La prudence de l’homme d’esprit. L’éthique de Pierre Charron. (Préface de Denis Kambouchner)
 9789731997834

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La prudence de l’homme d’esprit

Series: Foundations of Modern Thought, volume 2 Edited by the Research Centre for the Foundations of Modern Thought (FME), University of Bucharest

Coordinator: Vlad Alexandrescu Scientific Board: Roger Ariew (University of South Florida, Tampa); Jean-Robert Armogathe (École Pratique des Hautes Études, Paris); Daniel Garber (Princeton University, Princeton); Stephen Gaukroger (Sydney University, Sydney); Jean Mesnard (Institut de France, Paris); Anca Oroveanu (New Europe College, Bucharest); Horia-Roman Patapievici (Romanian Cultural Institute, Bucharest); Anca Vasiliu (Centre National de la Recherche Scientifique, Paris) The FME Series in Early Modern Thought is dedicated to scholarly studies in the history of early modern philosophy, covering the period from the late sixteenth to the early eighteenth centuries. As the history of philosophy is now becoming more and more contextualized, the series is open to fields such as intellectual history, history and philosophy of science, late medieval studies or the history of art, in the spirit of a cross-disciplinary enquiry into the founding elements of European modern consciousness. Publishing author books, monographs, collections of articles, or proceedings of various academic events, the Series benefits from the strong support of an international board of wellknown scholars in the field of early modern studies. It is edited by a team of scholars of the Research Centre for the Foundations of Modern Thought of the University of Bucharest. We are welcoming works by young as well as senior scholars, focused studies or general monographs, written in one of the international languages. The Series aims to strengthen communication between Romanian and foreign scholars and to bring the disciplines it promotes to the frontlines of Romanian intellectual awareness today.

Other publications in this Series Vlad Alexandrescu (ed.), Branching off: The Early Moderns in Quest for the Unity of Knowledge, Bucharest, Zeta Books, 2009

Other publications co-ordinated by The Research Centre for the Foundations of Modern Thought Vlad Alexandrescu, Dana Jalobeanu (eds.), Esprits modernes. Études sur les modèles de pensée alternatifs aux XVIIe-XVIIIe siècles, Bucharest, Arad, Bucharest University Press, “Vasile Goldiş” University Press, 2003. Vlad Alexandrescu (ed.), ARCHES. Revue Internationale des Sciences Humaines, 5 (2003), “Modèles concurents de l’individu dans la pensée moderne”. Vlad Alexandrescu (ed.), ARCHES. Revue Internationale des Sciences Humaines, 7 (2004), “Sauver les miracles. Études sur la pensée de l’exception”. Daniela Pălăşan, L’ennui chez Pascal et l’acédie, préface par Vlad Alexandrescu, postface par Anca Vasiliu, Cluj, Eikon, 2005.

Claudiu Gaiu

La prudence de l’homme d’esprit L’éthique de Pierre Charron

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Cartea a apărut cu sprijinul Administraţiei Fondului Cultural Naţional Descrierea CIP a Bibliotecii Naţionale a României GAIU, CLAUDIU La prudence de l’homme d’esprit : l’éthique de Pierre Charron / Claudiu Gaiu ; pref.: Denis Kambouchner. - Bucureşti : Zeta Books, 2010 Bibliogr. Index ISBN 978-973-1997-83-4 I. Kambouchner, Denis (pref.) 1

Remerciements Je tiens d’abord à remercier ici Monsieur Denis Kambouchner. Outre la direction scientifique de la recherche, plusieurs questions du présent travail se sont éclaircies pendant ses séminaires à Paris. Je suis reconnaissant envers mes amis qui ont corrigé ces pages : Chloé Gaboriaux, Nelly Roulet-Doubonet, Renaud Baumert et Arnault Skornicki. Je voudrais enfin exprimer toute ma gratitude à mes professeurs, Monsieur Virgil Ciomoş et Monsieur Claude Karnoouh, qui ont orienté mes premières études de l’histoire de la philosophie à l’Université de Cluj.

Préface  

Ce livre vient contribuer à la réparation d’un scandale. Avec son grand traité De la Sagesse (1e éd., 1601, 2e éd., 1604), Pierre Charron (1541-1603) a donné au premier XVIIe siècle français l’un de ses livres phares. Une trentaine d’éditions en l’espace de six ou sept décennies, une traduction anglaise en 1608, une traduction allemande en 1668 marquent la diffusion et la réputation d’un ouvrage qu’un Gabriel Naudé n’hésita pas à désigner comme « le meilleur de tous les livres » après la Bible*. Bien en retrait de ce jugement, la critique moderne (fin du XIXe et début du XXe siècle) n’a longtemps voulu voir dans ce traité qu’un digest didactique des Essais de Montaigne. Cette époque est derrière nous : de nombreuses études récentes ont mis en évidence ce qu’il y avait d’injuste et d’erroné dans une telle vue. Non seulement le traité de Charron s’est nourri à diverses sources dont Montaigne n’est que la première, mais son œuvre n’est ni celle d’un disciple ni celle d’un compilateur. « Sans atteindre », comme l’écrit fort bien Claudiu Gaiu, « la rigueur des systèmes philosophiques de l’âge classique », ce traité « ne s’abandonne pas non plus au style digressif des essais ou des discours de son époque ». Examinant en premier lieu tous les « visages » de l’homme dans son état commun, avec la diversité des « pièces » et facultés qui le caractérisent, les affections et passions auxquels il est sujet, ses plus ordinaires « qualités » vicieuses et la diversité de ses conditions, le traité s’élève, dans un second livre, à la doctrine de la sagesse, c’est-à-dire d’une perfection hu* Cf. J. Balsamo, « Un succès éditorial à l’aube de l’âge classique : La Sagesse de Pierre Charron », Corpus n° 55, 2008, p. 30-31.

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maine que Charron identifie à la « vraie et essentielle prud’homie », et qui coïncide avec la plénitude d’une nature capable de se régler elle-même. Une troisième et dernière partie répartit les « avis particuliers de Sagesse » dans le cadre des quatre vertus cardinales, prudence, justice, force et tempérance, d’où découlent, avant un répertoire des remèdes contre les passions, toute une politique, une économie domestique et une doctrine de l’éducation. En tous ces développements, guère moins nourris de tradition ancienne et moderne que n’étaient ceux d’un Érasme, Charron donnait forme à un nouveau savoir, développé en atmosphère sceptique et à l’écart des autorités théologiques. A ce savoir, il a lui-même donné un nom : la vraie science de l’homme. Quoi de plus digne d’étude, non seulement qu’une telle science, mais que le premier grand traité qui ait voulu la construire ? Or, en dépit des études récentes qui en ont précisé l’importance, soit dans l’histoire du scepticisme (à la suite de Richard Popkin), soit dans celle de la pensée politique, soit encore dans celle de l’humanisme et de la philosophie morale, l’œuvre de Charron, avec ses complexités (rapport entre les deux premières éditions de la Sagesse ; relation de ce traité avec les Trois Vérités de 1593 et avec les Discours Chrétiens de 1604), est encore bien loin d’avoir reçu l’attention et la place qu’elle mériterait, que ce soit dans les recherches sur l’Early Modern Philosophy ou en général dans la culture académique, notamment en langue française. Le défaut actuel de toute édition courante et de toute édition scientifique de La Sagesse, comme du reste de toute édition nouvelle des œuvres de Charron depuis... 1635, suffit à donner la mesure de l’anomalie. Par rapport à cette infortune à laquelle le moindre souci patrimonial – le même qui fit inscrire La Sagesse, il y a vingt-cinq ans, dans la collection du Corpus des œuvres de philosophie de langue française – devrait conduire à mettre fin, le présent ouvrage apparaît porteur d’une promesse de réparation. C’est de sa propre initiative que Claudiu Gaiu, jeune étudiant venu de Cluj à Paris au début des années 2000 comme boursier du gouverne-

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ment roumain, a choisi de consacrer sa thèse au « théologal de Condom ». Il s’est imprégné de son œuvre, a lu à peu près toutes les études afférentes, et a rédigé directement en français ce livre savant, averti de la tradition ancienne, largement ouvert sur la tradition moderne (Montaigne bien sûr mais aussi Machiavel, Érasme, Bodin, Juste Lipse, Du Vair), et soucieux de définir à travers une étude qui ne se limite pas au début du troisième livre de la Sagesse la formule exacte de la prudence charronienne, son caractère pluridimensionnel et son coefficient de nouveauté historique. Comment une « méditation sur la faiblesse de l’intellect humain », assortie d’une « critique de la pulsion vaniteuse qui anime les positions dogmatiques », peut-elle aboutir à la proposition d’une nouvelle forme de maîtrise de soi et de rationalité éthique ? C’est ce que ce livre entreprend de détailler, plaçant son lecteur toujours à la pointe des problèmes philosophiques dont l’œuvre de Charron est soit l’héritière soit la source. Nul doute que cette étude aiguë, première monographie charronienne à paraître depuis une quinzaine d’années, ne soit appelée à donner l’exemple, à relancer la discussion et à attirer sur la Sagesse l’attention de nouveaux chercheurs. Nul doute aussi que son auteur ne soit appelé à poursuivre des recherches et à mener à bien des travaux d’édition qui restitueront au moment 1600 son importance cardinale dans la constitution des anthropologies et des rationalités pratiques de l’âge moderne.     Denis Kambouchner    





1. Préliminaires

1.1 Le thème : la philosophie et la crise de la théorie L’analyse du concept de prudence dans l’œuvre de Pierre Charron peut nous offrir des perspectives originales sur les commencements de la modernité philosophique. Désignant la rationalité de l’action et de la délibération, la prudence rend compte d’un mode de fonctionnement de la raison qui s’oppose et ne peut être réduit à la science systématique proposée par les grandes philosophies de l’âge classique. Devenu obsolète dans la philosophie moderne, le concept de prudence comprend ce reste de hasard et de circonstanciel inassimilable par les méthodes de la science théorique. L’étude de la prudence charronienne met en lumière des chemins philosophiques secondaires, à partir desquels nous pouvons obtenir des éclaircissements sur l’évolution générale de la pensée moderne. D’ailleurs, nous le verrons bien : se garder de suivre les chemins fréquentés est un des principes philosophiques recommandés par la Sagesse de Charron. Produits d’une réflexion sur les changements culturels, sur les tensions politiques et sur les guerres de religion, les trois livres de la Sagesse1 de Charron partent d’un constat d’échec : l’homme ne peut trouver par ses capacités théoriques la paix civile et la tranquillité intérieure. Parce que les puissances de l’homme ne lui Selon l’usage en vigueur chez les commentateurs de l’œuvre de Charron, nous parlerons dans notre exposé du « traité de la Sagesse ». Mais au XVIe siècle un traité était un ouvrage aux dimensions réduites. De fait, notre auteur avait rédigé un Traicté de la Sagesse, publié après sa mort, en 1606, où il essayait de répondre à ses critiques de manière concise. Depuis l’édition d’Amaury Duval de 1824, les exégètes désignent ce dernier ouvrage sous le nom de Petit Traicté de la Sagesse. 1

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permettent pas de se mettre à l’abri derrière une sagesse immuable, Charron, lui, propose une nouvelle scientificité qui prenne acte du caractère tragique de son existence. Son interprétation du doute sceptique est ancrée dans une méditation sur la fragilité de l’homme, qui s’individualise ontologiquement et se qualifie moralement dans l’affrontement des dangers extérieurs et dans la critique des aliénations intérieures. La sagesse humaine enseignée par le philosophe français redécouvre et repense la prudence en tant que vertu du jugement et de l’action. Le scepticisme ayant provoqué la crise de la théorie, la prudence occupe l’espace entier de la pensée humaine. La science ne peut être qu’un outil de la philosophie et soumettre la réflexion à sa domination est une erreur dénoncée par Charron sous la figure du pédant. Comme plusieurs de ses contemporains, Charron croit le concept de prudence propre à décrire la situation de l’homme dans le monde, opposée au modèle du savant religieux isolé et contemplatif. Le résultat est l’homme d’esprit, figure classique et ancêtre de l’intellectuel moderne, qui assume son statut marginal par rapport aux premiers principes métaphysiques incarnés par le pouvoir politique ou par le savoir officiel. Pour justifier notre option de lire la Sagesse dans la perspective révélée par le concept de prudence, nous devons recourir à quelques considérations préalables concernant la genèse de l’œuvre de Pierre Charron, dans son contexte intellectuel et philosophique. Vu le caractère relativement méconnu de ses conceptions, il est nécessaire pour les comprendre d’essayer de cerner les raisons pour lesquelles cet auteur, pourtant présent dans toutes les bibliothèques des honnêtes hommes jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, est ensuite resté dans l’ombre. Comprendre de son succès et son éclipse permettra à sa philosophie de nous interroger de manière critique et fructueuse.

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1 .2 Discours officiel et discours philosophique : position publique et réflexion morale L’œuvre de Charron nous apparaît comme un miroir de son temps. Elle rend compte des ébranlements théologico-philosophiques, juridiques, sociaux, politiques et militaires qui ont caractérisé la grave crise du début de la modernité. Tout d’abord, l’écrivain Pierre Charron prête sa science et son art oratoire à la cause catholique en rédigeant ses Trois Véritez Contre les Athées, Idolatres, Juifs, Mahumetans, Hérétiques, & Schismatiques. La première édition de cet ouvrage paraît à Bordeaux, en 1593, mais il a connu de nombreuses republications et révisions en fonction de l’évolution du débat entre les défenseurs de l’Eglise romaine et les différents courants protestants. Nous assistons à l’éclosion d’un vrai genre littéraire, car à la même époque nous pouvons enregistrer les parutions du livre de Jean de Marconville intitulé Traicté enseignant d’ou procede la diversité des opinions des hommes- Ensemble l’excellence de la loy Chrestienne par toutes les autres (Paris, 1563), du traité de Philippe Duplessis-Mornay, De la vérité de la religion chrétienne, contre les athées, epicuriens, payens, juifs, mahumedistes et autres infideles (Anvers, 1581), ou de celui de Jean Cousin, Fundamenta religionis, hoc est de Naturali Dei cognitione, de animi imortalitate, et de justitia Dei, adeversus politicorum seu atheorum errores (Douai, 1597). Bien que ces écrits poursuivent une fin politique immédiate, l’attaque ou la défense de la Réforme, ils font appel à des connaissances extrêmement variées de théologie et d’histoire. Les arguments patristiques contre le paganisme et contre les sectes hérétiques sont réactualisés par les deux camps qui en font des usages parfois surprenants. La ferveur de la querelle suscite la curiosité intellectuelle tant sur le passé de l’Eglise que sur les positions adverses présentes. Il est révélateur que Jean Bodin ait rédigé autour de 1590 son Colloquium Heptaplomeres, qui met en scène une conversation entre un catholique, un luthérien, un calviniste, un juif, un musulman, un sceptique et un déiste sur des thèmes religieux. La recherche des

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arguments peut donc soustraire les combattants à leur volonté de s’imposer et les orienter vers une réflexion sur la place de la théologie dans le cadre de la science et sur les capacités humaines à pénétrer les choses divines. Ces investigations ont conduit à une réflexion sur le rapport entre la profondeur de la foi et l’inconsistance des pouvoirs humains de connaissance. Nous pouvons nous faire une idée de l’étendue du savoir auquel à recours Charron à partir de ses Discours Chrestiens de la Divinité, Création, Redemption (Paris, 1604), qui exposent amplement les principes de la théologie chrétienne et ses rapports à la science naturelle. Mais ces discours ont un caractère circonstanciel et reprennent probablement les cours qu’il a donnés à Bordeaux pendant son séjour dans cette ville (1576- 1594). Les deux ouvrages charroniens cités ci-dessus ne sont pas encore le produit d’une méditation originale. Ils exposent plutôt la position publique, détenue par leur auteur qui occupait alors des offices moyens dans l’Eglise catholique. Pierre Charron provient d’un milieu modeste, celui des artisans typographes et des marchands libraires parisiens. Ainsi, au début de sa carrière, le désir d’instruction s’identifie avec celui d’ascension sociale. Après des études en droit à l’Université de Montpellier, achevées en 1571,2 il entame une carrière d’avocat auprès de la Cour du Parlement de Paris. Mais selon son fidèle ami et biographe, Gabriel Marcel de la Rochemaillet, Pierre Charron ne trouve pas sa place dans ce que notre auteur considérait pourtant comme « la plus belle & profitable Eschole du monde »,3 paraphrase par laquelle il désignait le barreau. N’ayant de soutiens ni parmi les procureurs, ni parmi les nobles qui s’affrontaient au tribunal, étant trop digne pour chercher obtenir de hautes protections, il reprend ses 2 J. B. Sabrié, De l’humanisme eu rationalisme. Pierre Charron (15411603). L’homme, l’œuvre, l’influence, (Paris, 1913) Slatkine Reprints, Genève, 1970, pp. 26-27 3 Gabriel Marcel de la Rochemaillet, Eloge veritable ou sommaire discours de la vie de Pierre Charron Parisien, vivant Docteurs és Droicts, in Pierre Charron, Œuvres, (Paris, 1635) Slatkine Reprints, Genève, 1970

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études, cette fois en optant pour la théologie. Grâce à son savoir, mais aussi, ajoute de la Rochemaillet, à sa langue bien pendue et à son style libre et relevé par dessus du commun des Théologiens,4 l’ex-avocat parvient à se faire connaître comme l’un des meilleurs prédicateurs du royaume.5 Sa renommée lui vaut la sympathie des quelques hauts personnages de la noblesse ecclésiale et surtout l’amitié d’Arnaud de Pontac, l’évêque de Bazas, sous l’influence duquel il commence une nouvelle carrière de prêtre et de théologien dans le Midi. Son talent oratoire et son succès auprès des plus divers auditoires ne lui ont pourtant pas toujours servi. En 1588, à Angers, il se laisse gagner par l’émotion populaire et se fait remarquer comme prédicateur antiroyaliste de la Ligue catholique. L’année 1588 a connu les premières barricades parisiennes qui ont eu pour conséquence la fuite d’Henri III hors de la Capitale. Obligé de convoquer les Etats généraux, le roi tente un coup de force en faisant tuer Henri de Guise, le chef de la Ligue, dans un guetapens. Au lieu d’apaiser les esprits, le geste est perçu comme un crime, enflammant davantage encore la ferveur contestatrice. Pendant ce temps, à Angers, Charron connaît la gloire populaire en tant que prédicateur pro-ligueur.6 Mis aux arrêts par les Idem Idem 6 Le succès de Charron auprès des gens instruits ou auprès du menu peuple est confirmé par le Journal tenu par Jehan Louvet, magistrat angevin et ligueur : « … M. Charron, prestre sécullier, docteur en théologie, venu de la ville de Bordeux, lequel auroit faict ung sermon plein de grand doctrine, et auroit continué à faire ses sermons les lundy, mardy et mercredy dans l’église dudict Sainct-Jullien, auxquelz le peuple alloit en grand nombre à cause de sa grande doctrine, et duquel, les doctes disoient ledict sieur Charron estre le plus grant prédicateur de France, et auroit continué les sermons en laditte église Sainct-Jullien pour la révérence du Sainct-Sacrement qui y estoit atteint. » Journal ou Récit véritable de tout ce qui est advenu digne de mémoire tant en la ville d’Angers, pays d’Anjou et autres lieux (depuis l’an 1560 jusqu’à 1634) par Jehan Louvet, in « Revue de l’Anjou et de Maine et Loire », Troisième Année, Tome Deuxième, Angers, 1854, p. 137 4 5

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troupes royalistes qui reprennent la ville, Pierre Charron se sauve par une brusque volte-face, perçue publiquement comme un honteux reniement.7 Nous pouvons imaginer notre curé brisé intérieurement à la suite de cette aventure. Il cherche à se faire oublier et demande à rentrer dans les rangs des Célestins ou des Chartreux.8 Il n’est pas exaucé, mais d’une certaine façon, il arrive à retrouver sa réputation en devenant le polémiste défenseur du catholicisme des Trois Veritez et le dispensateur de la science officielle des Discours chrestiens, ouvrages rédigés pendant la dernière décennie de sa vie, passée à Cahors et à Condom. Parallèlement, dans la Sagesse, il théorise la distinction nette entre les opinions proférées publiquement et les croyances privées, met au jour l’aspect politique de la théologie et relève le fondement coutumier de la religion. Ce traité se présente comme une œuvre complexe qui égare au premier abord son lecteur par l’entrecroisement des multiples chemins pris par l’auteur, qui tente réaliser des objectifs apparemment divergents : une philosophie naturelle de l’homme, une morale stoïcienne basée sur la loi de la nature, une politique d’inspiration machiavélienne ou encore une critique pyrrhonienne des ambitions savantes. L’unité des ces pièces philosophiques n’est pas immédiatement évidente. Mais il n’est pas non plus possible de les considérer séparément et de ne pas chercher l’intention unificatrice de leur auteur. La solution de ce paradoxe contient en grande partie l’explication du projet de la Sagesse  : celui de nous offrir la vraie science de l’homme. Pour donner quelques repères, précisons que la Sagesse est construite en trois grandes parties. Le premier livre de la Sagesse réunit des éléments de sciences naturelles, d’anthropologie et de philosophie sociale dans le but de dresser un portrait de l’homme J.B. Sabrié, op. cit., pp. 59-60 L’affaire est évoquée dans toutes les lettres qui nous sont parvenues, envoyées depuis Anvers par Charron à Gabriel de la Rochemaillet, du 3 février au 17 juillet 1589. Cf. Lettres inédites publiées d’après la copie de Gabriel Naudé par L. Auvray, Revue d’histoire littéraire de France, no 3, juillet, 1894 7 8

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dans son état commun - avant qu’il n’ait trouvé la sagesse. Ce livre donne les repères nécessaires à une introspection personnelle. Le résultat est une épistémologie sceptique mettant l’accent sur la faiblesse des facultés de connaissance humaine. Dans son état commun, l’homme est aliéné par ses passions, par les opinions populaires et par ses erreurs de jugement. Le livre second du traité présente l’état naturel de l’homme, c’est-à-dire cette excellence humaine, la sagesse, dans ses principes généraux et ses articulations fondamentales. Défait de ses passions, des opinions vulgaires et des coutumes de son pays, le sage découvre en lui-même la loi naturelle de son humanité. Dans la dernière partie de la Sagesse, l’auteur essaie de cerner les principaux événements qui peuvent décider le caractère et le destin d’un homme. C’est un livre politique dans le sens élargi du terme, la politique étant envisagée comme une manière d’agir avisée et prudente. Ainsi, il traite de l’instruction des enfants, du traitement réservé aux femmes ou de l’atténuation des passions. Néanmoins, le thème principal du livre est la politique comme art de gouverner. Philosophiquement, Charron justifie l’absolutisme, seule doctrine capable d’assurer la paix du pays, reflet externe de la paix intérieure du sage. Cette division tripartite de la matière ne doit pas être comprise d’une manière rigide. L’auteur fait de nombreux renvois entre les chapitres qui composent les trois livres du traité. S’il n’atteint pas la rigueur des systèmes philosophiques de l’âge classique, il ne s’abandonne pas non plus au style digressif, savamment organisé, des essais ou des discours de son époque. Une possible réponse à notre enquête sur l’unité de la Sagesse se trouve dans la lecture que fait Domenico Taranto de l’architecture de la Sagesse.9 Traitant du système des chapitres pratiques du traité, le chercheur italien nous invite à nous éloigner de l’image Domenico Taranto, « Il posto dello Scetticismo nell’architettonica della « Sagesse »», in La Sagezza moderna. Temi e problemi dell’opera di Pierre Charron. Atti de convegno di studi in memoria di Giampiero Stabile, Vittorio Dini, Domenico Taranto (éds.), Edizioni Scientifiche Italiane, Napoli, 1987, pp. 9-34 9

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kantienne d’une architectonique de la raison pure où « l’unité systématique transforme la connaissance commune en science » et où « sous le gouvernement de la raison nos connaissances générales ne peuvent que former un système unitaire, dominé par une Idée ».10 Taranto décrit la cohérence du texte charronien comme une « rhapsodie des techniques », dans le langage kantien, ou comme «  un collage des monita et exempla », selon la terminologie juridico-politique de la Renaissance. Par comparaison avec une science hiérarchisée des premiers principes jusqu’aux données ultimes, l’organisation hétérogène de la Sagesse serait plus appropriée pour rendre compte de la diversité du réel. Inspiré par le vocabulaire architectural de Kant, Taranto propose la métaphore de la Prudence comme clé de voûte de l’édifice de la Sagesse.11 Il ne faut pas comprendre l’ancienneté de la prudence, évoquée par ce chercheur pour rendre compte du principe organisateur non systémique du traité de Charron,12 au sens historique d’un principe philosophique devenu désuet avec l’avènement de la rationalité kantienne. Règle de disposition morale qui tient compte des rencontres accidentelles de la vie, la prudence précède la science dans l’ordre vital : la rationalité pratique anticipe la rationalité scientifique, sans pouvoir être réduite à une expression imparfaite de cette dernière. La prudence est le principe organisateur de l’enquête philosophique menée par Pierre Charron dans sa Sagesse. Par ailleurs, elle peut expliquer les deux autres entreprises charronienne : la défense de l’autorité politico-religieuse dans les Trois Véritez et l’exposé de la science consacrée de l’Ecole dans les Discours chrestiens. La soumission publique aux autorités politiques, religieuses et savantes est un devoir requis par cette première vertu civile qu’est la prudence. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, trad. Alain Renaut, Flammarion, Paris, 2001, p. 674 11 Taranto, op.cit, p. 33 12 Idem 10

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1 .3 L’apprentissage de la vie civile et la formation du jugement critique Par la question de la prudence, Pierre Charron peut révéler le nouveau statut de l’individu dans le contexte de l’établissement progressif de l’absolutisme à travers l’action politique successive d’Henri III et d’Henri IV, et dans le cadre des circonstances désolantes des guerres civiles qui accompagnent la réorganisation sociale et religieuse du pays. Ainsi, dans les pages politiques de la Sagesse, nous pouvons trouver une critique de la noblesse héréditaire et guerrière en faveur d’une nouvelle configuration de la société, qui tienne compte à la fois de la qualité de la naissance et des mérites avérés.13 Désignant généralement la rationalité pratique, la notion de la prudence et ses diverses possibilités sémantiques sont invoquées et mises en œuvre dans le contexte de la constitution d’une nouvelle civilité. La prudence codifie les règles de la vie commune. Un impressionnant effort philosophique est mobilisé à travers des écrits aussi différents que ceux d’Erasme, de Castiglione ou de Graciàn, afin de déterminer le comportement correct, authentique et naturel de l’homme dans la société. Ce travail sur la conduite morale et le maintien physique, aussi bien les bonnes manières que la santé, vise à organiser les nouveaux rapports de l’homme avec les autres et avec lui-même. Réfléchissant à ce qui est propre à l’homme de cour, au bon conseiller ou à l’officier expérimenté, les écrivains de l’époque élaborent une conception civile de l’homme qui contribue à la constitution du sujet moderne. Ce qui réunit ces trois figures exemplaires est leur liberté de jugement dans le cadre de la contingence et compte tenu du fait qu’ils n’ont pas le pouvoir de décision. La résolution relève du statut du prince, tandis que la situation la plus appropriée à l’homme est placée entre la majesté de la résolution royale et la soumission complète du petit peuple. Cette position médianne affranchit la 13

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pensée humaine à la fois des intérêts supérieurs de la communauté et des fins immédiates des individus isolés. Elle définit ce qu’on commence à appeler la condition humaine, c’est-à-dire un domaine où l’inconstance est le prix à payer pour une liberté placée entre les certitudes divines et les évidences brutes. Hormis le célèbre Livre du Courtisan (1528) de Baldassar Castiglione, d’autres illustrations du modèle de la vie de la cour ont connu le succès. Nous pensons notamment à Galatée (1558) de Giovanni Della Casa, à L’homme de cour (1569) de Giovanbattista Giraldi Cinzio ou à La Civile Conversation (1574) de Stefano Guazzo.14 Nous rencontrons dans cette littérature une terminologie ficinienne de la beauté et de la grâce, transposée dans la réalisation d’un idéal humain qui ne s’accomplit que dans la vie commune. A côté de la cour, la cité est l’autre endroit où se forge l’honnête homme. Sa formation politique est fondée par l’étude de l’histoire, qui l’instruit sur les formes des constitutions politiques et sur la nature des affrontements pour le pouvoir. Parmi les historiens les plus lus et traduits à l’époque nous pouvons mentionner Pietro Bembo, auteur d’une histoire de Venise (Rerum veneticarum historiae, 1551), Paul Jove, qui étend sa curiosité des affaires italiennes jusqu’aux questions turques et moscovites ou le véronais Paul Emile qui s’intéresse plus particulièrement à l’histoire française (De rebus gestis Francorum, 1539). Faisant écho à ces préoccupations transalpines, Jean Du Tiller publie une Chronique des rois de France, depuis Pharamond au roi Henri second (1549), Guillaume Paradin une Histoire de nostre temps (1552) et J. A. De Thou, L’Histoire de France enrichie des plus notables occurrences survenues ez Provinces de l’Europe et pays circonvoisins depuis l’an 1550 à ce temps (1581). Des auteurs comme François Guichardin et Nicolas Machiavel prolongent l’étude de 14 Ce sont surtout les livres de Castiglione et de Guazzo qui ont joui d’une large diffusion. Grâce aux talents de ces deux auteurs le canon de la politesse courtoise de l’Europe a été formé à partir des règles particulières de deux cours périphériques italiennes, Urbino et Casale. cf. Amedeo Quomdam, in Stefano Guazzo, La Civil Conversatione, Franco Cosimo Panini, Modena, 1993, p. XV

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l’histoire par une méditation sur l’art politique et sur la nature humaine. Ces auteurs associent l’observation attentive de l’actualité politique avec l’examen de la tradition historiographique gréco-romaine. Thucydide, Polybe, Tite-Live et plus tard Tacite servent des modèles et offrent des cas exemplaires pour la compréhension de la raison politique. Cette réflexion simultanée sur le présent et sur le passé engendre les Discours sur la première décade de Tite-Live (1531) de Machiavel ou les fameux Ricordi (1576),15 contenant les avertissements politiques de Guichardin. Mais, parmi tous les arts politiques de l’époque, le plus célèbre est sans aucun doute le Prince que Machiavel achève en 1513, mais qui reste inédit jusqu’en 1532. La présentation machiavelienne des techniques de prise et du conservation de pouvoir, considérées indépendamment de leurs implications morales, suscite la critique plus ou moins nuancée du monde savant. Le réquisitoire le plus systématique est celui d’Innocent Gentillet, qui dans ses Discours sur les moyens de bien gouverner et maintenir en bonne paix une royauté ou autre principauté (1571), ouvrage plus connu sous le nom de L’Anti-Machivel, commente amplement et réfute catégoriquement cinquante maximes tirées du Prince et concernant respectivement, le conseil, la religion et la police du gouvernement royal ou princier. Ce travail change la perception du secrétaire florentin. Par exemple, François de La Noue avoue dans ses Discours politiques et militaires (1587) avoir été un admirateur de l’œuvre politique machivélienne, mais qu’il est parvenu grâce à Gentillet à un jugement plus mûr, qui lui a révélé les erreurs de l’auteur italien et de ceux qui les suivent « és voyes de deshonneur & dommage ».16 Une vision plus modérée de Machiavel est exprimée par Juste Lipse dans ses Politicorum sive Civilis Doctrinae (1589). Le savant flamand est tenu en haute estime par Michel de Montaigne Rédigés entre 1512 et 1530, ces écrits ne sont édités qu’en 1576 à Paris. François de la Noue, Discours politiques et militaires, Librairie Droz, Genève, 1967, p. 160 15 16

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et par Pierre Charron. Les écrivains français ont trouvé dans l’œuvre de Lipse la justification utilitaire de l’honnêteté en politique : le prince est obligé de se forger une bonne réputation tant envers ses sujets qu’auprès de ses voisins. Les aléas de la réception font que le traité politique de Lipse est lu avec ses considérations morales exposées dans son traité De Constantia (1584). Ses éditeurs publient souvent ensemble les deux traités sur l’art du prince et la vertu du citoyen. Devant l’affliction générale provoquée par les guerres, Lipse montre la voie civile de l’acceptation des malheurs comme des épreuves avec une fermeté d’âme stoïcienne. A cette fin, il étudie et édite les oeuvres de Sénèque. Un autre représentant de ce stoïcisme à la fois chrétien et citadin est Guillaume Du Vair, qui trouve son inspiration philosophique dans l’œuvre d’Epictète, auteur qu’il traduit en français (Le Manuel d’Epictete, 1591). Du Vair puise aux arguments moraux de l’Ecole du Portique pour élaborer successivement : De la Sainte Philosophie (1588), la Philosophie morale des Stoïques (1591) ou De la constance et consolation ès calamitez publiques (1594). Le champ de la science charronienne se situe historiquement dans l’horizon de ces recherches qui visent une édification morale de l’homme dans le cadre de la vie commune. La vraie science de l’homme trouve ses sources à la fois dans la veine historicopolitique italienne représentée par Guichardin et par Machiavel et dans le filon pédagogico-moral de la Renaissance nordique représentée par Erasme et par Lipse. La passion organisatrice de Charron, exprimée dans ce que Pascal appellera « les divisions de Charron qui attristent et ennuient »,17 le font chercher des données scientifiques nécessaires à son entreprise dans les deux encyclopédies de Bodin que sont Les six livres de la République (1576) pour la philosophie civile et le Théâtre universel de la nature (1596) pour la philosophie naturelle. Si sur les traces de Montaigne, le théologal de Condom se sert de cette information historique pour démontrer le caractère hasardeux des affaires hu17

Pascal, Pensées, Sellier, 644

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maines. Il s’appuie en même temps sur le naturalisme de Bodin pour avoir quelques repères dans sa démarche. La lecture et la rencontre de Montaigne ont eu une grande influence dans le développement de la conception de Charron sur cette science civile, qui réunit l’observation des cérémonies, l’étude de l’histoire et l’analyse morale-politique. D’une part il se reconnaît dans le texte des Essais, reprenant parfois des passages entiers, d’autre part Pierre Charron a pu voir dans son ami un modèle d’accomplissement de cette humanité civile que sa sagesse cherche à définir. Bien que Montaigne se soit retiré de ses fonctions publiques pour se dédier à la connaissance de soi dans des circonstances moins dramatiques, Pierre Charron se reconnaît dans son parcours. Sa philosophie est une solution possible au paradoxe constitutif des Essais où la connaissance de soi a besoin des longues digressions sur les problèmes politiques, juridiques et pédagogiques de la société. L’esprit a besoin de s’exercer sur le monde pour se libérer de ses contraintes. Pierre Charron transforme la devise de Montaigne, « Que sçay-je »18, en un nouveau précepte : « Je ne sçay ».19 Les deux formules ne désignent pas la simple ignorance, mais l’abstention du jugement sceptique, qui refuse de prendre une position définitive dans un débat et préfère l’analyse et la remise en question afin de préserver la liberté du sujet. La transformation de l’interrogation montaigniste en une négation répond aux besoins d’un projet philosophique qui, par la forme adoptée, s’engage dans une voie distincte des digressions des Essais. L’attention au détail de Montaigne oblige la pensée à suivre les chemins capricieux de la fortune de l’histoire, de la mémoire des voyageurs et de la fantaisie des poètes. Charron au contraire se laisse rarement accaparer par ce genre d’exercice. Ses exemples ne deviennent jamais des sujets pour la réflexion, mais ils sont appelés en tant que preuves pour Montaigne, II, 12, 527 B Selon Charron « Je ne sçay » est la devise de la Sagesse, alors que le philosophe aspirant à la sagesse a pour devise : « paix et peu », Sagesse, 7 18 19

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une prise de position. Pour bâtir la Sagesse, son auteur est obligé de laisser de côté le questionnement pyrrhonien sur les capacités du langage humain à rendre compte de la réalité et à organiser la connaissance. Ainsi, il relève le défi de la négation du savoir à partir duquel il tente de fonder une doctrine sapientielle. 1.4 Ethique aristotélicienne et scandale théologique S’inspirant du précepte socratique du retour de la philosophie à l’investigation anthropologique, Charron inscrit sa recherche dans l’espace intermédiaire situé entre le savoir empirique des réalités terrestres et la métaphysique des idéaux célestes. Le résultat est la vraie science de l’homme qui a pour finalité l’accomplissement de l’individu dans un bonheur obtenu grâce à un commerce avec le monde. Pour formuler sa philosophie, l’auteur de la Sagesse est obligé de prendre ses distances avec le savoir traditionnel. Sa sagesse se distingue par une critique dirigée à la fois contre l’opinion populaire et contre le dogme savant. C’est la vertu de la prudence qui administre le recours au dialogue et au conflit dans l’affrontement civil, comme dans la discussion philosophique. De cette manière, elle est le principe d’organisation de la matière du traité moral charronien. La prudence est l’une des deux fonctions qui forment la sagesse et qui se déterminent réciproquement: « la sagesse est  preude prudence, c’est à dire preud’hommie avec habileté, probité bien avisé ».20 La prud’homie est le terme choisi par Charron pour désigner le retour sur soi et l’attachement aux principes moraux. Elle est synonyme de probité et d’honnêteté. La prudence comprend l’application et la manifestation des vertus. L’étude de la prudence comme voie d’accès à la philosophie charronienne se justifie car le programme du traité vise l’homme dans le monde. L’analyse est centrée non sur une eventuelle théorie éthique, mais sur la constitution de l’être moral par le passage à l’acte et 20

Sagesse, (1601), p. 27

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par sa détermination dans un contexte social. La définition charronienne de la sagesse en tant que synthèse de l’habileté sociale et de la vertu morale rappelle sous plusieurs aspects la théorie aristotélicienne de la prudence qui, dans la conception du Stagirite, détermine rationnellement le caractère. Les arts de la vie civile ne sont pas simplement une éducation aux cérémonies, aux coutumes et aux lois qui, par leur ordre, arrêtent le caractère hasardeux, continuellement confirmé par l’histoire, des affaires humaines. La réflexion qui accompagne ces observations se tourne vers la philosophie ancienne pour trouver des instruments d’analyse. Pour fonder leur science civile, les humanistes sont allés chercher surtout dans les traités aristotéliciens d’éthique, de politique et d’économie. Cette influence aristotélicienne doit être lue dans le contexte humaniste qui emprunte aux œuvres rhétoriques et juridiques de la tradition gréco-romaine. Cependant, la précaution est requise, car au début de l’âge moderne plusieurs aristotélismes sont en concurrence. L’œuvre du Stagirite comprend déjà les relectures et les commentaires romains, néoplatoniciens, byzantins, arabes ou scolastiques. L’Ethique à Nicomaque influencera profondément la Renaissance française grâce au succès des éditions préfacées par Jacques Lefèvre d’Etaples.21 La première voit le jour en 1493. Elle reprend la traduction latine de Jean Argyropoulos, un byzantin, enseignant à Florence. Lefèvre d’Etaples conciliait dans son introduction et ses commentaires la philosophie païenne et les belles lettres avec la religion chrétienne. D’autres éditions concurrençaient celle-ci et reprenaient d’autres traductions, modernes ou médiévales, parmi lesquelles celle de Robert Grosseteste, la première version latine de cet ouvrage. Celle-ci, revue par Guillaume de Moerbeke, avait servi jadis à Thomas d’Aquin. Cf. René Antoine Gauthier, « Introduction », surtout le chapitre « L’Ethique à Nicomaque au XVIe siècle », in L’Ethique à Nicomaque. Introduction, traduction et commentaire par René Antoine Gauthier et Jean Yves Jolif, Tome I, Première partie, Editions Peeters, Louvain-la-Neuve, 2002, pp. 159-202 21

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Au 16e siècle, les universités françaises sont secouées par les projets de réforme philosophique de Pierre de la Ramée et par sa critique de l’enseignement aristotélicien. Dans ce contexte, un proche de la Ramée, Omer Talon entreprend une véritable démolition de l’autorité de la philosophie morale d’Aristote. Talon dénonce l’impossibilité d’identifier l’idéal grec de bonheur énoncé dans l’Ethique à Nicomaque avec la béatitude chrétienne. Contre l’interprétation de Talon s’élève Nicolas Boucher, par son Apologia adversus Audomari Talaei explicationem in primum Aristotelis Ethicum librum qui reprend la distinction thomiste entre le bonheur céleste et le bonheur terrestre et qui soumet l’idéal moral du philosophe grec aux exigences de la loi naturelle théorisée par le théologien dominicain. En 1553 paraît une première traduction française de l’Ethique à Nicomaque, faite à partir du texte grec par Philipe Le Plessis. C’est le signe d’un intérêt qui dépasse les murs des universités. Une fois avertis sur les filtres de lecture multiples utilisés par les contemporains de Charron et sur les problèmes théologicophilosophiques que l’éthique du Stagirite soulevait à la Renaissance, nous pouvons tenter de rapprocher le texte de la Sagesse de la tradition aristotélicienne. Dans l’Ethique à Nicomaque, Aristote offre une classification des vertus en fonction des parties de l’âme. A la partie rationnelle correspondent les vertus de la science, de l’intellect, de la sagesse, de la prudence et de l’art. A la partie irrationnelle correspondent les dispositions du caractère qui sont au nombre de dix : le courage, la tempérance, la mansuétude, la libéralité, la magnificence, la magnanimité, la modération dans les honneurs, la véracité, l’enjouement et l’affabilité. Il n’y a pas de classification rigoureuse de ces qualités morales. Leur exposition dans les livres III et IV du traité aristotélicien constituera un réservoir de définitions et de descriptions, dont les écrivains renaissants se serviront dans la constitution de leurs représentations du prince idéal et de son conseiller fidèle. Les vertus morales sont définies comme un moyen terme entre deux

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excès. Par exemple, le courage est le moyen terme entre la crainte et la témérité. Etablir la voie juste entre les excès nécessite la connaissance d’une droite règle, dont le principe est dérivé de la raison. Mais le type de rationalité engagé par les choix moraux n’est pas celui par lequel l’homme contemple les réalités immuables. Ces dernières sont du domaine de la science, de l’intellect et de la sagesse spéculative, toutes des vertus de la partie rationnelle scientifique. Au contraire, les choix vertueux font l’objet de la partie rationnelle délibérative de l’âme, celle qui s’applique aux réalités contingentes. Le rôle de la raison dans les options morales est de conduire le désir vers le choix correct qui à son tour pousse l’âme vers l’action bonne. L’éthique se constitue donc, dans cet espace complexe où la partie rationnelle de l’âme et sa partie pulsionnelle se déterminent réciproquement.22 L’action morale n’est ni entièrement rationnelle, car la pensée seule ne pousse pas l’âme à agir, ni entièrement pulsionnelle, car elle implique une délibération préalable. En conséquence, l’analyse de la prudence n’est pas tout à fait scientifique car son principe n’est pas une règle déterminable par des raisonnements savants. L’étude de la prudence procède par exemplification : l’homme prudent est celui qui est capable de délibérer correctement sur ce qui est bon pour lui-même d’une façon générale.23 Celui qui a un savoir particulier, par exemple, de ce qui est bon pour la santé du corps n’est pas encore prudent, car la prudence est consacrée à des tâches plus importantes comme la connaissance des choses qui nous rendent heureux. Si nous appelions aussi prudent celui qui maîtrise un domaine particulier, comme celui qui possède un certain art, nous le faisons seulement dans un sens secondaire, par analogie. Cette comparaison entre une prudence générale et une prudence particulière est possible parce que l’homme prudent et l’artisan ont en commun une même capacité à délibérer. La délibération différencie la prudence et 22 23

Aristote, Etique à Nicomaque, 1138 a 35- 1139 b 6 Ibid., 1140 a, 25

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l’art de la science, parce que nous ne délibérons que sur des choses contingentes et qui sont en notre pouvoir. Mais la généralité de la prudence la différencie de la particularité de l’art. Ces deux vertus intellectuelles s’opposent également quant à leur mode de manifestation. Ainsi, la production artisanale a un autre but qu’elle-même, tandis que l’action morale est à ellemême sa propre fin. L’art et la prudence sont considérés selon des critères différents. Nous apprécions la maestria d’un artisan, mais son habileté n’est pas encore prudence. Ainsi, dans l’art celui qui commet une erreur volontaire est préférable à celui qui fait une erreur involontaire, tandis que dans la morale c’est la faute intentionnelle qui est la plus grave. A la suite de ces précisions, Aristote tente une définition de la prudence  comme  « disposition accompagnée de règle vraie, capable d’agir dans la sphère de ce qui est bon et mauvais pour un être humain. »24 Et plus loin, il illustre sa définition : « C’est pourquoi nous estimons que Périclès et les gens comme lui sont des hommes prudents en ce qu’ils possèdent la faculté d’apercevoir ce qui est bon pour eux-mêmes et ce qui est bon pour l’homme en général, et tels sont aussi, pensons-nous, les personnes qui s’entendent à l’administration d’une maison ou d’une cité. »25

Spécifique à l’homme est donc sa capacité de jugement et d’action dans les affaires du monde. Sur ce terrain, le jugement est fragile, car il est soumis à l’influence des passions. Les jugements de la prudence se traduisent en action et le principe de l’action est leur cause finale. Mais, sous l’influence du plaisir ou de la crainte, l’homme n’est plus capable d’identifier les fins correctes. Ces circonstances perturbatrices prouvent que la prudence doit être soutenue par une santé morale et par une force Ibid., 1140b, 4-5 dans la traduction de Richard Bodéüs : « un état vrai accompagné de raison, qui porte à l’action quand sont en jeu les choses bonnes ou mauvaises pour l’homme ». 25 Ibid., 1140b, 7-11 24

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de l’âme considérable qui ne relèvent pas de considérations rationnelles. La seconde partie de la définition aristotélicienne, qui fait référence à la capacité d’agir, montre que la prudence n’est pas simplement une vertu de la faculté d’opiner, car elle implique également la partie désirante de l’âme. La difficulté de comprendre la place de la prudence consiste dans le fait qu’elle réunit plusieurs termes opposés. Ainsi, la prudence tient à la fois de l’intellect et de l’appétit, de la connaissance et de l’action, et par suite du général et du particulier. Même si elle est une connaissance du général, parce qu’elle implique l’action, elle doit être également une connaissance du singulier, parce que l’action se manifeste sur des choses particulières. Tenant compte de ces raisons, il est préférable pour mener à bien une action de recourir à des personnes ignorantes mais expérimentées, que de faire appel à des personnes qui possèdent une connaissance purement théorique. Cela devient plus évident si nous nous arrêtons un moment sur l’observation que les jeunes peuvent être de bons mathématiciens, mais jamais être prudents. La prudence requiert une familiarité avec les choses et avec les gens avec laquelle la jeunesse, âge des découvertes, est incompatible. Contra­ irement à la science qui ne connaît que l’erreur qui porte sur l’universel, dans la délibération, l’erreur peut venir aussi bien de la considération de l’universel que de celle du singulier. Le rapport entre la connaissance du singulier et la vertu de la prudence nous impose de formuler trois précisions supplémentaires. Premièrement, cette connaissance n’est pas celle de la raison intuitive : cette dernière saisit immédiatement les principes et les définitions, qui, à cause de leur degré de généralité ne peuvent pas être déduites d’autres propositions. La connaissance de la prudence est le contraire de cette généralité, puisqu’elle est la con­ naissance des individualités. Deuxièmement, son savoir sur le singulier n’est pas la connaissance des sensibles propres aux sens comme les sons par l’ouïe ou les couleurs par la vue. Elle s’apparente plus à la connaissance des sensibles communes tels la forme,

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le mouvement ou le nombre – perceptibles par plusieurs sens. Et troisièmement, tandis que la connaissance des sensibles communes relève de la perception empirique, la prudence est une intuition intellectuelle, et donc insensible. Un autre point traité par Aristote et repris dans les développements ultérieurs du concept est le rapport de la prudence avec la politique. De l’application de la prudence à la cité, Aristote déduit deux types de prudence : législative et exécutive. La première est la plus noble, la deuxième est subordonnée et traite des affaires juridiques et administratives. Aristote cite aussi l’opinion commune, selon laquelle il y a une prudence dans les affaires domestiques et personnelles. Mais ceux qui ne cherchent que leur propre bien ne font pas partie des personnages exemplaires qui illustrent eux-mêmes la droite règle de la morale. La prudence suppose un accomplissement éthique de l’homme qui ne se retrouve que dans l’action politique. Dans la définition de la sagesse, Pierre Charron reprend la formule aristotélicienne de la détermination réciproque entre la rationalité de l’habileté sociale et la force du caractère personnel. Au-delà des rapprochements possibles avec la morale d’Aristote, l’arrière-fond philosophique qui assure chez Charron le rapport des deux notions de prudence et de probité est complètement autre. Plus précisément, nous ne retrouvons plus chez l’auteur français les distinctions subtiles entres les différents régimes de fonctionnement de la raison. L’auteur de la Sagesse semble avoir opéré une réduction des autres types de rationalité à leur expression première, qui serait l’intelligence délibérative. Le sage charronien trouve sa force morale dans l’exercice édificateur du jugement orienté à la fois sur la connaissance de soi et sur l’analyse des rapports politiques. La science naturelle dans sa méditation n’a que le rôle auxiliaire d’assurer les éléments pris en compte par le calcul incertain de la réalité. Averti par les exemples historiques et par la philosophie sceptique, le sage se méfie de toute prétention humaine à la connaissance immédiate et irréfutable des principes premiers.

