes, Silius rappelle non seulement la participation de l’empereur à  des affrontements – qu’il juge héroïques – contre un ennemi extérieur, mais aussi sa capacité à se préserver de l’otium et  de l’oisiveté pour pouvoir véhiculer et  ce, le plus longtemps possible, les valeurs romaines ancestrales. Q u’en était-il de la vision silienne de Domitien d’un point de vue moral ? Avant de répondre à cette question, il nous faut savoir quelle importance l’empereur flavien accorda aux valeurs étudiées. Après une année et demie de troubles et de luttes intestines qui n’étaient pas sans rappeler la période chaotique des trois guerres civiles du ier siècle av. J.-C., l’Empire romain retrouva une certaine stabilité politique et socio-économique grâce à l’arrivée au pouvoir de Vespasien. L’accession aux plus hautes marches de l’État du premier empereur flavien, proclamé princeps par les légions d’Égypte en 69, a également coïncidé avec l’entreprise de reconstruction de l’édifice moral construit autour de la valorisation des vieilles valeurs propres à  l’Vrbs. La  fides et la pietas, en tant que vertus fondamentales, étaient la meilleure part de l’héritage républicain et augustéen (Auguste constituait un exemplum vertueux) des Flaviens. Ce sont elles qui, sur le plan politique, 64  McGuire, History as Epic  : Silius Italicus and the Second Punic War, p. 178-179. 65  Sil., III, 609-610 : nec te terruerint Tarpei culminis ignes : / sacrilegas inter flammas seruabere terris. 66  Marks, From Republic to Empire : Scipio Africanus in the Punica of Silius Italicus, p. 220. 67  Tac., Hist., III, 69-74. 68  Sil., XIV, 686 : uiri qui nunc dedit otia mundo. 69 Zecchini, « Silio Italico e Domiziano », p. 33.

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IV. SILIUS ITALICUS ET DOMITIEN

religieux et  civique, constituaient une base solide du nouveau régime établi par Vespasien. Cette mise en valeur des vertus du mos maiorum s’est opérée dans le but d’établir une continuité dynastique et d’en retirer une légitimité certaine. Sous le règne des Flaviens et en particulier sous les principats de Titus 70 et de Domitien 71, la déesse Pietas 72 a fait l’objet d’une utilisation récurrente dans la numismatique romaine. Deux ses-

  Ric, t. 2, Titus, 73 ; 96 ; 214 ; 222-224.   Ric, t. 2, Domitian, 214. 72 Pietas déifiée apparaît à deux reprises dans l’œuvre cicéronienne aux côtés d’autres notions abstraites divinisées. Cic., Leg., II, 28 écrit : « Q ue l’on rende un culte aux êtres divins et ceux que l’on a toujours tenus comme dieux du ciel, et ceux que leurs bienfaits ont placés dans le ciel, Hercule, Liber, Esculape, Castor, Pollux, Q uirinus et ces mérites auxquels est accordé aux hommes le pouvoir de s’élever au ciel : Mens, Virtus, Pietas, Fides et que de ces mérites, il y ait des sanctuaires ; mais que jamais l’on n’entreprenne en l’honneur des vices des cérémonies solennelles. » (Diuos et eos qui caelestes semper habiti sunt colunto et ollos quos endo caelo merita locauerint, Herculem, Liberum, Aesculapium, Castorem, Pollucem, Q uirinum, ast olla propter quae datur hominibus ascensus in caelum, Mentem, Virtutem, Pietatem, Fidem, earumque laudum delubra sunto nec ulla uitiorum sacra sollemnia obeunto.) Q uelques lignes plus loin, il ajoute : « Il est bon de diviniser les qualités humaines que sont Mens, Pietas, Virtus et Fides, vertus qui toutes possèdent à Rome un temple que l’État leur a dédié, afin que ceux qui possèdent ces qualités – et tous les hommes de bien les ont – croient que les dieux eux-mêmes séjournent dans leur âme. » (Bene uero quod Mens, Pietas, Virtus, Fides consecrantur humanae, quarum omnium Romae dedicata publice templa sunt, ut illas qui habeant (habent autem omnes boni) deos ipsos in animis suis conlocatos putent). Chez Plaut., Curc., 639-641, Pietas revêt majoritairement un caractère familial. Dans le Curculio, l’héroïne, enlevée tout enfant à  sa famille, retrouve son frère quelques années plus tard : « Ô Pietas, sauve-moi, moi qui t’ai toujours observée. Mon frère, salut ! » (Et isti me heredem fecit. O Pietas mea, serua me, quando ego te seruaui sedulo. Frater mi, salue). Ici, Pietas désigne assurément la divinité chargée de présider aux relations fraternelles et  aux liens familiaux. Le  texte la présente comme une déesse tutélaire du rapprochement intime entre un frère et sa sœur. Tout aussi explicite est Plaut., Asin., 506-508 : Vbi piem Pietatem, si istoc more moratam tibi postulem placere, mater, me quo pacto praecipis ? Hoccine est pietatem colere, matri imperium minuere ?, passage dans lequel une mère cherche à éloigner sa fille, Philénie, d’un jeune prétendant peu fortuné, Argyrippe. Comme l’indique Martinelli-Soncarrieu, Pietas. Recherche sur l’exercice et l’expression de la piété à Rome et dans l’Occident romain sous les Julio-Claudiens et les Flaviens, p. 254, la seule présence de Pietas dans des comédies où les personnages étaient des êtres très simples, naturels, souvent caricaturaux et  en tout cas sans grande recherche psychologique, laisse supposer que la divinité était perçue comme une entité proche des gens. Notons que dans le dernier extrait de Plaute cité ci-avant fusionne implicitement la fides et la pietas. Au surplus, comme Fides, Pietas figurait ostensiblement parmi les quatre vertus du clipeus uirtutis d’Auguste à l’époque où le souvenir des récentes guerres civiles marquait encore les esprits. 70 71

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terces, l’un à  l’effigie de Domitien, l’autre à  l’effigie de Domitia, et  qui portent toutes deux au revers la représentation d’un bébé nu, assis sur un globe strié et entouré d’étoiles qu’il cherche à  atteindre, ont été frappés en 82 et  83  apr.  J.-C. 73. La  légende DIVVS CAESAR IMP. DOMITIANI F. ainsi que l’assimilation explicite du jeune Flavius, fils de Domitien mort tout enfant et  divinisé sous le titre de Caesar, à  Jupiter lorsqu’il était jeune sont explicites. Ces monnaies avaient notamment pour but de démontrer qu’à défaut d’une continuité dynastique assurée par la présence effective d’un héritier mâle, l’entente des époux impériaux était réelle et que Domitien, père du divin Flavius, descendait du roi des dieux. D’ailleurs, comme l’explique Suétone, au lendemain des massacres du Capitole et  après avoir échappé à l’incendie du temple, puis à ses poursuivants en se déguisant en prêtre d’Isis et en se mêlant aux sacrificateurs de diverses religions, Domitien a toujours considéré que le pouvoir suprême lui revenait de droit, car il se pensait d’essence divine 74. Toutefois, jaloux du pouvoir que détenait son père Vespasien à  la tête de l’Empire, même s’il était officiellement associé à l’autorité impériale, puis de celui dont avait hérité son frère Titus 75, Domitien avait, semble-t-il, nourri une grande frustration durant sa jeunesse 76. Les sources littéraires de l’époque antonienne pointent l’existence d’une véritable animosité, sinon d’hostilité, à l’égard des figures paternelle et fraternelle 77. Lorsque Titus trouva la mort, celui que l’on allait surnommer le « Néron chauve  » ne fit pas montre d’un grand empressement ni de diligence lors des honneurs funèbres rendus à  la memoria de son frère défunt  ; au contraire, il chercha à  entacher celle-ci 78. Ce désintérêt pourrait expliquer le fait que le dernier empereur flavien n’ait vraisemblablement pas eu à  cœur de valoriser ni son ascendance ni sa fraternité à travers la pietas. En effet, cette double dimension n’apparaît dans aucun texte ni dans aucun

    75   76  77  78  73 74

Ric., t. 2, Domitian, 209 A ; 213. Suet., Dom., 1, 4. Suet., Dom., 13, 1. Martin, Les douze Césars : du mythe à la réalité, p. 90-98. Suet., Tit., 9, 5. Suet., Dom., 2, 6.

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document archéologique. La piété filiale, elle aussi, fut probablement délaissée, car Domitien se savait être le dernier des Flaviens. Sous cet empereur, la pietas apparaissait toujours comme une valeur essentiellement manifestée à  l’égard du princeps. Comme sous la dynastie julio-claudienne, ce dernier suscitait la piété de ses concitoyens pour, dans un second temps, en témoigner aux dieux. Mais surtout, au cours de la décennie 80 apr. J.-C., la pietas a favorisé l’émergence d’une nouvelle notion, la prouidentia, qui entendait assurer au princeps une légitimité d’ordre religieux. Ce concept flavien à la dimension divine fortement ancrée avait circonscrit la pietas autour du volet lié à  la protection de l’empereur par les dieux. Notre valeur, toujours fondatrice de légitimité, a donc subi une inflexion substantielle du fait de la présence d’une famille qui se prétendait providentielle. Du reste, la dimension religieuse de la pietas flavienne, omniprésente sous Domitien, s’inscrivait dans un programme politique. De fait, l’hypothèse d’une propagande impériale déjà orchestrée sous Auguste et orientée sur l’idée des relations unissant l’empereur à  ses concitoyens par l’intermédiaire des dieux, paraît très plausible dans un contexte de reconstruction sociale et politique et de légitimation d’une nouvelle dynastie. Par ailleurs, pour en revenir au Domitien silien, juste avant d’évoquer ces deux paires d’imperatores célèbres que furent Marius et  Sylla ainsi que César et  Pompée, la Sibylle 79 relate qu’une Vestale fut sanctionnée pour n’avoir pas respecté son vœu de chasteté. Il  est possible que les lecteurs de l’époque de Silius aient songé à  Cornelia, prêtresse de Vesta que Domitien avait, selon la coutume prescrite par la lex, condamnée à  être enterrée vivante pour un crime de ce genre 80. Dans la mesure où cette histoire était suivie de l’évocation des deux protagonistes de la première guerre civile (Marius et Sylla), lesquels étaient assoiffés de pouvoir, ainsi que d’une discussion sur la domination politique et les deum gentes, il est possible que, dans l’œuvre silienne, 79  Sil., XIII, 844-849 : Juxta (nonne uides ? neque enim leuiora domantur / delicta) inlatrat ieiunis faucibus Orthrus,  / armenti quondam custos immanis Hiberi, / et morsu petit et polluto euiscerat ungue. / Nec par poena tamen sceleri : sacraria Vestae / polluit exuta sibi uirginitate sacerdos. 80 Caprioli, Vesta Aeterna : L’Aedes Vestae e la sua decorazione architettonica, p. 12-15.

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la pensée de ces deux individus ait fait écho au titre autoproclamé de dominus et deus que portait Domitien. En évoquant les figures des généraux qui s’étaient combattus lors des premières guerres civiles, lesquelles s’affrontaient chez Lucain, Silius semble tout autant, sinon plus, déplorer le despotisme et la soif de pouvoir personnel, loin des principes vertueux qui avaient contribué à provoquer la guerre intestine. Nous pensons toutefois que la probable allusion à  Cornelia 81 vise en fait à  présenter Domitien en garant de l’ordre moral, et  à  souligner implicitement le châtiment infligé à ce crime contre la moralité que constituait la violation du vœu de chasteté par une Vestale. En outre, il semble que le titre de deus n’ait pas été véritablement officiel, mais que Domitien se plut à se l’entendre attribuer, employant l’expression dominus et  deus en tête d’une circulaire envoyée à ses procurateurs 82, et les mentions dominus et deus noster sic fieri iubet sur l’un de ses décrets 83. Comme nous pouvons le voir, le princeps paraissait, pour certains Romains, un maître et un dieu, et pas seulement le premier d’entre eux. Par ailleurs, l’assimilation à Jupiter, conjuguée à l’usage de l’expression dominus et  deus, vise à  enfermer le populus dans une obligation de soutien et de protection à l’empereur 84. Bref, Silius cherche à  nous rappeler que Scipion l’Africain, fils de Jupiter, ne pouvait que montrer l’exemple, et ouvrir la voie aux empereurs désireux de garantir les valeurs traditionnelles romaines tout en n’abusant pas de leur pouvoir. Tout parallèle entre cette figure républicaine et Domitien témoigne d’un désir de dresser le portrait d’un exemplum moral dont les actes, globalement positifs et moralement louables, faisaient écho à ceux du princeps flavien. L’auteur des Punica était à  cheval tantôt entre tradition et innovation, tantôt entre moralité républicaine – au faîte de sa   Sil., XIII, 844-849.   Suet., Dom., 7, 3. 83  Suet., Dom., 8, 2-5 ; Dio Cass., LXVII, 13, 1-4 ; Dion. Chrys., XLV, 11 ; Oros., VII, 10 ; Zon., XI, 19. 84   Notons qu’après que le tyran eut été assassiné en 96  apr.  J.-C., Pline le Jeune (Pan., 2-5), dont la partialité manichéenne était patente, ne se priva pas de calomnier Domitien quant à l’usage de ce titre, alors que, dans le même temps, il référait à Trajan en tant que dominus. 81 82

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quintessence au lendemain de la victoire du vertueux Scipion l’Africain sur Hannibal en 202 av.  J.-C. –, et  morale flavienne. Tout en jetant des ponts entre passé et présent, et en mettant en garde son lecteur contre les dangers inhérents aux guerres civiles (il fut très certainement bousculé par les événements qui jalonnèrent l’«  année des quatre empereurs  »), pour des raisons idéologiques, il y a lieu de penser qu’il subordonne son républicanisme à sa vision pro-domitienne. Les individus mis en scène dans les Punica se font d’ailleurs miroir des débats tant républicains qu’impériaux ; Scipion l’Africain, le plus vertueux d’entre tous et Domitien sont placés sur une même ligne de conduite et d’action. Tout cela contribue à voir en Scipion un princeps idéal, dont Domitien est incité à suivre l’exemple 85. Corrélativement, nous estimons que les Punica doivent être considérés comme la représentation de l’évolution morale graduelle de Rome depuis l’ère post-augustéenne, période durant laquelle ses valeurs traditionnelles furent mises en péril, jusqu’à la fin de l’ère flavienne, lors de laquelle elles furent, selon Silius, revitalisées. Enfin, ajoutons que Silius devait approuver la politique africaine entreprise par les Flaviens. En effet, si l’ancien royaume de Carthage devint punico-romain de l’avènement de Scipion l’Africain jusqu’à César et romano-punique sous les Julio-Claudiens, il ne fut véritablement romanisé que sous les Flaviens. L’œuvre de pacification, d’essor urbain et surtout de soumission quasi totale des indigènes africains à  Vespasien et  à  Domitien marqua une nouvelle étape dans l’histoire de cette partie sud du monde romain. Nous pouvons donc dire qu’entre l’action militaire scipionienne et la politique des Antonins, qui formèrent une continuité historico-morale centrée autour de sa morale, elle fit date. La mise en valeur de Romains exemplaires par Silius génère diverses questions concernant leur qualité même d’exemples. L’adhésion à  ce type de représentation – livienne 86 – conduit à  s’interroger sur le statut de modèle des personnages ainsi dépeints, de même que sur le processus par lequel la poésie épique 85 Marks, From Republic to Empire : Scipio Africanus in the Punica of Silius Italicus, p. 287. 86  Cf. infra p. 78-88.

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établit les archétypes historiques 87. Les Punica décrivent un passé idéal contrastant avec le déclin qui lui succède. De temps à autre, ils laissent apparaître un comportement romain exemplaire conservant son intégrité tout au long de l’histoire. Ainsi Romulus, Scipion et Domitien, par exemple, sont-ils tous trois des parangons romains dignes d’aemulatio. Si les Punica narrent la lutte épique de la vertu romaine finissant par l’emporter face au vice carthaginois, Silius décrit cette rivalité à  travers le comportement d’individus à  l’exemplarité incertaine ou imparfaite. En temps de crise, comme ce fut le cas au début de la guerre d’Hannibal, la relativité des valeurs était expressément proclamée.

 Tipping, Exemplary Epic : Silius Italicus’ Punica, p. 9.

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Les pages suivantes se pencheront sur l’analyse des innombrables dialogues intertextuels figurant dans les Punica afin de déterminer quels étaient les modèles historico-littéraires de Silius, et, surtout, de comprendre comment ce dernier se positionnait par rapport à ceux-ci pour créer une épopée au thème novateur. En effet, s’interroger sur l’univers moral des héros d’une œuvre épique, c’est d’abord s’attacher à déterminer la place de ladite œuvre dans une tradition littéraire et historique et, par conséquent, à la situer par rapport à  ses prédécesseurs épiques et  historiques. Bien plus que l’observation de la manière dont Silius interagit avec ces derniers, il conviendra de dégager l’influence des sources historiques des Punica en termes de contenu et d’attitudes vis-à-vis de Rome, des Romains, des Carthaginois et des protagonistes de la guerre d’Hannibal. En d’autres termes, il s’agira de démontrer comment notre auteur est parvenu à  s’approprier les modes de la présentation historiographique dans un poème épique, avant de les exploiter. Parallèlement, nous devrons tenir compte de la description faite par Silius des actes exemplaires commis durant la deuxième guerre punique à  la lumière de ces mêmes épisodes décrits par d’autres auteurs. Aussi, nous attellerons-nous à proposer une lecture de l’usage de la prose historique et de la poésie silienne. Les prédécesseurs épiques de Silius, et  plus particulièrement Virgile et Lucain, ont joué un rôle non négligeable dans l’élaboration de l’œuvre silienne. Bien que les critiques relatives à l’interaction avec eux se soient quelque peu adoucies à la fin du xxe siècle, les Punica doivent beaucoup à l’un et à l’autre poète 1.  Delarue, « Sur l’architecture des Punica de Silius Italicus », p. 245-253.

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Pour certains chercheurs, la vie de Silius, telle que la décrit Pline, est révélatrice de la manière dont le poète flavien s’est servi de l’œuvre de son modèle, Virgile. À la suite de pareils commentaires, certains critiques ont avancé que les références à  l’auteur de l’Énéide relevaient du plagiat et  que, dès lors, il ne libérait aucune énergie créatrice. Toutefois, le lecteur des Punica doit être conscient que leur contenu repose sur de nombreuses couches d’intertextualité. En effet, le poème regorge d’échos textuels et intertextuels aux épopées gréco-latines antérieures. À toutes les périodes, l’intertextualité était pour l’auteur un moyen de briller par son érudition, tout en permettant à son lecteur de repérer passim une citation, une référence, etc. Subséquemment, si, dans le présent travail, une attention particulière sera accordée à la redistribution des lignes virgiliennes, le poète flavien doit être lu en relation avec l’Énéide et les écrits d’autres écrivains, tant les représentants de la tradition épique, que ceux de la prose historiographique. Ce mélange d’influences, loin de ne constituer qu’une imitation servile des œuvres précédentes, rend le travail du poète flavien singulier  ; si les épisodes de Sagonte et de Cannes dans les Punica s’inspirent des récits de Virgile, de Tite-Live et de Lucain, ils sont avant tout le sceau de l’œuvre créatrice silienne.

A. Les influences littéraires Les Punica s’inspirant essentiellement des œuvres virgilienne et  lucainienne, nous avons pris le parti de commencer ce chapitre par leur analyse afin de dégager les concepts et les caractéristiques fondant l’œuvre silienne tout entière. a. L’influence de Virgile dans les Punica Après avoir pris connaissance des détails biographiques qui, à suivre Martial et Pline, démontrent la vénération de Silius pour Virgile 2, le lecteur s’attend à  trouver dans les Punica une multitude d’allusions à  l’œuvre du poète mantouan. La  structure

  Cf. supra p. 26-27.

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adoptée par Silius répond largement à  cette attente. Le  poète honorait et glorifiait Virgile. La lumière du phare de Virgile peut être aperçue de partout dans les Punica, de par sa diction, son phrasé, sa prosodie, jusqu’au choix de ses motifs, touches descriptives et tropes rhétoriques. Néanmoins, même s’il voulait se faire l’élève du Mantouan en retraçant l’histoire de la deuxième guerre punique, Silius ne s’était nullement fixé comme objectif de reprendre in  extenso la narration des principaux événements de l’epos virgilien. Il ne fait aucun doute que les Punica se sont largement inspirés de l’Énéide, qui a une valeur fondatrice dans le discours impérial, et qui propose un modèle éthico-moral et historico-poétique téléologique. L’œuvre virgilienne exalte les combats épiques pénétrés de uirtus dans la mesure où ils sont la condition sine qua non de l’accomplissement du destin des Q uirites ; c’est grâce à la guerre et à ses valeurs que l’Vrbs a pu s’assurer la domination du monde. L’œuvre maîtresse de Virgile et celle de Silius se recoupent en de nombreux points de manière à établir des parallèles entre les guerres énéennes et  la Carthage du poète flavien. Les premiers vers des Punica font directement référence au héros de l’Énéide : Le thème de l’œuvre à  laquelle je m’attaque est celui des armes par lesquelles la renommée des descendants d’Énée grandit jusqu’à atteindre le ciel et la féroce Carthage ne tombe sous la coupe des lois italiennes. Permets-moi donc, Muse, de commémorer les conflits superbes de l’Italie d’antan, et  de consigner à quel point les hommes que Rome avait créés pour la guerre étaient grands et  nombreux, lorsque le peuple de Cadmos, trahissant le traité sacré, commença la dispute pour la souveraineté 3.

Le deuxième terme du poème silien, arma, rappelle l’incipit de l’Énéide 4, tandis que Aeneadum, le premier mot de la deuxième ligne des Punica, renvoie directement à l’œuvre de Virgile. D’em3  Sil., I, 1-6 : Ordior arma, quibus caelo se gloria tollit / Aeneadum patiturque ferox Oenotria iura / Carthago, da, Musa, decus memorare laborum / antiquae Hesperiae, quantosque ad bella crearit / et quot Roma uiros, sacri cum perfida pacti / gens Cadmea super regno certamina mouit. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, p. 68). Crome, « Silio Italico studioso e cultore di Virgilio », p. 43-51. 4  Arma uirumque cano.

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blée, Silius cultive donc une relation intertextuelle avec son prédécesseur. Pour B. Tipping, Silius ambitionne de se réapproprier le genre épique, définit les Aeneadae – autrement dit les Romains –, comme des guerriers, commémore leurs hauts faits militaires, et présente leur quête de gloire, au travers de la guerre, tant comme une réussite que comme une préoccupation digne d’intérêt 5. De même, le mot bella, qui apparaît au quatrième vers des Punica, constitue aussi bien un terme générique qu’une réminiscence, tant du multa quoque et bello passus 6, que des horrida bella (« des guerres terrifiantes ») de la seconde préface de l’Énéide 7, dans laquelle Virgile s’engage, lui aussi, à relater un conflit s’apparentant à une forme de guerre civile. La formule employée par Silius aux vers 4 et  5 des Punica – «  à quel point les hommes que Rome avait créés pour la guerre étaient grands et  nombreux  » 8 – vient par ailleurs rappeler l’ambiguïté poignante que la vision virgilienne de cette terrible guerre ayant opposé les Troyens aux Latins de Turnus et ayant forcé « l’Hespérie entière à prendre les armes » 9. Les belligérants romains, chez Silius, sont d’ailleurs présentés comme la fleur de l’Italie aux vers 643-644 : «  Q uels héros ont fait fleurir alors l’Italie, notre terre nourricière ? Q uelles armes l’ont embrasée ? » 10 Dans les deuxième et  troisième vers des Punica, Silius nous annonce en outre son intention d’évoquer des « lois » (iura) 11

 Tipping, Exemplary Epic : Silius Italicus’ Punica, p. 4.   Verg., Aen., I, 5. 7  Verg., Aen., VII, 41. 8   Sil., I, 4-5 : quantos […] ad bella crearit / et quot Roma uiros. 9  Verg., Aen., VII, 43 : totam […] sub arma coactam / Hesperiam. 10  Sil., I, 643-644 : quibus Itala iam tum / floruerit terra alma uiris, quibus arserit armis. Tipping, Exemplary Epic : Silius Italicus’ Punica, p. 3. 11   Cic., Leg., I, 7 soutient que, par les lois de la cité, « les hommes se trouvent associés aux dieux » (lege quoque consociati homines cum dis putandi sunt). Ainsi, la fides à l’égard des leges se traduit comme un devoir au regard du sacré. Plus que toute autre forme de fides, la fides ciuium, fondée sur la solidarité du groupe et sur le respect des lois, est imprégnée de religiosité. D’ailleurs, le caractère religieux de la fraus legis s’expliquait précisément par le fait que cette violation portait atteinte à la fides, une catégorie sacrée. Fellmeth et Horwitz, Guide to Latin in International Law, p.  152. Au demeurant, pour les Romains, dissocier vertu physique et justice aurait été insensé. En effet, uirtus et leges étaient consubstan5

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imposées par l’état de guerre à une Carthage réticente. Ce faisant, le poète nous fait songer au célèbre rendu épique de la mission romaine entreprise par Anchise dans l’Énéide 12. Néo-classique, Silius fut très tôt surnommé «  le singe de Virgile  » 13, eu égard aux nombreuses réminiscences littéraires du poète augustéen décelables dans les Punica. De cette imitatio étroite, deux exemples éclairants s’offrent à  nous au début du livre III. Ainsi peut-on lire, aux deux premiers vers  de ce chant : Postquam rupta fides Tyriis et moenia castae, / non aequo superum genitore, euersa Sagunti. («  Q uand les Tyriens, qui avaient rompu le traité eurent, sans l’aveu du père des dieux, renversé les murs de la vertueuse Sagonte »). Nous y trouvons l’écho du quatrième vers du chant d’ouverture de l’Énéide  ainsi que des deux vers ouvrant le chant III : ui superum saeuae memorem Iunonis ob iram ; Postquam res Asiae Priamique euertere gentem / Immeritam uisum superis. Ces lignes occupent la même place en tête du troisième chant, et sont construites à l’identique : toutes deux s’ouvrent par postquam, possèdent le même verbe (euertere ; euersa), passent du général (res Asiae ; rupta fides) au particulier, et expriment la même idée selon laquelle les dieux (superis ; superum) s’étaient montrés injustes (immeritam ; non aequo genitore). Par ailleurs, il nous faut remarquer comment le poète flavien, désireux d’appliquer à  l’histoire du siège de Sagonte ce que Virgile disait de celui de Troie, fut contraint d’adapter et de dédoubler le verbe euertere en rupta et euersa, ainsi que de transformer immeritam en non aequo superum genitore, au risque d’obscurcir le sens. Un second exemple de cette présence virgilienne dans les écrits de Silius se trouve aux vers 35-37, dans lesquels le Flavien décrit les portes du temple d’Hercule, à Gadès. Celles-ci étaient ornées d’une représentation des Douze Travaux canoniques tielles dans la mentalité romaine. Si la première désignait l’action virile et  courageuse d’un ou plusieurs citoyens, les secondes, qui traduisaient l’activité des magistrats soumise aux vote-sanctions, devaient légitimer leur action sur le plan juridique (Cic., Rep., I, 3, 1-4). Ainsi, la uirtus individuelle mise au service de la collectivité conférait tant à son promoteur qu’aux auteurs des leges Romanae une autorité inhérente à l’exercice de la vertu. 12  Verg., Aen., VI, 851-853. 13  Le Pogge, Silius Italicus.

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du héros divinisé  : At Stygius, saeuis terrens latratibus umbras / ianitor, aeterno tum primum tractus ab antro,  / uincla indignatur. («  Q uant au gardien du Styx, dont les aboiements furieux terrifiaient les ombres, il est, pour la première fois, arraché à son antre éternel et  gronde d’être enchaîné  »). En filigrane de ces vers se présentent le vers 395 du chant VI de l’Énéide  : Tartareum ille manu custodem in uincla petiuit (« L’un vint enchaîner de sa main le gardien du Tartare ») et les vers 400-401 : licet ingens ianitor antro / arternum latrans exsanguis terreat umbras. («  Le geôlier gigantesque dans son antre pourra bien de ses abois éternels terrifier les ombres exsangues »). Toute la cura de Silius consista ici à  modifier ces quelques vers, et  à  donner aux termes de son poète modèle une utilisation et  une disposition nouvelles. L’influence virgilienne est également palpable dans les nombreuses références faites dans les Punica aux origines troyennes des Romains. Ce motif se manifeste notamment au moyen de termes utilisés par Silius pour dresser le portrait de ces derniers. Pour  J.  D. Duff, Silius ressentait le besoin évident de varier les épithètes Romani et Itali 14. Il est cependant tout aussi probable, sinon plus, que les références aux origines énéennes des Romains aient eu pour intention de rappeler le passé augustéo-virgilien de Rome. Silius a recours à de nombreux procédés rhétoriques pour rappeler l’héritage troyen des Romains. Dans son épopée, Rome était notamment décrite comme Aeneia regna 15, Troia moenia 16, fatalia regna Teucrorum 17 et cineres Troiae 18 ; les Romains étaient gens recidiua Phrygum 19, Phrygiae […] stirpis alumni 20, gens Hectorea 21, Idaeum genus 22 et gens Troiana 23, et étaient parfois appe-

 Duff, Silius Italicus. Punica, p. 13-14.   Sil., X, 50 ; 643. 16  Sil., XVI, 678. 17  Sil., XVII, 347-348. 18   Sil., XVII, 363. 19  Sil., I, 106. 20  Sil., I, 514. 21  Sil., II, 342. 22  Sil., III, 207. 23   Sil., XVI, 655. 14 15

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lés Aeneadae 24, Troiugenae 25, Teucri 26, Dardanidae 27, Phrygii 28 et Priamidae 29. Du reste, il nous est permis d’affirmer que les Punica entendaient poursuivre l’Énéide. La  malédiction lancée par Didon à Énée a abouti, semble-t-il, à la deuxième guerre punique, Hannibal cherchant envers et contre tout à accomplir cette maledictio. Ce dernier avait en effet promis à son père, Hamilcar 30, au sein même du temple de la reine mythique de Carthage, d’œuvrer à la destruction de Rome 31. D’ailleurs, le serment qu’il prononça alors faisait écho à  la malédiction prononcée par Elissa contre Énée et ses descendants 32. Ph. Hardie voit en Hannibal le successeur de la Didon de Virgile, et l’engagement qui fut pris vis-à-vis de cette dernière par le chef carthaginois apparaît comme l’objectif même de Silius, lequel entendait demeurer fidèle à Virgile 33. D’autres parallèles entre l’œuvre silienne et  celle de Virgile peuvent être dressés. Au début du premier livre des Punica, les   Sil., I, 2 ; VIII, 193 ; XIII, 767.   Sil., XIII, 810 ; XIV, 117 ; XVI, 658. 26   Sil., III, 127 ; XII, 362 ; XIII, 70 ; XVII, 348. 27  Sil., IX, 5. 28  Sil., VII, 120 ; XII, 706 ; XV, 280. 29  Sil., XIII, 68. 30  Hamilcar est présenté comme le descendant de Didon (Sil., I, 72-77) identifié comme «  le père du chef  » (Hannibal) (Sil., VI, 690  : ductoris genitor). Le nom de Barca, qui est habituellement rattaché à la racine hébraïque baraq (« l’éclair »), est phénicien ; le nom de Bélos, l’ancêtre de la famille d’Hamilcar et  d’Hannibal et  le père de Didon selon Verg., Aen., I, 621  ; 729-730, vient d’ailleurs d’une racine hébraïque signifiant « Seigneur ». Pour Polybe (III, 9, 6), c’est la «  haine d’Hamilcar  » qui fut la véritable cause de la deuxième guerre punique. Liv., XXI, 1, 1-3 préfère mettre en avant la colère d’Hannibal. Ganiban, « Virgil’s Dido and the Heroism of Hannibal in Silius’ Punica », p. 73-98. 31  Sil., I, 81-122. La tradition qui rapporte l’existence de ce serment est, à quelques nuances près, unanime  : alors qu’Hamilcar faisait un sacrifice avant de partir pour l’Espagne, le jeune Hannibal lui demanda de l’emmener avec lui. Le père accepta à la condition que son fils, dont il fit placer la main sur l’autel, lui jure de toujours lutter contre l’ennemi des Romains. Pol., III, 9, 6 crit qu’Hannibal a juré μηδέποτε ‘Pωμαίος εὐνοήσειν. Tite-Live évoque ce serment dans deux passages et en XXI, 1, 4 : se cum primum posset, hostem fore populo Romano ; en XXXV, 19, 3 : numquam amicum fore populi Romani. 32  Verg., Aen., IV, 622-629. Ahl, Davis et Pomeroy, « Silius Italicus », p. 2495-2496. 33 Hardie, The Epic Successors of Virgil : A Study in the Dynamics of a Tradition, p. 64-65. 24 25

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Carthaginois revendiquent clairement des arma épiques en évoquant un « conflit confié aux descendants » 34. Ces mots trouvent écho aux vers 422-423 du même livre, au fil desquels le lecteur est face à  une Didon – virgilienne – blessée ordonnant «  aux futurs Carthaginois de mener une guerre vengeresse » 35. Selon Ph.  Hardie, la promesse faite à  la reine mythique par Hannibal était aussi  la promesse faite par le poème de rester fidèle à l’Énéide, en échange des pouvoirs créateurs de ce dernier. Pour le Moderne, Silius entretenait l’ombre de Virgile dans l’espoir de la propre (re)naissance poétique de ce dernier 36. De même, Silius, comme Virgile, a recours aux interventions de Junon contre les héros romains de l’épopée (Flaminius, Scipion, etc.) 37. Cette hostilité de la déesse n’ayant pas reçu la pomme d’or d’Éris de la part de Pâris à l’égard des Troyens avait déjà débuté dans l’Iliade 38. Q uant à  la structure de l’épopée de Silius 39, il convient de noter que le livre XII constitue le centre du travail, puisque le lecteur y trouve, en substance, l’expulsion d’Hannibal de Rome qui a bouleversé le destin de l’Vrbs, ainsi qu’un « dialogue » avec le chant II de l’Énéide. D’après B. Tipping, le passage le plus important de ce même livre est sans conteste la défense des murailles de Rome (moenia Romae), car l’Énéide évoque la mission confiée à  Énée de rechercher une cité autour de laquelle il allait devoir construire des murs semblables à ceux qui ceinturaient Troie 40. Dans les Punica 41, une autre connexion peut être établie entre la réaction des Romains face au départ d’Hannibal, qui se précipitèrent hors de la ville pour aller à l’endroit où était dressé le   Sil., I, 18 : mandata nepotibus arma.   Sil., I, 422-423 : mandabat Tyriis ultricia bella futuris. 36 Hardie, The Epic Successors of Virgil : A Study in the Dynamics of a Tradition, p. 64-65. 37  Cf. infra p. 268-275. 38  Nicholas, A Companion to the Study of Virgil, p. 288. 39  Voir annexe n. 1. 40 Tipping, « Middling Epic ? Silius Italicus’ Punica », p. 354. 41  Sil., XII, 744-749 : Iamque omnis pandunt portas : ruit undique laetum / non sperata petens dudum sibi gaudia uulgus. / Hi spectant, quo fixa loco tentoria regis / astiterint, hi, qua celsus de sede uocatas / adfatus fuerit turmas, ubi belliger Astur / atque ubi atrox Garamas saeuusque tetenderit Hammon. 34 35

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camp du général punique, et celle des Troyens à l’heure du retrait supposé des Grecs dans l’Énéide 42. Pour certains sujets de Priam et  d’Hector, les Achéens avaient finalement choisi de lever leur interminable siège, alors qu’en réalité, ce furent seulement les prémices de la véritable bataille, celle qui allait signer la perte des concitoyens d’Énée. Pareil sentiment se retrouve à la fin du livre XII des Punica, où la fuite du Barcide ouvrit une nouvelle phase de la guerre. Dans le même livre 43, la référence à  la rébellion des Géants contre Jupiter rappelle la description que brosse du Tartare la Sibylle de l’Énéide, portrait clos par la punition des Titans 44. Il  s’agit d’une vision particulièrement importante pour Hannibal, puisqu’il défie Jupiter lors de son assaut contre Rome 45. Le chef punique impie, pris de furor, au sens commun de « folie furieuse  », entend bouter le roi des dieux hors du Capitole 46. Toutefois, comme les Géants, Hannibal est repoussé par un de ses coups de tonnerre 47. L’homme, ayant perdu toute pietas à l’égard des divinités, ne met un terme à  son entreprise déraisonnée et déraisonnable que lorsque Junon lui indique qu’il doit céder face aux dieux de l’Olympe pour ne pas connaître à son niveau l’issue de la titanomachie 48. En réalité, les douze premiers livres des Punica peuvent être considérés comme un complément de l’Énéide. D’autres motifs de l’Énéide trouvent place dans les Punica. Ils sont si nombreux que nous nous contenterons ici de les 42  Verg., Aen., II, 27-30. Tipping, « Middling Epic ? Silius Italicus’ Punica », p. 355. 43  Sil., XII, 143-151 : tradunt Herculea prostratos mole Gigantas / tellurem iniectam quatere, et spiramine anhelo / torreri late campos, quotiensque minantur / rumpere compagem impositam, expallescere caelum.  / Apparet Prochyte saeuum sortita Mimanta,  / apparet procul Inar‹i›me, quae turbine nigro / fumantem premit Iapetum flammasque rebelli / ore eiectantem et, si quando euadere detur, / bella Ioui rursus superisque iterare uolentem. 44  Verg., Aen., VI, 580-586. 45  Sil., XII, 605-728. 46   Sil., XII, 517 : demigrantem Tarpeia sede Tonantem ; Verg., Aen., VI, 584. 47  Sil., XII, 622-626  : celsus summo de culmine montis  / regnator superum sublata fulmina dextra / librauit clipeoque ducis non cedere certi / incussit. Summa liquefacta est cuspis in hasta, / et fluxit ceu correptus fornacibus ensis ; Verg., Aen., VI, 581. 48  Sil., XII, 725 : Cede deis tandem et Titania desine bella.

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énumérer. Chez Silius 49, la vierge guerrière qui prend les armes à Sagonte s’inspire de Camille, vierge guerrière de l’Énéide 50  ; l’augure de Silius 51 connaît le même sort que Tolumnius chez Virgile 52 ; l’éloge du médecin qui soigne Magon 53 rappelle celui du praticien appelé au chevet d’Énée, blessé au combat 54  ; la biche tuée puis sacrifiée en l’honneur de Diane par les Romains qui assiègent Capoue 55 correspond à  l’animal apprivoisé abattu par Ascagne sur les domaines du roi Latinus 56  ; Claudius, dans les Punica 57, pénètre dans Capoue, dont il s’échappe par une porte opposée comme le fit Turnus après avoir réussi à  quitter le camp troyen dans l’Énéide 58 ; la tempête silienne 59 se modèle sur celle de l’Énéide 60 ; deux aigles, attributs de Jupiter, guident la flotte de Scipion vers l’Afrique 61, à l’image des deux colombes qui précèdent le fondateur de Lavinium 62 (motif courant de l’animal-guide 63). Par ailleurs, il nous faut noter que l’association virgilienne entre un guerrier (Énée) particulièrement courageux, vertueux 49  Sil., II, 56-58  : Discinctos inter Libyas populosque bilinguis  / Marmaricis audax in bella Oenotria signis / uenerat Asbyte, proles Garamantis Hiarbae. 50  Verg., Aen., VII, 803-806. 51   Sil., IV, 134 : tum dictis comitem contorquet primus in hostis. 52   Verg., Aen., XII, 461-465. 53  Sil., X, 352-368. 54  Verg., Aen., VII, 391-404. 55   Sil., XIII, 29-31  : contingat geminas patulo curuamine ripas. /  At contra Argyripae prauum decus inclita namque / semina ab Oenea ductoris stirpe trahebat. 56  Verg., Aen., VII, 485-488. 57  Sil., XIII, 173-175 : utque metus uictum, sic ira et gloria portis / uictorem immisit meritique cupido cruoris. / ac dum uix oculis, uix credunt mentibus hostem. 58  Verg., Aen., IX, 722-725. 59  Sil., XVII, 236-290. 60   Verg., Aen., I, 86-90. 61  Sil., XVII, 52 : tunc a sede deum purumque per aethera lapsae. 62  Verg., Aen., VI, 190. 63   Dans nombre de légendes antiques, grecques pour la plupart, c’étaient des animaux qui guidaient les migrations et les colonies. Dans le monde grec, un sanglier conduisit les Éphésiens à l’endroit où devait être construit le sanctuaire d’Artémis. Ce thème n’était pas inconnu des peuples italiens : un pic-vert conduisit les Picentins au Picenum, sur la mer Adriatique ; un loup, les Hirpini en Italie du sud ; un taureau, les Samnites ; une truie qui mit bas trente porcelets guida Énée   « Les jumeaux à la louve et les jumeaux à la chèvre, à Lavinium ; etc. Briquel, à la jument, à la chienne, à la vache », p. 73-97.

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et soumis aux impératifs de la nation et  la valorisation de la figure autocratique alors en place (Auguste) a  été reprise par Silius qui met à l’honneur les vertus de son uir (Scipion l’Africain) et de son princeps (Domitien) 64. Comme dans l’Énéide, les protagonistes romains des Punica, a fortiori Scipion, fondent leur idéal éthique sur une action consciente en faveur des forces incarnées par la uirtus, la pietas et  la fides contre les puissances puniques décadentes du furor impius et perfidus hostiles au monde romain. Plus encore, son profond attachement à Virgile conduit le poète flavien au-delà du simple mimétisme. En effet, à de nombreuses reprises, il remanie, et  reconstruit les vers du poète mantouan, sans renoncer à une certaine forme de créativité conceptuelle et littéraire. Les références constantes du premier au huitième livre de l’Énéide dépassent le stade du simple calque littéraire. Silius construit ses propres séquences en écho ou en opposition avec celles de l’Énéide, procédé qu’il nous apparaît indispensable d’analyser pour souligner le lien établi entre les deux ouvrages. Ce phénomène s’observe notamment dans les épisodes contant l’arrivée d’Énée à Pallantium, que suivit sa rencontre avec Évandre au livre VIII de l’Énéide, et l’arrivée de Scipion à la cour du roi numide Syphax dans les Punica 65. Le voyage de Scipion en Afrique évoque celui d’Énée et sa rencontre avec Évandre, ce qui renforce, par ailleurs, les liens théorétiques entre le vainqueur de Zama et le fondateur de Lavinium 66. Or A. J. Pomeroy entend faire apparaître le perfide Syphax 67 en tant qu’anti-Évandre. Assurément, des dissemblances sont à relever tant dans la description des protagonistes que dans le récit narratif en lui-même : – la fortune et  l’honneur de Syphax s’opposent à  l’humilité et à la pauvreté d’Évandre et de son peuple ; – alors que Syphax mande Scipion dans son palais, Évandre n’hésite pas à se déplacer pour rencontrer Énée ;  Binder, Aeneas und Augustus, p. 126-159.   Sil., XVI, 170-274. 66  Cf. supra p. 58. 67  Cf. infra p. 345-348. 64 65

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– Syphax essaie de convaincre Scipion de conclure la paix avec les Carthaginois – avant de finalement s’allier aux Romains –, tandis qu’Évandre accepte sans plus attendre une alliance avec Énée 68. En outre, les rapprochements établis entre Scipion et  Syphax, d’une part, et  entre Énée et  Évandre, d’autre part, font l’objet de présages différents. Contrairement au second, le premier s’accompagne de mauvais augures. C’est notamment le cas lors de la fuite du taureau sacrificiel, et de la chute de la coiffe de Syphax. Les dieux approuvent au contraire le second. Dans cet épisode, Silius fait preuve de subtilité en construisant son récit autour de l’œuvre de Virgile, dont il renverse les principaux éléments pour opposer des scènes des Punica à  celles qui leur correspondent dans l’Énéide 69. A.  J. Pomeroy observe par ailleurs que le récit virgilien dans son ensemble  a été «  brisé en morceaux  » et  que ceux-ci ont été répartis tout au long des Punica, notamment aux livres II, XII et XVI. Ainsi, dans le personnage d’Hannibal, le Moderne retrouve un  Énée, mais un Énée situé du côté des perdants et un impius héros 70. Bien que nous considérions que le héros des Punica  est Scipion l’Africain et  non Hannibal 71, les commentaires d’A. J.  Pomeroy sur l’utilisation par Silius du renversement dans sa réécriture littéraire de la vision virgilienne 72 nous semblent pertinents en ce qui concerne l’usage fait par le poète des vertus virgiliennes. Le basculement des motifs du Mantouan opéré par Silius est plus pertinent encore dans le cadre de l’approche de la bataille à  Cannes, et  plus particulièrement lors de l’épisode mettant en scène Anna 73, fille de Bélos et  sœur de Didon. En effet, ce dernier forme le prélude de la plus terrible défaite de l’armée romaine 74. À notre sens, tout l’épisode traitant de ce sujet doit être  Pomeroy, « Silius’ Rome : The Rewriting of Vergil’s Vision », p. 155.  Pomeroy, « Silius’ Rome : The Rewriting of Vergil’s Vision », p. 155. 70 Pomeroy, « Silius’ Rome : The Rewriting of Vergil’s Vision », p. 160. 71   Cf. infra p. 320-336. 72 Pomeroy, « Silius’ Rome : The Rewriting of Vergil’s Vision », p. 162. 73  Sil., VIII, 50-201. 74  Cf. infra p. 199-209. 68 69

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lu comme un renversement relatif des chants I à IV de l’Énéide. Ce n’est en effet plus Énée qui débarque sur la côte africaine, mais Anna qui s’échoue en Italie après avoir fui Pygmalion à la suite du décès de Didon et  s’être soustraite aux poursuites d’Iarbas, roi gétule. Énée, le fondateur de Lavinium, reçoit Anna en faisant preuve d’hospitalité 75, comme lui-même avait été reçu par Didon, la fondatrice de Carthage. Les deux épisodes, qui se terminent par une mort singulière, ne sont nullement dénués de messages moraux. Ils s’achèvent en outre avec le départ du visiteur après qu’un étranger est venu rappeler à ce dernier son devoir. Chez Virgile, c’est Mercure qui eut pour tâche d’inciter Énée à continuer son voyage vers sa destinée, tandis que dans les Punica, c’est Didon, la sœur d’Anna, qui lui indique que le fatum de son peuple est d’être l’ennemi des Romains. Cependant, Silius, en réécrivant Virgile, a modifié 75  Par l’hospitium, institution contractuelle, naissent des droits et des devoirs dans le chef de l’invitant et de l’invité (foedus hospitii). Dans Verg., Aen., VII, 236-237  (ne temne, quod ultro praeferimus manibus uittas ac uerba precantia), le roi du Latium, Latinus, avait offert l’hospitalité aux messagers d’Énée parus bandelettes aux mains. Ultérieurement, le fils de Vénus et d’Anchise a lui-même été accueilli par Évandre qui lui a tendu sa main droite (Verg., Aen., VIII, 144145). À l’inverse, Thésée, Pâris et Lynceus, ravisseurs de la femme de leur hôte, sont qualifiés de perfides par les poètes latins (Cat., LXIV, 174  ; Hor., Od., I, 5, 2  : Prop., II, 34, 9). Selon Liv., I, 9, 13, spoliés de leurs filles et  de leurs femmes, et frappés de douleur, les proches des victimes s’enfuirent et se révoltèrent contre cette violation des droits de l’hospitalité (incusantes uiolatum hospitii). La fides (in hospitium) de celui qui recevait exigeait qu’il veillât à la sécurité de son hôte, ainsi qu’à celle de la famille de ce dernier. En outre, l’invitant devait protéger les biens de son invité tout au long de son séjour chez lui. L’invité, quant à lui, devait se prévaloir des mêmes obligations, mais, de surcroît, il était tenu de répondre dans l’avenir de la générosité dont il avait pu profiter. L’accord d’hospitalité était placé sous la sauvegarde des dieux Pénates (Cic., Ver., IV, 48 ; Verg., Aen., VIII, 123 ; Liv., I, 1, 9) et, surtout, de Jupiter Hospitalis (Cic., Q . fr., II, 10, 3  ; Apul., Met., III, 26, 6). Comme l’écrit Boyancé, «  Les Romains, peuple de la fides », p. 147, « la fides, qui va du supérieur à l’inférieur, vient du supérieur par excellence, du Stable et du Solide par excellence, qui est la Divinité, qui est l’Ordre du monde  ». En sachant que le roi des dieux intervenait pour sanctionner un manquement à la libéralité que l’on exerce en recevant et/ou en logeant gratuitement des étrangers, on saisit mieux cette liaison de l’hospitalité et de la fides. Enfin, comme l’hospitium, l’amicitia impliquait l’union des mains droites et comportait un ensemble de devoirs réciproques. Cette forme de fides présentait un caractère réciproque très marqué. S’appuyant sur la fides, elle exigeait que l’on ne trahisse pas ses amis, qu’on leur prodigue de judicieux conseils, qu’on les soutienne dans l’adversité et qu’on leur soit dévoué. La fides amicitiae était également pénétrée de religiosité.

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plusieurs détails. Ce n’est, par exemple, pas l’hôte, mais le visiteur qui meurt dans l’épisode d’Anna. De plus, la réaction compréhensive d’Énée, lorsque la jeune femme lui fit part de ce qui était arrivé à Didon après son départ, est en opposition avec les émotions éprouvées par cette dernière au même moment. Par ailleurs, ce récit se conclut de manière différente de celui mettant en scène Didon dans l’Énéide ; la noyade d’Anna, dans les Punica, se poursuivit par sa déification en Italie, à  l’inverse de Didon qui lança une malédiction à Énée lorsqu’il eut décidé de l’abandonner 76. En somme, Silius, en réécrivant l’histoire d’Anna, invite le lecteur à mettre en opposition les agissements des protagonistes de la deuxième guerre punique avec ceux de leurs alter egos virgiliens. L’épisode d’Anna représente également une partie essentielle de la conception que se fait Silius du motif cannois puisque la sœur de Didon a joué un rôle primordial dans le déroulement de la bataille. Bien que vénérée en Italie, la jeune femme, dotée d’un sens paradoxal de l’identité et de la moralité, demeura loyale à Didon et à sa première patrie, Carthage. Ce sont là des thèmes que l’on retrouve tout au long de la narration de la bataille de Cannes par Silius 77. Dans cet épisode, on constate à nouveau que celui-ci dépasse la simple réminiscence de Virgile, car il réinterprète certaines des aventures de l’Énéide pour véhiculer habilement son message moral et promouvoir les qualités de certains de ses acteurs épiques. Comme nous pouvons le voir, Silius propose une lecture de son œuvre en parallèle à celle de l’Énéide, accordant à merveille sa propre narration avec les références faites à  Virgile. En suggérant au lecteur de conserver à  l’esprit l’œuvre du Mantouan, Silius amène à rechercher des significations cachées dans chacun des passages, que ces dernières soient ou non intentionnelles. Le lecteur des Punica doit donc jouer un rôle actif tout au long du poème. Toutefois, lorsqu’on analyse la manière dont le poète flavien communique avec son prédécesseur, on s’aperçoit qu’il fait preuve d’une grande capacité à  se distancer de son modèle lorsqu’il l’estime nécessaire.   Cf. infra p. 199-209.   Cf. infra p. 225-265.

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À la lumière de nos recherches, il nous semble que l’influence de Virgile se perçoit notamment dans le programme moral véhiculé par les Punica. D’ailleurs, de l’usage fait par Silius de l’œuvre maîtresse du poète mantouan, il résulte que le Flavien se veut résolument optimiste, à la fin de son épopée tout au moins. b. L’influence de Lucain dans les Punica Plus encore que celle de l’Énéide, l’influence de la Pharsale de Lucain 78 sur les Punica est controversée. Nombre de critiques ont refusé de croire que Silius ait pu avoir des opinions semblables à  celles de Lucain, et  que son œuvre ait été circonvenue par la Pharsale. Pourtant, comme les Punica, dans lesquels l’impietas et la perfidia étaient les traits essentiels des adversaires des Romains, la Pharsale de Lucain est une œuvre dramatique globalement manichéenne qui évoque la lutte du Bien contre le Mal, de la Liberté contre la Tyrannie, et  dans laquelle l’un des deux adversaires doit succomber 79. Dès l’incipit des Punica 80, le marqueur épique silio-virgilien bella renvoie au De bello ciuili de Lucain. Cet auteur débute effectivement son épopée en annonçant son intention de chanter les bella plus quam ciuilia. Ces « guerres pires que civiles » constituaient un conflit militaire et moral de grande ampleur, et opposaient deux hommes qui, en plus d’être Romains, étaient également beau-père et gendre. Cependant, contrairement à celles de Lucain, les bella des Punica se présentaient comme un conflit entre Rome et un ennemi étranger qui conduisit l’Vrbs à engendrer des héros épiques. Nous l’avons vu, aux yeux de plusieurs spécialistes antérieurs à  la fin du xxe siècle, l’omniprésence des dieux dans les Punica constituait un défaut majeur 81. D. C. Feeney, lui aussi, le déplore et, concomitamment, encense Lucain pour avoir pris la décision 78   Nous savons que la Pharsale était étudiée dans les écoles romaines une vingtaine d’années à peine après la mort de son auteur : Nesselrath, « Zu den Q uellen des Silius Italicus », p. 203-230. 79 Brisset, Les idées politiques de Lucain, p.  52-56  ; Devillers et  Franchet d’espèrey (éd.), Lucain en débat – Rhétorique, poétique et histoire, p. 58-69. 80  Sil., I, 4. Wallace, « The Epic Technique of  Silius Italicus », p. 159-162. 81   Cf. supra p. 325-336.

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d’écrire un poème réaliste exempt de divinités. Le Moderne écrit : «  Il devient irrésistible d’acclamer Lucain pour s’être débarrassé de la machinerie divine, et de condamner Silius pour l’avoir conservé malgré son exemple. » 82 Aux vers 445-459 du livre VII, Lucain affirme que les Romains n’ont pas de dieux, que leurs propos au sujet du règne de Jupiter ne sont que mensonges 83 et que les divinités, dans une perspective épicurienne, ne se soucient pas des affaires terrestres. Il prétend, par ailleurs, qu’en faisant de César l’égal des Olympiens, la bataille de Pharsale permit pour ainsi dire à ses victimes humaines de tirer une vengeance modérée des mauvais traitements infligés par les dieux. Par l’intégration de ceux-ci dans son œuvre, Silius est donc souvent perçu comme un auteur s’étant substantiellement éloigné de la poésie lucainienne. Si Virgile apparaît peu à l’aise avec la guerre civile, bien qu’il en ait fait l’un des thèmes de son épopée, Lucain s’est pris d’un engouement pour les crises intra-romaines qui avaient pour particularités de faire ressortir le charisme des différents imperatores et de mettre en évidence les incidences de ce type de lutte sur l’ensemble des habitants de l’Empire. Le sujet de la guerre civile était trop riche pour que le public cultivé ait pu vraiment accorder aux choses de l’extérieur, ou même à l’histoire de son passé lointain, tout l’intérêt que ces faits méritaient. Il n’est donc pas surprenant que Tite-Live, lui-même prompt à souligner la richesse du thème du bellum romano-romain, ait avoué dans sa praefatio que les premières décades risquaient de désintéresser son lectorat 84. L’auteur de la Pharsale confère à cette catégorie de conflit un aspect cauchemardesque et  répétitif, s’inscrivant dans l’histoire cyclique de Rome depuis le meurtre de Rémus par Romulus 85. 82  Feeney, The Gods in Epic  : Poets and Critics of the Classical Tradition, p. 251 : « It becomes irresistible to applaud Lucan for discarding the divine apparatus, and to blame Silius for retaining it against his example ». 83  Sil., VII, 445-459. 84  Liv., Praef., 4. 85  Ahl, « Statius’ Thebaid : A Reconsideration », p. 2803-2912 ; Smolenaars, « On Went the Seed. On Went the Driver : An Intertextual Analysis of Valerius Flaccus, p.  256-264  ; Vinchesi, «  Imilce e  Deidamia, due figure femminili dell’epica flavia (e una probabile ripresa da Silio Italico nell’Achilleide di Stazio) », p. 445-452.

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Le  propos de Lucain s’ancre au sein d’un moment destructeur ou, plutôt, autodestructeur, au cours duquel Rome s’est tournée contre elle-même et  contre ses valeurs, à  cause du destin et  surtout des désirs malavisés de responsables corrompus et avides de pouvoir. L’écrivain couche sur papyrus une description de l’Vrbs dans laquelle il est difficile d’identifier quelqu’un qui ne serait, d’une certaine façon, impliqué dans un crime contre ses compatriotes et, de fait, coupable de perfidia. Inversement, les Romains de Silius finirent par suivre un chemin juste et  approuvé divinement. Cependant, comme Lucain, Silius n’offre que peu de modèles éminemment positifs sur le plan moral, même si ceux-ci n’affichaient que rarement la déloyauté ou la traîtrise propres aux personnages du précédent. Bien que certains spécialistes 86 estiment que Silius se serait éloigné de la tradition lucainienne pour privilégier la veine virgilienne, il n’en reste pas moins que les Punica ont incontestablement été influencés par la Pharsale. Le souvenir de Lucain frémit souvent sous la surface des Punica ; même s’il n’apparaît pas au premier coup d’œil, il peut être décelé dans les détails, dans un motif, autour d’un nom ou d’une allusion. En effet, Silius manifeste un vif intérêt pour l’histoire des luttes civiles romaines, période contrastant avec celle de la victoire de Zama, et  c’est principalement par le biais de Lucain qu’il les évoque 87. Cela se manifeste notamment par la fascination de Silius pour les descriptions burlesques, picturales et grandiloquentes de blessures et de meurtres 88, qui, dans les Punica, demandent au lecteur de se représenter l’improbable et l’incroyable. Lorsque Silius entreprend d’expliquer les causes du deuxième conflit entre Rome et Carthage 89, il fait allusion au début de l’exposé de Lucain consacré aux causes de la guerre civile : « C’est à  moi de dévoiler l’origine de ces longs ressentiments, de cette 86  Marks, From Republic to Empire : Scipio Africanus in the Punica of Silius Italicus, p. 530. 87 Marks, From Republic to Empire : Scipio Africanus in the Punica of Silius Italicus, p. 128. 88 Marks, From Republic to Empire : Scipio Africanus in the Punica of Silius Italicus, p. 530. 89  Manuwald, « The Trojans, Dido and the Punic War : Silius Italicus on the Causes of the Conflict Between Romans and Carthaginians », p. 53-71.

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haine vivace, pieusement gardée et transmise des pères aux fils avec les armes ; à moi de révéler les mystères d’en haut » 90 ; « Mon âme a le désir de développer les causes de si grands mouvements. Immense tâche  ! Noble ouvrage  ! Q uel motif a  précipité vers la guerre un peuple furieux…  » 91. Peu après, lorsqu’il décrit la crainte de Junon face à  la puissance grandissante des Romains, Silius fait écho à  la description par l’auteur de la Pharsale du retour d’Espagne de César : « Elle vit [la flotte romaine] porter par le monde entier ses aigles victorieuses » 92 ; « [César] s’apprêtait à porter dans une autre partie du monde ses aigles victorieuses » 93. Et dans son portrait du caractère d’Hannibal, le poète flavien identifie le Carthaginois avec le César de Lucain : « Sous les armes, nul respect des dieux, un courage indomptable  » 94  ; « Âme toujours active, toujours inquiète, qui n’a honte de rien, si ce n’est de ne pas vaincre » 95. Ces échos témoignent du fait que Silius était horrifié par les conflits minant la cohésion romaine de l’intérieur. En évoquant la guerre civile, Silius veut donner une résonance contemporaine à son histoire, invitant ainsi ses lecteurs à comparer les faits du passé lointain avec le présent et  à  en tirer des leçons morales 96. Autrement dit, le poète flavien se serait servi de son épopée pour mettre en garde les Romains contre les dangers d’une nouvelle guerre civile. En outre, par des iuncturae intertextuelles, la bataille du Tessin renvoie au franchissement du Rubicon par César qui est rappelé via la tentative du consul Scipion

90  Sil., I, 17-19 : tantarum causas irarum odiumque perenni / seruatum studio et mandata nepotibus arma / fas aperire mihi superasque recludere mentes. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 3 ; 5). 91  Luc., I, 67-69  : fert animus causas tantarum expromere rerum  / immensumque aperitur opus, quid in arma furentem / impulerit populum. 92  Sil., I, 31 : totum signa uidet uictricia ferre per orbem. (trad. P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, p. 5). 93   Luc., V, 237-238. 94  Sil., I, 58 : armato nullus diuum pudor, improba uirtus. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, p. 6). 95  Luc., I, 144-145 : sed nescia uirtus / stare loco, solusque pudor non uincere bello. Denasi Marioni, « Un martiro stoico : Silio Italico, Pun., I, 169 ss. », p. 245-253. 96 Marks, « Lucan’s Curio in the Punica », p. 150.

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de rallier ses troupes 97 : quo signa refertis 98 ? ; quo fertis mea signa uiri 99  ?  ; ipsam turrigeros portantem uertice muros 100  ; turrigem canos effundens uertice crines 101 ; Vestalesque focos 102 ; Vestalesque foci 103. Par ces allusions, écrit R.  Marks, Silius suggère que le conflit entre Rome et Carthage s’apparentait à la guerre civile 104. Nous pensons plutôt que, dans la mesure où il avait conscience que la crise romaine avait éclaté au lendemain des guerres puniques, lorsque les Q uirites n’avaient plus d’hostis extérieur, Silius souhaitait implicitement opposer la glorieuse époque de la victoire de Zama à celle de la guerre civile mettant aux prises César et Pompée afin, notamment, de revivifier les valeurs traditionnelles romaines. Si les évocations de Lucain par Silius sont nombreuses et variées, tant par leur fonction que par leur objectif, deux tendances majeures peuvent néanmoins être observées. Tout d’abord, elles tracent la vaste trajectoire des fortunes changeantes dans chaque camp durant la guerre  : dans les livres I à  X, au cours desquels les Carthaginois l’emportent la plupart du temps, les allusions à  Lucain assimilent régulièrement les Romains et  leurs alliés à ceux qui souffrent, ou qui sont vaincus ou tués au cours de la guerre civile. En revanche, dans les livres XI à XVII, lorsque les Romains prennent le plus souvent l’avantage, en Sicile, en Hispanie et en Afrique, ce sont les Carthaginois qui sont identifiés de la sorte. Sur le plan des allusions, par conséquent, l’opposition entre César et Pompée est rejouée deux fois, du début à  la fin, dans les Punica, tout d’abord durant le déclin de Rome, dans

97  À l’instar de celle du populus, la fides des consuls était synonyme de confiance, de protection et de loyauté envers la res publica. À ce titre, ces magistratus, dépositaires de la fides publica, devaient respecter l’ordre établi, faire preuve de sagesse dans l’exercice de leur fonction, œuvrer en faveur de tout le peuple romain lors de leurs délibérations, respecter les engagements publics contractés, et perpétuer le mos maiorum. 98  Sil., IV, 402 : « Où portez-vous vos enseignes ? » 99  Luc., I, 191 : « Soldats […] où portez-vous vos drapeaux ? » 100  Sil., IV, 408 : « [Rome], le front couronné de tours et de murailles. » 101   Luc., I, 188. 102  Sil., IV, 411 : « et le feu des Vestales. » 103  Luc., I, 199 : « et les feux des Vestales. » 104 Marks, « Lucan’s Curio in the Punica », p. 133.

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les livres I à X, puis durant celui de Carthage, dans les livres XI à XVII 105. Les Punica doivent être lus comme un épisode intermédiaire tardif d’une trilogie d’épopées sur l’histoire romaine 106, en ce qu’ils jettent une passerelle entre la Pharsale et l’Énéide. En effet, Silius a délibérément construit son épopée comme un pont entre les chefs-d’œuvre antithétiques de Virgile et Lucain, créant ainsi un triptyque allant de la fondation de la civilisation romaine à la destruction de sa liberté 107. La lecture des Punica montre une Rome au summum de sa splendeur, porteuse de signes annonciateurs de la sombre destinée qu’elle allait devoir affronter. En effet, la Ville décrite par Silius, qui se situe entre celle de l’Énéide et celle de la Pharsale, fait référence à Lucain tant dans sa structure et ses thèmes que par le choix des mots 108. Les Punica se fondent donc sur un paradoxe lucainien incontournable : celui selon lequel  la défaite est moralement meilleure que la victoire, puisque le massacre de Cannes a incarné le tournant de la vertu romaine 109. Les ressemblances d’ordre intertextuel et structurel de ces événements amènent le lecteur à dépister les choix opérés par Silius afin de relier son œuvre à  celle de son prédécesseur pessimiste. En effet, la nature sombre et  sinistre du suicide des Sagontins, comme celle d’une grande partie de l’épopée silienne, a forcément été influencée par la poésie de Lucain. Au demeurant, la lecture parallèle des Punica et  de la Pharsale nous amène à  considérer que la Rome de Silius pouvait, à bien des égards, notamment en matière de libertas, cadrer davantage avec celle de Lucain qu’avec celle de Virgile. Les visions diamétralement opposées des protagonistes romains avant l’intervention de Scipion l’Africain en Hispanie puis en Afrique sont le reflet du jeu entre les Punica, l’Énéide et la Pharsale. Dans le cadre de ce travail, nous démontrerons l’influence de Lucain sur Silius, à tout le moins dans certains passages  Marks, « Lucan’s Curio in the Punica », p. 130.  Tipping, « Middling Epic ? Silius Italicus’ Punica », p. 346-347. 107 Ahl, Davis et Pomeroy, « Silius Italicus », p. 2501. 108 Ahl, Davis et Pomeroy, « Silius Italicus », p. 2502. 109 Ahl, Davis et Pomeroy, « Silius Italicus », p. 2503-2504. 105 106

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de son épopée, notamment ceux traitant de la fides et  de la pietas lors de l’épisode de Sagonte. En effet, celui-ci renvoyait aux versions corrompues de ces deux vertus si courantes dans la Pharsale. Plusieurs agissements des Sagontins faisaient en effet penser aux actions moralement altérées commises par les protagonistes présents dans l’œuvre de Lucain. De plus, il semble qu’une partie du motif sagontin soit fondée sur l’épisode massilien de Lucain. Ces deux récits relèvent d’analyses des conséquences de l’application d’une fides incomplète et  incorrectement appliquée 110. En effet, cette valeur, nourrie de manière fanatique envers Rome tant par les Sagontins que par les Massiliens, a  contraint les premiers au suicide collectif, et  les seconds à  devoir assister au massacre de leurs citoyens et à la destruction de leur cité durant l’attaque de César. B. Tipping suggère que les livres XIII à XVII représentent la partie « lucainienne » de l’œuvre. Selon lui, si l’on analyse cette influence dans l’ensemble de l’œuvre silienne, un nouveau centre peut être trouvé dans le livre IX, qui traite de la bataille de Cannes. Lorsqu’on examine attentivement ce texte d’un point de vue lucainien, on constate que le bouleversement principal n’est pas, comme dans l’analyse virgilienne, l’échec d’Hannibal aux portes de Rome, mais bien la bataille de Cannes, laquelle peut être lue comme un mélange entre traditions lucainienne et virgilienne 111. Cette théorie se trouve renforcée par des schémas verbaux spécifiques. Alors que débute le combat, l’utilisation des mots uirorum et  armis 112 dénote une dimension virgilienne 113, mais ce conflit prend une teinte lucainienne quand Hannibal force les Romains à prendre part à la terrible bataille. Cependant, après la victoire de Zama, épisode constituant la conclusion de l’opus, Silius présente finalement au lecteur un moyen de parvenir à l’équilibre entre uirtus, fides et pietas. Il est donc possible d’observer une différence cruciale entre son œuvre et celle de Lucain. Peu prometteur, le monde paradigmatique de ce dernier n’offrait guère d’espoir à ceux qui souhaitaient suivre   Cf. infra p. 94-153.  Tipping, « Middling Epic ? Silius Italicus’ Punica », p. 366. 112  Sil., IX, 278 ; 280. 113  Cf. supra p. 51-62. 110 111

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une voie alternative. Tout en reconnaissant qu’une mauvaise compréhension de la vertu génère de nombreux maux à travers le monde, par le biais de Scipion l’Africain, Silius présente par contre une proposition autre, consistant à faire bon usage des valeurs cardinales du mos maiorum. En dépit de nombreux passages sombres, les Punica sont passim porteurs d’espoir, un espoir plutôt absent dans la Pharsale de Lucain. Ainsi, à  l’instar de plusieurs de ses homologues poètes 114, Silius cherche-t-il à  mettre en avant, du moins après Cannes, une Rome moralement saine, opposée à celle des guerres civiles. Pour ce faire, les Punica tirent l’essentiel de leur dynamisme moral du personnage de Scipion, alors que la Pharsale est dominée par une triade de héros d’inégale valeur éthique : César, Pompée et surtout, Caton d’Utique, le seul exemplum digne d’émulation, même si sa uirtus, contrairement à celle de l’Africain chez Silius, n’est pas patente. Bref, il est évident que la relation complexe entre Silius, Virgile et Lucain ouvre la voie à une multitude de lectures possibles, et tenter de déterminer avec exactitude l’influence de chacun de ces auteurs dans les Punica est chimérique. Il  convient dès lors de lire cette œuvre à la lumière de celles de Virgile ou de Lucain selon les passages étudiés. c. L’influence d’Ennius dans les Punica Silius fait référence à d’autres auteurs que Virgile et Lucain, qu’il inclut d’ailleurs, de temps à  autre, dans son œuvre en tant que 114  Dès les premiers vers de la Pharsale (I, 37 ; 667), le bellum ciuile était désigné par l’association des termes de scelus et de nefas. Plus loin (I, 691 ; 7, 171), l’auteur parle de bellum impium. Pour Horace, il s’agissait d’une forme de sacrilège envers les dieux perpétré par une génération de barbares (Carm., I, 35, 33-38). De fait, il est avéré que, dans ce genre d’hostilités, les adversaires de la Res publica avaient endossé le rôle de l’étranger non civilisé. Dans Carm., II, 1, 30, le poète décrit les guerres civiles comme des impia proelia. Virgile utilise le terme d’indignus pour condamner moralement la guerre opposant des Romains à d’autres Romains. Cet adjectif, proche d’impietus sur le plan sémantique, indiquait une transgression de l’ordre naturel des choses établi par les dieux. Ceux qui participaient à une telle guerre impie ne pouvaient qu’être souillés et demeuraient sans espoir de salut. Dans Verg., Buc., I, 70-72, écrits en pleine crise sociale et politique, la poète mantouan utilise l’expression miles impius ; le soldat qualifié de la sorte devait logiquement être sanctionné sur le plan religieux.

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personnages liés de près ou de loin à la deuxième guerre punique. À ce titre, nous pouvons citer Ennius, qui, bien que promoteur de l’hexamètre, a lui-même écrit des Annales portant sur la deuxième guerre punique 115. Cependant, il est difficile d’établir des parallèles entre ses écrits dont il ne nous reste pas six cents vers complets et les Punica qui en contiennent plus de douze mille. Ennius apparaît dans le poème silien sous les traits d’un centurion romain combattant en Sardaigne 116. Alors qu’il se trouve sur le champ de bataille, Apollon le sauve d’un jet de lance. Les raisons de son acte permettent de mieux appréhender la relation entre Silius et Ennius. Le poète flavien ajusta son propre travail sur base des préceptes directeurs établis par le fondateur des véritables épopées romaines, puisque ses écrits portent sur des guerres en Italie (en hexamètres). Il  se positionne de la sorte dans un contexte de tradition poétique établi par Ennius 117. Nous considérons le fait que Silius a attribué à ce dernier un rôle de combattant comme une volonté de s’inscrire dans la même lignée que le poète romain, dont l’œuvre raconte les exploits de la Rome post Romulus. La description d’Ennius dans les Punica rencontre donc deux objectifs  : d’une part, associer la guerre et la poésie en termes héroïques, et surtout, d’autre part, mettre en lien le poème de Silius avec l’opus d’Ennius. Ainsi, en glorifiant ce dernier, Silius se réclame-t-il d’une noble lignée 118. L’épisode d’Ennius est en fait une adaptation du chant IX de l’Énéide dans lequel Ascagne est béni par Apollon après avoir tué Rémulus Numanus. Cette scène fait fonction de rite de passage pour le fils d’Énée et  accorde aux successeurs de Jules César la garantie divine de la continuité de la lignée julienne. Bien qu’Ascagne ne soit pas un poète, Ph.  Hardie croit que  chez Silius, le

 Skutsch, The Annals of Q uintus Ennius, p. 9-11.   Sil., XII, 387-419. Casali, « The Poet at War : Ennius on the Field in Silius’ Punica », p. 571-575. 117 Manuwald, « Epic Poets as Characters : on Poetics and Multiple Intertextuality in Silius Italicus’ Punica », p. 80-81. Voir aussi : Bettini, « Ennio in Silio Italico (a proposito dei proemi al I e al IV degli Annales e del proemio allo Scipio) », p. 428-432. 118  Manuwald, « Epic Poets as Characters : on Poetics and Multiple Intertextuality in Silius Italicus’ Punica », p. 82. 115 116

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poète prend la place du héros épique 119. Même s’il estime que la présence d’Homère dans la nekyia est peu rassurante, il note que le lecteur sera apte à comprendre, après la promesse d’Apollon faite au poète des iiie et iie siècles av. J.-C. au livre précédent, qu’avec le vieil aède aveugle Rome a déjà en son sein un homme qui a  le pouvoir d’écrire une épopée latine qui saura succéder à ses ancêtres grecs 120. L’Apollon de Silius joue le rôle de dieu de la poésie lorsqu’il sauve Ennius de la mort en déviant la lance lui étant destinée, alors que celui de Virgile était le dieu patron des Iulii, un Apollon qui, à  la place de promouvoir une future carrière poétique,  reprend et annule toute promesse de gloire épique dans son dialogue avec Ascagne. Les différents rôles joués par le dieu des arts dans ces deux épisodes confèrent à la scène d’Ennius une certaine tension, et surtout, permettent d’établir des similitudes existant entre les deux récits. En outre, S. Casali souligne que la notoriété d’Ennius a été renforcée par l’Apollon de Silius, lequel mit un terme à la carrière poético-littéraire d’Hostus 121, fils du chef sarde Hampsagoras, rival d’Ennius 122. Nonobstant, pareille référence s’insère adéquatement au milieu de toutes les interactions qui existent déjà entre Silius, Ennius et Virgile. Comme on peut l’imaginer, des poètes tel qu’Ennius dépeignent les principaux chefs de guerre romains au sommet de leur gloire, et fournissent des textes visant à perpétuer celle-ci afin d’en faire une source d’inspiration pour d’autres 123. Il  ne fait aucun doute que Silius a lu – en tout ou en partie – les Annales d’Ennius, et  s’en est inspiré dans la mesure où les Punica et  les fragments de l’annaliste sont associés par de nombreux liens intertextuels. 119 Hardie, The Epic Successors of Virgil : A Study in the Dynamics of a Tradition, p. 114. 120  Hardie, The Epic Successors of Virgil : A Study in the Dynamics of a Tradition, p. 115-116. 121 Casali, « The Poet at War : Ennius on the Field in Silius’ Punica », p. 590-591. 122 Casali, « The Poet at War : Ennius on the Field in Silius’ Punica », p. 591-593. 123 Bettini, « Ennio in Silio Italico (a proposito dei proemi al I e al IV degli Annales e del proemio allo Scipio) », p. 440-447 ; Skutsch, The Annals of Q uintus Ennius, p. 404-405. Voir aussi : Hor., Od., III, 30 ; IV, 8.

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Ces connexions contribuent notamment à  renforcer l’idée selon laquelle Scipion était un Romain exemplaire 124. L’emploi de l’expression silienne Caeli porta patet («  la porte du ciel est ouverte  ») 125, qui rappelle un extrait d’Ennius 126, faisant référence au sort réservé à Scipion après sa mort, évoque l’œuvre de l’un des pères de l’histoire latine. De plus, à ce moment précis des Punica, l’apothéose proprement dite de Scipion est sous-entendue, puisque Virtus elle-même confirme les paroles du Scipion d’Ennius 127. Pour préciser le lien qui unissait Hercule et Scipion, Silius rappelle notamment l’association établie par le poète du iiie siècle av.  J.-C. entre l’apothéose du héros mythologique et Scipion lui-même 128. Il  se fonde également sur le De Republica de Cicéron, œuvre qui, à en croire Lactance, contenait une citation du Scipion d’Ennius relative à l’apothéose d’Hercule 129. Au livre XV des Punica, Virtus affirme que l’esprit de Scipion est incorruptible 130. On peut y voir une parade à  l’accusation lancée contre lui par la faction de Caton pour laquelle le futur Africain aurait accepté un pot-de-vin de la part d’Antiochos III afin de retarder l’annexion du royaume séleucide 131. Cette allégation prouve l’existence d’un autre lien intertextuel entre le poème silien et un passage des Annales d’Ennius 132 qui fait état des louanges prodiguées à  Manius Curius Dentatus pour son invulnérabilité face à l’épée et à la corruption. Il est raisonnable de penser qu’en réattribuant à  Scipion ce discours 133 qui pro Heck, « Scipio am Scheideweg : Die Punica des Silius Italicus und Ciceros Schrift De re publica », p. 172-175 ; Laudizi, Silio Italico : Il passato tra mito e restaurazione etica, p. 136. 125   Sil., XV, 78. 126  Enn., F. 26 (Skutsch). 127 Tipping, Exemplary Epic : Silius Italicus’ Punica, p. 158. 128  Heck, « Scipio am Scheideweg : Die Punica des Silius Italicus und Ciceros Schrift De re publica », p. 161-183. 129   Lact., Inst., I, 18, 11-13. 130  Sil., XV, 115. 131  Sil., XVI, 157-159  : magna hinc te praemia clarae  / uirtutis, Masinissa, manent, citiusque uel armis / quam gratae studio uincetur Scipio mentis. 132   Enn., F. 456 (Skutsch). 133 La proportion des discours dans les Punica est légèrement inférieure à celle que l’on relève dans les autres épopées romaines : au nombre de 306, ils occupant 3766 vers sur un total de 12 202, soit 31% de l’ensemble contre 38% dans l’Énéide, 32% dans la Pharsale, 37% dans la Thébaïde et 44% dans l’Iliade. 124

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meut les actions vertueuses de Dentatus, Silius réaffirme le statut de Romain exemplaire du vainqueur d’Hannibal 134. De manière plus subtile, quand Silius fait référence à  la «  sûreté  » (salutis) de Rome 135 et la présente comme la principale préoccupation de Fabius Maximus, il renvoie clairement aux Annales d’Ennius, lesquelles citent à deux reprises ce terme latin 136. Enfin, composée à l’apogée de la République, l’œuvre épicohistorique d’Ennius ne célébrait pas seulement la collectivité, la coopération et la bravoure de l’armée romaine. Elle honorait également l’ethos de compétition présent chez les modèles héroïques qui, à  l’instar de ceux des Punica de Silius Italicus, ont joué un rôle de première importance au cours de la deuxième guerre punique 137. En lisant dans les Punica les épisodes d’Ennius Homère, un système de succession historico-poétique peut être facilement élaboré  : Ennius succède à  Homère, et  Silius s’inscrit dans la lignée poétique en tant qu’héritier du poète latin contemporain de la deuxième guerre punique et soucieux de mettre en avant les actions moralement positives des Romains. d. L’influence d’Homère dans les Punica Des traits historico-littéraires apparaissent de façon transversale dans les œuvres homériques et les Punica. Pour exemple, le thème des batailles décrites dans les Punica se présente dans un ordre quasi inchangé à celui des luttes dans l’Iliade : mise en place des troupes, description des armées, lueur et bruit des armes, grêle de traits, fracas du combat, mêlée, rôle des chefs, harangues, relation de blessures, membres coupés, cadavres dépouillés, intervention des dieux, énumération des morts, et honneurs funèbres 138. Silius Italicus, La Guerre punique. Livres I-IV, texte établi et  traduit par P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, p. lxxxii. 134 Tipping, Exemplary Epic : Silius Italicus’ Punica, p. 56. 135   Sil., VI, 610-611 : Romuleam laudem Fabioque salutis habenas / credere ductori. 136  Enn., F. 364 (Skutsch). Delz, « Nachlese zu Silius Italicus », p. 160. 137 Goldberg, Epic in Republican Rome, p. 111-134. 138  Silius Italicus, La Guerre punique. Livres I-IV, texte établi et traduit par P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, p. xxii-xxiii.

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Les deux premiers vers des Punica indiquent que Silius choisit d’exploiter le thème de la gloire héroïque à  travers la geste d’Achille dans l’Iliade d’Homère 139, que les poètes épiques ont coutume de commémorer et  de réemployer 140. Aux vers 222230 du livre III des Punica, Silius entame le catalogue des forces puniques en présence tout en invoquant Calliope, la muse de la poésie épique. Ce faisant, il fait appel à la tradition homérique 141. Aux yeux de G. Manuwald, sur le plan littéraire, au vu de l’épisode relatif à Homère dans les Punica, Silius est bien un descendant de l’aède aveugle. La poésie homérique est d’ailleurs décrite par l’auteur des Punica comme « élevant votre Troie jusqu’aux étoiles » 142, ce qui renforce la dimension poético-historique des sujets des épopées homériques, et place, dès lors, leur auteur présumé parmi les maîtres de la tradition des épopées historiques, et non plus uniquement parmi ceux du genre épique 143. Homère fait du reste une apparition dans la nekyia du livre XIII des Punica 144. Au cours de son voyage dans l’autre monde, Scipion croisa l’ombre du maître de Méonie. Celle-ci étant inévitablement silencieuse, le Romain se mit à  converser avec la Sibylle, qui lui compta les exploits de l’auteur présumé de l’Iliade et de l’Odyssée. Aux vers 793-797 de ce livre des Punica, Scipion dit souhaiter voir Homère autorisé à  chanter les Romula facta pour la postérité : « Si le destin permettait à ce poète de chanter maintenant les exploits romains de par le monde, quel impact, avec son témoignage, ces mêmes exploits auraient-ils sur la postérité ! » 145 Il souligne en outre qu’Achille a de la chance de bénéficier d’un pareil poète pour célébrer sa valeur.   Hom., Il., IX, 189.  Karakasis, Homeric Receptions in Flavian Epic : Intertextual Characterization in Punica 7, p. 251-266 ; Van Der Keur, Meruit deus esse videri : Silius’ Homer in Homer’s Punica 13, p. 287-304 ; Ripoll, « Réécritures d’un mythe homérique à travers le, Biblioteca Universale Rizzo, p. 28-31. 141  Hom., Il., II, 484-493. 142   Sil., VII, 473-746. 143 Manuwald, « Epic Poets as Characters : on Poetics and Multiple Intertextuality in Silius Italicus’ Punica », p. 84-85. 144  Sil., XIII, 778-797. 145  Sil., XIII, 793-797 : si nunc fata darent, ut Romula facta per orbem / hic caneret uates, quanto maiora futuros / facta eadem intrarent hoc […] teste nepotes. Pour Tipping, Exemplary Epic : Silius Italicus’ Punica, p. 172, ces propos font 139 140

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Au passage, le futur Africain ne paraît aucunement désirer qu’un poète homérique – Silius en l’occurrence – ne dévoile sa grandeur aux yeux du monde 146, plus préoccupé qu’il est par le destin de Rome que par sa propre renommée ; cette attitude participe à le situer dans la lignée des chefs de guerre les plus vertueux, liant la uirtus d’Achille à la fides et à la pietas d’Hector. Cependant, pour B. Tipping, en mettant en balance services rendus et louanges in propria persona, Silius indique très probablement que son poème vise à répondre au désir exprimé par Scipion, celui de voir un poète épique relater ses exploits 147. Cette rencontre avec Homère fait écho à  l’épisode selon lequel Alexandre 148, debout devant le tombeau d’Achille, fit, lui aussi, remarquer la chance du fils de Thétis et  de Pélée, qui pouvait compter sur l’aède aveugle pour glorifier ses exploits 149. Pour  R. Marks, en rappelant cet épisode d’Alexandre devant la tombe du Myrmidon, tout en y ajoutant cette rencontre entre Scipion et  le fantôme d’Achille 150, le poète souligne l’obsolescence de ce dernier comme modèle pour le vainqueur de 202 av. J.-C. 151. L’œuvre homérique joue donc incontestablement un rôle dans l’écriture des Punica. Nous remarquons, dans la manière dont Silius fait référence à l’Iliade, la complexité de ses relations avec ses prédécesseurs épiques. écho à  Enn., F.  404-405  (Skutsch), selon lesquels la poésie épique peut servir à  immortaliser des modèles héroïques, à  l’instar des statues ou des sépultures  : «  Les rois cherchent des statues et  des sépulcres tout au long de leur règne. Ils gagnent en renommée et peinent de toute leur force et leurs ressources » (Reges per regnum statuasque sepulcraque quarunt, / Aedificant nomen, summa nituntur opum ui). 146  Sil., XIII, 793-797. 147 Tipping, Exemplary Epic : Silius Italicus’ Punica, p. 162. 148  Dans sa nekyia, juste avant Alexandre, Sil., XIII, 752-756 place les decemuiri rédacteurs de la Loi des Douze Tables, envoyés à Athènes pour étudier les lois grecques. En faisant ce choix, l’auteur des Punica, en bon stoïcien, entendait mettre en avant les lois régissant l’égalité des êtres. 149   Cic., Arch., XXIV ; Plut., Alex., 15, 7-8. Marks, From Republic to Empire : Scipio Africanus in the Punica of Silius Italicus, p. 145 ; Reitz, Die Nekyia in den Punica des Silius Italicus, p. 117. Lucien, Dial., X, où les ombres d’Alexandre, de Scipion et  d’Hannibal se rencontrent dans l’Érèbe afin de comparer leurs exploits respectifs, a sans doute été inspiré par la nekyia des Punica. 150  Sil., XIII, 800 : inuicto stupet Aeacide, stupet Hectore magno. 151 Marks, From Republic to Empire : Scipio Africanus in the Punica of Silius Italicus, p. 145.

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V. SILIUS ITALICUS ET SES PRÉDÉCESSEURS ÉPIQ UES ET HISTORIOGRAPHIQ UES

e. Les influences de Stace et de Valerius Flaccus dans les Punica Les Punica relèvent d’une étrangeté dans l’univers poétique de la Rome flavienne, les contemporains de Silius, en particulier Valerius Flaccus et Stace, préférant s’adonner aux compositions basées sur des thèmes mythologiques 152. Toutefois, les Argonautiques, la Thébaïde et les Punica, écrits plus ou moins à la même période 153, furent des produits de la Rome vespasienne et domitienne 154. Silius marche donc dans les pas de ses collègues flaviens. Fr. Ripoll argue que pour la rédaction des Punica, il a utilisé la Thébaïde, après sa publication en 92 apr. J.-C., bien que Stace ait probablement eu accès aux premiers chants des Punica. Selon le philologue français, Stace s’est sans doute inspiré de la bataille de la Trébie chez Silius 155, ainsi que de l’intervention de Fides à  Sagonte 156. En ce qui concerne l’inspiration statienne chez Silius, Fr.  Ripoll établit que la scène d’Hannibal ad portas reprenait un certain nombre d’éléments de l’assaut de Capoue contre les murs de Thèbes. En outre, les jeux funèbres du chant XVI des Punica comportent deux passages manifestement inspirés de Stace  : la tricherie lors de la course à pied 157 et le bûcher funèbre des frères ennemis dont la flamme se divisa en deux 158. À ces épisodes, ce chercheur ajoute l’aristie de Scipion à Zama, qui semble directement inspirée de celle de Thésée 159.

152  Marks, From Republic to Empire : Scipio Africanus in the Punica of Silius Italicus, p. 528. 153  Comme l’écrit Fr.  Ripoll, il semble bien que l’on puisse parler d’une influence de Valerius sur Stace plutôt que l’inverse, ce qui confirme l’antériorité des Argonautiques au moins pour la majeure partie. Ripoll, « Silius Italicus et Valerius Flaccus », p. 500. 154 Lovatt, « Interplay : Silius and Statius in the Games of Punica 16 », p. 155. 155  Sil., IV, 573-697 ; Stat., Theb., IX, 225-521. 156   Sil., II, 475-477  ; Stat., Theb., X, 672-677  ; XI, 457-459. Ripoll, La morale héroïque dans les épopées latines d’époque flavienne : tradition et innovation, p. 6. 157  Sil., XII, 558-752 ; Stat., Theb., X, 827-939. 158  Sil., XVI, 533-548 ; Stat., Theb., XII, 429-446. Legras, « Les Puniques et la Thébaïde », p. 131-146 ; 357-371. 159  Sil., XVII, 486-521  ; Stat., Theb., XII, 730-753. Ripoll, La morale héroïque dans les épopées latines d’époque flavienne : tradition et innovation, p. 6-7.

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Fr. Ripoll identifie quelques similarités entre Valerius Flaccus et Silius 160. Dans l’un de ses articles, le philologue soutient qu’un examen parallèle détaillé des Argonautiques et des Punica révèle plusieurs analogies. L’accumulation de ces indices tendrait à indiquer que le premier s’est, à plusieurs reprises, inspiré du second, notamment en ce qui concerne l’imagerie de phénomènes naturels ou de combats, ainsi que dans certains épisodes comme les suicides collectifs des Sagontins et  des Capouans. Il  semble en outre que, pour l’intervention des divinités, qui contribue à la transposition épique des épisodes liviens, Silius ait reconnu en Valerius Flaccus un modèle susceptible d’enrichir sa propre imagination poétique 161. «  Cette imitatio va chez lui de pair avec une aemulatio fondée sur le recours fréquent à l’hyperbole et à la surenchère descriptive, ainsi qu’à un jeu complexe de contamination avec d’autres sources. Elle présuppose une connaissance au moins partielle des Argonautiques par Silius dès le début de la rédaction des Punica vers 80 ap. J.-C, et conduit à fixer le début de l’épopée de Valerius entre 70 et 76 ap. J.-C. » 162 T. Stover va dans le même sens, soutenant qu’il est difficile de nier que Silius ait été en dialogue intertextuel avec l’auteur des Argonautiques, puisque celui-ci décéda probablement vers l’an 79 apr. J.-C. 163. Nous pouvons également ajouter que la description du cortège de Cybèle chez Silius 164 s’inspire manifestement de celle que Valerius produit du même événement 165  : fremitusque leonum  / audiri, dans les Punica  ; audit fremitus irasque leonum, dans les Argonautiques. En outre, la déroute des Carthaginois à Zama et la panique qui s’ensuit en Afrique entraînent, chez Silius, une comparaison avec l’éruption du Vésuve 166. Avant lui, seul Valerius Flaccus 167 avait utilisé ce comparant 168.   Ripoll, La morale héroïque dans les épopées latines d’époque flavienne  : tradition et innovation, p. 7-8. 161   Ripoll, « Silius Italicus et Valerius Flaccus », p. 515. 162  Ripoll, « Silius Italicus et Valerius Flaccus », p. 499. 163 Stover, « The Date of Valerius Flaccus’s Argonautica », p. 211-229. 164  Sil., XVII, 41-43. 165   Val. Flacc., III, 236-238. 166  Sil., XVII, 592-596 : sic ubi, ui caeca tandem deuictus, ad astra / euomuit pastos per saecula Vesbius ignis /et pelago et terris fusa est Vulcania pestis, / uidere Eoi, monstrum admirabile, Seres / lanigeros cinere Ausonio canescere lucos. 167  Val. Flacc., III, 208-211 ; IV, 507-511. 168  Ripoll, « Silius Italicus et Valerius Flaccus », p. 508. 160

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B. Les influences historiques Cette sous-section s’intéressera à  l’intersection entre le poème silien et le matériau historique. En effet, si les inspirations virgiliolucainiennes sont omniprésentes dans les Punica, l’apport des écrits des rerum scriptores ne saurait être négligé. Dans l’introduction du premier volume de son commentaire sur les Punica, Fr. Spaltenstein exprime, entre autres préoccupations, sa frustration à l’égard des philologues contemporains qui abordent l’œuvre de Silius comme s’il s’agissait d’une source historique contant avec minutie la deuxième guerre punique. Désireux d’écarter une telle possibilité, il emploie toute une série d’arguments marquants et virulents, comme l’illustre l’exemple suivant : « Pour parler net, Silius est tout sauf un historien, car il n’en a pas les intentions, et cela même si sa matière est historique. C’est là que se sont trompés trop de critiques qui n’ont pas distingué entre la matière brute du texte et  l’intention de l’auteur. » 169 Cependant, le fait qu’il se soit inspiré d’historiens romains, contemporains ou non des faits, tels que Fabius Pictor 170, Coelius Antipater 171 et Tite-Live, demeure incontestable. En effet, en réécrivant certains détails de la guerre d’Hannibal, tout en condensant ou en développant quelques épisodes de celle-ci, le poète épique, qui ne s’est guère astreint à respecter scrupuleusement la chronologie, a  usé de ses sources avec beaucoup de liberté. Par ailleurs, nous inclinons à penser que s’il les connaissait, il n’a probablement consulté que peu ou prou les écrits émanant d’historiens propuniques tels que Philinos, Silénos 172, Sosylos et  Chéréas, ceux-ci n’étant guère en mesure de s’accorder avec son projet initial. En outre, Silius, s’il demeure avant toute chose un poète épique, donne une résonance contemporaine à son histoire, invi169 Spaltenstein, Commentaires des Punica de Silius Italicus, Livres 1 à 8, p. xiii. 170   The Fragments of the Roman Historians, t.  1, Cornell (2013), p.  160178 ; The Fragments of the Roman Historians, t. 2, Cornell (2013), p. 32-105 ; The Fragments of the Roman Historians, t. 3, Cornell (2013), p. 13-49. 171   The Fragments of the Roman Historians, t.  1, Cornell (2013), p.  256263 ; The Fragments of the Roman Historians, t. 2, Cornell (2013), p. 384-423 ; The Fragments of the Roman Historians, t. 3, Cornell (2013), p. 243-270. 172 Briq uel, « La propagande d’Hannibal au début de la deuxième guerre punique : remarques sur les fragments de Silènos de Kalèaktè », p. 123-127.

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tant ainsi ses lecteurs à comparer les faits du passé lointain avec le présent et à en tirer des leçons morales. a. Les Punica et les traditions livienne et polybienne Les Punica, bien qu’appartenant au genre de l’épopée historique, ont été décrits comme un poème dans lequel la composante «  épique  » l’emportait nettement sur la composante «  historique ». Comme Pétrone qui estimait que la matière proprement historique n’était pas du ressort d’un poète 173, Silius, dans un souci de stylisation épique, réduit le caractère historique de certains événements à la portion congrue, et y substitue des thèmes déclamatoires et  merveilleux. Dans les Punica,  l’histoire s’est « mythologisée », et les événements décrits s’articulent autour du mode épique. L’imagination de Silius, précise l’auteur, triomphe partout de la probabilité historique. L’histoire n’est présente que pour être transmutée 174. Il n’en reste pas moins que le sujet des Punica demeure le même que celui de la troisième décade de Tite‑Live : la deuxième guerre punique. Dès le xviiie siècle 175, la critique moderne a été tentée de voir dans la troisième décade de Tite-Live, – laquelle s’inspire grandement du Bellum Hannibalicum de Coelius Antipater et  des Annales de Fabius Pictor –, qui avait joui d’un grand prestige, la source historique quasi unique des Punica 176. Nous constatons que Silius consacre près du quart de son œuvre à la matière qui correspond au seul livre XXI de Tite-Live, couvrant essentiellement les années 219 et 218 av. J.-C. C’est dire l’importance que revêtaient pour le poète les événements déclencheurs 177 de la 173  Petr., CXVIII, 6  : Non enim res gestae uersibus comprehendendae sunt, quod longe melius historici faciunt. 174  Wilson, « Flavian Variant : History. Silius’ Punica », p. 218. 175  L’antiquisant suisse Niebuhr, Römische Geschichte, p.  34-35 avait déjà souligné les ressemblances entre les Punica et l’Ab Vrbe condita. 176 Bauer, Das Verhältnis der Punica des Silius Italicus zur dritte Dekade des T. Livius, p. 45-46 ; Sechi, M., « Silio Italico e Livio », p. 280-297. 177   Chez les Romains, le motif d’entrée en guerre devait être tangible et en adéquation avec les valeurs de la pietas, de l’observance des devoirs envers les dieux, les parents et la patrie, et de la fides, le respect de la parole donnée entre deux parties contractantes qui cimente les traités. Une guerre contraire à l’équité et  injuste, c’est-à-dire non indispensable au salut de la cité, marquerait la cité d’une tache ineffaçable. Elle corromprait les mœurs, éveillerait les convoitises

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V. SILIUS ITALICUS ET SES PRÉDÉCESSEURS ÉPIQ UES ET HISTORIOGRAPHIQ UES

deuxième guerre punique. Ainsi avons-nous pointé pas moins de treize passages des Punica empruntés à  la seule première moitié du livre XVI de l’Ab Vrbe condita : Tite-Live (chapitres du livre XVI)

Silius Italicus

1, 2 : ut propius periculum fuerint qui I, 13-14 : propiusque fuere periclo / quis uicerunt superare datum 1, 4 (le serment d’Hannibal)

I, 113-119

4, 6

I, 260

4, 8 (le courage d’Hannibal)

I, 245-270

4, 9 (la perfidie d’Hannibal)

I, 56-59

8, 10 (la phalarique)

I, 350-364

9, 3 (Hannibal éconduit l’ambassade II, 1-22 romaine) 10, 3-5 (le respect des traités)

I, 294-295

11, 9 (les Carthaginois pénètrent dans I, 367-372 Sagonte) 31, 9-12 (Hannibal traverse le terri- III, 466-476 toire des Tricastins et  des Voconces, puis franchit difficilement la Durance) 32, 7 (les Carthaginois ont peur de III, 477-495 franchir les Alpes) 36, 7 (la glace est difficile à briser)

III, 522-527

37, 2-3 (la nécessité de tailler la glace III, 630-640 (Silius ne fait toutefois avec des outils en fer) pas mention du vinaigre pour faire fondre la glace)

de personnes peu scrupuleuses et  appauvrirait injustement des milliers de paysans. Tite-Live nous a  laissé une description détaillée des rites que l’entrée en guerre supposait. Parmi ceux-ci, figuraient en première place les célèbres solennités des féciaux. C’est possiblement à Numa, le roi de la fides, à Tullus Hostilius ou encore à Ancus Marcus que l’on doit cette corporation religieuse, l’une des plus surprenantes de la religion romaine. Tout en s’inscrivant dans la continuité politico-religieuse du deuxième roi de Rome, les féciaux avaient pour objectif de déclarer la guerre dans les formes afin de la rendre conforme au droit (bellum iustum), de la faire admettre par les dieux, et de la conclure par un traité en règle (foedus). Par celui-ci, ces religieux romains, qui formaient l’une des plus anciennes corporations de Rome, faisaient en sorte que la paix repose sur la fides. Guittard, « Tite-Live, historien de la religion romaine ? », p. 79-91 ; Auliard, « Les Fétiaux, un collège religieux au service du droit sacré international ou de la politique romaine ? », p. 1 ; Blaive, ‘Justum bellum’. Mythologie indo-européenne et droit public romain, p. 12-16.

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À l’image de Tite-Live, Silius, en véhiculant une vision de l’histoire qui insiste essentiellement sur le rôle joué par les forces morales 178, débute les Punica en indiquant la portée de son œuvre. Le  Padouan commence la rédaction de sa troisième décade par ces mots : « La fortune de la guerre fut si changeante et Mars si incertain que l’adversaire qui frôla de plus près le désastre fut celui qui eut la victoire. » 179 Dans la même veine, Silius, au début de son livre I, écrit : « C’est pendant la seconde de ces guerres que les deux peuples, tour à tour, s’efforcèrent d’anéantir leur adversaire, et le plus dangereusement menacé fut celui qui, finalement, devait l’emporter. » 180 La référence aux commentaires de TiteLive 181 apparaît d’emblée évidente, puisque selon le Padouan, la guerre d’Hannibal était d’une telle gravité que les Romains, bien que finalement victorieux, passèrent très près du désastre. Cette remarque, qui a  pour but principal de proclamer l’importance du thème de la Guerre d’Hannibal, ne devrait cependant pas dissimuler les relations complexes existant entre l’œuvre de Silius et l’incipit du livre XXI de l’Ab Vrbe condita. Aux vers 7 et 8 du livre I des Punica, il est question de la longue lutte visant à  déterminer quelle puissance devait gouverner le monde : « Et pendant longtemps, la Fortune chercha sur quels remparts asseoir enfin la souveraineté du monde  » 182. L’idée d’une lutte pour la domination de l’oikoumène est absente de la préface du livre XXI de Tite-Live, mais il s’agit d’un thème que l’historien développe tout au long de son œuvre. En outre, on retrouve cette conception binaire du monde et de la guerre dans la préface de Polybe, l’une des sources primordiales du Padouan. L’historien mégalopolitain y signale que la compétition à laquelle

178 Taisne, «  Stylisation épique de l’Histoire romaine de Tite-Live aux chants III et IV de la Guerre Punique de Silius Italicus », p. 89-99. 179   Liv., XXI, 1, 1-2. (rendu dans la traduction de Jal, P., t. 11, Paris, p. 2). 180  Sil., I, 12-15  : sed medio finem bello excidiumque uicissim  / molitae gentes, propiusque fuere periclo / quis superare datum : reserauit Dardanus arces / ductor Agenoreas, obsessa Palatia uallo. Levene, Livy on the Hannibalic War, p. 15-35. 181  Liv., XXI, 1-2. Steele, « The Method of Silius Italicus », p. 319-333. 182  Sil., I, 7-8 : quaesitumque diu, qua tandem poneret arce terrarum Fortuna caput. (rendu dans la traduction de P.  Miniconi et  G.  Devallet, t.  1, Paris, p. 3).

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se livrent Romains et Carthaginois pour la domination universelle s’avère assez familière, tant pour lui que pour son public 183. La praefatio de Silius nous apparaît donc recouper tant l’œuvre de Tite-Live, que celle de Polybe, constat qui témoigne de l’attitude complexe du poète par rapport aux méthodes et  aux approches de la πραγματικἠ ἱστορία 184. Pour démontrer que Silius a fortement été influencé par TiteLive dans son interprétation de la deuxième guerre punique, les critiques ont en effet mis en avant la préface de son œuvre 185. A.  J. Pomeroy la compare à  celle de l’historien padouan 186, et soutient que l’on peut remarquer une reconnaissance de la dette envers l’historien, non seulement pour la matière, mais aussi pour ses perspectives proches du sujet de l’histoire romaine 187. En outre, et  cela se manifeste à  plusieurs reprises dans l’œuvre silienne, les deux auteurs antiques considéraient que les vainqueurs de la guerre avaient davantage frôlé la défaite que les véritables perdants. Cependant, les divergences entre Silius et  Tite-Live ne sont pas moins nombreuses et  importantes au niveau des faits et de leur chronologie. Le Padouan fait notamment participer le consul Publius Scipion à la bataille de la Trébie 188, qui se déroula le 26 décembre 218 av. J.-C., alors qu’il y a lieu de penser que celui-ci, ayant été grièvement blessé au Tessin en novembre de la même année, se trouvait alors en convalescence dans son campement 189. Par ailleurs, tandis que Tite-Live fustige l’action de Sempronius fonçant tête baissée sur Hannibal 190, chez Silius, le tableau de cette 183   Pol., I, 3, 7 : τὰ πολιτεύματα τὰ περὶ τῆς τῶν ὅλων ἀρχῆς ἀμφισβητήσαντα. Dörrie, « Polybius über pietas, religio und fides, zu Buch VI, Kap. 56 », p. 251272. 184 Pour Pol., VI, 1, 7-8 ; IX, 1-2, l’histoire pragmatique était un récit politique et militaire aux prises avec les affaires des peuples, des villes et des dirigeants destinés à servir les intérêts des hommes d’État (ὁ πολιτικός) et à enrichir intellectuellement les étudiants en histoire (οἱ φιλομαθοῦντες), qui sont distingués du lecteur occasionnel (ὁ φιλήκοος). 185  Sil., I, 1-14. 186  Liv., XXI, 1, 1-3. 187  Pomeroy, « Silius Italicus as ‘Doctus Poeta’ », p. 124-125. 188  Sil., IV, 621 : clausit magna uada pressa ruina. 189  Liv., XXI, 56, 10. 190  Sil., IV, 517-524.

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célèbre défaite romaine ne fait ressortir aucune faute majeure de la part du consul 191. Afin d’intégrer les événements de la guerre au sein de la structure thématique de son œuvre, Silius réduit la temporalité, et passe sous silence ceux qui manquent de pertinence pour le message du poème. Ainsi, si les Punica content la totalité de la deuxième guerre punique, leur propos est principalement axé sur les années précédant le désastre de Cannes. En effet, sept livres (IV-X) sont dédiés aux premières défaites de Rome, bien que ces événements ne couvrent que trois années (218-216 av.  J.-C.), et seulement sept autres (XI-XVII) au relèvement de l’Vrbs et à  sa victoire, bien que ces événements s’étalent sur quinze ans (215-201 av.  J.-C.) 192. M.  V.  T. Wallace prétend d’ailleurs que la manière dont l’auteur a  traité la chronologie des événements est révélatrice de son intention poétique 193. Pour lui, les Punica ne sont pas une histoire de la deuxième guerre punique, mais une épopée littéraire écrite sur un thème historique 194. De plus, les données géographiques relatives au désastre de Trasimène 195 et présentées dans les Punica sont erronées au point de rendre inintelligible le déroulement des combats tels que décrits par leur auteur. Dans le même ordre d’idées, Silius prétend qu’Hannibal utilisa des éléphants de guerre pour combattre les Romains à Cannes 196, alors qu’il n’en fit pas usage sur le champ   Liv., XXI, 54, 1-4.  Niemann, Die Darstellung der römischen Niederlagen in den Punica des Silius Italicus, p. 124. 193 Wallace, «  Some Aspects of Time in the Punica of Silius Italicus  », p. 93. 194 Wallace, «  Some Aspects of Time in the Punica of Silius Italicus  », p. 93. 195   Pour planter le décor de la bataille de Trasimène, Silius choisit d’établir l’étymologie du nom du lac, qu’il donne comme Thrasymennus. Le très beau fils de Tyrrhénus, roi lydien et éponyme de l’Étrurie, attire l’attention de la nymphe locale Agylle, qui, avec passion enflammée, l’attire vers les profondeurs du plan d’eau. Cette histoire, très certainement inventée par Silius, n’est que l’une des nombreuses étymologies proposées. Cowan, « Thrasymennus’ Wanton Wedding : Etymology, Genre, and Virtus in Silius Italicus », p. 226-237. 196  Sil., IX, 570-586. L’éléphant silien est un symbole de la puissance carthaginoise, et en sapant celui-ci dans les batailles qui ont jalonné la deuxième guerre punique, l’épopée annonce la destruction de la force carthaginoise et la défaite de la cité de Didon. Au lieu de mettre en valeur la victoire carthaginoise en dépeignant des éléphants puissants et tactiquement bien placés comme le font notam191 192

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de bataille en 216 av. J.-C. Par opposition, le poète flavien oublie de faire mention de ces pachydermes à Zama, où ils ont pourtant précédé l’infanterie punique 197. En outre, le combat naval décrit aux vers 353-579 du livre XIV des Punica, présenté par TiteLive comme une simple éventualité 198, n’a vraisemblablement jamais eu lieu, Bomilcar et  Épicydès ayant pris la fuite à  la vue de la flotte romaine. Il arrive toutefois que Silius fournisse des précisions supplémentaires par rapport à l’Ab Vrbe condita. En relatant la bataille du Métaure au livre XV, notre auteur fait brièvement intervenir Caton, lequel exprime ses regrets quant au fait que M.  Livius Salinator, le collègue de Caius Claudius Nero lors du consulat de 207 av.  J.-C., ne fut pas disponible plus tôt dans la guerre pour combattre Hannibal 199. Ce détail n’apparaît pas chez Tite-Live. Ce regroupement d’anecdotes autour de Livius Salinator et de la bataille du Métaure témoigne des choix qui s’offraient à Silius au moment de répondre au récit livien 200. De même, Silius peut, à  l’occasion, développer un détail qui, chez Tite-Live, apparaît des plus insignifiants. Toujours au livre XV des Punica, le poète signale comment, avant la bataille du Métaure, Nero pénétra dans le camp de Livius Salinator à la faveur de l’obscurité  ; il est cependant détecté par Hasdrubal, bien décidé à  éviter le combat 201. Chez Tite-Live 202, Hasdrubal est capable de repérer l’arrivée de la seconde armée grâce à l’apparition de vieux boucliers chez l’ennemi et à la maigreur de ses chevaux 203. Silius fournit une explication similaire mais en profite ment Polybe et  Tite-Live, Silius les décrit comme des victimes. Parallèlement, Silius démontre le manque de fiabilité et de vertu de l’éléphant, et cela explique pourquoi les Romains ont décidé de ne s’en servir que de manière épisodique. Les faiblesses de l’éléphant mettent en valeur l’ingéniosité, la détermination et la bravoure des Romains ainsi que leur pietas, dans le cas de Tuder. Ces vertus du mos maiorum les conduiront à la victoire sur les barbares et leurs éléphants. Burgeon, « L’éléphant carthaginois dans les Punica de Silius Italicus : un symbole punique annonciateur de la victoire romaine », p. 1-17. 197  Liv., XXX, 34, 15 ; 35, 3. 198  Liv., XXXV, 27, 10-12. 199  Sil., XV, 730-734. 200  Gibson, « Silius Italicus : A Consular Historian », p. 50. 201  Sil., XV, 591. 202  Liv., XXVII, 46-47. 203  Liv., XXVII, 47, 1.

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aussi pour démontrer sa capacité à  faire évoluer la situation en procédant à quelques modifications subtiles. Ainsi fait-il notamment référence aux effets des marches forcées sur les hommes et leurs montures afin de donner à  son récit une atmosphère réaliste 204. Certaines figures présentes dans les Punica jouent un rôle de première importance, alors qu’elles sont totalement secondaires chez l’historien padouan. À titre d’exemple, le Magon silien occupe une place substantielle dans le récit épique, notamment en Espagne 205 et  à  Trasimène 206. C’est lui qui conseille à  Hannibal d’attacher des branchages aux cornes des bœufs puis de les enflammer pour les effrayer avant de les jeter sur l’armée romaine, et  qui s’oppose aux décisions d’Hannon en plein sénat. TiteLive, en revanche, mentionne une altercation entre Hannon et Himilcon 207. Alors que Silius encense la vertu du fils de Fabius Maximus 208, l’historien augustéen ne s’y attarde nullement 209. Il  agit de façon similaire à  propos de l’enfant de Marcellus 210, alors que le Padouan se borne à écrire que ce dernier a été blessé au combat 211. L’héroïsation de certains chefs romains dans les Punica a indubitablement conduit à  la falsification de la vérité historique. Le poète tait notamment certains reproches adressés à Fabius 212, lequel est d’ailleurs gratifié du surnom de pater par toute l’armée, quand, chez Tite-Live seul Minucius lui attribue ce titre 213. Au livre X 214, les paroles prêtées au Temporisateur étaient, à en   Sil., XV, 603-605 : pulueris in clipeis uestigia uisa mouebant / et, properi signum accursus, sonipesque uirique / substricti corpus. 205  Sil., III, 240-242 : Mago quatit currus et fratrem spirat in armis. / Proxima Sidoniis Vtica est effusa maniplis, / prisca situ ueterisque ante arces condita Byrsae. 206  Sil., VI, 60-61  : agit asper acerba  / nunc Mago attonitos, nunc arduus Hannibal hasta. 207  Liv., XII, 6, 1-6. 208   Sil., VII, 705-729. 209   Liv., XXIV, 9, 7 ; 12, 6 ; 43. 210  Sil., XV, 343-380. 211  Liv., XXVII, 27, 7. 212  Liv., XXII, 14, 4. 213  Liv., XXII, 30, 2. Cowan, « Back Out the Hell : The Virtual Katabasis and Initiation of Silius’ Minucius », p. 217-232. 214  Sil., X, 598-600 : ite ocius, arma / deripite, o pubes, templis. Vos atria raptim / nudate et clipeos in bella refigite captos. 204

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croire l’historien padouan, celles du dictateur Marcus Junius 215. Après la prise de Tarente par le Cunctator, Silius choisit, contrairement à son homologue 216, de ne pas mentionner les représailles menées par les armées romaines contre les habitants de cette cité. Il  en va de même pour Marcellus qui, ayant, malgré certaines réserves 217, les faveurs de Silius, est dépeint comme un guerrier courageux, fidèle et pieux. Dans les Punica 218, Junon doit intervenir pour sauver Hannibal des coups que le chef romain lui portait avec une détermination sans pareille. Après la prise de Syracuse 219, selon le poète flavien, Marcellus aurait épargné la cité et ses habitants. Or, nous pouvons lire chez Tite-Live que « le pillage qu’il livra fut épouvantable, et le butin, immense » 220. Par contre, davantage que Tite-Live, Silius n’hésite pas à dévaloriser l’action des protagonistes peu vertueux en rappelant leurs échecs précédents. Lorsqu’il traite de Flaminius, à l’approche de Trasimène, le poète flavien évoque davantage son passé que TiteLive dans le même contexte. En effet, dans les Punica, s’il s’est fait remarquer grâce à la victoire facile remportée contre les Boïens, un peuple celtique très loin d’égaler les Puniques 221, Flaminius est décrié pour avoir commis un certain nombre d’imprudences.   Liv., XXII, 57, 10.   Liv., XXVII, 16, 6-9. 217  Cf. infra p. 307-313. 218  Sil., XII, 20 : quis gelidas suetum noctes thorace grauatis. 219  Marcellus aurait pris Syracuse si la peste n’était pas arrivée  : Sil., XIV, 580-584. Silius loue Syracuse dont il mentionne la place prééminente parmi les autres cités de l’île, tout en faisant allusion à  sa fondation par les Corinthiens (Sil., XIV, 50-52). Une nouvelle fois, nous pouvons voir comment Silius puise dans toute une série de matériaux pour la rédaction des Punica. La mention de la splendeur de Syracuse (sed decus Hennaeis haud ullum pulchrius oris, « mais il n’y a pas de plus belle splendeur dans la région d’Henna » : Sil., XIV, 50) peut être interprétée comme une allusion à la beauté sans égale de la ville, célébrée par les auteurs en prose, comme Cic., Ver., IV, 117 et  Liv., XXV, 24, 11. Il  s’agit d’une idée qui remonte à  Timée apud Cic., Rep., III, 35  (= FGrH 566 F 40). On pourrait également signaler que cette volonté de comparer la ville avec d’autres localités rappelle les textes poétiques, comme l’éloge de l’Italie chez Verg., Buc., II, 136-139, où les autres pays sont considérés comme inférieurs à cette dernière. Gibson, « Silius Italicus : A Consular Historian », p. 64. 220  Liv., XXV, 31, 11. Plut., Pel., 19, 2 met en parallèle Marcellus, qui refusa de détruire et  d’incendier Syracuse, et  Scipion Émilien, qui se sentait perplexe à l’idée de raser Carthage (Zon., IX, 30), mais qui, en bon Républicain, finit par accepter les ordres du Sénat. 221  Sil., 4, 404-410. 215 216

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Silius semble s’être inspiré de Polybe qui pointe du doigt des négligences dont les effets préjudiciables ne furent évités que grâce à  l’excellence des tribuns militaires 222. À l’image de l’historien mégalopolitain 223, le poète flavien souligne l’absence d’expertise militaire chez Flaminius, et  le considère comme un démagogue contraire à l’exemplum moral 224. Pour ce qui a trait aux harangues 225, le poète flavien se limite à quelques mots, là où Tite-Live développe généralement de longs discours. Par exemple, avant la bataille de Tessin, l’historien prête une harangue prolixe à  Hannibal et  au chef romain 226, contrairement à Silius qui n’y consacre que huit vers 227, et treize à Sempronius 228. Moins techniques que ceux de l’historien, les discours des Punica devaient s’harmoniser avec les objectifs moraux de leur auteur, en encensant ou en dévalorisant la geste de tel ou tel Romain. Tite-Live ne reproduit pas le discours prononcé par Hannon au sénat carthaginois avant le déclenchement de la guerre 229, mais on observe plusieurs divergences entre Silius et l’historien à propos de ce motif. Tout d’abord, chez Tite-Live, celui-ci se situe lors de la première ambassade 230, et  non pas durant la seconde. Silius déplace le discours d’Hannon 231 au moment du déclenchement de la guerre afin de suggérer la profonde division qui   Pol., II, 33, 1 ; 7-9.   Pol., III, 80, 3. 224   Pol., II, 21, 8-9 ; 80, 3. 225  Ouardia, « Harangue de chef avant la bataille : comparaison entre TiteLive (Histoire Romaine, livre XXVII) et Silius Italicus (Punica, XV, 320-823) », p. 121-129. 226  Liv., XXI, 40-41 ; 43-44. 227  Sil., IV, 59-66 : debellata procul, quaecumque uocantur Hiberis, / ingenti Tyrius numerosa per agmina ductor / uoce sonat : non Pyrenen Rhodanumue ferocem  / iussa aspernatos, Rutulam fumasse Saguntum,  / raptum per Celtas iter, et, qua ponere gressum  / Amphitryoniadae fuerit labor, isse sub armis  / Poenorum turmas, equitemque per ardua uectum / insultasse iugo, et fremuisse hinnitibus Alpes. 228   Sil., IV, 68-80. 229  Liv., XXI, 10, 1-6. 230  Protégeant le droit des individus, la fides était une exigence de base pour les entrevues diplomatiques. À ce titre, les ambassadeurs étaient inviolables : Val. Max, VI, 6, 3, dans son chapitre De fide publica, présente plusieurs exemples du respect du droit de ces émissaires. 231  Sil., II, 279-326. 222 223

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régnait entre les Puniques. Ensuite, chez le Padouan, personne ne réplique à Hannon, puisque le sénat carthaginois se montre favorable à Hannibal 232 ; Silius, lui, introduit un discours répondant à  celui de Gestar 233. Dans un certain sens, la préoccupation du poète consiste ici à générer une controverse poétique, de sorte que les discours d’Hannon – adversaire d’Hannibal – et  de Gestar – partisan de ce dernier – puissent être comparés au débat ayant lieu dans l’Énéide 234 entre Turnus et  Drances, échanges tenus lorsque les ennemis d’Énée et  des Troyens s’entretinrent de la poursuite de la guerre 235. En notant à quel point les Punica ont été imprégnés des traditions épiques, il ne fait aucun doute que leur auteur a manipulé certains faits historiques afin de les faire correspondre à ses objectifs littéraires et moraux. Si Silius, en livrant sa propre interprétation des événements qui se sont déroulés lors de la deuxième guerre punique, n’a pas toujours respecté les leges historiae, le volet proprement historique de son œuvre n’en est pas pour autant insignifiant. Pour preuve, il lui arrive de reconnaître sa dette envers les historiens, et  en particulier envers Tite-Live. De plus, dans la mesure où il se livre à des commentaires sur le passé de Rome, raconté de manière à véhiculer ses propres idées, la participation du poète flavien à la tradition historiographique par l’apport de sa propre perspective sur les événements historiques est réelle. Nonobstant, Silius choisit de replacer son épopée dans le cadre éthique de l’historiographie livienne. En effet, dans la mesure où il avait souvent tendance à  donner rapidement aux faits un sens moral, voire moralisateur dans certains cas (durant le siège de Sagonte, la défaite de Cannes, la bataille de Zama, etc.), il est permis de prétendre qu’il s’est inscrit dans la tradition historiographique livienne. Même s’il le fait à travers la poésie épique, sa contribution pour notre compréhension de la guerre d’Hannibal n’est en rien diminuée, et les exempla spécifiques dont il se sert sont tout aussi probants et significatifs que ceux auxquels se réfère le Padouan.   Liv., XXI, 11, 1.   Sil., II, 327-374. 234  Verg., Aen., XI, 366-444. 235 Gibson, « Silius Italicus : A Consular Historian », p. 68. 232 233

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Silius, comme Tite-Live, donne des leçons de morale de par sa description des événements de la guerre. Les deux auteurs présentent assurément une œuvre mise en forme pour s’adapter à  leurs intentions moralisatrices. Les valeurs se révèlent même être les personnages principaux de l’œuvre livienne. De ce fait, le portrait que Silius brosse de Scipion et de sa moralité exemplaire renvoie directement à l’Ab Vrbe condita et aux valeurs, la uirtus, la fides et la pietas en tête, que cette somme historique véhicule. Toutefois, Silius traite la moralité d’une manière somme toute plus complexe que son modèle historique. À titre d’exemplum, nous pouvons citer le cas de Regulus. Ce dernier, décrit comme un modèle de fides eu égard à  son choix de revenir à  Carthage en tant que prisonnier plutôt que de rester à Rome et d’y négocier une paix honteuse, est une figure récurrente chez de nombreux auteurs, dont Valère Maxime 236 et Cicéron 237. Les actions de Regulus soulevèrent quantités d’éloges chez chacun d’eux. Pourtant, la vertu du personnage semble avoir été partiellement remise en cause par Silius. De la sorte, comme nous le verrons ultérieurement 238, le poète épique nous permet de comprendre l’exemplum du héros paradigmatique romain d’une autre façon, tout en interagissant avec les interprétations de Valère Maxime, d’Horace et de Cicéron. De cette manière, Silius n’est pas seulement un poète du genre épique vu qu’il prend certaines distances vis-à-vis d’une figure unanimement perçue comme vertueuse par la tradition littéraire. Silius et  Tite-Live proposent chacun une interprétation singulière de l’histoire de la deuxième guerre punique. En effet, le premier, bien qu’influencé par l’interprétation de cette dernière délivrée par le récit livien, construit son poème autour d’une structure tout autre que celle de l’Ab Vrbe condita. Les événements qui apparaissaient à Silius comme étant les plus importants (le siège de Sagonte notamment) et  concernant le thème qu’il avait choisi comme épicentre sont tirés en longueur, alors que ceux qui importaient peu pour son message moral se trouvent

  Val. Max., I, 1, 14.   Cic., Fin., II, 60, 65 ; V, 37, 82 ; Off., III, 99, 26 ; 115, 32. 238  Cf. infra p. 160-182. 236 237

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réduits à la portion congrue, voire passés sous silence (le consulat de Marcus Atilius et  de Geminus Servilius, qui suivirent la tactique de Fabius Maximus, en est un exemple 239). En résumé, nous pensons que les Punica ne doivent pas être lus comme un document historique à  part entière, mais plutôt comme une poésie épique et historique dans laquelle les principaux faits de la deuxième guerre punique étayent le programme moral de Silius et  révèlent son interprétation du conflit ayant opposé les Romains à  Hannibal. Libéré des exigences imposées aux historiens et aux annalistes traditionnels, l’auteur avait toute liberté pour manipuler les événements de la guerre et ainsi mettre davantage en avant ses propres opinions. Cependant, la distinction entre une histoire de la deuxième guerre punique et une épopée littéraire nous semble peu judicieuse dans la mesure où ces deux genres s’entrecroisent continuellement. Même s’il le fait d’une manière différente de celle des historiens prosateurs, dans la mesure où il n’a pas pour tâche de réaliser une enquête (ἱστορία) au sens grec du terme, Silius apporte sa participation à la tradition historiographique romaine. En effet, ses Punica ne sont pas seulement une œuvre littéraire, mais aussi, directement ou indirectement selon les passages, un travail au plus proche des sources historiques. b. L’influence de Valerius Antias dans les Punica Si l’argument a silentio n’est pas déterminant, nous postulons que les éléments historiques des Punica divergents de Tite-Live proviendraient de l’œuvre de Valerius Antias 240, inspirée des Annales de Fabius Pictor et utilisée, de première main ou non, par TiteLive, Denys d’Halicarnasse, Valère Maxime, Plutarque et Appien. Il est notamment possible que le rerum scriptor du ier siècle av. J.-C., auteur d’une histoire de Rome des origines jusqu’à son époque, ait inspiré Silius dans le portrait qu’il dresse d’Han  Liv., xxi-xxii.   Rich, «  Valerius Antias and the Construction of the Roman Past  », p. 137-161 ; The Fragments of the Roman Historians, t. 1, Cornell (2013), p. 293304 ; The Fragments of the Roman Historians, t. 2, Cornell (2013), p. 548-599 ; The Fragments of the Roman Historians, t. 3, Cornell (2013), p. 330-367. 239 240

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nibal 241, et  lui ait fourni certaines données tues par Tite-Live. C’est le cas notamment de celles relatives au siège de Sagonte 242, aux secours envoyés par Syracuse 243, au récit de Trasimène et au trajet emprunté par Hannibal après ses premiers succès 244, à l’attitude d’hésitation du chef punique face à la tactique mise au point par Fabius Maximus 245, ainsi qu’à l’arrivée de Cybèle à Rome 246. P. Miniconi et G. Devallet précisent que Tite-Live semble devoir à Valerius Antias un certain nombre de renseignements concernant les opérations menées en Espagne 247. Au vers 232 du livre XV des Punica, Silius mentionne un chef punique de Carthagène, nommé Aris. Or le Padouan indique précisément que ce nom est livré par Valerius Antias 248. Par ailleurs, nous avons pu constater que plusieurs épisodes sont communs à Silius et à Appien. Ainsi, celui mettant en scène le refus du sénat carthaginois de fournir des renforts à Hannibal à la veille de la bataille de Cannes, refus orchestré par Hannon 249, prétextant alors que le général n’en avait pas besoin eu égard au fait qu’il n’avait jusqu’alors engrangé que des succès, manque dans l’Ab Vrbe condita, mais figure indirectement dans les écrits d’Appien 250. Il en est de même pour le rôle joué par Servilius 251 que présentent aussi bien Silius qu’Appien 252. Par ailleurs, dans

241   Sil., I, 144-150. Ce portrait d’Hannibal dressé par Silius contredit tout ce que rapporte l’histoire : Pol., XXIII, 5, 13 ; Liv., XXVIII, 12, 2-6. 242   Sil., I, 327 ; II, 571. 243  Sil., V, 489-491 : huc Hennaea cohors, Triquetris quam miserat oris / rex, Arethusa, tuus, defendere nescia morti / dedecus et mentem nimio mutata pauore. 244  Sil., VI, 641-644 : Dum se perculsi renouant in bella Latini, / turbatus Ioue et exuta spe moenia Romae / pulsandi, collis Vmbros atque arua petebat / Hannibal. 245   Sil., VII, 285. Ce désarroi d’Hannibal est noté également chez Appien (Hann., 14). 246  Sil., XVII, 1-47. 247  Silius Italicus, La Guerre punique. Livres I-IV, texte établi et traduit par P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, p. l. 248  Liv., XXV, 49, 5. 249   Sil., VIII, 21-24 : his super internae labes et ciuica uulnus / inuidia augebant : laeuus conatibus Hannon / ductoris non ulla domo summittere patres / auxilia aut ullis opibus iuuisse sinebat. 250   App., Hann., 16 : τῶν νικώντων οὐκ αίτούντων χρήματα, ἀλλὰ πεμπόντων ἐς τὰς πατρίδας. 251  Sil., VIII, 665 ; IX, 272 ; X, 222. 252  App., Hann., 16.

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le compte rendu de la bataille de Cannes, la disposition des forces puniques diffère de celle de la narration livienne. Chez Silius 253, comme chez l’historien d’Alexandrie 254, ce fut Magon qui commanda l’aile droite auquel Tite-Live préfère Maharbal 255. Il  est dès lors possible que Valerius Antias, dont le travail est décrié par le Padouan, ait été une source commune de Silius et d’Appien, tous deux auteurs de Punica. Toutefois, même si Valerius Antias et Tite-Live se sont inspirés des Annales de Fabius Pictor, certains épisodes mentionnés par Valerius et  figurant dans les Punica ont pu avoir été inventés de toutes pièces par leurs auteurs ou tirés d’autres sources annalistiques perdues. En effet, TiteLive, s’il cite Valerius à trente occasions (dans la partie conservée de son œuvre), décrie à  plusieurs reprises les méthodes utilisées par son homologue historien, dont il fustige le recours à la fantaisie 256. * * * Si l’œuvre de Silius Italicus a été critiquée durant plusieurs siècles, elle n’en reste pas moins intéressante à  plus d’un titre. Par son thème, le récit de la deuxième guerre punique, elle entend faire la jonction historico-philologique à la fois entre l’Énéide de Virgile et la Pharsale de Lucain, et entre la glorieuse époque de Scipion l’Africain et celle de Domitien, tous deux mis en avant pour leurs qualités morales. Le synopsis des Punica, dont la réflexion générale se veut intemporelle, se fonde également sur la matière de la troisième décade de Tite-Live. Dans l’épopée silienne, les différents protagonistes romains s’efforçaient tant bien que mal d’assumer le rôle d’un Énée ou d’un Caton en arborant des valeurs militaires et  morales. Toutefois, comme chez Virgile et, dans une moindre mesure, chez Lucain, un seul individu mérite véritablement de constituer un exemplum digne d’émulation. Ainsi, Scipion apparaît comme le seul véritable modèle en matière de morale, car il pratiquait de concert la uirtus, la pietas et la fides. Il est d’ailleurs présenté     255  256  253 254

Sil., IX, 229 : Mago regit. App., Hann., 20. Liv., XXII, 46, 7. Liv., XXXIII, 10, 8 ; XXXVIII, 43, 1.

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PREMIÈRE PARTIE – SILIUS ITALICUS ENTRE LES ANCIENS ET LES MODERNES

à la fois comme le fils de Jupiter et l’ancêtre spirituel de Domitien. Hannibal est, quant à lui, décrit à plusieurs reprises comme l’antithèse du « fondateur de la race romaine », comme le sont également un certain nombre de Romains, ainsi que tentera de le démontrer la seconde partie de notre travail 257. Grâce à ses interactions avec un grand nombre d’auteurs, il est permis de conclure que Silius fait preuve d’une large connaissance des œuvres littéraires de ses prédécesseurs épiques et  historiens, même si ce constat ne présente pas que des avantages pour le poète flavien, car il valut aux Punica d’être taxés, par certains auteurs anciens et modernes, de compilation de séquences tirées de récits épiques connus de tous. Pourtant, Silius ne fait pas que l’étalage de sa culture littéraire : il entend également montrer ce que lui-même peut apporter au genre épique. Ainsi fait-il valoir son propre pouvoir poétique, dans la mesure, notamment, où il suggère qu’Homère aurait été un bon barde pour le contenu historico-épique qu’il a choisi, où il assurait que ses récits seraient bien transmis aux générations futures. Son art de mêler plusieurs épisodes des épopées de Virgile et  de Lucain, partiellement réécrits voire renversés, atteste de sa tentative d’adapter l’œuvre de Virgile à la tradition épique post-lucainienne, tout en demeurant fidèle au message moral originel des Anciens. Silius se révèle ainsi profondément plongé dans la tradition historique et  épique, tout en définissant sa propre position au sein de celle-ci. De plus, le poème de Silius comble un vide dans la tradition épique en ce qu’il traite d’autres motifs que ceux des écrits homériques, virgiliens et lucainiens, même s’il place, à l’instar de Tite-Live, la moralité au cœur même de ses préoccupations, et entend dégager des exempla dont devront s’inspirer les générations futures.

  Verg., Aen., XII, 166 : pater Aeneas, Romanae stirpis origo.

