La question de l'athéisme au dix-septième siècle
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LA QUESTION DE :VATHÉISME AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

Les styles du savoir Défense et illustration de la pensée à l'âge classique

Une collection dirigée par Pierre Caye et Sylvie Taussig Le dix-septième siècle souffre de sa majesté : tout en lui semble grand, en particulier le savoir et la pensée dominés par les imposants systèmes philosophiques et théologiques. Pourtant, ce siècle n'est pas moins riche que le précédent en minores inventifs, en expériences de pensée ponctuelles mais fécondes, qui structurent, en tous domaines, le savoir et la paideia des hommes de façon non moins solide et durable que les grandes constructions théoriques auxquelles nous sommes habituellement renvoyés. Les Styles du savoir visent à corriger cet effet de mirement qui affecte la compréhension de ce siècle, en insistant sur un certain nombre des notions et de textes oubliés, négligés, méconnus qui s'avèrent pourtant fondamentaux pour la constitution des savoirs et des institutions à l'âge classique. En republiant des textes aujourd'hui inaccessibles et en proposant aux lecteurs des essais peu soucieux des frontières tracées par les interprétations dominantes, cette collection se propose ainsi de dessiner les contours d'un « autre » dix-septième siècle.

LA QUESTION DE };ATHÉISME AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

SOUS LA DIRECTION DE PIERRE LURBE ET SYLVIE TAUSSIG

BREPOLS

© 2004, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium

Ali rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2004/00951105 ISBN 2-503-51606-8 Printed in the E.U. on acid-free paper

TABLE DES MATIÈRES

1. La question de l'athéisme au dix-septième siècle . ... ......... ... ... ... .. 2. Pierre Caye - Libertinisme et Théologie: 3. 4. 5. 6.

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Considérations sur une expérience de pensée singulière et perdue...... 11 Winfried Schroder - Hydra multiceps ou negatio existentiae dei? Garasse, Voetius et le concept d'«athéisme» . . ...... ... . . ....... ... . . . ...... ... . 31 Annarita Angelini - Nicodémisme, libertinisme et art chez Achille Bocchi ....................... ....................... ....................... . 47 Sylvie Taussig - La cosmologie copernicienne et l'accusation d'athéisme . ... . ... . ... .. .. . . ... . .. . ... . .. . . ... . . . ...... ... . . . ... . . . . . .. . .. 73 Gianni Paganini - Un athéisme d'ancien régime ? Pour une histoire de l'athéisme à part entière: L'héritage de la pensée de la Renaissance et l'incrédulité moderne ....................... . 105 Douglas Hedley - Athéisme réel et platonisme de Cambridge: «latitudinaires», polémiques, et les grands philosophes morts .. . . . . .. . . 131 Pierre Lurbe - La réfutation de l'athéisme par Richard Bentley ...... 157

LA QUESTION DE VATHÉISME AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

Le dix-septième siècle, connu pour être, d'un point de vue social et religieux, le siècle des dévots, est marqué par la fondation de courants philosophiques nouveaux, issus d'une remise en question de l'aristotélisme et portés par une nouvelle conception du savoir. Très vite les philosophes se heurtent à la réaction de la Contre Réforme qui les accable de différents griefs et leur reproche surtout de remettre en question, avec l'ordre du monde, l'ordre social et l'ordre religieux. Ces critiques portées contre le copernicanisme, contre le naturalisme, contre l'épicurisme, contre la philologie même dès lors qu'elle prétend appliquer ses méthodes aux textes de la Bible, se trouvent tout particulièrement dans le livre du Père Garasse, dont les mises en accusation bien connues sont aussi exemplaires. Le présent volume s'inscrit dans la mise en perspective du courant libertin dans ses différentes modalités et cherche à mettre en lumière ce que peuvent être les marqueurs de ce courant. Pour le père Garasse, un libertin est avant tout un athée: il s'agit donc d'examiner si le concept d'athéisme est pertinent pour caractériser des penseurs, des philosophes et des savants aussi différents que Galilée, Gassendi, les naturalistes italiens en général. Laccusation d'athéisme, qui est permanente, a-t-elle quelque fondement dans les systèmes philosophiques qu'ils mettent en place? Ces philosophes recourent-ils à des stratégies de dissimulation d'une pensée athée, scandaleuse à ce titre, ou bien tâchent-ils de penser d'une autre façon leur rapport à Dieu, sans qu'on puisse pour autant les décrire comme des théistes? La critériologie de Garasse et de ses successeurs, forte et efficace en son siècle, mérite d'être réinterrogée, et sa pertinence doit faire l'objet d'une réévaluation. La question de l'émergence ou de la permanence de l' athéisme, la distinction entre ses différentes formes et l'emploi de telle ou telle

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terminologie font l'objet de controverses. Des livres récents, qui entretiennent une polémique très instructive, à la fois en terme de méthode et de contenu, doivent être cités ici, d'entrée de jeu: 1) la thèse selon laquelle l'athéisme au dix-septième siècle a surtout existé dans l'esprit des apologistes est défendue par M.J. Buckley, At the Origins ofModernAtheism (New Haven - London 1987); A.C. Kors, Atheism in France, 1650-1729 ; t. I, The Orthodox Sources ofDisbelief (Princeton 1990); P. Zagorin, Wtzys of Lying. Dissimulation, Persecution and Conformity in Early Modern Europe (Cambridge (Mass.), Harvard 1990) et W Schroder, Ursprünge des Atheismus. Untersuchungen zur Metaphysik- und Religionskritik des 17. Und 18. jahrhunderts (Stuttgart 1998). Ces auteurs s'appuient notamment sur la distinction entre un «athéisme sans athées» - c'est-à-dire une philosophie dépourvue de sectateurs effectif-, et des «athées sans athéisme» - c'est-à-dire des personnages dont on dit qu'ils ont nié l' existence de Dieu, mais auxquels on refuse, en même temps, l'appellation de philosophes, leur athéisme étant considéré plutôt comme une attitude pratique dénuée de signification spéculative; 2) la théorie contraire, celle de l'athéisme masqué, s'appuie sur le fait que les auteurs présumés «athées» déclarent eux-mêmes qu'il ne faut pas prendre à la lettre les textes qu'ils écrivent, ce qui disqualifie toute interprétation qui prendrait pour argent comptant les propos explicites de ces auteurs. Ses défenseurs sont notamment D. Wootton, «New Histories of Atheism», in Atheism from the Reformation to the Enlightenment (Oxford 1992, p. 13-54) et D. Berman, A History ofAtheism in Britain: From Hobbes to Russell (Londres 1988); on mentionnera également les travaux de ].-P. Cavaillé, G. Mori, etc. Je ne cacherai cependant pas que le présent recueil illustre plutôt le premier point de vue. De fait, cette journée est née d'une convergence de centres d'intérêt, entre Pierre Lurbe et moi-même, alors que nous débattions de savoir si le critère de l'athéisme était globalement pertinent s' agissant de délimiter le courant des «libertins érudits» et plus généralement les penseurs sur lesquels nous travaillons, qui se caractérisent par un double enracinement: d'abord leur adhésion à la science moderne, et d'autre part, leur refus général de se référer à des autorités pour fonder leurs propos et leurs recherches, qu'elles soient philosophiques ou scientifiques. Cette