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Même si dans l’éthique aristotélicienne l’habitus moral et l’habitus intellectuel ne fonctionnent jamais séparément, le Stagirite les distingue clairement dans son examen. Or, Charron ne maintient la définition de la sagesse comme synthèse de la prud’homie avec la prudence que dans sa première édition de son traité. Sa réflexion morale semble être attirée ultérieurement vers la pensée d’une unité de l’âme. Il interprète la dualité d’Aristote entre le caractère et l’intelligence dans le sens d’une cohésion des différentes parties de l’âme réalisée par la droite règle. Et si l’homme de Charron reste une « composition »,26 son expression éthique cherche toujours une intégralité plénière. Sa récupération d’Aristote dans un contexte où la crise religieuse avait aiguisé les sensibilités est lourde de conséquences et ne tardera pas à provoquer des réactions hostiles. Malgré les précautions prises par Charron, son affirmation d’une félicité humaine, indépendante du bonheur éternel soulèvera les protestations du milieu théologique. 1.5 Les possibilités de lecture de la Sagesse L’histoire de la réception de Charron pose le problème d’un auteur rarement lu pour lui-même. Le titre de l’édition de 1768 illustre parfaitement ce paradoxe : De la Sagesse. Trois livres (…) Pour servir de suite aux Essais de Montaigne. La Sagesse a été et continue à être souvent perçue comme une ordination systémique et rationnelle des Essais. Durant les premières décennies après la mort de l’auteur, nous pouvons même constater une certaine prédilection pour les divisions de Charron aux dépens de la confusion de Montaigne.27 Cette vision est trop simplificatrice pour être retenue. De surcroît, même exprimé sous cette forme, le rapport entre Montaigne et Charron met en lumière la résolution claire et formelle de l’auteur de la Sagesse d’écrire en philosophe, c’est-à-dire d’assumer l’homme en tant qu’objet universel de sa recherche et de constituer architecturalement son anthropo26 27

Sagesse, 32 Cf. note 17

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logie. Pierre Charron reprend les observations et les réflexions de Montaigne, mais dans une intention différente. Contrairement à son maître à penser, il ne vise pas la connaissance de soi en tant que démarche personnelle, mais comme instruction générale des esprits bien disposés envers la science. Par conséquent, la mauvaise réputation que le scepticisme a toujours eue auprès des autorités civiles et religieuses rend la position de Charron plus fragile par comparaison avec l’écriture personnelle de Montaigne. Les lecteurs attentifs de la Congrégation de l’Index nous en ont offert la preuve : ils ont condamné la Sagesse immédiatement après sa parution, mais ils n’ont ajouté les Essais sur la liste des livres défendus qu’en 1676, soit près d’un siècle après leur première publication. Pour beaucoup des lettrés de l’âge classique, le sceptique est un athée dissimulé qui soit n’avoue pas le fond de sa pensée, soit n’a pas tiré encore les dernières conséquences de sa position. Pierre Charron ne pouvait pas échapper à ces accusations. Ainsi, au XVIIe siècle, son œuvre a deux détracteurs tenaces et puissants, François Garasse et Marin Mersenne. Le père Garasse, jésuite, est de loin le plus violent et le plus acerbe des critiques de Charron. Dans sa Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou prétendus tels, il ne se prive pas de recourir aux attaques personnelles visant l’origine modeste, le nom de famille ou la présupposée immoralité du théologal de Condom.28 Selon François 28 Si nous ne retenons pas la calomnie, nous découvrons en Garasse un lecteur appliqué. Ses objections visant la forme de la Sagesse ont fait carrière jusqu’à nos jours : le pillage des auteurs anciens et contemporains (la pratique du collage, de la citation et de la reprise) et le caractère non systémique du texte (l’ordre de la prudence opposé à l’ordre de la science). Dans le style agressif de Garasse cela donne : « Quant au sieur Charron, je suis contraint d’en dire un mot pour desabuser le monde & les foibles Esprits, qui avalent le venin couvert de quelques douces paroles & de pensées aucunement favorables, lesquelles il a tirées de Seneque & naturalisées à la Françoise, sans voir bonnement ce qu’il faisoit ; (…) on peut dire que les œuvres de ce Charron ressemblent à une vieille roüe toute rompue & desmembrée, laquelle tant plus on tasche de sangler & de retenir avec des cordages, tant plus elle eschappe & s’en va en pieces… », La Doctrine Curieuse des beaux esprits de ce temps ou pretendus tels, contenant plusieurs maximes

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Garasse toute arme est bonne contre cet auteur pour qui toutes les religions sont indifférentes29 et qui refuse de suivre la voie royale de la tradition.30 Pour ce vigilant défenseur de la religion, il est évident que la sagesse de Charron n’est qu’une nouvelle forme d’hérésie gnostique, ressuscitée pour saper le christianisme.31 Ces intentions subversives le jettent dans la compagnie pernicieuse des auteurs comme Jérôme Cardan ou Lucilio Vanini.32 Deux années plus tard, peut-être en raison des critiques essuyées, François Garasse tempère ses excès de langage dans une Somme théologique des veritez capitales de la religion chrestienne, où il déclare ne pas vouloir porter atteinte à la mémoire de Charron, mais souhaiter un mal parfait à sa doctrine,33 parce qu’elle est « traistreuse, brutale, cynique, athéiste et libertine ».34 De plus, elle est la plus dangereuse des philosophies de l’époque, car plus insidieuse sous l’apparence de bons sentiments. Au même moment que Garasse, Marin Mersenne nous livre sa propre critique de la Sagesse dans son volume intitulé L’Impiété des déistes, un long dialogue entre un théologien et un déiste, où les opinions du dernier sont combattues et renversées de point en point par raisons tirées de la Philosophie et de la Théologie. Bien que le docteur ès science divine soit au fait des propos scandaleux que Pierre Charron aurait proférés lors des ses mauvaises fréquentations ainsi que de sa manière de vivre en dehors des commandements évangéliques, il restreint ses commentaires au seul texte de la Sagesse.35 Mersenne reproche à Charron de séduire les esprits pernicieuses à L’Etat, à la Religion & aux bonnes Mœurs, (Paris 1623), Reprint Gregg International Publishers Limited, Westmead, 1971, p. 27 29 Ibid., p. 28 30 Ibid., p. 29 31 Ibid., pp. 31-32 32 Ibid., pp. 31-33 33 François Garasse, Somme théologique des veritez capitales de la religion chrestienne, Paris, 1625, p. 35 34 Ibid., p. 36 35 Marin Mersenne, L’impiété des déistes, Honoré Champion, Paris, 2005, 183-184

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faibles et peu instruits en matière de religion en leur enseignant l’art de la dissimulation vaniteuse de leurs jugements personnels.36 Etant donné son état déchu, l’homme ne peut pas se permettre cette indépendance de pensée qui conduit à l’indifférence aux coutumes37 et à la religion.38 Malgré la véhémence de Garasse et la subtilité de Mersenne employées contre Charron, le théologal de Condom n’est pas la cible directe des deux critiques. Par l’intermédiaire de leur réquisitoire contre la Sagesse, ils fustigent les sceptiques de leur temps, plus précisément Pierre Gassendi et son cercle d’amis. Le philosophe atomiste avait affirmé dès son premier livre, Exercitationes paradoxicae adversus Aristoteleos, dont une première édition avait vu le jour à Grenoble, en 1624, que la lecture de Jean-Luis Vivés et surtout de Pierre Charron avaient eu pour effet de le reveiller de son sommeil dogmatique péripatéticien.39 Selon son témoignage, la lecture de la Sagesse l’avait libéré de ses craintes et l’avait encouragé à chercher le bonheur philosophique par ses propres moyens et non par la science de l’Ecole.40 Comme Charron, il croit pouvoir concilier l’indépendance de la pensée avec la reconnaissance de l’autorité de l’Eglise romaine,41 en distinguant le domaine de la nature propre à la recherche philosophique du domaine de la religion qui requiert une obéissance fidèle à l’autorité.42 A l’instar de Charron, Gassendi invoque la recommandation de Sénèque de s’éloigner du vulgaire pour suivre la philosophie et, le conseil de Philon d’Alexandrie de ne pas suivre le grand chemin.43 Ibid., 189, 198 Ibid., 199-201 38 Ibid., 202-203 39 Pierre Gassendi, Dissertations en forme des paradoxes contre les aristotéliciens, trad. Bernard Rochot, Vrin, Paris, 1959, Préface, 99 40 Idem 41 Ibid., 101 42 Ibid., I, II, 112b 43 Idem, référence au traité de Philon d’Alexandrie, Quod omnis probus liber est, 2 36 37

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A partir de la polémique entre jansénistes et jésuites, il apparaît une lecture port-royaliste de Charron qui a comme point de départ les deux livres de Saint-Cyran contre Garasse, Refutation de l’abus pretendu, & la descouverte de la veritable ignorance & vanité du pere François Garasse (1626) et La Somme des fautes et faussetez capitales contenues en la Somme théologique du P. Fr. Garasse, de la Compagnie de Jésus (1625). Il n’est pas sans importance que Pascal ait songé dans son projet d’Apologie à prendre ses distances par rapport à la connaissance de soi recommandée par Montaigne et Charron, comme s’il avait eu peur d’une possible confusion entre sa démarche et leur méditation.44 La pensée philosophique de l’auteur des Lettres provinciales, rencontre la méditation sceptique renaissante dans l’analyse de la misère humaine et dans la critique de la présomption qui anime les actions publiques et les préoccupations savantes. Au centre des conflits philosophiques et religieux, Pierre Charron est présent dans tous les ouvrages de référence de l’époque. Il a une place de choix dans la Bibliographia politica (1642) de Gabriel Naudé, qui le considère plus sage que Socrate,45 son œuvre est étudiée dans la Bibliothèque françoise ou le Choix et l’Examen des livres françois qui traitent de l’éloquence, de la philosophie et des mœurs (1667) de Charles Sorel et dans Le Dictionnaire historique et critique (1697) de Pierre Bayle. Ces guides de lecture ont pour but la formation de l’homme critique,46 perpétuant de cette manière l’invitation à une instruction raisonnée et à un jugement indépendant prônés par la Sagesse charronienne. Après la réception tumultueuse que l’œuvre de Charron a connue tout au long du XVIIe siècle, les passions s’estompent peu à peu, sans que l’auteur ne tombe complètement dans l’oubli. Nous pouvons évoquer une Analyse Raisonnée de la Sagesse de Pascal, loc. cit., cf. supra note 17 Gabriel Naudé, Bibliografia politica, Domenico Bosco (éd.), Bulzoni Editore, Roma, 1997, p. 107 (33) 46 Domenico Bosco, I Libri della politica¸in Gabriel Naudé, op.cit, p.18 44 45

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Charron (1763) écrite par le marquis de Luchet, qui annonce déjà l’historicisme du XIXe siècle, et auquel nous devons deux éditions critiques utiles parues grâce aux soins d’Amaury Duval (3 vol. de 1820 à 1824) et de Jean Alexandre C. Buchon (1836). Ami et admirateur de Voltaire, Jean-Pierre-Louis de la Roche du Maine, marquis de Luchet, revient sur les écrits de Charron et de Montaigne pour mettre à la disposition du public une liberté de pensée dont l’usage aurait été perdu par les lecteurs de l’âge des Lumières.47 Il reprend ainsi un projet abandonné de Jean-Jacques Rousseau, qui aurait envisagé de préparer une nouvelle édition de la Sagesse.48 La modestie et la précaution obligent le marquis à se garder de porter un jugement sur cet écrit charronien et même à renoncer à certains passages qui auraient pu choquer les faibles.49 Mais il se permet cependant de noter que l’œuvre de Charron rappelle que les préjugés et les confusions sont utiles et « presque nécessaires » à la société, l’homme cultivé étant prévenu que dans les principes les plus orthodoxes des mœurs se cachent souvent des erreurs graves.50 Un autre outil important dans la compréhension de la pensée du théologal de Condom reste la monographie que lui consacre J. B. Sabrié sous la forme d’une thèse doctorale, soutenue à Toulouse en 1913.51 Mais c’est surtout à partir des années 1950 que les écrits de Pierre Charron connaissent un regain d’intérêt, en grande partie dû aux analyses consacrées aux fondements de la philosophie moderne. Dans une certaine mesure, nous pouvons 47 « Charron, en traçant les devoirs des Princes & de ses Ministres, donna à la vérité un ton trop hardi (…) Dans son siècle, on étoit moins difficile que dans le nôtre, & sur ces matières épineuses nos idées sont changées ; est-ce en bien, est-ce en mal ? » Analyse Raisonnée de la Sagesse de Charron, Amsterdam, 1763, pp. XXXII-XXXIII 48 Ibid., p. XXVI 49 Ibid., p. XXI 50 Idem 51 De l’humanisme au rationalisme. Pierre Charron (1541-1603). L’homme, l’œuvre, l’influence, (1913), Slatkine Reprints, Genève, 1970

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retrouver dans ses grandes lignes la polémique qui a animé de la première réception de l’œuvre charronienne : le rôle de la morale indépendante dans la philosophie, la tension entre le scepticisme et la religion et la constitution d’une science civile. L’historien américain Richard H. Popkin est l’un des principaux responsables de la redécouverte de Charron, grâce à ses recherches sur le défi que le pyrrhonisme a lancé à la philosophie systémique au début de l’âge moderne.52 Un autre filon charronien exploité par les chercheurs est celui de la sécularisation de la philosophie, domaine traité par Eugen F. Rice,53 par A. Tenenti54 ou par Tullio Gregory.55 Une troisième direction de l’historiographie sur Pierre Charron est celle de la philosophie politique, représentée par Anna Maria Battista56 ou par Giampiero Stabile. La philosophie de Pierre Charron est un arrêt privilégié dans les incursions historiques sur le début de la philosophie moderne et dans les synthèses concernant la pensée de la Renaissance et de l’âge classique. Nous avons pris ici la voie inverse : analyser quelques aspects de la philosophie moderne peu abordés pas la critique et intérrogés à la lumière des écrits charroniens. Ces quel­ ques observations préliminaires peuvent mettre en évidence trois caractères importants de la philosophie du théologal de Condom : 52 Richard H. Popkin, « Charron and Descartes : The Fruits of Systematic Doubt » in The Journal of Philosophy, LI, 1954, pp. 831-837; The History of Scepticism from Erasmus to Descartes, Assen, 1960 53 Eugen F. Rice Junior, The Renaissance Idea of Wisdom, Cambridge, 1958. L’idée d’une sagesse séculaire de Pierre Charron est contesté par James D. Collins dans Lure of Wisdom, University Press, Marquette, 1962. Récemment, Christian Belin a même soutenu la thèse d’un Pierre Charron thomiste, cf. L’œuvre de Pierre Charron (1541-1603) : littérature et théologie de Montaigne à Port-Royal, Honoré Champion, Paris, 1996 54 « Milieu XVIe siècle, début XVIIe siècle, Libertinisme et hérésie », in Annales, 18, 1964 Nos1-3, pp. 1-19 55 Cf. Genèse de la raison classique de Charron à Descartes, trad. Marilène Raiola, PUF, 2000 56 Alle origini del pensiero politico libertino. Montaigne e Charron, Guiffrè Editore, Milano, 1966

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la secondarité, la dissimulation et la négation. Tout d’abord, son orientation est secondaire par rapport à la primauté de la science systémique, produit de l’Université médiévale et projet de la philosophie classique, qui débouchera sur l’académisme kantien. Ensuite, la dissimulation révèle sa fidélité à l’autorité publique, ses jugements et ses mises en doute évitant tout conflit frontal avec les institutions politiques et savantes. Enfin, la négation est comprise dans la déclaration d’ignorance du philosophe, à partir de laquelle il entame une critique de la science au nom de la morale. La prudence est une voie d’accès utile à la compréhension de la position charronienne, car c’est le concept qui permet de rendre compte de cette vraie science de l’homme par laquelle le philosophe tente d’offrir une certaine unité aux arts civils de la vie. 1.6 Avertissements herméneutiques généraux et particuliers La compréhension de la philosophie de Charron nécessite une attention dirigée vers les multiples intentions qui organisent son œuvre. En premier lieu, il faut prendre en compte l’évolution interne de la pensée charronienne. Mais le processus de réflexion entamé par l’auteur de la Sagesse n’est pas immédiatement transparent. Son étude doit être associée à un décryptage de la politique de transmission de ses idées, que l’auteur entreprend par des formules particulières adressées aux autorités et à son public. Dans son effort, le philosophe n’est jamais solitaire, mais impliqué dans des relations complexes avec les grandes écoles de pensée et avec les idées de ses contemporains. Le terrain central de notre travail est le traité de la Sagesse. Notre intention est de reconsidérer le recueil des règles, des préceptes et des devoirs qui composent la dernière partie de l’ouvrage. Ce corpus de conseils et d’avis pour les situations les plus diverses de la vie n’est pas l’aboutissement d’une morale normative, mais l’exercice de réflexion d’un esprit de recherche. Ce dynamisme de l’éthique charronienne exige une analyse non

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seulement des autres chapitres du traité de la Sagesse, mais aussi des écrits théologiques et politiques qui précèdent et annoncent la constitution de son anthropologie philosophique. L’étude de l’écriture de la Sagesse nous suggère d’avoir recours à de multiples lectures de reconstruction du texte. Le livre de Charron est contemporain d’une prise de conscience moderne du geste auctoriel. Pour devenir philosophe, Charron se place dans un double rapport avec l’autorité et avec le public. En premier lieu, il essaie de gagner l’approbation de l’Eglise, de l’Etat et de l’Ecole. Malgré ses efforts, il échoue dans sa tentative d’obtenir l’approbation des docteurs de la Sorbonne et ne peut pas éviter une mise à l’Index de son traité, qui intervient après sa mort, par une condamnation datée du 9 septembre 1605. Toutefois, il parvient à obtenir le privilège du roi, c’est-à-dire l’autorisation d’impression et de mise en vente de l’ouvrage. De même, il réussit à obtenir la protection de Jean Luis Nogaret de Lavallette, duc d’Epernon, important personnage politique de l’époque, ancien favori du Henri III, que ses contemporains avaient surnommé « le demi-roi  ». A l’égard du public, Charron diversifie les stratégies destinées à choisir et à conquérir ses lecteurs. Proposant une réforme de la science, il ne vise pas un accord immédiat des docteurs scolastiques, mais l’attention des hommes concernés par les affaires du monde. Les courtisans, les conseillers et les diplomates sont des gens qui partagent à la fois l’instruction littéraire et les offices civils. L’accusation de plagiat, qui a longtemps accompagné la réception de Charron à partir du XIXe siècle, souffre d’anachronisme. Il faut rappeler que la notion d’auteur n’impliquait pas encore celle de propriété intellectuelle. En conséquence, l’auteur de la Sagesse ne s’interdit pas de reprendre de longs passages de Montaigne, sans jamais citer sa source. Un usage, qui nous apparaît aujourd’hui étrange, voulait que les auteurs récement disparus ne soient pas mentionnés. Nous ne retrouvons pas non plus dans la Sagesse les noms de Jean Bodin ou de Juan Huarte, desquels Charron s’inspire

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librement. En revanche, il rappelle sa dette envers Lipse et Du Vair, qui étaient encore vivants lors de la publication du traité. La reprise et la paraphrase ne signifient pas obligatoirement la concordance des idées. Charron se sert de la science de ses contemporains à ses propres fins. Néanmoins, la relation avec Montaigne reste spéciale. Le théologal de Condom se révèle être un disciple créatif du noble périgourdin. Son discours a des prétentions de généralité, que les Essais dénoncent régulièrement. Une lecture parallèle des deux penseurs permet de relever les points de continuité et les points de rupture dans la tradition sceptique moderne. Le rôle des nombreuses citations latines constitue un autre aspect de l’écriture de Charron. Elles sont destinées à éveiller le lecteur par leur vigueur et par leur beauté, qu’il est impossible d’atteindre par la langue vernaculaire. En même temps, elles transmettent des idées nourries par la réflexion morale d’un Sénèque et par l’observation historique d’un Tacite. L’admiration de Charron pour les grandes figures de l’Antiquité n’obscurcit pas sa capacité d’analyse. Ces fragments latins font l’objet d’interprétations particulières et même de détournements conscients du sens des propositions originales. La rédaction de la Sagesse suppose une conception raffinée du statut de la tradition et de l’héritage culturel. Elle allie à une méditation plus générale sur l’autorité savante et politique une réflexion complexe sur la conversation entre les esprits nobles et instruits. Les œuvres antiques sont des repères, qui aident la pensée des modernes, et des points de passage, qui facilitent la communication des lecteurs. La lecture de Charron nous oblige à chercher à comprendre de ses rapports à l’autorité publique, aux textes anciens et à ses confrères modernes. Elle ne conduit pas à une simple comparaison, mais invite à mettre en évidence les filtres interprétatifs de Charron et à évaluer ses outils philosophiques. Ces mises en garde générales doivent être complétées par les réflections particulières suscités par les thèmes abordés par la Sagesse, que nous présenterons en cinq points :

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(1) La prudence – principe de la vertu Le premier point de notre analyse est la reconstitution d’une théorie générale de la prudence chez Charron. Elle comprend la description de la notion en tant que principe des autres habitus moraux de l’âme. Organisant les comportements, elle constitue et justifie le sujet éthique. Par cela, la prudence rend également compte de la possibilité d’un discours philosophique sur la pratique : elle est la capacité d’expliquer les actes vertueux et de condamner les actions vicieuses. Les caractéristiques de la prudence sont détaillées dans ses rapports à la justice, à la force et à la tempérance, avec lesquelles elle forme la liste classique des vertus cardinales, revisitée par Charron. Succinctement, ces vertus se définissent respectivement, comme règle des rapports privés et publics pour la justice, comme maîtrise des dérèglements intérieurs de l’âme pour la force et résistance devant les dangers extérieurs de l’existence pour la tempérance. La prudence gouverne les vertus par la droite raison qui offre un critère de jugement et de décision pour chacune de ces situations. (2) Le rapport de la sagesse au pouvoir La théorie de la prudence est soutenue par une pragmatique, formée d’un côté par des conseils donnés au prince et de l’autre par des recommandations concernant la présence publique du sage. Ces aspects de l’œuvre du théologal de Condom forment sa philosophie politique. Parmi les penseurs de l’absolutisme, Charron s’efforce de justifier à la fois l’action de l’autorité civile et l’autonomie du jugement individuel. La conséquence éthique de cette position est la scission, qui articule la vie du sage, entre son conformisme politique et sa liberté d’esprit. Les gestes du sage relèvent d’une part de son respect envers l’autorité politique et envers la tradition coutumière et d’autre part, de son indépendance obtenue grâce à sa force de réflexion et grâce à son savoir cosmopolite. Il est conscient à la fois de la nécessité de l’ordre qui gouverne sa communauté et de son particularisme provincial.

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(3) Sagesse et métaphysique La rupture entre le comportement et la pensée pose le problème du rapport du sage à l’autorité. Pour s’élever à l’autonomie de l’esprit, l’homme doit quitter le statut secondaire qui lui est accordé par les systèmes théologico-métaphysiques. Dans l’œuvre de Charron ce renversement ne se produit pas simplement par une intronisation de l’homme au centre des préoccupations savantes, comme le voudrait un stéréotype scolaire sur la Renaissance. La faiblesse de la raison devient le principal instrument de la libération du sujet. Charron découvre, à travers ses analyses théologiques et ses définitions philosophiques, l’énorme orgueil qui se cache derrière les systèmes métaphysiques, dont les auteurs semblent connaître les dernières intentions divines. Ses critiques de l’argumentation théologique et de l’objet métaphysique ne se dirigent pas contre un modèle intellectuel vétuste pour proposer une réformation de la science, mais elles révèlent une manière de fonctionnement de l’esprit, qui à cause de sa nature universelle, prétend pouvoir rendre compte de la totalité de l’univers. (4) Le transfert des notions métaphysiques : opposition esprit/ monde Même s’il dénonce les idées de la métaphysique comme étant engendrées par l’union de l’intellect avec l’orgueil, Charron caractérise son propre projet de philosophique. Pour pouvoir fonder sa science de l’homme, Charron se sert des concepts traditionnels de l’Ecole dans un sens particulier. Premièrement, la sagesse ne désigne plus une vision théorique des principes intellectuels, mais une connaissance limitée des affaires humaines. Elle ne s’identifie plus avec une théorie des causes premières, mais elle correspond à l’idée scolastique de la prudence, en tant que rationalité pratique. Pour la distinguer de la simple habileté, Charron se sert de l’opposition paulinienne entre l’homme de l’esprit et l’homme du monde. Mais son sage est un être spirituel non parce qu’il abandonne le monde en vue de la réception des inspirations surnaturelles, mais parce

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qu’il garde une distance critique, obtenue par une réflexion formatrice. Ainsi, dans ce cadre délimité, conformément à une psychologie platonicienne, par les désirs sensuels et par les idéaux célestes, le fonctionnement du jugement prudentiel se constitue dans l’espace intermédiaire des affects et de l’imagination. (5) Les qualités de l’homme d’esprit En conclusion, la sagesse humaine n’est pas seulement adresse dans l’action et tact dans la conversation. La prudence du sage est doublée par l’honnêteté, que Charron analyse sous le concept de prud’homie. C’est une qualité qui permet la correction des aliénations que l’esprit introduit dans l’être humain : la vanité, la faiblesse, l’inconstance, la misère et la présomption. La révision de l’activité spirituelle est possible grâce à un retour sur soi, décrit par l’auteur dans les termes d’une repentance rationnelle, qui rend l’homme conscient de ses forces. Une fois résolu à prendre le chemin de la sagesse, le philosophe pratique le doute libérateur envers l’opinion populaire, la loi civile et le dogme savant. Son opposition n’est pas un effort crispé pour accomplir les règles d’une vertu sévère, mais une identification dégagée de la capacité à porter un jugement universel. La sagesse est un art de désapprendre appliqué continuellement, selon l’exemple de Socrate.

2. La prudence : vertu de la volonté, vertu du jugement

2.1 La question : le discours de la pratique L’ambition de ce chapitre est de déceler une théorie de la prudence chez Charron alors même que le concept de l’intelligence pratique n’est qu’ébauché par l’auteur dans le traité de la Sagesse. La raison la plus évidente de ce laconisme tient au fait que la question est traitée indirectement dans l’ensemble de l’ouvrage. La dispersion de la théorie de la prudence est la solution de Charron à la difficulté de construire un discours général du singulier et de parler philosophiquement de démarches pratiques. Dans sa morale, Charron construit le concept de la prudence autour de trois significations principales : la détermination générale de la sagesse, le centre organisateur du comportement humain et le principe de la vie politique. Le premier sens est le plus étendu et, provisoirement, nous pouvons dire qu’il désigne un régime de fonctionnement de la raison qui avec la prud’homie définit l’idéal éthique recherché par l’auteur. Dans le sens second, la prudence mesure la justesse du comportement humain par rapport à soi-même et envers les autres. Elle est la notion centrale du livre III du traité qui comprend les avis moraux pour les situations particulières les plus diverses de la vie. Enfin, dans son sens le plus étroit le concept se résume à la technique politique qui prépare et structure l’action pacifique et guerrière du souverain. Au niveau de l’idéation, les trois niveaux s’enchevêtrent et se déterminent réciproquement. Au niveau textuel, Charron ne traite directement que les deux derniers sens précisés, à la fin de son ouvrage. Exposé dans le dernier livre de la

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Sagesse, qui a pour objet les pratiques de la philosophie morale, le concept de la prudence est présenté sous une forme très schématisée, comme si la théorie était incapable de surprendre complètement sa nature. Ce qui appelle un effort de reconstitution de la part du lecteur. Autrement dit, nous devons établir en quoi la méthode morale décrite dans le dernier livre du traité peut ou ne peut pas être soutenue par un système abstrait. Par cela nous devons entrer en dialogue avec une historiographie qui s’est penchée presque exclusivement sur les développements techniques et procéduraux de la philosophie de Charron. Or, nous nous intéressons ici au mouvement de constitution et de justification des comportements moraux. L’exégèse s’est surtout préoccupée des nouveaux codes comportementaux engendrés par une nouvelle conception de l’individu et de sa place dans la société. L’innovante perspective charronienne est contemporaine de l’avènement de l’absolutisme et de la nécessité de repenser les rapports de soumission et les stratégies d’autonomie qui constituent le sujet politique. La présentation de la prudence étant très succincte, nous tentons ici de la reconstruire à partir de son rapport avec le système des vertus analysé dans le traité et à partir du rapport de la Sagesse avec les débats philosophiques de son époque. Charron prend à son compte la théorie classique des quatre vertus, la prudence, la justice, le courage et la tempérance, dans laquelle la première a le rôle de principe et de guide par rapports aux trois autres. L’importance accordée à la prudence va de pair avec une compréhension de la vertu en tant que force de l’âme. Le résultat est une conception dynamique de l’individu qui accroît ses potentialités en cherchant en soi-même les ressources de la vie morale et de la connaissance. En évitant la tentation de cataloguer trop rapidement ce discours comme appartenant à l’une des écoles philosophiques traditionnelles, nous essaierons de mettre au jour la manière dont Charron mobilise des éléments hétérogènes pour construire une éthique originale. Plus instructive que

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l’établissement de la filiation de l’auteur de la Sagesse à un mouvement philosophique est sa réinscription sur la scène plus ample du discours philosophique préclassique. Pierre Charron et Jean Bodin développent deux visions concurrentes de la morale comme culture de soi. Le parallèle entre les deux philosophes permettra de placer le discours sur la prudence dans le cadre des préoccupations philosophiques de la Renaissance tardive et de réévaluer les débats intellectuels qui ont lieu à l’époque autour de la théorie du juste milieu. Dans une critique des positions péripatéticiennes, Jean Bodin situe la prudence au sommet de la hiérarchie des vertus. Elle devient pour l’auteur des Six livres de la République, comme pour Pierre Charron à peu près à la même époque, le guide de la vie morale. Ainsi, suivant des raisonnements qui s’entrecroisent sur certains points de l’argumentation, les deux philosophes participent à la fondation de la morale indépendante. D’un côté, Jean Bodin estime la volonté humaine moralement supérieure à l’infusion des vertus divines.57 De l’autre côté, Pierre Charron opère une omission volontaire des thèmes de la théologie morale.58 Les analyses des deux auteurs circonscrivent une représentation nouvelle de l’homme qui fonde l’éthique non dans une contemplation des principes extérieurs, mais dans une réflexion sur soi-même, qui est dirigée par la vertu de la prudence. 57 « C’est que la vraye foy dépend d’une pure é franche volonté, qui croit sans force d’argumens, ny de raisons necessaires : & qui est en cela contraire à la science, qui est fondee en demonstration forcee & necessaires : or si la foy est forcee, ce n’est plus foy : & si elle est divinement infuse, elle ne despend pas de la volonté interieure de l’homme, ce qui est principalement requis en la foy, ains du commandement exterieur ; il y a donc plus de merite quand elle procede d’une pure volonté, que quand elle est infuse, & qu’elle vient d’autruy. » Le Paradoxe de Jean Bodin Angevin, qu’il n’y a pas une seule vertu en mediocrité, ny milieu de deux vices. Traduit de Latin en François, & augmenté en plusieurs lieux, Paris, 1598, in Selected Writings on Philosophy, Religion and Politics, Librairie Droz, Genève, James Cook University of North Queesland, Townsville, 1980, pp. 90-91 58

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2.2 Deux solutions : la prudence comme utopie anthropologique et comme technique politique C’est surtout l’aspect politique de la question qui a attiré l’attention des commentateurs de l’œuvre du théologal de Condom sur le problème de la prudence. Ainsi, à partir des années 1980, les chercheurs de l’école d’histoire de la philosophie politique de l’Université de Salerne ont montré un intérêt constant pour l’auteur de la Sagesse. Pour Giampiero Stabile, la prudence charronienne signifie le passage de la métaphysique traditionnelle à la politique moderne par l’intermédiaire d’une anthropologie sécularisée. Insistant sur les conséquences de l’abandon des fondements théologiques du pouvoir, Domenico Taranto décrit la prudence comme une technique du maintien de l’ordre, justifiée par le doute sceptique envers un monde instable et menaçant. Une des difficultés de la compréhension de la pensée charronienne consiste dans la construction d’un sujet toujours en rapports complexes avec la société. Sa pensée sur la constitution morale de l’homme ne fait jamais abstraction du contexte communautaire de la vie de chacun. Inversement, la réflexion sur les rapports politiques ne perd jamais de vue la place de l’individu et sa relative autonomie. Par conséquent, la prudence comme principe organisateur est toujours déterminée d’une part par une spontanéité intérieure et de l’autre par la survenue d’évènements extérieurs. Dans un ouvrage écrit à deux mains, Vittorio Dini et Giampiero Stabile placent l’effort philosophique de Charron dans la riche méditation de l’époque autour du concept de la prudence.59 Dini remarque un changement important intervenu autour de 1600, quand l’homme prudent n’est plus le vertueux, mais le détenteur et l’expression de certaines techniques nécessaires dans les affaires publiques. De façon insaisissable, ce sens s’élargit en Vittorio Dini, Giampiero Stabile, Sagezza e prudenza. Studi per la ricostruzione di un’atropologia in prima età moderna, Liguori, Napoli, 1983 ; réflexion continuée plus tard par Vittorio Dini dans son livre Il governo della Prudenza. Virtù dei privati e disciplina dei custodi, FrancoAngeli, Milano, 2000 59

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quelques décennies, la prudence venant à désigner une conduite générale dans la vie.60 A côté du processus de sécularisation de la politique et de sa séparation de la morale, la prudence délimite peu à peu son espace autonome : celui des comportements privés et sociaux et des manières de penser les rapports personnels, familiaux et politiques. Le concept désigne à la fois abstraitement et concrètement la dignité morale, politique et donc foncièrement historique de l’homme.61 Il y a une forte demande sociale et culturelle qui pousse la prudence au centre des débats philosophiques. Cette requête est traduite en pratique par un renouveau des commentaires sur la morale aristotélicienne. Les interprétations de l’œuvre du Stagirite sont liées à l’humanisme civique qui fait fusionner la morale, la politique et la rhétorique dans une nouvelle vision de la vie publique.62 Par ses recherches sur la prudence chez Pontano, Machiavel, Castiglione, Guichardin, Della Casa, Ribadeneyra et Lipse, Vittorio Dini prolonge et applique au domaine de la philosophie politique renaissante une réflexion proposée par Michel Foucault sous le concept de gouvernementalité.63 Ce terme rend compte des changements politiques et spirituels intervenus au XVIe siècle. La gouvernementalité est une demande d’autorité, requise par la ruine des institutions médiévales et par la crise religieuse qui se manifeste sous la forme de préoccupations pour la maîtrise de soi, pour la direction spirituelle catholique ou protestante, pour l’éducation des enfants et enfin pour le règne des Etats.64 Pour l’historien français, ces réflexions sont spécifiques à une société de règlements et de disciplines correspondant à un Etat administratif qui remplacerait la société de la loi, correspondant quant à elle à un Etat de Ibid., pp. 14-15 Ibid., p. 51 62 Ibid., pp. 51-52 63 Foucault, Michel, « La gouvernementalité » in Dits et écrits, III, Gallimard, 1994, pp. 635-657 64 Ibid., pp. 635-636 60

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justice, propre au Moyen Age.65 Par la structure de leur livre Dini et Stabile inscrivent le concept de la sagesse charronienne dans l’effort philosophique européen de reconsidération des rapports moraux et politiques contenus dans la notion de la prudence. Giampiero Stabile est responsable de la deuxième partie de l’ouvrage, dédiée exclusivement à l’analyse de la philosophie de Pierre Charron. Pour ce chercheur la clé de l’interprétation du traité charronien est l’idée d’une utopie anthropologique, mise en évidence par l’oscillation entre les deux états qui bornent notre humanité, la sagesse et la folie.66 Cette utopie est constituée par l’idéal de l’homme total qui s’accomplit dans une vie sagement menée. Le drame de la contradiction entre la représentation de la perfection humaine et son impossibilité pratique est ressenti à différents niveaux de la conscience. Cette scission assumée se traduit par un repliement sceptique et aristocratique de l’individu sur soi dans une élaboration de plus en plus sécularisée et angoissée du projet anthropologique utopique. Ainsi, pour Charron, l’idéal de la sagesse est reformulé en tant qu’autoproduction de la morale dans une perspective plus générale de l’autoproduction de la conscience et de l’autoproduction de la nature.67 L’homme élabore ses fins éthiques et tente de les suivre. Par la tentative d’unification des grands idéaux moraux autour des concepts de la vertu, de la prud’homie et de l’honnêteté, par le retour aux thèmes sceptiques et stoïco-épicuriens, l’auteur français vise la constitution d’une anthropologie morale rationnelle.68 Parallèlement, le discours éthique évolue vers un code de discipline politique par 65 Ibid., p. 656. La distinction entre les deux formes étatiques est produite par le rapport différent de l’Etat au territoire. Le jeu médiéval des engagements et des litiges réglé par des lois écrites et des coutumes est substitué par une territorialité de type frontalier qui caractérise le XVIe siècle. Mais l’attention de Foucault se dirige sur l’Etat de gouvernement, postérieur à l’Etat administratif, qui ne se détermine plus par le territoire, mais par la masse de la population. 66 Vittorio Dini, Giampiero Stabile, op. cit, p. 125 67 Ibid., p.134 68

Ibid., p. 135

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l’intermédiaire des exercices de discipline de soi auto-imposés.69 Au-delà de la tentative de réconciliation entre le politique et le religieux, Stabile constate l’exigence de rendre la conservation du sujet individuellement libre compatible avec le besoin politique d’une discipline sociale justifiée rationnellement. Le sage ordonne ses désirs et ses passions par une codification de son comportement, qui prépare une théorie plus efficace et conformiste du contrôle rationnel de la société.70 Pour Stabile, l’utopie anthropologique de Charron est le passage de l’ancienne métaphysique vers la politique moderne.71 Ce déploiement pratique des anciennes notions de la philosophie prime s’opère par une interprétation novatrice de l’idéal philosophique. La sagesse, qui réunissait les options sceptiques et aristocratiques de Montaigne, est reformulée dans le dernier livre du traité de Charron sous l’idée plus riche politiquement de prudence. De cette façon, l’œuvre du théologal de Condom prend la forme d’une synthèse anthropologico-politique entre une sagesse sceptique et une prudence stoïcienne qui se traduit dans de fréquentes analogies entre l’ordre de l’âme et l’ordre de l’Etat.72 La similarité des métaphores qui décrivent la discipline du comportement et la discipline sociale dévoile leur origine commune qui est un idéal rationnel de sérénité intérieure et de paix publique. En conséquence, le domaine de l’anthropologie et le domaine de la politique, de la connaissance de l’homme et de la connaissance du citoyen, semblent retrouver leur unité à travers un modèle de vie privée qui anticipe le politique et propose un type rationnel d’organisation. C’est là que se situe ce que Stabile avait appelé l’utopie anthropologique de Charron. Le sens premier de cette expression désigne une fondation anthropologique de la politique. L’autonomie de la discipline éthique s’étend en dépassant 69 70 71 72

Ibid., p.137 Ibid., p. 148 Ibid., pp. 151-152 Ibid., p. 150

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la frontière du privé et anticipe le mécanisme politique moderne.73 De son côté, Domenico Taranto voit dans la prudence la clé de la pensée politique de Charron.74 Pour lui, le philosophe français met en question la science politique scolastique à partir d’un nouveau regard sur le peuple. Le péché, qui justifiait l’action du gouvernement dans la tradition thomiste, devient un concept laïcisé par la distinction entre le vulgaire et le sage.75 Charron exploite à ses propres fins l’image stoïcienne du peuple, étranger à la sagesse et ne possédant pas la recta ratio. Son inconstance ne signifie pas seulement un vice de l’âme et un éloignement de la vérité, mais aussi une immédiate déchéance politique.76 L’image négative des plus humbles est une innovation de Charron par rapport à la bénévole attention et compréhension77 propres à la pensée catholique ou par rapport à la complexité de la conception montaigniste.78 Cette décision n’est pas sans conséquence dans l’économie de la Sagesse. L’effet le plus évident est l’absence d’un porteur naturel de l’idée de la nature. Dans l’opposition naturel/acquis, naturel/artificiel, le premier terme n’est qu’une détermination de la raison. Mais la nature désigne en même temps l’existence accomplie du sage. Ce genre de contradiction est, selon Taranto, le prix à payer pour maintenir des positions absolutistes nécessaires pour protéger l’Etat contre les tendances Ibid., pp. 154-155 Domenico Taranto, Pirronismo ed absolutismo nella Francia del’ 600. Studi sul pensiero politico dello scetticismo da Motaigne a Bayle (1580-1697), FrancoAngeli, Milano, 1994, pp. 63-105 75 Ibid., pp. 86-87 76 Ibid., p. 88 77 Idem 78 Pourtant nous retrouvons dans Charron des appréciations positives de la naturalité rustique et de la simplicité populaire. D’autre part, le naturel du peuple chez Montaigne, qu’il s’agisse du paysan français ou du sauvage américain, contient toujours des éléments culturels liés aux coutumes ou à l’organisation politique et militaire. L’idée de nature chez les deux auteurs est une construction conceptuelle extrêmement complexe. 73 74

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séditieuses du peuple.79 Mais l’inconstance du peuple n’est pas le plus grand danger pour l’autorité. Les risques les plus graves viennent de la subtilité des esprits. Pour détourner ce piège, Charron restreint sa sagesse au domaine privé. La liberté de jugement et de volonté du sage n’a pas de conséquences pratiques. Dans l’espace public le sage obéit à l’autorité, comme tous les autres.80 Parcourant jusqu’au bout le chemin de la désacralisation du pouvoir, Charron restaure les fondements de l’autorité sur des bases nouvelles.81 En même temps, il développe un positivisme juridique avant la lettre, dans lequel la force des lois ne dérive plus de leur justice immanente, mais de la nécessité du maintien de l’ordre. Le concept de prudence politique donne cohésion à cette théorie de la souveraineté par son aspect technique et instrumental. Un indice pour le rôle joué par la prudence dans les affaires humaines est donné par l’importance des exposés charroniens sur la faiblesse humaine ou sur l’impossibilité d’appliquer une justice parfaite. L’intervention de la vertu de l’intelligence pratique est requise par ces déficiences.82 Dans le cadre de la politique, la prudence agit contre le mauvais naturel du peuple et contre les ambitions démesurées des esprits extravagants. Elle est l’art de combiner l’honnêteté avec l’utilité et la sincérité avec la dissimulation lorsque les circonstances le demandent.83 L’acceptation des règles de la prudence laisse sans fondement les discours sur la justice naturelle. Les références à la nature servent comme rappel critique contre l’éloignement de la transparence symbolisée par la nature.84 En plaçant la politique dans l’espace du paraître, Charron recourt aux techniques stoïciennes du contrôle et de la formation de soi. En même temps, il dénonce les tendances à la considération ontologique de la Domenico Taranto, op. cit., pp.89-90 Ibid., pp. 90-92 81 Ibid., pp. 92-93 82 Ibid., pp. 99-101 83 Ibid., pp. 102-104 84 Ibid., p. 104 79 80

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nature de l’école du Portique. La prudence constitue dans la lecture de Taranto l’ultime réceptacle du doute dans les chapitres pratiques de la Sagesse. Elle est un concept double85 regardant d’un côté l’instabilité et de l’autre anticipant le déroulement des changements dans une compréhension unitaire et élastique. Le doute ne signifie pas l’incapacité à prévoir l’action, mais l’habileté à mesurer les rythmes non répétitifs de la modernité. Les deux interprétations évoquées accordent une attention spéciale à la philosophie politique de Charron. Loin d’être une conséquence particulière d’une anthropologie générale, le politique est au centre de la réflexion charronienne, notamment grâce au rôle important que tient dans son œuvre la distinction privé/public. Ainsi, la prudence, qui est le premier principe de gouvernement, détient dans ce type d’exégèse une position privilégiée. Mais ce type d’analyse perd partiellement de vue l’aspect naturel de l’évolution du sujet. Il se préoccupe des constructions de l’intelligence et laisse de côté les données du caractère. Dini et Stabile situent le traité de Charron dans le contexte des changements philosophiques intervenus à la fin du XVIe siècle. La sagesse de Charron continue les efforts de réflexion concentrés autour du problème de la prudence en tant que technique de comportement. Elle propose un idéal humain, nommé par Stabile utopie anthropologique, qui traduit le besoin de rationalisation à la fois de l’espace privé et de l’espace public. Le rationalisme de Charron correspond à un processus de sécularisation de la pensée. Domenico Taranto met à jour le mouvement d’autonomisation du politique compris dans cette démarche. Le péché originel, qui réclamait l’action curative de l’Etat, est remplacé par une défaillance générale de la nature humaine qui met en danger le bien public. La prudence est l’expression de la défense de l’ordre contre les tendances séditieuses de l’opinion populaire et contre le désir de pouvoir des esprits subtils. La destruction de la communauté peut être causée soit par l’insoumission du menu 85

Ibid., p. 105

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peuple, soit par l’ambition des grands. Pour entrer en dialogue avec la méditation proposée par les trois chercheurs cités, nous devons nous arrêter sur le concept de nature, vu par Stabile comme un idéal utopique qui sert de modèle de discipline pour l’individu et pour la société et considéré par Taranto comme instance critique intellectuellement construite. L’homme organise et oriente ses énergies vitales et intellectuelles en fonction de la finalité conçue à travers l’utopie naturelle de la sagesse. La prudence de Charron organise une spontanéité naturelle présentée sous le concept de vertu. L’écrivain français ne reconnaît pas la distinction aristotélicienne entre les vertus de l’entendement et les vertus du caractère. La qualité éthique est à la fois intellectuelle et morale. Alors, il transforme la dualité aristotélicienne en opposition entre la donnée d’une bonne nature et le travail philosophique de rationalisation du tempérament brut. L’honnête homme agit sur son âme par des exercices qui l’approchent de la finalité hors d’atteinte de la sagesse. Pour mettre en évidence ce double mouvement de la spontanéité et de l’organisation, nous exposerons parallèlement le concept de la prudence et les analyses sur la vertu dans la Sagesse. Les commentateurs salernitains ont évoqué l’autoproduction de la conscience dans la morale de Charron, indiquant un champ nouveau ouvert à notre enquête, celui du déploiement libre du soi. L’ordre politique et la discipline morale ne sont pas possibles sans le surgissement naturel du sujet parmi les principes de l’anthropologie proposée dans la Sagesse. 2.3 La constitution du sujet fuyant Le concept de prudence est introduit par Charron dans le IIIe livre de son traité, où il expose les conseils particuliers de la sagesse et détaille les règles générales du comportement, présentées dans le livre précédent. Ces avis particuliers sont compris sous les quatre vertus cardinales : la prudence, la justice, la force et la tempérance.