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DEUXIÈME PARTIE

LA VIRTUS, LA FIDES ET LA PIETAS DANS LES PUNICA DE SILIUS ITALICUS

Les Punica, loin de n’être qu’une épopée parmi d’autres, usent de l’histoire militaire pour valoriser les valeurs traditionnelles du monde romain telles que la uirtus, la fides 1 et la pietas 2. En donnant cette leçon de morale à  travers la description des épisodes de la 1   Si la «  confiance  » occupe la première place dans la liste des acceptions de la fides, les autres significations de cette valeur multi-conceptuelle ne peuvent être mises de côté. En effet, les notions de « bonne foi » et de « loyauté » représentent près de la moitié des occurrences du terme latin (Liv., II, 13, 9). La fides désigne alors généralement le respect de la parole donnée. Liv., II, 13, 9  écrit à propos du foedus entre le roi Porsenna et les Romains : « Des deux côtés, on fit preuve de loyauté  » (Vtrimque constitit fides). L’auteur fait fréquemment référence à la foi engagée par un peuple lors d’une alliance. C’est notamment le cas lors du siège de Sagonte par les armées d’Hannibal : « Cherchez, croyez-moi, des amis, dans les lieux où n’est point connu le malheur de Sagonte  ; les ruines de cette cité seront pour le peuple de l’Espagne une leçon aussi terrible que solennelle, qui lui apprendra à  ne point se fier à  la parole, à  l’alliance de Rome.  » (Liv., XXI, 19, 10 : Ibi quaeratis socios censeo ubi Saguntina clades ignota est ; Hispanis populis sicut lugubre, ita insigne documentum Sagunti ruinae erunt ne quis fidei Romanae aut societati confidat.). Cic., Mur., XXX, 1-3 range la fides parmi les vertus romaines («  il est d’autres genres de mérite d’un prix incontestable, tels que la justice, la bonne foi, la pudeur, la tempérance.  »  : ceterae… uirtutes ipsae per se multum ualent iustitua, fides, pudor, temperantia). Cette valeur fondamentale n’était pas seulement le respect de la foi jurée, mais aussi celle antérieure au serment qui résultait par le simple fait d’être citoyen. Tous les rapports humains sont, à  Rome, dominés par la fides. Tite-Live, qui a  saisi l’importance des réalités morales, explique que celle-ci peut s’appliquer tant au niveau de la ciuitas que du reste du monde connu. En effet, tout en faisant répondre la fides à la uirtus, Liv., IV, 40, 9 l’intègre aussi bien pour adjurer un chevalier au cours d’une assemblée (« avec ta virilité et ta loyauté ») que pour rapporter les paroles de délégués grecs au Sénat (« avec quel courage et quelle loyauté le peuple romain a défendu leur liberté contre Philippe » ; Liv., XXXIV, 59, 5 : qua uirtute quaque fide [Populus Romanus] libertatem eorum a Philippo uindicauerit) : Freyburger, Fides. Étude sémantique et  religieuse depuis les origines jusqu’à l’époque augustéenne, p. 16-103. 2   Si, à  l’origine, la pietas aurait désigné un état de pureté religieuse au sens restrictif du terme, c’est-à-dire l’absence de toute forme de souillure sans exception, au terme d’une évolution naturelle, la référence à la souillure inaltérable se serait faite moins prégnante. Ainsi, dans les textes classiques conservés, la pietas finit souvent par désigner la qualité de l’individu qui est pius : « pur, pieux ; qui reconnaît et  accomplit ses devoirs envers les dieux, les parents, la patrie, etc.  » (Martinelli-Soncarrieu, Pietas. Recherche sur l’exercice et  l’expression de la piété à Rome et dans l’Occident romain sous les Julio-Claudiens et les Flaviens, p.  15-16) parce qu’il accomplit avec droiture et  probité les devoirs religieux et familiaux qui lui incombent. Dès lors, la pietas constituait le substantif de pius et désignait la « pureté », la « piété ». Dans le cadre religieux, on pouvait la traduire par « dévotion », mais elle englobait une sorte de déférence due à la famille, aux dieux, à la cité et aux autorités. En outre, désormais, l’idée d’une conscience religieuse et civique, dès le début de la République, selon les indications laissées par les auteurs postérieurs, se serait efforcée de dépasser l’individualisme.

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DEUXIÈME PARTIE – VIRTUS, FIDES ET PIETAS DANS LES PUNICA DE SILIUS ITALICUS

guerre d’Hannibal, Silius Italicus illustre la façon dont la période flavienne percevait celle-ci, tout en définissant la place que le jugement moral lui réservait dans l’histoire romaine. Cette partie, le cœur même de notre travail, analysera le traitement historico-poétique que fait Silius de la uirtus, de la fides et de la pietas dans sa narration des principales batailles de la deuxième guerre punique, et  démontrera qu’il met en garde le lecteur contre un mauvais usage de ces vertus, conduite ne pouvant engendrer que des échecs à la fois personnels et collectifs. Nous pensons que le poète souligne la nécessité d’atteindre un équilibre moral en accord avec les traditions romaines sur lesquelles s’est fondée Rome afin de vaincre une nation ennemie, jugée perfide et impie. La question qui nous servira de fil rouge sera donc : « dans les Punica de Silius Italicus, où s’associent constamment échec militaire et échec moral, les Romains et leurs alliés ont-ils été des exempla moraux depuis le siège de Sagonte jusqu’à la bataille de Zama aux yeux du poète flavien ? ». Les victoires remportées par Rome après ses défaites au Tessin, à la Trébie, au lac Trasimène et surtout à Cannes coïncident, selon l’auteur, avec la volonté de la Cité de renforcer et de revitaliser la moralité en alliant uirtus, fides et pietas. La façon dont ces trois valeurs du mos maiorum interagissent constitue, à  nos yeux, un aspect fondamental de l’histoire et de l’historiographie romaines, pourtant ignoré jusqu’ici de la littérature scientifique. Silius dresse d’emblée un modèle imparfait de vertu, en adéquation avec la crise que traversait alors l’Vrbs, à travers le suicide de masse des Sagontins, fidèles alliés de Rome. Ceux-ci croyaient demeurer moralement justes en maintenant leur loyauté vis-à-vis de cette dernière, peu importe qu’il faille pour cela commettre des crimes transgressant la pietas. En posant un tel acte, malgré leur fides indéfectible, ils ne correspondaient pas à  l’idéal moral fixé par le mos maiorum. La louange narrative adressée aux Sagontins est effectivement rendue suspecte par un certain nombre d’allusions déplorant la nature monstrueuse de leurs actions. Le rôle contradictoire joué par la moralité à  Cannes est singulier dans le portrait des deux consuls Varron et  Paul-Émile. Silius, très pragmatique dans sa conception de la moralité, tacle de manière similaire le comportement de Varron, qui fuit le champ de bataille, tout en soulignant que, en dépit de son manque de 116

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uirtus, ce repli permit à  Fabius Maximus, exemplum incomplet, de rassembler les Romains pour opposer une solide résistance à l’oppresseur punique. Le  poète met principalement en avant le fait que Cannes, la plus grave défaite essuyée par l’Vrbs dans cette guerre contre Hannibal, a  permis aux Q uirites de se forger une unité face à  la menace carthaginoise en prenant conscience de l’importance d’un retour au mos maiorum stricto sensu. La représentation qu’offre Silius de la fides et  de la pietas de Regulus et de Fabius Maximus est, elle aussi, nuancée et subtile. Bien que ces figures de proue puissent, de prime abord, se révéler comme les exemples même de la vertu, il apparaît clairement que leur conception morale fut controversée et  qu’elle constitua un ressort peu utile au salut de l’Vrbs. Les derniers livres des Punica dépeignent enfin un véritable modèle vertueux qui permit à Rome de vaincre Hannibal à Zama en 202 av. J.-C. En effet, lors de cette bataille décisive, un héros moral suprême émerge en la personne de Scipion l’Africain, dont le succès repose avant tout sur sa capacité morale à mettre en avant et  surtout à  réconcilier, à  maintes occasions, la uirtus, fides et la pietas, pour en faire un exemplum intemporel. Nous verrons, par ailleurs, que le jugement porté par Silius sur les qualités éthiques des Romains lors des épisodes de Sagonte, de Cannes, de Capoue et de Zama révèle un poète indubitablement tourmenté par la décadence morale et les guerres civiles qui minèrent l’unité et la cohésion liées aux valeurs qu’étudie la présente recherche.

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I.

LA FIDES ET LA PIETAS LORS DU SIÈGE DE SAGONTE

Dans les cinquante-trois premiers vers des Punica, Silius Italicus introduit le serment d’Hannibal, lequel fournit le point de départ et fonde l’unité de toute l’action. L’épisode est connu : du haut de ses neuf ans, selon Tite-Live, le Punique jure solennellement à son père de toujours haïr et combattre sans relâche les Romains 1. Cette fidélité à  la parole donnée ouvre donc la poésie épique silienne. C’est dire combien cette valeur est mise en exergue par le poète, même si, aux yeux de Silius, le chef punique adopte une impia fides. 1  Liv., XXI, 1, 4. C’est dans un sanctuaire étrange et sinistre qu’Hannibal prête ce serment. Ombragé d’arbres sombres, il est privé de la lumière du jour et est voué aux divinités chtoniennes, aux Mânes des anciens rois de Tyr et plus particulièrement à ceux de la fondatrice de Carthage. Silius Italicus imagine que le temple fut élevé à l’endroit même où Didon s’était donné la mort. Hannibal, dans le cadre de pratiques apparentées à la magie, offre en libation aux autels infernaux le sang d’un sacrifice, aux côtés de la prophétesse stygienne. Silius développe ce serment en six vers, rapportés en discours direct. Sil., II, 422-423 : Ipsa pyram super ingentem stans saucia Dido / mandabat Tyriis ultricia bella futuris ; 2, 426-428 : Parte alia, supplex infernis Annibal aris / arcanum Stygia libat cum uate cruorem, / et primo bella Aeneadum iurabat ab aeuo. Comme l’écrit Tupet, « Le serment d’Hannibal chez Silius Italicus », p. 193, « c’est par la magie que Didon a préparé les catastrophes qui doivent fondre sur la ville, c’est par la magie qu’Hannibal s’en fera l’agent d’exécution.  » Au livre II, 296-298, Hannon, l’adversaire d’Hannibal, dénonce, au Sénat de Carthage, les entreprises d’Hannibal, qu’il juge téméraires, en expliquant que ce qui met « le jeune fou hors de lui », ce sont les Mânes et les furies de son père et le sacrifice sinistre, signifiant ainsi que des forces infernales, suscitées par la magie, inspiraient Hannibal. Von Albrecht, Silius Italicus. Freiheit und Gebundenheit römischer Epik, p.  53 a  d’ailleurs qualifié le serment d’Hannibal de « pacte avec les puissances des ténèbres ». Si l’on se réfère à la tradition historique, qui ne fait qu’une brève allusion à cet épisode, Hamilcar fait prêter serment à son fils dans un temple, à l’occasion d’un sacrifice.

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La fides et la pietas étaient deux concepts moraux fondamentaux et fondateurs de l’Vrbs. Silius s’en empare pour illustrer tant les comportements vertueux que les attitudes immorales adoptées lors de la guerre d’Hannibal. Toutefois, comme nous le verrons 2, les deux valeurs antiques s’avérèrent parfois incompatibles sur le champ de bataille, même pour les Romains. La pietas constituait l’un des thèmes les plus remarquables de l’Énéide et  de la Thébaïde 3. Cette valeur apparaissait notamment dans l’œuvre phare de Virgile, lorsque celui-ci, par le biais d’Anchise, déplore le fait que Marcellus ait trouvé la mort trop tôt pour sa patrie  : «  Hélas pietas  ! Hélas antique honneur  ! Bras invincible de la guerre 4  !  » On s’attend dès lors à  ce que Silius reste dans la lignée de ses prédécesseurs en accordant à cette valeur fondamentale une place de premier plan dans son œuvre 5. Même si elle est importante dans les Punica, les acteurs de la deuxième guerre punique s’y adonnèrent relativement peu. Dès lors, si, dans le monde historico-épique, la pietas et la fides ont toujours joué un rôle essentiel, c’est cette dernière qui est perçue comme la « figure » incontournable de l’épopée silienne 6. Avant le triomphe final de Rome en 202 av.  J.-C., résultant largement de l’application correcte de ces principes vertueux par Scipion l’Africain, des oppositions entre les deux vertus ont été constatées, avec, la plupart du temps, des conséquences désastreuses. Cette incapacité à  appliquer à  la fois la fides et  la pietas constitue en effet un motif récurrent de l’épopée silienne. L’un des exemples les plus illustres de leur usage malheureux fut sans conteste le suicide collectif des Sagontins. Le présent chapitre tentera d’analyser cet épisode occupant les deux premiers livres et se révélant être l’un des plus notables de l’œuvre, afin de cerner la manière dont les Punica traitent la fides   Cf. infra p. 225-264 ; 325-336.   L’apogée épique de Stace se situe au moment où, dans un contexte de bellum impium, un fratricide a lieu. Pietas fut chassée du champ de bataille par la Furie Tisiphone dans le duel opposant Étéocle et Polynice. Ripoll, La morale héroïque dans les épopées latines d’époque flavienne : tradition et innovation, p. 286-312. 4  Verg., Aen., VI, 878-879  : Heu pietas, heu prisca fides inuictaque bello dextera. 5 Wagenvoort, Pietas, p. 17. 6  Burck, « Fides in den Punica des Silius Italicus », p. 49-60. 2 3

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et  la pietas. Ils s’attardent principalement sur la problématique du suicide collectif des Sagontins, la conséquence de la démonstration de leur fides à l’égard des Romains. Ils s’efforcent aussi de montrer que cette attitude, aussi appréciée fût-elle par la Cité, est ternie par un manque de pietas qui se solde par un massacre communautaire et  familial de masse. Plusieurs indices dans le texte silien établissent en effet l’irrationalité et le furor présidant au suicide des Sagontins. La folie, qui n’a jamais été un stimulus à  l’action efficace, est, combinée à  la nature particulière de leur fides, remarquable quand on considère les rôles joués par la Furie Tisiphone et la déesse Fides au cours de ces événements à l’origine de la deuxième guerre punique. Silius estime que les Sagontins, bien que considérés comme de dignes socii italici, sont incapables de concilier adéquatement et raisonnablement les vertus de fides et de pietas. C’est ce manque d’harmonie vertueuse qui explique leur échec et  leur mort brutale, laquelle ne servit pas les intérêts romains. En effet, leur forte adhésion à  la fides les amena à  commettre des crimes impies au sein de leur propre ciuitas. Ce chapitre établira en outre que le conflit entre la fides et la pietas est révélateur de l’influence de Lucain sur l’œuvre silienne. En effet, le chaos sagontin durant les prémices de la deuxième guerre punique sous-tend le conflit civil de la Pharsale. Concomitamment, une partie de l’épisode de Sagonte calque sa structure sur celle des événements massiliens de Lucain. La lecture du motif sagontin à  la lumière de celui de Massilia nous permettra de mieux comprendre la manière dont Silius traite les valeurs fondamentales de l’Vrbs. En effet, dans sa construction du récit de Sagonte, Silius développe une vue cyclique de l’histoire qui amène tant son contemporain que le lecteur des générations futures à juger la gloire des Sagontins en regard du destin des Massiliens durant la guerre civile opposant César à Pompée, ces derniers remarquables pour leur fides mais peu vertueux sur le plan de la pietas civique dans la Pharsale 7.

7  Dominik, « Hannibal at the Gates : Programmatising Rome and Romanitas in Silius Italicus’ Punica 1 and 2 », p. 493-494.

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Sagonte et Massilia, cités antiques célèbres pour leur fides, ont chacune connu, à  des moments différents de leur histoire, une situation difficile  : situées sur la route des conquérants souvent considérés comme des êtres immoraux, toutes deux ont agi tels des remparts se dressant contre l’oppresseur. Leur adhésion à la fides les amena à subir d’effroyables tourments. Toutefois, d’une certaine manière, les Sagontins ont été encore plus loin que leurs homologues de Gaule transalpine, car ils dirigèrent leur énergie destructrice contre eux-mêmes plutôt que contre leurs ennemis. Cet acte de hâte autodestructrice, qui servit de premier sang entre les deux parties de la guerre, fait écho à l’idée d’urgence désespérée animant les Romains au lendemain de la traversée du Rubicon par la Legio XIII 8 ; ils étaient alors moralement imparfaits, comme Jupiter l’a déploré dans le livre III des Punica. L’épisode de Vulteius, au chant IV de la Pharsale, exerce également une influence certaine sur la folie des Sagontins telle que décrite par Silius. En effet, le suicide collectif de Vulteius et  de ses hommes, provoqué par le furor, permet de mieux appréhender les interactions entre les Punica et la Pharsale. Ainsi, peut-on rapprocher la fides des Sagontins de celle de Vulteius et  de ses compagnons d’armes, lesquels participèrent à ce massacre dans le but de démontrer leur loyauté et  leur fidélité vis-à-vis de Rome sans prendre en compte le fait qu’ils ruineraient la pietas en tuant leurs concitoyens romains tout en annihilant le corps civique. Pourquoi Silius propose-t-il d’emblée des exemples incomplets­ voire manqués­au lecteur ? Ce choix relève-t-il d’une stratégie ?

A. La violation du traité de l’Èbre Au livre I des Punica, après la disparition d’Hamilcar et le meurtre d’Hasdrubal, Hannibal prend la tête des forces puniques et his  Cette légion fut créée par César en 57 av. J.-C. afin de combattre les Belges. Après sa victoire à  Corfinium en février 49 av.  J.-C., César ne poursuivit pas immédiatement Pompée en Grèce. Comprenant d’où pouvait provenir le danger, il fit route vers Massilia, dernier bastion de l’hellénisme en Occident qui avait maintenu sa fides – au sens de « loyauté » – envers Magnus, afin de se rendre dans la péninsule ibérique pour y affronter les fidèles légions pompéiennes stationnées là-bas. 8

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paniques 9. L’attaque de la cité de Sagonte ne tarde pas. Elle est contée selon le schéma classique de l’épopée homérique  : aristies 10, combat singulier 11, interventions divines, drames. Au début du premier chant, dans une perspective épique, Silius stipule qu’Hannibal entendait venger ses ancêtres défaits par Catulus lors de la première guerre punique, et  qu’il  brûlait « d’effacer les îles Égates, cette tache sur l’honneur de ses pères, et  de noyer dans la mer de Sicile le traité de paix  » 12. Le  poète flavien précise que Junon lui insuffle des pensées de perspectives de gloire 13. Silius juge adéquat de commencer son livre premier par une condamnation de la perfidie et de l’impiété d’Hannibal : « Son naturel le poussait vers l’action, oubliant tout respect pour la fides, et vers la ruse, où il excellait, sans souci de loyauté. Dans le combat, aucun respect des dieux ; de la uirtus, mais tournée vers le mal ; plein de mépris pour une gloire née de la paix ; et jusqu’au fond de son être, la soif du sang humain le tenaille.  » 14 Alors   Sil., I, 144-267.   Sil., III, 319-327 ; 376-426 ; 427-475. Sur l’aristie d’Énée, voir : Lenoir, « L’aristie d’Énée au livre XII (Énéide XII, 505-567) », p. 93-100. 11   Sil., III, 475-517. 12  Sil., I, 61-62 : flore uirens, auet Aegatis abolere, parentum / dedecus, ac Siculo demergere foedera ponto. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 6). Au lendemain de la défaite punique aux îles Égates en 241, Hamilcar n’eut d’autre choix que de céder aux circonstances du moment avec intelligence et  réalisme, et  d’envoyer des députés à  Catulus négocier une trêve et  un traité de paix. Comme on peut s’en douter, arrivant justement au terme de son consulat, le consul accueillit favorablement cette proposition qui allait lui permettre de terminer la guerre avant l’arrivée de son successeur et d’en tirer toute la gloire. Pol., I, 62, 5 se contente sobrement d’écrire que Catulus fut heureux d’en finir avec le conflit pour mettre un terme aux souffrances des soldats romains comme aux difficultés intérieures de l’Vrbs. 13  Sil., I, 63 : Dat mentem Iuno ac laudum spe corda fatigat. 14  Sil., I, 56-60 : Ingenio motus auidus fideique sinister / is fuit, exuperans astu, sed deuius aequi. / Armato nullus diuum pudor ; improba uirtus / et pacis despectus honos ; penitusque medullis / sanguinis humani flagrat sitis. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 6). Silius s’est inspiré de Liv., XXI, 4, 9 : Has tantas uiri uirtutes ingentia uitia aequabant, inhumana crudelitas, perfidia plus quam Punica, nihil ueri, nihil sancti, nullus deum metus, nullum ius iurandum, nulla religio (« à d’aussi grandes qualités répondait, chez lui, un nombre égal d’énormes défauts, une cruauté inhumaine, une perfidie plus que punique, nul souci du vrai, du sacré, aucune crainte des dieux, aucun respect du serment, aucun scrupule religieux »). 9

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que Silius, dès les prémices de la guerre menée par Hannibal, caractérise sa relation avec la fides comme sinister, c’est bel et bien la main droite de ce dernier, en étroite relation avec sa uirtus, qui se bat ici. Comme nous le verrons, tout au long du récit silien, cette main devient à  la fois une extension et  une métaphore de sa perfidie 15. Silius s’inspire du récit livien lorsqu’il écrit  à propos d’Hannibal  : «  à d’aussi grandes qualités répondait, chez lui, un nombre égal d’énormes défauts, une cruauté inhumaine, une perfidie plus que punique, nul souci du vrai, du sacré, aucune crainte des dieux, aucun respect du serment, aucun scrupule religieux » 16. Toutefois, alors que Tite-Live dépeint une personnalité du Barcide où s’équilibrent «  vices  » et  «  vertus  », le poète flavien, désireux d’accentuer les premiers, et  plus particulièrement l’improba uirtus, rompt cette parité. Ce cliché renvoie à un milieu phénicien stéréotypé bien antérieur à  Hannibal, mais la perfidie proverbiale phénico-punique a  surtout été dénoncée par les Romains lors des guerres contre Carthage. Le poète flavien met ensuite en avant la violation du traité de l’Èbre 17, non reconnu par le chef barcide, rupture rappellée   Cf. infra p. 115-153.   Liv., XXI, 4, 9. (rendu dans la traduction de Jal, P., t. 11, Paris, p. 2) Liv., IV, 32, 12 ; V, 4, 13-14 qualifie à plusieurs reprises d’impies les adversaires des Romains qui ont rompu une trêve ou un traité, et  qui ont dès lors usé de perfidia. 17  Par un traité, chaque partie était engagée : l’une donnait sa fides, l’autre la recevait. À l’instar de Freyburger, Fides. Étude sémantique et religieuse depuis les origines jusqu’à l’époque augustéenne, p. 83, on pourrait donc définir le foedus comme l’acte consistant pour le vainqueur et le vaincu, à « échanger leur foi », dare et accipere fidem, chacune devant « donner sa foi » et « recevoir » celle du partenaire. Les sources écrites témoignent clairement de la proximité existant entre le terme de fides et celui de foedus. En effet, les clauses d’un traité doivent reposer sur la fides ; dans tout acte écrit, on engage sa fides. Toute societas repose nécessairement sur un foedus (Baronowski, « Sub Umbra Foederis Aequi », p. 345-346), car c’est celui-ci qui crée l’obligation de la fides. Le vers Enn, F. 33 (Skutsch) accipe daque fidem foedusque feri bene firmum indique qu’un échange réciproque de fides s’opère lors de l’établissement d’un foedus solide. Chez Tite-Live, on trouve d’ailleurs plusieurs mentions qui opèrent un rapprochement immédiat entre les deux acceptions : fides et foedera (Liv., I, 28, 9), fides foederum (Liv., III, 18, 3) et  fides foederis (Liv., XXXV, 33, 4). La  fides à  l’occasion d’un foedus pouvait n’impliquer qu’une entente entre le général romain victorieux et un chef ou un peuple socius. Dans l’Ab Vrbe condita, Scipion l’Africain tenta de négocier un tel accord avec le Numide Syphax (Liv., XXIV, 48, 2  : [P. et  Cn.  Cornelii] ad eum centuriones tres legatos miserunt qui cum eo amicitiam societatemque facerent ; 15 16

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comme un leitmotiv. Ainsi, aux vers 294-297 du premier livre, il écrit  : «  L’indépendance de ce peuple [les Sagontins] et  la gloire de son passé furent garanties par un traité et  il fut interdit aux Carthaginois d’exercer toute influence sur la cité. Mais le chef sidonien viole l’accord de paix, pousse en avant ses troupes avides de combattre et, avec ses colonnes, fait trembler les vastes plaines.  » 18 En outre, les sénateurs romains envoyés en députation auprès d’Hannibal virent dans son initiative la marque d’un homme qui souillait volontairement Fides, la divinité du serment 19. Pour Silius, la perfidie et  la ruse d’Hannibal, même liées à une uirtus – au sens grec d’ἀνδρεία – forte, étaient à la fois incontestables et topiques. Au sein du livre II, le poète rappelle que les armées puniques, à la suite de l’exhortation au peuple de prendre les armes contre Rome 20, avaient rompu le traité les liant à  elle en traversant l’Èbre 21. En outre, l’ekphrasis décrivant le bouclier d’Hannibal nous apprend que ce flumen ibérique était gravé sur le bord de l’arme 22. Cette orientation perfide fut, d’après Silius, décisive dans le déclenchement de la deuxième guerre romano-carthaginoise. En effet, l’auteur perçoit cette atteinte à la fides, qui avait pour corollaire une offense aux dieux qui en étaient les garants, comme la cause unique de ce bellum. Par ailleurs, quand Hannon demande à Hannibal de joindre son fils à d’autres enfants en bas âge destinés au sacrifice 23, Imilce, l’épouse du chef punique, est si bouleversée qu’elle tente de faire Liv., XXVIII, 18, 12 : Scipio, foedere icto cum Syphace, profectus ex Africa). Par ailleurs, le foedus international était l’objet d’une sanction religieuse solennelle, car il avait pour effet d’engager définitivement la divinité. C’est dans l’intervention de Jupiter que se plaçait la garantie (fides) du contrat. 18  Sil., I, 294-297 : Libertas populi pacto seruata decusque / maiorum, et Poenis urbi imperitare negatum. / Admouet abrupto flagrantia foedere ductor / Sidonius castra et latos quatit agmine campos. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 16). 19  Sil., I, 692-694. 20  Sil., II, 451-452 : Hannibal abrupto transgressus foedere ripas / Poenorum populos Romana in bella uocabat. 21   Sil., II, 451 : abrupto […] foedere. 22  Sil., II, 449-450. Stürner, « ‘Ut poesis pictura’ : Hannibals Schild bei Silius Italicus », p. 159-181 ; Devallet, « La description du bouclier d’Hannibal chez Silius Italicus (Punica II, 395-456) : histoire et axiologie », p. 189-197. 23  Sil., IV, 763-771.

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reconnaître à son conjoint l’incohérence de sa conduite, tout en déplorant la morale punique : « Va, viole les traités jurés devant tous les dieux ! Voilà comment Carthage t’en récompense, et c’est l’hommage dont elle s’acquitte envers toi ! » 24 Au chant V, Silius rappelle une fois encore combien le franchissement de l’Èbre constituait un sacrilège 25. Le manque de fides au foedus de la part des Carthaginois est donc déploré tout au long des Punica. Identifiée comme « traîtresse  » 26, l’armée punique y est décriée pour avoir rompu de manière répétée les traités, alors que les Romains ont toujours appliqué les clauses des foedera et  respecté les leges civico-religieuses 27. Dans l’œuvre qui nous occupe, c’est Dioné, déesse sicilienne assimilée à Vénus 28, la protectrice par excellence de l’Vrbs 24   Sil., IV, 788-790 : pacta resigna, / per cunctos iurata deos. Sic praemia reddit / Carthago et talis iam nunc tibi soluit honores ! (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 135). 25   Sil., V, 161 : nefas. 26  Sil., VII, 681-682 : perfida […] manus. 27  Les Romains considéraient les Étrusques (Gaultier et  Briq uel, Les Étrusques. Les plus religieux du monde) comme le peuple le plus religieux du monde – la religion romaine conditionnait l’existence même des citoyens et de l’État – ; Pol., VI, 59, 14), privilégiant pourtant le rationalisme à la religiosité, le leur concédait, notamment parce qu’ils pratiquaient la pietas avec assiduité. Cic., Har. resp., 19, 1-3 affirme aux sénateurs que ce n’était pas par le nombre que les Romains avaient surpassé les Espagnols, ni par la force les Gaulois, ni par l’habilité les Carthaginois, ni par les arts les Grecs, ni enfin par le bon sens les Italiens et  les Latins, mais bien par la piété et  la religion (Q uam uolumus licet, patres conscripti, ipsi nos amemus, tamen nec numero Hispanos nec robore Gallos, nec calliditate Poenus nec artibus Graecos nec denique hoc ipso huius gentis ac terrae domestico natiuoque sensu Italos ipso sac Latinos, sed pietate ac religione). La Muse Uranie avait proclamé à  l’orateur romain (Cic., De consul. suo, LXVIII  : Rite etiam uestri, quorum pietasque fidesque  / praestitit  […], praecipue coluere uigenti numine diuos) : « C’est à juste titre que vos ancêtres, dont remarquables étaient la piété et la loyauté […] honorèrent principalement les dieux de grande puissance. » Le ciel a  récompensé l’Vrbs du respect des valeurs fondamentales, avait déclaré le consul Q uintus Marcius Philippus à  ses troupes avant de combattre Persée. Liv., XLIV, 1, 11 : Fauere enim pietati fideique deos, per quae populus Romanus ad tantum fastigi uenerit. 28  Cette référence à la Vénus sicilienne rappelle le conflit qui se déroula au Mont Éryx, où fut honorée Vénus, lors de la première guerre punique, en 243/242 av. J.-C. Strab., VI, 2, 6 écrit que la haute colline d’Éryx, habitée un temps, possédait jadis un sanctuaire d’Aphrodite plus vénéré qu’aucun autre, lequel était autrefois rempli d’esclaves sacrées offertes à la déesse à la suite d’un vœu en Sicile et ailleurs. Sur les murailles entourant Éryx, voir : Filippi, « Le fortificazioni militari sul monte Erice durant la prima guerra punica », p. 83-94.

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et dépositaire de la pietas d’Énée, qui se chargea de sanctionner ces violations à la fides 29. Mais surtout, Silius Italicus déplore le fait que les Carthaginois aient osé s’en prendre à Sagonte, cité fondée par Hercule et placée sous la protection de Fides, laquelle y avait trouvé refuge après avoir été victime de sacrilèges 30. Fédératrice du «  peuple de Sidon  » 31, l’attaque d’Hannibal porta donc contre une cité hôte d’une divinité très proche (une hypostase) de Jupiter 32. Face aux dieux et  aux hommes, Hannibal, qui avait juré un serment morbide à son père dans le monde souterrain 33, assumait pleinement sa perfidie puisqu’il lança à Murrus, ce fidèle d’Hercule : « Je vais t’apprendre ce que valent vos vains traités et votre frontière de l’Èbre ! Emporte avec toi ta fides sans faille et le respect du droit, et  laisse-moi les dieux que j’ai déjà trompés  !  » 34 Murrus, qui voulait se débarrasser d’Hannibal pour lui faire payer ses trahisons incessantes 35, perdit la vie d’un coup d’épée lors d’un duel 36. Jupiter avait la prérogative pour sanctionner ceux qui entendaient ne pas respecter les traités conclus. Son inaction durant une bonne partie du récit silien peut dès lors paraître surprenante.   Sil., VI, 697 : haec Eryce e summo spectabat laeta Dione.   Sil., II, 496-503. 31  Sil., II, 655-656 : gentis Sidoniae. 32  La théorie des hypostases, selon laquelle de petites divinités étaient issues des grandes par l’isolement de certaines de leurs fonctions, doit s’appliquer dans le cas de Fides. Lorsque le Romain réussit à éprouver la force divine au sein d’une valeur qu’il révère, il a  généralement tendance à  saisir une épiclèse pour l’accoler au nom d’un dieu qui l’incarne, puis, dans un second temps, à diviniser cette valeur. La première divinité, et non des moindres, à avoir été la garante de la loyauté, de la confiance, de la bonne foi, du foedus et de la vérité n’était autre que Jupiter Feretrius. D’ailleurs, comme l’atteste Ennius apud Apul., Socr., 129 : Nam et ius iurandum Iouis iurandum dicitur, ut ait Ennius, les Anciens estimaient que le iusiurandum était issu de Jouis iurandum. On retrouve la même hypostase chez Sophocle notamment, où le Serment est fils de Zeus (Soph., Oed. K., 17661767 : Tαῦτ’ οὖν ἕκλυεν δαίμων ἡμῶν χὠ πάντ’ ἀίων Διὸς ῎Oρκος). Le manque d’autonomie manifeste de Fides corrobore d’ailleurs l’hypothèse de l’hypostase. 33  Cf. supra p. 55. 34   Sil., I, 479-482  : Foedera, faxo,  / iam noscas, quid uana queant et  uester Hiberus. / Fer tecum castamque fidem seruataque iura, / deceptos mihi linque deos. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 24). 35  Sil., I, 483 : fraudum. 36  Sil., I, 515-517 : sic Poenus pressumque ira simul exigit ensem / qua capuli statuere morae, teloque relato / horrida labentis perfunditur arma cruore. 29 30

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Toutefois, celle-ci était d’ordre téléologique ; de fait, elle participait à son dessein de mettre en scène un Hannibal viril et courageux provoquant une guerre féroce et amorale contre les Romains afin que ceux-ci, au terme de la victoire de Scipion à Zama, puissent renouer avec les vieilles valeurs du mos maiorum 37. La suite de ce travail montrera que la perfidia punique, qui forme la toile de fond du récit de Silius Italicus, allait bien au-delà de la violation du traité de l’Èbre, en ce qu’elle caractérisait le comportement des Carthaginois empreint de ruse, de mauvaise foi et  d’impiété 38. Cependant, elle mettra principalement en lumière le manque de pietas des Sagontins, qui se limitent à pratiquer une uirtus rigoureuse 39 et une fides sans faille vis-à-vis de la puissance romaine.

B. La déesse Fides et Tisiphone à Sagonte Notre étude de la moralité exemplaire dans l’œuvre de Silius Italicus se poursuit au livre II avec le récit du siège de Sagonte et le suicide de ses habitants, épisode où la fides éclipse totalement la pietas pour conduire au furor collectif. En outre, la déesse Fides et  la Furie Tisiphone, bien que de nature radicalement différente, semblent agir complémentairement lors du massacre des Sagontins. Cette thématique riche d’enseignements n’a, à notre connaissance, jamais été explorée de façon systématique par la critique moderne. La première action militaire de la deuxième guerre punique fut donc le siège de Sagonte tenu par Hannibal. Nos principales sources historiques pour cet événement, Polybe 40 et  Tite-Live, 37   Sil., III, 573-574 : Tarpeias arces sanguis tuus. Hac ego Martis / mole uiros spectare paro atque expendere bello. 38  Cf. supra p. 98-101. 39  Sil., I, 330 : stat dura iuuentus. 40  Pol., III, 6, 1-7 est à  même de se lancer dans une analyse de la guerre d’Hannibal avec un examen des causes profondes (αἰτίαι) de ce conflit. Le Mégalopolitain s’attache donc immédiatement à  distinguer les «  débuts  » (ἀρχαί), à  savoir les premières actions délibérées de la guerre, et  les «  causes  » (αἰτίαι), autrement dit les événements qui ont mené aux hostilités. L’examen des « prétextes » et des « raisons » (προφάσεις) doit éclairer la valeur des motifs invoqués par les belligérants ; l’auteur s’attachera à en déterminer la légitimité au regard tant du droit que de la morale. Polybe s’offusque du fait que certains historiens

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n’y consacrent que quelques lignes, alors que Silius, qui s’est ici affranchi de la plupart des données historiques, exploite véritablement l’événement qui occupe la majeure partie de ses livres II et III 41. Si le Padouan mentionne la mort volontaire des Sagontins – acte désespéré posé dans l’espoir d’empêcher la prise de la ville –, il précise également que seuls les dirigeants du Sénat agirent de la sorte 42. Selon Silius, qui privilégie très nettement l’imagination et  la dramatisation au détriment des faits historiques, l’apogée du siège est, à n’en pas douter, le suicide collectif. Avant d’aborder cette thématique, il n’est sans doute pas inutile d’exposer brièvement la chronologie des événements qui provoquèrent ce bain de sang communautaire, et de déterminer les rôles joués par Fides 43 et Tisiphone. À la fin du siège tenu par Hannibal, il ne fait plus de doute qu’aucune aide extérieure n’est à  attendre, et  que les Sagontins sont pris au piège, affamés et prêts à consommer le cuir de leurs aient voulu faire de la traversée de l’Èbre et du siège de Sagonte par les Carthaginois les véritables causes de la guerre. Concomitamment, il réfute catégoriquement les deux causes de la deuxième guerre punique telles qu’établies par Fabius Pictor, à savoir le sac de Sagonte par Hannibal et l’ambition jointe à l’avidité du pouvoir d’Hasdrubal. En effet, il lui importe de démontrer que ces deux événements ont constitué les « débuts » de la guerre, mais nullement ses « causes » ; il se plaît d’ailleurs à utiliser plusieurs exemples tirés de l’histoire romaine pour différencier les « véritables causes » des « origines » des conflits. 41  McGuire, Acts of Silence. Civil War Tyranny, and Suicide in the Flavian Epics, p. 208. 42  Liv., XXI, 24, 1-6. Martin, « Imitation et imagination. Un exemple de l’imagination poétique de Silius Italicus », p. 9-17. 43  Les Romains faisaient de Fides la déesse de la confiance, de la loyauté, de la foi jurée et de la protection. Elle présentait donc les mêmes attributions que le vocable dont elle était issue. La tradition historique de Liv., I, 21, 3 nous invite à faire remonter le culte de Fides au règne de Numa, le législateur religieux par excellence qui a imprégné les Romains de la présence des dieux et de l’importance de Fides. D.H., Num., 2, 15  (ὣστε ὅρκον τε μέγιστον γένεσθαι τὴν ἰδίαν ἑκάστῳ πίστιν) fait état des intentions de Numa : le roi, réalisant que les accords conclus n’avaient que le respect humain des protagonistes pour sauvegarde, décida d’instituer des cérémonies à Fides. Le serment par la fides devenait sacré, dès lors qu’il était consacré à une divinité. Le souverain romain entendait donc surtout diviniser la Foi engagée par un iusiurandum, et non la seule loyauté ou la bonne foi. Dumézil, Mitra-Varuna. Essai sur deux représentations indo-européennes de la Souveraineté, p. 64-65 semble confirmer que la paternité du culte de Fides revienne à  Numa car, à  Rome, figuraient conjointement et  en bonne place le successeur de Romulus et la déesse. Si Romulus se référait directement à Jupiter, Numa lui privilégiait semble-t-il le culte de Fides.

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boucliers 44. Dès lors, le fondateur de Sagonte, Hercule, voyant sa cité souffrir sans pouvoir s’opposer aux ordres de son père toutpuissant, sollicite d’urgence l’aide de la déesse Fides 45. Celle-ci, qui s’est alors retirée dans un coin du ciel pour méditer sur les grands desseins des dieux dont elle est instruite 46, indique au héros des Douze Travaux que, bien que la violation des traités ne la laisse pas indifférente 47, la seule chose en son pouvoir est d’empêcher les Sagontins de se rendre aux Carthaginois en leur proposant de mourir noblement 48. La déesse de la Loyauté réclame la place du droit, et déplore l’abnégation de la vertu devant les turpitudes 49. Pour ce faire, elle descend sur Terre pour instiller une passion brûlante de loyauté dans le cœur de chacun des Sagontins 50. Elle fait également savoir à  Hercule qu’elle donnera à  leur sacrifice un renom glorieux pendant des siècles, et qu’elle accompagnera elle-même chez les Mânes leurs ombres couvertes de gloire 51. Furieuse de se rendre compte que les Sagontins résistent à l’assaut punique, Junon, qui soutient Hannibal et  son peuple, ordonne à  Tisiphone (Τισιφόνη, «  la Vengeance  ») d’envoyer tout Sagonte en Érèbe 52. « Fille de la nuit, tu vois ces murs », lui dit-elle avec un geste de la main. «  Eh bien, renverse-les de ton bras, et abats sous ses propres coups ce peuple belliqueux. » 53 La Furie sort donc du Tartare et, après avoir pris les traits de 44  Sil., II, 457-474. En 150 av.  J.-C., lors de la guerre opposant Carthage à Massinissa, lorsque les Carthaginois eurent épuisé leurs vivres, ils tuèrent chevaux et bêtes de somme pour survivre. Puis ils employèrent des morceaux de cuir et les courroies de leurs armes pour apaiser leur faim. App., Pun., 71. 45   Sil., II, 475-492. 46   Sil., II, 481-482 : Arcanis dea laeta polo tum forte remoto / caelicolum magnas uoluebat conscia curas. 47  Sil., II, 494 : cerno equidem, nec pro nihilo est mihi foedera rumpi. 48  Sil., II, 496-512. 49  Sil., II, 504-505 : iurisque locum sibi uindicat ensis, / et probris cessit uirtus. 50   Sil., II, 513-525. 51  Sil., II, 511-512  : extendam leti decus atque in saecula mittam,  / ipsaque laudatas ad manes prosequar umbras. 52  Sil., II, 526-542. Pomeroy, « Fides in Silius Italicus’ Punica », p. 59-76 ; Delz, « Die erste Junoszene in den Punica des Silius Italicus », p. 88-100. Sur la Tisiphone ovidienne, voir : Jouteur, « Tisiphone ovidienne (Met., IV, 451511) », p. 87-104. 53   Sil., II, 531-533 : « Hos », inquit, « noctis alumna, / hos muros impelle manu populumque ferocem  / dextris sterne suis  ». (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 59).

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Tiburna 54, la veuve de Murrus, entre dans la ville pour persuader ses habitants de construire un bûcher sur lequel ils pourront brûler leurs biens 55. Accompagnée du Deuil, des Pleurs, du Chagrin et de l’Affliction, elle exige d’eux qu’ils s’entretuent 56. En décrivant Tisiphone, Silius brouille les frontières entre le vraisemblable et  l’invraisemblable pour fonder une esthétique particulière. Cette description, composée d’une «  déviance  » épique, est donc à  la fois réaliste, puisqu’elle épouse un modelé stylistiquement concret et fantastique. Du reste, le destin de Sagonte est analysé parallèlement à celui de Troie, dont l’annihilation à  la suite d’une défaite sanglante est un topos littéraire. En effet, nul doute que Silius veut faire de Junon, déesse protectrice de Carthage qui s’était jadis opposée aux Troyens 57 (ce qu’elle était dans l’Énéide), à savoir le facteur déterminant de l’action violente. Par ailleurs, cet épisode rappelle celui de l’œuvre maîtresse de Virgile dans lequel la Furie Alecto 58 endosse les traits de Calybé, une vieille prêtresse de Junon, pour exciter Turnus contre les Troyens 59, et  celui où Iris se change en Béroé pour exhorter les Troyennes à brûler leurs vaisseaux 60. À ces intertextes, il convient d’ajouter l’épisode des Argonautiques où Vénus prend l’apparence de la Lemnienne Dryope pour exhorter les femmes de Lemnos à  assassiner leurs maris 61. Nonobstant, le thème du suicide collectif, nous le verrons 62, rejoint les topoi littéraires de la guerre civile empruntés à Lucain. 54  Tiburna était d’extraction noble et  tirait son nom du sang de Daunus  : Sil., II, 557 : clara genus Daunique trahens a sanguine nomen. 55   Sil., II, 543-608. Maubert, « L’enfer de Silius Italicus », p. 140-160. 56  Sil., II, 609-695. Sil., II, 696-707 se termine par un épilogue du destin d’Hannibal. 57  Cf. infra p. 268-275. 58  Verg., Aen., VII, 406-434 écrit que lorsque Alecto pressa Turnus de se préparer à la guerre, il répondit avec calme : « Q ue des nefs se soient avancées sur les eaux du Thybre, la nouvelle n’en a pas, comme tu le crains, échappé à mes oreilles ; ne crois pas semer en mer une telle épouvante, la royale Junon n’est pas sans penser à moi. » C’est seulement après que la Furie montra son vrai visage qu’il appela aux armes puisqu’il lança une attaque contre les Troyens, pendant qu’Énée rendait visite à Évandre au Palatin. 59  Verg., Aen., VII, 515-474 ; 540-680. 60  Verg., Aen., V, 618-620. 61  Val. Flacc., II, 174-185. 62  Cf. infra p. 135-153.

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La suite du récit silien dépeint les Sagontins embrasant sur un bûcher «  des armes que leurs ancêtres avaient transportées de Zacynthe la dulichienne et  des dieux pénates venus avec eux de la cité d’origine des Rutules  » 63. Les provenances doubles de ces arma divers rappellent la généalogie mixte des Sagontins. L’Énéide souligne la signification majeure que revêtent ces objets sacrés, lors de la fuite des Troyens, qui apparurent du reste à Énée dans un rêve, pour le guider vers sa destination finale 64. Les Penates incarnent, quant à eux, la mémoire de la ville ancestrale plus efficacement encore que les arma 65. La  perte des premiers, tombés aux mains d’Hannibal, souligne la cruauté du destin des Sagontins. Toute possibilité de migration était dès lors vaine. Le récit silien met en évidence indirectement la dominance de la composante gréco-latine de la fides des Sagontins jusqu’au moment de leur destruction 66. Fides et Tisiphone représentent deux mondes opposés (le Ciel uersus la partie la moins noble et la plus sinistre des Enfers) qui font tous deux intrusion dans la sphère terrestre. Par ailleurs, chacune de ces entités personnifie des traits moraux opposés 67 : la première incarne l’une des vertus fondamentales du Romain traditionnel, tandis que la seconde, en sa qualité de fille du sang

63  Sil., II, 603-604  : armaque Dulichia proauis portata Zacyntho / et  prisca aduectos Rutulorum ex urbe penates. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 63). 64  Verg., Aen., III, 147-171. 65  Bernstein, « Family and State in the Punica », p. 392. 66  L’ambassadeur Sicoris décrit ses concitoyens sagontins comme des descendants des Rutules « forcés » (coacti : Sil., I, 660) de quitter Ardea ; la ville rutule est ailleurs décrite dans les Punica comme «  hostile aux Troyens  » (Phrygibus grauis : Sil., VIII, 359). Le plaidoyer de Sicoris pour maintenir Hannibal loin de Rome et le contenir en Espagne fait allusion au vœu de Caton qui s’engagea à ne pas demeurer tranquille jusqu’à ce que Rome tombe : procul his a moenibus, oro / arcete, o superi, nostroque in Marte tenete / fatiferae iuuenem dextrae («  Éloignez, dieux du ciel, je vous en prie, éloignez de ces remparts et  retenez sur nos têtes sa fatale colère : avec quelle vigueur son jeune bras agite et fait siffler la javeline ! » : Sil., I, 639-641) ; procul hunc arcete pudorem / o superi, motura Dahas ut clade Getasque  / securo me Roma cadat («  Loin de toi, Caton, cette pensée, que la chute de Rome émeuve le Dace et le Gète, et ne t’ébranle pas » : Luc., II, 295-297). 67 Vessey, « Silius Italicus on the Fall of Saguntum », p. 30-33 ; Schoonhoven, « Tisiphone’s anodos (Verg., G. 3, 537 sqq.) », p. 278-301.

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d’Ouranos, symbolise le furor, la folie incontrôlable constituant la manifestation la plus redoutable des dérèglements humains 68. Toutefois, en examinant de près le texte silien, nous nous rendons compte que Fides et  Tisiphone présentent également des similitudes. Ainsi, bien que diamétralement opposées et  de nature totalement divergente, ces deux divinités œuvrent main dans la main pour sceller le destin des Sagontins. En effet, dans le récit silien, le suicide de ces derniers n’est que le résultat de l’action séparée mais concomitante de ces intermédiaires d’Hercule et de Junon, laquelle joue le premier rôle dans cette machinerie supra humaine très artificielle et complexe. L’une comme l’autre sont donc responsables de ces atrocités. D.  C. Feeney explique la singularité de la situation  :  concrètement, Fides et Tisiphone sont des collaboratrices. Les figures divines ont permis à Silius de résumer la nature paradoxale de l’acte, à la fois glorieux et  repoussant, noble et bestial, en juxtaposant deux créatures diamétralement opposées en tant qu’agents conjointement responsables 69. Nous l’avons vu, Fides fait la promesse à Hercule de laisser le suicide des Sagontins à  jamais gravé dans la mémoire collective. Un indice laisse présager tant de l’intervention de la divinité que de leur manque de uirtus au combat : « Ils se languissent des armes, et malgré leur faiblesse, tentent de les employer sur le champ de bataille. » 70 Pour Silius, Fides impose une limite aux Sagontins : ne pas s’adonner au cannibalisme 71. Néanmoins, la seule idée qu’ils puissent envisager de recourir à cette pratique barbare est signi Pour Henry, « La folie avant Foucault : furor et ferocia », p. 525, la folie furieuse a  dû, toujours, être tenue pour une maladie mentale dont elle serait la forme la plus extrême. Cependant, pour l’auteur, elle représentait une valeur sociale et culturelle parce qu’elle s’analysait, dans certaines circonstances, comme l’exaltation meurtrière du guerrier individuellement inspiré par la divinité. En la confinant prudemment dans son histoire mythique, Rome a gardé de cette tradition la ferocia de Romulus, de Tullus Hostilius et d’Horace. Dumézil, Heur et malheur du guerrier. Aspects mythiques de la fonction guerrière chez les Indo-européens, p. 58-69 ; Briq uel, « Tullus Hostilius et le thème indo-européen des trois péchés du guerrier ». 69 Feeney, The Gods in Epic : Poets and Critics of the Classical Tradition, p. 308. 70  Sil., II, 518 : arma uolunt temptantque aegros ad proelia nisus. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 58). 71  Sil., II, 524-525 : sed prohibet culpa pollutam extendere lucem / casta Fides paribusque famem compescere membris. 68

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ficative, car celle-ci démontre que leur moralité, en l’occurrence leur piété civile et familiale, était sur le point de déchoir. En effet, anthropophagie, pratique qui n’inspirait nullement la compassion, et immoralité étaient consubstantielles 72. Nous pouvons dès lors discerner des indices relatifs au prix à payer pour adhérer à la fides exemplaire. Q uelques instants plus tard, Junon apparaît pour invoquer Tisiphone. Lorsque cette dernière endosse la forme de Tiburna, ses mots rejoignent ceux de Fides : « Mais vous, ô jeunes gens, vous dont la vertu consciente vous a préservés de la captivité, vous pour qui la mort est une arme de choix contre l’adversité, sauvez vos mères de l’esclavage avec vos mains. La route qui mène à la vertu est escarpée. Dépêchez-vous de cueillir la gloire qu’il n’est pas aisé d’obtenir, une gloire encore inconnue.  » 73 Tisiphone influence l’action sagontine en « envahissant l’esprit » des citoyens de la cité 74, en insufflant en eux son pouvoir 75, et en leur instillant un amour ardent 76. Pour  D.  W. Vessey, il faut lire entre les lignes pour déceler les intentions de Tisiphone. Selon lui, la rhétorique silienne est d’une logique douteuse. Il est vrai qu’il n’y a aucun espoir de salut pour Sagonte, et  qu’Hannibal, lorsqu’il sera victorieux, abattra une terrible colère vengeresse sur les survivants 77. Cependant, la véritable intention de la Furie était de ternir et  non pas de renforcer la gloire des Sagontins. Toutefois, le message de Tisiphone se rapproche de celui de Fides. Cette parenté d’ordre moral incarne, pour nous, le fil conducteur de la narration silienne. Ainsi, selon ces deux abstractions divinisées, il serait vertueux pour les Sagontins d’éviter leur capture par les Carthaginois en se donnant la mort. À la fin  Montanara, Cannibales : histoire de l’anthropophagie en Occident, p. 6-9.   Sil., II, 575-580 : gens ferri patiens ac laeta domare labores / paulatim antiquo patrum desuescit honori, / atque ille, haud umquam parcus pro laude cruoris / et  semper famae sitiens, obscura sedendo  / tempora agit mutum uoluens inglorius aeuum / sanguine de nostro populus. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 61). 74  Sil., II, 515 : inuadit mentes. 75  Sil., II, 516 : immittitque animis numen. 76  Sil., II, 517 : flagrantem inspirat amorem. 77 Vessey, « Silius Italicus on the Fall of Saguntum », p. 33. 72 73

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du livre, comme nous le verrons par la suite 78, les deux entités transcendantes vont jusqu’à fusionner. Fides joue sa partition en annonçant son intention de rendre remarquable la fin de Sagonte ; Tisiphone joue la sienne en le favorisant 79. Il reste que, d’une certaine manière, celle-ci agit pour enfreindre les limites imposées par Fides. Lorsque les Sagontins sont gagnés par la soif de loyauté, Silius mentionne les effets horribles de cet amour sur leurs esprits : « Une sensation discrète remplit les cœurs réjouissants des opprimés ; ils souffriraient bien pire que la mort, mangeraient telles des bêtes sauvages des repas criminels. » 80 Ajoutons que Silius Italicus, qui affirme que la déesse Fides aimait les choses dissimulées, la qualifie de dea arcana 81. En outre, il la définit comme «  une puissance divine cachée au cœur des êtres  » (tacitum in pectore numen) 82. Apulée, pour sa part, lui accole l’adjectif de secreta 83. Ce qui est étonnant, c’est le contraste entre l’occultisme de Fides et  la luminescence du Jupiter des serments 84, Dius Fidius, qui se manifestait toujours sous une   Cf. infra p. 113-116.   Ripoll, La morale héroïque dans les épopées latines d’époque flavienne  : tradition et innovation, p. 411 ; Yue, The Treatment of Virtue in Silius Italicus’ Punica, p. 56-57. 80  Sil., II, 521-523 : it tacitus fessis per ouantia pectora sensus, / uel leto grauiora pati saeuasque ferarum / attentare dapes et mensis addere crimen. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 58). 81  Sil., II, 481 : arcanis dea laeta polo tum forte remoto. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 51). 82   Sil., II, 481. 83  Sil., II, 486 : iustitiae consors tacitumque in pectore numen. 84  Nous avons conservé une pièce de monnaie sur laquelle la déesse Fides est représentée sous les traits d’une femme drapée, avec les deux mains entrelacées sur un caducée. Au surplus, il est à noter que le portrait de Pietas est gravé sur le revers de la pièce. Il nous est loisible de penser que Fides et Jupiter étaient en relation étroite lors de la prestation de serment d’un Romain, par l’entremise de Mercure. Morgan, Roman Faith and Christian Faith, Pistis and Fides in the Early Roman Empire and Early Churches, p. 83. Il est possible que la tête de Pietas et les mains unies aient indiqué l’empathie qui existait entre César et  les citoyens romains à  cette époque. Une monnaie frappée sous Vespasien représente Fides tenant des épis et un aigle, le symbole par excellence de Jupiter. Mattingly, Coins of the Roman Empire in the British Museum, t. 5, p. 188. Sur le pulpitum du théâtre de la cité de Sabratha, en Tripolitaine, figurait la déesse Rome serrant la main de la Tyché, déesse de la Fortune, de la Destinée et de la prospérité, de cette ville. Cette personnification de l’Vrbs date de l’époque sévérienne. Comme  Veyne, « Ordo et populus. Génies et chefs de file », p. 248, nous interprétons ce symbole 78 79

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forme étincelante. De surcroît, le suppliant devait formuler à cette force divine sa demande sous le regard du ciel, dans l’atrium ou devant le temple de Castor 85 par exemple, en pleine lumière. Le  temple de Dius Fidius était d’ailleurs à  ciel ouvert 86. On est bien loin de l’obscurité que réclamait le culte de Fides. Toujours est-il que si l’apparition de Tisiphone vise à  faire tomber les barrières imposées par Fides, son déguisement ayant peu d’effet, la Furie doit recourir à la force en poussant les Sagontins à  agir 87. Ne pouvant plus supporter l’hésitation d’un père, elle appuie allègrement sur la poignée de l’épée trop lente, et l’enfonce dans la poitrine de celui-ci 88. Comme Fides, elle possède ses proies, avant d’insuffler une peur sombre et  glacée dans le cœur des Sagontins 89. Tisiphone profite de l’effet puissant de Fides en les poussant hors de leurs limites. Dans les Punica, leur suicide s’accompagne d’une multitude de termes évoquant la folie et  la nature criminelle des tueries. Sans vraiment le vouloir, écrit Silius, les Sagontins souillent leurs mains du sang de leurs proches, puis s’étonnent devant le crime commis malgré eux, et pleurent devant leur geste 90. Même s’ils maudissent leur folie 91, ils sont conscients que les actes qu’ils posent sont négatifs 92, viciés 93 ; monstrueux 94, inhumains 95 et meurtriers 96. Cependant, en dépit d’une certaine réticence 97, ils sont animés par une folie 98 nourrie des sifflements comme la fides qui unissait Rome, cité protectrice et patronne, à Sabratha, sa protégée et cliente. 85  CIL, I², 582, l. 17 et 23. 86  Varr., L. L., V, 66, 1-4. 87   Sil., II, 595 : agit addita Erinys. 88   Sil., II, 615 : pressit ouans capulum […] impulit ensem. 89  Sil., II, 625-626 : Erinys / incutit atque atros insibilat ore timores. 90  Sil., II, 217-220 : Inuitas maculant cognato sanguine dextras / miranturque nefas auersa mente peractum / et facto sceleri illacrimant. 91   Sil., II, 623 : increpitat […] furorem. 92  Sil., II, 618 : nefas. 93  Sil., II, 619 : sceleri ; 658 : scelerum. 94  Sil., II, 650 : monstra. 95  Sil., II, 657 : immania facta. 96   Sil., II, 634 : necem ; 665 : caedum. 97  Sil., II, 617 : inuitas ; 618 : auersa mente. 98  Sil., II, 609 : feralis ; 320 : rabie ; 623 : furorem ; 633 : furis ; 645 : furor ; 657 : furit ; 665 : furores.

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de la Furie 99. La répétition de mots consubstantiels tels que nefas et furor dans les deux premiers livres des Punica évoque d’ailleurs les descriptions que fait Lucain des atrocités commises lors de la guerre civile. La folie furieuse mentionnée par Silius fait ainsi écho à la condamnation lucainienne de César à Pharsale 100. Le récit silien se centre ensuite sur le corps d’un Sagontin qui, rongé par la maladie, réussit finalement à se jeter dans les flammes du bûcher 101. Cette partie de l’épopée recourt à une métonymie puisque la cité était elle-même en proie à un incendie. Parallèlement à cela, elle fait allusion au destin funeste de la Troie homérique 102 et aux errances d’Énée 103. Sagonte est à vrai dire devenue la nouvelle Τροία, mais sous une forme épique quelque peu différente, ses habitants, non gagnés par la folie furieuse, ayant cette fois été tués par les assiégeants. Au demeurant, le trait pathétique des vers 660-661, «  flambe tout en haut de la colline la citadelle qu’aucune guerre n’avait jamais pu faire tomber » 104, opposant la longue résistance de la cité à sa destruction brutale, est une réminiscence des Argonautiques 105 mais, avant tout, de l’Énéide 106. Ces flammes rappellent également celles qui embrasèrent Carthage pendant dix jours en 146 av.  J.-C. 107 après que Scipion Émilien a  consacré (consecrauit) et  dépouillé toute forme de construction, soit pour se souvenir du désastre carthaginois et de la victoire romaine, soit pour des raisons religieuses (oblata aliqua religione) 108.   Sil., II, 625-626  : nam uerbera Erinnys  / incutit atque atros insibilat ore tumores. 100   Luc., VII, 551 : hic furor, hic rabies, hic sunt tua crimina, Caesar. 101   Sil., II, 630 : in flammas. Schettino, « Sagunto e lo scoppio della guerra in Silio Italico », p. 47. 102  Verg., Aen., II, 569. 103  Verg., Aen., II, 569-570 : dant clara incendia lucem / erranti passimque oculos per cuncta ferenti. 104  Sil., II, 660-661 : Ardet in exelso proceri uertice montis / arx, intacta prius bellis. (rendu dans la traduction de P.  Miniconi et  G.  Devallet, t.  1, Paris, p. 64). 105   Val. Flacc., II, 231-232. 106  Verg., Aen., II, 197-198. 107  Diod., XXXII, 24. 108  Cic., Leg. Agr., I, 5 ; II, 51 ; Rep., II, 7. 99

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Silius souligne également le paradoxe de voir les dieux laisser se manifester une telle perfidia, alors même que la fides et le sort d’un peuple qui la chérit étaient en danger. Ils sont même qualifiés d’«  injustes  » 109. Concomitamment, l’auteur des Punica rappelle combien le peuple de Sidon était prêt à  asséner des coups déloyaux 110. Tisiphone, contrairement à Pietas qui est éconduite par Fides au livre XI de la Thébaïde, ne disparaît pas tout à fait du récit de Silius. Au milieu de ces folies meurtrières, apparaît enfin Tiburna, dont Tisiphone avait usurpé l’identité afin d’engendrer un suicide collectif, lequel devait marquer un temps fort de l’épopée silienne. Elle tient dans la main droite, celle symbolisant la fides 111, le glaive étincelant de son défunt époux, et  dans la gauche, une torche ardente. Le détail de la chevelure hérissée 112 rappelle, dans l’expression, la description que fait Valerius Flaccus de VénusDryope 113. Dans le même passage, Silius mentionne Pluton sous sa dénomination de « Jupiter infernal » 114, ce qui est manifestement une réminiscence du même auteur 115, chez qui nous trouvons la même expression, et  ce, au même cas, à  la même place dans le vers, et dans un même contexte de suicide mettant en jeu les forces infernales 116.

  Sil., II, 657 : iniustis deis.   Sil., II, 655-656 : ruit inter perfida gentis / Sidoniae tela. 111 La dextrarum iunctio, qui ne devait en rien être considérée comme un simple signe de salutation, produisait de la fides entre deux citoyens, deux peuples, deux époux… Pour les Romains, tendre la main droite à quelqu’un était un signe de loyauté et de bonne foi, car, par ce geste, l’individu gageait sa propre fides. Isid., Orig., XI, 1, 67 indique que la main droite était l’organe de l’engagement par excellence de la fides publica. En outre, lorsque la main droite avait pour fonction d’engager la loyauté de quelqu’un, elle était offerte aux puissances divines, et, par conséquent, entrait dans leur sphère de contrôle. Souvenons-nous de l’histoire mythique de Mucius Scaevola, patricien romain à la genèse de la République, qui fit l’oblation de sa main forte, celle par laquelle il avait engagé sa fidélité à Rome, afin de montrer à Porsenna, que le corps importait peu aux yeux de ceux qui n’ambitionnaient que la gloire. Liv., II, 9-14 ; D.H., V, 4, 1-4 ; Plut., Publ., 17, 1-6 ; Flor., Epit, I, 4, 1-5. 112  Sil., II, 668 : erecta comam. 113  Val. Flacc., II, 213 : arrectaque coma. 114   Sil., II, 674 : Tartareo […] Ioui. 115  Val. Flacc., I, 730. 116  Ripoll, « Silius Italicus et Valerius Flaccus », p. 513. 109 110

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Dans la scène finale du siège de Sagonte, nous voyons mourir Tiburna, la poitrine marquée par les traces du désespoir. Cette veuve, qui fait preuve de pietas en priant les Mânes de l’accueillir et en adressant une dernière parole à son mari, se frappe de l’épée, s’abat sur les armes et se jette, bouche ouverte, dans les flammes 117. Certes, il s’agit bien de la véritable Tiburna, et non de Tisiphone déguisée, mais sa mort entretient des liens étroits avec la Furie : en la dépeignant debout devant la sépulture de son défunt époux Murrus, Silius la compare à  sa sœur Alecto, «  l’Implacable  », pour renforcer l’atrocité de la scène 118. L’association la plus importante n’en demeure pas moins celle qui renvoie à la Didon de Virgile. Les deux femmes périrent effectivement sur un bûcher après s’être donné un coup de poignard. Si la reine de Carthage prit grand soin de dégainer l’épée d’Énée, Tiburna veille à  apporter l’armure de son époux jusqu’à lui 119. En outre, les deux scènes sont à la fois associées à la violence des sentiments et  très dépouillées. Comme la Tiburna silienne, la Didon virgilienne apparaît comme une figure tragique emplie de furor. Virgile écrit : Didon, un éclat sanglant dans les yeux, les joues tremblantes et parsemées de taches, pâle d’une mort prochaine, se précipite à  l’intérieur du palais, monte, en proie à  la folie, les hautes marches du bûcher, dégaine l’épée du Dardanien  : ce n’était pas pour cet usage qu’il [Énée] la lui avait offerte ! Après avoir jeté un regard sur les vêtements d’Ilion, sur la couche familière, elle a  versé quelques larmes, s’est abandonnée à ses pensées puis s’est jetée sur le lit et a fait entendre ces dernières paroles : « Vêtements chers à mon cœur, tant que les destins et les dieux le permirent, recevez mon âme et délivrez-moi de mes tourments, j’ai fini de vivre et la course que le destin m’a accordée, je l’ai accomplie. Maintenant c’est une grande ombre qui va aller sous la terre. J’ai bâti une ville magnifique, j’ai vu mes remparts, j’ai vengé mon mari et puni mon frère meurtrier. Heureuse, hélas trop heureuse si seulement les vaisseaux dardaniens n’avaient jamais tou-

  Sil., II, 665-680.   Sil., II, 673 : Alecto solium ante dei sedemque tremendam. 119  Sil., II, 675-676. Dietrich, « The Sorrow of Scipio in Silius Italicus’ Punica », p. 80. 117 118

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ché nos côtes. » Elle dit et pressant de ses lèvres la couche : « Je mourrai sans vengeance, mais mourons. Il me plaît d’aller ainsi chez les Ombres. Q ue de la haute mer, les flammes de mon bûcher épuisent les regards du cruel Dardanien et qu’il emporte avec lui le mauvais présage de ma mort. » Elle parlait encore lorsque ses compagnes voient la malheureuse tomber sous le fer, le sang écumer sur l’épée et se répandre sur ses mains. Une clameur s’élève sous les plafonds du palais  ; la Renommée semblable à  une Bacchante se déchaîne dans la ville effarée. Les maisons résonnent des lamentations, des gémissements et du cri perçant des femmes 120.

Malgré son allure de Furie, Tiburna met fin à ses jours avec une certaine dignité. Son suicide  semble néanmoins ambigu, dans la mesure où elle hurle comme une Érinye sur la tombe de son époux, avant d’adopter une pose stoïcienne au moment de passer à l’acte 121. Toutefois, comme nous l’avons vu précédemment 122, l’ambiguïté constitue un procédé récurrent durant l’ensemble du siège de Sagonte comme dans l’œuvre silienne tout entière. Les deux passages clôturant le deuxième livre de Silius décrivent de manière contrastée le destin funeste subi par Hannibal et les Sagontins 123. Silius encense la fides de ces derniers, et les qualifie   Verg., Aen., IV, 642-671 : At trepida et coeptis immanibus effera Dido / sanguineam uoluens aciem maculisque trementis / interfusa genas et pallida morte futura,  / interiora domus inrumpit limina et  altos  / conscendit furibunda gradus ensemque recludit / Dardanium, non hos quaesitum munus in usus. / Hic, postquam Iliacas uestis notumque cubile / conspexit, paulum lacrimis et mente morata / incubuitque toro dixitque nouissima uerba : / ‘Dulces exuuiae, dum fata deusque sinebat, / accipite hanc animam meque his exsoluite curis, / Vixi et quem dederat cursum fortuna peregi, / et nunc magna mei sub terras ibit imago. / Vrbem praeclaram statui, mea moenia uidi, / ulta uirum poenas inimico a fratre recepi, / felix, heu nimium felix, si litora tantum / numquam Dardaniae tetigissent nostra carinae.’ / Dixit, et  os impressa toro ‘Moriemur inultae,  / sed moriamur’ ait. ‘Sic, sic iuuat ire sub umbras. / Hauriat hunc oculis ignem crudelis ab alto / Dardanus, et nostrae secum ferat omina mortis.’ / Dixerat, atque illam media inter talia ferro / conlapsam aspiciunt comites, ensemque cruore / spumantem sparsasque manus. It clamor ad alta / atria  ; concussam bacchatur Fama per urbem.  / Lamentis gemituque et  femineo ululatu  / tecta fremunt, resonat magnis plangoribus aether,  / non aliter quam si immissis ruat hostibus omnis / Karthago aut antiqua Tyros, flammaeque furentes / culmina perque hominum uoluantur perque deorum. (rendu dans la traduction de A. Bellesort, t. 1, Paris, p. 123). 121  Dominik, « Hannibal at the Gates : Programmatising Rome and Romanitas in Silius Italicus’ Punica 1 and 2 », p. 488. 122  Cf. supra p. 94-153. 123 Pomeroy, « Fides in Silius Italicus’ Punica », p. 59-76. 120

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d’« âmes divines » dont les actions ne pourront jamais être égalées 124, puis il les invite à descendre aux Champs Élysées, lieu de résidence des « pieux » 125. Cette qualification est étrange, car les Sagontins n’ont guère fait preuve de pietas en recourant au massacre collectif de leur propre ciuitas et de leurs familles. À la fin du livre II, Silius semble privilégier la fides au détriment de la pietas. Toutefois, ce n’est pas la première fois qu’il présente les habitants de la cité comme des hommes pieux. Les vers 650-652 du livre II, énonçant « le sort lamentable de ces pieux » 126, laisse apparaître un traitement semblable. Des problèmes identiques y surgissent d’ailleurs mêlés à d’autres instructions problématiques, livrées par le narrateur. Alors qu’il s’apprête à s’adresser aux sidereae, Silius décrit Tisiphone conduisant allègrement les Sagontins jusqu’au Tartare, région aride et brumeuse des Enfers qui renfermait les criminels 127. Comment concilier cette description avec l’instruction de Silius visant à les envoyer dans l’Élysée 128 ? Pour D. W. Vessey, cette question ne se pose pas : « La joie horrible de Tisiphone est présentée comme infondée grâce aux propos élogieux tenus par Silius au sujet des Sagontins morts dans le suicide collectif. […]  Grâce à  leur dévotion à  la fides et à  leur acceptation complète de leur destin, les Sagontins sont parvenus à  gagner l’immortalité dans ce monde et  une récompense dans l’autre. » 129 Selon le même chercheur, l’ordre du narrateur vient court-circuiter les agissements antérieurs de Tisiphone, point de vue que ne partagent pas D.  T. McGuire et  W.  J. Dominik 130, qui y voient plutôt une ambiguïté délibérée de la part de Silius,   Sil., II, 696 : at uos, sidereae, quas nulla aequauerit aetas.   Sil., II, 697-698 : ite, decus terrarum, animae, uenerabile uulgus, / Elysium et castas sedes decorate piorum. 126   Sil., II, 651 : tristia fata piorum. 127   Sil., II, 693-695 : Tum demum ad manis, perfecto munere, Erinnys / Iunoni laudata redit magnamque superba / exultat rapiens secum sub tartara turbam. 128  Cf. supra p. 41. 129 Vessey, « Silius Italicus on the Fall of Saguntum », p. 35 : « Tisiphone’s horrid joy is, however, shown to be ill founded by Silius’ subsequent laudation of the Saguntine dead […] By their devotion to fides, by their selfless acceptance of destiny, the Saguntines have earned immortality In this world and reward in the next ». 130   McGuire, Acts of Silence. Civil War Tyranny, and Suicide in the Flavian Epics, p. 217. 124 125

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perceptible dans sa manière de s’adresser aux Sagontins. D’ailleurs, sous la supervision de Tisiphone, comme le fait remarquer W.  J. Dominik,  presque tous les parricides possibles sont commis (ou suggérés) ; les pères tuent les fils, les fils les pères, les fils les mères, les maris les femmes, les femmes les maris, les frères les frères, les sœurs les sœurs, les jumeaux s’entretuent, de même que les hommes et les femmes 131. Nous inclinons à penser que la dernière demeure des Sagontins, à  l’image de leur moralité, restait volontairement équivoque afin de ne pas en faire un exemplum vertueux. Une question liée à la précédente demeure : pourquoi est-ce Tisiphone qui accompagne les âmes des Sagontins jusqu’à l’Hadès, alors que Fides avait promis à  Hercule de s’en occuper  ? Comme nous l’avons signalé auparavant 132, Fides demeure introuvable à  la fin de l’épisode de Sagonte.  Au livre VI, Marus, au moment de narrer à  Serranus, le fils de Regulus, les exploits héroïques accomplis par son père au cours de la première guerre punique 133, laisse entendre que la déesse conserve un siège terrestre pendant le deuxième conflit punique, sans préciser son emplacement 134. Non seulement Fides ne tient pas sa promesse, mais Tisiphone intervient à  sa place. Faut-il dès lors percevoir la déesse de la Fidélité comme la seule divinité à  avoir rompu son propre serment  ? Ou devons-nous considérer Fides et  Tisiphone comme une entité bicéphale à la fin de l’épisode sagontin ? D’un bout à  l’autre du siège de Sagonte, Tisiphone et  Fides semblent jouer un rôle similaire, partageant la même façon de conduire les Sagontins vers leur destinée. L’articulation de l’action des deux divinités dans le cours du récit du siège de Sagonte demeure problématique, car cet épisode échappe difficilement à l’impression de confusion. Pour  W.  J. Dominik, Sagonte, présentée à  maintes reprises comme une nouvelle Rome, fait apparaître ses habitants plus   Dominik, « Hannibal at the Gates : Programmatising Rome and Romanitas in Silius Italicus’ Punica 1 and 2 », p. 487. 132  Cf. supra p. 150-153. 133  Cf. infra p. 171-174. 134  Sil., VI, 547-550  : dum caeli sedem terrasque tenebit  / casta Fides, dum uirtutis uenerabile nomen, / uiuet ; eritque dies, tua quo, dux inclite, fata / audire horrebunt a te calcata minores. 131

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romains que les Romains eux-mêmes 135. Au temps de Tite-Live, le comportement des Sagontins empreint de fides vis-à-vis de l’Vrbs était même passé sous forme proverbiale dans la langue usuelle 136. Toutefois, quand ils se trouvent confrontés à  une fin imminente, les Sagontins se laissent gagner par un furor destructeur, et s’entretuent, faisant fi de la constantia et de toute pietas civique. Aucun d’entre eux, au moment de massacrer ses semblables, ne semble renoncer à  commettre des actions contraires à  la pietas. Au vu des arguments avancés, nous inclinons à  conclure que le suicide de masse du peuple de Sagonte ne peut être interprété comme un εὔλογος ἐξαγωγή (suicide fondé sur la raison) stoïcien, cher à Silius 137. Certes, le poète flavien ne condamne pas formellement les Sagontins, mais leurs actes ne peuvent être perçus comme explicitement vertueux. Outre le fait qu’ils atteignent sans doute les profondeurs du Tartare, leur cité est mise à sac par leur absence de uirtus, et surtout, leur résistance contre Carthage se solde par un échec retentissant. En outre, la déesse Fides elle-même tient une part de responsabilité tout aussi grande que la Furie Tisiphone et  que les Sagontins dans ce massacre communautaire d’envergure. Si, dans de nombreuses situations, Fides se montre bienfaisante, maternelle et douce, ainsi qu’en témoigne l’épithète alma qui accompagne fréquemment son nom 138, elle n’hésite pas à abandonner la cité qui ne s’est pourtant rendue coupable d’aucun manquement à son égard 139 et qui l’a accueillie après qu’elle

135  Dominik, « Hannibal at the Gates : Programmatising Rome and Romanitas in Silius Italicus’ Punica 1 and 2 », p. 489-480 ; Fucecchi, « Empieta et titanismo nelle rappresentazione siliana di Annibale », p. 21-42. 136  Par exemple : Liv., XXXI, 17, 5. Hunink, M. Annaeus Lucanus Bellum Civile. Book III  : A Commentary, p.  350  ; Edwards, Death in Ancient Rome, p. 141-142. 137   Cf. supra p. 24-25. 138  Sil., VI, 132  : In egregio cuius sibi pectore sedem ceperat alma Fides mentemque amplexa tenebat. 139  Cat., XXX, 11-12 écrit : « Si toi tu as oublié, les dieux en revanche s’en souviennent, Fides s’en souvient. Or elle fera en sorte que tu regrettes par la suite ton forfait. » Voir aussi : Hor., Od., I, 35.

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a  voulu fuir les «  individus perfides  » 140. Par ailleurs, le fait d’être délaissés par Fides est forcément suivi d’une manifestation de méfiance généralisée de la part des citoyens des cités voisines et alliées. Est-il possible que la déesse de la loyauté et de la fidélité se soit bornée à servir les intérêts de son père ? Faut-il le rappeler, la première divinité à avoir été la garante de la loyauté, de la confiance, de la bonne foi, du foedus et de la vérité n’était autre que Jupiter Feretrius. D’ailleurs, comme l’écrit Ennius, les Anciens pensaient que le iusiurandum 141 était issu de Jouis iurandum 142. Lorsque Turnus rompt l’accord passé avec Énée 143, celui-ci demande au père des dieux de frapper ce parjure de la foudre 144. En définitive, sous la République et au début de l’Empire, c’était Jupiter qui sanctionnait la loyauté, la bonne foi et le respect de la parole donnée. « Ô Jupiter, où donc est la fides ? », s’interrogea un amant éconduit par Térence 145. D’ailleurs, encore à l’époque d’Aulu-Gelle, le serment par Jupiter Lapis était considéré comme l’engagement le plus solennel 146. Par conséquent, le manque d’autonomie manifeste de Fides, qui corrobore d’ail leurs l’hypothèse de l’hypostase 147, indique peut-être que la déesse entendait uniquement servir les desseins du roi des dieux et

  Sil., II, 496-499  : Sed me, pollutas properantem linquere terras, sedibus his [caelo] tectisque nouis succedere adegit fecundum in fraudes hominum genus  ; impia liqui […] regna. 141  Les Romains n’ont pas imaginé de lien plus étroit pour nouer la fides que celui du iusiurandum. 142  Apul., Socr., 129  : Nam et  ius iurandum Iouis iurandum dicitur, ut ait Ennius. 143 L’Énéide oppose encore radicalement furor et  impius. Dès lors, Turnus était présenté comme le guerrier habité par la folie furieuse, en totale opposition avec le pieux Énée. Thomas, «  ‘The Isolation of Turnus’ in Vergil’s Aeneid  : Augustan Epic and Political Context », p. 243-270 ont mis en lumière le fait que les signes de furor se multipliaient chez ceux qui entravaient la mission d’Énée, que ce soit par faiblesse comme les Troyennes (Verg., Aen., V, 659 ; 670 ; 788) ou par entraînement du cœur comme Didon (Verg., Aen., IV, 91 ; 101 ; 433 ; 501 ; 697). 144  Verg., Aen., XII, 200 : Audiat haec genitor qui foedera fulmine sancit. 145   Ter., Heaut., 256 : O, Juppiter, ubinam est fides ? 146  Gell., Na, I, 21, 4 : Iouem lapidem, inquit, quod sanctissimum iusiurandum habitum est, paratus sum ego iurare. 147  Cf. supra p. 101. 140

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préparer les Romains à combattre les Puniques afin de redevenir vertueux ; quitte à dédaigner le sort réservé à ses prétendus protégés sagontins. Pour Silius, si les Sagontins, placés sous la coupe de Tisiphone et  de Junon, avaient manqué à  leur pietas, le fondateur de leur cité, Hercule, et  le prêtre de ce dernier, bien que n’étant placés sous aucune contrainte, transgressèrent, eux aussi, la moralité romaine.

C. Hercule, Théron et Sagonte Les iers siècles av. J.-C. et apr. J.-C. marquent l’apogée de la fortune littéraire d’Hercule. La  popularité du héros dans la tradition littéraire et  politique romaine trouve son épanouissement dans l’œuvre des auteurs julio-claudiens, chez Virgile, Ovide et Sénèque principalement, dont les Flaviens, surtout Silius mais aussi Stace et Valerius Flaccus, sont les héritiers. Au livre I des Punica 148, Hannibal, l’archétype de la perfidie selon Silius, voit en Hercule le parangon des « entreprises audacieuses » (ausis) et de la « uirtus à égaler » (aemula uirtus), mais aussi un héros divinisé associé aux ennemis monstrueux qu’il avait combattus. Comme l’indique D.  Briquel, par un jeu de contaminations complexes, l’historien procarthaginois Silénos établit une proximité certaine entre les Gaulois et les Hyperboréens qui auraient tissé des liens avec Hercule, épris pour Pallas, éponyme du Palatin et  fille d’Hyperboréos. Hannibal, lors de la guerre qui porte son nom, se présentait comme un nouvel Héraclès luttant contre les descendants de Cacus, tout en s’appropriant les mythes héracléens de Rome 149.

148  Sil., I, 509-510 : « Cerne », ait « an nostris longe Tirynthius ausis / iustius adfuerit ». 149  Briq uel, Le regard des autres. Les origines de Rome vues par ses ennemis (début du vi e siècle/début du i er siècle av. J.-C.), p. 45-54. Voir aussi : Briq uel, « La propagande d’Hannibal au début de la deuxième guerre punique : remarques sur les fragments de Silènos de Kalèaktè », p. 123-127 ; Briq uel, « Hannibal sur les pas d’Héraklès : le voyage mythologique et son utilisation dans l’histoire », p. 51-60 ; Jourdain-Anneq uin, Héraclès aux portes du soir. Mythe et histoire, p. 45-67.

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Le vigoureux Hannibal franchit les Alpes, ce que seul le fils d’Alcmène avait été capable de faire avant lui 150. Comme si leur ascension, apparemment interminable, n’était pas assez épique, les conditions météorologiques les agressent comme l’aurait fait un objet contondant : « le froid rude blesse leurs membres abîmés  » 151. Avant cette traversée, le général punique, instruit de la tradition sur l’inimitié entre Hercule et  Laomédon, le deuxième roi mythique de Troie, sollicite l’aide du héros des Douze Travaux afin de devenir son égal alors même qu’il assiège sa cité  : «  Invincible fils d’Alcée, si tu veux bien admettre que l’on cherche à  t’égaler, tu verras mes exploits semblables à ceux de tes jeunes années  ; aide-moi de ton pouvoir divin, et, puisqu’on t’attribue le premier sac de Troie, au temps jadis, favorise et  seconde mes efforts pour anéantir les héritiers de la race phrygienne ! » 152 Au lieu de respecter la cité fondée par Hercule et d’agir en homme pieux et  courtois vis-à-vis des dieux et des traditions, Hannibal utilise l’arme de la mauvaise foi, ne parvenant pas, lui non plus, à concilier uirtus et fides. L’aemula uirtus («  vertu rivale  »), prônée par Hannibal auprès d’Hercule 153, s’avère proche de l’improba uirtus assignée par Silius au chef punique quelques vers plus tôt. L’adjectif improbus, mis en évidence dans les Punica 154, est péjoratif de façon patente. Par ailleurs, cette expression établit un parallèle avec la Pharsale, lorsque l’auteur la condamne en tant que cause de la guerre civile 155, et  la Thébaïde, au moment où l’Atalante de Stace accuse son jeune fils ambitieux, Parthenopaeus, de faire preuve d’improba uirtus et  de déraison 156. Si Virgile n’emploie   Sil., III, 514-515 : Herculis edicit magni crudisque locorum / ferre pedem ac proprio turmas euadere calle. 151  Sil., III, 553 : fractos […] asper rigor amputat artus. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 92). 152  Sil., I, 510-514 : ni displicet aemula uirtus, / haud me dissimilem, Alcide, primoribus annis / agnosces, inuicte, tuis ; fer numen amicum / et, Troiae quondam primis memorate ruinis, / dexter ades Phrygiae delenti stirpis alumnos. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 25). 153  Sil., I, 510-512. 154   Cf. infra p. 188 ; 221. Santini, « Il percorso di Annibale nel racconto dei Punica e lo stato di redazione dell’opera », p. 230. 155  Luc., I, 120. 156  Stat., Theb., IV, 319. 150

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pas le terme d’improbus dans l’Énéide, à maintes reprises, Silius associe clairement Hannibal à Turnus 157. À l’instar du Turnus de l’Énéide qui se trompe en cherchant à rallier à sa cause Diomède, roi d’Argos et l’un des héros survivants de la guerre de Troie 158, Hannibal se fourvoie en voulant faire d’Hercule l’ennemi de Sagonte, et  à  travers elle celui de Rome, sous prétexte qu’il fut jadis l’adversaire de Troie. En effet, le mythe de la fondation de Sagonte par Zacynthe, qui aurait donné son nom à la cité hispanique, justifie l’attachement d’Alcide à  la ville 159. Par ailleurs, comme en témoigne le temple d’Hercule Olivarius, construit sur le Forum Boarium au iie siècle av. J.-C., le héros grec fut très attaché à Rome. Selon M.-A. Levi, Hercule aurait d’ailleurs précédé Jupiter dans la hiérarchie religieuse romaine 160. Au livre II des Punica, Hercule est associé plus nettement à la fidélité dont font preuve les habitants de Sagonte. La  fides et l’endurance affichées par l’un d’entre eux, Théron, prêtre voué au culte de la divinité héroïque qui trouve la mort pendant la défense de la ville, rappellent les origines mythiques de Sagonte 161 et, surtout, viennent renforcer la bipolarité morale herculéenne 162. En effet, si le nom de Théron renvoie à  la fides et  à  la pietas divine, il fait aussi très clairement référence à  la conduite bestiale 163. Ainsi, durant sa rencontre avec la vierge Asbyté, au livre II des Punica 164, le prêtre sagontin commence-t-il par terroriser les chevaux de cette dernière au moyen de la peau du lion 165 herculéo-néméen dont il est partiellement enveloppé 166 et qui l’associe   Cf. infra p. 127.   Verg., Aen., VIII, 9-17. 159  Ripoll, La morale héroïque dans les épopées latines d’époque flavienne  : tradition et innovation, p. 114. 160 Levi, « L’Ercole romano », p. 9-94. 161  Cf. supra p. 94-95. 162  Tipping, Exemplary Epic : Silius Italicus’ Punica, p. 18. 163   Sil., II, 148-263. 164  Sil., II, 188-205. Asbyté, que Silius présente aux vers 56-76 du livre II, s’était illustrée au combat (II, 77-88 ; 121-131). 165  Sur la référence au lion, voir  : Briq uel, «  Des comparaisons animales homériques aux guerriers-fauves indo-européens », p. 31-39. 166  Les flamines qui honoraient Fides s’enveloppaient la main jusqu’aux doigts pour célébrer le service divin, comme symbole du respect dû à Fides et du 157 158

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provisoirement au fauve. Après quoi, il lui fracasse le crâne, éparpille sa cervelle, la décapite 167, puis empale sa tête sur un piquet. À la fois prêtre d’Hercule et  homme-bête, Théron agit donc d’une manière suggérant la difficulté à  dissocier les éléments constitutifs du modèle herculéen dont la coexistence s’avère par ailleurs à l’origine de tensions 168. Ses manquements à la morale, malgré sa pietas à l’égard des dieux, expliquent le fait que ces derniers l’aient abandonné à Sagonte 169. Désireux de venger la mort de la pauvre Asbyté, Hannibal entreprend de combattre Théron. Il  fend le champ de bataille pour trouver celui qui avait provoqué en lui douleur et  colère  ; les Sagontins, terrifiés, ne savent que faire 170. Voyant le chef barcide se précipiter à leur suite pour pénétrer dans la cité, Théron s’interpose devant les portes de la cité 171. Le combat débuta alors : Hannibal voulut porter un coup mortel à Théron, mais celui-ci fut plus rapide, et atteignit le bouclier du Carthaginois. Le Sagontin, désarmé, prit finalement la fuite, poursuivi par le Barcide autour de la ville, provoquant l’effroi des femmes qui regardaient la scène du haut des remparts. Le  Punique finit par tuer Thécaractère sacré de la main droite. Liv., I, 22, 4 : et soli (?) Fidei sollemne instituit ; ad id sacrarium flamines bigis curru arcuato uehi iussit manuque ad digitos usque inuoluta rem diuinam facere, significantes fidem tutandam sedemque eius etiam in dexteris sacratam esse. Liv., I, 21, 4 explique que celle-ci devait être couverte de manière à ne laisser dégagés que les doigts, parce qu’il importait de « protéger » et de «  sauvegarder  » (tutandam) cette divinité, dont le siège était la dextra. Nous savons également que l’officiant désirant offrir un sacrifice à Fides devait immoler trois cochons de lait et présenter une offrande de grain. Le sacrifiant avait en outre pour obligation de voiler sa main droite d’une pièce d’étoffe blanche à deux pans pendant la célébration. Ce détail est attesté par Serv., Aen., I, 296 ; 8, 636, et par Hor., Od., I, 35, 21 (et albo rara Fides colit uelata panno). Les Vestales étaient également souvent représentées avec la main droite entièrement voilée (Val. Max., VIII, 1, 5). Cependant, nous n’avons trouvé nulle trace d’une main voilée offrant un sacrifice à  une divinité dans un autre rite que celui dédié à  la déesse des serments. 167  Sur la décapitation dans les Punica, voir  : Marks, «  Getting Ahead  : Decapitation as Political Metaphor in Silius Italicus’ Punica », p. 66-88 ; Marks, « Hannibal in Liternum », p. 140-143. 168  Sil., II, 206-207 : Haec caecus fati diuumque abeunte fauore / uicino Theron edebat proelia leto ; Stat., Theb., VIII, 758-766. Tipping, Exemplary Epic : Silius Italicus’ Punica, p. 19. 169   Sil., II, 206-207. 170  Sil., II, 208-226. 171  Sil., II, 227-238.

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ron, reprit le char d’Asbyté, puis retourna en vainqueur près des siens 172. Cet épisode a clairement pour modèle la mise à mort théâtrale d’Hector par Achille, qui entendait venger son ami Patrocle au chant XXII de l’Iliade 173. La seule présence du fils de Pélée et de Thétis suffit à  provoquer la fuite du valeureux Troyen qui, sous les yeux de Priam et  d’Hécube, se trouve désarmé, puis est tué. Le  rapprochement est patent  : Hannibal triomphe de Théron, comme Achille vainc le vaillant Hector, et ce, pour venger un être qui a trouvé grâce à ses yeux. Cependant, Achille sombre ensuite dans l’hybris en perçant les chevilles d’Hector, puis en attachant sa dépouille derrière son char, en la traînant tout autour de la ville, pour enfin la laisser en proie aux rapaces 174. Dans les Punica, Hannibal s’abstient de commettre de tels actes de barbarie. Si, le cadavre de Théron, comme celui d’Hector, est ensuite récupéré, puis traîné trois fois autour des cendres d’Asbyté, avant d’être, lui aussi, abandonné aux vautours 175 ; ce sont, chez Silius, ses compagnons numides qui assument ces actes, et non Hannibal, rentré à son campement 176. Dès lors, en faisant accomplir au chef carthaginois les mêmes actes épiques qu’Achille dans l’Iliade, le poète flavien fait de celui-ci, mais pour un temps seulement, un héros épique exemplaire soucieux d’afficher sa pietas dans la mesure où il ne suit pas jusqu’au bout son modèle littéraire : Hannibal, celui qui incarne l’impiété, s’abstient de l’issue attendue de l’épisode et, contrairement aux Sagontins, accorde une place de choix à cette valeur romaine, tout en étant présenté comme un combattant fier et porteur de uirtus. Mais revenons à la figure herculéenne. En invoquant Fides pour qu’elle prête assistance au peuple de Sagonte, Hercule s’associe à  une vertu occupant une place   Sil., II, 239-263.   Hom., Il., XXII, 131-134. 174  Hom., Il., XXII, 395-397. 175  Sil., II, 264-269 : At Nomadum furibunda cohors miserabile humandi / deproperat munus tumulique adiungit honorem  / et  rapto cineres ter circum corpore lustrat. / Hinc letale uiri robur tegimenque tremendum / in flammas iaciunt, ambustoque ore genisque / deforme alitibus liquere cadauer Hiberis. 176  Gigout, «  La mise en valeur d’Hannibal à  Sagonte  : le chef punique comme héros épique à l’aube des Punica », p. 68-82. 172 173

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prépondérante dans le contexte éthique des Punica. L’allusion au bûcher collectif invite d’ailleurs à un rapprochement entre le destin des Sagontins et  celui d’Hercule sur l’Œta. Au surplus, il est possible que la nature ambiguë d’Hercule vienne de son statut gémellaire. En outre, la fidélité dont les Sagontins font preuve au cours de leur autodestruction et  que polluent des traces de furor 177, renvoie au comportement parfois immoral du fondateur de leur cité, Hercule. Bien que ses pouvoirs surhumains aient considérablement contribué à l’avancée de la civilisation humaine, le héros divinisé ne pouvait plus véritablement trouver place au sein de celle-ci. Ainsi, au livre III des Punica, le héros de Tirynthe est-il nettement présenté comme un paradigme de transgression. Avant même qu’Hannibal ne s’écarte des sentiers autrefois empruntés par Hercule en personne, Silius prétend que la traversée des Alpes, dont l’altitude dépasse celles du Pélion et de l’Ossa combinés 178 et  qui constitue une région sacrée de l’univers 179, fait figure de transgression 180. Toutefois, Hercule ne semble pas être blâmé pour avoir franchi le premier cette barrière naturelle inviolée jusqu’alors : « Hercule attaqua le premier ces hauteurs inexpugnables. » 181 À tout le moins, en décidant de franchir les Alpes, Hannibal se pose donc en successeur d’Hercule. Précisons que si la métaphore qui fait des Alpes le premier rempart de Rome n’est pas propre aux Punica, elle se trouve également chez Polybe 182, César 183, Cicéron 184 et Tite-Live 185. Toujours au livre III, Silius expose la valeur transgressive de la traversée des Pyrénées : « Cependant, le Carthaginois, troublant   Cf. supra p. 106 ; 109 ; 112 ; 121.   Sil., III, 494-495 : Mixtus Athos Tauro Rhodopeque adiuncta Mimanti / Ossaque cum Pelio cumque Haemo cesserit Othrys. 179  Sil., III, 501 : sacros in finis. 180  Sil., III, 500-502. Forstner, « Hannibals und Hasdrubals Alpenübergang bei Silius Italicus (Punica III, 466-644 und XV, 503-508) », p. 293-300. 181   Sil., III, 496 : primus inexpertas adiit Tirynthius arces. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 90). 182  Pol., III, 54, 2. 183  Caes., Bg, III, 2. 184  Cic., Prov., XIV, 34. 185   Liv., XXI, 10, 5 ; 35, 9. 177 178

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la paix du monde, se dirige vers les sommets chevelus des monts pyrénéens 186.  » L’épisode de Pyrène 187, qui précède celui de la traversée des Alpes par Hannibal, établit lui aussi un lien entre le Carthaginois et  divers aspects du modèle herculéen, à  la fois incontrôlé, incontrôlable et  perfide 188. Un moment crucial du récit se situe aux vers 420-421, lesquels évoquent la commémoration de Pyrène, fille vierge de Bebryx, victime d’une inconduite d’Hercule alors qu’il était l’invité de sa famille 189. S’étant mis en route pour affronter Géryon, Hercule est accueilli par Bebryx. Au lieu de remercier son hôte pour son hospitalité, le héros se laisse vaincre par Bacchus, s’enivre, et  viole la fille de son hôte dont il ravit la virginité : « L’infortunée ! Le dieu qui causa son malheur, ce dieu, s’il est permis de le croire, fut aussi cause de sa mort » 190, s’offusque Silius. Avant d’être mise en pièces par les fauves, Pyrène, qui accouche d’un serpent (on se souvient que, nourrisson, Hercule avait étouffé des serpents qui s’étaient glissés, selon la volonté de Junon, dans son berceau), prend la fuite par crainte de la colère de son père, puis s’égare dans les bois, où elle raconte aux arbres qui l’environnent les vaines promesses du héros jovien 191. Avant de rendre son dernier souffle, elle implore « l’assistance armée de son invité » 192. Hercule prend connaissance de la tragique destinée de Pyrène lorsqu’il découvre son corps déchiqueté. Devenu volubile sous l’effet du chagrin, il crie son nom afin qu’il résonne dans les   Sil., III, 415-416 : At Pyrenaei frondosa cacumina montis / turbata Poenus terrarum pace petebat. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 86). 187  Sur les origines mythiques des Pyrénées dans l’Antiquité gréco-latine, voir : Ripoll, « Silius Italicus et Valerius Flaccus », p. 337-355. 188  Sil., III, 415-451. Tipping, Exemplary Epic : Silius Italicus’ Punica, p. 21 ; Asso, «  Hercules as a  Paradigm of Roman Heroism  », p.  75-87  ; Asso, ‘Passione eziologica nei Punica di Silio Italico : Trasimeno, Sagunto, Ercole e i Fabii », p. 75-87 ; Augoustakis, « Lugendam formae sine virginitate reliquit : Reading Pyrene and the Transformation of Landscape in Silius’ Punica 3 », p. 235-257 ; Ripoll, «  La légende de Pyréné chez Silius Italicus (Punica, III, 415-440)  », p. 643-656. 189  Sil., III, 421 : hospitis Alcidae crimen. 190   Sil., III, 425-426 : letique deus, si credere fas est, / causa fuit leti miserae deus. 191  Sil., III, 426 : promissa uiri. 192  Sil., III, 426-433 : ingratos raptoris arma […] hospitis arma. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 87). 186

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cavernes et  les repaires des bêtes. Ensuite, en versant quelques larmes, il procède à l’inhumation de la malheureuse. Nous apprenons toutefois que celle-ci serait destinée à  jouir d’une gloire éternelle, les montagnes portant désormais son « nom longtemps pleuré » 193. En dépit de sa brièveté, le récit de Pyrène brille par la richesse de ses commentaires concernant l’exemplarité d’Hercule, dont l’échec en matière de fides et de pietas est patent. Silius, au travers d’une grille de lecture stoïcienne 194, remet donc incontestablement en cause le statut exemplaire du dieu qui ne bénéficiait d’aucune circonstance atténuante. Il  attire en outre l’attention de son lecteur sur l’intempérance sauvage manifestée ici par l’homme-dieu Hercule. Ce motif émaille les aventures légendaires du héros, car ce n’est pas la seule occasion où il adopte un tel comportement. Au livre XV 195 des Punica, Silius le dépeint sous les traits peu flatteurs d’un guerrier totalement désintéressé du genre humain et, une fois encore, transgresseur de la moralité. Q u’en est-il des relations entre Hercule et le chef punique ? L’attitude prudente du premier face au second, contre lequel il refuse d’intervenir en dépit de son attachement à Sagonte, pourrait témoigner de son manque de fides, et  surtout de son rapprochement avec le général carthaginois. Après avoir défait les Sagontins, ce dernier consulte un oracle de Jupiter Ammon 196, avant d’adorer les autels d’Hercule aux portes ornées de représentations des Douze Travaux 197. Silius précise que le chef punique n’a que très peu de temps pour contempler ces œuvres, car ses pensées et son cœur se portent vers sa femme et ses enfants. Il se précipite alors sans plus attendre à leur rencontre 198 et, saisis par la même émotion, Hannibal et Imilce mêlent leurs larmes. Dans ce passage, Silius souligne la place prépondérante accordée   Sil., III, 433-440 : defletum […] nomen.  Anderson, « Heracles and his Successors : A Study of a Heroic Ideal and the Recurrence of a Heroic Type », p. 11. 195   Sil., XV, 78-79. Devallet, « L’image des Carthaginois dans la littérature latine », p. 17-28. 196  Sil., III, 1-13. 197  Sil., III, 14-60. 198  Sil., III, 61-63 : Haec propere spectata duci ; nam multa fatigant. / Curarum prima exercet, subducere bello / consortem thalami paruumque sub ubere natum. 193 194

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à la pietas familiale par le Carthaginois face au dévouement dû aux divinités 199. Au demeurant, à bien des égards, Imilce 200 évoque la femme amoureuse qu’était Didon mais plus encore Créuse, la fille de Priam et d’Hécube qu’épousa Énée. L’auto-alignement de certains Romains trouvant grâce aux yeux de Silius, parmi lesquels Scipion, se fonde sur deux impératifs moraux issus du De Republica de Cicéron 201, à savoir un patriotisme actif reposant sur la fides et  une fuite de la uoluptas et du luxus.  La dichotomie uirtus-uoluptas 202, issue de la littérature grecque, est également utilisée par Caton pour aborder la question du retrait des sénateurs de la vie publique, contre laquelle il s’indignait. Pourtant, à  la toute fin du dernier chant, Silius compare l’allure de Scipion l’Africain à  celle d’Hercule, vainqueur de Géants 203. Le Romain, sur les plaines de l’Histoire, se lance dans une gigantomachie à  l’encontre d’Hannibal, dans laquelle l’Hercule paradigmatique ne s’engage qu’en arrièreplan, à un niveau plus mythologique que réel 204. S’il n’entend pas conférer le même degré de fides et de pietas à Hercule qu’au général romain, Silius se refuse néanmoins de priver le héros de toute uirtus. Bref, pour Silius, Hercule, qui fait preuve de bestialité, à l’instar de son prêtre Théron, ne doit pas être considéré comme un exemplum par les Romains de la deuxième guerre punique. Plutôt que de dessiner une nette distinction entre l’Hercule vertueux et  l’Hercule corrompu dans le but de saisir le contraste entre la divinité honorée (assimilé au dieu sémite Melqart 205)  Tschiedel, « Annibale come padre et marito », p. 233-234.   Sil., III, 114-115 : sin solo aspicimur sexu, fixumque relinqui, / cedo equidem nec fata moror ; deus annuat, oro. 201   Par ailleurs, Cic., Rep., II, 10, 1-4 ; VI, 12, 1-4 ; 14, 1-3 dépeint aussi la renommée terrestre comme une chose désirable. Zetzel  (éd.), Cicero De Re Publica Selections, p. 249. 202   Evenepoel, « Seneca on ‘virtus’, ‘gaudium’ and ‘voluptas’ : some additional observations », p. 211-216. 203  Sil., XVII, 649-650 : aut latet idem / cur monstro ? Tantumne obstat mea gloria diuis ? 204 Von Albrecht, Silius Italicus. Freiheit und Gebundenheit römischer Epik, p. 55-89 ; Ripoll, La morale héroïque dans les épopées latines d’époque flavienne : tradition et innovation, p. 112-132. 205   C’est à Gadès que se trouvait l’un des plus anciens lieux de culte de Melqart. Van Berchem, «  Hercule-Melqart à  l’Ara Maxima  », p.  60-68 et Torelli, 199 200

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par Hannibal et  celle prise pour exemple par certains Romains, Silius propose une approche permettant de voir ce héros en tant que personnage composite et  ambivalent, mais en rupture avec la thématique du parangon vertueux que fut Scipion l’Africain. De surcroît, la moralité peu exemplaire d’Hercule ne fait que ternir davantage encore celle des Sagontins, car leur cité avait été placée sous la protection du héros. La suite de notre étude montrera que, chez Silius, la compréhension de la moralité par les Sagontins, qui sont les principaux alliés des Romains durant la deuxième guerre punique, ne constitue pas un cas isolé. Pour ce faire, seront examinés d’autres exemples de conflit entre la fides et  la pietas ponctionnés dans les Punica. Par ce biais, nous entendons démontrer que nombre de protagonistes de l’épopée affichent des conceptions morales diamétralement distinctes de celles préconisées par le mos maiorum, ce dont s’offusque Silius.

D. Imilce : le pendant punique de Tiburna/Tisiphone ? Nous pouvons établir un lien entre la tirade inspirée par le furor de Tiburna/Tisiphone et  un monologue intervenant dans la suite des Punica, à  savoir celui de l’épouse d’Hannibal, Imilce, au livre IV. Pour autant, cette dernière peut-elle être perçue comme le pendant punique de Tiburna/Tisiphone ? Au cours de cet épisode 206 survenu en l’absence du général punique, Imilce tente de dissuader ses compatriotes de sacrifier leur enfant. Celle-ci possède alors les traits typiquement bacchiques et  frénétiques d’une femme tourmentée à  l’image de Tiburna/Tisiphone, puisque Silius écrit qu’«  elle remplit la

« Ara Maxima Herculis : storia di un monumento », p. 573-620 font valoir que le sanctuaire de l’Ara Maxima était initialement un temple de Melqart (associé au culte d’Hercule), fondé avant le milieu du viie siècle av. J.-C. par les Phéniciens sur le Forum Boarium, et qu’il était semblable, dans son rituel, à d’autres sanctuaires de la divinité punique, tels ceux de Thasos et de Gadès. L’auteur imagine qu’une colonie phénicienne tenait une place de marché sur les rives du Tibre, lequel fleuve aurait joui de la protection d’un dieu phénicien rémunéré pour garantir la sécurité des transactions. 206  Sil., IV, 779-802.

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ville de ses cris de désespoir » 207. En outre, elle est gagnée par les ardeurs de Bacchus, dieu d’origine orientale dont le nom est synonyme de dérèglement 208. Elle ne peut dès lors incarner la vertu. Cet épisode contient d’ailleurs des allusions à  Virgile, plus particulièrement à Anna 209 et à Amata 210, l’épouse du roi Latinus, dont les agissements motivés par le chagrin trouvent écho dans la souffrance d’Imilce. S’y ajoute l’emploi d’autres modèles de femmes souffrantes, telles que Didon. Cependant, l’Imilce silienne propose également une critique raisonnée et  persuasive du sacrifice humain, perversion ultime de la pietas 211. Dès lors, si les modèles virgiliens, à  l’instar de la Tiburna silienne, sont tous plus ou moins influencés par le furor, Imilce ne semble pas l’être, puisque ses seules motivations visent à empêcher le sacrifice imminent de son enfant, et à convaincre son mari de l’inconvenance de ses actions perfides. Par ailleurs, elle incite le chef punique à  réaffirmer sa fides vis-à-vis de Carthage, sa mère patrie 212. Ces actes lui confèrent donc un aspect fidus et  pius la différenciant d’Hannibal. Ce motif fait écho à celui mettant en scène le sacrifice d’Iphigénie par Agamemnon, dont la flotte est bloquée à Aulis 213. Même si elle semble aux prises avec le furor, contrairement aux Sagontins, pourtant garants des vertus romaines en Hispanie, Imilce demeure ainsi capable d’élaborer un argumentaire relativement persuasif contre le sacrifice de son fils. Ses aspects moraux entrent également en partielle opposition avec la nature sangui  Sil., IV, 774-775 : Asperat haec, foedata genas lacerataque crinis, / atque urbem complet maesti clamoris Imilce. Vinchesi, «  Tipologie femminili nei Punica di Silio Italico : la ‘fida coniunx’ e la ‘virgo belligera’ », p. 97-126. 208  Sil., IV, 777 : it iuga et inclusum suspirat pectore Bacchum. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 135). 209  Verg., Aen., IV, 774-802. 210  Verg., Aen., XII, 50-190. 211   Sil., IV, 791 : Q uae porro haec pietas, delubra aspergere tabo ? 212  Sil., IV, 779-781 : « Io coniux, quocumque in cardine mundi / bella moues, huc signa refer. Violentior hic est, / hic hostis proprior. » 213  L’épisode du sacrifice d’Iphigénie ne figure pas explicitement dans l’Iliade, même si certains scoliastes ont cru voir dans les vers 71-72, 107 et 113-115 du chant I de l’épopée des allusions à cet épisode. On en trouve une courte mention dans la xie  Pythique  (4-5) de Pindare, peut-être inspirée du poème l’Orestie  de Stésichore. 207

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naire et amorale de son époux, Hannibal faisant figure de barbare briseur de traités. La jeune femme ne constitue donc ni le pendant carthaginois de Tiburna/Tisiphone, ni un exemplum moral.

E. Murrus La description silienne de Murrus, le premier Sagontin à  être formellement présenté 214, suggère la primauté de la composante rutule sur l’identité hybride sagontine 215. Par ailleurs, ce personnage, issu d’un métissage rutulien, ibère et grec, peut être considéré comme un représentant de la pax Romana augustéenne et  post-augustéenne dans la mesure où il reflétait l’union de ces civilisations soumises à  l’Vrbs et  prêtes à  combattre l’hostis extérieur. Du reste, Murrus n’est pas décrit comme un exemplum de uirtus, car Silius déplore à deux reprises son manque de courage face à  Hannibal, qui le domine totalement  : «  Murrus prend peur, et son regard se voile devant le géant qui l’attaque. » 216 ; « Murrus terrorisé peut à peine se mouvoir en sentant approcher la mort. » 217 Faisant néanmoins œuvre de pietas, comme le laisse apparaître Silius, Murrus, voyant sa cité brûler et sentant l’ombre de la mort le frôler, adresse cette prière à Hercule : « Fils d’Alcée, fondateur de notre cité, toi dont nous vénérons ici les traces sacrées, écarte de cette terre l’orage qui la menace, si tu reconnais la valeur de mon bras dans la défense de tes remparts. » 218 Cette incantation rappelle celle de Pallas, le fils d’Évandre, lorsqu’il évoque Hercule, à qui Jupiter fait comprendre que le fatum a fixé pour chacun   Sil., I, 476-479.   Sil., I, 377-379 : Rutulus Murrus de sanguine at idem / matre Saguntina Graius geminoque parente / Dulichios Italis miscebat prolo nepotes. 216  Sil., I, 498-499  : cuncta pauentem  / castra premant, lato Murrus caligat in hoste. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 24). 217  Sil., I, 503-504 : trahit instant languentia leto / membra pauens Murrus supremaque uota capessit. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 25). 218  Sil., I, 505-507 : « Conditor Alcide, cuius uestigia sacra / incolimus terra, minitantem auerte procellam, / si tua non segni defenso moenia dextra. » (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 25). 214

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le jour de la mort, et  que ce qui importe, c’est la vertu, susceptible de conférer la notoriété 219, avant de combattre Turnus, et de mourir sous ses coups 220. Cependant, contrairement à  celles du Rutule, les supplications de Murrus ne semblent pas atteindre le héros aux Douze Travaux. Ce dernier paraît désolé d’abandonner Sagonte à son propre sort, mais la pietas de Murrus est vaine, car seul Hannibal consent à lui répondre. Murrus, présenté comme un mur érigé entre Romani et belli 221, est tué par les armées puniques. En effet, Hannibal, contrairement à Turnus, incapable d’atteindre Énée à l’aide de son énorme pierre 222, le touche avec une précision dévastatrice. Ébranlé, le Sagontin réussit tout de même à  rassembler le courage nécessaire pour continuer le combat. Cependant, la figure menaçante d’Hannibal, l’anti-Énée 223, le surpasse 224. Lors de ce duel, Murrus apparaît donc comme le perdant, mais à la différence de Turnus face à  Énée, il n’est pas le principal opposant du Barcide, et sa mort ne pèse pas sur l’issue de la guerre. Au demeurant, ajoutons, malgré tout, qu’à l’instar de Turnus, le chef punique va combattre et être vaincu sur son sol natal 225. Dans cet épisode, le poète des Punica, faisant écho aux écrits virgiliens tout en étant stylistiquement proche de Lucain, n’abandonne pas le goût de la dramatisation et de la mise en scène ni celui du détail morbide pour souligner son propos moral. À travers Murrus, qui incarne le peuple sagontin vaincu par la uirtus d’Hannibal 226, c’est Sagonte tout entière qui est ruinée. Il est toutefois important de constater que des guerriers sagontins, émus par cette mort tragique, interdisent au chef carthaginois de mettre la main sur la dépouille de Murrus et sur ses armes. Cette   Verg., Aen., X, 457-473.   Verg., Aen., X, 474-509. 221  Sil., I, 479 : Romani Murrus belli mora. 222   Verg., Aen., XII, 896-925. 223   Notons cependant qu’Énée abandonne Troie, où il connaît l’échec, pour devenir, comme Achille, un étranger qui attaque des indigènes défendant leur ville. 224  Sil., I, 497-499 : et tota se mole tulit, uelut incita clausum / agmina Poenorum cingant, et cuncta pauentem / castra premant, lato Murrus caligat in hoste. 225  Cf. infra p. 188 ; 221. 226   Sil., I, 515 : sic Poenus pressumque ira simul exigit ensem. 219

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donnée, qui suggère que la perfidie punique aurait pu souiller le corps d’un soldat tombé pour sa cité 227, renforce la uirtus et  la pietas des milites sagontins.

F. Tymbrenus, et les jumeaux Lycormas et Eurymédon ou la pietas bafouée Au livre II des Punica, Silius narre également l’histoire de Tymbrenus. Ce dernier, pris de furor, tue son père pour empêcher les Carthaginois de poser cet acte, avant de lui mutiler le visage aux traits si proches des siens, et d’en profaner le corps 228. Ainsi, pour le poète épique, ce Sagontin est-il poussé par une  pietas sinistra 229 qui le rend fou 230. Dans l’épopée silienne, Tymbrenus endosse le rôle d’un Énée perverti et  dominé psychologiquement par le furor. Ainsi, alors que le héros de l’Énéide manifeste sa légendaire pietas lorsqu’il porte son père Anchise sur ses épaules en quittant Troie, Tymbrenus tue le sien, et avec lui la figure paternelle archétypale, avant de le mutiler. Cet acte, qui a pour but de masquer l’implication de son père dans le suicide des Sagontins, preuve supplémentaire de l’impiété de cet homme, est incompatible avec l’objectif recherché : celui de sauver son géniteur des Carthaginois. En outre, ce citoyen impie ne peut pas évoquer l’idée même de la pietas, car l’essence de cette vertu a  elle-même été rendue   À l’époque romaine, la pietas envers les défunts revêtait une importance considérable. Ce devoir consistait à  assurer au mort une sépulture décente afin que son âme pure puisse trouver le repos au sein du royaume sous-terrain de Pluton. Nous avons tous en mémoire la supplication du roi Priam qui vint, à genoux, conjurer Achille de lui rendre la dépouille de son fils Hector (Hom., Il., XXII, 338-342). Priam, dans l’œuvre virgilienne, explique que ces gestes plaçaient sous la souveraineté de la divinité les droits et  la protection dus au suppliant, droits qu’Achille n’osa pas violer (sed iura fidemque / supplicis erubuit : Verg., Aen., II, 541-542) puisqu’il permit au souverain troyen de récupérer la dépouille de son fils. De même, les derniers honneurs rendus à  Cornelius Scipion furent rendus pieusement par son fils Scipion. Cet épisode n’est pas sans rappeler celui d’Antigone chez Eschylle. 228  Sil., II, 632-635 : At medios inter coetus pietate sinistra, / infelix Tymbrene, furis, Poenoque parentis / dum properas auferre necem, reddentia formam  / ora tuam laceras temerasque simillima membra. 229  Sil., II, 632. 230  Sil., II, 633 : furis. 227

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méconnaissable par les actes meurtriers des Sagontins. Elle était une valeur de iustitia en ce qu’elle était un dispositif juridicomoral articulé de manière générale autour des devoirs, tant à l’égard des parents qu’à celui des dieux. Pourtant, lorsqu’elle s’exerçait dans le cadre familial au sens strict, la pietas était certes un sentiment d’obéissance et  de respect, mais également une impression d’entraide et de protection. L’enfant, a fortiori le fils, devait soutenir son géniteur en toutes circonstances. Tymbrenus, peu soucieux de ces considérations, ne songe qu’à altérer le visage de son père et, par là même, à dénaturer la figure du pater pour d’obscures raisons. Ce parricide met en avant des liens familiaux détruits par le suicide collectif 231. Par ailleurs, l’usage de simillima membra rappelle la résignation des Sagontins à  recourir au cannibalisme 232, puisqu’ils ont envisagé, pour assouvir leur faim, de consommer les pares membra 233. Même si Tymbrenus ne s’est pas adonné au cannibalisme sur la personne de son père, la mutilation qu’il a commise démontre l’étendue de sa folie ; comme ses concitoyens, il fut pris de furor. Dans les Euménides d’Eschyle, Apollon chasse les Érinyes de son temple, en les renvoyant là où se pratiquent décapitations et mutilations 234. De son côté, Pausanias surnomme Héraclès ‘Pινοκολούστης car, selon la tradition béotienne, rongé par la colère, il coupe le nez aux percepteurs thébains du tribut 235. Tymbrenus calque semble-t-il sa conduite sur celles des Furies et  de l’Hercule amoral. Sa conception malsaine de la pietas le conduit à  confondre les notions de fas et  de nefas. Par contre, Énée, notamment lors de son affrontement avec Turnus, ne 231  Sil., II, 634-635 : reddentia formam / ora tuam laceras temerasque simillima membra. 232  Zon., IX, 30 prétend que les Carthaginois s’étaient adonnés à des actes cannibalesques après la chute d’Hasdrubal à la fin de la troisième guerre punique. Sur le cannibalisme dans l’Antiquité, voir  : Halm-Tisserant, Cannibalisme et  immortalité. L’enfant dans le chaudron en Grèce ancienne  ; Jerphagnon, Les Miscellanées d’un Gallo-Romain ; Nagy, Q ui a peur du cannibale ? Récits antiques d’anthropophages aux frontières de l’humanité ; Georgooudi, « Le sacrifice humain dans tous ses états », p. 1-22. 233   Sil., II, 525 : casta Fides paribusque famem compescere membris. 234  Aischyl., Eum., 185-186. 235  Paus., IX, 25, 4.

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laisse jamais le furor ternir sa pietas. Son choix de tuer le roi des Rutules peut être perçu comme une volonté de sauvegarder la gens troyenne (fides) et d’honorer les dieux (pietas) 236. Nous le savons, la pietas n’établissait pas seulement un lien vertical liant une autorité, le père, à une entité subordonnée, le fils. En effet, ne supposant pas forcément un rapport hiérarchique défini, elle instaurait également, dans certains cas, certes plus rares, une relation de type horizontal qui unissait les membres d’une même familia. La  piété se rapprochait alors de la fraternité. Cicéron remercia ainsi son frère Q uintus pour la pietas qu’il lui témoignait 237. Le devoir d’assistance en constituait un autre noyau dur. La famille était un moyen d’accéder à la vie de la cité et d’appréhender l’existence des dieux, car les sphères sociale et divine se calquaient sur le modèle familial. Par ailleurs, la maisonnée était le premier environnement dans lequel évoluait le puer. Ce microcosme fournissait les clés pour construire et  préparer au mieux son existence de futur citoyen. Cicéron écrit : « La nature nous attache d’abord à nos parents, aux dieux immortels et à la patrie, car dans le même temps nous venons au jour, nous sommes gratifiés de ce souffle divin et  inscrits en une place déterminée dans la cité et dans la liberté 238. » Ainsi, si la double pietas (familiale et divine) d’Énée n’échappait pas aux Romains lettrés, c’était surtout le volet familial – ou plus exactement filial – de cette vertu qui exigeait l’émulation. La terminologie silienne ne résulte pas du hasard  : les noms qu’attribue le poète aux protagonistes secondaires de la guerre d’Hannibal visent souvent à  générer des comparaisons avec des personnages homonymes apparaissant dans d’autres textes épiques 239. L’épisode de Tymbrenus fait ainsi référence à une péri-

 Farron, « The furor and uiolentia of Aeneas », p. 204-208 ; Cowan, « Virtual Epic : Counterfactuals, Sideshadowing, and the Poetics of  Contingency in the Punica », p. 337. 237  Cic., Att., IV, 1, 8 : Q uintum fratrem insigni pietate, uirtute, fide praeditum sic amo, ut debeo. 238  Cic., Har. resp., LVII : Parentibus et dis immortalibus et patriae nos primum natura conciliat ; eodem enim tempore et suscipimur in lucem et hoc caelesti spiritu augemur et certam in sedem ciuitatis et libertatis ascribimur. 239 Matier, « The Similes of Silius Italicus », p. 152-155. Cf. infra p. 224-224. 236

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pétie racontée par Virgile au cours de laquelle les jumeaux Thymber et Laride se ressemblant au point que leur père et leur mère ne parvenaient que rarement à les distinguer, furent occis par la flamboyante épée de Pallas 240. Le nom de Thymber n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui de Tymbrenus, dont l’origine provient sans doute d’un amalgame entre Thymber et Tyrrhenus, un acteur de l’épisode massilien de Lucain. Dans la Pharsale, la vue d’un soldat romain nommé Tyrrhenus est obscurcie par une fronde. Sa main lance alors aveuglément un trait fatal qui frappe le jeune Argus, un noble massilien 241. Ayant appris la sinistre nouvelle, le père de ce dernier, incapable de reconnaître sa progéniture gisant sur le sol, se suicide sans laisser échapper une parole ni laisser couler une larme 242. V. B. Gorman 243 voit dans la « cécité physique » de Tyrrhenus le symbole de l’aveuglement moral de la guerre civile. En d’autres termes, c’est vraisemblablement une cécité morale qui est à l’origine de cette folie et de la confusion entre piété et impiété. À l’instar de Thymber, Tyrrhenus est, lui aussi, étroitement lié à des tragédies familiales. Rappelons que le miles Romanus impliqué dans une guerre civile n’assurait plus la sécurité de la population et  apparaissait comme un être sanguinaire sans foi ni loi dénué de tout lien avec la Ville 244. Les guerres intestines ont en effet miné de l’intérieur l’unité et la cohésion du populus Romanus, et ont constitué une impietas d’une gravité sans précédent envers la patrie, car elle était synonyme de décomposition de l’héritage moral, civique, politique et  religieux des Anciens. Le  peuple romain, morcelé 240  Verg., Aen., X, 390-392 : uos etiam, gemini, Rutulis cecidistis in aruis, / Daucia, Laride Thymberque, simillima proles, / indiscreta suis gratusque parentibus error. 241  Comme l’écrivent Bonnet et  Pétrone, «  Approche littéraire et médicale de la souffrance physique dans La Pharsale de Lucain », p. 75-98, ce qui semble intéresser Lucain, c’est avant tout la description de ce moment où l’homme passe de la vie à la mort. Ce n’est pas la douleur que ressent le personnage qui l’intrigue, mais ses derniers instants, en clair ce moment où le souffle vital s’échappe. C’est le « demi cadavre », comme il l’écrit (III, 720) lui-même en parlant d’Argus, qui a tout son intérêt et qui porte la force pathétique. 242   Luc., III, 709-721. 243 Gorman, « Lucan’s Epic Aristeia and the Hero of the Bellum Civile », p. 276. 244 Le Sororium Tigellum permettait une purification du furor dans la Cité.

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en deux entités antinomiques, ne pouvait plus répondre à  l’attente des dieux ni à celle de la ciuitas qui l’avait jusque-là protégé. En outre, il est remarquable de constater que ce qui fondait l’impietas des meurtres était la souillure faite à  la religion, dans la mesure où les dieux sanctionnaient toute violation du droit des citoyens (contra ius). Bien que ne se situant à  première vue pas sur le même plan, pius, attaché au domaine divin, et ius, inhérent au monde profane, se trouvaient, pour un temps tout au moins, associés afin de qualifier des actions justes. Le  ius comportait une dimension sacrée non négligeable, car tout le droit, en particulier celui relatif à la guerre et à la paix, était placé sous la protection de Jupiter et  de Fides. C’était d’autant plus le cas lorsqu’un foedus, établi sous couvert de ces divinités, avait été rompu. Ainsi, le soldat des guerres civiles s’avérait doublement impius. C’est ce qui explique que Lucain fait dire à Caton que la guerre intestine constituait la plus grande des impiétés 245. Chez Silius, la confusion des valeurs apparaît également dans une scène chaotique qui succède à  l’histoire de Tymbrenus. On y voit une mère cherchant à  persuader ses fils sagontins, Eurymédon et Lycormas, de la tuer. Elle se trompe toutefois en nommant ses jumeaux 246, dont la ressemblance est stupéfiante, et assiste à leur duel meurtrier 247. Tremblante d’effroi, elle enfonce alors le fer dans sa poitrine, et tombe sur le cadavre de ses fils, qu’à ce moment encore, elle ne peut distinguer 248. Tout un langage évocateur de trouble et d’incertitude entoure la fin tragique d’Eurymédon et  de Lycormas 249. Si le fait que la mère des jumeaux se trouve en proie à  la confusion et  s’avère incapable de les appeler par leur praenomen paraît presque grotesque, il faut se rappeler qu’à la naissance de Rome, les dieux eux-mêmes hésitent avant de désigner le fondateur de l’Vrbs,   Luc., II, 286 : Summum […] nefas ciuilia bella fatemur.   La gémellité légendaire n’est évidemment pas l’apanage de Romulus et Rémus ni celui des Dioscures. Meurant, Les Paliques, dieux jumeaux siciliens ; Meurant, L’idée de gémellité dans la légende des origines de Rome. 247  Sil., II, 636-646. 248  Sil., II, 648-649 : transacto tremebunda per ubera ferro, / tunc etiam ambiguos cecidit super inscia natos. 249  Sil., II, 642  : deceptaque uisis  ; 646  : decepta figurae  ; 647  : mutato  […] nomine ; 649 : ambiguous […] natos. 245

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tant la ressemblance confondait leurs traits 250. Si, en mettant fin à leurs jours, Eurymédon et Lycormas ne commettent pas de matricide, leur mère, égarée par la douleur, les accuse d’être en proie au furor 251 lorsqu’elle les voit s’égorger par fides vis-à-vis de Rome. Il  serait toutefois inexact de supposer qu’en ne lui accordant pas le matricide qu’elle désirait, ils avaient fait preuve d’impietas. Il  est en outre curieux de constater que ces frères ne portent pas ici l’onomastique propre à leur condition spécifique. Cela pourrait laisser entendre qu’il s’agissait soit de faux jumeaux, soit, et  c’est l’hypothèse que nous privilégions, d’une construction factice élaborée tardivement par Silius pour diffuser son message moral fustigeant le manque de pietas intrafamiliale. Ce motif évoque la funeste destinée de jumeaux massiliens chez Lucain 252. L’un d’eux échappe à la mort, alors que le second, déjà privé de membres, s’efforce de le protéger contre les attaques de l’ennemi. Lucain écrit  que le courage du guerrier grandit dans la douleur, et qu’une noble colère anime ce corps mutilé 253. Dans une tentative désespérée, tel un projectile, il finit même par se lancer en direction des assaillants, mais le valeureux soldat est frappé de mille dards. À la fin de la bataille opposant les Césariens aux Massiliens, Lucain, prompt à afficher son attachement à la uirtus et  à  la pietas, décrit par ailleurs des parents massiliens serrant dans leurs bras les corps mutilés de soldats romains, les confondant avec ceux de leurs fils. Cette scène évoque non seulement le thème de l’identité erronée, présent dans l’épisode d’Eurymédon et  de Lycormas, mais également celui de la mutilation, apparaissant dans le motif de Tymbrenus. Certes, ni Eurymédon, ni Lycormas n’en viennent à pareille extrémité. Cependant, de par sa nature, le suicide collectif auquel ils participent s’apparente à  l’acte sacrificatoire patriotique commis par les jumeaux massiliens. En effet, la pietas est sacrifiée au profit d’une fides sans retenue. Pour  M. Leigh, les agissements des Massiliens témoignent d’une uirtus désastreuse et d’une vigueur lunatique, termes qui ne vont nullement     252  253  250

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Liv., I, 6, 4. Sil., II, 645 : furor iste. Luc., III, 603-623. Voir : Verg., Aen., X, 390-392. Luc., III, 640-645.

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à l’encontre de notre analyse consacrée à l’épisode de Sagonte 254. Il convient d’étudier les rapports qu’entretiennent ces gémellités à travers le prisme de la mauvaise application de la pietas. Comme le démontre A. Meurant, la gémellité se trouve directement liée aux conceptions concernant la naissance, la personne, l’hérédité sociale et  biologique, ainsi qu’à l’organisation de la parenté et aux systèmes symboliques (relatifs à  la fécondité dans le cas de Romulus et Rémus) d’une société donnée, et s’assimile souvent à  une souillure liée à  la transgression de l’interdit, quand elle n’entre pas dans l’orbite du monstrueux 255. Silius reprend ensuite le cours des événements du siège sagontin, dont le motif des jumeaux n’est qu’un élément d’une longue suite d’immoralités, et  s’interroge sur le prix à  payer pour être resté fidèle à  Fides. Les événements de Sagonte voient la destruction de toutes les formes de comportement assimilables à la pietas, puisque tous les types de relations civico-familiales y sont profanés. Aussi se surprend-on à constater que Silius s’interroge de la sorte dans un bref commentaire inséré en plein milieu du carnage  : «  Q ui devant ces terribles malheurs de la cité et ces exploits contre nature, mais admirables, devant le prix payé pour Fides et le sort lamentable de ces justes, qui pourrait retenir ses larmes ? » 256.  Leigh, Lucan. Spectacle and Engagement, p. 253.  Meurant, L’idée de gémellité dans la légende des origines de Rome, p. 33-34. 256  Sil., II, 650-652 : Q uis diros urbis casus laudandaque monstra / et Fidei poenas ac tristia fata piorum / imperet euoluens lacrimis ? (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 64). La fides punica – l’antithèse même de la fides – était une expression proverbiale à  Rome, sans pour autant être devenue un thème populaire, les habiletés (calliditates) et les retournements (uersutiae) carthaginois ont été maintes fois condamnés dans la littérature latine (chez Plaute, Tite-Live…). La perfidia peut se manifester dans l’art de la guerre, le monde judiciaire, les transactions commerciales, ainsi que dans la sphère privée et, plus précisément, dans le cadre des relations amoureuses et amicales. Elle n’était pourtant pas réservée aux seuls Romains puisque, dans l’Énéide, Didon traite plusieurs fois Énée, qui veut l’abandonner, de perfidus (Verg., Aen., IV, 305, 366). Pourtant, une lecture attentive du Poenulus – le «  petit Carthaginois  » – de Plaute, comédie en cinq actes écrite en 194 ou 193 av. J.-C., montre clairement que l’arrivée de marchands carthaginois à Rome n’inspirait plus la moindre peur, bien au contraire, puisque les Romains éprouvaient une certaine sympathie et de l’amusement en côtoyant leurs concurrents « bonimenteurs ». Palmer, Rome and Carthage at Peace, p. 41 ; Freyburger, « Originalité et développement 254

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Dès lors, dans le récit qui nous occupe, si la fides et, dans une moindre mesure, la uirtus des Sagontins avaient été démontrées, aucun élément n’était représentatif d’une pietas en bonne et due forme. La leur se révèle être, en réalité, une sinistra pietas, dotée d’une nature antithétique  : elle se retourne contre elle-même et  dénature complètement la «  trifonctionnalité vertueuse  » romaine 257, générant un suicide collectif guidé par la folie furieuse et  le nefas. Une expression pour le moins étrange, laudanda monstra, fait allusion à  ce paradoxe propre à  la sinistra pietas. Exclusivement positif, le premier terme (laudanda) est associé à un support négatif (monstra). Cet oxymore semble exclure une interprétation unique des actes des Sagontins  : ceux-ci étaient aussi bien pia et monstra que laudanda et sinistra. Pourtant, ailleurs dans son épopée, Silius confirme clairement le lien entre la fides et  leurs agissements, présentant leur massacre mutuel comme un châtiment punissant leur loyauté indéfectible dénuée de toute pietas 258. Telle que cette section a  tenté de le démontrer, l’épisode de Sagonte, a  fortiori les récits à  propos de Tymbrenus et  des jumeaux, illustre clairement l’incompatibilité entre pietas et fides comme l’impossibilité de constituer un exemplum qui en découle. Tous pratiquent la fides, mais leur désir de le démontrer se trouve guidé par le furor. En effet, bien que, dans certains vers, le narrateur leur exprime son soutien, le lecteur est amené à s’interroger sur la dévotion déraisonnée accordée à  la fides et  sur l’abandon consécutif de la pietas. La section suivante se propose de dresser d’autres parallèles intertextuels entre la Sagonte de Silius et  la Massilia de Lucain. Si l’épisode d’Eurymédon et de Lycormas constitue un exemple de la communication littéraire entre les deux auteurs épiques, ainsi que nous l’exposerons dans la suite de cette étude 259, les allusions à Massilia ne résultent pas du hasard. À dire vrai, c’est du thème de la ‘fides punica’ », p. 346-355 ; Nörr, « ‘Fides Punica – Fides Romana’. Bemerkungen zur ‘demosia pistis’ im ersten karthagisch-römischen Vertrag und zur Rechtsstellung des Fremden in der Antike », p. 497-531. 257  Cf. supra p. 9. 258  Sil., II, 542 : haec mercede Fides constet delapsa per auras. 259  Cf. infra p. 128-142.

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toute la structure du récit de Sagonte qui se fonde sur l’épisode de Massilia. Cette allusion gémellaire est donc tout sauf isolée. Nous avons vu Silius, pour lequel la uirtus, la fides et la pietas couvrent une unité morale reposant sur un socle historico-littéraire uniforme, s’inspirer grandement de Lucain dans son récit des premiers événements qui ouvrent la deuxième guerre punique. En fait, ces deux auteurs déplorent la destinée malheureuse des partisans de la loyauté. La  section suivante s’emploiera donc à  démontrer comment Silius construit son épisode sagontin en s’inspirant fortement du récit de Lucain concernant le sort réservé à la très fidèle et loyale Massilia.