INTRODUCTION

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attitude qui les invite dans un premier temps à remettre la tradition en cause, au vu des grandes découvertes et des nouvelles méthodes nées de l'expérience et de l'observation, les conduit inévitablement dans un second moment à examiner les Écritures saintes et à récuser la pertinence des interprétations littérales de l'Ancien testament ou du Nouveau. Nous en avons conclu que certains de fait ont pu être athées ou déistes, mais que cela constituait une possibilité qui courait tout au long de l'histoire de la pensée et de la philosophie occidentale, sans devoir caractériser nécessairement leur effort de liberté de pensée. C'est ainsi que Gassendi s' intéresse à la question de l'impiété dont il définit trois espèces: la première de ceux qui nient l'existence des Dieux, la seconde de ceux qui nient leur Providence, la troisième de ceux qui sont d'avis que des prières peuvent les fléchir. Les athées relèvent de la première catégorie, mais leur nombre en est très faible. Selon lui, pour prouver l'existence de Dieu, il suffit de deux preuves, la prénotion générale et la contemplation des choses de la nature. À la suite, il nous a été facile de contester le principe que des penseurs dits modernes dussent être athées et de conclure que le critère del' athéisme n'était au moins pas pertinent. La question devint entre nous de comprendre pourquoi cette caractéristique leur était souvent attribuée; et nous avons voulu la chercher dans les accusations violentes de leurs détracteurs catholiques (le père Garasse pour les libertins érudits français, les inquisiteurs dans le cas de Galilée, etc.), de telle sorte que cet ensemble d'articles s'attache à mettre en évidence et à peser les arguments qui sous-tendent les rivières d'insultes des apologistes. Car si le père Garasse désigne sous le nom de libertins ou «d'athées apprentifs» tous ceux qui défendent, en dehors d'un critère théologique ou religieux, la liberté des moeurs et de la pensée ou qui marquent une certaine agressivité par rapport à la religion, il ne cerne pas bien ce que pourrait être une doctrine cohérente de l'athéisme. Il ne s'agit pas ici de prendre au sérieux les outrances de Garasse ni de les réévaluer - cela a été fait maintes fois et, comme je viens de le suggérer, le discours qu'elles incriminent n'est pas nécessairement le double discours d'hypocrites et de lâches -, mais de comprendre comment et en quoi ces accusations ont fait sens. De fait, si les deux preuves que j'ai données selon Gassendi répondent à la question de l'athéisme, elles ne définissent en rien un christianisme ni un catholicisme, dans la mesure où elles se contentent de définir le rapport entre l'homme et Dieu sous l'angle de la Création et de la connaissance;

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pour le christianisme, l'homme est aussi défini par l'Incarnation et par la Révélation. Ce volume trouve son origine dans les invectives des apologistes, dont les accusations concernent le libertinage à travers l' athéisme sous ses différents avatars (hérésie, impiété, héliocentrisme, déisme, etc.) et renvoient finalement à la question des pouvoirs et de la maîtrise, à la mainmise du discours autorisé sur toute parole possible et à sa contestation.

PIERRECAYE LIBERTINISME ET THÉOLOGIE: CONSIDÉRATIONS SUR UNE EXPÉRIENCE DE PENSÉE SINGULIÈRE ET PERDUE

Le théologico-politique Leibniz accusait le Concile de Trente d'avoir donné naissance à une nouvelle religion. En réalité, le Concile de Trente ne fut que le symptôme d'une transformation religieuse qui provenait de plus loin en amont et qui, en aval, devait trouver chez Leibniz lui-même et chez ses contemporains un écho amplifié. Cette nouvelle religion est le «Théologico-politique». Il imprègne aussi bien l'esprit de la Réforme protestante que celui de la Contre-Réforme catholique et bouleverse radicalement le rapport de l'homme à la divinité. Il ne concerne pas simplement l'État et ses institutions, mais rend raison de l'ensemble des activités de la société, même les plus intimes. Le théologico-politique ne se cantonne pas à justifier la fondation métaphysique et politique de l'État absolu à l'âge classique. Nous verrons même combien les fondateurs et les administrateurs les plus subtils de l'État classique ont essayé en réalité d'échapper à ce dispositif qui semblait pourtant si bien les servir. Le théologico-politique concerne le rapport que tous nos actes, même et surtout nos actes de pensée, entretiennent avec le fondement. I.:obsession de la psyché humaine quant à l' originaire, la violence et la guerre définit sa religion. Dieu règne, gouverne, commande, décide, tel un imperator romain à la recherche de la summa victoria. Et peu importe qu'Il soit à cette fin amour, puissance ou sagesse, car il s'agit toujours du même combat et du même enjeu. En insistant ainsi sur les fonctions impérieuses de la divinité, les hommes ont profondément transformé le lien qui les rattachait à Dieu, ce qu'on appelle précisément

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la «religion». De ce surarmement de la religion auquel conduit le Théologico-politique naît bien, comme en jugeait Leibniz, un autre Dieu. Deux modifications théologiques fondamentales expliquent «le devenir théologico-politique» de la religion qui marque aussi la fin du sentiment religieux que défendaient les humanistes des siècles précédents: 1) Le caractère inhérent à la volonté humaine de la volonté divine; 2) Labandon d'une théologie de la création au profit d'une théologie de l'expression. Ces deux modifications ne datent évidemment pas du début du dixseptième siècle, mais lui sont bien antérieures. La première thèse est augustinienne, la seconde néo-platonicienne. Et elles ne cessent de parcourir l'histoire doctrinale de la théologie pendant tout le Moyen âge et jusqu'à la Renaissance. Mais l'âge classique a su les articuler l'une avec l'autre et créer par cette liaison, à la manière d'un chimiste, une détonation symbolique qui devait radicalement transformer la signification même del' existence de Dieu. 1) À la difficile question du rapport de notre volonté à Dieu, saint Thomas d'Aquin avait trouvé, par une distinction subtile dont il a le secret, une solution merveilleusement équilibrée. Chez saint Thomas, Dieu ne veut pas ce que nous voulons, mais veut que nous voulions ce que nous voulons. De la sorte se trouvent réfutés à la fois les Pélagiens, tenants du libre-arbitre absolu de l'homme, et les Augustiniens stricts qui penchaient vers le serf-arbitre. La rupture de cet équilibre allait jeter l'Église dans les conflits doctrinaux et politiques les plus radicaux qu'ait connus la Chrétienté dans son histoire. La solution thomiste repose sur un postulat qui structure l'ensemble de sa théologie et la distingue radicalement de l'augustinisme, quelle que soit par ailleurs l'importance du docteur d'Hippone dans l' œuvre de saint Thomas: Dieu est extrinsèque à sa création, et en particulier à la volonté de sa créature favorite, l'homme. Mieux encore, la doctrine de la création du monde, de la procession ad extra de Dieu (pour la distinguer de la procession ad intra de la Trinité) signifie avant tout l'extériorité de Dieu à ses œuvres. La crise religieuse du seizième siècle, puis le retour à l'ordre qui caractérise l'âge classique devaient remettre en cause ce postulat. Paradoxalement, le néo-pélagianisme jésuite représenté par Molina et ses disciples finissait par rejoindre le luthéranisme ou le calvinisme et leur augustinisme radical en faveur d'une conception exacer-