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Charron utilise le terme de vertu dans deux sens, premièrement comme accomplissement de la sagesse et finalité de la vie humaine, et deuxièmement comme effort qui tend vers cette finalité et disposition pour les actes moraux. Les deux sens décrivent l’expérience morale comme un choix obtenu au terme d’un combat. La vertu est la résolution de faire le bien dans un monde fait de rapports sociaux complexes et d’intérêts divers. Les outils terminologiques traditionnels employés dans la Sagesse ont pu cacher la nouveauté de la réflexion qui vise à édifier philosophiquement le sujet moral dans ses rapports à soi et au monde. L’absence d’un principe transcendant rend le sujet précaire et instable.  .31 La définition et les fonctions de la prudence : affrontement 2 de la fortune et contenance intérieure

La division de la vertu suit la scission entre domaine personnel et domaine public de la vie humaine. Dans leur compréhension ordinaire, les vertus de la prudence et de la justice règlent les rapports humains, tandis que la force et la tempérance règlent la vie intérieure et nous préparent à affronter les accidents. Mais la prudence est en même temps un guide général de la vie humaine, force directrice des autres vertus : « Prudence est avec raison mise au premier rang, comme Royne generale, surintendante et guide de toutes les autres vertus, auriga virtutum ; sans laquelle il n’y rien de beau, de bon, de bien seant et advenant ; c’est le sel de la vie, le lustre, l’agen­ cement et l’assaisonnement de toutes actions, l’esquierre et la regle de tous affaires, et un mot l’art de la vie, comme la me­ decine est l’art de la santé. »86

Le premier rôle de la prudence est de conduire et d’ordonner nos actions. Pour faire cela, elle dispose d’une excellente connaissance des situations et des choses à poursuivre et à éviter. Son 86

Sagesse, III, 1, 545

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activité est résumée par les actes suivants : consulter et délibérer, bien juger et résoudre, bien conduire et exécuter. Elle est universelle, car elle s’étend sur toutes les choses humaines en général et en particulier. Cette vertu comprend une connaissance du singulier qui la rend infinie. La prudence doit accorder la précision des conseils, requise par la sagesse, avec l’univers humain, toujours incertain et inconstant. C’est une vertu extrêmement difficile à posséder parce qu’elle réclame une extraordinaire tension d’esprit concentrée sur le moindre détail d’une situation. Une action peut changer complètement son cours en fonction d’une fugace modification des circonstances, du lieu, du temps et des personnes qui y participent. Le prudent est celui qui se montre prêt à réagir face à tout renversement de situation. Mais, le fait d’être préparé aux coups du sort ne signifie pas échapper à la tyrannie du destin. L’homme ne peut pas pénétrer les causes les plus profondes des événements. D’où il advient que les mêmes conseils sont très bons pour les uns et très mauvais pour les autres ou que des gens entreprenants et intelligents échouent là où des gens hésitants et simples réussissent. Néanmoins, bien que la prudence ne fait que tournoyer à l’environ des choses un nuage obscur et souvent bien vain et frivole,87 elle peut beaucoup. Sans prudence, les richesses, la force et les autres moyens dont l’homme peut disposer ne valent rien. La raison de la place importante que la prudence occupe dans les affaires humaines est le mauvais naturel des gens. Elle gouverne l’âme humaine pour diriger nos impulsions dans une direction juste. Bien que l’homme possède naturellement en lui une inclination vers la vie vertueuse, la prudence s’apprend par des préceptes et surtout par l’expérience des choses que nous avons vécues ou par les histoires que nous avons entendues. Assimiler la prudence par expérience personnelle est une chose longue et pénible, mais assurée. Au contraire, l’apprendre par le récit de l’expérience des autres est plus facile, mais les enseignements sont moins consistants. 87

Ibid., III, 1, 546

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La prudence connaît plusieurs genres selon différents critères choisis. Ainsi, selon les personnes impliquées, nous avons une prudence individuelle, qui vise le bien personnel, une prudence économique, qui traduit l’attention portée à sa famille, et pour finir, la plus importante, la prudence politique, qui règle toutes les affaires publiques en temps de paix, comme en temps de guerre. Deuxièmement, par rapports aux affaires la prudence est ordinaire si elle est confrontée à des événements habituels, qui peuvent être jugés selon des coutumes, ou extraordinaire, si elle est face à des situations hors du commun. Troisièmement, Charron distingue entre une prudence propre, qui est celle du sage, et une prudence empruntée, qui est celle de ceux qui ne sont pas capables de trouver en eux-mêmes les préceptes et qui suivent les conseils des autres. Ces préceptes sont compris sous huit avis généraux : connaissance des personnes et des affaires, estimation des choses, choix et élection, prendre conseil, avoir une contenance modérée entre crainte et assurance, bien considérer le temps pour chaque chose, bien se comporter, agir avec industrie et fortune et enfin, faire toujours preuve de discrétion.88 Le rôle premier de la prudence est de définir le sujet dans ses rapports avec le monde. D’une certaine manière, l’homme n’est que ce nuage obscur, vain et frivole qui s’élève au-dessus de l’opacité des choses. Charron formule à un niveau individuel l’opposition politique établie par Machiavel à la fin de son Prince entre la vertu et la fortune.89 Le penseur italien conteste une conception astrologique du sort qui n’accorde aucune importance aux forces de l’homme. La fortune est comparée à un torrent qui détruit tout ce qu’il rencontre dans son avancée furieuse. La vertu est assimilée à l’attention précautionneuse du chef de famille ou du souverain qui fait construire à l’avance des digues et des remparts Ibid., III, 1, 548 Cf. Machiavel, De principatibus. Le Prince, Introduction, traduction, postface, commentaires et notes de Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, PUF, 2000, le chapitre XXV Quantum fortuna in rebus humanis possit et quodomo illi sit occurrendum. Combien peut la fortune dans les choses humaines et de quelle façon on peut lui tenir tête. 88 89

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pour réduire les pertes éventuelles.90 L’auteur de la Sagesse se montre apparemment plus pessimiste que le philosophe florentin qui avait exposé ce rapport d’une manière faussement mathématique : la moitié des actions sont gouvernées par la fortune et l’autre par notre libre arbitre. (Cela ne signifie pas que certaines affaires dépendent de la fortune et d’autres de la vertu, mais que chaque acte subi ou entrepris peut découler à la fois de la vertu et de la fortune.) La raison de la méfiance de Charron envers les possibilités humaines vient du fait que pour lui l’opposition à la vertu est double. Son sujet est agressé de l’extérieur, comme le souverain dans la métaphore machiavelienne, mais il est également sapé de l’intérieur par son mauvais naturel.91 La prudence n’est plus cette vertu ordonnée pour résister du Prince, mais une capacité d’analyse et de décision extrêmement mobile qui se déplace habilement pour réagir devant les dangers du dehors, sachant qu’il est périlleux de chercher refuge derrière ses propres remparts. Ibid., XXV, 1-7, « Je n’ignore pas que beaucoup ont été et sont d’opinion que les choses du monde sont gouvernées de telle façon, par la fortune et par Dieu, que les hommes, avec leur prudence, ne peuvent rien corriger, ni d’ailleurs y trouver aucun remède ; et c’est pourquoi ils pourraient estimer qu’il n’y a pas à se donner du mal dans les choses mais à se laisser gouverner par le sort. Cette opinion a été crue davantage de notre temps, à cause des grandes variations des choses qu’on y a vues et qu’on voit chaque jour, hors de toute humaine conjecture. En y pensant moi-même quelquefois, j’ai, sur quelques points, été enclin à partager leur opinion. Néanmoins, pour que notre libre arbitre ne soit pas éteint, j’estime qu’il peut être vrai que la fortune soit l’arbitre de la moitié de nos actions, mais etiam elle nous en laisse gouverner l’autre moitié, ou à peu près. Et je la compare à l’un de ces fleuves furieux qui, lorsqu’ils se mettent en colère, inondent les plaines, abattent arbres et édifices, arrachent la terre d’un côté et la déposent de l’autre : chacun s’enfuit devant eux, chacun cède à leur assaut, sans pouvoir, en aucun point, y faire obstacle. Et bien qu’ils soient ainsi faits, il ne reste pas moins que les hommes, quand les temps sont paisibles, pourraient y pouvoir par des remparts et des digues ; de façon que , quand viendrait ensuite la crue, ou bien ils s’en iraient par quelque canal ou bien leur assaut ne serait ni aussi dommageable ni aussi effréné. Il va semblablement de la fortune, qui montre sa puissance là où elle sait qu’on n’a fait ni digue ni rempart pour la contenir. » 91 Sagesse, III, 1, 547 90

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La théorie proprement dite de la prudence est assez pauvre, bien que cette vertu de l’âme gouverne toutes les affaires humaines. La raison de la brièveté des explications de l’auteur est le traitement implicite de la question dans le livre entier. Il n’y a pas de sagesse sans prudence. Elle représente le besoin de rationalisation de l’existence devant la fortune changeante et devant son mauvais naturel. Elle est constitutive pour le sujet moral. La prudence n’est pas présentée directement comme une technique de l’ordre social et un code de discipline personnelle, parce qu’elle est en premier lieu un principe de mobilité permettant de faire face aux défis tant externes qu’internes. Malgré cette concision, dans la IIIe partie de la Sagesse, nous pouvons saisir d’autres traits de la prudence en sa qualité de guide des vertus morales, à partir desquels nous essaierons de comprendre comment se constitue le sujet instable de la morale de Charron.  .32 La prudence, reine des vertus : commerce du monde 2 et sagesse solitaire

La prudence est la mise en œuvre de la puissance rationnelle de l’homme confronté à l’expérience du monde et de soi-même. Elle comprend une connaissance des vérités contingentes et une anticipation des choses probables. Gardant le système traditionnel des quatre vertus cardinales, Charron fait de la prudence le principe de la vie morale d’un sujet fuyant. La prudence se manifeste premièrement comme une vertu politique organisant les devoirs du prince pour maintenir son autorité et les devoirs des individus envers le pouvoir légitime. Toutefois, elle règne sur tous les autres aspects de la vie par l’intermédiaire des autres vertus. Ainsi par la justice, elle réglemente les rapports publics et familiaux, par la force les passions, et enfin par la tempérance l’intégrité personnelle devant les tentations. L’idéal du sage a un rôle régulateur dans la philosophie morale de Charron. A l’instar des stoïciens, il considère que personne ne peut prétendre être sage. Alors la vertu se définit comme l’effort d’exercer un contrôle

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en vue de la réalisation de la sagesse : le prince sur ses sujets et sur ses voisins, l’individu sur ses ambitions séditieuses et sur ses appétits désordonnés. Pourtant, l’idéal de la sagesse ne peut pas être décrit en totalité par un système de normes ordonnant la vie privée et publique du sujet. Au centre de ce code contraignant de comportement le sujet arrive à déterminer un espace autonome. Cette liberté est décrite par l’unité des quatre vertus, analysée par Charron sous la forme d’un rapport à soi de la personne morale. La justice est la vertu qui rend compte de nos devoirs envers nous-mêmes et envers les autres. Ainsi le commencement de la justice est la maîtrise de soi : soumettre la partie sensuelle à la partie rationnelle. Cependant le sens le plus fréquent de la justice est celui de devoir envers les autres. Dans ce cadre, Charron distingue deux niveaux d’exigence. Le premier est celui d’une justice naturelle et universelle, appelée philosophique. Le second est celui d’une justice artificielle, spécifique à chaque Etat, appelée politique. La justice philosophique est plus sévère et réservée aux sages. Mais les affaires humaines nous obligent à pratiquer la justice politique qui est populaire et accessible à tous. Dans les limites assurées par cette dernière nous permettons des actions que la justice philosophique interdit et nous nous accommodons des vices et des actes illégitimes de façon que l’honnêteté cède parfois la place à l’utilité. Cette justice usuelle est prise en deux sens différents. Premièrement, nous avons une justice égale que nous formulons et lisons dans les lois. Celle-ci oriente les arrêts et les actes des magistrats. Deuxièmement, nous avons une justice équitable qui est constituée des interprétations des lois et des actions que ces interprétations engendrent. De surcroît, nous avons une dernière division de la justice selon l’importance des affaires. D’une part, il existe la justice des affaires particulières, dite commutative, qui procède par proportions arithmétiques pour les peines et pour les récompenses des actes reprochables ou louables, et d’autre part, une justice distributive qui procède par proportions géométriques pour les affaires publiques. Les puni-

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tions et les récompenses doivent être égales aux pertes et aux gains dans les affaires particulières, équivalence impossible dans les affaires publiques. Il n’y a pas d’égalité entre les intérêts privés et les intérêts publics, alors il faut créer conventionnellement des proportions entre les dommages provoqués à la république et les punitions individuelles correspondantes. Toutes ces divisions et hiérarchisations de la justice ont pour cause la faiblesse de l’âme humaine, incapable de se tenir aux devoirs de la justice philosophique :  « Or toute cette justice usuelle et de prattique n’est point vrayement, et parfaitement justice : et l’humaine nature n’en est pas capable non plus que de toute autre chose en sa pureté. Toute justice humaine est meslée avec quelque grain d’injustice, faveur, rigueur, trop, et trop peu : et n’y a point de pure et vraye mediocrité, d’ou sont sortis ces mots des anciens, qu’il est force de faire tort en detail, qui veut faire droit en gros : et injustice en petites choses, qui veut faire justice en grandes. Les legis­ lateurs pour donner cours à la justice commutative tacitement permettent de se tromper l’un l’autre, et à certaine mesure, mais qu’il ne passe point la moitié de juste prix : et c’est pource qu’ils ne sçauroient mieux faire. Et en la justice distributive, combien d’innocens pris, et de coupables absous et relaxez et sans la faute des juges, sans conter le trop, ou le trop peu, qui est presque perpetuel en la plus nette justice. La justice s’empesche elle mesme, et la justice humaine ne peut voir ny pouvoir à tout. »92

La justice, la force et la tempérance dans leur sens le plus profond semblent désigner la même qualité de l’âme : une manière réglée de fonctionnement dans les rapports à soi. Dans cette acception, la vertu s’identifie avec la sagesse telle qu’elle est présentée dans le traité de Charron et elle est synonyme de force et de tempérance. « Cecy (la justice en tant que devoir de l’homme envers soi-même –n.n.) est assez comprins entout cet euvre ; au premier livre qui enseigne à se conoitre et toute l’humaine condition, au second qui enseigne à estre sage, et en donne les advis et les regles ; et 92

Ibid., III, 5, 627

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au reste de ce livre specialement és vertus de force et tem­ perance. »93

Le premier devoir de la vertu, comprise dans son sens le plus philosophique, est de prendre au sérieux sa propre vie et de la considérer au-dessus des autres préoccupations, telles l’étude de la science, la poursuite de la gloire ou la recherche des plaisirs. La vie n’est pas l’instrument de la connaissance scientifique, de l’acquisition de la renommée ou de la quête des amusements. Elle doit trouver sa finalité en elle-même, dans son propre parcours non détourné vers d’autres intérêts. Ce vitalisme ne se réduit pas à une lamentation contre la brièveté de la vie qui peut à tout moment se transformer en plainte contre la durée trop longue d’une existence soumise à l’âpreté du destin. La vraie sagesse est autant étrangère au chagrin de la jeunesse, qui estime ne pas avoir assez de temps pour vivre, qu’à la mélancolie de la vieillesse, qui trouve ses peines interminables et qui considère avec aigreur la joie des autres. Par conséquent, le premier devoir de l’homme envers soi-même est de devenir un bon administrateur de sa propre vie. Le sage ressent du plaisir dans tous ce qu’il entreprend et dans tous ce qu’il subit. La preuve la plus sublime se trouve dans sa manière naturelle d’attendre la mort. Sa vie est accomplie à tout moment, donc il est toujours prêt pour son trépas. Le bonheur simple de la vie s’obtient par un apprentissage de la solitude. La vertu implique la possession d’un art de vivre à l’écart de la société. Cela ne signifie aucunement que le sage refuse ou méprise l’amitié des gens ou toute autre forme de communauté. Au contraire, il cherche l’association et y participe avec plaisir, mais son contentement n’en dépend pas. La vertu comprend deux moments : dans un premier temps l’homme se rapporte à soi-même dans l’exercice de la méditation, puis il compose son apparence en fonction de la présence des autres. Il ne perd jamais l’essentiel contentement de soi, même en comptissant avec l’amertume de ses proches. Le rapport à soi est fondamental pour la santé de l’âme, 93

Sagesse, III, 6, 629

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c’est pourquoi il est la principale préoccupation des sages, alors que les plus nombreux errent et cherchent leur bonheur dans des biens extérieurs et auprès des autres.  « Il faut avoir au dedans soy dequoy s’entretenir et contenter, et in sinu suo gaudere. Qui a gagné ce point, se plaist par tout, et en toutes choses. Il faut bien faire la mine conforme à la com­ pagnie et à l’affaire, qui se presente et se traitte, et s’accommoder à autruy ; triste si besoin est, mais au dedans se tenir toujours mesme : Cecy est la meditation et consideration, qui est l’aliment de la vie de l’esprit, cujus vivere est cogitare : Or par le benefice de nature il n’y a occupation, que nous facions plus souvent, plus long temps, qui soit plus facile, plus naturelle et plus nótre, que mediter et entretenir ses pensées. Mais elle n’est pas à tous de mesme, ains bien diverse, selon que les esprits sont : aux uns elle est foible, aux autres forte ; aux uns c’est fetardise ; oysivité languissante, vacanse et disette de toute autre besongne : mais les grands en font leur principale vacation et plus serieux étude, dont ils ne sont jamais embesongnés, ny moins seuls (comme il est dit de Scipion) que quand ils sont seuls, et séjournent d’affaires, à l’imitation de Dieu, qui vit, et se paist d’eternelle pensée. C’est besongne des dieux (dit Aris­ tote) de laquelle naist leur beatitude, et la nótre. »94

La vertu exige de ne jamais renoncer à cette méditation de soi qui est le principe de la vie morale. Comme la sagesse et la folie sont voisines, le vertueux risque plus que les autres de tomber dans la vanité. Cette erreur de l’esprit est un dérèglement de la culture de soi en tant que principale exigence de la sagesse. Pour éviter le dysfonctionnement de l’attention à soi, il faut s’exercer pour maintenir l’esprit et le corps en état de veille. Cette vigilance ne doit pas être confondue avec une attente tendue et pénible. La vertu se cultive joyeusement dans la conversation avec les honnêtes hommes et dans l’étude des bons livres. Ainsi la Ibid., III, 6, 631 ; La première citation latine est de Sénèque, Lettres, 105, 3, et c’est une recommandation à la vie heureuse : « se réjouir intérieurement ». La deuxième citation est de Cicéron, Tusculanes, 5, 38, 111 : « pour qui vivre c’est penser », et désigne les gens philosophes et lettrés (docto homine et eruditio). 94

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bonne administration de sa vie devient une gestion heureuse de toutes les rencontres et de tous les événements qui peuvent survenir et desquels le sage sait tirer profit. Schématiquement le rapport à soi est présenté par Charron comme juste conduite par rapport à l’esprit, par rapport au corps et par rapport aux biens. L’attention accordée à l’esprit est primordiale et elle se divise en règlement de l’entendement qui a pour finalité la science et en ordination de la volonté qui a pour finalité la vertu. Concernant l’entendement, la santé morale établit un juste milieu entre la sottise et la folie. La première erreur est décrite par l’abandon du jugement sous le joug de l’opinion populaire et la deuxième par les vices qui découlent de la vanité. La prévention contre la sottise consiste dans le maintien de la vivacité de l’intelligence qui juge de tout ce qui lui est présenté. Le principal obstacle contre la vanité est la modestie qui résulte de la pratique du doute envers tous les arrêts de sa propre pensée. La santé de la volonté est assurée par la soumission à la droite raison qui se définit par opposition à l’opinion populaire et aux passions. Elle est une consultation continuelle de la conscience de manière que l’esprit soit toujours tranquille et satisfait de ses choix. Ainsi, il y a une détermination réciproque de l’entendement et de la volonté. Enfin, puisque la doctrine de la Sagesse est contraire à l’ascétisme, l’homme vertueux s’inquiète pour son bien-être corporel. Quant à sa fortune, il évite autant l’opulence que la pauvreté. La culture de soi et le commerce du monde sont détaillés à travers la présentation des vertus de la force et de la tempérance. La prudence et la justice sont les deux vertus qui dans leur compréhension populaire ordonnent principalement la vie de l’homme en considérant ses rapports sociaux, alors que la force et la tempérance organisent les tensions intérieures et le rapport à soi. De fait, les deux dernières ne sont que les facettes d’une même vertu, la constance. Plutôt une marque de la sagesse qu’une vertu particulière chez les stoïciens, la constance désigne pour Charron la soumission des appétits à la raison. Apparemment, la justice

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philosophique et la constance ne se différencient pas vraiment. Dans la description de la constance, l’auteur insiste sur l’affrontement, l’individu étant obligé de tenir tête aux coups du sort, alors que dans la description de la justice, Charron souligne l’aspect formatif et autoformatif de la vertu. Mais dans les deux cas, il s’agit de gouverner ses passions et de leur résister. En outre, cette rationalisation de sa vie intérieure ne peut pas ne pas tenir compte des conflits extérieurs. Se gouverner soi-même signifie en même temps savoir administrer les rencontres imprévues que le destin nous réserve. Donc, il est impossible de concevoir la constance sans la prudence. Cette synonymie partielle des vertus, ou du moins leur réciproque conditionnement, relève de leur principe premier qui est la rationalisation du sujet devant les dangers tant externes qu’internes. Ici intervient le rôle de guide de la prudence qui règle notre vie directement et indirectement par la direction des autres vertus. Elle agit dans les cadres de la prudence politique par des conseils, dans le cadre de la justice par des devoirs, dans le cadre de la force par des remèdes et dans le cadre de la tempérance par des avis. La spécialisation de ces termes n’est pas strictement respectée. La force, qui est la fermeté de l’âme, est considérée par Charron comme la plus noble des vertus. Ayant cette qualité, elle peut légitimement être nommée simplement vertu, car elle est la vertu par excellence. C’est l’arme la plus puissante de l’homme pour affronter les périls et les malheurs : « Vaillance (car cette vertu est bien plus proprement ditte ainsi, que force) est une droitte et forte assurance, equable, et uni­ forme de l’ame à l’encontre de tous accidens dangereux, diffi­ ciles, et douloureux : tellement que son objet et la matiere, apres laquelle elle s’exerce, c’est la difficulté et le danger : bref tout ce que la foiblesse humaine peut craindre, Timendorum contemptrix, quae terribilia, et sub jugum libertatem nostram mittentia, despicit, provocat, frangit. »95 95 Ibid., III, 19, 727, la citation latine : Sénèque, Lettres, XI-XIII, LXXXVIII, 29, « Ces vaines terreurs qui pèsent sur notre liberté comme fait un joug, il les toiset, il les défiet, il les briset »

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Pour éviter les fausses interprétations de la force, Charron la soumet à quatre conditions. La première est que cette vertu doit être prouvée dans tous les moments de la vie. Charron met en garde son lecteur contre ceux qui imaginent la vaillance comme une vertu purement militaire. Or, la guerre n’est que la preuve la plus glorieuse et la plus populaire du courage. Mais celui qui est vraiment courageux montre cette vertu aussi lorsqu’il est loin des regards des autres, affrontant dans la solitude les douleurs et la mort. La vaillance militaire n’est parfois que l’absence de jugement d’une âme agitée par la colère et non ce qu’elle doit être, c’est-àdire, une sage couardise, une crainte accompagnée de la science.96 Cette définition du courage contient la deuxième condition qui est la connaissance des difficultés qui sont devant nous. L’homme prouve son courage quand il estime correctement la force des adversaires et non quand il les affronte ouvertement par témérité ou par bêtise. Par cette troisième condition, Charron décrit la vaillance comme  résolution et fermeté d’une âme fondée sur le devoir et sur l’honnêteté de l’entreprise. La force de l’âme ne doit pas être confondue avec l’assurance de celui qui possède une force physique extraordinaire, ni avec de celui qui maîtrise excellemment l’escrime ou un autre art de combat. La vaillance est une vertu de l’âme qui ne peut être réduite à la puissance du corps ou à l’habileté de manier l’épée. D’autres actes, qui sont exclus de cette description des actions courageuses, sont ceux qui ont comme raison un intérêt particulier ou une passion. Certains agissent en vue d’un titre, d’autres pour l’estime du peuple. Bien que leur action soit utile, ceux-ci ne sont pas des gens courageux. La dernière condition invoque la nécessité d’agir prudemment et discrètement dans toutes les circonstances. L’homme courageux doit premièrement assurer sa sécurité et il n’a pas honte de ressentir de la crainte. Ces quatre conditions ont comme fonction non seulement de définir la vertu de la force, mais également de montrer son insuffi96

Ibid., III, 19, 728

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sance, car les plus vaillants sont les plus infortunés, dit Charron.97 L’infortune du vaillant vient du noble déséquilibre des âmes courageuses souvent portées à affronter des risques démesurés. L’autre vertu qui compose la constance est la tempérance. Son sens premier est de montrer de la modération dans toutes les affaires, d’éviter tout intérêt particulier et d’observer ses devoirs. Charron lui donne un sens plus technique de force dans la prospérité. C’est la vaillance qui se manifeste dans les événements heureux. L’homme tempéré ne perd pas sa tête, reste égal à luimême et fidèle à ses proches. Charron confère à la tempérance une signification particulière à partir des deux sens généralement répandus dans la littérature philosophique. Le premier est l’usage du terme de tempérance pour désigner une manière modérée de traiter les affaires qui se présentent. Ainsi, elle n’est pas une vertu spéciale à proprement parler, mais un accord de toutes les vertus consistant à se tenir à ses devoirs. Le deuxième sens qu’on attribue généralement à la tempérance est celui de capacité à brider et à régler les plaisirs des sens. Charron élargit cette dernière acceptation pour comprendre toutes les jouissances tant sensuelles que spirituelles. Le sage ne les refuse pas, mais il est averti sur des dangereuses tentations qui y sont contenues. Finalement la tempérance est la vertu qui libère l’âme de son asservissement au monde sensible pour la rendre disponible à soi-même. « C’est le frein de nostre ame, et l’instrument propre à escoumer les boüillons, qui s’eslevent par la chaleur et intemperance du sang, afin de ne contenir l’ame une, et égale à la raison, afin qu’elle ne s’accomode point aux objets sensibles : mais plustot qu’elle les accommode et face servir à soy. Par icelle nous servons nóstre ame du lait doux des delices de ce monde, et la rendons capable d’une plus solide et succulente nourriture. C’est une regle, laquelle doucement accommode toutes choses à la nature, à la neccessité, simplicité, facilité, santé, fermeté. »98 97 98

Ibid., III, 19, 729 Ibid., III, 36, 780

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La force et la tempérance décrivent la puissance de l’âme de rester attentive à sa propre vie et de ne pas se laisser déconcentrer par les coups ennemis ou par les tentations néfastes. Nous distinguons deux sens de la vertu. Premièrement, elle est considérée en relation avec les autres et avec le sort. Mais le rôle de cette compréhension externe est d’assurer un libre rapport à soi non entravé par les influences du dehors. Contrairement à cette compréhension populaire de la force morale, le commerce avec le monde n’est qu’une extension de la méditation du soi. Le vertueux agit honnêtement parce qu’il a une connaissance édifiante de sa propre personne. 2.33 Méditation et culture de soi

La description des trois autres qualités morales, qui avec la prudence encadrent la pratique de la sagesse, nous a permis de dégager un nouveau sens de la vertu. Il y a un premier niveau de la vertu qui désigne l’ordination de sa propre âme. Premièrement, Charron étudie la question sous le concept de justice philosophique qui est à la fois maîtrise de soi et libération de soi. C’est la domination de la raison par l’affranchissement de son âme de sa subordination aux sens, aux passions, à l’opinion publique ou à l’autorité pédante. Par ce geste le sage trouve une jouissance de la vie simple, délivrée des déterminations conférées par les soucis extérieurs. Deuxièmement, la relation vertueuse à soi est présentée sous le nom de solitude, qui n’est pas un isolement par rapport aux autres, mais un recueillement qui assure l’indépendance individuelle dans la société. La pratique de la morale est décrite par la relation libre avec les gens et par la désinvolture dans l’accueil des événements heureux ou malheureux. Ainsi, Charron théorise et confère un statut philosophique à l’idéal de l’homme de cour, tel qu’il s’est répandu dans toute l’Europe par le succès des livres de Baldassar Catiglione, Il libro del Cortigiano, Giovanni Della Casa, Galateo et Stefano Guazzo, La Civil Conversazione. Le véritable noble agit à la fois correctement et naturellement devant toutes

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les provocations du sort non seulement parce qu’il sait suivre certaines règles de conduite, mais surtout parce qu’il maintient son esprit ouvert. Son code de comportement est le résultat des exercices réfléchis et réitérés à l’occasion des voyages, des guerres, des rencontres et des lectures. A partir de ces rapports au monde, l’homme se forme et apprend à se connaître. Ainsi, la noblesse est principalement une qualité acquise, mais conditionnée aussi par un bon tempérament naturel.99 Par cette conception de la vertu, Charron abandonne la compréhension traditionnelle de la méditation comme élévation vers les plus hauts principes de l’univers pour la transformer en réflexion sur soi-même. Il est probable qu’il arrive à cette formulation sous l’influence de Montaigne qui insiste sur le retour à soi comme acte fortifiant et fécond.100 La méditation n’est pas simplement un repli sur soi de l’âme, suscité par le commerce avec le monde. Elle est également conditionnée par le tempérament et par les qualités naturelles. Charron évoque fréquemment les semences de la vertu et de la science qui se trouvent dans chacun et qui représentent l’aspect organique de la vertu. Si la différence entre le naturel et le culturel n’est pas entièrement suspendue, il y a une forte interférence entre les deux domaines. Leur juste réglage tient de l’art du pédagogue et de la méditation du philosophe. Ibid., I, 59, 357-359 Essais, III, 3, 819 C. Dans la Sagesse, 631, Charron avait développé le raisonnement de Montaigne en s’appuyant sur les mêmes sources, Cicéron et Aristote, auxquelles il avait ajouté Sénèque. Le texte de Montaigne ne contient pas la dualité charronienne entre se montrer à soi et se montrer aux autres : « Le mediter est un puissant estude et plein, à qui se taster et employer vigureusement : j’aime mieux forger mon ame que la meubler. Il n’est point d’occupation ny plus foible, ny plus forte, que celle d’entretenir ses pensées selon l’ame que c’est. Les plus grandes en font leur vacation, « quibus vivere est cogitare. » Aussi la nature favorisée de ce privilège qu’il n’y a rien que nous puissons faire si long temps, ny action à la quelle nous nous adonons plus ordinairement et facilement. C’est la besogne des Dieus, dict Aristote, de laquelle nait et leur beatitude et la nostre. La lecture me sert specialement à esveiller par divers objets mon discours, à embessongner mon jugement, non ma memoyre.» 99

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La culture de l’esprit, en tenant compte du naturel de chacun et des exercices moraux pratiqués, forme la spontanéité de l’autoproduction de la conscience. Nous serions tentés de dire que ce déploiement de soi est l’œuvre de la vertu morale que la prudence essaie ensuite de contenir. Mais à son tour, la prudence fait partie des inclinations naturelles de l’homme. Elle est ellemême vertu. La production de soi de la vertu est d’emblée encadrée par la prudence qui définit ses rythmes et sa direction. Une autre fausse piste sera de considérer le rapport prudence/ vertu comme une application de l’intelligence pratique et théorique sur les pulsions pour créer des habitus moraux. Mais l’intellect, comme les passions et les désirs, est lui aussi source de troubles. La prudence ne désigne pas la domination de la faculté intellective sur la faculté irascible et sur la faculté concupiscente. La droite raison, qui conduit les actes de la prudence, se situe à travers le rapport aux trois puissances de l’âme. Et c’est le caractère transversal de la droite raison qui confère l’aspect fuyant du sujet moral charronien. C’est une pensée complexe que celle proposée par Charron, qui définit la vertu comme une noblesse de l’âme à la fois naturelle et acquise d’un sujet foncièrement fugace suivant les jugements et les réactions de la prudence. Il bâtit cette morale avec le matériel classique de la théorie platonicienne des quatre vertus. Son traditionalisme terminologique a pu cacher la nouveauté de sa conception. La théorie des quatre vertus connaît une histoire vénérable. Elle est suggérée par Platon dans le dialogue de La République, mais son origine remonte probablement à une époque plus lointaine.101 Développée dans l’école stoïcienne, la doctrine doit sa persistance au succès du traité de Cicéron, De officiis et à celui de saint Ambroise, De officiis ministrorum. La liste des quatre vertus cardinales reste classique pour le Moyen Age et pour la Renaissance. Elle est présente dans les sommes 101

note 2

Pierre Aubenque, La prudence chez Aristote, PUF, 1963, pp. 35-36,

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théologiques, dans les écrits moraux, dans les allégories artistiques. Mais sa fréquence ne désigne pas une conception immuable qui se maintient à travers les siècles et à travers les œuvres. Pour comprendre la portée des décisions philosophiques prises par Charron, nous considérons qu’il est utile de replacer ses positions dans le contexte des disputes intellectuelles du XVIe siècle. Dans l’histoire de la pensée, à part le renouveau du scepticisme, deux autres phénomènes ont marqué le système éthique proposé par le traité de la Sagesse. Le premier est la résurgence du stoïcisme, grâce aux efforts érudits d’interprétation et d’édition de la philosophie du Portique, entrepris par Juste Lipse et grâce au succès des ouvrages moraux de Guillaume Du Vair. Deuxièmement, il s’agit d’un retour au platonisme qui se ressource des conséquences tardives de la crise ramiste, de la propagation du ficinisme ou encore de la lecture allégorique des textes sacrés proposée par Erasme. Concernant la droite raison et la prudence l’événement philosophique le plus proche qui a précédé la publication du traité charronien est l’attaque de Bodin contre l’éthi­ que aristotélicienne. 2.4 Le guide des vertus : la prudence souveraine chez Jean Bodin Les considérations de Bodin sur la prudence sont fort utiles dans la perspective d’une réévaluation historique de la morale du traité de la Sagesse. Pour l’écrivain angevin, la prudence règne sur les autres vertus qui ne sont que ses applications. Le rapport prudence/vertu est beaucoup plus équivoque dans l’œuvre du théologal de Condom. Les points communs et les divergences entre les deux auteurs dévoilent partiellement un horizon de sens qui détermine l’interrogation éthique préclassique. La question la plus importante, restée en suspens suite à l’analyse des textes charroniens sur la prudence, est celle de la place de la droite raison dans l’âme, qui est située de biais par rapport aux autres facultés. Grâce à cet écart, elle sert à éviter les

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excès des sens, des passions et de l’intelligence. Par la droite raison l’homme maintient son intégrité devant les dangers contenus par sa propre nature et il est prêt à s’exposer au monde. Le rôle premier de cette faculté spéciale est d’organiser le repliement sur soi dans la méditation vertueuse qui accompagne les actes du sage. A partir de cette base, elle guide la communication du sujet moral avec ses semblables et ses contacts avec l’extérieur. Chez Charron, la définition de la vertu peut être réduite à un rapport ordonné à soi. L’autodétermination de l’âme ne peut pas être comprise comme un simple contrôle de la raison sur le corps, car l’esprit à son tour peut provoquer des troubles, encore plus grands que les bouleversements pulsionnels ou les désordres sensuels. Les inquiétudes de l’esprit sont l’œuvre de la vanité, qui, dans ses formes les plus subtiles et les plus dangereuses, est engendrée par la conscience d’une vie apparemment bien réglée. Cette bonne image de soi, qui caractérise la vanité, s’obtient par la soumission des parties concupiscente et irascible à l’âme raisonnable, de manière que l’esprit lui-même devienne un empêchement à la tranquillité de la vie. Par conséquent, le sens premier de la vertu, qu’il s’agit de la justice ou de la constance, est une relation saine à soi en se délivrant des entraves produites par la nature même de l’esprit. 2.41 Critique de la théorie du juste milieu

Considérons la première détermination de la prudence, celle de guide général des autres vertus. Charron ajoute aussi qu’elle est le cocher des autres vertus, ce qui peut renvoyer à l’image platonicienne de l’attelage divin, où la raison est l’excellent aurige de la partie pulsionnelle et de la partie sensuelle de l’âme, représentées par les deux chevaux.102 Cette association n’est pas immédiatement évidente, mais elle a été proposée, quelques années avant la publication de la Sagesse, par Jean Bodin, dans son 102 Phèdre, 246a-b, 253c-256e. Dans ce dialogue Platon ne parle que de la « partie la plus éminente de l’âme » qui pour Bodin ne sera pas la raison.

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traité Paradoxon.103 Bodin associe les vertus à la tripartition platonicienne de l’âme. « … or Platon acomparoit ces trois vertus Prudence, Magna­ nimité, & Temperance, au chariot attelé des deux cheveaux, guidé par le cocher, qui est la volonté, tenant les resnes de la raison en sa main : mais s’il advient que le cocher lasche la bride, aissi tost les deux cheveaux tirassent le coche & le cocher par mons & par veaux, jusques à ce qu’ils se soyent precipitez & fracassé le coche & le cocher avec tout l’attelage : il entend par les deux cheveaux la cholere & la cupidité. » 104

Moins sujet à l’exégèse, que le théoricien de l’absolutisme de Six livres de la République, ce dernier Bodin de l’Universae naturae Theatrum et du Paradoxon, a eu une influence majeure sur l’évolution de la philosophie préclassique en général et sur la cristallisation de la pensée de Charron en particulier. A partir de traditions très hétérogènes, l’auteur développe une critique de l’aristotélisme, surtout de la compréhension de la vertu comme juste milieu entre deux vices. Une difficulté de sa lecture est soulevée par son interprétation de l’œuvre du Stagirite. Dans ses objections nous ne reconnaissons pas toujours les thèses de l’Ethique à Nicomaque. Mais si dans les lignes suivantes nous accordons une attention particulière au texte du philosophe grec, ce n’est pas pour rendre justice à Aristote, mais parce que la doctrine de la vertu comme moyen terme joue un rôle essentiel dans la constitution de l’idéal de 103 Jean Bodin, Paradoxon. Quod nec virtus ulla in mediocritate, nec summum bonum in virtus actione consistere posit, Paris, 1596, traduit plus tard par l’auteur sous le titre Le Paradoxe de Jean Bodin Angevin, qu’il n’y a pas une seule vertu en mediocrité, ny milieu de deux vices. Traduit de Latin en François, & augmenté en plusieurs lieux, Paris, 1598, réédité par Paul Lawrence Rose in Selected Writings on Philosophy, Religion and Politics, Librairie Droz, Genève, James Cook University of North Queesland, Townsville, 1980. Nous devons à Claude Magdaillan une autre traduction française : Paradoxes de M.J. Bodin. Doctes & exellens discours de la vertu, touchant la fin & souverain bien de l’homme, Paris, 1604 104 Paradoxon, pp. 82-83. De plus, la prudence est pour Bodin, « princesse de toutes les vertus et maîtresse de la vie humaine », idem, p. 66, définition proche des analyses charroniennes.