G. Sagonte et la Massilia lucainienne : deux cités tournées vers la fides L’évocation des événements sagontins par Silius illustre très clairement l’interaction entre son épopée et  celle de Lucain. Nous avons préalablement mis en évidence les liens inextricables tissés entre les Sagontins Tymbrenus, Eurymédon et Lycormas, d’une part, et la description de la bataille de Massilia que livre Lucain, d’autre part. Lorsqu’il exploite l’ensemble de cet épisode massilien, Silius est cependant loin de se limiter à ces rapprochements. En effet, si Sagonte pouvait être perçue comme une nouvelle Troie, ainsi que nous l’avons indiqué précédemment 260, il est également permis d’y voir une «  ancienne  » Massilia, dernier bastion de l’hellénisme en Occident qui avait maintenu sa fides – au sens de « loyauté » 261 – vis-à-vis de Pompée 262. Silius semble en effet considérer comme évident l’établissement de liens historiques, politiques et surtout moraux entre Sagonte et Massilia. D’emblée, différentes analogies implicites d’ordre général émergent entre Sagonte et Massilia : toutes deux étaient des cités   Cf. supra p. 105.   Aux yeux du populus Romanus, la fides apparaît comme une sorte de capital qui croît ou décroît selon la manière dont il est apprécié par les autres nations de l’oikoumène. 262   Selon toute évidence, avant la conclusion du premier foedus romano-punique de circa 508 a.C.n. décrit par Polybe, une alliance avait été conclue entre Rome et Massilia. Burgeon, Carthage et Rome avant les guerres puniques : les trois premiers traités romano-carthaginois, p. 10-15. 260 261

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grecques impliquées malgré elles dans un conflit majeur ; la première subit l’assaut d’Hannibal, et  la seconde fut victime de celui du « nouvel Hannibal », César. Ainsi Hannibal décida-t-il d’assiéger la ville hispanique avant de traverser les Pyrénées. Massilia, en revanche, fut capturée par le maître des Gaules avant son départ pour la Grèce. Après sa victoire à Corfinium en février 49, il ne poursuivit pas immédiatement Pompée. Comprenant d’où pouvait provenir le danger, il fit route vers Massilia, afin de se rendre dans la péninsule ibérique pour y affronter les fidèles légions pompéiennes stationnées là-bas 263. Adoptant une tactique syllanienne, le général agit de la sorte afin de ne pas être pris en tenaille. À l’instar de Sagonte, Massilia est une ville célèbre pour sa fides 264. Lucain présente les pourparlers entre ses habitants et César d’une manière différente des Commentarii 265 de ce dernier : l’imperator ayant franchi les Alpes 266, tous les peuples de la Gaule s’épouvantent et se soumettent 267. Marseille seule, écrit le poète, voulait demeurer fidèle «  à la foi jurée et  aux traités signés  » 268. À première vue, ces propos semblent signifier que les Massiliens n’oublient pas Pompée, qui fut leur chef, ainsi que les services qu’il leur avait rendus autrefois. Cependant, comme la suite de l’histoire le montre, ils entendent plutôt arguer que la ville se souvient surtout de sa fides au populus Romanus et des foedera conclus avec lui 269. Ainsi, Lucain fait ici pressentir, non pas l’adhésion à  Magnus, mais bien la déclaration de loyauté 263  Caes., Bc, I, 10-12. Le Bohec, César chef de guerre, p. 347-353 ; Kraus, « Caesar’s Account of the Battle of Massilia (BC 1.34-2.22) : Some Historiographical and Narratological Approaches », p. 371-378. Pompée était proconsul d’Hispanie depuis 60. 264 Rowland, « The Significance of Massilia in Lucan », p. 205. 265 Dans Caes., Bc, I, 34-36, à peine arrivé en Gaule Ultérieure, le proconsul apprit que les Massiliens avaient adhéré au parti de Pompée et décidé de fermer leurs portes au chef de la faction adverse, et qu’ils se préparaient à une résistance énergique. César manda alors les Q uinze Premiers de la cité qu’il tenta de ramener à sa cause. Les Massiliens rapportèrent alors à leurs concitoyens les paroles de l’imperator : une réponse fut préparée à Marseille, puis lui fut transmise par les mêmes délégués. 266  Luc., III, 298 : Agmine nubiferam rapto supereuolat Alpem. 267   Luc., III, 300 : Cumque alii famae populi terrore pauerent. 268  Luc., III, 302-303 : seruare […] / fidem signataque iura. 269  Luc., III, 304-330.

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des Massiliens vis-à-vis de ces traités. C’est cette décision, poursuit l’auteur, que ces derniers font connaître au proconsul lorsqu’il approche de la cité 270. Ainsi, chez Lucain, qui représente peut-être la tradition livienne 271, les émissaires massiliens déclarent-ils que, tout au long de l’histoire romaine, ils n’ont cessé de combattre les ennemis de Rome 272, et qu’ils n’entendent jouer aucun rôle dans le conflit civil de l’époque, faute d’exercer suffisamment d’influence dans les affaires internationales : peuple pauvre et exilé, ils ne doivent leur réputation qu’à leur fides 273. Ayant déployé de nombreux arguments dans l’espoir de dissuader César d’attaquer leur ville, les Massiliens concluent leur discours en affirmant avec force leur détermination à lui résister en cas d’agression : «  Ceci est un peuple qui ne craint point de subir pour la liberté tout ce qu’endura Sagonte dans son duel avec Hannibal. Les enfants, tirant en vain des mamelles desséchées par la faim, seront arrachés des bras de leurs mères, et lancés au milieu des flammes ; l’épouse demandera la mort à son époux chéri  ; les frères se perceront l’un l’autre  ; et  s’il faut une guerre civile, c’est celle-là qu’ils feront de préférence. » 274

Ce qui, aux yeux des auteurs latins, parmi lesquels César, caractérise le rôle joué par les Massiliens pendant la deuxième guerre civile, c’est d’avoir eu l’audace de s’imposer comme neutres et de se proposer comme arbitres en tant que garants de la cohésion romaine matérialisée par la fides et la libertas. Ainsi, ces deux valeurs sont défendues non pas par des Romains, mais par des peuples étrangers (les Sagontins et  les Massiliens) qui préfèrent se donner la mort plutôt que de bafouer leurs principes et  leur code de moralité. 270  Luc., III, 305-306  : Hostemque propinquam  / orant Cecropiae praelata fronde Mineruae. 271 Brisset, Les idées politiques de Lucain, p. 89. 272   Luc., III, 307-309 : semper in externis populo communia uestro / Massiliam bellis testatur fata tulisse / comprensa est Latiis quacumque annalibus aetas. 273  Luc., III, 340-342 : et post translatas exhaustae Phocidos arces / moenibus exiguis alieno in litore tuti, illustrat quos sola fides. 274  Luc., III, 349-355. (rendu dans la traduction de Bourgery, A., t.  1, Paris, p. 70).

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Par ailleurs, la description du siège de Sagonte que donne Silius paraît largement influencée par le fragment de discours des Massiliens rapporté ci-avant et, plus précisément, son inspiration semble s’être nourrie des connotations lucainiennes relatives au conflit familial 275. Une comparaison des Punica et de la Pharsale laisse rapidement apparaître d’autres similitudes intertextuelles et structurelles : Lucain (1) La pétition des Massiliens à César (3, 303-356) (2) La réponse de César (356-372) (3) César perçoit la résistance de Massilia (373-374) (4) César bâtit une palissade en profanant la forêt sacrée, avant de s’en aller (375-455) (5) Avancée de deux tours le long de la palissade (455-462) (6) Supériorité de l’artillerie massilienne (463-473) (7) … qui réussit face à  l’avancée du testudo des Romains (474-486) (8) Les césariens tentent de saper le mur, mais ils sont repoussés par les Massiliens (487-496) (9) Les Massiliens sortent de la ville et boutent le feu à la palissade (497-508) (10) Les césariens ont recours à la mer (509-516)

Silius (1) Histoire de Sagonte (1, 271295) (2) Hannibal demande à Sagonte de se rendre sur le champ (296304) (3) Hannibal lance l’offensive (304-326) (4) Hannibal construit des remparts et des tours (327-328) (5) Les Carthaginois avancent en direction des murs (329-348) (6) Supériorité de l’artillerie sagontine (349-364) (7) … qui échoue face à l’avancée de la tortue (testudo) des Carthaginois (8) Les Carthaginois réussissent à entamer les murs, mais ils ne peuvent pénétrer dans la ville (366-375) (9) Murrus et Hannibal (376-534) (10) Hannibal est blessé ; les combats s’arrêtent (535-560)

 Yue, The Treatment of  Virtue in Silius Italicus’ Punica, p. 86-88.

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Lucain (11) Les Massiliens recrutent jeunes et  vieillards pour en faire des marins et  ressortent leurs vieux navires         (voir numéro 10)   (12) Bataille navale : les Massiliens sont vaincus (521-762)

Silius (11) Les Sagontins recrutent jeunes et vieillards (561) (12) Ils envoient des messagers à Rome (562-575) (13) Hannibal refuse de rencontrer les Romains et reprend le siège (2, 11-55) (14) Asbyté, Théron et Hannibal (56-269) (15) Ekphrasis du bouclier d’Hannibal (349-456) (16) Les Sagontins désespèrent de l’aide maritime qui n’arrive pas (457-461) (17) Famine à Sagonte (462-474) (18) Fides et  Tisiphone orchestrent le suicide des Sagontins (475-695)

Dans son épopée, Lucain évoque la Sagonte historique. En retour, Silius fait allusion à la Massilia épique dans sa description de la cité hispanique, et  se projette chronologiquement en analysant poétiquement la période des guerres civiles dans un style lucainien. Une corrélation entre certaines composantes cruciales de la fin du siège massilien, tels que le suicide collectif des défenseurs, l’érection d’un bûcher sur la place, la mort des femmes et des enfants 276, et la version de Silius est par ailleurs établie. La reprise lato sensu de l’épisode de Massilia démontre clairement le grand nombre de préoccupations communes partagées par Silius et Lucain, notamment en ce qui concerne le rôle dévolu à la fides. Le premier dépeint le processus même du suicide collectif, sans se concentrer sur une couche particulière de la population sagontine : il montre une ville entière empreinte de fides en train de s’autodétruire par les flammes. Cette divergence avec l’œuvre  Edwards, Death in Ancient Rome, p. 141.

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du second peut s’expliquer par l’amplification poétique et  son souci de décrier le furor de la cité hispanique. Cependant, la nature non discriminante de la guerre civile, si souvent exposée chez Lucain, transparaît ici clairement en filigrane. Concomitamment au massacre de bon nombre de citoyens et  à  la négation de la fides, dans la Pharsale, mais aussi indirectement dans les Punica, le sacré n’apparaît le plus souvent que pour annoncer de façon irréfutable les désastres et les massacres de la guerre civile, lesquels étaient destinés à faire mesurer l’étendue des sacrilèges engendrés par celle-ci. Bien plus que de fonder la structure de l’épisode sagontin sur celle du motif massilien de la Pharsale, Silius établit également des parallèles linguistiques afin de renforcer la connexion entre les deux poèmes épiques. Lucain, par exemple, décrit initialement les Massiliens sous le vocable de « jeunesse phocéenne » 277, faisant ainsi référence à  la fondation de la ville par des colons de Phocée. Or Silius rappelle indirectement cet événement lorsqu’il qualifie de Phocais  […] ballista 278, une baliste employée par les Sagontins. Selon J. D. Duff, cet usage s’expliquerait par le fait que cette machine avait  probablement été construite à  Marseille 279. Cette information servait surtout à renforcer le fait que Sagonte et Massilia ne semblaient plus former qu’une seule et même entité physico-morale. À tout le moins, le poète fait écho à la machine massilienne de Lucain, laquelle tirait des boulets sur les envahisseurs césariens 280. Un exemple similaire apparaît au livre I des Punica, lorsque Silius décrit une manœuvre des Carthaginois  : formant la testudo, ceux-ci avancent sous le feu de l’ennemi, dans l’optique de prendre d’assaut la base des remparts de la ville 281. La testudo, traditionnellement employée par les Romains, fait référence au déploiement par les césariens de la tortue à  la carapace de bou  Luc., III, 301 : Phocais […] iuuentus.   Sil., I, 335-336  : nec procul est quin iam manes umbrasque pauescat  / Dardanias. 279 Duff, Silius Italicus. Punica, t. 1, p. 29. 280  Luc., III, 464-468. Yue, The Treatment of Virtue in Silius Italicus’ Punica, p. 88-89. 281  Sil., I, 365-367 : tandem condensis artae testudinis armis / subducti Poeni uallo caecaque latebra / pandunt prolapsam suffosis moenibus urbem. 277 278

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cliers, tandis qu’ils marchent contre les murs de Massilia 282. Ces propos de Silius ont nourri les débats. Ainsi, dans la traduction qu’il propose pour ce passage, J.  D. Duff voit-il les Carthaginois se retirer (subducti) au moyen de la tortue, avant d’employer un tunnel couvert (latebra) pour saper les murailles. Fr. Spaltenstein, en revanche, considère que les Puniques avancent vers le mur, la testudo faisant elle-même office de couverture 283. En outre, selon ce dernier, l’emploi de cette protection se limiterait à  l’attaque,  tandis que le terme subducti signifierait plus probablement «  mettre en place  » que «  battre en retraite  ». Dans un passage consacré à  la testudo, Lucain emploie d’ailleurs subduco dans un sens similaire 284. Protégés par une horde de boucliers et armés d’un bélier, les césariens tentent de déloger un bloc de pierre (unum subducere saxis), comme les Carthaginois s’efforcent de saper les fortifications sagontines. Tant les Romains que les Puniques font usage de cette technique au cours de leurs assauts. Cependant, à Sagonte, ces derniers réussissent là où les césariens échouent. Protégés par leur testudo, les Puniques parviennent à ouvrir une brèche dans le mur, et à pénétrer dans la ville 285. Les partisans de César, en revanche, sont contraints à la retraite par le barrage de projectiles massiliens 286. Malgré une issue pour le moins différente, ces deux tentatives se soldent par l’effondrement d’une construction de grande dimension : chez Silius, un pan de la muraille de Sagonte ; chez Lucain, une tour de siège césarienne. Une question demeure : l’auteur des Punica a-t-il choisi de procéder de la sorte parce que les idées lui manquaient pour décrire un siège ? Ou sommes-nous en présence de mécanismes intertextuels plus profonds ? Sur la base des scènes de suicide des Sagontins analysées précédemment, il nous paraît évident que Silius ne 282  Luc., III, 474-475 : ut tamen hostiles densa testudine muros / tecta subit uirtus. 283 Spaltenstein, Commentaires des Punica de Silius Italicus, Livres 1 à 8, ad. 1, 365. 284   Luc., III, 490-492 : nunc aries suspenso fortior ictu / incussus densi compagem soluere muri / temptat et impositis unum subducere saxis. 285  Sil., I, 366-367 : subducto Poeni uallo caecaque latebra / pandunt prolapsam suffossis moenibus urbem. 286  Sil., III, 492-496  : caligat in altis  / obtutus saxis, abeuntque in nubila montes. / Mixtus Athos Tauro Rhodopeque adiuncta Mimanti / Ossaque cum Pelio cumque Haemo cesserit Othrys. / Primus inexpertas adiit Tirynthius arces.

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cherche pas à imiter servilement Lucain, ni à faire étalage de ses connaissances littéraires. Nous inclinons à penser qu’il s’agissait d’adjoindre la fides de Sagonte à celle de Massilia. De fait, toutes deux débouchèrent sur une issue à  la fois terrible et  inévitable. Comme Sagonte, la cité d’origine hellénique serait sévèrement sanctionnée pour l’exercice de sa fides. On le voit, en comparant délibérément la destinée de Sagonte et  de Massilia, les Punica, qui soulignent la nature cyclique de l’Histoire (celle empruntée par Tite-Live 287) tout en tissant des liens historico-littéraires et moraux entre les deux cités, dépassent de loin la simple imitation de la Pharsale. Dans son œuvre, Silius fait apparaître Sagonte comme une « nouvelle » Massilia. La fides constituait la caractéristique principale de chacune d’elles, qui endurèrent de multiples souffrances en dépit de leur loyauté. Le  motif sagontin peut être perçu comme un écho aux guerres civiles lucainiennes. Silius paraît effectivement adopter la vision pessimiste que Lucain porte sur le destin de Massilia : dans un cas comme dans l’autre, l’adhésion catégorique à la fides fut punie par la mort et la destruction, au lieu d’entraîner le salut. Si la situation est construite en miroir, chez Silius, en revanche, les Sagontins s’exterminent mutuellement, poussés à la fois par la fides et le furor. Par la même occasion, les Sagontins de Silius dépassent l’exemple posé par les Massiliens de Lucain, et ouvrent ainsi la voie à une nouvelle comparaison avec la Pharsale, cette fois avec le suicide de Vulteius et de ses hommes, tragédie découlant davantage de leur furor que de leur fides. Cet épisode sera examiné dans la section suivante. Elle tentera parallèlement de souligner les nombreux emprunts de Silius à Lucain dans son traitement de la fides liée au furor, et de démontrer la nette distinction établie par le premier entre le monde des Punica et celui que dépeint la Pharsale.

H. Les Sagontins siliens et le Vulteius lucainien La violente défaite subie par les hommes de Vulteius constitue un épisode de la Pharsale dont s’est très probablement inspiré   Cf. supra p. 78-88.

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Silius 288. Le contexte est le suivant : en 49 av. J.-C., pris au piège le long de la côte adriatique par les forces de Pompée, un important contingent placé sous les ordres de Gaius Antonius échafaude un plan dans l’espoir de se soustraire à son sort. Afin de franchir le détroit et de rejoindre les renforts qui les attendent sur l’autre rive, celui-ci fait construire des radeaux. Dans un premier temps, cette initiative est couronné de succès en raison d’un stratagème mis au point par le commandant pompéien Octavius  : les césariens s’échappent 289 pour mieux immobiliser leurs radeaux en plein milieu de la traversée. L’embarcation transportant Vulteius et ses soldats gaulois 290 est ainsi complètement cernée par les pompéiens installés sur les collines cerclant le détroit. La tombée de la nuit interrompt finalement le combat qui s’ensuit 291. Une fois la cohorte gauloise prise au piège, Vulteius perçoit la nature désespérée de la situation, et exhorte ses hommes au suicide. Ce discours n’est pas sans évoquer celui prononcé par Tiburna/ Tisiphone devant les Sagontins : Alors, du milieu de cette troupe saisie et tremblante à l’idée de sa mort prochaine, Vulteius se lève et l’électrise de sa voix magnanime : « Soldats ! Vous n’avez plus qu’une nuit à être libres ! Une courte nuit ! Profitez de ce peu d’instants pour mettre ordre à votre heure dernière. La vie n’est jamais trop courte quand il en reste assez pour aller chercher la mort. Un trépas volontaire ne perd rien de sa gloire, ne ferait-on qu’un pas au-devant du destin. Personne n’étant assuré du temps qu’il lui reste à vivre, c’est un courage également beau de renoncer aux années qu’on espère, et de trancher ses derniers moments d’une vie prête à s’éteindre : tout l’honneur consiste à  rapprocher l’instant fatal  ; car personne ne peut être forcé à vouloir mourir. Voyez, nulle fuite n’est ouverte ; 288  Leigh, Lucan. Spectacle and Engagement, p. 217-219 ; 259-264 ; Sklenar, The Taste for Nothingness : A Study of Virtus and Related Themes in Lucan’s Bellum Civile, p. 26-34 ; Yue, The Treatment of Virtue in Silius Italicus’ Punica, p. 59. 289  Luc., IV, 415-444. 290  Luc., IV, 445-464. 291  Sil., IV, 466-473  : tunc rapta propere duris ex ossibus hasta  / innixum ceruice ferens umeroque parentem / emicat. Attonitae tanta ad spectacula turmae / tela tenent, ceditque loco Libys asper, et  omnis / late cedit Hiber, pietasque insignis et aetas / belligeris fecit miranda silentia campis. / Tum celso e curru Mauors « Carthaginis arces / excindes » inquit « Tyriosque ad foedera coges ».

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de tous côtés, nous avons le fer sur la gorge. Prononcez votre arrêt de mort, et toute crainte s’évanouit : sachons vouloir ce qui est inévitable » 292.

Vulteius, se découvrant  la poitrine et  tendant  la  gorge  au  coup mortel, demande lequel de ses amis est digne de plonger sa main dans  son sang  et de  prouver  par  là qu’il veut mourir.  Il n’a pas besoin d’en dire davantage puisque cent glaives lui percent le muscle pectoral. Avant d’expirer, il loue la uirtus de tous ceux qui le frappèrent mortellement, et  donne un coup de fer fatal au premier de ses compagnons qui acceptèrent de lui prendre la vie 293. Cet épisode rappelle inévitablement celui de la mort de Néron. Selon Suétone, peu avant de se suicider, l’empereur s’était exclamé « Q ualis artifex pereo », citation que l’on traduit généralement par « Q uel grand artiste périt avec moi ! » 294, et avait déclamé un vers de l’Iliade (« Le galop des coursiers résonne à mes oreilles ») 295. En entendant les cavaliers venus se saisir de lui, il se poignarda à  la gorge, aidé de son secrétaire Épaphrodite, le 9 juin 68 296. Alors qu’il agonisait, un centurion fit irruption, et  appliqua sa casaque sur la blessure, en faisant semblant d’être venu le secourir. 292  Luc., IV, 474-487 : tum sic attonitam uenturaque fata pauentem / rexit magnanima Vulteius uoce cohortem : / « libera non ultra parua quam nocte iuuentus, / consulite extremis angusto in tempore rebus. / Vita breuis nulli superest qui tempus in illa  / quaerendae sibi mortis habet  ; nec gloria leti  / inferior, iuuenes, admoto occurrere fato. / Omnibus incerto uenturae tempore uitae / par animi laus est et, quos speraueris, annos / perdere et extremae momentum abrumpere lucis, / accersas dum fata manu  : non cogitur ullus  / uelle mori. Fuga nulla patet, stant undique nostris / intenti ciues iugulis : decernite letum, / et metus omnis abest. Cupias quodcumque necesse est. » (rendu dans la traduction de A. Bourgery, t. 1, Paris, p. 93). 293  Luc., IV, 488-490. 294   Suet., Ner., 49, 1. Une autre traduction est également possible si l’on reprend le fil du récit suétonien. Le contexte est en effet essentiel : Néron dirigeait la construction de son dernier lieu de repos, une simple tranchée dans le sol ornée de fragments de marbre. La phrase qualis artifex pereo peut dès lors être une remarque d’ordre pathétique destinée à attirer l’attention sur le contraste entre le grand artiste qu’il était devenu et « l’artisan », profession dépréciée par l’aristocratie romaine, qu’il fut à  la toute fin de son existence. L’image d’un Néron égocentrique aurait donc fait place à  celle d’un Néron pitoyable. Burgeon, Néron : l’empereur-artiste, p. 230. 295  Hom., Il., X, 535. 296  Épaphrodite servit sous les règnes de Claude, Néron, Galba, Othon, Vitellius, Vespasien, Titus et Domitien. Il fut exécuté par ce dernier pour avoir aidé Néron à se suicider. Suet., Dom., 14, 5.

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Néron, en guise de réponse, lui dit seulement qu’il était trop tard, puis encensa la fides de son affranchi qui l’avait aidé à mourir 297. Silius, qui fut l’un des consuls du dernier empereur julio-claudien 298, avait également cet épisode en mémoire. Le discours de Vulteius s’efforce de justifier les actes terribles imposés à ses hommes. Son insistance sur la droiture morale du suicide collectif – loin de considérer cette forme d’agissement comme criminel, il y voit au contraire un acte auquel chacun devrait se résoudre – s’avérait éclairante. Eu égard à l’aversion des Q uirites pour la guerre civile et  aux maux qui lui sont associés, dont Lucain témoigne tout au long de la Pharsale  299, le lecteur perçoit dans le suicide de Vulteius la volonté de se soustraire à la folie de grandeur de certains imperatores et à la corruption morale qui afflige Rome dans les derniers temps de la République. Il semble par ailleurs que le narrateur partageait son avis. S’exprimant au sujet de la nature exemplaire du suicide collectif orchestré par lui-même, Vulteius formule en effet cette remarque des plus claires : « Aussi jamais exploit célébré par la renommée n’a fait plus de bruit dans l’univers. Et après l’exemple donné par ces héros, les nations sans cœur ne comprendront pas combien c’est une vertu accessible, que de s’affranchir de l’esclavage par un trépas volontaire. » 300 Le narrateur oppose l’héroïque décision des soldats, déterminés à mourir en hommes libres et à fuir la servitude, à celle des ignauae gentes, trop lâches pour tirer les enseignements de cet exemplum et verser leur sang en échange de la liberté 301. T.  Hill note qu’en employant librement des motifs comme le nefas et  le fratricide au cours du processus de suicide collectif  302, Lucain démontre indubitablement que cette scène ne doit   Suet., Ner., 49, 6 : haec est fides !   Cf. supra p. 19. 299   Nous savons que les Romains y voyaient la conséquence, dans une perspective magico-religieuse, du fratricide de Rémus par Romulus, évoqué par Luc., I, 95. 300  Luc., IV, 533-537. (rendu dans la traduction de Bourgery, A., t. 1, Paris, p. 99). 301 Gorman, « Lucan’s Epic Aristeia and the Hero of the Bellum Civile », p. 281. 302  Cic., Off., III, 10, 41 ; Liv., Praef. ; Hor., Ep., VII. Poucet, « Romulus et Rémus, jumeaux fondateurs de Rome  » ; Schilling, «  Romulus l’élu et Rémus le réprouvé », p. 188 ; Porte, « Le glaive et la balance », p. 139. 297 298

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pas être interprétée comme un exemple, mais comme un témoignage d’horreur. Cependant, le Moderne souligne la croyance authentique des héros de Lucain dans le bien-fondé de leurs actes. Contrairement à l’intention supposée du poète, ses personnages perçurent dès lors le trépas de Vulteius et de ses camarades comme un acte noble, digne d’éloges sur le plan moral 303. R.  Sklenář interprète quant à lui son discours comme une réminiscence de l’idéologie stoïcienne du suicide et, plus particulièrement, de cette notion – évoquée directement par l’emploi des termes non cogitur ullus / uelle mori – selon laquelle la mort volontaire constitue une ultime démonstration de liberté, dans la mesure où un individu ne peut affirmer avec davantage de force sa volonté de contrôler sa destinée 304. Néanmoins, aucune des conditions du suicide stoïcien ne se trouve ici remplie. En effet, par leur comportement, les hommes de Vulteius s’opposent totalement à l’apaisement préconisé par les philosophes du Portique. Ressenties dans le feu de l’action, ces émotions n’avaient pas leur place dans un suicide digne et tranquille tel que celui choisi par Sénèque 305. En effet, à l’image des Sagontins, les frères d’armes de Vulteius étaient emplis de furor  306. Le  césarien admit d’ailleurs être complètement consumé par la folie, par le truchement de cette affirmation significative : « furor est » 307. Concomitamment, la uirtus et la fides adjointes au furor, à l’instar du motif sagontin, excluait toute forme d’exemplum. Dans la Pharsale, la guerre civile constitue un univers chaotique, et est l’occasion, ou plutôt la conséquence, d’une véritable invasion des puissances infernales  : les Furies, réelles ou métaphoriques, sont omniprésentes (Érinys, à elle seule, fait l’objet de cinq occurrences 308). Cependant, dans l’épisode qui nous occupe, contrairement au motif sagontin, aucune ne paraît à  l’œuvre. 303 Hill, Ambitiosa Mors : Suicide and Self in Roman Thought and Literature, p. 220. 304 Sklenar, The Taste for Nothingness : A Study of Virtus and Related Themes in Lucan’s Bellum Civile, p. 28-29. 305 Edwards, Death in Ancient Rome, p. 41-42. 306   Luc., IV, 450. 307  Luc., IV, 517. 308  Luc., I, 572 ; IV, 187 ; VI, 747 ; VIII, 90 ; X, 59. On peut y ajouter le fantôme de Julie, comparée à une Furie (Luc., III, 12-14).

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Vulteius fut possédé par le furor, mais celui-ci provenait de luimême 309. Ceci s’avère assez facile à  comprendre vu que Lucain retranche la sphère divine de son épopée 310. De même pouvait-on aisément prévoir que Silius, dont l’épopée marque, en revanche, le retour du divin, en revienne au modèle énéen, comme en témoigne le rôle de premier plan qu’il attribue à Tisiphone et à Junon. Dans l’épopée lucainienne, ce sont le plus souvent des forces mortifères qui conduisent à l’engloutissement de la vie humaine dans la guerre civile, et nous permettent d’appréhender une vision très noire de l’action romaine. Alors que Vulteius et ses hommes commettent leur massacre frénétique, ce ne sont pas seulement leurs corps qui sont dépecés, mais la rationalité et la libertas ellesmêmes. Pour Lucain, la liberté est toujours laissée à l’homme de reconnaître le bien derrière le mal, et surtout de préférer le premier au second. L’absolu éthique incarné par Caton valait peutêtre pour une providence, et  c’était le sage qui était en dernier recours le garant de l’ordre du monde 311. Vulteius, qui symbolise un univers de désordre et  d’atrocité, déclare à ses hommes que leurs actes deviendront un monument à la gloire du furor et de la pietas 312. Pourtant, les vertus romaines traditionnelles, contraires à  la folie furieuse, ont été piétinées et leur substance modifiée au point de les rendre méconnaissables. Au cours du suicide, cette dernière fut détournée de son sens originel : pietas ferientibus una / non repetisse fuit, affirme Lucain 313. Elle fut en effet dégradée par un soldat romain qui accepta de frapper son compatriote une seconde fois, méprisant ainsi le sens premier de la vertu. Dans un monde déchiré entre le bien et le mal, l’homme, selon Lucain 314 et Silius, peut entrevoir un espoir et un salut : en réali309 Hershkowitz, The Madness of Epic : Reading Insanity from Homer to Statius, p. 213. 310  Le destin (fatum) et la fortune (fortuna) semblent être les notions les plus appropriées pour décrire l’action divine dans le poème lucainien, parce que ce sont celles qui apparaissent le plus fréquemment sous sa plume : Lévi, « La Pharsale de Lucain : un monde sans providence ? », p. 70. 311  Lévi, « La Pharsale de Lucain : un monde sans providence ? », p. 71. 312   Luc., IV, 498-499. 313  Luc., IV, 565-566. 314  Parmi les personnages intervenant dans la guerre civile de la Pharsale, Roller, Constructing Autocracy : Aristocrats and Emperors in Julio-Claudian Rome,

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sant hic et nunc, au moyen de sa libertas, l’absolu vertueux. Chez le premier, c’est à travers la personne de Caton le Jeune que ce paradigme éthique s’incarne. Le livre IX de la Pharsale, dédié à l’arrière-petit-fils de Caton l’Ancien, apparaît d’ailleurs comme celui de sa geste héroïque et morale 315. Ce fut le même qui interpelle Brutus en ces termes : « Oui, Brutus, je l’avoue, la guerre civile est la pire des impiétés ; mais là où les destins entraînent, la vertu suivra en sécurité.  » 316 Chez Silius, c’est Scipion l’Africain qui fait sienne cette maxime et  qui personnifie à  la fois la uirtus, la fides et la pietas. L’absolu éthique ne pouvait se construire que sur la reconnaissance du bien-fondé par la moralité et la valorisation de la libertas individuelle. Cependant, si, comme Scipion, Caton représente un certain idéal, il ne bénéficie pas, contrairement au vainqueur d’Hannibal, de la faveur des dieux. Bien qu’il convienne dès lors de lire le suicide des Sagontins en regard de celui des hommes de Vulteius, les deux scènes n’offrent pas que des similitudes : certaines différences méritent également d’être soulignées. Lucain opte délibérément pour un narrateur se refusant à nommer les autres participants au suicide : hormis p. 17-63 distingue deux grandes catégories : « assimilant » et « aliénant ». Aux yeux des premiers, qui incluent notamment Pompée et  ses partisans, la guerre civile est perçue comme l’opposition de deux groupes au sein d’une même communauté. Aussi des valeurs communautaires telles que la pietas continuaient-elles de s’appliquer à la partie adverse durant les hostilités, les deux camps appartenant toujours à la même Vrbs. À l’inverse, selon le point de vue « aliénant » représenté par César et  ses troupes, l’ennemi n’était évidemment plus considéré comme membre de la même communauté, mais doté d’une identité rivale pour laquelle les valeurs communautaires ne s’appliquaient plus. Voir aussi : Inglebert, Histoire de la civilisation romaine, p. 35-75 ; Roller, Models from the Past in Roman Culture. A World of Exempla. 315 Toute sa vie, Caton s’est montré un chef dynamique, austère, juste, magnanime, bon administrateur et partisan du rétablissement de l’âme romaine. Ayant fait campagne contre le luxe et la décadence des mœurs pendant plusieurs années, il exécrait toute forme d’otium et  de furor. Il  est resté, de son vivant, mais aussi pendant les siècles qui suivirent sa mort, l’archétype du Romain des débuts de la libera res publica, garant des valeurs ancestrales du mos maiorum symbolisant la grandeur de Rome. Le Censeur, à la veille du déclenchement de la troisième guerre punique, s’offusquait déjà de l’oisiveté et de l’opulence de magistrats plus enclins à  profiter des bienfaits que leur procurait leur charge que du bien-être de la Cité (Cic., Lael., 21, 1-5), et associait la uirtus morale, qui était son sujet central, à la uirtus martiale. 316  Luc., II, 286-287 : Summum, Brute, nefas ciuilia bella fatemur ; / sed quo fata trahunt, uirtus secura sequetur. (rendu dans la traduction de A. Bourgery, t. 1, Paris, p. 43).

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Vulteius, l’identité des différents protagonistes demeure dissimulée. Comme chez César, les legati ayant été sacrifiés au thème de l’imperator pour mettre en exergue sa geste, on ne s’étonnera pas de ne pas retrouver les noms des compagnons de Vulteius, même s’ils devaient être tenus en estime par leur chef 317. Toutefois, cette attitude s’avère des plus ironiques, compte tenu des propos tenus par l’instigateur. S’exprimant devant ses hommes, ce dernier s’est effectivement attaché à leur présenter le suicide comme un moyen d’éviter une mort obscure et anonyme 318 et comme une sorte de garantie de reconnaissance à même de les élever au rang de monuments. Privés d’identité, ceux-ci terminent pourtant leur existence comme des morts sans noms, sans visages réduits à leurs armes et à leurs blessures 319. Dans son éloge final des hommes de Vulteius, Lucain fait par ailleurs allusion au radeau qui transportait les soldats condamnés 320 plutôt qu’aux hommes eux-mêmes, tant et si bien que la volonté supposée du légat d’éviter une mort anonyme se trouve contrecarrée. Comme nous l’avons précédemment mentionné, un motif similaire d’effacement de l’identité apparaît dans le récit traitant des Sagontins, notamment lorsque Tymbrenus mutile son père ou que la mère de Lycormas et d’Eurymédon se révèle incapable de les différencier 321. Toutefois, les personnages de Silius ne sont que rarement dépourvus d’identité précise 322. Le poète reconnaît l’obsession lucainienne consistant à  ne pas nommer les participants au nefas et la fait sienne, notamment dans la description de la fosse commune où s’empilent les cadavres des Sagontins sans distinction aucune, allusion directe aux corps jonchant le radeau 317  Au demeurant, Virgile, lui aussi, fait le choix de ne pas nommer le personnage pour lequel il a rédigé la huitième Églogue. 318  Luc., IV, 491. 319 Gorman, « Lucan’s Epic Aristeia and the Hero of the Bellum Civile », p. 282 ; Yue, The Treatment of Virtue in Silius Italicus’ Punica, p. 95-99. 320   Luc., IV, 574 : ratem. 321  Cf. supra p. 128-142. 322  Un total de 155 soldats romains et alliés sont nommés dans les Punica. Parmi eux, 84 peuvent être connectés à  des personnages réels  ; 71 n’ont donc aucune connexion connue. 47 de ces 84 noms tracables n’ont pas de lien connu ou présumé avec la deuxième guerre punique, mais ont des accointances explicites avec les ier siècles av. J.-C. et apr. J.-C. McGuire, « History Compressed : the Roman Names of Silius’ Cannae Episode », p. 110-111.

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de Vulteius 323. Néanmoins, il s’attache à désigner plusieurs participants à  la vertu biaisée, comme Tymbrenus, Eurymédon et Lycormas afin d’en faire des contre-exemples de moralité. Dans le même ordre d’idée, l’épisode de Vulteius comprend encore un autre motif, apparemment spécifique à  l’œuvre de Lucain, à  savoir une insistance sur la vision et  le spectacle 324. Il  importe de prendre en compte le rôle joué par la lumière et  l’obscurité dans le déroulement des événements  : les césariens s’enfuient sur leur radeau, au crépuscule, mais, dès que leur embarcation s’immobilise, la nuit tombe, ce qui a  pour effet de mettre un terme à la bataille. Dans la pénombre, Vulteius cherche à pousser ses hommes au suicide, lequel ne se produit qu’en plein jour 325 : lui-même désirant mourir sous les yeux de tous, la présence du lumen s’avère effectivement cruciale pour lui. Cet acte commis dans l’obscurité aurait en revanche signifié une mort mystérieuse 326. Vulteius choisit ainsi de manipuler la scène dont il est l’acteur pour maximiser la théâtralité de sa propre mort 327. Chez Silius, le rôle joué par la lumière et  l’obscurité diffère totalement de ce qu’il est chez Lucain. Le lecteur des Punica n’y trouve en effet pas de décor semblable à celui dont bénéficiaient les césariens dans la Pharsale, puisque les pompéiens peuvent contempler leurs adversaires depuis les collines. Les Carthaginois, au contraire, ont, un temps du moins, la vue obstruée par les hautes murailles qui les séparent de Sagonte 328. Nous le savons, la libertas, qui était l’une des valeurs cardinales des Romains, formait avec seruitus un couple antithétique. Les deux mots apparaissent souvent dans le même contexte, l’un comme alternative de l’autre. La  summa diuisio, qui consistait à distinguer la servitude de la liberté, autrement dit la condition de l’esclave de celle de l’homme libre, joua le rôle d’une référence

323  Sil., II, 681-682 : semiambusta iacet nullo discrimine passim / infelix obitus, permixto funere, turba. 324 Eldred, « The Ship of Fools : Epic Vision in Lucan’s Vulteius Episode ». 325 Saylor, « Lux Extrema : Lucan, Pharsalia 4. 402-581 », p. 292. 326  Saylor, « Lux Extrema : Lucan, Pharsalia 4. 402-581 », p. 294-295. 327 Leigh, Lucan. Spectacle and Engagement, p. 260-261. 328  Sil., II, 572-573 : post belli casus uastique pericula ponti / Carthago aspiciet uictrix.

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essentielle pour l’ensemble du corps civique romain, et ce, principalement durant la période républicaine 329. Comme nous l’avons précédemment indiqué, les seules entités percevant réellement le suicide tel un spectacle semblent être Junon et, probablement, Tisiphone elle-même, laquelle demeurait auprès des Sagontins afin d’intervenir en cas de nécessité 330. Compte tenu du rôle d’instigatrices joué par les deux déités dans cet épisode, l’intérêt manifesté pour les résultats n’a rien de surprenant. Au demeurant, l’obscurité infernale provoquée par Tisiphone, qui rappelle son caractère chtonien 331 et qui se trouve en phase avec le culte de Fides 332, empêche les divinités bienveillantes d’assister aux événements 333 avant le début de la tuerie. Même Hercule, qui ne quitte pourtant pas Sagonte des yeux au moment de demander l’intervention de Fides 334, a désormais cessé d’assister au triste spectacle. Silius ne précise pas si la déesse est forcée ou non de détourner le regard. Derrière cette scène lucainienne en partie bâtie sur le contraste chromatique et le paradoxe esthétique apparaît la symbolique littéraire du passage silien. Les détails qui accompagnent le suicide des Sagontins ont l’air si criants de vérité, que le lecteur ne peut manquer d’éprouver un certain malaise, devant une Tisiphone dont il connaît la nature mythique durablement inscrite dans sa mémoire. On notera que les effets d’ombre et de terreur surgissent aussi tout au long de la Thébaïde de Stace pour donner l’impression que Tisiphone se fond dans un décor opaque (umbrabant). L’atmosphère infernale est exacerbée par de multiples annotations : l’haleine, les nuages, les serpents, traditionnellement associés aux couleurs sombres et au monde souterrain, et les éléments du décor contribuent ainsi, par connotation, à épaissir l’atmosphère en lui conférant de la densité. Surtout, le furor ne vient pas naturellement aux Sagontins : au contraire, Tisiphone est personnellement obligée de se faire pas  Dumont, Servus. Rome et l’esclavage sous la république, p. 150-190.   Cf. supra p. 94-150. 331  Littlewood, « Patterns of Darkness : Chthonic Illusion, Gigantomachy, and Sacrificial Ritual in the Punica », p. 199-215. 332  Cf. supra p. 64. 333  Sil., II, 611 : inferna superos caligine condit. 334  Sil., II, 475 : desuper haec caelo spectans Tirynthius alto. 329 330

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ser pour l’une des leurs. Tandis que Vulteius s’embarque spontanément dans son nefas causé par le furor, les Sagontins ont en revanche besoin d’un agent externe les aiguillonnant. D’où l’existence, chez Silius, d’une distinction aisément perceptible entre leurs actions furieuses et  leurs auteurs eux-mêmes. Alors que chez ce dernier les toutes-puissantes divinités romaines se voient confier un rôle de premier plan dans la guerre, Lucain fait du sage stoïcien Caton une contre-puissance, et, de la sagesse, de la moralité et  de la liberté humaines, des forces dignes de rivaliser avec les Olympiens 335. La présence de Tisiphone permet au lecteur de distinguer les actes divins de la volonté propre des Sagontins. Les chances de les voir gagner l’empathie du lecteur s’en trouvent dès lors accrues puisqu’ils ne sont manifestement pas maîtres de leurs actions. Si, comme les Sagontins conditionnés par Tisiphone, les hommes de Vulteius agissent à la suite de l’exhortation d’une seule personne, ils ont, contrairement aux premiers, semblé presque prendre plaisir à  se livrer au massacre de leur légat, croyant par là s’attirer la gloire. Ainsi, contrairement à  l’épisode du suicide des fidèles fils d’Hercule, celui de Vulteius et de ses compagnons semble avoir fait partie intégrante de leur nature qui peut, à certains égards, être considérée comme une marque de transgression des fondements religieux de la vie romaine organisés autour du ritus. Au surplus, chez Lucain, les termes pietas, sacer et pius, étrangers à la recherche personnelle et vaine de gloire, apparaissent le plus souvent dans un contexte qui est celui du sacrilège imminent ou réalisé depuis peu dont l’étendue se trouve renforcée par leur présence. Au chant II, la pietas, dite peritura (« mourante ») 336, n’est déjà plus incarnée que par un vieux Caton, appelé à  périr sous son propre glaive. Comme notre analyse du siège de Sagonte tend à le démontrer, une différence essentielle sépare les massacres décrits par Silius 335  Victrix causa deis placuit, sed uicta Catoni (« La cause des vainqueurs a eu la faveur des dieux, mais celle des vaincus a eu la faveur de Caton »), avait écrit Luc., V, 23. Cette fière sentence fonde l’ambiguïté du sacré chez Lucain  : aux dieux, puissance surnaturelle de qui dépend obscurément le sort du monde, le poète oppose, en ce vers, un mortel vertueux, en la personne de Caton. Loupiac, « Lucain et le sacré », p. 297-307. 336  Voir aussi : Luc., V, 297 : Q uando pietas fidesque destituunt.

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DEUXIÈME PARTIE – VIRTUS, FIDES ET PIETAS DANS LES PUNICA DE SILIUS ITALICUS

et Lucain. Les suicidaires fanatiques du second tirent un certain plaisir de leur autodestruction, leur manière de concevoir la uirtus, la fides et la pietas les portant à croire au bien-fondé de leurs actions. Patiemment, ils attendent que d’autres puissent les voir avant de s’entre-tuer, offrant ainsi un spectacle visant à démontrer fièrement à  leurs congénères leur propre conception de la uirtus et de la fides centrées autour de la célébrité. Chez Silius, au contraire, les Sagontins sont poussés au suicide par une force supérieure (Tisiphone), et expriment souvent leur dégoût en s’adonnant à un massacre de masse. En outre, le poète flavien use délibérément de l’obscurité pour soustraire les Sagontins aux regards ; la réaction de ces derniers face à leurs propres agissements relève de l’aversion, et non du plaisir. Loin de la politique spectacle mise en scène dans la Pharsale, les Punica prônent donc les actes vertueux pratiqués loin des lumières de la gloire 337. * * * Cette partie de notre travail a étudié les quelques exemples d’incompatibilité existant entre uirtus, fides et pietas qui jalonnent le récit du siège de Sagonte (le premier épisode fondateur de la guerre d’Hannibal tant sur le plan factuel que moral) dans les Punica de Silius Italicus. S’ils font preuve de fides, les Sagontins doivent sacrifier la pietas au profit de cette dernière. Comme a cherché à le montrer ce chapitre, Silius présente donc souvent ces deux dernières vertus comme conflictuelles. Les Sagontins se révèlent tous incapables de parvenir à un équilibre raisonnable entre ces deux attitudes qui leur vaut d’endurer de grandes souffrances et  de ne pouvoir jouir d’une renommée comparable à  celle de Scipion l’Africain, l’exemplum vertueux par excellence. Du fait de leur inaptitude à  pratiquer une fides non dénuée de furor, les Sagontins en viennent à massacrer leurs proches. Leur obsession pour cette valeur inscrite dans le triptyque vertueux du mos maiorum les conduit à ignorer leur propre humanité. S’ils méritent un éloge de Silius, un examen plus attentif des deux premiers livres des Punica amène cependant le lecteur 337 Chez Verg., Aen., XII, 397, le médecin Iapyx renonce à toute gloire militaire au profit de son activité salvatrice avec l’approbation implicite du poète.

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I. LA FIDES ET LA PIETAS LORS DU SIÈGE DE SAGONTE

à s’interroger sur la limite de pareilles louanges. Autrement dit, les valeurs affichées par les Sagontins sont relatives. En associant les Sagontins à l’échec, Silius noue un lien entre leur attitude morale et  leur défaite. Ainsi met-il fermement le lecteur en garde contre les risques qu’encourt quiconque ne parvient pas à concilier uirtus, fides et pietas, écueil que les Romains se devaient d’éviter s’ils désiraient gagner la guerre contre les impii puniques. Comme en témoigne l’influence exercée par Lucain sur l’épisode sagontin de Silius, le thème récurrent du conflit entre fides et pietas reflète une vision d’un univers troublé au sein de laquelle la guerre civile s’inscrit dans le décor et où les vertus sont dénaturées. Les Punica pourraient, de ce fait, apparaître comme une épopée résolument pessimiste. Toutefois, comme nous l’avons précédemment écrit 338, leur état d’esprit se distingue du nihilisme de la Pharsale. Du reste, tout en déplorant le peu d’exempla issus de la deuxième guerre punique, Silius invite son lecteur à progresser dans la quête de la vie bonne en lui proposant des paradigmes de vertu. La prochaine section traitera de l’histoire de Regulus. Dans l’ekphrasis du bouclier d’Hannibal, ce dernier est clairement présenté comme un modèle exemplaire de loyauté et de fidélité à la parole donnée, attitude qui renvoie à la fides pratiquée par Sagonte en 219 av. J.-C. 339. Celui qui préfère retourner captif à Carthage plutôt que négocier un traité de paix abjecte avec ses ennemis a été érigé en véritable exemplum de vertu par bon nombre d’Anciens. Il convient toutefois d’interroger, dans les Punica, la légitimité du comportement de Regulus en tant qu’exemple vertueux à imiter.

  Cf. supra p. 135-153.  Devallet, « La description du bouclier d’Hannibal chez Silius Italicus (Punica II, 395-456) : histoire et axiologie », p. 189-197 ; Stürner, « ‘Ut poesis pictura’ : Hannibals Schild bei Silius Italicus », p. 167. 338 339

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II.

REGULUS : UN EXEMPLUM MORAL INCOMPLET

Relatée dans le sixième livre des Punica, l’histoire de Regulus constitue l’un des exemples les plus frappants de l’opposition entre la fides et la pietas dans cette épopée, et témoigne, une fois encore, de l’influence de l’œuvre lucainienne sur Silius. Exerçant la fonction de consul durant la première guerre punique, Marcus Atilius Regulus fut capturé par les Carthaginois, puis renvoyé à Rome. Tout en sachant à quoi s’attendre s’il n’exécutait pas les instructions de l’adversaire, il n’en conseilla pas moins aux Romains de rejeter les conditions de paix carthaginoises. Après quoi, il tint parole, regagnant la capitale punique où il fut torturé à mort, ce qui le fit bientôt apparaître comme la quintessence de la fides romaine. Comme on le sait aujourd’hui, cette histoire contant le retour de Regulus à Rome s’avère totalement fictive ; on a suggéré que ce récit avait été fabriqué de toutes pièces, soit pour passer sous silence la débâcle militaire ayant entraîné la capture de ce dernier en Libye 1, soit pour dissimuler les agissements de sa femme, laquelle fit torturer deux Carthaginois emprisonnés à  Rome en réponse à  la mort de son époux 2. Q uoi qu’il en soit, du temps de Silius, l’histoire de Regulus était connue de tous les Q uirites. En traitant cet épisode, le poète flavien insiste sur la stricte adhésion de Regulus à  la fides civique (fides Q uiritum) 3 qu’il 1  Augoustakis, « Coniunx in Limine Primo : Regulus and Marcia in Punica 6 », p. 145. 2 Williams, «  Testing the Legend  : Horace, Silius Italicus and the Case of  Marcus Atilius Regulus », p. 71 ; Mix, « Cicero and Regulus », p. 158. 3  La fides entre concitoyens (fides Q uiritum) supposait la protection réciproque, notamment en cas de procès, de dettes impayées, de menaces, ou encore

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DEUXIÈME PARTIE – VIRTUS, FIDES ET PIETAS DANS LES PUNICA DE SILIUS ITALICUS

porte aux nues, mais il décrit aussi la souffrance endurée par sa femme Marcia du fait de son intransigeance. Est-ce à  dire qu’il considérait Regulus comme un contre-exemple moral ? Peut-on prétendre, en suivant Silius, que la loyauté et la fidélité à sa parole donnée n’aient nullement servi la cause romaine ? Selon notre lecture des Punica, Silius fournit au lecteur des indices qui témoignent du manque de fides mariale 4 du consul romain. Par contre, son adhésion à  la fides vis-à-vis de la Cité représente un modèle de commandement inflexible : les supplications de Marcia n’eurent aucun effet sur le Romain qui les rejeta sans hésitation. Pourtant, dans la vision silienne de l’histoire, la réussite militaire allait de pair avec le respect des divinités et, dans une moindre mesure, avec celui des rapports familiaux cordiaux. Dès lors, les Punica semblent faire de Regulus un consul romain à la vertu inachevée voire inégale, car son application de la fides empêche l’exercice de la pietas familiale. Ainsi, à l’instar des d’injustice quelconque. Toutefois, il s’agissait surtout pour le Romain de prouver sa loyauté à  la patrie. Un passage de Cic., Fam., XII, 26, 6 est explicite  : « Cet État, nous le protégerons, nous, si nous le pouvons, selon notre manière, bien que nous soyons maintenant très fatigués ; mais aucune lassitude ne doit faire obstacle au devoir et  à la loyauté.  » (Q uam [rem publicam] nos, si licebit, more nostro tuebimur, quamquam admodum sumus iam defatigati ; sed nulla lassitudo impedire officium et  fidem debet.) Dans les Philippiques (IV, 6, 1-5), l’auteur va jusqu’à parler de fidelissimi ciues pour désigner les Q uirites. 4  Si le verbe nubere ne s’applique qu’aux femmes, le conubium reposait sur un foedus (le foedus matrimonii) dans la mesure où il engendrait une réciprocité des dons. Bien qu’aucun texte ne le mentionne explicitement, l’archéologie a prouvé que, dans un cadre nuptial singulier, les mariés unissaient leurs mains droites afin de s’assurer de leur loyauté (Hersh, The Roman Wedding : Ritual and Meaning in Antiquity, Cambridge, p. 190 ; 202-203 ; 235 ; Treggiari, Roman Marriage, p. 250). Pour  Grimal, L’amour à Rome, p. 72, la dextrarum iunctio était d’ailleurs le moment culminant de la cérémonie nuptiale. Liv., XXX, 15, 5 écrit que Massinissa fit annoncer à  Sophonisbe «  qu’il aurait volontiers observé envers elle la loyauté qu’il lui avait promise en premier lieu, celle qu’un mari doit à une femme » (libenter primam ei fidem praestaturum fuisse, quam uir uxori debuerit). Comme l’indique Racette-Campbell, « Marriage contracts, fides and gender roles in Propertius 3.20  », p.  297-317, dans le cadre de l’union maritale à Rome, l’époux devait protéger sa compagne et s’engager à ne pas l’abandonner. En retour, l’uxor jurait fidélité à  l’homme – une fides de corps et  d’esprit – qu’elle avait épousé. Même si tous deux étaient loin d’être sur un pied d’égalité dans la Rome antique, la fides dans le cadre du mariage faisait apparaître un lien puissant de réciprocité plus étroit encore que celui qui existait entre un patron et  un client. Leur fides impliquait un type de conduite, et  non pas seulement une constantia, une fidélité d’apparat.

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II. REGULUS : UN EXEMPLUM MORAL INCOMPLET

Sagontins, fait-il fi de certaines valeurs. Cette analogie est-elle destinée à  renforcer le manque de pietas des alliés hispaniques de Rome ? Avant d’analyser le rôle militaire et  moral joué par Regulus durant la première guerre punique, notre propos, en adéquation avec la chronologie silienne, visera à réévaluer l’épisode du serpent du Bagradas qu’il réussit à terrasser grâce à sa uirtus.

A. Regulus et le serpent du Bagradas L’épisode de la rencontre de Regulus et d’un serpent sur les bords du Bagradas (ou Bagrada), l’actuel oued Medjerda, a  fait couler beaucoup d’encre. Plusieurs historiens, à savoir Tite-Live 5, Valère Maxime 6, Florus 7 et  Zonaras 8, racontent de façon similaire la même anecdote fantasmagorique probablement empruntée à une source commune. Pline l’Ancien, pour lequel ce monstre était avant tout une curiosité de la nature, affirme qu’il «  avait cent vingt pieds de long » 9. Silius Italicus écrit que la boueuse Bagradas s’écoulait lentement à travers les sables de ses berges, et qu’aucune autre rivière libyenne n’étendait ses eaux plus loin ou ne ruisselait plus que par un étroit passage à travers les plaines 10. Le besoin d’eau que le pays possédait en relative quantité rendit les Romains heureux de camper sur les berges de la rivière en territoire hostile. Près de là, se dressait un sombre bosquet d’où s’échappait une vapeur épaisse de laquelle se dégageait une odeur fétide. Ce bocage abritait une tanière aux multiples replis souterrains et lugubres, poursuit l’au-

  Liv., Per. XVIII.   Val. Max., I, 8, 19. 7   Flor., II, 2. 8  Zon., VIII, 13. 9  Plin., N.H., VIII, 37, 2. Caviglia, « Un mostro molteplice (Pun. VI 140292) », p. 111-119. 10  Sil., VI, 140-143. Turbidus arentes lento pede sulcat harenas / Bagrada, non ullo Libycis in finibus amne / uictus limosas extendere latius undas / et stagnante uado patulos inuoluere campos. La similarité entre ces vers (140-141) et ceux de Lucain (Luc., IV, 587-588 : qua se / Bagrada lentus agit siccae sulcator harenae) sont frappantes. 5 6

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teur des Punica 11. Un serpent long d’une centaine d’aunes 12 y somnolait. Le sol de la caverne sombre était jonché d’os à  moitié rongés, recrachés par l’animal après les horribles repas qu’il s’était offerts 13. Silius Italicus ajoute que, comme Antée, le reptile se nourrissait de lions 14. Admirateur de la figure mythique herculéenne, le poète fait écho à l’histoire du sauvetage d’Hésione par le héros des Douze Travaux dans les Argonautiques, lorsqu’elle faillit être engloutie par un monstre marin 15. Selon la légende, qui inspire probablement Stace lorsqu’il se livre à  la description du reptile qui tua l’enfant Opheltès ou Archemorus 16, ce serpent gigantesque dévorait les soldats qui assuraient la corvée d’eau. Après avoir «  gémi de pitié pour le destin amer des hommes  » 17, au moyen de plusieurs machines de guerre (catapultes de sièges notamment) et  de sa cavalerie, Regulus aurait engagé une lutte sans merci contre la bête 18, qui se révélait invulnérable 19. Seule une pièce d’artillerie, une baliste, put en venir à bout 20.

  Sil., VI, 144-150 : hic studio laticum, quorum est haud prodiga tellus, / per ripas laeti saeuis consedimus aruis. / Lucus iners iuxta Stygium pallentibus umbris / seruabat sine sole nemus, crassusque per auras / halitus erumpens taetrum expirabat odorem. / Intus dira domus curuoque immanis in antro / sub terra specus et tristes sine luce tenebrae. Cette description s’inspire probablement, du moins pour l’essentiel, de la narration virgilienne des espaces intra-terrestres de Polyphème, de la Sibylle, du Lac Averne : Verg., Aen., II, 150 ; III, 631-322 ; VI, 11. 12   Sil., III, 314-316 reprend à son compte l’explication mythique de l’origine des grands serpents de Libye donnée par Lucain. 13   Sil., VI, 159-161  : ac tabe adflatus uolucres. Semesa iacebant  / ossa solo informi dape quae repletus et  asper  / uastatis gregibus nigro ructarat in antro.  On y trouve des échos de la reddition de Polyphème par Verg., Aen., III, 613683, mais la similarité avec la figure de Cerbère dans sa caverne dans l’œuvre du Mantouan est plus remarquable encore (Aen., VIII, 296-297). 14  Sil., VI, 118-293. 15  Sil., II, 451-549 ; Val. Flacc., II, 536-537. Martin, « Le monstre de Bagrada (Silius, Punica 6) », p. 21-42. 16  Stat., Theb., V, 505-587. 17   Sil., VI, 207  : ingemuit casus iuuenum miseratus acerbos. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 40). 18  Sil., VI, 208-232. 19  Sil., VI, 233-248. 20   Sil., VI, 270-272 : um fractus demum uires ; nec iam amplius aegra / consuetum ad nisus spina praestante rigorem  / et  solitum in nubes tolli caput, acrius insta‹n›t. La fin de ce récit est une réminiscence d’un épisode de Verg., Georg., 11

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Après avoir terrassé l’animal, Regulus aurait envoyé sa peau à  Rome, où elle aurait été exposée pendant plus d’un siècle 21. Au dire de Pline l’Ancien, celle-ci fut conservée avec ses mâchoires dans un temple (inconnu) de l’Vrbs jusqu’à la guerre de Numance, en 133 av.  J.-C. 22. Si le rationnel Polybe tait cet événement, Vibius Sequester, un compilateur latin du ve siècle apr. J.-C. 23, précise que cette lutte surnaturelle se déroula à proximité de Musti, une cité située près de la Medjerda, au sud-ouest de Dougga 24. L’image du serpent est omniprésente dans les Punica. Cet animal est associé à Hercule 25, mais surtout à l’Afrique, et à Hannibal plus particulièrement. Nous pouvons notamment mentionner, en plus de la lutte entre Regulus et le reptile de Bagradas 26, le rêve où Hannibal se voit ravager l’Italie sous la forme d’un serpent 27, ainsi que les nombreuses comparaisons dans lesquelles le chef  punique et  l’animal sont mis sur un pied d’égalité 28. Pourtant, le serpent était un symbole qui pouvait aussi représenter Scipion  : dans la nekyia, l’ombre de Pomponia raconte comment Jupiter, sous la forme d’un serpent, la viola pour devenir le père de Scipion 29. Une partie de l’histoire de Regulus semble avoir été influencée par le portrait d’Hercule, notamment lorsqu’il commit le viol de Pyrène 30, un héros tourmenté mais bienfaiteur de l’humanité et que les stoïciens prenaient pour une sorte de mentor 31.

III, 149-155, où le taon suce le sang de juments. Bassett, «  Regulus and the Serpent in the Punica », p. 7. 21 Q .  Aelius Tubero (Instit., F.  2), jurisconsulte contemporain de César, racontait ce mythe. Ogden, Drakon : Drakon Myth and Serpent Cult in the Greek and Roman Worlds, p. 66. 22  Plin., N.H., VIII, 37, 2. 23  Hollis, Fragments of  Roman Poetry c. 60 BC – AD 20, p. 240. 24  Blass, « Zu Vibius Sequester und Silius Italicus », p. 133-136. 25  Cf. supra p. 122. 26  Sil., VI, 140-293. 27  Sil., III, 183-197. 28   Sil., III, 208-210 ; XII, 6-10 ; 55-59 ; XVII, 774-450. 29  Sil., XIII, 615-649. 30  Cf. supra p. 121-122. 31  Sen., Her., 3.

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Par ailleurs, ce motif  rappelle celui du serpent sagontin des Punica. Après que la Furie Tisiphone, déguisée en Tiburna, avait encouragé les Sagontins assiégés à se suicider, elle se dirigea vers le tombeau élevé par Hercule au sommet de la colline, en hommage aux cendres de son compagnon, Zacynthe 32. Alors qu’elle approchait, à ses appels, un serpent à la peau sombre et tachée d’écailles d’or et  dont les yeux ardents lançaient des flammes couleur de sang, sortit de la tombe, et, au son de sifflements aigus, abandonna la ville pour plonger dans les flots écumants 33. Il convient de rapprocher cet événement avec celui où, dans le livre XV, l’animal chtonien est associé à  la fois à  Asclépios à Épidaure et au poison. En effet, de nombreux termes analogues sont dénombrés : squalentibus auro maculis 34 correspond à maculis auro squalentibus 35, ad caeliferi tendit litus Atlantis 36 à uicina ad litora tendit 37, et anguis 38 à anguis 39. La direction empruntée par le serpent dans ces deux épisodes, l’un à l’amorce de l’épopée, l’autre à son issue, est pertinente quant à la compréhension de leur relation : dans le livre II, il quitte l’Hispanie, constituant un mauvais présage annonciateur du siège et de la destruction de Sagonte, alors que dans le livre XV, il indique la direction que Scipion doit suivre pour arriver en Hispanie et venger les fidèles Sagontins 40. Les deux serpents sont donc l’avers et  le revers d’une même médaille, puisque leurs actions distinguent tout en les réunifiant les deux phases de la guerre dans la péninsule ibérique ; comme la sortie du serpent du tombeau de Zacynthe dans le deuxième livre marque le début de l’oppression carthaginoise en Espagne, son retour sur ces terres dans le livre XV en signale la fin et, concomitamment, le retour du pouvoir romain. Cependant, Hannibal et  Scipion étaient, une fois encore, opposés, car bien que le Carthaginois, en tant que serpent, ait pris     34  35  36   37  38  39  40   32 33

Sil., II, 580-583. Sil., II, 584-591. Sil., XV, 139-140. Sil., II, 585. Sil., XV, 142. Sil., II, 590. Sil., XV, 143. Sil., II, 589. Sil., XV, 142-143.

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le contrôle de Sagonte et de la péninsule hispanique, il était désormais temps pour Scipion, né d’un serpent, de reprendre celles-ci. Le rôle du futur imperator, en tant que Némésis principal d’Hannibal dans les trois derniers livres des Punica, est donc préparé dès le début de l’épopée. L’usage par Silius de l’image de cet animal dévoile un art que le récit du poète développe largement. Celui-ci consiste à appliquer thèmes, images, traits de caractère ou modèles héroïques spécifiques à Scipion comme à Hannibal pour établir une base de comparaison entre les deux, mais, au final, cette approche a pour but de miner une similarité qu’ils pourraient partager afin de les opposer l’un à l’autre et, de façon systématique, plutôt à l’avantage de Scipion. De même, ce dernier, exemplum de moralité par excellence, avait peu de choses en commun avec l’imparfait Regulus. Au demeurant, si tous deux affichent une uirtus exemplaire, seule celle de l’Africain est effective. L’histoire mythique du serpent du Bagradas, avec sa coloration herculéenne et, dans une moindre mesure, stoïcienne ne présente aucune vraisemblance sans être dénuée d’intérêt pour l’historien militaire, car il est fort probable que Regulus se soit réellement approché de la lisière du fleuve, située à quelque 24 km de Tunis, son lieu de séjour. Par ailleurs, nous pensons qu’elle devait, à tort, renforcer l’historicité de l’acte qui laissa son nom gravé dans la memoria collective  : son retour à  Carthage pour mieux exalter sa fides.

B. La légende de Regulus dans la tradition historique Les lectures de la légende de Regulus n’ont pas débouché sur une interprétation critique unanime. Le présent chapitre, en revoyant l’ensemble de la documentation à  la lumière des leges historiae, visera à  confronter les différents avis proposés et  l’éventail des hypothèses formulées. Les récits de Polybe 41 et  de Diodore 42 retracent la débâcle militaire subie par Regulus en Afrique  ; le premier, notamment, ne laisse aucunement entendre l’éventualité de son retour à Rome. Dans les versions plus tardives, en   Pol., I, 31-32.   Diod., XXIII, 14-15.

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revanche, Regulus campe en héros stoïcien dont la mort à  Carthage occupe une position de premier plan 43. Après la défaite romaine face à  Xanthippe, une ambassade, composée de deux nobles carthaginois et de Regulus, fut dépêchée à Rome. Avant d’embarquer, le consul s’engagea à revenir après avoir appris ce que l’on attendait de lui : exiger la libération des prisonniers et peut-être même tenter de convaincre les Romains de conclure la paix avec la cité de Didon. Devant les sénateurs, faisant fi des risques encourus, il décrit la situation réelle en Sicile à  ce moment de la guerre, explique les véritables motifs de sa venue et  recommande au Sénat 44 de poursuivre la guerre. Malgré les exhortations de quelques proches, il regagne Carthage pour respecter son engagement, et  meurt dans d’affreux tourments sur lesquels les sources divergent à nouveau 45. Selon Cicéron 46, Appien 47, Dion Cassius 48 et Zonaras 49, Regulus aurait été traité de façon inhumaine par les Carthaginois, qui l’auraient jeté en prison sans le nourrir. Certains auteurs décrivent les sévices prétendument infligés  au consul défait. Pour Valère Maxime, les Puniques lui auraient coupé les paupières avant de l’enfermer dans un mécanisme (machina) toute hérissé en dedans de pointes aiguës : il aurait ainsi péri « tant par l’insomnie que par la continuité des souffrances » 50. Diodore de Sicile, dont le récit s’inspire probablement de Philinos 51, décrit un engin de torture, une sorte de cage garnie de clous qui forçaient le prisonnier à  rester debout ou à  se blesser 52. Cette machine   Augoustakis, «  Coniunx in Limine Primo  : Regulus and Marcia in Punica 6 », p. 145. 44  La fides publica relevait essentiellement du Sénat. L’obligation générale de la fides du Sénat constitue la contrepartie morale et religieuse de son pouvoir. 45   Cic., Off., III, 26, 99-100 ; Liv., Per., XVIII ; Val. Max., I, 1, 14 ; IX, 2, 1 ; App., Sic., 2 ; Pun., 4 ; Dio Cass., F. 43, 27-31 ; Gell., Na, VII, 4, 1 ; 4 ; Flor., Epit., I, 18, 24-36 ; De uiris illustribus, XL ; Eutr., II, 11 ; Oros., Hist., IV, 10, 1 ; Zon., VIII, 15. 46  Cic., Off., III, 26, 100. 47  App., Sic., 2 ; Pun., 4. 48  Dio Cass., F. 43. 49   Zon., VIII, 15. 50  Val. Max., I, 1, 14 ; XI, 2, 1. 51 Blättler, Studien zur Regulusgeschichte, p. 422-425. 52  Diod., XXIV, 12. 43

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était également connue de Sénèque, qui l’appelait Reguli arca 53. Toutefois, le philosophe fait également mention du terme de crux à  propos des instruments ayant entraîné la mort de Regulus 54. Florus parle d’«  épouvantables tortures qu’il endura dans sa prison ou sur la croix  » 55, et  Eutrope fait mention de «  supplices de toute sorte » 56. L’arca apparaît encore chez Appien 57, Polyen 58, le De uiris illustribus 59, saint Augustin 60 et la Souda 61. Silius Italicus en fournit une brève description 62, mais use également du terme de crux 63. Selon Sempronius Tuditanus, cité par Aulu-Gelle, c’est le fait de l’avoir privé de sommeil qui le fit trépasser 64. Cependant, c’est Aelius Tubero qui, par l’intermédiaire de l’auteur des Nuits attiques, dresse le tableau le plus sombre de la mort de Regulus : « On l’enfermait dans des cachots profonds et  ténébreux. Puis, après l’y avoir laissé longtemps, quand le soleil était le plus chaud, on le faisait sortir brusquement ; on le maintenait face aux rayons et on le forçait à regarder le ciel ; pour l’empêcher de fermer les paupières, on les lui cousait en haut et en bas » 65. Dans son  De Finibus, écrit en 45 av.  J.-C., Cicéron réfléchit sur le plus grand bien et  le plus grand mal. Lucius Torquatus,   Sen., Ep., 7.   Sen., Ep., 12. 55  Flor., II, 2. 56  Eutr., II, 14. 57   App., Pun., 3. 58   Polyain., Strat., VIII, 12. 59  De vir. ill., XL, 4. 60  Aug., Civ., I, 15, 1. 61  Souda, S.v. Pήγουλος. 62  Sil., VI, 539-544  : Praefixa paribus ligno mucronibus omnes  / armantur laterum crates, densumque per artem / texitur erecti stantisque ex oridine ferri / infelix stimulus somnisque hac fraude negatis / quocumque inflexum producto tempore torpor / inclinauit iners, fodiunt ad uiscera corpus. 63  Sil., II, 343-344 : uidi, cum robore pendens / hesperiam cruce sublimis spectaret ab alta ; 435-436 : iuxta, triste decus, pendet sub imagine poenae / Regulus. 64  Gell., Na, VII, 4. 65   Gell., Na, VII, 4 : In atras, inquit, et profundas tenebras eum claudebant ac diu post, ubi erat uisus sol ardentissimus, repente educebant et aduersus ictus solis oppositum continebant atque intendere in caelum oculos cogebant. Palpebras quoque eius, ne coniuere posset, sursum ac deorsum diductas insuebant. 53 54

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un épicurien, expose son point de vue sur la question. Au livre II, le consul de 63 av.  J.-C., dont la conception du bonheur était celle du stoïcisme 66, critique sa thèse, selon lui trop éloignée des véritables valeurs romaines, et  oppose au bonheur épicurien, empreint d’hédonisme et de rationalité, l’exemplum de Regulus 67. Cicéron évoque ce dernier en tant que figure marquante de l’histoire de la Cité eu égard au fait qu’il n’ait en aucun cas craint la mort. Il lui oppose en outre la figure d’Ulysse, qui incarne le respect du devoir par la fidélité à sa patrie et le rejet de la uoluptas. Pour E. R. Mix, le Regulus de Cicéron, qui reflète l’idéal républicain, se présente avant tout comme le garant de la societas hominum 68. Comme Mucius Scaevola pour Tite-Live 69, Regulus, décrit comme un homme beatus 70, semble donc être, pour Cicéron, l’exemplum par excellence de la fides. D’ailleurs, les sévices qu’il endura ne constituent en rien une punition, mais une épreuve de la fortuna visant à  tester sa force morale avant de lui faire connaître la renommée 71. Horace, quant à  lui,  célèbre l’intransigeance  du héros qui préfère mourir de la main de l’ennemi que de survivre honteusement à la défaite. Le Regulus du poète augustéen n’incarne pas l’opposition à une solution pacifique, mais reflète en réalité l’intention de l’auteur, qui souhaite réconcilier les anciennes vertus   Pour le stoïcisme, la vertu suffit au bonheur  : αὐτάρκης ἡ ἀρετὴ πρὸς εὐδαιμονίαν (Cic., Par., 2, 14). 67   Cic., Fin., II, 65  : Dicet pro me ipsa uirtus nec dubitabit isti uestro beato M. Regulum anteponere, quem quidem, cum sua uoluntate, nulla ui coactus praeter fidem, quam dederat hosti, ex patria Karthaginem reuertisset, tum ipsum, cum uigiliis et fame cruciaretur, clamat uirtus beatiorem fuisse quam potantem in rosa Thorium. 68 Mix, « Cicero and Regulus », p. 158. 69  Liv., II, 9-14. 70  Cic., Fin., II, 65. 71   Cic., Off., III, 100, 2 ; Parad., II, 16. Sall., Iug., 11, 1 oppose principalement l’usage de uirtus à la recherche de renommée personnelle, à la cupiditas et au uitium, si prégnants à Rome du lendemain des guerres puniques à l’avènement d’Auguste. Ainsi peut-on lire ces mots : « Mais tout d’abord c’était l’ambition plus que la cupidité qui tourmentait les âmes, et ce défaut-là, malgré tout, était assez voisin de la uirtus.  Gloire, honneurs, pouvoir, l’homme de valeur et  l’incapable y aspirent également ; mais l’un s’efforce d’y parvenir par la vraie voie, l’autre, faute de qualités, y tend par la ruse et le mensonge. La cupidité a la passion de l’argent, que jamais sage n’a convoité ; comme s’il était imprégné de poisons maléfiques, ce vice effémine les âmes et les corps les plus virils ; toujours illimité, insatiable, rien ne peut l’atténuer, ni l’abondance, ni la disette. » 66

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romaines – régler le conflit par les armes – et la nouvelle réalité augustéenne – faire de la diplomatie un outil indispensable 72. Dans les Carmina d’Horace, Regulus s’apparente donc à  une  métaphore destinée à  représenter le poids de l’héritage romain, poids qu’il convient de mettre en balance avec la nouvelle méthode augustéenne 73. Au surplus, le poète imagine le discours de Regulus au Sénat, et met en avant sa fides 74. S.  J. Harrison souligne l’existence de liens entre le Regulus d’Horace et  Socrate, car tous deux meurent au nom de leurs principes, se résignant à une destinée qu’ils auraient pu éviter 75. Selon ce Moderne, les actes du général romain combinent philosophie et patriotisme, vu qu’il apporte un bénéfice à son pays et satisfait par la même occasion ses scrupules personnels, générant ainsi une combinaison de moralité hautaine et d’intérêt national en adéquation parfaite avec l’atmosphère des odes romaines 76. Il semble probable qu’en narrant la torture subie par Regulus, certains penseurs, tel Silius Italicus 77, aient eu à l’esprit l’immolation d’Hercule par lui-même sur le mont Œta. Le héros tyrinthien, par son aspect martial, constitue une figure appropriée à un poème épique en général, et à cet épisode en particulier. Regulus aurait respecté le droit romain, mais aurait d’abord obéi à  des impératifs religieux dans la mesure où il avait avant tout prêté un iusiurandum  ; le ius comportait d’ailleurs une dimension sacrée non négligeable, car tout le droit, en particulier celui relatif  à la guerre et à la paix, était placé sous les auspices de Jupiter et de Fides. C’était le roi des dieux qui présidait aux serments. Selon  G. Dumézil, la promesse solennelle relève de Dius fidius, une hypostase archaïque du maître de l’Olympe 78. 72  Battistoni, « Une diplomatie informelle ? Q uelques remarques sur les affaires des ambassadeurs grecs à Rome », p. 175-188. 73  Williams, « Testing the Legend : Horace, Silius Italicus and the Case of  Marcus Atilius Regulus », p. 97-98. 74   Hor., Od., III, 5, 6-8. 75 Harrison, « Philological Imagery in Horace, Odes 3, 5 », p. 506-507. 76 Harrison, « Philological Imagery in Horace, Odes 3, 5 », p. 506-507. Voir aussi : Kornhardt, « Regulus und die Cannaegefangenen », p. 121-123. 77   Sil., VI, 452-453 : uixdum clara dies summa lustrabat in Oeta / Herculei monumenta rogi. 78 Dumézil, Mitra-Varuna. Essai sur deux représentations indo-européennes de la Souveraineté, p. 55.

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Nombreux étaient d’ailleurs les Romains qui juraient me Dius fidius  ! Ces derniers n’ont pas imaginé de lien plus étroit pour nouer la fides que celui du iusiurandum. À ce titre, Cicéron signale que «  nos ancêtres en effet ont voulu qu’il n’y eût pas de lien plus fort pour engager sa foi, que le serment 79 ». Plusieurs textes antiques établissent une équivalence entre l’engagement de la foi (fidem dare) 80 et  la prestation d’un serment (iurare). Il est remarquable de constater que Regulus, l’image la plus saisissante de la fides Romana, appartient à la même gens que l’Atilius Calatinus qui a  élevé un temple à  la déesse Fides au milieu du iiie siècle av.  J.-C. 81. Au dire de Cornelius Nepos, Hamilcar promet au jeune Hannibal de l’emmener en Hispanie, à la condition que celui-ci jure, la main sur l’autel, une haine éternelle aux Romains. « Ce serment que je fis à mon père (iusiurandum patri datum), aurait déclaré Hannibal, je l’ai gardé jusqu’à ce jour, et ma fidélité (fides) doit répondre pour l’avenir » 82. Si la fides fait partie intégrante du monde profane, il est manifeste que cette présence divine, garante cosmique du serment, lui confère sa portée morale. Tite-Live écrit : « Obsédés sans cesse par la pensée des dieux, et voyant intervenir dans les choses de la terre les volontés du ciel, tous les cœurs étaient remplis de piété, si bien que le respect du serment remplaça la crainte d’un châtiment légal comme principe de gouvernement 83.  » Ainsi que le stipule P.  Boyancé, c’était d’abord la divinité qui fait preuve 79  Cic., Off., III, 111, 2 : Nullum enim uinculum ad adstringendam fidem iure iurando maiores artius esse uoluerunt. 80 L’expression fidem dare désignait une promesse sanctionnée par l’engagement de la main droite (dextra). Celle-ci représente la force physique d’un individu, et, par extension, sa capacité à ne pas renoncer à sa loyauté. C’est la raison pour laquelle la dextre des statues était fréquemment baisée lors de certaines processions. Chez Liv., I, 58, 7, Lucrèce, après avoir été violée par Sextus Tarquin, appelle son père et son époux. Ayant perdu son honneur, elle leur demande de lui jurer que l’agression dont elle vient d’être victime ne reste pas impunie ! (date dexteras fidemque haud impune adultero fore). À la bataille de Trasimène, des soldats romains, encerclés et  complètement perdus, se rendirent sur la promesse de Maharbal (fidem dante Maharbale) de les laisser s’échapper s’ils lui remettaient leur équipement militaire : Liv., XXII, 6, 11. 81  Piccaluga, « Fides nella religione romana di età imperiale », p. 703-715. 82  Corn. Nep., Hann., 23. 83  Liv., I, 21, 3. (rendu dans la traduction de Bayet, J. et Baillet, G., t. 1, Paris, p. 34).

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de fides. Les hommes la manifestaient ensuite, à  son image  ; les dieux pouvaient donc être pris à témoin lors d’un serment 84. Il convient toutefois de mentionner, en faveur de l’historicité de la fides de Regulus, un parallèle transmis par Tite-Live 85 et  repris par Aulu-Gelle 86. Au lendemain de Cannes, le général punique entendait vendre ses prisonniers aux Romains. Il en sélectionna quelques-uns pour les envoyer auprès de sénateurs romains et leur fit promettre de revenir, quelle que fût la réponse à transmettre aux Puniques. Ils acceptèrent cette mission, et  purent alors sortir du camp où ils étaient détenus. L’un d’entre eux crut habile de recourir à  une astuce  : sitôt à  l’extérieur, il demanda à  entrer de nouveau pour chercher quelque objet indispensable qu’il aurait oublié ; on le lui accorda, et il jugea alors qu’il avait ainsi déjà tenu son engagement vis-à-vis des Puniques. À Rome, le Sénat refusa la proposition d’Hannibal, désireux de ne pas renforcer les moyens financiers de son adversaire et, conformément au mos maiorum, il n’attachait aucune valeur à  des milites qui s’étaient rendus sans combattre ardemment. Tous les messagers, à l’exception de celui qui avait fait preuve de perfidie et qui fut renvoyé de force en Afrique, se conduisirent alors comme l’avait fait Regulus 87 puisqu’ils retournèrent à Carthage, respectant ainsi la parole donnée. Cette anecdote, dont aucun auteur à  notre connaissance n’a contesté l’authenticité, montre que la conduite de Regulus paraissait juste et vertueuse à ses contemporains 88. L’attitude des Puniques aurait donc été compréhensible en temps de guerre, et  celle de Regulus semble concorder avec les valeurs romaines. Toutefois, nombreux sont les historiens qui affirment que la mission et  le supplice du consul seraient une création postérieure, laquelle devrait être attribuée à l’historiographie romaine 89. Comme nous allons le voir, différentes motivations ont présidé à la naissance de la tradition. Prétendre que la divergence dans les récits livrés par plusieurs auteurs antiques d’un seul et  même événement ne prouve pas  Boyancé, « Les Romains, peuple de la fides », p. 102.   Liv., XXII, 58-61. 86   Gell., Na, VI, 18. 87  Regulus signifie « petit roi », en latin. 88 Le Bohec, « L’honneur de Régulus », p. 89. 89 Verdière, « Horace et Livius Andronicus », p. 383-387. 84 85

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qu’ils travestissent la réalité historique serait une lapalissade. Pour autant, il faut que cette « réalité historique » existe. Sur quelle base peut-on le certifier ? Dès le xviie siècle, les spécialistes, dont la plupart, à  l’instar de Beaufort, étaient les héritiers de l’école hypercritique, ont manifesté une unanimité parfaite lorsqu’il s’est agi de remettre fortement en cause la réalité historique de cet épisode mettant en avant la fides et, dans une moindre mesure, la uirtus de Regulus et la cruauté des Carthaginois. Comme pour l’épisode du serpent du Bagradas, il ne fait en effet plus aucun doute que les sources du iiie siècle av. J.-C. ont été contaminées par des additions empruntées au légendaire. En effet, l’héroïsme de Regulus est certes rapporté par diverses sources, mais il s’agit d’auteurs secondaires et  tardifs. Polybe, qui a  conté l’histoire de la première guerre punique avec force détails et  qui se plaisait à  promouvoir les actes et  les comportements vertueux des Romains, tait l’épisode mettant en scène la fides de Regulus 90. L’historien semble pourtant s’être arrêté pour réfléchir sur le sort du consul et  sur l’instabilité de la fortuna. En opposition avec l’arrogance dont il avait fait preuve auparavant, il aurait été cohérent de citer sa mort tragique. À cette argumentation, il est possible de répondre que l’un des successeurs de Regulus à  la tête de l’armée romaine en Afrique aurait pu être Marcus Aemilius Paulus, arrière-grand-père de Scipion Émi  Même si le système politique romain était d’essence aristocratique et oligarchique, Pol., VI, 18, 1 explique les succès de la conquête romaine par l’excellence de sa constitution caractérisée, à  l’instar de celle de la Confédération achéenne, par un équilibre (ἰσονομία) des pouvoirs qui combinaient les avantages des trois types de politeia (πολιτεία) définis par Aristote : la démocratie, l’aristocratie et la monarchie. Nonobstant, l’historien de Mégalopolis, qui reconnaît la supériorité morale des Romains, justifie également la domination de l’Vrbs par une pietas religieuse sans faille. Selon lui, en dépit du fait qu’il ne croit guère aux dieux de la mythologie, c’était d’ailleurs la pietas qui était à  la base de la fides. Toutefois, la pietas n’était pas qu’une notion religieuse, car elle engageait également la piété envers la famille. Pour le moins, toute sa richesse résidait dans le fait qu’elle imposait rationnellement des devoirs et des contraintes (obéissance, respect…) à ses membres, tout en suscitant des sentiments (affection, amour…). Dans ses R. Gest. (2, 1-5), Auguste justifie son intervention dans la guerre civile par sa pietas familiale à l’égard de son grand-oncle et père adoptif, César. Aux côtés de la uirtus, de la clementia et de la iustitia, la pietas figurait d’ailleurs symboliquement sur le bouclier d’or honorifique (clipeus uirtutis) que le populus Romanus et  le Sénat avaient offert à  celui qui s’était fait, pour la première fois, désigner princeps (R. Gest., 34, 2). 90

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lien, le fidèle protecteur de Polybe dès son arrivée à Rome : l’historien aurait dès lors délibérément omis certains traits redorant la personnalité du consul défait par Xanthippe 91. Pourtant, aux yeux de Polybe, si l’exercitus Romanus l’avait emporté tant de fois dans son histoire, c’était notamment parce que ses qualités vertueuses et morales surpassaient celle des autres peuples. P. Pédech suppose que l’épisode du retour à Carthage de Regulus vient de Fabius Pictor, qui a écrit une histoire de propagande 92 dans le but de présenter Rome aux Grecs sous un jour favorable. Toutefois, Polybe, se défiant de cet auteur autant que de Philinos, l’a négligé 93. Cependant, l’argument du silence polybien 94 ne suffit pas à lui seul à disqualifier les récits de plusieurs auteurs. De surcroît, l’anecdote mettant en valeur la fides de Regulus était inconciliable avec le ius Romanum. Comme l’écrit J.-P. Brisson, « au milieu du iiie siècle av. J.-C., […] un prisonnier de guerre perdait, du fait de sa capture, tout statut civique, c’est-à-dire, dans la mentalité antique, tout statut personnel. Il n’était plus qu’un objet d’échange économique, destiné qu’il était à  être vendu comme esclave ou racheté par quelque parent » 95. Dès lors, comment les Carthaginois auraient-ils pu songer à  confier une mission diplomatique de cette importance à un Romain déchu de sa citoyenneté, sachant que celui-ci aurait pu recouvrer l’intégralité de ses droits une fois revenu en terre italienne ? Par contre, les Puniques auraient pu libérer Regulus contre rançon, comme ils l’avaient fait pour Cornelius Scipio, emprisonné à  Lipari en 260 av. J.-C. 96. Nous inclinons également à penser que cette légende a pu être bâtie sur des mensonges élaborés, sans doute par ses descendants  Minunno, « Remarques sur le supplice de M. Atilius Regulus », p. 219.   Pour la responsabilité de Fabius Pictor dans la confection de la tradition, comme les réactions à cette position, voir : Alföldi, Early Rome and the Latins, p. 35-40 ; Briq uel, « La naissance de l’historiographie romaine : la canonisation de la mémoire nationale selon un modèle étranger », p. 1-11. 93  Pédech, « Polybe et Philinos », p. 248. 94  À tout le moins, jamais Philinos n’eût raconté un épisode tendant à prouver que la doctrine officielle de l’État punique était de traiter les prisonniers avec inhumanité. 95 Brisson, Carthage ou Rome ?, p. 73. 96  Cornelius Scipio avait exercé un second consulat en 254 av. J.-C., preuve qu’il avait été racheté dans l’intervalle. 91

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ayant honoré Fides 97, pour disculper la femme de Regulus de ce qu’elle avait fait subir à deux captifs, Bodostor et Hamilcar, placés sous sa garde. Marcia les aurait privés de nourriture pendant cinq jours, régime qui aurait fait périr le premier. L’autre reçut alors un peu de nourriture, mais fut forcé de rester enfermé avec le cadavre de son compagnon pendant cinq longues journées. Devant tant de cruauté, les tribuns de la plèbe et les Atilii auraient été contraints d’intervenir pour qu’on le libère 98. Diodore ajoute que les fils de Regulus réprimandèrent leur mère, avant d’enterrer la dépouille de Bodostor et de libérer Hamilcar 99. La tradition de langue grecque rapporte que ce fut le Sénat qui aurait fourni ces captifs aux proches de Regulus pour leur faire payer les sévices imposés à  l’ancien consul 100. Toutefois, les historiens romains patriotiques se sont bien gardés d’évoquer ces tortures 101. Le fait que les sources multiples qui rapportent les violences subies par Regulus se contredisent à la fois sur le motif  de l’ambassade à  Rome (obtenir la paix ou échanger des prisonniers), et plus encore sur les modalités du supplice (les paupières cousues, le manque de sommeil, la faim, la prison, la croix, ou la cage cloutée) est un argument de poids. C’est ce que J.  Poucet appelle les « motifs libres » d’une légende, par opposition à ses « motifs classés » 102. Nous l’avons vu, les mentions des « atrocités puniques » et de la machina furent copieusement utilisées par la tradition romaine pour mettre en exergue l’inhumanité du peuple carthaginois  ; le supplice de la crux était, quant à  lui, commun aux Romains et  aux Puniques. Les premiers auraient pu inventer de toutes pièces un fait de guerre tout à  fait singulier pour déconsidérer leurs adversaires et condamner leur immoralité. Faut-il le rappeler, le modèle sociétal romain induit une vision binaire du monde comprenant un « dedans » et un « dehors », un « côte à côte », ou un « face à face ». Il était dual et sa distinction centrale opposait « la civilisation » à la « barbarie ».   Cf. supra p. 163-164.   Diod., XXIV, 12, 1-3. 99  Diod., XXIV, 12, 3. 100  Sempronius Tuditanus, apud Gell., VII, 4, 4 (F. 3) ; Zon., VIII, 13. 101  Mix, « Cicero and Regulus », p. 158. 102 Poucet, Les Rois de Rome. Tradition et histoire, p. 346. 97 98

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Plus encore, c’est un excès de chauvinisme qui expliquerait cette invention si l’on en croit Ch.-A. Julien : « II est prudent, écrit l’auteur, de n’accorder qu’une confiance mitigée à  cette leçon tragique de patriotisme » 103. Assurément, les auteurs de la Rome antique ont souvent mythifié voire sanctifié leurs ancêtres. À la fin des deuxième et troisième guerres puniques, deux héros moraux ont émergé en les personnes de Scipion l’Africain et de Scipion Émilien (petit-fils adoptif  du premier), qui associaient la victoire militaire à  la supériorité morale, et  incarnaient à eux seuls la «  trifonctionnalité vertueuse  »  : la uirtus, la fides et la pietas. En effet, leurs succès étaient implicitement associés à la compréhension correcte de la vertu, démontrée par leur capacité à concilier les valeurs ancestrales. Les concepts de virilité et d’éthique se recoupaient dans la mesure où il n’était pas possible de les séparer lors de l’analyse de l’action des deux Scipions. Pour nombre d’auteurs, les deux imperatores semblaient avoir joué un rôle didactique essentiel : étant l’illustration même de la vertu, ils campaient des exempla à suivre. Or, nous pensons que, dans la mesure où aucun consul ne s’était véritablement distingué au cours de la première guerre punique, la tradition a, a posteriori, voulu en créer un de toutes pièces. En dépit de différences générationnelles notables, de nombreux Romains contemporains de la « crise romaine » du ier siècle av. J.-C. semblent avoir eu à cœur de se fédérer autour de valeurs communes. Il s’agissait pour eux de consolider leur pouvoir et de maintenir la stabilité de l’espace romain autour de la revalorisation de vertus. Tacite aimait à dire que le principal objet de l’Histoire était « de préserver les vertus de l’oubli, et d’attacher aux paroles et aux actions perverses la crainte de l’infamie et de la postérité » 104. L’Histoire, ou la lutte de la memoria contre l’oubli, apparaît donc indirectement comme garante des vertus. Nostalgique des anciennes valeurs (mori antiqui memores), Regulus, rappelle, malgré lui, que les maiores ont toujours fait face à l’ennemi sans recourir à la ruse. Bien que celle-ci facilite un succès rapide, pour le Romain de la première guerre punique la seule victoire qui comptait était celle obtenue par la vertu.  Julien, Histoire de l’Afrique du Nord, p. 71-72.   Tac., Ann., III, 65, 1-7.

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Devant un examen critique qui additionne tant d’arguments, l’affaire peut paraître entendue. Il est très probable que la geste de Regulus a pris corps au début du ier siècle av. J.-C., c’est-à-dire à une période où la République connaissait une crise intérieure sans précédent. La distribution à  tout va de la citoyenneté, la décrépitude des institutions, et  surtout l’essoufflement des vieilles valeurs traditionnelles romaines qui présidait à  la décadence morale si souvent évoquée par Cicéron et Tite-Live, grevaient alors l’État et la ciuitas tout entière. Dès lors, pour pallier les exempla contestables sur le plan de la vertu et  revaloriser le mos maiorum, il importait de mettre en exergue l’image de Regulus, ce héros qui était, aux yeux de beaucoup, l’archétype même de la fides 105. On le voit : la mystification de la figure de Regulus aurait ainsi été le fruit d’un ensemble de représentations sociales fondées sur la vertu et  la moralité. En des temps de troubles et  d’émotion populaire, les auteurs de la fin de la République ont sans doute tenté de construire sur la figure de Regulus un archétype du Romain des temps glorieux de la libera res publica, garant des valeurs ancestrales du mos maiorum, symbolisant la grandeur de Rome. En outre, l’application de la méritocratie, un système de gouvernance qui tend à promouvoir les individus au sein d’une société donnée en fonction de leur mérite démontré dans le travail et de leurs valeurs personnelles et non au regard d’une origine sociale ou d’un niveau de richesse voulu par certains Romains nourris de philosophie grecque comme les Scipions et  représentée par Regulus, a pu jouer un rôle dans la valorisation de la fides de Regulus. La diffusion de la gesta de Regulus, dont certains segments ont pénétré la sphère historique pour en déformer les contours, va de pair avec l’omission ou l’altération des aspects négatifs de la tradition, notamment l’évocation de la vengeance perpétrée par sa femme. La construction de l’exemplum de Regulus, qui a suscité d’innombrables commentaires, prit corps au ier siècle av.  J.-C., lorsque la tradition glosa autour des divers supplices qu’aurait subis l’intéressé. 105 Sénèque (Ep., 7  ; 12), lorsqu’il n’exerça plus aucune influence sur son ancien disciple Néron, se plut d’ailleurs à méditer sur les malheurs de Regulus.

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Regulus, qui fit preuve d’une grande arrogance et  qui avait mésusé de sa uirtus sur le champ de bataille, est loin d’incarner l’imperator sauveur de l’Vrbs ou d’avoir été investi par une puissance divine. Sa mort présente néanmoins beaucoup d’intérêt pour l’étude des mentalités collectives. C’est la raison pour laquelle, même si elle n’a joué qu’un rôle tout à fait anecdotique dans le déroulement de la première guerre punique, elle n’aurait pu être tue. En outre, nous croyons que Silius Italicus souligne le manque de fides mariale et  de pietas familiale de Regulus en évoquant la douleur et le déchirement que Marcia éprouve lorsqu’elle retrouve son mari en état de captivité avant de le voir repartir pour sa geôle. J.  H.  W. Liebeschuetz affirme que, dans les Punica, Regulus est introduit artificiellement dans une guerre qui n’est pas la sienne, ce afin de constituer un exemplum impressionnant de fides et de patientia 106. Nous partageons cet avis. Toutefois, en accordant une place au point de vue de Marcia qui représentait la mère et  la femme bouleversée par le départ définitif  de son mari 107, Silius ne démontre-il pas que l’incapacité de Regulus à concilier famille et patrie ne lui échappe pas ? Aussi ne propose-t-il pas un exemple de conflit entre la pietas et la fides semblable à celui rencontré par les Sagontins assiégés par Hannibal en 219 av. J.-C. 108. La vertu de Regulus apparaît finalement comme infelix 109.

C. Les spécificités du récit de Silius Italicus Dans cet épisode consacré à Regulus, Silius, qui s’appuie en partie sur les récits de ses prédécesseurs 110, recourt à de très nombreuses sources, tant littéraires qu’historiographiques. Nous émettrons l’hypothèse selon laquelle les agissements de Regulus ne peuvent être encensés de façon inconditionnelle, car ce dernier, incapable de concilier la fides et la pietas, apparaît comme un héros incomplet des Punica.  Liebeschuetz, Continuity and Change in Roman Religion, p. 169.   Cf. infra p. 171-182. 108  Cf. supra p. 100-109. 109 Spaltenstein, Commentaires des Punica de Silius Italicus, Livres 1 à 8, Genève, ad. 6, 404. 110  Cf. supra p. 78-88. 106 107

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Survenant après la défaite des Romains au lac Trasimène, l’épisode de Regulus, déjà esquissé au livre II occupe la majeure partie du livre VI des Punica 111. Grièvement blessé dans la bataille, un fils de Regulus, Serranus, parvint à  se frayer un passage jusqu’à la demeure d’un nommé Marus, lequel avait par chance été le compagnon de son père au cours de la première guerre punique. Là, il expliqua au jeune soldat que Fides, qui s’était d’abord établie en Italie 112, avait étreint l’âme de son père défunt. Marus relata ensuite à Serranus les actes héroïques de Regulus 113, parmi lesquels son combat contre le monstrueux serpent établi sur les rives du Bagradas 114, sa capture, sa mission à  Rome, son retour à  Carthage, de même que sa mort sous la torture dans la cité d’Elissa 115. Il est clair que, dans les Punica, le déroulement événementiel n’est ni linéaire ni suivi. Au même titre que les prophéties, les analepses, destinées à abolir l’interstice entre passé et présent et  à densifier le récit, étaient chose courante dans les épopées. La légende de Regulus contée à  son fils Serranus fait écho au livre III de l’Odyssée, lorsque Télémaque reçut à Pylos des nouvelles de son père Ulysse de la part du vieux sage Nestor, qui qualifiait son compagnon achéen de «  plus sage de tous les Grecs  » 116. La continuité des générations dans les Punica, notamment celles des Atilii et  des Scipions, se pose en miroir de celle présente chez Virgile, la solidarité entre le passé, le pré-

  Sil., VI, 62-551.   Sil., VI, 130-132 : Italiae […] / alma Fides. 113  Sil., VI, 118-551. Marus explique que son enfance était à peine terminée quand le premier duvet parut sur la face de Regulus (VI, 127-128). « Je devins son compagnon d’armes, et  nous passâmes toutes ces années ensemble jusqu’à ce que les dieux décidèrent d’éteindre la lumière de la race italienne, l’homme dans le noble cœur duquel la douce Pietas avait fait sa demeure et l’esprit duquel elle tenait dans son étreinte. Il me donna cette épée comme honneur spécial en retour de mon valeureux service, et cette bride, qui, comme tu le vois, est noircie de fumée à présent mais a toujours le luisant de l’argent ; et après ces présents, il n’y avait aucun écuyer sur lequel Marus n’eût l’avantage » (VI, 129-137). Barton, Roman Honor. The Fire in the Bones ; Barton, « The Emotional Economy of  Sacrifice and Execution in Ancient Rome », p. 341-360. 114   Cf. supra p. 160-165. 115 Williams, « Testing the Legend : Horace, Silius Italicus and the Case of  Marcus Atilius Regulus », p. 72. 116  Hom., Od., XI, 30. 111 112

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sent et l’avenir dans l’Énéide étant respectivement incarnée par Anchise, Énée et Ascagne. Dans le récit silien, Regulus incarnait la fides et la patientia 117. Sa rigueur morale et  ses exploits guerriers l’ont même élevé au rang de surhomme (numine nullo inferior). Aux vers 549-550 du chant VI, Silius écrit  : «  Un jour viendra, chef  illustre, où nos descendants frémiront au récit des malheureux domptés par ton courage. » 118 Le vieux Marus 119 confia au fils blessé de Regulus, Serranus, que, selon lui, les défaites à la Trébie et au lac Trasimène n’auraient jamais eu lieu si le père du jeune homme avait guerroyé en ces lieux et  à cette période 120. Ce faisant, loin de toute spéculation abstraite, la victoire de Regulus sur le serpent du Bagradas ainsi que sa rectitude morale à  Carthage appuient la volonté de Silius de mettre l’accent sur la uirtus et  sur la fides du consul fidèle à sa parole en dépit de sa défaite puis de sa capture par le Lacédémonien Xanthippe. Chez Silius, Gestar, Carthaginois favorable à Hannibal, qualifie Regulus «  d’espoir et  de fierté de la race d’Hector  » 121. En renvoyant à  cet épisode de Virgile lors duquel Énée accéda à la place centrale de l’épopée après avoir aperçu Hector en rêve, ces propos font du Regulus des Punica un exemple romain digne d’émulation. Gestar envisagea même, l’espace d’un instant, la possibilité d’un parti pris des dieux contre Carthage et  d’une défaite de cette cité, avant de reconnaître que cette éventualité serait préférable au déshonneur. 117  Sil., VI, 131-132 : in egregio cuius sibi pectore sedem / ceperat alma Fides mentemque amplexa tenebat. (rendu dans la traduction de P.  Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 38). Fröhlich, Regulus, Archetyp römischer Fides, Das sechste Buch als Schlüssel zu den ‘Punica’ des Silius Italicus. Interpretation, Kommentar und Übersetzung, p. 45-52 ; Stucchi, « Estetica dell’agonia : La rap­ presentazione di dolore e tormento in Silio e il caso di Regolo », p. 185-201. 118  Sil., VI, 549-550 : eritque dies, tua quo, dux inclite, fata / audire horrebunt a te calcata minores. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 53). 119   Sur le rôle joué par Marus dans les Punica, voir : Assunta Vinchesi, « Maro e l’incontro con il figlio di Regolo : la tipologia di un personaggio minore nel VI libro dei Punica », p. 245-260. 120  Sil., VI, 296-298 : « Huic si uita duci nostrum durasset in aeuum, / non Trebia infaustas superasset sanguine ripas,  / nec, Trasimenne, tuus premeret tot nomina gurges. » 121  Sil., II, 342 : spes et fiducia gentis […] Hectorae. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 51).

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Regulus a été imaginé par Silius sous les traits d’un héros herculéen, puis stoïcien. Le combat entre le Romain et  le serpent peut dès lors être perçu comme une lutte herculéenne contre des monstres 122. De plus, la similitude existant entre le rôle joué par Regulus chez Silius et  celui joué chez Lucain par Caton, le héros stoïcien, arrière-petit-fils du Censeur dont la philosophie s’accordait bien avec l’austérité de sa personnalité, est patente 123. Fr.  Ripoll avance que Regulus passa de l’état de pur guerrier pendant sa campagne d’Afrique à  celui d’exemplum de la vertu, et acquit un statut quasi divin au moment de sa mort 124. De même, F.  Ahl, M.  A. Davis et  A.  J. Pomeroy affirment que Regulus, qui, de guerrier féroce devint un exemplum de patientia,  prouva la capacité d’un commandant romain à  se renouveler sur le plan moral, et  que la uirtus ne se résumait pas à  la bravoure sur le champ de bataille. Ainsi sert-il de modèle au personnage de Fabius Maximus, dont les exploits, accomplis durant la guerre punique suivante, sont relatés juste après l’épisode de Regulus : préférant la patience et la prudence aux tactiques irréfléchies chères à  ses prédécesseurs, il contribua à  l’apaisement de Rome 125. La nature positive de cette version de la légende de Regulus, telle que la relate en substance Silius, n’apparaît guère surprenante. Après tout, le consul n’est-il pas présenté par pléthore d’auteurs romains comme un paradigme de vertu et  n’incarne-t-il pas le parangon du pré-stoïcisme 126 ? Silius écrit que Junon Sarranienne et  Fides furent invoquées par Regulus 127, et que la gloire du consul « s’épanouira jusqu’à ce que la chaste déesse de la Loyauté ait le siège des cieux et de la terre » 128. Nonobstant, Marus affirme que Fides a pris résidence  Bassett, « Regulus and the Serpent in the Punica », p. 12-15.  Billerbeck, « Aspects of  Stoicism in Flavian Epic », p. 351-352. 124   Ripoll, La morale héroïque dans les épopées latines d’époque flavienne  : tradition et innovation, p. 127. 125  Ahl, Davis et Pomeroy, « Silius Italicus », p. 2522-2523. 126 Mix, Marcus Atilius Regulus : Exemplum Historicum. 127  Sil., VI, 468 : nec leuior mihi diua Fides Sarranaque Iuno. 128  Sil., VI, 546-548  : Longo reuirescet in aeuo  / dum caeli sedem terrasque tenebit / casta Fides. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 3). 122 123

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dans le cœur de Regulus 129, et que fut pratiquement assigné à ce dernier le nom de Fides lorsque sa veuve Marcia, accourant au-devant d’un chagrin dévastateur, s’adressa à  Marus comme Fidei comes inclite magnae 130. Marcia, soucieuse de savoir à quel point son fils avait souffert et, inquiète à l’idée que, peut-être, Carthage pourrait l’enlever, questionne son compagnon d’armes : « Sa blessure est-elle légère, ou la pointe cruelle a-t-elle pénétré jusqu’au fond de nos entrailles ? Q uoi qu’il en soit, pourvu que Carthage ne vienne pas, après l’avoir chargé de chaînes, me le ravir, et ne renouvelle pas le monstrueux supplice de son père. » 131 N’ayant pas perdu sa pietas envers les dieux, la veuve remercie les dieux célestes pour la protection qu’elle peut en attendre 132. Cependant, l’épisode de Regulus demande un réexamen d’un point de vue moral, car il semble que le consul ait fait fi de la pietas familiale. S’appuyant sur les travaux de G. Williams et son analyse de ce dernier chez Silius et Horace, A. Augoustakis a  proposé une lecture éminemment moins positive du Regulus des Punica. Il se focalise notamment sur le rôle majeur joué dans ce récit par la femme de Regulus, Marcia, et avance qu’en «  indiquant directement les échecs de son mari  […] celle-ci dénote un abandon des normes établies » 133. Or les femmes présentes dans l’épopée (Didon, Anna, Imilce, Tiburna, Marcia…) ne se sont pas contentées d’une position anonyme, car elles ont assumé un rôle au moins aussi important que leurs homologues masculins 134. De la sorte, en procédant à  une lecture serrée des Punica, nous nous sommes rendu compte que Silius, à  la différence de ses prédécesseurs littéraires, attribue un rôle de premier plan à Marcia, conduisant ainsi son lectorat à accorder davantage d’importance à la sphère familiale dans son évaluation des actes 129  Sil., VI, 131-132 : in egregio cuius sibi pectore sedem / ceperat alma Fides mentemque amplexa tenebat. 130  Sil., VI, 579. 131  Sil., VI, 580-583  : ait «  leue uulnus  ? An alte  / usque ad nostra ferus penetrauit uiscera mucro ? / Q uicquid id est, dum non uinctum Carthago catenis / abripiat poenaeque instauret monstra paternae  ». (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 54). 132   Sil., VI, 584 : gratum est, o superi. 133  Augoustakis, « Coniunx in Limine Primo : Regulus and Marcia in Punica 6 », p. 145. 134  Cf. infra et supra : p. 125-126 ; 199-209 ; 222-224.

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de Regulus. Ce personnage préfigure en outre très clairement la Marcia de Lucain, femme de l’intransigeant Caton le Jeune 135. Le nom de l’épouse de Regulus n’apparaît dans aucune autre source. Nous pourrions dès lors en déduire que Silius l’a inventé pour cet épisode, certainement dans le but d’établir un parallèle avec une autre Marcia, la femme de Caton, apparaissant dans la Pharsale 136. Chez Silius, Marcia intervint non seulement dans l’histoire analeptique que Marus rapporte à Serranus, mais aussi au sein du récit proprement dit, lorsque les deux protagonistes regagnèrent l’Vrbs. Dans un cas comme dans l’autre, Marcia propose un point de vue alternatif  concernant l’attitude exemplaire de Regulus, laquelle diffère considérablement de la perspective héroïque proposée par Marus dans sa propre version. En accordant une considération particulière au point de vue de Marcia, Silius indique que l’incapacité de Regulus à  réconcilier famille et patrie ne lui a pas échappé. Aussi présente-t-il un autre exemple de conflits entre la pietas et la fides, d’une part, et entre la fides civique et la fides mariale, d’autre part, semblable à ceux rencontrés précédemment à Sagonte. Analysons plus avant le rôle joué par Marcia dans cet épisode. La première apparition de cette femme dans l’épopée survient quand Regulus rentre à  Rome. Elle évoque la mère bouleversée, personnage typique de l’épopée : « Voici que, traînant avec elle ses deux fils bien-aimés, Marcia, malheureuse de l’excessive vertu de son époux magnanime, accourt, déchirant sa chevelure en désordre et  sa robe de deuil.  » 137 Apercevant son mari méconnaissable dans son vêtement punique, elle pousse un grand cri, et tombe défaillante, le corps glacé saisi d’une pâleur mortelle 138. 135   M.  Porcius Cato, le Romain conservateur par excellence et  garant du mos maiorum, avait divorcé de sa femme Marcia afin de la donner à Hortensius ; il fut d’ailleurs prié, par son ex beau-père, de participer aux fiançailles. Plut., Cato Min., 25, 1-4. 136 Williams, « Testing the Legend : Horace, Silius Italicus and the Case of  Marcus Atilius Regulus », p. 82, n. 54. 137  Sil., VI, 403-405 : « Ecce trahens geminum natorum Marcia pignus, / infelix nimia magni uirtute mariti, / squalentem crinem et tristis lacerabat amictus. » (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 48). 138  Sil., VI, 407-409 : postquam habitu iuxta et uelamine Poeno / deformem aspexit, fusis ululatibus aegra / labitur, et gelidos mortis color occupat artus. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 48).

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À ce moment du récit, Silius n’hésite pas à  parler d’«  excès de vertu » de la part de Regulus 139. La description de la Marcia de Silius évoque le traitement de la même scène par Horace 140. Cependant, comme nous ne tarderons pas à  le voir, Silius attribue un rôle plus étendu à  Marcia dans l’épisode que nous analysons, la nommant et lui faisant tenir de longues répliques fort critiques envers Regulus. Lors de l’apparition de Marcia, le poète flavien établit un lien direct entre la souffrance de cette dernière et la vertu de son époux. Elle se révèle infelix à cause de la nimia uirtus de son magnus maritus 141. Le courage et la virilité de Regulus étant nimia, il y a toutes les raisons de croire qu’il ne constitue pas, pour Silius, un exemplum de uirtus. Jugée incomplète, la moralité de Regulus laisse par ailleurs transparaître une critique plus globale de son comportement. L’inflexibilité de sa résolution, au mépris de l’implication de ses enfants ajoutée à la manière dont celle-ci déchira ses vêtements, geste qui semble davantage convenir à une veuve qu’à une épouse, s’avère en effet porter préjudice à sa pietas. Silius fait ensuite tenir à  Marcia un discours extrêmement critique à l’encontre de son époux : Où vas-tu  ? Ce n’est point ici, Regulus, un cachot punique que tu doives fuir. Cette maison renferme les chastes gages de nos amours, et  conserve pur et  sans tache le lare paternel. Une et deux fois ici (Q uel reproche nous peux-tu faire ? Parle !), aux félicitations du Sénat et de la patrie, je t’ai engendré un fils. Regarde, c’est ton logis ; c’est d’ici que, sublime et  les épaules resplendissantes de la pourpre consulaire, tu as vu marcher devant toi les faisceaux du Latium ; d’ici que tu partais pour les combats, et c’est ici que toujours tu seras vainqueur, et qu’avec moi tu suspendis à ces portes les armes conquises. Ce n’est point un embrassement ni la foi d’une flamme sacrée, ce n’est point un époux que je réclame ; seulement, cesse de condamner les Pénates de tes pères et, par pitié, à tes enfants accorde cette nuit 142.   Sil., VI, 404 : nimia magni uirtute.   Cf. supra p. 169-170. 141  Sil., VI, 404. Spaltenstein, Commentaires des Punica de Silius Italicus, Livres 1 à 8, ad. 6, 404. 142   Sil., VI, 437-449 : « Q uo fers gressus ? non Punicus hic est, / Regule, quem fugias, carcer. Vestigia nostri  / casta tori domus et  patrium sine crimine seruat  / 139 140

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Dans son discours initial, Marcia concentre son attention sur le rejet par Regulus du ius postliminii, les droits regagnés par un captif  revenu chez lui. Regulus refuse maintes fois de les recevoir. Il se comporte de plus en plus en étranger, s’abstenant non seulement de porter la toge 143, malgré les pleurs versés par les sénateurs et la foule des femmes, mais encore excluant le fait de recevoir le consul 144 et de demeurer dans sa propre maison 145. C’est d’ailleurs ce dernier point qui lui vaut les foudres de son épouse, pour qui leur domus n’est pas un Punicus carcer. Marcia reproche ensuite à son époux de maudire les Pénates de ses pères, et déplore le fait qu’il n’ait pas même voulu consacrer une seule nuit à ses enfants 146. Après avoir prononcé son discours devant le Sénat, Regulus honore sa promesse, et  se prépare à  regagner Carthage. Marcia fait alors une nouvelle apparition. Inévitablement, les accusations qu’elle porte contre son époux laissent transparaître de nombreux emprunts au récit du pius Énée, lequel apporte, en Italie, les Pénates, et à la Didon de Virgile 147. Lorsque Silius la dépeint en train de se presser vers le rivage, Marcia semble agir comme si Regulus était déjà mort 148, présumant l’inéluctable destinée de son époux 149. Le poète écrit : « Frémissante, comme si elle assisinuiolata larem. Semel hic iterumque (quid, oro, pollutum est nobis ?) prolem, gratante senatu / et patria, sum enixa tibi. Tua, respice, sedes / haec est, unde ingens umeris fulgentibus ostro / uidisti Latios consul procedere fasces, / unde ire in Martem, quo capta referre solebas / et uictor mecum suspendere postibus arma. / Non ego complexus et sanctae foedera taedae / coniugiumue peto : patrios damnare penatis / absiste ac natis fas duc concedere noctem. » (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 49). 143  Sil., VI, 393-394 : ad patrios certant cultus reuocare, togaeque / addebatur honos. Stetit, inlacrimante senatu. Stucchi, « Estetica dell’agonia : La rappre­ sentazione di dolore e tormento in Silio e il caso di Regolo », p. 197. 144  Sil., VI, 396-398  : inter tot gemitus immobilis. Aggere consul  / tendebat dextram et patria uestigia primus / ponentem terra occursu celebrabat amico. 145  Sil., VI, 432-433 : « Q uid, cum praeteritis inuisa penatibus » inquit « hospitia et sedes Poenorum intrauit acerbas ? » 146  Sil., VI, 448-449 : patrios damnare penates / absiste ac natis fas duc concedere noctem. 147  Ganiban, «  Virgil’s Dido and the Heroism of  Hannibal in Silius’ Punica », p. 73-98. 148  Sil., VI, 497 : ceu stans in funere. Perassi, « I ‘pii fratres’ e il ‘pius Aeneas’. Problemi circa l’iconografia di monete della Sicilia e  dell’età Repubblicana romana », p. 59-87. 149 Spaltenstein, Commentaires des Punica de Silius Italicus, Livres 1 à 8, ad. 6, 497.

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tait soudain à un trépas, sa femme, le voyant se hâter de gagner le navire, poussait des cris terribles et  courait au rivage  » 150. Marcia supplie les Carthaginois de l’emmener, et conjure Regulus, au nom des fruits de leur union, de l’autoriser à partager son sort et à le rejoindre dans la mort 151. Une fois encore apparaît ici le thème paradoxal de la fuite vers l’ennemi. Marcia, interrogeant Regulus sur les raisons de son retour à Carthage, l’invective : « Pourquoi, jusque chez les Puniques, fuis-tu ta malheureuse épouse ? » 152 À ses yeux, Regulus l’a traitée comme une ennemie, et  non comme une alliée. Et d’affirmer qu’elle n’est pour rien dans l’envoi au combat de Xanthippe, celui qui a vaincu Regulus. Marcia souligne de la sorte les paradoxes inhérents aux actions de ce dernier, lequel traite l’ennemi comme un ami et  vice-versa. Notons que cette vision des choses est déjà apparue dans son discours initial, lorsque s’établit une similitude entre sa maison et  les prisons carthaginoises 153. La version silienne des faits prenant modèle sur sa devancière, il nous faut comparer en détail la Marcia de Regulus et celle de Lucain, dont la supplique visant à convaincre Caton de la remarier constitue une part essentielle du livre II de la Pharsale 154. Tout d’abord, les deux Marcia voient leur mariage annulé légalement ou symboliquement. Celle de Lucain épouse Hortensius, et  lui donne des enfants, invalidant de fait sa première union avec Caton. Q uant à  celle de Silius, elle met rapidement un terme à ses illusions en raison de la capture de Regulus et du mépris affiché par ce dernier envers le ius postliminii, lors de son retour à Rome. Dans les propos qu’elles adressent à leurs époux respectifs, les deux Marcia insistent sur la fides mariale. Suppliant Caton de la remarier avant son départ pour Capoue, lequel reçoit 150  Sil., VI, 497-499 : At trepida et subito ceu stans in funere coniux / ut uidit puppi properantem intrare, tremendum / uociferans. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 51). 151  Sil., VI, 500-502 : « Tollite me, Libyes, comitem poenaeque necisque. / Hoc unum, coniux, uteri per pignora nostri / unum oro : liceat tecum quoscumque ferentem. » 152   Sil., VI, 506 : cur usque ad Poenos miseram fugis ? 153  Sil., VI, 437-438 : « Q uo fers gressus ? Non Punicus hic est, Regule, quem fugias, carcer ». 154  Luc., II, 326-349.

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favorablement cette demande, la Marcia de Lucain engendre une situation évoquant davantage un mariage malheureux, puisque apparenté aux noces posthumes, qu’un conubium dans la fides. Gardant à l’esprit les conséquences des actes posés par cette dernière, la Marcia de Silius évite rétrospectivement de s’engager sur cette voie, déclarant ne pas souhaiter un renouvellement des liens sacrés de son union avec Regulus 155. Pourtant, les deux Marcia sont entraînées dans le malheur par leur époux respectif, lesquels font peu de cas de la pietas mariale. Regulus apparaît toutefois constant dans son refus, et  n’accorde même pas à son épouse ce simulacre pessimiste de réunion présent dans la Pharsale. Ce faisant, il témoigne d’une résolution encore plus ferme que Caton d’Utique : peu importent les pleurs et les gémissements des membres de sa familia, rien ni personne ne pourrait conduire Regulus à  rompre le serment prêté aux Carthaginois. De toute évidence, Marcia soulève donc des objections quant au comportement adopté par Regulus, objections suggérant une interprétation différente de l’inflexibilité exemplaire traditionnellement associée à la personnalité de ce dernier. Une question doit néanmoins être posée : quelle était la position de Marus dans les Punica  ? La manière dont ce dernier envisageait la situation apporte des éléments de réponse essentiels. Lorsqu’il relate les actes héroïques de Regulus à  Serranus, Marus, le narrateur, s’efforce de présenter l’époux de Marcia comme un modèle à  imiter. Au début du récit, Serranus se trouve au bord du désespoir à  la suite de la défaite subie au lac Trasimène par ses compagnons et par Flaminius, trop pressé d’en finir avec Hannibal 156 et  dont les troupes ont été mal organisées 157. Marus entame son récit en exhortant Serranus à prendre exemple sur son père en faisant montre de courage, et à suppor-

155  Sil., VI, 447-449 : non ego complexus et sanctae foedera taedae / coniugiumue peto : patrios damnare penatis / absiste ac natis fas duc concedere noctem. 156  Sil., IV, 718 : ergo agitur rapidis praeceps exercitus armis. 157   Sil., V, 28-33 : quam coepisse diem : consul carpebat iniquas, / praegrediens signa ipsa, uias, omnisque ruebat / mixtus eques nec discretis leuia arma maniplis / insertique globo pedites, et inutile Marti / lixarum uulgus praesago cuncta tumultu / implere, et pugnam fugientum more petebant.

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ter, comme lui, son fardeau 158. Il formule donc son histoire à la manière d’un exemplum. Toutefois, même s’il met en avant la fides civique du Romain, Marus n’apporte pas pour autant un soutien inconditionnel à  Regulus dans l’ensemble de ses actes. Lorsqu’il s’apprêta à regagner Rome aux côtés du second, déclaret-il notamment, il aurait préféré que ce dernier s’en retournât chez lui, et  que les larmes de Serranus parvinssent à  ébranler sa détermination : « Toutefois, j’espérais encore (bien que depuis longtemps cette inébranlable foi me fût connue) que la vue de la ville, de ses remparts, de son logis, s’il nous était permis en ce malheur d’en toucher le seuil, pourrait émouvoir le cœur du guerrier, et  que vos pleurs sauraient l’attendrir. Je renfermais mes craintes en mon sein ; je pensais que le héros avait des larmes et une âme comme la nôtre dans l’infortune » 159. Bien que le souhait exprimé par Marus ait pu refléter une faiblesse de sa part, la description qu’il a donnée de ce dernier suggérait, à l’instar des discours de Marcia, une inflexibilité extrême et dommageable pour l’exemplarité de Regulus. À ce moment du récit, Serranus venait d’ailleurs confirmer la nature surhumaine, terme pouvant avoir été utilisé dans le sens d’«  inhumaine  », de son père, indiquant qu’il était «  de forme plus qu’humaine  » 160. Bien que pouvant être tournée à  la manière d’un compliment, cette affirmation alimente vraisemblablement le portrait d’un Regulus strictement fidèle à Rome tel que brossé par Silius. Ainsi, quoique Regulus ait agi pour opposer son attitude à  la perfidie des jeunes prisonniers carthaginois contre lesquels il aurait pu être échangé, la description silienne met en avant le sentiment d’inhumanité généré par sa détermination. Pour devenir un exemplum de fides, Regulus avait dû se fermer à toute pietas tant à l’égard de ses enfants qu’à celui de ses aïeux. Dans son adresse aux sénateurs romains, il affirme que l’homme qu’ils 158  Sil., VI, 118-119 : patrio, fortissime, ritu / quicquid adest duri, et rerum inclinata feramus. 159  Sil., VI, 377-382 : quamquam bene cognita et olim / atrox illa fides, urbem murosque domumque / tangere si miseris licuisset, corda moueri  / posse uiri et uestro certe mitescere fletu. / claudebam sub corde metus lacrimasque putabam / esse uiro et  nostrae similem inter tristia mentem. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 47). 160  Sil., VI, 426 : humana maior species erat.

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avaient en face d’eux n’était rien d’autre qu’un nom et  un corps métaphoriquement exsangue 161. Il convient naturellement de ne pas faire reposer notre analyse tout entière sur une restriction arbitraire du concept de pietas au domaine des relations familiales. C’est assurément, dans une certaine mesure, le point de vue de Marcia, lequel fut imprégné d’une influence élégiaque (celle d’Ovide, lu par Silius 162). Toutefois, comme nous avons voulu le démontrer, celui-ci était partagé, en partie du moins, par le poète lui-même. Si Serranus déclare que, tout au long des âges, refleurirait la gloire de Regulus tant qu’aurait place au ciel et sur la terre la vénérable Fides et  que Virtus subsisterait, l’absence flagrante d’émotions à l’égard de sa femme et de ses enfants chez le vaincu de la bataille de Tunis ne le laisse pas apparaître comme un exemplum vertueux par excellence. Il lui manque, aux yeux de Silius, l’exercice de la pietas. Pour Sénèque, le stoïcien, qui devait tendre un maximum vers la sapientia, n’était pas un être devenu inaccessible aux émotions, mais un homme qui parvenait à  les contrôler. C’est pourquoi celui-ci n’était jamais surpris par ce qui arrivait, même pas par la mort, qui ne modifiait pas l’ordre du monde et qui était la chose la plus normale. Parallèlement, les actes de courage impliquaient l’exercice de la libertas (de mouvement, d’expression, de parole…), un concept maintes fois mis en avant par les stoïciens. L’optimisme du Portique visait ainsi à trouver des explications qui justifiaient en tout point la Nature. En d’autres termes, Regulus, dont la uirtus, la fides civique et la constantia ont été affectées par son imprudence, son arrogance et surtout le peu d’humanitas dont il a témoigné envers sa famille, était donc une figure problématique dans le poème silien. Q u’en est-il de Serranus, à qui l’histoire est destinée ? Le jeune homme s’est montré incapable de mener une existence conforme aux attentes de son père. Il se laisse effectivement gagner par des émotions totalement absentes chez ce dernier  : plaintif, gémissant et  pleurant dès les préludes du récit 163, il continue à  san-

  Sil., VI, 478 : exsangui spectatis corpore nomen.   Cf. supra p. 117. 163  Sil., VI, 102 : cum gemitu lacrimisque simul. 161 162

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gloter pendant que Marus lui conte les aventures paternelles 164. Comme le fait remarquer ce dernier, Serranus doit se reprendre : « Cesse de verser des larmes, jeune guerrier : pareille endurance surpasse tous les triomphes remportés  » 165. Ce dernier ne parvient donc pas à  suivre l’exemple de son père, et  il n’est d’ailleurs plus question de lui après leur retour à Rome. Pour N. W. Bernstein, grâce à l’enseignement de Marus, Serranus tire profit de la patientia et  de la fides paternelles exemplaires 166. Il n’existe toutefois aucune preuve explicite dans les Punica ou dans la tradition qui justifie cette thèse. Ajoutons que Regulus n’est pas le seul consul romain à  être porté aux nues par Silius. Lutatius, général vainqueur aux îles Égates en 241 av. J.-C., est notamment défini comme « seigneur de la mer », et qualifié de « victorieux » 167 pour s’être emparé des navires ennemis 168. Cette assertion confirme l’importance de la bataille finale contre la flotte punique, laquelle fait acquérir au général une valeur morale particulière, et  minimise la uirtus de Regulus, qui, contrairement à  son homologue, ne réussit pas à vaincre l’ennemi. Après la défaite de Regulus face à Xanthippe, Polybe se livre à une réflexion sur la versatilité de la Fortune (la Tychè en grec ; la Fortuna en latin), et sur le degré d’influence possédé par l’individu sur les événements afin de mettre en garde son lectorat 169. Il écrit : « Il ressort lumineusement pour tout le monde des malheurs de Regulus qu’il faut se défier de la Fortune, surtout au milieu des succès : lui qui, si peu de temps auparavant, n’accordait ni pitié ni pardon aux vaincus, se trouvait tout d’un coup réduit à  leur demander la vie sauve. Assurément, le vers depuis longtemps admiré d’Euripide ‘un seul bon conseil peut vaincre les plus nombreux bataillons’ 170, a  reçu dans ce cas, des événe  Sil., VI, 415 : hic alto iuuenis gemitu lacrimisque coortis.   Sil., VI, 545  : absiste, o  iuvenis, lacrimis. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 53). 166  Bernstein, In the Image of  the Ancestors  : Narratives of  Kingship in Flavian Epic, p. 128. 167  Sil., VI, 687 : possessor pelagi ; 6, 688 : uictor. 168  Sil., VI, 688 : Captiuas puppis. 169  Pol., I, 35, 6. 170  Eur., Ant., F. 220. 164 165

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ments eux-mêmes, sa confirmation  : un seul homme, un seul avis ont anéanti des troupes qui passaient pour aguerries et invincibles et conduit à la victoire un État visiblement à bout de forces et une armée démoralisée » 171. Nul doute que Silius, qui a vraisemblablement lu les Histoires polybiennes 172, ait été pénétré de cette pensée, et ait regretté l’impétuosité de Regulus. Ainsi que l’a montré cette section, les Punica présentent de façon exemplaire la décision de Regulus d’honorer son serment. Au surplus, sans entretenir de rapports avec l’intrigue principale de l’épopée, Hercule et  lui-même sont tous deux des exemples de stoïcisme, philosophie qui imprégna l’existence de Silius. Cependant, la figure réguléenne n’est décrite que comme un exemplum imparfait, car, à l’instar des Sagontins, celle-ci renonça aux obligations inhérentes à  la pietas familiale, leur préférant la seule démonstration de sa fides civique. Son incapacité à faire face aux obligations familiales, ainsi que le manque d’humanitas qui la sous-tend, et son désintérêt pour les Pénates ont été critiqués par Silius, qui accorde une importance certaine à Marcia, et  ont été battus en brèche par le modèle de suprématie de Scipion dès son débarquement en Afrique 173. Dans la mesure où Silius remet clairement en cause l’exemplarité de Regulus, nous estimons que sa moralité a  été mise – en partie – en doute par les Punica, et qu’une lecture attentive du récit démontre que ni Fabius ni Scipion, qui se fondaient sur le triptyque vertueux des Anciens, n’ont été inspirés par le modèle réguléen, ces figures héroïques offrant un vif  contraste avec celle du consul de la première guerre punique 174. D’ailleurs,   Pol., I, 35, 2-5.   Cf. supra p. 78-80. 173  Cf. infra p. 336-341. 174   Scipion Émilien, en voyant la glorieuse Carthage réduite en cendres n’aurait pu s’empêcher de verser quelques larmes, comme l’avait fait Antiochos III (Pol., VIII, 20, 9), tout en pensant à l’avenir de Rome. Trois textes célèbre épisode : Pol., XXXVIII, 21, 1-9 ; Diod., XXXII, 24, 1-8 ; App., Pun., 132. Les deux premiers sont des fragments de la compilation byzantine des Excerpta de sententiis. Dès lors, ils ne peuvent être resitués dans un contexte précis, mais Walbank, A Historical Commentary on Polybius, t. 1, p. 724 situe l’épisode après la chute du temple d’Eshmun, qui mit un terme à toute résistance. Cette scène fameuse ne peut avoir été rapportée au public que par Polybe, le confident du vainqueur de Carthage. L’historien écrit : « Scipion se retourna alors vers moi et dit, en me 171 172

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l’approche qu’adopte Regulus lors de son ambassade à  Rome, en rien différente de celle adoptée pendant sa campagne africaine, et qui s’accompagnait d’une incapacité totale à prendre du recul par rapport à ses actions 175, diffère totalement de celles de Fabius et du futur Africain. Comme nous allons le voir, Fabius Maximus Cunctator fit preuve d’un héroïsme nettement plus porteur que celui de ses prédécesseurs ayant joué un quelconque rôle durant la guerre d’Hannibal 176.

saisissant la main : ‘C’est un bon jour, Polybe, mais j’éprouve, je ne sais pourquoi, quelque inquiétude et j’appréhende le moment à venir où un autre pourrait nous adresser pareil avertissement au sujet de notre propre patrie.’ Il serait difficile de faire une réflexion plus digne d’un homme d’État et plus profonde que celle-là. Être capable, à l’heure du plus grand triomphe, quand l’ennemi est au fond du malheur, de réfléchir à sa propre situation et à la possibilité d’un renversement du sort, de ne pas oublier dans le succès, que la Fortune est changeante, voilà le fait d’un grand homme, qui atteint à  la perfection, d’un homme, en un mot, qui mérite de ne pas être oublié. On dit qu’à la vue de Carthage détruite de fond en comble, Scipion versa quelques larmes et  déplora le sort des ennemis. Il demeura longtemps pensif, et après avoir songé que les villes, les peuples, tous les empires changeaient comme les hommes, que telle avait été la fortune d’Ilion, cette ville jadis si florissante, celle des Assyriens, des Mèdes, des Perses autrefois si puissants ; celle enfin des Macédoniens dont l’éclat était tout à l’heure si vif, il s’écria soit par un mouvement spontané, soit par réflexion : ‘Il viendra un jour où périra la sacrée Ilion, où périront Priam et  le peuple du valeureux Priam.’ Comme Polybe lui demandait quel était le sens de ces paroles, Scipion lui répondit qu’il entendait par Ilion sa patrie, pour qui, à la vue des vicissitudes humaines, il craignait un sort pareil. » Pol., XXXVIII, 21, 2. Si le contexte est différent, Scipion Émilien apparaît donc comme un héros non dépourvu d’émotion et empreint d’humanité. 175 Williams, « Testing the Legend : Horace, Silius Italicus and the Case of  Marcus Atilius Regulus », p. 82-84. 176 Matier, « Stoic Philosophy in Silius Italicus », p. 68-72.

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III.