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bée de la grâce (qu'elle soit conséquente comme chez les premiers ou antécédente comme chez les seconds) qui conditionna it le salut par une perpétuelle et exclusive donation et dispensation de Dieu à l'homme, excluant ainsi l'extériorité de Dieu à sa création. La solution de saint Thomas d'Aquin marque bien le caractère hautement médiatisé de la relation de l'homme à Dieu. Il serait aisé de montrer que cette médiation est la clef de l'humanism e de la Renaissance, tandis que son oubli cause la perte de ce dernier. Le théologico-p olitique naît de l'immédiate té du rapport de l'homme à Dieu et à la force qu'il dispense au monde sous le nom de la grâce. La médiation commande une économie parcimonieu se, ordonnée et discrète de la grâce, que la nouvelle eschatologie , aussi bien réformée que jésuite, rejette au profit d'une présence directe au monde et aux hommes de Dieu et de sa puissance dispensatrice, pour le meilleur (le «bon Dieu» jésuite) ou pour le pis (le ton apocalyptiqu e de la prédication de Zwingli à Zürich ou de Jean Calvin à la cathédrale saint-Pierre de Genève). 2) Mais il ne suffit pas de signifier l'arbitraire de Dieu qu'implique son immédiatet é pour rendre raison de sa toute-puissa nce. La première modificatio n qui fait dépendre la volonté de l'homme et son destin directement et sans médiation de la volonté de Dieu et, en tant que telle, sous cette forme immédiate de la présence de Dieu à l'homme, de Son arbitraire ne permet pas de rendre pleinement raison de la toute-puissance de Dieu et del' ordre théologico-p olitique qu'elle impose au monde comme à l'Homme. Comme le note à juste titre Jean-Luc Marion dans ses études sur Descartes: «Insister sur la prééminenc e en Dieu de sa volonté soulignerait moins sa toute-puissa nce que les limites imposées à la transcendan ce de sa puissance, puisqu'on la restreint à l'exercice d'un arbitraire en lui-même irrationnel, parce que dépossédé d'emblée du champ de la rationalité. Penser la toute-puissa nce de Dieu, à partir de sa seule volonté, sous le mode d'un arbitraire, revient en fait à la méconnaître .» 1 Cette analyse souligne deux points fondamenta ux qui permettent de comprendre l'instauratio n du théologico-p olitique à l'âge classique.

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Jean-Luc Marion, Sur la théologie blanche de Descartes, PUF, Paris, 1981, p. 61.

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- Le thème de la volonté divine, de son immédiateté et de 1' arbitraire qui en découle ne suffit pas à définir la toute-puissance de Dieu. Cette toute-puissance a besoin pour s'exercer de se déployer dans un champ de rationalité qui supprime 1' arbitraire de la volonté divine sans en diminuer pour autant l'efficace. - Ce qui montre clairement dans un deuxième temps la parfaite congruence de la puissance et de la raison, ainsi que le caractère fallacieux de leur opposition. Encore faut-il que la rationalité soit elle-même à la mesure de l'immédiateté de la volonté divine à la volonté humaine, ce qui passe par une redéfinition radicale de la raison, redéfinition qui a son tour dépend de la redéfinition de la relation de Dieu au monde, non plus sous la forme de sa création mais de son expression. Nous avons distingué plus haut la présence chez saint Thomas d'Aquin de deux types de procession en Dieu: la création du monde qui relève d'un facere ad extra et la Trinité qui relève d'un dicere ad intra, c'est-à-dire d'un côté la machine du monde et la vie quotidienne des hommes, de l'autre la Parole de Dieu dans son expression trinitaire du Père, du Fils et du saintEsprit médiateur. Chez saint Thomas les deux catégories de procession sont scrupuleusement séparées. Lune est de l'ordre de la raison, de la vertu et des causes secondes, tandis que l'autre exprime la grâce, le Salut et la cause première. Or cette distinction n'est plus respectée non seulement dans les nouvelles théologies réformées et contre-réformées, mais de façon plus cruciale encore dans la métaphysique classique qui en vient elle aussi à confondre les deux ordres. Lorsque par exemple Leibniz explique dans la Théodicée, à la suite de Campanella, l'existence et le déploiement du monde 2 selon les trois primordialités, la Puissance, la Sagesse et l'Amour , il applique en réalité à l'explication du monde les opérateurs qui rendent raison de la circulation et de la convertibilité internes de la parole trinitaire de Dieu: la Puissance exprime ici Dieu le Père, la paternité de Dieu, sa fonction paternelle; la Sagesse, Dieu le Fils, la filiation trinitaire constituant l' opérateur privilégié de la providence divine; enfin l'Amour, Dieu-Esprit, c'est-

2 La Civitas solis de Campanella est ainsi gouvernée par trois magistrats qui symbolisent les primordialités trinitaires: Pon (POteNtia), Mor (aMOR) et Sin (SapleNtia).

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à-dire le souffle, le pneuma, le spiritus voire le feu (voir Exode III, 14), expression de la condescendance de Dieu et de la dispensation de sa grâce et de sa force au monde. Le monde n'est plus une fabrication de Dieu, les hommes ne sont plus des créatures, mais l'expression et la parole mêmes de Dieu, mieux encore le champ de parcours des innombrables opérations de communication et de conversion intra-trinitaire dont dépend le destin de l'Univers. Le monde lui-même devient eschatologie, et c'est à 1' eschatologie du monde que répond le caractère théologico-politique de la religion qui nous relie à Dieu. Cette confusion est décisive pour aider à comprendre le bouleversement théologico-politique de la religion à l'âge classique. C'est seulement dans ce cadre trinitaire que le caractère inhérent de la volonté de Dieu à l'homme prend sa signification de donation absolue de puissance et d'être au monde dont l'homme devient ainsi le médiateur. La rationalité dont il s'agit ici n'est pas celle de l'actualité ou de l' effectivité, mais de 1' omnipossibilité. La toute-puissance signifie non pas l'arbitraire de l'acte, mais le fait que tout est possible à Dieu, affranchi du principe de contradiction. Lexpression trinitaire de Dieu est en effet en mesure de se passer des grandes divisions restrictives de la métaphysique qui séparent l'être entre l'acte et la puissance, entre le réel et le possible. La théologie de 1' expression et son modèle trinitaire conduisent ainsi au renversement radical des principes de la rationalité et de son exercice.

Libertinisme Les Libertins ont réagi contre cette nouvelle religion, et ils furent même les seuls à le faire. Aussi violents furent à l'âge classique les conflits doctrinaux, philosophiques aussi bien que théologiques, et aussi nombreuses les querelles d'école. Mais nul ne remit en cause, hormis les Libertins, cette révolution du sentiment à la fois philosophique et religieux. Le libertinisme fut donc une réaction au théologico-politique. En tant que tel, il est souvent jugé athée, mais ce jugement doit être révisé si on considère que le théologico-politique est loin de constituer la seule vérité possible de l'expérience religieuse, comme l'ont montré au siècle précédent, chacun à sa manière, Érasme ou Montaigne. Cependant, le caractère réactif du libertinisme explique certains traits qui le distinguent de l'approche humaniste dont il est pourtant un des héritiers. Le surarmement de la religion qu'im-

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plique le théologico-politique a certainement contribué en contrepartie à radicaliser la critique libertine vis-à-vis des dogmes et à l'exclure de l'Église. Il est des positions et des doctrines que les grandes religions instituées pouvaient encore intégrer au seizième siècle et qui, au dix-septième siècle, à la suite du durcissement des guerres religieuses, apparaissent hérétiques voire athées. Les Églises se concentrent de façon monolithique autour de la nouvelle religion et rejettent tout courant divergent. La complicité d'un Luther et d'un Melanchton au sein de l'Église évangélique, les liens étroits d'Érasme avec la curie romaine deviennent inconcevables au siècle suivant, comme en témoignent les déchirements de l'Église calviniste au synode de Dordrecht entre arminiens et gomaristes (1618). La nouveauté du théologico-politique, l'importance des bouleversements qu'il suscite dans l'expérience religieuse, la menace de sa domination n'ont pas toujours été appréciées à leur juste mesure par ceux que l'on a appelés libertins. S'ils ont bien senti que la domination absolue était l'enjeu du théologico-politique, la complexité des opérations théoriques qui ont présidé à son instauration leur a souvent échappé, en sorte que beaucoup, croyant le combattre, l'ont, par une ruse de la théorie assez commune, servi à leur manière. Dans son combat pour la liberté, le libertinisme fait souvent preuve d'un aveuglement qui tranche avec la lucidité d'un Montaigne ou d'un La Boétie. I..:aveuglement des Libertins et la difficulté qu'ils éprouvent à cerner clairement l'ennemi expliquent l'extrême diversité et l'éclectisme déroutant de cette pensée où se rencontrent sous une même dénomination tout et son contraire. Chacun d'entre eux a pressenti une part du mystère qui enveloppait l'émergence de la nouvelle domination, mais aucun ne l'a entièrement percé à jour. Il n'existe aucune synthèse libertine capable de dénoncer dans toute leur ampleur la domination du théologico-politique et la logique de ses rouages. C'est pourquoi non seulement l'esprit libertin a été historiquement vaincu (et peut-être, non sans paradoxe, jamais autant qu'au moment où il a semblé renaître et triompher, au dix-huitième siècle dans le sillage du renouveau matérialiste et de l'agitation révolutionnaire); mais du point de vue du philosophe il contribue assez peu à la critique actuelle de la métaphysique et au désarmement de ses processus latents de domination et de violence. Le libertinisme est le grand absent du destin de la pensée occidentale, malgré toutes les revendications de liberté qui ont marqué de leur empreinte notre histoire intellectuelle et poli-