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l’honnête homme, formulé à la fin du XVIe siècle. La reconsidération des positions de Bodin et de Charron par rapport à la thèse aristotélicienne de la méditation morale éclaire les engagements philosophiques préclassiques. La question de la prudence est le principal point d’attaque de Bodin contre l’éthique aristotélicienne. Au début de son écrit moral, il réfute la division proposée dans l’Ethique à Nicomaque entre les vertus intellectuelles et les vertus morales. Pour Jean Bodin, toutes les qualités morales sont intellectuelles, car seul l’intellect peut être vertueux. Premièrement, argumente l’avocat angevin, l’essence de l’âme humaine est l’intellect, ses parties végétative, sensitive et mémorative n’étant que des accidents sans lesquelles l’homme peut subsister. Deuxièmement, l’entendement commande aux parties inférieures de l’âme, lesquelles n’ont aucun mérite à être réglées et soumises. Troisièmement, les récompenses de bonnes actions sont éternelles, donc impropres à l’âme bestiale de l’homme. Par conséquent, toute vertu humaine est intellectuelle.105 Comme chez les stoïciens, l’unité de l’âme exige l’unité de la vertu. Bodin reproche à Aristote d’avoir soumis la volonté à la raison. Il distingue entre l’appétit, qui est une qualité de l’âme brutale, et la volonté, qui est une puissance rationnelle. Cette distinction permet d’expliquer le pouvoir de la volonté sur l’intellect, alors que l’appétit, par sa nature, n’est que patient des puissances extérieures. La force de l’entendement réside dans la distinction entre le vrai et le faux, alors que la volonté décide entre le bon et le mauvais. L’emprise de la volonté sur l’intellect consiste dans le fait que nul ne peut être contraint à accepter un argument ou à contempler les principes, comme explique dans l’exposé de Paradoxon le père à son fils encore aristotélicien. « F. Comment se peut il faire, que la volonté soit maistresse de l’entendement, veu que Aristote definit la volonté estre l’appetit obeissant à la raison ? P. Si ceste definition estoit recevable, la volonté seroit sujette à la raison : or tant s’en faut que la volonté 105

Ibid., pp. 49-51

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soit sujette à la raison, qu’elle maistrise l’intellect : car combien que la force de l’intellect git en la discretion de ce qui est vray ou faux : & la volonté en ce qui est bon ou mauvais : si est-ce neantmois que l’intellect est en la puissance de la volonté : car il est certain que nul ne peut estre contraint d’entendre ni de contempler, s’il ne luy plaist recevoir les demonstrations & arguments qu’on luy monstre, & ne croira rien de ce qui est bien verifié si la volonté si oppose. »106

Nous avons remarqué déjà dans la lecture bodinienne du mythe de l’attelage ailé que le rôle du cocher est détenu par la volonté, faculté absente dans l’univers de la psychologie grecque. Bodin exploite les ressources antiaristotéliciennes des théories scolastiques qui ont trouvé dans l’âme une nouvelle puissance. Bodin justifie par la distinction entre l’appétit sensuel et l’appétit rationnel le caractère infini de la volonté. Comme l’entendement, elle peut se déployer même sur des choses absentes ou irréelles. Ce n’est pas évident de déterminer quel aristotélisme fait l’objet de la critique dans le Paradoxon. L’introduction d’une faculté humaine, la volonté, étrangère à la philosophie aristotélicienne provoque d’importants changements au niveau de la théorie morale, notamment en ce qui concerne la raison pratique. Dans l’Ethique à Nicomaque, il y a le concept de boulesis que les latins ont traduit par voluntas.107 Dans son texte, Aristote essaie de distinguer ce terme de proaíresis.108 La boulesis peut se porter sur des choses impossibles, alors que l’objet de proaíresis doit être accessible et réalisable. De la même manière, la boulesis peut se porter sur des choses sur lesquelles nous ne pouvons pas intervenir, ce qui n’est jamais le cas du proaíresis. La dernière différence consiste en ce que le boulesis vise les fins et le proaíresis les moyens employés en vue de cette fin.109 Ibid., p. 52 Aristote, Ethique à Nicomaque, 1111b 20, souhait, dans les traductions de Tricot et Bodéüs 108 choix dans la traduction de Tricot, décision dans celle de Bodéüs 109 Ibid., 1111b, 19-31; « Mais le choix n’est certainement pas non plus un souhait, bien qu’il en soit visiblement fort voisin. Il n’y a pas de choix, en effet, 106 107

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Chez Bodin l’action de la prudence et l’opération de la volonté semblent se confondre, car il interprète le mythe de l’attelage ailé soit comme une métaphore où le cocher est la volonté tenant les rênes de la raison, soit comme une allégorie de la prudence conduisant les autres vertus. Mais la critique du Paradoxon énonce une prééminence de la volonté sur l’intellect. Apparemment, la contemplation reste supérieure à l’action et par la suite, la science et la sagesse dépassent la prudence. Pourtant, c’est la volonté qui décide de l’acte même de la contemplation, comme de tous les actes des puissances de l’âme. Transformant la volonté en une faculté dominante de la vie morale, Bodin confère à sa théorie des vertus un caractère dynamique. La qualité éthique ne s’établit plus en fonction de la rectitude du jugement par rapport aux fins ultimes, mais en fonction de l’efficacité de l’action. La volonté impose ses options premièrement à soimême et puis aux autres. Elle n’est pas simplement une faculté autonome par rapport à l’intellect, mais elle configure l’âme en tant qu’énergie. Voluntas devient l’acte premier de l’âme. Comme le titre du traité l’annonce, la cible de Bodin est l’idée de la vertu comme juste milieu entre les vices. L’éthique aristotélicienne fonctionne avec deux principes : les pulsions affectives qui poussent l’âme vers des fins vertueuses et la raison délibérative qui établit les moyens pour y parvenir. De surcroît, l’évaluation de la vertu en tant que milieu entre le vice par l’excès et le vice par défaut relève du même principe rationnel. Le perdes choses impossibles, et si on prétendait faire porter son choix sur elles on passera pour insensé ; au contraire, il peut y avoir souhait des choses impossibles, par exemple de l’immortalité. D’autre part, le souhait peut porter sur des choses qu’on ne saurait d’aucune manière mener à bonne fin par soi-même, par exemple faire tel acteur ou tel athlète remporter la victoire ; au contraire, le choix ne s’exerce jamais sur de pareilles choses, mais seulement sur celles qu’on pense pouvoir produire par ses propres moyens. En outre, le souhait porte plutôt sur la fin, et le choix, sur les moyens pour parvenir à la fin : par exemple, nous souhaitons d’être heureux, mais il est inexact de dire que nous choisissons de l’être : car, d’une façon générale, le choix porte, selon toute apparence, sur les choses qui dépendent de nous. »

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sonnage du prudent, réunissant à la fois l’intelligence et le caractère, est exclu du discours moral de Bodin d’une part par l’introduction de la volonté qui est une faculté rationnelle capable de produire des actions et d’autre part par la suppression de la distinction entre une rationalité spéculative et une rationalité pratique. Premièrement la volonté court-circuite l’agencement aristotélicien entre l’intellect et l’affectivité, car elle détient à la fois un principe de raison et un principe de mouvement. Deuxièmement, chez Bodin le caractère est une preuve de l’intelligence. Pour Bodin l’habileté de Périclès dans les affaires de la cité et la science des lois universelles de l’univers détenue par Thalès relèvent du même principe gnoséologique. Le refus bodinien de la théorie du juste milieu est la conséquence de sa conception intellectuelle et volontariste de la vertu. Bodin distingue entre la conception d’Aristote, qui considère toutes les vertus dans la perspective de la théorie du juste milieu, et la vision de ses disciples qui ont admis seulement les vertus morales, définies comme une moyenne entre deux maux.110  « …or il n’y a pas une seule vertu intellectuelle en mediocrité, ni au milieu des vices : il s’ensuit donc qu’il n’y a point de vertu en mediocrité, ni au milieu des vices. (…) nous avons cy dessus monstré par vives raisons & necessaires, que toute vertu est intellectuelle : or les disciples d’Aristote se sont en cela departis de lopinion de leur maistre, en ce qu’il ha dit sans disctinction que toute vertu git en mediocrité : car ils ont excepté les vertus intellectuelles, & n’ont mis en mediocrité que les vertus mo­ rales : si donc toutes sont intellectuelles, pour neant on y cher­ che la mediocrité. Et neantmoins les disciples d’Aristote ayant ainsi tranché le different par moitie, n’ont pas pris garde à une autre absurdité qui en resoulte, c’est qu’il vaut mieux à leur coste, estre mediocrement bon, que mediocrement docte : iaçoit qu’il est plus expedient d’estre homme de bien à fait qu’à demi, & savoir moins. » 111 110 C’est une interprétation très particulière de Bodin. De fait, Aristote ne définit jamais les vertus intellectuelles par le moyen terme. 111 Bodin, op. cit, p. 54

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Si la vertu est intellectuelle, son modèle est la contemplation qui reste la plus excellente des préoccupations humaines. Dans ce cas l’homme doit essayer d’agrandir ses qualités morales autant que possible et non de les atténuer par la recherche d’un moyen terme. Dans la contemplation l’homme doit participer aux premiers principes autant que possible et ne pas se contenter des demi-mesures. Mais cette vision correspond également au caractère infini de la volonté. La morale, comme la nature, vise la perfection et non la médiocrité. Pour Bodin, l’accomplissement est un déploiement à l’infini et non une réalisation des principes. « … combien que la mediocrité n’est aucunement convenable à la nature : soit pour exemple le feu qui ne chaufe jamais à demy, mais si fort qu’il brusle, & ne se peut imaginer davantage : & le Soleil ne luit point à demy, mais de toute sa puissance, & d’une splendeur si grande qu’elle estonne un chacun : ainsi void on de toutes les creatures, que chacune monstre sa proprieté de toute sa force : si donc les vertus sont convenables à la nature, comme elles sont, il faut qu’elles monstrent leur force à l’extremité, & non point à demy. Aussi voyons nous que ce grand Legislateur au commandement le plus haut qu’il fit jamais, & le plus remarquable dit ainsi, Tu n’as qu’un Dieu eternel, tu l’aimeras de tout ton cœur, & de tout ton ame, & de toute sa puissance, & te joindras a luy pour jamais. En quoy lon void que Dieu ne veut point d’amy a demy, & que la plus belle vertu du monde s’estend, non pas en mediocrité, mais en toute extremité, & en toutes les puissances & facultez de l’ame : autant peut on dire qu’il faut si fier en Dieu, non pas à demy, ains de toute nostre puissance. Si donc c’est crime capital de poser une mediocrité en l’amour & fiance qu’on doibt à Dieu, quelle apparence y a il de le faire és autres vertus, & soustenir qu’il ne faut pas astre d’un cœur tresgenereux, ni fort modeste, ni tresjuste, ains, qu’il faut estre à demy seulement ? »112

Dans la perspective proposée par Bodin, l’idée d’une vertu comme moyen terme entre deux vices est absurde. L’avocat angevin récuse ce schéma : entre le libertin et le rustre ne se trouve 112

Ibid., pp. 56-57

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pas l’honnête homme. De fait, il n’y a pas de moyen terme entre les deux, car ces notions ne sont pas contraires. Le contraire du libertin est l’homme chaste et le contraire du rustre est l’homme civilisé.113 En conséquence, la prudence n’établit pas le juste milieu entre les vices. Elle se définit par rapport à son contraire qui est l’imprudence en tant que privation, tout comme le contraire de la science est l’ignorance.114 Pour l’auteur de l’Universae Naturae Theatrum, les affaires humaines sont soumises aux lois universelles de ce monde. Or, la nature bodinienne a comme principale caractéristique l’épanouissement dans la variété et l’extension de sa propre richesse. Pour Aristote, la fin des vertus spéculatives est de se fondre dans la contemplation des premières vérités. La fin de la contemplation bodinienne est l’identification de la volonté aux lois universelles, qui régissent le mouvement dynamique du monde, et d’y participer. Dans la contention de son esprit, l’homme trouve les ressources du déploiement productif de son existence. Bodin fait appel à la tradition judaïque et à l’exégèse platonicienne pour expliciter la genèse de la vertu.115 L’homme possède en lui les semences de la science et de la vertu, comme la terre possède en elle les éléments nécessaires au développement de la vie. Mais la richesse de la nature se produit spontanément, con­ trai­rement à l’art agricole de l’homme. La référence à l’agriculture doit être comprise dans le sens de l’allégorie de Philon d’Alexandrie, une des sources du Paradoxon, pour qui l’agriculture est premièrement la culture de l’âme.116 Sous l’influence divine, ces Ibid., p. 60 Ibid., p. 63 115 Ibid., pp. 56-57 116 Cf. Philon d’Alexandrie, De Agricultura, 14, trad. Jean Pouilloux, Editions du Cerf, Paris, 1961. « Aussi dit-on, les gens d’autrefois ont assimilé la discussion philosophique à un champ en raison de son caractère tripartie, comparant ce qui en elle touche à la physique, aux arbres et aux plantes, ce qui concerne la morale, aux fruits – raison d’être des plantes -, ce qui concerne la logique à une clôture et une enceinte. » 113 114

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germes donnent les fruits qui nourrissent l’existence. Dans le jardin de l’esprit, les produits de la prudence sont parmi les plus excellents, mais ceux de la science et de la sagesse sont encore meilleurs.117 Les résultats de la sagesse sont la connaissance, l’amour et le service de Dieu qui nous révèlent la distinction entre la piété et l’impiété. La science nous fait comprendre les choses naturelles et les parties du monde. Enfin, la prudence est le jugement de ce qui est bon ou mal, honnête ou déshonnête.118 La prudence relève entièrement de l’action et des affaires humaines, alors que la sagesse et la science sont des vertus contemplatives rendant compte de la dévotion envers Dieu et de la connaissance de son œuvre.119 Bodin reformule aussi la différenciation opérée par Aristote entre la prudence et l’art. Selon lui, l’intelligence politique et l’intelligence artisanale peuvent être soumises à la définition qu’Aristote réserve exclusivement à la prudence de « disposition accompagnée de règle vraie, capable d’agir dans la sphère de ce qui est bon et mauvais pour un être humain ».120 Dans la traduction plus concise de Bodin, la définition de la prudence devient : « habitude convenable à la droite raison ».121 Aristote distinguait l’art de la prudence par le fait que son action élabore des biens extérieurs, alors que le geste moral est un bien en soi. Par la singularité de sa fin, la rationalité artisanale se différenciait essentiellement de la rationalité éthique qui visait le bien général de l’homme. Mais dans le cadre de la pensée de Bodin, cette définition de la prudence comme habileté accompagnée de la droite raison est valable pour toutes les vertus comprises sous les concepts de sagesse, science, prudence et art. Il n’y a pas d’excellence humaine qui puisse se passer de l’efficacité de la volonté ou de la vivacité de l’esprit. Selon l’auteur français, ce qui distingue Jean Bodin, op. cit, pp. 64-65 Ibid., p. 66 119 Ibid., pp. 67-68 120 Aristote, Ethique à Nicomaque, 1140b, 4-5 121 Jean Bodin, op. cit, p. 69 117 118

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l’art de la prudence n’est que l’œuvre qui résulte de l’action de l’artisan.122 Chez Jean Bodin, les vertus ont pour fin ultime le Souverain Bien, qui est Dieu. La sagesse s’y rapporte de manière immédiate. (Bodin et Charron lui préfèrent le terme sapience pour désigner la sagesse divine.) Les autres vertus visent la même finalité par l’intermédiaire de la connaissance de la Création divine dans le cas de la science, par l’intermédiaire des bonnes actions qui bénéficient d’une récompense éternelle dans le cas de la prudence et par l’intermédiaire des œuvres utiles à l’existence en vue de la fin ultime dans le cas de l’art. En conséquence, l’action de l’artisan n’opère pas dans un domaine différent de la sphère de ce qui est bon et mauvais pour un être humain. Seulement, elle le fait par l’intermédiaire de ses produits. Sur le rapport prudence/art, Bodin dissout la distinction aristotélicienne en inscrivant toutes les actions humaines, y compris les contemplatives, dans l’horizon d’une rationalité pratique et poïétique par l’investiture de la volonté comme puissance-maîtresse de l’âme. Pour Bodin, les préoccupations spéculatives non seulement dépendent de la volonté quant à leur mise en œuvre et à l’acceptation de leurs conclusions, mais un peu plus loin, il précise même que les sciences peuvent avoir des finalités non contemplatives et productives.123Ainsi, toutes les vertus deviennent des habitudes convenables à la droite raison, définition qu’Aristote réservait à la seule prudence pour la distinguer de l’art. C’est par son faire que l’homme participe à un univers univoque et unitaire sous le commandement de l’intelligence pratique. 2.42 Retour à Platon : réduction des vertus à la prudence

Le rôle de la prudence comme guide des autres vertus ne se rapporte pas directement à la sagesse ou à la science, mais premièrement à la magnanimité et à la tempérance et deuxième122 123

Idem Ibid., p. 73

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ment à toutes les autres vertus appelées morales dans la philosophie aristotélicienne. Bodin va encore plus loin en faisant de ces vertus des espèces de la prudence. « … c’est pourquoy Platon disoit que toutes les vertus sont prudences : qui est tresbien dit, pourveu qu’on excepte la sapience & science, qui n’ont autre but que la contemplation, & la prudence git du tout en action, & n’a autre but que l’action utile & honneste : & sans propos Aristote à repris son maistre Platon d’avoir dit que les vertus sont prudences, encor dit il, qu’elles ne soyent pas sans prudence : car prudence est le genre de toutes les vertus que nous avons dit, par la definition mesme d’Aristote, qui appelle prudence action convenable à la raison : or les actions des hommes justes, magnanimes, tem­ perans sont convenables à la raison ; il sensuit donc que la justice, magnanimité, temperance sont prudences. »124

Bodin comprend sous le concept de prudence non seulement les actions moralement bonnes, mais aussi la science en tant qu’elle cherche une application pratique. De cette façon, nous avons deux genres de prudence : une qui règle les actions touchant la vie et les mœurs et l’autre qui vise l’exercice particulier ou pratique de toute doctrine qui peut se rapporter à l’action.125 Le dernier type de prudence comprend les usages techniques des théories scientifiques, comme la géométrie pour édifier un bâtiment ou mener le siège d’une forteresse ou comme la physiologie pour entreprendre une opération chirurgicale ou pour préparer une potion pharmaceutique. Tous ces actes nécessitent l’in­­ter­vention de la prudence qui est capable d’évaluer les circonstances particulières et de porter jugement dans des situations incertaines. La science et l’art sont ici réunis dans une synthèse obtenue par l’élaboration d’une nouvelle définition de la prudence comprenant toutes les activités humaines. Elle est une vertu qui s’adapte au caractère changeant du monde, alors que les maximes et les préceptes des sciences peuvent s’avérer inutiles.126 Ibid., pp. 72-73 Ibid., p. 73 126 Ibid., pp. 73-75 124 125

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Ensuite la prudence a pour but la réformation des mœurs en fonction d’une estimation de ce qui est bien ou de ce qui est mal.127 Cette prudence connaît deux espèces : la magnanimité et la tempérance. Suivant la théorie platonicienne des quatre vertus de l’âme, Bodin aurait pu ajouter la justice, mais il a considéré ce geste comme superflu. La justice n’est pour lui que l’accord des trois autres dispositions de l’âme. Ainsi, à côté de la prudence qui vise les applications pratiques des sciences, nous avons la prudence proprement dite : « F. En quoy git l’autre espece de prudence ? P. en la reformation des moers, & en ce qui est bien ou mal seant, honeste ou deshoneste : qu’on peut comprendre en deux especes, à savoir magnanimité & temperance : ou pour le plus y adjouter la justice, ce qui toutefois n’est point necessaire. car Platon a tresbien dit que la justice n’est autre chose que l’accord melo­ dieux de prudence, magnanimité & temperance : quand on donne la puissance de commander à la raison, & l’obeissance aux appetis de vengeance & de plaisir : alors l’homme establit en soy mesme la vraye justice, qui rend à chacune partie de l’ame ce qui luy appartient : a quoy se rapporte le dire des anciens, que charité commence par soy mesme : que les usuriers mal a propos tournent à leur profit. »128

Pour Platon, les vertus correspondent aux principes de l’âme. Ainsi la prudence (sophia) est une excellence de la raison et le courage est une excellence de la partie colérique. La partie concupiscente n’a pas de vertu propre. Son bien-être consiste à se trouver sous le contrôle des deux autres facultés psychiques.129 Enfin, la tempérance est dans ce contexte l’accord ordonné des trois facultés de l’âme : la raison qui commande avec l’aide de la partie irascible, en bridant les désirs sensuels.130 Sans s’éloigner du discours platonicien, Bodin appelle magnanimité la vertu de l’âme colérique. Elle Ibid., p. 76 Idem 129 Platon, République, 441e-442c 130 Ibid., 442bd 127 128

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peut également être nommée courage ou force. De cette façon, la tempérance n’est plus un accord des vertus comme chez Platon, mais le fonctionnement raisonnable de l’âme sensible. Une dérogation importante par rapport à la morale platonicienne est l’interprétation des deux vertus comme des espèces de la prudence. Cette restitution infidèle de la théorie platonicienne se justifie parce que c’est la raison qui ordonne la partie colérique pour rendre l’âme courageuse et parce que c’est la raison qui domine la partie désirante pour rendre l’homme tempérant. Comme la prudence est la vertu de la raison, les deux autres dispositions morales du système bodinien peuvent être considérées comme ses espèces. Elles n’existent pas en l’absence de la prudence.131 En conséquence Bodin propose ces définitions de la vertu : a) la magnanimité

« c’est une vertu qui retient la peur & qui fait supporter d’un cœur genereux les dangers & douleurs pour chose honeste : laquelle vertu est suivi & accompagnee de constance, patience, asseurance, fermeté, & s’appeloit par les latins virtus, parce qu’elle porte la marque d’honneur entre toutes les vertus qui se rapportent à l’action. » 132

b) la tempérance

c’est la vertu qui retient les appetits vicieux & plaisirs desho­nestes entre les barrieres de la raison : laquelle vertu est suivi & accompagnee de continence, sobrieté, modestie, courtoisie, facilite, grace, douceur, amitié, bienveillance, pitié du mal, & resjouissance du bien d’autruy, avec une certaine affection à toutes choses honestes : car toutes ces qualitez sont guidees par prudence.133

Enfin, Bodin retient trois espèces de prudence : la technique de l’application des sciences, la réglementation des passions et la rationalisation des désirs sensuels. De façon beaucoup plus évidente que Jean Bodin, op. cit, p. 70 Ibid., pp. 80-81 133 Ibid., p. 82 131 132

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chez Charron, l’art, la force et la tempérance sont inscrits dans un code de la manifestation de la volonté humaine. Cette faculté agit par la réglementation de la prudence en poussant vers leur application l’âme intellective, l’âme colérique et l’âme appétitive. Activité de l’entendement, la science obéit à cette ordination pratique. Reconsidérant les vertus en rapport avec la tripartition platonicienne de l’âme, Bodin se sert de l’attelage céleste de Phèdre pour illustrer sa morale : la prudence est le cocher de la magnanimité et de la tempérance qui sont ses chevaux. Si pour Platon la responsabilité de l’harmonie de l’âme revenait à la fois à la tempérance et à la justice, Bodin accorde des attributions distinctes à ces deux vertus : la première est une excellence de l’âme désirante, la seconde décrit le fonctionnement réglé de l’âme. Ainsi, il revient à la justice le rôle d’assurer le respect de la hiérarchie des facultés psychiques. Cette harmonie gardée par la justice n’est pas représentée seulement à partir de l’imagerie platonicienne, mais aussi à partir des prophéties vétérotestamentaires, peut-être même à partir de certaines traditions hermétiques : «  F. Il n’y aura donc (à vostre advis) que trois vertus morales, Prudence, Magnanimité & Temperance. P. c’est l’advis de Salomon, qui entendoit tous les beaux secrets de choses divines, naturelles, & humaines, & qui a representé ces trois vertus par trois figures, & non plus qu’il fit mouler autour de grand vase de cuivre plain d’eau pure, auquel on lavoit tout ce qui servoit aux sacrifices, ascavoir la figure de l’homme, du lion, & du beuf : pour faire cognoistre qu’il ne faloit pas seulement laver les ordures exterieures de corps : ains aussi les soüilleures de l’ame, qui prennet leur source des trois vices opposites aux trois vertus, ascuoir la malice a la prudence, la lubricité à la temperance, la cholere furieuse à la magnanimité : & tout ainsi que ces trois vertus sont accompagnees de toutes les autres : aussi les trois vices opposites tirent aprez soy tous les autres. »134  Ibid., pp. 77-78, C’est une curieuse image renvoyant à la description du palais de Salomon de Rois, VII, 29, sauf que dans le texte biblique, il ne s’agit pas de l’image de l’homme, mais de chérubin. Un peu plus loin, Bodin associe cette image avec la vision d’Ezéchiel, I, 10. 134

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La justice générale est l’accord des vertus et par cela elle décrit le rapport de la prudence à ses espèces, la magnanimité et la tempérance. Dans ce cas, la justice extérieure et particulière qui règle les relations sociales en accordant à chacun son dû ne peut être autre chose qu’une prudence comprenant la pratique et la science des lois.135 La pratique de la justice consiste d’une part dans les actions de consulter, de plaider et de juger des procès et des litiges et d’autre part elle veille à ce que les puissants accomplissent leurs devoirs envers les nécessiteux, les riches envers les pauvres et les magistrats envers les particuliers.136 Cette réflexion de Bodin sur la vertu qui aboutit dans une critique de l’éthique aristotélicienne est le dernier mot de Bodin sur la théorie du juste milieu en rapport avec la vénérable quadripartition platonicienne de la vertu.137 Dans la Méthode de l’histoire, un de ses premiers écrits philosophiques, Bodin parlait de prudence, de tempérance, de courage et d’intégrité.138 Il avait préféré l’intégrité à la justice, pour traduire le terme d’ágathotes employé par Philon d’Alexandrie, parce que dans sa conception, la justice faisait problème dans le système platonicien. Platon avait situé la prudence dans l’âme supérieure, le courage dans le cœur et la tempérance dans le foie. La justice serait commune à tout l’organisme accordant à chacune partie ce que lui revient, plus exactement, le commandement à l’entendement et la soumission aux parties inférieures de l’âme. Mais considérant les choses de cette façon, la justice perd toute spécificité et nous risquons de la confondre avec la prudence qui est la qualité maîtresse de l’âme. Cette ambiguïté est évidente dans la jurisprudence, où la justice désigne tout ce Ibid., p. 78 Ibid., pp. 78-79 137 Jean Bodin, Metodus, ad facilem historiarum cognitionem, Paris, 1572, version originale et traduction de Pierre Mesnard, Méthode pour faciliter la connaissance de l’histoire, in Œuvres philosophiques de Jean Bodin, PUF, Paris, 1951, pp. 292B-293A 138 Œuvres philosophiques de Jean Bodin, PUF, Paris, 1951, p. 123A, texte original, 292B - la traduction 135 136

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qui, de fait, est vertu. Or c’est la prudence qui décide ce qui est bon ou mauvais. Dans les tribunaux, on appelle improprement justes des actes qui relèvent de la prudence. Que le fondement de la justice est la prudence découle de l’appréciation des actes honnêtes. Si juste était seulement le fait de rendre à chacun ce qui lui appartient, nous pourrions louer les brigands qui ont laissé la vie à leurs victimes, l’âme inférieure poursuivant ses nécessités ou les animaux se soumettant à leurs instincts. Comme ces hypothèses sont absurdes, il reste que la prudence est la vertu tant de l’âme supérieure que de l’âme inférieure et par suite elle est le lien commun des vertus et des sciences.139 Bodin invoque en faveur de sa conception l’autorité de Platon qui dans ses Lois avait fait de la vertu la mesure de toutes les actions de l’homme et de la prudence la détermination de toutes les autres vertus.140 L’exclusion de la justice du nombre des vertus proprement dites et la désignation de la prudence comme principe de la vie morale faisaient partie des choses acquises à l’époque de la Méthode de l’histoire sur la base d’une interprétation de la psychologie politique platonicienne. La théorie de Bodin s’accorde avec le stoïcisme diffus et éclectique de l’époque, avec lequel il partage la hiérarchie des vertus, la conception unitaire de l’univers et le caractère intellectuel de la morale. Il retrouve ces éléments à partir de sa lecture de la psychologie platonicienne. L’intellect et le monde ont une nature fondamentalement créative. Les deux contiennent les germes d’une évolution spontanée. Au nom de ce dynamisme, Bodin réfute l’idée de la vertu comme moyen terme. L’activité de la nature ne connaît pas de bornes, mais elle tend vers un perpétuel progrès. L’intellectualisme moral soutient cette perspective, car l’esprit ne peut pas être patient, mais seulement agent. Ainsi, la domination de l’entendement dans l’âme signifie qu’elle est fondamentalement activité. Alors, la faculté maîtresse est la volonté 139 140

Ibid., 292B-293A –traduction, 123 B-texte original Idem, Bodin fait référence probablement aux Platon, Lois, 963a- 964d

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en tant que principe rationnel de l’activité. La contemplation est d’un côté un acte mis en œuvre par la volonté et de l’autre l’expression la plus pure de l’appétit rationnel. Par la participation aux premiers principes de la Création, la méditation intègre l’esprit au mouvement universel. La contemplation est cette impulsion première dans laquelle l’âme trouve ses énergies originaires. La prudence est, pour Bodin, le concept capable de traduire en termes moraux une métaphysique à la fois volontariste et intellectualiste. La théorie des quatre vertus exprime dans le Paradoxon la domination de l’intellect (et par suite de la volonté) sur l’âme, assurant un fondement à l’action humaine. De fait, les actes contemplatifs sont compris dans la manifestation de la volonté, car elle décide de leur mise en œuvre et de leur arrêt. En outre, la méditation sur les premiers principes se réduit à la découverte et au développement des germes de la vertu et de la science dans une culture de soi orientée vers l’action. Ainsi, la science est elle-même prudence en tant que technique d’application des connaissances savantes. Dans ce sens, non seulement la magnanimité et la tempérance sont des espèces de la prudence, mais également la sagesse et la science. 2 .5 Le juste milieu : de la droite raison au détournement du jugement La question de la droite règle qui détermine la justesse du comportement joue un rôle important dans la réflexion éthique préclassique. Bien que le problème ait été légué à la philosophie européenne par l’héritage aristotélicien, les auteurs français du XVIe siècle le reprennent pour combattre l’autorité de l’auteur de l’Ethique à Nicomaque. La doctrine de la prudence se trouve au centre de l’élaboration morale du traité de Charron. Elle est inséparable de la théorie de la vertu avec laquelle elle constitue le sujet philosophique autonome. L’indépendance du sujet moral est déterminée par le processus de sécularisation de l’éthique, qui

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modifie en même temps la signification des actes contemplatifs. La méditation n’est plus une méthode d’accès aux premiers principes de l’univers, mais une connaissance de soi réglée par la droite raison. L’attention portée à soi est indissociable de l’obligeance envers les autres et de l’usage du monde. Le principal résultat de l’exposition parallèle des conceptions de la vertu de Charron et de Bodin est la mise en évidence de leur interprétation commune de la contemplation comme culture de soi. Bien que le lecteur avisé de l’histoire de la philosophie puisse facilement établir des filiations stoïciennes et néoplatoniciennes, cette idée répond à des nécessités spécifiques à la pensée européenne au début de l’époque moderne. Pour Charron, la culture de soi prend les formes de la justice philosophique, de la constance et de la sagesse pour formuler ses exigences en termes des devoirs envers soi-même, de recherche de la force propre de l’âme et de l’impératif de la connaissance de soi. Les deux auteurs étudiés partagent une vision dynamique de l’âme qui s’autoreproduit à partir des semences de la science et de la vertu immanentes à elle. Chez Bodin, cette idée correspond à une compréhension générale d’un univers essentiellement créatif. Le Créateur a investi son œuvre d’une capacité génératrice. Charron se montre plus soucieux que son illustre confrère quant aux divisions des disciplines et il ne traite pas des questions si hautement métaphysiques dans un livre de morale. Mais dans les Discours chrestiens, il recourt aux mêmes sources que Bodin, c’est-à-dire à l’Ancien Testament et aux interprétations allégoriques donnée par Philon d’Alexandrie au texte sacré, pour trouver la substance de la Création.141 Ainsi, pour Charron, Dieu investit la nature avec une féconde puissance d’une richesse automnale.142 141 Pierre Charron, Discours chrestiens, in Œuvres, Paris, 1635, Slatkine Reprints, Genève, 1970, p. 128 142 Ibid., p. 127, Charron va jusqu’à établir en automne la saison de la Création : « Neantmoins l’on peut dire que le monde a esté faict de Dieu en la saison qui respond à peu pres à nostre mois de Septembre & à l’endroict de nostre an, auquel est l’equinoxe automnal, & que le Soleil selon les Astrologues

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La conséquence morale de ce monde fondamentalement prolifique est le volontarisme de l’ego humain. Les auteurs renaissants savent tirer profit des commentaires scolastiques qui ont développé une psychologie autour de la volonté comprise comme puissance indépendante. Faculté maîtresse chez Bodin, la volonté ordonne la vie appétitive, colérique et intellectuelle de l’homme. Elle exprime l’autoproduction de soi à partir des semences originelles. Le règne de la prudence sur les manifestations morales signifie la rationalisation des appétits et des passions. La justice pour l’auteur du Paradoxon ne fait que rendre compte de la subordination des désirs et des pulsions à l’entendement. Nous ne retrouvons pas chez Charron cette hiérarchie univoque des vertus, dominée par la prudence. Les quatre vertus cardinales décrivent un double mouvement, privé et public. Ainsi, elles sont comprises communément comme des réglementations des rapports extérieurs. Mais elles connaissent un autre sens, philosophique, de rapport à soi du sujet moral. Comme chez Bodin, la justice philosophique est pour Charron la maîtrise des désirs sensuels par l’intellect. Mais, contrairement à Bodin, la prudence chez Charron est en même temps avertie sur les dangers beaucoup plus grands contenus par l’intelligence. Pour l’auteur du Paradoxon, la prudence est souveraine et désigne le contrôle de la raison dans le but d’accomplir les décisions de la volonté. Chez Charron les actes de la prudence sont multiples et relativement autonomes : consulter et délibérer, bien juger et résoudre, bien conduire et exécuter. Le rôle de la première des vertus est la mise en garde non seulement contre les accidents de l’âme, mais notamment contre son essence active. La prudence guide et confère intégrité au sujet fuyant. Dans le Paradoxon, les vertus de la science et de la sagesse déterminent l’exercice premier de la raison qui consiste dans la culture des semences divines, alors que la prudence est responsable de la entre au signe de Libra, saison en laquelle tous fruicts sont meurs & prets à manger, c’est-à-dire en leur perfection… »

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gestion de leur production et de leur déploiement dans de bonnes actions. D’une certaine manière, la prudence est supérieure à ces deux autres vertus, car par son acte propre, qui est une résolution de la volonté, elle décide de la mise en œuvre de toutes les opérations intellectuelles, y compris de celles de la sagesse et de la science. La nouvelle conception de la vertu appelle une logique efficiente qui ne peut plus admettre les limitations imposées par la règle aristotélicienne du juste milieu. Contrairement à la pensée de Bodin, la prudence de Charron est premièrement formative, consistant en l’attention portée à soi-même, alors que dans le Paradoxon, le sujet moral est expansif et prêt à l’abnégation. Il se sacrifie prodigieusement et sans s’épargner. Un des modèles de Bodin est l’évêque qui se livre lui-même aux infidèles avec tous les biens de l’Eglise comme rançon pour la libération des esclaves chrétiens.143 Par comparaison, le sage de Charron n’est pas un égoïste, mais il y a chez lui une coupure entre son existence privée et ses manifestations extérieures. Son dévouement pour les proches passe par un rapport à soi fait de jouissance. Son éventuel sacrifice est dû à la liberté relative à ses biens et à sa vie et non à une obligation morale de sa volonté. Charron se sépare de son contemporain et considère que les dangers moraux ne proviennent pas seulement de l’indiscipline des sens et de l’impétuosité des passions, mais surtout de la nature par excellence active de l’esprit. D’ailleurs, pour Charron, la frénésie des affections est due à leur côté spirituel. Le rôle de la théorie du juste milieu chez Charron est d’expliquer la droite règle qui maintient l’âme en équilibre entre la folie intellectuelle Jean Bodin, Paradoxon, p. 58 « car la liberalité ne git pas seulement à donner or & argent, ains aussi en mille sortes de bons offices, en aidant & secourant de son scavoir, de son metier, de son eloquence, de son suffrage, de sa plume, de son conseil, de ses prieres, de ses lettres, de ses recommandations, & de mil moyens que Dieu nous donne pour exercer la charité, non pas mediocrement, ains à lextremité. Aussi voyons nous la louange de ce bon Evesque d’Affrique, lequel apres avoir donné tous les tresors de l’Eglise, & prins tout son bien, en fin se vendit luy mesme pour rachepter les pauvres esclaves Chrestiens. » 143

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et la bêtise appétitive. Dans la Sagesse, la prudence ne s’identifie pas avec la vertu comme c’était le cas dans la pensée présentée par Bodin dans son traité, mais elle l’accompagne et la dirige. La contemplation est en premier lieu culture de soi, c’est-à-dire méditation productrice à partir des germes de la science et de la raison. Cet épanouissement initial de la force propre de l’âme s’enrichit constamment par la rencontre des autres, par l’affrontement des adversités et par l’équilibre gardé devant les tentations de la démesure, démarches qui relèvent respectivement de la justice, du courage et de la tempérance. La prudence remplit son rôle de guide dans toutes ces circonstances. Premièrement, elle nous garde de l’emportement ardent de l’esprit, puis elle offre un critère rationnel dans les occasions qui sollicitent la vertu. Une lecture fidèle des chapitres charroniens sur la prudence pousse à une réévaluation de ses thèses morales précédentes et exigent l’exposition des techniques politiques. Ainsi, la discipline publique requise par la prudence est justifiée par une psychologie du dynamisme intellectuel. Pour l’interprétation volontariste de la vie intérieure, Charron s’y prend autrement que Bodin. Il ne subordonne par l’intellection à la volonté, mais il identifie l’appétit rationnel avec l’entendement. Pour lui, entendement et volonté ne sont que deux opérations de la même puissance assurant le fonctionnement dans les deux sens du commerce de l’âme avec le monde. Par l’entendement l’homme reçoit chez soi l’extériorité, par la volonté il expose son intériorité.144 Chez Charron, la capacité raisonnable garde son caractère infini, mais sans être tentée de s’épuiser en action. La droite raison de la Sagesse maintient la force du sujet en s’appliquant librement sur toutes les choses, mais son action relève des coutumes, des usages et des lois et rarement, quand une situation exceptionnelle le demande, de son propre jugement. Ce qui fait le caractère détourné de la prudence, chez Charron, c’est qu’elle s’exprime rarement par ses propres décisions. Par contre, la prudence, chez Bodin, est souveraine et do144

Sagesse, I, 17, 151-152

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mine les autres vertus. Dans le Paradoxon, la prudence remplit elle seule la notion de vertu. Dans la Sagesse, elle est à la fois à côté de la vertu, en tant que guide, mais en même temps elle en est une des dispositions morales. Ainsi, les chapitres pratiques du traité de Pierre Charron doivent être lus plutôt comme des exercices de jugement et moins comme une tentative de constituer un code de comportement. La vertu de l’honnête homme consiste dans sa souplesse obtenue par un entraînement spirituel (et physique) et non par la rigueur militaire. Remarquable par son courage si les circonstances le demandent, il brille plus dans la conversation et dans l’amitié que dans l’escrime et dans les stratégies de guerre. De ce fait, l’élaboration de son projet anthropologique est un essai pour rendre compte du caractère infini du jugement qui retient la démesure de l’entendement et de la volonté. Dans ce cas, la naturalité désigne premièrement l’ouverture de l’esprit qui s’efforce de ressembler à la variété universelle en se reproduisant sans s’épuiser. Les divisions entre le naturel et l’acquis et entre le privé et le public qui articulent la philosophie de la Sagesse se situent entre les deux moments de la morale : la spontanéité de la production de soi et l’élaboration ultérieure des comportements extérieurs. Il faut revenir sur cette jointure pour voir comment les deux domaines se déterminent réciproquement dans ce point qui constitue un des principes de la morale charronienne. Par rapport à Bodin, le théologal de Condom reformule totalement le schéma platonicien de la domination intellectuelle en formulant un avertissement sur les dangers contenus par la nature même de l’esprit. La prudence est cette mise en garde contre les excès spirituels immanents à la nature humaine. Charron découvre que le plus grand danger pour le coche de l’esprit ne vient pas des chevaux attelés, mais du conducteur lui-même. La violence de sa nature est déjouée par une raison biaisée qui remplace la droite raison aristotélicienne et qui agit par des techniques de détournement et de retardement. A la solution volontariste de

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Bodin, Charron oppose la procédure du jugement en tant que principe inhérent de la vie morale. Les forces rationnelles de la volonté et du jugement rendent compte du caractère infini du sujet moderne. Leur accomplissement est ajourné à jamais puisqu’elles ont pour finalité l’idéal utopique de la sagesse. Leur impossible aboutissement soulève le problème de la vie publique, qui représente la clôture fragile des agents moraux. La dispersion du discours sur la prudence correspond à la diversité qui règne dans la littérature sur les règles constitutives pour de la vie de l’honnête homme.