LE DICTATEUR FABIUS MAXIMUS : UN « ESPOIR DANS L’URGENCE »

Le livre VII s’ouvre et se referme sur la gesta de Fabius Maximus. Celui-ci est présenté comme le seul espoir de mettre un terme aux défaites romaines 1, et comme un être pourvu d’un « esprit supérieur à  celui des humains  » 2. Ce nouvel adversaire d’Hannibal modère la faveur des dieux pour les armées puniques et, au milieu de leurs réussites militaires, impose un terme à  leurs succès 3. Ce nouveau type d’ennemi trouble nettement Hannibal. Dans une scène qui illustre sa propre croyance en la puissance de son nom, ce dernier se demande pourquoi Rome devrait penser un « Fabius » égal à son « Hannibal » 4 afin de combler la ferveur insouciante de ses prédécesseurs 5. Est-il pour autant présenté comme un exemplum dans les Punica ? Un prisonnier romain rappelle devant le Barcide l’origine divine et  les exploits des Fabii 6. Le propos porte ensuite sur la reprise en main de l’armée par Fabius Maximus, lequel déjoue la tactique du général carthaginois 7. Toutefois, la conduite de la   Sil., VII, 1 : spes unica.   Sil., VII, 5 : mens humana maior. 3   Sil., VII, 12-14  : Ille modum superis in Punica castra fauoris  / addidit et Libyae finem inter prospera bella / uincendi statuit. 4  Sil., VII, 23-26 : quae fortuna uiro, quodnam decus, ultima fessis / ancora cur Fabius, quem post tot Roma procellas  / Hannibali putet esse parem. Feruore carentes / angebant anni fraudique inaperta senectus. 5  Sil., VII, 25-26. 6  Sil., VII, 29-68. Littlewood, A Commentary on Silius Italicus’ Punica 7, p. 125-136. 7   Sil., VII, 116-156. 1 2

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guerre adoptée par le dictateur se prêtait peu à la réalisation d’exploits militaires individuels. Silius supplée ce manque de uirtus par l’introduction, dans ce chant, de plusieurs épisodes moraux liés à la fides et à la pietas. La prouidentia, la constantia, l’aversion pour toute sorte d’entreprise douteuse, une grande capacité stratégique et  de l’autorité : toutes ces qualités incombaient au sénateur âgé et timonier expérimenté de la Res Publica qui, au début des Punica, fut appelé à conduire une ambassade à Sagonte et à Carthage en raison de l’hostilité d’Hannibal envers les fidèles alliés hispaniques de Rome 8. Plutarque 9, s’appropriant une histoire puisée chez Posidonios d’Apamée, prétend que les Romains contemporains qualifiaient Fabius de « bouclier » (θύρεόν). Le dictateur, au contraire de Marcellus notamment 10, adopta des tactiques tranchant avec celles de ses prédécesseurs, s’apparentant à la guérilla, grâce auxquelles il tenta d’endiguer l’élan d’Hannibal en Italie après ses victoires au Tessin, à la Trébie et au lac Trasimène. Adepte de la « temporisation  », il s’est toujours montré patient et  prudent, car il était convaincu qu’une fois privés de l’espoir de démontrer leurs prouesses militaires dans de sanglantes batailles, les Carthaginois s’affaibliraient rapidement, et perdraient à la fois leur confiance et leurs alliés 11. Après le désastre du lac Trasimène en juin 217 av. J.-C., que Silius prolonge jusqu’à la nuit 12, alors qu’il n’a duré que trois heures durant la matinée selon Tite-Live 13, Fabius Maximus fut nommé dictateur avec l’aval du Sénat. À l’instar de celui du Padouan, le Fabius silien apparaît comme le héros romain, tout au moins avant l’arrivée de Scipion en Afrique. Le poète flavien 8  Sil., I, 679-694 ; 2, 3-6. Bedon, « Le modèle romain, obstacle à la compréhension du monde barbare  : l’exemple des peuples hispaniques chez TiteLive », p. 79-94. 9  Plut., Fab., 19, 3. 10  Cf. infra p. 307-313. 11  Forstner, «  Silius Italicus und Poseidonios  », p.  79-86  ; Stanton, « Cunctando restituit rem. The Tradition about Fabius », p. 49-56. 12  Sil., V, 677-678 : Sic fatus cessit nocti ; finemque dedere / caedibus infusae subducto sole tenebrae. 13  Liv, XXII, 6, 1.

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III. LE DICTATEUR FABIUS MAXIMUS : UN « ESPOIR DANS L’URGENCE »

ouvre ainsi son livre VII : « Pendant ce temps, Fabius était le seul espoir dans l’urgence » 14. La deuxième description que donne le poète de Fabius fait allusion à  son ascendance herculéenne ainsi qu’aux trois cent six gentiles fabiens qui combattirent au Crémère en 477 av. J.-C. À ses yeux, la mort héroïque de ces derniers lors de la bataille du Crémère résulta tant d’une injustice du destin que d’un manque de prudence 15. En réaffirmant cette ascendance illustre au livre VII 16, Cilnius, lui aussi, minimise l’impact de l’imprudence sur la chute des Fabiens et de leurs clients, attribuant celle-ci à  la fois à  une confiance excessive et  à la jalousie des dieux 17. D’une certaine manière, cependant, cette allusion à leur destinée tragique rappelle le traitement réservé par Tite-Live aux ancêtres du Cunctator, révélés comme des exempla qu’il convient tout autant de reproduire que d’éviter, car ces représentants de l’État et  de la famille, certes héroïques, ont fait preuve d’hardiesse. Fabius Maximus était-il promis à une destinée digne de sa lignée ? Pour le Jupiter silien, il semble que ce soit le cas. En effet, à la fin du sixième livre des Punica, c’est le roi des dieux lui-même qui fait référence à  Fabius en tant que «  refuge de sécurité  » pour Rome 18, et  qui insiste tant sur l’intégrité morale du commandant 19 que sur son habileté à  la fois comme général et  comme homme d’État 20. Par ailleurs, dans le reste de son prologue, Silius souligne le souci constant de Fabius de protéger la vie de ses soldats 21. Les métaphores liées au thème du pastor sont basées sur ce 14   Sil., VII, 1 : Interea trepidis Fabius spes unica rebus. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 65). 15  Sil., II, 3-7 : Fabius, Tirynthia proles, / ter centum memorabat auos, quos turbine Martis / abstulit una dies, cum Fors non aequa labori / patricio Cremerae maculauit sanguine ripas. 16  Sil., VII, 34-68. 17  Sil., VII, 57-58 ; 60-61. 18  Sil., VI, 610 : gremio […] tuto. 19   Sil., VI, 613-617 : « Non hunc » inquit « superauerit unquam / inuidia aut blando popularis gloria fuco, / non astus fallax, non praeda aliusue cupido.  / Bellandi uetus ac laudum cladumque quieta / mente capax. Par ingenium castrisque togaeque. » 20  Sil., VI, 617 : ingenium castrisque togaeque. 21  Sil., VI, 619-622 : Hic circumspectis nulli deprensus in armis / laudatusque Ioui Fabius mirabile quantum / gaudebat reducem patriae adnumerare reuersus, /

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constat. Elles sont pleinement développées dans le livre suivant, presque entièrement dédié au Cunctator 22. L’étiologie elle-même décrit le résultat de la geste herculéenne : Hercule arrive dans le Latium en tant que gardien du troupeau de Géryon, tandis que, de ses relations chamelles avec la fille du roi Évandre, naît le premier des Fabiens 23. Curieusement, Silius se focalise sur les escapades érotiques du héros des Douze Travaux et sur les aspects licencieux de son séjour à  Rome 24, sans mentionner sa prouesse héroïque bien plus célèbre, à savoir son conflit avec Cacus, qui, comme nous l’apprend Virgile 25, a lieu à la même époque. Comme à Sagonte, dans les Punica, Hercule, figure ambivalente sur le plan moral aux yeux de Silius, ne semble dès lors pas digne d’émulation. Les différences tant entre Fabius et Hannibal, qui se réfèrent tous deux à Hercule, qu’entre leurs façons respectives de mener la guerre sont définies par Silius avec précision avant même leur première confrontation, ou plutôt leur « non-confrontation ». À ce moment-là, Fabius est mis en avant pour sa prudence 26, et Hannibal pour son intolérance croissante 27. Selon le récit silien, le Carthaginois, plein de bravoure et  d’enthousiasme, ordonne à ses hommes de combattre promptement l’ennemi 28 afin de tenter de déclencher un conflit ouvert 29, comme l’eut fait un Achille fulminant 30. Fabius refuse toutefois d’engager le combat, attendant patiemment sur une colline 31, à l’image d’un pasteur gardant

duxerat egrediens quam secum in proelia, pubem ; 625-626 : atque idem, perfusus sanguine uictor / hostili, plenis repetebat moenia castris. 22  Sil., VI, 637-640 : Ter centum domus haec Fabios armauit in hostem / limine progressos uno ; pulcherrima quorum / cunctando Fabius superauit facta ducemque / Hannibalem aequando. Tantus tunc, Poene, fuisti. 23  Chauviré, « La gens Fabia avant le Crémère », p. 61-73. 24   Sil., VI, 633-635 : regia uirgo / hospite uicta […] de crimine laeto / procreat. 25  Verg., Aen., VIII, 190-305. 26  Sil., VII, 91-92 : Fabius cauto procedens agmine et arte / bellandi lento. 27  Sil., VII, 99-100  : uincendi sola uidetur,  / quod nondum steterint acies, mora. 28   Sil., VII, 101-102 : ite citi, ruite ad portas, propellite uallem / pectoribus. 29  Sil., VII, 116 : uolucri rapit agmina cursu. 30  Sil., VII, 120-122 : ut Thetidis proles Phrygiis Vulcania campis / arma tulit, clipeo amplexus terramque polumque / maternumque fretum totumque in imagine mundum. 31   Sil., VII, 123 : sedet.

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son troupeau 32. Propice à une atmosphère pesante et tendue, cette représentation, qui découle de l’Énéide 33, tend à opposer la sérénité du berger (impauidus) et de ses brebis au lupus 34 prédateur intervenant de façon brutale et soudaine. Hannibal est alors décrit par le narrateur comme un second Achille, courageux et viril mais en proie, à l’instar d’Hercule, à la colère non contrôlée 35. Les Carthaginois étant désormais sans théâtre de guerre, la crainte inspirée par la uirtus du Barcide s’amenuise. Grâce à Fabius, l’Hannibal de Silius est forcé de devenir introspectif. La situation suscite un certain nombre d’interrogations chez le général punique  : «  Si devant nous, nous avions d’abord rencontré cet homme au cours d’une bataille, on ignorerait maintenant le nom de la Trébie, celui de Trasimène ? Aucun des Italiens ne verserait de pleurs ? Et jamais le fleuve où tomba Phaéton n’eût changé de couleur et  n’eût de ses flots sanglants troublé la mer ? » 36. Toutefois, indique Silius, l’immoralité inspirée par Junon et  caractéristique de l’identité anti-romaine d’Hannibal demeure présente : dolus, ira et furens 37. Hannibal tente alors de provoquer le général romain 38, mais connaît à  nouveau la frustration. Désirant mettre en avant le dolus et  la fraus puniques, Silius précise qu’Hannibal déclara  : «  Il a  découvert, en s’empêchant d’agir, en nous usant dans l’inaction, un moyen de nous convaincre. Ah, que de fois, feignant de marcher contre nous, il a, par sa tactique, défait mes

32  Sil., VII, 126-130 : ceu nocte sub atra / munitis pastor stabulis per ouilia clausum / impauidus somni seruat pecus : effera saeuit / atque impasta trucis ululatus turba luporum / exercet morsuque quatit restantia claustra. 33  Verg., Aen., IX, 59 : ac ueluti pleno lupus insidiatus ouili (« tel un loup en embuscade autour d’une bergerie pleine »). 34 Silius utilise la figure du loup, éminemment liée aux origines de l’Vrbs, à trois reprises : Sil., VI, 329 ; VII, 126-130 ; 717. 35  Sil., VII, 120-122 : ut Thetidis proles Phrygiis Vulcania campis / arma tulit, clipeo amplexus terramque polumque / maternumque fretum totumque in imagine mundum. 36   Sil., VII, 147-150 : « Obuia si primus nobis hic tela tulisset, / nullane nunc Trebiae et Thrasymenni nomina ? Nulli / lugerent Itali ? Numquam Phaëthontius amnis / sanguinea pontum turbasset decolor unda ? » (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 70). 37  Sil., VII, 146 : Iamque dolore furens ita secum immurmurat irae. 38  Sil., VII, 131-145.

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DEUXIÈME PARTIE – VIRTUS, FIDES ET PIETAS DANS LES PUNICA DE SILIUS ITALICUS

artifices et déjoué mes ruses ! » 39 Finalement, le zèle du Punique finit par se retourner contre lui  : en tentant de leurrer de nouveau Fabius, il se retrouve encerclé à  Formiae 40. Même s’il parvient à se tirer de ce mauvais pas 41, il est ensuite pris à son propre piège. Lorsque les Romains commencent à concevoir des improba uota (« désirs immodérés ») rappelant l’improba uirtus amorale et anti-romaine d’Hannibal 42, et à envisager d’entreprendre une bataille qui, loin de reposer sur les principes du mos maiorum, se caractérise comme une « envie perverse » (praua libido), Silius invoque la Muse afin de mettre Fabius en valeur. Il fait de lui le uir qui réussit à triompher non seulement de la folie de l’armée carthaginoise mais aussi, et surtout, de celle qui gagne progressivement la sienne 43. Fabius Maximus fait-il l’unanimité auprès de ses hommes  ? Démontre-t-il sa pietas ? Le dernier tiers du livre VII relate le désaccord survenu entre lui et son maître de cavalerie. Fabius Maximus démontre les possibilités offertes par un emploi mesuré de la pietas dans la gouvernance de l’État, permettant de la sorte à Rome de remporter une grande victoire. Il fait également montre de pietas à l’égard de ses concitoyens, notamment au moment où, lassé de sa stratégie temporisatrice, son magister equitum, Minucius, qui se voit attribuer les mêmes pouvoirs que lui, décide d’attaquer Hannibal sur-le-champ 44. Profitant de l’absence de Fabius, Minucius ordonne immédiatement à  ses soldats de prendre part à  une bataille rapidement perdue, tandis que Fabius continue à  poursuivre sa stratégie de temporisation.

39  Sil., VII, 151-153  : «  Inuentum, dum se cohibet terimurque sedendo,  / uincendi genus ; en quotiens, uelut obuius iret, / discinxit ratione dolos fraudesque resoluit ! » (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 70). 40  Sil., VII, 268-282. 41  Sil., VII, 282-377. 42   Cf. supra p. 127. 43  Sil., VII, 214-218  : iamque improba castris  / Ausoniis uota et  pugnandi praua libido / gliscebat : proni decurrere monte parabant. / Da famae, da, Musa, uirum, cui uincere bina  / concessum castra et  geminos domitare furores. Beard, The Roman Triumph. 44  Sil., VII, 515-524. Cowan, « Back Out the Hell : The Virtual Katabasis and Initiation of  Silius’ Minucius », p. 217-232.

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Bien qu’ayant précédemment servi sous les ordres du dictateur, Minucius démontre à la fois son manque de fides et de pietas en demandant à contrôler une partie de l’armée, s’opposant ainsi à la conception traditionnelle et institutionnellement établie des rapports entre supérieur et  subordonné, généralement assimilés à la relation père-fils 45. L’obligation de fides était la plus prégnante lorsqu’il s’agissait de compagnons d’armes. Trahir cet engagement contraignant qu’était le sacramentum constituait la plus grave souillure à la fides. C’était cette dimension à la fois sacrée et  profane qui consolidait ce pacte militaire. Les devoirs de la fides militum étaient la protection et la loyauté dues aux compagnons d’armes (foedus entre soldats), ainsi que la fidélité aux chefs. Les soldats romains s’engageaient également à ne rien détourner pour eux-mêmes du butin confisqué à  l’ennemi. Ainsi, ceux-ci ne devaient pas être gagnés par la cupiditas 46. De fait, Minucius «  brûle de l’amour de détruire et  d’être détruit » 47 lorsqu’il mène ses hommes au front. Silius ne manque pas de faire état de la coupable déraison du jeune Romain qui chassa de son esprit les avertissements de Fabius 48. Comme le fils de ce dernier le fait remarquer à son père, cette insubordination s’apparente à  une trahison, et  Minucius ainsi que l’ensemble des Romains auraient eu à en souffrir 49. Le filius de Cunctator soutient également que son père doit permettre aux 45 Bernstein, In the Image of  the Ancestors  : Narratives of  Kingship in Flavian Epic, p. 142. 46  Pol., X, 16, 6 souligne l’utilité militaire et  morale de cette disposition. Le sacramentum militiae constituait le passage de l’état de ciuis à celui de miles. Comme l’explique Nicolet, Le métier de citoyen dans la Rome républicaine, p. 141-143, le terme de sacramentum, plus fort que celui de coniuratio, consistait à rendre sacer, « maudit » (sacer renvoyait au sacré, qu’il ait été positif, « faste », ou négatif, « néfaste ». L’homo sacer se voyait alors exposé à la vindicte des puissances d’en haut (Cascione, « Romolo sacer ? », p. 201-215). Sen., Ep., 95, 35 indique d’ailleurs que le premier lien du service militaire (primum militiae uinculum) était religio et signorum amor. 47   Sil., VII, 524 : perdendi simul et pereundi ardebat amore. 48  Sil., VII, 495-496 : iam monita et Fabium bellique equitumque magister / exuerat mente ac praeceps tendebat in hostem. 49  Sil., VII, 539-546 : « Dabit improbus », inquit / « quas dignum est, poenas, qui per suffragia caeca / inuasit nostros haec ad discrimina fasces. / Insanae spectate tribus. Pro lubrica rostra / et uanis fora laeta uiris ! Nunc munera Martis / aequent imperio et solem concedere nocti / sciscant imbelles. Magna mercede piabunt / erroris rabiem et nostrum uiolasse parentem. »

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forces d’Hannibal de détruire celles de Minucius afin de punir le Sénat pour la décision déshonorante et immorale qu’il prit 50. À ce moment-là,  Fabius est confronté à  une double remise en cause de son autorité  : l’une par son fils symbolique, Minucius, l’autre par son véritable fils, Fabius fils 51. Dans sa réponse, Fabius témoigne de sa conception personnelle de l’État romain, qu’il considère comme une famille 52. Aussi, ne peut-il laisser la colère l’emporter sur son rôle de pater au sens global et  métaphorique du terme. Dans la réponse qu’il donne à  son fils, Fabius rappela l’exemple de Camille 53, le refondateur de l’Vrbs apparaissant plusieurs fois dans l’Énéide 54, qui illustrait la sagesse collective des ancêtres 55. Son choix d’exemplum n’est évidemment pas dû au hasard puisque de l’issue du conflit dans lequel les Romains sont impliqués dépend la survie de l’État romain, comme cela fut le cas durant la lutte de Camille contre les Gaulois de Brennus 56. À l’instar du nouveau Romulus, Fabius place la soumission à l’autorité légale au-dessus du souci potentiellement destructif  pour ses propres intérêts. La menace de perdre ses compagnons d’armes à cause de son inaction dépasse en effet toutes ses préoccupations personnelles 57. Fabius justifie donc son exercice d’autorité paternelle et politique en référence au bien-être d’une plus large communauté plutôt qu’à celui de sa propre famille, et  en évoquant la tradition romaine plutôt qu’une directive émoussée émanant de son père 58. Comme il le déclare à son fils, éprouver du ressentiment   Sil., VII, 539-546.  Bernstein, In the Image of  the Ancestors  : Narratives of  Kingship in Flavian Epic, p. 142. 52  Sil., VII, 548-565. 53  Sil., VII, 557-563 : Sic docuere senes. Q uantus qualisque fuisti, / cum pulsus lare et extorris Capitolia curru / intrares exul, tibi corpora caesa, Camille, / damnata quot sunt dextra ! Pacata fuissent / ni consulta uiro mensque impenetrabilis irae, / mutassentque solum sceptris Aeneia regna / nullaque nunc stares terrarum uertice, Roma. 54  Verg., Aen., VII, 803-805 ; 814-818 ; XI, 539-584. Capdeville, « La jeunesse de Camille », p. 303-338. 55  Sil., VII, 557 : sic docuere senes. 56  Sil., I, 7-8 ; VII, 562-563. 57  Sil., VII, 549-557. 58 Bernstein, « Family and State in the Punica », p. 383. 50 51

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pour la patrie d’un autre revient également pour lui à  poser un acte nefas 59. Silius, qui attribue alors à  Fabius le surnom de ouicula (« petite brebis »), aborde la personnalité de ce personnage en prenant soin de souligner son humanité et  sa grandeur d’âme. Fabius, le uir 60, met momentanément un terme à  tout ce qu’Hannibal représente chez les Romains : la peur, la colère, l’envie, la renommée, la fortune du sort 61. À ce stade, le Cunctator, dont l’aigrette scintillait 62, est désormais le favori d’Hercule 63. Il peut en outre être comparé à Nestor, le sage roi de Pylos, à la fleur de l’âge, plutôt qu’à Achille 64. Il gagne alors le champ de bataille où il se porte au secours de Minucius. Silius relate cette entrée : « Déplorable spectacle ! Il voit, épuisé par ses blessures et  les flots de sang qui s’en échappent, son collègue adressant à  l’ennemi une dernière et  honteuse prière. Ses joues se mouillèrent de pleurs. Il protège de son bouclier le Romain aux abois » 65. Si le poète attribue à Fabius l’ars regendi (« art de contrôler »), qui suggère l’autorégulation de Regulus, l’image qu’il renvoie apparaît très éloignée de celle du surhomme incapable d’émotions qu’était le consul de 256. En effet, lorsqu’il voit Minucius, Fabius est gagné par la pitié, et non par le dédain. Il verse même ces larmes que Regulus ne put laisser couler. Avant d’encourager son fils à finir le travail et à bouter Hannibal hors du champ de bataille, il tâche de faire en sorte que sa progéniture, « se réjouissant de l’exhortation d’un père si sage » 66, parvienne à  mener son entreprise à  bien. L’instruction qu’il donne à  son fils se solde effectivement par des résultats positifs et  tangibles   Sil., VII, 555 : succensere nefas patriae.   Sil., VII, 588 : cum senior gemino complexus proelia cornu. 61  Sil., VII, 577-579 : omnia namque / dura simul deuicta uiro, metus, Hannibal, irae, / inuidia, atque una fama et fortuna subactae. 62   Sil., VII, 592-593 : altae / scintillant cristae et (mirum !) uelocibus ingens. 63   Sil., VII, 592 : maioremque dedit cerni Tirynthius. 64  Sil., VII, 596-597  : nondum subeunte senecta,  / rector erat Pylius bellis aetate secunda. 65  Sil., VII, 706-710  : miserabile uisu,  / uulneribus fessum ac multo labente cruore / ductorem cernit suprema ac foeda precantem. / Manauere genis lacrimae, clipeoque pauentem  / protegit. (rendu dans la traduction de P.  Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 92). 66   Sil., VII, 713-714 : arte paterna / ac stimulis gaudens. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 92). 59 60

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puisque, au lieu de regagner Rome en fugitif  blessé, ce dernier parvient à y rentrer en vainqueur. C’est finalement grâce à  cette victoire que Fabius recouvre l’autorité paternelle dont Minucius et  son propre fils l’avaient partiellement privé. Après leur succès inattendu, les troupes de Fabius « l’ont vivement célébré comme leur père » 67. Au lieu de placer la fides largement au-dessus des considérations familiales, Fabius, fort de son action collective et de sa subordination à l’autorité légale du Sénat, endosse la fonction de paterfamilias tant de la ville de Rome que de son maître de cavalerie et fils symbolique prodigue 68. En plus de son rôle de dirigeant, il est également considéré par Silius comme le restaurateur de la bonne conduite romaine. Au début de son De Republica, Cicéron compare la patria à une mère étant en droit de recevoir de la part de ses enfants protection et secours 69. C’étaient bien des relations filiales qui unissaient la patrie à son filius-ciuis. L’orateur met un point d’honneur à énoncer les devoirs de ce dernier envers l’Vrbs, qui est à la fois son lieu de vie, et la seule sphère dans laquelle il peut exercer une activité digne et  louable 70. Concomitamment, il qualifie de paterfamilias le « roi sage » des temps mythiques, établissant ainsi une sorte de trinité politico-familiale composée de la patria-mater, du rex-pater et du filius-ciuis, laquelle s’érige sur des valeurs fondées sur des droits et des devoirs. Du reste, Cicéron articule ces composantes autour des membres de la gens scipionienne. Ainsi, dans le De Senectute, comme dans l’Ab Vrbe condita de TiteLive, Scipion Émilien illustre-t-il la uirtus individuelle, filiale et collective.

  Sil., VII, 737 : magna memorabant uoce parentem. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 93). 68 Bernstein, In the Image of  the Ancestors  : Narratives of  Kingship in Flavian Epic, p. 142-144. 69  Cic., Rep., I, 1, 1-4. 70  Cic., Rep., I, 8, 3-5  : Neque enim hac nos patria lege genuit aut educauit ut nulla quasi alimenta expectaret a  nobis ac tantummodo nostris ipsa commodis seruiens tutum perfugium otio nostro suppeditaret et tranquillum ad quietem locum, sed ut plurimas et maximas nostri animi, ingeni, consili partis ipsa sibi ad utilitatem suam pigneraretur tantumque nobis in nostrum priuatum usum quantum ipsi superesse posset remitteret. 67

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De son côté, Minucius, ayant renoncé à tout exercice vertueux, s’adresse à Fabius qui est devenu son « père sacré » 71, et s’excuse pour son insubordination impia. M.  Fucecchi écrit que la comparaison présente aux vers 727-729 du livre VII offre le point de contact le plus étroit avec la description virgilienne du sauvetage du troupeau par Hercule. Le mélange d’incrédulité, de surprise et de crainte expérimenté par les victimes – lesquelles furent soudainement exhumées et eurent l’impression de revenir à la vie – rappelle (bien que de manière contrastée) l’étonnement de Cacus quand Hercule arrache la crête surplombant la caverne infernale dans laquelle il réside. Bien plus, c’est à  l’image employée par Virgile dans la description de la réaction du monstre qui fait explicitement écho 72. À l’instar des habitants de l’ancien Latium qui voient pour la première fois Cacus trembler devant Hercule 73, Fabius, descendant de ce dernier, est le premier homme qui conduit Hannibal à tourner le dos aux étendards romains, et à prendre la fuite 74. Bien qu’Hercule rende le vieux dictator plus fort et plus jeune, lui permettant ainsi d’entrer dans le combat, la victoire de Fabius sur son ennemi rappelle l’entreprise de son ancêtre contre Cacus, dans le sens spécifique du sauvetage. En effet, le Temporisateur apparaît sous les traits d’un guerrier héroïque et d’un grand général, mais plus en raison de ses qualités morales qu’à cause de son énergie physique 75. Le modèle d’action du Cunctator, représenté au livre VII des Punica comme un sauveur héroïque des troupes et  un pastor, lequel, après avoir retrouvé son cheptel, prend soin de l’abriter dans un lieu sûr, s’avère nettement plus positif  que celui proposé par Regulus. Les différences entre ces deux personnages viennent étayer les propos de G.  Williams, pour qui «  le conflit dépeint dans les Punica n’oppose pas uniquement Rome et  Carthage, mais aussi différentes versions – la réguléenne et  la fabienne  ;

  Sil., VII, 737 : sancte […] genitor.   Verg., Aen., VIII, 241-249. 73  Verg., Aen., VIII, 222 : Cacum uidere timentem. 74  Sil., VIII, 1-2 : primus […] cedentia terga uidere / dederat Fabius. 75 Fucecchi, «  The Shield and the Sword  : Q .  Fabius Maximus and M.  Claudius Marcellus as Models of  Heroism in Silius’ Punica  », p.  225-226. 71 72

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la ‘traditionnelle’ et  la ‘moderne’ – de la vertu militaire, de la stratégie et de l’héroïsme romains » 76. Méprisant la gloire personnelle, la dévotion de Fabius envers l’intérêt collectif  est évidente. Peu avant la fin du livre VII, Fabius Maximus, qui vient de sauver Minucius, déclare à  son sujet 77  : « Ici est la patrie, et les murs de la cité reposent sur son seul cœur », puis, s’adressant à  l’ennemi, «  face à  Fabius seul vous devez maintenant vous battre » 78. L’affrontement entre le Romain et le « Carthaginois » (Poene) mentionné en VII, 444, qui ne peut être qu’Hannibal, n’est pas sans rappeler l’opposition unus uir / unus hostis apparaissant dans la troisième décade livienne. Si Fabius rejette cet argument, alors que son fils soulignait la nécessité de protéger l’honneur familial des Fabii en se vengeant au détriment du Sénat, est-il possible que le dictateur ait préféré les intérêts de ces derniers à ceux de Rome ? Auquel cas, Fabius deviendrait un personnage incapable de servir d’exemple héroïque de uirtus, de fides et de pietas. Aucun indice dans la poésie silienne n’atteste de l’existence d’un conflit entre ses intérêts familiaux et  politiques. Cette hypothèse ne peut dès lors être retenue. Est-ce à  dire que Fabius incarne l’exemplum silien  capable de joindre uirtus, fides et pietas ? L’utilisation par Fabius de l’exemplum du pieux Camille, qui avait porté une coupe d’or au sanctuaire de Delphes après sa victoire contre Véies, l’associe à Scipion. Or, malgré sa jeunesse, ce dernier joua tout autant un rôle de pater pour ses soldats 79. Cependant, contrairement à Scipion, Fabius ne fut pas en mesure de conserver la considération des Romains, car il était davantage un commandant défensif  qu’un conquérant triomphant susceptible de leur apporter la victoire finale. Si Silius, s’inspirant de Tite-Live 80, indique que le Temporisateur fut un adversaire digne 76 Williams, « Testing the Legend : Horace, Silius Italicus and the Case of  Marcus Atilius Regulus », p. 84. 77  Sil., VII, 743 : hic patria est, murique urbis stant pectore in uno. 78   Sil., VII, 745 : cum colo tibi iam Fabio sunt bella gerenda. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 93). Hardie, The Epic Successors of  Virgil : A Study in the Dynamics of  a Tradition, p. 9-10. 79  Sil., XVII, 652 : laudibus ac meritis non concessure Camillo. 80  Liv., XXII, 12, 5  : Ceterum tacita cura animum incessit quod cum duce haudquaquam parem Hannibali ducem quaesissent («  Mais il ressent, sans rien

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d’Hannibal 81, il n’emprunte pas d’épisodes épiques à  grande échelle pour présenter Fabius comme un nouvel Énée  ; il use plutôt d’un système beaucoup plus discret d’allusions, d’un réseau de comparaisons suggérant que l’exilé troyen constituait un modèle pour Fabius 82. Concomitamment, après que le vieux dictator fut contraint d’abandonner son poste 83 et qu’il dut être remplacé par Varron, un alter Flaminius 84, Fabius ne joua plus de rôle militaire et  moral important, excepté lors de la reconquête de Tarente. Dans le même ordre d’idées, la partie du récit silien mettant en scène Fabius et  Minucius ne présente pas de connotation héroïque, se concentrant d’ailleurs sur l’ingéniosité proverbiale de Fabius 85 apparentée de temps à  autre au dolus. Elle fait par contre la part belle à l’impietas du maître de cavalerie qui manque de renouveler les désastres si récents encore du Tessin, de la Trébie et du lac Trasimène 86. Dans la poésie épique latine, un héros accompli est, par définition, en relation avec son peuple comme une partie est en relation avec le tout ; il est un unus pro omnibus. Il représente donc la totalité de son armée, œuvre pour l’ensemble de ses concitoyens, et constitue le lien entre « l’individu » et « la multitude ». Selon cette conception holiste et  organique que partage Silius, Fabius Maximus, s’il apparaît former une combinaison exemplaire de retenue et  d’activité martiale, de singularité et  de responsabilité civique, ne représentait pas dans les Punica l’ensemble des Romains, et  n’incarnait pas le modèle vertueux par excellence. Pour preuve, l’armée romaine fut partagée, et Fabius et son maître en dire, une inquiétude : c’est à un général qui n’a rien de commun avec Flaminius et Sempronius qu’il aura désormais affaire, et c’est la première fois que les Romains, instruits par leurs malheurs, ont cherché un chef  de la valeur d’Hannibal »). 81  Sil., VII, 737-750. 82 Kennedy Klaassen, « Imitation and the Hero », p. 101-102. 83  Sil., VIII, 33-34 : sola ille Latinos / sub iuga mittendi mora iam discingitur armis ; 216-217 : iam bellum atque arma senatus / ex inconsulto posuit Tirynthius heros. 84   Sil., VIII, 35-36 : cum Varrone manus et cum Varrone serenda / proelia ; 218 : cumque alio tibi Flaminio sunt bella gerenda. 85  Sil., XV, 324 : sollertia. 86  Cf. supra p. 33-34 ; 75.

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de cavalerie se virent attribuer des commandements égaux 87. Par opposition, Scipion l’Africain, qui fit plus pour le populus Romanus que tous les autres imperatores, est perçu par Silius comme le seul véritable triomphateur, et  l’unique Q uirite à  avoir incarné tout au long des hostilités la uirtus, la fides et la pietas dans toutes leurs acceptions. De surcroît, contrairement à  Scipion, lequel descendait prétendument de Jupiter, la gens Fabia ne s’est jamais réclamée directement du maître de l’Olympe. Ainsi, bien qu’il soit apparu comme un exemplum positif  au livre VII, essentiellement parce qu’il avait cherché à  mettre le temps à  profit pour permettre à  Rome de «  reprendre son souffle », tout en ralentissant Hannibal dans son entreprise par sa uirtus, mais aussi parce qu’il personnifiait la bonté d’âme, Fabius Maximus n’incarnait pas véritablement l’exemplum militaire et moral dont Rome avait besoin pour renverser le perfide Barcide. Certes, sans doute constituait-il un bien meilleur paradigme de comportement que les Sagontins et Regulus, mais Silius n’insiste pas suffisamment sur le comportement vertueux de Fabius Maximus pour en faire un modèle simultané des trois vertus que nous étudions dans le présent travail  ; il demeurait « un espoir dans l’urgence » 88.

  Cf. supra p. 182-193.   Sil., VII, 1 : Interea trepidis Fabius spes unica rebus. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 65). 87 88

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IV.

CANNES : EXEMPLUM ET ANTI-EXEMPLUM MORAUX

Après avoir examiné la vertu telle qu’elle apparaissait durant le siège de Sagonte, chez Regulus et Fabius Maximus, notre recherche s’intéressera désormais au rôle joué par l’exemplarité morale à travers la uirtus, la fides et la pietas lors de la bataille de Cannes dans le récit silien. Rome n’ayant pas subi de plus grave catastrophe au cours de son histoire, cette défaite écornait considérablement la réputation romaine sur les plans militaire et  moral. Comme l’explique Silius Italicus, l’Vrbs se devait pourtant de traverser cette épreuve pour recouvrer le caractère vertueux nécessaire à  la victoire, l’action menée par Fabius Maximus s’était avérée insuffisante. Silius cherche à s’insérer personnellement dans le récit consacré au carnage de 216. Son appréhension pour le devenir des valeurs romaines apparaît clairement, ainsi qu’en témoigne cette apostrophe prononcée dès les premières phrases de la bataille  : «  Espérons-nous, déesses, objet sacré de ma vénération, pouvoir révéler d’une voix mortelle aux siècles futurs cette journée dans cette totalité ? Donnez-nous une confiance (confidere) assez grande à mes lèvres pour que je chante, à moi seul, Cannes ? » 1. En insistant sur uno ore 2, le poète flavien veut laisser entendre que sa narration des événements ne pouvait être confiée qu’à 1  Sil., IX, 340-343 : Speramusne, deae, quarum mihi sacra coluntur, / mortali totum hunc aperire in saecula uoce  / posse diem  ? Tantumne datis confidere linguae, / ut Cannas uno ore sonem ? (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 18). 2  Sil., IX, 343.

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un seul homme, placé tant à la jonction de l’histoire et de la poésie épique, qu’aux interstices de la moralité et de l’imperium. Dans les Punica, qui consacrent mille vers à la défaite de PaulÉmile et de Varron 3, le désastre militaire de Cannes est présenté à la fois comme un virage narratif  au sein de l’épopée et comme le point culminant de l’œuvre. Aux plans structurel et moral, cette lutte constituait effectivement l’axe central du poème. Silius destine d’ailleurs huit livres à préparer cette bataille remarquable par son ampleur et son incidence sur la suite des hostilités 4. Le traitement que Silius réserve à cet affrontement n’est, une fois encore, pas exempt de dualités. Tel est notamment le cas des deux principaux paradigmes de comportement romain apparaissant au cours des opérations militaires, à savoir ceux de PaulÉmile, le « glorieux », et de Varron, le « déshonoré ». Tandis que Fabius, le Temporisateur, sert de modèle au premier, le second est présenté comme un second Flaminius 5, lequel se voit comparé à un timonier inutile dont l’incompétence conduit l’armée romaine au désastre 6. La réaction de celui-ci rappelle également celle de Minucius lorsqu’il voit Fabius et  ses troupes venir à  sa rescousse  : se sentant coupable, Varron, en rentrant à  Rome, éprouve une grande honte 7. Lors du désastre de Cannes qui, selon la tradition historiographique, coûta la vie à 45 000 Romains et fit 15 000 prisonniers parmi les Romains, au rang desquels PaulÉmile lui-même, Varron se laissa effectivement dominer par son 3  Sil., IX, 325-326 : pes pede, uirque uiro teritur, tellusque uideri / sanguine operta nequit. 4 Tipping, « Middling Epic ? Silius Italicus’ Punica », p. 362-363 ; Ariem­ ma, Alla vigilia di Canne. Commentario al libro VIII dei Punica di Silio Italico. 5   Sil., VIII, 310 : alter Flaminius. 6  Sil., IV, 713-717  : ut pelagi rudis et  pontum tractare per artem  / nescius, accepit miserae si iura carinae, / uentorum tenet ipse uicem cunctisque procellis  / dat iactare ratem : fertur uaga gurgite puppis / ipsius in scopulos dextra impellente magistri. Cette comparaison constitue un écho à  l’œuvre de Polybe qui, à  la section III, 81, 11, évoque un navire privé de son timonier et tombé aux mains de l’ennemi. Baronowski, Polybius and Roman Imperialism, p. 122-132. 7  Sil., X, 630-639  : Nec minus infelix culpae grandique pudore  / turbatus, consul titubantem ad moenia gressum  / portabat lacrimans  : deiectum attollere uultum / ac patriam aspicere et luctus renouare pigebat. / Q uod uero reduci tum se populusque patresque  / offerrent, non gratari, sed poscere natos  / quisque suos fratresque simul miseraeque parentes / ire uidebantur laceranda ad consulis ora. / Sic igitur muto lictore inuectus in urbem / damnatum superis aspernabatur honorem.

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ambition excessive et  son empressement immodéré, puis par sa lâcheté. Ce chapitre décrira l’atmosphère paradoxale dans laquelle baigne l’intégralité de l’épisode de Cannes, ambiance qui pèse lourdement sur le traitement réservé à la vertu durant la bataille. Au cœur de cette partie de l’œuvre silienne, comme lors de l’épisode de Sagonte, le thème du paradoxe vertueux portant sur l’impossibilité de concilier la uirtus, la fides et la pietas est prégnant. Alors que Rome était en passe d’être mise à  sac par les Carthaginois, Silius se focalise sur la force morale que la déroute de Cannes allait infliger à l’Vrbs. Si les pertes décrites étaient certes romaines, et  devaient dès lors être déplorées avec toute la désolation nécessaire, elles formaient également, dans une perspective téléologique jupitérienne, l’essence de la grandeur de Rome en ce qu’elles allaient nourrir moralement les Q uirites et  favoriser leur victoire finale contre le mal punique. Silius, qui écrit paradoxalement qu’il n’existait pas de moment plus glorieux pour Rome que cette bataille 8, ajoute que, faute d’avoir subi ce désastre, l’Vrbs se serait rapidement engagée sur la voie de l’immoralité et de la décadence 9. Anticipant ainsi le déclin moral qui anéantirait la destruction de Carthage, il préférait rêver à la survie de la cité punique, voyant dans la menace extérieure (metus hostilis), à  l’instar du vertueux Scipion Nasica 10, un moyen de préserver la vertu romaine et  un puissant facteur de cohésion sociale. Bref, Cannes faisait certes figure de désastre pour Rome, mais seul celui-ci pouvait permettre aux Romains de retrouver la fibre morale indispensable à la victoire et à la grandeur de la Ville. C’est dans la défaite que devaient se forger les succès futurs (principalement ceux de Scipion l’Africain). Cette façon de juger la bataille s’avérait paradoxale, mais les sentiments conflictuels chez les protagonistes romains n’apparaissaient pas uniquement dans l’épilogue de la bataille. En effet, comme à Sagonte, Silius introduit des situations morales problématiques tout au long de son récit consacré à Cannes. D’ailleurs,   Sil., IX, 351-352 : nam tempore, Roma, nullo maior eris.   Sil., IX, 352-353 : mox sic labere secundis / ut sola cladum tuearis nomina fama. 10  Sur la fides de Nasica, voir : Clarke, « In arto et inglorius labor : Tacitus’ Anti-History », p. 125-131. 8 9

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le comportement antinomique, ambigu et  hiérarchique des vertus apparaissait plus nettement encore sur le champ de bataille qu’à l’issue de l’affrontement. Notre hypothèse est donc que la description des attitudes des deux principaux généraux romains par Silius incite à percevoir ce conflit comme une lutte aussi bien anti-punique qu’intra-romaine, beaucoup plus complexe qu’elle n’y paraît au premier abord, entre la uirtus, la fides et  la pietas. En conséquence, la présente section passera en revue les différents épisodes marqués par un conflit entre ces trois valeurs, et expliquera pourquoi aucun modèle de vertu ne peut être dégagé de l’épisode cannois. Cette présentation s’ouvrira sur l’examen d’une séquence servant de prélude à la bataille, le motif  d’Anna, en proie à une double fides. Vénérée par les Romains, elle était la sœur de Didon. C’est pourquoi elle devait à la fois fidélité et loyauté tant à Rome qu’à Carthage. Aussi s’avérait-elle représentative de l’ubiquité et de l’ambiguïté évoquées tout au long de cette section, tout en apparaissant comme la divinité la moins bien placée pour déclencher les hostilités. Pour le coup, Junon lui ordonna de mettre le cap vers le Latium, dont elle deviendrait une déesse locale, puis de gagner le camp d’Hannibal qu’elle exhorterait à  attaquer les Romains dans la région de Cannes, amorçant de la sorte une succession d’événements qui devait se solder par la défaite de la Louve, au livre X. Le poète flavien profite de l’occasion pour insérer un excursus portant successivement sur la fuite d’Anna depuis Carthage, son arrivée en Italie, sa rencontre avec Énée, la jalousie qu’elle éveilla chez Lavinia ainsi que l’apothéose ultérieure de la sœur de Didon dans les eaux du Numicius. Le parricide accidentellement commis par un soldat romain du nom de Solimus, à  la veille de l’affrontement de 216 11, souligne l’impossible accommodement entre la fides et la pietas. Dans le présent cas, il semble évoquer le conflit de Sagonte. Tant Solimus que son père, Satricus, agissent sous l’effet de la fides. Ainsi, c’est en partie à  cause de sa loyauté indéfectible envers Rome que Satricus s’échappa du camp carthaginois où il était retenu prisonnier. Q uant à  Solimus, il accomplit son devoir de soldat romain en mettant à  mort un individu à  la silhouette à  peine   Sil., IX, 66-177.

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discernable qui se dirigeait vers lui. En l’occurrence, celui-ci se rend coupable de parricide, l’ombre sortie de l’obscurité et parée d’une tenue punique s’avérant être son père. À l’image de ce que développent l’épisode sagontin et les aventures de Regulus, la fides et la pietas s’affrontent symboliquement, générant l’échec et  la mort. Similairement, Solimus et  Satricus meurent dans d’épouvantables conditions, tandis que l’acte de parricide prend rang de présage annonciateur de la terrible défaite qui attend Rome dans les opérations à venir, l’absence de moralité entraînant à coup sûr, pour Silius, l’échec militaire. Cependant, à la différence de Regulus, Solimus ne tranche pas entre la pietas et la fides : son parricide, à l’instar de celui d’Œdipe, est purement accidentel. Dans une conception strictement stoïcienne, la nature inéluctable de son geste le rattache par ailleurs à  l’accomplissement du fatum. Le traitement que Silius réserve aux consuls Varron et  PaulÉmile aux livres IX et X, dans lesquels mythe et histoire s’enchevêtrent  étroitement, constitue l’aspect primordial de la bataille de Cannes, les agissements de la uirtus, de la fides et de la pietas générant un certain nombre de paradoxes subtils et pour le moins déconcertants. À la différence de Paul-Émile, qui se comporte en héros romain exemplaire fier de sa fides civique, Varron y est dépeint comme un personnage dépourvu de vertu. La réaction contrastée des deux hommes confrontés à la ruine de leurs espérances en témoigne clairement. En effet, tandis que Varron prend honteusement la fuite, Paul-Émile demeure sur place, préférant mourir dignement. La signification ultime du comportement des deux consuls n’est toutefois pas aussi claire que pourrait le suggérer une première approche. Alors que, dans un contexte politique marqué par la volonté d’Auguste de rétablir l’unité du monde romain et d’instaurer la pax Romanum, Tite-Live prend des distances vis-à-vis du modèle polybien dès le début de sa troisième décade par l’emploi de la notion de concordia 12, Silius met en

  Perspective clairement perceptible, d’une part, dans la construction en miroir des biographies d’Hannibal (Liv., XXI, 1-4) et  de Scipion l’Africain (Liv., XXI, 26-28) et, d’autre part, par l’analogie des récits, l’analyse des structures narratives parallèles et  des procédés rhétoriques employés dans ce but.  Mineo, « Le livre XXI à la lumière de la philosophie livienne de l’histoire », p. 55-78. 12

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concurrence directe Varron et Paul-Émile sur les plans militaire et moral. Si le poète flavien ne tarit pas d’éloges sur la uirtus de PaulÉmile, il ne tarde pas à corréler son suicide à la défaite totale de ses troupes. L’analyse du comportement du consul au cœur de la mêlée laisse filtrer dans son décès des allusions au rituel de deuotio que doit prendre en compte une interprétation fine de l’épisode. Toutefois, pour des raisons que nous expliciterons, Silius y voit une forme de deuotio manquée. A contrario, alors que moralité doit rimer avec réussite militaire, la nature peu vertueuse de Varron ne l’empêche pas de jouer un rôle primordial dans la destinée de Rome, en regagnant l’Vrbs après sa débandade. En effet, son retour, résultant pourtant de son manque de uirtus et de fides civique, et de son incapacité à réagir, permet à Fabius Maximus de rassembler le peuple romain et de diriger l’énergie de ce dernier contre les forces carthaginoises. Le Varron silien, très controversé, paraît donc jouer un plus grand rôle dans la victoire finale de Rome à Zama que Paul-Émile, et ce, en dépit de la démonstration exemplaire de valeurs affichées par ce dernier. Nous verrons que le type d’exemplarité morale mise en avant par les deux consuls pose donc véritablement question. Les éléments paradoxaux et  ambigus injectés dans le motif  cannois trahissent la confusion et  le trouble également présents dans la manière dont Silius dépeint les dieux, que ce soit dans l’ensemble de l’épopée ou dans l’épisode cannois en particulier. Tout au long des Punica, comme dans l’Iliade et l’Énéide, les dieux, à l’image de la plupart des hommes, jouent un rôle des plus ambigus. Tel est notamment le cas de Jupiter et de Minerve, deux divinités en lien étroit avec l’empereur Domitien 13. En outre, la description 13 Domitien remplaça le modeste sacellum de Jupiter Custos par un temple aux proportions grandioses (un templum ingens au dire de Tac., Hist., III, 74, 2), à  l’intérieur duquel le dieu tenait dans ses bras une statue de l’empereur pius. Sur des émissions monétaires portant la légende  Princeps Iuventutis, apparaît une chèvre entourée de laurier, évocation d’Amalthée, la nourrice de Jupiter, et d’Apollon (Bmcre, II, p.  47), le dieu protecteur d’Auguste. D’autres monnaies montrent au revers l’aigle, symbole du roi des dieux, tenant dans son bec une couronne (Bncmer, III, p. 277). Ainsi, dans une conception du pouvoir proche de celles des souverains hellénistiques, Domitien s’assigna la mission de remplir efficacement sa fonction en se plaçant sous la protection des divinités, et  en se présentant comme le premier serviteur de l’État. Dès 81, Domitien montra surtout aux Q uirites qu’il bénéficiait du soutien de Minerve, laquelle apparaissait

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de la bataille fournie par Silius nous paraît, à l’instar du massacre collectif  des Sagontins, accorder une place centrale au destin et à l’impuissance relative que les homines lui opposent.

A. La fides ambivalente de la sœur de Didon Cette section se propose d’analyser ce qui constitue certainement l’exemple le plus éclairant de la double confiance/fidélité/ loyauté/protection dans les Punica. Il s’agit de l’épisode d’Anna, déesse romano-punique qui y déclenche la bataille de Cannes sur l’ordre de Junon, la même déesse qui avait enjoint à Tisiphone de répandre le furor dans Sagonte à l’entame de la deuxième guerre punique 14. Anna entre en scène au moment où Hannibal est sur le point d’emporter la victoire finale, exactement comme Énée au début d’un autre huitième livre, celui de l’Énéide, à la différence que le général carthaginois sort de son rêve dans un grand état d’agitation (il fut impatiens morae) 15 qui l’assimile davantage au Turnus de Virgile. La déesse romano-punique s’attarde sur les symptômes d’un héros décidé à venger Didon, qu’elle prend sous son aile. Les identités romaine et  carthaginoise d’Anna convergent pour former une divinité bicéphale dotée d’attaches chez les sur des monnaies d’or, d’argent et de bronze. La déesse y figurait généralement casquée, armée d’un bouclier et  brandissant une lance (Bncmer, III, p.  244  ; Ric, II, p. 155). Afin d’associer Minerve à Jupiter, le Flavien fit graver la déesse tenant le foudre (Bncmer, III, p. 244 ; Ric, II, p. 155). Si elle est totalement absente du monnayage flavien en tant que divinité des métiers, la déesse de la guerre intelligente devait seconder l’empereur et protéger ses sujets. En plus de frapper des monnaies à l’effigie de sa déesse favorite (Carradice, Coinage and Finance in the Reign of  Domitian, p. 5-15), Domitien en donna le nom à un aedes situé sur le forum et construit par Rabirius, forum auquel la damnatio memoriae valut le nom de Forum Transitorium ou de Forum Neruae, alors que Mart., I, 2, 8 le qualifiait de Forum Palladium  ; une statue érigée au milieu de l’ancien forum représentait l’empereur tenant Minerve dans la main. Le Palatin, en bonne place dans cette géographie sacrée, abritait également un sanctuaire dédié à cette même déesse (Dio Cass., LXVII, 16, 1). Se placer sous la protection tant de Jupiter que de Minerve constituait un acte de foi fédérateur visant à  rassembler l’ensemble des Q uirites sous l’égide des deux divinités les plus puissantes du panthéon gréco-romain. Par ailleurs, l’expérience militaire de Domitien en Germanie a sans doute donné de l’élan à la vénération qu’il portait à ces deux divinités. 14  Cf. supra p. 94-153. 15  Verg., Aen., VIII, 4.

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deux belligérants. Soucieux de dénoncer la perfidia de cette divinité, Silius la choisit pour ouvrir son récit de la célèbre bataille de 216 av.  J.-C.  En effet, comme en témoignent les divergences d’opinion et  de comportement qui opposaient Varron à  PaulÉmile 16, Cannes ne se résume pas au seul affrontement militaire entre Romains et  Carthaginois  : elle incarne, à  un niveau plus symbolique, la lutte entre la vertu et  le manque de moralité à  l’œuvre dans les rangs de chacune des armées. Il était donc logique, dans une perspective silienne, que la bataille ait été déclenchée par Anna, déesse à la fois romaine et carthaginoise précieuse aux deux parties, et qui affichait, de ce fait, une conception de la vertu extrêmement ambiguë et  ambivalente, comme nombre de Romains et de leurs alliés. Au livre VIII, Silius entame son récit en montrant comment Junon rallie Anna à sa cause. Pour ce faire, la déesse lui ordonne de réconforter Hannibal, alors en proie au trouble et  au doute, malgré les succès engrangés, et de l’exhorter à marcher sur Cannes et  à écarter ce Fabius qui l’obsède 17. Junon termine son intervention en soutenant qu’après la Trébie et  Trasimène, c’est dans cette ville d’Apulie que le destin a décidé de suivre le chef  carthaginois 18. Dans sa réponse, Anna fait valoir son statut de divinité appréciée des gens du Latium 19, tout en réaffirmant à la fois les liens qu’elle entretient avec Carthage et la grandeur de la mission que sa sœur Didon lui avait confiée 20. S’appropriant ces liens conflictuels, le narrateur déclare vouloir présenter au lecteur les raisons ayant autrefois conduit les Romains à  vénérer Anna comme une déesse et à lui dédier un temple 21. À cette introduction fait suite un long rappel de son histoire qui dévoile l’étendue de la culture historico-littéraire de Silius 22.   Cf. infra p. 225-265.   Sil., VIII, 25-38. 18   Sil., VIII, 38 : Huc Trebiae rursum et Thrasymenni fata sequentur. 19   Sil., VIII, 43 : inter Latios Annae stet numen honores. 20  Sil., VIII, 41-42 : fauorem / antiquae patriae mandataque magna sororis. 21  Sil., VIII, 44-49 : Multa retro rerum iacet atque ambagibus aeui / obtegitur densa caligine mersa uetustas, / cur Sarrana dicent Oenotri numina templo, / regnisque Aeneadum germana colatur Elissae. / Sed pressis stringam reuocatam ab origine famam / narrandi metis breuiterque antiqua reuoluam. 22  Sil., VIII, 50-201. 16 17

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Sans surprise, pour retracer l’histoire d’Anna, Silius s’inspire des Fastes d’Ovide et de l’Énéide de Virgile. Cet épisode est interrompu par l’insertion de l’ekphrasis. La rencontre d’Énée avec Anna qui a fui Carthage 23 et la fin de l’histoire de cette dernière seraient calquées sur Ovide et Virgile 24. Chez l’auteur des Fastes, l’arrivée d’Anna en Italie et l’accueil que lui réserve Énée constituent une sorte de miroir du livre I de l’Énéide, les identités de l’hôte et  de l’invité étant inversées (Anna substituée ici à Didon) 25. Chez Silius, une description des conséquences de la mort de Didon ouvre le récit, Anna endossant à cette occasion le rôle joué par Énée chez Virgile. En effet, à l’instar de ce dernier, contraint d’abandonner Troie en flammes et de voir ses proches périr sous les coups des Grecs, Anna doit quitter Carthage lorsque le belliqueux Iarbas s’empare de la cité punique 26. Tous deux furent donc exilés. La fugitive Anna 27 raconte ses malheurs 28, et se plaint de son sort infelix 29, rappelant ainsi l’infelix Didon virgilienne 30. Énée est amicalement reçu par Hélène, tandis qu’Anna bénéficie de l’hospitalité de Battus, un roi bienveillant 31. Toutefois, poursuivie par son frère Pygmalion, désireux de se venger, cette dernière quitte Cyrène pour reprendre la mer, pleine de rancœur envers les dieux 32, avant de gagner les côtes italiennes, à la manière d’Énée 33.   Sil., VIII, 44-75.  Santini, Silius Italicus and his View of  the Past, p. 40-41. 25   Tronchet, « Trajectoire épique en an(n)amorphose (Ovide, Fastes, III, 545-656)  », p.  2-46  ; Yue, The Treatment of  Virtue in Silius Italicus’ Punica, p. 182-185. Pour  Brugnoli, « Anna Perenna », p. 147-168, Anna était calquée sur la Didon de Virgile, mais également sur la Médée d’Apollonius de Rhodes. 26   Sil., VIII, 54-56 : despectus taedae regnis se imponit Iarbas, / et tepido fugit Anna rogo. Q uis rebus egenis  / ferret opem, Nomadum late terrente tyranno  ? Voir : Ov., F., III, 545-566. 27  Sil., VIII, 55 ; 65-68 : ergo agitur pelago, diuis inimica sibique, / quod se non dederit comitem in suprema sorori, / donec iactatam laceris, miserabile, uelis / fatalis turbo in Laurentis expulit oras. 28  Sil., VIII, 84. 29  Sil., VIII, 86. 30   Verg., Aen., IV, 450 ; 596. 31  Sil., VIII, 58. 32  Sil., VIII, 65 : diuis inimica. 33  Sil., VIII, 65-68. Voir : Ov., F., III, 587-600. 23 24

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Jusqu’à ce stade, Silius s’est inspiré de Virgile et  d’Ovide. Cependant, une fois Anna parvenue en Italie, les Punica commencent à se distancier du récit de l’auteur des Métamorphoses. Dans la version silienne, la manière dont Anna rapporte la mort de sa sœur 34 constitue certainement le changement le plus important par rapport à la version donnée par Ovide. Alors que celui-ci ne consacre que deux lignes à l’histoire qu’Anna raconte à la cour d’Énée 35, les Punica la développent pour faire écho au chant IV de l’Énéide, tout en inversant la distribution des rôles du livre I, la sœur de Didon y faisant cette fois figure d’exilée, et y confiant son passé récent à Énée, lequel est lui-même devenu roi de Lavinium 36. Q uelques différences mineures distinguent néanmoins le récit de la rencontre entre Anna et  Énée donné par les deux poètes. Ainsi, voit-on chez Silius la première s’agenouiller devant un Iule aux yeux emplis de larmes, avant qu’Énée ne la relève sans mot dire pour la conduire dans son palais 37. Chez Ovide, par contre, le héros troyen se dresse figé, parfaitement silencieux, l’air abasourdi. Du moins jusqu’à ce que son fils brise le silence par un « Anna est ! » 38. Il convient par ailleurs de noter que la version de l’élégiaque revêt une dimension plus intimiste. Gardons cependant à l’esprit que si Ovide et Silius relatent tous deux l’histoire d’Anna Perenna, leurs objectifs divergent considérablement 39. En effet, Ovide commence son récit en s’interrogeant sur l’identité de cette mystérieuse femme. Suivent quelques explications alternatives supplémentaires. Dans les Fastes, la contextualisation fait donc défaut  : si l’on excepte un sous-entendu complexe lié à l’assassinat de Jules César, Ovide ne rapporte cette histoire que pour répondre aux questions soulevées par le motif  d’Anna Perenna 40. Silius, pour sa part, a clairement comme objec  Sil., VIII, 116-159.   Ov., F., III, 625-626. 36   Sil., VIII, 71-72 : Aeneas, sacro comitatus Iuli / iam regni compos. Santini, Silius Italicus and his View of  the Past, p. 46. 37   Sil., VIII, 73-75 : qui terrae defixam oculos et multa timentem / ac deinde adlapsam genibus lacrimantis Iuli / attollit mitique manu intra limina ducit. 38  Sil., III, 607. 39 Fernandelli, « Anna Perenna in Ovidio e in Silio Italico », p. 139-171. 40  Pfaff-reydellet, « Anna Perenna et Jules César dans les Fastes d’Ovide : la mise en scène de l’apothéose », p. 937-967. 34 35

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tif  de démontrer pourquoi elle trahit Énée et les proto-Romains. L’égalité entre ces deux identités est donc déjà revendiquée. Notons par ailleurs que la fusion de celles-ci constitue la clé du récit de Cannes. Les Punica se doivent en effet d’expliquer au lecteur le choix d’Anna comme messagère de Junon auprès d’Hannibal, de même que sa présence dès le commencement de l’épopée. Anna constitue-t-elle pour autant un contre-exemple de la moralité romaine ? Au début du récit silien, Anna est loin de se montrer hostile aux Troyens d’Italie. Étrangement, elle dévoile même le côté sombre de la personnalité de sa sœur, et  déplore avoir dû s’en remettre à  l’occultisme pour rejoindre la péninsule italienne  : «  Elle s’abaissa même à  recourir à  la magie, malfaisante imposture du vain savoir du peuple massylien. » 41. Elle évoque d’ailleurs l’idée de «  forfait  » pour décrire le piège dans lequel elle s’est laissée prendre 42. Les paroles qu’elle adresse à  Énée constituent donc une critique de ce que fut Didon vivante, mais aussi de ce qu’elle devint après son trépas 43. Pourtant, sous le Principat, la croyance en la clairvoyance de l’astrologie et de la magie était collective et ordinaire 44. Tous les empereurs romains du ier siècle apr. J.-C., à l’exception de Néron 45, recoururent en effet à  ces pratiques divinatoires 46. Agrippine en usa durant le règne de son fils 47. Au dire de Tacite, elle ne fit   Sil., VIII, 98-99  : Ad magicas etiam fallax atque improba gentis  / Massylae leuitas descendere compulit artes. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 68). Voir le serment d’Hannibal : Sil., I, 58 ; 101-103. 42  Sil., VIII, 102 : « quod uidi decepta nefas ! » 43  Sil., VIII, 102-103 : « congessit in atram / cuncta tui monumenta pyram et non prospera dona. » 44  Bakhouche, L’astrologie à Rome, p. 190-205. 45  Claude était particulièrement irrité contre les mages, les astrologues et les sorciers de toute sorte, car il voyait d’un mauvais œil tous ceux qui étaient susceptibles d’influer sur son destin. Il accueillit donc favorablement, là aussi, malgré l’opposition de Narcisse, les accusations portées contre Lollia Paulina et Lepida, qui furent condamnées à mort : Tac, Ann., XII, 22, 2 ; 64-65. 46 Auguste avait son signe de naissance gravé sur son sceau. 47  Agrippine donna à son fils des précepteurs hellénisés ou grecs imprégnés de conceptions astrologiques inséparables, selon eux, des connaissances générales à  acquérir. Martin, «  Néron et  le pouvoir des astres  », p.  63. Néron faisait néanmoins appel à la magie, en particulier pour éliminer ceux qui lui semblaient dangereux pour son pouvoir, comme P.  Anteius Rufus, M.  Ostorius Scapula, Barea Soranus et sa fille. 41

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annoncer la mort de Claude qu’à midi, parce qu’elle attendait le moment adéquat pour faire proclamer Néron par la garde impériale 48. Toujours est-il qu’Anna conclut le récit des derniers instants de la vie de sa sœur en affirmant à Énée que Didon avait revêtu une robe phrygienne et  porté un collier troyen 49. En se parant de pareils atours, la reine punique s’était associée une ultime fois à  son amant perdu. De même, le fait d’avoir amoureusement étreint les traces des pas d’Énée, comme les mères en deuil serrent sur leur poitrine les dépouilles d’un fils mort 50, implique un lien inextricable entre le Troyen et la Carthaginoise, tout en faisant écho à  Andromaque qui qualifie Hector de «  père  », de « frère » et de « mari » 51. Les actions de Didon l’identifient ainsi à Troie, et donc à la proto-Rome, opérant donc un renversement de l’Énéide, lors duquel le protagoniste Énée endosse le costume carthaginois, et bâtit des fortifications et un nouveau quartier 52. Ce désir d’une Carthaginoise de devenir une Troyenne / Romaine (et vice-versa) illustre le potentiel que Carthage et  (la future) Rome auraient pu avoir si elles avaient été liées diplomatiquement comme elles le furent entre 508 et 279 av. J.-C. 53. Cette volonté de continuité entre l’Énéide et  les Punica explique aisément pourquoi Silius décide d’insérer la digression de la mort de Didon dans l’histoire d’Anna, qui constitue déjà un excursus en soi. C’est une façon de souligner sa parfaite connaissance du passé virgilien, tout en démontrant la nature innovante de son propre récit qui remodèle le motif  énéen. Ainsi, le passage où Anna relate la mort de Didon apparaît-il comme une version revue des chants II et  III de l’Énéide, où la reine carthaginoise 48  Tac, Ann., XII, 69, 3 : le Soleil et Vénus, au milieu du ciel, devaient assurer la gloire et la prospérité du nouveau règne de Néron. 49  Sil., VIII, 134 : Hic Phrygiam uestem et bacatum induta monile. 50  Sil., VIII, 128-129 : Deinde amplexa sinu late uestigia fouit, / ceu cinerem orbatae pressant ad pectora matres. 51   Hom., Il., VI, 429-430. 52  Verg., Aen., IV, 259-264  : Vt primum alatis tetigit magalia plantis,  / Aenean fundantem arces ac tecta nouantem / conspicit ; atque illi stellatus iaspide fulua / ensis erat, Tyrioque ardebat murice laena / demissa ex umeris, diues quae munera Dido / fecerat, et tenui telas discreuerat auro. 53  Historiquement, Carthage et Rome ont été unies par trois traités commerciaux entre c. 508 et 279 av. J.-C. : Pol., III, 21, 8-28.

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désormais exilée raconte la prise de Carthage et  son errance au Troyen, lui aussi exilé et fondateur d’une nouvelle cité. Q u’en est-il de la suite du récit de Silius  ? Tandis que les Fastes se focalisent sur la jalousie de Lavinia, découlant de l’attitude bienveillante d’Énée envers Anna 54, les Punica, même si l’ouvrage fait dire à  Didon que l’épouse du Troyen trame dans l’ombre des intrigues, et médite en son cœur un crime abominable contre sa rivale potentielle 55, se concentrent essentiellement sur Énée et  Anna en tant que représentants de deux peuples historiquement et  littérairement importants. C.  Santini estime que, contrairement à Ovide, Silius ne livre aucun indice laissant suggérer une romance entre Anna et Énée 56. Toutefois, en admettant que l’histoire d’Anna représente bien la version inversée de l’épisode Didon-Énée dans l’Énéide, les rapports qu’y développent ces deux protagonistes nous viennent forcément à l’esprit, et ce, en dépit du mutisme de Silius au sujet d’une éventuelle romance. D’après ce dernier, le récit de la mort de Didon et des errances d’Anna laisse Énée profondément  ému, de sorte qu’il accueille la malheureuse avec bienveillance et  compréhension 57. Le poète flavien ajoute que la princesse punique n’est bientôt plus considérée comme une étrangère dans le palais du chef  troyen 58, ce qui met en exergue le devoir d’hospitalité, relevant de la fides, du pré-Romain. Si l’Énée de Silius et la Didon de Virgile se trouvent pratiquement dans la même situation, le Troyen semble beaucoup plus détaché que son homologue tyrienne ; dans cette modification de l’Énéide, Énée apparaît donc à  certains égards comme une Didon accueillante, mais maître de ses affects et, gagné par la fides, fidèle envers ses obligations civiques et son épouse Lavinia. La suite de l’épisode continue de s’inspirer du chant IV de l’Énéide, Anna faisant figure de nouvel Énée. Ainsi, à  l’instar de Mercure, apparu en songe au Troyen pour lui rappeler son  Santini, Silius Italicus and his View of  the Past, p. 48.   Sil., VIII, 176-177 : Surge, age, iam tacitas suspecta Lauinia fraudes / molitur dirumque nefas sub corde uolutat. 56 Santini, Silius Italicus and his View of  the Past, p. 48. 57  Sil., VIII, 160-161 : motus erat placidumque animum mentemque quietam / Troius in miseram rector susceperat Annam. Fernandelli, « Anna Perenna in Ovidio e in Silio Italico », p. 139-171. 58  Sil., VIII, 163-164 : Phrygiis nec iam amplius aduena tectis / illa uidebatur. 54 55

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devoir et le pousser à l’action, Didon, les traits altérés par le chagrin, rend visite à Anna dans son sommeil afin de lui rappeler ses racines carthaginoises, et  l’importance de se soustraire à  l’hospitalité d’Énée  : «  C’est sous ce toit, ma sœur, trop confiante, hélas ! que tu peux si longtemps t’accorder du repos ? Ne vois-tu pas les pièges qu’on te tend, et  les dangers qui t’environnent  ? Ne sais-tu pas encore qu’à notre pays comme à notre peuple les fils de la terre de Laomédon portent le malheur  ?  » 59. Didon affirme que la paix ne pourrait jamais durer « tant que le ciel en sa révolution rapide emporterait les astres ; tant que la lune, des reflets radieux de son frère, éclairerait le monde » 60. Les mots de la reine punique dans les Punica constituent une réminiscence de ceux prononcés dans l’Énéide 61. Ainsi, tant Mercure que Didon font office de messagers. Le premier, qui apporte son concours à des héros comme Persée, rappelle à Énée sa destinée, à savoir la fondation d’une nouvelle Troie. Q uant à la seconde, simple mortelle consumée par la passion la conduisant au furor, elle remémore à Anna les rapports éternellement hostiles entre Carthaginois et Romains afin d’attiser sa haine. Silius n’invente donc pas véritablement l’apparition d’une Didon manquant d’humanitas.  Nous la retrouvons effectivement dans la version ovidienne de l’épisode 62, mais les deux poètes en usent différemment. En laissant Didon menacer Énée de lui envoyer son spectre en vue de le tourmenter, motif  issu de Virgile 63, Ovide injecte des éléments empruntés à la pièce que Tibulle consacre à la jeune sœur de Némésis, morte accidentellement, et  dont l’ombre sanglante

59  Sil., VIII, 164-172 : tacito nox atra sopore / cuncta per et terras et lati stagna profundi / condiderat, tristi cum Dido aegerrima uultu / has uisa in somnis germanae effundere uoces : / « His, soror, in tectis longae indulgere quieti, / heu nimium secura, potes, nec, quae tibi fraudes / tendantur, quae circumstent discrimina, cernis ? / At nondum nostro infaustos generique soloque / Laomedonteae noscis telluris alumnos ? » (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 104). 60  Sil., VIII, 173-175 : dum caelum stellas uertigine uoluet / lunaque fraterno lustrabit lumine terras / pax nulla Aeneadas inter Tyriosque manebit. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 104). 61   Verg., Aen., IV, 624 : nullus amor populis, nec foedera sunto. 62  Ov., F., III, 639-641. 63  Verg., Aen., IV, 384-386.

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planait sur l’amante rétive 64. La réécriture ovidienne de l’Énéide se combine donc à une référence élégiaque. En revanche, lorsque Silius met en scène les mânes de Didon, il évite ce jeu analogique pour privilégier la correspondance homérique avec l’apparition d’Hector. Silius réprouve la double allégeance d’Anna, phénomène très fréquent tant chez les protagonistes que chez les dieux de l’épopée silienne 65. Par ailleurs, ses actions dénoncent également les dissensions survenues entre les consuls durant la bataille de Cannes tout en soulignant le thème de la guerre intestine. À l’instar de Paul-Émile et de Varron, tous deux lancés dans une lutte aux antipodes de la Concorde peu après l’épisode d’Anna, cette dernière se retourne contre son pays d’adoption en exécutant de manière perfide les ordres de Junon. Q uoi qu’il en soit, Anna, se disant envoyée par Héra, apaise et encourage Hannibal, qu’elle qualifie de fortissimus, en lui assurant qu’il ne va pas tarder à vaincre un nouveau Flaminius ainsi que l’ensemble des Romains 66. Dans sa réponse, le Punique réitère sa fidélité à  Elissa, et  promet de lui consacrer, comme à Anna, un sanctuaire à Carthage 67. Tant chez Silius que chez Ovide, l’avertissement de Didon se matérialise, et le résultat final s’avère identique : Anna, refusant de rester plus longtemps auprès d’Énée, se jette dans le fleuve sacré Numicus pour devenir une nymphe dénommée Anna Perenna. Chez Silius, Didon va jusqu’à prophétiser l’événement dans un avertissement adressé à sa sœur, où elle précise que les nymphes auront la joie de l’accueillir, elle dont le nom sera éternellement

  Tib., II, 6, 38-40. Brugnoli, « Anna Perenna », p. 162-163 ; Fabre-Serris, « Mime et élégie chez Ovide : un héritage propertien ? », p. 233-248. 65  Cf. infra p. 207-209. 66  Sil., VIII, 211-214 : « Q uid tantum ulterius, rex o fortissime gentis / Sidoniae, ducis cura aegrescente dolorem ? / Omnis iam placata tibi manet ira deorum, / omnis Agenoridis rediit fauor. » 67  Sil., VIII, 226-231 : Cui dux, promissae reuirescens pignore laudis, / « Nympha, decus generis, quo non sacratius ullum  / numen  » ait «  nobis, felix oblata secundes. / Ast ego te compos pugnae Carthaginis arce / marmoreis sistam templis iuxtaque dicabo aequatam gemino simulacri munere Dido. » Santini, « Il per­corso di Annibale nel racconto dei Punica e lo stato di redazione dell’opera », p. 238 ; Villani, « La conservazione dei materiali magici del santuario di Anna Perenna : la documentazione attraverso tecniche digitali », p. 183-194. 64

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célébré en Italie après sa divinisation 68. Cette prophétie pourrait paraître étrange, dans la mesure où Elissa venait d’annoncer une guerre sans fin entre son peuple et celui d’Énée et d’exhorter sa sœur à soutenir les Puniques. Dès lors, pourquoi Anna doit-elle faire l’objet d’une vénération éternelle en Italie ? Il s’agit bien évidemment d’une incongruité imposée par Silius, Anna Perenna étant vénérée chaque année par les Romains à  l’occasion de son festival se déroulant dans un lucus sis sur la via Flaminia, au mois de mars, qui ouvrait la saison de la guerre 69. En effet, la métamorphose de la jeune femme en nymphe italienne offrait à  Silius plusieurs avantages non négligeables. En premier lieu, y recourir facilitait l’accomplissement de la malédiction de Didon. De la sorte, cette dernière permettait d’introduire Anna en Italie pour activer la vengeance phénico-punique contre les Romains. En ce qui concerne l’épisode d’Anna en tant que réécriture inversée de l’histoire de Didon dans l’Énéide, on soulignera du reste que l’intégration de la jeune femme au sein de la religion romaine vient étayer notre argumentation, car celle-ci fut transformée en nymphe juste après s’être dérobée à  l’hospitalité d’Énée. Chez Virgile, le départ de ce dernier de Carthage provoqua une telle colère en Didon qu’elle se mit à le maudire, et  décida finalement de mettre fin à  ses jours. Sa réaction face à celui d’Anna montre un Énée totalement aux antipodes de la reine punique puisqu’au lieu de maudire l’étrangère qui venait de

68  Sil., VIII, 182-183 : te sacra excipient hilares in flumina Nymphae / aeternumque Italis numen celebrabere in oris. 69  La fête d’Anna Perenna voyait des jeunes filles amenées à prononcer des mots grossiers (obscena, probra  : Ov., F., III, 675-676). Dans le passage consacré à  l’étiologie de ces pratiques magiques de renaissance de l’année, Ov., F., III, 675-696) raconte comment la récente déesse Anna s’était, dans la chambre nuptiale, substituée à  Minerve afin de tromper Mars aveuglé par une passion pour cette dernière. La scène se terminait en railleries acerbes contre le dieu amoureux d’une déesse de la guerre intelligente aux cheveux blancs (amatorem canae  […] Mineruae  : Ov., F., III, 693), pour sa plus grande honte et  à la plus grande joie de Minerve et de Vénus. Cet épisode était remémoré chaque année grâce aux obscena dicta (Ov., F., III, 695) chantés par les jeunes Romaines. Cette histoire rappelle qu’Anna Perenna était une déesse perfide. Carter, « The Ides of  March and Anna Perenna », p. 89 ; Viarre, « Ovide, Fastes III, 524-695 : de la mise en scène de la fête d’Anna Perenna à  l’animation théâtrale de deux sujets de mime », p. 225-231.

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leur échapper, le proto-Romain et les siens la vénérèrent comme une déesse, ouvrant ainsi la voie au syncrétisme religieux pratiqué par les Q uirites depuis la période la plus haute. En somme, cette célébration d’Anna par le pieux Énée et son peuple vise à  opposer tant la supériorité morale des Romains à la dépravation des Carthaginois, que le contrôle de soi d’Énée au manque d’humanitas et au furor amoureux de Didon, tout en rappelant que le panthéon romain offre l’hospitalité aux dieux étrangers, y compris ceux d’essence phénico-punique. Le rôle extrêmement important joué pour l’occasion par une divinité à  la double loyauté aussi complexe qu’Anna renforçait l’atmosphère de paradoxe entourant cette bataille. Déesse à  la fois carthaginoise et romaine, elle avait fait le choix de s’opposer à Rome dans un affrontement mettant non seulement aux prises Hannibal et les Romains, mais également, indirectement, Varron et Paul-Émile, que tout opposait moralement. La bataille de Cannes, qui suit immédiatement la rencontre de la déesse avec Énée, apporte aux Romains le chaos tant désiré par la reine carthaginoise. Si cette empoignade résultait indirectement de la malédiction des deux sœurs tyriennes, comme le lecteur le savait pertinemment, elle ne marque en aucun cas la fin de la deuxième guerre punique et  encore moins la destruction de Rome et  l’anéantissement de la gens troyenne. De la même façon que cette bataille incarne la revanche de Didon sur Énée, les Romains doivent tirer vengeance des Carthaginois à  la fin des Punica. Il est peu de dire qu’à Cannes aussi, Silius fustige le caractère vindicatif  des fondateurs de la cité d’Elissa, ainsi que la perfidie et la déloyauté. Dès les premiers vers de son premier livre, Silius présente Hannibal comme l’agent de la fureur anti-romaine de Junon 70. Au fur et à mesure de la progression des Punica, le général punique apparaît de plus en plus comme un être crédule 71 que l’épouse de Jupiter manipule et dirige pour s’opposer à la destinée impériale de Rome encouragée par le maître de l’Olympe 72. Silius éta  Sil., I, 35-69.  Vessey, «  Flavian Epic  », p.  320-335  ; Yue, The Treatment of  Virtue in Silius Italicus’ Punica, p. 185-189. 72  Sil., I, 125-139 ; IV, 722-738 ; VIII, 25-38 ; IX, 543-550 ; X, 337-371 ; XII, 201-202 ; 686-728 ; XVII, 341-384 ; XVII, 522-580 ; 597-604. 70 71

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blit un lien étroit entre le chef  punique et les puissances de l’autre monde, tout en le présentant comme le vengeur de la Didon de Virgile face aux descendants d’Énée. Deux éléments importants constituent une nouvelle évocation du chant IV de l’Énéide, en l’occurrence le décor du temple infernal de Didon, mais aussi la scène au cours de laquelle Hamilcar ordonne à  son fils de jurer solennellement qu’il luttera jusqu’au bout contre Rome 73. Par ailleurs, dans la mesure où il poursuit les mêmes buts qu’Anna, Hannibal se présente comme une résurgence de cette déesse perfide gagnée 74, comme les Sagontins, par le furor, à  cette réserve près qu’il n’éprouva, à  aucun moment, de sympathie pour le monde romain. À Cannes, toutefois, comme le révèle le parricide de Solimus décrit ci-après, les Romains se montrent toujours incapables de faire preuve à la fois de uirtus, de pietas et de fides.

B. Solimus, Satricus et la pietas Notre analyse des prémices de la bataille de Cannes se poursuit par l’histoire de Solimus et Satricus, laquelle fait office de second prélude à  l’affrontement proprement dit. Bien que cet épisode prenne toute l’apparence d’une digression, le récit des événements renvoie au thème du paradoxe destiné à jouer par la suite un rôle central dans la description de l’engagement. Le traitement réservé à  la moralité dans cet épisode, à  l’instar de ce qui s’est produit dans celui d’Anna, annonce les conflits survenus entre la fides et la pietas durant la bataille de 216. La question du parricide s’avère particulièrement frappante pour le lecteur, de même que ses implications en termes de moralité. Dans cette section, nous nous efforcerons de démontrer que, lors de l’affaire Solimus-Satricus, Silius met un point d’honneur à  évoquer la guerre civile, tout en soulignant la relation contra73  Sil., I, 70-139. Küppers, Tantarum causas irarum : Untersuchungen zur einleitenden Bücherdyade der Punica des Silius Italicus, p. 61-92. 74  Liv., XXII, 48, 1 rapporte que lors de la bataille de Cannes, la lutte s’engagea à l’aile gauche par une fraus Punica consistant en l’envoi de faux transfuges qui, placés à l’arrière, réussirent à mettre en déroute l’armée romaine et à massacrer nombre de ses recrues. L’abandon simulé du camp carthaginois à  l’orée de la bataille de Cannes constituait une autre forme de perfidia.

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dictoire unissant la fides à  la pietas, laquelle coïncidait avec le traitement réservé à ces valeurs par le poète. Du reste, il apparaît clairement qu’à travers le contre-exemple de moralité fourni par l’épisode de Satricus, c’est le thème du paradoxe moral exprimé dans la totalité de la version silienne de la bataille de Cannes qui est mis en évidence. Silius introduit l’histoire de Solimus et  Satricus au livre IX, peu avant l’ouverture des hostilités 75. Natif  de Sulmone, petite cité des Abruzzes où Ovide vit aussi le jour, Satricus, capturé par Xanthippe au cours de la première guerre punique, est réduit en esclavage en Libye. Trop jeunes encore pour participer au conflit, ses fils jumeaux, Mancinus et Solimus, restent en Italie 76. Silius précise que la famille de Satricus, d’origine phrygienne, avait pour ancêtre Solimon, qui avait suivi le sceptre d’Énée et fondé les remparts de la cité italienne 77. Satricus, pour honorer son courage, est bientôt offert au roi des Autololes, peuple gétule établi dans la province de Tingitane. Pour d’obscures raisons, il regagne l’Italie aux côtés des Gétules, en qualité d’interprète. Néanmoins, à la faveur de l’obscurité, il parvient à leur échapper pour recouvrer sa libertas 78. Totalement désarmé, Satricus dépouille le premier cadavre qu’il croise, sans reconnaître le corps de son propre fils, Mancinus 79, tombé quelques heures auparavant dans une escarmouche menée par des Maces ; celui-ci est la première victime romaine du conflit de Cannes 80. Une fois de plus, Silius souligne combien les 75 Bruère, « Color Ovidianus in Silius Punica 8-17 », p. 229-232 ; Mezzanotte, «  Echi del mondo contemporaneo in Silio Italico  », p.  362-363  ; Dominik, «  Rome Then and Now  : Linking the Saguntum and Cannae Episodes in Silius Italicus’ Punica », p. 124-125 ; Yue, The Treatment of  Virtue in Silius Italicus’ Punica, p. 140-145 ; Fucecchi, « La vigilia di Canne nei Punica e un contributo allo studio dei rapporti fra Silio Italico e Lucano », p. 305-322. 76  Sil., IX, 66-76. 77  Sil., IX, 73-75 : Phrygio genus a proauo, qui, sceptra secutus / Aeneae, claram muris fundauerat urbem / ex sese dictam Solimon. 78   Sil., IX, 77-82 : at tum barbaricis Satricus cum rege cateruis / aduectus, quo non spretum, si posceret usus, / noscere Gaetulis Latias interprete uoces, / postquam posse datum Paeligna reuisere tecta / et patrium sperare Larem, ad conamina noctem / aduocat ac furtim castris euadit iniquis. 79  Sil., IX, 83-89. 80  Sil., IX, 13-14. Silius précise que le jeune Romain était heureux d’ouvrir le combat (Mancinus gaudens hostilique unguere primus).

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ennemis des Romains avaient eu souvent recours au dolus pour vaincre. Pendant ce temps, l’autre fils de Satricus, Solimus, qui est de garde, se met à la recherche du cadavre de son frère Mancinus pour accomplir les rites mortuaires. Nous ignorons comment il apprit le décès de ce dernier. Voyant un homme armé se diriger vers lui dans l’obscurité, il se dissimule derrière une tombe afin de mieux observer la scène, et  une fois assuré que cet inconnu était seul, il lui lance sa javeline dans le dos 81. Accourant en direction du blessé, Solimus remarque qu’il porte l’équipement militaire de Mancinus. Il est alors pris de rage, et  jure de reprendre les armes contre l’ennemi punique, qu’il qualifie de « perfide » 82, tout en invoquant au passage le nom de son père 83. Les propos de son fils laissent Satricus pantois, lequel décline alors son identité. Solimus est pétrifié d’effroi. Avant de mourir, Satricus charge son fils survivant de dissuader Varron de livrer bataille, dans la mesure où, pour lui, affronter Hannibal à  ce moment serait nefas 84. Parallèlement, il s’efforce de disculper sa progéniture du parricide qu’il vient pourtant de commettre 85. Après quoi, Solimus, désormais conscient d’avoir tué son père, prend la lune comme témoin de sa « main droite souillée  » 86, puis retourne son glaive contre lui, non sans avoir reproché aux dieux leur cruauté 87 et  adressé un avertissement à  Varron en écrivant sur son bouclier avec son propre sang le message que son père souhaitait adresser au consul 88. Les liens du sang étaient essentiels pour les Romains, qu’il se fût agi des ancêtres – troyens et latins – ou de parents proches. C’est pourquoi la pietas familias, qu’elle ait été exprimée par les ascendants ou par les descendants, par les frères, les sœurs ou une tierce personne entrée dans le cercle familial à la suite d’une alliance quelconque, constituait, avec celle exercée à  l’égard des   Sil., IX, 90-105.   Sil., IX, 116. 83  Sil., IX, 106-119. 84   Sil., IX, 124-125 : Parce, precor, dextrae, non ut mihi uita supersit, / quippe nefas hac uelle frui. 85  Sil., IX, 120-151. 86  Sil., IX, 169 : pollutae dextrae. 87  Sil., IX, 164-165 : Verum linquetur iniquis / non ultra superis nostros celare labores. 88   Sil., IX, 152-177. 81 82

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divinités, le pan le plus fondamental de la valeur. L’importance du tissu familial dans la société romaine suppose l’ancienneté de cette acception de la pietas. Cicéron la définit comme étant « la vertu qui pousse à remplir ses devoirs envers la patrie ou bien les parents, voire les proches par le sang 89  » ou encore comme « la vertu par laquelle on rend un service dévoué et un culte zélé aux proches issus d’un même sang et  à la patrie 90  ». Le devoir moral vis-à-vis des parents est encore plus explicite chez Sénèque : « Ne pas aimer vos parents est une impiété 91 » et « nous devons manifester de la piété à nos parents 92 », écrit-il dans le De beneficiis. Cicéron met sur un pied d’égalité la pietas qui s’exerçait à  l’égard des dieux et  celle qui entendait honorer les parents. Pour lui, il s’agissait avant tout d’un sentiment de reconnaissance et d’un devoir 93. Eu égard à la place que le pater familias occupait au sein de la société romaine, il n’est pas surprenant que la pietas des enfants se soit manifestée en premier lieu à  son égard. Aussi Virgile n’hésite-t-il pas à décrire longuement le voyage vertical et initiatique d’Énée visant à rejoindre aux Enfers son père qui lui enseigna alors le sort des âmes après la mort 94. «  Le Troyen Énée, illustre par sa piété et  sa bravoure, descend auprès de son père dans les profondeurs des ténèbres de l’Érèbe. Si le spectacle de tant de piété ne t’émeut pas, ce rameau en tout cas (elle découvre le rameau qu’elle cachait sous sa robe), tu peux le reconnaître », écrit le poète augustéen en s’adressant directement au lecteur 95. 89  Cic., De Inv., II, 66, 2 : pietatem [appellant], quae erga patriam aut parentes aut alios sanguine coniunctos officium conseruare moneat. 90  Cic., De Inv., II, 161, 3 : pietas, per quam sanguine coniunctis patriaeque beniuolum officium et diligens tribuitur cultus. 91  Sen., Benef., III, 01, 05, 5 : Parentes uos non amare impietas est. 92  Sen., Benef., VI, 23, 05, 4 : Debemus parentibus nostris pietatem. 93   Cic., Planc., 80, 1-4 ; Cic., Fin., III, 73, 1-5. On trouve même dans Cic., Planc., 29, 1-4 le témoignage d’une pietas filiale où le père était honoré à l’instar d’une divinité : « La manière dont il vit avec les siens et d’abord avec son père (car à mon avis la piété filiale est le fondement de toutes les vertus) qu’il révère à l’égal d’un dieu. 94 Deproost, « La marche initiatique d’Énée dans les enfers », p. 17-20 ; Lesueur, «  Virgile  : le livre VI de l’Énéide. Présentation et  perspectives  », p. 15-25. 95  Verg., Aen., VI, 403-407 : Troius Aeneas, pietate insignis et armis, / ad genitorem imas Erebi descendit ad umbras. / Si te nulla mouet tantae pietatis imago, /

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La piété du fils pour son père ne se juxtapose pas seulement dans son esprit à  sa piété à  l’égard des dieux  : elle s’unit à  elle et  la pénètre dans la mesure où Anchise n’était pas seulement un père pour Énée, mais aussi un personnage auréolé d’une atmosphère divine. Ce statut, il le devait à l’amour que lui portait Vénus, mais surtout au fait que, même mort, il avait guidé son fils durant une longue partie de son périple 96. D’ailleurs, au chant III de l’Énéide, le vieillard apparaît comme le véritable chef  de l’expédition pour l’Italie dont il fixa l’objectif. Dans l’œuvre du Mantouan, il semble donc qu’Anchise ait été doté d’une part d’essence divine. La pietas pratiquée à  l’égard des ascendants constituait un témoignage semi-direct de la pietas due aux divinités. Solimus, à l’instar de l’épisode sagontin chez Silius et de celui de Vulteius chez Lucain 97, illustre avec force les jeux paradoxaux de la lumière et de l’ombre au sein de cet épisode. Comme Satricus le fit promptement remarquer à son fils, personne ne put assister à l’accident : « Q ui a été témoin, spectateur de ce qui vient de se passer ? La nuit n’a-t-elle pas couvert ton erreur de l’obscurité de ses ombres ? » 98. La question de qui testis est rapidement résolue par les propos que Solimus adresse à  la Lune, y voyant une Titania testis 99, unique témoin du crime. Selon le témoignage de Solimus, la Lune avait dirigé ses « traits contre la personne d’un père » 100. Satricus, qui ne s’était saisi d’aucune arme pour éviter de trahir sa tentative de fuite, avait précisément choisi la nuit pour s’échapper, espérant qu’elle le maintiendrait dissiat ramum hunc (aperit ramum qui ueste latebat)  / agnoscas. (rendu dans la traduction de A. Bellesort, t. 2, Paris, p. 179) Si certains héros étaient les fils des dieux (Énée était celui de Vénus, Romulus celui de Mars…) et si la divinité s’apparentait quelquefois à un père dans l’imagerie antique, l’inverse était beaucoup plus rare. 96 Boyancé, La religion de Virgile, p. 64. 97  Cf. supra p. 135-145. 98  Sil., IX, 147-148 : « Q uis testis nostris, quis conscius adfuit actis ? / Non nox errorem nigranti condidit umbra ? » (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 10). 99   Sil., IX, 169 : Pollutae dextrae et facti Titania testis. 100   Sil., IX, 170-171 : « infandi, quae nocturno mea lumine tela / derigis in patrium corpus, non amplius » inquit. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 11).

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mulé  : «  Il appelle la nuit à  son aide, et  s’échappe furtivement du camp ennemi  » 101. Toutefois, plutôt que de lui assurer son soutien, comme il l’escomptait, celle-ci l’illumina par un éclair sinistre, et son meurtre s’en trouva facilité. Comme aucun écho de cette histoire n’apparaît dans la tradition historiographique, il est permis d’y voir le fruit de l’imagination de Silius et de ses influences poétiques. Il semble effectivement que le poète ait inventé d’autres personnages mineurs dont l’existence est invraisemblable. Parmi ceux-ci, citons Isalcas, le fiancé de la fille de Magon, frère cadet d’Hannibal 102, et Sychée, le fils d’Hasdrubal 103. Bien que tragique, cette anecdote présente de telles invraisemblances qu’elle frise le ridicule. Cependant, elle constitue une clé de lecture importante de l’épisode cannois. En effet, l’histoire de Satricus est à ranger dans une série de récits décrivant les réactions propres aux Romains face au meurtre d’un parent sur le champ de bataille, drame personnel suscitant un sentiment d’horreur difficilement exprimable. Ainsi, bien que commis involontairement, pareil crime constituait l’une des pires violations de la pietas dont on puisse se rendre coupable 104. De fait, des incongruités apparaissaient dans les œuvres dont s’était inspiré Silius, celle de Lucain notamment, dont le livre IX inclut des éléments absurdes et grotesques au moment d’expliquer pourquoi la Libye était peuplée de serpents comparables à  ceux de la Méduse. À ce propos, S.  Bartsch estime que Lucain présente délibérément certaines scènes sous un jour grotesque en vue d’aliéner un lecteur ainsi enraciné dans une violence viscérale, tout en prenant quelque distance avec cette imagerie en grossissant le trait 105. En effet, tandis qu’aux yeux de certains philologues les invraisemblances de Lucain peuvent nuire à  la qualité générale du poème, nous les percevons comme une caractéristique du texte. Tous les mensonges et toutes les exagérations sont 101  Sil., IX, 81-82 : et patrium sperare Larem, ad conamina noctem / aduocat ac furtim castris euadit iniquis. (rendu dans la traduction de P.  Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 7). 102   Sil., V, 287 : Stabat fulgentem portans in bella bipennem. 103  Sil., III, 245 ; IV, 825. 104 Wilson, « Ovidian Silius », p. 244. 105 Bartsch, Ideology in Cold Blood. A Reading of  Lucan’s Civil War, p. 39.

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permis à la fecunda licentia uatum, déclare Ovide 106. On a d’ailleurs détecté dans l’épisode de Solimus et  Satricus une nette influence ovidienne, particulièrement sensible dans l’orientation émotionnelle de l’histoire 107. À l’instar des Punica, la Pharsale est complexe, soucieuse de mettre en avant une subtile moralité, tout en étant axée sur l’émotion, les effets dramatiques et l’attitude pathétique de certains protagonistes. Nous inclinons à penser qu’une influence virgilienne distincte apparaît également de manière flagrante dans l’épisode de Satricus et  Solimus. Évoquer ce passage dans lequel ce dernier aperçoit l’armure de son frère portée indûment par Satricus, permet de souligner les ressemblances entre la réaction de Solimus et  celle de deux autres personnages de l’épopée virgilienne : Nisus, lorsqu’il assiste à la mort d’Euryale, et Énée, quand il voit le fourreau de Pallas au flanc de Turnus. La manière dont Silius dépeint Satricus renvoie en effet indirectement au destin tragique d’Euryale, éraste très attaché à l’adolescent Nisus, tous deux débarqués avec Énée dans le Latium. Alors qu’un soir, Turnus et  ses hommes mirent le siège devant le camp des pii 108 Troyens, Énée s’enquit de gagner des alliés. La nuit tombée, Nisus et Euryale décident également de quitter discrètement leur campement via celui des Rutules. Profitant de   Ov., Am., III, 12, 41.  Bruère, « Color Ovidianus in Silius Punica 8-17 », p. 229-232. 108 Virgile qualifie à deux reprises les Troyens de pii. La première mention est relative aux compagnons d’Énée qui, face à Didon, lui demandent d’épargner une « race pieuse », tout en lui suggérant de s’informer plus précisément de ce qui les concernait (Verg., Aen., I, 525-526 : prohibe infandos a nauibus ignis, parce pio generi et  proprius res aspice nostras.). La seconde mention voit le poète latin qualifier les Troyens de « pieux » : « De peur que les pieux Troyens n’eussent à subir de telles monstruosités, s’ils étaient entraînés vers le havre, et pour qu’ils n’approchent pas ces rives sinistres, Neptune emplit leurs voiles de vents favorables.  » (Verg., Aen., VII, 21-23  : Q uae ne monstra pii paterentur talia Troes delati in portus neu litora dira subirent, Neptunus uentis impleuit uela secundis.). À n’en pas douter, Virgile ne qualifie de « pieux » que les compagnons d’Énée, et non les Troyens qui avaient sombré face aux Achéens. Ainsi, cette pietas des Troyens, peuple qualifié de genus Aeneadum par Verg., Aen., I, 565, participe clairement de celle de leur chef, l’ancêtre du conditor Romulus. Dans l’œuvre maîtresse de Virgile, Jupiter réussit à convaincre son épouse Junon de renoncer à sa haine contre Énée et ses compagnons, et de les laisser s’installer dans le Latium, car leur microcosme sociétal surpasse tous les autres par leur piété (Verg., Aen., XII, 838-840 : Hinc genus Ausonio mixtum quod sanguine surget supra homines, supra ire deos pietate uidebis, nec gens ulla tuos aeque celebrabit honores.). 106 107

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leur sommeil, ils massacrent nombre de ceux-ci, parmi lesquels Rhamnès, ami et conseiller de Turnus, le noble Rémus et le jeune et  beau  Serranus. Ils prennent la fuite après qu’Euryale se fut emparé de certaines de leurs armes. Si Nisus parvient à s’échapper, Euryale, encombré par son butin, ne peut faire de même. Il est alors encerclé par les soldats de Volcens, un légat de Turnus. Nisus, s’apercevant de l’absence de son amant, fait demi-tour pour transpercer deux Rutules de ses javelots. Imputant à Euryale la responsabilité de la mort de ses hommes, Volcens veut lui trancher la gorge. C’est à ce moment-là que Nisus surgit de l’obscurité pour se dénoncer. Cet aveu n’empêche pas Volcens d’occire Euryale d’un coup d’épée. Nisus, furieux, venge son ami en tuant son assassin, avant de succomber à son tour. La décision de s’échapper sans armes du camp carthaginois colore de bravoure l’entreprise de Satricus, et  la rend aussi audacieuse et hardie que l’attaque d’Euryale contre le camp des Rutules. Solimus repère Satricus avec l’aide de la Lune, comme les hommes de Volcens, qui détectèrent la présence d’Euryale guidés par le reflet de l’astre nocturne sur le casque de Messapus 109. Q uand Nisus s’efforce de sauver Euryale, sa première victime fut Sulmo, qu’il supprima en lui perçant le dos de sa lance 110. Silius, pour sa part, fait en sorte que Solimus projette son javelot dans les reins de Satricus. Si Solimus et Nisus ont œuvré pour la collectivité et fait preuve de pietas, ils ont privilégié les liens personnels au service de la gloire individuelle. Par ailleurs, dans les Punica, Hannibal, lorsqu’il invective le Capouan Decius resté fidèle à l’alliance romaine, et presse ses soldats d’en finir avec lui, est comparé à un lion en chasse s’accrochant au dos d’un taureau 111. C’est peut-être en vertu de ce prin-

109  Verg., Aen., IX, 365-374. Meban, «  The Nisus and Euryalus episode and Roman friendship », p. 239-259. 110  Verg., Aen., IX, 412-415. 111  Sil., XI, 243-246 : inlatus uelut armentis super ardua colla / cum sese imposuit uictorque immane sub ira / infremuit leo et immersis grauis unguibus haesit, / mandit anhelantem pendens ceruice iuuencum. Auhagen, « Stoisches bei Silius : Decius und Hannibal (Punica XI 155-258)  », p.  85-97. Le taureau de Verg., Buc., III, 103 quant à lui, revint pour en découdre. À XVI, 4-10, Silius compare Hannibal à  un taureau ayant perdu sa position dominante dans le troupeau et se préparant à la regagner.

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cipe que Virgile transforme Nisus et Turnus 112 en lion à la gueule sanglante (ore cruento), semant le trouble dans une bergerie 113. La portée des comparaisons alimentée par l’image du lion est, à l’exception de celui tué par Héraclès, toujours négative  ; avide de chair, il incarne le prédateur par excellence 114. Tout en soulignant la portée morale de l’Énéide, Silius reprend cette allégorie virgilienne pour stigmatiser l’attitude sanguinaire de l’adversaire des Romains. Ainsi recadrée, la «  tragédie nocturne  » silienne constitue une évocation consciente de l’antécédent virgilien, mais aussi une déformation de l’histoire de Nisus et d’Euryale, en inversant les identités du meurtrier et de sa victime. Si Silius puise, en l’espèce, son inspiration chez Virgile et invite son lecteur à lire l’épisode du livre IX des Punica à  la lumière du chant IX de l’Énéide 115, la manœuvre ne se limite donc pas à  insérer le motif  de Nisus et  d’Euryale sous une autre forme dans le cadre de la deuxième guerre punique 116  : d’une part, les binômes troyen et  romain, respectueux de leur fides, trouvent la mort dans des conditions sensiblement différentes ; d’autre part, contrairement aux héros virgiliens, Solimus tue involontairement son père et, de façon métaphorique, la figure paternelle, avant de se suicider. L’épisode de Satricus se nourrit aussi de la pensée de Sénèque telle que l’expriment deux épigrammes consacrés à  l’histoire tragique de Maevius 117. Considéré comme l’un des principaux partisans d’Octave à Actium en 31 av. J.-C., celui-ci aborde l’un

  Verg., Aen., XII, 8.   Verg., Aen., IX, 339-341. Voir aussi : Verg., Aen., X, 723-727, développé à partir de : Hom., Il., XVII, 61-69. 114  Ronet, « Les comparaisons animales chez Silius Italicus : Hannibal, cet animal barbare  », p.  77. Chez Homère, plusieurs personnages se transforment un temps en lion : Diomède (Hom., Il., IV ; 10), Agamemnon (Hom., Il., 11) ; Hector (Hom., Il., 6 ; 7 ; 15-16) ; Ménélas (Hom., Il., 17) ; Sarpédon (Hom., Il., 11) ; Achille (Hom., Il., 20). 115  Pour l’épisode de Nisus et  Euryale, Virgile s’est lui-même inspiré de la dolonie homérique : Casali, « Nisus and Euryalus : exploiting the contradictions in Virgil’s Doloneia », p. 319-354 ; Beck, « Simile structure in Homeric epic and Vergil’s ‘Aeneid’ », p. 244-266. 116 Marks, From Republic to Empire : Scipio Africanus in the Punica of  Silius Italicus, p. 398-399. 117  Sen., Ep., 462-463. 112 113

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des navires d’Antoine où il tue un soldat ennemi 118. Cependant, alors qu’il était sur le point de dépouiller le cadavre et  de célébrer sa victoire héroïque, il constate que sa victime n’était autre que son propre frère. En réaction, Maevius, qui considère que son crime ne peut en aucun cas être expié, met fin à ses jours avec l’épée de son frère, non sans s’être auparavant lamenté sur ce meurtre que Sénèque qualifie d’« impie » 119. Les similitudes entre les comportements de Maevius et de Solimus sont assez évidentes. En abattant celui qui passait à  leurs yeux pour un adversaire ordinaire, tous deux pensent poser un acte vertueux susceptible de favoriser leur camp et  l’Vrbs tout entière. Toutefois, ce geste se teinte d’impiété une fois le pseudo hostis reconnu comme étant un membre de la famille. Tant Maevius que Solimus finissent par se résoudre au suicide, au terme d’un long monologue dédié aux conséquences de leurs actions. Sénèque aborde le sujet de la guerre civile 120, et  s’intéresse à  la nature fraternelle de ce conflit à travers le prisme de la destinée de Maevius. Au début de l’épigramme, la guerre opposant Marc Antoine et Octave prend d’ailleurs l’allure d’un conflit étranger, Antoine le Parthe joignant ses forces à celles de Cléopâtre l’Égyptienne stationnée à Tarse 121. Examinons à  présent un autre texte de Sénèque ayant pu influencer Silius. Dans le Thyeste, le philosophe stoïcien choisit délibérément ses mots, et  ce, afin d’attirer l’attention sur l’inversion entre le jour et la nuit. « Nocturno […] lumine » 122 écrit Silius, oxymores qui apparaissaient déjà chez Sénèque avec « nocturna […] lumina » 123. Cette occurrence se trouve dans la tragédie du précepteur de Néron, au moment où Atrée, fils de Pélops et d’Hippodamie, vient de tuer le fils de son frère Thyeste pour se venger de ce dernier, et fait suite au discours de lamentation 118 Fucecchi, « La vigilia di Canne nei Punica e un contributo allo studio dei rapporti fra Silio Italico e Lucano », p. 316-318. 119  Sen., Ep., 462, 15 : impius esset. 120  Sen., Ep., 462, 5-10 : fratribus heu fratres, patribus concurrere natos / impia sors belli fataque saeua iubent.  121   Sen., Ep., 462, 1-5. 122  Sil., IX, 170. 123  Sen., Thy., 795. Spaltenstein, Commentaires des Punica de Silius Italicus, Livres 9 à 17, ad. 9, 169.

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du chœur. Alors que, sans le savoir, Thyeste se repaît des restes de son fils tout en buvant son sang mêlé de vin, le soleil 124 disparaît, et le messager prie pour que la pénombre de la nuit dissimule l’action 125. Au dernier acte, si Thyeste maudit son frère jumeau en invoquant des forces funestes, le vindicatif  et  impie Atrée célèbre sa vengeance. Q u’il s’agisse de Satricus, de Solimus, de Thyeste, du messager ou du chœur, tous semblent aspirer à ce que les crimes odieux et  impies soient dissimulés par la pénombre. Cependant, tant dans l’épopée que dans la pièce, ces espérances furent vaines 126. En outre, et  surtout, une allusion au Thyeste s’avère opportune pour Silius, car ni Thyeste ni Solimus n’ont conscience de l’atrocité de leurs forfaits. Par ailleurs, Silius s’inspire clairement des thèmes bien connus de son public, aux yeux duquel le manque de vertu s’associe à la décadence. R. R. Nauta voit dans l’épisode de Satricus, à l’instar du Thyeste, une scène destinée au théâtre 127. L’épisode de Satricus présente une nature théâtrale en phase avec le climat de guerre civile qui avait bafoué les valeurs traditionnelles de fides et  de pietas. Q u’il s’agisse de Thyeste ou de Satricus, leurs histoires, qui mêlent étroitement monde romain et hellénisme, mettent en scène une tragédie privée avec en arrièreplan un conflit de nature militaire et politique. En outre, les deux auteurs stoïciens les contant entendaient démontrer que toute souillure morale serait tôt ou tard révélée au grand jour, et  que ceux qui l’avaient commise devaient, quoi qu’il arrive, répondre de leurs actes. Le thème du parricide apparaît également dans une anecdote rapportée par Tacite 128, laquelle relatait l’histoire de Julius Mansuetus pendant la guerre civile. Originaire d’Espagne et ayant été enrôlé dans la légion Rapax, il avait laissé chez lui un fils en bas âge. Contraint de choisir un camp lors de la guerre civile   Sen., Thy., 785.   Sen., Thy., 786-787. 126 Tarrant, Seneca’s Thyestes. Edited with Introduction and Commentary, p. 204. 127 Nauta, Poetry for Patrons : Literary Communication in the Age of  Domitian, p. 356-364. 128  Tac., Hist., III, 25, 1-5. Dominik, «  Rome Then and Now  : Linking the Saguntum and Cannae Episodes in Silius Italicus’ Punica », p. 124. 124 125

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de 69, en l’occurrence celui de Galba, ce dernier tue de plusieurs coups son pater, partisan de l’adversaire. Il tente alors de faire porter la responsabilité du geste à l’État : « C’était le crime de tout le monde ; qu’est-ce que la part d’un soldat dans la guerre civile ? » 129. Le jeune parricide, qui supplie les Mânes de ne pas l’abhorrer comme un assassin, accorde néanmoins une sépulture décente à son défunt père 130. Tacite, pessimiste et meurtri, insiste tant sur le rôle joué par le Fatum dans ce récit que sur les atrocités survenues après la mort de Néron. Il met également en avant le fait que la pietas ait profondément été souillée par les descendants des valeureux Romains qui avaient porté aux nues les valeurs de l’Vrbs. Si la rédaction des Histoires de Tacite est postérieure à  celle des Punica, l’histoire de Mansuetus qui y est consignée n’était probablement pas étrangère à  Silius 131. Pour preuve, les soldats qui découvrirent les cadavres de Satricus et de Solimus éprouvè  Tac., Hist., III, 25, 8.  La pietas indiquait un état de pureté et de bons rapports avec les dieux, les créateurs de l’humanitas, et avec la famille, le noyau dur de la gens. Les dieux étaient notamment associés lors des cérémonies funèbres au moment où la pietas consistait essentiellement en un devoir de sépulture. Dans la Haute République, il existait une pietas envers les défunts. Ce devoir consistait à  assurer au mort une sépulture décente afin que son âme pure puisse trouver le repos au sein du royaume de Pluton. Nous avons tous en mémoire la supplication du roi Priam qui vint, à genoux, conjurer Achille de lui rendre la dépouille de son fils Hector (Hom., Il., XXII, 338-342), ainsi que les derniers honneurs rendus à Cornelius Scipion par son fils Scipion. Si un corps n’avait pas été inhumé ou incinéré selon les rites, les esprits ou les Mânes refusaient de recevoir le défunt, car il n’avait pas été purifié par les funérailles religieuses. Son âme était alors condamnée à errer à la surface de la terre, se manifestant sous la forme d’un spectre dangereux. Une fois le décès survenu, les proches du défunt avaient le devoir moral de ne pas tarder à ensevelir celui-ci afin de faire cesser la souillure religieuse. Tacite s’était d’ailleurs ému de l’ensevelissement des ossements des soldats de trois légions romaines tombés sur le front germain six ans après leur trépas. Le devoir de sépulture d’un membre de la communauté était donc impératif  sur le plan religieux et vital pour l’équilibre de la ciuitas. Si le défunt privé de sépulture selon le ritus Romanus ne pouvait trouver le repos, les membres de sa famille étaient eux aussi concernés par le manquement à  ce devoir religieux, et  entachés d’impietas. Prieur, La mort dans l’antiquité romaine, p. 18-19 écrit : « Une famille qui ne célèbre pas comme il faut ou pas du tout les rites funéraires restera souillée et peut constituer un danger pour les autres citoyens, les magistrats et les prêtres. Le citoyen doit être pur pour pouvoir participer à la vie publique : cette pureté s’acquiert notamment s’il accomplit ses devoirs domestiques, par exemple à l’égard des défunts ». 131 Wilson, « Ovidian Silius », p. 246. 129 130

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rent des réactions similaires à leurs homologues mis en scène par Tacite  : dégoût, peur, mais aussi incapacité à  mettre un terme à  leurs actions impiae. Aux yeux de l’auteur des Annales et  des Histoires, la présence de spectateurs observant le crime familial constituait un élément essentiel pour une bonne compréhension de l’épisode de Mansuetus. Nous retrouvons chez Silius une préoccupation identique concernant les témoins du forfait moral. Un fils meurtrier de son père lui-même coupable d’avoir profané le corps de son autre enfant rappelle inévitablement l’imagerie de la guerre civile à l’œuvre chez Tacite et Lucain. Dans la majeure partie des influences évoquées jusqu’ici (Tacite ainsi que les Épigrammes et  le Thyeste de Sénèque), plane le spectre de la guerre civile. Aussi n’est-il pas surprenant que les critiques se soient intéressés à l’œuvre de Lucain, cherchant à déterminer comment l’ombre de sa Pharsale se projette sur la bataille de Cannes dépeinte par Silius. La présence d’allusions à  la guerre civile ne surprend pas moins dans une épopée impliquant deux nations fondamentalement différentes 132. Présenter l’histoire de Satricus et  de ses fils jumeaux autorise Silius à  tourner son regard aussi bien vers le passé que vers l’avenir, en direction de la guerre civile de Lucain 133. Pour M. Wilson, l’histoire de Satricus témoigne de la perte subie par les belligérants et son intrusion  disruptive en préambule à  la bataille de Cannes  met en cause cette croyance qui motive les Romains et selon laquelle tuer pour son pays serait faire œuvre de vertu patriotique 134. Le lecteur se voit ainsi rappeler le coût humain de la guerre, donnée qu’illustre un thème aussi fort que celui de l’autodestruction d’une famille. Dès lors, il se peut que Silius n’ait tenu en substance aucun propos obscur pour ses lecteurs, et qu’il n’ait apporté aucun élément neuf  par rapport à  ses devanciers. Il n’était cependant ni Sénèque, ni LucainTacite. Sa description de Cannes, loin d’être exclusivement négative, apparaît comme étant bien plus qu’une défaite ordinaire, car celle-ci devait permettre au reste des Romains de démontrer leur capacité à exercer la vertu d’une manière plus 132  McGuire, Acts of  Silence. Civil War Tyranny, and Suicide in the Flavian Epics, p. 92. 133 Tipping, Exemplary Epic : Silius Italicus’ Punica, p. 37. 134 Wilson, « Ovidian Silius », p. 244.

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adéquate que leurs compatriotes déjà tombés sous les coups carthaginois. De plus, le contre-exemplum moral avait tout son sens dans les dix premiers livres des Punica, car il permettait au lecteur de l’opposer à  l’exemplum digne d’émulation. D’ailleurs, à  nos yeux, l’histoire de Solimus et Satricus évoque indirectement Scipion l’Africain qui, au Tessin, tenta de se suicider à la vue de son père blessé, empêché par Mars 135, lequel guida le jeune homme dans ses premiers actes héroïques. Le désespoir du futur vainqueur d’Hannibal se mue en action positive au moment de secourir son père sur le champ de bataille 136. Grâce à l’intervention du jeune Romain, digne successeur d’Énée empreint de pietas, tant le père que le fils survivent, ce qui n’est pas le cas de Solimus et Satricus. Dans les deux situations, c’est le jeune homme, symbole d’avenir, qui est à  l’origine de la mort ou de la survie du géniteur et  de la figure paternelle dans son ensemble. Contrairement à  la plupart des protagonistes des guerres civiles mis à l’honneur par Lucain et Tacite, tant Satricus que Solimus n’opèrent de distinction entre moralité et action. Nous ne savons pas si, détenu à Carthage durant de longues années, Satricus avait oublié son devoir envers Rome. Aucun indice dans la poésie silienne ne le donne à penser. De son côté, Solimus accomplit son devoir de soldat romain faisant preuve de pietas à l’égard de son frère. Ironie de l’histoire, lorsqu’il jette sa lance en direction de son père, il est convaincu d’agir pieusement, puisqu’en tuant celui qu’il estime être un ennemi, il espère récupérer les armes perdues par son frère Mancinus. Solimus croit de fait agir aussi bien par la fides que par la pietas, mais, ce faisant, il se livre à un acte criminel d’une haute impiété. Une fois encore, la cohabitation entre fides et pietas, pourtant voulue par les belligérants romains dans le cas que nous venons de traiter, se révèle donc impossible et, par un retournement encore plus paradoxal, la pietas conduit à  l’impietas, Solimus 135  Sil., IV, 420-429 : «  Magnanimi me, nate, uiri, ni bella capessis / haud dubie extremus, terret labor  : eripe pugnae  / ardentem, oblitumque sui dulcedine caedum  / siste ducem Libyae  ; nam plus petit improbus uno  / consulis exitio tota quam strage cadentum. / Praeterea, cernis, tenerae qui proelia dextrae / iam credit puer atque annos transcendere factis / molitur longumque putat pubescere bello, / te duce primitias pugnae, te magna magistro / audeat et primum hoc uincat, seruasse parentem. » 136  Sil., IV, 454-479.

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transformant sa dévotion envers son frère en parricide. À l’instar des Sagontins et  de Regulus qui font de la fides une priorité et délaissent la pietas, même s’il procède de manière totalement inverse, Solimus devient un modèle de vertu manquée. La nature invraisemblable de l’épisode de Satricus ôte toute initiative aux hommes et, plus encore qu’en 219, les place sous le contrôle d’une implacable séquence d’événements. Ainsi, le Fatum, auquel tout stoïcien devait se conformer, n’est pas en reste dans cette affaire ; le rôle paradoxal joué par la lumière dans la mort de Satricus constitue un indicateur révélateur de la nature prédestinée de ce meurtre. L’épisode de Satricus témoigne de la manière dont il convient d’investir cette opinion du stoïcien Silius selon laquelle les hommes ne peuvent décider librement de leur destin, et  doivent s’accommoder des circonstances pour trouver la véritable libertas et mener une vie vertueuse.

C. La présence de Scaevola et de Clélie dans le récit silien Silius aime camper ses héros à  l’image de célèbres personnages républicains vertueux. Si les nécessités historiques ne permettent pas au poète de fausser radicalement les rôles des protagonistes du conflit, rien ne l’empêche de donner aux soldats de second rang des noms puissamment évocateurs renvoyant aux premiers temps de la République romaine. Ainsi, celui de Scaevola peut avoir été introduit dans les Punica pour mettre en exergue un exemplum de fides connu de tous les Q uirites. Ce personnage permet de mettre en corrélation les guerres puniques avec les luttes pour la sauvegarde de l’indépendance romaine aux premières heures de la République, ainsi que les Punica avec les premières décades liviennes. Mucius Scaevola, le citoyen romain qui n’avait pas hésité à placer sa main droite dans un brasier pour prouver qu’il restait des centaines de jeunes Romains prêts à  réussir là où sa dextre avait échoué, se présentait comme une figure phare du haut passé de l’Vrbs digne d’être imitée 137. En effet, le héros républi  Liv., II, 13, 1  : cui  […] Scaeuolae a  clade dextrae manus cognomen inditum. Un citoyen éponyme exerça la charge de Pontifex Maximus entre 130 et 115 av. J.-C. 137

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cain avait exprimé sa fortitudo (le courage et le mépris du danger) dans la patientia (la capacité d’endurer la douleur) et la constantia (cette fermeté et cette cohérence dans l’action). Plus encore, il avait fait œuvre de fides en restant fidèle à  sa parole, tout en œuvrant pour la défense de la libertas, terme signifiant à  la fois la liberté et  la République, sa concordia devant assurer le salus rei publicae. Pour Silius, comme pour Tite-Live et  Cicéron, il importe de canaliser l’énergie et  les forces novatrices dans les limites de la tradition de manière à  les rendre fonctionnelles et accessibles pour le bien commun. Si Silius ne lui consacre que quelques vers, Scaevola est l’ancêtre d’un illustre lignage dont la valeur n’est pas à  mettre en doute. Son bouclier ciselé témoigne de sa uirtus et  de sa fides envers Rome 138. Ce clipeus semble rappeler le bouclier votif  attribué à Auguste par le Sénat pour célébrer ses vertus civiques. Au cours de la bataille de Cannes, Scaevola, s’apercevant que la situation était désespérée, recherche «  un trépas digne de son ancêtre et une mort glorieuse » 139. Nonobstant, la réaction d’admiration et  de découragement de Porsenna, roi de Clusium, face à ces exempla romains, invite à un parallèle avec la réflexion d’Hannibal à  Trasimène, lequel admire l’opiniâtreté romaine, et  confirme le rapprochement, constant dans les Punica, entre la guerre contre Hannibal et les conflits passés de Rome, en particulier ceux contre Porsenna et les Gaulois 140. Cependant, si Scaevola illustre bien la façon dont une exemplarité ancestrale pouvait entraîner un désir d’égaler et d’imiter cette ascendance par ses propres actions glorieuses, dans son affirmation selon laquelle «  la uirtus est une appellation dénuée de sens, à  moins que dans la mort on trouve le temps d’obtenir la gloire  » 141, Scaevola explicite bien le souhait de renommée qui guide trop souvent les personnages des Punica. Pour leur auteur, 138   Sil., VIII, 383-385  : Ducit auis pollens nec dextra indignus auorum  / Scaeuola, cui dirae caelatur laudis honora / effigie clipeus. 139  Sil., IX, 373 : dignum proauo letum et sub nomine mortem. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 19). 140  Ripoll, La morale héroïque dans les épopées latines d’époque flavienne  : tradition et innovation, p. 55. 141  Sil., IX, 376-377 : uirtus futile nomen, / ni decori sat sint pariendo tempora leti. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 19).

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la moralité devient essentiellement recherchée pour favoriser l’ensemble des Q uirites. À l’instar de Scaevola, le Clélius de Silius 142 rappelle la mythique Clélie de Tite-Live. Comme son homologue romain qui n’avait pas hésité à  brûler la main du serment rompu, la jeune femme s’était opposée, après la chute des Tarquins, à l’invasion de Rome par le roi étrusque Porsenna. Clélie, qui lui fut livrée en otage en échange de la paix, réussit à traverser le Tibre à la nage en déjouant la surveillance de ses gardes. Le souverain étrusque, frappé par son courage et sa valeur, lui rendit la liberté 143. Cette référence à  Clélie illustre tant chez Tite-Live que chez Silius la bravoure de la Rome républicaine, éclatante conquérante de sa libertas après l’exil du Superbe, dont le fils avait souillé la chaste Lucrèce 144. Dans les Punica, Clélius trouve la mort à  Cannes, comme Scaevola. Le Romain, fidèle à  sa patrie, est criblé de traits 145. Le récit de la fides de son cheval suspendu dans les airs, lequel rappelle nonobstant Xanthos, l’équidé doué de la parole d’Achille 146, mais aussi, dans une certaine mesure, Pégase, constitue une digression épique illustrant la fidélité et la loyauté des chevaux conduits par les Romains qui font preuve d’une bonne moralité. Le manque de uirtus et  l’impietas de Varron, consul généralement présenté comme le principal responsable de la défaite de l’Vrbs, semblait très clairement s’opposer à l’héroïsme et à la fides de ces personnages. S’il avait manifesté ne serait-ce qu’un peu d’intérêt pour les prophéties divines et les conseils de Paul-Émile, l’histoire aurait pu connaître un tout autre dénouement. Ayant négligé les différents présages annonciateurs de la bataille de Cannes, événement cardinal du poème silien, ce dernier endosse la responsabilité de la catastrophe finale endurée par les Romains. 142  Sil., X, 456-458 : mu‹r›mure deficiens iam Cloelius oraque nisu / languida uix aegro et dubia ceruice leuabat. / Agnouit sonipes. 143  Liv., II, 13, 1-6. Gagé, « Les otages de Porsenna », p. 236-245 ; Brachet, Le salut par la traversée de l’eau. Étude sur la tradition latine et indo-européenne, p. 177-205 ; North, « The Limits of  the ‘Religious’ in the Late Roman Re­pub­ lic », p. 225-245. 144  Martin, L’idée de royauté à Rome, t. 1, p. 24-45 ; Briq uel, « Naissance de la république romaine comme l’avènement d’un monde parfait », p. 71-94. 145  Sil., X, 458-466. 146  Hom., Il., XIX, 404-416.

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Toutefois, Silius qualifie-t-il Varron de contre-exemple de moralité ? Comme nous tenterons à présent de l’établir, un traitement moralement paradoxal peut être décelé dans l’action des deux consuls. Les chapitres suivants chercheront à prouver que la nature du procédé réservé par Silius est plus nuancée qu’on a pu le prétendre jusqu’ici.

D. L’absence de vertu chez Varron a. L’aurige incompétent Ce chapitre examinera attentivement la manière dont Silius façonne le personnage de Varron. Il sondera notamment la comparaison qui le rapproche d’un aurige démagogue et  malhabile. Ainsi qu’il ressort de ce parallélisme, et  ce, en dépit de l’image qu’il a laissée à la postérité – celle du consul menant Rome à la ruine –, le Varron silien n’aurait en réalité pas eu la maîtrise de son destin. Est-ce à dire qu’il est présenté comme un pion subverti par une chaîne d’événements inéluctables aboutissant à la défaite dramatique de Cannes, ce qui ne serait pas sans évoquer l’épisode de Solimus, incapable d’empêcher la mort de son géniteur ? Il est clair qu’il existe une dichotomie idéologique et morale entre d’une part la modération, les tactiques prudentes et la politique conservatrice de Fabius, et  d’autre part la témérité, l’extrémisme et  la démagogie de Varron. Le huitième livre des Punica prend soin de mettre ces distinctions au premier plan, et ce, à  travers une séquence d’épisodes impliquant des niveaux d’action tant humains que divins. Silius traite d’emblée Varron avec un certain mépris, attitude qu’il manifeste d’ailleurs envers tous ces généraux romains qui, tels Flaminius et  Minucius 147, s’étaient attirés le soutien de la plèbe par des moyens douteux. Varron est néanmoins le seul à afficher une absence complète de uirtus et de pietas sur le champ de bataille. À l’instar de Flaminius et du Capanée de Stace, il méprise et rejette présages et  prophéties. Le portrait qu’en trace Silius, à l’instar de celui qu’en fait Tite-Live, s’en prend à ses origines

  Cf. supra p. 184-193.

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modestes («  de naissance obscure et  d’aïeux sans renom  ») 148, ainsi qu’à la manière dont il gravit les échelons par le biais de discours démagogiques et  d’un achat de votes («  sa langue bavarde avait vibré sans retenue dans sa bouche sonore ; c’est ainsi qu’il sut s’enrichir et  donner largement le fruit de ses rapines  ; flattant la lie du peuple, aboyant au Sénat  ») 149. Cette description de Varron concentre les aspects négatifs de sa démagogie 150. L’influence du consul était devenue telle qu’il était «  de grand poids aux affaires et le seul arbitre des destinées de Rome, quand le Latium eût rougi d’être sauvé par ses victoires » 151. En dépeignant Varron comme un arbiter fati, Silius se montre quelque peu ironique, comme nous pourrons le constater par la suite. Le discours lors duquel Varron demande le soutien et  l’approbation du populus pour prendre part à la guerre, présente une tournure démagogique 152. La captatio beneuolentiae place sur un même pied autorités consulaire et  populaire et  contourne de la sorte les institutions 153. La dernière partie de cette adresse fustige toute idée consistant à différer la bataille, car de son point de vue, un triomphe 154 attend les Romains. Le consul démagogue prétend

  Sil., VIII, 246-247 : sine luce genus surdumque parentem / nomen. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 107). 149  Sil., VIII, 247-249 : et immodice uibrarat in ore canoro / lingua procax. Hinc auctus opes largusque rapinae, / infima dum uugli fouet oblatratque senatum. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 107). 150  Sil., VIII, 243-257. Liv., XXII, 25, 18-20, qui déteste Varron, prête à celui-ci une « naissance non seulement obscure mais infâme » (loco non humili solum, sed etiam sordido ortus), ainsi qu’une carrière de démagogue. Le consul était en fait le fils d’un boucher, occupation que l’historien qualifie de servile (Liv., XXII, 25-26). Liv. XXII, 38, 6-7 insiste en outre sur la violence de ses interventions contre les nobles accusés de faire délibérément traîner la guerre. À la lumière du mépris de la classe dirigeante romaine du iiie siècle av. J.-C. pour les petits commerçants, on saisait mieux la portée de ces accusations. 151  Sil., VIII, 250-252 : tantum in quassata bellis caput extulit urbe / momentum ut rerum et  fati foret arbiter unus, / quo conseruari Latium uictore puderet. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 107). 152   Le vers VIII, 244 (saeuit […] rostris) continue peut-être Liv., XXII, 38, 6, qui mentionne les discours tenus par Varron avant son départ en campagne. 153  Sil., VIII, 265-268  : «  Vos, quorum imperium est, consul praecepta modumque / bellandi posco. Sedeone au‹t› montibus erro, / dum mecum Garamas et adustus corpora Maurus / diuidit Italiam ? An ferro, quo cingitis, utor ? » 154 Notons que les guerres civiles jouissaient d’un statut juridique d’une grande imprécision – l’hostis publicus n’était pas l’hostis externus – et  ne pou148

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que la victoire surviendra sous les yeux ébahis de Fabius Maximus. Cette condamnation de l’attitude temporisatrice de ce dernier suit fidèlement celle de Minucius, gagné par l’irritation que suscite l’inaction de ce nouus Camillus 155. Silius dépeint un Varron capable d’exciter l’inuidia grâce à ses capacités oratoires 156. C’est là un contrepoint à  la capacité de Fabius d’en éviter les effets, comme l’affirme Jupiter, et  ce, peu importe les efforts menés par Junon pour s’y opposer 157. Comme nous pouvons le voir, dans les deux cas, l’association à une mouvance politique clairement spécifiée (popularis gloria, dans le premier exemple, popularis aura, dans le second) explicite le concept négatif  d’« inuidia ». Après avoir prononcé son discours favorable à  la guerre 158, Varron conduit l’armée hors de la ville. C’est à partir de ce moment que Silius le compare à un aurige maladroit et incompétent : « Après ce vain bruit de paroles, il pousse impétueusement son armée hors des portes et  lève tout retardement. Ainsi, quand la barrière s’ouvre, l’écuyer téméraire, lâchant toutes les rênes, se précipite penché en avant, le pied posé à peine, le fouet tendu sur le coursier dont il n’est plus maître : imprudemment lancé, l’axe fume, et les rênes flottent en désordre sur le char qui s’égare » 159. Ce passage s’inspire d’un motif  semblable, inséré à la fin du livre I des Géorgiques de Virgile, qui compare un conducteur de char traîné par ses chevaux au monde emporté par la guerre 160 : « Mars impie sévit dans tout l’univers. Tels, quand ils se sont une fois élancés des barrières, les quadriges se donnent du champ  ; en vain le cocher tire sur les rênes ; il est emporté par ses chevaux vaient en aucune façon conduire au triomphe. Bastien, Le triomphe romain et  son utilisation politique aux trois derniers siècles de la République, p. 20-55. 155  Cf. supra p. 189-193. 156  Sil., VIII, 259 : prauus togae. 157  Sil., VI, 613-614 : « non hunc » inquit « superauerit umquam / inuidia aut blando popularis gloria fuco ; VII, 511-512 : necnon patrum Saturnia mentes / inuidiae stimulo fodit et popularibus auris. 158   Sil., VIII, 264-277. 159  Sil., VIII, 273-283. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 108). 160 Spaltenstein, Commentaires des Punica de Silius Italicus, Livres 1 à 8, ad. 8, 279  ; Dominik, «  Rome Then and Now  : Linking the Saguntum and Cannae Episodes in Silius Italicus’ Punica », p. 121.