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tique. La réflexion que je propose ici vise aussi à considérer les conditions théoriques qu'il serait nécessaire de respecter si l'on voulait l'y réinscrire. Je voudrais m'arrêter un instant sur la diversité du mouvement libertin et sur sa signification. :Lhistoriographie distingue à juste titre un libertinisme au sens large et un libertinisme beaucoup plus étroit et spécifique. 3 Sont considérés comme libertins au sens large tous ceux qui ont été dénoncés comme tels par leur ennemis, c'est-à-dire par les intellectuels organiques, nombreux et pugnaces, de la nouvelle religion. Dans cette perspective n'importe quel critique de la religion et de l'église, n'importe quel esprit piquant et désinvolte est jugé libertin et athée. Une telle définition polémique nie en fait l'existence d'un courant libertin authentique et spécifique. Assurément, la dimension réactive du libertinisme facilite cette interprétation latitudiniste. Le libertinisme ne serait ainsi constitué que des laissés-pour-compte de la grande révolution théologico-politique, elle-même matrice de toutes les autres révolutions à venir. Il ne servirait qu'à jouer le rôle de faire-valoir du théologico-poli tique, de repoussoir à même de justifier l'instauration et le renforcement permanent du nouvel ordre, d'ennemi multiple et insaisissable contre lequel il faut impérativemen t défendre la société. Cela explique, par voie de conséquence, l'éclectisme du courant libertin, et en définitive sa capture dans le dispositif même qu'il semble combattre. Mais il existe aussi un libertinisme beaucoup plus clair avec lui-même, cohérent dans sa démarche et conscient des enjeux du conflit où il est jeté. Je le distinguerai en deux courants complémentair es, politique et spéculatif Le libertinisme politique ne s'est pas opposé à la constitution de l'État absolu classique, mais il y a au contraire contribué. Richelieu a par exemple rassemblé autour de lui un certain nombre d'auteurs jugés libertins et machiavéliens pour organiser la propagande de sa politique. :LÉtat absolu classique est une figure duplice et paradoxale du pouvoir. Il s'est à la fois servi du théologico-poli tique et de son contraire, le machiavélisme, pour se constituer. Il a compris que les arguments que le théologico-poli-

3 Voir ici même la précieuse mise au point de Winfried Schriider, «Hydra multiceps

ou negatio existentiae dei? Garasse, Voetius et le concept d'athéisme».

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tique était susceptible de lui procurer étaient non moins capables de le détruire que de le fonder. [État classique s'est construit en luttant contre le théologico-politique par la pratique de son organisation administrative et technique tout en s'inspirant de ses thèmes. Il existe entre la France et l'Espagne un conflit radical et général qui porte jusque sur la nature de la translatio imperii. Face à l'Espagne théocratique, prétendant par son Empire restaurer la royauté de l'Ancien Testament et son culte biblique de la toute-puissance divine, Richelieu a préféré refonder le trône des lys sur le modèle augustéen et romain, et donc païen et laïc. Nous savons que la France ne put d'échapper au modèle espagnol et à l'égide des Habsbourg que grâce à la lutte acharnée du jeune Richelieu contre le cardinal de Bérulle, figure accomplie de la théocratie et du théologico-politique. Ce qu'on appelle la modernité politique est assurément né de ces combats. Les libertins et autres machiavéliens ont contribué à cette modernité en préservant l'institution de l'État et la fondation du politique de la fatalité qu'exprime la fameuse formule de saint Paul nulla potestas nisi a deo. S'opposer au théologico-politique ne signifie pas détruire les conditions du politique ni celles du théologique, c'est-à-dire défendre l'anarchisme et l' athéisme: il s'agit simplement (mais en réalité la tâche est titanesque et jusqu'à ce jour inaccomplie) de dissoudre le trait d'union du syntagme «théologico-politique», d'affranchir en même temps le politique du théologique, et le théologique de la volonté de puissance que signifie dans sa formule le politique. C'est pourquoi le libertinisme authentique et spécifique est nécessairement double: il est politique mais aussi spéculatif, politique pour libérer le pouvoir et l'État de leur fondation théocratique, et spéculatif pour affranchir la théologie des métaphysiques de l'Être et de sa toute-puissance. Comme le note à juste titre Winfried Schri:ider, rares sont les libertins qui se sont attaqués au noyau métaphysique du dispositif théologicopolitique. Si les Églises, les dogmes, les croyances ont pu faire la cible du libertinisme, la dimension spéculative du théologico-politique, son socle métaphysique, c'est-à-dire l'articulation systématique de Dieu, de l'homme et du monde en un procès d'auto-déploiement de la totalité, n'a, quant à lui jamais été véritablement remis en cause. Ce socle inentamé a assuré au théologico-politique son maintien et son règne à travers toute l'histoire de la métaphysique jusqu'à nos jours. Certes, quelques auteurs se sont risqués à nier l'existence de Dieu. Mais ils se comptent sur les doigts d'une main.

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Au demeuran t nier l'existence de Dieu c'est à la fois trop prouver et ne pas assez prouver. La cible est trop large et imprécise. Et c'est pourquoi peu s'y sont risqués. La destruction du socle métaphysique et systématique du théologico-politique passe par un faisceau de thèmes qu'aucun libertin n'a su rassembler en une critique cohérente, mais qui se retrouvent dispersés et isolés chez un certain nombre d'entre eux. Rassemblés ils constituen t une critique bien plus précise et percutante du dispositif théologico-politique que la simple déclaration d'athéisme que constitue la négation de l'existence de Dieu. Ces thèmes sont au nombre de cinq: 1) Extrincéité de la volonté divine à l'homme; 2) Mortalité de l'âme humaine; 3) Absence de désir naturel de Dieu en l'homme; 4) Proportion nalité del' analogie réglant le rapport de Dieu au monde; 5) Négation de la Providence divine.