3. Les représentations de la vertu : la majesté et la discrétion

3.1 La question : discerner la peau et la chemise Le concept de la prudence s’articule à la jonction du domaine privé et du domaine public de notre existence morale. Les deux volets de la notion se développent respectivement dans une culture de soi formative et dans une représentation politique attentive. La difficulté de penser la prudence chez Charron est déterminée par la césure radicale qui sépare les deux espaces de la manifestation éthique. Il la présente sous la métaphore insolite du corps et du vêtement. L’extériorité a le rôle de couvrir en protégeant et en dissimulant le soi propre de chacun. « Au reste il faut bien sçavoir distinguer, et separer nous mesme d’avec nos charges publiques ; un chacun de nous joüe deux roolles et deux personnages, l’un estranger et apparent, l’autre propre et essentiel. Il faut discerner la peau de la chemise : l’habile homme fera bien sa charge, et ne laissera pas de bien juger sa sottise, le vice, la fourbe qui y est. Il l’exercera, car elle est en usage en son pays, elle est utile au public, et peut estre à soy, le monde vit ainsi, il ne faut rien gaster. Il se faut servir et se prevaloir de monde tel qu’on se trouve ; Cependant le considerer comme chose estrangere de soy ; sçavoir bien de soy joüyr à part, et se communiquer à un sien bien confident, au pis aller à soy mesme. »145

L’analyse du discours abstrait de la prudence est soutenue par un examen des pratiques morales. Le problème soulevé par la 145

Sagesse, II, 2, 415

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prudence en général était la dissémination du discours correspondant à la description d’un sujet fuyant. La prudence politique n’est pas seulement une espèce de la première vertu, qui avec l’art économique et la culture de soi, rendrait compte de l’ensemble de notre existence humaine divisée en intérêt public, intérêt familial et intérêt personnel. On ne peut en effet réduire ces rapports à une simple opération logique d’inclusion des notions, car les manifestations extérieures s’opposent à la vie intérieure. La prudence charronienne se présente sous la forme d’un paradoxe. La principale tension qui constitue le concept de l’intelligence pratique chez Charron est l’opposition entre la culture de soi et les manifestations publiques. Les pouvoirs rationnels de la volonté et du jugement s’exercent dans des contextes politiques et sociaux qui forment le type humain promu par la philosophie humaniste, par la littérature de cour ou par les traités de pédagogie préclassique. Dans ce contexte, la prudence reçoit son acception la plus restreinte, celle de guide de l’action politique, étant en quelque sorte une application des deux autres significations que nous avons identifiées, respectivement de régime de fonctionnement de la raison et de mesure de la justesse du comportement humain. Contrairement à une solution volontariste où la praxis expose le contenu de l’intelligence, dans la philosophie de la Sagesse, l’exercice public obscurcit la réalité de la conscience. A cause de ses préoccupations pédagogiques, Charron a pu passer pour un utopiste cherchant à imposer un idéal de sagesse.146 De fait, le prédicateur français s’avère être un penseur réaliste qui intègre la politique dans son enquête sur les rapports essentiels pour l’homme. D’une part, les relations sociales circonscrivent et déterminent la vie privée et d’autre part, elles offrent une scène pour l’éventuelle manifestation de la noblesse de l’âme. Si le sage agit de la même manière dans la solitude et parmi ses congénères, il ne suspend pas pour autant la limite 146

Giampiero Stabile, op.cit, pp. 150-152

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entre ces deux régimes de l’existence. Devant ce paradoxe constitutif de la philosophie charronienne, deux attitudes de la critique historique nous ont paru exemplaires : soit le commentateur essaie de résoudre la contradiction et de trouver une issue, soit il admet que la Sagesse se nourrit de cette rupture originaire. Il y a une détermination réciproque complexe entre le privé et le public. L’édification rationnelle de l’âme n’anticipe pas simplement l’exercice du pouvoir princier dans le sens où l’intellect règne sur l’âme comme le monarque sur le peuple.147 Ce schéma platonicien est déconstruit à l’aide de la droite raison qui se positionne transversalement par rapport à la hiérarchie classique des puissances humaines. Ainsi, le jugement n’est pas une volonté qui diffère ses décisions, mais une faculté autonome. C’est lui qui joue le rôle de principe de la retenue qui indique la liberté de pensée du sujet. Pour sa part, la volonté est le principe actif concernant l’accomplissement des obligations extérieures. Charron opère un renversement du volontarisme : le jugement devient le moteur du dynamisme intérieur qui se manifeste par d’enrichissantes expériences de soi et la volonté reste la faculté responsable de la stabilité sociale et politique du sujet. La finalité déclarée de la Sagesse est de préparer l’homme pour le monde. Ainsi, le sens commun, l’opinion populaire et l’utilité publique, notions le plus souvent négativement connotées par le discours sapiential du traité, sont toujours prises en compte par Charron dans l’élaboration de son projet anthropologique. L’opposition de l’honnête homme aux choses mondaines n’est pas une démission solitaire, mais une participation critique. Le rôle premier de la prudence politique dans la morale charronienne est l’instruction. Le sage doit être renseigné sur la nature des républiques, des peuples et du pouvoir. Ainsi, le disciple de la doctrine de la Sagesse est prévenu du caractère historique et politique des sujets moraux. L’exégèse a peut-être moins insisté sur l’importance de la lecture des historiens anciens et modernes 147

Idem 

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dans la constitution du scepticisme préclassique moderne. Un des maîtres des nouveaux pyrrhoniens est Tacite. Nous pouvons reconnaître dans la construction de la perspective aristocratique de Montaigne certains éléments de la position sénatoriale de l’historien romain. L’essayiste reprend la nostalgie tacitienne pour l’ancienne république romaine et ses valeurs morales. Ces regrets pour une situation originaire sont absents chez Charron.148 De même, l’auteur des Annales transmet aux modernes une vision pessimiste quant à la possibilité de l’harmonisation du bien éthique avec l’ordre politique. Mais son négativisme philosophique gagne une valeur didactique, l’histoire devenant l’excellent guide de l’action publique. Cette conception est soutenue par une exposition dramatique du récit, la lecture moderne insistant sur les motivations et sur les avertissements des futurs affrontements mis en scène dans les chroniques de Tacite.149 Le deuxième rôle de la prudence politique est de tracer le cadre de la représentation de soi dans le monde. Contrairement à la vertu philosophique qui est une réflexion enrichissante de chacun sur ses propres ressources, la vertu politique est formulée principalement en rapport avec les autres. Le lecteur de la Sagesse occupe une place définie dans la société qu’il ne tente pas de transgresser, mais de remplir de son mieux. Cette caractéristique du sujet moral charronien est strictement liée à son historicité et au caractère dramatique de ses manifestations publiques. Dans l’élaboration de la philosophie de Charron, il faut noter outre les influences de Tacite et de la littérature formative de l’homme de cour, celle de Machiavel. Le grand penseur florentin n’est cité Nous les rencontrons sous la forme de l’opposition entre la Rome impériale savante et décadente et la Rome républicaine, innocente et vertueuse. Ce rapport revient souvent sous la plume de Charron surtout dans le chapitre 14 du Livre III, « Devoirs des parens et enfans ». Mais il s’agit plutôt d’un topos de l’époque que d’un élément constitutifs de la pensée de la Sagesse. 149 Jan Waszink, Introduction, in Politica : six books of politics or political instruction, trad. et introd. Jan Waszink, Royal van Gorcum, Assen, 2004, pp. 150-152 148

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que pour être réfuté dans les diverses stratégies argumentatives de Charron, mais sa présence oblige le discours de la Sagesse à des réévaluations considérables et à des détournements essentiels. Dans l’œuvre du penseur français, de la même façon que chez Machiavel, l’acteur moral, et surtout le prince, est reconnu par les autres en fonction de qualités qu’il expose dans la scène publique.150 Pour pouvoir jouir de son intériorité, l’honnête homme de Charron agit de manière juste devant les autres. Chez les personnes qui n’ont pas de fonctions publiques, la scission peut ne pas être évidente, mais plus nous nous approchons du centre du pouvoir, plus il devient impossible d’apprécier les gestes politiques selon les critères de la morale privée. Au-delà des rôles d’instruction sur des questions politiques et de mise en scène d’un personnage public, le thème de la prudence politique soulève un important problème de structure philosophique et d’organisation textuelle de la pensée de la Sagesse. L’influence la plus directe dans la théorie de la prudence politique de Charron est due au traité de la Politique de Lipse, livre dont l’auteur français prétend avoir pris la moelle.151 Lipse se targue d’avoir institué un nouveau genre littéraire. Dans la Politique, il met en ordre et commente un nombre impressionnant de sententiae tirées des œuvres des philosophes anciens. L’auteur flamand affirme avec égale raison que dans cet ouvrage tout lui appartient, pour ce qui est du rangement des propositions et que rien n’est sien, pour ce qui est de l’origine des textes.152 Lipse et Charron reprennent la moelle de l’autorité des 150 « Laissant donc de côté les choses imaginées à propos d’un prince et examinant celles qui sont vraies, je dis que tous les hommes, et surtout les princes, car ils sont placés plus haut, sont désignés par certaines de ces qualités qui leur procurent blâme ou louange. », Machiavel, Le Prince, éd. cit., XV, 7 151 Sagesse, III, De la prudence du Souverain pour gouverner estats, Préface, 549-550 152 Lipse, éd.cit (cf. note 5) De consilio et forma nostri operis, « Nam inopinatum quoddam stili genus instituimus : in quo vere possim dicere, omnia nostra esse, et nihil. » p. 232, 1

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anciens pour donner vie à de nouveaux concepts intellectuels servant à comprendre l’action politique moderne. Néanmoins, dans de la Sagesse, les citations ne jouent pas un rôle aussi important que dans le traité du savant anversois. Une autre différence vient du fait que chez Charron, la vie politique est incluse dans une vision anthropologique plus ample. Le politique est un élément de l’articulation charronienne entre public et privé. Dans cette perspective, ce qui importe, dans la figure du prince, c’est son exemplarité. Pour comprendre le sens de la fonction princière, la philosophie doit chercher là où il se manifeste de la façon la plus éclatante. Du point de vue de l’intériorité, des plaisirs personnels, du libre choix des amis et de la liberté du mouvement, le souverain est la personne la plus malheureuse.153 Pour lui, tout est réduit aux devoirs et aux cérémonies. A partir de l’absence d’intériorité du prince, nous pouvons comprendre l’existence publique de chacun. Pour comprendre l’opposition entre la liberté intérieure du jugement et la soumission complète de la volonté, nous devons aborder, dans un premier temps, les interprétations données aux problèmes juridique dans la philosophie de Charron. Les lois représentent la structure de la vie communautaire. La manière de les accepter et de les appliquer rend compte du positionnement du sujet moral par rapport à la chose publique. L’analyse charronienne de la vie politique s’inspire en grande partie des écrits lipsiens. Ainsi, la compréhension de l’action chez Pierre Charron nous oblige à passer en revue les formes de la prudence, théorisées par Juste Lipse. Elles sont incarnées par l’image majestueuse du prince, qui certifie les actes de gouvernement, et par la figure discrète du conseiller, qui les justifie grâce à l’étendue de son savoir. L’auteur de la Sagesse intègre les résultats des recherches entreprises par le savant flamand dans une méditation ample sur le rapport entre les exigences morales de l’individu et les nécessités politiques de la communauté. Sa pen153

Sagesse, I, 49, 323-328

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sée se nourrit également de son expérience personnelle des guerres de religion. Le fanatisme des parties impliquées le pousse à une nouvelle conception de l’éthique, qui n’est plus formulée en termes de devoirs de la conscience, mais en termes de liberté de jugement. Reconnaissant l’autorité du souverain et celle des coutumes, Charron présente un modèle d’indépendance du sujet moral, permise par sa discrétion publique. Ainsi, il développe quelques idées de Montaigne, qui pouvait se servir de son honnêteté comme d’un instrument politique puisqu’il se refusait à exercer le pouvoir. A l’inverse, Charron propose de regarder les réglementations du cadre de la vie commune dans la perspective de l’universalisme du jugement. Les ordres particuliers qui organisent les communautés deviennent des occasions de manifestation de la liberté de la raison. 3 .2 A la recherche d’un outil conceptuel : le maniérisme philosophique Quelques éclaircissements sur le dilemme intérieur/extérieur dans la Sagesse viennent de l’exégèse de la question de la loi chez Charron. Au plan de la philosophie juridique, le rapport entre la méditation personnelle et la manifestation publique est reflété par l’opposition entre la justice philosophique et la justice politique. La première désigne un devoir rigoureux du sage envers soi-même, la seconde règle la vie communautaire en général et personne n’échap­ pe à son emprise. La justice politique est universelle dans le sens où elle vise tout le monde, mais elle est particulière en fonction de ses applications historiques et géographiques. En son absence il n’y a pas de vie sociale, mais chaque communauté revendique l’universalité de son propre système légal. L’intérêt de la question juridique pour le paradoxe de la Sagesse vient de ce que l’acte du législateur est fondateur et formateur pour la vie en société. Par la loi, le pouvoir public s’expose devant les gens et encadre leur existence. L’attitude de Charron

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devant la représentation du pouvoir est paradoxale : d’une part, il la vide de tout contenu intrinsèque, de l’autre il recommande la soumission absolue. Le problème peut avoir deux solutions : soit nous sommes devant une pensée sceptique qui ne va pas jusqu’au bout, soit ce paradoxe peut trouver sa place au sein de la conception charronienne. 3.21 L’échec du droit naturel laïque

Pour Anna Maria Battista, la philosophie de l’extériorité chez Charron s’inscrit dans un mouvement de réflexion critique sur la jurisprudence naturelle catholique. Le droit naturel est un des principes de la conception absolutiste qui garantit le pouvoir du souverain par des normes préétatiques de contenu fixe et universel. Ces règles générales sont confirmées par la volonté divine qui assure l’identité entre les dispositions des lois et les limites du juste. Montaigne et Charron soumettent cette philosophie à la critique par un questionnement empirique et positif des principes des lois.154 Plusieurs processus ont préparé cette crise. Premièrement, c’est l’affirmation du droit national français par rapport à l’école romaniste. Au XVIe siècle, sans mettre en doute l’existence du droit naturel, Hotman et Bodin analysent ses applications particulières, conditionnées par des traditions locales et par des caractéristiques géographico-historiques. Deuxièmement, traversant une grave crise spirituelle, les intellectuels de la fin de la Renaissance se retrouvent dans les thèses de Sextus Empiricus, à partir desquelles ils formulent un néoscepticisme politique et juridique. Troisièmement, nous devons mentionner le relativisme introduit par les récits des voyageurs et par le choc de la découverte du Nouveau Monde.155 D’ailleurs, Charron reconnaît volontiers l’influence que les transformations radicales des connais154 Anna Maria Battista, Alle origini del pensiero politico libertino. Montaigne e Charron, Milano, 1966, p. 133 155 Ibid., pp. 135-141

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sances géographiques ont eu sur sa pensée. Il invoque les changements d’opinion qui caractérisent l’évolution de la cosmologie et de la géographie comme un argument de poids en faveur de son pyrrhonisme.156 Selon Anna Maria Battista, le théologal de Condom arrive à élaborer une vision sceptique plus complète que celle de Montaigne. Dans sa lecture, il y a toujours dans les Essais l’exigence d’établir un critère objectif de la justice dans l’observation des phénomènes socio-politiques. Cette demande de légitimer le droit serait visible surtout dans ses commentaires sur la législation naturelle des sauvages.157 La chercheuse italienne souligne que Montaigne relègue le modèle d’un code des lois primitives et ingénues sur le plan d’une simple évasion intellectuelle, sans se faire d’illusions sur l’état de corruption du caractère naturel des peuples européens. Néanmoins, le procédé littéraire de la reconstruction abstraite d’une société originaire, juste et parfaite, constitue le point de reconnaissance d’un critère absolu et objectif qui éloigne Montaigne de l’utilitarisme développé dans les écoles philosophiques de l’hellénisme tardif.158 Au contraire, la pensée de Charron ne peut plus soustraire au processus dissolvant de la critique certaines valeurs absolues capables de fonder des formes de vie en société. De cette façon, il ne suit plus Montaigne dans le recours abstrait au mythe de la communauté primitive, dépositaire des principes originaux de la nature.159 Le seul enseignement possible que le philosophe trouve dans la découverte des peuples de l’Amérique est la considération relativiste de toutes les constitutions sociales. Engagé dans une déconstruction radicale du droit naturel, Charron défait toute illusion de jurisprudence universelle liée au mythe du bon sauvage. Pour lui, l’homme est si éloigné de la nature que pour Sagesse, II, 2, 407-409 Battista, op. cit, pp. 151-152 158 Ibid., pp. 153-154 159 Ibid., p. 154 156 157

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connaître ses lois le savant doit enquêter auprès du règne animal plutôt qu’auprès de ses congénères. Pourtant, Anna Maria Battista conteste une interprétation purement pyrrhonienne des écrits de Charron, où son orthodoxie politique absolutiste serait simplement circonstancielle. Elle met en évidence l’exigence charronienne de reconstruction morale et l’essai de dépassement du relativisme gnoséologique qui anime le projet de la Sagesse.160 A cette fin, le philosophe renaissant élabore une conception éthique d’inspiration stoïcienne qui vise à soustraire l’homme à l’emprise des coutumes et des conventions, pour trouver les normes du comportement naturellement correct. La définition d’une morale laïque aurait pu fournir à Charron les principes de constitution d’un droit naturel autonome par rapport aux valeurs théologiques et opposé aux structures coutumières des pays européens. Pourtant, l’auteur français s’est contenté de surmonter le scepticisme dans le cadre de l’éthique individuelle. Il reconnaît à l’homme singulier la capacité de soumettre son comportement aux principes absolus et objectifs de la nature, mais il nie cette possibilité aux gens en tant que membres d’une communauté.161 Une telle position nous informe sur le moment historique qui détermine l’élaboration de la philosophie de la Sagesse et qui se caractérise par une crise du rapport entre l’individu et l’Etat. Le perfectionnement de la vertu est conçu en tant que phénomène purement intérieur, l’autorité étatique n’ayant aucune finalité morale. Anna Maria Battista explique la rupture entre le privé et le public, plus explicitement entre la morale stoïcienne personnelle et la vision sceptique de la société, par des raisons historiques et psychologiques. A la base de cette dislocation philosophique, on trouverait l’observation douloureuse du déchirement national provoqué par les guerres civiles et le désir d’éloignement de cette 160 161

Ibid., p. 159 Idem

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réalité tumultueuse.162 En même temps, l’auteur s’oriente vers une justification utilitariste de l’autorité et des systèmes de normes sociales.163 Les lois correspondent à des situations historiques et à des nécessités concrètes, sans rapport avec une raison supposée immuable. Suivant la philosophie développée par Pyrrhon et Carnéade, Charron réduit la valeur des lois à leur fonction coercitive.164 La nouveauté de Charron par rapport à ses contemporains est l’application du scepticisme dans les analyses juridiques et politiques. L’auteur ne lit pas l’histoire pour trouver les normes universelles ou les directions de son cours général, mais pour prouver son relativisme.165 Finalement sa philosophie est la plus propre à soutenir les tendances centralisatrices qui mènent à la création de l’Etat absolutiste, car elle affranchit le pouvoir souverain des limites morales imposées par la théorie du droit naturel.166 Toutefois, le pyrrhonisme moderne soutenu par Charron se distingue au moins sur un point du scepticisme antique. Le philosophe français ne propose à aucun moment le relativisme moral comme solution générale aux questions d’éthique. Sa conception du juste et de l’honnête semble correspondre à une acceptation de valeurs universellement valides.167 Pour Anna Maria Battista, la fermeté éthique charronienne dans le domaine privé est le résultat d’une lecture particulière de Montaigne. Ainsi, les concepts exposés de manière dubitative dans les Essais deviennent dans la Sagesse des affirmations apodictiques.168 Bref, pour l’historienne italienne, le scepticisme français se présente comme un phénomène complexe, avec des traits contradictoires. Montaigne aban­ donne le relativisme sur le plan de l’observation sociale en faisant Ibid., pp. 160-161 Ibid., p. 180 164 Ibid., p. 183 165 Ibid., p. 185 166 Ibid., p. 186 167 Ibid., pp. 191-192 168 Ibid., pp. 196-197 162 163

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appel à l’exercice intellectuel et littéraire de la fiction de la communauté naturelle. En revanche, Charron dénonce tout naturalisme politique pour essayer de surpasser le doute pyrrhonien, mais seulement dans le cadre d’une éthique personnelle. La justice reste pour Charron un principe univoque, mais elle est impossible à appliquer intégralement à cause de la faiblesse de la nature humaine. De cette manière, l’œuvre de Charron est obligée d’embrasser ce que la chercheuse italienne appelle une crise de la notion objective de la justice,169 expression qui désigne le conflit entre la justice philosophique et la justice pratique. Pour Battista, le problème dépasse la sempiternelle question de la dérogation des normes morales dans des situations exceptionnelles. Charron met à l’épreuve le contenu même de la notion de justice. Comme l’action politique, la loi est soumise à deux principes : la nécessité et l’utilité. D’ailleurs ces deux termes finissent par s’identifier parce qu’une action politique ou un acte normatif ne peuvent être qualifiés de nécessaires que selon des critères utilitaristes.170 Ainsi, les gestes gouvernementaux et les arrêts législatifs reçoivent une acception nouvelle, lorce qu’ils sont qualifiés simplement par leur finalité, la réalisation de l’avantage personnel et collectif. Affranchi des canons éthiques, l’acteur civil juste se manifeste en rapport avec les nécessités, en essayant de conformer ses entreprises aux lois de l’utilité. Inversement, l’injuste est celui qui agit au nom des normes abstraites de la morale, souvent contraires aux exigences de l’Etat.171 Cette position est la conséquence d’une crise des fondements mêmes de la conception de la vie politique qui s’oppose aux valeurs idéales et qui suit des principes pragmatiques. Pour Battista, la tension entre les valeurs et l’action n’est pas explicable dans le cadre d’un système unitaire de la pensée de Charron. Elle rend compte de la psychologie de l’auteur. De son point de vue, la Ibid., p. 191 Ibid., p. 199 171 Ibid., pp. 199-200 169 170

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Sagesse n’est pas simplement une doctrine politique, mais l’image de l’état d’âme de toute une génération intellectuelle déchirée entre l’attachement aux valeurs traditionnelles et la nécessité de produire des outils nouveaux pour comprendre leur époque.172 3.22 Conventionnalisme juridique et maniérisme philosophique

Emanuele Castrucci voit l’œuvre de Charron comme un tournant historique radical dans la réflexion philosophique sur l’Etat. Avec la Sagesse, la page de la pensée organiciste est tournée, pour faire place à une perspective conventionnaliste de la communauté. La nouvelle vision s’appuie sur deux principes : l’individualisme et l’absolutisme.173 Ces deux termes apparemment opposés se rejoignent parce que la recherche du développement individuel exige une protection externe qui ne peut être assurée que par l’autorité publique.174 Paradoxale à première vue, cette synthèse intellectuelle est opérée grâce à par une nette séparation des domaines de l’intériorité et de l’extériorité. S’opposant aux diverses tendances volontaristes de la philosophie, Charron conçoit une morale rationnelle qui accorde une place de choix à la liberté intérieure et qui assure le respect de l’ordre positif. L’indépendance du jugement ne contredit jamais l’autorité publique, étant orientée vers une réforme personnelle.175 Pour Castrucci, le conformisme politique se nourrit de la reconnaissance maniériste des caractères ultimes, abyssaux et mystiques de l’autorité.176 Il approfondit ainsi une intuition de Roman Schnurr qui avait associé le maniérisme politique à l’angoisse qui avait suivi les guerres civiles. Les fondements sacrés du pouvoir Ibid., p. 204 Emanuele Castrucci, Ordine convenzionale e pensiero decisionista. Saggio sui presupposti intellectuali dello stato moderno nel seicento francese, Dott. A. Giuffrè Editore, Milano, 1981, p. 66 174 Ibid., pp. 66-67 175 Ibid., pp. 68-69 176 Ibid., p. 70 172 173

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ont été ébranlés, mais il n’y a pas d’autre solution que de continuer à les soutenir.177 Plus explicitement, Castrucci saisit une zone d’ombre, délibérément élaborée par Charron, qui dissimule sa réflexion sur la valeur ultime et fondatrice de son œuvre juridique et philosophique. Cette zone d’ombre est présupposée et passée sous silence dans tout le traité, car elle ne désigne que la simple et intolérable absence d’un principe premier. Une conséquence de cette position est l’apologie de la force existante. La justification de l’autorité en place se produit en même temps que le désenchantement des valeurs traditionnelles.178 Selon Emanuele Castrucci, le problème du principe premier absent est pensé à travers toute l’œuvre de Charron, premièrement sous la forme du rapport entre le droit naturel et l’ordre positif et deuxièmement sous la forme du rapport entre l’individu et la souveraineté étatique.179 Ainsi, il réfute l’explication historico-psychologique de Battista. Le refus d’une laïcisation complète de l’absolutisme et la synthèse entre les éléments moraux modernes et les principes politiques traditionnels sont propres aux penseurs politiques de la Contre-Reforme. Or, Charron, malgré la circonspection compréhensible de ses formules n’appartient pas à cette catégorie intellectuelle.180 Fidèle au maniérisme politique, il dissimule son scepticisme dans un discours orthodoxe de la théorie de l’Etat.181 Les précautions qu’il prend ne mettent pas en question son relativisme. En effet, il n’est pas possible d’accepter une lecture littérale des passages dans lesquels Charron semble fonder l’autorité sur des bases naturelles et religieuses. Le pyrrhonisme élimine toute objectivité dans le domaine des valeurs.182 La manifestation du pouvoir est Roman Schnurr, Individualismus und Absolutismus, zur politischen Theorie vor Thomas Hobbes, 1600-1640, Duncker & Humbold, Berlin, 1963, p.58 178 Emanuele Castrucci, op. cit, 70 179 Ibid., p. 71 180 Ibid., p. 72 181 Ibid., pp. 72-73 177

182

Ibid., p. 73

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considérée positivement par Charron non en rapport avec son origine ou avec les limites morales de la loi de la nature, mais en fonction de ses finalités. Ainsi, sa fin principale devrait être le maintien de l’ordre et de la paix. Un autre aspect du maniérisme de Charron est la reprise de l’ancienne scission métaphysique entre l’essence et l’apparence dans la dialectique de l’intérieur et de l’extérieur. L’opposition charronienne constitue un moment important de la séparation moderne entre privé et public.183 Par ce mouvement, il réduit les formes sociales au jeu exclusif des apparences qui trouvent leur fondement dans leur utilité. Dans une perspective historiciste et antimétaphysique, la Sagesse considère la contingence comme l’unique et l’exclusive réalité. Tout rationalisme moral est rejeté puisque, malgré ses prétentions, il ne peut rendre compte que d’une situation humaine particulière. Chaque système de valeurs est l’expression d’une hiérarchie communautaire spécifique.184 Il traduit la constitution d’un Etat qui ne peut plus définir sa légitimité que par sa fonction coercitive.185 Devant la raison de l’autorité, l’individu se définit par une liberté purement intérieure. Les commentaires sur la philosophie juridique de Charron nous offrent des instruments conceptuels puissants pour comprendre son œuvre. Les efforts des exégètes mettent à jour une philosophie qui devant la crise religieuse et politique ne se réfugie pas dans d’amples constructions intellectuelles et ne se résume pas à une lamentation moralisante. L’originalité de Charron consiste à intégrer les déchirements de son siècle à sa pensée. Bien que sa théorie du droit puisse être lue comme un pas vers la constitution d’un droit naturel laïque, il ne faut pas perdre de vue l’économie interne de la Sagesse qui a pour but la réalisation d’une anthropologie autonome. Ce projet ne peut être considéré comme un échec qu’en assumant une perspective historique. Il Ibid., p. 80 Ibid., pp. 75-76 185 Ibid., p. 79 183 184

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n’était pas dans l’intention de Charron de reconstruire la droit naturel en vue de la paix, mais d’accepter le conflit au sein de son œuvre. Pour comprendre cette interprétation, la clé de lecture proposée par Catrucci nous paraît extrêmement profitable. Premièrement, le chercheur inscrit la réflexion de Charron dans la diversité des efforts artistiques et littéraires du XVIe siècle, décrits habituellement sous le nom de maniérisme. A la variété des manifestations de ce courant correspond une riche production exégétique qui commence dès la bella maniera de Vasari186 et dépasse largement le domaine de l’histoire et de la critique d’art, englobant des développements dans la psychiatrie et la philosophie.187 Comme nous venons de le constater, pour Castrucci, la maniérisme philosophique définit le rapport de l’individu à l’autorité et la justification du pouvoir en place. Le sujet politique accepte la domination pour des raisons utilitaristes, mais sa soumission passe par le détour des arguments traditionnels qui sont réduits à une fonction rhétorique et représentative. La majesté souveraine n’a pas d’autres fondements que ses apparences et sa mise en scène. Nous pensons qu’il est possible d’exploiter la suggestion de Castrucci en étendant la théorie du maniérisme à l’ensemble du rapport intérieur/extérieur chez Charron. De cette façon, le concept de maniérisme désignerait le caractère dissimulateur et artificieux de toute manifestation humaine.188 Dans ses rapports publics, l’honnête homme assume complètement son personnage 186 James V. Mirollo, Mannerism and Renaissance Poetry. Concept, Mode, Inner Design, Yale University, 1984, pp. 4-20 187 Ludwig Binswanger, Trois formes manquées de la présence humaine. La présomption, la distorsion, le maniérisme, trad. J.-M. Froissart, Le Cercle Herméneutique, Puteaux, 2002 188 Ibid., p.204, Biswanger cherchant les traits communs du maniérisme dans la langue usuelle et dans la critique de l’art conclut : « Aussi bien dans le maniérisme que dans le maniérisme artistique, tout vise, comme nous l’avons vu, à éviter l’inquiétante étrangeté de «l’angoisse de vie et de mort» et à la dissimuler sinon à soi-même, ce qui est, comme nous l’avons dit, impossible, du moins au monde commun en mettant le «masque» (= le modèle) le plus parlant, voire le plus criant possible »

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comme si sa position était naturelle. Généralement, sa fonction lui demande d’accomplir ses devoirs entièrement. Il n’y a que la fonction princière qui réclame le débordement de la magnificence. Dans ce cas nous ne sommes plus dans le domaine de la justesse naturelle, mais dans celui de l’exubérance divine. Mais l’honnête homme représente seulement d’une manière parfaite sa place dans l’ordre politique de sa communauté. Sa naturalité découle de la façon détachée avec laquelle il joue son rôle. De même, la divinité du prince s’appuie sur sa représentation resplendissante. Nous avons déjà signalé la parenté de la philosophie de Charron avec la littérature formative de l’homme de cour. Ainsi, Castiglione, par exemple, désigne sous le terme de sprezzatura la construction volontaire d’une attitude naturelle. La sprezzatura est l’art d’être désinvolte. C’est une technique d’apparaître qui cache ce savoir-faire. Elle est fondée premièrement sur les ressources intérieures de chaque courtisan et sur l’étude attentive de sa propre personne. Deuxièmement, elle suppose des exercices sévères et une pratique réfléchie de ce qu’il est juste de faire en chaque situation. Le sens de tous ces efforts est de les dissimuler complètement.189 L’homme qui possède cette qualité accompagne ses gestes, ses répliques et ses décisions par un détachement souverain qui montre un désengagement par rapport aux intérêts particuliers et une sollicitude aimable envers les autres.190 Le contraire de cette désinvolture est l’affectation qui est une manière de comportement désagréable par l’excès de tension contenue dans des gestes crispés et par une attention excessive montrée aux proches. 189 cf. Baldassar Castiglione, Le Livre du Courtisan, I, XXVI, trad. Gabriel Chappuis, Flammarion, 1991, p.55 « Pour cette raison, on peut dire que le véritable art est celui qui ne paraît pas être de l’art, et on doit par-dessus tout s’efforcer de la cacher, car, s’il est découvert, il ôte entièrement le crédit et fait que l’on est peu estimé. Et je me souviens d’avoir lu jadis que certains anciens orateurs des plus excellents s’efforçaient, entre autres habilités, de faire croire à chacun qu’ils n’avaient aucune connaissance des lettres ; et en dissimulant leur savoir, ils faisaient croire que leurs discours étaient fait très simplement, selon ce que leur suggéraient la nature et la vérité plutôt que l’étude et l’art… » 190 Idem

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Un des modèles de Castiglione est la rhétorique romaine. Ainsi, Quintilien avait déclaré ennemie du bon discours l’afféterie obtenue par l’abus des expressions rares.191 Le but du rhéteur est la clarté, mais cette transparence ne s’identifie pas aux termes confus de la langue populaire. C’est une simplicité longuement travaillée. La sprezzatura est une règle des relations sociales, car elle est une mise en scène non ostentatoire des ses propres mérites. Elle implique une distance par rapport à soi-même, obtenue grâce à la pratique d’une ironie d’inspiration socratique.192 Charron, qui avait lui aussi connu la vie de cour,193 étend ce genre d’observations à l’ensemble de la société. Dès lors vivre dans le monde oblige le sujet moral à recourir à des artifices et à des détournements. Pour lui, le maniérisme désigne l’apparition dissimulatrice de l’homme dans ses rapports personnels et sociaux. A côté du maniérisme politique mis en évidence par Castrucci et du maniérisme philosophique que nous avons tenté de dégager, un troisième sens de ce concept s’impose à partir de l’observation de l’écriture charronienne. Le ralliement de l’auteur de la Sagesse au maniérisme peut aussi éclairer son rapport transversal à la tradition. La clarté classique, la belle manière dans la pensée est recherchée par l’intermédiaire des citations, des lieux communs et des paraphrases à partir desquels il bâtit un sens nouveau. Parce que le fondement qui justifiait l’autorité traditionnelle est perdu, le philosophe cherche refuge dans les anciennes représentations de la pensée. Quintilien, Institution oratoire, I, 6, 41 Dans un autre ouvrage classique de la littérature de cour, Giovanbattista Giraldi Cinzio parle de « la gentile ironia » qui est une manière courtoise d’attenuer ou de cacher ses merites par la simulation de la modestie. cf. Giovanbattista Giraldi Cinzio, L’uomo di corte. Discorso intorno a quello che si conviene a giovane nobile e ben creato nel servire un gran principe, Walter Moretti (éd.), Mucchi Editore, Modena, 1989, pp. 24-25 193 Il a rempli la fonction de prédicateur ordinaire à Nérac pendant le séjour de la reine Margueritte. Cf. J. B. Sabrié, De l’humanisme au rationalisme. Pierre Charron (1541-1603). L’homme, l’œuvre, l’influence, Slatkine Reprints, Genève, 1970, p. 35 191 192

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3.3 Les arcanes du savoir La théorie charronienne de l’action civique est une interprétation critique des thèses politiques de Juste Lipse. Par le savant assemblage des citations, des exemples et des commentaires que constitue sa Politique, Juste Lipse s’inspire de la tradition de la philosophie morale ancienne et s’inscrit dans la lignée de la réflexion historique gréco-latine. Ainsi, cette écriture philosophique opère un double mouvement revendiquant l’autorité antique pour affirmer sa propre originalité. Ces rapports complexes sont guidés par l’idée de droite raison qui organise l’existence publique et détermine la vie privée. La distinction de Charron entre le sens philosophique et le sens publique des qualités morales repose sur celle de Juste Lipse entre vertu et prudence. Chez Lipse, la réunion des vertus est organisée par la constance, la force intérieure qui permet à l’homme de garder son équilibre devant les bouleversements heureux ou malheureux de la fortune.194 La vertu et la prudence sont les principes de la vie civile, définie comme l’existence en communauté, appréciée par les participants, en vue de l’avantage partagé et de l’utilité réciproque.195 L’articulation entre la morale et l’art du gouvernement représente le lien entre les deux traités de Lipse, De la constance et la Politique. Elle se construit à partir de l’acception politique des principes de la vie commune : la constance est enseignée au peuple pour lui inculquer la patience et l’obéissance, la prudence est révélée au prince pour l’instruire à l’art du gouvernement. La constance est assignée à la 194 « J’appelle constance la juste et ferme force d’un esprit qui n’est point élevé ou abaissé de ce qui est externe ou fortuit », Juste Lipse, Les deux livres de la Constance. Esquels en forme de devis familier est discouru des afflictions, et principalement des publiques, et comme il se faut résoudre à les supporter, Traduction anonyme du latin, Edition de Tours (1592), Editions Noxia, Paris, 2000, I, IV, p. 27 195 Lipse, Politica, I, 1, p. 260, 12-14, « Vitam Civilem definitio, QUAM IN HOMINUM SOCIETATE MIXTI DEGIMUS ? AD MUTUA COMMODA SIVE USUM »

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multitude destinée à la soumission, alors que la prudence est affectée au petit nombre pressenti pour le commandement.196 Le savant flamand invoque l’autorité de Platon et d’Aristote pour présenter la prudence comme guide non seulement de la vie civile, mais en même temps de la vertu.197 En son absence, la force morale reste impuissante. Principe directeur de la vie civile, elle est définie comme connaissance et choix des choses qui en public et en particulier, doivent être évitées ou désirées.198 En conséquence, la constance est nécessaire à tous en tant que sujets de la fortune. Mais très peu sont destinés à faire la fortune des autres. Ces derniers recevront une instruction spéciale constituée par la science de la prudence. Implicitement, Lipse thématise le statut du savant. Son détachement relatif devant les troubles politiques vient de son cosmopolitisme, qui est fondé dans sa connaissance des choses naturelles et des choses humaines.199 Ce savoir l’autorise à 196 Ibid., prelim. 4, p.230, 8-13 « QUIQUIS es Lector, paullum in vestibulo hoc siste. Non diu te morabor, nec ambitiose addam muneri meo pompam : saltem Consilium instituti operis nosce, et eius Formam. Quod nunc tibi damus, POLITICA esse vides. in quibus hoc nobis consilium, ut quemadmodum in Constantia cives formavimus ad patiendum et parendum, ita hic eos qui imperant, ad regendum. » 197 Ibid., I, 7, p.282, 15-18 ; Lipse renvoie à Platon, Menon, 97 c1, « la prudence seule est capable de diriger l’action correctement » et Aristote, Ethique à Nicomaque, 1144b31, « …il n’est pas possible d’être homme de bien au sens strict, sans prudence, ni prudent sans la vertu morale. » 198 Ibid., I, 7, p. 282, 22-23 « INTELLECTUM ET DILECTUM RERUM, QUAE PUBLICE PRIVATIMQUE FUGIENDE AUT APPETENDAE » 199 Les deux arguments se trouvent dans : a) argument de la connaissance naturelle, Constance, I,XI, pp.53-54 « … je vous fais entendre ce grand secret, c’est que si vous considérez l’homme en tout, vous trouverez que tous les endroits qu’on dit être son pays ne le sont point, et que possible on peut bien déterminer une patrie aux corps, mais non à l’esprit, qui étant tombé de ce haut domicile, a toute cette Terre comme pour prison et garde. Car le ciel est son vrai et naturel pays, auquel nous devons aspirer, pour dire de bon cœur avec Anaxagore, auquel le sot vulgaire demandait s’il n’avait point souci de son pays : voilà mon pays, et qu’ainsi nous dressions le doigt et l’entendement vers le ciel. »

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entreprendre des ouvrages politiques, car s’il n’a pas d’expérience directe, il connaît pourtant les enseignements et les exemples du passé. Nous pouvons déceler deux aspects dans la politique lipsienne : une réflexion sur le rôle du savoir dans l’art du gouvernement et une théorie de l’action du pouvoir. Ces deux directions de recherche sont incarnées respectivement par les figures du conseiller et du prince. 3.31 Les dangers de l’intelligence : apologie des esprits émoussés

L’initiation du prince à l’art du gouvernement est une science tirée de l’histoire vécue et des ouvrages des historiens. Etre audessus des autres se justifie par l’acquisition de l’expérience des plus illustres prédécesseurs, ajoutée à sa propre habileté. Ainsi, la prudence est engendrée par l’usage et par la mémoire.200 L’usage est défini comme la connaissance des choses humaines vues et traitées par soi-même. La mémoire est obtenue par ouï-dire ou par la lecture. C’est surtout l’étude des annales et des philosophies antiques qui est recommandée. Finalement, le traité du savant anversois ne peut servir que de support au prince. La science qui y est contenue n’offre que des repères généraux pour l’action politique qui reste essentiellement particulière. D’ailleurs, la Politique est un recueil des préceptes tirés des anciens et organisés selon une méthode originale. Or, la prudence s’acquiert principalement par l’expérience personnelle. Elle exige un apprentissage difficile et n’arrive qu’avec l’âge. Le jeune prince ne peut pas être un souverain complet, car il se trouve encore sous la tutelle de ses b) argument de la connaissance historique, Constance, I, XVI, pp. 69-71 « Mais où est Rome, faussement dite ville éternelle, la reine de tout et de toutes nation ? Elle a été renversée, détruite, brûlée, noyée, elle est morte de plusieurs morts, on se flatte en la curieuse recherche de celle-ci, et on ne la plus trouver en sa place. Vous voyez Constantinople qui est glorieuse pour être le siège de deux empires, du romain autrefois et du turc à cette heure. Et Venise qui se glorifie d’avoir déjà duré mille ans, leur jour viendra, et toi notre Anvers petit oeil des villes tu as été plus que tu n’es et quelque jour tu ne seras plus. »…etc. 200 Politica, I, 8, p.286, 4-5

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conseillers, ayant besoin de la mémoire de ses proches et de la sagesse des livres. L’usage est nommé père de la prudence, et la mémoire sa mère. En dernière analyse, le caractère mystérieux de l’art du pouvoir tient à la nature même du sujet, car aucun discours théorique ne peut être substitué à l’expérience personnelle. Une connaissance abstraite impose des limitations. Au contraire, dans le domaine de l’expérience, personne ne peut prétendre avoir atteint le dernier degré d’intelligence pratique. Nous retrouvons de cette manière le thème de l’infinité de la prudence. Néanmoins, Juste Lipse affirme préférer la mémoire à l’usage à cause de la grande largeur de vue offerte par celle-ci. L’expérience peut offrir des bases stables, mais sa compréhension reste très restreinte alors que la mémoire ouvre la voie universelle propre à l’homme d’esprit. Elle est plus facile à acquérir et accessible à tous et à tout moment, assurant une généralité qui reste irréalisable par l’usage.  « La Mémoire est l’autre parent de la prudence. Non seulement je la mets au même rang, mais en quelque sorte j’ose la préférer à l’Usage. Parce que elle se rencontre d’avantage et est plus aisée : elle s’épanche plus au large, donne plus de conseils et à plus personnes, pour acquérir la Prudence. Car elle se présente et appartient à tous et en tout temps. D’autant aussi que ce chemin, que nous faisons à nos dépens, est plus long et périlleux, celui de la Mémoire est plus battu aussi. Et se trouve que plus de gens apprennent au dommage d’autrui que du leur. »201 201 Ibid., I, 9, p. 288, 10-15  « At Memoria, parens altera est. quam Usui non appono solum, sed in parte praepono. Magis enim obvia haec et facilis: diffusa latius, et quae plura Prudentiam et in plures confert. In quosvis enim ea, et quovis tempore, cadit : cumque iter illud per propria pericula, logum, nec sine periculis sit : haec via tutior, ideoque tritor, et haud paullo Plures aliorum eventis docendur ». Nous utilisons la traduction de Simon Goulard, que nous avons remaniée légèrement. Parue pour la première fois à Lyon, en 1594, elle est supérieure littérairement à celle de Charles Le Ber, imprimée à La Rochelle, en 1590. Un autre argument en faveur de la traduction lyonnaise est qu’elle comprend aussi le mot au lecteur sur le projet et la forme de l’ouvrage (De consilio et forma nostri operis) et les brèves notes (Ad libros Politicorum breves notae) contenant des exemples et des commentaires de Lipse sur les sentences citées. Charles Le Ber n’intègre pas dans son ouvrage ces deux parties du traité de la Politique.