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et le char n’obéit plus aux brides » 161. Si le parallélisme s’avère pertinent, il dépasse toutefois amplement la simple allusion au poète mantouan. En employant les termes d’auriga indocilis 162 et d’impares equites 163, Silius insiste sur la nature peu talentueuse de l’aurige, suggérant ainsi une absence de qualifications dont témoignait Varron pour conduire le char symbolisant l’exercitus Romanus. Selon Silius, Paul-Émile, «  élu pour partager avec lui pouvoirs civils et militaires, voyait bien s’annoncer la ruine et le naufrage où ce consul funeste entraînait la cité  » 164. Cette suggestion permet à Silius d’associer Varron au Polynice de Stace et, par extension, au Phaéton d’Ovide 165. Q u’il s’agisse de Varron, du tyran Polynice ou de Phaéton, tous apparaissent comme des impares equites, des individus égocentriques et peu vertueux. Comme Varron, prompt à  s’attirer la renommée en remportant une victoire rapide sur Carthage, Polynice et  Phaéton se sont efforcés de démontrer leur valeur et  de faire valoir leur ascendance dans la conduite d’un char. En l’espèce, la question du patrimoine se situe au cœur des motivations de ces deux héros mythiques. Phaéton, en montrant à  tous qu’il est capable de manœuvrer le char de son divin père, souhaite ainsi prouver qu’il est bien le fils d’Hélios 166. Q uant à Polynice, il se saisit des rênes de celui d’Adraste, l’un de sept chefs qui entendent marcher contre Thèbes dans l’espoir de s’affranchir de sa filiation avec Œdipe, pour devenir le fils adoptif  du roi d’Argos 167. Varron est un homme de la plèbe décrit dans les Punica comme le produit des populares. Est-ce pour cette raison que Silius condamne son manque de vertu ? Bien que la paternité de Varron   Verg., Georg., I, 511-514. (rendu dans la traduction de Bellesort, A., Paris, p. 123). 162  Sil., VIII, 280. 163  Sil., VIII, 282. 164  Sil., VIII, 284-286 : cernebat Paulus (namque huic communia Campus / iura atque arma tulit) labi mergente sinistro / consule res pessumque dari. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 108-109). 165  Lovatt, Statius and Epic Games : Sport, Politics and Poetics in the Thebaid, p. 32-40 ; Yue, The Treatment of  Virtue in Silius Italicus’ Punica, p. 149-152. 166  Le nom de «  Φαέθων  » est utilisé comme une épithète d’Hélios chez Hom., Il., XI, 735 ; Hom., Od., V, 479. 167 Nagel, «  Polynices the Charioteer (Statius, Theb., 6.296-549)  », p. 386-391. 161

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ne fût pas contestée, Silius raille sa lignée peu glorieuse. L’obscurité de ses origines contraste surtout avec celles de Paul-Émile 168. En prenant les commandes du char, Varron s’efforce de briser les barrières inhérentes à sa condition d’homo nouus. Au demeurant, il ne constitue pas un exemple isolé au livre XI des Punica : en formulant la proposition inacceptable d’un consulat alterné, les Capouans Pacuvius et  Virrius, à  l’instar de Varron, apparaissent comme des personnages négatifs du fait de leurs origines obscures 169. Comme Tite-Live 170, Silius insiste donc sur l’issue perverse des élections consulaires, lesquelles promeuvent l’ascension de deux collègues issus de milieux sociaux antagonistes et  aux vues diamétralement opposées. Il importe dès lors de noter que les seuls véritables héros des Punica sont des Romains de souche issus de familles aisées et influentes. Toutefois, Varron est surtout critiqué pour son manque de valeur. Sourd aux suppliques raisonnables de Paul-Émile, il refuse de renoncer à précipiter son entrée en guerre, situation qui rappelle celle de Phaéton, entêté à  poursuivre son projet malgré le tonitruant discours d’Apollon 171. À l’instar de ce dieu, dont le serment stygien l’oblige à  confier son char à  Phaéton, Paul-Émile se voit également contraint de laisser l’armée à  Varron 172, en conformité avec le système romain de commandement alterné. Polynice, quant à lui, chevauche Arion, mais ce dernier percevant que son conducteur n’est autre que le terrible fils d’Œdipe 173, celui-là même qui, malgré lui, avait provoqué une déchirure cosmologique, le destrier divin s’efforce de s’en défaire dès la sortie des écuries.  Arion s’élance plus vite que n’importe quel cheval. Cependant, cette rapidité n’est pas due au fouet de Polynice, mais au désir de l’impérieux équidé de se débarrasser d’un conducteur perfide et  impie 174. Comme dans l’épisode silien du char incontrôlable de Varron, Arion tire le véhicule de manière brus-

  Sil., VIII, 293-297 ; 341.   Sil., XI, 48-50 ; 58 ; 65-66. 170   Liv., XXII, 35, 4. 171  Ov., Met., II, 50-102. 172 Ahl, Davis et Pomeroy, « Silius Italicus », p. 2532. 173  Stat., Theb., VI, 425-426. 174  Stat., Theb., VI, 428-431. 168

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que sans but apparent 175. Il en va de même pour Phaéton, dont le chariot part dans toutes les directions, semant la destruction sur son passage 176. Bien qu’il ne coure pas sur la piste, Arion surpasse tout de même les autres chevaux par sa vitesse, et parvient, de ce fait, à les dépasser 177. Anticipant l’apogée de la course, Stace décrit un terrible rugissement qui se répand jusqu’aux étoiles, et fait trembler le ciel 178. Cet épisode n’est pas sans rappeler les présages précédant la bataille de Cannes chez Silius, au cours desquels les roches tarpéiennes, violemment arrachées du sol, chancellent jusqu’à leur base 179. Une fois l’engagement commencé, Varron adopte une attitude semblable à  celle d’Arion puisque dès qu’il s’élance, il fait preuve d’un pouvoir destructeur et chaotique et  d’une uirtus altérée. Q ui plus est, comme Polynice et  Phaéton, qui ne voient pas plus loin que leur ego et qui adoptent un comportement dysharmonique, Varron va perdre toute prise sur les événements et causer d’irrémédiables dommages. Q uand Polynice constate son incapacité à  contrôler Arion, il pâlit et  n’ose même plus se servir du fouet ou des rênes 180. Le fils d’Œdipe perd tout contrôle, bien qu’il demeure sur son char. Apollon doit lui porter le coup de grâce au moyen d’une Furie surgie en plein milieu de la course  : cette apparition a  le don d’effrayer Arion, qui projette Polynice hors de l’attelage 181. Tant et si bien que la course est finalement remportée par le deuxième favori, Amphiaraus 182, personnage associé par des liens au Paul-Émile silien, même si le char sans conducteur le précède et  ne peut être dépassé 183. Stace compare une nouvelle fois Polynice à un timonier désabusé cessant de diriger son navire ballotté

  Stat., Theb., VI, 443-444.   Ov., Met., II, 201-271. 177  Stat., Theb., VI, 446-448. 178  Stat., Theb., VI, 448. 179   Sil., VIII, 643-644 : terque quaterque solo penitus tremuere reuulsae / Tarpeiae rupes. Yue, The Treatment of  Virtue in Silius Italicus’ Punica, p. 143-149. 180   Stat., Theb., VI, 450-451. Nagel, « Polynices the Charioteer (Statius, Theb., 6.296-549) », p. 388. 181  Stat., Theb., VI, 491-507. 182  Stat., Theb., VI, 326. 183  Lovatt, Statius and Epic Games : Sport, Politics and Poetics in the Thebaid, p. 36-37. 175 176

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par le destin et le laissant dériver sur les vagues, en direction des rochers 184. Humilié après le désastre de 216, Varron est, lui aussi, comparé par Silius au capitaine d’un vaisseau échoué n’ayant eu aucun contrôle sur les événements 185 : « Ainsi, lorsqu’un maître d’équipage, dont le vaisseau a été brisé, seul, sur le rivage désert, s’élance sain et sauf  à la nage du sein des flots ; tous, incertains, ne savent s’ils doivent tendre ou refuser la main du naufragé, et  ce n’est qu’à regret qu’ils sauvent le maître seul, alors que tout l’équipage a péri » 186. Le Varron des Punica passe également pour un consul individualiste. En proie à un désaccord sur la manœuvre à suivre, son collègue et lui-même gagnent leurs campements respectifs, plutôt que de joindre leurs forces dans la bataille. Cette dissension, loin de la concordia souvent affichée et  mise en valeur par Tite-Live, pourrait refléter les divisions internes causées par la guerre civile au sein de l’Vrbs, comme le démontre, chez Lucain, une allusion aux Romains choisissant le camp de César ou de Pompée : « les hommes eux-mêmes en se rangeant sous les drapeaux des deux partis » 187. Dans le livre IX, le narrateur invite son lecteur à comparer Hannibal et  Varron, puisque ce dernier continue à  blâmer Paul-Émile pour ses tactiques 188. Dès l’ouverture des hostilités, Varron apparaît brièvement. Cependant, l’objectif  principal de Silius vise à  introduire au plus tôt Scipion, lequel intervient et concentre sur sa personne toute l’attention du général punique 189. En effet, le consul disparaît alors du récit jusqu’à l’extrême fin du livre, moment où la situation échappe clairement à tout contrôle. Paul-Émile tourne   Stat., Theb., VI, 451-453.  Ahl, Davis et Pomeroy, « Silius Italicus », p. 2529. 186   Sil., X, 608-612 : haud secus ac, fractae rector si forte carinae / litoribus solus uacuis ex aequore sospes / adnatet, incerti trepidant, tendantne negentne / iactato dextras, ipsamque odere salutem / unius amissa superantis puppe magistri. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 61). 187  Luc., II, 43 : nec non bella uiri diuersaque castra petentes. (rendu dans la traduction de A. Bourgery, t. 1, Paris, p. 42). 188  Sil., IX, 4-8 : consul traducere noctem / exsomnis telumque manu uibrare per umbras  / ac modo segnitie Paulum increpitare, modo acris  / exercere tubas nocturnaque classica uelle. / Nec minor in Poeno properi certaminis ardor. 189  Sil., IX, 419-430. 184 185

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DEUXIÈME PARTIE – VIRTUS, FIDES ET PIETAS DANS LES PUNICA DE SILIUS ITALICUS

son collègue en dérision avant de regagner le front, tandis que le livre IX se termine sur un long monologue de Varron. Entraîné sur un autre point du combat, ce dernier, éperdu et hors de lui, s’écrie : Voilà ton expiation, ô ma patrie, toi qui, alors que Fabius est sain et  sauf, as appelé Varron aux combats. Mais quelle est cette révolte contre la raison ou bien contre le fatum. Est-ce un piège secret des Parques  ? Rompre avec tout cela, avec le jour, depuis longtemps déjà me tente  : mais retient mon épée je ne sais quel dieu et me réserve, oui moi, pour un rôle plus noble. Vivrai-je et rapporterai-je au peuple ces faisceaux, brisés et éclaboussés du sang des miens, et donnerai-je mon visage en spectacle aux cités courroucées et – Hannibal luimême ne réclamerait pas châtiment plus cruel – fuirai-je et  te reverrai-je, Rome 190 ?

Situé juste avant sa fuite du champ de bataille, ce monologue de Varron résume avec emphase son absence de uirtus et son incapacité à  faire face à  celle d’Hannibal. Ce retrait prend toute sa dimension à la lumière de l’aristeia que mena Varron au livre X, épisode dont nous aurons à reparler. Cependant, la manière dont celui-ci justifie sa décision de tourner les talons confirme déjà son impuissance ainsi que son absence de valeur, et  le montre submergé par un conflit qui le dépasse et sur lequel il n’exerce déjà plus aucun contrôle. Le consul comprend que la guerre a  pris le pas sur lui, et  qu’il n’est plus qu’un acteur passif, à  l’instar de Polynice. Dans le poème silien, une intervention divine empêche Varron de se donner la mort. Jupiter, qui semble ne pas réprouver ses actions, ne lance pas la foudre pour l’occire. Cependant, la description que Silius donne de lui n’en demeure pas moins conforme à  son portrait d’auriga indociliis. Bien qu’il ait été 190  Sil., IX, 646-655 : « Das, inquit, patria, poenas, / quae, Fabio incolumi, Varronem ad bella uocasti.  / Q uaenam autem mentis uel quae discordia fati  ?  / Parcarumne latens fraus est ? Abrumpere cuncta / iamdudum cum luce libet : sed comprimit ensem  / nescio qui deus et  me, me ad grauiora resuerat.  / Viuamne et fractos sparsosque cruore meorum / hos referam populo fasces atque ora per urbes / iratas spectanda dabo et, quo saeuius ipse  / Hannibal haud poscat, fugiam et  te, Roma, uidebo ? » (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 62).

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arbiter fati à Rome, Varron ne peut désormais plus décider de sa propre fin. Le même rapport au divin survient déjà, quand Hannibal, alors sur le point de tuer Varron, est distrait par l’arrivée de Scipion  : «  Hélas  ! Malheureux Varron  ! Tu pouvais mourir aussi glorieusement que Paul-Émile, si la colère des dieux ne t’avait alors refusé de périr de la main d’Hannibal. Q ue de fois tu auras sujet d’accuser le ciel de t’avoir fait éviter le glaive du général africain ! » 191. Dès lors, tel un timonier couard n’hésitant pas à abandonner ses hommes, Varron regagne Rome, et, éhonté, il est relégué à  l’arrière-plan de la scène politique. Bien que son profil soit calqué sur ceux de Phaéton et de Polynice, il n’a cependant pas droit à la délivrance qu’apporte la mort glorieuse. Preuve supplémentaire de sa passivité, Varron, qui visé par les traits de l’ennemi, est emporté par son coursier à  la fin de son discours pour regagner Rome 192. De son côté, une fois éjecté de son char 193, Polynice doit son salut à la Furie Tisiphone, celle-là même qui, à Sagonte, sur l’ordre de Junon, empêche les alliés de Rome de devenir des exempla. Varron serait-il devenu aussi célèbre que Paul-Émile s’il avait péri ? Il n’est au surplus pas anodin qu’un soldat, pris de folie et  hagard, ait cru apercevoir, à  la veille de la bataille, Hannibal en train de « voler » rapidement sur son char à travers les rangs romains, piétinant tout sur son passage («  Je vois le chef  des Libyens ; il vole à travers les phalanges épaisses : son char emporté roule par-dessus les armes, les guerriers, les membres et les étendards » 194). Le chef  punique qui apparaît là, contrastant avec la figure varonienne, maîtrise son véhicule avec une efficacité mortelle et une détermination insurpassable. À la différence de Var  Sil., IX, 424-427 : Heu miser ! aequari potuisti funere Paulo, / si tibi non ira superum tunc esset ademptum  / Hannibalis cecidisse manu. Q uam saepe querere, / Varro, deis, quod Sidonium defugeris ensem ! (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 53). 192  Sil., IX, 656-657 : telis proprioribus hostes / egere, et sonipes rapuit laxatus habenas. Spaltenstein, Commentaires des Punica de Silius Italicus, Livres 9 à 17, ad. 9, 657. 193  Stat., Theb., VI, 513-517. 194  Sil., VIII, 660-662 : uideo per densa uolantem / agmina ductorem Libyae currusque citatos / arma uirum super atque artus et signa trahentem. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 124). 191

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ron, l’aurige incompétent, Hannibal, qui ne tarde pas à démontrer ses capacités destructrices tout en demeurant attaché aux valeurs de la patientia, réussit à  manœuvrer sa monture pour engranger une victoire décisive. En réalité, en lançant la bataille sous l’influence de Junon, Varron ne fait que servir Hannibal. Après que Varron eut abandonné le champ de bataille, à la fin du livre IX, Paul-Émile concentre sur lui l’attention en luttant héroïquement dans l’espoir de repousser une défaite devenue inéluctable. Lorsque le désastre fut consommé, ce dernier s’adresse à  son collègue puis à  sa patria tout en dénonçant les tendances belliqueuses de la plebs sordida 195. Ce faisant, il place Varron et  Hannibal sur le même plan, de telle sorte qu’il s’avère impossible de dire lequel d’entre eux a porté le plus grand préjudice à Rome : «  Ah  ! patrie, ah  ! plèbe scélérate qui égares ses faveurs  ! Non, jamais tu ne sauras décider sous les coups si cruels du sort de qui tu aurais dû demander dans tes vœux qu’il ne naquît jamais, Varron ou Hannibal plutôt » 196. Cependant, alors frappé d’égarement, Paul-Émile est entraîné dans un secteur éloigné de toute activité martiale. Nous y reviendrons ultérieurement 197. Concernant l’interdiction de mourir imposée à  Varron, qui s’avère essentielle à la bonne compréhension de la morale appliquée à  la bataille de Cannes, il nous faut en outre prendre en compte la polysémie de grauis 198, laquelle n’est pas sans générer une certaine ambiguïté. Interprété dans un sens négatif, grauis signifie «  difficile à  supporter  » ou «  douloureux  » 199. Mais il 195  Plin., N.H., XXVI, 1, 3, distingue deux types de plébéiens : ceux faisant partie de la plebs media et ceux gagnant les rangs de la plebs humilis. Le naturaliste romain, continuant sa revue des remèdes et des maladies, nous apprend qu’à son époque une maladie de peau – que nous ne pouvons identifier – était contagieuse, mais se trouvait limitée à  un groupe social  : «  Ce mal ne toucha ni les femmes, ni les esclaves, ni la plèbe moyenne ou humble, mais seulement les grands, surtout par le contact rapide du baiser.  » Cette distinction entre plebs media et  plebs humilis ou sordida, fondée sur le niveau de vie, a  été reprise par Tac., Hist., I, 4, 1-4 ; III, 74, 1-4. 196  Sil., IX, 636-639 : « Heu patria, heu plebes scelerata et praua fauoris ! / Haud umquam expedies tam dura uota petendum,  / Varronem Hannibalemne magis.  » (rendu dans la traduction de P.  Miniconi et  G.  Devallet, t.  3, Paris, p. 30). 197   Cf. infra p. 248-262. 198  Sil., IX, 651. 199  OLD 10b.

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peut également revêtir un sens positif : il peut alors être traduit par « qui exige une véritable attention » 200 ou « qui a du poids ou de l’autorité  » 201. Dès lors, dans les Punica, at quae me ad grauiora reseruat pourrait être traduit soit par «  que je puisse souffrir encore davantage », anticipant ainsi l’humiliation subie par Varron, soit par « pour un rôle plus noble » 202, expression revenant alors à  envisager la situation sous un angle différent et à anticiper le traitement magnanime que Fabius réservera à Varron, révélant par la même occasion qu’il ne condamnait pas ouvertement ses actions militaires. Par ailleurs, l’ambiguïté qui sous-tend le terme grauiora dans la bouche de Varron s’accroît encore par le jugement que Junon portait sur sa fuite. De fait, quand la déesse, par l’entremise du lâche et craintif  Metellus 203, exhorte Paul-Émile à cesser le combat, Silius paraît rendre louable le sese ad grauiora reseruat 204. De la sorte, le poète prétend que le consul aurait été préservé par les dieux en vue de jouer un rôle non moins important pour la Ville. Au demeurant, Silius désigne-t-il le bénéfice personnel de Varron ou le bien de l’État pris dans son acception holiste  ? Le choix d’interprétation modifie la portée de sa fuite. La première option laisse supposer que le consul se serait enfui uniquement pour sauver sa vie. Si l’on penche pour cette interprétation, il convient de conférer à  grauiora une acception éminemment négative d’un point de vue moral. Par contre, si l’on estime que l’expression at quae me ad grauiora reseruat désigne une action « honorable » au sens civique et éthique du terme, alors celui-ci acquiert un sens positif. La fuite de Varron devient ainsi profitable à  l’État, et  revêt dès lors une importance cruciale. Ces diverses manières d’interpréter l’emploi de grauiora par Silius démontrent que la fuite de Varron, de manière analogue à la bravoure de Paul-Émile, peut donner lieu à  plusieurs lectures possibles.

    202   203  204  200 201

OLD 12b. OLD 13. Sil., IX, 651. Sil., X, 47 : pauidi […] Metelli. Sil., X, 56 : euasit Varro ac sese ad meliora reseruat.

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Humilié et  blessé après avoir été éjecté de son char, le Polynice de Stace se relève et  retourne  chez son beau-père Adraste, où on ne l’attendait pas 205. Varron rentre également à Rome, où on ne l’espérait pas plus  : il se rend auprès de Fabius, l’ultime pater patriae. Pour consoler Polynice, Adraste lui offre une servante 206. Fabius, quant à  lui, accorde à  Varron son pardon 207. Tout oppose pourtant les deux hommes  : Varron est impatiens morae, tandis que Fabius représente la temporisation ; alors que le second assure l’unité parmi les différents segments de l’armée et de la société romaines (concors miles, « l’armée unifiée » 208), le premier sème la dissidence lors de la bataille de Cannes. Ainsi, contrairement à  Silius qui condamne Varron pour avoir osé regagner Rome 209, Fabius Maximus, faisant preuve de clementia, apaise-t-il le peuple en colère par un discours indirect 210, l’exhortant à affronter l’adversité avec un moral à toute épreuve plutôt que d’épuiser sa frustration sur un homme déjà vaincu. Le Varron de l’après-bataille s’avère d’ailleurs pleinement conscient de la débâcle morale dans laquelle il se trouve impliqué. En effet, surgissent désormais la pudor et la timor, concepts par lesquels Varron reconnaît le désastre qu’il avait provoqué  : « Mais retient mon épée je ne sais quel dieu et me réserve, oui moi, pour un rôle plus noble. Vivrai-je et rapporterai-je au peuple ces faisceaux, brisés et éclaboussés du sang des miens, et donnerai-je mon visage en spectacle aux cités courroucées et – Hannibal lui-même ne réclamerait pas châtiment plus cruel – fuirai-je et te reverrai-je, Rome ? » 211. 205  Stat., Theb., VI, 512. Masterson, « Statius’ Thebaid and the Realization of  Roman Manhood », p. 293-294. 206  Stat., Theb., VI, 549. 207 Lovatt, Statius and Epic Games : Sport, Politics and Poetics in the Thebaid, p. 293. 208  Sil., VIII, 8. 209   Sil., X, 613-614 : uritur impatiens et magni corporis aestu / huc atque huc iactas accendit belua flammas. 210  Sil., X, 615-622. 211  Sil., X, 650-655 : « sed comprimit ensem / nescio qui deus et me, me ad grauiora reseruat.  / Viuamne et  fractos sparsosque cruore meorum  / hos referam populo fasces atque ora per urbes / iratas spectanda dabo et, quo saeuius ipse / Hannibal haud poscat, fugiam et  te, Roma, uidebo  ?  » (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 62).

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Dans l’admonitio de Fabius à  Paul-Émile au livre VIII, le Cunctator avait fait usage d’un paradoxe afin de polariser, en termes moraux, l’opposition entre les deux consuls 212. Pour l’occasion, il se focalise principalement sur le rejet – un trait de caractère renvoyant à  Hannibal – de Varron de la temporisation 213, et  rappelle l’importance de favoriser la concordia. Pour Silius et  la pensée stoïcienne, c’est seulement en suivant cette voie que l’homme peut atteindre le but final du souverain bien ou summum bonum de l’essence humaine. Parce qu’il découle de ce dernier, le bonheur, qui est à  la portée de chacun, est objectif  et  identique pour tous. Nos actions ne doivent pas être basées sur les sentiments ou l’utilité, mais bien sur la vertu, qui incarne la perfection de la nature humaine. Ainsi, l’homme a une fonction à  remplir en tant qu’être humain, et  en tant que membre d’une famille, d’une cité, d’une armée, etc. Le bonheur dépend de l’accomplissement d’une tâche attribuée par le fatum, et  il n’existe, en théorie, aucun conflit entre ce qui est bon pour une personne en tant qu’individu 214 et  ce qui l’est pour la communauté à laquelle il appartient. En d’autres termes, l’être doit suivre les préceptes moraux pour lui-même, mais aussi pour les autres membres de la cité dans laquelle il vit. Sous la pression de l’impératif  moral se greffe la moralité commune à  l’idéal du moi. Nous retrouvons d’ailleurs là les deux axes privilégiés de la uirtus. Grâce à  la tempérance et  à la concordia de Fabius, valeur bafouée par les consuls lors de la bataille de Cannes, les ciues de la Ville portent un autre regard sur l’action ou plutôt la nonaction de Varron  : progressivement pris de pitié pour lui, ils se réjouissent de sa survie. Ils forment même une longue procession pour le remercier de l’espoir qu’il laisse subsister et  de la confiance maintenue dans les ancêtres 215. Tout en continuant

  Sil., VIII, 317-318 : cur, uni patriam si adfligere fas est, / uni sit seruare nefas ? 213  Sil., VIII, 339-340 : ulla retardet / ne pugnas mora. 214  Le stoïcisme de Sénèque est un stoïcisme égocentrique. Veyne, Sénèque : une introduction, p. 21. 215  Sil., X, 624-629 : oppugnat munita locos atque adsidet arces. / Ausus digna uiro, fortuna digna secunda,  / extulerat dextram ‹at›que aduersum comminus ensem  / Mincius infelix ausi, sed stridula anhelum  / feruorem effundens monstri manus abstulit acri / implicitum nexu diroque ligamine torsit. 212

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d’apparaître comme l’antithèse de la uirtus 216, Varron incarne ainsi la persévérance et la pietas vis-à-vis des maiores et du sceptre du pieux Énée 217. Varron n’en demeure pas moins en lambeaux : condamné par les dieux d’en haut 218 et accablé d’une profonde honte, il titube vers les remparts de la Ville, en larmes, les yeux baissés 219, incapable d’assumer la grauitas propre à un consul digne de ce nom. À son entrée dans la ville, ses licteurs demeurent silencieux, car il refuse toute forme d’honneur 220. Les Patres, sans pour autant véritablement l’accabler, lui réclament leurs fils et  leurs frères 221. Les malheureuses mères ne peuvent cependant s’empêcher de lacérer le visage défait du consul 222. Q uand les Capouans viennent réclamer une part du consulat, Varron garde le silence, et ne fait rien pour les chasser du Sénat, laissant Marcellus incrédule 223. Il est difficile d’imaginer un contraste plus flagrant  : au Varron arrogant et vaniteux antérieur à la bataille de Cannes, succède un homme timoré, humilié et  déplorant son sort. On ajoutera que son nom est supprimé de la liste consulaire donnée dans le discours de Jupiter au livre III des Punica, lorsque le dieu rassure Vénus au sujet de la destinée future de Rome, en nommant Marcellus et Scipion consuls 224. Silius a lu Tite-Live avec la plus grande attention, et particulièrement le compte rendu de la bataille livrée contre les Tarquins

  Sil., X, 614 : dirum omen.   Sil., X, 626-629. Bonds, « Aeneas and the Cardinal Virtues », p. 67-91. 218  Sil., X, 639 : damnatum superis. Matier, « Stoic Philosophy in Silius Italicus », p. 68-72. 219  Sil., X, 630-632  : Nec minus infelix culpae grandique pudore  / turbatus, consul titubantem ad moenia gressum / portabat lacrimas : deiectum attollere uultum. 220  Sil., X, 638 : aspernabatur honorem. 221  Sil., X, 634-636 : populusque patresque / offerrent, non gratari, sed poscere natos / quisque suos fratresque simul miseraeque parentes. 222  Sil., X, 637 : ire uidebantur laceranda ad consulis ora. 223  Sil., XI, 100-107 : « Q uae tandem et quam lenta tenet patientia mentem, / o  confuse nimis Gradiui turbine Varro,  / ut perferre queas furibunda insomnia consul  ?  / Nonne exturbatos iam dudum limine templi  / praecipites agis ad portas, et discere cogis / semiuiros, quod sit nostro de more creati / consulis imperium ? Non umquam sobria pubes / et peritura breui, moneo, ocius urbe facesse. » 224   Sil., III, 584-890. 216 217

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par les consuls L.  Junius Brutus et  P.  Valerius Publicola 225, et le récit de la mort de Paul-Émile et de la survie de Varron. Chez le Padouan, Brutus tue Arruns avant de connaître lui-même une mort glorieuse. Q uant à son collègue, Publicola, il a le malheur de survivre, ce qui lui vaut le ressentiment du peuple 226. Chez Silius, Paul-Émile, par sa vertu et son amour de la libertas, reprend le rôle de Brutus, à  la différence qu’il ne parvient pas à  tuer Hannibal et à débarrasser la République de l’ennemi qui l’accable. Notons que, selon Tite-Live, avant 216 av.  J.-C., les soldats romains se contentaient de «  jurer ensemble  » (coniurabant), de ne pas déserter et de ne quitter les rangs que pour des actions nécessaires à  la victoire ou à  la protection d’un concitoyen 227. Nous présumons que l’on devenait alors sacer en cas de parjure. En tout état de cause, ce pacte volontaire entre soldats devint, au dire du Padouan, un engagement juré réglementaire 228. Q uoi qu’il en soit, le serment collectif  constituait une forme quasi ancestrale de la fides. Au lendemain de la défaite de Cannes, il s’agissait de s’assurer la fidélité de ses troupes. Polybe stipule que, une fois l’enrôlement achevé, les tribuns obligeaient le légionnaire à prêter le serment d’obéir et d’exécuter les ordres de ses chefs, puis faisaient jurer au reste des troupes de se conformer à l’engagement prononcé 229. Ces devoirs étaient renforcés (sanxisse) par la pietas requise tant par les ciues que par les milites romains. Ils comportaient donc un caractère religieux, comme ne manque pas de le suggérer Silius dans son récit de la bataille de Cannes. Bref, la fuite de Varron, survenue à la fin du livre IX, scinde le récit de la bataille de Cannes en deux parties distinctes : les combats survenus avant son échappée et ceux qui se déroulent a poste  Liv., II, 6, 5-11.  Leigh, Lucan. Spectacle and Engagement, p. 125-126. 227  Liv., XXII, 38, 2-4 : Tum, quod nunquam antea factum erat, iure iurando ab tribunis militum adacti milites ; nam ad eam diem nihil praeter sacramentum fuerat, iussu consulum conuenturos neque iniussu abituros, et  ubi ad decuriatum aut centuriatum conuenisset, sua uoluntate ipsi inter se decuriati equites, centuriati pedites coniurabant sese fugae atque formidinis ergo non abituros neque ex ordine recessuros nisi teli sumendi aut aptandi et aus hostis ferendi aut ciuis seruandi causa. 228  Liv., XXII, 38, 5 : Id ex uoluntario inter ipsos foedere ad tribunos ac legitimam iuris iurandi adactionem translatum. 229  Pol., VI, 21, 2 : ἐξορκίζουσι ἦ μὴν πειθαρχήσειν καὶ ποιήσειν τὸ προσταττόμενον ὑπὸ τῶν ἀχόντων κατὰ δύναμιν. 225 226

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riori. Plus concrètement, l’affrontement dépeint dans cette partie de l’œuvre littéraire était celui de Varron. Celui du livre X, en revanche, appartenait à Paul-Émile : il commençait d’ailleurs par le mot « Paulus » 230. Varron n’avait été à Cannes qu’un spectateur passif  qui, isolé, refusant le combat au corps à corps et souhaitant faire cavalier seul, avait contemplé le résultat de sa défaite. Incapable de réagir positivement ou de se donner la mort, il avait fini par s’échapper du champ de bataille et  de la scène silienne pour rentrer à  Rome afin de maudire son destin et  déplorer ses échecs et ses insuffisances. Cependant, si l’action de Varron est remise en question par les Punica 231, l’interprétation qu’il convient de donner à la survie du consul, en tant qu’élément nécessaire au réveil militaire de l’Vrbs, n’est pas pour autant à négliger. Ce serait donc une erreur de passer sous silence le rôle joué par le retour de Varron à Rome, sa tentative manquée et empêchée pour mourir en héros s’avérant tout aussi décisive pour les suites de la bataille que la mort réussie de Paul-Émile. De même, nous émettrons l’hypothèse selon laquelle la deuotio de ce dernier, qui prit en main sa propre destinée en affichant sa résolution dans la uirtus et  la fides et  en acceptant une mort héroïque, revêt une signification moins tranchée que les spécialistes le prétendent généralement. De plus, si ce consul a  fait preuve de uirtus, de pietas et de fides, sa mise à mort a été inutile pour l’armée romaine. b. Varron : un second Flaminius ? Flaminius, dont la geste occupe près d’un livre entier des Punica, conduit Rome à l’une de ses pires défaites. Varron, qui bénéficie d’une même attention, n’a guère connu plus de succès dans le domaine militaire. La présente sous-section cherchera à identifier   Sil., X, 1 : Paulus, ut aduersam uidet increbrescere pugnam.  Silius présente Varron de façon beaucoup moins défavorable que ne le font les historiens Pol., III, 116, 13, selon lequel «  la vie [du consul] fut une honte et le commandement, un dommage pour sa patrie », Liv., XXII, 49, 14, qui déplore la manière honteuse dont il s’est tiré d’affaire, et  App., Hann., 25, qui le décrit comme étant « le plus vil et le plus responsable des malheurs » des Romains durant la deuxième guerre punique. 230 231

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les raisons qui poussent Silius à mettre ces deux généraux malheureux sur le même pied. Varron est régulièrement présenté comme un second Flaminius, mais un Flaminius incapable de se donner la mort. Dès que ce dernier manifeste son désir de mourir en des termes sacrificiels, et ordonne à ses hommes de tuer le chef  gaulois Ducarius pour répondre aux appels de Némésis, une pluie de traits le transperce 232. Au début du livre V, Silius met l’accent sur le fait que le consul présent à  Trasimène, contrairement à  Hannibal qui fait preuve d’une grande vigilance 233, a déjà perdu la raison avant même de devoir combattre les forces ennemies : « Cependant, le consul ordonnait de faire avancer plus rapidement les enseignes, lui dont le tourbillon de la destinée avait balayé la raison.  » 234 Juste avant le discours de Varron, apparaît l’expression excussus mentem («  un esprit fortement secoué  ») 235. Cette répétition témoigne clairement des intentions de Silius, qui invite le lecteur à appréhender l’allocution varronienne en parallèle avec celle de Flaminius, souvent comparé, lui aussi, à  un capitaine incapable de saisir le gouvernail et jetant sur les rochers le navire qu’il est censé conduire à bon port 236. Hannibal identifie Varron grâce à sa tunique consulaire, semblable à celle que porte Flaminius, et à ses insignes 237. Pour le fils d’Hamilcar, qui se trouve dans la plaine de Cannes, leur ressemblance ne fait d’ailleurs aucun doute 238. Du reste, le rêve de gran  Sil., V, 652-653 : nec uos paeniteat, populares, fortibus umbris / hoc mactare caput. Hardie, The Epic Successors of  Virgil : A Study in the Dynamics of  a Tradition, p. 51 ; Marks, From Republic to Empire : Scipio Africanus in the Punica of  Silius Italicus, p. 140-141. 233  Sil., V, 45 : cura. 234  Sil., V, 53-54 : Ocius interea propelli signa iubebat / excussus consul fatorum turbine mentem. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 2). 235  Sil., IX, 644. 236   Sil., IV, 700-716 : Inde ubi prima dies iuris, clauumque regendae / inuasit patriae, ac sub nutu castra fuere, / ut pelagi rudis et pontum tractare per artem / nescius, accepit miserae si uira carinae,  / uentorum tenet ipse uicem cunctisque procellis  / dat iactare ratem. Ariemma, «  Tentazioni demagogiche nei Punica di Silio Italico », in Studi su Silio Italico, p. 213. 237  Sil., IX, 421-423  : «  Nosco pompam atque insignia nosco.  / Flaminius modo talis » ait. Tum feruidus acrem / ingentis clipei tonitru praenuntiat iram. 238  Sil., IX, 421-422. 232

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deur de Varron rappelle celui de Flaminius 239, que Silius dessine sous les traits d’un démagogue indigné par les partisans d’une stratégie plus modeste  : immo Arreti ante moenia sedamus 240. Flaminius et Varron apparaissent tous deux comme de jeunes personnages impies et trop téméraires. Lorsqu’il délibère sur la suite à donner aux événements, Varron semble totalement incapable de maîtriser ses pensées et ses actes. Silius démontre explicitement le choix de Junon de faire de Flaminius son outil de destruction 241. Parallèlement, sous l’aspect d’un dieu du lac Trasimène, avec sa chevelure mouillée et son front couronné de feuilles de peuplier, la déesse du mariage vient tourmenter le cœur d’Hannibal et interrompre son repos afin de l’exhorter à combattre Flaminius 242. Sa virilité et sa mort héroïque sur le champ de bataille conduisent néanmoins le consul à une sorte de rédemption 243. Sans établir de lien entre la déesse et Varron, le poète confirme pourtant indirectement ce que le lecteur avait subodoré tout au long du livre, à savoir que Varron était, lui aussi, l’objet de Junon. Par ailleurs, les deux héros déchus possèdent le tempérament d’un popularis, tandis que Fabius arbore une sérénité pleine de sagesse, acquise avec l’expérience et  par le biais de sa condition sociale remarquable 244. Cependant, il est permis de croire que Flaminius et Paul-Émile connaissent une fin globalement similaire. Q uand il comprend que la bataille est perdue, Flaminius invective rageusement les Romains qui se dérobent. Ainsi, son discours présente-t-il de nombreux points communs avec le cri de ralliement de Paul-Émile : «  Q uel espoir encore, dites, quel espoir vous reste, hélas, si vous fuyez  ? Vous menez Hannibal sous les remparts de Rome, vous livrez au fer et à l’incendie les palais de Jupiter Tarpéien. Arrête, soldat  ! Apprends de moi à  combattre dignement ; ou, si la lutte est impossible, apprends à mourir !   Cf. supra p. 85.   La phrase de Flaminius genitum ad fatalia damna (Sil., IV, 708) trouve écho dans les déclarations de Varron : illum fastis labem suffragia caeca addiderant (Sil., VIII, 255). 241 Ahl, Davis et Pomeroy, « Silius Italicus », p. 2521. 242  Sil., IV, 725-738. 243 Ahl, Davis et Pomeroy, « Silius Italicus », p. 2534. 244  Cf. supra p. 182-193. 239 240

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IV. CANNES : EXEMPLUM ET ANTI-EXEMPLUM MORAUX

Flaminius ne donnera pas un exemple de lâcheté aux siècles à  venir  ; jamais Libyen, jamais Cantabre ne verra reculer le consul. Seul, si l’envie, si la rage de fuir vous tient au cœur, seul, sur cette poitrine, j’épuiserai tous leurs traits : et mourant, quand mon âme s’échappera dans les airs, je vous rappellerai encore au combat » 245.

Les dernières paroles prononcées par Flaminius, renvoyant à une uirtus exemplaire, évoquent donc à maints égards celles de PaulÉmile. Ainsi décide-t-il de se concentrer sur ce qui restait lors d’une bataille perdue 246. Flaminius se déclare prêt à enseigner à ses soldats la manière de décéder 247. Paul-Émile, pour sa part, prétend montrer au peuple sa connaissance de l’art de bien mourir 248. La chute au combat lui semble comme un exemplum 249 profitable à tous. Une allusion au sacrifice émerge également dans le discours qu’adresse Flaminius à ses soldats, lorsque ce dernier dit vouloir intercepter toutes les lances ennemies avec sa poitrine, et ce, alors même que ses légionnaires prennent la fuite : l’aspect « un pour tous » de la deuotio 250 est clairement évoqué, même si le consul ne s’adresse pas directement aux dieux pour imposer une logique de do ut des. La mort de Paul-Émile rappelle indubitablement celle de Flaminius, dans la mesure où les deux consuls sont tués simultanément par plusieurs ennemis, le corps percé par des lances projetées de toutes parts 251, de sorte que personne ne peut revendiquer l’honneur de les avoir terrassés 252.

  Sil., V, 633-643 : « Q uid deinde, quid, oro, / restat, io, profugis ? Vos en ad moenia Romae / ducitis Hannibalem, uos in Tarpeia Tonantis / tecta faces ferrumque datis. Sta, miles, et acris / disce ex me pugnas, uel si pugnare negatum, / disce mori. Dabit exemplum non uile futuris / Flaminius. Ne terga Libys, ne Cantaber umquam / consulis aspiciat. Solus, si tanta libido / est uobis rabiesque fugae, tela omnia solus / pectore consumo et  moriens fugiente per auras  / hac anima uestras reuocabo ad proelia dextras. » (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 26). 246  Sil., V, 633-634 : quid […] / restat. 247  Sil., V, 638 : disce mori. 248  Sil., X, 285 : scire mori. 249  Sil., V, 638-639 : dabit exemplum non uile futuris / Flaminius. 250   Sil., V, 640-641 : solus […] / omina solus. 251  Sil., X, 303-304 : Sed uicere uirum coeuntibus undique telis / et Nomas et Garamas et Celtae et Maurus et Astur. 252  Sil., V, 655-658. 245

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DEUXIÈME PARTIE – VIRTUS, FIDES ET PIETAS DANS LES PUNICA DE SILIUS ITALICUS

Le traitement réservé à Paul-Émile et à Flaminius laisse ainsi clairement percevoir que Silius approuvait leur sacrifice. Ce sentiment n’empêche toutefois pas de penser que leur dévouement ne profite en rien à  la cause romaine, et  ne renforce nullement la fides du corps civique, bien au contraire. Le Varron silien peut donc s’apparenter à  un doublon du Flaminius ante mortem. Toutefois, comme nous allons le voir, il est beaucoup plus proche du Pompée lucainien ayant déserté le champ de bataille sans pouvoir se donner la mort ni sauver ses soldats. c. Le Varron silien et le Pompée lucainien Est-il possible de comparer la fuite dénuée de vertu de Pompée en Égypte 253 chez Lucain avec celle de Varron dans les Punica ? L’existence de liens entre les batailles de Cannes, chez Silius, et de Pharsale, chez Lucain, n’est pas de nature à surprendre, la première constituant une sorte de lointain prélude à la seconde. Selon une perspective lucainienne, elle mit effectivement aux prises Hannibal, un antirépublicain aussi notoire que César, avec la République incarnée par Pompée qui, bien que porteur des couleurs de la moralité, essuya une cuisante défaite en 48 av.  J.-C. à  l’issue de la bataille en Thessalie. À l’instar de Varron lors l’affrontement de Cannes, à  Pharsale, Pompée était seul maître à  bord. Or des liens symboliques peuvent aussi être tissés entre Pompée et Paul-Émile, tous deux présentés comme les garants des valeurs et du bon fonctionnement des mécanismes institutionnels de la tradition républicaine 254. Si, de prime abord, Varron ne semble se rapprocher ni du Pompée ni du César de Lucain, il peut néanmoins s’apparenter au Pompée (post-)pharsalien. C’est du moins ce que nous nous efforcerons de démontrer par le biais d’une analyse comparative.

253  App., Bc, II, 71  (regnator Asiae) semble présenter la bataille de Pharsale comme une haute lutte entre l’Ouest et  l’Est, avec Pompée à  la tête de toutes les nations de l’Orient. Dio Cass., XLII, 5, 3-4 note que Pompée était aux commandes de 1000 navires, et qu’il avait même été surnommé Agamemnon. 254 Leigh, Lucan. Spectacle and Engagement, p. 116.

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IV. CANNES : EXEMPLUM ET ANTI-EXEMPLUM MORAUX

Pompée prie les dieux de «  s’abstenir de détruire toutes les nations » 255, propos que répète en substance un soldat hagard et hors de lui de Silius 256. L’imperator se vit en outre contraint de quitter une bataille mal engagée 257. Q uand Pompée prend enfin la fuite, il est emporté par son coursier 258, exactement comme Varron 259. Durant son échappée, Pompée souhaite demeurer incognito 260, attitude comparable à celle de Varron, qui désire rester en retrait pour mieux suivre la bataille 261. Une fois parvenu à Larissa, Pompée Magnus est acclamé en vainqueur 262. De même, quand le héros malheureux de Cannes regagne Rome, le peuple descend dans les rues pour le remercier d’avoir laissé une seconde chance à  l’Vrbs 263. Silius, en établissant des parallèles entre les deux personnages, ne se contente donc pas de faire allusion à Tite-Live lorsqu’il montre le peuple romain cherchant à excuser la dérobade de Varron, lui qui aurait fait preuve « d’une grande âme  » 264. Paradoxalement, dans une certaine mesure, celui-ci apparaît comme magnus aux yeux d’une frange de la population quirite. Pourtant, contrairement à  Pompée, il ne remporte pas la moindre bataille importante. Dès lors, l’échec de ce dernier n’est pas aussi patent que celui de son prédécesseur sur le plan de la uirtus. En ce tournant que dessine l’affrontement de Pharsale, Pompée, debout sur un tertre, adresse une prière aux dieux, respectant ainsi, en partie, le volet religieux de la deuotio. Toutefois, n’entendant pas se sacrifier les armes à la main, il prend la fuite. Lucain, pro-républicain et  anti-césarien dans les derniers livres   Luc., VII, 659.   Sil., VIII, 659 : parcite, crudeles superi. 257  Luc., VII, 689 : fuge proelia dira. 258  Luc., VII, 677-678. 259  Sil., IX, 657 : et sonipes rapuit laxatus habenas. Spaltenstein, Commentaires des Punica de Silius Italicus, Livres 9 à 17, ad. 9, 657. 260   Luc., VIII, 20-21. 261   Sil., IX, 653-654  : hos referam populo fasces atque ora per urbes  / iratas spectanda dabo. 262  Luc., VII, 712-714. 263  Sil., X, 626-627 : ergo omne effundit longo iam se agmine uulgus / gratantum, magnaque actum se credere mente / testantur. 264   Sil., X, 627 : magnaque […] mente. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 61). 255 256

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de la Pharsale, n’en décrit pas moins l’acte de disparition volontaire comme une forme de deuotio, même si le seul héros de l’épopée demeure Caton, dont il vante les mérites et  la morale exemplaire 265. Par ailleurs, les actions de Pompée peuvent être comparées à celles de Varron, auquel Hannibal laisse la possibilité de s’échapper 266. Varron ne peut s’offrir en sacrifice, Junon stoppant la lame du consul 267. Cet interdit prive la scène de l’élément militaroreligieux essentiel à la deuotio. Cependant, Varron songe bien au suicide lorsqu’il déclare : « Rompre avec tout cela, avec le jour, depuis longtemps déjà me tente » 268 ; sa volonté d’en finir avec la vie laisse sous-entendre que sa mort pourrait mettre fin au massacre de Cannes. À l’instar du deuotus au moment de son trépas, la décision de Varron est donc inspirée par le divin 269. Les significations traditionnelles de fas et de nefas demeurent dès lors prégnantes. L’emploi contrasté que fait l’auteur des Punica du terme de grauiora dans le discours de Varron a déjà été évoqué 270. La condamnation par les dieux (damnatum superis) de la témérité excessive de Varron est l’occasion de poser un autre lien entre le Varron silien et  le Pompée lucainien 271. M.  Leigh estime que la fuite du Pompée de Lucain provoque une rupture fondamentale dans la narration, correspondant à un schisme entre la cause républicaine et  la cause pompéienne 272. Lorsqu’il use du terme cuncta dans son discours, Pompée fait référence à tout ce que les  Leigh, Lucan. Spectacle and Engagement, 1997, p. 139 ; Bartsch, Ideology in Cold Blood. A Reading of  Lucan’s Civil War, p. 80. 266  Sil., X, 513-520 : Q uae postquam aspexit, geminatus gaudia ductor / Sidonius « Fuge, Varro, » inquit « fuge, Varro, superstes, / dum iaceat Paulus. Patribus Fabioque sedenti / et populo consul totas edissere Cannas. / Concedam hanc iterum, si lucis tanta cupido est,  / concedam tibi, Varro, fugam. At, cui fortia et  hoste  / me digna haud paruo caluerunt corda uigore, / funere supremo et tumuli decoretur honore. La concession d’Hannibal fait allusion à Verg., Aen., VI, 721 où Énée s’enquiert du désir qu’ont les âmes de revenir à la vie. 267  Sil., IX, 650-651. 268  Sil., IX, 649-650 : abrumpere cuncta / iamdudum cum luce libet. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 62). 269  Feldherr, Spectacle and Society in Livy’s History, p. 91. 270   Cf. supra p. 233-234. 271  Luc., VII, 85-86. 272 Leigh, Lucan. Spectacle and Engagement, p. 143-157. 265

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dieux paraissent vouloir détruire 273, notamment les hommes 274. Cependant, chez Lucain, aucun dieu ne le retient. Aussi le narrateur invoque-t-il deux raisons pour le moins étranges afin d’expliquer la décision du Romain de quitter le champ de bataille. Selon lui, le consul et imperator redoutait que sa mort n’entraînât un conflit interminable 275, à  moins qu’il n’ait simplement refusé d’offrir à  César l’agréable spectacle de son trépas. Dans la Pharsale, Lucain tente de justifier le retrait de Pompée pour mieux convaincre le lecteur de la noblesse de sa décision. Regrettant que ce souhait n’ait finalement pu être exaucé, Pompée connut la fin que l’on sait  : victime de la perfidie égyptienne, laquelle fut condamnée par César, il fut décapité 276. Silius s’inspire de la fuite de Pompée telle que la dépeint Lucain pour introduire une tension du même type dans son épopée. Comme lui, Varron tourne bride durant la bataille qui se poursuivit sans sa présence 277. Il convient cependant de souligner une différence essentielle entre les deux récits. À Pharsale, un exemplum vertueux destiné à  Pompée est déjà apparu en la personne de Domitius, qui trouve la mort peu avant le monologue prononcé par Pompée 278. À Cannes, en revanche, l’exemplum, certes incomplet, surgit plus tard, un général romain continuant d’être présent sur le champ de bataille. Paul-Émile, quant à  lui, affiche une hostilité inébranlable à  l’idée même de fuite qui aurait, à ses yeux, incarné la ruine de sa fides et de sa uirtus. Aussi, en se gardant de tout anachronisme, apparaît-il à la fois comme un anti-Varron et un contre-modèle pour Pompée. Au demeurant, à mesure que la guerre touche à sa fin, la figure d’Hannibal se comporte de plus en plus comme celle de Pompée qui, tout au long de la Pharsale, se distingue de la même façon par sa lenteur, son indécision et  une uirtus éthique et  martiale défaillante.

  Luc., VII, 665 : quid perdere cuncta laboras ?   Luc., VII, 659 : cunctas […] gentes. 275   Luc., VII, 671-672. 276  Luc., VII, 673-675. 277 Dilke, Lucan. De Bello Civili VII, p. 152. 278  Luc., VII, 597-616. 273 274

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E. Paul-Émile et la deuotio La célébration d’un certain type d’héroïsme s’avère particulièrement flagrante chez Paul-Émile : de tous les généraux romains de l’épopée, il est celui dont la mort est la plus riche en émotions 279. En refusant de prendre la fuite, il assume une deuotio censée contraster avec l’action égotiste et  individualiste de Varron. Selon  R. Marks 280, la mort de Paul-Émile est présentée comme une deuotio pour l’associer au revirement que connaîtrait la destinée de Rome après la bataille de Cannes. Cependant, et  malgré l’attitude apparemment élogieuse de Silius envers Paul-Émile et sa condamnation de l’absence de vertu de Varron, la portée des actes posés par le consul s’étant sacrifié nous semble délibérément ambiguë. En effet, nous pensons que cette célébration n’est pas aussi franche et  directe qu’elle peut paraître à  première vue. Certes, Silius fait l’éloge de la vertu de Paul-Émile, mais la manière dont il choisit de se donner la mort est sujette à  caution. La façon dont Silius insiste sur la remise en question et  l’encensement de la vertu constitue la clé nécessaire à la compréhension de la bataille de Cannes et, par là même, d’une majeure partie des Punica. Comme dans l’épisode de Satricus, qui remet en cause la démonstration de patriotisme affichée dans la bataille, nous sommes invités à  nous interroger sur les valeurs de Paul-Émile et  sur son aristeia au cours de l’affrontement. Somme toute, ses efforts restent vains, les Romains ayant finalement été encerclés puis écrasés par Hannibal et Hasdrubal. En effet, la vertu dont témoigne Paul-Émile s’avère peut-être paradoxalement moins utile que son absence chez Varron. Dès lors, au vu du traitement que Silius réserve au comportement des deux consuls, il nous semble d’autant plus justifié d’y voir une bataille emphatiquement antithétique. Nous exposerons donc notre façon de percevoir la vertu de Paul-Émile dans les Punica dans les pages qui suivent, en étudiant principalement la pratique de la deuotio et le respect des présages émiliens chez Silius.

 Ahl, Davis et Pomeroy, « Silius Italicus », p. 2535.  Marks, From Republic to Empire : Scipio Africanus in the Punica of  Silius Italicus, p. 127-151. 279 280

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a. La deuotio La deuotio, qui relevait également d’une forme particulière du uotum et qui s’apparenterait aujourd’hui à un rituel de sorcellerie, était une procédure plus agressive que l’euocatio, fondée sur une contrainte imposée aux dieux. Decius l’aurait utilisée pour la première fois en 295 av. J.-C., lors de la bataille de Sentinum. La deuotio est un pacte qui reposait sur l’abandon fait aux dieux infernaux d’une ou plusieurs vies humaines, sans sacrifice proprement dit, en échange de la promesse d’une victoire militaire. En nommant Tellus et Jupiter, on touchait la terre et on levait les mains vers le ciel, et en faisant le vœu, on se frappait la poitrine. Ce pacte, réservé aux généraux en chef  et  aux dictateurs, était immédiatement exécutoire. Ces cas démontrent que la deuotio constituait un rituel religieux nécessitant l’approbation des dieux et, s’il y a lieu, l’assistance du Pontifex Maximus. Ce dernier se devait alors de donner personnellement les consignes au deuotus, lequel était toujours un général romain de haut rang 281. b. La forme de deuotio de Paul-Émile chez Silius Silius se concentre sur les morts de Paul-Émile et  de Flaminius qui, de tous les généraux romains de la deuxième guerre punique, sont les seuls à  porter certains attributs du deuotus. R.  Marks argue qu’en mourant à  la manière d’un deuotus, Flaminius et surtout Paul-Émile parviennent au résultat propre à  la deuotio, en l’occurrence calmer la colère des dieux et  faire sourire la chance à Rome 282. La mort réussie de Paul-Émile exerce en effet une influence déterminante en apaisant les dieux, résultat qui permet d’atteindre l’objectif  de la deuotio. Le suicide du consul opérerait un renversement complet du cours de la guerre, laquelle tournerait irrémédiablement en faveur de l’Vrbs. Cependant, nous le verrons, c’est Jupiter qui, indépendamment de la fin tragique de Paul-Émile, somme Junon de mettre un terme à sa vin-

  Feldherr, Spectacle and Society in Livy’s History, p. 85-92.  Marks, From Republic to Empire : Scipio Africanus in the Punica of  Silius Italicus, p. 142-143. 281 282

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dicte de façon à  réveiller l’ardeur des Q uirites après Cannes 283. De plus, pour les raisons que nous rapporterons, la deuotio du consul dans l’œuvre silienne ne nous paraît pas être présentée sous un jour pleinement positif. Paul-Émile, instruit du danger de combattre Hannibal, explique combien les politiques de Fabius ont été utiles à Rome 284. Néanmoins, il jure au cunctator que si l’armée romaine, sourde à sa voix, veut engager la bataille, plus rien ne compterait pour lui, ni son prédécesseur, ni ses enfants, ni sa lignée 285. Paul-Émile affiche donc la prévoyance de Fabius, mais entend vivre et mourir comme un guerrier. Le consul avertit son collègue Varron du désastre imminent 286, et lui dépeint un Hannibal ayant provoqué «  le furor des dieux  » 287 guidé par la Fortune 288. Il envisage de constituer une armée de jeunes recrues qui devaient exécrer le nom du Barcide sous toutes ses formes 289 pour pouvoir le vaincre. Au livre X des Punica, Paul-Émile condamne à maintes reprises l’acte de fuite de Varron avant d’embrasser finalement la mort, comme l’exigeait son rôle de deuotus 290. Il commence par se précipiter au cœur de la bataille, où il semble s’offrir à chaque glaive ennemi 291, cette situation évoquant la vision de Pompée depuis la colline d’où il voyait les traits lancés contre lui, les cadavres gisant dans la poussière et  tout ce sang versé par lequel il avait consommé sa ruine 292. Cependant, à  la différence de Pompée, Paul-Émile transforme cette vision en action. Il exhorte ainsi ses hommes à  faire preuve de résolution, et  à gagner l’au-delà, pro  Cf. infra p. 266-305.   Sil., VIII, 329-331 : Nec me unica fallit / cunctandi ratio, qua te grassante senescens / Hannibal oppressum uidit considere bellum. 285   Sil., VIII, 345-348 : Sed si surda mihi pugnabunt castra monenti, / haud ego uos ultra, nati, dulcemque morabor / Assaraci de gente domum. 286  Sil., IX, 46 : insontis animas, cladi parce obuius ire. 287  Sil., IX, 47 : Dum transit diuum furor. 288  Sil., IX, 47-48 : ira / fortunae, nouus Hannibalis. 289  Sil., IX, 48 : nomina. 290 Marks, From Republic to Empire : Scipio Africanus in the Punica of  Silius Italicus, p. 138. 291  Sil., X, 4-5 : in medios fert arma globos seseque periclis / ingerit atque omni letum molibur ab ense. 292   Luc., VII, 652-653 : tot telis sua fata peti, tot corpora fusa / ac se tam multo pereuntem sanguine uidit. 283 284

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mettant de les y conduire personnellement. Il déclare : « La voix tonnante du consul fait entendre ces paroles : ‘Tenez ferme, guerriers, et, je vous en conjure, ne recevez, en braves, que des blessures dans la poitrine ; qu’aucun de vous n’arrive chez les mânes, frappé par derrière. Mourir glorieusement est tout ce qui nous reste ; et Paul-Émile, votre général, va, toujours à votre tête, descendre avec vous aux sombres bords’  » 293. Le viril Paul-Émile s’écrie enfin : « Sauf  la gloire de mourir, rien de nous ne reste » 294, propos qui contrastent nettement avec cette supplique pathétique de Pompée : « À tout perdre, je n’ai plus rien sur la terre » 295. Comme sa harangue semble le suggérer, trouver la mort sur le champ de bataille de Cannes pourrait constituer l’ultime raison d’être de Paul-Émile 296. Ce dernier paraît en effet se délecter de ce combat frénétique, et se rend célèbre par sa détermination à brandir son poignard et  à tuer l’ennemi de ses traits 297. Silius, usant de l’exagération épique, écrit : « Il se déchaîne et couvre d’honneur ses épreuves et  s’acharne avec joie  ; tombe une immense foule anonyme sous les coups d’un seul héros et, s’il était donné aux armes dardaniennes un second Paul-Émile, Cannes perdrait son nom.  » 298 Au surplus, cette figure romaine méprise l’amour de la lumière 299, et  ses actes sur le champ de bataille sont comparés à  l’offrande 300 sacrificielle pour sa propre mort  :   Sil., X, 6-10 : Increpat horrendum : « Perstate et fortiter, oro, / pectoribus ferrum accipite ac sine uulnere terga / ad manis deferte, uiri : nisi Gloria mortis, / nil superest. Idem sedes adeuntibus imas / hic uobis dux Paulus erit. » (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 36). 294  Sil., X, 8-9 : « nisi Gloria mortis, / nil superest. » (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 36). 295  Luc., VII, 666 : iam nihil est, Fortuna meum. 296 Marks, From Republic to Empire : Scipio Africanus in the Punica of  Silius Italicus, p. 74. 297  Sil., X, 25-27 : Nunc in restantis mucronem comminus urget, / nunc trepidos ac terga mala formidine uersos / assequitur telis. 298   Sil., X, 27-30 : furere ac decorare labores / et saeuire iuuat ; cadit ingens nominis expers  / uni turba uiro atque alter si detur in armis  / Paulus Dardaniis, amittant nomina Cannae. (rendu dans la traduction de P.  Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 37). 299  Sil., X, 42 : proiecto lucis amore. 300  Les offrandes faites aux divinités lors de cérémonies rituelles étaient issues du monde profane. Toutefois, leur « piété » tenait à leur conformité avec les prescriptions rituelles, conformité qui rendait leur usage cultuel possible. Il en était de même pour la farine (mola salsa), farine de blé torréfié mêlée de sel (le sel était 293

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DEUXIÈME PARTIE – VIRTUS, FIDES ET PIETAS DANS LES PUNICA DE SILIUS ITALICUS

« Le consul fut déjà vengé de sa prochaine mort par un immense carnage et menait la lutte en vainqueur parmi mille guerriers » 301. Aux vers 217 et  218, Silius rappelle que celui-ci ne cessa d’être animé d’« un désir brûlant de trépas martial » 302, et fait savoir que les dernières paroles que le Romain prononça, en écho aux premiers mots du livre, étaient qu’il ne lui restait plus qu’à montrer à la plèbe aveugle sa capacité à mourir 303. C’était Hannibal, en tant qu’entité à  la fois réelle et  mythifiée, que Paul-Émile avait désiré combattre, entendant ainsi placer son nomen en opposition à celui du chef  des Carthaginois, tout en opérant une distinction radicale entre vertu et  immoralité. Cependant, à  la fin de l’épisode de Cannes, le consul téméraire exhorte ses hommes à le suivre dans l’Hadès 304. Dans sa quête de la mort glorieuse, il est comparé à  l’imprévisible Borée, le vent du nord 305. Silius, qui écrit que ses épreuves furent couvertes d’honneur, explique qu’il s’acharne avec joie sur l’ennemi 306. Le consul aurait-il été momentanément pris de furor  ? Aucun indice dans le texte silien ne permet de l’affirmer. Lorsque l’aristeia de Paul-Émile prit fin sous le coup d’une pierre gigantesque brandie par une main aveugle qui lui brise le crâne 307, la vue de ce général, assis et agonisant sur une autre roche, invite Lentulus à  imaginer Rome brûlant sous l’assaut d’Hannibal 308. Cette hyperbole silienne entend mettre en une substance purificatrice) répandue sur la tête des victimes (Tib., III, 4, 9-10 : et natum in curas hominum genus omina noctis farre pio placant et saliente sale !), et pour l’encens brûlé sur les autels (Tib., III, 2, 3-4 : Vrantur pia tura focis, urantur odores quos tener e terra diite mittit Arabs.). 301   Sil., X, 171-173 : Paulus, numerosa caede futuram / ultus iam mortem, ceu uictor bella gerebat inter mille uiros. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 43). 302  Sil., X, 217 : pareundi Martius ardor. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 45). 303  Sil., X, 284-285 : quid superset uita, nisi caecae ostendere plebi / Paulum scire mori ? 304  Sil., X, 6-9 : « Perstate et fortifer, oro, / pectoribus ferrum accipite ac sine uulnere terga / ad manis deferte, uiri : nisi gloria mortis, / nil superest. » 305  Sil., X, 10-11 : Velocius inde / Haemonio Borea. 306  Sil., X, 27-28 : furere ac decorare labores / et saeuire iuuat. 307  Sil., X, 235-237 : Saxum ingens, uasto libratum pondere, caeca / uenit in ora manu et, perfractae cassidis aera ossibus infodiens, compleuit sanguine uultus. 308  Sil., X, 264-266  : tum uisa cremari  / Roma uiro, tunc ad portas et  stare cruentus / Hannibal.

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avant le fait qu’il fut difficile aux Puniques de venir à  bout du consul  : à  personnage extraordinaire, disparition inhabituelle. La dépouille de Paul-Émile est comparée à  celle d’une tigresse mortellement blessée 309. Il s’agit d’une association rare dans les Punica, que les livres IV et  XII appliquent également à  Hannibal 310. Cependant, alors que le désespéré Paul-Émile périt dans la bataille, le vaillant Barcide remporte d’autres victoires à la fois militaires et diplomatiques. Il n’en demeure pas moins vrai que le chef  punique est désormais le proverbial impie Hannibal ad portas, alors que Paul-Émile incarne la fides. Enfin, Silius déclare que la mort du courageux consul, dont la main droite avait été d’une rare puissance 311, accroît la gloire de Rome, et lui permet de s’élever jusqu’aux cieux 312. Néanmoins, aussitôt après le trépas de Paul-Émile, le poète flavien explique que l’espoir et la mens des Italiens se trouvaient réduits à  néant 313. Dans une perspective holiste, il montre l’armée italienne – dont l’identité demeure inextricablement liée à celle de son consul – en train de tomber, tel un tronc privé de sa cime 314. Rappelons que par les circonstances même de sa mort, sur les plages d’Égypte, Pompée fait, lui aussi, figure de tronc décapité. Velleius Paterculus écrit  : «  La terre qui lui avait manqué pour sa victoire lui manqua pour sa sépulture 315 ». De leur côté, Lucain, Plutarque et Appien décrivent l’enterrement du cadavre étêté de Pompée, tout en mettant l’accent sur l’état mutilé du corps et  le caractère improvisé de l’inhumation 316. Ainsi, l’historien d’Alexandrie explique que la tête de Pompée fut coupée   Sil., X, 293-294 : ceu uulnere tigris / letifero cedens.   Sil., IV, 331-336 ; XII, 458-462 : haud secus, amisso tigris si concita fetu / emicet, attonitae paucis lustratur in horis  / Caucasus et  saltu tramittitur alite Ganges, / donec fulmineo partus uestigia cursu / colligat et rabiem prenso consumat in hoste. 311  Sil., X, 305-306 : ingens dextera. 312  Sil., X, 307-308  : Mors additur urbi  / pulchra decus misitque uiri inter sidera nomen. 313  Sil., X, 309 : Postquam spes Italum mentesque in consule lapsae. 314   Sil., X, 310 : ceu truncus capitis. 315  Vell., II, 53 : ut cui modo ad uictoriam terra defuerat, deesset ad sepulturam. 316 Lorsqu’on était dans l’impossibilité physique d’enterrer un corps, il convenait de procéder à un simulacre d’enterrement. La mort effaçait les luttes claniques comme celles opposant différentes factions politiques pour ne laisser subsister que les obligations d’ordre religieux. 309 310

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et  conservée par Pothin et  son entourage pour l’offrir à  César, alors que le reste de son corps fut enseveli sur la côte par un inconnu qui lui érigea également un tombeau modeste, plus tard recouvert de sable, où une tierce personne fit inscrire : « Pour qui de temples regorgea, quelle misère est celle de ce tombeau 317 ! ». Silius dépeint la dépouille de Pompée comme un corps sans nom. À l’image de Lucain qui a  beaucoup glosé autour de «  la tête [de Pompée] séparée du tronc » 318, il est probable que le poète ait surtout déploré la décapitation d’un ciuis Romanus. En fin de compte, l’itinéraire de Paul-Émile présente quelques correspondances avec celui de Pompée. Cependant, le consul joue le rôle d’un Pompée empreint de uirtus et de fides ayant décidé de rester pour se battre au nom de sa patrie. À côté de la tradition historique centrée autour de Pompée, le Paul-Émile silien trouve aussi écho dans la poésie flavienne. Il existe en effet un rapprochement évident avec l’œuvre de Stace  en la personne de Ménoecée, le deuotus thébain, fils de Créon, qui se jette du haut des murailles thébaines afin de s’attirer la faveur de Mars et  de sauver sa cité au cours de la lutte qui opposait celle-ci aux Sept Chefs. Lorsque Ménœcée pose son acte de deuotio, le siège était entré dans une phase cruciale 319. D. W. Vessey considère d’ailleurs ce héros des temps mythiques comme «  l’exemple le plus marquant de pietas dans toute la Thébaïde  » 320. Comme Ménœcée, Paul-Émile exhale alors que Rome s’apprête à  connaître une période de déclin. Tous deux amplifient la nature glorieuse de la mort en l’opposant à l’impiété de leurs adversaires 321. Comme Silius et  Stace l’annoncent clairement, cet acte de sacrifice permet à  Paul-Émile et  à Ménœcée de rejoindre le firmament. Les deux héros sont salués pour la noblesse de leur trépas mais, comme nous le verrons ci-après, leurs fins n’en demeurent pas moins problématiques sur le plan moral et militaire.

  App., Bc, II, 86.   Luc., VIII, 711 : una nota est Magno capitis iactura reuolsi. 319 Vessey, Statius and the Thebaid, p. 117. 320 Vessey, Statius and the Thebaid, p. 117. Voir aussi : McNelis, Statius’ Thebaid and the Poetics of  Civil War. 321 Vessey, Statius and the Thebaid, p. 118. 317 318

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IV. CANNES : EXEMPLUM ET ANTI-EXEMPLUM MORAUX

Les Punica situent aux antipodes sur l’échelle morale PaulÉmile et  Metellus, patricien explicitement présenté comme un personnage peu vertueux. Les propos que le premier tient au sujet de ce dernier sont pour le moins sarcastiques, puisqu’il implore les dieux d’empêcher Metellus «  le fou  » d’être blessé au dos par une lance ennemie 322. Ces paroles font directement écho à Lucain et à sa description ironique de Pompée, lequel ne craint pas « une lance dans son dos » 323. Comme le lecteur peut le découvrir, Metellus est un lâche qui s’efforce de convaincre ses camarades survivants de prendre la mer pour regagner Rome au plus vite. A contrario, rien ni personne ne peut détourner Paul-Émile de ses objectifs. À deux reprises, celui-ci est pourtant incité à battre en retraite. Junon, sous l’apparence de Metellus, fut la première à  agir en ce sens. Ensuite, Lentulus, un tribun de la plèbe, fit de même. Ces tentatives offrent d’importantes similitudes. En effet, tant Junon que Lentulus invoquèrent la même raison pour conseiller la fuite : Rome ne pouvait tout simplement pas être vaincue au combat. Tous deux firent également allusion à  Varron, Junon suggérant à Paul-Émile de s’inspirer de son exemple pour sauver sa vie. Q uant à Lentulus, qui qualifie ce dernier d’« homme de notre situation critique » 324, il n’hésite pas, pour sa part, à présenter le sacrifice comme un crime plus grave encore que celui de Varron 325. Cependant, le consul rejette les deux propositions, demandant à chacun de cesser de l’importuner pour de mauvaises raisons. Le fait que Junon prenne les traits de Metellus n’est pas anecdotique, témoignant ainsi de l’absence de vertu chez cette déesse qui, à l’instar des Puniques, n’hésite pas à recourir au dolus et à la fraus.

322   Sil., X, 62-63 : i, demens, i, carpe fugam, non hostica tela / excipias tergo, superos precor. 323  Luc., VII, 678. Yue, The Treatment of  Virtue in Silius Italicus’ Punica, p. 152-159. 324  Sil., X, 273-274  : unice rerum  / fessarum. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 47). 325  Sil., X, 270-274  : «  testor caelicolas  », inquit «  ni damna gubernas  / crudelis belli uiuisque in turbine tanto / inuitus, plus, Paule, (dolor uerba aspera dictat)  / plus Varrone noces. Cape, quaeso, hunc, unica rerum  / fessarum spe‹s›, cornipedem. »

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Paul-Émile réplique à  Lentulus que tout n’était pas perdu à condition que des gens comme lui continuent à combattre au sein de l’exercitus Romanus 326. À la fin de son discours, il exhorte Lentulus à regagner Rome aussi vite que possible afin de demander au peuple de réinvestir Fabius dans ses pouvoirs 327. Contradictoirement, le consul s’oppose à toute idée de fuite, mais approuve totalement celle de Lentulus, percevant celle-ci comme déplorable mais nécessaire. L’ambivalence de la fuite dans la pensée silienne atteste donc d’un paradoxe autour du profit que Rome pouvait tirer de la uirtus et  de la fides de Paul-Émile. En effet, les discours de Metellus et  de Lentulus laissent transparaître la tension que ressentait Silius en s’attaquant au sens même de ces deux valeurs lors de la deuotio lorsqu’elle n’était pas appliquée adéquatement. La deuotio n’engendrait pas forcément une victoire pour l’armée du général qui l’avait prononcée. Cependant, la simple mention d’une interprétation alternative constitue une mise en garde : elle prouve que l’acte de fuite, s’il était le fruit d’une profonde réflexion et  respectait les valeurs morales, pouvait, pour Rome elle-même, s’avérer plus raisonnable que la mort. En admettant que le sacrifice de Paul-Émile ait exercé un impact crucial sur le grand retour en scène de la puissance romaine, le poète aurait dû se livrer à un commentaire dans ce sens après la mort du consul. Ce n’est pas le cas dans la mesure où, aux yeux de Silius, ce dernier ne constitue pas un exemplum vertueux. Plus éclairant encore est le fait que, au moment de croiser le fantôme de Paul-Émile au livre XIII des Punica 328, Scipion est présenté comme le seul véritable Romain en mesure de maîtriser la situation, tandis que Paul-Émile fait figure de héros du passé auquel est lié le sort de Rome jusqu’à sa mort à Cannes. Q uand Scipion s’adresse à Paul-Émile, dans sa nekyia, il lui tient les propos suivants : « Q u’il s’en est fallu de peu que ta perte n’entraînât toute l’Énotrie dans les ténèbres du Styx ! » 329. Ces mots ne 326   Sil., X, 277-279 : macte o uirtute paterna ! / Nec uero spes angustae, cum talia restent / pectora Romuleo regno. 327  Sil., X, 279-282 ; 290-291 : Lentule, conquestu ? Perge atque hinc cuspide fessum / erige quadrupedem propere. 328  Sil., XIII, 705-715. 329   Sil., XIII, 712-713  : Q uam paene ruentia tecum  / traxisti ad Stygias

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paraissent guère faire l’éloge du sacrifice de Paul-Émile. Bien au contraire, ils semblent même condamner le consul et rappeler cet argument employé peu auparavant par Junon : « Si Paul-Émile survit à  sa défaite, l’empire d’Énée reste debout  ; autrement, vous entraînez avec vous la chute de l’Ausonie » 330. Par ailleurs, Scipion, le seul et véritable héros des Punica, n’évoque absolument pas la convalescence de Rome, consécutive à la bataille de Cannes. Son discours ne livre en effet rien sur les éventuels apports de la mort du consul pour la destinée de l’Vrbs. En revanche, quelques lignes auparavant, il prend soin de soutenir que les décès de son père et  de son oncle n’avaient nullement empêché Rome de se maintenir en Hispanie 331. Ce faisant, il n’apporte aucun réconfort à  Paul-Émile  ; ses propos se bornent à  constater que sa deuotio permet à Hannibal de lui offrir des funérailles grandioses et de démontrer ainsi sa générosité 332. En entendant ces paroles, Paul-Émile fond en larmes 333. Comme il n’intervient plus dans la suite des Punica, son rôle cesse sur une note pour le moins négative, d’autant plus que Scipion se réjouit immédiatement de rencontrer les Romains Flaminius, Gracchus et Servilius, morts à Cannes, qu’il qualifie de héros et auxquels il n’adresse aucun reproche 334. Au vu de sa réaction, Silius suggère que Paul-Émile regrettait d’avoir offert à  l’ennemi l’occasion de gagner une bonne réputation et  d’avoir été l’instrument de la pietas carthaginoise 335. Aurait-il mené sa deuotio à  son terme Oenotria tecta tenebras. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 55). 330  Sil., X, 50-51 : Si superest Paulus, restant Aeneia regna. / Sin secus, Ausoniam tecum trahis. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 38). 331  Sil., XIII, 696-702 : Contra quae iuuenis turbato fletibus ore : / « Di, quaeso, ut merita est, dignas pro talibus ausis  / Carthago expendat poenas. Sed continet acris / Pyrenes populos qui uestro Marte probatus / excepit fessos et notis Marcius armis / successit bello. Fusos quoque fama ferebat / uictores acie atque exacta piacula caedis. » 332  Sil., XIII, 714-715 : Tum tibi defuncto tumulum Sidonius hostis / constituit laudemque tuo quaesiuit honore. Devallet, « Silius Italicus et les rites funéraires », p. 153-160. 333   Sil., XIII, 716 : Dumque audit lacrimans hostilia funera Paulus. 334  Sil., XIII, 717-719 : ante oculos iam Flaminius, iam Gracchus et aegro / absumptus Cannis stabat Seruilius ore. / Appellare uiros erat ardor et addere uerba. 335 Spaltenstein, Commentaires des Punica de Silius Italicus, Livres 9 à 17, ad. 13, 716.

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s’il avait eu connaissance de la suite des événements  ? Le poète le laisse sous-entendre lors de la rencontre post-mortem du malheureux consul avec Scipion. À tout le moins, le soldat stoïcien savait que la Providence déterminait l’issue d’une bataille, mais qu’elle le laissait libre de toute décision. Ainsi, en tant que citoyen du cosmos, conservait-il son libre arbitre en cas de deuotio, même s’il estimait que son suicide sur le champ de bataille relevait du destin. Le fatalisme du Portique, emprunté par Silius, se croyait plus téléonomique que résigné ; lorsque le dieu providentiel avait organisé l’oikoumène, il n’avait rien laissé au hasard, reliant étroitement la libertas et la uirtus. De son côté, le fantôme du Paul-Émile des Punica hisse Scipion au rang de héros romain exemplaire. Bien qu’usant de termes de portée générale, il signale en outre la supériorité du futur imperator sur tout autre exemplum épique. Ainsi, au livre XIII 336, témoigne-t-il de son admiration pour les Martia facta («  faits d’armes  ») de Scipion, les qualifiant de multum uno maiora uiro (« largement au-delà de ce qu’un seul homme peut accomplir »). Si uir renvoie à l’héroïsme épique en général, alors les facta de Scipion (« actes ») font de lui le parangon vertueux à même de défier le plus grand d’entre eux, Fabius Maximus 337. Il importe également de se rendre compte que le fantôme de Paul-Émile tient à  Scipion 338 des propos faisant écho à  ceux qu’Achille, qui regrette d’avoir préféré une vie brève et  accomplie à  une longue existence paisible, réserve à  Ulysse visitant les Enfers dans l’Odyssée 339. Ils renvoient également au passage virgilien dans lequel Hector apparaît en rêve à Énée 340, ainsi qu’aux paroles prononcées par Gestar à Regulus au livre II des Punica 341. 336  Sil., XIII, 707-709 : « Lux Italum, cuius spectaui Martia facta / multum uno maiora uiro, descendere nocti / atque habitanda semel subigit quis uisere regna ? ». 337  Sil., V, 424 ; Verg., Aen., II, 328-329 ; Hor., Od., III, 30, 1 ; Ov., Met., XIV, 108 ; Ov., Port., IV, 10, 75-76 ; Stat., Silu., I, 2, 97. Tipping, Exemplary Epic : Silius Italicus’ Punica, p. 155. 338  Sil., XIII, 707-709. 339   Sil., XI, 473. Juhnke, Homerisches in römischer Epik flavischer Zeit  : Untersuchungen zu Szenennachbildungen und Strukturentsprechungen in Statius Thebais und Achilleis und in Silius Punica, p. 287-288. 340  Verg., Aen., II, 281. 341  Sil., II, 341-343 : uulgo traheretur ouante / carceris in tenebras spes et fidu-

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En mettant en scène ce rêve dans lequel Hector se présente en songe à  Énée, le proto-Romain, Virgile entend promouvoir ce dernier en tant que principal héros de l’Énéide. Au surplus, chez Homère, qui fut une autre source d’inspiration pour Silius 342, le fantôme d’Achille réévalue les actes des héros morts glorieusement dans l’Iliade, et approuve la survie d’Ulysse 343. Ainsi Silius suggère-t-il que la mort de Paul-Émile n’est pas digne d’être imitée. Un problème identique à  la fin de Paul-Émile se pose chez Stace avec le sacrifice de Ménœcée. Ayant analysé cet épisode épique, R. T. Ganiban prétend que d’après les termes du récit luimême, la mort de Ménœcée n’atteint pas d’objectif  plus vaste. Bien que son sacrifice fasse l’objet d’éloges immédiats, il n’est pas perçu comme un acte visant à sauver la ville, comme c’est le cas chez Euripide et Tite-Live 344. Il souligne également le résultat problématique de cette deuotio, estimant que la mort de Ménœcée fut inutile puisqu’elle conduisit Créon à provoquer Étéocle en duel et à refuser d’enterrer les cadavres argiens, avec pour conséquence un deuxième assaut contre Thèbes. Ménœcée déclenche donc une deuotio manquée 345. En effet, par son trépas, il n’accorde aux Thébains qu’un répit temporaire qui cesse quand les Argiens reprennent le siège, sous le commandement de Capanée. En escaladant les murailles de Thèbes, ce dernier mentionne explicitement Ménœcée, déclarant qu’il allait atteindre l’endroit où le sang de ce dernier avait laissé une tache 346. Cette allocution prouve que Capanée était lui-même en train de mettre en doute la deuotio de Ménœcée : l’Argien tentait de démontrer la futilité du sacrifice du Thébain 347. De plus, la démoralisation des Argiens, cia gentis / Regulus Hectoreae ; uidi, cum robore pendens / Hesperiam cruce sublimis spectaret ab alta. 342  Cf. supra p. 72-74. 343 Schein, « Introduction », p. 11-14. 344 Ganiban, Statius and Virgil : The Thebaid and the Reinterpretation of  the Aeneid, p. 139. 345  Heinrich, « Longa Retro Series : Sacrifice and Repetition in Statius’ Menoeceus Episode », p. 189. 346  Stat., Theb., 10, 845-847. 347 Heinrich, « Longa Retro Series : Sacrifice and Repetition in Statius’ Menoeceus Episode », p. 187.

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censée découler de la deuotio de Ménœcée, est en réalité provoquée par la mort de Capanée 348. Ce furent les actions impies de ce dernier qui mettent finalement les Argiens en déroute et non la pieuse deuotio de Ménœcée. Le parallèle avec les Punica est donc aisé à  trouver  : en prenant lâchement la fuite, Varron engendre un résultat sans doute plus favorable et tangible que celui apporté par la mort héroïque mais vaine de Paul-Émile. En effet, l’acte ultime posé par ce dernier n’empêche nullement la grave déroute subie par les Romains à Cannes 349. Si sa deuotio apaise les dieux et permet aux Romains de reprendre l’avantage après la bataille, ce trépas n’en demeure pas moins essentiellement symbolique, le consul n’ayant rien accompli de tangible en mourant. Paul-Émile lui-même semble d’ailleurs en avoir conscience, lorsqu’il renvoie Lentulus à Rome. En vérité, si sa disparition apporte un élément concret, ce fut bien le découragement immédiat et la défaite de l’armée romaine tout entière à Cannes 350. Pareil effet entrait en opposition totale avec l’objectif  d’une véritable deuotio, à savoir la déroute rapide de l’ennemi. Si Paul-Émile espérait réellement accomplir un acte de deuotio, force est de reconnaître qu’il s’y est mal pris ou, du moins, qu’il n’a pas su se faire entendre par les entités divines protectrices de Rome. Silius, s’il ne prétend pas que la fides du consul est défaillante, entend montrer que la pietas de ce dernier à l’égard des dieux est ternie par un désir de gloire. De même que les conséquences de leurs actions, les motivations animant Paul-Émile et  Ménœcée peuvent être remises en question. Après sa mort, ce dernier exige spécifiquement que Jupiter lui accorde une place aux Champs Élysées 351. Selon  A. Heinrich, Jupiter  ne paraît pas le moins du monde avoir remarqué l’héroïsme de Ménœcée 352. Q uant à  Paul-Émile, il déclare à Lentulus que le furor s’est emparé des milites romains, 348 Heinrich, « Longa Retro Series : Sacrifice and Repetition in Statius’ Menoeceus Episode », p. 189. 349  Feldherr, Spectacle and Society in Livy’s History, p. 86. 350   Sil., X, 309-311 : Postquam spes Italum mentesque in consule lapsae, / ceu truncus capitis, saeuis exercitus armis / sternitur, et uictrix toto fremit Africa campo. 351 Ganiban, Statius and Virgil : The Thebaid and the Reinterpretation of  the Aeneid, p. 142. 352 Heinrich, « Longa Retro Series : Sacrifice and Repetition in Statius’ Menoeceus Episode », p. 188.

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et qu’il ne peut pas fuir sous peine de voir Hannibal le mépriser, chose qu’il veut éviter à tout prix : « La folie a battu nos conseils. Q ue me reste-t-il encore – ma vie achevée –, si ce n’est de montrer à  la plèbe aveugle que Paul-Émile sait mourir  ?  […] À quel prix Hannibal voudrait-il acheter le spectacle de ma fuite ? » 353. Le consul craint donc d’apparaître aux yeux du chef  punique comme un homme refusant le combat. Porté par le désir de conserver ses honneurs, il espère au contraire devenir magnus après s’être donné la mort. Mais lorsque Lentulus lui présente le trépas comme un acte encore plus coupable que la fuite de Varron, Paul-Émile se montre incapable de réfuter l’accusation, semblant ainsi lui donner raison. Certes, ce dernier périt sans connaître le déshonneur, mais il laisse les Carthaginois massacrer ses hommes, désormais privés de chef. En décrivant la fuite de Varron et la deuotio controversée de Paul-Émile, Silius semble clairement conscient de la nature paradoxale de l’épisode. C’est la raison pour laquelle des liens sont tissés non seulement avec le portrait problématique de Pompée sur la colline brossé par Lucain, mais aussi avec le sacrifice de Ménœcée, empreint d’hybris, tel que le décrit Stace. Au terme de cette analyse, il apparaît que, dans la poésie silienne, la décision de Varron de prendre la fuite et de retourner à Rome est dépourvue de uirtus et de fides. Celles-ci demeuraient donc douteuses aux yeux de Silius. À vrai dire, la tradition ne fait que peu de cas de deuotio exemplaire, à l’instar de celle de Decius à Sentinum en 295 av. J.-C. et de son père quelques années plus tôt, mais surtout de celle manifestée par Scipion Émilien, même s’il ne trouva pas la mort dans la lutte, avant de détruire Carthage en 146 av.  J.-C.  En outre, seule l’intervention de Fabius rend possible une évolution positive de la situation de l’Vrbs. Silius semble donc enclin à nous présenter ce paradoxe incommodant : la lâche décision de Varron permet indirectement et finalement de faire ressortir les meilleures qualités de Rome, par l’intermédiaire de Cunctator, à qui il doit sa survie, et surtout de Marcellus et  de Scipion, qui s’évertuent à  contrer les actions d’Hannibal, l’hostis moral de l’Vrbs.   Sil., X, 285-287  : Paulum scire mori  ? Feror an consumptus in urbem  / uulneribus ? Q uantine emptum uelit Hannibal, ut nos / uertentis terga aspiciat ? (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 47). 353

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Paul-Émile, quant à lui, est, tout au long du récit, dépeint sous un jour favorable, de sorte que le lecteur ne puisse en aucun cas le considérer comme un Romain amoral et peu vertueux, mais sa deuotio n’apparaît guère digne de louanges. Par ailleurs, sur le plan divin, la vision téléologique de Jupiter était déjà déterminée avant le sacrifice de Paul-Émile. Nulle part les Punica ne sous-entendent que l’abnégation émilienne ait été nécessaire au projet du maître de l’Olympe. Comme nous le verrons ultérieurement 354, cette atmosphère d’ambiguïté et  de paradoxe transparaît jusque dans la manière dont Silius décrit les dieux, y compris Jupiter, et, plus particulièrement, leur intervention durant la bataille de Cannes. Toujours est-il que le rétablissement de Rome commence peu après Cannes. Lorsque Scipion contraint un groupe de déserteurs, conduits par Metellus à Canusium, à demeurer fidèles à la cause romaine, il appelle les dieux à  être témoins de sa menace, employant la même expression que Pompée (« prendre les dieux à  témoins  » 355) lorsqu’il encourage ses hommes à  abandonner le combat à  Pharsale 356. Il rappelle ainsi la dimension divine de la fides. Après avoir rapporté les nombreuses mesures prises par Rome en réponse à la défaite de Cannes, aux derniers vers du livre XI, Silius loue le caractère moral de la ville, et déclare : « Telle fut Rome alors : si après toi les destins avaient arrêté que nos mœurs seraient bouleversées, mieux valait, Carthage, que tu survécusses.  » 357 Ces mots traduisent le désarroi de Silius face à  la transgression du mos maiorum perpétrée durant la fin de la République et le début du Principat. L’expression hic mihi Roma fuit est en outre quasi similaire à  celle prononcée par Pompée lors-

  Cf. infra p. 268-287.   Sil., X, 440 : testare deos. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 54). 356  Luc., VII, 690. Plus loin, au livre X, les membres du Sénat romain, pia turba senatus (« la foule pieuse du sénat » : Sil., X, 592), intensifient leurs efforts pour remplir les magistratures qui ont été laissées vacantes à cause des nombreuses pertes essuyées au combat ; Pompée, parlant à sa femme, Cornelia, à Lesbos, utilise la même clausule, pia turba senatus, mais il le fait tout en acceptant et même en glorifiant sa condition de vaincu (Luc., VIII, 79). 357   Sil., XI, 657-658 : Haec tum Roma fuit : post te cui uertere mores : si stabat fatis, potius, Carthago, maneres. (rendu dans la traduction de P.  Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 82). 354 355

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qu’il déclare à Cornelia qu’il a depuis toujours considéré leur lieu de refuge, Lesbos, comme sa véritable demeure et seule patrie 358. Ainsi que l’écrit R. Marks, à chacun de ces moments postérieurs à  la bataille de Cannes, Silius souligne le contraste entre Rome et  Pompée  et n’établit aucune analogie explicite entre les deux protagonistes  : alors que les Romains se refusaient à  accepter la défaite et  à quitter la Ville, Pompée l’accepte, et  abandonne sa patrie. Pour le Moderne, le signe le plus évident attestant que l’Vrbs a  perdu son identité pompéienne apparaît au livre XII, lorsque, inspirée par ses récents succès, elle commence à fonctionner comme un tout solidaire : « Ainsi, Rome, usant des forces de tout son corps et  de chacun de ses membres, levait de nouveau vers le ciel sa tête languissante. » 359 Après avoir protégé les intérêts italiens et  s’être défendue elle-même au livre XII, Rome, refondée moralement, dirige son énergie vers l’extérieur, livrant la guerre à l’ennemi à Capoue au livre XIII, à Syracuse au livre XIV, en Espagne aux livres XV et XVI et, finalement, en Afrique, au livre XVII. c. Curion : une résurgence de Paul-Émile ? S’il convient de relativiser la dimension héroïque de la mort de Paul-Émile, il nous est permis de faire de même pour la deuotio de Curion, une résurgence du Curion césarien ayant fait campagne en Italie, en Sicile puis en Afrique et  dont Silius semble s’être inspiré pour relater la fin tragique du co-consul de 216 av. J.-C. 360. L’un des épisodes sacrificiels met en scène un commandant romain nommé Curion qui, chez Silius, fait preuve d’un certain courage face au Numide Juba en se postant face à des dizaines de légionnaires en fuite et  en essayant de les renvoyer au combat. Cependant, emporté par cette foule jusqu’au fleuve, Curion finit par s’y noyer en voulant retarder la déroute des cohortes ennemies. En barrant la route de ses hommes avec son seul corps, le   Luc., VIII, 133 : hic mihi Roma fuit.   Sil., XII, 318-319 : corpore sic toto ac membris Roma omnibus usa / exsangues rursus tollebat ad aethera uultus. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 106). 360   Notons que Sil., X, 32 fait également une allusion à un autre césarien fidèle : Labienus. Marks, « Lucan’s Curio in the Punica », p. 29-46. 358 359

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légat évoque clairement Decius, à  Sentinum 361, et, par la même occasion, l’acte de deuotio. Cependant, alors que Silius aurait pu faire l’éloge de sa mort, malgré le fait qu’il ait probablement été d’obédience pompéienne eu égard à  ses influences lucainiennes et à son attachement aux valeurs républicaines, il déclare que Curion, dont le trépas a été ignoré, finit étendu sur le sable, sans aucune gloire 362. Pour l’occasion, Silius se réfère sans équivoque possible à  un personnage téméraire de Lucain et  du Bellum Africanum du pseudo-César, également nommé Curion, qui disparaît dans les sables d’Afrique après s’être emparé de la Sicile grâce à  Asinius Pollion 363 et  avoir refusé d’abandonner une cause perdue 364. Lucain veille cependant à  tempérer la bravoure de sa mort en soulignant qu’elle lui avait été imposée 365. Finalement, le Curion de Silius est pleuré par ses hommes 366, mais sa mort ne contribue pas pour autant à honorer l’héroïsme dont il fit preuve en tentant d’empêcher la fuite de ses soldats : cette bravoure ne vaut à Curion que de finir sa vie en cadavre ano-

  Liv., X, 28, 12.   Sil., X, 209 : tacito, non felix Curio, leto. Brouwers, « Zur Lucan-Imitation bei Silius Italicus », p. 73-87. 363  App., Bc, II, 40 : ’Aσίνιος τε Πολλίων ἐς Σικελίαν πεμφθείς, ἧς ἡγεῖτο Κάτων, […] καὶ Κάτων μὲν τοσόνδε ἀποκρινάμενος, ὅτι φειδοῖ τῶν ὑπηκόων οὐκ ἐνταῦθα αὐτὸν ἀμυνεῖται) et Plut., Cato min., 53, 2-4 : πυθόμενος δ´ Ἀσίννιον Πολλίωνα παρὰ τῶν πολεμίων ἀφῖχθαι μετὰ δυνάμεως εἰς Μεσσήνην […] Ἀσίννιον μὲν οὖν ἔφη δυνατὸς εἶναι Σικελίας ἐκβαλεῖν, ἄλλης δὲ μείζονος ἐπερχομένης δυνάμεως οὐ βούλεσθαι τὴν νῆσον ἐκπολεμώσας ἀπολέσαι) attribuent la mainmise sur la Sicile par les troupes césariennes à  Pollion. Ces deux auteurs expliquent que, après avoir débarqué à  Messine, l’homo nouus avait négocié avec Caton d’Utique, alors gouverneur de l’île, en le prévenant de l’imminente arrivée des armées de César pour qu’il quitte le territoire sans prendre les armes et épargne de facto la population sicilienne. Le Marrucin, après avoir dit avec détermination à  Caton que celui qui commandait l’Italie, faisant ainsi allusion à César, était aussi le patron de la Sicile, informa le pompéien du départ de Magnus pour l’Épire. Au début du mois d’avril 49 av. J.-C., habile négociateur et diplomate, Asinius Pollion réussit dès lors à faire fuir Caton d’Utique, qui s’était retranché à Syracuse, sans que le sang ne fût versé. Cependant, ni César ni Cicéron ni Dion Cassius ne font mention d’Asinius Pollion lors de cette campagne de Sicile. 364  Luc., IV, 794-799. 365 Spaltenstein, Commentaires des Punica de Silius Italicus, Livres 9 à 17, ad. 10, 209. 366   Sil., X, 403-404 : hic Galba, hic Piso et leto non dignus inerti / Curio deflentur, grauis illic Scaeuola bello. 361 362

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nyme 367. Par ailleurs, Silius se croit dans l’obligation de préciser que le légat romain fut animé de furor juste avant d’être englouti par les eaux tumultueuses 368. Curion et  Paul-Émile ne peuvent dès lors pas être mis sur le même pied d’un point de vue moral. Ajoutons que Lucain, pour sa part, présente la défaite subie par Curion en Libye comme un sacrifice destiné à venger Hannibal et les Carthaginois tombés au combat 369. Il dépeint au demeurant César sous les traits d’un nouvel Hannibal mis au monde pour ravager l’Italie et faire couler le sang des Q uirites 370. d. Paul-Émile et le respect des présages En 249 av. J.-C., l’impius P. Claudius Pulcher 371 fut puni par les dieux pour avoir fait preuve d’impietas, d’hybris et  de furor en jetant à la mer les poulets qui s’étaient refusés à manger. Cicéron s’interroge : « La légèreté de P. Claudius ne nous intriguera-t-elle pas ? Lui qui se moquait des dieux même en se jouant d’eux. » 372 La tradition populaire, recueillie par Florus, soutient que la déroute de Claudius Pulcher se produisit là-même où le consul avait maltraité les volatiles 373. Toutefois ces allégations sont en contradiction évidente avec les données géographiques 374. Claudius s’était spontanément embarqué dans son nefas causé par le furor. Son plan d’action ne pouvait dès lors avoir été guidé par la raison. Dans l’Énéide, le calme affiché par Énée l’avait emporté sur le furor de Didon. Cependant, si avant même la fin de l’épopée, les descendants d’Énée s’étaient révélés capables d’affronter les descendants de Didon en se servant de leur compréhension supérieure de la moralité comme d’une arme, à Drépane, la vertu militaire avait été l’apanage des Carthaginois 375.   Sil., X, 214 : sine nomine mortis.   Sil., X, 210 : furens animi. 369   Luc., IV, 788-790. 370  Luc., I, 303-305. 371 Silius rend pourtant hommage à  plusieurs reprises à  la gens Claudia  : Sil., VIII, 412 ; XV, 547 ; XVII, 33. Cf. infra p. 317-323. 372  Cic., Nat., II, 7, 1-4. 373   Flor., Epit., II, 2, 1-4. 374 Nicol, The Historical and Geographical Sources Used By Silius Italicus, 1936. 375  Burgeon, La première guerre punique et la conquête romaine de la Sicile, p. 170-171. 367 368

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Durant la deuxième guerre punique, après la lustration de l’exercitus, Flaminius demanda à  l’augure ce qu’il faudrait faire si, même plus tard, les poulets refusaient la nourriture qu’on leur proposait 376. Le prêtre lui répondit que si tel était le cas, l’armée romaine devrait attendre avant de combattre. Flaminius, gagné par la colère et l’impatience, ne tint nul compte des consignes de l’augure 377. Trois heures plus tard à peine, ses hommes en marche furent taillés en pièces, et lui-même tué 378. Le souvenir de ce double et cuisant échec dû au mépris des présages est resté vivace dans l’esprit des Romains, puisque Tite-Live le rappelle dans le comportement des futurs vaincus de Cannes, à savoir les consuls Paul-Émile et Varron 379 : Varron donna sur-le-champ le signal du départ. Mais l’opposition de Paul-Émile ayant été confirmée par l’auspice des poulets sacrés, il le fit annoncer à son collègue au moment où les enseignes sortaient du camp. Bien que Varron fût vivement contrarié, le désastre récent de Flaminius et la célèbre défaite navale du consul Claudius, dans la première guerre punique, réveillèrent des scrupules dans son esprit. Les dieux eux-mêmes, ce semble, différèrent ce jour-là, plutôt qu’ils ne détournèrent le malheur qui menaçait les Romains, car, à l’instant même où les soldats refusaient d’obéir au consul qui leur ordonnait de reporter les enseignes, deux esclaves […] vinrent ce jour-là retrouver leurs maîtres. Conduits aussitôt devant les consuls, ils leur apprirent que l’armée d’Hannibal était en embuscade derrière les montagnes voisines 380.

376   La mauvaise volonté des poulets avant Trasimène est attestée par Ov., F., VI, 765  : Sint tibi Flaminius Trasimenaque litora testes per uolucres aequos multa monere deos. Liv., XXII, 42, 8-9 ne fait cependant pas état de ce présage avant Trasimène, mais le signale avant Cannes. Pour Le Bonniec, « Les présages avant la bataille du lac Trasimène chez Silius Italicus (Punica, 5, 53-76) », p. 198, il est clair que le poète, pour éviter des répétitions, a  réparti les présages entre les deux batailles. Comme la défaite de Cannes était de loin la plus grave, il accumule pour l’annoncer une vingtaine de signes funestes de toute nature, mais il omet le présage des poulets, déjà utilisé pour Trasimène. 377  Sil., V, 185-189. 378  Cic., Div., I, 77-78. 379  Meulder, « Une trifonctionnalité indo-européenne chez Valère Maxime », p. 320. 380  Liv., XXII, 42, 8-10.

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En respectant les présages des poulets, le vertueux Paul-Émile préserve momentanément l’armée romaine d’un désastre. Au demeurant, comme le rappelle, selon Tite-Live, le très conservateur Appius Claudius lors de la réforme entreprise en 368 av. J.-C. par les tribuns de la plèbe G. Licinius Stolon et Lucius Sextius : Notre ville a été fondée par auspices, par auspices nous agissons en toute occasion, en guerre comme en paix, chez nous comme à l’armée ; qui l’ignore ? Et qui donc a le dépôt des auspices, selon la tradition des ancêtres  ? Eh bien, les patriciens […] Libre aux consuls plébéiens, maintenant de se rire de nos prescriptions religieuses. Q uelle importance, en effet, que les poulets sacrés ne mangent pas ? qu’ils aient tardé de sortir de leur cage ? qu’un oiseau ait émis un chant de mauvais augure ? Petites choses, bien sûr : mais c’est en ne méprisant pas ces petites choses que nos ancêtres ont porté si haut notre puissance 381.

L’ensemble des textes liviens et cicéroniens prouve suffisamment que, pour les Romains, le présage des poulets était en relation avec le déroulement d’une bataille, fût-elle navale ou terrestre. Silius, en homme pieux, sait hausser les présages à  la dignité épique. Respectueux des volatiles sacrés, il se garde bien de les désigner par le terme de pulli – terme de la langue rustique – puisqu’il utilise pour ce faire une périphrase poétique : « L’oiseau auquel, selon un rite ancien, les peuples latins demandent les auspices  » 382. Pour le poète, ne pas respecter la volonté des dieux et du Fatum ne pouvait que provoquer un désastre de grande ampleur. Rappelons de surcroît qu’avant la bataille du Tessin, le devin romain, Liger, interpréta correctement le vol des oiseaux 383 pour indiquer qu’Hannibal s’apprêtait à infliger des souffrances à  Rome pendant de nombreuses années, mais que les Romains finiraient par l’emporter 384. Son homologue carthaginois Bogus, 381  Liv., VI, 35, 1-6 ; 41, 4. (rendu dans la traduction de J. Bayet, t. 6, Paris, p. 61 ; 74). 382  Sil., V, 59 : Tune ales, priscum populis de more Latinis / auspicium, cum bella parant. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 3). 383  Sil., IV, 105-119. 384   Sil., IV, 120-130 : Exclamat Liger (huic superos sentire monentis / ars fuit ac penna monstrare futura magistra) : / « Poene, bis octonos Italis in finibus annos /

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pour sa part, ne fut pas en mesure d’interpréter correctement les présages puisqu’il annonça une victoire punique à  Hannibal avant de lancer un javelot dans la direction des lignes romaines 385. Silius fait apparaître en transparence le fait que les Carthaginois, impies, étaient incapables d’interroger les dieux par l’auspicium. Le fait que la guerre allait devenir un conflit personnel entre Scipion et  Hannibal est annoncé au livre IX, lorsque les deux belligérants se préparent à en découdre sur le champ de bataille de Cannes. Là, Hannibal, qui voulut poursuivre Varron 386, en fut empêché par Scipion, qui s’était précipité pour secourir le consul 387. Le Carthaginois fut ravi de faire face à cet adversaire de taille, car Scipion était un ennemi plus respectable que le consul auquel il devait obéir, et  parce qu’il entendait punir le Romain d’avoir sauvé son père au Tessin 388.

F. Scipion à Cannes Après une très brève apparition au livre IV, Scipion obtient à Cannes une autre chance de prouver sa dextérité au combat lorsqu’il bloque la route entre Hannibal et Varron, et fait face au chef  carthaginois lors d’une confrontation brève mais marquante 389. En Apulie, Scipion apprit comment combattre pour le salut de Rome. En effet, alors qu’au Tessin, sa première réaction face au danger avait été de vouloir se donner la mort en s’avançant sans audaci similis uolucri sectabere pubem / Ausoniam multamque feres cum sanguine praedam. / Sed compesce minas : renuit tibi Daunia regna / armiger ecce Iouis. Nosco te, summe deorum : / adsis o firmesque tuae, pater, alitis omen. / Nam tibi seruantur, ni uano cassa uolatu / mentitur superos praepes, postrema subactae / fata, puer, Libyae et maius Carthagine nomen. » 385  Sil., IV, 131-135  : Contra laeta Bogus Tyrio canit omina regi,  / et  faustum accipitrem caesasque in nube uolucres / Aeneadis cladem et Veneris portendere genti. / Tum dictis comitem contorquet primus in hostis / ceu suadente deo et fatorum conscius hastam. 386  Sil., IX, 419-423 : isque ut Varronem procul inter proelia uidit / et iuxta sagulo circumuolitare rubenti / lictorem, « Nosco pompam atque insignia nosco. / Flaminius modo talis » ait. Tum feruidus acrem / ingentis clipei tonitru praenuntiat iram. 387   Sil., IX, 424-430. 388  Sil., IX, 430-433. 389  Sil., IX, 411-459.

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peur au milieu des traits et des ennemis 390, en Apulie, il se livra à  un péril extrême mais, cette fois, pour triompher de l’impie et  perfide Hannibal 391. L’épisode de Cannes confirme donc ce que les performances de Scipion lors des exercices militaires du livre précédent semblaient annoncer 392  : il cultiva sa fides pour Rome et les Q uirites ainsi que sa pietas pour son père, son oncle et les dieux. Le fait qu’il ait été si rapidement l’égal d’Hannibal en termes de prouesse martiale en témoigne 393, le Carthaginois étant, en 216, un vétéran aguerri parvenu au summum de sa puissance. Il est par ailleurs révélateur que, sur le plan divin, Scipion n’ait été, comme il l’avait été au Tessin, guidé et protégé que par Mars 394, une divinité moins forte que Minerve, et  qu’il ait été associé au principal dieu romain de la guerre. Cette filiation est soulignée par des analogies avec le conflit opposant Arès et Diomède au chant V de l’Iliade. À l’instar de ce dieu et de ce héros qui se rapprochèrent pour se combattre 395, Scipion et Hannibal se firent face 396. Comme Athéna avait dévié de sa main l’épée d’Arès qui menaçait Diomède 397, Pallas écarta celle de Scipion afin d’épargner Hannibal 398. Bien que le Romain n’eût pas pris part à  un duel, comme ce fut le cas dans l’Iliade 399, il nous est rappelé que Mars entraîna Scipion hors du combat, car le fatum avait momentanément fait pencher la balance en faveur d’Hannibal, Cannes étant son moment de gloire. Mars, avant de se retirer du champ de bataille, ordonna à Scipion d’accomplir de grandes choses dans les mois et  années à  venir 400. Pius, Scipion prit la mesure de cette mission. Cependant, il devait encore attendre   Sil., IV, 458-460 : conuersa in semet dextra ; bis transtulit iras / in Poenos Mauors. Fertur per tela, per hostis / intrepidus puer et Gradiuum passibus aequat. 391  Sil., IX, 429 : in sese discrimina uertit. 392   Sil., VIII, 551-552 : ipse inter medios uenturae ingentia laudis / signa dabat. 393   Sil., IX, 436 : Marte uiri dextraque pares. 394  Sil., IV, 457. 395  Hom., Il., V, 850. 396  Sil., IX, 451-452 : ductores pugnae intenti, quantumque uicissim / auderent, propius mensis. 397   Hom., Il., V, 853-854. 398  Sil., IX, 455-456  : iam ictu ualido libratam a  pectore Poeni  / Pallas in obliquum dextra detorserat hastam. 399  Arès fut blessé par Diomède. Hom., Il., V, 855-863. 400  Sil., IX, 459 : Aetnaeum in pugnas iuueni ac maiora iubebat. 390

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quelques années avant de représenter l’ensemble des Romains, et de devenir un parangon de uirtus, de fides et de pietas. Silius fait à nouveau allusion à l’Iliade pour imposer sa vision résolument transpériode. En effet, il projette le conflit opposant Hector et  Achille 401 dans celui qui met aux prises Hannibal et  Scipion. Dans les deux cas, les protagonistes se rencontrent avant de s’affronter dans leurs récits respectifs (Hector et  Achille au chant XXII de l’Iliade, et  Scipion et  Hannibal au livre XVII des Punica). La vindicte est un paramètre crucial dans chaque confrontation : Achille cherche à venger la mort de son ami et serviteur, Patrocle 402, alors qu’Hannibal entend accomplir la malédiction d’Elissa. Par ailleurs, à chaque fois, les combattants sont aidés par des dieux : Hector par Apollon et Achille par Athéna, Scipion par Mars, et  Hannibal par Pallas 403. À de nombreux moments d’évocation de la bataille de Cannes, les Punica font donc écho à l’Iliade, l’œuvre épique par excellence, et invitent le lecteur à considérer le conflit romano-punique comme une réminiscence de la guerre de Troie. En 216, comme les Romains jouent le rôle des Troyens vaincus et  les Carthaginois celui des Grecs victorieux, Scipion est ici modelé sur le vertueux Hector, et  Hannibal sur le chef  des Myrmidons. Il est pourtant évident que les personnages de Silius et  leurs modèles épiques ne correspondent pas parfaitement. Après Cannes, Scipion ne doit pas être considéré comme un personnage « hectorien » car, même si sa moralité est celle du fils de Priam, lorsqu’il rencontre de nouveau Hannibal, c’est pour remporter la victoire à la bataille finale, sans succomber au combat.

G. Les Olympiens dans les Punica : des divinités vertueuses ambiguës ? Le succès ou l’insuccès dans les entreprises militaires et politiques dépendaient de la qualité de la relation qu’avait l’ensemble des Romains avec les dieux. Tout manque de pietas pouvait provoquer   Hom., Il., XX, 364-454.   Hom., Il., XX, 425-426. 403  Cf. infra p. 280-283. 401 402

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une rupture de leur bienveillance. La dimension collective devenait dès lors de plus en plus remarquable et visible lors des différents rassemblements communautaires. Pendant la République, les Romains conservèrent et exécutèrent avec minutie des pratiques religieuses dont le sens pouvait leur échapper, mais l’homme pius était celui qui, au-delà de la stricte obéissance aux lois religieuses, s’efforçait de répondre au mieux aux exigences de sa cité et de ses divinités. Mais quels rôles les dieux siliens ont-ils joués lors des conflits qui ont jalonné la guerre d’Hannibal  ? Jusqu’à présent, notre propos s’est focalisé sur l’atmosphère ambiguë et paradoxale qui enveloppe la description de la bataille de Cannes, tout en soulignant que ce climat transparaît très clairement dans la manière dont Silius évoque la vertu. La présente section entend démontrer que l’insistance du poète épique sur l’ambivalence ne se limitait pas à la condition humaine, mais qu’elle s’étendait à sa présentation des dieux, que ce soit dans l’ensemble de l’épopée ou dans le cas particulier de la bataille de Cannes. Comme Virgile, Silius recourt à  l’entremise du panthéon romain, et s’inspire des actions entreprises par les dieux homériques dans l’Iliade. Les événements décrits par les Punica ne reçoivent leur pleine signification qu’à la lumière de volontés supérieures. Le duel entre l’Vrbs et  Carthage apparaît dès lors comme une nécessité voulue par les dieux, plus singulièrement par Jupiter, et par le destin. Les interventions des membres du panthéon s’avèrent donc indispensables, offrant un contraste saisissant avec leur totale absence dans la Pharsale 404. Plutôt que de faire sienne l’audacieuse tentative de Lucain de se débarrasser des divinités, Silius préfère en revenir à  l’ordre cosmique homérico-virgilien traditionnel. Dans son évocation de la bataille, alors que les deux armées avançaient l’une vers l’autre pour ouvrir les hostilités, Silius figure la façon dont le conflit terrestre se reflétait dans les cieux, tel un miroir  : «  La Discorde insensée entra dans l’Olympe et réunit les dieux aux combats  » 405. Le poète dresse alors la liste   Cf. supra p. 135-153.   Sil., IX, 288-289 : discordia demens / intrauit caelo superosque ad bella coegit. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 16). 404 405

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des divinités soutenant chaque camp 406. Du côté romain, interviennent Apollon, Mars, Vénus et  Hercule. Chez les Carthaginois, en revanche, trois divinités sont mentionnées, en l’occurrence Junon, Minerve et Hammon. Il est notable de constater que pour Silius, aucune de ces divinités, qu’elle soit romaine ou punique, ne constitue un exemplum de vertu ; même le roi des dieux du panthéon quirite est loin de conjuguer les trois valeurs étudiées, même si l’auteur flavien ne le déplore qu’à demi-mot. Néanmoins, le thème des Punica, selon Ph.  Hardie, s’apparenterait au  dualisme théologique et moral de Virgile présenté sous une forme tranchée et  schématique : la fides romaine contre la perfidia carthaginoise, Jupiter le divin et ses représentants contre Junon l’infernale et ses propres représentants 407. Ce chercheur voit dans l’œuvre silienne une sorte de conte mettant en scène l’affrontement du bien et du mal et, bien qu’il soit souvent difficile d’identifier la partie digne de louanges, la victoire de la lumière sur l’obscurité ne laisse finalement aucun doute 408. Cette lecture du texte nous contraint dès lors à voir dans Junon une déesse « obscure », « infernale » et « carthaginoise » faisant preuve d’impietas à l’égard des Romains lui rendant un culte, face à  un Jupiter généralement dépeint comme « lumineux », « bon » et « romain », surtout après la bataille de Cannes. Loin de négliger la dynamique d’opposition Jupiter-Junon, notre analyse, laquelle renforce notamment la déesse du mariage dans son statut de divinité pro-carthaginoise faisant preuve d’une sinistra fides, et le maître de l’Olympe dans celui de défenseur de Rome, aura pour principal objectif  de rendre compte de l’ensemble des ambiguïtés dont ont fait preuve les principales divinités romaines mêlées à la deuxième guerre punique dans l’œuvre silienne. Il nous faudra également les analyser afin de démontrer que celles-ci, à  l’instar des hommes qui les vénéraient, usèrent d’une fides douteuse.   Sil., IX, 290-299. Ripoll, « Adaptations latines d’un thème homérique : la théomachie », p. 236-258. 407  Hardie, The Epic Successors of  Virgil : A Study in the Dynamics of  a Tradition, p. 80 ; Hardie, « Ovid’s Theban History : The First Anti-Aeneid », p. 224235. Voir aussi : Baier, « Der Götterapparat bei Silius Italicus », p. 281-296. 408 Hardie, The Epic Successors of  Virgil : A Study in the Dynamics of  a Tradition, p. 81. 406

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a. Junon : la fidèle protectrice d’Hannibal Au début du livre I, Silius montre que les malheurs de Didon et la haine de Junon à  l’égard de Rome expliquent la fureur d’Hannibal envers cette même ville et  le serment prêté à  son père, Hamilcar 409. L’auteur dépeint les intrigues de la déesse, qui instrumentalise Hannibal 410  : «  […] mais Junon reprend l’œuvre de guerre et recommence la lutte. Un chef, un seul, lui vaut des armées pour remuer l’océan et  bouleverser le monde. Déjà, le belliqueux Hannibal s’est inspiré de toutes les fureurs de la déesse et c’est lui seul qu’elle ose opposer aux destins. Ce héros sanguinaire fait sa joie. » 411 Lorsque Silius expose dans les grandes lignes les origines de la guerre, le lecteur sait que les dieux actifs dans les Punica sont sensiblement les mêmes que ceux régnant sur le monde de l’Énéide. Le poète flavien, qui a  voulu partager l’Olympe en deux camps rivaux, prête ainsi à Junon un rôle globalement identique à celui qu’elle assumait dans l’œuvre maîtresse de Virgile. De la sorte, les premiers vers de chaque épopée mentionnent la vive affection de Junon, pourtant honorée par les Romains, essentiellement sur le Capitole, pour Carthage. Les attestations de ce rôle de protectrice remontent à Ennius, sinon à Naevius 412. Déterminée à renverser Sagonte, l’une des principales alliées de Rome, Junon s’adjoint le concours des divinités de l’Érèbe 413. Il faut y voir ici la résurgence des menaces proférées à l’égard de l’Vrbs par la déesse dans l’Énéide 414.

  Sil., I, 21-143.   Sil., I, 3-40 : […] iterum instaurata capessens arma remolitur. Dux agmina subficit unus turbanti terras pontumque mouere paranti. Iamque Deae cunctas sibi belliger induit iras Hannibal : hunc audet solum componere fatis. Sanguineo tum laeta uiro […]. 411  Sil., I, 38-39 : Iamque deae cunctas sibi belliger induit iras / Hannibal ; hunc audet solum componere fatis. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 6). Feeney, A Commentary on Silius Italicus Book 1, p. 36-37 ; Delz, « Nachlese zu Silius Italicus », p. 163-164. 412 Feeney, The Gods in Epic  : Poets and Critics of  the Classical Tradition, p.  130-131  ; Santini, Silius Italicus and his View of  the Past, p.  24-26. Hor., Od., II, 1, 25-28 dépeint, quant à lui, Junon comme une déesse vengeant les pertes subies par son peuple au cours de la guerre civile. 413   Sil., I, 91-98 ; 119-140. 414  Verg., Aen., VII, 293-322. 409 410

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Chez Virgile, Junon ne se contente pas d’agir en simple défenderesse de Carthage, puisque sa colère remonte à la guerre de Troie et s’explique par ses griefs à l’encontre des Troyens 415. Dès lors, les motivations qui animent la déesse après le départ d’Énée et  le suicide de Didon découlent davantage de sa haine envers les Troyens (on se souvient de l’épisode de la pomme de Discorde) que de son affection pour les Puniques. Elle n’est par ailleurs pas Carthaginoise. À l’instar de la Junon de Virgile, qui avait provoqué la tempête au livre I de l’Énéide, celle de Silius apparaît d’emblée hostile à la race troyenne et aux Romains. Elle témoigne, à l’instar de son homonyme virgilienne, de sa préférence pour Carthage au détriment de toutes les autres cités, et plus spécialement de Rome dont la montée en puissance menaçait la suprématie punique tout en réalisant le rêve insufflé à Énée 416. Tout au long du conflit, Junon s’efforce de gagner les faveurs d’une ville susceptible d’abriter une population assez forte pour mettre en déroute les protégés de son époux 417. Ironie de l’histoire, c’est elle qui, en l’espèce et de manière délibérée, déclenche la série de guerres devant finalement conduire à la destruction de sa cité favorite. Selon Silius, la déesse protectrice du mariage était déjà l’instigatrice de la première guerre punique 418. Le récit nous apprend qu’après la défaite subie par les Carthaginois au cours de cet affrontement, Junon porta son choix sur Hannibal, faisant de lui son instrument de destruction : le Barcide devait l’aider dans sa tentative pour contrer le destin favorable de Rome. Il existe   Verg., Aen., I, 23-28. Lefèvre, Deque tuis pendentia dardana fatis. Beobachtungen zu den Fata und den Göttern in Silius Italicus’s Punica, p. 267272. 416  Sil., I, 26-31 ; Verg., Aen., I, 12-18. 417  Sil., I, 28 : optauit profugis aeternam condere gentem. 418  Sil., I, 32-33 : iam proprius metuens bellandi corda furore / Phoenicum extimulat. Les spécialistes s’accordent à  dire que la principale cause de la première guerre punique fut la volonté romaine de s’emparer d’un territoire clé au-delà de la péninsule italienne pour s’y installer durablement, et  priver sa principale rivale, Carthage, d’une terre fertile et stratégique qui reliait l’Europe à l’Afrique. Autrement dit, l’Vrbs aurait entrepris de mener une première guerre contre la capitale punique dans un souci impérialiste. Selon nous, il apparaît que la première guerre punique, justifiée par des motifs sécuritaires, résulte avant tout du metus Punicus qui, après le metus Gallicus, n’était que la forme prise à un moment donné du metus hostilis. 415

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ici un parallélisme supplémentaire avec la Junon de Virgile, qui avait tenté d’empêcher la mise à sac de Carthage par les Romains, pourtant prévue par le fatum 419. La Junon de Silius s’érige donc en digne héritière de celle de Virgile 420, qui avait œuvré à  l’échec d’Énée 421, en intervenant quasiment à chaque tournant du conflit. Ce fut notamment à son instigation que Tisiphone quitte l’Érèbe pour encourager les Sagontins au suicide et que Varron ne peut s’ôter la vie 422. Chez Virgile, Junon utilise généralement ses protégés à  des fins personnelles avant de les abandonner. Ce n’est que lorsque Didon est consumée qu’elle s’intéresse réellement au sort de la reine punique. Trop tard toutefois, et Junon ne put qu’abréger les souffrances de la fondatrice de Carthage. La déesse semble néanmoins avoir fait preuve de plus d’affection à l’égard de Turnus. Ce qui ne l’empêcha nullement de tomber sous les coups d’Énée. Les principaux agents humains de Junon gagnent l’au-delà après une mort dramatique. Dans les Punica, Junon semble également manipuler ses favoris en agissant de façon perfide. On y décèle en effet un contraste flagrant entre les positions d’Hannibal, complètement ignorant de l’avenir, et  celles de la déesse, pleinement informée des événements futurs. Ce point d’achoppement transparaît dès sa première intervention, laquelle pousse le général carthaginois à  se lancer dans la reprise des hostilités contre Rome, «  nullement inconsciente des désastres à venir » 423. Au demeurant, l’Hannibal de Silius, par son ignorance, se distingue de Scipion, dont la destinée jovienne ne pouvait être contrecarrée par Junon. Après qu’Hannibal a juré une hostilité éternelle envers Rome dans le temple de Didon à Carthage, la prêtresse attachée au sanctuaire 424 prédit les victoires qu’il remportera lors de la deuxième 419  Sil., I, 38-39 ; Verg., Aen., I, 21-22. Brisson, « Carthage et le fatum. Réflexions sur un thème de l’Énéide », p. 162-173. 420 Ahl, Davis et Pomeroy, « Silius Italicus », p. 2494-2496. 421 Gossage, « Virgil and the Flavian Epic », p. 77. 422   Cf. supra p. 94-153 ; 225-265. 423  Sil., I, 41 : uenientum haud inscia cladum. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 6). 424  Ainsi que l’écrit Picard, « Le Tophet de Carthage dans Silius Italicus », in Mélanges de philosophie, de littérature et  d’histoire ancienne offerts à  Pierre Boyancé, p. 569-577, le témoignage de Silius sur le tophet de Carthage ne consti-

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guerre punique 425. Un Jupiter guerrier vient toutefois relativiser ces dires en annonçant l’échec d’Hannibal dans l’accomplissement de son ambition suprême : s’emparer de Rome et la ravager. Junon refuse cependant de communiquer de plus amples informations à la prêtresse 426. Dès lors, Silius présente une nouvelle fois Hannibal comme la marionnette de la déesse et comme un être dupe, jouet du fatum : « Junon lui défendit de pénétrer plus avant dans la science de l’avenir : aussitôt les fibres se taisent : elle ignore les longs travaux et les revers. » 427 Cependant, les vers 35 et 36 du livre premier démontrent de manière métapoétique qu’Hannibal est non seulement le dépositaire de la confiance de Didon, mais aussi l’agent du projet épique de Junon  : «  Reprenant les armes, [Junon] renouvelle le conflit et met les choses en mouvement une fois de plus » 428. Si la déesse du mariage apparaît chez Silius comme une déesse « punique », les attentions qu’elle témoigne à l’égard d’Hannibal suggèrent qu’elle est davantage attachée à son protégé qu’aux Carthaginois. En effet, dans les Punica, la déesse romano-carthaginoise est étroitement liée au Barcide. À un point tel qu’à Sagonte, elle retire la lance qui le blesse et  le ravit dans un nuage pour l’entraîner loin du champ de bataille 429. Au surplus, cet épisode fait écho à celui où, dans l’Énéide, Junon se rend auprès d’Éole, préposé par Jupiter à  tenir les vents enchaînés dans de sombres cavernes et, le flattant tout en lui promettant une nymphe pour tue certes pas un document de premier ordre pour la connaissance de la religion punique, dans la mesure où l’auteur flavien ne disposait que de peu d’informations sur le sanctuaire. Toutefois, Silius a su utiliser ces pauvres données de façon cohérente ne commettant aucune grossière inexactide et  interprétant correctement des notions théologiques qui devaient lui sembler bien étranges. 425 Von Albrecht, Silius Italicus. Freiheit und Gebundenheit römischer Epik, p. 53 ; D. C. Feeney, A Commentary on Silius Italicus Book 1, p. 85-94. 426  Sil., I, 137-139 : Venienta fata / scire ultra uetuit Iuno, fibraeque repente / continuere. 427   Sil., I, 137-139. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 10). 428  Sil., I, 35-36 iterum instaurata capessens / arma remolitur. (rendu dans  : la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 2). 429  Sil., I, 548-555 : Sed Iuno, aspectans Pyrenes uertice celsae / naua rudimenta et primos in Marte calores, / ut uidet impressum coniecta cuspide uulnus, / aduolat obscura circumdata nube per auras / et ualidam duris euellit ab ossibus hastam. / Ille tegit clipeo fusum per membra cruorem, / tardaque paulatim et dubio uestigia nisu / alternata trahens, auersus ab aggere cedit.

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épouse en guise de récompense, elle réussit à  le convaincre de déchaîner une tempête pour écarter les Troyens de l’Italie  ; Vénus apaise les flots pour faciliter la navigation d’Énée 430. Après avoir incité la Trébie à  engloutir les combattants romains et leur consul 431, Junon se fait passer pour la déité du lac de Trasimène, et  envoie un songe à  Hannibal pour l’exhorter à franchir les Apennins par le nord afin de livrer combat 432. Chez Silius, le rêve est une invitation à la réflexion et est davantage un apparat subordonné à  l’action 433 qu’une simple prémonition visant à avertir celui qui en est sujet 434. Junon se réjouit de la victoire d’Hannibal à Trasimène 435. Par la suite, elle fait en sorte que les sénateurs romains confèrent à Minucius, le magister equitum, des pouvoirs égaux à  ceux de Fabius Maximus 436. Juste avant la bataille de Cannes, elle procède pratiquement de même, dépêchant la nymphe Anna Perenna pour inciter Hannibal à ne pas s’inquiéter de la tactique adoptée par le Cunctator, et de le presser à se rendre au champ de Diomède 437. Enfin, comme nous l’avons mentionné précédemment 438, elle prend le contrôle du destin de Varron. Au demeurant, alors que Diomède avait fondé plusieurs villes en Italie, et  était devenu un défenseur de la paix protoromaine en décidant de ne plus en découdre avec les Troyens 439, Hannibal choisit de rester dans la péninsule, loin de sa patrie, pour lutter jusqu’à la mort contre l’ennemi juré de Carthage et tenter ainsi de répondre aux attentes de Junon.