Thématique et critériologie libertines Aucun de ces thèmes n'implique nécessairement la négation del' existence de Dieu, et encore moins la négation de Dieu; mais ils permetten t de défaire le dispositif théologico -politique, mieux qu'une simple déclaration directe d'athéisme . Qui plus est, nous verrons que nombre de ces thèmes furent approuvés et reçus par les théologies antérieures. Sous leur couvert théologique, ils revêtent en réalité une dimension propremen t métaphysique. Ils remettent radicalem ent en cause la triade Principe-C opuleMonde que met en place le discours philosoph ique à l'âge classique et qui fait de Dieu un système, et du système un Dieu. L'instaura tion du théologico-politique est étroitemen t liée à la genèse du système dans le discours philosoph ique. Le système traduit dans l'ordre de la métaphysi que le passage d'une théologie de la création à une théologie de l'expression. Il est la métaphysi que faite expressive. Il intègre dans le champ cosmologi que et anthropolo gique la révolution conceptue lle qu'impliqu e la procession trinitaire. Il y a analogie dans la façon dont se constituen t le système et le verbe trinitaire. Le système emploie, comme nous l'avons vu chez Campanella et Leibniz, les grandes instances trinitaires de la puissance, de l'amour et de la sagesse, pour rendre raison non pas de la procession trinitaire, mais du procès incessant de relation et de conversion qui articule

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le principe, l'homme et le monde. Or, chacun des cinq critères que nous venons d'évoquer remet en cause, de son point de vue théologique, l' articulation systématique de la métaphysique à qui elle ouvre ainsi d'autres voies. Le premier critère, l' extrincéité de Dieu, redéfinit la nature du principe et de son opération; de leur côté la mortalité de l'âme et le non-désir naturel de l'homme pour Dieu remettent en cause le rôle copulatoire de l'homme dans le système (ce que les Renaissants appellent la copula mundi); l'analogie de proportionnalité souligne la singularité et la solitude du monde, tandis que le dernier critère, la négation de la Providence divine, défait l'articulation systématique de la triade. C'est en désarticulant le système des philosophes que l'on désarme le dispositif théologico-politique. Ces cinq thèmes sont autant de critères qui permettent de repérer et de définir ce qu'est le libertinisme spéculatif au sens le plus authentique du terme. Nous allons brièvement les passer en revue. 1) Lextrincéité de la volonté divine à l'homme marque la rencontre paradoxale, au lieu du libertinisme, de saint' l 'homas et de Machiavel. Sous couvert de liberté se joue en réalité la question de la nature et de l'origine de la force de l'homme. Thomas et Machiavel reconnaissent l'un et l'autre la primauté de la force propre de l'homme, ce que les anciens Romains ont appelé la virtus. Même chez saint Thomas, les vertus théologales et la grâce qu'elles présupposent ne se substituent pas aux vertus cardinales des païens, mais s'y surédifient comme sur un fondement qui leur offre une assise solide en même temps qu'elles le consolident. Lorsque cette vertu défaille et perd sa force, ce n'est pas Dieu qui y supplée par un surplus gracieux de puissance, mais une figure humaine trop humaine, dénuée de toute transcendance, la Fortune, qui n'a d'autre origine que l'aveuglement et l'impuissance humaine. Le thème de la Fortune, qui constitue le pendant de la virtus des Anciens, parcourt toute la culture de la Renaissance, de Pétrarque à Montaigne. La négation de la virtus humaniste et de sa part dans la conduite des affaires humaines participe de la mise en place du dispositif théologicopolitique. Au contraire du prince machiavélien, le monarque de Hobbes n'a nul besoin d'être juste et fort, sage et tempérant, puissant et magnifique pour gouverner; sa force même s'exprime par sa capacité à régner sans posséder la moindre aptitude personnelle à le faire. Sa puissance, le monarque hobbien ne la tire pas de son fonds propre, mais de ce qu'il représente et de ce qu'il fait fonctionner par cette représentation. Le

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monarque hobbien est par excellence le rouage d'un pouvoir qui se dispense en système, le catalyseur de la toute-puissance, le lieutenant de Dieu. Il est la figure de la toute-présence de Dieu aux hommes et à leur force. Tous ceux qui, nombreux encore au dix-septième siècle, restent attachés à la morale des Anciens, à la geste de Caton d'Utique, à l'intelligence politique du stoïcisme, aux leçons de Tacite ou simpleme nt à la morale cicéronien ne du De officiis constituen t alors naturellem ent une menace libertine aux yeux des propagateurs du théologico-politique. 2) La thèse de la mortalité de l'âme est le corollaire de l' extrincéité de la volonté de Dieu à l'homme, ou plus exactemen t dans le sens contraire l'intrinséic ité de Dieu à l'homme entraîne nécessairement la thèse de l'immorta lité de l'âme. Si Dieu est présent au cœur de notre volonté, c'est que notre psyché participe de son immortalité; au contraire, si Dieu se tient naturellem ent à l'extérieur à notre volonté, rien n'empêche que notre âme demeure astreinte à la condition mortelle du corps. Il y a dans ce partage un défi admirable où l'homme joue de sa liberté au risque de sa mort spirituelle. Mortelle, l'âme ne peut plus prétendre participer au système divin du monde et jouer le rôle de sa copule, car il existerait une disproport ion radicale entre l'éternité du principe et du monde et la fugacité, la fragilité de l'âme humaine. La mortalité de l'âme humaine renvoie nécessairement à une création ad extra du monde par Dieu, à son impossibilité expressive. Au demeuran t, la thèse de la mortalité de l'âme n'est pas au premier chef théologiqu e, mais psycholog ique et anthropol ogique. Elle se développe avec particulièr ement d'acuité dans le milieu des aristotéliciens de Padoue, en particulier des commenta teurs du De Anima d'Aristote. :Couvrage de référence à cet égard est le De immortalitate animae de Pomponazzi, qui pourrait s'intituler avec plus d'exactitu de encore De mortalite animae. 4 Se vérifie ici comme en nombre d'autres occasions le lien étroit, dénoncé par Campanel la, qui unit la politique machiavélienne à l'aristo-

4 Pietro Pomponazzi, Tractatus de immortalite animae, éd. B. Mojsisch, Hambourg, F. Meiner, 1990. Voir sur ce point Étienne Gilson, «Autour de Pomponazzi. Problématique de l'immortali té de l'âme en Italie au début du XVIème siècle», in Archive d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen âge, XXVIII (1961), pp. 163-279.

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télisme padouan. C'est parce que l'âme est mortelle que l'homme n'a de choix qu'entre la virtus et la fortuna. 5 Au demeurant, aussi hérétique puisse apparaître de prime abord une telle thèse, elle n'émeut pas les théologiens. Un certain nombre de Pères de l'Église ont jugé que la mortalité naturelle de l'âme ne contrevenait en rien au message évangélique du christianisme. Au concile de Latran V de 1515 où la question est débattue avec force, Cajetan conclut en affirmant que l'immortalité de l'âme est improuvable, mais peut faire l'objet d'un simple acte de croyance. Au dix-septième siècle, cette thèse devient au contraire la pierre de touche de la nouvelle institution théologico-politique, et son refus la marque d'un athéisme consommé. C'est précisément parce que notre âme est immortelle qu'elle a besoin pour se nourrir d'une religion de la toute-puissanc e, seule capable de sustenter le désir d'absolu qu'implique en l'homme l'immortalité de son âme. 3) Nous accédons ainsi, sans solution de continuité, au troisième thème non moins célèbre en son temps: le désir ou le non-désir naturel de Dieu en l'homme. 6 L'homme est-il par l' engravure de Dieu en lui naturellement et spontanément capable et désireux de s'élever à Lui, ou bien sa nature le condamne-t-el le à atteindre les seules fins circonscrites et limitées du monde terrestre? La question conclut le De immortalite animae de Pomponazzi. Elle est encore une fois essentiellement politique et concerne la place de la cité dans l'activité humaine. Pomponazzi, en strict aristotélicien, juge que les fins de la Cité suffisent au bonheur de l'homme, que le bon citoyen accomplit parfaitement sa condition humaine et que tout le reste dépend d'une surnature dont on ne peut rien dire. Du politique, on déduit sans peine le métaphysique. La mortalité de l'âme montrait la fragilité de l'homme et sa disproportion face au procès du système-Dieu: d'une certaine façon, la mortalité reste un critère négatif qui souligne l'impuissance et l'échec de l'homme vis-à-vis des instances éter-

5 À propos de Cesare Cremonini, le dernier grand défenseur de la tradition aristotélicienne à l'université de Padoue, Naudé, qui s'y connaissait en matière de libertins, n'hésita pas à dire «qu'avec Machiavel, il jouait de deux» (in Naudeana et Patiniana, Florentin et Delaulne, Paris, 1701, p. 105). 6 Voir sur ce point Henri de Lubac, Surnaturel, Etudes historiques. Desclée de Brouwer, Paris, 1991.