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Si l’expérience est un sentier discret et privé, la mémoire représente le grand chemin de l’histoire. Les belles lettres sortent de l’oubli et mettent en lumière les faits glorieux des grands hommes. Les écrivains nous montrent des exemples de vertu et nous mettent en garde contre la turpitude des méchants. La finalité de leur art est l’édification morale du lecteur, plus important encore, d’offrir une instruction certaine en cultivant la subtilité et la force. Pour ces raisons, les plus grands rois se sont entourés des hommes de lettres. La science, avertit Lipse, ne se substitue pas à la prudence, mais elle dispose l’âme à la recevoir. L’érudition et la vertu font bon ménage à condition de savoir se servir réciproquement. La connaissance et la pratique s’intègrent dans une même expérience de vie. Il y a des mauvais usages du savoir, tels que les beaux discours qui couvrent les méfaits ou les parades d’érudition qui cachent les défauts de caractère. Le sens de la science est donné par ses fruits dont le plus important reste l’apprivoisement de son naturel.202 C’est pourquoi, Juste Lipse met en garde l’enthousiaste novice en philosophie et l’avertit qu’il faut être sage par mesure.203 Dans ce sens il faut comprendre le mot de Lactance, selon lequel le menu peuple est le plus sage, car il est sage autant qu’il faut.204 Dans le portrait que Lipse lui dresse, le stoïcien moderne sait tirer profit de chaque renseignement obtenu par épreuve ou par étude. La leçon la plus difficile de la science est de trouver le moyen de ne pas être trop savant et de s’arrêter seulement à ce qui est utile. La prudence est nécessaire dans toutes les affaires humaines, mais surtout dans les questions d’Etat.205 Sans elle, la force de l’âme ne produit que des bouleversements risqués. Le contrôle de soi par la philosophie et le contrôle de la multitude par le Ibid., I, 10, p. 290, 24-25 Ibid.,I, 10, p. 292, 11-12 204 Ibid., I, 10, p. 292,15-16 « Plus sapit vulgus, quia tantum quantum opus est, sapit. » Lactance, Institutions Divines, III, V ; repris par Montaigne, Essais, II, 17, 660 205 Ibid., III, 1, p. 294, 9-17 202 203

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gouvernement sont les tâches les plus éminentes et les plus difficiles de l’humanité. Le premier se fait par la constance qui enlève les défauts du caractère et nous prépare à affronter les calamités externes. Le deuxième se fait par la prudence qui assure la stabilité de la communauté et prévient les désordres publics. La principale cause qui rend la prudence nécessaire est le mauvais naturel de l’homme, la plus sauvage de toutes les bêtes, spontanément encline à l’injustice et à l’insoumission. « A vrai dire, la Prudence tient le premier rang au maniement des affaires d’Etat : car elle seule est cette douce bride qui ra­ mène les hommes dans le cercle d’obéissance. Vous ne sauriez dompter les animaux sans quelques adresse et maniement : combien moins l’homme, le plus farouche entre tous les ani­ maux, et qu’il faut manier avec plus d’industrie que nul autre ? De nature, nous sommes sauvages, indomptables, ennemis d’équité, et encore plus de sujétion. »206

Chez Lipse, la prudence comprend d’une part le bon conseil et d’autre part la force des convictions. Par ces moyens, elle remplace la force brute et destructrice de la nature humaine. Ainsi, le professeur anversois apprécie plus les princes entourés d’honnêtes hommes capables de donner de sages avis que les souverains solitaires qui ne comptent que sur leur propre jugement. La prudence est une qualité rare, le plus souvent absente chez les gouvernants, faute d’âge, faute d’instruction ou faute de tempérament.207 De la sorte, il est préférable que le prince associe à son pouvoir les opinions des courtisans expérimentés. Même s’il possède la prudence, celle-ci est une science infinie et nul ne peut Ibid., III, 1, p. 384, 4-9 ; trad. Goulard, p. 145 « Et certe in gubernatione palam potior : quia sola lene illud fraenum est, quo voluntarri redigundur in obedientiae gyrum. Ecce, ne animalia quidem cetera domueris sine tractatione quadam et arte : tu speres hominem ? quo nullum animal morosius est, nullum maiori arte tractandum. ( Sénèque, De Clementia, I, 17, 1). Natura nos feroces, indomiti, aequi impatientes, nedum servitutis. » 207 Ibid., III, 2, p. 350, 14-15 206

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embrasser d’un seul regard le nombre immense des affaires d’un royaume. Il faut laisser au soin des autres la plupart des questions de l’Etat. Lipse dédie le troisième livre de sa Politique à l’analyse de la prudence des collaborateurs du souverain, car la première œuvre de la sagesse princière est d’acquérir des amis et des fidèles. Les liens libres de l’affection sont plus stables que la dépendance assurée par la contrainte. La liberté se traduit par le courage du sujet qui donne son avis sans flatterie, sans crainte et sans mettre ses ambitions devant l’intérêt général.208 Dans son action le prince est servi d’une part par des conseillers (consiliarii) qui lui offrent leur entendement et leur langue et d’autre part par les officiers (administri) qui lui prêtent les mains et les actes.209 Le prince choisit ses proches et ses auxiliaires, selon leur vertu et leur intelligence, évitant les intrigants et les flagorneurs. A cette fin, il est souhaitable d’éliminer les esprits aigus (acutiores) et de préférer les esprits émoussés (hebetiores). L’intelligence vive des premiers ne fait que remuer davantage les troubles existants.210 Leur clairvoyance est bonne dans les débats pointus et les discours subtils, mais elle est inutile dans la délibération et l’action. Par exemple, Lipse ne trouve pas parmi ses contemporains un écrivain politique plus pénétrant que Machiavel. Et pourtant, l’illustre secrétaire florentin n’est à ses yeux qu’un mauvais et médiocre conseiller de César Borgia qui aime mieux accuser la fortune au lieu de questionner sa vertu et celle de son maître.211 Comme dans la Grèce antique les Athéniens ont surpassé de loin les autres cités par la vivacité de leur esprit, aujourd’hui, constate Lipse, les Florentins sont inégalables dans les œuvres de l’intelligence. Néanmoins ce sont les Spartiates qui ont vaincu Athènes et ce sont les Vénitiens qui illustrent le mieux Ibid., III, 4-5 Ibid., III, 3, p. 352, 23-24 210 Ibid., III, 4, p.356, 5-17; Lipse reprend et interprète la distinction entre les esprits émoussés et les esprits aigus, de Thucydide, 3.37.3 : « les cités sont en général mieux gouvernées par les gens ordinaires que par les esprits profonds » 211 Ibid., Ad libros Politicorum breves notae, III, IV, p. 754, 29-31 208 209

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la force et la stabilité d’une république.212 Lipse identifie trois raisons qui rendent compte de l’insuccès des subtils. Premièrement, la promptitude de l’esprit ne laisse rien en repos en provoquant des troubles inutiles. Deuxièmement, les esprits aigus préfèrent à la délibération mûre les inventions éclatantes et les explications fantaisistes. Ils dirigent la pensée vers des voies nouvelles, mais dangereuses. Troisièmement, émerveillés par le raffinement de leur propre pensée, ces gens déconsidèrent les adversaires qui ne tardent pas à prendre le dessus.213 A l’agitation effervescente de l’intelligence et à l’obstination stupide, Lipse oppose la voie modérée de la constance, qui par des moyens divers, suit le même chemin ou au moins tend vers la même finalité. La règle – de sélectionner les conseillers pour leur caractère émoussé - est valable aussi dans le choix des officiers dont la charge est surtout exécutive. Pour les offices, Lipse recommande ceux qui ont un jugement droit, et non pas les excellents qui sont trop proches du vice.214 3.32 L’art du prince : le bon usage de la fraude et de la vertu

Après avoir décrit la compagnie du prince, Lipse traite de la prudence princière en elle-même, en temps de paix et en temps de guerre. Evidemment, la recta ratio du souverain jouit d’une mobilité plus grande que celle de ses conseillers. Reprenant la métaphore du chemin, l’auteur trouve qu’il est impossible de lui fixer des limites. Par sa position, le prince partage l’universalisme de la prudence qui rend compte de la totalité des affaires humaines.215 Mais l’universalité de l’action du souverain n’est pas la généralité de la science. Les voies de la prudence, en raison de la Ibdi., Ad libros Politicorum breves notae, III, IV, p. 754, 32-36 Ibid., Ad libros Politicorum breves notae, III, IV, pp. 754-755, 36-38 214 Ibid., III, 10, p. 374, 18-22 215 Ibid., IV, 1, p. 382, 10-14 « Alienae Prudentiae semitam decurri : aperitur mihi campus Propriae, sed vere campus. In quo certam viam aut limitem quis comprehendet ? Diffusa nimis res est, Confusa, Obscura. Diffusa primum. Quid enim latius se, quam res humanae pandit ? quarum omnium Prudentia est, imo et singularum. » 212 213

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nature des choses humaines, sont incertaines, contradictoires et mystérieuses. Pour surprendre ses secrets, l’homme ne peut que lancer son filet dans des conjectures incertaines. Mais, il n’existe pas de rapport entre la connaissance humaine et l’immensité des causes divines, naturelles ou accidentelles. Ce qui est sublime et splendide dans l’ordre anthropologique est indifférent dans l’ordre ontologique. La majesté des empires s’écroule devant le silence de l’univers. Entre ces deux réalités, également menaçantes, l’histoire et le cosmos, l’écrivain qui aborde le thème de la prudence est semblable au navigateur en haute mer qui affronte pour la première fois l’océan suivant une route confuse qu’il essaie de tracer à partir de la lumière des étoiles.216 Le livre IV de sa Politique se préoccupe de la prudence ordinaire ou pacifique du prince. La principale fonction de ce genre de prudence est de prévenir les confrontations et d’assurer la tranquillité du pays. Lipse distingue l’attention portée aux choses divines de la préoccupation envers les choses humaines. Par la théorie de la prudence divine, le penseur néostoïcien ébauche une réflexion sur le rôle des coutumes et de la religion dans la société. Son prince n’a pas de responsabilités théologiques et ne suit pas une vocation prophétique. Mais il est le protecteur de la religion, car celle-ci est le premier lien de la communauté et l’un des fondements de l’Etat. Par conséquent, il a intérêt à garder une religion simple, accessible à la multitude et à rejeter tous les mélanges proposés par les novateurs. Ces derniers doivent être réprimés rapidement, car ils sèment le désordre et la désobéissance.217 Le prince lipsien ne se mêle pas directement des affaires religieuses, mais il prend des mesures pour que les cérémonies anciennes soient respectées. Derrière le conservatisme de l’auteur, nous retrouvons l’avertissement contre l’ardeur de l’intelligence. Les esprits aigus ont tendance à tout remuer alors qu’il est préférable de maintenir les vices anciens et robustes au lieu de provoquer des maux latents 216 217

Ibid., IV, 1, p. 385, 19-24 Ibid., IV, 2, p. 388, 29-32

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et peut-être dévastateurs. Si les esprits subtils méritent un traitement intransigeant, les simples doivent être conduits avec clémence. De toute façon, personne ne peut commander aux pensées et aux cœurs des hommes. En conséquence, il vaut mieux que le prince se montre bienveillant afin de ne pas obliger ses sujets à désobéir directement par affrontement armé ou indirectement par la simulation d’un respect hypocrite.218 Le sort du prince est rarement heureux, car il a à faire avec deux réalités extrêmement instables, le peuple et l’Etat. Les principaux traits du vulgaire sont l’inconstance, l’excitation, la cruauté, la légèreté, l’envie, la lâcheté, etc.219 D’autre part, les Etats en raison de leur nature historique, sont soumis à la fortune. Le plus souvent, nous sommes incapables d’expliquer les causes de la misère des pays et il est fréquent de voir des empires en pleine gloire s’effondrer dans un temps très court.220 Si leur puissance les protège contre les ennemis externes, les dangers internes naissent incessamment soit sous la forme des projets de renversement ourdis par les grands, soit sous la forme de tendances séditieuses qui agitent les petits. A cette atmosphère de suspicion générale s’ajoute la fièvre du pouvoir qui rend les princes jaloux et difficiles, ce qui encourage la félonie et le secret. Pour survivre à toutes les difficultés et maintenir son pouvoir, le prince a deux moyens : la force et la vertu. Par la première, Lipse entend d’une part, les gardes et les troupes dont le souverain peut disposer immédiatement et d’autre part, les forteresses et les citadelles qui défendent ses frontières. Mais cet ordre militaire de sûreté n’est employé qu’en dernier recours et son usage témoigne de l’échec de la prudence pacifique. Le régime de la prudence garde sa paix intérieure et extérieure par la vertu, définie comme « louable et utile affection pour le bien de l’Etat, au regard du Prince et envers le Prince ».221 La vertu comprend Cf. Politica, IV, 4 Cf. Politica, IV, 5, 220 Cf. Politica, IV, 6 221 Politica, IV, VIII, p. 418, 1, « LAUDABILE UTILEMQUE IMPERIO AFFECTUM, DE REGE, VEL IN REGEM » 218 219

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généralement les rapports d’honnête domination établie entre le prince et ses sujets. Elle est l’application de la juste mesure du jugement princier, comprenant deux branches, la bienveillance et l’autorité. La première est recommandée auprès des conseillers, auprès des officiers, mais surtout auprès du menu peuple. Le vulgaire doit être traité avec douceur et indulgence, il faut satisfaire ses besoins vitaux et en lui offrant des jeux publics. La distraction est nécessaire pour tempérer la vigueur des gens, car une ferveur guerrière, utile dans les conflits, est encombrante en temps de paix.222 Inversement, la bienveillance est tempérée par l’autorité qui réunit l’ensemble des mesures inspirant crainte et respect pour le prince. Ces sentiments sont provoqués par la sévérité du souverain et par son attention portée au respect des lois et des coutumes. La majesté dégagée par les actes du souverain n’est pas une simple pose, mais l’effet du sérieux avec lequel il traite les graves questions des finances, des armes, des engagements intérieurs et des alliances extérieures. Le portrait du prince est complété par un exposé systématique des maux qui l’entourent. Lipse commence par la contestation violente, la force (vis) qui peut agir ouvertement, comme dans les cas de séditions, de factions et de guerre ou secrètement, comme dans le cas des embouches (insidia) que sont les attentats directs contre la vie du prince et des trahissons (proditiores) que sont les mouvements d’agitation politique plus amples impliquant l’occupation des forteresses et des villes. Les formes de contestation ont pour cause la corruption du pouvoir princier. Lorsque l’ordre est défié ouvertement, des causes plus obscures ont déjà accompli leur travail d’altération de la société. Elles sont réunies sous le concept de vice, défini comme « affection dépravée et nuisible à l’Etat, touchant celui qui gouverne ou contre lui.»223 Lipse distingue dans le vice une partie pulsionnelle, la haine qui est l’affection proprement dite contre Ibid., IV, IV, 8, p. 422, 22-23 Ibid.,IV, 11, p. 460, 9-10, « PRAVUM NOXIUMQUE IMPERIO AFFECTUM, DE REGE VEL IN REGEM » 222 223

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le prince et contre l’Etat, et une partie intellectuelle, le mépris qui est la mauvaise opinion à l’égard du prince et de l’Etat. Bien qu’il soit la personne la plus libre moralement, car il est le seul qui n’a ni trajet préétabli dans son action ni destination à atteindre, le prince est contraint de se soumettre aux exigences d’un monde ennemi. Le filet des conjectures de sa droite raison est mis en pratique, d’une part par le réseau des conseillers, des officiers et des alliés, qui a pour rôle de maintenir l’ordre de l’Etat, et d’autre part, par l’observation des lois et des coutumes qui forment cet ordre. Mais la réitération du règlement est parfois insuffisante face à des nouvelles menaces ou des graves dangers. Alors le prince s’autorise à recourir à une prudence mêlée, ou extraordinaire, comme dira plus tard Charron. Lipse accuse le manque de réalisme des penseurs qui demandent au prince de fonder chacune de ses actions sur la vertu. « Il me semble que j’ai versé assez largement, et à pleine mesure, comme on dit, des deux fontaines de la Prudence, le plus claire et le meilleur. Me sera-t-il loisible de faire quelque mélange léger et y ajouter quelques gouttes de la lie des finesses ? Oui, il me semble : encore que quelques Zénons me résistent, n’estimant rien louable, s’il ne tend tout droit à la Vertu. Qui n’estime pas raisonnable que la raison donnée de Dieu à l’homme, pour servir à bonne fin, soit employée en finesses et surprises. Hors de notre dispute, je crois tout ce qu’ils m’en disent : je ne puis en cet endroit. On dirait qu’ils ne voient point, ni en quel temps ni parmi quelles gens nous sommes : et qu’en proposant leurs avis ils ne pensent pas être en quelque République de Platon et non dans les excréments de Romulus. »224 224 Ibid., IV, 13, p. 506, 3-13, « Videor liberaliter satis et plena, quod dicitur, manu, tibi prompsisse e gemino Prudentiae fonte : et quidem probumac merum. Fasne est ut leviter misceam, et iungam aliquid e fraudium faece ? ego puto. Quidquid Zenones quidam mihi abnuant, quibus unum illud ad laudem, cum virtute directum iter, probatur. (Cicéron, Cael. 41) Qui fas putant Rationem bono consilio a diis immortalibus datam, in fraudem malitiamque converti. (Cicéron, De natura deorum, 3. 78) Quos alibi sane libens audio : hic qui possum ? Aevum et homines ignorare mihi videntur, et dicere tanquam in Romuli faece sententiam.(Cicéron, Att. 3.78) »

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Ces moralisateurs prêchent l’abandon du bien public et la désertion face aux méchants. Au contraire, le traité de la Politique arme le prince des moyens obtenus par une juste moyenne entre l’honnêteté et l’utilité. Les fraudes sont définies généralement comme « délibération cauteleuse, éloignée de la vertu ou des lois, pour le bien du prince et de l’Etat ».225 Lipse distingue trois niveaux de gravité pour les écarts à la vertu commis en faveur du bien commun : léger, moyen et grand. Les fraudes légères ne s’éloignent pas de la vertu, mais l’arrosent avec une part de malice.226 Les plus connues sont la défiance (diffidentia) et la dissimulation (dissimulatio), qui sont recommandables dans toute action politique. Le bon prince passe au crible du doute tout renseignement, tout avis et toute déclaration. Il retarde ses agissements de sorte à plonger ses adversaires dans l’incertitude et dans la crainte. Même ses pro­ches ne sont pas éclairés sur les intentions et sur les croyances du souverain. Par conséquent, l’amitié est rare à la cour, malgré la qualité de nombreux honnêtes hommes qui s’y trouvent. Lipse n’insiste pas sur l’hypocrisie et la suspicion qui règnent dans ces assemblées, mais sur la rareté de la loyauté. Le noble véritable est celui qui sait se montrer franc envers tous, et n’ouvrir son cœur qu’à ses proches. Simuler la con­ fiance totale, mais ne l’accorder qu’à un cercle restreint des fidèles, voilà l’art royal du gouvernement de la prudence.227 Celui qui le possède s’appelle gracieux, ayant cette vertu moyenne entre la crédulité et l’escroquerie. Ce sont des gens qui manient l’art de la réticence, tout en exposant leurs qualités.228 Deuxièmement, nous avons les fraudes moyennes qui s’éloignent sérieusement de la idem, IV, 14, p. 512, 7-8, “ARGUTUM CONSILIUM A VIRTUTE AUT LEGIBUS DEVIUM, REGIS REGNIQUE BONO” 226 Ibid., IV, 14, 512, 9-10, « QUAE HAUT LONGE A VIRTUTE ABIT MALITIAE RORE LEVITER ASPERSA» 227 Ibid., IV, 14, p. 516, 22-25 228 Ibid., IV, 14, p. 518, 8-12, « Nam qui modice dissimulatione utuntur, et in iis quae haud plane perspicua et ante pedes oculusque sunt, gratiosi apparent » Aristote, Ethique à Nicomaque, 1127b, 30 225

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vertu pour se situer aux frontières du vice.229 Elles comprennent principalement la corruption (conciliationis) et la déception (deceptionis). Lipse les trouve tolérables du point de vue moral. La première consiste à attirer les serviteurs d’un rival par des menaces, par des promesses et par des dons. Elle peut aller jusqu’au lit sacré de l’adversaire en corrompant sa femme, consigne Lipse avec une noble indignation.230 Quant à la déception elle réside dans la tromperie et dans l’artifice. Pour Lipse, les ruses sont accep­tables à condition de les utiliser contre les méchants et pour le bien public. Troisièmement, les grandes fraudes sont condamnables dans toutes les occasions. Elles s’éloignent à la fois des vertus et des vices et sont accompagnées d’une malice forte et accomplie.231 Parmi les grandes fraudes on compte la perfidie (perfidia) et l’injustice (iniustitia). La première désigne un engagement non respecté. La deuxième consiste dans la transgression des lois à son propre profit, comme par exemple l’élimination d’un concurrent pour un office public. Ce sont des actions entreprises dans des temps tumultueux, surtout pendant la guerre, au cours de séditions ou à la mort du prince. Elles suspendent les lois et s’orientent selon ce qui est utile, en oubliant l’honnêteté. Mais Lipse considère que le prince a le droit d’enfreindre les lois seulement pour conserver sa puissance, jamais pour l’agrandir.232 Finalement, malgré les efforts de systématisation morale entrepris par Lipse, c’est au sujet politique de décider des limites éthiques de l’utile. D’une part le prince est libre parce qu’il commande aux 229 idem, IV, 14, p. 512, 12-13« QUAE AB EADEM VIRTUTE FLECTIT LONGIUS, ET AD VITII CONFINIA VENIT» 230 Ibid., IV, 14, p. 520, 6-7 « Quid ? quod in sacrum et individuum thorum penetravit ista fraus? Rem turpen! et faeminae etiam inducuntur sive emuntur »  231 Ibid., IV, 14, p. 512, 13-14 « QUAE NON A VIRTUTE SOLUM SED LEGIBUS ETIAM RECEDIT, MALITIAE IAM ROBUSTAE ET PERFECTAE »  232 Ibid., IV, 14, pp. 530-532

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lois mêmes. D’autre part, il est contraint dans ses actions par un univers menaçant. De ce point de vue, la prudence guerrière est le modèle de la prudence civile. Mais la perte de l’Etat au profit d’un envahisseur n’est pas le plus grand malheur qui guette le souverain. Dans cette situation, il peut encore espérer retrouver son trône. Le plus grand mal de la vie politique reste la guerre civile qui dissout tous les liens sociaux et instaure la confusion générale. La discorde s’étend du sein du gouvernement jusqu’à l’intérieur des familles. La démission des forces publiques est l’expression manifeste de la décomposition des mœurs et le signe le plus clair de la ruine générale du pays. La dégradation des lois, des coutumes et des cérémonies éclate dans l’affrontement violent entre les membres d’une même communauté. 3.33 Le prince et le savant

Deux figures semblent incarner la prudence à travers la Politique de Lipse : le prince et le lettré qui est tout près du pouvoir en tant que conseiller. Derrière la figure de ce dernier se cache l’auteur même de ce traité politique. D’un côté le prince est visible, mais agit rarement. Il écoute attentivement ses collaborateurs et veille au respect des lois et des cérémonies. Ses décisions sont rares er répondent à des situations exceptionnelles. De l’autre, les conseillers et les officiers sont discrets et actifs. Ils agissent au nom du souverain en appliquant ses lois et ses décisions. Ils œuvrent pour sa gloire et pour l’intérêt général. A cette fin, il faut éviter les esprits trop vifs, car ils ont tendance à transgresser l’ordre des choses, à se mettre en vue eux-mêmes et par cela à mettre en danger le pouvoir. Le conflit anime la vie publique soit par sa présence, soit par sa menace. Il est un élément important de la majesté, car le prince s’impose devant les autres par le courage, la stabilité et l’inquiétude qu’il inspire. Seul le savant a une autre compréhension des périls publics, loin de la constance obéissante de la multitude. Lui, il accepte la paix et la grandeur, la guerre et la ruine, comme faisant partie du

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cours général de l’histoire. Les autres s’attachent aux lois, cérémonies et coutumes qui organisent les communautés.233 Alors si le prince est l’incarnation de l’égoïsme communautaire en personnifiant le bien public, l’érudit est le véritable altruiste parce que ses lectures lui confèrent une vision universelle qui relativise les intérêts provinciaux des différents Etats. Par sa culture, le lettré acquiert un relativisme qui le libère des contraintes de la patrie. C’est lui qui occupe une position de biais par rapport à la hiérarchie politique. C’est grâce à sa distance qu’il peut être un excellent conseiller. Et un traître potentiel. La suspicion qui entoure la figure du conseiller lettré est due à sa position excentrique. Il soutient son roi et son pays par sa loyauté. Il a conscience que l’équilibre politique est utile et ne peut être assuré que par l’action d’une autorité ferme. Irremplaçable, grâce à ses connaissances et sa capacité d’estimation, le savant est aussi fragile, en raison de ces mêmes qualités. Connaissant trop bien les rouages du pouvoir, il pourrait être tenté de transgresser son statut en cédant à l’avarice ou, plus probablement, à l’orgueil. Pour cette raison, Lipse, tout au long de son traité, n’a de cesse de prévenir son lecteur du danger représenté par les esprits remuants. Le maniérisme politique du savant lipsien vient du fait qu’il fonde sa fidélité civique sur une constance affermie par son savoir des choses naturelles et son instruction dans l’histoire des affaires humaines. Mais cette science ne contient que la preuve Juste Lipse, Constance, éd. cit, I, XI, p. 51 « Car après que les homes délaissant leur façon de vivre rude et sauvage se sont retirés des champs et assemblés aux villes, et ont commencé à bâtir des maisons et forteresses, et faire des compagnies, et unis avec peuple, se défendre ou courir sus aux autres : aussitôt par nécessité se sont engendrées entre eux des communautés, et sociétés de choses diverses. Plusieurs ont eu ensemble des terres et limites communes, des temples et lieux indifférents, des places, des trésoreries, et des palais ; et ce qui est leur principal lien, des cérémonies, des coutumes et des lois : lesquels notre avarice a commencé d’aimer et chérir comme siennes, en quoi elle n’a pas du tout failli : car véritablement chacun y a sa part, et ne diffèrent en rien des possessions privés : sinon qu’elles ne sont point à un seul. » 233

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troublante du relativisme universel. Le détachement du conseiller consiste dans son maintien en dehors de cette évolution incessante, en opposition avec l’esprit vif qui tente à s’identifier à ce mouvement. L’esprit vif contribue à l’effort du gouvernement, en s’inspirant de l’ambition royale. Par contre, le savant soutient pour des raisons utilitaires l’effort princier, qui vise à offrir une image ferme dans un monde agité par les conflits. Sa loyauté est une expression de la stabilité conférée par son savoir. 3.4 L’élaboration de la vertu Le texte de Charron sur la prudence politique ne soulève pas les problèmes de composition et d’organisation de la Politique. Plus traditionnel par sa structure, le traité de Charron élimine la question de l’auteur, qui impliquait une mise en discussion de la position du commentateur de la philosophie morale, du lecteur de l’histoire et finalement du conseiller du pouvoir. Chez Lipse, ces trois hypostases dissimulaient la figure du penseur qui d’une part ne se reconnaissait pas dans son recueil de citations et d’autre part, identifiait son intention créatrice avec l’organisation générale du livre. Charron se sert de la collection des sentences politiques sélectionnées par Lipse, mais quand il affirme avoir pris la moelle du traité de la Politique, il a en vue la conception générale que dégage la structuration de l’œuvre du savant anversois. Ce transplant médullaire ne passe pas pourtant sans quelques difficultés, qui découlent de l’insertion des problèmes politiques dans une anthropologie générale. La Sagesse n’est pas une simple encyclopédie des con­­­naissances sur l’homme, mais une vision philosophique unitaire qui tente d’accorder ses différentes parties. Pour expliquer son propos, Charron s’est servi de la métaphore du vêtement qui protège et dissimule le corps. L’existence politique enveloppe l’existence personnelle et l’occulte. De cette façon, Charron retrouve le thème des arcanes de la connaissance que le traité de Lipse avait abordé par l’intermédiaire de la question

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auctorielle. Comme l’auteur de la Politique se cache et s’exprime par l’intermédiaire de l’autorité des phrases antiques, le sujet moral charronien se met à l’abri par des gestes qui attestent une allégation à un pouvoir public auquel il ne s’identifie pas. La question essentiellement épistémologique de Lipse du rapport de l’écrivain à son discours, devient ainsi un problème de pratique : agir en vue de l’intérêt général sans se reconnaître dans les finalités publiques de celui-ci. De cette façon, le contenu des termes lipsiens est modifié. Il n’y a pas dans la philosophie politique de Charron cette identification stoïcienne avec la loi universelle qui constituait le cosmopolitisme du savant de Lipse. Chez Charron, l’universalisme devient un engagement personnel, alors que l’autorité particulière locale et le soutien du pouvoir en place sont des questions publiques. Le dilemme politique chez Charron se traduit dans la construction des représentations extérieures de la souveraineté, dans le cas du prince, et du sujet qui offre son appui indéfectible à l’autorité, dans le cas des personnes privées. Parce que l’exhibition de la fidélité du sujet à l’ordre public est moins évidente, la description de la fonction princière a une importance cruciale par son exemplarité. En dominant la scène publique, le prince offre un modèle de maîtrise de ses apparences et de contrôle des réactions de la multitude. Mais le souverain ne peut représenter qu’une extériorité, alors que la vertu philosophique se bâtit par un commerce complexe du dehors et du dedans, qui assure une certaine autonomie de l’individu. L’éthique charronienne est exprimée dans les termes d’une pratique. C’est pourquoi la description de la fonction princière est essentielle, car elle rend compte exclusivement du contenu de l’action publique. L’image du sage charronien est construite par rapport à la représentation du pouvoir. Le sage sert le pouvoir parce que le respect de ses formes d’organisation et de ses institutions emblématiques est utile au maintien de la paix civile. Il est conscient à la fois de la fragilité des constitutions politiques et du caractère incertain des croyances person-

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nelles. Paradoxalement, l’auteur de la Sagesse propose une liberté de pensée qui se fonde sur l’instabilité historique du pouvoir et sur la débilité anthropologique des opinions. Si pour Michel de Montaigne la liberté du jugement s’exprime dans la franchise de la parole, Pierre Charron est plus réticent quant aux possibilités d’une parole publique honnête. 3.41 La sauvagerie du politique et la splendeur du pouvoir

La Sagesse contient une méditation sur l’autorité qui fait de Charron l’un des inspirateurs de l’absolutisme. Sa philosophie politique est l’aboutissement d’une pensée qui cherche à répondre au choc des guerres civiles. L’auteur avait entamé sa réflexion à partir du conflit entre le pouvoir public et la conscience religieuse. Il finit par supprimer cette opposition en identifiant, au moins dans leur finalité, l’autorité civile et l’autorité sacrée. Les deux seront mises au service de la paix de la communauté. Si nous refaisons ici le trajet intellectuel de Charron dans le sens inverse, c’est-à-dire du traité de la Sagesse vers ses premiers écrits, nous pouvons mieux mettre au jour comment le problème de la conscience religieuse est remplacé par un questionnement sur l’indépendance de l’esprit. Dans la Sagesse, la prudence politique est d’abord un savoir à l’usage des souverains et des gouverneurs d’Etats. Comme la prudence en général, elle est une science imparfaite, parce que son objet est infini et échappe aux capacités humaines de jugement et de discrimination. Pourtant, la matière n’est pas complètement obscure et il est possible d’apporter quelques éclairages. Charron divise cette discipline en deux parties : la pro­vision et l’action. La première comprend les moyens dont le prince dispose et la deuxième leur mise en application. Les moyens du gouvernement sont répartis, comme chez Lipse, en trois genres : appartenant au souverain, proches du souverain et extérieurs au souverain. Le premier type d’instruments caractérise directement la personne du chef de l’Etat : sa connaissance des choses publiques, sa vertu

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et ses mœurs. Le deuxième, ce sont les conseillers qui aident le souverain à préparer ses décisions. Le troisième comprend ses appuis effectifs, c’est-à-dire les finances, les armes et les alliés. A la prudence princière s’oppose la prudence des personnes privées qui se divise, à son tour, d’une part, dans une prudence régulière et d’autre part, dans une prudence exceptionnelle. Habituellement, dans leur existence publique, les particuliers n’ont qu’à se soumettre aux lois et aux coutumes de leur pays. Mais comme la normalité est devenue une situation rarement rencontrée en ces temps de troubles politiques et religieux, les gens sont obligés de recourir à une prudence de dérogation qui se traduit par une retenue devant les agitations civiles. Charron sollicite l’attention de son lecteur en exposant à travers la déscription des maux présents une caractéristique essentielle de la vie publique : l’affrontement. Le premier élément de la prudence est l’instruction du souverain qui comprend une connaissance générale et particulière du caractère du peuple et de la nature de l’Etat. Le premier est pré­senté comme une bête estranges à plusieurs têtes234 qui ne se distingue que par son inconstance, sa légèreté et son irrationalité. Le peuple est incapable de trouver le juste milieu dans l’action et de garder quelque mesure. Il a besoin d’un maître puissant et sévère pour ne pas donner cours à ses inclinations des­­po­tiques et désordonnées. « Ne sçachant jamais tenir mesure, ny garder une mediocrité honeste : ou tres-bassement et vilement il sert d’esclave, ou sans mesure est insolent et tyranniquement il domine ; il ne peut souffrir le mors doux et temperé, ny jouïr d’une liberté reglée, court toujours aux extremitez, trop se fiant ou mesfiant, trop d’espoir ou de crainte. Ils vous feront peur si vous ne leur en faites : quand ils sont effrayez vous les bafoüés et leur sautez à deux pieds sur le ventre ; audacieux et superbes si on ne leur montre le baston, dont est le proverbe, oings le il te poindra, poinds le il t’oindra, nil in vulgo modicum, terrere ni paveant, ubi permuerint impune contemni : audacia turbidum nisi vim 234

Sagesse, I, 52, 335

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metuat aut servit humiliter, aut superbe, dominatur : libertatem, quae media, nec spernere nec habere. »235

Bien sûr, le prince doit aller au-delà de ces remarques générales pour connaître les inclinations particulières et les vices locaux de ses sujets : s’ils sont craintifs ou courageux, superstitieux ou dévergondés, irascibles ou timides. L’autre objet de sa science est l’Etat qui est défini comme domination ou ordre certain. Principe de l’existence des sociétés, il est l’esprit vital de toute communauté organisée.236 Le pouvoir absolu du souverain vient de la fragilité des formes étatiques. La nature historique des républiques rend difficile et hasardeux leur commandement. Situé au-dessus des lois et transgressant le droit ordinaire, l’exercice du pouvoir est décrit comme une force sauvage menaçant non seulement les sujets, mais surtout ceux qui sont proches du foyer de l’autorité et notamment le souverain même.237 La connaissance du prince s’étend du caractère généralement féroce de la souveraineté jusqu’aux moindres détails législatifs et historiques liés à la constitution et à la transmission du pouvoir dans son pays. Les normes juridiques ne sont pas faites seulement pour retenir la sauvagerie du peuple, mais aussi pour contenir la brutalité de l’autorité. Le prince produit des arrêts destinés à maintenir une juste mesure entre le chaos du vulgaire et la ferveur dominatrice du pouvoir. Pour tenir tête aux dangers qui viennent du peuple et aux périls inhérents à la nature de sa fonction, le souverain s’appuie premièrement sur sa vertu. Charron traite amplement de la qua235 Sagesse, I, 52, 337 ; citations latines : Tacite, Annales, I, 29, 3, « la foule ne connaît pas la mesure : elle est terrible, si elle ne tremble pas ; une fois épouvantée, elle se laisse braver impunément » ; Tacite, Annales, VI, 11, 2, « l’audace rendrait (la foule) turbulente si elle ne craignait pas la force » ; Tite-Live, Histoire romaine, XXIV, 25, 8, « (la foule est ainsi faite) ou bien, servilement, elle obéit humblement ou bien elle domine de façon tyrannique ; la liberté qui se situe entre les deux, ils ne savent ni l’édifier ni l’exercer avec moderation» 236 Ibid., I, 49, 321 237 Ibid., I, 49, 321-322

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lité humaine et des mœurs du prince, qui ne découlent pas de la vertu philosophique définie dans le traité de la Sagesse comme devoir constant envers soi-même. Au contraire, la vertu souveraine se détermine doublement par rapport à l’Etat et par rapport à l’appréciation de ses sujets.238 Plus explicitement, le prince œuvre en vue du bien de son pays. Cette finalité l’oblige à composer son être en fonction de sa réputation publique et non de son honnêteté personnelle. Ainsi, le prince doit se faire connaître comme le meilleur de tous. De cette manière, il s’assure non seulement de la déférence de ses sujets, mais également de leur valeur. A côté de la force des lois, l’exemple du souverain est le plus efficace instrument pour rendre meilleurs les gouvernés.239 Si la vertu du prince désigne essentiellement son image auprès de ses sujets, leur vertu se mesure principalement par leur attachement au souverain et à l’intégrité de l’Etat. La description que Charron donne du vulgaire ne permet pas d’accorder un autre sens à la qualité morale des gouvernés. Dans le meilleur des cas, elle se résume au courage guerrier ou à la générosité envers les nécessiteux, comme des réponses à des commandements extérieurs. La vertu philosophique reste réservée à celui qui est capable d’affronter sa faiblesse dans une méditation personnelle. La vertu politique est destinée à ménager l’autorité publique et à protéger la communauté. Chez Charron, les principales vertus qui forment la réputation du prince sont la piété, la justice, la vaillance et la clémence. Moins importantes, mais également nécessaires, sont les vertus de libéralité et de magnanimité. La piété et la justice sont considérées sous un même aspect, le respect de la loi afin de maintenir l’Etat. La piété princière se manifeste par l’attention à la conservation des principes et des cérémonies religieuses, car l’obéissance à la législation divine inculque la soumission à l’ordre séculier. Le prince est le garant de l’observation des ordonnances 238 239

Ibid., III, 2, 552 Ibid., III, 2, 552-553

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du ciel et des coutumes du royaume. Mais le pouvoir souverain ne se résume pas à donner l’exemple et à exiger la soumission des particuliers. La justification des lois est fondée sur une théorie machiavelienne du pouvoir. Charron identifie la philosophie de Machiavel à une autorisation de la volonté arbitraire du prince.240 L’auteur de la Sagesse prend ici une double précaution. Premièrement, il devance les accusations d’athéisme et d’immoralisme que la référence à l’œuvre du secrétaire florentin pourait provoquer. Deuxièmement, il met l’accent sur la législation, opposée à la manifestation capricieuse d’une volonté particulière. La loi et l’action politique ne peuvent pas être justifiées par le bon plaisir d’une personne, car elles sont les principaux instruments de la souveraineté. Elles doivent relever de la nécessité. Ainsi, l’effort philosophique de l’auteur de la Sagesse est de les soustraire à la contingence. Il partage avec le secrétaire florentin la vision du caractère sauvage ou bestial des rapports de pouvoir.241 Machiavel part de l’observation que la ruse et la finesse l’emportent toujours sur l’intégrité et la loyauté.242 Il prolonge une méditation de Cicéron pour lequel il existait deux manières de résoudre une dispute, la discussion ou la force. Selon le magistrat romain, la première serait propre à l’homme, l’autre aux bêtes.243 Machiavel et Charron s’accordent avec le magistrat romain pour soutenir qu’il est souhaitable et louable que le chef politique essaie de déterminer son action par des règles morales, desquelles il peut s’affranchir seulement en cas de danger. Mais, comme dans l’opinion des deux auteurs modernes, la substance de la vie politique Ibid., III, 2, 554 et 556 Machiavel, op.cit, XVIII, 2-6 242 Ibid., XVIII, 1, « Combien il est louable, pour un prince, de garder sa foi et de vivre avec intégrité et non avec ruse, chacun l’entend ; néanmoins, on voit par expérience, de notre temps, que ces princes ont fait de grandes choses qui ont peu tenu compte de leur foi et qui ont su, par la ruse, circonvenir les esprits des hommes ; et à la fin ils l’ont emporté sur ceux qui se sont fondés sur la loyauté. » 243 Cicéron, Les Devoirs, I, 34 240 241

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est le conflit, le prince n’a plus de compte à rendre pour son honnêteté. La sauvagerie du politique se manifeste à deux niveaux différents, représentés par des images empruntées à la ménagerie cicéronienne : la force brute qui est symbolisée par le lion et la tromperie qui est symbolisée par le renard.244 « … il est à sçavoir que la justice, vertu et probité du souverain chemine un peu autrement que celle des privez ; elle a ses alleures plus larges et plus libres à cause de la grande pesante et dangereuse charge qu’il porte et conduit ; dont il luy convient marcher d’un pas qui sembleroit aux autres detraqué et dereglé, mais qui luy est necessaire, loyale et legitime. Il luy faut quelquesfois eschiver et gauchir, mesler la prudence avec la justice, et comme l’on dit, coudre à la peau de Lyon si elle ne souffit, la peau du renard. Ce qui n’est pas tousjours et en tout cas, mais avec ces trois conditions, que ce soit pour la necessité ou evidente et importante de utilité publique ; (c’est à dire de l’estat et du prince, qui sont choses conjointes) à laquelle il faut courir ; c’est une obligation naturelle et indispensable, c’est tousjours étre en devoir que procurer le bien public. »245

Charron justifie les dérogations morales du prince par l’adversité du milieu politique caractérisé par l’inconstance du peuple, l’envie des grands et la cupidité des voisins. Comme chez Lipse, sa libération des obligations éthiques communes a des raisons défensives, qui visent à la conservation du royaume. Dans ces circonstances, Charron ne va pas jusqu’à formuler un divorce entre l’honnêteté et l’utilité, mais un accommodement de la morale avec l’action. Son prince ne perd jamais de vue la justice philosophique, mais le soin de sa réputation et généralement ses obligations envers sa fonction et envers ses sujets l’obligent à Ibid., I, 42, « Il y a deux façons, la force et la ruse, de commettre l’injustice : la ruse paraît de quelque sorte la manière du renard, et la force, celle de lion, et les deux sont choses tout à fat indignes de l’homme, mais la ruse est plus haïssable encore. Et, de tout ce qui porte le nom d’injustice, aucune n’est plus criminelle que l’injustice de ceux qui, au moment même où ils trompent le plus, le font de telle sorte qu’ils paraissent être gens de bien. » 244

245

Sagesse, III, 2, 554-555

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contourner le chemin commun du devoir. Ces formules précautionneuses ne doivent pas tromper le lecteur. La permanence du danger affranchit l’action du prince de la rigueur moralisante des distinctions lipsiennes entre les fraudes légères, moyennes et grandes. Pratiquement, tout lui est permis en vue du bien de l’Etat : la défiance, la dissimulation, l’engagement faux et l’injustice. Le dernier terme comprend les crimes, la confiscation des biens des particuliers, l’occupation des villes, et l’invasion des terres voisines.246 Tous ces actes, interdits aux personnes privées, sont nécessaires en politique. Le souverain ne commande pas seulement selon les lois, mais aux lois elles-mêmes. L’unique condition des entreprises du prince est leur fin heureuse. Il s’expose à des menaces violentes si pour apaiser une situation délicate, il provoque des troubles encore plus grands en commettant des actes perçus comme blâmables. Charron transforme radicalement la théorie lipsienne de la prudence mêlée par laquelle le prince tentait d’agir le plus honnêtement possible. Pour lui, il y a une différence décisive de niveau entre la morale des particuliers et le code d’action du souverain. Autrement dit, il y a une distinction nette entre le domaine de l’éthique et le domaine de la politique. Par rapport au bonheur constant du sage, le prince ne peut être qu’une figure triste. Au-delà du danger permanent dans lequel il vit, il est obligé le plus souvent d’agir à contrecœur et à regret. Son être est scindé entre son estimation privée et le rôle qu’il doit jouer publiquement. Même si sa terminologie évoque encore la prudence mêlée, l’auteur de la Sagesse énonce une césure entre les devoirs personnels et les nécessités de l’Etat. Ce n’est plus l’honnêteté qui est atténuée par quelques goûts de finesse, mais il y a une nette séparation entre la vertu et l’utilité publique. « Si le prince ne peut étre du tout bon, suffit qu’il le soit à demy, mais qu’il ne soit point du tout méchant : Qu’il ne se peut faire 246

Ibid., III, 2, 553-558

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que les bons princes ne commettent quelque injustice. A tout cela je voudroit adjouter pour leur justification ou diminution de leur fautes, que se trouvans les princes en telles extremités, ils ne doivent proceder à tels faits qu’a regret, et en souspirants, reconoissants que c’est un malheur et un coup disgratié du ciel, et s’y porter comme le pere quand il faut cauterizer ou coupper un membre à son enfant, pour luy sauver la vie, ou s’arracher une dent pour avoir du repos. » 247 

Le thème des regrets privés du prince a deux fonctions. Premièrement, c’est le constat de l’absence d’intériorité du prince. L’action souveraine est orientée en fonction de sa fin utile et non en fonction de l’honnêteté personnelle de celui qui l’entreprend. Deuxièmement, ses remords sont un élément constitutif de son apparence, destiné à nuancer la figure sévère du souverain pieux et juste. Il ne s’agit pas d’un sentiment intime, mais d’une bonté reconnue par les autres. Le seigneur associe à la dureté et à la vaillance, la clémence, la libéralité et la magnanimité. Par ces qualités le souverain n’est pas seulement craint et respecté, mais aussi admiré par ses sujets. Les trois derniers traits de la figure royale adoucissent la nature sauvage des rapports de pouvoir. Primo, par la clémence, le prince se montre compréhensif envers les faiblesses humaines et intervient pour modérer la rigueur des lois. Secundo, la libéralité consiste non en dépenses, car le souverain n’a rien personnellement et doit son statut aux autres,248 mais en montre, car le prince doit récompenser par des titres et louanges ceux qui se sont distingués dans son service pacifique ou dans la guerre.249 Tertio, la magnanimité désigne la grandeur de l’âme dont témoigne le prince par ses gestes. Il ne tient pas compte des bruits et des mauvais propos à son égard. Pourtant, si jamais il est pris de colère, il l’exprime ouvertement. Le rôle des vertus publiques est de créer l’image d’un prince puissant et fortuné. Sa fonction l’oblige à soigner son apparence en s’exprimant par le geste ou la Ibid. 560 Ibid., 562-563 249 bid., 563 247 248

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parole avec gravité et avec magnificence. Dans les affaires publiques, la vertu désigne en premier lieu la composition de sa présence devant des autres. L’homme d’Etat obéit aux nécessités extérieures en se forgeant une figure dont le sérieux et la superbe lui permettent de prendre les décisions les plus graves sans que son autorité soit mise en question. De la même manière, l’être des conseillers ne consiste que dans leur réputation.  « Or le Prince les doit choisir tels ou par sa propre science et jugement, ou s’il ne le peut, par la reputation, laquelle ne trompe gueres ; dont disoit un d’entre eux à son Prince, tenez nous pour tels que nous sommes estimez. Nam singuli decipere et decipi possunt, nemo omnes ; neminem omnes fefellerunt. »250

Pour les attributs requis par la réputation du conseiller, Charron reprend la description faite par Lipse dans la Politique. Comme le savant anversois, l’auteur de la Sagesse explique la nécessité des conseillers et des officiers, premièrement par le mauvais naturel ou l’insuffisante instruction des princes. Deuxièmement, il n’est ni possible ni sage pour le souverain d’essayer de résoudre solitairement toutes les affaires du royaume. D’une part, par sa fonction, il est éloigné des menus problèmes, d’autre part, un trop grand désir de participation aux moindres décisions trahit l’orgueil et l’inexpérience. Les qualités requises aux conseillers sont la fidélité, la compétence, le courage, l’habileté et la discrétion. A l’instar de Lipse, Charron met l’accent sur le caractère moyen des collaborateurs du souverain. L’expérience et l’âge sont appelés à modérer la vivacité de leur esprit pour les rendre capables de conseils prudents. Dans ce cas, la prudence est opposée à la finesse qui est un mélange de légèreté audacieuse et de confiance présomptueuse.251 La vanité de ceux qui excèdent en finesse ouvre leur âme aux passions qui nuisent à la qualité de leur jugement. Ibid., III, 2, 568, citation latine de Pline le Jeune, Panégyrique de Trajan, 62, 9, « En vérité, jamais personne n’a pu tromper l’opinion publique, ni l’opinion publique se tromper de personne. » 251 Ibid., III, 2, 566-567 250

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L’autorité du prince et la dignité de ses conseillers se constituent à partir de leur apparence et par l’attention accordée à leur représentation. C’est pour cela que Pline le Jeune pouvait dire que l’opinion publique ne se trompe jamais. Le souverain et les magistrats existent par la soumission et par la considération de leurs concitoyens. La vie du personnage public s’oppose à la vie intérieure, mais non comme l’illusoire s’oppose au réel. La vertu publique est une construction faite devant et pour les autres indépendamment de la vie privée de celui qui l’incarne. La figure du pouvoir ne se fonde pas dans la consultation de l’âme, mais entretient son image devant les autres par des moyens effectifs. Ce n’est pas Marc Aurèle qui suscite l’intérêt des philosophes politiques renaissants, mais Tibère, et dans une moindre mesure Trajan. Les secrets de la politique ne se trouvent pas dans l’édification de soi par des pensées pour soi-même, mais dans la consolidation de l’empire à travers l’action politique et militaire. La réputation, que le prince et ses conseillers se construisent, s’appuie sur la prospérité et sur la sécurité du royaume. Pour maintenir son autorité et fonder son action le souverain doit s’assurer des moyens extérieurs qui sont dans l’ordre de leur importance, les finances, les armes et les alliances. Charron avait séparé la matière de la science lipsienne en deux parties, la provision et l’action. La première comprenait l’exposé des moyens de la fonction souveraine, la vertu, le conseil et les soutiens étrangers. La seconde partie, l’art de gouverner, détaille ces instruments à partir du recueil des lieux communs, constitué par Lipse dans sa Politique. Ainsi, la réputation du prince a comme principes l’autorité et la bienveillance illustrant respectivement la sévérité et la générosité du souverain. Reconnaissant la valeur de la réflexion contenue dans l’ouvrage de Lipse, Charron, à son tour, présente le mépris et la haine comme les deux causes destructrices de toute communauté. Le souverain, bien conseillé, s’oriente en fonction de ces quatre points, cherchant les deux premiers et évitant les deux derniers, comme le navigateur qui manœuvre son

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vaisseau suivant les astres. La mer avec le feu et la bête sauvage sont les meilleures images pour représenter le caractère terrifiant et adverse de la puissance souveraine.252 Mais ces connaissances n’épargnent pas le prince des affaires les plus délicates qui vont des conspirations plus ou moins organisées jusqu’à la guerre civile qui est une mer des malheurs, maladie d’Etat, maladie chaude et frénésie.253 Si dans de telles situations le souverain et les grands sont tenus d’agir, les particuliers doivent préférer la patience et la retenue. Durant ces malheurs publics, si elles n’ont pas des obligations de loyauté, les personnes privées doivent se concentrer seulement sur l’édification de leur propre âme et essayer d’éviter les passions de la foule.254  .42 De la souffrance de l’exil à la curiosité pour les coutumes 3 étrangères