  Verg., Aen., I, 12-80.   Verg., Aen., I, 12-80. 432   Sil., IV, 667-738. 433  Sil., II, 560-579  ; III, 139-141  ; 163-214  ; IV, 722-738  ; V, 127-129  ; VIII, 166-183 ; X, 340-371 ; XV, 180-199 ; 541-557. 434  Sil., I, 62-69 ; VIII, 121-123 ; XVII, 158-159. 435  Sil., V, 201-207 : Auertere dei uultus fatoque dederunt / maiori non sponte locum ; stupet ipse tyranni / fortunam Libyci Mauors, disiectaque crinem / inlacrimat Venus, et Delum peruectus Apollo / tristem maerenti solatur pectine luctum. / Sola Apennini residens in uertice diras / expectat caedes immiti pectore Iuno. 436   Sil., VII, 511-514 : Haec uulgus. Necnon patrum Saturnia mentes / inuidiae stimulo fodit et popularibus auris. / Tunc indigna fide censent optandaque Poeno, / quae mox haud paruo luerent damnata periclo. 437  Sil., VIII, 25-231. 438  Cf. supra p. 230-240. 439   Verg., Aen., VIII, 9. 430 431

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À Cannes, craignant pour la sécurité du chef  punique, Junon prend l’apparence du couard Metellus, et  cherche à  convaincre Paul-Émile de cesser la bataille 440. En outre, lorsqu’elle se rend compte de son échec, elle intervient personnellement sous l’apparence du Maure Gelesta 441, pour conduire Hannibal en un autre point de la zone de combat 442. L’inquiétude de Junon pour le héros carthaginois paraît même l’emporter sur sa haine envers Rome. Immédiatement après l’affrontement, elle somme ainsi le dieu Somnus d’apparaître en rêve à Hannibal, afin de l’empêcher de marcher directement sur Rome 443. Par la suite, la déesse manipule le chef  carthaginois en personne pour qu’il s’abstienne d’affronter Marcellus en duel 444. Ainsi, aux yeux de Silius, l’attitude de la déesse du mariage, versatile, est-elle pour le moins irrationnelle. Concomitamment, à  l’image de celui qu’elle entend protéger, elle constitue un anti-exemplum de fides. Nonobstant, quand le Barcide décide de se diriger vers l’Vrbs, Jupiter réprimande Junon, dès lors contrainte d’agir au grand jour, et de révéler sa présence à Hannibal (elle avait alors pris place sur les collines de Rome, alignée aux côtés des autres divinités), le persuadant de ne pas chercher à défier le roi des dieux 445. Au terme de cette ultime intervention, la déesse disparaît jusqu’à l’affrontement de Zama, tournant logique puisqu’à partir de ce moment, le récit cesse de mettre l’accent sur la uirtus d’Hannibal. En 202 av. J.-C., nous retrouvons donc Junon à Zama, dans un épisode étroitement inspiré de l’Énéide 446. Chez Virgile, Jupiter voit sa troisième épouse assise sur un nuage, en train d’observer   Sil., X, 45-47 : Q uam metuens molem (neque enim certamine sumpto / tempestas tanta et rabies impune fuisset) / in faciem pauidi Iuno conuersa Metelli. 441 Spaltenstein, Commentaires des Punica de Silius Italicus, Livres 9 à 17, ad. 10, 85. 442  Sil., X, 83-91 : At coniunx Iouis, ut Paulum depellere dictis / nequiquam fuit et consul non desinit irae, / in faciem Mauri rursus mutata Gelestae / auocat ignarum saeuo a certamine Poenum : / « Huc tela, huc » inquit « dextram implorantibus adfer, / o decus aeternum Carthaginis. Horrida iuxta / stagnantis consul molitur proelia ripas, / et laus haud alio maior datur hoste perempto. » / Haec ait et iuuenem diuersa ad proelia raptat. 443  Sil., X, 337-350. 444   Sil., XII, 201-202 : ed non haec placido cernebat pectore Iuno / coeptoque auertit suprema in fata ruentem. 445  Sil., XII, 701-728. Ahl, Davis et Pomeroy, « Silius Italicus », p. 2500. 446  Sil., XII, 791-842. 440

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la bataille finale opposant le proto-Romain aux indigènes italiques. Le roi des dieux exige alors que sa sœur et  épouse mette un terme à  ses machinations contre Énée. Junon se soumet à  la volonté de son mari, non sans avoir obtenu de lui la promesse d’effacer de Rome le nom de Troie 447. Dans l’œuvre silienne, qui s’inspire de l’opus virgilien, Junon apparaît d’ailleurs étonnamment joyeuse au cours de ce motif 448. Dans les Punica, Jupiter trouve également son épouse en train de regarder la bataille d’en haut, de même qu’il exige d’elle la fin du conflit. Cependant, contrairement à ce qui se produit chez Virgile, la requête de Junon ne concerne pas Rome, mais Hannibal 449. La déesse supplie Jupiter de lui laisser la vie sauve 450. Le sentiment d’inquiétude qui l’a animée tout au long de l’épopée à propos de la sécurité du chef  carthaginois en sort ainsi renforcé 451, mais Junon demande également que la capitale punique puisse conserver ses murailles 452, en dépit de la défaite 453. Une fois Rome libérée, le sens du thème   Verg., Aen., XII, 697-952.   Sil., XII, 841 : laetata. 449  Verg., Aen., XII, 697-952. 450  Sil., XVII, 357 : supplex. 451  Santini, Silius Italicus and his View of  the Past, p. 25. 452  À la veille de la troisième guerre punique, le périmètre de l’enceinte était d’environ 32 ou 33 km selon Oros., IV, 22, 1-4), dont la source était Tite-Live (Per., LI). Les chiffres que nous fournit Strab., XVII, 3, 14 paraissent plus douteux : d’après lui, Carthage était munie d’un mur dont la longueur ne dépassait pas 360 stades (environ 65 km). À la différence du simple rempart qui protégeait la presqu’île en ses parties escarpées, au nord et  à l’est, des quartiers actuels de Gammarth et de La Marsa jusqu’à Sidi Bou Saïd, le mur qui coupait l’isthme sur une longueur d’environ 5 km était un triple. Chaque élément, d’une largeur de 30 pieds (un peu moins de 9 m), s’élevait, selon App., Pun., 95, à 30 coudées de hauteur (environ 15  m), non compris les créneaux et  les tours qui flanquaient le rempart à des distances de deux plèthres (un peu moins de 60 m). Chacun des murs, épais de 8,8 m, aurait comporté deux étages. En bas, par déduction, se trouvaient les étables pour loger 300 éléphants et au-dessus, s’alignaient des écuries pour 4000 chevaux, des magasins de fourrage et d’orge, des casernes pour 20 000 fantassins et 4000 cavaliers, ce qui aurait fait pour les trois murs : 900 éléphants, 12  000 chevaux et  72  000 hommes Tels devaient être les effectifs carthaginois au crépuscule de la troisième guerre punique. On sait par ailleurs que Carthage n’était plus capable de payer des mercenaires. Il faudrait ajouter quelques sources modernes sur la question pour fixer ce qui est le niveau de connaissance actuelle : Burgeon, La troisième guerre punique et la destruction de Carthage. Le verbe de Caton et les armes de Scipion, p. 185. 453  Sil., XVII, 368-369 : stent etiam contusa malis mea moenia, fracto / nomine Sidonio, et nostro seruentur honori. 447 448

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des moenia s’inverse, puisque ce sont désormais les murs de Carthage qui, par un juste retour du destin, se trouvent en danger 454. Ayant obtenu satisfaction, la déesse prend l’apparence de Scipion 455 afin d’éloigner Hannibal du champ de bataille. Finalement, quand, s’étant rendu compte de la supercherie, ce dernier veut regagner le front, la déesse fait périr son cheval 456. Enfin, lorsqu’il songe au suicide, elle lui apparaît sous les traits d’un berger, figure apaisante et bienfaitrice pour lui proposer de le reconduire sur les lieux du combat. En réalité, elle ne fait que l’emmener plus loin encore 457, avant de le laisser finalement en haut d’une butte depuis laquelle il peut contempler l’issue de la bataille 458. Après cela, Junon, troublée 459, reprend la direction du ciel 460. De fait, les Punica, davantage encore que l’Énéide, veulent mettre en exergue la déraison et l’irrationalité de la déesse. On le voit, chez Silius, Junon use de perfidia, même auprès de son héros, dans l’unique but de lui sauver la vie, car lui seul pouvait un jour vaincre les armées romaines. D’ailleurs, la déesse est présentée par le poète flavien comme le parangon olympien de la tromperie et de la ruse et ce, afin notamment de renforcer indirectement la figure scipionienne, qui, malgré sa condition humaine, est le seul véritable exemplum de moralité des Punica 461. Ainsi la déesse du mariage n’est-elle pas plus vertueuse qu’un Varron ou   Sil., XVII, 368 ; 490-495.   Sil., XVII, 522-533 ; Verg., Aen., X, 633-653. 456  Sil., XVII, 533-537  : «  Adeone Oenotria tellus  / detestanda fuit, quam per maria aspera perque / insanos Tyrio fugeretis remige fluctus ? / Sed fugisse satis fuerit. Latione cruore insuper externas petitis perfundere terras ? » 457  Sil., XVII, 567-580. 458  En 150, alors que Massinissa ne put recevoir personnellement le tribun Scipion Émilien, il ordonne à plusieurs de ses fils de l’inviter à assister au combat qui allait l’opposer à des Carthaginois. Du haut d’une des nombreuses collines, le Romain, assista à une bataille qu’il compara plus tard à celle menée par Zeus au mont Ida et Poséidon, du sommet de Samothrace, du temps de la guerre de Troie. App., Pun., 71 ; Hom., Il., VIII, 52. 459   Sil., XVII, 604 : turbata. 460  Sil., XVII, 597-604  : At fessum tumulo tandem regina propinquo  / sistit Iuno ducem, facies unde omnis et  atrae  / apparent admota oculis uestigia pugnae.  / Q ualem Gargani campum Trebiaeque paludem  / et  Tyrrhena uada et Ph‹a›et‹h›ontis uiderat amnem  / strage uiru‹m› undantem, talis, miserabile uisu,  / prostratis facies aperitur dira maniplis.  / Tunc superas Iuno sedes turbata reuisit. 461   Cf. infra p. 325-336. 454 455

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un Flaminius ; le monde des dieux n’est que le miroir olympien de celui des hommes. b. Jupiter et son projet de revitalisation de la morale romaine Dans l’Énéide 462, le prophète Hélénus déclare que, dans la mesure où Énée voyage sous les auspices de Jupiter, le roi des dieux ferait en sorte que son périple se déroule sans encombre afin que le Troyen puisse s’installer en Italie pour y fonder une ville. Au livre XI des Punica, Teuthras chante les origines de la race capouane, issue des aventures intimes et  secrètes de Jupiter 463. Par la même occasion, il fait allusion au peuple troyen, sousentendant que les Romains partagent ces nobles racines 464. Toutefois, a priori du moins, le maître de la destinée semble ne pas avoir été aussi bienveillant envers ses descendants romains de la fin du iie siècle av. J.-C. D’après D.  C. Feeney, le Jupiter des Punica (le providentiel Jupiter Optimus Maximus, le protecteur par excellence de Rome et  la divinité olympienne la plus proche de Fides) serait plus étroitement et  exclusivement lié au dieu suprême de l’État romain que tout autre Jupiter épique 465. Cet auteur juge toutefois le caractère de Jupiter lunatique, au point de générer parfois certaines incohérences 466. D. C. Feeney suppose l’existence d’un lien direct entre cette versatilité et l’incapacité de Silius à établir un cadre divin sensé. Néanmoins, nous estimons que cette inconstance découle en fait d’un acte délibéré. Pour étayer notre hypothèse, il est nécessaire d’examiner les éléments nous permettant de considérer la volonté de Jupiter comme préétablie 467. Dès sa première intervention dans l’épopée, Jupiter endosse des traits teintés d’ambiguïté. Présenté comme le pater omnipo  Verg., Aen., III, 374-380.  Schenk, « Die Gesänge des Teuthras (Sil. It. 11, 288-302 u. 432-484) », p. 350-368. 464   Sil., XI, 291-297. 465 Feeney, The Gods in Epic  : Poets and Critics of  the Classical Tradition, p. 305. 466 Feeney, The Gods in Epic  : Poets and Critics of  the Classical Tradition, p. 307. 467 Thilo, « Zu den Punica des Silius Italicus », p. 623. 462

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tens 468, il ordonne à  Mercure d’apparaître à  Hannibal dans un songe afin de l’exhorter à franchir les Alpes au plus vite. Le messager des dieux se livre alors à  une courte prophétie sur les événements à  venir, évoquant un serpent (représentant Hannibal) occupé à tout détruire sur son passage 469. L’histoire de cette vision est probablement tirée de l’œuvre de Silénos, historien favorable à  la cause punique. Elle aurait ensuite été reprise dans les versions de Coelius Antipater et de Tite-Live, ce qui permit à Silius d’en avoir connaissance. Chez le Padouan, le personnage apparaissant dans le rêve d’Hannibal est anonyme, mais il ressemble à un jeune Adonis. Celui-ci déclare avoir été envoyé par Jupiter afin de le guider jusqu’en Italie 470. Silius attribue cette mission divine à Mercure 471, se fondant sur la célèbre apparition du dieu dans l’Énéide 472. En décidant de faire usage de cette scène, Silius établit sans aucun doute une connexion entre Énée et Hannibal ainsi qu’entre les deux faces du même Jupiter. Mercure exhorte Énée à  passer enfin aux actes, et  à entamer sa mission fondatrice. Hannibal est, lui aussi, réprimandé par le messager des dieux pour avoir dormi et  perdu du temps en Hispanie 473. La mission qui l’attend s’avère toutefois très différente, puisqu’il s’agit, cette fois, de détruire Rome. Dans ces deux scènes, le commandant carthaginois est exhorté à  l’action par Mercure et donc, par Jupiter. Le résultat de leurs actes va toutefois présenter une connotation très différente. Un autre exemple tiré de Virgile, dépeignant à  nouveau une mission de Mercure, démontre, lui aussi, le renversement total de situation induit par l’intervention jupitérienne. Au chant I de l’Énéide, Mercure est effectivement envoyé 474 dans l’objectif  d’apaiser les cœurs ardents des Carthaginois 475, permettant ainsi à Didon d’accueillir Énée avec hospitalité. Chez Silius, par contre, l’envoi par Jupi  Sil., III, 163.   Sil., III, 162-213. Vessey, « Flavian Epic », p. 329-331. 470  Liv., XXI, 22, 6. 471   Sil., IV, 219-278. Spaltenstein, Commentaires des Punica de Silius Italicus, Livres 1 à 8, ad. 3, 163. 472  Verg., Aen., I, 297-304. 473  Sil., III, 172. 474  Verg., Aen., I, 297-304. 475   Verg., Aen., I, 302-303 : ferocia Poeni / corda. 468 469

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ter de Mercure vient réveiller la nature perfide et  furieuse des Puniques en déclenchant une tempête violente et dévastatrice 476. Pourquoi Jupiter procède-t-il de la sorte  ? Pour prévenir le lecteur, Silius fait en sorte que le narrateur mentionne dès le livre III la raison motivant l’intervention de Jupiter : le dieu avait l’intention d’éprouver les Romains sur le plan moral 477, en les confrontant au metus Punicus sous une forme nouvelle. Son objectif  était, in fine, de porter aux nues leur uirtus, leur fides et leur pietas 478. Ce n’est donc pas Junon mais Jupiter qui prend l’initiative de rejouer la guerre de Troie. Ce dernier, dont était pourtant issue Fides, n’apparaît pourtant pas spécialement digne de confiance aux yeux du poète flavien. En effet, comme devait le démontrer la troisième guerre punique, il ne tient pas sa promesse de préserver les murailles de Carthage 479. Peu après la vision d’Hannibal, dans une scène 480 fidèlement calquée sur la conversation qu’il tient avec Vénus dans l’Énéide 481, Jupiter expose les raisons qui l’incitent à laisser se poursuivre la guerre (la deuxième guerre punique fut plus longue que la légendaire guerre de Troie). Inquiète, Vénus s’enquiert auprès de lui d’un possible nouveau siège d’Ilion 482. Jupiter lui répond par un long monologue, déclarant avoir déclenché le conflit dans le   Sil., III, 227-228 : non ulla nec umquam / saeuior it trucibus tempestas acta procellis. Brouwers, « Les dieux dans la description de la tempête chez Silius Italicus », p. 21-28. 477  Sil., III, 164. 478  Sil., III, 163-165 : Tum pater omnipotens, gentem exercere periclis / Dardaniam et  fama saeuorum tollere ad astra  / bellorum meditans priscosque referre labores. 479  Le légat romain L.  Hostilius Mancinus s’était approché de Carthage et avait tenté de s’emparer de la ville par surprise. Il s’était porté en face de la partie extérieure de la ville, Magalia, qui s’étendait jusqu’à la mer sur un rocher abrupt (’Eπὶ πέτρας ἀποτόμου καθῆκον πρὸς θάλασσαν), loin des quartiers habités (Xωρίον […] πολύ τε τῆς ἄλλης πόλεως ἀπηρτημένον), sur un point des murailles que les Carthaginois négligeaient de garder parce qu’il était fortifié par la nature. Zon., IX, 29. Toutefois, il faudra attendre que Scipion Émilien soit à la tête de légions pour que les Romains rasent les murailles de Carthage. 480   Sil., III, 557-629. 481  Verg., Aen., I, 220-297. Yue, The Treatment of  Virtue in Silius Italicus’ Punica, p. 182-183. 482  Sil., III, 569 : « anne iterum capta repetentur Pergama Roma ? ». Czypicka, « Funzionalità del dialogo tra Venere e Giove nel libro III delle Puniche di Silio Italico », p. 87-93. 476

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dessein de réveiller un peuple qui avait sombré dans l’inaction et qui menait une existence dépourvue de gloire vertueuse 483. Le roi des dieux ne décrit pas la façon dont sa cité changerait ; il ne fait que suggérer qu’elle serait un jour en position d’exercer son hégémonie sur l’ensemble des terres composant l’oikoumène 484. D.  C. Feeney souligne l’incongruité du jugement porté par Jupiter sur la Rome du iiie siècle av. J.-C., et détecte une contradiction entre les remarques formulées par le narrateur au livre I et la critique de Jupiter du livre III, ce qui démontre l’incapacité de Silius à  produire une histoire plausible 485. Cependant, son objectif  a toujours été clair, et la raison pour laquelle Jupiter ne s’oppose pas au désastre de Cannes est évidente  : il entend que le modèle civilisationnel romain repose sur le retour des valeurs traditionnelles propres au mos maiorum. En outre, le message moral du dieu, transmis par l’intermédiaire des Punica, doit servir d’avertissement aux Flaviens et aux dynasties ultérieures : la victoire militaire et  la vertu étant indissociables, la uirtus ne peut triompher sur le long terme qu’en étant liée à  un juste et constant respect de la fides et  de la pietas. De même, la bataille de Cannes apparaît tant comme le moment de souffrance le plus intense enduré par les Romains durant le conflit que comme la renaissance des valeurs ancestrales des ciues. Au livre VI, agissant partiellement par l’entremise de Fabius Maximus, Jupiter parvient à contenir provisoirement la progression d’Hannibal. Alors que le stratège carthaginois rêve de voir s’embraser les murs de Rome 486, le roi des dieux l’empêche finalement d’assaillir la Ville 487. Q uelques vers plus loin 488, Silius écrit que c’est le maître de l’Olympe lui-même qui insuffle à Rome l’idée de désigner Fabius dictateur 489.

  Sil., III, 573-581.   Sil., III, 575-583. 485  Feeney, The Gods in Epic  : Poets and Critics of  the Classical Tradition, p. 306. 486  Le thème du rêve d’Hannibal de brûler Rome persista : Sil., X, 335 ; 349 ; 381 ; 385 ; 440 ; 596 ; 603 ; XI, 583. 487  Sil., VI, 595-617. 488  Sil., VI, 609-617. 489  Cf. supra p. 182-193. 483 484

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Par ailleurs, au livre XII, Jupiter intervient énergiquement pour permettre aux Romains de commencer à  prendre l’ascendant, modifiant ainsi considérablement le cours de l’épopée 490. Le roi des dieux affiche enfin sa fides à l’égard de Rome, et se dresse contre Hannibal 491 mais, dans sa déraison, le Punique ne se rend pas compte qu’il lutte désormais contre le maître de l’Olympe. Il faut l’avertissement de Junon pour qu’il cesse d’être θεομαχός («  qui combat contre les dieux et  qui leur résiste  »), à  l’image des Géants dans la Théogonie d’Hésiode 492. Ainsi que nous l’avons précédemment démontré 493, les actes posés par Jupiter dans les premiers livres des Punica semblent fréquemment contredire ses motivations. Bien que présenté sous les traits d’une divinité essentiellement bienveillante, il est le planificateur et  l’orchestrateur des souffrances endurées par les Romains au cours de la deuxième guerre punique. Toutefois, il souhaite avant tout gratifier Rome de ses meilleurs bienfaits et l’exhorter à  devenir sans cesse plus vertueuse. De fait, tout en agissant en protecteur de la Ville, il n’hésite pas à  lui imposer délibérément les horreurs de la guerre, en particulier celles de Cannes, au nom de son intérêt supérieur. c. Minerve et Mars : deux divinités que tout oppose Jupiter n’est pas la seule divinité à  entretenir des liens étroits avec Domitien. Ainsi, ce dernier a-t-il fait de Minerve sa déesse préférée, l’élevant au rang de protectrice et la faisant figurer aux côtés de Victoria 494. L’empereur lui attribuait en outre ses succès militaires. Par ses attaches similaires avec Rome et Carthage, la déesse de la guerre intelligente, protectrice des héros et  fille de Zeus, constitue dès lors un nouvel exemple de divinité au profil ambigu.

490 Marks, From Republic to Empire : Scipio Africanus in the Punica of  Silius Italicus, p. 27-31. 491  Sil., XII, 605-752. 492   Sil., XII, 706  : «  non tibi cum Phrygio res Laurentiue colono  »  ; Hes., Theog., 15. 493  Cf. supra p. 208 ; 278. 494 Jones, The Emperor Domitian, p. 99-100.

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Silius connaît l’attachement de l’empereur à cette déesse. Aussi se sentait-il peut-être obligé de lui attribuer un rôle déterminant dans la victoire romaine contre Carthage. Comment dès lors expliquer la présence de Minerve dans le camp carthaginois  ? Par mimétisme mythologico-littéraire, la déesse pouvait endosser à nouveau le rôle anti-troyen qu’elle avait joué dans l’Iliade 495. Adoptant une attitude rappelant celle de sa devancière homérique, elle se comporte effectivement en protectrice de la cité de Didon et d’Hannibal. L’ambiguïté entourant Minerve dans les Punica apparaît encore plus clairement si nous considérons le point d’ancrage de ce chapitre, à savoir la bataille de Cannes. De fait, c’est au cours de cet affrontement que la déesse de l’intelligence guerrière joue son rôle le plus important dans l’épopée, en prenant part au célèbre Combat des dieux 496. En entamant un duel contre son frère, Mars, sur le champ de bataille de Cannes 497, Minerve confirme son rôle d’adversaire des Troyens. Choisis respectivement comme défenseurs de Scipion et d’Hannibal, Mars et Minerve descendent sur Terre pour assurer la sécurité de leur protégé respectif 498. La seconde n’expose sa motivation que plus tard : s’adressant à Jupiter, intervenu pour mettre fin à  la lutte l’opposant au premier 499, elle déclare ne s’être immiscée que pour empêcher la mort du Punique 500. Aussi la déesse n’est-elle pas une simple sympathisante de Carthage, car, à  l’instar de Junon dont elle est proche, elle endosse désormais la fonction de gardienne attitrée du commandant suprême carthaginois et de la déesse de l’Afrique ; selon Hérodote, la déesse serait d’ailleurs née au bord du lac Triton, en Libye 501.   Ripoll, « Adaptations latines d’un thème homérique : la théomachie », p. 253. 496 Juhnke, Homerisches in römischer Epik flavischer Zeit : Untersuchungen zu Szenennachbildungen und Strukturentsprechungen in Statius Thebais und Achilleis und in Silius Punica, p. 207. 497  Ripoll, « Adaptations latines d’un thème homérique : la théomachie », p. 238, n. 7. 498  Sil., IX, 439 : Mauors Scipiadae metuens, Tritonia Poeno. 499   Sil., IX, 438-483. 500  Sil., IX, 532-534  : «  non Teucros delere aderam, sed lumen alumnae  / Hannibalem Libyae pelli florentibus annis / uita atque extingui primordia tanta negabam. » 501  Hdt., IV, 79. 495

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Fr.  Ripoll dément tout lien entre la Minerve de Silius et  la déesse vénérée par Domitien, interdisant ainsi la comparaison 502. Au vu de sa description de la divinité, il est cependant clair que le poète flavien s’efforce au moins de souligner l’existence de loyautés divergentes, comme c’est le cas pour Anna. De fait, son penchant incontestable pour Hannibal et  la cause carthaginoise n’empêchent aucunement Minerve de prononcer un discours dans lequel elle jure de laisser Rome survivre, afin qu’elle puisse abriter le Palladium, la statue sacrée d’Athéna Pallas en armes 503. Dans les Punica, Mars est un dieu proromain et, surtout, le protecteur du jeune Scipion. Ce dernier, nous le savons, bénéficie de son aide dans l’épisode du Tessin, où, à  la demande de Jupiter, le dieu protège le futur héros de Zama 504. Après quoi le Romain est comparé à  Mars, qui lui adresse une apostrophe lui prédisant sa gloire future 505. Ce rôle positif  et salutaire attribué au dieu de la guerre, comme l’écrit Fr. Ripoll, rompt avec la tradition homérique et virgilienne. En effet, pour lui, « Mars apparaît moins ici dans son statut épique d’incarnation de l’esprit guerrier que dans sa fonction de dieu national romain et père de la patrie romuléenne. » 506 Lors de la bataille de Cannes, le dieu romain du bellum intervient une fois encore par sollicitude pour Scipion afin de soutenir ce dernier contre Hannibal, et affronte courageusement Pallas. C’est la raison pour laquelle Silius en fait un exemplum de uirtus dont s’inspire le futur imperator. Au livre IX, après que Silius se fut livré à une comparaison de Scipion et d’Hannibal, en précisant que le chef  latin l’emportait par sa pietas et sa fides 507, Mars et Pallas se joignent à la bataille, le premier pour soutenir Scipion, et  la seconde, Hannibal 508. En un instant, la main droite de Pallas détourne la lance du Ro502  Ripoll, «  La légende de Pyréné chez Silius Italicus (Punica, III, 415440) », p. 643. 503  Sil., IX, 530-531 : quamquam ego non Teucros (nostro cum pignore regnet / Roma, et Palladio sedes hac urbe locarim). 504  Sil., IV, 420-422. 505  Sil., IV, 471-477. 506   Ripoll, La morale héroïque dans les épopées latines d’époque flavienne : tradition et innovation, p. 182. 507  Sil., IX, 436-437 : sed cetera ductor / anteibat Latius, melior pietate fideque. 508  Sil., IX, 438-450.

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main qui s’apprêtait à  frapper la poitrine du chef  ennemi, et Mars tend à  Scipion un glaive forgé sous l’Etna 509. Alors que la confrontation des deux guerriers se termine sans issue, par la volonté du roi de l’Olympe, qui avait dépêché la messagère Iris pour modérer le farouche courroux de Minerve contre son frère, les deux divinités belliqueuses se séparent 510. Minerve, ayant fait preuve d’une fides biaisée, s’est inclinée, bien qu’avec réticence et non sans avoir craint pour la sécurité de son protégé punique, devant son père par pietas 511. L’image du chef  romain dominant la mêlée renvoie à la taille traditionnellement gigantesque de Mars, dont Scipion semble ici hériter. Après Cannes, le dieu romain de la guerre ne crut plus utile de protéger l’imperator ; d’une certaine façon, Scipion était devenu l’équivalent humain de Mars Vltor («  le vengeur  ») 512 qui se battait pour venger son père et son oncle, et luttait efficacement et  avec fougue pour la sauvegarde de sa patrie. Dans les Punica, tout est mis en œuvre pour préparer l’aristie scipionienne. Détail assez surprenant, dans une anecdote rapportée par Suétone concernant la fin du règne de Domitien, Minerve apparaît à  l’empereur dans un songe où elle déclare avoir été désarmée par Jupiter 513. De même, la Minerve de Silius fut-elle verbalement «  désarmée  » par son père, de sorte qu’elle ne peut continuer à défendre Hannibal. Dans ce cas précis, cependant, le chef  punique ne souffrit pas de l’absence de protection. S’agit-il d’une subtile allusion de Silius au célèbre songe de Domitien 514 ? La date à  laquelle certains extraits des Punica furent rédigés ou révisés nous échappant, toute tentative de réponse à  cette question demeure vaine. Il n’est pas permis d’établir un lien entre les deux chefs de guerre favoris de Minerve, Domitien et Hannibal. 509  Sil., IX, 455-459 : iamque ictu ualido libratam a pectore Poeni / Pallas in oblicum dextra detorserat hastam, / et Gradiuus, opem diuae portare ferocis / exemplo doctus, porgebat protinus ensem / Aetnaeum in pugnas iuueni ac maiora iubebat. 510  Sil., IX, 470-485. 511  Sil., IX, 479-485. 512   Le temple de Mars Vltor dans le Forum fut inauguré en l’an 2 par Auguste. 513  Suet., Dom., 15, 3 : Mineruam, quam superstitiose colebat, somniauit excedere sacrario negantemque ultra se tueri eum posse, quod exarmata esset a Joue. 514 Domitien rêva qu’il avait une bosse d’or derrière le cou. Il en conclut qu’il laisserait l’empire dans un état plus heureux et plus florissant : Suet., Dom., 15, 4 ; Dio Cass., LXVII, 16, 1.

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IV. CANNES : EXEMPLUM ET ANTI-EXEMPLUM MORAUX

Au cours des événements consécutifs à la bataille de Cannes, la double loyauté de Minerve est à nouveau rappelée au lecteur. Rassemblés à  Canusium, les survivants de l’armée romaine discutent de la suite à donner aux opérations. Metellus a l’intention de prendre la mer et  de s’éloigner de l’Italie, afin de ne plus se soucier de la guerre 515. Également présent dans le camp, Scipion réagit immédiatement à ces propos : il fait brusquement irruption sur la scène et jure de ne jamais quitter « le royaume de Lavinius » (l’écho virgilien est patent), prenant Jupiter, Junon et  Minerve à témoins 516. S’il est vrai que ces divinités formaient la triade capitoline, l’empreinte religieuse et culturelle de l’Vrbs, il convient de rappeler que Junon et Minerve venaient de combattre pour Carthage, ou plus spécifiquement pour le chef  barcide et, dans le cas de la déesse de la guerre intelligente, de lutter contre Scipion en personne. Cependant, cela n’empêche nullement ce dernier de l’invoquer avec confiance dans son serment, et de rappeler ainsi son identité « classique » de déesse romaine attachée tant à Jupiter qu’à Minerve. L’engagement de Scipion illustre non seulement sa volonté de se placer en tant que rassembleur, mais encore, et surtout, sa pietas envers la déesse et fille de Jupiter et de Métis, honorée sur le Capitole depuis le début de la République 517. Au demeurant, empêchant Metellus et ses affidés de rompre leur serment envers Rome, Scipion invoque enfin le nom de deux divinités favorables à Carthage pour les inviter à soutenir la cause romaine. Cette euocatio faisant écho à celle utilisée par le dictateur Camille en 396 av. J.-C. est vraisemblablement destinée à placer le refondateur de l’Vrbs et le futur vainqueur d’Hannibal sur le même pied.

  Sil., X, 415-425.   Sil., X, 438-439 : numquam Lauinia regna linquam nec linqui patiar. 517   Le temple de Iuppiter Optimus Maximus, situé au sommet sud de la colline du Capitole, fut traditionnellement construit à grands frais par les Tarquins : le premier aurait formé le vœu et commencé les travaux de dégagement nécessaire, le second aurait dirigé et terminé l’essentiel de la construction. Sa consécration fut, quant à elle, attribuée à M. Horatius. Cic., Rep., II, 36, 1-3 ; Liv., I, 38, 1-6 ; VII, 55, 3 ; D.H., III, 69, 1-3 ; IV, 59, 61 ; Plut., Publ., 13, 1-4 ; Tac., Hist., III, 72, 1-4. 515 516

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d. Vénus : une mère inquiète Tandis qu’Hannibal franchit les Alpes au livre III, Vénus, craignant pour le bien-être de Rome, interroge Jupiter à  propos du destin de l’Vrbs 518. Dans sa réponse, le roi des dieux lui assure que cette dernière ne tombera pas. Il lui explique qu’il a  lui-même planifié cette deuxième guerre romano-punique afin de mettre les Q uirites à l’épreuve 519 car, même s’ils étaient depuis toujours un peuple moralement sain, ils s’étaient progressivement éloignés de la dignité de leurs ancêtres 520. Dans les Punica, Vénus, mère d’Énée et déesse protectrice de Rome, joue un rôle beaucoup moins important que dans l’Énéide. Elle obtient de Vulcain que le feu dessèche le lit de la Trébie 521, et  envoie la troupe des Amours pour amollir le comportement guerrier des Puniques 522. Pourtant, Scipion et Sempronius furent vaincus à  la Trébie par l’armée d’Hannibal 523, qui avait nargué les Romains avec confiance 524. Elle semble en réalité dépassée par les événements, et ne sait que faire pour protéger son peuple. De même, les termes impius et  impietas, pius et  fas ont été maintes fois mis en relation dans les textes latins. Fas, au sens d’ordonnancement du monde et de norme morale et religieuse 525, appartient au domaine des dieux. Ce vocable se superpose au ius de la ciuitas pour former un tout organique et indissociable.   Sil., III, 557-569.   Sil., III, 570-574 : His Venus, et contra genitor sic deinde profatur : / « Pelle metus, neu te Tyriae conamina gentis / turbarint, Cytherea : tenet longumque tenebit / Tarpeias arces sanguis tuus. Hac ego Martis / mole uiros spectare paro atque expendere bello ». 520  Sil., III, 575-581 : gens ferri patiens ac laeta domare labores / paulatim antiquo patrum desuescit honori, / atque ille, haud umquam parcus pro laude cruoris / et  semper famae sitiens, obscura sedendo  / tempora agit mutum uoluens inglorius aeuum / sanguine de nostro populus, blandoque ueneno / desidiae uirtus paulatim euicta senescit. 521  Sil., IV, 667-689. 522  Sil., XI, 385-423. 523  Marks, « Per Vulnera Regnum : Self-Destruction, Self-Sacrifice, and Devotio in Punica 4-10 », p. 131-139. 524  Sil., IV, 510-511 : inde leui iaculo Massylumque impiger alis / castra sub ipsa datis irritat et elicit hostem. 525 Rüpke, Religion in Republican Rome, Rationalization and Ritual Change, p. 152-171. 518 519

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IV. CANNES : EXEMPLUM ET ANTI-EXEMPLUM MORAUX

Dès lors, y attenter entravait l’ordre civique et religieux de l’ensemble de la communauté et, relevant de l’impietas, nécessitait une expiation. L’expression ovidienne fas piumque est, qui désigne la possibilité religieuse d’entreprendre une action précise, unit directement les deux notions 526. Dans la mesure où le fas et la pietas recouvraient les mêmes réalités, il est permis d’affirmer que la loi naturelle qui régit le monde (fas) est vraisemblablement le pendant terrestre de la fides et de la pietas et que, dès lors, hommes et dieux partagent ces valeurs. Toujours est-il que, dans les Punica, Scipion est décrit comme un être davantage vertueux que Vénus. À l’instar des autres hommes, historiens, poètes et militaires, Silius ne peut changer l’Histoire en la racontant : les aspects fondamentaux définissant la guerre doivent se conformer au cours véritable des événements et  seuls les épisodes n’affectant pas l’issue du combat pouvaient bénéficier d’une réécriture poétique 527. Comme ses personnages, le poète est prisonnier de cette sensation d’inéluctabilité. Toutefois, il ne s’agit pas seulement d’empêcher la destinée de tel ou tel protagoniste de s’accomplir, puisque les dieux avaient pour obligation, sur ordre de Jupiter, de mettre tout en œuvre pour qu’éclate la bataille de Cannes, de laquelle la vertu romaine renaîtrait. Même si, chez Silius, les dieux n’ont peut-être plus l’influence que leur accordait Homère, et que leur moralité ne diffère guère de celle des hommes, ils se présentent toujours comme des intermédiaires incontournables entre les hommes et  le destin, soit pour favoriser les premiers, soit, au contraire, pour maintenir leur dépendance à l’égard du second. En tant que stoïcien, Silius met en exergue la puissance des divinités olympiennes, mais il croit également que la uirtus, la fides et la pietas, attachées à la libertas, de tout bon Romain peuvent – dans une certaine mesure – rendre autonome l’être humain. * * * 526  Ov., Met., XV, 867 : quosque alios [deos] uati fas appellare piumque est ; Ov., Trist., I, 2, 96 : nec quae damnauerit ille crimina defendi fasque piumque puto. 527 Masters, Poetry and Civil War in Lucan’s Bellum Civile, p. 208-209.

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DEUXIÈME PARTIE – VIRTUS, FIDES ET PIETAS DANS LES PUNICA DE SILIUS ITALICUS

Au terme de cette section portant sur les vicissitudes morales liées à  la bataille de Cannes, il importe de faire un rapide point sur les résultats déjà obtenus par notre analyse. Le traitement que le poète flavien accorde à la uirtus, à la fides et à la pietas aux livres VIII à X témoigne d’une ambiguïté sans pareille. En effet, bien que certains de ses personnages aient été animés de bonnes intentions, tous leurs efforts pour agir vertueusement se soldent par un échec sur les plans militaire ou moral, les deux étant le plus souvent liés. Contrairement aux Sagontins, Solimus ne peut être accusé d’une mauvaise compréhension de la vertu, car ses actes avaient été le fruit du fatum. Cependant, les consuls de la bataille de Cannes, qu’ils aient été poussés par des circonstances qui leur échappaient ou guidés par la volonté de ne pas être humiliés par l’ennemi, se trouvent, à l’instar des Sagontins, incapables de renverser l’ennemi et  d’établir un lien inextricable entre la uirtus, la fides et la pietas. À la fin de ce parcours, il est clair que la manière dont Silius dépeint Varron et Paul-Émile démontre la nature paradoxale de la moralité durant la bataille de Cannes. Varron est ainsi présenté comme un homme totalement dépourvu de vertu et de bravoure, au point de ne pouvoir ni combattre ni mourir sur le champ de bataille. Silius l’oppose à Paul-Émile, un Romain qui fit preuve de uirtus en ne fuyant ni son destin, ni l’épée punique. Pour l’auteur des Punica, comme pour Sénèque, le cours de l’Histoire, unifié sous l’égide romaine, prend l’unité d’un gigantesque schéma dialectal vertueux  : ceux qui aspirent à  la sapientia s’opposent aux êtres immoraux. Toutefois, en dépit du violent contraste qu’ils offrent sur le plan de la fides, les rôles joués par ces deux consuls durant l’affrontement ne s’avèrent pas aussi clairs qu’ils ne paraissent de prime abord. En effet, en fin de compte, et malgré sa grandeur évidente, la vertu de Paul-Émile, n’ayant pas eu d’impact positif  sur la destinée de l’armée romaine, ne profite pas autant à Rome que l’absence de valeur de Varron ; elle est d’ailleurs vivement critiquée par Scipion l’Africain. La bataille de Cannes elle-même constitue donc une étape cruciale sur la voie de la victoire finale. Il existe par conséquent un lien très étroit entre ce désastre et  la moralité. Seul ce moment critique permit aux Romains d’afficher les qualités que Silius admire ouvertement, à  savoir une véritable unité et  une force 336

IV. CANNES : EXEMPLUM ET ANTI-EXEMPLUM MORAUX

morale vis-à-vis de Rome, des citoyens romains, des dieux et de la famille au sens large. Le traitement que le poète réserve à la moralité dans le récit de la bataille vise à la faire apparaître comme le plus grand cataclysme de l’histoire romaine et, en même temps, comme l’une de ses heures les plus glorieuses, dont allait émerger Scipion l’Africain. La bataille de 216 marque dès lors pour Rome la fin de la phase autodestructrice de la guerre et  le début d’un renouveau moral empreint de uirtus, de fides et  de pietas dans toutes leurs acceptions. À la différence de l’Énéide dans laquelle Énée apparaît comme l’unique grand personnage de l’œuvre, le poème silien a, pour d’aucuns, mis en scène un chapelet de héros 528. Cependant, bien que plusieurs citoyens romains aient été capables de moralité au cours de la deuxième guerre punique, dans les Punica, les hommes guerroyant sur le champ de bataille ne manifestent qu’une morale vertueuse incomplète ou amputée d’un pan fondamental des idéaux du monde romain. Il faut donc incontestablement attendre la fin de l’épopée pour que les résultats positifs d’une application adéquate de la vertu apparaissent en pleine lumière  : seule la conception supérieure qu’ont les Romains de la moralité permet alors d’expliquer leur victoire sur Carthage, lors de la bataille de Zama, objet de la dernière partie de notre ouvrage. Avant cela, afin de respecter l’ordre chronologique des faits, intéressons-nous à  l’épisode capouan mettant en scène l’hybris des Carthaginois et le comportement des Romains dans la période post-cannoise, lequel tranche généralement avec celui adopté par Varron.

 Von Albrecht, Silius Italicus. Freiheit und Gebundenheit römischer Epik, p.  161  ; Woodruff, Reminiscences of  Ennius in Silius Italicus, 1910  ; Pinto, « Il medaglione enniano nelle Puniche di Silio Italico », p. 224-229. 528

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V.

DE CAPOUE À ZAMA

Le livre XI des Punica marque la lente chute de l’armée punique. En effet, après la bataille de Cannes, le général carthaginois passe l’hiver à  Capoue sans plus remporter de victoire notable. Silius en profite pour rédiger un compte rendu ample et détaillé de l’arrogance déjà notoire des Capouans, et, ce faisant, fustige leur luxe, leur oisiveté et la décadence dont ils firent preuve 1. Comme le précise Cicéron, un manquement à la fides (mensonge, déloyauté, parti pris…) provoquait forcément un désastre, tant au niveau sociétal qu’au niveau religieux 2. Si les Capouans ont abandonné la fides qui les liait à  Rome pour se ranger aux côtés des adversaires des Romains, nous verrons qu’il est possible d’établir des parallèles et  des points de comparaison entre la vertu imparfaite des Sagontins, la double fidélité de déesses telle qu’Anna Perenna et  les événements de Capoue pour lesquels Silius met en relief  deux catégories divergentes de la fides et  de la pietas. L’épisode entier de Capoue situé au chant XI des Punica est dédié à  la présentation de la cité campanienne, dont la généalogie est ambivalente, la dépeignant aussi bien comme une altera Roma que comme une altera Carthago. Le premier épisode offrant un net contraste avec la fides extrême affichée par les Sagontins et Regulus que nous allons ana  Sil., XI, 38-54.   Cic., Ver., I, 4, 2 : Neque tanta fortunis omnium pernicies ulla potest accidere quam opinione populi Romani rationem ueritatis, integritatis, fidei, religionis ab hoc ordine abiudicari. La fides comportait en filigrane une assise religieuse, en ce sens qu’elle pouvait susciter une sanction céleste. 1 2

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lyser est celui, relaté au livre XI, de l’assassinat manqué d’Hannibal à Capoue. Cette tentative pour supprimer le chef  punique échoue du seul fait que la fides de l’assassin potentiel est limitée et  entravée par sa pietas. Dans ce motif, une vertu est donc à  nouveau délaissée au profit d’une autre, bien que la situation soit ici inversée par rapport à  nombre d’épisodes déjà étudiés. Un examen minutieux de celui-ci nous conduit toutefois à penser que si la fides et la uirtus sont clairement mises à mal, la pietas du paterfamilias l’est également.

A. Pacuvius et la tentative d’assassinat sur Hannibal Pacuvius et  Virrius, représentants de l’oligarchie capouane, demeurent, aux yeux de Silius, les deux principaux acteurs de la révolte contre Rome. Virrius gagne la Ville dans le but de demander aux sénateurs d’occuper une place de consul, mais les Patres, outrés par cette requête, refusent 3. C’est alors qu’il décide de soulever le peuple de Capoue et de s’allier à Hannibal. Seul Decius, d’une voix stoïque, se dit ouvertement réticent au projet d’y accueillir le Barcide 4. Par opposition aux origines hybrides des Sagontins 5, il insiste sur la pureté du sang troyen, laquelle doit être préservée de ce «  mélange  » (ille ego  […] mixtus) avec des semihomines africains 6. Decius choisit d’ignorer l’évidence  ; le sang troyen ne peut être que mixte. Sa vision du monde se situe donc aux antipodes des valeurs présentées sur le bouclier d’Énée. Sur celui-ci, les particularités ethniques se trouvent englobées dans l’oikoumène universaliste romain 7. En tout état de cause, l’avis de Decius, qui accuse Hannibal d’adorer le sang humain 8,   Sil., XI, 73-121.   Sil., XI, 131-189. Auhagen, « Stoisches bei Silius : Decius und Hannibal (Punica XI 155-258) », p. 73-85. 5   Cf. supra p. 215. 6  Sil., XI, 180-182 : ille ego semihomines inter Nasamonas et inter / saeuum atque aequantem ritus Garamanta ferarum / Marmarico ponam tentoria mixtus alumno. 7  Verg., Aen., VIII, 720-728. 8  Sil., XI, 250-251 : nec enim te sanguine laetum / humano sit fas caesis placasse iuuencis. Précisons qu’une réminiscence du goût d’Hannibal pour le sang figure à Sil., XVII, 600-604, lorsqu’il est forcé de contempler sa propre défaite à Zama. 3 4

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V. DE CAPOUE À ZAMA

ne fait pas le poids, et  ce dernier entre dans la ville italienne en vainqueur. Le Punique persistant dans ses injures contre le Capouan resté fidèle à  l’alliance romaine est comparé à  un lion en chasse s’accrochant au dos d’un taureau 9. Dans un récit inspiré de Tite-Live 10, Silius narre ensuite le plan que suivra Marcus Pacuvius pour supprimer Hannibal lors du festin qui lui est dédié 11. Cet épisode ne bénéficie que de peu d’analyses de la part des spécialistes malgré son importance quantitative et qualitative d’un point de vue moral. Q ui plus est, de même que l’Ab Vrbe condita de Tite-Live, les Punica attribuent une place fondamentale à Capoue dans la chute du héros punique et de son armée. Au demeurant, un parallèle peut être dressé entre le séjour d’Énée à  Carthage 12 et  celui d’Hannibal dans la cité campanienne. Se distinguant des Sagontins et de Regulus, habités par le désir de fides, Marcus Pacuvius échoue dans sa tentative d’assassinat d’Hannibal puisqu’il renonce à  son projet après que Q uintus s’est interposé pour lui signaler qu’il entendait désormais jurer fidélité au général punique. Marcus, qui ne pouvait incarner les deux vertus simultanément, valorise donc la pietas plutôt que la fides. Silius décrit la mission du fils dès les premières lignes du livre XI tout en déplorant le manque de fides de la cité capouane : « Fides ne reste jamais dans les cœurs des hommes bien longtemps lorsque la chance vacille » 13, se lamente-t-il. La relation filiale a  un poids crucial dans cet extrait. N.  W. Bernstein montre que le pouvoir du père pervertit tout : le conflit entre Pacuvius et son fils nuit aux liens tissés ailleurs dans l’épopée entre moralité, gouvernance idéale, et autorité paternelle 14. Parmi les Capouans, seul Marcus reste sobre, et  ne s’adonne pas aux

9  Sil., XI, 243-246 : inlatus uelut armentis super ardua colla / cum sese imposuit uictorque immane sub ira / infremuit leo et immersis grauis unguibus haesit, / mandit anhelantem pendens ceruice iuuencum. 10  Liv., XXI, 22, 1-7. 11  Sil., XI, 303-368. 12   Verg., Aen., I, 1-4. 13  Sil., XI, 3-4 : stat nulla diu mortalibus usquam, / Fortuna titubante, fides. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 4). 14 Bernstein, In the Image of  the Ancestors : Narratives of  Kingship in Flavian Epic, p. 145.

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plaisirs effrénés 15. Il partage avec son père son plan visant à trancher la tête du chef  punique à l’aide de son épée pour l’offrir à Jupiter Capitolin 16, puis il lui propose de s’éclipser pour ne pas assister à cette scène terrible 17. Le temple qui lui était dédié, reconstruit par Domitien 18, était le lieu où le triomphateur et le jeune Romain qui venait de revêtir la toge virile sacrifiaient des bovins au dieu suprême. Cette confidence, un brin naïve pour d’aucuns dans la mesure où Marcus connaît l’estime de son père pour Hannibal 19, semble être l’origine de l’échec de Marcus. Elle n’en révèle pas moins que la fides est la valeur la plus fondamentale aux yeux de ce jeune allié romain qui entend en finir avec la guerre 20 pour rétablir l’alliance avec Rome 21. Q uintus, qui condamne les intrigues de son fils, le supplie de renoncer à  son projet. Terrifié, il réagit vivement 22, et  lui baise longuement les mains, comme Priam le fait à Achille 23, qui n’est pourtant pas son fils. La réminiscence de la gestuelle homérique souligne à quel point Q uintus entend servir les intérêts carthaginois et promettre fidélité à Hannibal. Cependant, contrairement à l’épisode de Pacuvius au cours duquel aucune divinité n’intervient, le sort réservé au corps d’Hector suscite l’indignation de plusieurs Olympiens. Voyant la dépouille du prince troyen traînée quotidiennement dans la poussière, les dieux envisagent de la soustraire au vindicatif  Achille 24.   Sil., XI, 303 : in gaudia coetu.   Sil., XI, 318-320 : « Hoc ego bellum / conficere ense paro atque auulsum ferre Tonanti / rectoris Libyci uictor caput. » 17   Sil., XI, 312-329. 18  Suet., Dom., 5, 2 ; Eutr., VII, 23, 1-4 ; Zon., V, 38. 19  Sil., XI, 325-326 : summum quod credis et aequas / Hannibalem superis. 20  Sil., XI, 318-320 : « hoc ego bellum / conficere ense paro atque auulsum ferre Tonanti / rectoris Libyci uictor caput. » 21  Sil., XI, 320-321 : hic erit ille, / qui polluta dolis iam foedera sanciet, ensis. Bernstein, In the Image of  the Ancestors : Narratives of  Kingship in Flavian Epic, p. 146. 22  Sil., XI, 330-331 : tremebundus ibidem / sternitur et pedibus crebro pauida oscula fidens. 23  Hom., Il., XXIV, 5. 24   C’est Apollon qui, le premier, a  pitié de son protégé (Hom., Il., XXIV, 18-21). Il reproche aux Olympiens de ne pas avoir sanctionné l’impiété du roi des Myrmidons, et de ne pas avoir accordé une sépulture digne à Hector, lui qui leur a pourtant offert de nombreux sacrifices (Hom., Il., XXIV, 33-38). Convaincu 15 16

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V. DE CAPOUE À ZAMA

Du reste, Q uintus rappelle son droit de père 25 et le devoir de pietas incombant à son fils. Il tente en même temps de convaincre ce dernier de ne pas bafouer l’hospitia offerte au nouveau maître de Capoue 26. Les arguments présentés par Q uintus sont directement empruntés au texte livien. En effet, Silius met en avant dans son texte : – le souhait d’une hospitalité épargnée du sang 27 ; – sa propre mort si Marcus parvenait à ses fins 28 ; – l’incapacité de Marcus de mener à bien ce projet face au grand Hannibal 29 ; – un exemple parlant et dissuasif : la révolte solitaire de Decius, le seul citoyen influent resté fidèle à l’Vrbs 30 afin de souligner l’incessant conflit entre la fides et la pietas. N. W. Bernstein voit dans la démarche de Q uintus la volonté de provoquer de fortes émotions chez son fils  : de la pietas en réaction à  sa supplique, et  de la peur du pouvoir d’Hannibal 31. Toutefois, Marcus ne semble pas vraiment prendre en compte ces propos, demeurant convaincu du bien-fondé de son action, tant pour lui-même que pour sa ciuitas. Il restait «  sourd à  la crainte » 32 et au plaidoyer paternel. Q uintus échoue donc dans cette tentative, et  doit trouver d’autres procédés plus convainpar ces propos, Zeus envoie Thétis auprès d’Achille pour l’informer que sa volonté de renoncer à toute piété avait attisé la colère des dieux (Hom., Il., XXIV, 112116). Celui-ci, conscient du danger qu’il encoure, se soumit à la volonté de Zeus, et consent à rendre le corps d’Hector à son père (Hom., Il., XXIV, 139-140). 25   Sil., XI, 332 : iura parentis. 26  Sil., XI, 334-336  : ne sanguine cernam  / polluta hospitia ac tabo repleta cruento / pocula. 27  Sil., XI, 334-335. 28  Sil., XI, 348-350 : « parce, oro, et desine uelle, cui nequeas uictor superesse. An tristia uincla et Decius non erudiunt componere mentem ? » 29  Sil., XI, 355-358 : Sidoniae fodienda manu tutantia regem : / hoc iugulo dextram explora. Namque haec tibi / ferrum, si Poenum inuasisse paras, per uiscera / ferrum nostra est ducendum. Tardam ne sperne senectam. 30  Sil., XI, 360-363  : lacrimae tunc ore profusae,  / et  magna superum cura seruatus in arma  / Scipiadae Poenus, nec tantum fata dederunt  / externa peragi dextra. 31 Bernstein, In the Image of  the Ancestors  : Narratives of  Kingship in Flavian Epic, p. 148. 32   Sil., XI, 352 : surdumque timori.

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cants. Il demande alors ni plus ni moins à son fils de choisir entre la famille et l’État, entre la pietas et la fides : « Car ce fer que tu tiens, c’est contre moi, si tu te prépares à  attaquer le Punique, ce fer, c’est au travers de ma chair, qu’il te faudra le passer. Ne méprise pas la lenteur de la vieillesse, je t’opposerai l’obstacle de mon corps, et  l’épée que je n’ai pu faire tomber de ta main, par ma mort, je te l’arracherai  » 33. Le père capouan privilégie la fides vis-à-vis de la cité par rapport à la pietas familiale. Dans les épopées flaviennes, la dissension entre parents et  enfants peut aboutir à  l’éloignement (la mère et  le fils dans l’Achilléide de Stace), à  la trahison (le père et  la fille dans les Argonautiques de Valerius Flaccus) ou, dans le pire des cas, à  la guerre civile (la malédiction d’Œdipe sur ses fils dans la Thébaïde de Stace). Le nouveau discours de Pacuvius père fait d’ailleurs écho à  celui d’Étéocle dans la Thébaïde 34, ce dernier essayant d’y dissuader son fils de combattre en duel son frère, Polynice 35. La ressemblance liant ces deux discours tient tant au sujet choisi qu’aux termes employés 36. Dans les Punica, comme dans la Thébaïde, les fractures et  les divisions se multiplient. Les menaces proférées sont de nature identique  : Étéocle, enfant incestueux d’Œdipe et de Jocaste, doit piétiner le corps de sa mère, et Marcus se voit contraint de tuer Q uintus avant d’atteindre Hannibal. En outre, Jocaste et Q uintus soulignent tous deux leur grand âge 37. À l’instar de la première qui tente d’empêcher un acte nefas en menaçant son fils de parricide tout en s’exprimant naturellement par des formules bien frappées, le second, adepte d’une fides totalement biaisée, supplie son fils de ne pas adopter un comportement contraire aux mœurs romaines et  à la moralité en lui rappelant son devoir de pietas. Cependant, alors que la reine de Thèbes ne 33  Sil., XI, 356-360 : «  Namque haec tibi ferrum, / si Poenum inuasisse paras, per uiscera ferrum / nostra est ducendum. Tardam ne sperne senectam : / opponam membra atque ensem extorquere negatum / morte mea eripiam.  » (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 18). 34  Stat., Theb., XI, 338-342. 35  Bernstein, In the Image of  the Ancestors : Narratives of  Kingship in Flavian Epic, p. 148. 36  Pour preuve : explora, XI, 356 ; experiare, Stat., Theb., XI, 339 ; haec tibi, XI, 356 ; haec tibi, Theb., XI, 341 ; per uiscera […] ducendum, XI, 357-258 ; perque uterum […] agendus, Theb., XI, 342. 37  Sil., XI, 203-301 ; Stat., Theb., XI, 343-369.

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V. DE CAPOUE À ZAMA

parvient pas à faire retarder le fratricide, Q uintus persuade finalement Marcus de renoncer à son audacieux projet. De ce fait, il met en exergue le serment de fidélité prêté par les Capouans devant les dieux à  Hannibal et  donc, aux Carthaginois 38. La volonté pour le poète épique de s’inscrire dans la lignée des grands auteurs attachés au monde romain est à nouveau patente. Une fois de plus, les vertus romaines de fides et de pietas entrent donc en conflit. Par ailleurs, l’épisode de Pacuvius offre à Silius une occasion de critiquer le manque de pietas au sein d’une même familia. Celle du jeune Capouan se transforme en trahison car, en rejetant le parricide, il abandonne tant son projet d’assassinat que celui de conclure à nouveau une alliance durable avec Rome. La fides se trouve donc subordonnée à la pietas. Marcus demeure en effet dans l’incapacité de rester fidèle à  l’Vrbs, ne pouvant dès lors plus se montrer en tant qu’exemplum. À l’inverse des Sagontins, au lieu de commettre un parricide en élisant la fides, il devient un traître à la cause romaine, lui préférant la pietas et, de fait, œuvre en faveur du camp punique. En outre, Pacuvius, comme Fabius Maximus 39, essaie de justifier auprès de son fils son devoir de patria potestas afin de rendre essentielles ses obligations civiques et  politiques. Le manque de justification morale de Pacuvius révèle la contingence de son exercice d’autorité paternelle. En lieu et place de son usage vertueux par Fabius, la pietas de Pacuvius, suppliant son fils et faisant appel à sa pitié, contredit l’image stéréotypée du père autoritaire manifestant sa uirtus. Le fils de ce dernier, qui est une mens una 40 résistant aux Carthaginois, n’hésite pas à réprimander son géniteur. En outre, en choisissant de rompre le traité avec Rome, le père capouan ébranle la fides de ses pairs fidèles à l’Vrbs et donc, indirectement, la pietas qu’il leur doit. Ce bref  épisode, qui met en concurrence pietas paternelle et  pietas politique, démontre indirectement que celle du fils de Pacuvius a fait fi de la fides, ce qui provoque la chute de la ville où le fils et le père avaient vécu. Même si Marcus ne suit pas l’exemple des Sagontins, il partage néanmoins leur destin. Ainsi deux des principaux peuples alliés   Liv., XXIII, 9, 3.   Cf. supra p. 185-193. 40  Sil., XI, 307. 38 39

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DEUXIÈME PARTIE – VIRTUS, FIDES ET PIETAS DANS LES PUNICA DE SILIUS ITALICUS

des Romains s’avèrent incapables de constituer des exempla de moralité. Silius se plaint en effet à demi-mot de cette tentative d’assassinat avortée, témoignant ainsi d’une certaine bienveillance pour le projet initial de Marcus, dont la réaction n’est pas évoquée. Après le renoncement de ce dernier, le poète souligne la volonté des dieux de sauver Hannibal pour le faire échouer face à  Scipion à Zama 41. Notons qu’au milieu du livre XIII, à la demande de Jupiter, Pan incite les Romains à  faire preuve de clementia vis-à-vis de Capoue 42. D’ordinaire inspirateur de la peur panique qui porte son nom, il revêt ici un contre-emploi 43. Silius entend, une nouvelle fois, montrer que les divinités, à l’image des hommes, étaient souvent sujettes à l’ambiguïté. L’analogie entre familia et  ciuitas tient à  la perception que les Romains avaient de leur nation et de la Res publica. Pour eux, tous les intérêts convergeaient vers la grandeur de leur empire qui représentait une entité globale et vers celle de sa Ville en particulier qui en constituait le socle. Selon la légende, Rome elle-même, qui forma une véritable ciuitas une fois le synécisme avec les Sabins opéré, est née sous l’invocation de liens de parenté 44. En d’autres termes, c’est surtout la relation civique et familiale qui, du moins mythiquement, génère la réunion de plusieurs gentes et  qui fait naître la société romaine 45. Substantiellement et initialement, la cellule familiale était la colonne vertébrale de l’État, car le ter  Sil., XI, 361-363.   Sil., XIII, 314-347. 43  Selon Burck, Historische und epische Tradition bei Silius Italicus, p. 46-49 et Bassett, « Scipio and the ghost of  Appius », p. 86, cette intervention inattendue doit être mise sur le compte d’une volonté de rivaliser avec Val. Flacc., III, 46-57, qui, dans l’épisode du combat des Argonautes contre Cyzique, choisit de mettre en scène la divinité chaotique dans sa fonction et ses attributions traditionnelle. Pour Ripoll, « Silius Italicus et Valerius Flaccus », p. 515, les deux passages ne présentent aucune similitude sur le plan de l’expression ; si Valerius a ici influencé Silius pour l’idée de départ (et l’apparition de la Furie, quelques vers plus haut, accrédite cette hypothèse), ce dernier s’est ensuite largement émancipé de son prédécesseur flavien. 44 Liou-Gille, Une lecture religieuse de Tite-Live I.  Cultes, rites, croyances de la Rome archaïque, p. 29. 45  Smith, The Roman Clan : The Gens from Ancient Ideology to Modern Anthropology ; Fulminante, The Urbanization of  Rome and Latium Vetus : From the Bronze Age to the Archaic Era, p. 106-130. 41 42

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V. DE CAPOUE À ZAMA

ritoire qui lui appartenait était la somme des parcelles revenant aux gentes. Pour É. Benveniste, le terme latin de ciuis se rattache par l’étymologie à des mots indo-européens connotant l’idée de famille, d’hôte admis dans la famille et d’amis. « Il signifie à proprement parler non pas citoyen mais concitoyen », précise-t-il 46. Les Romains se nommaient les Q uirites, terme dérivé non pas de la ville de Cures, comme le soutenait une étymologie fantaisiste déjà en vogue dans l’Antiquité puisque Tite-Live l’avait reprise, mais plus probablement de co-uiri 47. Cicéron définissait d’ailleurs la famille comme le seminarium rei publicae 48. La pietas était aussi bien due à  la patria qu’aux parentes 49. Il existait donc une parenté entre la pietas qui s’exerçait envers la patrie et  celle qui s’appliquait à  la famille, les relations intra-civiques étant à  l’image de celles qui liaient les membres d’une unité familiale. La piété régissait les relations entre les concitoyens d’après leur place dans l’État, comme elle réglait les relations entre les membres d’une familia selon la place que chacun y occupait 50. Les deux formes de la pietas étaient en effet rapprochées dans les textes et dans l’histoire. En outre, la notion de partis politiques telle que nous la concevons est absolument étrangère à  l’esprit romain antique. Avant la crise du ier siècle av. J.-C., aucun magistrat n’a jamais pu rassembler derrière lui un parti lui permettant d’exercer une influence permanente. Les membres du Sénat entretenaient entre eux des alliances parfois durables, souvent fragiles et  toujours intéressées. La composition des factions, dominées par quelques grandes familles, était fluctuante au gré des intérêts et  des événements. Les recherches des historiens ont montré que ces coalitions se 46  Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes. Économie, parenté, société, t. 1, p. 367. 47  Briq uel, « Hannibal sur les pas d’Héraklès : le voyage mythologique et  son utilisation dans l’histoire », p. 51-56. 48   Cic., Off., I, 54, 2  : prima societas in ipso coniugio est, proxima in liberis, deinde una domus, communia omnia ; id autem est principium urbis et quasi seminarium rei publicae. 49  Cic., Off., III, 90, 3 : Si ad perniciem patriae res spectabit, patriae salutem anteponet saluti patris. 50 Martinelli-Soncarrieu, Pietas. Recherche sur l’exercice et l’expression de la piété à Rome et dans l’Occident romain sous les Julio-Claudiens et les Flaviens, p. 229.

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formaient souvent sur une base familiale, les gentes et les familiae ayant seules la possibilité de constituer ces alliances complexes et  continues qui permettaient de maintenir le consulat dans un cercle déterminé 51. De même, les décisions politiques étaient généralement prises selon l’intérêt des familles influentes, dont le rapprochement pouvait encore être consolidé par le mariage et  l’adoption. À l’opposé, les querelles entre familiae ou clans politiques, apparentées quelquefois aux vendettas de la Cosa nostra moderne, se situaient aux antipodes de la pietas 52. La pietas politique et  étatique était également guidée par les décisions prises par le Sénat. Cette assemblée créée, selon la tradition, par Romulus, et composée des Patres réunis pour l’occasion par le premier roi de Rome, était constituée à l’origine du regroupement de tous les chefs des gentes, les patresfamilias, desquels découlait la légitimité de ses pouvoirs. Les sénateurs étaient, à ce titre, les véritables pères du populus Romanus. C’est pourquoi ils devaient être traités avec le respect dû à leur rang, mais ceux-ci, en retour, avaient pour obligation d’assurer protection et  aide à  leurs concitoyens. Toute opposition à  ce conseil, garant des valeurs du mos maiorum, était sanctionnée d’impietas. Aussi Cicéron n’hésite-t-il pas à qualifier d’impie le pouvoir des tribuns de la plèbe qui limitait celui de ses collègues sénateurs : « Q uel mal n’a-t-il pas fait [le pouvoir des tribuns] ? D’abord comme il convenait à un être impie, il a arraché aux Pères tout leur prestige ; en élevant au niveau des choses les plus hautes celles qui étaient les plus basses, il a tout nivelé, brouillé, confondu 53. » Pour l’ora51 Hellegouarc’h, Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la république, p. 12. 52 Cicéron, déplorant les dissensions issues des guerres civiles grevant la cohésion socio-politique, s’adressa en ces termes aux soldats de la faction octavienne tombés pour la préservation des valeurs des maiorum lors de la bataille de Modène face à Marc Antoine : « Aussi, ces impies que vous avez tués subiront-ils même aux Enfers le châtiment de leur parricide, tandis que vous, qui avez exhalé le dernier soupir dans la victoire, vous avez atteint la demeure et le séjour des pieux. » (Cic., Phil., XIV, 32, 3  : Illi igitur impii quos cecidistis etiam ad inferos poenas parricidi luent, uos uero, qui extremum spiritum in uictoria effudistis, piorum estis sedem et locum consecuti.) Assurément, pour Cic., Cat., 1, 5-20, la guerre civile, à l’image de la conjuration – celle de Catilina principalement –, constituait une blessure irréparable faite à  la patrie, et  ses instigateurs méritaient le châtiment attribué aux parricides. 53  Cic., Off., III, 90, 5 : Si ad perniciem patriae res spectabit, patriae salutem anteponet saluti patris.

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teur romain, les actions des esclaves et  celles des hommes politiques opposés à  l’hégémonie des optimates ne pouvaient être que dénués de pietas 54. Au-delà de la figure cicéronienne, sous la plume de Lucain notamment, c’est l’ensemble de la plebs qui était considérée comme impia lorsque celle-ci s’opposait au patriciat, classe qui se présentait comme la garante des idées et  des vertus relevant du mos maiorum. L’auteur de la Pharsale, dans son évocation de la prise et  du pillage du camp de Pompée après la bataille éponyme de 48 av. J.-C., qualifie ainsi la plèbe d’impia 55. Toujours est-il que les lois liciniennes-sextiennes de 367 av. J.-C. ouvrirent le consulat aux plébéiens. En fait, la pietas étatique, qui s’appliquait à  l’ensemble des habitants de l’empire durant la République, prenait appui sur la pietas familiale dont elle constituait le prolongement ultime. En outre, la pietas envers la Res publica s’identifiait aux sénateurs et  aux magistrats conservateurs, les seuls véritables garants des coutumes des ancêtres en conformité avec le fas selon la majorité des auteurs anciens. Au livre III des Punica, Jupiter présente brièvement le rôle que Scipion, par sa piété, jouera dans la destinée de Rome, néanmoins Silius l’a déjà évoqué dans l’exordium, au livre I : « Il est né déjà celui qui forcera le Carthaginois à retourner dans sa patrie, et, l’arrachant du Latium, le dépouillera de ses armes devant les murs de sa Carthage » 56. En promettant un Scipion auteur d’offensives victorieuses décisives, le maître de l’Olympe sous-entend que ses futurs exploits ne pouvaient que surpasser ceux de Paul-Émile, de Fabius Maximus et de Marcellus. Scipion l’Africain constitue le seul véritable exemplum moral combinant l’usage adéquat de uirtus, de fides et de pietas dont il est la meilleure incarnation au sein de l’épopée. Grâce à  cette seule capacité, le général mérite, plus qu’aucun autre personnage, d’apparaître comme le véritable héros des Punica. Le portrait psychologique qu’en brosse 54  Cic., Dom., XCII, 3 : ad seruos, medius fidius, res publica uenisset, tantum homines impios ex uetere illa coniuratione iniustum nefariis mentibus bonorum odiumne tenebat  !  ; Phil., II, 50, 4  : Accipite nunc, […] quae in nos fortunasque nostras, id est in uniuersam rem publicam, impie ac nefarie fecerit. 55  Luc., VII, 760 : Capit impia plebes. 56   Sil., III, 350-592  : iamque ipse creatus,  / qui Poenum reuocet patriae Latioque repulsum / ante suae muros Carthaginis exuat armis. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 84).

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Silius affiche une conception plus positive des valeurs. Dès lors, malgré les échecs des Sagontins, des Capouans et  de Regulus, le poète entend démontrer que l’harmonie entre les trois vertus étudiées demeure possible en cette période troublée. Le rôle qu’assume Scipion laisse entrevoir un avenir meilleur pour la Rome du iiie siècle av. J.-C., de même que pour celle des Flaviens et de leurs successeurs. En outre, la Capoue décadente silienne prend l’allure d’une autre Carthage, car elle aussi constitue désormais le paradigme de la cité alliée perfide rompant ses engagements, et reniant son héritage culturel et politique 57. Son immoralité, additionnée à son manque de fides à l’égard de Rome, en fait une ville souillée appelée à servir d’exemple aux cités liées de près ou de loin à la sphère romaine. Pourtant restée longtemps fidèle à la Ville 58, elle symbolise néanmoins la perfidie au même titre que la capitale punique, d’ailleurs d’autres cités campaniennes ne sont pas en reste en matière d’absence de fides.

B. Le manque de fides des cités campaniennes La morosité des Romains après la débâcle de Cannes clôture le livre X. Au début du chant suivant, Silius explique qu’au sein de la panique générale, gagnés par la désillusion et la peur, plusieurs peuples campaniens décident de faire défection pour rejoindre le camp carthaginois. Le poète flavien expose et  fustige ainsi le manque de fides de ces habitants de la péninsule italienne démoralisés 59  : «  Pour s’allier avec le Carthaginois briseur de traités, on vit rivaliser ouvertement ceux qui, hélas, sont trop enclins à  perdre toute fides quand frappent les revers  » 60. Silius se dit capable de dresser une liste de barbares italiens faisant preuve 57   Cf. le traité romano-punique de 279/278 : Burgeon, Carthage et Rome avant les guerres puniques : les trois premiers traités romano-carthaginois, p. 137153. 58  On parle parfois, non sans exagération, d’État romano-capouan durant la première guerre punique. Humm, Appius Claudius Caecus. La République accomplie, p. 40-50. 59  Sil., XI, 1-27. 60  Sil., XI, 4-6 : adiungere dextras / certauere palam rumpenti foedera Poeno, / heu nimium faciles laesis diffidere rebus. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 4).

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d’une conception contrastant avec la vision augusto-virgilienne d’un Empire romano-italien promu avec soin par l’Énéide. Il explique ensuite que les Samnites, les plus fiers de tous, n’ont de cesse de rallumer la flamme des anciens alliés, et  qu’ils sont par la suite suivis par les Bruttiens, inconstants dans leur fides, les Apuliens, généralement trompeurs, les Hirpini, incapables d’apprendre la paix, etc. 61. Les Capouans ne sont évidemment pas épargnés. Leur haine à  l’égard des Romains 62 et  leur préférence pour les Carthaginois guident leurs pas 63. Leur infidélité dépasse d’ailleurs celle de nombreux peuples. Silius, en jetant des ponts entre le passé et le présent, souligne même combien l’intégration paisible de Capoue dans la Rome flavienne contraste avec leur perfidie d’antan 64. La suite du récit de Silius montre Hannibal accompagné de toute son armée s’abandonner dans les plaisirs efféminés 65 offerts par la cité tout aussi influente qu’indolente 66. Le chef  carthaginois, au milieu de festins, élève alors Capoue au rang d’« autre Carthage » 67. Par ailleurs, pour l’occasion, il succombe à la première flèche de Cupidon 68, de la même manière que Didon s’est éprise d’Énée 69. La uirtus dont fait preuve Hannibal à  Cannes est ainsi réduite à néant. 61  Auverlot, « La catalogue des armées alliées de Carthage dans les Punica de Silius Italicus : construction et fonction », p. 3-11 ; Bourdin, Les peuples de l’Italie pré-romaine. Identités, territoires et relations inter-ethniques en Italie centrale et septentrionale (viiie-ier s. av. J.-C.), p. 78-98. 62   Sil., XI, 8-13 : atque odium renouare ferox in tempore Samnis, / mox leuis et sero pressurus facta pudore / Bruttius, ambiguis fallax mox Apulus armis, / tum gens Hirpini uana indocilisque quieti / et rupisse indigna fidem : ceu dira per omnis / manarent populos foedi contagia morbi. 63  Sil., XI, 30 : Senonum genti […] et Dardana ab ortu. 64  Sil., XI, 32 : quisnam, mutato tantum nunc tempore, credat ? 65  Il est possible que cette affirmation ait pour but de rappeler les racines étrusques de Capoue. Sur la truphè étrusque, voir  : Liebert, Regards sur la truphè étrusque. 66  Sil., XI, 259-36. 67  Sil., XI, 424-425 : Altera iam patria atque aequo sub honore uocatur / altera Carthago Capua. 68  Sil., XI, 420-423 : ipse etiam, adflatus fallente Cupidine, ductor / instaurat mensas dapibus repetitque uolentum  / hospitia et  patrias paulatim decolor artis  / exuit, occulta mentem uitiante sagitta. 69   Verg., Aen., I, 695-722 ; Littlewood, « Loyalty and the Lyre : Constructions of  Fides in Hannibal’s Capuan Banquets », p. 267-285.

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Les effets d’un hiver dédié à la mollesse sont rapidement rendus visibles par l’auteur des Punica. En effet, aussitôt après avoir quitté Capoue au livre XII, les Carthaginois n’affrontent que timidement les villes voisines 70. Hannibal attaque Naples 71 dont il est précipitamment repoussé. Il se tourne ensuite vers Cumes 72, sans plus de succès. Nous percevons dans ce passage un subtil écho de l’arrivée d’Énée dans cette ville, quoique le ton de celui-ci se révèle différent : le premier essaie sans succès de prendre Naples et, par frustration, décide «  finalement  » 73 d’attaquer Cumes, alors que le second a « finalement » 74 atteint son objectif, l’Italie. Les buts du Carthaginois et du Troyen en Campanie divergent : le stratège punique cherche à  conquérir les villes de la région, et ce n’est que par hasard qu’il parvient sur le site de l’entrée des Enfers, tandis que le héros troyen suit les instructions laissées par son père après les avoir reçues de Jupiter 75. Le Barcide attaque ensuite Pouzzoles, et  observe le site 76 et  ses proches environs 77. Tous ses succès importants (au Tessin, à  la Trébie, au lac Trasimène, à  Cannes et  à Capoue) appartiennent désormais au passé. En même temps, comme l’avait prévu Jupiter, les Romains entendent renaître sur le plan moral en articulant adéquatement uirtus, fides et pietas. Le séjour d’Hannibal à  Capoue évoque inévitablement celui d’Énée à  Carthage, sans pour autant que le recouvrement soit total. Ces personnages charismatiques épico-historiques reçurent une nouvelle armure au cours de leur périple, celle d’Énée, comme le bouclier d’Achille 78, se révèle être un présent divin, commandé à Vulcain par Vénus, tandis que le bouclier au cruel éclat d’Han-

  Sil., XII, 1-103.   Sil., XII, 27-59. 72  Sil., XII, 60-106. 73  Sil., XII, 60 : tandem. 74   Verg., Aen., VI, 2 : tandem. 75   Verg., Aen., V, 722-740. 76  Sil., XII, 106-133. 77  Sil., XII, 133-157. 78   Le bouclier d’Achille est de conception divine : il a été créé par Héphaïstos et lui a été apporté par sa mère qui était une déesse, et non pas une simple mortelle : Hom., Il., XVIII, 368-617 ; 19, 1-39. 70 71

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nibal est un don des Galiciens 79 par crainte de devenir le prochain peuple intégré à  l’empire carthaginois. Ce genre d’associations fait d’Hannibal, ainsi différencié d’un Énée ou d’un Scipion, un antihéros étranger aux valeurs romaines et, dès lors, un être incapable de refréner ses propres désirs. C’est sa perfidie qui permet à Carthage de gagner les faveurs de plusieurs cités d’Italie en les amenant à rompre les traités conclus avec Rome. À la fin du livre XIII, Silius, par deux motifs constituant des réminiscences des mythes infernaux et prométhéen, condamne une fois encore le manque de fides du général punique : « Dans quelles eaux du Phlégéthon 80 le chef  punique sera-t-il brûlé pour sa perfidie  ? Ou quel aigle, juste bourreau, déchirera-t-il éternellement de son bec ses membres renaissants ? » 81. Au demeurant, lors de sa nekiya, Scipion croise Hamilcar au cours d’un échange portant principalement sur la subjectivité de la perfidia. Scipion rappelle à  cette occasion au père d’Hannibal la faillite des engagements puniques 82  : «  Tels sont donc, père de fourberies, les traités que vous signez ? Voilà les conclus sur la côte sicanienne quand tu y fus fait prisonnier  ? Ton fils, au mépris de tous nos accords, se bat dans tout le Latium  ». L’imperator dénonce ainsi avec virulence ce qui fut, de son point de vue, un manquement à  la fides responsable de la deuxième guerre punique. La vision qu’Hamilcar s’était forgée de la fides s’avère radicalement différente. L’attitude de son fils atteste de la fidélité à la parole donnée et de sa pietas puisque celui-ci n’a jamais renié son serment 83  : «  Si maintenant ses incendies ravagent le royaume de Laurente, s’il cherche à renverser le pouvoir phrygien,   Sil., II, 395-456.   Cet affluent de l’Achéron maintenait les damnés suffisamment en vie pour subir d’atroces supplices. 81  Sil., XIII, 871-873 : perfidiae Poenus quibus aut Phlegethontis in undis / exuret ductor scelus, aut quae digna renatos  / ales in aeternum laniabit morsibus artus ? (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 162). 82  Sil., XIII, 738-741 : Taliane, o fraudum genitor, sunt foedera uobis ? / Aut haec Sicania pepigisti captus in ora ? / Bella tuus toto natus contra omnia pacta / exercet Latio. 83  Sil., XIII, 747-749 : Q uod si Laurentia uastat / nunc igni regna et Phrygias res uertere tentat, / o pietas, o sancta fides, o uera propago ! (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 157). 79 80

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c’est par piété finale, par respect de la foi jurée, c’est qu’il est bien mon fils ». Comme l’indique J.-Fr. Thomas, « ce qui pour l’un est perfidia en devient l’exact contraire pour l’autre : chacun est guidé par la fides mais elle n’est pas de même nature. Il s’opère un retournement autour de la même notion et se révèle ainsi une opposition très nette entre les deux mondes qui, par son entière irréductibilité, amplifie le drame du conflit » 84. Carthage et Rome étaient communément représentées comme deux mondes ne pouvant demeurer voisins sans se combattre. Dès lors, nul doute que Silius, qui développe une réflexion sur les critères de « barbarie » permettant aux Romains de se trouver une place de choix sur l’échiquier civilisationnel, veut mettre en avant l’immoralité des Barcides. Ces derniers apparaissent comme des êtres naturellement immanes ayant beaucoup de mal à développer leur potentiel d’humanité en raison de leur incapacité à savoir ce que recouvraient exactement les vocables de fides et  de pietas. Comme chez pléthore d’historiens gréco-latins 85, aucune occurrence silienne en rapport avec ceux-ci, jusque-là non-alliés des Romains, ne semble être réellement laudative  ; la plupart des qualifications de ce peuple employées par le poète sont liées à des sèmes péjoratifs. Il en va de même pour les cités perfides, à l’instar de Capoue, qui trahissent l’Vrbs pour s’allier à Carthage. Ajoutons que Capoue, bien malgré elle, s’est souvent rangée aux côtés du perdant. Ainsi a-t-elle soutenu Vitellius contre les Flaviens dans la guerre de 69 apr. J.-C. 86, ce que Silius Italicus, proche de ces derniers, dut déplorer.

84 Thomas, « Le thème de la perfidie carthaginoise dans l’œuvre de Silius Italicus », p. 10. 85  Le latin dispose d’une dizaine de termes (substantifs et adjectifs) qui définissent le non-Romain par sa situation individuelle et/ou son rapport au territoire romain : aduena, « celui qui arrive d’ailleurs », alienigena, « celui qui est né ailleurs », alienus, « celui qui est autre » ; les mots de la famille d’exter (externus, extraneus, extrarius), « celui qui est à l’extérieur », « qui n’est pas de la famille » ; hospes, « l’hôte », hostis, « l’ennemi » (dont le sens ancien est « l’hôte ») ou peregrinus, « celui qui voyage, qui vient d’ailleurs » ; et barbarus. Ndiaye, « L’étranger ‘barbare’ à Rome : essai d’analyse sémique », p. 119 ; Ndiaye, « Les Barbari ennemis et leurs chefs : des stéréotypes aux spécificités ? », p. 67-74. 86  Tac., Hist., III, 57, 1-4.

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C. Hannibal ad portas L’arrivée du printemps marque la fin du séjour d’Hannibal à Capoue et  la reprise des opérations militaires. Plusieurs allusions à cette initiative post-cannienne chez Silius renvoient à Lucain : « Dès que les enseignes du général libyen ont brillé dans la campagne » 87 ; « à l’aspect de ces aigles connues, de ces drapeaux romains qui brillent dans les airs » 88 ; « Déjà retentissent partout les trompettes, les cris des guerriers » 89 ; « On entendit le fracas des clairons ; et autant il s’élève de clameurs de deux armées » 90 ; «  voici le chemin de Capoue  » 91  ; «  C’est par ici qu’entre la guerre » 92 ; « où l’appelle le pillage ou la colère » 93 ; « où l’appellent l’ambition et  la vengeance  » 94. Ces liens intertextuels mettent en lumière le danger que représentait l’arrivée du chef  barcide dans le Latium. Ce dernier, établi aux portes de Rome, pénètre des yeux la ville, apprenant à connaître les sites et les différents quartiers qui la composent. Alors seulement, le chef  ramène vers son camp ses escadrons. Au premier éclat du jour, il lance ses colonnes par une brèche du rempart, tout en criant que leurs bras baignant dans le sang doivent réduire en pièces la cité de Romulus 95. Silius veut, semble-t-il, faire allusion au franchissement du pomerium par Rémus, action impia qui lui coûta la vie. À tout le moins, Jupiter, qui revenait d’Éthiopie, réunit en hâte les divinités célestes pour protéger la Cité, se place au sommet de la roche Tarpéienne, et  mobilise son éventail de ressources, les vents, les nuées, les 87   Sil., XII, 11  : at Libyci ducis ut fulserunt signa per agros. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 94). 88   Sil., I, 244 : ut notae fulsere aquilae Romanaque signa. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 14). 89  Sil., XII, 181 : insonuere tubae passim clamorque uirorum. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 101). 90  Luc., I, 578 : insonuere tubae et, quanto clamore cohortes. 91  Sil., XII, 194 : hac iter ad muros Capuae. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 102). 92  Luc., I, 257 : hac iter est bellis. 93  Sil., XII, 430  : quo praeda uel ira uocasset. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 111). 94  Luc., I, 146 : quo spes quoque ira uocasset. 95  Sil., XII, 577-586.

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fureurs de la grêle, les éclairs, le tonnerre et  les noires bourrasques pour dissimuler Rome à  l’ennemi 96. Finalement, aux dires de Silius, alors que Jupiter était prêt à descendre sur Terre, les armées puniques, averties par Junon, prennent conscience du danger de leur entreprise et  de l’impietas qui la fonde 97. Sans l’intervention de la déesse, le Barcide se serait donc entêté dans son immoralité. Silius insiste sur l’explosion de joie qui salue le départ des Carthaginois des abords de Rome, et  met en avant la pietas des Q uirites à l’égard de Jupiter. Lorsqu’ils apprennent qu’Hannibal n’est plus ad portas de la Ville, les habitants, épouvantés à l’idée qu’un étranger puisse marcher sur leur cité, expriment soulagement et allégresse. Ils gagnent immédiatement les hauteurs capitolines 98, là où se dresse le temple de Fides, proclament le triomphe de Jupiter Tarpéien, et couronnent son templum de guirlandes 99. Cependant, demeurant nerveux et  circonspects, ils délibèrent pour savoir s’il faut inspecter les restes du camp du Barcide 100. Cet épisode rappelle clairement la scène virgilienne lors de laquelle les Troyens, naïfs et apaisés, procèdent à une visite guidée du camp grec 101, mais contrairement à leurs ancêtres d’Ilion, les Romains du iie siècle av. J.-C. subodorent que cette retraite cache un tour de passe-passe et  une embuscade 102. Silius nous incite   Sil., XII, 605-615.   Sil., XII, 675-740. 98  Sil., XII, 741 : in Capitolia. 99  Sil., XII, 742-743  : uoce triumphum  / Tarpei clamant Iouis ac delubra coronant. 100   Sil., XII, 733-749. 101  Verg., Aen., II, 26-39. 102 La fides in bello impose au miles romain de faire preuve de loyauté envers son adversaire et de rejeter toute forme de dolus ou de fraus concrétisée par exemple par la tactique de l’embuscade ou la pratique de la trahison. La morale aristocratique romaine éprouve une répugnance infinie à  l’égard des manœuvres frauduleuses et  perfides menées sur le champ de bataille. Toutefois, les dieux n’interdisent pas le recours à  pareils subterfuges, pourvu qu’ils soient admissibles. Cic., Leg., II, 34, 4 écrit : « Nous avons fixé par la loi […] que le droit et la loyauté sont essentiels, tant quand il s’agit d’entreprendre une guerre que lorsqu’il est question de la mener ou d’y mettre fin. » (In quo [Bello] et suscipiendo et gerendo et deponendo ius ut plurimum ualeret et fides (eorumque ut publici interpretes essent) lege sanximus.) Par conséquent, le légionnaire romain recherche le plus souvent le corps à corps : Paladino, « Marcii e Atilii tra fides Romana e fraus punica », p. 179-185. 96 97

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à  croire que cette technique de combat aurait été typique de la perfidia d’Hannibal. Hannibal, l’anti-Énée, se compare à Agamemnon saccageant Troie, mais Junon lui explique que Rome n’est pas Ilion et que, confronté à l’hostilité des dieux, il n’a d’autre choix que de reculer et de fuir les moenia de l’Vrbs. De la sorte, le regard d’Hannibal sur Rome n’est plus guère celui du brillant tacticien, fort de ses connaissances en poliorcétique, planifiant un assaut déterminant. Ce motif  silien rappelle qu’Anchise, qui s’apprêtait à  désigner dans la foule en attente de renaissance toute une série de futures gloires romaines et qui, lui aussi, était juché au sommet d’une colline 103, avait déjà agi comme un spectateur soucieux d’analyser la destinée de Rome en scrutant les visages qui lui faisaient face 104. Par ces parallèles épico-historiques, Silius a pour but de condamner à  la fois le siège de Troie et  celui de Rome, lequel menace de ruiner les valeurs romaines traditionnelles, les seules dignes d’être défendues. On ne peut manquer de souligner également le parallèle établi par Silius avec le séjour d’Ulysse chez les Phéaciens 105, escale qui joue le rôle de catalyseur pour le retour du héros dans sa patrie 106. Au livre XII des Punica, Hannibal échoue dans sa tentative de voyage aux Enfers, comme Ulysse dans l’Odyssée 107. En lieu et place, il erre autour de Cumes et de ses environs, s’efforçant, sans succès, de s’emparer des villes de Campanie. Le contraste existant entre la visite de Scipion, venu voir son père et son oncle décédés, et celle d’un Hannibal peu enthousiaste au contact des sites associés aux Enfers, apparaît de manière très marquée grâce à la réappropriation du rôle d’Énée par Scipion 108. Ce faisant, ce dernier se présente comme le digne successeur du proto-Troyen en matière de pietas. Par ailleurs, lors de cet épisode, Hannibal et  Énée se laissent guider par des personnages radicalement différents. Hannibal   Verg., Aen., VI, 754 : tumulum.   Verg., Aen., VI, 755 : aduersos legere et uenientum discere uultus. 105   Hom., Od., VI-XII. 106 Kennedy Klaassen, « Imitation and the Hero », p. 102-103. 107  Hom., Od., XI, 97-260. 108  Cf. infra p. 322. 103 104

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recourt aux services de Virrius, un dirigeant impitoyable de Capoue 109 qui conduit les envoyés de sa cité au Sénat romain afin de demander un partage égal au sein du consulat 110 et qui presse ensuite les Capouans à rejoindre Hannibal 111. Le pieux Énée, de son côté, profite de la guidance de la Sibylle d’Apollon, laquelle inspire l’effroi 112, ce qui prouve une fois de plus sa piété. Durant l’attaque contre Cumes, Virrius montre à  Hannibal le temple que Dédale avait construit en l’honneur d’Apollon, dieu protecteur des Troyens ayant édifié les hautes murailles qui les avaient protégés, sanctuaire qu’aperçoit Énée au début du livre VI de l’Énéide 113. Mais Hannibal ne parvient ni à comprendre ni à établir un lien avec sa localisation, même avec l’aide d’un guide 114. Silius met ainsi en opposition l’impiété du héros punique et la pietas divine du proto-Romain. Le manque d’intérêt dont fait preuve Hannibal suggère un point métatextuel : sa présence sur le site des Enfers échappe complètement au guerrier punique, tandis que le pius Énée, endossant le rôle des héros qui le précédèrent, trouve le guide capable de lui garantir le succès de sa – noble – mission en Italie 115.

  Sil., XII, 87 : immitis ductor.   Sil., XI, 55-121. 111  Sil., XI, 129-154. 112  Verg., Aen., VI, 10 : horrendae […] Sibyllae. Les allusions de Silius aux Enfers virgiliens objectifs se poursuivent : Hannibal voit le lac Lucrin, autrefois appelé Cocyte (Sil., XII, 116-119 ; voir par exemple, Verg., Aen., VII, 132 ; 297 ; 323) ; le lac Averne, jadis nommé Styx, où la description de Silius rappelle l’entrée du monde des Enfers chez Virgile (Sil., XII, 120-125 ; Verg., Aen., VI, 237-242) ; le marécage relié au fleuve Achéron (Sil., XII, 126-129 ; Verg., Aen., VI, 106109). Une fois parvenu aux mondes souterrains, Énée emprunte la route conduisant à l’Achéron (hinc uia Tartarei quae fert Acherontis ad undas : Verg., Aen., VI, 295) ; Silius fait écho à la fin de la ligne de Virgile (Acherontis ad undas : Sil., XII, 126), rappelant l’entrée d’Énée aux Enfers et  suggérant un contraste avec les actions d’Hannibal : Billerbeck, Die Unterweltbeschreibung in den Punica des Silius Italicus, p. 326-338. 113   Dans l’histoire de la fondation du temple par Dédale, Sil., XII, 88-103 signale clairement son allusion au livre VI de l’Énéide : « Selon la tradition, Dédale, fuyant le royaume de Minos, a eu l’audace de se confier à des ailes rapides pour gagner le ciel et  a vogué par une route insolite en direction des Ourses glacées, pour enfin se poser avec légèreté sur la citadelle chalcidienne. » Barbu, « Valeurs romaines et idéaux humains dans le livre VI de l’Énéide », p. 19-34. 114  Sil., XII, 104-105 ; Verg., Aen., VI, 33-35. 115  Verg., Aen., VI, 66-68. 109 110

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V. DE CAPOUE À ZAMA

Dès l’entame de l’Odyssée 116 et de l’Énéide, la tempête retarde le héros, sans constituer un prélude à  la bataille finale. Même en prenant en compte la portée de l’épopée de Silius, Hannibal ressemble à  un Ulysse qui échoue  : comme le prophétisent le narrateur au livre II des Punica 117 et la Sibylle au livre XIII 118, Hannibal connaîtra l’errance de l’exil après la bataille de Zama, à l’image d’Ulysse et d’Énée au lendemain de la chute de Troie. Cependant, si ceux-ci atteignent leurs destinations, la mission du Barcide échouera complètement parce qu’étant aux antipodes de la vie bonne et de la moralité romaine. Le début du livre XVI marque une nette diminution du soutien carthaginois à Hannibal : enlisé dans le Bruttium 119, ce dernier ne peut compter sur la fides de ses concitoyens puisqu’il se voit refuser les ressources et les renforts nécessaires à la poursuite de sa campagne 120. Par ailleurs, au cours d’une de ses dernières apparitions dans l’épopée, le Punique va jusqu’à envisager le suicide, un geste autodestructeur, que pratiquent peu de temps après les Capouans, évoquant la guerre civile 121.

D. Le suicide collectif  des Capouans Plusieurs dignitaires capouans, dont Virrius, « l’instigateur de la perfidia » 122, préfèrent mourir plutôt que de voir leur ville prise par les Romains. Dans les Punica, davantage que dans le récit livien 123, le discours de ce citoyen ayant trahi l’Vrbs est centré sur sa propre personne. Son auteur manifeste en effet de l’orgueil

  Hom., Od., V, 282-450.   Sil., II, 699-707. 118  Sil., XIII, 874-893. 119   Sil., XVI, 4-10 compare alors Hannibal à un taureau ayant perdu sa position dominante dans le troupeau et se préparant à la regagner. Cette comparaison est modelée d’après une association au taureau appliquée à Pompée par Lucain (Luc., II, 601-607). 120  Sil., XVI, 11-14 ; XVII, 194-200. 121  Sil., XVII, 565-566  : nunc aditus lustrat, clausas nunc cuspide pulsat  / infesta portas fruiturque timore pauentum. 122  Sil., XIII, 261 : perfidiae ductor. 123   Liv., XXVI, 17-19. 116 117

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dans la revendication de ses responsabilités liées à  la perfidie 124, ce qui fait de lui l’anti-sage stoïcien. Fr. Ripoll montre que si, par opposition à la leuitas populaire, Silius prête une certaine grandeur aux sénateurs capouans dans leur choix de mort volontaire, celle-ci ne fut pas l’acte glorieux du philosophe stoïcien, mais le châtiment immanent d’anti-sages à la constantia dévoyée ; celle-ci ne prélude à aucune apothéose, mais plutôt à  des tourments posthumes 125. Pour  D.  W. Vessey, ce type de « counter-stoic » se matérialise par une faute irrémissible et un manquement impardonnable à la fides 126. Une connexion explicite avec Sagonte peut se dégager du suicide collectif  des chefs de Capoue 127. Ce destin funeste, identique à  celui des Sagontins, est décrit par Silius comme un châtiment de Fides. Comme dans la cité hispanique, la déesse de la foi jurée et de la confiance est en quelque sorte en relation avec les Furies 128. Au livre XIII, Silius multiplie les effets d’écho au suicide des Sagontins dans l’intention de faire apparaître la ruine des traîtres à Rome comme l’expiation du malheur de ses fidèles alliés. L’un de ces éléments de symétrie fait corps en l’apparition de l’Érinye 129, qui rappelle naturellement l’intervention de Tisiphone à Sagonte, mais pourvue toutefois d’une fonction différente : cette fois, comme dans la scène du suicide d’Éson chez Valerius Flaccus 130, son rôle consiste à tendre une coupe de poison aux nobles capouans qui choisirent le suicide 131. Si le récit s’éloigne dans ce   Sil., XIII, 270-275.   Ripoll, La morale héroïque dans les épopées latines d’époque flavienne : tradition et innovation, p. 412-413. 126 Vessey, « Flavian Epic », p. 328. 127  Sil., XIII, 261-269  : mussat perfidiae ductor coetuque senatus  / Virrius a  Poeno nullam docet esse salutem,  / uociferans pulsis uiuendi e  pectore curis  :  / « Speraui sceptra Ausoniae pepigique, sub armis / si dexter Poenis deus et Fortuna fuisset, / ut Capuam Iliaci migrarent regna Q uirini. / Q ui quaterent muros Tarpeiaque moenia, misi ; / nec mihi poscendi uigor afuit, alter ut aequos / portaret fasces nostro de nomine consul. » 128  Cf. supra p. 96-153. 129   Sil., XIII, 291-293  : adit omnia iamque  / concilia ac mensas contingit et abdita nube / accumbitque toris epulaturque improba Erinys. 130  Val. Flacc., I, 817. 131  Selon Fr. Ripoll, cette image fantastique viendrait de la scène du suicide d’Éson chez Val. Flacc., I, 816-818, où l’on voit la Furiarum maxima remettre aux parents de Jason la coupe de sang de taureau rendu vénéneux par son contact. Pour l’auteur, cette hypothèse se mue en certitude lorsqu’on considère le vers 294 124 125

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V. DE CAPOUE À ZAMA

cas du pathétique excessif, l’atmosphère d’angoisse est tout aussi prégnante que lors de l’épisode de 219 av. J.-C. En outre, le discours de Virrius favorable au suicide est homothétique à celui de la Furie Tisiphone à Sagonte 132. Le chef  capouan, comme plusieurs Sagontins, monte sur le bûcher pour se consumer 133. Par ailleurs, comme dans la ville hispanique, on retrouve la présence de Fides, fixant les Capouans d’en haut et troublant leur esprit 134. Ainsi le suicide de ces derniers, victimes de leur perfidia, sert-il d’expiation à la fin dramatique des Sagontins, martyrs fidèles à Rome. Toutefois, cet épisode tragique n’inclut pas explicitement le massacre familial qui définit en partie l’épisode de Sagonte, ce qui pousse le lecteur à se demander si le destin des Sagontins n’est pas moins enviable que celui de leurs homologues d’Italie du Sud. Au demeurant, à Capoue, la Furie se limite à tendre le poison aux candidats au suicide. Ce fait n’élimine pourtant pas l’aspect frénétique et  furieux qui imprègne le suicide collectif  des Sagontins, puisque Silius qualifie la ville de «  prise par le furor » 135. Cette apparente sobriété est renforcée par l’absence de toute intervention du poète, lequel préfère ici s’effacer et laisser son lecteur établir seul les liens entre les deux épisodes épiques, notamment par le biais du rôle joué par Fides, afin d’en dégager la portée morale. Dans l’univers éthique complexe de Silius, le suicide des Sagontins, malgré son irrationalité et le furor qui guide ses acteurs civico-politiques, est davantage digne de louanges que celui des Capouans. Le principal critère moral de l’auteur des Punica est donc bien le degré de fides des protagonistes à l’égard de Rome, même si cette valeur doit être mêlée de uirtus et  de pietas pour laisser percer toute sa portée exemplaire. de Silius (Stygio spumantia pocula tabo) et le vers 816 de Valerius (nigro fumantia pocula tabo). « Outre l’effet voulu de symétrie avec le chant Ii, cette apparition de la divinité infernale, inspirée de Valerius, contribue à  l’ambiance d’angoisse et  de terreur latente dans laquelle Silius a  voulu envelopper son évocation du terrible châtiment de Capoue. » Ripoll, « Silius Italicus et Valerius Flaccus », p. 513-514. 132  Sil., II, 553-579. 133   Sil., XIII, 397 : ascenditque pyram. 134  Sil., XIII, 281-282 : Despectat ab alto / sacra Fides agitatque uirum fallacia corda. 135  Sil., XIII, 304 : confessa furorem.

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Silius déplore également le manque de moderatio des Romains, qui tirent du butin des biens d’une grande valeur (vêtements, coupes d’Orient…), acte qui cause véritablement leur perte dans la mesure où cette profusion d’or et d’argent exacerbe leur goût pour le luxe 136. Le luxus, qui peut être traduit à la fois par le luxe, le dérèglement des mœurs et la débauche, et qui fait l’objet de cinq occurrences dans le seul livre XI des Punica 137, constitue assurément un frein à la quête morale. Ce faisant, Silius se fait l’écho des valeurs et des inquiétudes catoniennes.

E. Marcellus : un héros silien presque complet M. Claudius Marcellus, imperator, cinq fois consul, triumphator et conquérant de Syracuse, fut l’un des principaux protagonistes romains de la deuxième guerre punique. Pourtant, il a généralement été éclipsé par Scipion l’Africain dans l’historiographie antique et moderne. Cela s’explique par le fait qu’en 208, il trouve la mort pour être tombé dans une embuscade tendue par Hannibal, mais également par l’animosité qui semble exister entre Scipion et lui-même. Les Annales de Q . Fabius Pictor, qui occupent une place de choix dans la tradition historique romaine, durent avoir été hostiles à l’égard de Marcellus. Ce ressentiment se serait expliqué par le fait que le père de l’annalistique ait été un parent et un contemporain de Q . Fabius Maximus (Cunctator) 138. 136  Sil., XIII, 351-355  : multa deum templis domibusque nitentibus auro  / egeritur praeda et uictus alimenta superbi, / quisque bonis periere, uirum de corpore uestes / femineae mensaeque alia tellure petitae / poculaque Eoa luxum inritantia gemma. Scipion Émilien, au lendemain de la destruction de Carthage, permit à ses hommes de piller les ruines de la cité vaincue (Plin., N.H., XXXIII, 141, 2 ; App., Pun., 132). Néanmoins, il fit mettre de côté l’or, l’argent et les objets consacrés aux dieux dans les temples, mais ne garda rien du butin (Pol., XVIII, 35, 9 ; Cic., Off., II, 22, 76 ; Val. Max., IV, 3, 13 ; Plut., Apophth. Lac., Scipio Minor, 1 et  7). En cela, il imita le comportement de son père Paul-Émile qui, au lendemain de la bataille de Pydna, ne s’était accaparé aucune partie du trésor de Persée. Le général romain fut félicité par Pol., XXIX, 20, 3 pour sa modération dans la réussite. Ensuite, il récompensa tous ses hommes, à l’exception de ceux qui avaient dépouillé le temple d’Apollon, ce qui met en évidence sa pietas. Les armes, les machines et les navires des vaincus restant furent offerts à Mars et à Minerve. Puis, selon le ritus Romanus, le général alluma le feu qui les consuma (App., Pun., 133). 137  Sil., XI, 33 ; 282 ; 387 ; 400 ; 427. 138  Plut., Fab., 18, 3.

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V. DE CAPOUE À ZAMA

Dans les Punica, après la prise de Syracuse en 212, Marcellus incarne le uir ultime romain et  constitue le modèle paradigmatique du héros. Par cet épisode, la mise en scène des célèbres larmes de l’imperator fait écho aux émotions de Fabius, tout en contrastant avec celles de Regulus. Aux livres XII et  XV des Punica, Marcellus, que Silius compare à Mars 139 et à Scipion 140, opte en faveur d’une stratégie plus offensive, tout en combinant les aptitudes de Fabius et du futur Africain. Dans sa Vie de Fabius 141, Plutarque relate que, peu après la bataille de Cannes, lorsqu’il devint clair qu’Hannibal n’avait pas l’intention d’attaquer directement la ville de Rome, le Sénat reprit suffisamment confiance pour envoyer ses armées et  ses généraux contre les Carthaginois. Parmi ces grandes figures militaires était présent Marcellus. Comme le biographe grec le signale, ce dernier, qu’il qualifie d’« épée » (ξίφος) 142, fut un commandant efficace doublé d’un guerrier courageux et  impétueux  ; à l’instar des héros homériques, il se révèle martial (φιλοπόλεμος) et  orgueilleux, féroce comme seul un jeune homme peut l’être (άγέρωχος). Si Fabius fut le premier général romain à mettre Hannibal en fuite 143, c’est Marcellus qui, après le désastre de Cannes, réussit à  vaincre l’armée carthaginoise pour la première fois au cours de ce long conflit. Chez Tite-Live comme chez Silius, la victoire romaine devant les murs de Nola, alors assiégée, est perçue comme l’instant charnière de la guerre en Italie 144. En contraignant Hannibal à se retirer, la victoire de Marcellus en 214 av. J.-C., revêt une haute importance. Ainsi que l’explique Silius, à  l’approche

  Sil., XII, 278-279 : Tum Martis adaequant / Marcellum decori.   Sil., XV, 341-342 : forsan Scipiadae confecti nomina belli / rapturus, si quis paulum deus adderet aeuo. 141   Plut., Fab., 19, 1. 142  Plut., Marc., 9, 7. 143  Sil., VIII, 1-2 : Primus Agenoridum cedentia terga uidere / Aeneadis dederat Fabius. 144 Marcellus lance l’attaque à l’approche de l’ennemi. Le texte dramatise ce changement d’attitude radical en exploitant deux scènes différentes de  Verg., Aen., IX, 33-46 : le lecteur est tout d’abord invité à se souvenir de l’attaque de Turnus contre le camp Troyen ; ensuite, quelques vers plus loin, quand Marcellus exhorte ses soldats, Silius fait allusion à la réaction de Turnus à l’approche du siège (Verg., Aen., XI, 463-467). 139 140

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de Syracuse, son armée se montre très sereine, grâce à  son dux qui sut apaiser l’ira de ses hommes 145. Le légat romain conserve tout aussi bien un contrôle complet de la situation, et attend le moment adéquat pour lancer l’attaque 146. Enfin, avant de déclencher l’offensive, le pius Marcellus supplie les dieux siciliens ainsi que les fleuves et les lacs de veiller sur lui 147. Le récit silien retarde la chute de la glorieuse et emblématique cité de Syracuse par une série de digressions : l’ingénieux système de défense inventé par Archimède 148  ; le récit d’une bataille navale 149 ; la peste qui décime les deux armées 150. Silius met surtout en exergue la fides d’Archimède, qui est un défenseur ardent de sa patrie tout en ne sombrant pas dans la folie, contrairement aux Sagontins 151. Dans ce long intermède dont Marcellus est presque absent, les soldats romains saisirent l’occasion d’afficher leur uirtus et leur force morale. En effet, chez Silius, comme chez Tite-Live, la vertu n’est pas l’apanage des imperatores. Contrairement au Marcellus de l’historiographie polybienne et  livienne 152, son correspondant silien interdit à  ses soldats de piller les temples et les édifices après s’être lamenté sur la destinée de la puissante cité hellénique 153. Pour des raisons morales, sa clementia envers Syracuse occupe une position clé, à la fin du livre XIV, et est amplifiée par l’éloge de Domitien qui en est le prolongement 154.   Sil., XIV, 178-183 : At, compos Sicula primum certaminis ora / coepti, Marcellus uictricia signa quieto / agmine progrediens Ephyraea ad moenia uertit. / Inde Syracosias castris circumdedit arces. / Sed ferri languebat amor. Sedare monendo / pectora caeca uirum atque iras euellere hauebat. 146   Sil., XIV, 186-187 : quin contra intentior ipse / inuigilat cautis, fronte imperterritus. 147   Sil., XIV, 294 : testatus diuos Siculorum amnisque lacusque. 148  Sil., XIV, 300-352. 149  Sil., XIV, 353-579. 150  Sil., XIV, 580-617. Voir : Liv., XXV, 26, 7-15. 151   Sil., XIV, 676-678  : Tu quoque ductoris lacrimas, memorande, tulisti,  / defensor patriae, meditantem in puluere formas  / nec turbatum animi tanta feriente ruina. 152  Cf. supra p. 307-310. 153  Sil., XIV, 671. 154   Sil., XIV, 684-688 : Felices populi, si, quondam ut bella solebant, / nunc quoque inexhaustas pax nostra relinqueret urbes ! / at, ni cura uiri qui nunc dedit otia mundo / effrenum arceret populandi cuncta furorem, / nudassent auidae terrasque fretumque rapinae. 145

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V. DE CAPOUE À ZAMA

Au demeurant, pour Silius, nul doute qu’à l’instar de Camille pour Rome, Marcellus mérite le titre de refondateur de Syracuse («  en la sauvant, il rebâtit la ville  » 155). En effet, celui qui fut l’émule magnanime des grands dieux de l’Olympe en sauvant sa patrie fut salué en tant que conditor 156. De même, à l’instar d’Énée qui, dans l’Énéide, fonde une cité devant un jour être à  la tête d’un empire, le Marcellus de Silius est un guerrier capable d’affronter l’ennemi sans jamais perdre de vue son objectif  originel : vaincre Hannibal et bouter l’ennemi hors d’Italie. Cette scène fameuse en rappelle une autre 157 : celle des pleurs de Scipion Émilien lors de la destruction de Carthage. Polybe, le confident du petit-fils adoptif  de l’Africain, écrit : Scipion se retourna alors vers moi et dit, en me saisissant la main : « C’est un bon jour, Polybe, mais j’éprouve, je ne sais pourquoi, quelque inquiétude et  j’appréhende le moment à venir où un autre pourrait nous adresser pareil avertissement au sujet de notre propre patrie. » Il serait difficile de faire une réflexion plus digne d’un homme d’État et plus profonde que celle-là. Être capable, à l’heure du plus grand triomphe, quand l’ennemi est au fond du malheur, de réfléchir à  sa propre situation et  à la possibilité d’un renversement du sort, de ne pas oublier dans le succès, que la Fortune est changeante, voilà le fait d’un grand homme, qui atteint à  la perfection, d’un homme, en un mot, qui mérite de ne pas être oublié. On dit qu’à la vue de Carthage détruite de fond en comble, Scipion versa quelques larmes et déplora le sort des ennemis. Il demeura longtemps pensif, et après avoir songé que les villes, les peuples, tous les empires changeaient comme les hommes, que telle avait été la fortune d’Ilion, cette ville jadis si floris155  Sil., XIV, 681 : seruando condidit urbem : Ariemma, Alla vigilia di Canne. Commentario al libro VIII dei Punica di Silio Italico, p. 127-150. 156  Sil., XIV, 680-681 : Aemulus ipse / ingenii superum, seruando condidit urbem. 157  Scipion, en voyant cette glorieuse cité réduite en cendres, n’aurait pu s’empêcher de verser quelques larmes, comme l’avait fait Antiochos III, tout en pensant à l’avenir de Rome. Nous possédons trois textes qui mentionnent ce célèbre épisode : celui de Pol., XXXVIII, 21, 1-6 celui de Diod., XXXII, 24, 1-6 et  celui d’app., Pun., 132. Les deux premiers sont des fragments de la compilation byzantine des Excerpta de sententiis. Dès lors, ils ne peuvent être resitués dans un contexte précis, mais Walbank, A Historical Commentary on Polybius, t. 1, p. 724 situe l’épisode peu après la chute du temple d’Eshmun, qui mit un terme à toute résistance.

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sante, celle des Assyriens, des Mèdes, des Perses autrefois si puissants ; celle enfin des Macédoniens dont l’éclat était tout à  l’heure si vif, il s’écria soit par un mouvement spontané, soit par réflexion : « Il viendra un jour où périra la sacrée Ilion, où périront Priam et le peuple du valeureux Priam. » Comme Polybe lui demandait quel était le sens de ces paroles, Scipion lui répondit qu’il entendait par Ilion sa patrie, pour qui, à la vue des vicissitudes humaines, il craignait un sort pareil 158.

À l’instar de Scipion, Marcellus apparaît comme une figure centrale non dépourvu d’émotion et empreinte d’humanité, et, peutêtre, comme un visionnaire 159. Néanmoins, l’héroïsme de Marcellus, qui diffère de celui de Fabius Maximus, n’est pas un exemplum dans la mesure où une motivation personnelle l’alimente, à  savoir la quête du succès et la recherche de la gloire 160. Silius fait ressortir ce trait non singulier du caractère du général romain en insistant sur sa volonté de s’emparer des spolia opima 161 d’Hannibal. Son ambition   Pol., XXXVIII, 21, 2.  Pour mieux comprendre ce comportement, il faut rappeler que tout empire passe par trois phases successives : la première est celle de l’acquisition par la guerre (κτᾶσις), la deuxième celle de la jouissance de la prospérité (ἀπόλαυσις), et  la dernière celle de la perte des biens acquis (ἀπόλεσις). À en croire De Sanctis, Storia dei Romani, t.  4, p.  74, en voyant Carthage réduite en cendres, Scipion Émilien aurait éprouvé les mêmes craintes que celles de Scipion Nasica et aurait commencé à réaliser que Rome risquait de connaître une longue période de déclin. Toutefois, à  notre humble avis, cette affirmation relève du futurible, d’autant que comme l’indique Astin, Scipio Aemilianus, p. 287, la carrière politique de Scipion après 146 av. J.-C. n’a jamais été motivée par aucune crainte que ce soit pour la fortune de Rome. Comme le précise Gelfucci, «  Troie, Carthage et  Rome : les larmes de Scipion », p. 410, le terme παράγγελμα, très employé dans les Histoires, y a toujours le sens d’« ordre », et non celui d’« avertissement ». Nous nous rangeons à  l’avis de Scullard, «  Scipio Aemilianus and Roman Politics », p. 61 qui suppose que tout cet acharnement contre cette vieille ennemie a provoqué chez Scipion une exaltation mentale et/ou une crise émotive et  psychologique profonde. 160  En 222 av. J.-C., à Clastidium, Marcellus avait remporté une victoire sur les Galli Insubri dont il avait tué le chef, Viridomarus. Il dédia le butin à Jupiter Feretrius, étant ainsi le troisième (et le dernier) à accomplir un exploit aussi honorable, après Romulus et  Cornelius Cossus. Fucecchi, «  The Shield and the Sword : Q . Fabius Maximus and M. Claudius Marcellus as Models of  Heroism in Silius’ Punica », p. 225-226. 161 Les spolia opima étaient des trophées pris par un général romain sur un chef  ennemi tué au combat : Flower, « The Tradition of  the ‘spolia opima’ : M. Claudius Marcellus and Augustus », p. 34-64. 158

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obsessionnelle de les offrir à Jupiter lui fut fatale. Cet événement constitue d’ailleurs un coup sévère pour Rome, ainsi privée du seul chef  en mesure de disputer à  Scipion le titre de vainqueur dans cette guerre 162. Notons que, comme ce dernier 163, Marcellus n’eut pas l’occasion de démontrer sa uirtus guerrière en affrontant Hannibal en combat rapproché. Ainsi, à  l’instar d’autres dirigeants romains, Marcellus n’incarne-t-il pas la synthèse des qualités humaines recherchées par Silius  ; de toute évidence, le Romain vainqueur à Nola et à Syracuse, malgré sa uirtus, sa fides et sa pietas affichées, entendait, aux yeux du poète flavien, œuvrer davantage en faveur de sa renommée personnelle qu’au bénéfice du destin des ciues. De même, Silius ne fait pas mention du temple consacré à Virtus 164. Si la déesse de la virilité et du courage sur le champ de bataille conférait la gloire tant aux imperatores qu’à l’Vrbs elle-même, le vœu de Marcellus de lui dédier un templum, parce qu’il élevait sa propre uirtus à  un niveau jugé inacceptable par ses rivaux, constituait non seulement une offense faite aux Fabii, mais aussi un défi lancé à la classe sénatoriale et aux prêtres. Les actions de Marcellus fournissaient pourtant un modèle digne d’émulation aux Romains ambitieux des générations suivantes, parmi lesquels figurait le vertueux Scipion l’Africain, attaqué, 162  Sil., XV, 340-342  : iacet campis Carthaginis horror,  / forsan Scipiadae confecti nomina belli / rapturus, si quis paulum deus adderet aeuo, « il est tombé, lui, la terreur de Carthage, lui qui, peut-être, eût enlevé à Scipion la gloire de terminer cette guerre, si le ciel lui avait laissé quelques années de plus. » 163  Cf. infra p. 312-313. 164 Le templum dédié à Honos et à Virtus, érigé tout près de la Porta Capena, résulte d’un vœu formulé par Marcellus au lendemain de la bataille de Clastidium. Le compte rendu livien de l’année 222 n’ayant pas été conservé, les circonstances de ce uotum demeurent obscures. Toutefois, suivant la formule contractuelle du do ut des, laquelle nécessitait de prononcer intelligiblement le nom de la déité sous la protection de laquelle on voulait se placer, Marcellus doit avoir fait appel à  Honos et  à Virtus durant le début des hostilités. Frontin., Strat., IV, 5, 4  (precatus deos in medios hostes irrupit) stipule par ailleurs que le général romain avait prié les dieux avant de se joindre au combat. L’objection de la part de religieux à la consécration du temple a pu également résulter d’une forte opposition à Fabius Maximus, l’un des membres les plus éminents du collège pontifical opposé à  la politique militaire de Marcellus pendant la guerre d’Hannibal (Plut., Marc., 24, 2 ; Comp. Pelop. Marc., I, 6-7). Liv., XXIV-XXV, bien qu’il ait tendance à faire l’impasse sur les querelles ayant eu cours entre les chefs militaires romains, suggère en effet qu’un profond désaccord était alors survenu entre Fabius Maximus et Marcellus.

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lui aussi, par ses pairs sénateurs pour avoir voulu débarquer en Afrique, et  opposé à  l’idéologie maximienne. Il apparaît à  tout le moins que Silius n’entend pas présenter Marcellus comme un exemplum de pietas. Au demeurant, par l’intermédiaire de Marcellus, l’auteur des Punica exploite le thème de la fides en mettant en exergue les actes exemplaires d’un jeune soldat, Pedianus 165. Dès que ce dernier reconnaît le casque et  le butin du défunt Paul-Émile 166, arborés de manière indigne et négligente par le puer Cinyps (un des favoris d’Hannibal), le jeune guerrier est immédiatement gagné par l’envie profonde de récupérer les insignia du consul tué à Cannes. C’est comme si l’ombre du défunt l’avait forcé à venger sa mort, comme s’il était momentanément possédé par l’esprit de PaulÉmile 167. Après avoir assassiné le Carthaginois, Pedianus regagne son unité d’infanterie, où il est félicité par Marcellus 168. Silius écrit : « Sa gloire n’était pas inférieure au renom de sa race, faisait l’orgueil du Timave sacré, et  son nom était cher aux rives euganéennes » 169. Pourtant, Marcellus et le légionnaire ne furent pas capables de concilier uirtus, pietas et fides. Ajoutons que dans le compte rendu de la bataille du Métaure des Punica, Claudius Nero et  Livius Salinator s’attaquent à  un Hasdrubal impie, perfide et  destructeur. Le premier achève le livre XV en tuant ce dernier, puis en exhibant sa tête juchée sur la pointe d’une lance afin de la montrer à  Hannibal, qui réagit « avec calme » (constanter). Il ne convient pas de partager l’opi165  On a pu voir dans le Pedianus silien un ancêtre présumé de son ami (et peut-être parent) l’historien Q . Asconius Pedianus, comme l’indiquent ses origines padouanes et  ses dons littéraires (Sil., XII, 217-222). Spaltenstein, Commentaires des Punica de Silius Italicus, Livres 9 à 17, ad. 12, 217. 166  Sil., XII, 224-225 : Poenorum, iuxta galeam atque insigne perempti / agnouit spolium Pauli. 167   Sil., XII, 232-236 : quem postquam egregium cristis et casside nota / fulgentem extremo Pedianus in agmine uidit, / ceu subita ante oculos Pauli emersisset imago / sedibus infernis amissaque posceret arma, / inuadit frendens. 168  Sil., XII, 255-258 : cui turbidus armis / obuia Marcellus rapido tulit ora tumultu / adgnoscensque decus « Macte ‹o› uirtutis auitae, / macte Antenoride ! » 169  Sil., XII, 215-216 : haud leuior generis fama sacroque Timauo / gloria et Euganeis dilectum nomen in oris. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 102) Au surplus, Verg., Buc., VIII, 6-13, qui s’adresse à son dédicataire (sans doute Asinius Pollion et non pas Octave), rappelle la gloire de franchir le Timave.

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V. DE CAPOUE À ZAMA

nion pessimiste qui veut que le comportement de Nero exemplifie le déclin de la morale romaine et entre en contraste avec la noblesse carthaginoise 170. En effet, l’Hasdrubal silien, calqué sur ses homologues livien et  polybien, était loin d’être un modèle de vertu. Cependant, si le tuer pouvait susciter le respect des Romains et si l’étêtage du Punique préfigure peut-être la défaite d’Hannibal, la pratique de la décapitation aurait pu gêner les lecteurs de Silius dans la mesure où elle interagissait avec celle de Pompée. Ainsi le poète qualifie-t-il expressément Nero de saeuus (terme à mettre en rapport avec le furor), alors même qu’il commençait à pourchasser Hasdrubal 171. Par ailleurs, l’acte de décapitation de la part de Nero trouve un parallèle dans la façon dont le Néron et l’Othon de Tacite reçoivent la tête de leurs adversaires, respectivement dans les Annales 172 et  les Histoires 173. Nous ne savons cependant pas si le Claudius Nero de Silius préfigure ou non la sauvagerie de l’empereur éponyme en contraste avec les Flaviens. À tout le moins, si, jusqu’ici, aucun Romain ne constituait un exemple de vertu, les Puniques incarnaient l’immoralité sous toutes ses formes.

 Von Albrecht, Roman Epic  : An Interpretative Introduction, p.  305-

170

316.

  Sil., XV, 579.   Tac., Ann., XIV, 57-59. 173  Tac., Hist., I, 43-44. 171 172

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VI.

ZAMA ET LA VERTU EXEMPLAIRE DE SCIPION L’AFRICAIN

Aux livres XVI et  XVII, les généraux de Carthage font preuve d’un manque remarquable de fides et  de pietas. Confrontées à l’invasion de Scipion, les armées puniques d’Hispanie échouent à joindre leurs forces pour s’opposer au Romain et sont vaincues les unes après les autres 1  ; Carthagène tombe en une seule journée 2, et Hasdrubal, pris au dépourvu, est mis en déroute à Baecula. Le frère d’Hannibal tente ensuite témérairement d’envahir l’Italie, mais il est pris au piège au Métaure, puis tué par les consuls Nero et  Livius 3. D’après Silius, à  la fin de la deuxième guerre punique, les dieux rétablissent donc enfin l’ordre naturel en assurant la victoire morale et militaire. Toutefois, seul Scipion l’Africain demeure en mesure d’afficher véritablement et continuellement la uirtus, la fides et la pietas romaines 4. D’ailleurs, les campagnes hispanique et  africaine constituent surtout une « affaire scipionique ». Tout au long du récit épique, elles sont annoncées comme la victoire de Scipion, qui était le Dardanus ductor pénétrant les citadelles carthaginoises 5, l’adules  Sil., XV, 183-191.   Sil., XV, 230-250. 3  Sil., XV, 439-808. Livius était un « outsider » politique. Silius nous dit qu’il avait été un guerrier extraordinaire dans sa jeunesse (Sil., XV, 594-595), mais que lorsqu’il avait été accusé à tort par le peuple d’un crime, il avait été forcé de passer de nombreuses années en exil : mox falso laeus non aequi crimine uulgi / secretis ruris tristes absconderat annos (Sil., XV, 596-597). Il est pourtant, depuis, revenu pour aider Rome dans la guerre contre Hannibal (Sil., XV, 598-600). 4 Thomas, « Le thème de la perfidie carthaginoise dans l’œuvre de Silius Italicus », p. 10. 5   Sil., I, 14-15. 1 2

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cens à qui la victoire finale fut promise par un augure au Tessin 6, lequel avait habilement interprété le vol d’un aigle, celui aussi pour qui Jupiter, à  Cannes, prophétisa un triomphe 7. Scipion incarne la force directrice à Zama, comme pour la campagne hispanique quelques années plus tôt : il propose d’envahir l’Afrique, et, malgré l’opposition de Fabius, réussit à  convaincre le Sénat d’appuyer sa proposition 8. Il dicte son rythme en forçant Hannibal à abandonner l’Italie et à le rencontrer à Zama 9. Conformément au projet silien, ce n’est ni Rome, ni son peuple, ni son Sénat qui, dans les derniers livres des Punica, sont reconnus pour leurs contributions à  la campagne victorieuse en Afrique, mais bien plutôt le triumphator Scipion 10 qui sut, tout au long de la guerre, user d’une moralité exemplaireromanité. Nous nous attellerons donc ici à  l’analyse du traitement accordé par Silius à la uirtus, à la fides et à la pietas à la fin de l’épopée. Sera examinée la description que donne le poète de la bataille de Zama proprement dite, laquelle affiche un ton nettement moralisateur et  démontre au lecteur les avantages d’un comportement vertueux  ; nous nous intéresserons tout spécialement à  la figure scipionienne, qui incarne le Romain vertueux et le sauveur de l’Vrbs par excellence. Au cours de l’affrontement de 202, les Romains parviennent finalement à  (ré)concilier les principales valeurs des Anciens, affichant ainsi cette vertu exemplaire indispensable pour gagner la guerre. Leur victoire est donc bien liée, comme le pense Silius, à  une application stricte de la moralité. Dans sa description du processus ayant conduit à la victoire romaine, au moyen d’une tension entre mission collective et morale individualisée incarnée par Scipion, le poète se range, du reste, à une perspective polybienne et livienne de l’histoire, et justifie à plusieurs reprises le triomphe des Romains et de leur chef  par leur supériorité morale.

6  Sil., IV, 128-130 : nam tibi seruantur, ni uano cassa uolatu / mentitur superos praepes, postrema subactae / fata, puer, Libyae et maius Carthagine nomen. 7  Sil., IX, 544-546 : fulgent sanguinei, geminum uibrare cometem / ut credas, oculi, summaque in casside largus / undantis uoluit flammas ad sidera uertex. 8   Sil., XVI, 600-700. 9  Sil., XVII, 48-58 ; 149-291. 10  Sil., XVII, 625-654.

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Parallèlement, l’attitude du chef  punique dans le livre XVII des Punica contraste avec celle qu’il avait adoptée jusqu’alors. En effet, il accepte son retour en Afrique, avant que son cœur soit en proie à un revirement, mais il est finalement empêché par une tempête de rejoindre l’Italie, tandis que Junon élabore différentes stratégies pour assurer sa survie. Son rôle dépasse indéniablement celui du simple adversaire des Romains destiné à être vaincu par Scipion. Toujours est-il que la vision du monde connu d’Hannibal présente des similitudes frappantes avec celle du général romain. Ainsi, à l’instar de ce dernier, dirige-t-il son regard vers l’extérieur et  non vers l’intérieur, évaluant ses actes à  l’aune de sa capacité à conquérir Rome et non en fonction de la seule survie de Carthage. Toutefois, Scipion et Hannibal, nous le savons, n’ont jamais été amenés à combattre en duel. Par ailleurs, la victoire de Zama, qui se substitue désormais à  l’horreur subie lors des précédentes défaites, permet à  Rome d’entrer dans un nouvel âge régi par une idéologie dominatrice et  impérialiste, fait de la conquête une priorité par rapport au bien-être de l’Italie elle-même. Cette doctrine incite les Romains à  s’engager sur la voie devant un jour conduire à  la formation de l’empire augustéen. L’esquisse de cette idéologie apparaît au cours du débat mené entre Scipion et Fabius Maximus au sujet de l’expédition romaine en Afrique, terre de périls et de souffrance chez Silius, incarnant le long cheminement que devait emprunter le héros romano-stoïcien. Le futur Africain, chez qui l’idée de débarquer en Afrique aurait germé dès la fin des hostilités en Hispanie 11, y représente l’avenir impérial de Rome, alors que Fabius Maximus se borne à la défense de la péninsule italienne. La procession triomphale qui suit la bataille de Zama et qui rassemble les peuples originaires des différents territoires récemment soumis à  la domination romaine préfigure encore les ambitions impériales de l’Vrbs. Cette politique de conquêtes ne conduit toutefois pas forcément à la dépravation morale, même si, dans différents passages de son épopée, Silius laisse entendre que l’échec moral   Liv., XXVIII, 17, 3-4. Pour Ripoll, « Un héros barbare dans l’épopée latine : Masinissa dans les Punica de Silius Italicus », p. 98, ce furent les encouragements de Massinissa qui poussèrent Scipion à passer du stade du projet à celui de la décision et  à mettre en route le processus diplomatique préparatoire au débarquement. 11

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deviendrait chose courante. À tout le moins, comme le démontre sa façon de traiter la vertu à la fin de l’épopée, le poète veut croire en une Rome moralement saine, y compris du temps de Domitien. Le fait qu’Hannibal se soit mis au service d’une cause perfide renforce la position de Scipion. Lorsque ce dernier endosse le rôle de l’Énée achilléen, puis contraint le Punique à rentrer en Afrique, sur la terre de son ancêtre Didon, le Carthaginois dut définitivement abandonner sa fonction anti-énéenne et renoncer à toute nouvelle victoire militaire en Italie. Q uand Scipion, dont l’omniprésence est saisissante, remporte la victoire finale, la représentation d’Hannibal en tant qu’antithèse des valeurs romaines telle que voulue par Silius prend fin. En fournissant des exemples de compréhension correcte de la vertu, et en reliant ceux-ci à la victoire remportée par les Romains au cours de la deuxième guerre punique, Silius espère orienter ses lecteurs vers une voie vertueuse et permettre aux principes de diriger une Rome moralement saine en évitant de commettre les mêmes erreurs que celles perpétrées lors des guerres civiles des ier siècles av. J.-C. et apr. J.-C. Avant de mettre en exergue la geste de Scipion à Zama, Silius loue la vertu de Claudia Q uinta, laquelle est étroitement associée aux Scipii.

A. Claudia Q uinta et l’arrivée de Cybèle à Rome Au commencement du livre XVII, Silius souligne le rôle crucial de la vertu dans la victoire romaine contre Carthage en y relatant la célèbre histoire de Claudia Q uinta, fille de P. Claudius Pulcher et  sœur d’Appius Claudius. Ses premières lignes insistent sur le lien existant entre cet épisode et le triomphe à venir, et rappellent une prophétie de la Sibylle, selon laquelle il convenait d’accueillir à  Rome la déesse phrygienne Cybèle (Kubaba chez les Hittites), la Mère des dieux vénérée dans les murs de Laomédon 12, afin de pouvoir bouter l’envahisseur hors d’Italie 13. Mus par la 12  Sil., XVII, 3-4 : Phrygia genetricem sede petitam / Laomedonteae sacrandam moenibus urbis. 13  Sil., XVII, 1 : hostis ut Ausoniis decederet aduena terris.

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pietas, les Romains, les sénateurs en particulier, recherchèrent le concours de la déesse anatolienne pour vaincre l’ennemi punique. Cette prédiction apparaît également chez Tite-Live 14, bien que son récit soit dépourvu du ton moralisateur présent chez Silius. De l’avis de ce dernier, les événements survenus lors de la cérémonie d’accueil de la déesse démontrent que seul un comportement vertueux permettra aux Romains de triompher de leurs ennemis. Du reste, comme nous allons le voir, le mythe de Claudia Q uinta, tel que raconté dans les Punica, nous apparaît comme la version romaine et inverse du mythe grec d’Adonis, dont la chasteté fut mise en doute car, à  Rome, l’accusation est fausse et  le soutien spectaculaire de la déesse Mère, assuré. L’arrivée de Cybèle à Rome en 204 av. J.-C. est étroitement liée à  la vertu. De fait, dans les livres prophétiques achetés par Tarquin le Superbe, la Sibylle avait lu que la déesse devait être accueillie par un citoyen que le Sénat désignerait comme étant le plus vertueux 15. Cette personne n’était autre que Scipion Nasica, neveu et gendre de Scipion l’Africain, l’un des hommes forts de la sphère sénatoriale romaine après la mort de Caton le Censeur et également le principal opposant à la décision de ravager Carthage 16. Nasica, qui jouissait d’une grande autorité au Sénat en raison de sa moralité et de sa sagesse, comme en témoigne son surnom de Corculum 17, et qui incarnait la vertu à Rome tandis que   Liv., XXIX, 10, 4.   Sil., XVII, 5-7 : aduectum exciperet numen, qui, lectus ab omni / concilio partum praesentis degeret aeui / optimus ; Liv., XXIX, 11, 6 : ut eam qui uir optimus Romae esset hospitio exiciperet. 16  Ancien consul en 162, Nasica fut aussi censeur en 159 et  grand pontife en 150. À en croire Zon., IX, 26, il fut à  la tête de la députation envoyée en 152 qui devait statuer sur les territoires confisqués par Massinissa aux Carthaginois. Il a écrit des Annales en grec, source de Plutarque qui nous en a conservé des fragments dans la Vie de Paul-Émile. Les relations entre Caton et  Scipion l’Africain ont toujours été dénuées de sympathie. Cela fut notamment le cas lors de la deuxième guerre punique, lorsque le premier fut le questeur du second. Cette année-là, en 204 av. J.-C., Caton s’était montré hostile au principe d’un débarquement en Afrique, comme celui mené lors de la première guerre punique par Regulus et qui s’était soldé par un échec retentissant. En outre, il reprochait à  Publius Scipion de dépenser trop d’argent au cours des préparatifs effectués en Sicile, et de passer trop de temps dans les gymnases, les bains et les théâtres. Burgeon, La troisième guerre punique et la destruction de Carthage. Le verbe de Caton et les armes de Scipion, p. 72-76 ; 142. 17  Liv., Per., XLVII-XLVIII ; Zon., IX, 26. 14 15

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l’Africain la représentait surtout sur le champ de bataille, accueillit la divinité en s’inclinant, paumes levées et tête haute 18. Cependant, bien que Nasica ait été sélectionné pour représenter tous les aspects positifs de Rome, l’épisode de Cybèle demeure surtout attaché à Claudia Q uinta, une jeune vestale injustement accusée, selon la tradition, d’avoir trahi son obligation de chasteté et dont le rôle dans l’histoire silienne ne fait que souligner encore un peu plus l’importance de la vertu romaine dans le triomphe des Romains sur Carthage. L’épisode de Cybèle était une manière d’afficher la pietas de ces derniers : en s’assurant que la déesse serait reçue dans l’estuaire du Tibre par le bon représentant (Scipion Nasica), puis en confiant le halage du bateau jusqu’à la ville proprement dite à  la bonne représentante (Claudia), les Q uirites prouvaient leur dévotion envers les dieux 19. Dans les Punica, ce motif  semble avoir été aussi important ou presque pour la Cité que la victoire de Zama elle-même. Chez Tite-Live, où le moral et le religieux s’entremêlent inextricablement, ce morceau de bravoure religieuse solennise l’instant décisif  où le sort de la guerre bascule. Grâce à  la lucidité du Sénat et  à la bonne moralité de Scipion Nasica et, dans une moindre mesure, de Claudia Q uinta, deux obstacles pour la pietas sont levés : le sacrilège commis à Locres par un légat et des soldats romains 20 à expier au plus vite, et le soupçon qui pèse sur la vertu des matrones romaines 21. Cependant, contrairement à  Silius, le Padouan s’intéresse davantage au choix de l’optimus uir qu’à la réhabilitation par ordalie de « la plus douteuse » des matrones 22. Le rôle joué par Claudia Q uinta n’est pas seulement rapporté dans les Punica : on le retrouve également dans les Fastes d’Ovide 23, dont Silius s’est probablement inspiré 24. Toutefois, en dépit de   Sil., XVII, 14-15 : uenientia numina ponto / accepit supplex palmis.   Winsor Leach, «  Q uinta (Pro Caelio 34) and an Altar to Magna Mater », p. 1-13 ; Porte, « Claudia Q uinta et le problème de la ‘lauatio’ de Cybèle en 204 av. J.-C. », p. 93-113. 20   Cf. infra p. 321. 21  Liv., XXVII, 6-9 ; 12-22. 22 Pailler, « Religio et affaires religieuses : de l’expiation du sacrilège de Locres à l’accueil de Cybèle », p. 131-146. 23  Ov., F., IV, 291-348. 24 Langlands, Sexual Morality in Ancient Rome, p. 67-73. 18 19

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nettes similitudes, les deux versions présentent d’importantes différences. M. von Albrecht, après avoir étudié celles-ci 25, constate que chez Silius, Claudia revêt une importance moindre que chez Ovide. Le fait qu’elle prouve sa virginité – élément prenant l’allure d’une question d’intérêt personnel pour Ovide – ne constitue pas le but ultime de Silius ; la légende symbolise simplement le succès de la moralité romaine dans l’épreuve et, de ce fait, le caractère accessible de la victoire finale dans la grande guerre 26. Il est certes permis de discuter de cette « épreuve » que la moralité romaine aurait remportée, ces vertus ayant connu de multiples échecs au cours de l’épopée. On ne peut cependant nier son statut annonciateur de la victoire finale de Scipion. Tant chez Ovide que chez Silius, Cybèle est transportée à bord d’un bateau en provenance de Phrygie, lequel finit bloqué sur un haut-fond inattendu du Tibre. Claudia se porte alors volontaire pour le haler dans le but de prouver sa chasteté, et adresse pour ce faire une prière à  la déesse orientale 27. Chez Ovide, aucune explication n’est donnée pour justifier l’arrêt soudain du bateau et la réaction de son équipage qui demeure à la fois inerte, étonné et  effrayé 28. Dans les Fastes, sans même prévenir quiconque, Claudia s’avance et le miracle eut lieu 29. Chez Silius, en revanche, le public témoin de l’événement est à peine perturbé quand il voit le bateau s’arrêter, les prêtres à bord lui ayant immédiatement expliqué la raison de cet incident : aucune main polluée ne devait toucher le vaisseau 30  ; seules des personnes chastes pouvaient tenter de le déplacer 31. Ces propos tenus par les serviteurs de la religio Romana laissent transparaître l’importance de l’ascétisme et  de la pureté comme la question  Von Albrecht, Roman Epic : An Interpretative Introduction, p. 305-316.  Von Albrecht, Roman Epic : An Interpretative Introduction, p. 313. 27   Sil., XVII, 36-40  : «  Caelicolum genetrix, numen, quod numina nobis  / cuncta creas, cuius proles terramque fretumque / sideraque et manes regnorum sorte gubernant, / si nostrum nullo uiolatum est crimine corpus, testis, diua, ueni, et facili me absolue carina. » 28   Ov., F., IV, 303-304 : illa uelut medio stabilis sedet insula ponto ; / attoniti monstro stantque pauentque uiri. 29  Ov., F., IV, 319-328. 30  Sil., XVII, 27 : parcite pollutes contingere uincula palmis. 31   Sil., XVII, 30-32 : quod si qua pudica / mente ualet, si qua illaesi sibi corporis adstat / conscia, uel sola subeat pia munera dextra. 25 26

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centrale de cet épisode, tout en conférant une dimension civicoreligieuse à la tâche. De sorte que, pour Claudia, il ne s’agit pas seulement d’un moyen de se laver de toute honte : si elle désire haler le bateau, c’est avant tout pour accomplir les pia munera, autrement dit son devoir de piété envers la déesse et la communauté. Humblement, elle ne se met cependant à l’œuvre qu’à la demande des prêtres, ce qui confère à son acte le bénéfice de paraître davantage posé pour le bien commun que pour laver son propre nom. Sûre d’elle, Claudia Q uinta saisit la corde de la barque, quand, soudain, on croit entendre rugir les lions et les tambours de Cybèle, sans qu’aucune main ne les frappe, percussions qui font vibrer l’air d’un son grave 32. Dans l’œuvre d’Ovide, le présage suscite une réaction d’allégresse chez les spectateurs, sans que l’on sache exactement pourquoi 33. Dans les Punica, par contre, la joie animant la foule est clairement liée à l’espoir d’en finir avec la guerre et avec le danger pesant sur la ville : « Aussitôt, dans tous les cœurs rassérénés, grandit l’espoir de voir enfin se terminer la guerre et  ses dangers. » 34 Venant clore l’épisode de Claudia, ces deux vers établissent un lien évident de cause à effet entre les événements impliquant celle-ci et  la victoire finale à  Zama, abordée dans la suite du livre. Les pia munera accomplis par Claudia constitue donc une étape nécessaire qui, une fois franchie, doit permettre aux Romains de mettre victorieusement un terme à la guerre. Dans son Histoire Naturelle, Pline l’Ancien établit un parallèle explicite, souligné par iterum, entre le rôle attribué à Sulpicia en 216 et celui de Claudia Q uinta en 204 : « Dans le même temps [en 216] fut désignée comme la plus chaste des femmes, par un vote des matrones, Sulpicia, fille de Paterculus, épouse de Fulvius Flaccus. Elle fut élue parmi cent présélectionnées pour procéder, conformément au texte des livres sibyllins, à la dédicace d’une statue de Vénus ; c’est conformément à la même procédure religieuse que Claudia introduisit à Rome la Mère des dieux [en 204] » 35.   Sil., XVII, 41-43 : Tum secura capit funem, fremitusque leonum / audiri uisus subito, et grauiora per auras / nulla pulsa manu sonuerunt tympana diuae. 33  Ov., F., IV, 328 : index laetitiae fertur ad astra sonus. 34  Sil., XVII, 46-47 : extemplo maior cunctis spes pectora mulcet / finem armis tandem finemque uenire periclis. (rendu dans la traduction de M.  Martin et G. Devallet, t. 4, Paris, p. 102) 35  Plin., N.H., VII, 120, 2-3. 32

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Ce texte établit une double comparaison entre, d’une part, Sulpicia et Claudia, toutes deux matronae choisies comme emblèmes de la communauté des femmes romaines et moralement pures, et, d’autre part, entre Vénus Verticordia et Cybèle, quant à l’accueil qui leur fut réservé respectivement à  Rome  et à  leurs élections fondées sur les textes sacrés des livres sibyllins. Silius, en revanche, ne croit pas utile de faire ce rapprochement entre les deux femmes vertueuses. Cette absence, probablement volontaire, s’explique sans doute par l’intérêt prioritaire porté par le poète à Claudia. Notons que la Cybèle silienne s’inspire de celle présente dans l’Énéide. Turnus, confiant dans l’appui des dieux, n’est pas ébranlé par les revers essuyés. Q uand sa tentative d’incendier les vaisseaux troyens échoue par suite de l’intervention de la déesse de Pessinonte, qui a transformé les bateaux en filles de la mer pour venir en aide aux Troyens, l’impie Turnus interprète le prodige comme dirigé contre les compagnons de son rival amoureux : « Point ne m’effraient les réponses des dieux sur les destins, s’il en est dont se targuent les Phrygiens. C’est assez accordé aux destins et à Vénus si les Troyens ont touché le sol de la fertile Ausonie. Mais aussi, par contre, mon destin à moi c’est de détruire par le fer une nation criminelle quand mon épouse m’a été arrachée » 36. Dans les Punica, comme dans l’œuvre virgilienne, Cybèle favorise le camp le plus vertueux. Par ailleurs, l’année de l’introduction à Rome de la déesse de Pessinonte eut lieu un événement qui contraste avec la vertu de Claudia Q uinta, car il était, cette fois, lié à  l’impietas romaine. Tite-Live fournit en effet un exemple intéressant d’impiété irrémissible en la personne de Pleminius, légat de Scipion durant la deuxième guerre punique. Après la prise de Locres en 204 av. J.-C., ce général romain pille la ville, et  fait main basse sur les trésors rassemblés au sein des temples, notamment dans celui de Proserpine 37. Les citoyens de Locres réclament alors justice au Sénat de Rome qui consulte les pontifes afin de savoir quelle mesure prendre. Une commission est envoyée sur place pour enquêter sur 36  Verg., Aen., IX, 133-138 : Nil me fatalia terrent, / si qua Phryges prae se iactant, responsa deorum : / sat fatis Venerique datum est, tetigere quod arua / fertilis Ausoniae Troes. Sunt et mea contra / fata mihi, ferro sceleratam exscindere gentem, / coniuge praerepta. (rendu dans la traduction de A. Bellesort, t. 2, Paris, p. 83). 37  Liv., XXIX, 19, 2 : quanta ex thesauris Proserpinae sublata esset.