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nelles et éternitaires. I.:absence de désir naturel pour Dieu en l'homme est paradoxalement un critère positif qui démontre que l'impuissance de l'homme n'est pas une privation. C'est que le pouvoir de l'homme ne relève pas du désir, c'est-à-dire d'un conatus nourri et armé par le conamen universale du système-Dieu. Le pouvoir de l'homme étranger au conatus de la physique et à son branchement sur le conamen de la métaphysique n'a rien de mystérieux: nous venons de le rencontrer, c'est la virtus des Anciens. 4) Cette troisième thèse implique une nette séparation, sur le mode aristotélicien, entre le monde infra-lunaire et le monde supra-lunaire, entre la contingence et la nécessité et, sur un mode plus théologique, entre Dieu et l'homme, le fini et l'infini. On court le risque alors d'une rupture radicale que les averroïstes ont signifiée par leur doctrine de la double vérité. C'est paradoxalement dans ce genre de brèche que surgit, comme une force irrésistible de cautérisation et de liaison, le théologico-politique. Surmonter le théologico-politique passe par un tour de force qui consiste à maintenir les éléments du système, le principe, l'homme, le monde, en relation mutuelle sans pour autant les articuler et les enclencher dans un procès. Ce maintien de la triade en suspension sans articulation, mais sans confusion non plus, engendre la seule force capable de contrer et de désarmer la toutepuissance théologico-politique. Ce genre de liaison sans articulation, il revient à l'analogie de l'assurer et en particulier à l'analogie de proportionnalité. Lanalogie, depuis Aristote, se présente sous deux formes principales: l'analogie de proportion rapporte tous ses éléments à un premier analogué ou référent qui domine et structure les autres éléments s'y rapportant, et l'analogie de proportionnalité qui se construit en faisant l'économie du référent sur le modèle a/ c=b/ d. Je ne discuterai pas ici de la place respective de chacune de ces deux analogies dans la logique et la métaphysique d'Aristote ou de saint Thomas; je noterai seulement l'importance que le cardinal Cajetan, en quelque sorte le commentateur officiel de saint Thomas d'Aquin au xv1ème siècle7, a

7 Et non seulement au seizième siècle, mais aussi encore au début du vingtième siècle, puisque l'édition léonine, la grande édition scientifique et philologique des Œuvres complètes de saint Thomas commandée par Léon XIII à la fin du dix-neuvième siècle est accompagnée, en ce qui concerne la Somme théologique, du commentaire article par article de Cajetan.

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accordée à l'analogie de proportionnalité dans son ouvrage fondamental, le De analogia nominum. 8 Lanalogie de proportionnalité possède deux caractéristiques qui nous intéressent au plus haut point: - r absence de référent: l'analogie de proportionnalité se présente, nous l'avons dit, sous la forme mathématique a/c=b/d ou, de façon moins abstraite, selon l'exemple de la comparaison de la bonté humaine avec celle de Dieu («La bonté de l'homme est à l'homme ce que la bonté de Dieu est à Dieu»). Cet exemple prouve que l'analogie de proportionnalité sert en théologie à prédiquer de Dieu sans pour autant lui imposer un point de vue fini et anthropomorphique. Elle respecte pleinement le mystère de la divinité sans mener cependant à l' apophatisme. Entre les deux membres de l'analogie s'inscrit un vide, une absence qui domine et surmonte en quelque sorte le couple du fini et de l'infini, de l'homme et de Dieu. Mais dans ce vide, il ne se passe rien; le vide n'a d'autre fonction que de maintenir la comparaison entre les deux ordres de réalité sans les articuler et les référer l'un à l'autre. Ici aucun vinculum substantiale, ni même la moindre harmonie préétablie ne viennent combler la différence. Lanalogie de proportionnalité est l'analogie de la non-articulation, le seul mode de prédication capable de maintenir la triade en suspens sans la faire sombrer dans la confusion obscure de l'indicible et de l'indifférencié. - La détermination du propre: si la première caractéristique était de l'ordre du négatif, du suspens, de l'absence, du vide, la seconde expose la face positive de l'absence du référent. En effet, ce type d'analogie conduit à poser la question, non pas du général mais du propre. r analogie de référence construit des structures à la fois hiérarchiques et continues qui créent de l'univocité en imposant à l'Être une généralité trans-catégoriale, ce que la logique scolastique appelle précisément la prédication transcendantale. De son côté, l'analogie de proportionnalité constitue un instrument heuristique qui permet de connaître ce qu'il y a de spécifique et d'incommunicable en chaque ordre de la comparaison. En tant que telle, elle revêt une dimension plus épistémologique qu' ontologique. En effet, elle

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Thomas de Vio dit Cajetan, De nominum analogia, éd. N. Zammit, Rome, 1934. Voir sur ce point, Bruno Pinchard, Métaphysique et sémantique. Autour de Cajetan, J. Vrin, Paris, 1987.

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correspond parfaitement à ce que les Padouans appellent l' alietas des sciences, leur spécificité, la dimension intraduisible de la raison formelle et de l'approche scientifique propre à chacune d'entre elles. Selon ce principe fondamental de l'épistémologie padouane, il n'existe aucun principe commun à l'ensemble des sciences, mais chaque principe universel, le principe d'égalité par exemple, ou le principe du tiers exclu, doit être redémontré dans le champ de chaque science en fonction de sa raison formelle et de ses procédures propres. C'est ainsi que se fonde d'une façon épistémologique la requête de force propre qu'exprime le premier thème. D'une certaine façon, l'analogie de proportionnalité n'est qu'une fiction qui dissimule sous la fausse isomorphie de son parallélisme la dysmorphie irréductible des deux ordres qu'elle sépare autant qu'elle les relie. 9 Lunivocité formelle de l'analogie conduit à son équivocité effective. Mais pourquoi le libertin, qui pourtant se défie tant des illusions, doit-il se contenter d'une fiction plutôt que d'assumer la réalité de la dysmorphie? C'est que la fiction ici possède, comme les fictions du droit romain, une dimension régulatrice. La proportionnalité permet de maintenir ouverte la béance de la différence tout en évitant que les tempêtes de l'Être et du pouvoir s'y engouffrent. La proportionnalité est un opérateur climatique qui empêche la différence et la béance de se transformer en dépression propice à la toute-puissance. S'il est vrai, comme l'affirme J.-L. Marion dans son étude Sur la théologie blanche de Descartes, que le geste fondamental de Descartes est d'avoir supprimé toute analogie du fini à l'infini, du créé à l'incréé, d'avoir laissé Dieu et l'ego en face à face dans une totale acceptation de leur dismorphie, comment oublier qu'une telle suppression de la médiation analogique requiert en contrepartie, chez Descartes même, une création continuée qui fait dépendre le maintien du monde d'une injection de force divine répétée à tous les instants du temps? La dysmorphie pure et immédiate menace toujours de s'effondrer, de réduire sa béance dans le gouffre de la toute-puissance qu'elle appelle. Dans la dismorphie, là où l'homme semble pourtant s'affranchir de la domination de Dieu, fait retour en réalité le théologico-politique, sous ses formes les plus arbitraires et les plus violentes, intensifiées par l'incompréhensibilité même