L’expérience politique de Charron ne se réduit pas à la lecture des historiens ou à l’observation détachée des antagonismes qui agitent son temps. Sans remplir des fonctions publiques, Pierre Charron prend partie dans les conflits politiques et religieux de la fin du XVIe siècle. Pris dans le tourbillon des événements, il met la force de son verbe et l’étendue de sa science au service de la Ligue Catholique. Par un mauvais tour du sort, pendant le printemps de 1589, il se retrouve dans la prison d’Angers, où il attend la clémence des chefs royalistes qui avaient réussi à reprendre cette ville. Libéré, il tente de se rattraper en professant publiquement ses regrets d’avoir manqué à son devoir d’obéissance. Témoignage des inquiétudes et des dangers encourus par le malheureux prédicateur, une lettre explicative nous reste, envoyée aux docteurs de la Sorbonne, en 1589, avec l’intention de s’expliquer sur ses agissements de l’année précédente. Ecrit circonstanciel, la lettre expose sa conclusion sans équivoque dès son titre : Discours chrestien qu’il Ibid., I, 49, 322 Ibid., III, 4, 618 254 Ibid., III, 4, 606-607 252 253

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n’est pas permis au subjet pour quelque raison que ce soit, de se liguer, bander, & rebeller contre son Roy.255 Par cette affirmation, Charron entame un processus de réflexion qui aboutira à l’élimination de toute opposition entre les devoirs religieux et les devoirs civiques. A l’époque, Montaigne avait condamné l’usage politique des raisons théologiques dans des termes presque identiques. Les partisans des factions impliquées dans les conflits religieux ont changé fréquemment d’opinion dans la question du droit de contester le roi, non parce qu’ils étaient convaincus de la vérité de leur opinion, mais sous l’emprise de leur passion guerrière. « Voyez l’horrible impudence dequoy nous pelotons les raisons divines, et combien irreligieusement nous les avons et rejettées et reprinses selon que la fortune nous a changé de place en ces orages publiques. Cette proposition si solenne : S’il est permis au subjet de se rebeller et armer contre son prince pour la defence de la religion, souvienne-vous en quelles bouches, cette année passée, l’affirmative d’icelle estoit l’arc-boutant ; et oyez à present de quel quartier vient la voix et instruction de l’une et de l’autre ; et si les armes bruyent moins pour cette cause que pour cette là. Et nous bruslons les gents qui disent qu’il faut faire souffrir à la verité le joug de nostre besoing : et combien faict la France pis que de la dire ! »256

D’une certaine manière, Charron suit l’argumentation des Essais. Que nous soyons pour le roi ou pour la Ligue, les arguments en faveur d’un parti ou d’un autre ne manquent pas. Et même si les ligueurs ne se sont pas privés d’utiliser le mensonge et la calomnie, ils auraient pu invoquer davantage d’arguments et de faits pour justifier leur mécontentement. Pourtant, ils auraient eu tort, car les particuliers ne possèdent aucun critère pour mettre en question l’autorité royale. Leur vie s’oriente selon les critères de la vertu privée et non selon les principes de l’utilité publique. 255 256

Ibid., pp. 234-239 Montaigne, Essais, II, XII, 443

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« Je ne veux point icy plaider la cause du Roi & de la Ligue, force petits livrets courent par tout cela. J’en ay veu quelquesuns, & partout il me semble que lon peut adjouster, & aux accusations & aux justifications, tellement que le procez n’y est pas tout. Mais je veux que tout ce que dit la Ligue du Roy soit vray, combien que tout ce qu’ils alleguent contre luy soit ou calomnie, ou pure imposture, ou bien conjectures & divinations pour l’advenir, surquoy il ne seroit pas seulement permis de faire le procez au plus malotru du monde, & qui fust le plus abominable qui ait jamais esté, & que lon puisse imaginer. Que veut-on, que peut-on, conclure de cela ? qu’il est permis ou loisible aux François de s’eslever avec main armee contre luy ? Per quam regulam ? y a-t-il loy regle, decision exemple, sentence qui serve à cela? »257

Le devoir d’obéissance du sujet est indépendant des considérations sur la bonté ou la méchanceté du souverain. La soumission est justifiée par la simple autorité que le roi représente et non par ses compétences ou par la qualité de son âme. Les obligations du sujet ne vont pas seulement envers la puissance légitime transmise par hérédité et confirmée par la grâce, mais aussi vers la puissance de fait. Nabuchodonosor s’empare de Jérusalem par la force et César accède au pouvoir de Rome par la guerre civile. Néanmoins, leur domination ne doit pas être contestée. Si les décisions du prince heurtent la conscience des particuliers, ces derniers peuvent ne pas leur donner suite en s’exposant aux peines, en risquant la mort ou en choisissant l’exil. Mais, aucune circonstance ne les autorise à affronter le souverain. Dans les recommandations chrétiennes à l’humilité et à l’abandon de soi, Charron trouve les ressources d’une apologie du pouvoir en place. En même temps, il délimite un espace de la conscience qui reste inaccessible aux influences extérieures. Le cynisme de la recommandation charronienne, accepter la souffrance des punitions ou la douleur de l’exil, montre à quel point la véritable croyance est rare, voire, peut-être, hors de portée des forces de 257

Discours chrestien qu’il n’est pas permis au sujet…, p. 235

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l’homme. Identifier sa conscience à des principes supérieurs à tel point que nous préférons notre propre anéantissement à leur usurpation nécessite une extraordinaire discipline morale et une exceptionnelle sublimation spirituelle. « Il est permis de n’obeyr pas, & ce en un certain cas seulement, mais se rebeller & user de voyes de faict jamais. Entre n’obeyr pas, & guerroyer contre, il y un bien grand païs, comme entre obmission, & comission, entre l’enfant qui n’obeyst pas à son pere qui luy commande de tuer sa mere, & l’enfant qui veut cupper la gorge à son pere, & le persecute à outrance. (…) Il n’y a point d’antinomie en Evangile : Les commandemens d’obeyr à Dieu, ne resister au souverain, ne s’entr’empecher pour Dieu & le Roy, sont-ils contraires ? le devoir & la force se heurtent ils ? il y a bon remede, qui est en la main d’un chacun, sans rien rompre. Es tu foible de reins ? va t’en, retire toy : la terre est au Seigneur, lon se va bien promener pour plus legeres causes : fay place à l’ire, à la force, & sauve toy avec Dieu. As-tu bon cœur ? jamais chose ne vient plus à propos fay sacrifice à Dieu & tout ce que tu as ; & de toy-mesme. »258

Il y a une évolution dans la pensée de Charron que nous devons considérer avec précaution étant donnée la finalité de cette lettre très particulière, destinée à convaincre l’autorité théologique de la Sorbonne de la bonne foi de son auteur. Si l’universalisme du savant lipsien rappelait l’identification du sage stoïcien à la loi cosmique, Charron le remplace par une humilité relativiste qui se présente à la fois comme chrétienne et sceptique. Si la loi du prince contredit sa conscience et s’il ne trouve pas dans son cœur la force de souffrir pour ses croyances, l’homme est libre de chercher une patrie plus accueillante. Mais Charron se démarque de la superbe du sage lipsien, capable de transcender les douleurs de son pays par la hauteur souveraine de sa science, qui comprend à la fois la chute de l’Egypte et la future disparition d’Anvers. Son savoir l’instruisait sur le cours de l’histoire et sur le caractère périssable des œuvres humaines. Prévenu 258

Ibid., pp. 238-239

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des pièges de l’orgueil qui guettaient une telle position, Juste Lipse avait essayé d’y échapper par l’opposition entre les esprits émoussés et les esprits vifs. Les premiers, plus modérés par nature, arrivent à résister aux tentations de la grandeur. Chez Charron aucune loi universelle de l’histoire ou de la nature ne subsiste à l’examen du doute pyrrhonien. Pour lui l’expérience et la science doivent apprendre la modestie des moyens de la connaissance humaine. Nous pouvons cependant nous demander si une croyance si forte que celle préconisée dans la Discours ne peut pas se transformer, à son tour, dans une forme d’orgueil. Plus tard, dans le traité de la Sagesse, Charron n’opposera plus la religion au pouvoir. Il les considérera toujours ensemble du point de vue de l’édification de l’ordre politique. Il prendra des distances à la fois par rapport aux prétentions conférées par la science et par rapport à la prétendue élévation religieuse. Premièrement, nous ne retrouvons plus chez lui l’apologie du savant, qui est remplacée par une réflexion sur la place de la vie particulière dans la société. La différenciation par le savoir de Lipse laisse place à une différenciation par la pratique. Son sage se réjouit de lui-même en s’accomplissant à l’écart de ses devoirs publics. En participant à l’ordre de sa communauté, il comprend à la fois sa nécessité et sa fragilité. La science peut être un instrument de cette désinvolture, mais elle n’est pas nécessaire. Deuxièmement, si l’homme n’a pas un accès spécifique aux principes religieux, il doit les considérer de la même manière que les autres réglementations de la vie humaine. Exempt des responsabilités publiques, le particulier ne règne que sur lui-même. A cette fin, le meilleur choix qu’il peut faire est de se soumettre aux lois et aux coutumes de son pays. Comme chez Lipse, l’autorité souveraine est justifiée par le caractère sauvage de l’homme. « Toute ainsi que la beste sauvage et farouche ne se veut laisser prendre, conduire, et manier à l’homme ; mais ou s’enfuit et se cache de luy, ou s’irrite et s’esleve contre luy, s’il en veut

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approcher ; tellement qu’il faut user de force meslée, avec ruse et artifice, pour l’avoir et en venir à bout : ainsi en fait la folie revesche à la raison, et sauvage à la sagesse, contre laquelle elle s’irrite et s’affolit d’avantage ; dont il la faut avoir et mener comme une beste farouche (ce que l’homme est à la beste l’homme sage est au fol) l’estoner, luy faire peur, et l’arrester tout court, pour puis à l’aise l’instruyre et le gagner. Or le moyen propre à ce est une grande authorité, une puissance et une gravité esclatante, qui l’esblouyt de sa splendeur et de son éclair, sola authoritas est quae cogit stultos ut ad sapientia festinent. »259

Par l’impression de puissance et de gravité, le prince apparaît comme une image de Dieu ou encore comme un messager du ciel. Charron appelle cet effet de l’image du prince, majesté, qui est un mélange d’admiration et de crainte.260 Par l’entremise de cette impression, l’autorité publique arrive à imposer des lois, même à l’encontre des usages constitutifs de la communauté. A côté des lois, Charron place les coutumes. Elles n’ont pas comme origine la majesté, mais le temps. La coutume s’impose discrètement et doucement par la fréquentation des autres, mais son emprise est tyrannique et furieuse.261 Un gouvernement sage tentera de ne pas modifier trop souvent les lois et d’assurer leur stabilité par la noblesse que la durée leur confère. Parfois, à cause de leur origine différente, les lois et les coutumes se trouvent en conflit. Mais d’ordinaire, elles sont considérées ensemble. Ceux qui jouissent d’une remarquable force d’esprit et possèdent une bonne culture les regardent du point de vue de leur utilité. Au contraire, les gens simples les observent dans la perspective de la majesté.  « La loy et la coustume establissent leur authorité bien diver­ sement, la coustume peu à peu, avec un long temps, doucement et sans force, d’un consentement commun de tous, ou de la plus part, et à son autheur le peuple. La loy sort en un moment, avec Sagesse, II, 8, 489, citation latine, Augustin, De utilitate credendi, 16, 34, « Il n’y a que l’autorité qui contraint les simples et les fait venir vers la sagesse. » 260 Ibid., II, 8, 490 261 Idem 259

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authorité et puissance, et prend sa vigueur de qui a puissance de commander à tous, et souvent contre le gré des sujets ; dont quelqu’un la compare au tyran, et la coustume au Roy. Davantage la coustume ne porte loyer ny peine : la loy porte tous les deux, pour le moins la peine : toutefois elles se peuvent bien mutuellement pretter la main, et aussi s’entredétruire. Car la coustume qui n’est qu’en souffrance emologuée par le souverain, sera plus assurée : et la loy aussi affermit son authorité par la possession et l’usage ; au contraire aussi la coustume sera cassée par une loy contraire : mais ordinairement elles sont ensemble, c’est loy et coustume : les sçavants et spirituels la considerent comme loy ; les idiots et simples comme coustume. »262

La retenue du sage dans l’action se retrouve dans la prudence de son jugement. C’est preuve de sottise que de se précipiter à condamner les habitudes étrangères. Au-delà de leur fonction pragmatique de stabilité sociale, nous pouvons découvrir des raisons qui nous échappent à première vue à cause de notre commodité et à cause de notre provincialisme. Ainsi, Charron considère le cas de l’anthropophagie rituelle des familles indiennes. Si nous réfléchissons attentivement, le fait de tuer et de manger ses parents vieux et impuissants peut être vu comme un sain et pieux devoir par lequel les Indiens épargnent leurs anciens d’une vieil­ lesse pénible et malheureuse. Puis, ajoute-t-il, il n’y a pas de vraies raisons pour considérer que nos entrailles seraient un sépulcre moins digne que la terre ou l’urne. Par ce genre d’exercice, qui questionne en permanence les usages et les lois de son pays et analyse les cas les plus inhabituels, le sage charronien s’affranchit de la domination aveugle des coutumes et de la soumission irréfléchie à l’autorité publique. Il faut immédiatement ajouter que cet esprit critique ne se traduit pas par des manifestations extérieures de nature à menacer le pouvoir. Il est intériorisé par le constant appel au jugement personnel. L’honnête homme est une conscience en crise dans le sens d’une permanente étude de sa position et d’un examen sévère de l’ordre de sa communauté. 262

Ibid., II, 8, 490-491

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Lipse avait accordé une certaine liberté à l’individu en con­ seillant à son prince de ne pas chercher à contrôler de trop près les consciences, car elles échappent à tout contrôle. D’autre part, le sujet devait tenir pour lui-même son indépendance, sans contrarier le pouvoir. C’est aussi l’opinion exprimée par Charron dans sa lettre à la Sorbonne. Si le sujet ne pouvait pas supporter les atteintes à sa conscience, il devait accepter les peines résultant de sa désobéissance ou prendre la fuite. Dans les deux cas, il s’exclut de la communauté, sans que son opposition devienne effective. Réduisant la question de la religion à l’autorité coutumière, Charron transforme cette liberté relative de la croyance intime en une autonomie de l’esprit qui s’exprime par la désinvolture de la philosophie sceptique. 3.43 L’honnête négociateur et le sage sceptique

Au-delà de la question du transfert de la science politique lipsienne dans le projet de l’anthropologie générale de la Sagesse, le texte de Charron est travaillé par une tension propre à l’évolution de sa pensée. Son pyrrhonisme avait réduit l’autorité de la religion à un problème d’ordre civil, lié à la persistance souhaitable de coutumes robustes et accessibles. Par cette transformation, la liberté de la croyance intime n’est pas entièrement évacuée du système proposé par le traité, mais néanmoins profondément métamorphosée. A l’époque de la rédaction de la lettre à la Sorbonne, elle représentait le for intérieur où gisaient les convictions les plus personnelles et les plus fermes, qui constituaient l’individualité du sujet. Ce siège de la conscience devient par la suite l’espace de l’affirmation de l’autonomie du sujet non par un ancrage de l’esprit dans quelques idées inébranlables, mais justement par une indépendance d’esprit à l’égard de tous les principes. Comme il s’agit d’une pratique de la liberté et non simplement d’un pouvoir théorique d’examen des fondements de l’autorité, la définition du sujet moral n’est pas immédiatement évidente. En outre, les suspicions à l’égard de son implication politique et de l’orthodoxie de son œuvre obligent Charron à de

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multiples détours. Nous essaierons donc de circonscrire le fonctionnement de cette indépendance d’esprit par une comparaison avec l’expérience diplomatique de Montaigne. L’auteur des Essais indique en effet une possibilité d’action publique qui ne se revendique pas simplement de la soumission à la puissance souveraine, mais aussi de l’usage des normes éthiques personnelles. Le défi que relève Charron est d’intégrer une analyse de la prudence politique dans son projet d’anthropologie générale. Saisir la question de la manifestation publique, c’est comprendre l’organisation de la représentation de soi à travers les techniques de la constitution de la majesté royale du pouvoir et d’une insouciance aristocratique de l’esprit. L’indifférence de l’honnête homme ne se fonde ni sur un désintérêt pour la chose publique, ni sur une préoccupation égoïste pour soi-même. Il accomplit parfaitement ses devoirs et met l’intérêt général devant son profit personnel. Mais, en même temps, il interpose une ironie entre soi et sa figure publique, car il est conscient du caractère périssable et insuffisant de l’ordre qu’il sert. Cette conscience, il l’obtient à travers la relativisation des coutumes qui forment les sociétés et à travers des exercices sur soi par lesquels il désapprend ses penchants à l’orgueil. L’avertissement sévère de Lipse contre le danger représenté par la vivacité de l’esprit se traduit chez Charron par une continuelle prise de distance par rapport à ses propres croyances et opinions. Cette liberté ne traduit pas une opposition à l’autorité publique, coutumière ou civile. Si l’ordre politique n’est pas absolument fondé, il est pourtant nécessaire pour protéger l’homme contre la bestialité des rapports des forces extérieurs et contre la sauvagerie de ses puissances intérieures. A part sous l’angle de la prudence politique, le problème de l’organisation des représentations externes est traité par Charron dans ses remarques sur l’écriture de la Sagesse et sur la tenue du corps. Ainsi, dans la Préface de la première édition du traité, il définit le style sentencieux comme opposé au style pédant.263 La pédanterie est le signe de la faiblesse de l’esprit qui adopte les 263

Sagesse (1601), 36

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principes de l’école et d’une effémination du discours qui pour s’imposer a besoin de règles et s’exprime par une éloquence artificielle. Au contraire, Charron se réclame de la liberté philosophique de l’Académie athénienne.264 Par conséquent, il s’oppose à une organisation du texte soumise aux dogmes de la pensée et aux formes traditionnelles du discours. Sa franchise peut heurter les oreilles les plus délicates par la hardiesse de son propos. Le lecteur ressentira la vérité à travers la densité des sentences qui coupent le texte. Leur rugosité sert à éveiller le disciple, alors que la netteté de l’afféterie l’affaiblit, renforçant sa soumission. De nombreuses citations latines entrecoupent l’idiome vernaculaire, car sa forme encore indécise ne permet pas de transmettre la même énergie et la même beauté que la langue de Cicéron. Le discours philosophique se propage par le détour d’une construction qui laisse une impression d’âpreté naturelle pour placer avec une savante irrégularité les indices capables de susciter ces étonnantes amours de la sagesse dont Platon parle dans son Phèdre.265 « ...je traitte et agy icy non pedantesquement selon les regles ordinaires de l’escole, ny avec estenduë de discours, et appareil d’eloquence, ou aucun artifice. La sagesse, quae si oculis ipsis cerneretur, mirabiles excitaret amores sui, n’a que faire de toutes ces façons, pour la recommandation, elle est trop noble et glorieuse : les veritez et propositions y sont espesses ; mais souvent toutes seches et crües, comme aphorismes, ouvertures er semences de discours. J’y ay parsemé des sentences Latines, mais courtes, fortes, et poëtiques, tirees de tres-bonne part, et qui n’interrompent pas ny ne troublent le fil du texte François. Car je n’ay peu encores estre induit à trouver meilleur de tourner toutes telles allegations en François (comme aucuns veulent) avec telle dechet et perte de grace et energie, qu’elles ont en leur naturel et original, qui ne se peut jamais bien representer en autre language. »266 Sagesse (1601), 35 Platon, Phèdre, 250d 266 Sagesse (1601), 35-36, citation latine : « qui, s’il apparaissait aux yeux, exciterait des amours étonnantes de la sagesse », très probablement Cicéron traduisant Platon, cf. la note suivante. 264 265

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La traduction en latin de l’expression de Phèdre de Platon appartient à Cicéron qui l’utilise pour affirmer une correspondance entre la beauté corporelle et la beauté morale,267 suggérée par l’harmonie entre l’ordre des actes et l’ordre des paroles. Pour Charron, l’aspiration à la vertu est signalée par la rupture sentencieuse du discours ou par l’irruption du latin dans le texte français. Il offre ainsi une interprétation plus dramatique de la Beauté platonicienne qui se manifeste premièrement par le choc de la vue devant la perfection d’un corps. L’étonnement pousse l’esprit à la contemplation pure. Charron reprend de nouveau le thème platonicien de la beauté dans la terminologie de la majesté. Mais, cette fois, il convertit la recherche esthétique platonicienne en un outil politique. Par son éclat, la beauté s’impose jusqu’aux yeux des Barbares, rappelant une origine divine et instaurant une autorité légitime.268 Nous nous trouvons devant une des limites de l’exemplarité princière. Les personnes privées n’ont pas nécessairement à s’imposer devant une multitude ahurie. Il y a l’exemple de Socrate qui malgré sa laideur naturelle arrivait à transmettre à ses interlocuteurs la vigueur de son esprit. Cette communication s’opère à travers la parole et à travers les actes. Mais l’apparition de la vertu privée se diffuse plutôt par des indices qui interfèrent dans une apparition publique des plus communes. C’est la définition du commerce amical, difficilement praticable sur la scène publique. Dans la vie politique ce sont toujours les passions les plus puissantes qui gagnent. Il est impossible de combattre la force tyrannique de l’éloquence par la vérité nue. Par conséquent, le discours de la sagesse est obligé à son tour de recourir aux artifices de la rhétorique, parmi lesquels la sentence. « L’on peut dire contre l’eloquence que la verité se soustient et defend bien de soy mesme, qu’il n’y a rien plus eloquent qu’elle : Ce qui est vray ou les esprits sont purs, vuides et nets de 267 268

Cicéron, De Oficiis, I, V, 15 Sagesse,I, 5, 67-68

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passions : mais la plus part du monde par nature, ou par art, et mauvaise instruction, est preocupé, mal né et disposé à la vertu et verité, dont il est requis de traiter les hommes, comme le fer qu’il faut amolir avec le feu, avant que le tremper en leau : Aussi par les chaloureux mouvemens de l’eloquence, il les faut souples et maniables, capable de prendre la trempe de la verité. C’est à quoy doit tendre l’eloquence : et son vray fruit est armer la vertu comme le vice, la verité contre le mensonge, et la calomnie. » 269

La vertu se sert des mêmes armes que le vice pour transmettre sa doctrine. Charron se heurte ici à des difficultés semblables à celles qu’a dû surmonter Montaigne en exposant la pratique du négociateur honnête. L’image de celui-ci a l’avantage de réunir les deux situations invoquées auparavant : celle de l’expression véridique et celle de l’attitude franche. Le problème des deux auteurs est de délimiter la politique par l’honnêteté, alors que les deux domaines ne se recouvrent pas. Les charges publiques que Montaigne a remplies, l’ont mis en posture d’intercesseur entre les chefs de guerre.270 A ces occasions, contrairement aux usages des diplomates, des conseillers et des courtisans, il a tenté de gagner la confiance de ses interlocuteurs par sa sincérité. Ses propos n’ont pas transmis autre chose que ses opinions et ses sentiments. Sa franchise a été son passeport entre les camps adverses. Il a essayé de procéder de la manière la plus simple sans calculer les effets secondaires et les conséquences lointaines. Comme la fortune détient un rôle très important dans les affaires politiques, il aurait été absurde d’essayer de prendre en compte et de prétendre contrôler tous les éléments concernés. Son action se fonde sur un complet désintérêt. Par sa conduite, il n’avait ni obligation particulière, ni ressentiment personnel envers les princes. Son intervention n’est gouvernée que par les obligations à la justice.271 Excluant les passions de l’analyse politique, Montaigne mesure à chaque fois Ibid., 805-806 Montaigne, Essais, III, I, 791B 271 Ibid., III, I, 792 269 270

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avec grand soin son implication. Ainsi, il se dit prêt à se sacrifier dans la guerre et à renoncer à ses biens, mais seulement si c’est nécessaire. Dans le portrait de l’honnête négociateur dressé par Montaigne, trois limitations de son pouvoir s’imposent : l’absence d’ambition publique, le manque de curiosité et l’impossibilité d’offrir des garanties sur l’intégrité de sa propre position. Premièrement, en exposant ses démarches diplomatiques, Montaigne admet qu’il n’est pas animé d’un désir de pouvoir. Ce sont les événements et son statut qui le poussent à agir. Son respect de l’ordre traduit la conscience des dangers que recèlent les tentatives de changement politique. Cette soumission à la constitution traditionnelle de la communauté interdit la contestation du pouvoir souverain. Un roi peut être contesté par un autre roi, mais jamais par ses sujets.272 La reconnaissance de la hiérarchie sociale est une forme de conscience de la faiblesse de la raison humaine. Nous ne pouvons pas être sûrs de soutenir le bon parti. L’honnêteté nous oblige à reconnaître les défauts de notre propre camp. Or, prendre le commandement de gens demande un orgueil qui n’est pas acceptable pour une intelligence lucide.273 Cela explique le tragique de la figure princière qui doit accepter des violences fréquentes contre sa conscience.274 Deuxièmement, l’autorité s’exprime par la volonté de connaître les moindres détails sur ses voisins, sur ses proches et sur ses sujets. Or, Montaigne ne veut pas connaître les secrets des grands. Il trouve ce savoir trop embarrassant pour pouvoir mener à bien ses tractations.275 Le prix de sa liberté est son ignorance. Ainsi, du point de vue du pouvoir, Montaigne est doublement mauvais conseiller : à cause de ses réticences à apprendre les arcanes du gouvernement et par son engagement total envers les lois qui, Ibid., III, I, 793B Ibid., II, XVII, 654A 274 Ibid., III, I, 799B 275 Ibid., III, I, 794B 272 273

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pour lui, sont au-dessus de toute autre autorité.276 Troisièmement, la figure proposée par l’auteur des Essais ne se distingue pas par des critères évidents des autres formes de pratique diplomatique. Comme l’éloquence sera chez Charron un instrument utile pour les méchants comme pour les vertueux, de même, la pose de l’homme honnête peut passer pour un masque public parmi les autres et même une preuve de grande subtilité. Montaigne semble ennuyé du fait qu’il n’y a que sa parole ou une éventuelle et improbable surveillance de toute sa vie pour confirmer sa probité. « Ceux qui disent communément contre ma profession que ce que j’appelle franchise, simplesse et nayfveté en mes mœurs, c’est art et finesse, et plutost prudence que bonté, industrie que nature, bon sens que bon heur, me font plus d’honneur qu’ils ne m’en ostent. Mais certes ils font ma finesse trop fine ; et qui m’aura suyvi et espié de pres, je luy donray gaigné, s’il confesse qu’il n’y a point de regle en leur escolle, qui sçeut raporter ce naturel mouvement et maintenir une apparence de liberté et de licence si pareille et inflexible parmy les routes si tortue et diverses, et que toute leur attention et engin ne les y sçauroit conduire. » 277

Voici donc les limites de la participation honnête à la politique. C’est une contribution paradoxale, où le sujet réduit dans la mesure du possible son implication. L’intérêt général réclame la trahison, le mensonge et le massacre. Par conséquent l’homme soucieux de sa vertu doit laisser aux autres ces préoccupations.278 La composition des Essais mélange de façon indissociable la réflexion philosophique et l’expérience personnelle. Cette écriture spéciale nous porte devant des constructions conceptuelles paradoxales, comme cette recommandation à l’accomplissement non engagé de son devoir. Montaigne apporte sa contribution au bien public dans les limites imposées par sa conscience. Ibid., III, I, 794-795 Ibid., III, I, 795B 278 Ibid., II, I, 791 CB 276 277

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Adoptant une structure philosophique plus traditionnelle, Charron tranche catégoriquement entre la sagesse et l’ambition. Il reconnaît à l’ambition une certaine parenté avec la générosité.279 Passion utile au monde et d’apparence noble, elle possède un haut degré de spiritualité.280 Mais l’action politique du sage doit être dénuée de toute passion de grandeur. La preuve de la sagesse est d’agir sans prendre goût au pouvoir et sans se laisser tenter par l’appétit de la gloire. La discrétion dans sa pratique des offices publics est une juste mesure entre une participation zélée et une fuite lâche.  « Le Sage consent de demeurer incogneu, ou bien faudra que quelque sujet ou occasion se presente, pour laquelle il lui convient se declarer et produire. Arrivant ou chacun puisse librement prendre place celuy-là prendra ambitieusement la plus honorable, ou ineptement la plus basse : cettui-cy discret­ tement advisera de prendre la plus commode et aisée. Ayant fait quelque chose belle, bonne, utile, et officieuse au public ou particulier, celuy-là se porte ambitieusement, le fait sonner haut, le repete souvent, s’enquiert de ce que lon en dit, se fasche de ce que lon n’en fait plus de bruict et de feste : Cettui ci tout doucement escoute ce que lon dit, se contente en soy-mesme d’avoir bien-faict, et se gratifie de ce qu’il a bien reüsi, et que les gens de bien l’approuvent. »281

Le sage charronien revient sur soi-même, interroge ses inclinations, réfléchit sur son expérience et analyse ses connaissances dans un exercice de libération personnelle. Son action est un élément de cette pratique spirituelle : il se dégage du poids de l’autorité savante, de l’influence de l’opinion populaire et de la décision publique. Malgré la ressemblance des démarches de l’honnête négociateur de Montaigne et du sage charronien, une différence au moins mérite d’être signalée. Alors que Montaigne tente de déterminer Sagesse, 163 Ibid., 164 281 Petit Traicté de Sagesse, p. 853 279 280

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les choses à faire et les choses à ne pas faire en politique, Charron distingue l’honnêteté et l’orgueil par leur manière d’agir. L’auteur des Essais a une vision traditionnelle de la prudence politique en tant que science des choses à rechercher et des choses à éviter. L’auteur de la Sagesse choisit d’affronter le cas extrême et plus pertinent pour l’analyse morale du sujet qui ne peut plus refuser l’action, étant obligé d’affronter à la fois la sauvagerie des rapports de pouvoir et sa propre conscience. La discrétion est l’expression d’une scission privé/public qui est présente à travers tous les actes du sage. Elle développe la participation non impliquée, exemplifiée par Montaigne dans ses tractations. Mais dans la Sagesse, paradoxalement, grâce à un discours plus classique, son sens est plus provocateur. La discrétion réunit dans un même geste le naturel et l’artificiel, la manifestation vertueuse et la dissimulation vicieuse. Le maniérisme de Charron s’origine dans la conscience de la crise incontournable créée par le rapport intérieur/extérieur. Ainsi, toute expérience privée doit avoir une expression publique qui pourtant n’arrive pas à lui correspondre entièrement. En prenant forme, la manifestation ne s’accorde plus avec l’impulsion personnelle et la trahit. Le sage est prévenu que le simple accomplissement du devoir peut avoir d’autres ressorts que la vertu. Alors, pour combattre l’orgueil, à l’origine des vices, il interpose entre sa volonté et son action une retenue différenciatrice. La discrétion exprime le commerce complexe de l’honnête homme avec le monde. La prudence politique concrétise la théorie générale de la culture de soi exposée à travers la présentation des vertus. Elle guide les vertus dans le contexte des rapports sociaux. L’ordre de la communauté a comme fonction de modérer la violence de la nature. Le sage est une personne consciente de la fragilité historique des organisations humaines. Si le politique s’empare de cette faiblesse pour instaurer l’autorité à la fois en vue de l’intérêt général et en vue de ses ambitions, le philosophe l’affronte par la méditation. Il connaît le fondement purement utili-

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taire de l’organisation extérieure à laquelle il participe. Mais il intègre l’action dans sa réflexion libératrice et vertueuse. La discrétion est la seule expression possible du jugement éthique. La conscience n’est plus l’identification à des principes transcendants, mais l’exercice désintéressé de la raison. Le renoncement au monde est remplacé par un détachement qui ne refuse pas l’action. 3 .5 L’expression du juste milieu : discrétion publique et écriture philosophique L’espace public et le domaine privé, chez Charron, doivent être pensés ensemble, parce qu’ils rendent compte du même sujet. Cependant, leur séparation nette constitue un des principaux engins conceptuels qui met en marche le système de la Sagesse. La solution paradoxale choisie par le théologal de Condom est d’accepter cette scission comme constitutive de l’être moral. Charron définit la pratique de la vertu comme la réalisation d’une maîtrise de soi par un processus de libération personnelle, orienté par le jugement prudentiel. Ses descriptions de la prudence politique montrent le sujet moral adoptant avec distance des postures publiques déterminées. Ainsi, il soumet sa théorie éthique à l’épreuve de l’application la plus concrète. Pour Lipse, le seul véritable agent politique est le prince, les autres étant contraints soit à une soumission servile, dans le cas du menu peuple, soit à une obédience librement admise, dans le cas des personnes instruites. En ce dernier cas, la conscience de la nécessité de l’ordre civique est obtenue grâce à l’étendue de la connaissance. Par son étude des choses naturelles et des choses humaines, le savant réalise que la faiblesse humaine réclame une autorité organisatrice. Mais, en même temps, ce savoir révèle la fragilité de la nature historique du pouvoir. Charron modifie les termes de la science politique lipsienne en étendant la compétence de l’action politique aux personnes privées. L’autonomie publique du sujet ne va pas dans le sens d’une contestation du

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pouvoir, mais passe par une distance prise par rapport au rôle qu’il doit interpréter. Avant lui, Montaigne l’avait fait en introduisant dans les affaires publiques des normes éthiques personnelles. Ayant à remplir des offices d’entremetteur entre des partis opposés, le noble périgourdin impose ses propres conditions morales qui le confirment en tant qu’agent politique indépendant. Par rapport à l’exemple de l’honnête négociateur, présenté dans les Essais, Charron se montre beaucoup plus retenu. Pour lui, l’action civile est à la fois accomplissement du devoir communautaire et exercice de libération de soi. Il apporte sa contribution à la belle manière. La discrétion du sage exprime son indépendance par rapport aux normes éthiques particulières. Il se rend universel par le jugement appliqué à tous les principes d’action. Affranchi des règles morales, le prince est encore soumis aux contraintes imposées par l’intérêt général. Le seul véritable maître de sa vie est le sage qui précisément n’a aucun attachement à des biens certains et à des idées préétablies. Entre les deux sources de la prudence, la mémoire et l’usage, Lipse préfère la première, car elle ouvre la voie universelle de la connaissance. Par conséquent, une des questions soulevées par sa doctrine est celle de la transmission du savoir prudentiel. Il qualifie de gracieux ceux qui savent accorder la défiance avec la confiance, incarnant ainsi la vertu de la prudence. Nous reconnaissons dans cette description l’homme de cour qui inspire assurance à son entourage parce qu’il considère attentivement tous les renseignements reçus. Paradoxalement, sa suspicion le recommande comme quelqu’un à qui nous pouvons nous fier. Le conseiller de Lipse n’est pas un soupçonneux craintif, mais le dépositaire du fondement cognitif de l’action souveraine. Lui, il possède la connaissance qui justifie la décision princière. D’une part, le lettré montre une ouverture d’esprit qui n’est pas à confondre avec la crédulité placide, d’autre part, il affiche une disponibilité de discernement très éloignée de l’hésitation angoissée. Si au plan de la connaissance les choses semblent assez

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claires, par contre, sur le plan pragmatique, il n’est pas évident qu’il puisse exhiber devant les autres cet art du juste milieu entre la défiance et la créance. Lipse suggère à son prince et à son conseiller de feindre d’accorder crédit à tout le monde, mais de réduire leur cercle d’amis à un nombre restreint. Ainsi, la con­ fiance proposée à très peu sera justement estimée. La considération des autres implique une juste évaluation de ses propres capacités. L’assurance que nous inspirons autour de nous passe par la foi que nous plaçons en nous-mêmes. Mais, le problème est ailleurs : comment montrer aux autres que notre estimation de soi est juste ? En premier lieu, c’est la vantardise qui doit à tout prix être évité. Elle rend compte d’un intérêt porté à sa propre personne qui ne s’accorde pas avec l’accomplissement des devoirs civils. Fuyant la crânerie, le conseiller doit faire également attention à ne pas tomber dans la finauderie par laquelle nous trompons souvent notre vigilance morale, mais jamais l’opinion publique. Une négligence trop évidente cache mal l’orgueil. Le savant lipsien jouit de ses qualités d’une manière non ostentatoire. Ainsi, nous pouvons avoir une image de la complexité des difficultés que Montaigne et Charron ont à surmonter dans les exercices visant la modération de la présomption. Le simple renoncement au monde n’est pas suffisant. La liberté du sage se joue toujours non seulement en soi-même, mais également devant les autres et à travers les formes qui réunissent la communauté. Chez Charron, l’expérience est le dernier critère de l’appropriation de la prudence. Par conséquent, le détachement par rapport aux conventions sociales, obtenu par le savant lipsien au moyen de son savoir, est remplacé dans la Sagesse par le combat intérieur et extérieur du sage contre son propre orgueil. Les deux aspects sont indissociables : le repli sur soi dans la méditation se nourrit des influences externes, telles les lectures et les rencontres, alors que la composition de son apparence façonne les penchants internes de l’esprit.

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Ce qui unit ces auteurs est une réflexion complexe sur les formes en tant que représentations et instruments de la communication politique ou amicale. Leur recherche passe en revue la transmission des coutumes, la force des lois et le choix du style de l’écriture. Les deux premières décrivent respectivement l’opinion populaire et la décision de l’autorité. L’acte philosophique ne peut pas se produire en dehors de ces instances dans une ascension spirituelle solitaire et égocentrique. Il se fait dans le monde et parmi les gens, bien que la pensée sapientielle s’oppose à la fois à la superstition commune et au conformisme pédant. Pourtant, elle ne réfute pas directement leurs règles, mais s’en sert pour prendre ses distances par rapport aux usages particuliers et pour constituer à travers celles-ci son apparence non affectée. La belle manière de se représenter est fondée d’une part, dans une assimilation accomplie des mœurs et d’autre part, dans un détachement par rapport à ces conventions sociales. Le travail philosophique sur soi s’accompagne d’une réflexion sur les deux fondements de la communauté : la coutume et la loi. Premièrement, les coutumes sont l’unique perspective pour aborder les problèmes de la religion comme lien communautaire. Leur fonction est de conserver et d’organiser les sociétés. Leur autorité est assurée par leur ancienneté. Deuxièmement, les lois sont des décisions du pouvoir souverain. Elles ont le rôle d’éviter les conflits et de contribuer à la prospérité générale. Les lois sont imposées par la majesté princière qui est l’attribut de la représentation du pouvoir par la force et la bonté. Leur fondement est la crainte et la confiance ressenties par le peuple devant l’autorité. A la différence de l’action politique qui vise à resserrer les liens de la société, le geste philosophique a comme effet leur dissolution. Le sage est à la recherche des accords librement admis de l’amitié, en défaveur des contraintes familières de la coutume et des obligations cérémonieuses de la loi. Néanmoins, à travers la séparation nette entre le public et le privé, entre l’utilité et l’honnêteté, le sage est conscient de l’impossibilité de substituer aux

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normes de la vie commune l’harmonie amicale établie par les étonnants amours de la sagesse. La position sociale du sage est donnée par la tension entre ces deux aspects, qui prend la forme d’un retrait participatif. Il ne se refuse pas au monde, mais il y participe avec discrétion. L’écriture philosophique est une forme de transgression réciproque entre la culture de soi et le pouvoir public. Lipse se sert de l’autorité des anciens pour formuler son message. Sa confiance dans la connaissance le pousse à chercher des sens parfois inattendus aux sentences tirées des ouvrages classiques. Ainsi, il met à l’œuvre ses recherches en philosophie morale et en histoire greco-latine, pour comprendre son siècle. Le style de Montaigne est animé par un désir d’authenticité obtenu par la dénonciation de l’afféterie pédante et un travail complexe de modération de l’orgueil. L’auteur veut faire simple, à la façon du parler com­ mun,282 employant des digressions, recourant à des exemples, ou interrompant l’argumentation par des facéties. Si ce n’est pas une trop fine finesse, car l’auteur se défend d’une telle accusation, ce n’est pas non plus une négligence commune. Sa robustesse morale, qui se fonde dans une sincère recherche sur soi et son écriture, est à la fois et indissociablement construite et naturelle. L’exigence de la simplicité hante aussi l’auteur de la Sagesse. Mais il a, quant à lui, des prétentions de généralité plus propres au discours philosophique traditionnel. L’auteur ne se communique pas en tant que personne. Nous ne pouvons pas dresser le portrait moral et intellectuel de Charron par la lecture de ses traités, comme nous pouvons le faire pour Michel de Montaigne, en lisant ses essais. Ce n’est pas la vertu du théologal de Condom qui se joue devant nous à travers son tome de morale. Il réunit un nombre impressionnant de connaissances physiologiques, psychologiques, morales et politiques, exprimant ses intentions par l’intermédiaire de l’organisation générale de l’œuvre et par les tournures de ses phrases. Alors, la sentence latine ou le 282

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mot d’esprit vernaculaire jouent un rôle d’indice pour ouvrir au lecteur la voie de la liberté de jugement. L’auteur cherche une certaine hardiesse dans ses propos et ses expressions pour ébranler les opinions communes et le style académique. Le traité de la Sagesse est l’invention philosophique qui assure le passage entre ce qu’il y a de plus personnel dans la pensée et la réception publique. Ce qui est définitoire pour la voix du sage n’est ni l’étendue de sa science, ni sa croyance intime. Ces deux instances ne peuvent être que des arrêts de la réflexion qui a pour but son affranchissement des normes savantes, politiques ou coutumières. Ce qui assure le lien entre les accidents intérieurs et les accidents extérieurs est la liberté du sujet, qui doit être constamment mise en jeu par l’exercice privé et l’action publique.