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les faits et  offrir les sacrifices expiatoires appropriés. Elle décide de rendre au double les trésors dérobés et  de procéder auxdits sacrifices, de blanchir Scipion, et de renvoyer à Rome Pleminius pour être jugé devant le peuple. Il meurt en prison avant même d’avoir comparu 38. Aux yeux des émissaires romains, le caractère volontaire du sacrilège était incontestable. Il est d’autant plus grave qu’il engageait le peuple romain tout entier. Dans cette phase de la narration, le Padouan, focalisé sur la gravité de l’acte commis, ne cite d’ailleurs pas le nom du légat. Dans la mesure où les célébrations étaient pratiquées en public et au nom de tous, il ne pouvait y avoir impietas réparable que si le Sénat l’avait établie ostensiblement. C’est la raison pour laquelle les pii sénateurs expièrent leur faute involontaire et  indirecte en faisant procéder aux sacrifices décidés par les pontifes, et en condamnant Pleminius, dont le crime n’était pas expiable. Du reste, son destin marginal, qui n’était que le résultat de la vengeance privée des dieux offensés, exprimait bien le caractère irréparable de son forfait. Comme l’écrit Cicéron, certains actes étaient irrémissibles, « car de ces fautes, nous sommes ‘expiés’ sans avoir besoin de recourir aux fumigations  ; mais des crimes commis à  l’encontre des hommes, les impiétés commises envers les dieux, il n’existe aucune expiation 39. » Étonnamment, Silius ne dit mot de cet épisode. Toutefois, il insère à la fin du livre XVII l’histoire d’un homonyme qui voulut venger le meurtre de son frère, Hérius. Pourvu d’une uirtus et  d’une pietas à  toute épreuve, le jeune Romain s’entend dire par le perfide et  déraisonné Hannibal  : «  Si tu veux que je te rende ton frère, j’accepte, pourvu que tienne un pacte entre nous, et  que vous rappeliez Hasdrubal du monde des ombres. Comment cesser jamais de vous haïr violemment les Romains, comment laisser mon cœur s’ouvrir à la pitié et épargner un homme né de la terre d’Italie ? » 40.   Liv., XXIX, 8-20.   Cic., Leg., II, 37  : Publicus autem sacerdos imprudentiam consilio expiatam metu liberet, audaciam libidines immittendi religionibus foedas damnet atque impiam iudicet. 40   Sil., XVII, 460-465  : Germanum reddere uero  / si placet, haud renuo. Maneant modo foedera nostra  : / Hasdrubalem reuocate umbris. Egone aspera ponam  / umquam in Romanos odia, aut mansuescere corda / nostra sinam, par38 39

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Q uoi qu’il en soit, comme nous allons le voir, l’importance accordée à  la vertu dans ce prélude au dernier livre des Punica n’empêche pas Silius de proposer d’autres exemples, le plus illustre étant celui de Scipion qui atteste de la supériorité morale des Romains sur le champ de bataille. En effet, à  de nombreux moments du conflit, Scipion a été associé tant à la uirtus, qu’à la fides et à la pietas. Son ascendance divine explique en grande partie cet état de fait.

B. Scipion l’Africain : un des fils de Jupiter Les thèmes de la continuité dynastique et  de la succession héroïque sont des motifs centraux de l’épopée grecque et  latine. Dans l’Iliade, le souci d’égaler ou même de surpasser les exploits des ancêtres intervint à  de nombreuses reprises. Une partie importante de la conduite morale d’un héros est conditionnée par son ascendance, qui plus est lorsque celle-ci est d’origine divine. Le problème se pose tant en termes d’émulation que de capacité du personnage à  égaler sur Terre son ou ses illustres aïeux. Or, à  Zama, contrairement à  ce qui s’était produit lors des batailles précédentes, les Romains furent conduits par un des fils de Jupiter qui, mieux que quiconque dans l’épopée, s’approchait du parangon idéal de la vertu. C’est aux Enfers que Scipion apprit l’histoire de ses origines jupitériennes. L’épisode de sa rencontre avec le fantôme de sa mère établit sa filiation divine. Il fait également apparaître son statut de héros, qui le place sur le même pied que les personnages historiques d’Alexandre et d’Auguste, et les légendaires Hercule et Énée. Ce dernier mit en avant son ascendance jovienne à travers Vénus, et  prit l’exemple des Dioscures et  d’Hercule 41 lorsqu’il demanda à rencontrer son père disparu : « Et que dire du grand Alcide ? Moi aussi, je descends du souverain Jupiter. » 42 Le vers silien annonçant la rencontre de Scipion avec le fantôme maternel martèle son extraction divine : « C’est à l’amour secret de Jupiter camque uiro quem terra crearit / Itala ? (rendu dans la traduction de M. Martin et G. Devallet, t. 4, Paris, p. 17). 41  Verg., Aen., VI, 119-123. 42  Verg., Aen., VI, 123 : quid memorem Alciden ? et mi genus ab Ioue summo.

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pour Pomponia que tu dois la vie. » 43 Cette dernière se comparait elle-même à Alcmène, la mère d’Hercule, et à Léda, celle de Castor et  Pollux 44, soulignant le parallèle entre Scipion et  ces héros nés de l’union d’une mortelle et du maître de l’Olympe. Dans l’annonce faite par Mars quant à  la parenté divine de Scipion, au livre IV des Punica, Silius met en évidence la connexion le liant à  Hercule en leur qualité de fils de Jupiter. Le dieu de la guerre salue l’Africain en tant que « véritable sang de Jupiter  » 45, répétant ainsi le discours fait à  Hercule dans l’hymne chanté au chant VIII de l’Énéide par les Saliens, prêtres de Mars dansant autour de l’ancile 46. Par opposition, dans la mesure où le fantôme d’Hamilcar reconnaît le chef  punique comme étant sa véritable progéniture 47, Hannibal n’était que d’origine mortelle. Il ne figure dès lors pas dans la catégorie héroïque dont relèvent Scipion et, sur le plan mythique, Hercule 48. Les termes siliens certissima proles 49 constituent une reprise du livre VI de l’Énéide, lorsque la Sibylle s’adresse à Énée en tant que « descendant reconnu des dieux » 50, resserrant ainsi le réseau d’associations entre les héros issus de Jupiter  : Scipion, Énée, Hercule et  Alexandre. Le premier est présenté dans cette partie du récit comme le fils du maître de l’Olympe dès son apparition initiale dans l’épopée et ce, jusqu’à sa dernière ligne, où il est précisément qualifié de progéniture du lanceur d’éclairs tarpéien, en somme le Jupiter romain par excellence 51. Au demeurant, lorsque Virtus défend sa cause devant Scipion, elle s’appuie sur les héros Hercule, Bacchus, Q uirinus et les Dioscures 52, lesquels 43  Sil., XIII, 615 : adstabat fecunda Iouis Pomponia furto. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 52). 44   Sil., XIII, 633 : Alcidae genetrix […] Leda. 45   Sil., IV, 476 : uera Iouis proles. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 1, Paris, p. 123). 46  Verg., Aen., VIII, 301 : uera Iouis proles. 47  Sil., XIII, 749 : o uera propago. 48 Kennedy Klaassen, « Imitation and the Hero », p. 124. 49  Sil., XIII, 767. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 158). 50  Verg., Aen., VI, 322 : deum certissima proles. 51  Sil., XVII, 654 : prolem Tarpei […] Tonantis. Kennedy Klaassen, « Imitation and the Hero », p. 125. 52  Sil., XV, 77-83.

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peuvent être rejoints par l’Africain en raison de sa parenté divine et du choix de toujours suivre la voie de la uirtus. Une occurrence de l’usage filial de la uirtus figure dans la première scène de l’acte III du Miles gloriosus de Plaute, dans laquelle uirtus désigne les exploits de Périplécomène, un vieil homme proclamant avec orgueil sa vigueur de jeunesse et  son habileté au combat 53. Q uand Pseudolus fait référence à  la uirtus de ses ancêtres 54, la nature martiale de celle-ci est clairement soulignée. Pour preuve, quelques vers plus loin, le Romain lie sa naissance à son courage sur le champ de bataille 55. Au demeurant, au début du iie siècle av.  J.-C., le service militaire était l’exercice le plus important des alliés italiens. Or lorsqu’on louait leurs actions, il était courant de mentionner à la fois leur haute naissance et la bravoure guerrière de leurs chefs. La uirtus de ces derniers, chez Caton, se devait d’être vue en tant que qualité martiale. Un siècle et demi plus tard, Hirtius fit d’ailleurs de même dans les louanges qu’il adressa à Surus, un commandant de la cavalerie gauloise des Éduens : « Il avait la plus grande renommée à cause de sa famille et de sa uirtus. » 56 Du reste, comme nous le verrons plus loin 57, Scipion était en complète harmonie avec l’un des autres fils de Jupiter : Mars. Le dieu de la guerre, subordonné à son père, protégea le Romain au Tessin et  à Cannes, jusqu’à ce que celui-ci ait atteint un degré de uirtus et d’éthique suffisant pour prendre en main son destin et celui de sa Ville, qu’il incarnait désormais. Au regard de ses origines divines, il était normal que Scipion concrétisât le projet du roi des dieux : celui qui consistait à revivifier physiquement et surtout moralement les Romains afin qu’ils puissent continuer d’exercer leur domination sur les pourtours méditerranéens.

  Plaut., Mil., 738.   Plaut., Pseud., 581-582  : maiorum meum fretus uirtute dicam, mea industria. 55  Plaut., Pseud., 588-590 : opplebo, / metum et fugam perduellibus meis me ut sciant natum / eo sum genere gnatus. 56  Hirt., Bg, VIII, 45, 2  : qui et  uirtutis et  generus summam nobilitatem habebat. 57  Cf. infra p. 325-340. 53 54

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C. Scipion l’Africain : le parangon vertueux Scipion est présenté par Silius Italicus comme le modèle par excellence de la moralité tout au long de sa montée en puissance et de sa victoire sur Hannibal. Cette association de vertus romaines, au premier rang desquelles trônaient la uirtus, la fides et  la pietas, devait finalement jouer un plus grand rôle dans la victoire romaine que les capacités militaires proprement dites du général. Loin de se limiter au seul domaine martial, le succès de l’Vrbs était également basé sur la supériorité morale de son peuple, dont Scipion apparaissait comme la personnification. Le narrateur le qualifie d’ultor patriae domusque (« le vengeur de sa patrie et de ses parents » 58), une expression dont la symétrie suggère que les obligations dans ces deux sphères n’étaient en aucun cas antagonistes, bien qu’elles l’aient été pour les autres légats étudiés précédemment. Alors que, dans l’Énéide, Énée charge Ascagne d’être le porte-­ flambeau de ses ancêtres en tant qu’exempla 59, Hannibal entend transmettre à  sa progéniture le furor hérité de son père. C’est pourquoi il ordonne à sa femme Imilce de veiller à ce que leur fils, lorsqu’il sera mûr, prête le même serment que celui qu’il dut faire devant son père, Hamilcar, dans le temple de Didon 60. En outre, alors que le bouclier d’Énée révèle un avenir glorieux pour les Romains, descendants de son fils 61, celui d’Hannibal offre une vue strictement rétrospective, à mille lieues des pieux idéaux garants de l’avancement de la nation. Retraçons l’évolution du comportement de Scipion parallèlement à  celui d’Hannibal afin de savoir si le Romain constitue un exemplum avant même sa victoire à Zama. Le livre IX des Punica situe le lieu d’un duel manqué entre les deux chefs de guerre à  Cannes. Scipion attaque d’abord le chef  ennemi des Romains 62, avant que l’agression ne vise Varron dont 58  Sil., XVI, 593. (rendu dans la traduction de M. Martin et G. Devallet, t. 4, Paris, p. 91). 59  Verg., Aen., XII, 438-440. 60   Sil., III, 81-83 : cumque datum fari, duc per cunabula nostra : / tangat Elissaeas palmis puerilibus aras / et cineri iuret patrio Laurentia bella. 61  Verg., Aen., VIII, 627-629. 62  Sil., IX, 428-430.

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la fonction de consul n’a pas échappé au Carthaginois 63. En risquant ainsi sa vie pour sauver un compatriote, Scipion répond à  un idéal de comportement romain républicain qui trouve son expression la plus intense dans le sacrifice individuel au profit de la collectivité, autrement dit au nom de l’État 64. Cet épisode évoque également les débuts de Scipion à la bataille du Tessin, et réaffirme la pietas qui le caractérise, ainsi que son patriotisme 65. En Apulie 66, l’Africain apparaît même comme moralement supérieur à Hannibal : les deux hommes, stipule Silius, sont égaux en uirtus, mais le Romain a pour lui « l’avantage de la pietas et de la fides » 67. Sans surprise, le poète flavien choisit ces deux vertus pour différencier strictement Scipion d’Hannibal. Tout au long des Punica, surgissent différents exemples témoignant de la vertu de Scipion. Le plus célèbre est certainement cet épisode abondamment illustré et survenu après les morts de l’oncle et  de son père en Hispanie. Scipion doit y affronter les deux déesses Voluptas et  Virtus 68, qui lui demandent de les   Sil., IX, 419 : isque ut Varronem procul inter proelia uidit.  Hardie, The Epic Successors of  Virgil : A Study in the Dynamics of  a Tradition, p. 3-10 ; 19-56. 65   Sil., IX, 430-433 : nec Poenum, quamquam est ereptus opimae / caedis honor, mutasse piget maiore sub hoste / proelia et erepti Ticina ad flumina patris / exigere oblato tandem certamine poenas. 66 Ridley, « Was Scipio Africanus at Cannae ? », p. 161-165. 67  Sil., IX, 436-437  : Marte uiri dextraque pares, sed cetera ductor  / anteibat Latius, melior pietate fideque. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 22). 68  L’attestation la plus ancienne de Virtus figure sur une ciste prénestine (CIL, XIV, 4106). Il n’y a pas à douter que la déesse y était perçue comme une allégorie éminemment martiale. En effet, si les Romains n’avaient pas recours aux lettres majuscules pour graver le nom des divinités sur les pièces de monnaie, la nature guerrière de Virtus est évidente. Deux pièces de l’époque républicaine ainsi que le monnayage impérial mis au jour lui faisaient prendre les traits d’une Amazone armée et casquée (Rrc, 403 ; Schollmeyer, « Die Amazone Roma : ein Sinnbild antiker Städteherrlichkeit », p. 15-19). Il est du reste possible que cette dernière ait été modelée sur la statue originelle de Virtus puisque les casques à plumes étaient portés par les légionnaires romains à l’époque même où le culte de la déesse fut établi. À tout le moins, l’image de la uirtus déifiée sur les deniers romains avait une connotation martiale explicite. Par ailleurs, dans la mesure où l’image de l’Amazone en armes était également représentée pour incarner l’Vrbs tout entière (Fayer, « La Dea Roma sulle monete Greche », p. 273-288), il y a eu lieu de croire que Virtus et la personnification de Rome étaient inextricablement liées. Varr., F.  189, comme Marcellus,  associe explicitement Virtus et  Honos, et  fait de la première le symbole du courage favorisant la uictoria  : 63

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suivre 69. La première s’attache à le convaincre des bienfaits d’une vie oisive et  retirée du monde qui lui serait bien plus profitable qu’une existence de dur labeur le conduisant directement à  la mort. La seconde, au contraire, exhorte le chantre de la moralité à prendre les armes pour défendre Rome et ses concitoyens dans le dessein de remporter la victoire contre le perfide Hannibal. Au cours de son entretien avec lesdites déesses, Scipion présente le statut exemplaire de Rome comme le modèle de ce que l’attachement à  la uirtus peut engendrer 70. L’effondrement d’autres cités, après leur soumission à  Voluptas et  à sa collaboratrice Luxus, constitue à ses yeux un contre-exemple qu’il faut éviter de suivre. Rejetée par Scipion en faveur de Virtus, Voluptas ne fait preuve d’aucune subtilité ni d’aucun détour quand elle prétend parvenir à posséder l’Vrbs un jour 71. Les propos tenus par Virtus un peu plus tôt 72 nous indiquent d’ailleurs que sa rivale emmènera Luxus dans ses bagages. Cette pensée est subtilement adressée aux lecteurs des Punica, et vise à leur rappeler que, durant plusieurs décennies de guerre civile, Rome a, elle aussi, succombé à  la tentation d’adorer la déesse corruptrice favorisant l’otium sine dignitate 73. Cet épisode du choix opéré par Scipion, qui ne connaît aucun précédent dans la poésie antique, qu’elle soit grecque ou latine 74, présente un parallèle évident avec celui d’Hercule à  la croisée des chemins relaté par le sophiste Prodicus dans son Horai et conservé par Xénophon dans les Memorabilia 75. Des discussions académiques relèvent l’importance éthique des positions adoptées par Virtus et Voluptas chez Silius. Celles-ci insistent notam« Parce que c’est la divinité Virtus qui donne le courage, la divinité Honos qui donne l’honneur, la divine Concordia qui donne la concorde, et la divine Victoria qui donne la victoire. » (Ita Virtus, quae dat uirtutem, Honor, qui honorem, Concordia, quae concordiam, Victoria, quae dat uictoriam). 69  Sil., XV, 18-128. 70  Sil., XV, 89-92. 71  Sil., XV, 125-127. 72  Sil., XV, 96-97. 73   Sil., XV, 92-97. 74 Heck, « Scipio am Scheideweg : Die Punica des Silius Italicus und Ciceros Schrift De re publica », p. 159. 75  Xen., Mem., II, 1, 21-34. B.  Tipping, Exemplary Epic  : Silius Italicus’ Punica, p. 157.

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ment sur le fait que la Virtus de Silius conserve une apparence spécifiquement romaine 76, en dépit de certaines similitudes avec l’ ’Aρετή et la Kακία (« Vice ») de Xénophon 77. Elles soulignent également l’existence de liens intertextuels importants entre les écrits de Cicéron (De Republica, De legibus et  De officiis) et  ce passage des Punica 78. Enfin, on sait qu’en nommant l’opposante de Virtus Voluptas, Silius ne se contente pas de faire de la Kακία de Xénophon l’égale de Vitium (« Vice »), mais rappelle davantage les mises en garde de Cicéron contre le fait de s’adonner aux vices de l’existence. Au dire de R. Marks, l’Hercule apparaissant dans l’épisode de la croisée des chemins est certes un guerrier terrifiant, mais il est guidé par des principes philosophiques et  un sens de la conviction morale plutôt que par les forces autodestructrices du furor. Par ailleurs, Silius, assure que Scipion, alors sur le point de jouer un rôle décisif  dans la guerre, se comportera en nouvel Hercule 79. Sur la base de cette observation de R. Marks, la figure tenue par Scipion au lendemain de Cannes nous apparaît non seulement comme un modèle de vertu romaine, mais aussi comme l’antithèse du furor, puisque constituant un rejet des mauvaises applications de la fides et  de la pietas guidées par celles-ci et  mises en œuvre par les Sagontins au commencement du récit. La suite de l’épopée propose dès lors au lecteur un héros – un Hercule revisité faisant fi de son immoralité – capable de maîtriser correctement ces vertus et de conduire ainsi son peuple vers le succès plutôt que vers la destruction. Scipion, peu enclin à  se laisser dominer par une quelconque pulsion, est même placé au-dessus d’Achille et  d’Agamemnon 76  Marks, From Republic to Empire : Scipio Africanus in the Punica of  Silius Italicus, p. 150 ; 157-158. 77  Marks, From Republic to Empire : Scipio Africanus in the Punica of  Silius Italicus, p. 150. 78  En faisant écho à Cicéron, Silius cherche ici à indiquer que chaque individu est doué de raison et qu’il devrait dès lors éviter les loisirs agréables et consacrer davantage d’efforts à des activités profitables à la communauté, lesquels devraient finalement lui valoir l’apothéose : Sil., XI, 48 ; Ripoll, « Silius Italicus et Cicéron », p. 147-173 ; Scaffai, « Il Console Marcello e Archimede nei Punica di Silio Italico », p. 483-509. 79 Marks, From Republic to Empire : Scipio Africanus in the Punica of  Silius Italicus, p. 161.

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par son attitude de retenue vis-à-vis de la jeune captive hispanique 80. Cette posture s’oppose à celle des deux héros de l’Iliade se querellant pour la jeune prêtresse d’Apollon, Briséis et, plus largement, au comportement des vainqueurs grecs à  l’égard des captives troyennes, dont fait partie Cassandre. En faisant preuve d’une parfaite maîtrise de lui-même et  d’une dignité morale exemplaire, Scipion réussit donc à  s’élever au-dessus des héros homériques 81. Dans d’autres passages de l’épopée, Silius présente les vertus de uirtus, de fides et de pietas précédemment dans la carrière de Scipion. Ainsi sa pietas apparaît-elle de manière flagrante au livre IV, au moment du sauvetage de son père, lors de la bataille du Tessin. Voyant Scipion l’aîné en danger, Jupiter demande à Mars de guider le fils du consul afin qu’il puisse l’aider 82. Dans la description de ses exploits au Tessin, Silius fait la démonstration d’une «  piété hors du commun  » 83, expression évoquant très nettement celle d’Énée chez Virgile 84. En effet, endossant le rôle du Troyen, il porte son père sur ses épaules pour l’éloigner des combats 85. Si, sur le plan de l’imagerie, cette scène ne suffit pas à rappeler la nature énéenne de Scipion, le uir par excellence de Silius Italicus, l’emploi de l’expression pietasque insignis 86, allusion à la insignem pietate de Virgile 87, ne laisse subsister aucun doute. Au demeurant, le Scipion de Silius qui entre en action au Tessin et  sauve la vie de son père se comporte de la même manière que son homologue livien 88.

  Sil., XV, 277-282.   Ripoll, « Le monde homérique dans les Punica de Silius Italicus », p. 103 ; Ripoll, «  Un héros barbare dans l’épopée latine  : Masinissa dans les Punica de Silius Italicus », p. 97-102. 82   Sil., IV, 425-429 : praeterea, cernis, tenerae qui proelia dextrae / iam credit puer atque annos transcendere factis / molitur longumque putat pubescere bello, / te duce primitias pugnae, te magna magistro / audeat et primum hoc uincat, seruasse parentem. 83  Sil., IV, 470 : pietas […] insignis. 84  Verg., Aen., VI, 403 : pietate insignis et armis. 85  Sil., IV, 466-468 : tunc rapta propere duris ex ossibus hasta / innixum ceruice ferens umeroque parentem / emicat ; Verg., Aen., II, 632-633. 86   Sil., IV, 470. 87  Verg., Aen., I, 10. 88  Pol., X, 3, 3-7 ; Liv., XXI, 46, 7-8. 80 81

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Si l’épisode dans lequel Silius décrit cet acte de bravoure 89 constitue le premier stade de la formation de Scipion au commandement 90, certains signes donnent pourtant à penser qu’il n’est pas prêt pour cette tâche. À deux reprises, Mars lui permet effectivement d’échapper à la mort, par crainte pour son père 91. Cependant, Scipion réussit finalement à pénétrer au cœur de la bataille et à le sauver. La pietas de Scipion est également mise en lumière lorsqu’il assiste à la cérémonie funéraire du général carthaginois Hannon 92. Choisissant de ne pas commenter la scène, Silius laisse apparaître en filigrane la puissance vertueuse du futur Africain. Le poète forge donc bien son caractère pieux et  courageux de manière à faire de lui un modèle incontestable de moralité, et ce, avant même son débarquement en Afrique. Tandis que le Mercure de Virgile ordonne à Énée de quitter Carthage afin de créer une cité en Italie et de veiller à la succession d’Ascagne 93, le Scipion de Silius choisit de partir pour l’Afrique dans le but de remplir ses obligations civico-familiales. Concomitamment, alors que l’impossibilité pour Énée de poser le pied en Italie aurait empêché à  la fois les Troyens de s’installer dans leur nouvelle patrie et son fils d’entrer dans sa succession légitime, celle pour Scipion de gagner les terres africaines et  de battre Hannibal aurait plongé Rome dans le trouble et aurait provoqué l’extinction de la race romano-troyenne. Lors des jeux funèbres célébrés en l’honneur du père et  de l’oncle de Scipion, témoignages de la pietas de l’Africain au livre XVI des Punica, Silius imite à la fois les ludi offerts par Énée à la memoria d’Anchise, au chant V de l’Énéide, et  ceux organisés par Achille en l’honneur de son ami Patrocle au livre XXIII de l’Iliade 94. De cette manière, le poète flavien étend la réappropria  Sil., IV, 454-479.  Marks, From Republic to Empire : Scipio Africanus in the Punica of  Silius Italicus, p. 115-122. 91  Sil., IV, 454-459  : hic puer ut patrio defixum corpore telum  / conspexit, maduere genae, subitoque trementem  / corripuit pallor, gemitumque ad sidera rupit.  / Bis conatus erat praecurrere fata parentis  / conuersa in semet dextra, bis transtulit iras / in Poenos Mauors. 92   Sil., VI, 670-671 : cernit et extremos defuncti ciuis honores : / Scipio ductoris celebrabat funera Poeni. 93  Verg., Aen., IV, 268-276. 94  Dans l’Iliade, Patrocle n’est pas le cousin d’Achille, mais son ami et « serviteur » (θεράπων). 89 90

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tion des héros épiques par Scipion, utilisant des modèles doubles pour faire de ce dernier à la fois un Énée et un Achille strictement romain. À l’image du héros virgilien, Scipion, dans les Punica, exerce également une pietas exemplaire vis-à-vis des dieux et des défunts. Au livre XIII, Silius explique qu’avant que le futur Africain ne se rende aux Enfers, comme le fait Déiphobe pour Énée 95, Autonoë, la prophétesse d’Apollon, lui prodigue ses conseils sur la manière d’accomplir le sacrifice 96. Dans chacune des épopées, les deux héros accomplissent rapidement et  efficacement leurs tâches. Les prêtresses donnent à  ces derniers des instructions quant à leur façon d’agir  : Autonoë se focalise sur les sacrifices, tandis que Déiphobe fait savoir à  Énée qu’il doit trouver la branche d’or et  inhumer Misène. Au surplus, on retrouve dans les deux poèmes un ou plusieurs animaux sacrifiés en l’honneur des dieux : des taureaux à Pluton, une vache à Proserpine et un jeune mouton aux Furies (Alecto et  Mégère chez Silius) ou à  leur mère et à leur sœur (Nux et  Gaia chez Virgile). Les deux héros épiques   Verg., Aen., VI, 38-39 ; 153.   Sil., XIII, 404-407 ; 416. Autonoë se focalise sur les sacrifices, tandis que Déiphobe rapporte à Énée qu’il devait trouver la branche d’or et inhumer Misène. La pietas d’Énée tient en partie de sa participation active à  la mise en terre de son ami et  ancien compagnon d’Hector, Misène, dont le corps devait recevoir une digne sépulture pour ne plus souiller la flotte troyenne (Verg., Aen., VI, 156-235). L’enterrement de Misène n’est pas seulement un devoir au regard de l’amitié puisque de cette tâche découle la possibilité pour Énée de poursuivre et de mener à bien sa mission divine. « Ramène-le d’abord à la demeure qui lui convient et dépose-le dans un tombeau. Conduis-le à l’autel des brebis noires, commence par là tes sacrifices expiatoires. C’est seulement ainsi que tu verras les bois du Styx et  le royaume qui n’a pas de chemin pour les vivants  », dit la Sibylle au héros troyen (Verg., Aen., VI, 152-155 : Sedibus hunc refer ante suis et conde sepulcro. Duc nigras pecudes ; ea prima piacula sunto sic demum lucos Stygis et regna inuia uiuis aspicies). Durant son voyage aux Enfers, Énée, qui voulait y consulter son père Anchise, est accompagné de la prêtresse de Cumes. La prêtresse lui conseille de ne jamais se décourager et l’exhorte à poursuivre son dessein, mais elle le met en garde en lui rappelant que Charon ne faisait pas traverser le Styx à n’importe qui. « Ceux que le flot transporte ont été inhumés, explique-t-elle. Il n’est pas possible de les faire passer de l’autre côté de ces rives effrayantes et de ces fleuves au grondement rauque avant que leurs os n’aient reposé dans une demeure. Pendant cent ans, ils errent, voletant autour de ces rivages ; au terme, ayant été admis, ils voient enfin à leur tour ces étangs si fort désirés. » (Verg., Aen., VI, 326-330 : hi, quos uehit unda, sepulti. Nec ripas datur horrendas et rauca fluenta transportare prius quam sedibus ossa quierunt. Centum errant annos uolitantque haec litora circum ; tum demum adissi stagna exoptata reuisunt.) 95 96

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s’adressent à la prêtresse comme étant une uirgo 97, et tous deux utilisent le verbe orare suivi de la raison pour laquelle leur requête doit être satisfaite 98. Les deux sacrifices se terminent par des libations 99. Aussi bien dans l’Énéide que dans les Punica, immédiatement après, les prêtresses préparent les pieux protagonistes en vue de leur rencontre avec les défunts 100. Dans les deux passages, la devineresse exhorte le héros 101 à  faire preuve de bravoure 102, et  lui ordonne de tirer son épée hors de son fourreau 103. Dans les Punica, comme dans l’Odyssée et  l’Énéide, c’est le fantôme d’une personne demeurée sans sépulture qui s’adresse la première aux héros : Appius Claudius 104 ; Palinurus 105 ; Elpénor 106. Ces trois entités sub-humaines – la structure ternaire est chère à  Silius – leur expliquent comment ils sont morts et demandent qu’on les inhume avec dignitas 107  ; vœu qui est exaucé 108. Par cette anecdote, le poète flavien entend montrer que Scipion, comme ses illustres prédécesseurs épiques, s’est livré à un acte recommandé par la déesse Pietas. Lorsque le héros silien doit se rendre aux Enfers (à la différence d’Énée, il n’y accomplit pas véritablement de voyage), faisant œuvre de pietas, il agit donc conformément aux instructions reçues. En vertu du ritus Romanus, Scipion démontre ainsi une ultime fois son obéissance tant à son père divin qu’à l’État romain en « plaçant le fier laurier dans le giron de Jupiter » à son triomphe (comme prévu par Virtus 109).   Verg., Aen., VI, 104 ; Sil., XIII, 520.   Verg., Aen., VI, 106 ; Sil., XIII, 519 : oro quando. 99  Verg., Aen., VI, 254 ; Sil., XIII, 434. 100  Verg., Aen., VI, 255-261 ; Sil., XIII, 435-439. 101   Verg., Aen., VI, 260 ; Sil., XIII, 435 : iuuenis ; 441-442 : Aenea. 102   Verg., Aen., VI, 261 ; Sil., XIII, 435-436 ; 442. 103  Verg., Aen., VI, 260 ; Sil., XIII, 442. Hom., Od., Xi, 24-47 ; Sil., XIII, 427-441 : avant de procéder aux offrandes et aux sacrifices, Scipion, comme Ulysse, creuse un puits à l’aide de son glaive. 104  Sil., XIII, 449-487. Laudizi, « Scipione e Appio Claudio in Silio Italico », p. 3-16. 105   Verg., Aen., VI, 337-383. 106  Hom., Od., XI, 51-83. 107  Hom., Od., XI, 60-78 ; Verg., Aen., VI, 254 ; Sil., XIII, 457-465. 108  Hom., Od., XI, 66-78 ; Verg., Aen., VI, 367-381 ; Sil., XIII, 467-468. 109   Sil., XV, 119-120. 97 98

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Si la pietas de Scipion, qui s’apparente à  celle d’Énée et  qui dépasse le strict cadre de la piété filiale, est démontrée à plusieurs reprises dans les Punica, Silius n’emploie que rarement les mots pius et  pietas à  propos du vainqueur d’Hannibal. On relève au total quatre occurrences de ces termes 110, ce qui est singulièrement peu en comparaison au héros virgilien fondateur de Lavinium. Néanmoins, les entreprises scipioniennes sont suffisamment explicites dans le texte épique du poète flavien. Q u’en est-il de la fides de Scipion ? Sa loyauté et sa fidélité à la patrie furent particulièrement visibles à la fin de la bataille de Cannes, quand il parvient à contrer la tentative du couard Metellus d’encourager les soldats à déserter 111 : « Je jure : jamais je n’abandonnerai le royaume de Lavinius, ni ne souffrirai qu’on l’abandonne, tant que la vie me restera » 112. Silius adopte un  ton nettement moralisateur. De fait, les termes employés pour décrire les intentions de Metellus nous montrent un personnage doté d’un esprit foncièrement perfide 113. Q uant au plan échafaudé par ce dernier, lequel consiste à quitter Rome pour échapper à Hannibal, il est présenté comme « l’opprobre et la perte » 114 du Latium. En intervenant 115, Scipion contraint les conspirateurs à  jurer de ne jamais abandonner l’Italie, purgeant ainsi leur cœur de toute culpabilité 116. Par ailleurs, aux vers 442-444, Scipion lance une forme d’avertissement au traître Metellus en le dépeignant sous les traits d’un quasi Hannibal, armé et dangereux en lutte perpétuelle avec les hostes de l’État. Silius rappelle de ce fait le passage livien dans lequel Scipion fait face aux conspirateurs 117. Au livre XV, la uirtus du Romain est mise en exergue. Scipion demande alors personnellement qu’on lui octroie le commande  Sil., IV, 470 ; IX, 437 ; XIII, 391 ; XV, 162.   Sil., X, 415-448. 112  Sil., X, 438-440  : iuro  : numquam Lauinia regna  / linquam nec linqui patiar, dum uita manebit. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 22). 113   Sil., X, 421-422 : mala […] / pectora degeneremque manum. 114  Sil., X, 429 : turpe malum. 115  Sil., X, 426-448. 116  Sil., X, 448 : purgant pectora culpa. 117   Liv., XXII, 53, 13. 110 111

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ment, malgré la résistance et  l’opposition 118 de certains Q uirites, puis, de bout en bout, dicte le rythme de la guerre. L’énergie et le zèle avec lesquels il dirige cette campagne non seulement le démarquent de ses troupes – il se précipite vers la Nouvelle Carthage 119 –, mais lui donnent aussi un avantage tactique nécessaire contre la « multitude » hostile, son adversaire supérieur numériquement. Alors, le fantôme de son père lui conseille de frapper rapidement les Carthaginois à  moins que leurs trois armées ne joignent leurs efforts, et ne les surpassent par la force 120. Scipion les pourchassant hors d’Hispanie, les troupes puniques finissent par réaliser l’ampleur du danger qui pèse désormais sur elles 121. La campagne hispanique de Scipion est également marquée par une fides devant garantir la survie de l’Vrbs, et venger les décès de son père et  de son oncle  ; Protée 122 et  la Sibylle 123 prédisent la lutte en ces termes. À Baecula, il tue Sabbura, et en fait la première victime de leurs manes 124. Dans la poursuite d’Hasdrubal à  Ilipa, il invoque leurs numina 125  ; la campagne, qui finit avec des jeux funéraires en l’honneur de ses deux parents, décrits avec force détails par Silius, montre combien il demeure fidèle aux idéaux du mos maiorum 126. Ce faisant, tout en évoquant les propos de son homologue livien, le Scipion silien prend l’ascendant sur le plan moral. Patriote, celui-ci est manifestement prêt à  adopter des mesures agressives contre quiconque viendrait menacer la stabilité de Rome, qu’il soit étranger ou Romain. L’absence du terme fides au cours de cet épisode n’empêche pas les actes de Scipion de prouver amplement sa loyauté et sa fidélité envers Rome, et  d’honorer les engagements qu’il prit pour éradiquer la menace punique. En maîtrisant la situation et  en usant de son statut de chef  pour contraindre les conspirateurs

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Sil., XV, 1-17 ; 129-137. Sil., XV, 210-213. Sil., XV, 186-190. Sil., XV, 402-403 : Ducibus spes una salutis, / si socias iungant uires. Sil., VII, 487-488 : patruique piabit / idem ultor patrisque necem. Sil., XIII, 507 : armifero uictor patrem ulcisceris Hibero. Sil., XV, 443-444 : Prima hostia uobis, / sacrati manes. Sil., XVI, 86-87 : Vocat ecce furentes / hinc pater, hinc patruus. Sil., XVI, 288-591.

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à prendre eux aussi la fides en considération, Scipion, dans les Punica, se pose à nouveau en champion de la moralité romaine. À Zama, son caractère vertueux joue un rôle décisif  dans la victoire  : rappelons que si les Romains sont parvenus à  triompher de leurs ennemis, c’est précisément grâce à leur supériorité morale et plus particulièrement à celle de leur imperator et dux. En 202 av. J.-C., sur le champ de bataille africain, Scipion manifeste immédiatement le désir de s’attaquer «  au plus brave et au plus célèbre » 127 des Puniques. Aussi ressort-il clairement que Scipion, loin du timoré Metellus, cherche à  provoquer le combat 128. L’intolérance de l’imperator romain face aux tergiversations de son adversaire nécessite une mise en scène grandiose relevant d’un aspect propre à la convention épique. Il n’est dès lors pas surprenant de constater que cette ultime confrontation entre Romains et  Carthaginois dans les Punica n’est pas déclenchée par Hannibal, mais par Scipion 129. Précédemment dans l’épopée, Marcellus avait lancé un défi semblable au chef  punique 130, mais il s’agissait manifestement de la noble initiative d’un commandant désireux d’épargner la vie de ses hommes. Selon Silius, la motivation de Scipion s’explique surtout par ses idéaux patriotiques et sa volonté de mettre un terme aux iniquités commises par les Carthaginois. Aux vers 149-151 et 511-512 du livre XVII des Punica, le poète ne manque toutefois pas de dépeindre Hannibal comme un individu incarnant l’espoir des Carthaginois et  décidé à  diriger toutes ses forces vers la cause guerrière. Si nous envisageons l’expression arma uirosque 131 sous un angle métapoétique holiste, la mort du seul chef  signifierait dans cette épopée la fin de l’histoire pour Carthage, les autres arma   Sil., XVII, 491-492 : fortissima quaeque / nomina.   Sil., XVII, 509-510 : Verum ubi cunctari taedet dispersa uirorum / proelia sectantem et leuiori Marte teneri. 129  Sil., XVII, 520-521 : celsus clamore feroci / prouocat increpitans hostem et  noua proelia poscit. 130  Sil., XII, 195-198  : «  Sta.  Q uo raperis  ? Non terga tuorum,  / te, ductor Libyae, increpito  : sta. Campus et  arma  / et  Mars in manibus. Dimitto e  caede cohortes : / spectemur soli. Marcellus proelia posco. » 131  Sil., XVII, 516 : nequiquam fore Agenoreis cuncta arma uirosque. Bloch, « Arma uirumque als heroisches Leitmotiv », p. 206-211. 127 128

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et uiri ne pouvant succéder au uir unique et à ses arma dans ce rôle central. En évoquant son désir «  de faire face à  l’homme au combat avec toute l’Italie qui regarde » 132, Silius nous montre un Scipion parfaitement conscient de son image de héros national, placé au centre de l’attention romaine 133. Le ton moralisateur coutumier de la bataille de Zama réapparaît une fois encore quand Silius rappelle les agissements antérieurs des Puniques, laissant entendre qu’ils ne faisaient que récolter le fruit de leurs actes perfides et impies, et que l’exemplum Scipion rétablit l’ordre cosmique. Parmi les morts, le poète dénombre ainsi ceux qui avaient ravagé les murailles de Sagonte et  commencé la guerre par son effroyable ruine 134  ; ceux qui avaient souillé par le sang les eaux sacrées du lac de Trasimène et du Pô 135 ; ceux qui avaient porté l’audace jusqu’à vouloir piller la demeure et le temple du maître des dieux 136 ; ceux encore qui se vantaient d’avoir profané le secret des dieux, en s’ouvrant les premiers une route à  travers les Alpes 137. Autant d’hommes payèrent leurs crimes de leur vie à Zama. D’ailleurs, comme Silius prend la peine de le signaler, les actes qu’ils avaient autrefois perpétrés suscitaient chez eux un tel effroi 138 qu’ils s’enfuyaient du champ de bataille la tête baissée, comme terrorisés 139. A contrario, Scipion n’a jamais eu à rougir de ses actions depuis le Tessin jusqu’à Zama. Lors de l’affrontement de Nola, Marcellus constate qu’un duel avec Hannibal le placerait au centre de l’attention. Immédiatement après avoir harangué ses soldats 140, il lance donc ses troupes à  l’assaut de l’ennemi. Modèle de commandement, il s’est fixé 132   Sil., XVII, 519-520 : uiro concurrere tota / spectante Ausonia. (rendu dans la traduction de M. Martin et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 120). 133   Sil., VI, 596 ; 16, 398. 134  Sil., XVII, 494-495 : qui muros rapuere tuos miserasque nefandi / principium belli fecere, Sagunte, ruinas. 135  Sil., XVII, 496-497 : qui sacros, Thrasymenne lacus, Phaethontia quique / polluerant tabo stagna. 136  Sil., XVII, 497-499 : ac fiducia tanta / quos tulit, ut superum regi soliumque domosque / irent direptum. 137  Sil., XVII, 500-502 : temerata ferebant / qui secreta deum et primos reserasse negatas / gressibus humanis Alpes. 138  Sil., XVII, 502 : formidinis huius. 139  Sil., XVII, 503 : exanimata. 140  Sil., XII, 192-214.

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comme objectif  d’attaquer Hannibal 141 pour, semble-t-il, limiter le nombre de morts dans le camp romain. Cependant, Silius montre que seul Scipion trouve un moyen de clore les hostilités d’une manière épique pour ressortir comme le héros suprême des Punica. En somme, le futur Africain connaît le triomphe qui avait manqué à Hannibal et à nombre de généraux romains. Il fait le bon choix en privilégiant Virtus à  Voluptas, choix que le vaincu punique et Varron n’étaient pas parvenus à réaliser respectivement à Capoue et à Cannes. Scipion l’Africain fut peutêtre le premier Romain auquel fut accordé un triomphe eu égard à  sa uirtus et  à sa felicitas  ; une inscription de Délos datant de 188 célèbre son ἀρετή 142. Aux vers 651-652 du livre XVII, Silius, en présentant Romulus (pour les temps mythiques) et  Camille (pour les temps historiques) comme deux exemples de gloire et  de services rendus, met l’Africain sur le même pied que le fondateur et le refondateur de Rome. L’auteur, en mentionnant Q uirinus 143, entend rappeler à son lecteur le vers 83 du livre XV dans le but de mettre en évidence l’apothéose de Scipion, le nouveau Romulus divinisé. En le comparant à Camille 144, le preneur de la cité de Véies qui n’entendit pas reconstruire une nouvelle Rome ailleurs que sur les terres romuléennes, le poète sous-entend que le vainqueur de Zama permet à  l’Vrbs de renaître sur le plan de la moralité. Q uant au titre de parens mentionné au vers précédent 145, il établit un autre lien entre Scipion, d’une part, et  Romulus et  Camille, d’autre part. Dès le premier livre des Punica, Camille apparaît comme un Romain modèle 146. Au livre VII, lorsqu’il évoque le désintéressement des magistrats républicains, Fabius le prend pour exemplum 147. Le dictateur vainqueur de Véies est encore mentionné au vers 722 du livre XIII en tant qu’exemple didactique tout aussi digne de louanges que les dieux. Par cette association 141  Sil., XII, 196-198 : sta. Campus et arma / et Mars in manibus. Dimitto e caede cohortes : / spectemur soli. Marcellus proelia posco. 142 Weinstock, p. 230. 143  Sil., XVII, 654 : prolem Tarpei mentitur Roma Tonantis. 144  Sil., XVII, 652 : laudibus ac meritis non concessure Camillo. 145   Sil., XVII, 651 : salue, inuicte parens, non concessure Q uirino. 146  Sil., I, 625-626. 147  Sil., VII, 557-563.

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entre Scipion et Camille 148, Silius laisse entendre qu’ils méritent tous deux d’être glorifiés, mais il évoque également l’auto-subordination dont Scipion fait preuve 149. Ainsi, de même que Silius désire constituer le dernier maillon de la chaîne épique après Homère, Ennius et Virgile 150, souhaite-t-il positionner Scipion en tant que digne successeur de héros légendaires comme Hercule et Romulus et de figures possiblement historiques tel que Camille. Corrélativement, l’Africain, qui relève à la fois du monde divin et de la sphère terrestre, opère une jonction entre les temps mythique et historique ; dans une perspective virgilienne, les deux ères s’imbriquent tout en ne subissant aucune vraie coupure. Dans une démarche conjonctive, Silius, nous l’avons dit, saisit l’harmonieuse fusion de la légende et  de l’histoire que le poète Virgile opère dans l’Énéide. En prenant tout autant la place de Paul-Émile que celles de Fabius Maximus et de Marcellus dans la bataille finale l’opposant aux Puniques représentés en la personne d’Hannibal, Scipion s’impose comme le héros central des Punica. À la fin de l’épopée, les Romula facta mentionnés par Silius ne renvoient plus inévitablement à la pluralité des Romains, mais semblent plutôt évoquer les actions du proto-représentant du Principat et  du parangon vertueux romain : Scipion l’Africain.

D. Le retour d’Hannibal en Afrique et son absence de fides Une fois parvenu en Afrique 151, Scipion défait très rapidement Syphax, roi de Numidie. C’est à ce moment précis qu’Hannibal réapparaît dans le récit, dans lequel il n’est plus intervenu depuis le début du livre XVI. Pour Silius, Carthage ne peut alors plus compter que sur un seul homme 152  : le protégé de Junon, dont   Sil., XVII, 652.  Marks, From Republic to Empire : Scipio Africanus in the Punica of  Silius Italicus, p. 201-203. 150  Cf. supra p. 72-90. 151  Comme l’écrit Ripoll, « L’image de l’Afrique chez Lucain et Silius Italicus », p. 9, dans les Punica, comme dans la Pharsale, « l’image de l’Afrique est celle d’une terre féconde en créatures monstrueuses, d’une maternité tératologique en liaison avec les forces chtoniennes menaçant de broyer la uirtus Romana ». 152  Sil., XVII, 149-150 : stabat Carthago, truncatis undique membris, / uni nixa uiro. 148 149

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le nom même préserve encore l’État punique de l’effondrement total 153. Aux yeux de Silius, la cité et  le chef  barcide ne font qu’un. Cette impression que l’avenir de la nation entière dépend d’un individu unique resurgit durant la bataille finale elle-même. Pour le narrateur, en effet, seules comptent les destinées d’Hannibal et  de Scipion, auxquelles les espérances de Carthage et  de Rome se trouvent alors suspendues ; le sort de tous les autres participants ne revêt, en revanche, aucune importance. Des émissaires carthaginois sont envoyés auprès d’Hannibal pour le prier de revenir au plus vite 154. Silius, par ces propos, montre l’urgence de la situation. Ils quittent ainsi Carthage sans délai 155, avertissant le chef  barcide qu’elle risque de ne plus exister à son retour s’il ne se hâte pas de rentrer 156. N’envisageant la fuite par les Alpes qu’avec réticence, Hannibal tente de rester dans la péninsule le plus longtemps possible ; il y demeure jusqu’à ce qu’il soit poussé en direction de la mer et emporté par une tempête 157. Cette vaine tentative du Barcide pour s’accrocher à l’Italie constitue une scène frappante  et une claire illustration de la lenteur affligeant désormais le Punique  : malgré la puissance de la tempête 158, il est devenu immobile et  démuni. Du reste, quelques heures avant que les députés ne viennent sommer le chef  barcide de regagner Carthage, ce dernier avait fait un songe prémonitoire dans lequel il avait perçu les fantômes des différents généraux romains que ses troupes avaient tués (Flaminius, Gracchus et  Paul-Émile) prenant la tête d’une immense armée fantomatique afin de le chasser d’Italie 159. À leur arrivée, les députés puniques commencent par lui dépeindre la situation 160. De nouveau, Hannibal semble paralysé   Sil., XVII, 150-151 : tantoque fragore ruentem / Hannibal absenti retinebat nomine molem. 154  Sil., XVII, 152-157 : id relicum fessos opis auxiliique ciere / rerum extrema iubent, huc confugere pauentes, / postquam se superum desertos numine cernunt. / Nec mora  : propulsa sulcant uada salsa carina,  / qui reuocent patriaeque ferant mandata monentis, / ne lentus nullas uideat Carthaginis arces. 155  Sil., XVII, 155 : nec mora. 156   Sil., XVII, 157 : ne lentus nullas uideat Carthaginis arces. 157   Sil., XVII, 166-169. Procacci, «  Intorno a  un episodo del poema di Silio Italico (VII, 162-211) », p. 441-448. 158  Sil., XVII, 169 : rapidis. 159  Sil., XVII, 158-165. 160   Sil., XVII, 170-173  : His aegrum uisis adeunt mandata ferentes  / legati 153

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et déconnecté de la réalité, regardant d’un œil hagard les rivages du Bruttium 161. À cette période de l’histoire, le chef  punique cesse d’attaquer activement l’Italie  ; il se contente d’y conserver quelques positions mineures (son projet de fédérer les cités italiennes sous sa coupe avait définitivement échoué). Les émissaires, en revanche, considèrent l’offensive de Scipion comme plus rapide encore que cette tempête qui, dans le rêve de celui-ci, avait emporté Hannibal vers la mer 162. Le comportement de Scipion en Afrique s’avère éminemment semblable à  celui affiché auparavant par le Barcide en Italie. Ce dernier, par contre, se comporte désormais à la manière de Fabius, privilégiant l’inertie à l’action 163. Autre conséquence paradoxale de l’évolution de son caractère, Hannibal paraît dorénavant plus attaché à l’Italie qu’à Carthage, sa propre patrie. À dire vrai, cette nation étrangère lui est, semble-t-il, devenue plus familière que la sienne  ; ce sentiment, chez Silius, trahit sa perfidie. Cependant, plutôt que de prendre en compte la grave menace pesant sur ses concitoyens et de s’inquiéter de leur destin, le chef  punique affiche la plus grande réticence vis-à-vis des propos tenus par les émissaires. Il commence par leur rétorquer qu’il aurait pu mettre Rome à sac bien plus tôt si Carthage, jalouse de sa grandeur, ne lui avait refusé les ressources et les hommes dont il avait eu besoin ; ses opposants et rivaux carthaginois sont, selon ses dires, les uniques responsables de la situation critique de l’époque 164. Fustigeant ses concitoyens pour leur inertie et leur manque de collaboration, Hannibal met en avant leur absence de pietas citoyenne. Toutefois, se sachant le représentant de l’ultime espoir de la cité punique, il accepte de se conformer au décret du sénat et de prendre la mer avec ses étendards 165. En agissant de la sorte, Hannibal s’apprête à  sauver ceux-là mêmes qui avaient jadis voué sa propre campagne d’Italie à l’échec. Il cite notamment Hannon, son principal adversaire patriaeque extrema pericula pandunt : / Massyla ut ruerint arma, ut ceruice catenas / regnator tulerit Libyae. 161   Sil., XVII, 179-180 : Bruttia / seruet litora. 162   Sil., XVII, 179 : praerapidum iuuenem. 163 Marks, From Republic to Empire : Scipio Africanus in the Punica of  Silius Italicus, p. 60. 164  Sil., XVII, 186-196. 165  Sil., XVII, 199 : uertentur signa, ut patres statuere.

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à Carthage, lequel avait privé de pain les soldats carthaginois combattant en Italie 166, le présentant comme un être vil et fourbe 167. Le chef  barcide dépeint donc son retour dans la cité de Didon comme un acte accompli contre son gré. D’ailleurs, lorsqu’il prend la mer, c’est en «  gémissant à  de nombreuses reprises  », précise Silius 168. Son départ s’apparente ainsi à  un noble sacrifice afin de sauver ses propres ennemis intérieurs. Silius accentue volontairement les divergences des dirigeants puniques pour mettre davantage en évidence la cohésion des troupes romaines. À Zama, en suivant l’exemple de Polybe, le poète flavien s’attache à  démontrer, au-delà de la victoire d’un général sur un autre, la supériorité romaine sur le régime de Carthage et met l’accent sur la cohésion de l’armée de Scipion. Chez Silius, comme chez Tite-Live, plus encore que chez Polybe, après la défaite de Cannes, c’est le règne de la concordia militaire, rendue possible par le rassemblement de citoyens autour d’une identité commune, qui assure les succès de Rome. Dans la représentation organiciste de la cité qui est sienne, Silius place les comportements collectifs au cœur de l’histoire. Pour les Romains, le courage n’est pas qu’une qualité à l’échelle individuelle, car il est nécessaire au maintien du foyer et à la survie de la communauté. En effet, si l’honneur et la virilité émanent du soldat qui brille au combat, ils doivent en favoriser la reconnaissance de la part de ses concitoyens. Au sens civique du terme, être courageux signifiait être quelqu’un sur lequel on pouvait compter. Par conséquent, la uirtus était en quelque sorte une vertu altruiste importante pour tous ceux qui, à l’instar des magistrats et des légats, s’étaient vu confier la mission de défendre leur cité et  leurs habitants. Comme le prétend Cicéron, «  le courage qui est prompt à  faire face au danger, s’il n’est pas inspiré par le civisme mais par ses propres intentions égoïstes, devrait être appelé effronterie plutôt que courage » 169. A. McIntyre explique que la uirtus d’un Romain fier se manifestait surtout dans sa capa  Sil., XVII, 194-195 : etiam Cerere et uictu fraudasse cohortes / Hannoni

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placet.

  Sil., XVII, 199-200 : simulque / et patriae muros et te seruabimus, Hannon.   Sil., XVII, 202 : multumque gemens mouet aequore classem. (rendu dans la traduction de M. Martin et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 107). 169   Cic., Off., I, 63, 2. 167 168

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cité à  risquer sa propre existence pour une noble cause et, plus précisément, dans le but de privilégier son concitoyen ou la libera res publica à  sa propre vie ou à  son intérêt 170. C’est pourquoi, cette uirilis-uirtus mise en œuvre par Scipion constituait une qualité sociale recherchée. Tandis que les navires carthaginois se préparent au retour, Hannibal est la proie d’émotions dévoilant clairement son obsession pour l’Italie. De fait, son regard demeure fixé sur les rives de la péninsule 171 ; Silius compare sa réaction à celle d’une personne exilée, privée de sa maison et de ses Lares 172. Certes, le chef  barcide demeure carthaginois, mais il a  si longuement séjourné en Italie qu’il s’est davantage attaché à  cette contrée qu’à sa propre patrie 173. F. Ahl, M. A. Davis et A. J. Pomeroy établissent un parallèle entre l’attitude d’Hannibal et  celle du Pompée de Lucain, seul à porter son regard en arrière au moment de quitter l’Italie 174. Son comportement contraste nettement avec celui de Scipion qui, loin d’être prisonnier de cette terre, désire momentanément la quitter pour en protéger et en sauvegarder les intérêts. Tandis que les Punica parviennent à leur terme, le barbare se fait presque Romain 175, et  ce, alors que le général romain focalise désormais son attention sur les côtes étrangères. Ainsi, à  peine les rivages italiens disparaissent-ils à  l’horizon qu’Hannibal s’en prend à  lui-même, s’accusant d’être devenu fou d’avoir décidé de partir alors même que Rome est toujours debout 176. Élément des plus révélateurs, il déclare qu’il aurait préféré voir Carthage livrée aux flammes et les habitants anéantis en dévastant l’Vrbs 177. Le thème des murailles refait ainsi   MacIntyre, After Virtue. A Study in Moral Theory, p. 179.   Sil., XVII, 213-214 : ductor defixos Itala tellure tenebat / intentus uultus. 172  Sil., XVII , 216-217  : haud secus ac patriam pulsus dulcesque penates  / linqueret et tristes exul traheretur in oras. 173  Spaltenstein, Commentaires des Punica de Silius Italicus, Livres 9 à 17, ad. 17, 211. 174   Luc., III, 3-9. F. 175 Ahl, Davis et Pomeroy, « Silius Italicus », p. 2517. 176  Sil., XVII, 221-223  : Haec ubi detonuit, celsas e  litore puppes  / propellit multumque gemens mouet aequore classem. / Non terga est ausus cedentum inuadere quisquam. 177   Sil., XVII, 223-224 : flagrasset subdita taedis / Carthago, et potius cedidisset nomen Elissae. 170 171

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son apparition puisqu’il déplore alors le fait qu’il n’ait pas marché contre celles-ci 178. Rome génère chez lui une telle obsession qu’elle en vient à surpasser toute considération à l’égard de son peuple et de sa propre patrie 179. Dans les Punica, la figure hannibalienne, loin de celle de Scipion qui réussit à fédérer les Romains autour de valeurs morales, fait désormais presque office d’hostis des Carthaginois établis en Afrique du Nord. Alors que ses paroles témoignent d’une inversion de la relation normale entre un homme et sa terre d’origine, Hannibal regrette de s’être soumis à la volonté des Carthaginois et souhaite revenir sur son choix, preuve éloquente de l’indécision et  de la perfidie qui l’habitent à  ce moment. Il s’efforce alors vainement de convaincre ses navires de faire demi-tour avant de se laisser à nouveau gagner par l’inertie 180. Une tempête provoquée par Neptune, dont Silius prend soin d’en décrire les effets et  l’évolution, fait toutefois avorter sa tentative de regagner l’Italie 181. Cette bourrasque constitue le dernier épisode de l’épopée avant la bataille de Zama proprement dite. L’apparition du thème de la tempête à ce moment précis de l’épopée ne relève pas du hasard. Les parallèles avec le motif  virgilien sont d’ailleurs flagrants, puisque cette bourrasque évoque celle du chant I de l’Énéide, qui emporte Énée loin de la destination qui lui avait été choisie par les dieux, l’Italie 182. Dans les Punica comme dans l’œuvre maîtresse de Virgile, la victime de ce phénomène naturel ne peut atteindre l’Ausonie, et est attirée en direction de Carthage. Tant Hannibal qu’Énée font donc pour ainsi dire figure d’« exilés », le premier ayant été contraint de quitter l’Italie et le second, Troie. Leurs arrivées annoncent en outre une catastrophe pour Carthage  : la défaite de Zama, dans le cas d’Hannibal, et la mort de Didon, dans celui d’Énée. Tant dans l’Énéide 183 que dans les Punica 184, des objets de valeur   Sil., XVII, 231 : rursumque ad moenia tendere gressus ?  Ahl, Davis et Pomeroy, « Silius Italicus », p. 2517. 180   Sil., XVII, 234 : flectite in Italiam proras, auertite classem. 181  Sil., XVII, 236-290. 182 Spaltenstein, Commentaires des Punica de Silius Italicus, Livres 9 à 17, ad. 17, 236. 183  Verg., Aen., I, 119. 184  Sil., XVII, 278-282 : hic uaria ante oculos facies : natat aequore toto / arma 178 179

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romains sont jetés par-dessus bord, et  Neptune lui-même met fin à  la tempête susceptible d’entraver le bon déroulement de la mission des Romano-Troyens 185. Si, dans l’Énéide, la bourrasque déclenche une série d’événements à l’origine de la malédiction proférée par Didon à l’encontre d’Énée et des Romains, dans les Punica, elle sert d’introduction à  la bataille finale de 202 av.  J.-C., et peut dès lors être interprétée comme l’achèvement du thème de la vengeance de Didon, la bataille de Zama devant effectivement marquer la défaite de son protégé, en l’occurrence Hannibal.

E. La défaite morale de Syphax lors de la bataille des Grandes Plaines et celle des Bruttiens à Zama L’auteur flavien s’efforce constamment de prouver que si les Romains sont amenés à  remporter la victoire, c’est grâce à  leur supériorité morale. Comme nous le verrons, le succès de Zama démontre les bienfaits d’une application adéquate des vertus romaines, qui permettent d’apporter un dénouement heureux, aux yeux des Q uirites, à  la crise. Toutefois, cette suprématie sur le plan de la vertu ne se limite pas aux seuls Romains. En effet, et c’est un thème récurrent des Punica, Silius semble avoir rappelé l’importance de l’union mythico-historique de l’hellénisme et de la sphère romaine en vue de lutter contre la barbarie punique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Scipion, homme pétri de culture grecque et  exemplum, rencontre Homère et  Alexandre aux Enfers 186. Plus largement encore, même si la deuxième guerre punique est manichéenne 187, certains Africains ne semblent pas être dépeints par Silius comme des barbaroi. Dans sa description des inter galeasque uirum cristasque rubentis / florentis Capuae gaza et seposta triumpho  / Laurens praeda ducis, tripodes mensaeque deorum  / cultaque nequiquam miseris simulacra Latinis. 185 Spaltenstein, Commentaires des Punica de Silius Italicus, Livres 9 à 17, ad. 17, 274. 186  Cf. supra p. 331. 187 Pour Verg., Aen., I, 13 aussi, Carthage et l’Italie seraient engagées dans une lutte éternelle à la fois sur le plan culturel et sur le plan historique : Karthago, Italiam contra Tiberinaque longe.

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« barbares », désormais empêtrés dans un conflit les dépassant, Silius oppose également vainqueurs et vaincus en termes de moralité. Le prince numide Massinissa 188 devient ainsi un allié fidèle de Rome, et  peut partager sa victoire. En revanche, ayant trahi Rome au début de l’invasion de l’Afrique par Scipion, le roi massyle Syphax est très rapidement châtié, enregistrant une défaite aussi prompte qu’humiliante. Silius évoque d’abord Massinissa, déclarant qu’il deviendrait célèbre en demeurant très longtemps l’allié dévoué de Rome 189. Cette façon de souligner sa loyauté masquait, semble-t-il, le fait qu’à un moment, Massinissa avait été favorable à  Hasdrubal 190. Pour expliquer ce revirement, Silius introduit un présage divin 191 : l’apparition de flammes autour de la tête du jeune massyle, prodige dans lequel sa mère voit un signe de royauté. Au point de vue moral, écrit Fr.  Ripoll, cet épisode, vraisemblablement inventé par le poète, a  pour effet de laver Massinissa de tout soupçon de versatilité ou de duplicité en motivant son revirement diplo  Fils de Gala (ou Gaïa) et  d’une prophétesse, Massinissa avait été écarté de la succession par le Masaesyle Syphax qui annexa son royaume de Numidie (Liv., XXIV, 48, 13  ; 49, 1 et  3  ; XXVII, 5, 11  ; 19, 9  ; XXIX, 29, 6  ; 30, 7  ; 31, 2 et 5). Carthage avait pris le parti de ce dernier, car il était le plus puissant des deux rivaux. Après de longues années sous les armes contre son opposant, Massinissa prit le pouvoir en 206 av. J.-C. par ce que l’on pourrait qualifier de coup d’État (Liv., XXVIII, 17-18  ; App., Pun., 29-30. La Numidie fut placée sous protectorat romain trois  ans plus tard. Après la victoire romaine à  Zama en 202, à laquelle il avait participé aux côtés de Scipion l’Africain et de Laelius (Pol., XV, 5, 12), le Numide s’était emparé de plusieurs cités prospères comme Tébessa et Madaure (Apul., Apol., XXIV, 1-4). Voir : Bertrandy, « La communauté gréco-latine de Cirta (Constantine), capitale du royaume de Numidie, pendant le iie  siècle et  la première moitié du ier  siècle av.  J.-C.  », p.  487-502), et Siga (à proximité du village de Takembrit). Tite-Live précise toutefois que le vieil allié de Rome n’avait conquis que la partie la plus riche de l’ancien domaine de Syphax (Liv., XXX, 11, 8 ; XXXVII, 53, 22). En 202, Massinissa, alors âgé de cinquante-six ans (on sait que Massinissa est décédé à l’âge de quatre-vingtdix  ans en 148 av.  J.-C.  : Pol., XXXVI, 16, 2, 5 et  11  ; Diod., XXXII, 16  ; App., Pun., 106), rentra dans sa contrée. 189  Sil., XVI, 116-117 : mox foedere longo / cultuque Aeneadum nomen Masinissa superbum. Déjà présente chez Sall., Jug., V, 2 : Igitur amicitia Masinissae bona atque honesta nobis permansit) et chez Liv., XXVIII, 16, 12 : constantissimae ad ultimam senectam fidei, la mise en valeur de la fides de Massinissa fut amplifiée par Val. Max., V, 2 ext. 4 : constantissima fide), qui consacre un long développement à la fidélité du Numide dans les exempta étrangers de gratitude. 190  Sil., XVI, 115-116. 191  Sil., XVI, 124. 188

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matique par un ordre de la Providence. Sur le plan littéraire, il renvoie à  deux intertextes bien connus des lecteurs de Silius  : Servius Tullius chez Tite-Live (I, 39, 1-4) et Ascagne 192 chez Virgile (Aen., 2, 680-691) 193. Comme l’indique le philologue français, cet arrière-plan virgilien contribue ici à  souligner la pietas du chef  numide, en laissant deviner en filigrane la figure du pieux Énée et le souvenir de son alliance avec le non moins pius Évandre contre le furor de Turnus, qui est, par ailleurs, l’un des modèles littéraires du Hannibal silien 194. Parvenu dans le camp romain, Massinissa, respectueux de la uirtus, de la fides et de la pietas, s’adresse à Scipion et commence par évoquer « l’avertissement divin » et la prophétie de sa mère sacrée 195. La nature divine de son ralliement à  Rome, lequel permet aux Romains de défaire Syphax aux Grandes Plaines en 203 av. J.-C., se trouve donc à nouveau confirmée. Par la même occasion, Massinissa souligne la piété filiale dont il fait preuve en se pliant aux exhortations maternelles 196. Cependant, la grande vertu de Scipion 197 contribue, elle aussi, à  expliquer ce changement d’allégeance, en soulignant une fois de plus la rectitude morale inhérente à cette nouvelle alliance. Dans la mesure où nous savons que Scipion, empreint de clementia, reçoit Massinissa avec une « expression douce » 198, nous ne pouvons que songer à  son homologue livien charmant le roi numide 199. Par ailleurs, en juxtaposant quasiment les termes de

  La description de la flamme qui émerge du sommet du crâne de Massinissa, puis qui danse autour des tempes du héros (Sil., XVI, 119-121) est inspirée de celle de l’embrasement de la chevelure du jeune Ascagne (Verg., Aen., II, 682-684). 193  Ripoll, « Un héros barbare dans l’épopée latine : Masinissa dans les Punica de Silius Italicus », p. 99. 194  Ripoll, « Un héros barbare dans l’épopée latine : Masinissa dans les Punica de Silius Italicus », p. 103-104. 195  Sil., XVI, 140 : caelestum monita et sacrae responsa parentis. 196 La pietas de Massinissa est attestée dans la tradition chez Liv., XXVIII, 35, 8. Cic., Rep., VI, 9, 1-5 narre que le vieux roi se réjouit d’accueillir Scipion Émilien dans sa tente. Val. Max., I, 1, ext. 2, pour sa part, le place même parmi les exempla de pietas. 197   Sil., XVI, 141 : tua […] gratissima uirtus. 198  Sil., XVI, 138-139 : benigno […] uultu. 199  Liv., XXVIII, 35, 5-7. 192

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« meneur romain » 200 et de « roi » 201, Silius souligne en outre le contraste constitutionnel ainsi que l’étrangeté de cette situation tout en associant le Scipion républicain à l’empereur Domitien, dont l’expression est douce. Le Numide, désireux de flatter son puissant allié, évoque les « foudres » 202 du chef  romain et  file sa métaphore en l’invitant à  porter le feu en Libye 203, image reprise d’ailleurs par Scipion quelques vers plus loin 204. Ce dernier affirme 205 ensuite l’incorruptibilité de son pouvoir personnel. Puis, répondant à Syphax 206, Scipion se pose de nouveau en porte-parole des mores romaines et en exemplum républicain au profit du Sénat et du peuple romain. Massinissa insiste également sur son désintéressement  : s’il propose son aide aux Q uirites, ce n’est pas pour tirer parti de la victoire romaine 207, mais bien parce qu’il veut s’éloigner de la fourberie et  de la traîtrise des Carthaginois qui, de tout temps, ont trahi leur parole 208. Le chef  numide se dépeint donc comme un homme avide de récompenses morales plutôt que matérielles. Tout en serrant la main droite de Massinissa, celle de la déesse Fides 209, Scipion adopte un ton solennel en promettant que la fides des Romains se révélera encore plus grande que leur aptitude au combat 210. Massinissa conservera toujours, de son plein gré, un statut d’allié de l’Vrbs. En 168, après la victoire romaine de Pydna 211,   Sil., XVI, 138-139 : ductor […] Latius.   Sil., XVI, 139 : rex. 202  Sil., XVI, 143 : fulmina 203   Sil., XVI, 153 : flammis 204   Sil., XVI, 160 : Libyam portari incendia suades. Ripoll, « Un héros barbare dans l’épopée latine : Masinissa dans les Punica de Silius Italicus », p. 98. 205  Sil., XVI, 157-159  : magna hinc te praemia clarae  / uirtutis, Masinissa, manent, citiusque uel armis / quam gratae studio uincetur Scipio mentis. 206  Sil., XVI, 221-224  : subiungere plura  / non passus, gentis morem arbitriumque senatus / Scipio demonstrat, uanique absistere coepti / spe iubet et patres docet haec expendere solos. 207   Sil., XVI, 147 : praemia Martis. 208  Sil., XVI, 148 : perfidiam fugio et periuram ab origine gentem. 209  Cf. supra p. 111. 210  Sil., XVI, 155-156 : si pulchra tibi Mauorte uidetur, / pulchrior est gens nostra fide. 211  Paul-Émile, le fils de Scipion l’Africain, passait pour un modèle d’honnêteté. Polybe raconte que « devenu maître de la Macédoine, où il trouva, sans parler 200 201

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il aurait même déclaré qu’il ne possédait que la jouissance d’une contrée dont Rome restait la véritable propriétaire 212. Il remplira surtout des devoirs d’aide militaire envers les Romains  : outre Zama, il aida ses protecteurs dans les batailles les opposant à  Philippe  V de Macédoine de 200 à  197 213, à  Persée, le fils de ce dernier, de 171 à 168 214, à Antiochos III, de 192 à 188, mais aussi aux Ligures, en 193, aux Lusitaniens, en 154 et 153 et aux Celtibères, soulevés pour la seconde fois contre Rome 215. Silius s’en prend à Syphax, qui conclut un autre foedus avec les Romains avant de les abandonner au profit des Carthaginois. Contrairement à  Massinissa, il affiche la plus complète neutralité quand, désireux d’obtenir son soutien, Scipion se rend auprès de lui. Ainsi reconnaît-il l’imperator romain comme le fils de Publius Scipion 216, tandis que Massinissa, pourvu de vertus morales analogues à celles des imperatores romains, avait vu en lui le fils de Jupiter 217. La capacité du Numide de percevoir la véritable paternité divine de Scipion est compatible avec sa fides et  sa pietas, les valeurs centrales des Punica, tandis que l’erreur de Syphax s’érige comme préfiguration de son attitude antithétique à la vertu 218. Dans son ignorance, Syphax se croit capable de réconcilier les deux parties, préférant cette solution à  une association avec la meilleure d’entre elles 219. Finalement, Scipion lui demande de conclure une alliance avec Rome, arguant que rien ne pourrait

de beaucoup d’autres richesses, 6000 talents d’or et d’argent dans le trésor, loin de les convoiter, ne voulut pas même les voir, et en confia le maniement à quelques délégués, bien que dans la vie privée, il ne fût nullement dans l’opulence, ou pour mieux dire qu’il fût dans la gêne. » Liv., XIX, 1, 1 ; XXXI, 25, 5 ; XXXV, 6 ; XXXVI, 8, 7 ; XXXVI, 14, 4 ; XXXIX, 1, 1. 212   Liv., XLV, 13, 1-7. 213  Liv., XXXI, 11, 10. 214  Liv., XLV, 14, 1-6 ; Val. Max., V, 1, 1-3. 215  App., Ib., 46. 216  Sil., XVI, 193 : reuocat tua forma parentem. 217  Sil., XVI, 144 : nate Tonantis. 218  On remarquera que, contrairement à Tite-Live notamment, le dramatique épisode de Sophonisbe n’a pas retenu l’attention de Silius : Beaty, Foreshadowing and Suspense in the Punica of  Silius Italicus. 219   Sil., XVI, 219-221  : tu Libya, tu te Ausonia cohibere memento.  / Haud deformis erit uobis ad foedera uersis / pacator mediusque Syphax.

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lui apporter plus de gloire que la uirtus et  la fides romaines 220. Syphax accepte la proposition et se prépare à sceller cette union par un sacrifice. Cependant, à l’inverse de Massinissa, lequel est encensé jusqu’à être rapproché de Scipion, ce faux Évandre silien incapable de faire preuve de fides n’a pas reçu de présage divin favorable. Bien au contraire, puisqu’au moment de procéder au sacrifice proprement dit, l’animal offert aux dieux bondit de l’autel, incident que le narrateur interprète comme un signe de mauvais augure. Ainsi, écrit-il : « C’étaient là les funestes présages de la chute d’un trône, envoyés par les dieux, et la présence de signes menaçants d’un cruel destin. » 221 Bien que Syphax ait procédé au bon choix, les dieux lui démontraient donc que son alliance avec les Romains ferait long feu et que sa trahison lui porterait préjudice. Dès le début, le pacte conclu entre Syphax et  Scipion paraît donc voué à l’échec 222, et de fait, la prédiction ne tarde pas à se réaliser. Q uand Scipion parvient en Afrique, la situation avait déjà connu une évolution radicale et, en l’absence d’Hannibal, Syphax apparaît désormais comme celui en qui « se concentrent l’espérance de Carthage et  la terreur de Rome  » 223. Loin de se   Sil., XVI, 254-255 : amplius attulerint decoris, quam Romula uirtus / certa iuncta fide. 221  Sil., XVI, 270-271  : talia caelicolae casuro tristia regno  / signa dabant, saeuique aderant grauia omina fati. (rendu dans la traduction de M. Martin et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 80). 222  Les promesses prononcées qui incluaient la pratique d’une dextrarum iunctio comprenaient en effet intrinsèquement une valeur religieuse contraignante depuis les temps anciens. Moins solennelle que le iusiurandum, cette procédure de serment était allégée, car elle était dénuée des formes grandiloquentes classiques, mais elle conservait une dimension sacrée non négligeable. La portée transhistorique et universelle de la poignée de main entre deux hommes ne saurait être remise en question. Il n’entre pas dans le propos de cet ouvrage d’entreprendre une analyse poussée de la poignée de main grecque, la δεξίωσις. Cependant, il nous faut préciser que pour les Grecs, dès l’époque archaïque, ce geste comportait les mêmes champs d’application. Dans Eurip., Med., V, 21, après qu’elle a été trahie par Jason, l’héroïne « crie les serments, invoque les mains droites, qui sont la plus grande foi qui soit, prend les dieux à témoin de ce qu’elle reçoit en échange ». Au chant IV des Argonautiques d’Apollonius de Rhodes (99-100), Jason prononça un serment en prenant Zeus et  Héra à  témoin dans son intention d’épouser Médée, puis il unit aussitôt sa main droite à la sienne. 223  Sil., XVII, 62-63 : spesque Syphax Libycis una et Laurentibus unus / terror erat. (rendu dans la traduction de M. Martin et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 102). 220

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comporter en allié, comme il l’a promis à Scipion, Syphax oublie le traité établi devant l’autel 224 et, par la même occasion, renie sa fides et les lois de l’hospitalité 225. La raison à l’origine de cette attitude s’avère tout aussi importante  ; Syphax est transformé sous l’effet d’une « passion perverse » 226, à savoir son désir charnel pour l’une des filles d’Hasdrubal. Nous ne pouvons que difficilement remettre en question l’épisode de Sophonisbe, la jolie fille du suffète carthaginois Hasdrubal, tant il a  fait couler d’encre 227. Celui-ci lui désigna deux prétendants  : Massinissa et  son rival Syphax. En 205 av.  J.-C., le Punique choisit ce dernier. Massinissa ravagea alors le territoire carthaginois et épousa la jeune femme deux ans plus tard, mais ce ne fut que pour une nuit, car ce mariage ne fut pas autorisé par les autorités romaines. Soucieux de préserver ses liens politiques avec Scipion et privilégiant la fides à l’amor, Massinissa envoya du poison à Sophonisbe 228. Cependant, Silius ne semble pas juger nécessaire de rappeler avec force détails cette célèbre histoire. Tandis que l’épisode de Claudia Q uinta, la vestale qui, en faisant preuve de pietas, réussit à escorter jusqu’à Ostie le navire sur lequel se tient la déesse Cybèle, ouvre le livre XVII par une démonstration de pudicitia 229, la signification de la fides de Syphax se voit mise à  mal par une pulsion sexuelle incontrôlée, une manière d’affirmer clairement la supériorité morale des Romains sur leurs adversaires africains. Le désir que Syphax éprouve pour la fille d’Hasdrubal est comparé à l’attitude de Scipion qui, après le sac de Carthagène, sut résister aux tentations de la chair en restituant une captive à son fiancé, plutôt que de la garder pour son plaisir personnel 230. Cette décision avait été applaudie par

224  Sil., XVII, 67-68  : immemor hic dextraeque datae iunctique per aras  / foederis. 225  Sil., XVII, 68-70 : et mensas testes atque hospita iura / fasque fidemque simul […] / ruperat. 226  Sil., XVII, 69 : prauo mutatus amore. 227  Liv., XXX, 12, 10-22 ; Diod., XXVII, 7 ; App., Pun., 27 ; 37 ; Zon., IX, 13. 228  Kadra-Hadjadji, Massinissa le Grand Africain, p. 103-104. 229  Cf. supra p. 316-322. 230  Sil., XVII, 268-271.

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son compagnon, Laelius, pour lequel Scipion témoignait une très grande confiance et qui contribua à la victoire de Zama 231. La description du traitement réservé aux captifs de guerre par Scipion 232 est suivie d’une démonstration de continence sexuelle 233, le futur Africain restituant effectivement à  un chef  hispanique sa fiancée uirgo intacta. «  Grâce, ô vénérable chef, grâce soit rendue à ton esprit chaste » 234, déclare le légat Laelius à  propos de ce geste, évoquant ainsi le vers 475 du livre IV des Punica dans lequel Mars loue les prouesses morales de Scipion 235. Syphax n’est donc pas de taille à se mesurer à ce dernier en termes de moderatio, comme d’ailleurs il ne paraît pas apte à l’affronter sur le champ de bataille. Comme nous l’avons mentionné précédemment, les propos tenus par Mars au livre IV des Punica démontrent la supériorité du jeune Scipion sur l’éphèbe Iulus, encensé d’une manière semblable par Apollon chez Virgile 236, bien que ce soit pour un exploit purement militaire. C’est là un moyen d’indiquer que, grâce à  sa maîtrise de lui-même, Scipion transcende les modèles d’héroïsme dépeints notamment dans les épopées homérique et virgilienne. Aux vers 275-282 du livre XV des Punica, Laelius exprime clairement la supériorité de la continence de Scipion par rapport à  d’autres héros, pourtant déjà dignes de louanges en raison de leur gloire et de leur vertu. 231  Sil., XV, 274-282. En 202, à Zama, à l’aile gauche fut placée la cavalerie italienne avec, à sa tête, Laelius. Liv., XXX, 33, 2 nous apprend que ce dernier était alors lieutenant de Scipion et qu’il était attaché cette année-là à sa personne en qualité de questeur (le questeur étant responsable du financement des opérations, il pouvait jouir d’une influence certaine en cas de guerre) assigné sans tirage au sort en vertu d’un sénatus-consulte. Pol., X, 3, 2-4 écrit que Laelius, avec lequel il avait été en contact, était un intime de Scipion et qu’il a été « le témoin de ses actions et de ses paroles depuis son enfance jusqu’à sa mort. » Au neuvième chapitre du même livre, Pol., X, 9, 2 écrit que seul Laelius avait « le secret de son général. » À l’instar de Massinissa, profitant du trouble ambiant, Laelius se jeta sur la cavalerie carthaginoise qui fit demi-tour. Pol., XV, 12, 1-6 écrit qu’accompagné de Massinissa, Laelius s’élança avec ardeur à la poursuite des fuyards. Même son de cloche chez Liv., XXX, 33, 16. 232  Sil., XV, 263-267. 233  Sil., XV, 268-271. 234   Sil., XV, 274-275  : macte, o  uenerande, pudici,  / ductor, macte animi. (rendu dans la traduction de M. Martin et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 44). 235  Cf. supra p. 280-282. 236  Verg., Aen., IX, 641.

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Désireux de reconduire Syphax sur la voie de la vertu, Scipion lui rappelle que le respect d’un pacte d’amitié relevait du devoir divin 237. L’Africain ne voulant toutefois pas entendre raison, Scipion ne peut faire autrement que d’invoquer le traité sacré rompu par le roi 238, et de le châtier sur-le-champ. Au cours d’une attaque nocturne, les Romains parviennent aisément à  incendier le camp de Syphax, lequel ne réussit à s’échapper que de justesse 239. Cependant, même à ce moment, le roi refuse de prendre en compte cette leçon de moralité infligée par les Romains. Au contraire, désormais animé par la colère et la honte, mais aussi par la passion sensuelle déjà évoquée, il donne libre cours à  ses pensées les plus sauvages 240. Sous l’effet de ces pulsions irrationnelles, Syphax se risque à combattre les légionnaires sans prendre la moindre précaution, de sorte qu’il est facilement vaincu et capturé en 203 av.  J.-C. aux Grandes Plaines. Tandis qu’ils l’encerclent, les soldats romains reconnaissent rapidement celui qui a déshonoré les autels divins et renié le serment prêté à leur général vertueux 241. Une fois de plus, Syphax est distingué du Scipion castus et les seules différences morales entre les belligérants servent à  expliquer cette défaite. Le roi a  certes été vaincu au combat, mais son immoralité rendait sa défaite inéluctable. Dans ces scènes à  la connotation morale évidente et  amplifiées par des topoi épiques, Silius présente la bataille des Grandes Plaines, à l’instar de celle de Zama, davantage comme une victoire morale que comme un succès militaire. Sous la conduite de Scipion, incarnation parfaite de la vertu romaine, les Romains remportèrent un triomphe vertueux sur leurs ennemis qui, rattrapés par les actes impies et perfides dont ils s’étaient autrefois rendus coupables, connurent une cinglante défaite finale. Contrairement à  ce qui s’était produit au début des Punica, lorsque la uirtus, la fides et  la pietas n’avaient trouvé que des applications imparfaites et  engendré la méconduite, les Romains et  les Numides   Sil., XVII, 78 : reputet superos, pacta hospita / seruet.   Sil., XVII, 86-87 : castas polluti foederis aras / testatus. 239  Sil., XVII, 88-108. 240  Sil., XVII, 112-113  : ira pudorque dabant et  coniux, tertius ignis,  / immanes animos. 241  Sil., XVII, 129-130 : uiolauit et aras / caelicolum et casti ductoris foderea rupit. 237 238

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sous les ordres de Massinissa combattant à  Zama firent de ces vertus leurs armes principales. Ils accusèrent en outre leurs ennemis d’immoralité au milieu même des combats. La perfidie, dans les Punica, n’était pas l’apanage des Africains. À la veille de la bataille de Zama, à l’instar de Syphax avant lui, Philippe  V de Macédoine se montrait peu scrupuleux du pacte conclu avec Rome 242, comme en témoignait sa décision d’envoyer de l’aide aux Carthaginois en difficulté 243. Finalement, la phalange macédonienne fut gagnée par l’épuisement, et  les Romains en profitèrent pour faire irruption et stopper cette bande de Grecs qualifiés de «  parjures  » 244. L’antithèse fides/perfidia, fondée sur l’idéalisation morale de Silius, explique sans doute que le poète ait choisi d’opposer, lors de la bataille de Zama, le fidèle et loyal Massinissa aux troupes du perfide et vil Philippe V de Macédoine 245, au mépris de la vérité historique 246. À tout le moins, le poète flavien rapporte que les Romains portent ensuite leurs efforts contre les perfides Bruttiens, venus d’Italie aux côtés d’Hannibal. Laelius, le bras droit de Scipion, les insulte encore plus vertement. Avant de les attaquer, il les accuse de trahir l’Italie, et leur demande pourquoi ils abhorrent 242  Les ennemis en pourparlers devaient faire preuve de la fides in colloquio, autrement dit de respect vis-à-vis de l’intégrité des acteurs présents autour de la table de négociations. Le Flamininus de Liv., XXXII, 32, 15 stipule ainsi à Philippe V, qui se montrait méfiant envers la tenue éventuelle d’un colloquium, que « le danger est le même pour tous ceux qui se rencontrent avec un ennemi pour discuter, en cas d’absence de loyauté » (Par omnibus periculum est, qui cum hoste ad colloquium congrediantur, si nulla fides sit). L’auteur rappelle ainsi que, quelles qu’aient été les relations qui liaient les Romains aux autres peuples, même en l’absence d’un foedus ou d’une amicitia, la fides était une exigence de base pour les entrevues diplomatiques. 243  Sil., XVII, 420-421 : immemor has pacti post foedus in arma Philippus / miserat et quassam refouebat Agenoris urbem. 244   Sil., XVII, 425 : globus et periuria Graia resignat. Aux yeux de Cic., Asin., XLIX, 1-5 les Grecs étaient des êtres perfides. Dans Juv., Sat., VI, 1-4 fidèle interprète des préjugés romains contre tout ce qui provenait de l’Est, le poète affirme même que les Hellènes étaient prêts à  jurer sur la tête d’autrui. Liv., XXVIII, 13, 2  ; 17, 7  ; XL, 35, 11 oppose également la loyauté romaine à  la tromperie grecque. En outre, il avance que les Gaulois n’ont aucune fides. Comme le laisse sous-entendre Liv., V, 36, 6, la prise de Rome par les hommes de Brennus en 390 av. J.-C. représente la violation par excellence du ius gentium et la perfidia incarnée. 245  Sil., XVII, 413-421. 246 Dorey, « Macedonian Troops at the Battle of  Zama », p. 185.

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leur patrie d’origine au point de monter à bord des navires carthaginois 247. Laelius déclare que cette offense est impardonnable 248. D’ailleurs, les Bruttiens 249 vont encore plus loin dans leur forfait en cherchant à  faire couler le sang romain sur une terre étrangère 250. Tite-Live emprunte le τοὺς ἐξ Ἰταλίας de Polybe 251, mais est seul à  expliquer que ces habitants de la péninsule italienne étaient, pour la plupart, des Bruttiens, qui, « par contrainte et par force 252, plutôt que de bonne volonté », avaient suivi Hannibal lorsqu’il avait évacué l’Italie 253. La formule ui ac necessitate semble proposer une catégorisation des valeurs. D’ailleurs, plus loin dans son compte rendu, le Padouan indique que, ne sachant s’il devait voir en les Italiens des alliés ou des ennemis, le général carthaginois les avait éloignés du corps de bataille et relégués à l’arrière-garde 254. Pour l’historien, comme pour Silius, il est en effet difficile de s’en tenir à  l’idée d’une séparation entre jugements de fait et  jugements de valeurs. Le point de vue adopté est bel et bien constitutif  de l’objet dans la mesure où il guide les questions que se pose l’auteur. En d’autres termes, Silius et  Tite-Live privilégient l’opinion de leur lectorat romain à  l’expression stricte des faits 255. À la vue des visages italiens et  de leurs armes bien connues, ainsi qu’à l’écoute de cette langue commune qu’était le latin 256, l’affrontement qui s’ensuit s’apparente à la guerre civile. Élément curieux, cependant, quand les Bruttiens commencent à s’enfuir,

247  Sil., XVII, 433-435  : adeone Oenotria tellus  / detestanda fuit, quam per maria aspera perque / insanos Tyrio fugeretis remige fluctus ? 248   Sil., XVII, 436 : sed fugisse satis fuerit. 249   Just., XXIII, 1, 1-4 prétend que les Bruttiens tiraient leur nom de leur stupidité et de leur lâcheté. 250  Sil., XVII, 436-437 : Latione cruore / insuper externas petitis perfundere terras ? 251  Pol., XV, 11, 2. Liv., XXX, 33, 6 : Ex Italia secuti. 252  Liv., XXX, 33, 6. 253  Liv., XXX, 33, 6. 254  Liv., XXX, 35, 9. 255  Burgeon, « Le récit de Tite-Live de la bataille de Zama », p. 137-153. 256  Sil., XVII, 442-443 : accendunt iras ultusque uirorum / armorumque habitus noti et uox consona linguae.

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Hannibal les exhorte à « rester et à ne pas trahir notre peuple » 257, démarche qui s’avère payante puisque les fuyards regagnent le champ de bataille 258. Au dire de Fr.  Spaltenstein, le Barcide se montre ambigu dans ses propos : qu’entend-il en demandant aux Bruttiens de ne pas trahir «  notre peuple  » 259  ? Ceux-ci sontils inclus parmi les populations désormais tenues de prêter allégeance à la cité punique ? Si tel était le cas, les Bruttiens devaient se sentir réellement tiraillés. En prenant la fuite, ils se seraient effectivement rendus coupables d’une trahison supplémentaire, cette fois au préjudice de Carthage. Cependant, étant donné leur préférence pour un retour au combat découlant peut-être de raisons pécuniaires, ils n’ont, semble-t-il, pas l’intention de trahir successivement les deux camps. Désormais, à Zama, Romains et Carthaginois doivent s’affronter pour une lutte finale. C’est une nouvelle occasion pour Silius d’opposer la moralité de Scipion et  d’Hannibal, même si une confrontation directe entre les deux hommes n’aura jamais lieu.

F. La bataille de Zama ou l’absence de duel final entre Scipion et Hannibal Les deux armées se hâtent de se rencontrer dans les plaines de Zama 260. Il s’agit d’emblée d’un affrontement entre l’ancien et le nouveau, car Hannibal est décrit comme un dux uetus armorum 261 qui échauffe ses hommes avec «  des paroles incendiaires  » 262 tout en «  embrasant les cœurs d’un brûlant désir de gloire » 263. Ces expressions rappellent les souffrances endurées par les fidèles Sagontins en 219 à la veille du déclenchement de la 257  Sil., XVII, 445 : state ac nostram ne prodite gentem. (rendu dans la traduction de M. Martin et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 117). 258  Sil., XVII, 446 : uociferans subit et conuertit proelia dextra. 259 Spaltenstein, Commentaires des Punica de Silius Italicus, Livres 9 à 17, ad. 17, 444. 260  Sil., XVII, 291 : obuiaque aduersis propellant agmina castris. 261   Sil., XVII, 292-293  : Dux, uetus armorum scitusque accendere corda  / laudibus. 262  Sil., XVII, 293  : ignifero mentes furiabat. (rendu dans la traduction de M. Martin et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 110). 263  Sil., XVII, 294 : hortatu decorisque urebat pectora flammis. (rendu dans la traduction de M. Martin et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 110).

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deuxième guerre punique 264. L’expérience italienne d’Hannibal et ses années d’indolence à  Capoue sont momentanément oubliées. Il n’est pas surprenant que le discours d’Hannibal à  ses hommes, lequel forme un remarquable morceau oratoire de quarante-trois vers (XVII, 295-337), soit la plus longue harangue ante bellum qu’il ait jamais prononcée et  la dernière chance du Punique de rassembler son armée autour d’une idée commune. Il choisit ses hommes en les identifiant non pas par leur nom, mais par les réalisations passées (exemple : tu mihi Flaminii portas rorantia caesi / ora ducis 265), afin de les lier entre eux par leurs expériences anti-romaines communes. Le discours d’Hannibal crée un catalogue de réalisations qui retrace les moments clés de l’épopée. Ainsi rappelle-t-il les morts de Flaminius (XVII, 295-296), de Paul-Émile (XVII, 296-298) et de Marcellus (XVII, 298-299), et les innombrables soldats tombés à  Cannes (XVII, 305-308) et  à la Trébie (XVII, 311-313). Le chef  carthaginois fait ensuite allusion à la blessure de Scipion au Tessin (XVII, 314-316), à sa traversée des Alpes (XVII, 317-19), à  l’attaque menée contre Rome (XVII, 321-327), puis à  la destruction de Sagonte (XVII, 328-329). Son discours n’est pas un récit séquentiel du passé, car il se concentre sur les réalisations par lesquelles il se définit, Sagonte constituant le point culminant de ses victoires. Hannibal, dont les émotions s’expriment dans les relations qu’il entretient avec ses soldats, regrette de ne pas avoir vu son fils grandir, puis met en évidence la fides de son épouse 266. Dès lors, les termes Hannibal haec, qui mettent fin à  l’oraison du chef  punique, ne font que conclure un plaidoyer peu laudatif  consacré au Barcide. Pour Hannibal, le jour de la bataille de Zama est celui qui doit marquer la fin de la guerre 267. Sans doute estime-t-il que son âge et surtout ses expériences victorieuses constituent des atouts indéniables lui permettant de défaire le jeune Scipion. Ce der  Cf. supra p. 94-153.   Sil., XVII, 295-296 : Tu mihi Flaminii portas rorantia caesi / ora ducis : nosco dextram. 266  Sil., XVII, 333-334 : non uisos tam longa aetate penates / ac natum et fidae iam pridem coniugis ora. 267   Sil., XVII, 337 : hodie 264 265

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nier, comme lorsqu’il fit face à Fabius Maximus au Sénat 268, doit prouver aux Romains que son jeune âge ne traduit pas un manque de uirtus, de fides et de pietas. La présence d’Hannibal à Zama rappelle ses premières apparitions à Sagonte 269, quand il coiffait son casque à l’aigrette étincelante et porteuse de mort, et au Tessin, lorsqu’il resplendissait d’or et de pourpre 270, couleur du regnum. Scipion rayonne encore dans un vêtement d’écarlate 271, et  porte un bouclier reflétant l’image de son père et de son oncle 272, ainsi qu’un casque duquel jaillissent d’intenses reflets de feu 273. Cette représentation renvoie à sa présence lors du rassemblement de ses troupes au livre VIII, au cours duquel  un doux regard brûlait dans ses yeux 274. Ces ressemblances entre Hannibal et  Scipion les placent sur un pied d’égalité. Au demeurant, l’accent est une nouvelle fois mis sur le visuel de manière à  souligner l’importance du spectateur dans les Punica et  le rôle qu’il joue dans la réception de cette bataille décisive. Ces deux chefs de guerre sont toutefois aux antipodes de la moralité. Chacun d’eux entend démontrer tant son efficacité militaire que sa vertu. La bataille s’engage sans tarder. Pourtant, étonnamment, le duel tant attendu entre Scipion et  Hannibal ne se matérialise pas. L’Énéide se terminant en apothéose sous la forme d’une confrontation directe entre Énée et  Turnus, nous aurions pu croire que Scipion et  Hannibal se seraient lancé un défi semblable à la fin des Punica, mais, dans un souci de ne pas remettre en cause l’historicité de la bataille de Zama, il n’en est rien. Toutefois, chez Silius, ce non-événement donne lieu à une répétition intratextuelle de rencontres furtives survenues dans des   Cf. supra p. 182-193.   Sil., I, 461-462 : crine ut flammifero terret fera regna cometes, / sanguineum spargens ignem. 270   Sil., IV, 324 : Aduolat aurato praefulgens murice doctor ; XVII, 391-393 : Ibat Agenoreus praefulgens doctor in ostro, excelsumque caput penna nutante leuabat crista rubens. 271  Sil., XVII, 395 : At contra ardenti radiabat Scipio cocco. 272  Sil., XVII, 397-398 : dira / effigies 273  Sil., XVII, 398 : flammam ingentem frons alta uomebat. 274  Sil., VIII, 560-561  : flagrabant lumina miti  / aspectu, gratusque inerat uisentibus horror. 268 269

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passages antérieurs au sein des Punica sous forme d’affrontements entre Hannibal et  Scipion 275, de même qu’entre Hannibal et  Marcellus 276, ce dernier faisant lui-même l’objet d’une répétition lors du combat opposant Cinyps à Pedianus 277. En vérité, si Scipion et  Hannibal ne peuvent s’affronter en duel, c’est à cause de leurs protecteurs respectifs, Pallas et Mars, qui descendent sur Terre pour livrer bataille à leur place 278. En lui présentant une épée forgée sur l’Etna 279, Mars invite Scipion à  prendre exemple sur Énée et, tandis qu’il arme ainsi son protégé, le dieu de la guerre l’exhorte à accomplir de « plus grandes choses  » (maiora), rappelant ainsi sa promesse antérieure 280. Celui-ci évoque en outre la métapoésie propre au maius opus moueo («  Je débute une œuvre plus grande  ») de l’Énéide 281. Par cette affirmation rappelant sa propre exhortation métapoétique – paulo maiora canamus («  chantons des thèmes plus grandioses  ») – de la quatrième Églogue 282, Virgile annonce un contenu martial pouvant être considéré comme l’apanage des épopées romaines, et  introduit le chant de guerre qui prend fin avec le meurtre de Turnus par Énée 283. L’emploi du terme de pares au livre IX 284 vise à  comparer Scipion et  Hannibal. Il renvoie à  l’idée d’une paire de gladia  Sil., IX, 428-485.   Sil., XII, 194-202. 277   Sil., XII, 212-252. Muecke, « Hannibal at the ‘Fields of  Fire’ : ‘a wasteful excursion’ ? », p. 73-91. 278  Sil., IX, 438-469. 279  Sil., IX, 457-459. L’Etna a fait l’objet d’un poème, l’Aetna, qui ne fut très certainement pas écrit après l’éruption du Vésuve en 79 apr. J.-C. La tradition poétique latine s’est toutefois permise de traiter le volcan à plusieurs autres reprises (Lucr., I, 722-725  ; VI, 639-702  ; Verg., Aen., III, 570-582). Sen., Ep., 79, 5 décrit l’Etna comme étant «  un endroit d’admiration pour tous les poètes » (sollemnem omnibus poetis locum). Dans le même temps, le volcan a intéressé les historiens, les géographes, mais aussi les philosophes (Thuk., III, 116 ; Posidon., F. 234 ; Sen., Nat., II, 30, 1 ; Ep., 79, 1-5). De nouveau, ce passage des Punica nous montre Silius employant un contenu qui évoque aussi bien les poètes que les prosateurs l’ayant précédé. 280  Sil., IV, 476. 281   Sil., VII, 45. 282  Verg., Buc., IV, 1. 283 Tipping, Exemplary Epic  : Silius Italicus’ Punica, p.  160-161. Voir  : Ov., Met., VIII, 328 ; 8, 327. 284  Sil., IX, 463. 275 276

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teurs combattant en duel 285, et évoque donc, une nouvelle fois, l’affrontement de Turnus et  d’Énée. Le fait d’envisager cette rencontre de l’Énéide comme un combat singulier de lutteurs professionnels a  pour effet potentiel, selon Ph.  Hardie, de réduire la différence entre Énée et Turnus 286. Au surplus, cernere (« décider »), préféré à decernere, est, dans l’Énéide, un usage rare qui attire l’attention sur la façon dont Énée et Turnus, à l’instar de Scipion et d’Hannibal, sont censés être différenciés par leur morale 287. Il existe par ailleurs deux liens intertextuels unissant cette occurrence à  la Pharsale de Lucain, même si, dans les Punica, l’idée de paire est évoquée dans le seul but de souligner la différence entre les membres la composant. Lucain 288 débute par une longue évaluation du potentiel des deux protagonistes de la deuxième guerre civile, Pompée et César, et observe ainsi : Nec coiere pares («  Ils ne se firent pas face en tant qu’égaux  »). Le verbe coiere rappelle l’emploi de coisse (« rencontrer ») dans l’Énéide 289. La paire de gladiateurs de Lucain est clairement assimilable aux véritables duellistes que sont Turnus et  Énée. Il existe toutefois un net contraste entre le Pompée de Lucain – «  l’ombre d’un grand nom » 290 – et le dynamisme fulgurant que l’auteur de la Pharsale confère à  César 291. Une fois de plus, l’appariement et la comparaison entre gladiateurs ne portent pas préjudice à leur différenciation. Bien au contraire, puisque l’opposition idéologique entre le césarisme et la libertas républicaine traitée dans le poème de Lucain se trouve ainsi mise en valeur 292. Par ailleurs, le meurtre de Turnus perpétré par Énée à la fin de l’Énéide accable ce dernier d’un fardeau revêtant une forte ambiguïté  morale. 285   Cf. théorie des doubles mimétiques de R. Girard : Bourdin, René Girard. La théorie mimétique, de l’apprentissage à l’apocalypse. 286 Hardie, The Epic Successors of  Virgil : A Study in the Dynamics of  a Tradition, p. 152-154. 287  Verg., Aen., XII, 709. 288  Luc., I, 129. 289  Sil., XII, 709. 290   Luc., I, 135 : magni nominis umbra. 291  Luc., I, 151-157. 292 Grimal, «  Les visages de la Libertas chez Sénèque et  chez Lucain  », p. 133-144.

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Ce poids se révèle semblable à celui que le Scipion de Silius parvient apparemment à  éviter au livre IX des Punica, en dépit de sa participation au duel calqué étroitement sur le livre XII de l’Énéide. La confrontation manquée entre Hannibal et  Scipion aux livres X à  XVII s’inspire une nouvelle fois de différents défis épiques issus des œuvres avec lesquelles les Punica entretiennent des liens intertextuels, à  savoir, principalement, l’affrontement entre Achille et  Hector chez Homère 293 et  surtout, celui entre Énée et  Turnus chez Virgile 294. Par ses actes, la Junon de Silius rappelle sciemment son homonyme de l’Énéide, car elle tente de sauver Turnus en usant de moyens semblables. Dans les deux épopées, Junon demande à Jupiter d’épargner la vie de son protégé et, dans les deux cas, pour un temps seulement, son vœu est exaucé 295. Chez Virgile, la déesse façonne un sosie d’Énée pour éloigner Turnus du champ de bataille 296. De même, la Junon de Silius crée un Scipion fantomatique qui prend la fuite au loin, entraînant Hannibal dans son sillage 297. Alors que Turnus incarne la dernière force d’opposition qu’Énée doit surmonter avant de fonder Lavinium, Hannibal constitue le dernier obstacle à  la victoire complète de Scipion. Turnus et Hannibal fustigent tous deux leur adversaire en fuite, se demandant où il peut bien se rendre 298. Q uand les fantômes disparaissent et  que la duperie apparaît au grand jour, les deux hommes s’emportent contre les dieux 299. Hannibal semble d’ailleurs plus prompt à  réagir que Turnus  : reportant ses lamentations à  plus tard, il s’efforce de regagner le champ de bataille aussi vite que possible. Cependant, Junon le devance, et abat son cheval, l’empêchant ainsi de rejoindre Scipion 300. La suite des   Hom., Il., XX, 364-454 ; 22, 90-366.   Verg., Aen., XII, 194-202. 295  Verg., Aen., X, 606-632 ; Sil., XVII, 341-384. 296   Verg., Aen., X, 633-652. 297   Sil., XVII, 522-546. 298  Verg., Aen., X, 649 : quo fugis, Aenea ? ; Sil., XVII, 542 : quo fugis. 299  Verg., Aen., X, 666-669 ; Luc., XVII, 548-553. 300   Sil., XVII, 553-557  : frena inde citati  / conuertit furibundus equi campumque petebat,  / cum subito occultae pestis conlapsa tremore  / cornipedis moles ruit atque efflauit anhelo / pectore Iunonis curis in nubila uitam. 293 294

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événements offre de nouveaux parallèles avec l’épisode de Turnus. Vaincu pour la deuxième fois, le Barcide commence effectivement à se lamenter sur son sort 301. Son attitude 302 évoque clairement celle de Turnus qui, comme lui, se reproche d’avoir laissé mourir ses hommes 303. Tous deux jugent donc préférable de périr noyés plutôt que d’affronter la situation 304. Dans le cas d’Hannibal, cette déclaration s’avère d’autant plus importante qu’il avait échappé à  la noyade au cours de son récent voyage le ramenant à Carthage 305. Hannibal et  Turnus sont, chez Silius et  Virgile, envisagés comme des hommes qui prennent trop tardivement conscience du chaos qu’ils ont provoqué, mais qui adoptent jusqu’au bout une ligne de conduite faisant fi de ce désordre humain et moral. Les deux protagonistes, non dénués de uirtus, finissent par songer au suicide, y voyant une manière de laver leur déshonneur 306. Dans le poème virgilien, le destin de Turnus et  des Rutules est décidé par les dieux, ainsi que la Sibylle le révèle à Énée au livre V : « Les Dardanides viendront dans le royaume de Lavinium (chasse de ton cœur ce souci), mais aussi ils voudront n’y être pas venus. Des guerres, des guerres affreuses, le Thybre écumant de flots de sang, je les vois. Ni un Simoïs, ni un Xanthe ne te feront défaut, ni des camps doriens  ; au Latium un autre Achille a  déjà vu le jour  » 307. Toutefois, le fait que le destin de Turnus soit décidé ne comporte en aucune manière la négation de son libre arbitre. Il en va de même pour Hannibal dans les Punica. Les hommes, comme les dieux, peuvent soit accepter le fatum, comme le pré  Verg., Aen., X, 670-679 ; Sil., XVII, 558-565.   Sil., XVII, 561-564  : anne huic seruabar leto  ? Mea signa secuti,  / quis pugnae auspicium dedimus, caeduntur, et absens / accipio gemitus uocesque ac uerba uocantum / Hannibalem. 303   Verg., Aen., X, 672-675. 304   Verg., Aen., X, 676-679 ; Sil., XVII, 559-560. 305  Sil., XVII, 260-267. 306  Verg., Aen., X, 681-683 ; Sil., XVII, 565-566 : « Tartareus torrens ? » Simul haec fundebat et una / spectabat dextram ac leti feruebat amore. 307  Verg., Aen., VI, 84-89 : In regna Lauini / Dardanidae uenient (mitte hanc de pectore curam)  ;  / sed non et  uenisse uolent. Bella, horrida bella  / et  Thybrim multo spumantem sanguine cerno. / Non Simois tibi nec Xanthus nec Dorica castra / defuerint ; alius Latio iam partus Achilles. (rendu dans la traduction de Bellesort, A., t. 1, Paris, p. 167). 301 302

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conisaient les stoïciens 308, à  l’aide du triptyque vertueux, soit le repousser à l’aide du furor ou de la déraison. Ces nombreuses connexions entre Turnus et  Hannibal sont lourdes de sens  : loin de laisser présager clairement la survie du chef  punique après la bataille, elles contribuent au contraire à maintenir le suspense en donnant l’impression qu’un duel final avec Scipion aurait lieu. Comme nous le savons, la protection accordée à Turnus par Junon n’est que temporaire. Au livre XII, celui-ci finit effectivement par regagner le champ de bataille afin d’y affronter l’armée de son rival. De même aurions-nous pu espérer que l’intervention de Junon ne ferait que retarder la confrontation entre Hannibal et  Scipion. Silius met toutefois un terme à cet espoir, une troisième et dernière intervention de Junon ayant écarté définitivement l’éventualité d’un duel en attirant le Barcide encore plus loin de la zone de combat. Tandis que ce dernier songe au suicide, Junon prend ainsi l’apparence d’un berger (il s’agit là d’un motif  romuléen), et lui propose de le reconduire vers le front. Hannibal accepte sa proposition et la suit, mais la déesse ne fait que l’éloigner encore plus du champ de bataille 309. Ainsi Énée et Turnus, à l’instar de Scipion l’Africain et d’Hannibal, constituent-ils des paires d’individus certes démunis de toute gémellité anatomique mais dont la conduite morale éminemment asymétrique renvoie à  celle de jumeaux rivaux tels Romulus et  Rémus après que ce dernier a  franchi délibérément le sillon sacré tracé par son frère. En empêchant de la sorte la mort d’Hannibal, l’intervention de Junon souligne par ailleurs une différence importante entre la fin des Punica et celle de l’Énéide en ce que l’œuvre de Silius ne s’achèverait pas sur la mort d’un personnage central. Dans les Punica, l’idée de finalité, associée à  la mort de Turnus dans l’Énéide, fait place à  une notion de continuité. Tandis qu’au livre XII de cette œuvre, Junon accepte la victoire d’Énée, et  se réjouit du compromis arraché à  Jupiter 310, dans les Punica, elle se contente d’apparaître une dernière

  Cf. supra p. 24-25.   Sil., XVII, 567-580. 310  Verg., Aen., XII, 841 : adnuit his Juno et mentem laetata retorsit. 308 309

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fois avant d’abandonner finalement Hannibal à son sort, l’esprit troublé 311. Q uoiqu’il en soit, au cours de ce bref  épisode du livre IX des Punica mettant en scène les deux divinités romaines de la guerre, Pallas, la protectrice d’Hannibal, l’emporte facilement. F.  Ahl, M. A. Davis et A. Pomeroy suggèrent que sa supériorité sur Mars montre qu’un combat entre Scipion et Hannibal intervenu à ce moment précis aurait permis au chef  punique d’en sortir largement vainqueur 312. Il est, selon nous, préférable de penser que Silius, qui souhaite s’inscrire dans une certaine tradition 313, préfère se calquer sur l’Iliade, dans laquelle la déesse de la guerre intelligente surpasse largement le dieu de la guerre brutale. Peutêtre s’agit-il aussi d’une évocation symbolique de la victoire décisive remportée par les Carthaginois à  Cannes. Peu importe la signification véritable de cette défaite de Mars face à Pallas, l’attente d’un duel entre Hannibal et Scipion demeure dès lors insatisfaite et  l’éventualité d’un pareil combat ne réapparaît qu’au terme de l’épopée. Mais c’est compter sans Junon qui, effrayée par l’issue d’une lutte entre son protégé punique et  le consul romain, élabore pléthore de stratégies visant à empêcher Hannibal de provoquer Scipion. Ce duel ultime n’ayant finalement pas eu lieu, il convient de penser que la uirtus du Romain surpasse de toute évidence celle du Barcide. À Zama, bien que les efforts épiques d’Hannibal soient parus dépourvus de labor, ils contribuent à orienter l’épopée de Silius et à lui insuffler de l’énergie. La victoire définitive sur Hannibal voit les Romains l’emporter facilement et la supériorité de leurs valeurs est soulignée tout au long de l’affrontement, de sorte que cette bataille apparaît nettement moins équivoque que celles de Sagonte ou de Cannes. La uirtus de Scipion est la principale représentante de la vertu romaine. Elle s’est muée en une sorte de monument physique contemplé par les Q uirites. Le Romain, le premier à pénétrer en territoire ennemi, est ici aligné sur l’Hercule vertueux, celui qui débarrassa le monde de monstres, et est associé à  Romulus, le Romain par excellence. Virtus elle-même   Sil., XVII, 604 : tunc superas Juno sedes turbata reuisit.  Ahl, Davis et Pomeroy, « Silius Italicus », p. 2546. 313  Cf. supra p. 50-51. 311 312

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dresse d’ailleurs le portrait de Scipion en le présentant comme un modèle de virilité républicaine prêt à prendre les armes pour défendre l’État et ses concitoyens 314. Ajoutons enfin que, pour A. J. Pomeroy, il n’y a aucune raison d’attribuer la brièveté du récit de la bataille de Zama à  la santé défaillante de Silius. En effet, le poète a très probablement envisagé la portée de son poème épique avant qu’il n’en ait commencé la composition, et sa production prudente et méthodologique lui aurait laissé beaucoup de temps pour la révision du dernier livre s’il l’avait jugé nécessaire 315. Le compte rendu de la victoire finale de Rome ne servait qu’à mettre un terme à  la guerre et  à illustrer le comportement vertueux du seul véritable héros vertueux des Punica.

G. Le triomphe de Scipion : une voie vers l’apothéose et la tyrannie ? Nous inclinons à penser que la célébration de clôture de la deuxième guerre punique vient confirmer une ultime fois l’identité du Scipion de Silius en tant que Romain exemplaire modelé sur les dieux et les héros. Aux vers 645-654 du livre XVII, dans cette logique d’équilibre inter-période, l’auteur établit un parallèle entre le Scipion triomphant (le premier général que ses soldats salueront du terme d’imperator ; titre jusque-là réservé à Jupiter) et d’autres exemples de vertu caractéristiques de l’humain et du divin, et du Romuléen, du pré-romuléen et du post-romuléen. Pour B. Tipping, la fougue avec laquelle est dépeint Hannibal captive l’attention lors du triomphe final de Scipion 316, et constitue un rappel de la capacité permanente du Carthaginois à voler la vedette à  tout Romain, fût-il exemplaire sur le plan comportemental 317. La présence d’Hannibal sous forme d’image dans la parade triomphale de Scipion s’apparente à un miroir métapoétique venant défier la mise en épopée de l’histoire romaine telle   Cf. supra p. 323 ; 326-327.  Pomeroy, « Silius Italicus as ‘Doctus Poeta’ », p. 127. 316  Sil., XVII, 643-644  : sed non ulla magis mentesque oculosque tenebat,  / quam uisa Hannibalis campis fugientis imago. 317 Tipping, Exemplary Epic : Silius Italicus’ Punica, p. 104. 314 315

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que celle opérée par Silius 318. L’attrait qu’exerce cette image d’Hannibal sur le public assistant au triomphe s’avère tel que celui-ci se détourne de Scipion pourtant présent en personne. C’est là un témoignage incontestable de la prédominance d’Hannibal dans les Punica, conclut B. Tipping 319. Nous pensons toutefois qu’aux vers 436-437 du livre XVII, Silius établit une distinction favorable à Scipion, qu’il qualifie de melior, et lui attribue une supériorité morale à laquelle son prédécesseur proto-romain ne pouvait prétendre dans la version virgilienne du duel épique. En faisant usage du terme inuictus 320, Silius renvoie à la transcendance scipionienne, mais aussi à l’imitatio vertueuse du Hercule moralement juste. Dans cet épisode final des Punica, le poète réaffirme donc que le véritable successeur du héros jovien dans son poème n’est pas Hannibal, mais bien Scipion, personnage semi-­ divin transcendant par ses actes vertueux et dignes d’émulation 321. Il est effectivement admis au rang des demi-dieux récompensés pour leur démonstration exemplaire de la vertu 322. Au demeurant, empruntant la direction du Capitole, la procession triomphale de Scipion s’apparente à une forme d’apothéose, évoquant celle d’Hercule sur le Mont Œta. L’instabilité des exemples héroïques auxquels Scipion est comparé, laquelle demeure inhérente à l’ambiguïté dans les Punica, constitue toutefois un élément déstabilisant. Comme nous l’avons déjà explicité, l’ambivalence d’Hercule est indiquée par de nombreuses iuncturae intertextuelles 323. Dès lors, le panégyrique apparaissant au livre XVII des Punica 324 s’avère probablement moins équilibré que de prime abord. En 318 Matier, « Hannibal, the Real Hero of  the Punica ? », p. 15 ; Wilson, « Flavian Variant : History. Silius’ Punica », p. 232-233. 319 Tipping, Exemplary Epic : Silius Italicus’ Punica, p. 104. 320  Sil., XVII, 651. Le vocatif  inuicte est employé à deux reprises dans Verg., Aen., VI, 365 et 8, 293 : la première fois par le fantôme de Palinurus pour qualifier Énée ; la deuxième par les Salii pour désigner Hercule. La très grande proximité entre Hercule et Scipion dans Sil., XVII, 651 renforce les liens intertextuels unissant le Scipion de Silius et  l’Hercule de Virgile. Chez ce dernier, les Salii s’adressent au fils d’Alcmène comme au vainqueur des monstres et comme à une sorte de déité tutélaire méritant le titre de parens. 321  Burck, Historische und epische Tradition bei Silius Italicus, p. 173. 322  Bassett, « Hercules and the Hero of  the Punica », p. 273. 323  Cf. supra p. 157-159. 324  Sil., XVII, 645-654.

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remportant la bataille finale en sa qualité d’attaquant étranger dans le pays natal d’Hannibal, Scipion est devenu tout-puissant. Est-il pour autant un imperator désirant devenir un rex autocratique ? Le plus prestigieux des prisonniers de Scipion, le roi des Massyles, Syphax, marche en tête des captifs 325, qui comptent parmi eux des ressortissants de nationalités très diverses. Hannon représente les Carthaginois 326. Il est suivi par des Macédoniens et des Maures 327, puis par des Numides 328 ainsi que par le peuple des Garamantes et des Syrtes 329. Vers la fin de la République, l’exhibition de prisonniers de guerre éminents devint une composante essentielle du triomphe (en 46 av. J.-C., César ramena enchaîné Vercingétorix à  Rome pour le plus grand plaisir des Q uirites), usage qui se perpétua sous l’Empire. Dans le cas de Zama, leur présence visait à indiquer la future destinée impériale de Rome. À la suite du catalogue des prisonniers, figurait la description des lieux  : Carthage 330, Gadès, Calpé, le Guadalquivir, les Pyrénées et l’Èbre. Craignant apparemment que cette liste de lieux ne suffise pas à démontrer l’ampleur des exploits accomplis par Rome au cours de la guerre, Silius souligne la nature extrême de deux lieux bien particuliers : Gadès (l’actuel port espagnol de Cadiz), présenté comme la «  fin du monde  » 331, et  Calpé (Gibraltar), associé à son rôle de « terme des travaux d’Hercule » 332. Grâce à  ses campagnes militaires, Rome a  conquis l’ensemble de ces endroits considérés comme les plus éloignés du monde. Leur évocation au moment même de la procession triomphale de Scipion suggère que l’Empire romain poursuivra ses annexions dans l’ave-

  Sil., XVII, 629-630  : ante Syphax feretro residens captiua premebat  / lumina, et auratae seruabant colla catenae. 326  Sil., XVII, 631 : hic Hannon clarique genus Phoenissa iuuenta. 327  Sil., XVII, 632 : et Macetum primi atque incocti corpora Mauri. 328  Sil., XVII, 633 : tum Nomades notusque sacro, cum lustrat harenas. 329  Sil., XVII, 634 : Hammoni Garamas et semper naufraga Syrtis. Martin, « Carthage vue de Rome ou ‘le rivage des Syrtes’ chez Silius Italicus », p. 60-77. 330   Sil., XVII, 635-636 : mox uictas tendens Carthago ad sidera palmas / ibat et effigies orae iam lenis Hiberae. 331  Sil., XVII, 637 : terrarum finis. 332  Sil., XVII, 637-638  : laudibus olim  / terminus Herculeis Calpe. (rendu dans la traduction de M. Martin et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 124). 325

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nir, y compris sous l’ère flavienne, en particulier durant le règne de Domitien. La procession constitue non seulement une affirmation tangible de la suprématie romaine, mais dramatise encore le conflit entre son propre système politique – qu’il s’agisse de la République ou de la Principauté autocratique qui rejette officiellement l’appellation de «  monarchie  » – et  les rois et  royaumes caractéristiques de la majorité des autres nations du monde alors connu 333.  Le triomphe et  ses captifs, observe M.  Beard, conféraient à  l’empire et  à l’impérialisme une dimension physique et concrète. De même que l’image de Rome apparaît en conflit avec l’idée de monarchie, la procession (ou son compte rendu écrit) concrétise l’idée même de l’expansion territoriale romaine, sa conquête du globe. L’apparition de prisonniers étrangement exotiques au cœur de la capitale impériale s’apparentait à un véritable spectacle pour le peuple assistant à la procession… C’était là l’expression la plus tangible du pouvoir mondial de Rome 334. Le triomphe marquant la fin des Punica coïncide précisément avec ce moment où Rome commençait à  emprunter la voie de l’empire et de l’impérialisme 335. Dans ce succès décrit par Silius, elle se dirigeait non seulement vers l’Empire, mais elle renonçait aussi de manière implicite au substrat de son système républicain de gouvernance au profit du pouvoir d’un seul homme (la res publica restituta).

333 Beard, «  Looking for Roman Myth  : Dumézil, Declamation and the Problems of  Definition », p. 121. 334 Beard, «  Looking for Roman Myth  : Dumézil, Declamation and the Problems of  Definition », p. 123. 335  Scipion l’Africain, comme Caton, était animé d’une foi profonde en la valeur du destin unique de l’Vrbs. Toutefois, au conservatisme moral et politique de Caton s’opposait l’impérialisme pacificateur de Scipion l’Africain. Robert, Caton ou le citoyen, p. 2 écrit : « Deux politiques s’affrontent alors à Rome : l’une, ardemment défendue par Caton, souhaite fonder l’adaptation de Rome à  son nouveau rôle de maîtresse du monde sur les valeurs ancestrales et, en même temps, limiter les ambitions de la conquête afin que les Romains n’y perdent pas leur âme et, sous l’apparence d’une domination militaire des Grecs, ne se retrouvent pas, en réaction, asservis à  leur culture  ; l’autre, dont le premier héraut fut Scipion l’Africain, joue la carte de l’hellénisation et  semble moins méfiante à  l’égard des valeurs grecques. » Caton s’était opposé à la politique menée par l’Africain. Néanmoins, cela ne signifie pas que le vieux censeur ait continué d’éprouver du ressentiment à l’égard d’autres membres du clan Scipion.

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Pour  B. Tipping, des éléments autocratiques ponctuent la parade triomphale de Scipion de manière plus ou moins évidente. Aux vers 628 et  645-654 du livre XVII, Silius renvoie ainsi à  Auguste triomphant dans l’Énéide 336. De même, le vers 645, dans lequel il fait précisément état de la présence de Scipion, évoque l’Auguste virgilien 337. Silius fait par ailleurs écho à l’éloge composé au livre VI de l’Énéide 338 sous la forme d’un panégyrique d’Alexandre. Silius a déjà souligné le parallèle entre les apparitions du chef  macédonien dans l’autre monde, au livre XIII, et le personnage d’Auguste, au chant VI de l’Énéide. Pour ce faire, le poète fait usage d’un basculement d’epideixis conduisant de l’Auguste acclamé dans l’Énéide 339 à  Alexandre, tel qu’il apparaît au livre XIII des Punica 340. La réponse apportée par Scipion au défi de Fabius à la fin du livre XVI de l’œuvre silienne témoigne en outre de l’influence exercée par Alexandre durant leur rencontre dans l’autre monde. Au moyen de deux vers faisant référence à leur père commun, Jupiter 341, Silius renforce, bien que de manière indirecte, la relation unissant Scipion à Alexandre 342. Le rejet de la royauté exprimé par Scipion au livre XVI des Punica 343, épisode emprunté à  Tite-Live et  transposé en 209 av. J.-C., paraît sincère. Il fait en outre figure de point culminant dans un crescendo incluant la soumission de l’Espagne, mais aussi la visite rendue à Syphax et le projet de campagne en Afrique qui lui fit suite. Ce faisant, Scipion posa un geste républicain, tout en s’effaçant devant les institutions de la libera res publica. R. Marks perçoit l’imperator ayant vaincu l’armée d’Hannibal comme   Verg., Aen., VIII. 714-715.   Verg, Aen., VIII, 720. 338  Verg., Aen., VI, 801-805. 339   Verg., Aen., VI, 791-805. 340   Sil., XIII, 763-766 ; Verg., Aen., VI, 791-805. Helzle, Der Stil ist der Mensch : Redner und Reden in römischen Epos, p. 280 ; 285. 341  Plut., Alex., 2, 4 rapporte la légende selon laquelle le véritable père d’Alexandre n’était pas Philippe II, mais Jupiter, lequel se serait uni à  sa mère Olympias sous la forme d’un serpent. 342 Tipping, Exemplary Epic  : Silius Italicus’ Punica, p.  187. En se faisant l’écho du biographe grec, Silius va à  contre-courant de Luc., X, 14, chez qui Alexandre n’était que l’« insensé rejeton de Philippe ». 343   Sil., XVI, 277-284. 336 337

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une sorte de monarque éclairé, mais refuse d’envisager une telle royauté sous un angle foncièrement négatif, simplement à cause de l’association de Scipion au sceptre royal. Pour le philologue, il conviendrait de traduire le terme securus par «  assuré de  ». Et de conclure que Silius attribue à  Scipion un pouvoir royal, celui de la vice-régence de Jupiter, sans pour autant manifester de désir répréhensible vis-à-vis d’une pareille prérogative. Dépeint comme un bon roi, Scipion se distingue ainsi des tyrans et autres fratricides associés au sceptrum 344. Selon certains auteurs, parmi lesquels D.  T. McGuire, juste avant le triomphe proprement dit, un signe viendrait indiquer le rôle monarchique assumé par Scipion. Silius nous apprend ainsi que l’Africain reprend la mer «  avec son sceptre assuré  » afin de gagner Rome et d’y célébrer son triomphe 345. Pour D. T. McGuire, l’expression securus sceptri désigne «  le sceptre d’un roi et, par extension, son pouvoir  », ce qui apparaît négatif 346. En employant cette expression, l’auteur présente pour ainsi dire le Scipion de la fin de l’épopée comme un roi aux pouvoirs quasi absolus. Ce faisant, il cherche à étayer sa propre vision des Punica, celle d’une épopée pessimiste. De même, il s’appuie sur ce postulat pour nourrir ses critiques contre la Rome des Flaviens dont il juge le pouvoir tyrannique. À en croire D. T. McGuire, en associant Scipion à  un symbole de royauté au moment de son triomphe, Silius suggère donc l’existence d’une menace autocratique. Nous estimons que la thèse de D.  T. McGuire peine à convaincre dans la mesure où, si l’on épouse celle-ci, le portrait entièrement positif  que Silius brosse de Scipion tout au long des derniers livres des Punica serait alors immédiatement remis en question par le spectre du regnum. Dans le contexte de cette dernière étape de la guerre, il nous semble impossible d’admettre que les qualités morales de Scipion, si souvent soulignées au cours des épisodes antérieurs, aient été instantanément invalidées par son association au pouvoir royal. Si, comme le suggère D.  T. 344 Marks, From Republic to Empire : Scipio Africanus in the Punica of  Silius Italicus, p. 204-205. 345  Sil., XVII, 627-628 : securus sceptri repetit per caerula Romam / et patria inuehitur sublimi tecta triumpho. 346   McGuire, Acts of  Silence. Civil War Tyranny, and Suicide in the Flavian Epics, p. 101.

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McGuire, l’indice évoquant la royauté à la fin des Punica concernait effectivement le futur impérial de Rome, il inviterait en réalité à l’espoir d’un monde unifié sous la coupe d’un prince éclairé. Pour Silius, il s’agit d’indiquer au lecteur la vertu permettant à tout dirigeant de se hisser au rang de meneur moral et militaire. Le triomphe célébré à la fin des Punica montre deux destinées différentes, correspondant chacune à  l’une de ces possibilités  : tandis que Syphax l’immoral est contraint de défiler parmi les captifs 347, Scipion le vertueux y prend part en conquérant victorieux 348. En outre, au moment de son triomphe, l’imperator est masqué par toute une série d’imagines 349. Or le terme de sceptrum usité dans les Punica ne doit nullement renvoyer au regnum, mais bien à cet instrument religieux à la symbolique forte qui comptait parmi les accessoires traditionnellement portés par le triumphator. L’apparence que Silius confère à celui-ci 350 l’associe dès lors à la fois aux chefs de guerre triomphants et  à Jupiter, roi des dieux, mais en aucun cas aux rois tyranniques qui ont sévi entre Tullus Hostilius et l’instauration de la République par Brutus. Comme nous le verrons, le triomphe de clôture de Scipion évoque d’ailleurs celui de Jupiter décrit à  la fin du livre XII des Punica. Le sceptrum ne remet donc pas en cause la compatibilité de Scipion avec le rôle d’instrument de l’autorité de l’État que lui attribuaient les institutions républicaines. En rejetant la royauté au nom de Rome, Scipion, en partie calqué sur le modèle énéen dont il est le successeur et la personnification républicaine, personnifie donc l’esprit républicain selon lequel toute monarchie rime avec anathème. En célébrant son rector exemplaire et en le disant « peu préoccupé par » ou « assuré du » pouvoir royal, voire les deux, il se peut que Silius l’identifie, dans le meilleur sens du terme, à un proto-autocrate, lequel devait servir d’exemplum à  Domitien 351. Cependant, le

  Sil., XVII, 629-630.   Sil., XVII, 645-646 : ipse astans curru atque auro decoratus et ostro / Martia praebebat spectanda Q uiritibus ora. 349  Sil., XVII, 644 : quam uisa Hannibalis campis fugientis imago. 350  Sil., XVII, 645. 351  Burgeon, Domitien : un empereur controversé. 347 348

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poète flavien nous rappelle surtout que Scipion reste un républicain romain modèle. Comme Polybe et  Appien le font pour Scipion Émilien 352, Silius donne une version presque apologétique de l’Africain, le paradigme de l’homme de bien et  de l’homme d’État et  le uir épique en compétition avec l’Achille homérique. L’auteur bâtit le caractère de Scipion afin que celui-ci devienne un modèle indubitable de virilité et de moralité.