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Jean-Luc Marion, op. cit., p. 412

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de sa toute-puissance. Se révèle ainsi une conciliation des contraires entre la pleine univocité et la pure équivocité en faveur du dieu Domination, une véritable dialectique de l'immanence et de la transcendance constitutive du théologico-politique que seule l'analogie de proportionnalité peut rompre sans désastre. 5) Les quatre thèmes que nous venons d'évoquer appartiennent tous à la tradition aristotélicienne; certains même (le 1 et le 4) peuvent être repérés chez saint Thomas d'Aquin. Le cinquième thème est de son côté étranger à cette tradition; par là même, il apparaît à ce point radical qu'il conduit en général droit à l'accusation d'athéisme. C'est la négation de la Providence divine que défend l'épicurisme. La négation de la Providence divine remet en cause, non seulement la toute-puissance de Dieu, mais aussi sa sagesse ou en tout cas la sagesse de la puissance qu'il exerce dans son gouvernement du monde. C'est pourquoi il apparaît être, plus manifestement que les quatre autres thèmes, une marque d'athéisme radical. De la critique de la toute-puissance à celle de la sagesse, il semble qu'une frontière soit passée entre le refus du théologico-politique et celui du théologique tout simplement. Pourtant, si l'on considère que la Providence illustre la sagesse de Dieu dans l' exercice de sa puissance et de son gouvernement, il existe assurément une inférence nécessaire entre ce dernier thème et les autres. Car qu'est-ce qu'un gouvernement qui ne repose en réalité que sur la béance de l'analogie de proportionnalité? La négation de la Providence divine présente deux formes différentes: une négation machiavélienne au seizième siècle et une négation scientifique au dix-septième siècle. Ces deux formes revêtent des significations radicalement contradictoires. Labsence de Providence divine conduit, dans une conception humaniste du monde, au règne de la Fortune. Nous avons vu qu'il n'y avait de virtus possible en l'homme qu'à l'épreuve de cette dernière. La négation de la Providence divine, de même que, dans un autre ordre, la thèse de la mortalité de l'âme, n'a d'autre but que de prouver et d'éprouver la force propre de l'homme. Le premier thème ne cesse en réalité de commander les autres. La fortune des humanistes n'est en rien une instance transcendante et supérieure, mais le simple résultat de l'aveuglement des hommes, de la dysmorphie de leur entendement, de leur volonté et de leurs actes. La négation de la Providence divine non pas fondée sur l'expérience anthropolo-

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gique et politique, mais scientifique et mathématique revêt un tout autre sens. Elle naît de la substitution des causes efficientes aux causes finales, qu'implique nécessairement l' épistémé mécaniciste classique. La puissance de la cause s'en trouve renforcée, mais sans qu'elle doive nécessairement se déployer en se fixant une fin. La dispensation des forces déborde leur distribution. Ici la négation de la Providence divine ne remet pas en cause le théologico-poli tique, mais elle le manifeste au contraire dans toute sa dureté: à la place du Dieu omniscient règne une puissance aveugle et implacable qui impose Son arbitraire au monde. C'est l'athéisme tel que le théologico-politiqu e le produit de lui-même.

Libertinisme ou destruction de la métaphysique Ces thèmes à la fois théologiques et libertins sont appelés à disparaître du questionnemen t philosophique dès la fin du dix-septième siècle. Les systèmes idéalistes marqueront le triomphe du théologico-pol itique et la disparition de tout ce qui pourrait y faire obstacle. L'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme, considérées par Kant comme des postulats de sa morale, ne sont plus discutées mais relèvent d'une évidence inquestionnée. Pourtant depuis Nietzsche jusqu'à maintenant se fait jour un nouveau questionnemen t qui critique la violence de la métaphysique et les conditions de sa domination. Ce qui a été pressenti par les libertins revient de nouveau sur le devant de la scène. On assiste à ce que certains appellent la «destruction» ou la «déconstruction» de la métaphysique qui n'est pas sans rappeler de loin le geste libertin que nous venons d'évoquer. Il serait aisé de repérer dans la philosophie d'Heidegger la présence des cinq thèmes fondamentaux du libertinisme, certes profondément transformés, mais aussi exacerbés. La déréliction, la chute, l'abandon marquent bien dans la pensée d'Heidegger le caractère extrinsèque de la volonté divine en l'homme; la finitude et l'être-pour-la-m ort désignent la nature mortelle de l'âme humaine; l'angoisse est bien le symptôme aussi de l'absence de désir naturel de Dieu en l'homme. L'esprit del' analogie de proportionnalité se retrouve dans le thème de la différence, tandis que le retrait et l' errance de l'Être illustrent l'absence de Providence divine et le règne du nihilisme. Mieux encore, Heidegger va jusqu'au bout du programme libertin

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en niant l'existence de Dieu, non pas parce qu'il nie Dieu, mais parce qu'il remet en cause la pertinence même de la notion de présence ou d'existence pour l'Être. 10 Lanalogie entre le geste libertin et la destruction contemporaine de la métaphysique reste cependant ambiguë. Car l'entreprise de «destruction de la métaphysique» n'a pas pour but de désarmer l' onto-théologie, mais au contraire de lui donner une violence maximale, d'intensifier les rapports de l'Être et de la Puissance pour atteindre ce que Heidegger appelle l' Übermacht. La destruction de la métaphysique opère une dissociation au sein du dispositif théologico-politique entre le théologico-politique proprement dit et l' onto-théologique: le théologico-politique détermine les rapports de l'Être et de la puissance, l' onto-théologique détermine ces mêmes rapports sur le mode de la présence. Lonto-théologie et la métaphysique de la présence ne sont que les échafaudages qui, après avoir permis l'érection du théologico-politique à l'âge classique, apparaissent maintenant non seulement inutiles, mais pire encore étouffantes. La ruse philosophique de la déconstruction consiste à employer des arguments libertins pour libérer le noyau théologico-politique de son entrave onto-théologique. Loin de constituer un retour au libertinisme philosophique, la destruction de la métaphysique le récupère au contraire dans le dispositif théologico-politique et signe ainsi la perte définitive de son geste d'affranchissement. Pourtant l'exigence de liberté intellectuelle et morale que porte le libertinisme historique se fait de plus en plus urgente. Aujourd'hui plus que jamais, dans nos sociétés, le théologico-politique impose sa domination absolue sous les formes les plus diverses. Son poids insupportable se laisse de plus en plus nettement sentir. Il ne connaît plus d'extérieur. Les conflits innombrables qui le traversent, entre transcendance et immanence, identité et différence, raison et puissance, ne font en définitive que renforcer sa souveraineté sans rivale. La pensée a pour tâche essentielle d'assurer l'exercice de sa propre liberté, d'affranchir l'intelligence de tout ce qui la conditionne, l'entrave et l'aliène. Cette tâche passe à nouveau par

IO Voir sur cette question, l'essai décisif de Pierre Magnard, Dieu existe-t-il, Pleins feux, Paris, 1998.