H. La victoire de Zama ou la genèse de l’impérialisme romain Nous nous sommes interrogé ci-avant sur les raisons grâce auxquelles Scipion réussit à  renverser Hannibal, et  avons vu qu’il n’avait nullement caressé l’espoir de devenir un rex. Deux questions restent en suspens : comment réussit-il à convaincre les sénateurs du bien-fondé de son expédition africaine ? La victoire de Zama a-t-elle conduit Rome à s’engager irrémédiablement sur la voie de l’empire  ? Nous allons voir que ces deux interrogations sont dépendantes l’une de l’autre. En 205, ayant mis un terme aux jeux funéraires célébrant les mémoires de son oncle et  de son père défunts, Scipion rentra à  Rome, où il fut élu consul. Pour la première fois de la guerre, il suggéra d’envahir la Libye, mais, craignant qu’une campagne étrangère ne tournât à la catastrophe, les sénateurs plus âgés s’opposèrent à sa proposition 353. Incarnation de la nouvelle voie qui s’offrait à Rome, Scipion engagea un débat avec Fabius, le représentant de la plus ancienne faction du Sénat. Au cours de cette discussion 354, les participants exposèrent les intérêts divergents des différentes factions, anciennes et  nouvelles. L’avis de Scipion prévalut, démontrant ainsi que l’avenir de Rome se situait désormais hors d’Italie, et  que la décision d’envahir l’Afrique constituait la première 352  Burgeon, La troisième guerre punique et la destruction de Carthage. Le verbe de Caton et les armes de Scipion, p. 110-125. 353  Sil., XVI, 597-599 : sed non par animis nec bello prospera turba / ancipiti senior temeraria coepta uetabant / magnosque horrebant cauta formidine casus. 354  Sil., XVI, 600-700.

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étape de l’impérialisme romain. Et ce, bien plus que la prise de la Sicile durant la première guerre romano-punique qui répondait essentiellement à  des impératifs défensifs. Aux yeux de certains chercheurs, le succès remporté par Scipion sur Fabius au Sénat 355 marque la victoire d’un principe et d’une idéologie extra-italienne plutôt que celle d’un individu 356. Silius s’inspire ici très clairement de Tite-Live, qui rapporte également ce débat opposant les deux Romains. Un grand nombre d’arguments avancés par Scipion et Fabius Maximus dans les Punica trouvent d’ailleurs leur origine dans la version proposée par le Padouan. Nous insisterons toutefois sur les spécificités du motif  silien. Fabius, dans le poème de Silius, commence son attaque contre Scipion en rappelant la gloire dont il s’est lui-même couvert durant le conflit. Battant ainsi en brèche l’idée selon laquelle il aurait été jaloux de lui, et aurait voulu minimiser les mérites de son interlocuteur, il réaffirme du même coup son unique motivation : servir consciencieusement sa patrie 357. Chez Tite-Live, Fabius se défend au moyen d’arguments similaires. Il rappelle même son absence de contestation lorsqu’il dut, au début de sa carrière, partager son commandement avec Minucius. Fabius, désormais vieux et usé, estime qu’il n’est donc pas question pour lui de s’opposer au commandement de Scipion 358. Dans les Punica, Fabius poursuit en soulignant qu’Hannibal est toujours actif  en Italie, et  que Scipion n’a dès lors aucune raison de quitter la péninsule : cette gloire qu’il désirait si ardemment, il l’obtiendrait en combattant l’ennemi hic et nunc. Fabius, qui entend circonscrire le combat au seul Hannibal, invective Scipion  : «  Tu cherches à  porter une nouvelle guerre sur le sol libyen  : l’ennemi nous manque-t-il donc en Ausonie  ? N’est-ce pas assez pour nous que de vaincre Hannibal ? Q uel surcroît de gloire vas-tu chercher sur le rivage d’Elissa ? » 359 En partant pour Carthage, Scipion laisserait donc Rome sans défense face à Han  Sil., XVI, 600-700.   Von Albrecht, Silius Italicus. Freiheit und Gebundenheit römischer Epik, p. 84-85. 357  Sil., XVI, 604-610. 358  Liv., XXVIII, 40, 8-14. 359  Sil., XVI, 611-613 : « Bella noua in Libyae moliris ducere terras : / hostis enim deest Ausonia, nec uincere nobis / est satis Hannibalem ? Petitur quae gloria 355 356

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nibal ; un acte qui paraît stupide et fourbe aux yeux du prudent Fabius, et qui ferait, selon lui, le jeu du chef  punique en servant uniquement le désir de renommée de Scipion 360. De même, le Fabius de Tite-Live exhorte-t-il Scipion à  terminer la guerre en Italie. Il souligne aussi les dangers d’une séparation des deux armées consulaires, à un moment où les ressources s’épuisent 361. Comme son homologue de l’œuvre livienne, le Fabius des Punica inclut dans son exposé des exempla connus. Bien que destinés à étayer son argumentation, ceux-ci démontrent surtout sa position défensive. Tous deux évoquent le cas de Fulvius, rappelé de Capoue tandis qu’Hannibal se dirige vers Rome 362, et invitent également Scipion à  se remémorer l’exemple de son père qui, lorsqu’il apprit que le Barcide avait franchi les Alpes, abandonna sa campagne en Hispanie pour rentrer en Italie 363. Chez Silius, Fabius Maximus pérore en affirmant que si Scipion débarquait en Afrique, le chef  carthaginois continuerait de ravager l’Italie, suggérant par ce biais-là ses grandes incertitudes quant à  la victoire décisive 364. Le Fabius de Tite-Live fait usage d’un argument identique 365. Au vers 644 du livre XVI des Punica, la manière dont Fabius obtient l’adhésion des anciens du Sénat évoque, elle aussi, la version livienne du débat 366. Les vers 645 à 697 du livre XVI constituent une apologie personnelle et  un condensé d’histoire renvoyant aux gesta des Scipions annoncés dans le livre IV et relatés aux livres XIII, XV, XVI et XVII. À partir du vers 645 du livre XVI, Scipion commence à répondre à son adversaire, mettant en exergue sa gloire personnelle 367 et évoquant ses exploits antérieurs tout en les présentant maior / litore Elissaeo ? » (rendu dans la traduction de M. Martin et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 92). 360   Sil., XVI, 611-640. 361  Liv., XXVIII, 41, 2-13. 362  Sil., XVI, 625-627 ; Liv., XXVIII, 41, 13. 363  Sil., XVI, 632-636 ; Liv., XXVIII, 42, 20. 364  Sil., XVI, 641-643. 365   Liv., XXVIII, 42, 16-19. 366 Helzle, Der Stil ist der Mensch : Redner und Reden in römischen Epos, p. 263-265 et 293 ; Sil., XV, 445-446 ; XVI, 76 ; 77 ; 645-646 ; 650-654 ; 655662 ; 671 ; 672-676. 367  Au dire de Liv., XXVIII, 17, 2, Scipion était inexplebilis uirtutis ueraeque taudis (« insatiable de bravoure et de vraie gloire »).

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comme des exemples de nature à  gagner la confiance du Sénat. Par ailleurs, se livrant à  une improvisation autour du thème de la pietas citoyenne 368, il déclare être l’homme de tous les dangers. Tout en soulignant les combats menés contre les ennemis de Rome, il prend soin d’énumérer les alliances forgées au nom de celle-ci. La fougue et la verve de ces motifs font songer à certaines harangues virgiliennes. Ainsi, les vers 655-662 du livre XVI, tout en faisant écho aux conquêtes d’Auguste chez Virgile 369, décrivent l’étendue de territoires qu’il prétend avoir conquis au nom de l’Vrbs 370. Pour Fr. Ripoll, la cupido gloriae qui anime le jeune Scipion reçoit dans les Punica une sorte de confirmation et  de légitimation en deux temps  : d’abord par référence à  un exemplum historique, celui d’Alexandre, puis par un discours de pédagogie morale inspiré par le stoïcisme romain et  délivré par Virtus 371. Si la réponse de Scipion à  Fabius dans les Punica s’inspire également de celle donnée dans l’Ab Vrbe condita, les deux versions n’en présentent pas moins plusieurs dissemblances importantes. De fait, Tite-Live insiste sur les machinations politiques sous-tendant le débat. Chez Silius, en revanche, celui-ci semble davantage motivé par les divergences d’opinion de Fabius et  de Scipion quant au futur de Rome que par les rivalités mesquines entre deux adversaires politiques. Pour commencer, Scipion fait remarquer que ces « oiseaux de mauvais augure », adversaires de son plan d’invasion de l’Afrique, s’étaient déjà opposés jadis lors de sa campagne d’Hispanie, peu après la mort de son père et de son oncle, et que les exploits qu’il y avait accomplis par la suite leur avaient donné tort 372. Après un rappel des principaux événements de cette campagne, Scipion souligne qu’il est désormais plus fort et plus expérimenté   Sil., XVI, 650-651.   Verg., Aen., I, 286-288 ; VI, 791-805. 370  Notons que la référence implicite à Auguste que Silius semble avoir voulu générer nous conduit à associer une nouvelle fois le héros républicain des Punica au premier princeps romain qui s’était emparé, grâce à ses généraux (Agrippa surtout), du nord de l’Hispanie, des Alpes, de la Rhétie, du Norique, de la Dalmatie, de la Galatie, de la Pamphilie, de la Mésie, de la Pannonie et de l’Égypte. 371  Ripoll, « Scipion l’Africain imitateur d’Alexandre le Grand chez Silius Italicus », p. 41. 372  Sil., XVI, 645-653. 368 369

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qu’à cette époque, tandis que les Carthaginois se sont affaiblis en raison des pertes subies 373. Chez Tite-Live, le futur imperator prétend que personne ne s’est jamais inquiété de le voir assumer le commandement en Hispanie, balayant ainsi d’un revers de main les objections de ses détracteurs 374. A contrario, le Scipion de Silius fait l’objet de critiques continuelles. C’est une différence essentielle par rapport à  celui de Tite-Live qui perçoit les critiques persistantes des sénateurs comme un symptôme de leur jalousie et  non comme le résultat d’une opposition idéologique fondamentale. Le Scipion de Silius, désireux d’incarner la transition vers une ère novatrice et  disposant d’une nouvelle ligne de pensée géostratégique, étrangère aux vues conservatrices des vieux sénateurs, persuade dès lors les Romains de prendre exemple sur sa vigueur, son audace, ainsi que sur ses valeurs morales dans leur ensemble. Scipion, chez Silius, agit en outre au nom des masses dont le commandement lui a  été attribué par intervention divine 375. Contrairement au personnage de Tite-Live, il n’a donc rien du simple mortel perdu au milieu de vaines querelles politiques. En qualifiant sa prochaine campagne en Afrique de « dernier et de plus grand combat » 376, Scipion veut se dépeindre sous les traits d’un Hercule héroïque endurant les épreuves pour le compte de la communauté civique 377. L’expression actis nostris («  pour mes exploits  »), qui apparaît entre les termes ultimus et  labor, peut tout aussi bien renvoyer aux acta («  exploits  ») des imperatores de la fin de la République comme Pompée et César, dont l’ambition joua un grand rôle dans le déclenchement de la guerre civile. Cette locution semble en outre renvoyer aux res gestae (« accomplissements ») et à l’autoglorification du premier empereur romain, et  ce, d’autant plus que le Scipion de Silius vient tout juste d’évoquer les exploits de l’Auguste livien et virgilien 378.   Sil., XVI, 655-669.   Liv., XXVIII, 43, 9-14. 375 Vinchesi (éd.), Silio Italico, Le guerre Puniche, p. 52-53 ; 60. 376  Sil., XVI, 663-664. (rendu dans la traduction de M. Martin et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 94). 377 Laudizi, Silio Italico : Il passato tra mito e restaurazione etica, p. 134. 378 Tipping, Exemplary Epic : Silius Italicus’ Punica, p. 177. 373 374

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À la fin de son discours, le Scipion silien affirme que Carthage doit, par un juste retour des choses, goûter aux joies amères de l’invasion et connaître les mêmes dévastations que celles qu’Hannibal a  infligées à  l’Italie pendant si longtemps 379. En effet, le consul rappelle la faveur des dieux acquise à  la race troyenne, puis annonce qu’il s’apprête à  se venger de l’attaque punique menée contre les murailles de Rome. Le vers 697 fait crépiter l’incendie qui allait dévaster les remparts de la cité de Didon. Un sentiment similaire est exprimé dans la version de TiteLive 380. Une fois le discours de Scipion terminé, les sénateurs, « remotivés » et « comme appelés par le destin », avalisent son plan 381. Contrairement à Tite-Live 382, Silius, en tant que poète, aurait très bien pu ne pas inclure l’argumentaire développé par Fabius Maximus au cours de l’échange. En mettant en scène cette controverse, le Flavien apporte son soutien à  Scipion et  aux empereurs ayant repoussé les limites territoriales de l’Empire romain, mais il n’en laisse pas moins une place de choix à son adversaire, s’opposant à la fois à l’homme et à ses principes. L’expression pater ora resoluit («  le père déverrouilla ses lèvres  ») 383, qui rappelle la relation paternelle unissant Fabius à  la République romaine, confère une autorité prophétique aux propos tenus. Silius nous livre une description qui se trouve donc dénuée des conflits politiques inhérents à  la version livienne. Dans les Punica, si le Sénat donne son accord, c’est grâce à l’efficacité du discours du vertueux et convainquant Scipion, mais aussi à cause de l’inéluctabilité du destin, thème que nous avons déjà eu l’occasion d’aborder 384. Dans la description de Tite-Live, au contraire, l’exposé de Scipion semble avoir été inefficace, principalement en raison du climat politique ambiant. Selon l’historien padouan, Scipion aurait envisagé de se tourner vers le peuple si l’assem  Sil., XVI, 677-697.   Liv., XXVIII, 44, 12-15. 381   Sil., XVI, 999 : consulis annuerunt dictis. 382  Liv., XXVIII, 40, 3-44. 383  Sil., XVI, 602-603 : altius orsus / hoc grandaeua modo Fabius pater ora resoluit. (rendu dans la traduction de M. Martin et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 92). 384  Cf. supra p. 197 ; 219 ; 222 ; 231 ; 235 ; 264 ; 270. 379 380

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blée des Patres n’avait pas exaucé ses vœux ; l’autorité du Sénat serait alors devenue obsolète 385. D’ordinaire méfiante à  l’égard de Scipion, l’assemblée exige de lui des garanties : il devait s’engager à respecter sa décision avant même que celle-ci ne soit votée. Ayant consulté son collègue, il cède sur ce point. Sur ces entrefaites, les sénateurs ratifient enfin leur décision, autorisant le jeune consul à embarquer pour l’Afrique afin de porter la guerre hors d’Italie. Tite-Live insiste sur la défiance que le Sénat éprouvait envers Scipion, à cause du traitement que ce dernier lui réservait. Chez Silius, en revanche, il n’est jamais question d’un éventuel appel au peuple, et les sénateurs paraissent charmés par le discours du futur imperator. Le poète souligne ainsi le contraste entre les doctrines de Scipion et  de Fabius, plutôt que d’insister sur les machinations politiques, lesquelles représentaient l’essentiel du contexte chez Tite-Live. Même si le lecteur n’a pas connaissance de la version de ce dernier, il peut toutefois comprendre la modification de l’arrière-plan politique du débat voulue par Silius, qui témoigne sa volonté d’insister principalement sur la division idéologique entre Scipion et Fabius et de mettre en relief  la nouvelle politique impérialiste du futur Africain et  des imperatores qui firent la gloire de l’Vrbs, Auguste et Domitien en tête. Il n’entre donc pas dans les intentions du poète flavien de proposer un compte rendu exact des raisons ayant permis à Scipion de mener son expédition contre Carthage. Selon B. Tipping, au vers 698 du livre XVI, l’expression « à l’appel du destin  » 386 laisse entendre que les sénateurs partisans de Scipion se contentent de suivre le fatum. Dans le même vers, cette locution est toutefois précédée des termes «  enflammés par ces mots  » 387, lesquels suggèrent une forme de réaction passionnée relevant de l’apanage de la foule plus que du Sénat, dont le jugement doit au contraire se fonder sur la raison et témoigner d’une moins grande fougue 388. Cette attitude offre un net contraste

  Liv., XXVIII, 45, 1.   Sil., XVI, 698 : fato […] uocante. 387  Sil., XVI, 698 : talibus accensi. 388 Tipping, Exemplary Epic : Silius Italicus’ Punica, p. 179. 385 386

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avec l’équanimité idéalisée de Fabius illustrée par son «  esprit calme » 389, don de Jupiter 390. En refusant tout retard dans la destinée que les dieux lui réservaient 391, Scipion fait écho au conseil reçu du fantôme d’Alexandre lors de sa rencontre avec lui, aux Enfers 392. Nous inclinons à  penser qu’en imitant l’attitude du Macédonien (une figure digne d’aemulatio mais ne jouant dans les Punica qu’un rôle secondaire) à  Sigeum, le Scipion silien, à  l’instar de Pompée, de César et d’Auguste, entend certes démontrer qu’il prend Alexandre pour modèle 393, mais sans pour autant reléguer au second plan les actions valeureuses accomplies par le mythique chef  des Myrmidons. Le vers 797 du livre XIII des Punica met d’ailleurs en avant la uirtus d’Achille, qui « a grandi » (creuit) pour se muer en une sorte de monument physique « montré aux peuples » (gentibus ostendi). Ainsi, en plus de marquer la fin d’un monde, Zama annoncet-elle l’entrée dans cette nouvelle ère que Silius met en valeur par l’entremise de son principal défenseur, Scipion. La manière dont celui-ci est dépeint à  la fin des Punica s’avère donc déterminante pour bien comprendre l’attitude du poète par rapport à ce basculement crucial de la politique et de l’idéologie romaines. La description de ce succès laisse clairement apparaître la destination poursuivie par la nouvelle Rome. Plutôt que de célébrer la survie de l’Vrbs au terme d’une bataille faisant plusieurs milliers de morts, Silius préfère insister sur la subordination des peuples étrangers, parmi lesquels les Carthaginois et  ceux qui avaient combattu à  leurs côtés, suggérant de la sorte la nature extra-­ italienne de la nouvelle politique impérialiste romaine.   Sil., VI, 616-617 : quieta / mente.  Helzle, Der Stil ist der Mensch : Redner und Reden in römischen Epos, p. 298. 391  Sil., XVI, 670-672 : ne uero fabricate moras, sed currere sortem / hanc sinite ad ueterum delenda opprobria cladum / quam mihi serua‹ue›re dei. 392  McGuire, History as Epic  : Silius Italicus and the Second Punic War, p. 172 ; Liv., XXVIII, 43-44. 393  Ripoll, « Scipion l’Africain imitateur d’Alexandre le Grand chez Silius Italicus », p. 45 parle de neutralité bienveillante de l’ère flavienne face à l’image d’Alexandre. Cette attitude contribue à  effacer le souvenir des polémiques de la période néronienne, et  à préparer le nouvel essor que connaîtra le modèle d’Alexandre à l’époque de Trajan. 389

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En remportant la victoire, Scipion pose un acte révolutionnaire, car il instaure ainsi une série de comportements originaux liés à  l’impérialisme au sens moderne du terme. Comme nous l’apprend Silius, il est le premier Romain à obtenir un nom inédit, formé sur celui du pays conquis 394  ; d’autres imperatores, dont Germanicus, auront cet honneur. Bien qu’anodin en apparence, cet élément augurait de la direction que Rome s’apprêtait à suivre : dans la nouvelle ère qui s’ouvrait, les généraux seraient heureux d’imiter son exemple, mais il leur faudrait alors conquérir des territoires. Ce faisant, l’Africain avait inauguré une tendance novatrice en termes de nomenclature. Toutefois, il avait surtout fait de la conquête un objectif  primordial pour les futurs dirigeants romains. Abandonnant définitivement le modèle de comportement fabien, de type insulaire, ils suivraient dès lors l’exemple de Scipion, contribuant ainsi à repousser les frontières de l’Empire. Enfin, précisons que dans la description du départ d’Hannibal à la fin de l’épopée silienne, un thème déjà présent lors de la bataille de Cannes réapparaît, celui des bienfaits qu’un metus hostilis peut apporter à  la moralité romaine. Au lieu de reprocher au chef  barcide sa fuite pleine de lâcheté, Silius semble ainsi admettre que la survie de son ennemi acharné sert les intérêts de Rome, quand bien même était-ce contraire à  la volonté de Scipion 395.

I. La survie d’Hannibal était-elle destinée à préserver les vertus romaines ? Le fait qu’Hannibal s’efface progressivement au profit du grand vainqueur Scipion est révélateur. L’un des deux devait rester en vie et  l’autre ne pouvait être qu’anéanti à  la fois militairement et  moralement. Pourtant, comme nous le savons, le général punique ne trouve pas la mort en croisant le fer. Toutefois, si la bataille de Zama met un terme à la deuxième guerre punique, elle ne signifie pas la fin d’Hannibal lui-même, qui ne se suicida qu’entre 183 et 181 av. J.-C. en Bithynie. Le traitement réservé   Sil., XVII, 626 : deuictae referens primus cognomina terrae.   Cf. infra p. 372-374.

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à sa survie illustre parfaitement le point de vue de Silius sur cette question  : bien que le chef  punique soit le plus grand ennemi de Rome, le fait qu’il échappe à la mort doit, à l’instar du motif  varronien 396, s’avérer bénéfique pour l’Vrbs. Au livre XIII des Punica 397, réagissant à la condamnation de la traîtrise d’Hannibal par Scipion, la Sibylle prédit la destinée funeste du premier. Elle évoque notamment sa condamnation pour trahison par ses compatriotes et la désertion – perfide – de son épouse fidèle. Elle saisit l’occasion de blâmer non seulement la peur de la mort que le Barcide éprouvera à l’avenir, mais aussi la fin de son existence, qui se terminera par un suicide, acte discutable sur le plan de la vertu. À Zama, après que Junon l’a conduit au sommet d’une colline, d’où il pouvait observer la déroute subie par les Carthaginois en contrebas, le chef  punique s’arrête et prononce un discours 398. Sur quoi il prend la fuite en direction des montagnes 399. Cette scène rappelle la situation de Varron à  Cannes 400. À l’instar de ce général romain, Hannibal est témoin de la défaite complète de son armée et, comme lui, a la possibilité de regagner le front pour y trouver une mort héroïque. À dire vrai, juste avant d’être amené sur cette butte, le Barcide, comme Varron, a  déjà songé au suicide. Cependant, lorsqu’il doit affronter la réalité de sa défaite, il écarte totalement cette idée. Mais si l’aurige démagogue de Cannes semble à peine contrôler sa destinée au moment de fuir le champ de bataille de l’Apulie, Hannibal tient au contraire à justifier sa fuite dans son discours : « Et toi, Rome, tu n’en as pas fini avec moi ; je veux survivre à ma patrie dans l’espoir de te combattre encore ; te voilà victorieuse, mais il te reste des ennemis ; il me suffit à moi que les femmes de Rome et l’Italie tout entière craignent toujours de me revoir, et ne puissent goûter aucune paix tant qu’elles me sauront vivant » 401.

  Cf. supra p. 245-265.   Sil., XIII, 874-893. 398  Sil., XVII, 606-615. 399  Sil., XVII, 616-617. 400  Cf. supra p. 245-265. 401  Sil., XVII, 610-615. (rendu dans la traduction de M. Martin et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 123). 396 397

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DEUXIÈME PARTIE – VIRTUS, FIDES ET PIETAS DANS LES PUNICA DE SILIUS ITALICUS

Par ces propos, Hannibal, valorisant sa propre célébrité, exprime cette croyance voulant que sa survie importe davantage que la victoire romaine. Et de laisser sous-entendre qu’il serait satisfait si la simple mention de son nom suffisait à empêcher les Romains de trouver la quiétude. Étonnamment, à aucun moment, le narrateur ne vient ni contredire Hannibal ni présenter son départ comme un acte répréhensible. Sans doute suffit-il au chef  punique de devenir un metus hostilis, car, pour Silius, qui fait sien le principe du vertueux Scipion Nasica 402 selon lequel l’ennemi extérieur constitue un puissant facteur de cohésion, sa survie se révèle tout aussi profitable pour les Romains eux-mêmes. Après tout, ce point de vue rejoint cette interjection du narrateur apparue à la fin de la bataille de Cannes, quand ce dernier déclare préférer la survie de Carthage à sa chute s’il doit en résulter un changement structurel de Rome 403. Zama marque donc la chute de Carthage, mais le spectre d’Hannibal Vltor continue de planer sur l’Vrbs, retardant, par sa simple existence, l’érosion de la moralité romaine, du moins provisoirement. Silius sait pertinemment qu’en rayant définitivement Carthage de la carte et en prenant la vie à Hannibal, l’équilibre politique et stratégique en Méditerranée serait rompu, peut-être au profit des Numides, en les rendant démesurément puissants. Toutefois, il a  surtout peur que les Romains, faute de rassemblement et  d’union face à  un ennemi bien défini, ne sombrent dans l’hybris ou la superbia des ambitieux. La préservation d’un péril extérieur les obligerait à la concorde en évitant de sombrer dans des querelles intestines. Ce motif  est également présent chez Polybe 404 et semble remonter à un topos de la philosophie grecque. L’histoire a  donné raison à  Nasica, comme le savait Silius, puisque, sans la présence d’un ennemi extérieur aussi inquiétant qu’Hannibal, Rome allait connaître une grave crise intérieure dès 133, soit treize ans seulement après la chute de Carthage. Ainsi, on ne peut exclure totalement l’hypothèse selon laquelle certains faits rapportés par le poète flavien, à  la lumière d’événements ultérieurs et  à la manière des prophètes, auraient été déformés   Cf. supra p. 316-322.   Sil., X, 657-658. 404  Pol., VI, 46, 1-6. 402 403

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VI. ZAMA ET LA VERTU EXEMPLAIRE DE SCIPION L’AFRICAIN

ou grossis pour tenter de démontrer que Scipion l’Africain et Nasica avaient pressenti que l’absence d’un ennemi extérieur clairement identifié développerait les germes d’une guerre civile. Aussi, et  bien que les Romains aient pompeusement célébré leur victoire sur Carthage à la fin de l’épopée, le traitement réservé à  Hannibal par Silius génère-t-il une atmosphère particulière. Paradoxalement, les Romains se devaient de vaincre le protégé d’Elissa, puisque son but n’était autre que la destruction de Rome. Cependant, ils avaient tout autant besoin de sa survie, garante du maintien des vertus romaines (au premier rang desquelles la pietas et la fides) après la victoire. Ironie de l’histoire, ces vertus étaient en tout point identiques à celles ayant permis à Rome de vaincre le chef  punique. Un lien inconfortable venait donc d’être tissé entre Rome et son ennemi acharné : les Romains devaient démontrer leur supériorité morale pour vaincre Hannibal, mais ce dernier devait demeurer en vie pour garantir la pérennité de ces vertus. * * * Pour Silius, Zama constitue un point de non-retour dans l’histoire de Rome. Fabius Maximus et Scipion incarnent deux visions différentes de Rome, mais le point de vue de ce dernier finit par l’emporter. Plutôt que de se focaliser sur la seule Italie, sa conception de Rome se fonde sur ce qui deviendrait un jour l’Empire romain. Scipion victorieux, sa vision de l’Vrbs mènera bientôt cette dernière sur le chemin de l’impérialisme et  du renouveau moral. En décrivant le triomphe célébré juste après la bataille de Zama, et  en énumérant les peuples et  les lieux conquis par les Romains au cours de la deuxième guerre punique, Silius nous livre ainsi un premier aperçu du futur de Rome. Si Scipion a  toujours œuvré pour le bien commun, Hannibal a  témoigné d’une vision moins œcuménique du succès, car il a davantage à cœur d’envahir l’Italie et de détruire Rome que de garantir le salut de sa propre patrie. De même, il a passé plus de temps en Hispanie et  dans la péninsule italienne qu’à Carthage. En battant cette dernière, Scipion, héros très individualisé mais non individualiste, prouva que sa stratégie fonctionnait, et démontre que la faveur des dieux ne suffisait pas à  expliquer le succès final de l’Vrbs. 441

DEUXIÈME PARTIE – VIRTUS, FIDES ET PIETAS DANS LES PUNICA DE SILIUS ITALICUS

En effet, la victoire résulta principalement de la supériorité morale des Romains et de leur adéquation à équilibrer la uirtus, la fides et la pietas, et à rejeter le manque d’humanitas et de concordia, le luxus, l’otium sine dignitate et  autres vices. En outre, le triomphe du vainqueur d’Hannibal offre à  Silius une nouvelle occasion de présenter l’Africain comme un être liant les vertus d’Hercule triomphant 405, de Romulus et de Camille, confirmant par ailleurs les propos tenus par Virtus 406, pour laquelle la vertu culminait lors du triomphe puisqu’elle parvenait alors jusqu’aux étoiles. Le vainqueur de Zama adopta une uirtus tant militaire que morale à  la fin de la deuxième guerre punique. Par ailleurs, Scipion, qui accordait une importance particulière à  la fides liée aux traités, conclut une paix entre Rome et Carthage. Même si la décision d’une pax iusta était accompagnée de cérémonies religieuses rituelles, elle ne pouvait être pieuse que si elle était liée à la rédaction d’un foedus établi par les féciaux qui, de ce fait, était approuvé par les dieux 407. Comme l’on peut aisément s’en rendre compte, au niveau des relations internationales et  de la guerre, les valeurs de pietas et  de fides, interdépendantes, étaient mises sur un pied d’égalité. Autrement dit, cultivées par Scipion, elles demeuraient indissociables et  concomitantes, même la guerre terminée. Pour le héros des Punica, le succès guerrier sous-entend également qu’il endosse un rôle quasi impérial. Toutefois, en insistant sur la vertu du vainqueur d’Hannibal, Silius s’efforce surtout de démontrer la possibilité d’une coexistence du système impérial et d’une juste moralité, telle que la préconise, aux yeux de l’auteur du moins, Domitien. Aussi, cette description de la Rome impériale à la fin des Punica se veut-elle résolument optimiste quant aux moyens de consolider la grandeur des Q uirites. Silius prend cependant soin de tempérer cette indolence. De fait, dans l’une de ses dernières descriptions du chef  punique, tel Scipion Nasica à  la veille de la troisième guerre punique, il affirme que seule la survie de l’ennemi permettra le maintien des vertus à l’origine du   Sil., XVII, 645-650.   Sil., XVII, 100. 407  Augoustakis, Ritual and Religion in Flavian Epic, p. 8-15 ; Cousin, Pro L. Balbo oratio, p. 263, n. 1. 405 406

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VI. ZAMA ET LA VERTU EXEMPLAIRE DE SCIPION L’AFRICAIN

succès romain, en contraignant l’Vrbs à demeurer sur ses gardes. Dès lors, si le poète termine son œuvre sur une note foncièrement optimiste, l’introduction de ce post-scriptum paradoxal montre également un homme conscient des faiblesses des Romains, lesquels se sont trop souvent, principalement durant les périodes de guerres civiles, montrés incapables de suivre ce chemin de la vertu si cher à ses yeux.

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VII.

DE LA MORT D’HANNIBAL À LA TROISIÈME GUERRE PUNIQ UE

Cette dernière section, dans un premier temps, se posera la question de savoir si la mort d’Hannibal fut en accord avec les préceptes stoïciens préconisés par Silius ou si elle fut jugée immorale par ce dernier, puis elle définira les contours de la période post-hannibalienne telle que les dessinent les Punica.

A. La mort d’Hannibal Après avoir apostrophé les ombres des Sagontins, Silius se livre à  une prophétie concernant le destin d’Hannibal 1, laquelle clôt le livre II. Le poète annonce ainsi que le chef  punique, exilé de son propre pays, serait éternellement hanté par les fantômes des Sagontins. Il y prédit également que son vœu de périr par l’épée 2 ne sera pas exaucé, et qu’il terminera sa vie avec un corps déformé par le poison. En présentant à cet endroit de la narration le destin d’Hannibal, le plus grand ennemi de Rome et l’antithèse, par définition, du héros romain, l’objectif  de Silius consiste évidemment 1  Sil., II, 699-707 : cui uero non aequa dedit uictoria nomen / (audite, o gentes, neu rumpite foedera pacis / nec regnis postferte fidem !) uagus exul in orbe / errabit toto patriis proiectus ab oris, / tergaque uertentem trepidans Carthago uidebit. / Saepe Saguntinis somnos exterritus umbris / optabit cecidisse manu, ferroque negato / inuictus quondam Stygias bellator ad undas / deformata feret liuenti membra ueneno. 2  Comme le note Grisé, Le suicide dans la Rome antique, p. 95, il ressort des textes que les Romains préféraient se donner la mort par le fer (ferrum). Généralement, le coup fatal était porté à la gorge (iugulum, fauces) par les armes tranchantes et à la poitrine (pectus), surtout dans la région du cœur (cor, praecordia). Dans la majeure partie des cas, c’était la main qui opérait, mais on pouvait également s’incliner sur l’arme et y peser de tout son poids.

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DEUXIÈME PARTIE – VIRTUS, FIDES ET PIETAS DANS LES PUNICA DE SILIUS ITALICUS

à  souligner le contraste avec les fidèles Sagontins. Cependant, comme dans le cas de ces derniers, au sujet desquels les commentaires du poète peuvent faire l’objet d’interprétations divergentes, les propos tenus au sujet du général carthaginois offrent un contenu plus riche qu’en apparence. Si la perfidie du Barcide ne doit demeurer impunie, nous défendrons l’hypothèse selon laquelle la mort du chef  punique contraste avec celle des Sagontins sur le plan moral dans la mesure où elle n’implique pas un massacre intracivique et intrafamilial de masse, mais qu’il entend susciter le furor chez son fils avant de passer de vie à trépas. Silius explique que l’épée est refusée à Hannibal, élément faisant indubitablement allusion à son incapacité à mourir au combat. Puis, il se dirige vers les eaux du Styx, le corps livide et altéré par le poison 3. Est-ce une manière pour le poète flavien de mettre en doute la uirtus du fils d’Elissa ? Bien qu’il n’ait pas occupé la place prépondérante parmi les méthodes usuelles pour se donner la mort, écrit Y.  Grisé, l’emploi du poison est attesté à travers toute l’histoire romaine 4. C’est probablement en s’en injectant que le poète Lucrèce mit fin à ses jours 5. La fréquence du suicide par empoisonnement, dans toutes les classes sociales, indique qu’il n’était guère difficile de se procurer ces substances vénéneuses 6. Bien que les textes ne soient pas très explicites sur ce point, le produit toxique le plus communément utilisé était sans doute la ciguë (cicuta), dont l’usage était déjà bien connu au ive siècle av. J.-C., comme en atteste la mort de Socrate. Hannibal n’en était donc que l’un des très nombreux utilisateurs.

3   Sil., II, 705-707  : ferroque negato /, inuictus quondam Stygias bellator ad undas / deformata feret liuenti membra ueneno. Les termes liuenti membra ueneno rappellent ceux de Valerius Flaccus (liuentia mella ueneno), situés à la même place dans le vers, et avec le même type d’hypallage transférant la pâleur de la victime sur le produit. Ripoll, « Silius Italicus et Valerius Flaccus », p. 513. 4  Grisé, Le suicide dans la Rome antique, p. 109. Une ordalie par le poison fut imposée en 331 av. J.-C. à des matronae romaines que l’on accusait d’empoisonnement. Liv., VIII, 18, 1-3. 5 Brind’Amour, « La mort de Lucrèce », p. 15-17. 6 Grisé, Le suicide dans la Rome antique, p. 109. Notons que, contrairement aux idées reçues, l’usage du poison pour se donner la mort était plutôt réservé aux hommes qu’aux femmes.

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VII. DE LA MORT D’HANNIBAL À LA TROISIÈME GUERRE PUNIQ UE

Nonobstant, cette forme de suicide n’était pas forcément considérée comme une manière déshonorante de mettre fin à ses jours 7. Ainsi le philosophe stoïcien Sénèque, Thrasea et d’autres tentèrent-ils de se donner la mort en absorbant du poison pour préserver leur uirtus intérieure et  leur libertas 8. Pline l’Ancien va même jusqu’à faire l’éloge inconditionnel de cette coutume mortifère qui lui paraissait être le moyen le plus approprié à  la nature humaine : « Après une telle mort, ni les oiseaux ni les bêtes sauvages ne viennent toucher le cadavre et celui qui est mort pour lui-même est conservé pour la terre » 9. Cependant, tous ne partageaient pas l’avis du naturaliste. Martial, par exemple, note le dédain affiché par son ami Festus face au suicide par empoisonnement. Ce dernier ne voulait pas que « son visage d’honnête homme soit défiguré par un poison secret » 10. Est-ce par superstition (les Romains croyaient que l’esprit du mort conservait l’apparence de son enveloppe corporelle et  que le sort de l’âme du défunt dépendait surtout de la façon dont il était mort) ou par respect pour lui-même jusque dans la mort  ? Sans doute est-ce pour ces deux raisons que certains Romains dénigraient toute forme de mort volontaire par utilisation de poison. Derrière quel avis Silius se range-t-il ? Tant Hannibal que les Sagontins choisissent de se suicider. Cependant, à  la différence de ces derniers, le chef  punique n’entraîne personne dans sa chute. Dans les Punica, sa mort est calme, réservée, et  planifiée. Rien, dans ces circonstances, n’évoque le furor. Contrairement à celle des Sagontins, cette mort ne présente donc aucune équivoque. Louant la fides liée au suicide destructeur des Sagontins, et  condamnant dans un même temps la mort volontaire calme et  stoïcienne d’Hannibal 11, les propos du narrateur sont symptomatiques d’un monde empli de paradoxes, au sein duquel fas 7 Spaltenstein, Commentaires des Punica de Silius Italicus, Livres 1 à  8, ad. 2, 707. 8  Tac., Ann., XV, 64, 3  ; Burgeon, «  La notion de uirtus sous les Julio-­ Claudiens dans les Annales de Tacite », p. 1-12. 9   Plin., N.H., II, 63, 156. Sur l’amour singulier des nobiles pour leur visage, voir : Plut., Pomp., 79, 1-5 ; Caes., 45, 1-5. 10  Mart., I, 78, 1-5. 11  Cf. infra p. 379.

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(au sens d’ordonnancement du monde et  de norme morale et religieuse) 12 et  nefas ne peuvent être clairement définis, et  où la uirtus, la pietas et la fides sont, dans les faits, difficilement conciliables. Une opposition radicale entre l’Hannibal silien et l’Énée du livre XII de l’Énéide 13 est explicite. Dans les Punica, Hannibal ordonne à Imilce de veiller à ce que leur fils poursuive les hostilités contre Rome une fois qu’il tomberait : Mon fils, ô toi qui es l’espoir d’une Carthage immense et pas moins la terreur des Romains, puisses-tu, je t’en prie, connaître une gloire plus grande que celle de ton père, et gagner une renommée par des actes par lesquels tu surpasseras martialement ton grand-père  […] Je reconnais le visage du père, les yeux menaçants sous un front féroce, les cris profondément ancrés, et les graines d’une colère semblable à la mienne. Si par hasard un dieu venait à mettre un terme à mes exploits et que ma mort venait à annuler ce que ma carrière avait accompli, toi, ma femme, tu dois tout faire pour t’assurer la continuité de la guerre. Et lorsque son tour sera venu de prendre la parole, assure-toi qu’il vive les mêmes choses que moi étant petit ; laisse-le toucher l’autel d’Elissa avec ses mains d’enfant et jurer sur les cendres de son père qu’il apportera la guerre à l’Italie 14.

Ces paroles d’Hannibal, qui se pose non pas en victime d’un destin extérieur, mais en instrument d’opposition interne et  dévorante envers Rome, constituent donc une nouvelle réponse à  la malédiction proférée par Didon dans l’Énéide de Virgile 15 et par 12   Rüpke, Religion in Republican Rome, Rationalization and Ritual Change, p. 152-171. 13  Verg., Aen., XII, 435-440. 14  Sil., III, 69-96 : Spes o Carthaginis altae, nate, nec Aeneadum leuior metus, amplior, oro, sis patrio decore, et  factis tibi nomina condas, quis superes bellator auum, iamque aegra timoris Roma tuos numeret lacrimandos matribus annos. […] Ni praesaga meos ludunt praecordia sensus, ingens hic terris crescit labor  : ora parentis agnosco, toruaque oculos sub fronte minaces, uagitumque grauem, atque irarum elementa mearum. Si quis forte Deum tantos inciderit actus, ut nostro abrumpat leto primordia rerum ; hoc pignus belli, coniux, seruare labora ! Q uumque datum fari, duc per cunabula nostra  ; tangat Elissaeas palmis puerilibus aras, et cineri iuret patrio Laurentia bella. (rendu dans la traduction de P. Miniconi et G. Devallet, t. 2, Paris, p. 72-73). 15  Sil., IV, 622-629.

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VII. DE LA MORT D’HANNIBAL À LA TROISIÈME GUERRE PUNIQ UE

Hamilcar. Ainsi, si Énée fait figure d’exemplum juste pour son fils Ascagne 16 en tant que uir pieux voulant lui faire prendre conscience de l’importance de la transmission des valeurs ancestrales à sa progéniture, et tout particulièrement celle de la fides liée au serment, Hannibal entend-il quant à lui mourir non sans avoir suscité le furor de sa progéniture après son retour à Carthage.

B. La troisième guerre punique et l’affaiblissement des qualités morales de Rome la Sacrée À la fin des Punica, Silius Italicus vaticine que les jours de Carthage après Zama seront comptés, et  qu’un autre Scipion que l’Africain rasera la ville 17. Dion Cassius prétend pourtant que Scipion Émilien se sentait perplexe à l’idée de l’anéantir. Héritier d’une philosophie politique d’inspiration hellénistique, il aurait voulu laisser persister le souvenir matériel de cette cité. Dans cette optique, il aurait demandé des instructions au Sénat 18. Plutarque met en parallèle le refus de Marcellus de détruire et d’incendier Syracuse, et la résolution de Scipion qui, en bon républicain, finit par accepter les ordres du Sénat 19. Pour le public romain contemporain de Silius, les vers 137-139 du livre I des Punica peuvent arguer que l’entreprise d’Hannibal était vouée à l’échec dès le début 20. Cependant, en plus de renforcer le pathos attaché à la manipulation et à la trahison d’Hannibal en invitant le lectorat à adopter le point de vue victimaire 21, les  Lyne, Further Voices in Vergil’s Aeneid, p. 8-15.   Sil., XVII, 373-375 : « Carthago, prohibete nefas nostrique solutas / ductoris seruate manus ! » Vt deinde resedit, / factaque censendi patrum de more potestas. 18   Zon., IX, 30. 19  Plut., Pel., 19, 2. L’assemblée envoya une commission de dix membres, tous patriciens, en Afrique. Ils devaient se concerter avec le général victorieux pour fixer les modalités de la future prouincia romana. À leur arrivée, les sénateurs décidèrent de détruire ce qui ne l’avait pas encore été, et déclarèrent solennellement que nul ne serait autorisé à bâtir un quelconque édifice sur l’emplacement de la ville détruite dans les décennies à venir. Ils prononcèrent alors au nom des dieux, de terribles imprécations contre ceux qui oseraient habiter ces lieux de damnation. Cic., Leg. Agr., II, 19, 51 ; App., Pun., 135 ; Zon., IX, 30. 20 Feeney, A Commentary on Silius Italicus Book 1, p. 93. 21 Feeney, A Commentary on Silius Italicus Book 1, p. 39 ; 99. 16 17

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DEUXIÈME PARTIE – VIRTUS, FIDES ET PIETAS DANS LES PUNICA DE SILIUS ITALICUS

intertextualités entre les Punica 22 et la Pharsale 23 semblent également établir un lien quelque peu ironique entre la défaite inéluctable des Puniques et le déclin de la République romaine 24. L’Africain recourt à la métaphore du feu lors de son discours au Sénat à la fin du chant XVI, en évoquant le futur incendie qui ravagera Carthage 25. Il s’agit là d’un motif  ayant pour fonction de mettre en parallèle les deux dernières guerres puniques, car la capitale punique ne fut pas incendiée lors de la guerre d’Hannibal. Le lecteur des Punica, qui connaissait l’histoire de la destruction et de l’incendie de Carthage 26 mis en œuvre par Scipion Émilien, devait y voir une allusion au châtiment de la cité de Didon à l’issue de la troisième guerre punique. Par une approche holiste prenant en considération le conflit romano-punique dans son ensemble, lequel dura plus d’un siècle, Silius appréhende la guerre d’Hannibal par le biais de schèmes culturels, institutionnels, politiques, militaires et moraux liés aux trois guerres puniques. La crise politico-morale qui sévit des Gracques jusqu’au règne d’Auguste fit de la deuxième guerre punique une période de fierté nationale au cours de laquelle les Romains atteignirent finalement le summum de leur vertu. Cependant, pendant sa théodicée, le Jupiter silien les met en garde : les descendants des héros, PaulÉmile, Fabius Maximus et Marcellus, durant un temps du moins, se laisseront gagner par le goût du luxe et délaisseront la fides et la pietas 27. Au livre XVII, Silius présente une fois encore le chef 

  Sil., I, 137.   Luc., VII, 212-213. 24 Feeney, A Commentary on Silius Italicus Book 1, p. 8. 25   Sil., XVI, 690 : incensas […] patriae sedes ; 697 : Rutulis […] flammis. 26  Carthage fut incendiée pendant dix jours (Diod., XXXII, 24, 1-5) et ses ruines furent pillées. Cicéron certifie notamment que Scipion y avait consacré (consecrauit) et dépouillé toute forme de construction, soit pour se souvenir du désastre carthaginois et de la victoire romaine, soit pour des raisons religieuses (oblata aliqua religione) : Cic., Leg. Agr., I, 5, 1-5 ; II, 51, 1-4 ; Rep., II, 7, 1-4. Toutefois, aucune source ancienne ne nous rapporte le fait que la métropole ait été rasée de fond en comble et ait été perdue dans le sable du temps. Il convient, là encore, de faire la part des choses entre le topos littéraire et  l’amplification rhétorique de l’historiographie moderne  : Burgeon, La troisième guerre punique et la destruction de Carthage. Le verbe de Caton et  les armes de Scipion, p. 157-160. 27  Sil., III, 589-590. 22 23

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VII. DE LA MORT D’HANNIBAL À LA TROISIÈME GUERRE PUNIQ UE

punique comme l’homme dont la mort anéantirait les efforts du plus grand nombre 28. Pour le poète flavien, Cannes a beau avoir été le pire désastre militaire de l’histoire romaine, elle a aussi représenté la meilleure occasion pour Rome de redevenir moralement saine, en l’occurrence l’unité et  l’esprit positif  dont ses habitants firent preuve après la défaite. Il regrette néanmoins que cette harmonie se soit progressivement étiolée : une fois Carthage définitivement vaincue, les Romains s’étaient peu à peu éloignés des qualités morales qu’ils étaient censés incarner. De l’avis de Silius, la destruction de la cité d’Elissa avait vu le début de l’affaiblissement de l’exemplarité morale des Romains. Il en résulta un oubli progressif  de ce modèle parfait de fides et de pietas adopté par Scipion l’Africain et Scipion Émilien. L’apostrophe de Silius apparaissant à la fin du livre X résume parfaitement la nature paradoxale de la bataille de Cannes. « Telle fut Rome en cette circonstance : ô Carthage, si les destins avaient arrêté que les mœurs de la République se perdraient après toi, que le ciel ne t’a-t-il conservée ! » 29 Au moment où Rome se trouvait en proie à  de graves périls, Silius ne désirait pas la défaite de Carthage. Il aurait au contraire préféré que celle-ci survive, y voyant un gage de pérennité de la moralité romaine 30. Le maintien du danger carthaginois aurait en effet pu fournir aux Romains un metus hostilis et ainsi empêcher l’effondrement de leur moralité, comme ce sera le cas au lendemain de la troisième guerre punique. * * *

28  Sil., XVII, 512-516 : Hannibal unus / dum restet, non, si muris Carthaginis ignis / subdatur caesique cadant exercitus omnis, / profectum Latio. Contra, si concidat unus, / nequiquam fore Agenoreis cuncta arma uirosque. 29  Sil., X, 643-644 : haec tum Roma fuit ; post te cui uerteres mores / si stabat fatis, potius, Carthago, maneres. (rendu dans la traduction de P.  Miniconi et G. Devallet, t. 3, Paris, p. 62). 30  Tipping, « Haec tunc Roma fuit, Past, Present, and Closure in Silius Italicus’ Punica », p. 231.

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DEUXIÈME PARTIE – VIRTUS, FIDES ET PIETAS DANS LES PUNICA DE SILIUS ITALICUS

Dans ses commentaires, Silius ne présente pas le suicide d’Hannibal sous un jour défavorable, même s’il fustige son furor. En outre, il semble ainsi associer le déclin moral de Rome à  un moment particulier de son histoire, à savoir la destruction de Carthage à l’issue de la troisième guerre punique. En effet, en reprenant à son compte la thèse de Scipion Nasica, le narrateur laisse sous-entendre que Rome aurait continué de vivre de manière vertueuse si sa rivale n’avait pas été détruite. Cette image de l’avenir de la Ville cadre de manière évidente, non seulement avec le discours moralisateur romain en général, mais aussi avec la propre esquisse que dépeignent les Punica du déclin moral duquel jailliront les guerres intra-romaines. Le choix de Scipion de privilégier Virtus et de renoncer à Voluptas permit un réveil moral des Romains comme l’avait voulu Jupiter, mais il ne pourra pas empêcher l’otium et le luxus de posséder l’Vrbs un peu plus d’un demi-siècle plus tard.

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CONCLUSION GÉNÉRALE

Le projet de Silius Italicus, qui va à contre-courant des principales tendances littéraires de son époque (il ne traite ni des légendes de Thèbes ou des exploits d’Achille comme Stace, ni des prouesses de Thésée, comme Cordus, ni de la conquête de la Toison d’Or, comme Valerius Flaccus) est celui d’un admirateur du passé glorieux de Rome et des exempla moraux qui l’ont émaillé. La force poétique, la chaleur des convictions et  la subtilité du propos de leur auteur en font une œuvre complexe qui se déploie, et ne cesse de se ramifier. Les Punica, qui entendent relier le passé républicain à  la dynastie flavienne, relatent l’histoire de la deuxième guerre punique, période que le poète juge la plus riche de leçons morales, et qui poursuit l’œuvre virgilienne. Il est certain que l’œuvre historico-légendaire de Silius s’inspire de ses illustres devanciers Virgile et Lucain, et qu’elle recourt aux écrits homériques et liviens. Cependant, en choisissant pour thème à son épopée la guerre d’Hannibal, période historique dont le souvenir demeure à  la fois cruel et  glorieux dans la mémoire collective des Q uirites, le poète traite cette thématique en toute liberté en se distanciant de ses prédécesseurs, sans véritablement se soucier de rester constamment fidèle à l’authenticité des événements qu’il rapporte, mais en prenant grand soin de mettre en avant les valeurs morales chères à ses yeux et à la Rome flavienne. L’imitatio de Silius, qui va de pair avec un désir d’aemulatio, n’est donc pas servile, car la réécriture poétique passe très souvent par un remodelage plus ou moins notable des sources usitées (réinterprétation historico-poétique, amplification des procédés de caractérisation, introduction de développements divers…). 453

CONCLUSION GÉNÉRALE

Hannibal, qui, chez Silius, est toujours « l’Autre » archétypal au statut complexe 1, préfère le plus souvent l’embuscade à l’attaque directe, et est décrit dans les Punica comme un chef  perfide et impie 2. Il tente par exemple de détourner les hommes de Fabius par le poison de la ruse 3, puis boute sournoisement le feu au camp romain en envoyant ses troupes répandre les flammes pour échapper à l’encerclement 4. Selon le poète flavien, Hannibal a même formé ses hommes à feindre de battre en retraite afin de tromper l’ennemi 5. La nature déloyale des Carthaginois est en outre affirmée en permanence. Si Silius critique directement les Puniques et  leur chef  en soulignant leur préférence pour la tromperie, il n’a cependant pas épargné, explicitement ou implicitement, la plupart des généraux romains, lesquels sont décrits dans son œuvre, à  l’exception de Scipion l’Africain, comme imparfaitement vertueux. Il peut d’ailleurs être avancé que le succès d’Hannibal tel qu’il est présenté dans les Punica est autant dû à  ses tactiques agressives et  à sa uirtus martiale qu’à la hâte irréfléchie des Romains qui veulent continuellement s’opposer à lui. Comme celles de nombre de personnages siliens, les valeurs du Barcide étaient relatives. Au cours de la guerre d’Hannibal, Rome connut d’abord de multiples revers jusqu’à se retrouver au bord de l’effondrement. Elle parvint ensuite à se redresser, puis finit par écraser ses ennemis barbares. Pour Silius, il existe indubitablement un lien entre les revers subis par les Sagontins, Regulus, Solimus, Varron et  les autres protagonistes peu ou prou vertueux et  leur mauvaise application ou leur incapacité à lier la fides à la pietas. De même, les victoires de Scipion en Hispanie puis en Afrique, région très prospère sous les Flaviens, découlent-elles d’une meilleure compréhension de ces valeurs. Par la manière dont il construit les épi-

 Asso, « Hercules as a Paradigm of  Roman Heroism », p. 179-192.   Sil., IX, 434-437 : Stabant educti diuersis orbis in oris, / quantos non alios uidit concurrere tellus,  / Marte uiri dextraque pares, sed cetera ductor  / anteibat Latius, melior pietate fideque. Fucecchi, « Empieta et titanismo nelle rappresentazione siliana di Annibale », p. 21-42. 3  Sil., VII, 260-267. 4  Sil., VII, 310-321. 5  Sil., X, 185-192. 1 2

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CONCLUSION GÉNÉRALE

sodes centraux des Punica, le poète flavien oblige en outre à s’interroger sur le type de vertu affiché par les acteurs historico-épiques et  à envisager différentes manières d’interpréter les événements en fonction de leur conduite morale. Le lecteur doit se poser diverses questions liées à  la vertu et  à la morale  et évaluer les indices fournis par Silius pour finalement comprendre toute l’importance d’un comportement moral et vertueux. Il lui faut en outre se rendre compte que le schéma vertueux proposé par le poète est loin d’être binaire ; la vision de l’étranger des Romains dans les Punica ne l’est d’ailleurs pas non plus. En effet, Silius fait moins apparaître une opposition entre « vertueux » et « non vertueux » qu’une différenciation entre plusieurs catégories de comportements enclins ou non à respecter la uirtus, la fides ou la pietas. Dans ce mode de pensée non figé, les affrontements ne sont pas posés comme intrinsèquement manichéens puisqu’ils incarnent des polarités diverses. Ils sont le fait de la perception éminemment subjective du conflit militaro-moral. Si l’exemplification est par nature non seulement sélective mais aussi sujette à controverse, il est évident que l’armure du binaire se fend donc souvent chez les principaux acteurs de la guerre d’Hannibal, et, hormis le cas de Scipion l’Africain, l’homogénéité d’un hypothétique Romain vertueux est factice. Silius insiste sur la nécessité de parvenir à un équilibre entre la uirtus, la fides et  la pietas sans jamais exclure aucune de ces trois valeurs du mos maiorum pour devenir un exemplum moral. Pour ce faire, il établit nombre de liens entre l’échec militaire et le manque d’éthique sous-tendant l’incapacité à constituer un exemple de vertu. Le traitement réservé à  l’épisode de Sagonte s’avère particulièrement révélateur à cet égard. Ses habitants sont effectivement convaincus d’avoir fait le bon choix en se conformant à la fides. Cependant, si leur fidélité et leur loyauté à Rome sont louées par Silius, ce dernier explique qu’elle entraîna la mort de leurs familles et de leurs proches, et leur fit ainsi perdre de vue toute l’importance de la pietas. À maintes reprises dans le texte, malgré un vernis élogieux, le caractère impie de leurs actes est dénoncé par le narrateur, rendant ambigus les propos qu’il tient à leur sujet. Incapables de se montrer réellement vertueux, les Sagontins ne peuvent dès lors prétendre au statut de véritables figures vertueuses et leurs actes ne doivent pas servir de modèles. 455

CONCLUSION GÉNÉRALE

Les alliés fidèles à l’Vrbs (les Sagontins notamment), et ceux qui font preuve de perfidie (les Capouans principalement), qui incarnent l’antithèse de la fides, ne peuvent conserver l’équilibre indispensable entre la fides et la pietas, ce qui entraîne la mise à sac de leurs cités et, dans le cas de Sagonte et de Capoue, le suicide collectif  de leurs habitants par l’intermédiaire d’une Furie. Cette similitude frappante dans la destinée de ces deux villes associe distinctement leurs échecs militaires à leurs faillites morales. Par ailleurs, il existe manifestement une interaction complexe entre la manière dont Silius relate l’histoire exemplaire de Regulus et la question de la vertu, car si le consul romain défait par Xanthippe apparaît de prime abord comme un exemplum de vertu, sa conception de celle-ci se fonde tant sur une uirtus insuffisante, que sur une fides radicale qui rappelle celle des Sagontins. Comme eux, il sacrifie les obligations qui le lient à la pietas au nom de la fides, au grand dam de ses enfants et de son épouse, Marcia, dont les lamentations sont véhémentes et la pietas à l’égard des dieux remarquable. Si, pour Silius, Regulus connaît l’échec militaire, c’est à cause de sa conception imparfaite de la vertu ; une vertu incomplète qui découle directement de son incapacité à  équilibrer et à réunir la uirtus, la fides et la pietas, et qui témoigne de la relativité des valeurs en période de crise. La geste de Fabius Maximus doit, elle aussi, être appréciée à  l’aune des principes moraux promus par Silius. Le dictateur est certes un parangon de fidélité à  la parole donnée, mais un modèle de vertu incomplet ; sa uirtus n’a pas permis aux Romains de triompher sur l’ennemi impie et  perfide. Sa valeur, à  la lecture des Punica, doit être reconnue, mais elle ne matérialisait pas l’exemplum de vertu si cher à Silius. Dans le récit de la bataille de Cannes, qui revêt une importance cruciale, Silius continue de traiter des conduites empreintes ou non de uirtus, de fides et de pietas. Il aborde à nouveau cette thématique en des termes complexes et  ambigus puisque, sous les auspices de Jupiter, le massacre qu’occasionne Cannes, le pire désastre de l’histoire de Rome, se révèle finalement être bénéfique pour le salut des Romains. L’impression de paradoxe se renforce encore par certaines scènes liées à  la vertu, parmi lesquelles la mort improbable de Satricus et de Solimus. En effet, si tous deux agissent au nom de la uirtus et de la fides, celles-ci ne tardent pas 456

CONCLUSION GÉNÉRALE

à leur valoir une mort cruelle et impie. Certes, à la différence du suicide collectif  des Sagontins, le parricide découlant de la fides de Satricus et  Solimus demeure involontaire, mais la série de conflits entre fides et pietas déjà observée à Sagonte n’en suit pas moins son cours. À Cannes, les consuls Varron et  Paul-Émile sont essentiellement dépeints en fonction de leur vertu et, une fois encore, celle-ci s’avère paradoxale. Le premier est un homme totalement dépourvu de uirtus, comme en témoigne sa décision de fuir le champ de bataille. Le second, en revanche, fait de la démonstration de sa vertu le fondement de sa propre identité. Ainsi, contrairement à  son collègue consul, refuse-t-il de prendre la fuite, et  meurt-il glorieusement, les armes à  la main. Comme nous l’avons suggéré, Silius n’en remet pas moins en question la nature bénéfique de cette obsession de Paul-Émile pour la uirtus et la fides, car s’il connaît effectivement une fin a priori vertueuse, sa mort désastreuse ne profite aucunement à  l’armée romaine. Au surplus, elle est peut-être voulue par l’intéressé pour s’attirer la gloire. Dans une démarche similaire, Silius s’attaque à la fuite de Varron, mais tout en soulignant que, malgré son absence de vertu et  son incapacité à  se suicider, ce dernier, contre toute attente, pose un acte bénéfique pour l’Vrbs : il permet à Fabius Maximus de rassembler le reste de l’exercitus et  d’amorcer le retour de ce dernier sur la scène martiale. Paradoxalement, Varron accomplit donc davantage pour Rome que le courageux Paul-Émile. Dès sa campagne en Hispanie, Scipion réalise ce qu’aucun autre Romain n’a réussi durant la deuxième guerre punique, dans la mesure où il bouleverse la conduite de celle-ci, et la fait sienne. Ses actions, qui ne visent pas à  lui donner une visibilité dans l’histoire, le reflètent : sa façon de concevoir la lutte contre Hannibal est, essentiellement sur le plan moral, différente de celle de ses prédécesseurs, car il affiche, tout en faisant preuve de clementia et en favorisant l’humanitas et  la concordia, une uirtus, une fides et une pietas sans faille depuis la bataille du Tessin jusqu’à Zama. D’autres éléments viennent illustrer cette recherche de l’idéal vertueux, et  corroborent notre thèse selon laquelle les Punica doivent être étudiés à travers le prisme de l’exemplarité. L’épi457

CONCLUSION GÉNÉRALE

sode mettant en scène Claudia Q uinta souligne ainsi l’importance de la pietas en évoquant le transfert de la déesse Cybèle à Rome, étape indispensable à la victoire finale. Q uant à Massinissa, le chef  numide, il choisit de rallier les Romains non pas à cause de sa soif  de bénéfices matériels, mais en raison de leurs principes moraux. De fait, la rupture du serment d’alliance par le roi Syphax ne s’explique pas seulement par son absence de fides  : si ce dernier renie ses engagements envers Rome, c’est aussi à cause de son immoralité sexuelle qui fait de lui un contreexemple de Claudia Q uinta, modèle par excellence de chasteté et de prisca pietas. Pour Silius, si les Romains l’emportent à Zama, c’est essentiellement grâce à  leur nouvelle aptitude à  équilibrer les exigences de la uirtus, de la fides et de la pietas. La bataille de Zama, au cours de laquelle la vertu excessive et incomplète est remplacée par la vertu idéale et  achevée des Romains conquérants, marque l’apogée de ces victoires tant militaires que morales. Elle est représentée par Silius comme un moment critique de l’histoire romaine qui va conduire l’Vrbs à regarder davantage vers l’extérieur qu’auparavant et à s’engager ainsi sur la voie impérialiste et proto-principienne. Cette évolution transparaît de deux manières. Il y a, tout d’abord, ce débat précédant la campagne d’Afrique. Dans son argumentaire, Scipion affirme que Rome doit remporter la victoire sur le sol africain plutôt que de se limiter à  défendre l’Italie. Et ce point de vue finit par l’emporter sur l’ancienne conception de la politique incarnée par Fabius Maximus, laquelle est strictement insulaire et  orientée sur la personne d’Hannibal. Garant des valeurs des Anciens (mori antiqui memores), Scipion rappelle que les maiores ont toujours fait face à  l’ennemi sans avoir recours à  des ruses. Bien que celles-ci facilitent un succès plus rapide contre un rival, la seule victoire qui compte pour l’Africain est celle obtenue par la uirtus, la pietas et  la fides, formant la «  trifonctionnalité vertueuse » par excellence dans la pensée romaine. Dans les Punica, la victoire finale de Rome se fonde donc surtout sur la moralité. En fournissant un exemplum moral dans le but de montrer au lecteur à quel point il est important de vivre de façon vertueuse, Silius, comme son modèle historiographique Tite-Live, combat le relâchement, et participe à l’effort de régénération morale entrepris par Domitien. Le poète flavien présente du reste l’his458

CONCLUSION GÉNÉRALE

toire romaine comme un continuum d’individus dynamiques et moteurs qui génèrent des comportements vertueux discutables, dont seul celui de Scipion est véritablement digne d’émulation. Le fait que Scipion devienne le seul maître à la fin de la deuxième guerre punique (salué par le poète du titre d’inuictus 6) intensifie l’impression d’optimisme causée par cette capacité à rassembler tous les Romains derrière un homme vertueux. En  outre, il s’agissait pour lui de consolider son pouvoir et  de maintenir la stabilité de l’Empire autour de la revalorisation de valeurs cardinales telles que la uirtus, tant morale que physique, la fides, sur les plans civique, familial et divin, et la pietas divine, filiale et  citoyenne. Si  Silius entend revitaliser la moralité des ancêtres, son but est de justifier la présence d’un seul homme vertueux aux plus hautes destinées et aux plus hautes fonctions de l’État. Les succès de Scipion sur le long terme auraient d’ailleurs permis d’assurer les fondations du Principat. La figure scipionienne, objet d’émulation, notamment pour Domitien, invitant à  l’imitation, constitue donc un lien crucial entre le passé républicain de la deuxième guerre punique et  le futur impérial de la Rome d’Auguste.

  Sil., XVII, 651 : salue, inuicte parens.

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499

INDICES

INDEX DES SOURCES

INDEX DES SOURCES

Aischyl. Eum. 185-186 159 App. Bc II, 40  308 II, 71  288 II, 86  298 Hann. XVI 110 XX 111 XXV 284 Ib. XLVI 407 Pun. III 195 XXVII  404, 409 LXXI 324 XCV 323 CVI 404 CXXXII  218, 362, 365 CXXXIII 362 Sic. II, 1  194 Met. III, 26, 6  79 Socr. 129  127, 144

Aug. Civ. I, 15, 1  195 Caes. Bc I, 10  167 I, 34  167 Bg III, 2  150 Cat.

XXX, 11-12  143 LXIV, 174  79 LXV, 397-406  39

Cels. V, 28, 14  32 Cic. Arch. XXIV 94 Asin. XLIX 412 Att. IV, 1, 8  160 Cat. I, 5  348 De Inv. II, 66, 2  255 II, 161, 3  255

503

INDICES

Rep. I, 3  71 II, 10  153 II, 36  333 III, 35  105 VI, 9  405 Ver. I, 4  339 IV, 48  79 IV, 117  105

Div. I, 77  310 Dom. XCII 349 Fin. II, 60  108 II, 65  108, 196 III, 73  255 Har. resp. XIX 126 LVII 160 Lael. XXI 179 Leg. I, 7  70 II, 19  55 II, 28  61 II, 34  356 II, 37  380 Mur. XXX 115 Nat. II, 7  309 Off. I, 23, 2  11 I, 54, 2  347 II, 22, 76  362 III, 10, 41  176 III, 26, 99  194 III, 26, 100  194 III, 90, 3  347 III, 90, 5  348 III, 100, 2  196 III, 111, 2  198 Phil. XIV, 32  348 Planc. LXXX 255 Prov. XIV, 34  150 Q uint. IX, 4, 41  41

Corn. Nep. Att. XXII 32 De vir. ill. XL, 4  195 Dh III, 69  333 V, 4  138 Dio Cass. XLII, 5, 3  288 LXVII 175 LXVII, 4, 2  54 LXVII, 16, 1  332 frag. 43 194 Diod. XXIII, 14-15  193 XXIV, 12  194, 202 XXVII, 7  409 XXXII, 16  404 XXXII, 24  218 Enn. frag. 33 124 364 92 404-405 94 456 91 Epikt. III, 8, 7  32

504

INDEX DES SOURCES

XXIV, 5  342 XXIV, 18  342 XXIV, 33-38  342 XXIV, 112  343 XXIV, 139  343 Od. V  272, 359 XI  357, 391 XI, 97  357

Eur. Ant., frag. 220 217 Eutr. II, 11  194 II, 14  195 VII, 23  342 Flor. II, 2  189, 195 Frontin. Strat. IV, 5, 4  367 Gell. Na I, 21, 4  144 VI, 18  199 VII, 4  195 VII, 4, 1  194 Hdt. IV, 179  330 Hirt. Bg VIII, 45, 2  383 Hom. Il. II, 484  93 V, 850  313 V, 853  313 VI, 429  246 VIII, 52  324 IX, 189  93 X, 535  175 XVII, 61  260 XVIII, 368  352 XIX, 404  268 XX, 364  314, 419 XX, 425  314 XXII, 131  149 XXII, 338  158, 263 XXII, 395  149

Hor. Carm. I, 5, 2  79 I, 35  143, 148 III, 3, 9-36  55 III, 5  197 III, 30  90, 302 Ep. II, 1  9 VII 176 Isid. Orig. XI, 1, 67  138 Juv. IV, 37-38  51 IV, 148-149  51 IV, 150-151  51 Lact. Inst. I, 18, 11  91 Liv. I, 1, 9  79 I, 6, 4  163 I, 9, 13  79 I, 21, 3  129, 198 I, 28, 9  124 I, 58, 7  198 II, 6, 5  283 II, 13, 1  266, 268 II, 13, 9  115 III, 18, 3  124 IV, 32, 12  124

505

INDICES

IV, 40, 9  115 V, 36, 6  412 VI, 35, 1  311 X, 28, 12  308 XII, 6, 1  104 XIX, 1, 1  407 XXI, 1, 1  9, 14, 73, 100-101 XXI, 1-2  100 XXI, 1, 4  119 XXI, 4  123-124 XXI, 4, 9  123 XXI, 10, 1  106 XXI, 10, 5  150 XXI, 11, 1  107 XXI, 19, 10  115 XXI, 22  326 XXI, 22, 1  341 XXI, 24, 1  129 XXI, 40-41  106 XXI, 46, 7  388 XXI, 54, 1  102 XXI, 56, 10  101 XXII, 6, 1  222 XXII, 6, 11  198 XXII, 12, 5  232 XXII, 14, 4  104 XXII, 25, 18  270 XXII, 30, 2  104 XXII, 35, 4  273 XXII, 38, 2  283 XXII, 38, 5  283 XXII, 38, 6  270 XXII, 42, 8  310 XXII, 46, 7  111 XXII, 48, 1  252 XXII, 49  284 XXII, 53, 13  392 XXII, 57, 10  105 XXIII, 9, 3  345 XXIV, 9, 7  104 XXIV, 48, 2  124 XXIV, 48, 13  404 XXV, 24, 11  105 XXV, 26, 7  364 XXV, 31, 11  105 XXVII, 16, 6  105 XXVII, 27, 7  104

XXVII, 47, 1  103 XXVIII, 13, 2  412 XXVIII, 17, 2  432 XXVIII, 17, 3  373 XXVIII, 18, 12  125 XXVIII, 35  405 XXVIII, 35, 8  405 XXVIII, 40, 3  435 XXVIII, 40, 8  431 XXVIII, 41, 2  432 XXVIII, 41, 13  432 XXVIII, 42, 16  432 XXVIII, 42, 20  432 XXVIII, 43, 9  434 XXVIII, 44, 12  435 XXVIII, 45, 1  436 XXIX, 19, 2  379 XXX, 11, 8  404 XXX, 12, 10  409 XXX, 15, 5  188 XXX, 33  410, 413 XXX, 33, 2  410 XXX, 33, 16  410 XXX, 34, 15  103 XXX, 35, 9  413 XXXI, 11, 10  407 XXXI, 17, 5  143 XXXII, 32, 15  412 XXXIII, 10, 8  111 XXXIV, 59, 5  115 XXXV, 27, 10  103 XXXV, 33, 4  124 Per. XVIII  189, 194 XLIV, 1, 11  126 Praef. 4 82 Luc.

506

1, 95  176 1, 120  146 1, 129  418 1, 135  418 1, 144  84 1, 146  355 1, 151  418

INDEX DES SOURCES

1, 188  47, 85 1, 191  47, 85 1, 199  47, 85 1, 257  355 1, 303  309 1, 572  177 2, 43  275 2, 286  162, 179 2, 295  132 2, 326  213 3, 12  177 3, 298  167 3, 300  167 3, 301  171 3, 302  167 3, 304  167 3, 305  168 3, 307  168 3, 340  168 3, 349  168 3, 464  171 3, 474  172 3, 490  172 3, 584-585  47 3, 585-591  47 3, 588-591  47 3, 591  47 3, 640  163 3, 709  161 4, 415  174 4, 445  174 4, 450  177 4, 474  175 4, 488  175 4, 491  180 4, 498  178 4, 517  177 4, 533  176 4, 565  178 4, 574  180 4, 587  189 4, 788  309 4, 794  308 5, 23  183 5, 237  84 5, 297  183 7, 85  290

7, 597  291 7, 652  294 7, 659  289, 291 7, 665  291 7, 666  295 7, 671  291 7, 673  291 7, 677  289 7, 678  299 7, 689  289 7, 690  306 7, 712  289 7, 760  349 8, 20  289 8, 79  306 8, 133  307 8, 711  298 10, 14  427 17, 548  419 Lucien Dial. X 94 Lucr. I, 722  417 Mart. I, 78  32, 447 VIII, 66  29 IX, 64, 1-4  53 IX, 64, 5-8  53 IX, 64-65  53 Oros. IV, 22  323 Ov. Am. III, 12, 41  258 F. III, 587-600  243 III, 625  244 III, 639  248 III, 675  250 III, 693  250 III, 695  250

507

INDICES

Plut. Alex. II, 4  427 XV, 7  94 Apophth. Lac., Scipio Minor I 362 Cato min. XXV 210 LIII, 2-4  308 Fab. XVIII, 3  362 XIX, 1  363 XIX, 3  222 Marc. IX, 7  363 XXIV, 2  367 Pel. XIX, 2  105 Pomp. LXXIX 447 Publ. XIII 333 XVII 138

IV 376-378 IV, 291  376 IV, 303  377 Met. II, 50  273 II, 201  274 XIV, 108  302 XV, 867  335 Port. IV, 10, 75  302 Paus. IX, 25, 4  159 Petr. CXVIII, 6  98 Plaut. Asin. 506-508 61 Plaut. Curc. 639-641 61 Mil. 738 383 Pseud. 581 383 588 383

Pol.

Plin. Ep. I 32 III, 2  26, 38 III, 7  25, 27-28, 30, 32, 35, 37, 42 VII, 9, 6  39 Nat. II, 63, 156  447 VII, 120, 2  378 VIII, 37, 2  189, 191 XXV, 7, 23  32 XXXIV, 11, 20  48 Pan. 1, 6  54 2 51

508

I, 3, 2  9 I, 35, 2  218 I, 35, 6  217 II, 21, 8  106 II, 33, 1  106 III, 6, 1  128 III, 54, 2  150 III, 80, 3  106 III, 116, 13  284 VI, 1, 7  101 VI, 21, 2  283 VI, 46, 1  440 VI, 59, 14  126 VIII, 20, 9  218 X, 3, 2  410 X, 3, 3  388 X, 16, 6  227 XV, 5, 12  404 XV, 11, 2  413 XXIX, 20, 3  362

INDEX DES SOURCES

XXXVI, 16, 2, 5  404 XXXVIII, 21, 2  219, 366

Sil. 1, 1  12, 101 1, 1-6  12, 69 1, 2  73 1, 3  317 1, 4  49, 70, 81 1, 4-5  70 1, 4-8  49 1, 5  17 1, 7  14, 100, 228 1, 10  17 1, 12  100 1, 14  371 1, 17  84 1, 18  74 1, 19  17, 49 1, 21  317 1, 26  318 1, 28  318 1, 31  84 1, 32  17, 318 1, 35  251, 320 1, 38  317, 319 1, 41  319 1, 56  123 1, 58  17, 84, 245 1, 61  123 1, 62  321 1, 63  123 1, 70  252 1, 72  73 1, 81  73 1, 91  317 1, 106  72 1, 137  320 1, 144  110, 123 1, 182  17 1, 198  17 1, 244  355 1, 294  125 1, 310  17 1, 327  110 1, 330  16, 128 1, 335  171 1, 365  171 1, 366  172 1, 377  156

Polyain. Strat. VIII, 12  195 Posidon. F 234 Kidd, Str. 6, 2, 3  417 Prop. II, 34  79 Q uint. I, 7, 12  48 Sall. Iug. V 404 XI, 1  196 Sen. Benef. III, 1, 5, 5  255 VI, 23, 5, 4  255 Ep. 7  195, 204 12 195 79, 5  417 462 260-261 Her. 3 191 Nat. II, 30, 1  417 Thy. 786 262 795 261 Serv. Aen. I, 296  148 Georg. III, 29  48

509

INDICES

2, 498  2, 504  2, 511  2, 513  2, 515  2, 516  2, 517  2, 518  2, 521  2, 524  2, 526  2, 531  2, 539  2, 542  2, 543  2, 553  2, 560  2, 572  2, 575  2, 580  2, 584  2, 585  2, 589  2, 590  2, 595  2, 603  2, 609  2, 611  2, 615  2, 617  2, 618  2, 619  2, 623  2, 625  2, 632  2, 633  2, 634  2, 636  2, 642  2, 645  2, 648  2, 650  2, 651  2, 655  2, 657  2, 665  2, 668 

1, 422  74 1, 461  416 1, 476  156 1, 479  127, 157 1, 483  127 1, 498  156 1, 503  156 1, 505  156 1, 509  145 1, 510  17, 146 1, 514  72 1, 515  127, 157 1, 539  17 1, 548  320 1, 625  396 1, 643-644  70 1, 660  132 1, 679  222 1, 692  125 2, 3  223 2, 56  76 2, 123  17 2, 148  147 2, 188  147 2, 206  148 2, 208  148 2, 217  136 2, 227  148 2, 239  149 2, 264  149 2, 279  106 2, 327  107 2, 341  302 2, 342  72, 207 2, 343  195 2, 373  17 2, 395  353 2, 422  119 2, 449  125 2, 451  20, 125, 190 2, 451-707  20 2, 457  130 2, 475  95, 130, 182 2, 481  130, 135 2, 486  17, 135 2, 494  130 2, 496  127, 130, 144

510

17 130 130 130 134 134 134 133 135 133 130 130 17 165 131 361 321 181 134 192 192 192 192 192 136 132 131, 136 182 136 136 136 136 136 136 17, 158 158 136, 159 162 162 163 162 136, 164 17, 141 127, 138 136, 138 139 138

INDEX DES SOURCES

2, 673  139 2, 674  138 2, 675  139 2, 681  181 2, 693  141 2, 696  131, 141 2, 697  141 2, 699  359, 445 2, 705  446 3  15, 17, 56, 58-59, 72-73, 104, 123, 128, 146, 150153, 172, 190-191, 244, 282, 326-328, 334, 349, 384, 448 3, 1  152 3, 14  152 3, 61  152 3, 77  17 3, 114  153 3, 127  73 3, 162  326 3, 163  326-327 3, 183  191 3, 207  72 3, 208  191 3, 240  104 3, 245  257 3, 314  190 3, 319  123 3, 415  151 3, 421  151 3, 425  151 3, 426  151 3, 433  152 3, 475  123 3, 492  172 3, 494  150 3, 496  150 3, 500  150 3, 501  150 3, 514  146 3, 553  146 3, 571-592  15 3, 573  128, 328 3, 584  282 3, 606-617  59 3, 607  59, 244

511

3, 608  59 3, 609-610  60 3, 618-621  56 3, 627-628  56 4, 30-31  47 4, 59  106 4, 68  106 4, 105  311 4, 109  47 4, 120  311 4, 128  372 4, 131  312 4, 134  76 4, 136-142  46 4, 219  326 4, 324  416 4, 331  297 4, 402  47, 85 4, 404  105 4, 408  47, 85 4, 411  47, 85 4, 420  265, 331 4, 425  388 4, 454  265, 389 4, 457  313 4, 458  313 4, 466  174, 388 4, 470  388, 392 4, 471  331 4, 476  56, 382, 417 4, 510  334 4, 517  101 4, 568-572  47 4, 573  95 4, 621  101 4, 622  448 4, 667  321, 334 4, 700  285 4, 708  286 4, 713  236 4, 718  214 4, 763  125 4, 774  155 4, 777  155 4, 779  154-155 4, 788  126 4, 791  155

INDICES

6, 452  197 6, 468  208 6, 478  216 6, 497  212-213 6, 500  213 6, 506  213 6, 539  195 6, 545  217 6, 546  208 6, 547  142 6, 549  207 6, 579  209 6, 580  209 6, 584  209 6, 595  328 6, 596  395 6, 609  328 6, 610  92, 223 6, 613  223, 271 6, 616  437 6, 617  223 6, 619  223 6, 633  224 6, 637  224 6, 641  110 6, 664  47 6, 670  389 6, 681  126 6, 687  217 6, 688  217 6, 697  127 7, 1  221, 223, 234 7, 5  221 7, 12  221 7, 23  221 7, 25  221 7, 29  221 7, 34  223 7, 45  417 7, 57  223 7, 91  224 7, 99  224 7, 101  224 7, 116  221, 224 7, 120  73, 224-225 7, 123  224 7, 126  225

5, 28  214 5, 45  285 5, 53  285 5, 59  311 5, 161  126 5, 185  310 5, 201  321 5, 287  257 5, 352  76 5, 424  302 5, 489  110 5, 633  287 5, 638  287 5, 640  287 5, 652  285 5, 655  287 5, 677  222 6, 60  104 6, 62  206 6, 102  216 6, 103  57 6, 118  190, 206, 215 6, 130  206 6, 131  207, 209 6, 132  143 6, 140  189, 191 6, 144  190 6, 159  190 6, 207  190 6, 208  190 6, 233  190 6, 270  190 6, 296  207 6, 329  225 6, 377  215 6, 393  212 6, 396  212 6, 403  210 6, 404  211 6, 407  210 6, 415  217 6, 426  215 6, 432  212 6, 437  211, 213 6, 437-449  211 6, 447  214 6, 448  212

512

INDEX DES SOURCES

8, 102  245 8, 116  244 8, 128  246 8, 134  246 8, 160  247 8, 163  247 8, 164  248 8, 176  247 8, 182  250 8, 211  249 8, 226  249 8, 243  270 8, 246  270 8, 247  270 8, 250  270 8, 255  286 8, 259  271 8, 264  271 8, 265  270 8, 273  271 8, 280  272 8, 282  272 8, 284  272 8, 293  273 8, 310  236 8, 317  281 8, 329  294 8, 339  281 8, 345  294 8, 359  132 8, 383  267 8, 412  309 8, 551  313 8, 560  416 8, 643  274 8, 659  289 8, 660  277 8, 665  110 9, 4  275 9, 5  73 9, 46  294 9, 47  294 9, 48  294 9, 66  238, 253 9, 73  253 9, 77  253 9, 81  257

7, 131  225 7, 146  225 7, 147  225 7, 151  226 7, 214  226 7, 260  454 7, 268  226 7, 282  226 7, 285  110 7, 310  454 7, 445  82 7, 473  93 7, 495  227 7, 511  321 7, 515  226 7, 524  227 7, 539  227-228 7, 548  228 7, 549  228 7, 555  229 7, 557  228, 396 7, 577  229 7, 588  229 7, 592  229 7, 596  229 7, 705  104 7, 706  229 7, 713  229 7, 737  230-231, 233 7, 743  232 7, 745  232 8, 1  231, 363 8, 8  280 8, 25  242, 321 8, 35  233 8, 38  242 8, 41  242 8, 43  242 8, 44  242-243 8, 50  78, 242 8, 54  243 8, 58  243 8, 65  243 8, 71  244 8, 84  243 8, 86  243 8, 98  245

513

INDICES

9, 653  289 9, 656  277 9, 657  289 10  21, 72, 104, 236, 268, 275, 279-282, 284, 287, 289-290, 294-297, 299301, 304-309, 322, 328, 333, 392, 440, 451, 454 10, 1  284 10, 4  294 10, 6  295-296 10, 8  295 10, 10  296 10, 25  295 10, 27  295-296 10, 32  307 10, 42  295 10, 47  279 10, 50  72, 301 10, 56  279 10, 62  299 10, 171  296 10, 209  308 10, 217  296 10, 264  296 10, 270  299 10, 273  299 10, 277  300 10, 279  300 10, 284  296 10, 285  287, 305 10, 293  297 10, 303  287 10, 305  297 10, 307  297 10, 309  297, 304 10, 310  297 10, 403  308 10, 440  306 10, 456  268 10, 458  268 10, 513  290 10, 598  104 10, 608  275 10, 613  21, 280 10, 613-624  21 10, 614  282

9, 83  253 9, 90  254 9, 116  254 9, 120  254 9, 124  254 9, 147  256 9, 152  254 9, 164  254 9, 169  254, 256 9, 170  256, 261 9, 229  111 9, 278  87 9, 288  315 9, 290  316 9, 325  236 9, 340  235 9, 343  235 9, 351  237 9, 352  237 9, 373  267 9, 376  267 9, 411  312 9, 419  275, 312, 385 9, 421  285 9, 424  277, 312 9, 428  384, 417 9, 429  313 9, 430  312, 385 9, 434  454 9, 436  12, 313, 331, 385 9, 438  330-331, 417 9, 439  330 9, 451  313 9, 455  313, 332 9, 457  417 9, 459  313 9, 463  417 9, 470  332 9, 479  332 9, 530  331 9, 532  330 9, 544  372 9, 570  102 9, 644  285 9, 646  276 9, 649  290 9, 650  290

514

INDEX DES SOURCES

10, 615  280 10, 624  281 10, 626  282, 289 10, 627  289 10, 630  236, 282 10, 634  282 10, 637  282 10, 638  282 10, 639  282 10, 650  280 11  259, 273, 282, 302, 306, 325, 334, 339-346, 350351, 358, 362, 387 11, 48  273, 387 11, 100  282 11, 243  259, 341 11, 291  325 11, 385  334 11, 473  302 11, 657  306 12  74-75, 89, 95, 105, 307, 322-323, 329, 352, 355356, 358, 363, 368, 394396, 417-418 12, 1  352 12, 20  105 12, 27  352 12, 120  358 12, 126  358 12, 201  322 12, 318  307 12, 387  89 12, 517  75 12, 558  95 12, 605  75, 329, 356 12, 622  75 12, 701  322 12, 706  329 12, 725  75 12, 791  322 12, 841  323 13  55, 57, 63-64, 73, 76, 93-94, 191, 300-302, 346, 353, 359-362, 382, 390391, 393, 427, 439 13, 29  76 13, 68  73

515

13, 173  76 13, 261  359 13, 314  346 13, 615  191, 382 13, 628-647  57 13, 696  301 13, 705  300 13, 707  302 13, 712  300 13, 714  301 13, 716  301 13, 717  301 13, 738  353 13, 747  353 13, 778  93 13, 793  93-94 13, 800  94 13, 810  73 13, 844-849  63-64 13, 871  353 13, 874  359, 439 14, 50  105 14, 178  364 14, 294  364 14, 300  364 14, 353  364 14, 580  105, 364 14, 671  364 14, 676  364 14, 680  365 14, 681  365 14, 684  364 14, 686  60 15  55-56, 91, 103-104, 152, 192, 233, 363, 367, 369, 371, 382, 386, 388, 391, 393, 410, 432, 442 15, 1  393 15, 18  386 15, 77  56, 382 15, 77-78  56 15, 78  55, 91, 152 15, 78-81  55 15, 89  386 15, 92  386 15, 96  386 15, 115  91

INDICES

16, 533  95 16, 593  384 16, 597  430 16, 600  372, 430-431 16, 602  435 16, 604  431 16, 611  431-432 16, 625  432 16, 632  432 16, 645  433 16, 650  433 16, 655  72, 434 16, 663  434 16, 670  437 16, 677  435 16, 678  72 16, 698  436 16, 999  435 17  21-22, 72, 76, 95-96, 110, 153, 232, 323-324, 340, 359, 372, 374, 376-378, 380, 382, 394-402, 408409, 411-416, 419-425, 428-429, 438-439, 442, 451, 459 17, 1  21, 110, 374 17, 1-47  21, 110 17, 3  374 17, 14  376 17, 27  377 17, 30  377 17, 36  377 17, 41  96, 378 17, 46  378 17, 48  372 17, 52  76 17, 236  76, 402 17, 347-348  72 17, 357  323 17, 363  72 17, 368  323-324 17, 460  380 17, 486  95 17, 491  394 17, 494  395 17, 496  395 17, 497  395

15, 119  391 15, 125  386 15, 139  192 15, 142  192 15, 143  192 15, 183  371 15, 210  393 15, 230  371 15, 277  388 15, 324  233 15, 340  367 15, 341  363 15, 343  104 15, 439  371 15, 579  369 15, 591  103 15, 594  371 15, 596  371 15, 598  371 15, 603  104 15, 730  103 16, 4  359 16, 11  359 16, 86  393 16, 115  404 16, 116  404 16, 119  405 16, 124  404 16, 138  405-406 16, 139  406 16, 140  405 16, 141  405 16, 143  406 16, 144  407 16, 147  406 16, 148  406 16, 153  406 16, 155  406 16, 157  91, 406 16, 160  406 16, 170  77 16, 193  407 16, 219  407 16, 221  406 16, 254  408 16, 270  408 16, 288  393

516

INDEX DES SOURCES

17, 500  395 17, 502  395 17, 503  395 17, 509  394 17, 519  395 17, 520  394 17, 522  324, 419 17, 567  324, 421 17, 592  96 17, 597  324 17, 604  324, 422 17, 625  372 17, 649  153 17, 651  22, 396, 424, 459 17, 651-652  22 17, 652  232, 396 17, 654  382, 396 Souda S.v. Pόψοθκορ  195 Stat. Silv. 1, 2, 97  302 Theb. 1, 32-33  52 1, 470-520  54 4, 319  146 5, 505  190 6  273-275, 277, 280 6, 326  274 6, 425  273 6, 428  273 6, 443  274 6, 446  274 6, 448  274 6, 450  274 6, 451  275 6, 491  274 6, 512  280 6, 513  277 9, 225  95 10, 827  95 10, 845  303 11, 338  344 11, 339  344

12, 429  95 12, 730  95 Strab. Geogr. VI, 2, 6  126 XVII, 3, 14  323 Suet. Vesp. XII 53 Dom. I, 4  62 II, 6  62 V 342 VI, 1  59 XIII, 1  62 XIV 175 XV, 3  332 XV, 4  332 Ner. XLIX, 6  176 Tit. IX, 5  62 Tac. Agr. I, 4  52 XXXIX, 1  59 Ann. III, 65  203 XII, 22, 2  245 XII, 69, 3  246 XIV, 57  369 XV, 64, 3  447 Germ. XXVII, 6  59 Hist. I 369 III, 25  262-263 III, 57  354 III, 65  25, 27 III, 65, 2  25 III, 69-74  60 III, 72  333 IV, 85, 6  59

517

INDICES

Ter. Heaut. 256 144 Thuk. 3, 116  417 Tib. II, 6, 38  249 III, 2, 3  296 III, 4, 9  296 Val. Fl. 1  52, 59, 138, 360 1, 12-14  52 1, 12-15  59 1, 730  138 2, 174  131 2, 213  138 2, 373-578  54 3, 46  346 3, 208  96 Val. Max. I, 1, 14  108, 194 I, 8  189 IV, 3, 13  362 V, 1  407 V, 2 ext. 4  404 VI, 6, 3  106 Varro L. l. V, 66  136 Vell. II, 53  297 Verg. Aen. 1  15, 58, 70, 73, 76, 258, 318-319, 321, 326, 351, 388, 402-403, 433 1, 5  70 1, 12  318, 321 1, 23  318

518

1, 86  76 1, 220  327 1, 257-296  15, 58 1, 278-296  58 1, 297  326 1, 565  258 1, 621  73 2, 26  356 2, 27  75 2, 150  190 2, 281  302 2, 328  302 3, 147  132 3, 374  325 3, 570  417 3, 613  190 4, 259  246 4, 268  389 4, 384  248 4, 450  243 4, 622  73 4, 624  248 4, 642  140 5, 618  131 5, 659  144 5, 722  352 6  71, 75-76, 120, 255, 290, 352, 357-358, 381-382, 388, 390-391, 420, 424, 427 6, 132  358 6, 190  76 6, 237  358 6, 295  358 6, 580  75 6, 581  75 6, 721  290 6, 851-853  71 6, 878  120 7, 21  258 7, 41  70 7, 43  70 7, 236  79 7, 293-322  317 7, 391  76 7, 406  131 7, 485  76

INDEX DES SOURCES

7, 515  131 7, 803  76, 228 8, 4  241 8, 9  147, 321 8, 123  79 8, 144  79 8, 190-305  54, 224 8, 222  231 8, 241  231 8, 301  382 8, 627  384 8, 714  427 8, 720  340, 427 9, 33  363 9, 59  225 9, 133  379 9, 339  260 9, 365  259 9, 412  259 9, 641  410 9, 722  76 10, 390  161, 163 10, 457  157 10, 474  157 10, 633  324, 419 10, 649  419 10, 666  419 10, 670  420 10, 672  420 10, 676  420 10, 723  260 11, 366  107 11, 463  363

12  76, 112, 144, 157, 184, 258, 260, 323, 384, 418419, 421, 448 12, 8  260 12, 166  112 12, 200  144 12, 397  184 12, 438  384 12, 461  76 12, 697  323 12, 838  258 12, 896  157 Buc. 1, 70-72  88 2, 136  105 Ecl. 4 417 Georg. 1, 511  272 Xen. Mem. II, 1, 21  386 Zon. V, 38  342 VIII, 13  189, 202 VIII, 15  194 IX, 13  409 IX, 29  327 IX, 30  105, 159

519

INDEX GÉNÉRAL

INDEX GÉNÉRAL

Achille  22, 93-94, 149, 157-158, 224-225, 229, 260, 263, 268, 302-303, 314, 342-344, 352, 374, 387, 389, 419-420, 430, 437, 453 Adraste  272, 280 aemulatio  66, 96, 437, 453 Afrique  22, 76-77, 85-86, 96, 191, 193, 199-200, 203, 208, 218, 222, 307-308, 318, 330, 368, 372-374, 389, 397, 399, 402, 404, 408, 427, 430, 432-434, 436, 449, 454, 458 Agamemnon  155, 260, 288, 357, 387 Alcmène  53, 146, 382, 424 Alecto  131, 139, 390 Alexandre 55-56, 94, 381-382, 403, 427, 433, 437 alliés  13-15, 20-22, 85, 116, 154, 180, 189, 222, 242, 258, 277, 345, 351, 354, 360, 383, 413, 456 allégeance  249, 405, 414 Alpes  99, 106, 146, 150-151, 167, 326, 334, 395, 398, 415, 432433 ambivalence  300, 315, 424 Amphiaraus 274 Anchise  71, 79, 120, 158, 207, 256, 357, 389-390 Andromaque 246 Anna  78-80, 155, 209, 238, 241252, 321, 331, 339

Annales  89-92, 98, 109, 111, 264, 362, 369, 375, 447 Antiochos III  91, 218, 365, 407 Antoine  55, 261, 348 Antonins  40, 65 Aphrodite  26, 126 Apollon  42, 89-90, 159, 240, 273274, 314, 316, 342, 358, 362, 388, 390, 410 apothéose  91, 238, 244, 360, 387, 396, 416, 423-424 Appien  109-111, 194-195, 297, 430 Apulie  242, 312-313, 351, 385, 439 Archimède  364, 387 archétype  14, 55, 66, 145, 179, 204 Argonautiques  52, 56, 95-96, 131, 137, 190, 344, 408 aristie  95, 123, 332 arma  12, 46, 69-70, 74, 84, 104, 127, 132-133, 151, 212, 214, 224-225, 233, 272, 277, 294, 317, 320, 343, 368, 394-396, 399, 402, 412, 451 armée  9, 21, 78, 92, 103-105, 115, 125-126, 151, 157, 200, 218, 221, 226-227, 233, 236, 241242, 252, 271, 273, 280-281, 284, 294, 297, 300, 304, 308, 310-311, 315, 317, 324, 333334, 336, 339, 341, 351, 355356, 363-364, 371, 385, 393,

521

INDICES

398, 400, 414-415, 421, 427, 432, 439, 457 Asbyté  76, 147-149, 170 Ascagne  76, 89-90, 207, 384, 389, 405, 449 Asinius Pollion  308, 368 ataraxie 32 augure  76, 78, 310-311, 372, 408, 433 Auguste  52, 55, 58, 60-61, 63, 77, 196, 200, 239-240, 245, 267, 332, 381, 427, 433-434, 436437, 450, 459 Aulu-Gelle  144, 195, 199 aurige  269, 271-272, 278, 439 auspices  197, 311, 325, 456 Autonoë 390 Bacchus  55-56, 151, 155, 382 Baecula  371, 393 Bagradas  189, 191, 193, 200, 206207 barbares  29, 88, 103, 350, 404, 454 barbarie  9, 149, 202, 354, 403 bellum  9, 82, 88, 99, 120, 125, 233, 294, 331, 342, 415 Bellum Africanum 308 Bithynie  32, 438 Bodostor 202 bouclier  103, 125, 130, 148, 170, 172, 185, 200, 222, 229, 241, 254, 267, 340, 352, 384, 416 bravoure  18, 92, 103, 208, 224, 255, 259, 268, 279, 308, 336, 376, 383, 389, 391, 432 Bruttium  359, 399 Brutus  179, 283, 429 Cacus  145, 224, 231 Calliope  28, 42, 93 Camille  76, 228, 232, 333, 365, 396-397, 442 Campanie  31, 40, 339, 341, 350, 352, 357 Cannes  20-21, 47, 68, 78, 80, 8688, 102, 107, 110-111, 116-117,

199, 235-239, 241-242, 245, 249, 251-253, 264, 267-269, 274, 278, 280-285, 288-292, 294-296, 300301, 304, 306-307, 310, 312-316, 321-322, 328-333, 335-336, 339, 350-352, 363, 368, 372, 383-384, 387, 392, 396, 400, 415, 422, 438-440, 451, 456-457 cannibalisme  133, 159 Capanée  269, 303-304 Capitole  52, 62, 75, 317, 333, 424 Capouans  14, 96, 273, 282, 339, 341, 345, 350-351, 358-361, 456 Capoue  20, 26, 76, 95, 117, 213, 307, 339-341, 343, 346, 350-352, 354-355, 358, 360-361, 396, 415, 432, 456 Carthage  21-22, 47, 65, 69, 71, 73, 79-80, 83, 85-86, 105, 108, 119, 124, 126, 130-131, 137, 139, 143, 155, 164, 166, 185, 193-194, 199, 201, 206-207, 209, 212-213, 218219, 222, 231, 237-238, 242-243, 246-247, 249-250, 265, 272, 305306, 315, 317-319, 321, 323-324, 327, 329-330, 333, 337, 341, 349-354, 362, 365-367, 371, 373376, 389, 393-394, 397-404, 408, 414, 420, 425, 430-431, 435-436, 440-442, 448-452 Carthaginois  9, 12-14, 47-48, 6667, 73-74, 78, 84-85, 96, 99, 101103, 106-107, 110, 117, 125-130, 134, 137, 145, 149-153, 156-160, 164, 166, 169, 171-172, 181, 187, 192, 194, 200-202, 207, 213-215, 221-222, 225-226, 232, 237-238, 240-242, 246, 248, 251-252, 259, 265, 296, 301, 305, 309, 311-314, 316, 318-320, 322-324, 326-328, 330-331, 337, 339, 342, 345, 349-354, 356, 359, 363, 368-369, 371, 374-375, 385, 389, 393-394, 398-402, 406-407, 409-410, 412415, 422-423, 425, 432, 434, 437, 439, 446, 450-451, 454 Carthagène  110, 371, 409

522

INDEX GÉNÉRAL

Castor et Pollux  382 Caton  15, 33, 88, 91, 103, 111, 132, 153, 162, 178-179, 183, 208, 210, 213-214, 290, 308, 323, 375, 383, 426, 430, 450 Catulle 38-39 Catulus 123 cavalerie  190, 226, 230, 233-234, 383, 410 Champs Élysées  56, 141, 304 Chattes 59 chevaux  103, 130, 147, 268, 271, 274, 323 Cicéron  12, 18, 27, 30, 32, 41, 46, 56, 91, 108, 150, 153, 160, 194196, 198, 204, 230, 255, 267, 308-309, 339, 347-348, 380, 387, 400, 450 ciues  21-22, 175, 188, 281, 283, 328, 367 ciuitas  20, 115, 121, 141, 162, 204, 263, 334, 343, 346 Claude  27, 175, 245-246 Claudia Q uinta  21, 374-379, 409, 458 Claudius Nero  103, 368-369 Claudius Pulcher  309, 374 clementia  17, 200, 280, 346, 364, 405, 457 Clélie  266, 268 cohésion  84, 117, 161, 168, 237, 348, 400, 440 collaboration 399 communauté  179, 228, 263, 281, 335, 378-379, 387, 400, 404, 434 Concorde 249 concordia  239, 267, 275, 281, 386, 400, 442, 457 confiance  11, 85, 115, 127, 129, 144, 203, 222-223, 235, 241, 281, 320, 327, 333-334, 360, 363, 410, 433 consul  21, 27, 29-31, 40-42, 47, 84-85, 101-103, 109, 116, 123, 126, 176, 187-188, 194, 196, 199-203, 207-209, 211-212, 214, 217-218, 229, 236, 239-240, 249,

254, 265, 268-270, 272-273, 275276, 279, 281-287, 290-302, 304305, 307, 309-312, 321-322, 336, 340, 348-349, 358, 360, 362, 368, 371, 375, 385, 388, 422, 430, 432, 435-436, 456-457 Cornelia  29, 63-64, 306-307 croyance  42, 177, 221, 245, 264, 440 cruauté  123-124, 132, 200, 202, 254 cura  37-38, 72, 232, 249, 285, 343, 364 Curion 307-309 Cybèle  96, 110, 374-379, 409, 458 César  15, 32, 47, 55, 63, 65, 82, 84-85, 87-89, 121-122, 135, 137, 150, 167-169, 172, 179-180, 191, 200, 244, 275, 288, 291, 298, 308-309, 418, 425, 434, 437 Dacie 52 damnatio memoriae  40, 241 Decius  259, 293, 305, 308, 340, 343 Déiphobe 390 Denys d’Halicarnasse  109 destin  21-22, 42, 55, 69, 74, 83, 93-94, 121, 131-133, 137, 139141, 150, 173-174, 178, 190, 223, 241-242, 245, 258, 266, 269, 275, 284, 302, 315, 318, 321, 324, 334-336, 345, 360361, 367, 379-380, 383, 399, 408, 420, 426, 435-436, 445, 448 destinée  58, 79, 86, 135, 142, 151, 163, 166, 173, 177, 212, 223, 240, 248, 251, 261, 282, 284285, 292, 301, 319, 325, 335336, 349, 357, 364, 425, 437, 439, 456 deuotio  240, 284, 287, 289-290, 292-294, 298, 300-308 deus  52, 64, 93, 151, 153, 276, 280, 360, 363, 367 deuxième guerre punique  9, 1316, 20, 25, 45, 48-49, 57, 67, 69,

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INDICES

73, 80, 89, 92, 97-99, 101-102, 107-109, 111, 116, 120-121, 128129, 145, 153-154, 166, 180, 185, 241, 251, 260, 284, 293, 310, 316, 327, 329, 337, 353, 362, 371, 374-375, 379, 403, 415, 423, 438, 441-442, 450, 453, 457, 459 devoir  13-14, 25, 34, 70, 79, 158, 160, 188, 196, 238, 247-248, 255, 263, 265, 343-345, 378, 390, 411 Didon  73-74, 78-80, 102, 119, 139, 144, 153, 155, 164, 194, 209, 212, 238, 241-252, 258, 309, 317-320, 326, 330, 351, 374, 384, 400, 402-403, 435, 448, 450 dieux  11-13, 15, 39-40, 56-58, 61-63, 70-71, 75, 78-79, 81-82, 84, 88, 92, 98-99, 115, 123-127, 129-130, 132, 138-139, 143-144, 146, 148, 159-160, 162, 179, 183, 197-200, 206-207, 209, 221, 223, 240, 243, 249, 251, 254-256, 263, 277, 279, 282, 287, 289-291, 293-294, 299, 304, 306, 309-317, 322-323, 325-330, 334-335, 337, 342-343, 345-346, 356-357, 362, 364-365, 367, 371, 374, 376, 378-380, 382-383, 390, 395-396, 402, 408, 419-420, 423-424, 429, 435, 437, 441-442, 449, 456 Discorde  315, 318 discours  69, 91, 106-107, 119, 168169, 174, 176-177, 197, 211-213, 215, 261, 270-271, 273, 277, 280, 282, 285-287, 290, 300-301, 331, 344, 359, 361, 382, 415, 433, 435-436, 439, 450, 452 Dius Fidius  135-136, 197-198 dolus  13, 17, 225, 233, 254, 299, 356 Domitien  10, 20, 29, 31, 39-40, 42, 45-46, 48, 51-66, 77, 111112, 175, 240-241, 329, 331332, 342, 364, 374, 406, 426, 429, 436, 442, 458-459

duel  12, 120, 127, 157, 162, 168, 303, 313, 315, 322, 330, 344, 373, 384, 395, 414, 416-419, 421-422, 424 Duilius 47-48 débarquement  218, 373, 375, 389 décade  98, 100, 111, 232, 239 décadence morale  117, 204 déclin  16, 55, 66, 85, 237, 298, 366, 369, 450, 452 défaite  9, 14, 46, 78, 86, 101-102, 107, 117, 123, 131, 173, 185, 194, 196, 206-207, 214, 217, 235-240, 264, 268-269, 278, 283-284, 288, 301, 304, 306307, 309-310, 318, 323, 340, 369, 400, 402-404, 411, 422, 439, 450-451 déloyauté  83, 138, 251, 339, 454 déraison  75, 146, 165, 227, 324, 329, 380, 421 dévotion  12, 28, 30, 115, 141, 165, 232, 266, 376 Èbre  122, 124-129, 425 ekphrasis  125, 170, 185, 243 Elissa  73, 206, 242, 249-251, 314, 384, 401, 431-432, 441, 446, 448, 451 Empire  48, 50, 60, 62, 82, 144, 219, 301, 332, 346, 349, 351, 353, 365-366, 373, 425-426, 430, 435, 438, 441, 459 émulation  12, 55, 57, 88, 111, 160, 207, 224, 265, 367, 381, 424, 459 Énée  22, 52, 69, 72-80, 89, 107, 111, 123, 127, 131-132, 137, 139, 144, 153, 157-160, 164, 178, 207, 212, 233, 238, 241, 243-253, 255-256, 258, 265, 282, 290, 301-303, 309, 318319, 321, 323, 325-326, 334, 337, 340-341, 351-353, 357-359, 365, 374, 381-382, 384, 388392, 402-403, 405, 416-421, 424, 429, 448-449

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INDEX GÉNÉRAL

Énéide  15-16, 22, 30, 51-52, 58, 68-81, 86, 89, 91, 107, 111, 120, 123, 131-132, 137, 144, 147, 158, 164, 207, 225, 228, 240241, 243-244, 246-250, 252, 255-256, 260, 303, 309, 317320, 322, 324-327, 334, 337, 351, 358-359, 365, 379, 382, 384, 389, 391, 397, 402-403, 416-419, 421, 427, 448 Enfers  132, 141, 255, 302, 348, 352, 357-358, 381, 390-391, 403, 437 Ennius  19, 88-92, 127, 144, 317, 337, 397 entrailles 209 Épictète 32 épigramme  25, 28, 31, 40-42, 53, 260-261, 264 épopée  9-10, 12, 15-16, 18-19, 2829, 38, 43, 45-47, 49, 51-52, 5658, 67-68, 72, 74, 81-82, 84, 8687, 89-91, 93, 96, 98, 102, 107, 109, 111-112, 115, 120, 123, 137-138, 154-155, 158, 165-166, 170, 178, 185, 187, 192-193, 206-207, 209-210, 218, 236, 240, 245, 249, 258, 262, 264, 290-292, 309, 315, 317, 323, 325, 329-330, 337, 341, 344, 349, 359, 372-374, 377, 381382, 387-388, 390, 394, 397, 402, 405-406, 410, 415, 417, 419, 422-423, 428, 438, 441, 453 État  60-61, 101, 126, 188, 201, 204, 218-219, 223, 226, 228, 240, 263, 279, 325, 344, 346347, 350, 365, 385, 391-392, 398, 404, 423, 429-430, 459 Eschyle 159 esclavage  41, 134, 176, 253 Etna  332, 417 étranger  13, 79, 81, 88, 157, 168, 183, 201, 212, 247, 250-251, 261, 353-354, 356, 393, 399, 401, 413, 425, 437, 455 Euripide  217, 303

Euryale 258-260 Eurymédon  158, 162-163, 165166, 180-181 Eutrope 195 Évandre  77-79, 131, 156, 224, 405, 408 exemplarité  14, 34, 55, 58, 66, 9192, 108, 128, 134, 149, 152, 154, 176, 185, 193, 210, 214-215, 218, 233, 235, 239-240, 267, 287, 290, 302, 305, 361, 371372, 386, 388, 390, 423-424, 429, 451, 456-457 exemplum  12-14, 16-17, 21-22, 33, 49, 57-58, 60, 64, 88, 106108, 111-112, 116-117, 142, 153, 156, 165, 176-177, 184-185, 187, 193, 196, 203-205, 208, 211, 215216, 218, 221, 223, 228, 232-235, 265-267, 277, 287, 291, 300, 302, 316, 322, 324, 331, 345-346, 349, 366, 368, 384, 395-396, 403, 405-406, 429, 432-433, 449, 453, 455-456, 458 Œdipe  239, 272-274, 344 Fabius Maximus  21, 92, 104, 109110, 117, 208, 219, 221-223, 226, 232-235, 240, 271, 280, 302, 321, 328, 345, 349, 362, 366-367, 373, 397, 416, 431432, 435, 441, 450, 456-458 faisceaux  29, 211, 276, 280 famille (familia)  12, 61, 63, 73, 79, 115, 151, 160, 200, 205, 210, 214, 216, 223, 228, 253, 261, 263-264, 281, 337, 344-347, 354, 383 fas  17, 49, 84, 151, 159, 212, 214, 281, 290, 334-335, 340, 349, 447 Fastes  30, 243-244, 247, 250, 376377 fatum  34, 79, 156, 178, 239, 263, 266, 276, 281, 311, 313, 319320, 336, 420, 436 fides  11-14, 16, 18-21, 28, 34-35, 43, 49, 60-61, 70-71, 77, 79, 85,

525

INDICES

87, 94, 98-99, 106, 108, 111, 113, 115-117, 119-129, 132, 134, 136, 138, 140-141, 143144, 146-147, 152-155, 160, 163-168, 170-171, 173, 176-177, 179, 183-185, 187-188, 193-194, 196-201, 203-205, 207, 210, 213, 215-218, 222, 227, 230, 232, 234-235, 237-241, 247, 252-253, 260, 262, 265-268, 283-284, 288, 291, 297-298, 300, 304-306, 313-314, 316, 322, 327-329, 331, 335-337, 339, 341-345, 349-350, 352-354, 356, 359-361, 364, 367-368, 371-372, 381, 384-385, 387-388, 392-393, 397, 404-409, 411-412, 415-416, 441-442, 447, 449-451, 455-459 Fides  55, 95, 121, 125, 127-130, 132-136, 138, 142-144, 147149, 159, 162, 164-165, 170, 182, 197-198, 202, 206-209, 216, 325, 327, 341, 351, 356, 360-361, 406 fides militum 227 fidélité  11, 119, 122, 138, 142, 144, 147, 150, 185, 188, 196, 198, 227, 238, 241, 249, 268, 283, 339, 341-342, 345, 353, 392-393, 404, 455-456 Flaminius  74, 105-106, 214, 233, 236, 249, 269, 284-288, 293, 301, 310, 312, 325, 398, 415 flavien  10, 12, 14, 16, 20, 26, 3031, 43, 46, 48, 50, 53-58, 60, 62-64, 68-69, 71, 77, 80-81, 84, 89, 103, 105-107, 112, 116, 123124, 143, 149, 184, 187, 211, 222, 235, 238, 240-241, 247, 297, 316-317, 320, 324, 327, 331, 336, 346, 350, 367, 385, 389, 391-392, 400, 403, 412, 430, 435-436, 440, 446, 451, 454-455, 458 Florus  189, 195, 309 foedus  13, 79, 99, 115, 124-127,

144, 162, 166, 188, 227, 407, 412, 442 folie  75, 121-122, 133, 136-137, 139, 144, 159, 161, 165, 176178, 226, 277, 305, 364 fortuna  11, 28, 100, 140, 178, 196, 200, 217, 221, 229, 281, 295, 341, 360 fragment  90, 169, 218, 365, 375 fraus  17, 70, 225, 252, 276, 299, 356 frontière  127, 438 Furie  120-121, 128, 130-131, 134, 136-137, 139-140, 143, 177, 192, 274, 277, 346, 361, 456 furor  17, 75, 77, 121-122, 128, 133, 136-137, 139, 143-144, 150, 154-155, 158-161, 163, 165, 171, 173, 177-179, 182-184, 241, 248, 251-252, 294, 296, 304, 309, 361, 369, 384, 387, 405, 421, 446-447, 449, 452 Galba  175, 263, 308 Gaule  122, 167 Germains 59 Germanicus  56, 59, 438 gloire (gloria)   12, 20-22, 34-35, 37, 39, 45, 47, 49, 59, 69-70, 76, 90, 93, 123, 125, 130, 134, 138, 152-153, 174-175, 178, 183184, 196, 208, 216, 223, 246, 259, 267, 271, 295-297, 304, 308, 313, 328, 331, 366-368, 396, 408, 410, 414, 431-432, 436, 440, 448, 457, 459 Grandes Plaines  403, 405, 411 grauitas  17, 282 Grecs  22, 75, 126, 201, 206, 243, 314, 408, 412, 426 Grèce  122, 159, 167 guerre civile  20, 47, 49, 58, 63, 70, 82-85, 121, 131, 137, 146, 161, 168, 171, 176-179, 185, 200, 252, 261-264, 275, 317, 344, 348, 359, 386, 413, 418, 434, 441

526

INDEX GÉNÉRAL

Hamilcar  73, 119, 122-123, 198, 202, 252, 285, 317, 353, 382, 384, 449 Hannibal  9, 15-16, 20-22, 28, 45, 49, 55, 65-67, 73-75, 78, 84, 87, 92, 94-95, 97-107, 109-110, 112, 115-117, 119-125, 127-132, 134, 140, 142-143, 145-157, 160, 167-170, 179, 184-185, 191-193, 198-199, 205, 207, 212, 214, 219, 221-222, 224-226, 228229, 231-234, 238-239, 241-242, 245, 249, 251-252, 254, 257, 259-260, 265, 267, 275-278, 280-281, 283, 285-288, 290-292, 294, 296-297, 301, 305, 309315, 317-324, 326-334, 340-347, 351-353, 355-359, 362-363, 365369, 371-374, 380, 382, 384-386, 389, 392, 394-399, 401-403, 405, 408, 412-425, 427, 429-432, 435, 438-442, 445-450, 452-455, 457458 Hannon  104, 106-107, 110, 119, 125, 389, 399-400, 425 harangue  92, 106, 295, 395, 415, 433 Hector  75, 94, 149, 158, 207, 246, 249, 260, 263, 302-303, 314, 342-343, 390, 419 Hercule  42, 52-56, 61, 71, 91, 127, 130, 133, 142, 145-154, 156, 159, 182-183, 190-193, 197, 208, 218, 223-225, 229, 231, 316, 381-382, 386-387, 397, 422, 424-425, 434, 442, 454 Hispanie  9, 26, 85-86, 155, 167, 192, 198, 301, 326, 371, 373, 385, 393, 432-434, 441, 454, 457 historiographie  16, 19-20, 67-68, 107, 109, 116, 199, 201, 205, 236, 257, 362, 364, 450, 458 Homère  19, 90, 92-94, 112, 260, 303, 335, 397, 403, 419 Horace  9, 40, 52, 88, 108, 133, 196-197, 209, 211

hospitalité  79, 151, 243, 247-248, 250-251, 326, 343, 409 hybris  149, 305, 309, 337, 440 hypostase  127, 144, 197 Hélène 243 Iliade  22, 74, 91-94, 149, 155, 175, 240, 303, 313-315, 330, 381, 388-389, 422 Ilipa 393 Imilce  125, 152, 154-155, 209, 384, 448 imperator  22, 167, 180, 193, 205, 289, 291, 302, 331-332, 353, 362-363, 394, 407, 423, 425, 427, 429, 434, 436 impius  13, 17, 77-78, 88, 144, 162, 261, 309, 334 impiété  123, 128, 149, 158, 162, 179, 255, 261, 265, 298, 342, 358, 379-380 infelix  158, 181, 195, 205, 210211, 236, 243, 281-282 Italie  46, 48, 69-70, 76, 79-80, 89, 105, 191, 206, 212, 222, 238, 243-245, 250, 253, 256, 307-309, 321, 325-326, 333, 352-353, 358, 361, 363, 365, 371-374, 380, 389, 392, 395, 398-403, 412-413, 430432, 435-436, 439, 441, 448, 458 iusiurandum  127, 129, 144, 197198, 408 Juba 307 Judée 52 julio-claudien  27, 33, 39, 63, 65, 145, 176 jumeaux  142, 158, 161-165, 253, 264, 421 Junon  74-75, 84, 105, 123, 130131, 133-134, 145, 151, 178, 182, 208, 225, 238, 241-242, 245, 249, 251, 258, 271, 277279, 286, 290, 293, 299, 301, 316-322, 324, 327, 329-330, 333, 356-357, 373, 397, 419, 421-422, 439

527

INDICES

Jupiter  13, 15, 22, 42, 45, 48, 53, 55-59, 62, 64, 75-76, 79, 82, 112, 122, 125, 127, 129, 135, 138, 144, 147, 152, 156, 162, 191, 197, 223, 234, 240, 251, 258, 271, 273, 276, 282, 286, 293, 304, 306, 315-316, 320, 322, 325-335, 342, 346, 349, 352, 355-356, 366-367, 372, 381-383, 388, 391, 407, 419, 421, 423, 427-429, 437, 450, 452, 456 Laelius  404, 410, 412-413 Laomédon  146, 248, 374 Latinus  76, 79, 155 Lavinium  76-77, 79, 244, 392, 419-420 Lentulus  296, 299-300, 304-305 libertas  11, 33, 35, 41, 86, 125, 168, 178-179, 181, 216, 253, 266-268, 283, 302, 335, 418, 447 limes 52 lion  147, 190, 259-260, 341 Livius Salinator  103, 368 Locres  376, 379 loyauté  11, 85, 115-116, 122-123, 126-127, 129-130, 135, 138, 144, 165-167, 173, 185, 188, 198, 227, 238, 241, 251, 268, 333, 356, 392-393, 404, 412, 455 Lucain  15-16, 19, 38-39, 45, 47, 49, 52, 55, 64, 67-68, 81-83, 8588, 111-112, 121, 131, 157, 161163, 165-173, 176, 178-179, 181, 183-185, 189-190, 208, 210, 213, 256-257, 264-265, 275, 288-291, 297, 299, 305, 308-309, 315, 349, 355, 359, 397, 401, 418, 453 Lucrèce  19, 198, 268, 446 luxus  49, 153, 362, 442, 452 Luxus 386 Lycormas  158, 162-163, 165-166, 180-181 Magon  76, 104, 111, 257 maiores  198, 203, 282, 458 Mancinus  253, 265, 327

Mansuetus 262-263 Marcellus  11, 21, 104-105, 120, 222, 282, 305, 322, 349, 362-368, 385, 394-397, 415, 417, 449-450 Marcia  187-188, 194, 202, 205, 209-216, 218, 456 mariage  39, 213, 286, 316, 318, 320, 322, 348, 409 Marius 63 Mars  100, 250, 256, 265, 271, 298, 313-314, 316, 329-332, 362-363, 382-383, 388-389, 394, 396, 410, 417, 422 Martial  10, 19, 25, 27-32, 38, 4042, 52, 54, 68, 241, 447 Marus  142, 206-208, 210, 214215, 217 Massilia  47, 121-122, 165-167, 169-173 Massiliens  87, 121, 163, 167-171, 173 Massinissa  130, 188, 324, 373, 404-410, 412, 458 matricide 163 memoria  62, 193, 203, 389 Mercure  79, 135, 247, 326, 389 Metellus  279, 299-300, 306, 322, 333, 392, 394 Minerve  53, 240, 250, 313, 316, 329-333, 362 Minucius  104, 226-227, 229-233, 236, 269, 271, 321, 431 moenia  71-72, 74, 110, 140, 156, 224, 236, 282, 286-287, 323324, 357, 360, 364, 402 mos maiorum  11, 13, 18, 61, 85, 88, 103, 116-117, 128, 154, 179, 184, 199, 204, 210, 226, 306, 328, 348, 393, 455 Murrus  127, 131, 139, 156-157, 169 Mènes  119, 130, 139, 263 Ménoecée  298, 303, 305 Métaure  103, 368, 371 Naples  30-31, 352 nekyia  90, 93-94, 191, 300

528

INDEX GÉNÉRAL

Nerva 31 Nestor  206, 229 Nisus 258-260 Nola  21, 363, 367, 395 numide  77, 404-406 Néron  27, 39-40, 51-52, 62, 175176, 204, 245-246, 261, 263, 369 Odyssée  93, 206, 302, 357, 359, 391 Olympe  53, 56, 75, 197, 234, 251, 306, 315-317, 328-329, 332, 349, 365, 382 Ostie  30, 409 otium  28, 31, 51, 179, 386, 442, 452 Ovide  145, 216, 243-244, 247249, 253, 258, 272, 376-378 Pacuvius  273, 340-342, 344-345 Palatin  131, 145, 241 Palladium  241, 331 Pallas  145, 156, 161, 258, 313314, 331-332, 417, 422 parangon  21, 66, 145, 154, 208, 302, 314, 324, 381, 384, 397, 456 parjure  144, 283 parricide  142, 159, 238-239, 252, 254, 262-263, 266, 344-345, 348, 457 pater  104, 112, 159, 228, 230, 232, 255, 263, 280, 312, 325, 327, 393, 435 pathos 449 patientia  205, 207-208, 217, 267, 278, 282 Paul-Émile  21, 47, 116, 239-240, 249, 251, 268, 272-275, 277279, 281, 283-284, 286-288, 291-307, 309-311, 322, 336, 349, 362, 368, 397-398, 406, 415, 457 pax  12, 156, 239, 248, 364, 442 perfidia  11, 13, 16, 81, 83, 123124, 128, 138, 164, 242, 252, 316, 324, 353, 357, 359, 361, 412

Pétrone 470 Phaéton  225, 272-274, 277 Philinos  97, 194, 201 Philippe V  407, 412 phénicien  73, 124, 154 pietas  11-14, 16, 19-22, 28, 35, 39, 43, 49, 60-63, 75, 77, 87, 94, 98, 101, 103, 108, 111, 115-117, 119-122, 126-128, 139, 141, 143, 145, 147, 149, 152-156, 158160, 163-166, 178-179, 183-185, 187-188, 200, 203, 205, 209-211, 214-216, 218, 222, 226-227, 232, 234-235, 237-239, 252-259, 262263, 265, 269, 282-284, 298, 301, 304, 313-314, 327-328, 331, 333, 335-337, 339-341, 343-345, 347349, 352-354, 356-358, 361-362, 367-368, 371-372, 375-376, 380381, 384-385, 387-392, 399, 405, 407, 409, 411, 416, 433, 441-442, 448, 450-451, 455-459 Pietas  12, 56, 61, 115, 120, 135, 138, 206, 347, 391 pius  11-12, 17, 115, 155, 162, 183, 212, 240, 313, 315, 334, 358, 364, 392, 405 Plaute  61, 164, 383 Pline l’Ancien  189, 191, 378, 447 Pline le Jeune  19, 25-28, 30-32, 35, 37, 40, 64 Plutarque  109, 222, 297, 363, 449 poison  192, 360-361, 409, 445447, 454 Polybe  19, 32, 73, 100-101, 103, 106, 128, 150, 166, 191, 193, 200-201, 217-218, 236, 283, 365, 400, 406, 413, 430, 440 Polynice  120, 272-274, 276-277, 280, 344 Pompée  29, 55, 63, 85, 88, 121122, 166-167, 174, 179, 275, 288-291, 294-295, 297-299, 305-306, 349, 359, 369, 401, 418, 434 Pont  29, 32 Pontifex Maximus  266, 293

529

INDICES

Porsenna  115, 138, 267-268 première guerre punique  12, 20, 48, 117, 123, 126, 142, 187, 189, 200, 203, 205-206, 218, 253, 310, 318, 350 Priam  75, 149, 153, 158, 219, 263, 314, 342, 366 Principat  11, 33, 245, 306, 397, 459 Proserpine  379, 390 présage  78, 268-269, 274, 292, 310-312, 408 Publicola 283 Pyrène  151-152, 191 Pyrénées  150-151, 167, 425 Pétrone 98 Q uirinus  22, 56-57, 61, 382, 396 Regulus  20-21, 108, 117, 142, 185, 187-191, 193-197, 199-219, 229, 231-232, 234-235, 239, 266, 302303, 339, 341, 350, 363, 454, 456 Romulus  55-57, 66, 82, 89, 129, 133, 162, 164, 176, 228, 256, 258, 348, 355, 366, 396-397, 421-422, 442 Rubicon  47, 84, 122 Rutules  132, 160, 258-259, 420 sacrifice  73, 119, 125, 130, 148, 155, 287-288, 290, 293, 298301, 303, 305-306, 309, 342, 380, 385, 390-391, 400, 408 Sagonte  12, 20-21, 55, 68, 71, 76, 87, 95, 99, 107-108, 110, 115117, 119, 121-123, 127-131, 134-135, 139-140, 142-143, 145, 147-149, 152, 157, 164-173, 181185, 192-193, 210, 222, 224, 235, 237-238, 241, 277, 317, 320, 360-361, 395, 415-416, 422, 455-457 Sagontins  14, 20, 86-87, 96, 116, 120-122, 125, 128-130, 132-134, 136, 140-143, 145, 148-150, 152, 154-155, 157-159, 165-166, 168,

170-174, 177, 179-180, 182185, 189, 192, 205, 218, 234, 241, 252, 266, 319, 336, 339341, 345, 350, 360-361, 364, 387, 414, 445, 447, 454-457 Satricus  238-239, 252-254, 256260, 262-266, 292, 456 Scaevola  138, 196, 266-268 sceptre  253, 282, 428 Scipion Émilien  22, 105, 137, 203, 218-219, 230, 305, 324, 327, 362, 365-366, 405, 430, 449-451 Scipion Nasica  237, 366, 375-376, 440, 442, 452 Sentinum  293, 305, 308 serment  73, 99, 115, 119, 123125, 127, 129, 135, 142, 144, 197-199, 214, 218, 245, 268, 273, 283, 317, 333, 345, 353, 384, 408, 411, 449, 458 serpent  151, 182, 189-193, 200, 206-208, 257, 326, 427 Serranus  142, 206-207, 210, 214216, 259 Sibylle  63, 75, 93, 190, 358-359, 374-375, 382, 390, 393, 420, 439 Sicile  85, 123, 126, 194, 307-309, 375, 431 socii  14, 121 Solimus  238-239, 252-254, 256, 258-263, 265, 269, 336, 454, 456 Stace  10, 19, 39-40, 43, 45, 52, 95, 120, 145-146, 182, 190, 269, 272, 274, 280, 298, 303, 305, 344, 453 stoïcisme  19, 25, 31-34, 196, 208, 218, 281, 433 suicide  15, 20, 32-34, 86-87, 96, 116, 120-122, 128-129, 131, 133, 136, 138, 140-141, 143, 158-159, 161, 163, 165, 170, 172-174, 176-179, 181-184, 240, 261, 290, 293, 302, 318-319, 324, 359-361, 420-421, 439, 445-447, 451, 456457

530

INDEX GÉNÉRAL

Suétone  38, 59, 62, 175, 332 Sylla 63 Syphax  77-78, 124, 397, 403-412, 425, 427, 429, 458 Syracuse  21, 105, 110, 307-308, 362-365, 367, 449 Sénèque  32-34, 38, 145, 177, 195, 204, 216, 255, 260-261, 264, 281, 336, 418, 447 Tacite  25, 27-29, 34, 38, 51, 59, 203, 245, 262-265, 369, 447 Tartare  72, 75, 130, 141, 143 Tessin  46-47, 84, 101, 106, 116, 222, 233, 265, 311-313, 331, 352, 372, 383, 385, 388, 395, 415-416, 457 Thèbes  95, 272, 303, 344, 453 Théron  145, 147-149, 153, 170 Thésée  79, 95, 453 Tiburna  131, 134, 138-140, 154156, 174, 192, 209 Tisiphone  120-121, 128-136, 138139, 141-143, 145, 154, 156, 170, 174, 178, 182-184, 192, 241, 277, 319, 360 Tite-Live  9, 14, 16, 19-20, 68, 73, 82, 97-101, 103-112, 115, 119, 124, 128, 143, 150, 164, 173, 189, 196, 198-199, 204, 222223, 230, 232, 239, 267-269, 273, 275, 282-283, 289, 303, 310-311, 323, 326, 341, 346347, 363-364, 375-376, 379, 400, 404-405, 407, 413, 427, 431-436, 458 Titus  29, 52, 57, 61-62, 175 topos  16, 131, 440 traité  13, 69, 71, 98-99, 122-130, 156, 166-168, 185, 246, 348, 350, 353, 442 Trajan  26, 31, 40, 64, 437 Trasimène  102, 104-105, 110, 116, 198, 206-207, 214, 222, 225, 233, 242, 267, 285-286, 310, 321, 352, 395 tribun  299, 324

triomphe  22, 47, 59, 98, 120, 149, 219, 270-271, 356, 365, 372, 374, 376, 391, 396, 411, 423, 425-426, 428-429, 441-442 Troie  71, 74, 93, 131, 137, 146147, 157-158, 166, 243, 246, 248, 314, 318, 323-324, 327, 357, 359, 366, 402 Troyens  22, 70, 74-75, 107, 131132, 245, 258, 314, 318, 321, 330, 356, 358, 379, 389, 403 Trébie  95, 101, 116, 207, 222, 225, 233, 242, 321, 334, 352, 415 Turnus  70, 76, 107, 131, 144, 147, 157, 159, 241, 258-260, 319, 363, 379, 405, 416-421 Tymbrenus  158-160, 162-163, 165166, 180 uirtus  11-14, 16-21, 35, 43, 49, 58, 69-70, 77, 84, 87-88, 94, 108, 111, 115-117, 123-125, 128, 130, 133, 143, 145-146, 149, 153, 156-158, 163, 165-166, 172, 175, 177, 179, 184-185, 189, 193, 196, 200, 203, 205, 207-208, 211, 216-217, 222, 225-226, 230, 232, 234-235, 237-240, 252, 267-269, 274, 276, 281-282, 284, 287, 289, 291, 298, 300, 302, 305, 314, 322, 327-328, 331, 334-337, 340, 345, 349, 351-352, 361, 364, 367-368, 371-372, 380-381, 383-386, 388, 392, 396-397, 400, 405, 408, 411, 416, 420, 422, 437, 442, 446-448, 454-459 Ulysse  196, 206, 302-303, 357, 359, 391 Valerius Antias  19, 109-111 Valerius Flaccus  10, 19, 43, 45, 52, 82, 95-96, 138, 145, 151, 344, 346, 360-361, 446, 453 Valère Maxime  108-109, 189, 194, 310

531

INDICES

Varron  21, 47, 116, 233, 236, 239240, 242, 249, 251, 254, 268286, 288-292, 294, 299, 304305, 310, 312, 319, 321, 336337, 384-385, 396, 439, 454, 457 Velleius Paterculus  297 Vespasien  27, 48, 53, 58, 60-62, 65, 135, 175 Virgile  9, 15-16, 19, 27, 30, 38-42, 46, 54, 58, 67-71, 73-74, 76-82, 86, 88, 90, 111-112, 120, 131, 139, 145-146, 155, 161, 180, 191, 206-207, 212, 224, 231, 241, 243-244, 247-248, 250, 252, 255-256, 258, 260, 271, 303, 315-319, 322-323, 326, 358, 388-390, 397, 402, 405, 410, 417, 419-420, 424, 433, 448, 453 virilité  11, 19, 115, 203, 211, 286, 367, 400, 423, 430 Virrius  273, 340, 358-361 Virtus  11, 61, 91, 102, 174, 177, 216, 367, 382, 385-386, 391, 396, 422, 433, 442, 452

Vitellius  25, 27, 52, 60, 175, 354 Volcens 259 Voluptas  385-386, 396, 452 Vulcain  334, 352 Vulteius  122, 173-179, 181, 183, 256 Véies  232, 396 Vénus  15, 58, 79, 126, 131, 138, 246, 250, 256, 282, 316, 321, 327, 334-335, 352, 378-379, 381 Vésuve  96, 417 Xanthippe  194, 201, 207, 213, 217, 253, 456 Xénophon 386-387 Zacynthe  132, 147, 192 Zama  12, 20, 22, 77, 83, 85, 87, 95-96, 103, 107, 116-117, 128, 240, 322, 331, 337, 339-340, 346, 359, 371-374, 376, 378, 381, 384, 394-396, 400, 402-404, 407, 410-416, 422-423, 425, 430, 437-442, 449, 457-458

532