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la critique et la destructi on du théologico-politique. Mais commen t retrouver le geste du libertinis me quand ses argumen ts tradition nels sont à leur tour menacés par l'ambigu ïté et la récupération? Il faut revenir à la confront ation qui s'organise ainsi entre les thèmes libertins que nous venons d'évoque r et les opérateurs fondame ntaux de la critique heideggé rienne de la métaphy sique, c'est-à-dire saisir ce qui les réunit, mais aussi ce qui les rend radicalem ent équivoques les uns par rapport aux autres. À cette fin, il conviend rait de reprendre le question nement sur la signification de la finitude de l'homme , de sa conditio n mortelle, de la nature de sa force, du chaos qu'il est amené à affronter et de ladysmorphie générale entre lui, le principe et le monde. Cette confront ation passe par la médiatio n d'une autre confront ation, d'un autre différend plus décisif encore: l'explication, l'Auseinandersetzung qu'entret ient Heidegger avec Nietzsche. Celui que Heidegge r a jugé comme le penseur de l' achèvement de l' onto-théo logie, de la métaphy sique de la présence, de l' aliénation de l'Être est peut-être le seul à avoir posé les condition s d'un véritable désarmem ent du théologico-politique au moment même où ce dernier s'affranchit de plus en plus de ses entraves et atteint le sommet de sa puissance. C'est pourquo i ce geste radical de remise en cause des rapports de l'Être et de la Puissance a été jugé par Heidegge r plus violent, aliénant et nihiliste que la métaphy sique tradition nelle qui maintien t la puissance de l'Être dans le corset de la présence. Et c'est pourquo i aussi Nietzsche lui est apparu comme celui qui intensifiait et achevait ce qu'il avait déjà pourtant critiqué et surmonté . Ainsi, par la médiatio n nietzschéenne et par la relecture du libertinis me qu'elle permet, un geste libertin fort et singulier apparaît-il de nouveau possible, en une époque où prospère un libertinage banal au service des pires tyrannies intellectuelles et morales.

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HYDRA MULTICEPS OU NEGATIO EXISTENTIAE DEI? GARASSE, VOET/US ET LE CONCEPT D' 3 9 , et en néderlandais «volstrekte godlooghening» 40 .

33 Un exemple du «libertinisme» est la mentalité d'un «nobilis quidam !talus», qui a dit: «nihil se didicisse in Novo testamento, nisi hoc unum, quod ]osephus esset magna bes-

tia, qui nulla zelotypia laboraret &c. [. . .] fuit hic homo Atheus secundi generis, seu Libertinus», Voetius, op. cit., p.152. 34

Voetius, op. cit., p.139. Voetius, op. cit., p.121. Voetius, op. cit., p.119. 37 Cf. Voetius, De atheismo, cit., pp. 114ff.; Abraham Calov, Isagoges ad SS. Theologiam Libri duo. Wittenberg, 1666, p.295. 38 Tobias Wagner, Examen elencticum atheismi speculativi. Tübingen 1677, p.4. 39 Mathurin Veyssière de La Croze, Dissertation sur l'athéisme, et sur les athées modernes, dans: id., Entretiens sur divers sujets d'histoire, de littérature, de Religion, et de critique. À Cologne, chez Pierre Marteau [i. e. Rotterdam] 1711, p. 252. 40 Bernard Nieuwentijt, Het regt gebruik der werelt beschouwingen ter overtuiginge van ongodisten en ongelovigen aangetoont. Amsterdam 1717, p.19. 35 36

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Pour déterminer exactement la différence entre l'athéisme à la Garasse et l'athéisme à la Voetius, nous trouverons un auxiliaire précieux dans la métaphore que j'ai déjà mentionnée plus haut et qui a souvent servi à caractériser l'athéisme au dix-septième siècle: l'athéisme est un «monstrum», un monstre à têtes multiples, une «hydre». Mersenne ou Garasse n'interprètent pas comme des phénomènes distincts les blasphèmes, le rejet des Écritures saintes, le doute quant à la Providence et aux différents attributs de Dieu, la négation de son existence enfin, mais ils y voient différents aspects d'une seule monstruosité intellectuelle, c'est-àdire d'une hydre. En revanche, Voetius ne conçoit pas l'athéisme comme un monstre, mais comme deux monstres. Il est d'une part A) un monstre polycéphale et comprend l'athéisme pratique, l'athéisme indirect, etc., et il est d'autre part B) un second monstre, l'athéisme à la rigueur, c'est-à-dire la négation de Dieu. Il faut ajouter qu'aux yeux de Voetius (et de nombreux autres apologètes protestants), seul le premier de ces deux monstres existe effectivement. Le monstre B) est en revanche un fantôme, dans l'acception non métaphorique du terme. Les athées au sens large sont nombreux, c'est-àdire des individus qui doutent, commettent des erreurs plus ou moins graves, expriment des blasphèmes ou bien vivent comme si Dieu n' existait pas. Mais personne - je continue à paraphraser Voetius - n'a jamais nié l'existence de Dieu. Il est vrai que dans le psautier l'insensé (insipiens) a dit en son cœur (in corde suo): dl n'est pas de Dieu» (Psaume 13 [14]). Mais ce sont les paroles d'un esprit malade, d'un insensé. Abstraction faite de ce type d'exceptions psychopathologiques, Voetius juge qu'il n'existe pas «d'athées proprement dits». Et même Vanini, le plus grave athée au sens large du terme, n'a pas nié l'existence d'une divinité. 41 Il disposait - comme tout homme - d'une connaissance naturelle innée de Dieu (cognitio Dei naturalis congenita).42 Ce savoir de l'existence de Dieu possède une «évidence» (eviden-

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Voetius, op. cit., p.203: « Vaninus inter eruditos atheos tanquam aquila, aut Homerus quis, a quo omnes alii denominari, aut ad quem atheismi omnes reduci possunt.» Mais Vanini lui-même se fait, du point de vue de Voetius, le champion du seul «atheismus indirectus». 42 Voetius, op. cit., p.148.

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tia43 ). En raison de quoi, nul ne peut être «persuadé» 44 de ce que Dieu

n'existe pas. Celui qui dit qu'il ne croit pas en Dieu est un hypocrite (hypocrita45), un menteur, et nous devons douter de sa véracité (veracitas4 6).

Les athées sont en réalité des monstres pécheurs, mais ils tiennent un discours parfaitement superficiel. 47 À leur discours ne correspond aucune négation dans le sens d'une disposition intérieure de l'esprit. 48 Pour utiliser une fois encore la métaphore de Mersenne, dans la perspective de Voetius, l'athéisme désigne deux monstres: un athéisme réel, qui a de nombreuses têtes, et un athéisme imaginaire, qui n'en a qu'une, à savoir l'athéisme dans le sens de la negatio existentite Dei. Le modèle qui présente l'athéisme comme un monstre selon Garasse ou Mersenne est celui qui correspond au mieux aux exigences de la propagande religieuse. Les différentes déviations sont autant d'aspects d'un seul et même phénomène, rangés selon leur gravité. Lathéisme est toute forme de mouvement de recul par rapport à la religion droite ou au culte droit de Dieu (omnis a Religione recta, rectove Dei cultu, recessus49 ). C'est pourquoi les plus légères déviations sont déjà dans la réalité très sérieuses: elles sont le premier degré de formes plus graves. Celui qui «se contente» de railler l'Église met bientôt en doute les Écritures saintes et, pour finir, il nie l'existence de Dieu. Ce modèle est un moyen idéal pour qui veut diffamer, mais il ne fournit aucun instrument catégoriel permettant de décrire les différentes idées hétérodoxes et les relations qu'elles entretiennent.

43 Voetius, op. cit., p.141. Des vérités non évidentes comme le dogme de la double nature du Christ peuvent rester durablement inconnues ou bien être discutées. Mais l'absence actuelle de la connaissance naturelle de Dieu (cognitio Dei naturalis) n'est possible que «ad tempus»; Voetius, op. cit., p.149 et p.150. 44 «[Impossibile est] hominem [ ... ] certo persuasum esse: Non est Deus»; Voetius, op. cit., p.148. 45 Voetius, op. cit., p.148. 46 Voetius, op. cit., p.149. 47 Ce sont des «monstra externe negantia», Voetius, op. cit., p.151. 48 Cf. Voetius, op. cit., p.148: «Exteriorem Dei negationem [ ... ] qu;e verbali contentione peragi solet, non esse eandem cum interiori scienti