4. Théologie et philosophie : de la science totale à la vraie science de l’homme

4.1 La trace du discours théologique Charron dessine un espace autonome de l’expérience morale qui se situe à la frontière de l’intériorité et de l’extériorité : ce passage règle le commerce entre la conscience et le monde. C’est le lieu où le sujet s’autodétermine afin de réaliser sa liberté personnelle. La prudence, considérée comme guide des vertus, organise l’édification de soi devant et parmi les autres. Interprétant la méditation comme une consultation de sa propre âme et considérant la religion comme un lien communautaire, Charron semble éliminer la foi de son discours philosophique. Phénomène public, elle est placée en dehors de la réflexion éthique individuelle. Néanmoins, les références à la croyance sont importantes dans l’œuvre du théologal de Condom. Son apologie du christianisme de Trois Veritez et sa science théologique de Discours chrestiens ne s’accordent pas directement avec la souveraineté du sujet moral prôné dans la Sagesse. Cette dissension est expliquée dans la Préface de son traité d’éthique, où la philosophie se définit en opposition avec la théologie. Une critique des prétentions de rationalité de la science des choses divines avait déjà été entamée dans La première Vérité. La vraie science de l’homme que Charron projette se constitue par un débat jamais véritablement clos avec la doctrine religieuse. L’indépendance d’esprit est obtenue par une prise de distances avec les différentes formes de l’autorité. Ainsi, nous pouvons interpréter l’organisation tripartite de la Sagesse comme

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rendant compte d’une mise en discussion successive des normes de la science, des lois morales et finalement des devoirs civils et des obligations domestiques. Dans ce programme, la question la plus délicate reste celle de la religion. Par diverses stratégies, Charron semble osciller entre l’affirmation d’une prééminence relative de la philosophie sur la théologie et l’affirmation de leur séparation catégorique. Nous retrouvons ainsi une nouvelle expression du rapport complexe entre privé et public. La philosophie reprend l’exigence d’intériorisation du commandement delphique de la connaissance de soi. La théologie assure la paix publique, tout d’abord en formulant les principes de la vie commune, puis en assurant un fondement stable pour les esprits faibles. La science de l’homme est parcourue par une tension fondatrice entre ses deux éléments constituants : la reconnaissance de la supériorité de la méditation personnelle qui, pourtant, s’accomplit dans un art de vivre dans le monde. La séparation entre la philosophie et la théologie s’opère par l’analyse de la religiosité universelle, de ses Trois Veritez et par l’évaluation de la puissance des facultés de connaissance, de la Sagesse. Le point nodal de ce divorce est la reconnaissance de la faiblesse humaine. Or, c’est précisément celle-ci qui rend la philosophie plus propre à l’homme que l’étude des choses divines, qui lui sont trop éloignées. La thèse charronienne, selon laquelle l’humilité théologique doit permettre, à terme, d’atteindre l’élévation philosophique a provoqué des interprétations divergentes. Pour certains, Charron est un très excellent théologien et très sage philosophe,283 pour d’autres un dangereux libertin combattant secrètement la vérité chrétienne.284 Ainsi l’œuvre de l’écrivain renaissant suscitera respectivement : l’admiration de Gassendi, la sympathie de Saint-Cyran, la haine de François Garasse, et la méfiance de Marin Mersenne. 283 P. Ogier, Jugement et censure du livre de la doctrine curieuse de François Garasse, Paris, 1623, chap. VI, « Garasse Pedant » 284 François Garasse, La doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps, ou prétendus tels : contenant plusieurs maximes pernicieuses à la religion, à l’Estats et aux bonnes mœurs, combattue et renversée, Paris, 1623, p. 275

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Les idées de Charron s’approchent des raisonnements avancés par Montaigne dans son Apologie de Raimond Sebond. L’essayiste prend comme prétexte de son discours la défense de la science totale de l’homme proposée par Sebond. La vraie science de l’homme de Charron prolonge la critique que Montaigne adressait à la raison théologique. Il reste difficile de se prononcer si ces auteurs annoncent un renouveau de la spiritualité chrétienne ou s’ils jettent les bases de la pensée critique rationaliste. Ils partagent avec la littérature religieuse le combat contre la vanité de l’homme et le scepticisme par rapport à nos facultés de connaissance. Mais cette analyse ne les amène pas à conclure qu’il faudrait abandonner le monde pour la quête de l’illumination. Ils n’en demeurent pas moins préoccupés par l’élévation de l’âme. L’essai de Montaigne et le projet de la science de l’homme de Charron développent, par des stratégies diverses, une critique de la rationalité théologique et métaphysique. Leurs manœuvres argumentatives vont au-delà d’une simple dénonciation d’une science historiquement dépassée et trop rigide pour répondre de la diversité des phénomènes humains. Leur principale préoccupation est d’analyser l’orgueil, considérée comme le moteur des actions de l’homme. Le débat avec la théologie est rendu nécessaire par la proximité thématique, car pour la doctrine religieuse l’orgueil est l’origine de tous les vices. Ainsi, la question de la religion est doublement importante pour comprendre la constitution de la science de l’homme annoncée par Charron. D’une part, la croyance est le premier liant de la société, le fondement des manifestations publiques de l’homme. D’autre part, elle est liée à ce qu’il y a de plus privé : le juste rapport à soi, qui est un sain amour à condition qu’il ne se transforme pas en orgueil. Le premier point de notre analyse consiste à évaluer les deux hypothèses contraires de lecture : soit le pyrrhonisme de Charron est un outil nécessaire pour accéder à une foi pure, soit le doute ne vise pas un renouveau spirituel chrétien, mais l’affirmation du jugement personnel comme instance critique. De fait, Charron semble avoir essayer les deux voies de raisonnements. Dans ses écrits théologiques, il affranchit la croyance des contraintes conceptuelles, car il

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est impossible de la soutenir raisonnablement à cause de la faiblesse de notre intellect. Dans ses écrits moraux, il dénonce les égarements de la métaphysique, qui perd de vue la connaissance de l’homme pour s’enorgueillir de la possession improbable d’un savoir des premiers principes de l’univers. Pour comprendre la position de Charron nous sommes obligés de recourir à une comparaison avec les raisonnements exposés par Montaigne dans l’Apologie à Raimond Sebond. Le discours de l’essayiste contient la même tension qu’on retrouve dans la morale de Charron : il invoque l’autorité de saint Paul pour opposer à la vanité de la métaphysique la simplicité de la foi et la modestie du jugement. La philosophie de Charron se formule en fonction du rapport possible de l’homme à la croyance. 4 . 2 Critique de la lecture fidéiste : aux origines du mouvement libertin Les chercheurs qui se sont intéressés au rapport entre la raison et la religion au début de l’âge moderne ont accordé à Charron une place de choix dans leurs représentations historiques. Partant de visions différentes de la genèse de la philosophie moderne, Richard H. Popkin et Tullio Gregory ont soutenu des thèses opposées sur le rapport de Charron à la religion, et engagé ainsi un dialogue révélateur sur les difficultés inhérentes du discours de la Sagesse. Dans l’histoire moderne de la pensée, l’œuvre du théologal de Condom a servi à la constitution d’un scepticisme chrétien et a offert des instruments pour une critique libertine de la religion. 4.21 Le fidéisme et la genèse de la philosophie moderne

Dans sa provocatrice histoire de la pensée moderne, History of Scepticism from Savanarola to Bayle,285 Popkin inscrit l’œuvre de History of Scepticism from Savanarola to Bayle, Oxford University Press, 2003. La première édition, de 1960, porte le titre History of Scepticisme from Erasme to Descartes. Elle est parue chez l’éditeur néerlandais Van Gorcum d’Assen. Entre les deux publications le texte a subi plusieurs révisions. 285

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Charron dans le mouvement pyrrhonien qui commence avec la Réforme. La crise de l’autorité provoquée par le protestantisme devient une crise philosophique avec les initiatives de Savonarole et d’Erasme qui, pour défendre la vraie foi, recourent aux arguments du scepticisme grec. La nécessité de la croyance et l’incapacité humaine à comprendre jusqu’à leur terme ultime les vérités de la foi engendrent un courant fidéiste, propre aux mouvements protestants, mais dont l’influence va s’étendre à certains écrivains catholiques. Popkin appelle fidéisme286 la synthèse entre le pyrrhonisme et la croyance. Le fidéisme, dans cette acception très large, se manifeste sous des formes allant de la négation de la raison par l’adhésion à la vérité révélée et non explicable, jusqu’à l’acceptation de la foi comme guide des inférences de l’intellect. Le point commun des positions fidéistes est l’idée selon laquelle notre connaissance du monde ne peut pas être entièrement fausse, mais qu’elle doit s’appuyer sur la foi pour ne pas succomber au doute sceptique. La nécessité épistémologique d’intégrer la croyance dans la conception philosophique réunit des penseurs aussi divers qu’Augustin, Luther, Calvin, Pascal ou Kierkegaard. Popkin se démarque du sens accordé par la doctrine catholique au terme fidéisme, qui évoque une forme d’erreur théologique. Pour les catholiques, il s’agit d’une tendance intellectuelle ou « Le fidéisme recouvre un ensemble de positions possibles, depuis 1/ celle de la foi aveugle qui, niant que la raison puisse atteindre à la moindre vérité ou la rendre plausible, fonde toutes les certitudes sur une adhésion absolue et inconditionnelle à quelque vérité révélée ou acceptée jusqu’à 2/ celle pour laquelle la foi précède la raison. Selon cette dernière position, la raison est incapable de parvenir à la moindre certitude complète et absolue tant que n’a pas été acceptée une proposition (ou un ensemble des propositions) fondée sur la foi (c’est-à-dire que toutes les propositions rationnelles sont dans une certaine mesure douteuse tant que rien n’a été accepté par le seul fait de la foi) ; la raison est pourtant en mesure de jouer un rôle relatif ou probable dans la recherche ou dans l’explication de la vérité. », Histoire du scepticisme d’Erasme à Spinoza, trad. Christine Hivet, PUF, 1995, p. 29. Nous citons d’après la traduction française qui suit l’édition anglaise de 1979, en faisant les précisions nécessaires, lorsqu’il s’agit d’un développement ultérieur de Popkin. 286

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d’un système de pensée qui minore l’importance de la raison dans l’existence humaine et fait une place plus grande à la foi. En ce sens, le fidéisme comprend aussi les conceptions philosophiques qui font reposer la connaissance humaine sur la foi. La faute de cette position intellectuelle réside dans le sens confus accordé à la croyance, opposée trop nettement à la raison. Théologiquement, pour les catholiques, le fidéisme désigne les interprétations selon lesquelles, il n’y a pas des préambules de la foi dans la raison naturelle. En conséquence, le fidéiste serait celui qui exclut la possibilité d’une preuve rationnelle.287 Le choix opéré par Popkin en faveur d’une définition protestante du fidéisme se révèle d’une grande importance pour la suite de sa démonstration. La question se trouve au cœur des combats dogmatiques et philosophiques de la Réforme. Pour les catholiques, les chefs réformés ont une conception fausse du péché originel, dont ils exagèrent les ravages. Les réformés adoptent un certain scepticisme à l’égard de la raison et à l’égard des inclinations naturelles de la volonté humaine. C’est ce dernier sens que retient Popkin : il ne voit pas dans le fidéisme une erreur, mais un élément fondamental du christianisme – ce dont témoigneraient certains passages de saint Paul et de saint Augustin.288 Il emploie le terme au sens large, conformément à l’usage répandu dans la littérature anglaise.289 La discussion contient aussi un volet politique : en ef287 Cf. S. Harent, l’article « Foi » in Dictionnaire de Théologie Catholique, Paris, 1924. Pour une synthèse de la position protestante Cf. Karl Barth, Introduction à la théologie évangélique, trad. Fernand Ryser, LABOR et FIDES, Genève, 1962, pp. 77-84 288 Richard H. Popkin, op. cit, p. 30 289 Cet usage est déploré par Julien-Eymar D’Angers du point de vue du dogme catholique : « … la notion de fidéisme adoptée par l’auteur est beaucoup trop large ; il ne faut pas oublier que d’après la doctrine catholique la nature humaine est blessée par le péché originel et que la raison se ressent de cette blessure ; il est donc normal que des apologistes mettent en évidence cette impuissance relative sans qu’on puisse pour autant les taxer de tendance à l’erreur ; à ce compte il serait aisé de trouver du fidéisme même chez un saint Thomas. »  « Note bibliographique » in XVIIe siècle N° 58-59, 1963, pp. 108-109

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fet, la question du pouvoir est reformulée en fonction de l’autonomie qu’on peut accorder à l’individu, étant donné sa faiblesse. De fait, les réformés et les contre-réformateurs demandent plus d’autorité, invoquant l’imperfection de la raison. Il y a donc des éléments de scepticisme dans les deux camps chrétiens.290 Jusqu’à un certain point, comme le montre Charron luimême dans sa Troisième vérité, le scepticisme sert la religion con­ tre les prétentions démesurées de la philosophie. « Car ce qui sort de la main & boutique des hommes, ne peut estre assez authentique pour servir de reigle & de loy à tous les hommes, encore moins certain & infaillible ayant son autheur homme, menteur, subjet à vanité, à mesconte. Ce qu’il y a de plus beau & de meilleur en l’homme c’est la raison, dont les Philosophes & sages du monde en ont usé comme d’une reigle en toutes choses. Or est la raison un outil ondoyant, reigle de plomb, pliant, changeant, mal asseuré. L’on ne sçauroit tant alleguer de raison pour une part, que l’on n’en trouve autant ou plus pour l’autre : & plus raison y a, plus aussi de doutes. Et puis la religion, qui est par dessus toute raison, car c’est une revelation de Dieu, ne se peut, ny ne se doit vuider par raison. »291

Pour Popkin, Charron développe le pyrrhonisme chrétien de Montaigne en lui associant la théologie négative. A ses yeux, le traité de la Sagesse n’est qu’une systématisation de l’Apologie de Raimond Sebond. Nous constatons une évolution du rapport de Popkin à l’œuvre de l’auteur de la Sagesse. Dans les articles qui ont précédé sa grande synthèse, l’historien américain le considère comme « le père de la philosophie moderne ».292 Charron serait le fondateur d’un nouveau courant philosophique religieux, Selon Ernst Bloch, le luthéranisme et le calvinisme continuent l’œuvre thomiste de renforcement du pouvoir temporel. cf, Bloch, Ernst, Droit naturel et dignité humaine, trad. Denis Authier et Jean Lacoste, Payot & Rivages, Paris, 2002, pp. 38-50 291 Pierre Charron, Vérité troisième, p.151 292 Richard H. Popkin, « Charron and Descartes: the fruits of systematic doubt » in The Journal of Philosophy, vol LI, N°25, December, 1954, p. 831 290

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le pyrrhonisme chrétien.293 Une reconsidération ultérieure des Essais conduit Popkin à une réévaluation de l’importance historique accordée initialement à Charron. Désormais, le vrai fondateur du nouveau pyrrhonisme serait Montaigne. Le mérite de Charron est d’avoir reformuler les digressions et les intuitions des Essais dans un discours pédagogique et systématique. L’Apologie de Raimond Sebond de Montaigne apparaît comme le produit d’une véritable crise pyrrhonienne,294 provoquée par une réflexion sur la situation politique et intellectuelle de la France pendant les guerres civiles, mais aussi par la rencontre avec les œuvres de Sextus Empiricus. Son fidéisme s’exprime en faisant de la foi la clé de voûte de la religion et en considérant les arguments rationnels comme secondaires et ayant la même valeur que les arguments des athées. Le programme intellectuel des nouveaux pyrrhoniens est contenu, selon Popkin, dans l’avertissement paulinien dirigé contre les docteurs de la loi (1, Corinthiens,1,19-2):  « Je détruirais la sagesse des sages, et je rejetterais la science des savants./ Que sont devenus les sages ? Que sont devenus les docteurs de la loi ? Que sont devenus ces esprits curieux des sciences de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse de ce monde ? / Car Dieu voyant que le monde, avec la sagesse humaine, ne l’avait point connu dans ces ouvrages de la sagesse divine, il lui a plu de sauver par la folie de la prédication ceux qui croiraient en lui. »295

Dans l’histoire de la pensée moderne proposée par le philosophe américain, saint Paul est un repère important pour le mouvement 293 Richard H. Popkin, «Reviews, Eugen F. Rice Juniror, The Renaissance Idea of Wisdom », in Renaissance News, vol 12, N° 4, Winter, 1959, p. 268 294 Richard H. Popkin, Histoire du scepticisme, trad. fr, éd. cit., p. 82 295 Popkin a accordé un rôle croissant aux épîtres pauliniennes dans la formation du scepticisme moderne. Dans l’édition de 2003, il considère le texte cité comme un sommaire de la position philosophique de Montaigne. Par les Essais, ces paragraphes bibliques deviennent un thème central qui marquera le scepticisme moderne pendant des siècles. Voir ibid. History of Scepticism, Oxford University Press, 2003, pp. 49-50

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théologique sceptique qui s’est développé entre le XIVe et le XVIIe. Ce courrant intellectuel reprend les arguments de Sextus et de Cicéron pour opposer la faiblesse humaine à l’omnipotence divine. Cette direction théologique commence avec Jean de Mirecourt et continue jusque dans la scolastique tardive de Gabriel Biel et de Grégoire de Rimini. Mais la réflexion de Montaigne ne va pas dans cette direction. Ses préoccupations sont orientées vers une phénoménologie de la faiblesse humaine, comme chez Kierkegaard, et non vers une théologie de l’omnipotence divine.296 Montaigne aurait, de cette manière, offert à la Contre-Réforme un puissant appui philosophique. Si aucune position humaine n’est certaine, il serait souhaitable de se soumettre aux lois de son pays et aux coutumes courantes, donc au catholicisme.297 Selon Popkin, L’Apologie de Raimond Sebond est un texte essentiel pour l’interprétation de l’histoire de la philosophie moderne. Montaigne part ici d’une analyse des misères des guerres civiles et de la crise théologique pour chercher une solution auprès du scepticisme philosophique.298 Ainsi, sa crise pyrrhonienne reproduit le mouvement européen des idées, décrit par le philosophe américain, c’est-à-dire le déploiement d’un problème théologico-politique dans une crise générale de la pensée. De nombreux thèmes sceptiques circulent dans la philosophie du XVIe siècle. Mais la nouveauté de Montaigne est de justifier raisonnablement le doute et de le faire avancer jusqu’à la destruction des premiers principes de la raison.299 Ainsi, il devient le fondateur d’un mouvement intellectuel dont le caractère subversif marquera toute la recherche de la certitude fondatrice qu’entreprendra la philosophie moderne avec Descartes. Selon Popkin, il est impossible de trancher définitivement le dilemme à propos de Montaigne : défenseur de la croyance ou critique du christianisme. Selon lui, il serait un penseur modérément pieux, 296 Richard H. Popkin, History of scepticism from Savanarola to Bayle, Oxford University Press, 2003, p. 50 297 Ibid., p. 51 298 Ibid., p. 55 299 Ibid., pp. 55-56

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opposé à toute forme de fanatisme. Dans la conception qui se dégage des Essais, la religion pourrait être fondée exclusivement sur le principe de la foi.300 Ainsi, Charron reprendrait le fidéisme de Montaigne en l’associant, dans les Trois Veritez, à la tradition de la théologie négative.301 L’impossibilité humaine de connaître la nature divine sert à réfuter les positions des athées qui se font une image fausse de Dieu. Les principaux adversaires visés par ce traité, les réformés, font preuve d’une insupportable fierté et d’une énorme présomption. Etant donné la faiblesse de notre raison, il est hautement improbable de trouver, en dehors de l’Eglise et sans l’appui de l’autorité traditionnelle, la vérité de la foi.302 Le scepticisme sous-jacent de son catholicisme est présenté dans la Sagesse, ouvrage qui ne fait qu’organiser la matière exposée par Montaigne dans l’Apologie de Raimond Sebond. La connaissance de l’homme recommandée par Charron nous prépare à recevoir l’inspiration divine. Ainsi, le pyrrhonisme assurerait le fondement intellectuel du fidéisme.303  .22 L’aliénation de la raison : anthropologie chrétienne et cri4 tique libertine

Dans une vision concurrente des débuts de la philosophie moderne304, Tullio Gregory contredit l’hypothèse du fidéisme de Charron. Pour le chercheur italien, l’auteur de la Sagesse joint des thèmes étrangers aux écrits apologétiques de l’époque, tels que la critique de la raison, de l’universalité des valeurs, de l’anthropocentrisme, de la religion et des coutumes.305 Sa défense de la liberté philosoIbid., pp. 56-57 Ibid., p. 58 302 Ibid., p. 59 303 Ibid., p. 61 304 Tullio Gregory, Genèse de la raison classique de Charron à Descartes, trad. Marilène Raiola, PUF, 2000 305 Ibid., p. 123. Popkin, qui reconnaît d’ailleurs les difficultés soulevées par son interprétation, répond à Gregory en rappelant la longue carrière théologique de Charron, le style pieux des Discours Chrétiens et sa réceptions favo300 301

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phique n’a pas de correspondant dans les œuvres des théologiens fidéistes. Pour comprendre sa position, il faut porter une attention soutenue à sa distinction entre esprits forts et esprits populaires. Seuls les premiers sont capables de se servir correctement de leur raison, tandis que les seconds sont voués à vivre et à juger selon les dogmes et les coutumes. Dans ce divorce, entre philosophie et théologie, la dernière perd tout caractère rationnel. La possibilité d’une science divine, même sous la forme d’une théologie naturelle, est niée parce que le domaine de la religion est assimilé à la coutume.306 Par conséquent, les manifestations religieuses ne peuvent avoir une origine divine. Si les croyances et les rites des différentes religions se ressemblent, ce n’est pas en raison d’une commune origine surnaturelle mais plutôt du fait de leur utilité pratique et de leur finalité politique similaires. Cette interprétation fait de Charron un précurseur de la critique libertine. S’il a pu être rangé parmi les fidéistes, c’est parce ses appréciations sur la religion ne sont pas aussi véhémentes que celles de Crucé ou de La Mothe.307 La croyance prônée par Charron s’apparente à une religion civique destinée à assurer le respect des coutumes et de l’autorité politique. Sa polémique contre les réformateurs ne prend pas en compte les aspects théologiques, mais dénonce les conséquences catastrophiques subies par l’ensemble de la société à cause des bouleversements du culte. Si le sage charronien ne remet pas en cause la légitimité des croyances populaires, il n’en jouit pas moins – privilège des esprits forts – d’une liberté qu’il exerce par son jugement privé. Pour Gregory, comme pour Alberto Tenenti,308 rable chez des nombreux théologiens du début du XVIIe siècle. Selon lui, tout cela fait de Charron « un sincère fidéiste plutôt qu’un athée secret », cf. History of scepticism, 2003, p.61. L’ironie de Popkin reste sans objet. Selon Gregory, Charron refuse de prendre position sur cette question, le fidéisme et l’athéisme étant encore des prises de position dogmatiques de la raison. 306 Ibid., p. 124 307 Ibid., pp. 124-126 308 « … Charron ratifie un partage sans éclat, imposé par la nécessité historique et lourd en conséquences ; un partage difficile pour le sage-libertin, car

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Charron illustre ce moment de crise de la conscience européenne qui oppose à la tyrannie et à l’intimidation exercées par le pouvoir et par l’opinion publique, la découverte de la tolérance moderne, obtenue par la méditation sceptique des certains milieux intellectuels. Cette césure entre un comportement extérieur et un jugement intérieur mène à une compréhension positive et conventionnelle des lois et des pouvoirs. La laïcisation du droit fait place à une nouvelle détermination de la morale, dont la norme n’est plus extérieure, mais enracinée dans la conscience individuelle. L’éthique de Charron est un individualisme radical309 qui identifie l’homme à sa raison et l’affranchit des déterminations dogmatiques du péché originel et de la grâce. Partant de cette idée, Gregory considère la définition charronienne de la sagesse humaine de Charron non comme le signe d’un pyrrhonisme chrétien, assez fréquent dans la culture théologique de l’époque, mais comme une critique de l’usage dogmatique de la raison.310 Il reconsidère la pratique du doute qui n’est plus une source d’angoisse et de souffrance. L’attitude dogmatique et l’attitude sceptique correspondent à la distinction entre la position populaire et la réflexion philosophique, opérée dans la Préface du traité de la Sagesse. Son scepticisme est dirigé également contre le fidéisme qui tente de soustraire la foi aux doutes de la raison pour assurer la tranquillité de l’âme. Or, Charron refuse toute il doit se retirer de l’action directe pour continuer à vivre dans la société. Il paie de cette façon le prix de n’être même plus un hérétique au sens traditionnel ; mais il se venge en introduisant dans le milieu qui l’environne une sorte de secte nouvelle : celle des libres penseurs. Pas ceux que le XVIIIe et le XIXe siècles connaîtront, mais des hommes irréductiblement accrochés à une position de partage entre science et morale humaine, d’un côté, croyance et religion, de l’autre. Tout en étant dépourvus d’un espoir immédiat en une nouvelle conjoncture favorable à leur vision du monde, ils s’acharnent à n’être conformistes qu’en apparence, animés par une foi certes non moins grande que celle de leurs adversaires. », Alberto Tenenti, « Milieu XVIe siècle, début XVIIe . Libertinisme et hérésie » in Annales, 18, 1963, n°s 1-3, p.18 309 Tullio Gregory, op.cit, p. 133 310 Ibid., pp. 138-139

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prise de position sur le terrain des vérités religieuses, car elles relèvent d’une expérience surnaturelle. Ses analyses de la misère et de la présomption humaine rejoignent celles des apologistes et des prédicateurs, mais il se garde de toute référence à la loi divine en tant que remède universel de notre indigence. Au contraire, il dénonce l’anthropocentrisme de ce système de croyances qui place l’homme au centre des intérêts divins. Charron s’inscrit ainsi dans une réflexion critique sur les lois et sur les coutumes, initiée par Montaigne. Son appel à la nature et sa référence à la raison universelle correspondent à une certaine mode stoïcienne et désignent, de fait, la confiance accordée au jugement de la conscience individuelle.311 Pour l’historien italien, Charron va plus loin que Montaigne dans la dénonciation de la morale dévote. La confusion entre l’éthique et la religion mène aux positions superstitieuses, responsables des cruautés de l’intolérance. Gregory lit la séparation des deux domaines, comme une négation de la religion, car le sage de Charron est homme de bien en dehors des contraintes dogmatiques.312 Pour garantir sa pleine liberté intérieure, il se montre conformiste en public. C’est là l’origine du traditionalisme qui anime la polémique antiprotestante dans les Trois Veritez. Le respect de l’autorité de l’Eglise, comme principe de lecture des Evangiles, invoqué contre les inspirations privées des réformés, relève de l’acceptation générale des coutumes et des lois du pays. Le fidéisme de Charron se justifie avant tout par des raisons sociales et politiques. Les esprits faibles adhèrent dogmatiquement au pouvoir et à sa juridiction, alors que le philosophe le fait librement pour protéger son autonomie. Sceptique, même dans ses options philosophiques person­ nelles,313 Richard H. Popkin prend en compte les critiques et les Ibid., p. 147 Ibid., p. 148 313 Cf. Popkin, Richard H, Preface, The History of Scepticism. From Savanarola to Bayle, 2003, pp. vii-ix 311 312

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objections qui lui ont été faites et procède à plusieurs révisions de son Histoire du scepticisme. La force de son esquisse de la genèse de la philosophie moderne est double. Tout d’abord, son ouvrage est animé par un esprit d’ouverture qui englobe même, dans une certaine mesure, les interprétations contraires à la sienne. Les objections sont inscrites, à titres des lectures parallèles possibles, dans sa vision du renouveau intellectuel européen. De manière réaliste, il prend en considération les filiations multiples et les associations, parfois surprenantes, qui forment le développement de la pensée. L’éclectisme philosophique des modernes est traité par le pluralisme herméneutique. En outre, son histoire de la philosophie n’est pas une matière isolée, mais fait partie d’un ensemble général des transformations religieuses et politiques qui marquent l’humanité moderne. Ainsi, la conception de Popkin ne s’appuie pas seulement sur des analyses de textes philosophiques, mais trouve des confirmations dans l’histoire sociale au-delà d’un supposé accès direct aux messages des auteurs étudiés. On peut cependant demeurer « sceptique »: que les nouveaux pyrrhoniens aient adopté les thèmes de la polémique littéraire opposant le protestantisme à la Contre-Réforme ne signifie nullement qu’il faille les considérer comme des protagonistes de l’affrontement politico-religieux. C’est d’ailleurs ce que Popkin reconnaît implicitement quand il conclut à l’impossibilité de décider sur la religiosité de Montaigne. Il reste néanmoins ferme dans le cas de Charron, estimant qu’il oserait du relativisme philosophique pour contrecarrer les doctrines réformées. Pourtant le conformisme politique de l’auteur de la Sagesse n’est pas sans équivoque. Les fondements divins et naturels de l’autorité politique sont mis en question. Dans son œuvre, l’affaiblissement de la raison s’accompagne d’une érosion des formes du pouvoir qui ne se soutient plus que par l’action directe de la souveraineté et par force indirecte des coutumes traditionnelles. La critique de Charron n’est pas la réfutation d’un novateur qui tend à renverser les institutions pour leur substituer de nouvelles

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mieux adaptées aux épreuves du siècle. Il poursuit philosophiquement une enquête sur la nécessité et la justification de l’organisation politique. Il s’intéresse aux formes de l’autorité publique dans la mesure dans laquelle son anthropologie n’étudie pas l’homme isolé, mais l’être humain partageant sa vie avec les autres. Si par sa démarche théorique, la pensée charronienne place la théologie hors de la connaissance philosophique, la question de la foi réapparaît par l’intermédiaire du discours édificateur de la Sagesse. Le perfectionnement moral de l’âme, envisagé par Charron, et l’élévation chrétienne de l’esprit, présentée dans la littérature religieuse classique, se nourrissent d’un certain nombre d’idées communes. Il s’agit notamment d’une réflexion profonde sur l’aliénation humaine et sur la nécessité d’y remédier. Se rapprochant des thèmes religieux, Charron élabore une réponse philosophique aux dilemmes soulevés par les carences de la nature humaine. Il faut se garder dans l’interprétation de la philosophie charronienne de considérer la raison et la loi naturelle comme des instances objectives susceptibles de remplacer un système fondé sur des superstitions et sur des opinions. La raison, chez Charron, est un outil de pensée critique et le principal instrument de travail sur soi-même du philosophe. L’indépendance de l’esprit ne doit pas être vue comme un domaine régi par une législation propre. Se dissimulant et s’exprimant par les échanges entre l’intériorité du soi et l’extériorité du monde, le sage charronien pourrait se reconnaître en partie dans certaines expériences religieuses de l’anéantissement et de l’humilité. L’esprit du sage se constitue par l’application du jugement et non par l’adoption d’une position philosophique. Il ne s’identifie ni avec le système coutumier de son pays, ni avec une doctrine singulière. Par conséquent, la nouvelle science de l’homme doit surmonter les difficultés liées au statut de ses vérités et les contradictions mises en évidence par la nature de son fondement. Elle risque, en premier lieu, d’être une science sans contenu, car elle s’applique à

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l’ensemble des connaissances humaines, sans s’arrêter définitivement sur un corpus ordonné et transmissible. Par surcroît, ses principes ne sont pas formulables en axiomes simples au sein d’un système établi. Par sa critique radicale des prétentions de l’universalisme de la raison, Charron expose son projet au risque d’impossibilité de bâtir une architecture philosophique. Ainsi, sa première démarche est la critique des formes savantes existantes. 4 .3 La genèse de la science de l’homme : de la croyance naturelle à la raison naturelle Dans ses écrits théologiques et philosophiques, Charron dégage, par des stratégies diverses, le cadre de sa science de l’homme. La séparation entre le religieux et l’anthropologique s’énonce à partir des problèmes insolubles de la métaphysique traditionnelle. La nouvelle science charronienne essaie d’apporter une solution au blocage du savoir officiel. La rupture, que représente la doctrine de la Sagesse, se produit par une analyse attentive des questions philosophiques soulevées par les conflits métaphysiques et les affrontements politiques de l’époque. Contrairement aux Discours chrestiens, qui ressemblent à des cours scolastiques, les Trois Veritez et la Sagesse s’adressent à un public qui assume l’expérience religieuse et civique de son siècle. La science de l’homme se veut une solution pratique et théorique aux conflits qui divisaient l’Europe préclassique. Publiées pour la première fois en 1593, les Trois Veritez tentent de montrer les erreurs des protestants, tout en leur rappelant leur appartenance à la famille chrétienne. Parce que les divisons font douter les gens de la force pacifique de la foi, Charron répond par une thématisation d’une forme de religiosité naturelle de l’homme, commune à toutes les traditions païennes ou chrétiennes. C’est un point commun à partir duquel, les diplomates catholiques pourraient essayer une réconciliation avec les protestants. Huit ans plus tard, dans la Sagesse, Charron analyse cette humanité

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essentielle qui se dissimule et qui se transmet par des formes cul­ turelles si diverses. Dans son traité de morale, le bonheur ne repose plus exclusivement sur la réception des vérités révélées : sa réalisation nécessite en outre que toute communication surnaturelle soit exclue du champ de la réflexion philosophique. La sagesse prônée dans son traité de morale commence par une délimitation très nette des préoccupations théologiques. Les tentatives visant à harmoniser les positions successivement prises par le théologal de Condom ont mené à deux lectures différentes. Certains commentateurs ont pris au mot la présentation charronienne du pyrrhonisme comme une préparation au christianisme. Toutefois, la Sagesse suggère que la philosophie sceptique constitue en elle-même la libération recherchée, tandis que les dogmes savants ou théologaux ne peuvent être que des suppositions émanant d’une autorité communautaire. Une des tensions qui traverse la philosophie charronienne est la difficulté de décider si la science de l’homme est une propédeutique à une réception des certitudes ultérieures ou si elle-même représente la réponse fragile au besoin humain de posséder un fondement du savoir. 4.31 L’argument du pari : la croyance comme bonne disposition de l’âme

Le premier conseil de la sagesse est la connaissance de soi, que Charron associe à une religiosité naturelle. Dans toutes les traditions culturelles, la foi représente un élément central. Elle recommande généralement au fidèle de se connaître, pour retrouver en lui-même, au-delà des influences externes, les fondements véritables de sa croyance. Or, la Sagesse ne se sépare pas des formes religieuses par une dénonciation directe, mais plutôt en engageant un dialogue avec celles-ci. La principale question est de savoir si l’ouverture philosophique d’esprit – en laquelle consiste la sagesse – peut être identifiée à une religiosité originaire. En d’autres termes : existe-t-il une foi naturelle qui fonderait les différents cultes religieux ?

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Charron traite des principes naturels de la piété dans Les Trois Veritez. Ecrit polémique dirigé contre les protestants, l’ouvrage tente dans un premier temps de montrer ce que les deux partis ont en commun. Ainsi, la première vérité est la religiosité universelle de l’homme qui est le fondement de toutes les croyances. La seconde vérité est la singularité de la religion chrétienne, unique détentrice des mystères authentiques. Charron s’appuie sur une rhétorique séductrice pour démontrer ainsi que ce que les chrétiens ont en commun l’emporte sur les divergences. Les disputes et les guerres, qu’ils entretiennent entre eux, ne font qu’encourager leurs ennemis et nuire à la gloire du christianisme. Dans ce traité, Charron s’en prend à un adversaire de taille, Philippe Du Plessis-Mornay, tête de file des protestants français. Le Traicté de l’Eglise314 et  De la vérité de la religion chréstienne,315 où Du Plessis-Mornay se fait le défenseur de la Réforme, sont à la fois l’objet de la critique et l’une des sources d’inspiration des Trois Véritez. Le Traicté de l’Eglise – qui joua un rôle majeur dans la défense du protestantisme – tâche de prouver le bien fondé de l’entreprise réformiste et de soutenir le droit de chacun à juger des choses saintes. Son auteur accuse l’Eglise catholique de s’être éloignée de l’esprit et de l’Ecriture Sainte et dépeint le Pape comme usurpateur et Antéchrist. Inversement, dans la troisième vérité, Charron soutiendra que l’Eglise catholique romaine est la seule gardienne de la vérité chrétienne, comme le prouve son antiquité, son universalité, son unité et son apostolicité. Le polémiste catholique réfute l’appel à l’Ecriture comme dernière instance du jugement parce que l’Eglise est antérieure aux Livres Saints. L’Eglise doit donc être l’ultime instance de jugement ; elle l’emporte donc sur les enseignements que la raison humaine 314 Philippe Du Plessis-Mornay, Traicté de l’Eglise. Auquel sont disputées les principales questions qui ont esté meuës sus ce point en nostre temps, Londres, 1578 315 Philippe Du Plessis-Mornay, De la vérité de la religion chrestienne contre les athées, épicuriens, payens, juifs, mahumedans et autres infidèles, Claude Micard, 1585

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– toujours faillible – croit pouvoir tirer des textes fondateurs. Au-delà de la lutte contre les réformés, un conflit intérieur anime le discours de la véridicité religieuse. L’auteur cherche à démonter que l’autorité, à travers ses cérémonies et à travers ses dogmes, incarne les principes surnaturels, difficilement accessibles aux individus. La raison officielle s’impose au jugement privé, sans que ce dernier puisse se reconnaître directement dans les axiomes de celle-ci. Dans la Sagesse, Charron tentera de dépasser cette opposition en montrant que si l’homme de bien soumet toutes les questions à son jugement, il n’obéit pas moins à l’autorité publique lorsqu’il doit déterminer sa ligne de conduite pratique. Philippe Du Plessis-Mornay en fin politique et Pierre Charron en fin dialecticien essaient, chacun à sa manière, de mettre en évidence les points communs à partir desquels l’unité chrétienne peut être rebâtie. C’est la finalité commune De la vérité de la religion chréstienne et des deux premiers chapitres des Trois Véritez. Cette démarche est nécessaire, insiste Du Plessis-Mornay dans son Epître introductrice adressée à Henri de Navarre car les violences provoquées par les querelles religieuses ont accru l’incrédulité. Charron développe une idée analogue en partant d’une analyse anthropologique de la croyance. La religion, définie comme reconnaissance, devoir et service de l’homme envers Dieu, est le don le plus précieux que l’humanité ait jamais reçu. Ce don élève le genre humain au-dessus des autres créatures terrestres. La religion devrait conférer aux âmes une résolution ferme et une paix sereine dans le commerce des hommes. Au lieu de tout cela, elle semble source de disputes, de guerres et de mépris. Cette déplorable réalité affaiblit la fermeté des âmes et produit l’athéisme, l’apostasie et l’irréligion. Du Plessis-Mornay espère éveiller, par sa plume, la conscience de ceux qui péchant par oisiveté, oublient leurs devoirs envers Dieu, et de ceux qui, profitant de leurs malhonnêtetés impunies, en déduisent l’impuissance de la justice divine. Ceux-ci sont avertis sur leur défaillance non seulement par la vérité de l’Evangile, mais également par un

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bon sens naturel. Ainsi, l’écrivain protestant combat une certaine rigidité culturelle qui considère impossible la transmission du christianisme aux peuples n’ayant pas encore reçu la Bonne Nouvelle. Selon lui, la religion chrétienne a suffisamment de principes communs avec la philosophie antique, avec le judaïsme et avec le mahométisme. A partir de ces lois communes et par l’exercice de la raison, tous devraient reconnaître finalement la vérité du christianisme. Cette confiance dans la force de la raison est apparemment partagée par Charron qui prétend, dans un premier temps, que la connaissance est l’élément central de la religion. Le savoir deviendrait le principe qui ordonne la volonté, l’amour, et les offices du croyant. « Religion est cognoistre Dieu & le servir : combien que la cognoissance de Dieu se puisse proprement appeller sapience, qui regarde & parfaict l’entendement : & le service, religion, qui est la volonté. Ainsi la sapience precede, & est chemin à la religion, comme le coignoistre va devant aimer & servir : & l’en­tendement, comme le guide marche devant, esclaire & montre le chemin à la volonté. »316

Il ressort de ce passage que le prêtre doit être en même temps philosophe. De fait, le savant irréligieux et le prêtre ignorant sont deux figures symétriquement monstrueuses : aucun n’est en mesure d’allier compétence intellectuelle et devoir politique. A cela s’oppose l’équilibre de l’homme de bien qui sait, par sa philosophie, percevoir les principes de la religion et, par son apostolat, démontrer sa volonté de vivre en chrétien. Pour Charron ces deux domaines, celui de la raison et celui de la bonne volonté ne se recouvrent pas. Le premier prétend soumettre tout au jugement, le deuxième place l’autorité politique et religieuse au-dessus de ses propres opinions. La séparation monstrueuse de l’intellect et de la religion, selon Charron, débouche sur trois types distincts : l’athée, le sceptique et l’irréligieux. 316

Pierre Charron, Les Trois Veritez, Paris, 1635, p. 3

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L’attention accordée par Charron aux athées va plus loin que les quelques lignes de Du Plessis-Mornay qui voyait en eux des esprits oisifs et des gens malhonnêtes. Au contraire, Charron ne peut pas se retenir une certaine admiration à leur égard, qui le conduit à citer Horace chantant le courage du premier marin : « Illi robur et aes triplex/ circa pectus erat… ».317 Souhaitant au navire qui mène Virgile en Grèce une heureuse traversée, Horace évoque l’image du premier navigateur, qui sur une fragile embarcation a affronté la haute mer. Le poète romain y salue le courage des hommes, dont le désir de grandeur peut prendre des formes déraisonnables, allant jusqu’au sacrilège. De même, pour Charron, l’athéisme nécessite une force d’âme comparable à la vigueur spirituelle des saints. Evidemment, Charron se hâte d’ajouter que cette force est prisonnière de la folie : la résolution avec laquelle l’athée nie Dieu est si forte que tout argument reste sans écho dans son âme. « Ceste espece d’atheisme, premiere, insigne, formee & universelle, ne peut loger qu’une ame extremement forte & hardi, ( …) forcenee & maniacle. Certes il semble bien, qu’il faut autant, & peut estre plus de force & roideur d’ame à rebuter & resolument se despoüiller de l’apprehension & creance de Dieu, comme à bien et constament se tenir ferme à lui. Qui sont les deux extre­ mitez opposites, tres rares et difficiles. »318

Néanmoins la religiosité est un trait fondamental de l’homme et peu nombreux sont ceux qui peuvent y échapper. Ainsi, les athées trahissent, en général, leur croyance inavouée par la crainte qu’ils éprouvent au moindre signe de l’ire divine. Dans Verité Première, III, p. 5, « Il avait du bois de chêne et trois lames des bronze autour du cœur», Horace, Odes, Liv. I, ode III, 9, trad. F. Villeneuve, Paris, Les belles lettres, 1991 318 Ibid., pp. 5-6, Dans son édition des Pensées de Pascal, Léon Brunschvicg mentionne l’influence que cette réflexion a pu avoir sur Pascal qui écrit : « Athéisme marque de force d’esprit, mais jusqu’à un certain degré seulement. », Pensées, Brunschvicg, 225, Sellier 189 317

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l’analyse des passions, entreprise dans la Sagesse, Charron précise qu’il existe un type de crainte qui ne peut pas être traité de la même manière que les autres maladies de l’âme, précisément parce qu’elle n’en est pas une. La crainte de Dieu, comme la crainte éprouvée pour ceux qu’on aime, n’est pas le symptôme d’une maladie, mais un état naturel de l’âme.319 Mais, cette pulsion naturelle se transforme en affolement, associé parfois à la honte, lorsque l’esprit humain se laisse séduire par la persuasion diabolique. Par la crainte, qu’il en éprouve, tout homme reconnaît la puissance divine, même s’il la nie verbalement. Les sceptiques – pour qui l’homme n’est pas en mesure de se prononcer sur l’existence de Dieu, du fait de la faillibilité de son jugement – sont également qualifiés d’athées par Charron. Ils ne valent guère mieux que les esprits oisifs qui se désintéressent purement et simplement de la question. A maintes reprises, la Providence s’est manifestée comme un éclair dans leurs vies, mais ils ont laissé passer l’occasion de reconnaître Dieu pour mieux poursuivre leur vie impie. Le dernier genre d’athéisme dont parle Charron n’est pas de l’athéisme à proprement parler, mais de l’irréligiosité. Les irréligieux pèchent en imaginant une divinité qui n’intervienne pas dans les affaires de ce monde. Ce sont principalement des épicuriens et des libertins, qui croient en un Dieu dépourvu de Providence. Charron cite à nouveau Horace lequel se repent d’avoir professé une folle sagesse d’inspiration épicurienne : « Parcum deorum cultorum et infraquens,/Insanientis dum sapientiae/Consultus erro, … ».320 Les athées, les sceptiques et les irréligieux errent par défaut de bienveillance. Dans la mesure où il s’agit d’une disposition affective, nous pouvons nous demander si elle peut s’acquérir par des arguments : la bienveillance est une disponibilité de l’âme qui précède les raisonnements. Sagesse, I, XXXIII, p. 203 Vérité Première, III, p. 7, « Adorateur des dieux, avare et peu assidu dans le temps, professant une sagesse folle, j’allais au hasard », Horace, op.cit., Liv. I, Odes XXXIV 319 320

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L’analyse de l’athéisme constitue le premier pas dans la critique charronienne de la raison théologique. Initialement, la croyance s’impose par les arrêts de l’autorité officielle qui doivent être acceptés à cause de la faiblesse des capacités intellectuelles de l’homme. De ce fait, l’adhésion à l’Eglise ne passe pas par des arguments, mais par des affects : la crainte dans le cas des athées et la bonté dans le cas des croyants. Cependant, l’autorité ne s’impose pas seulement par une religion des sentiments, mais surtout par un système de vérités confirmées. Toutes les formes d’athéisme sont des erreurs du cœur et du jugement que Charron essaie de corriger en les confrontant aux arguments politiques et métaphysiques qui attestent, selon lui, la vérité de la croyance. Evoquant la division du pays par les querelles religieuses, il présente la croyance comme le ciment essentiel de l’unité politique : dans toute forme de vie communautaire, la religion est le lien le plus fort. En outre, parce qu’elle relève d’une autorité supra-terrestre, la religion impose la justice dans les rapports humains. Malheureusement, ces arguments perdent leur force aux yeux des athées. Les impies répliquent en décrivant la religion comme une simple invention humaine, un artifice politique par lequel les monarques légitimes ou les princes usurpateurs s’imposent aux peuples. Dans cette situation, Charron semble se contenter de développer un discours de métaphysique classique sur les preuves de l’existence de Dieu. Il est toutefois conscient que ces raisonnements ne peuvent convaincre que les croyants, la présence divine restant hors de portée de la raison humaine. Si l’esprit humain est incapable de comprendre la nature des choses finies, devant Dieu, qui est infini et indéfinissable, ils se trouvent totalement démuni. A la grandeur divine et à la petitesse humaine s’ajoute une troisième cause de cette ignorance qui est la manière humaine de connaître. La connaissance ne se produit que par un rapport à soi du sujet. L’homme n’a pas d’accès direct aux objets, mais il reconnaît en eux ses propres attributs. De même, il n’existe de science de Dieu que

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médiatisée par les facultés humaines. La connaissance puise dans les ressources de l’homme pour s’aventurer dans une exploration hypothétique du surnaturel. La conséquence est qu’une trop grande confiance dans la puissance de notre entendement mène à des superstitions où la divinité est anthropologisée. Une fois brossé ce tableau des conditions générales de l’ignorance humaine, Charron passe en revue les principales voies de connaissance de la divinité reconnues par la philosophie et la théologie afin de mettre à jour les défauts particuliers de chacune de ces démarches. La première consiste à partir des effets pour remonter aux causes : reconnaître dans la Création son origine. La méthode est imparfaite, car les effets ne comprennent pas entièrement leurs causes. En outre, reconnaître dans des effets finis une cause infinie est quasiment impossible. Deuxièmement, on peut connaître Dieu par ce qu’il n’est pas : inconnaissable, immobile, incréé, etc. Mais par cette voie nous n’arrivons pas à comprendre ce que Dieu est. Troisièmement, la théologie procède parfois par l’attribution de toutes les perfections : Dieu rassemble en lui le plus haut degré de la bonté, de la vie, de la justice, etc. Or, de cette manière, nous n’échappons pas à l’illusion anthropologique, qui caractérise la superstition. Si la science des choses divines veut éviter de se transformer en une méthode qui induit les causes supposées à partir des effets, elle doit assumer un statut paradoxal. La raison théologique se trouve dans une impasse entre négation et perversion. Dans le premier cas, par la voie négative, elle reconnaît son impuissance. Dans le second, par la voie affirmative, elle humanise sciemment son objet. Enfin, Charron identifie une quatrième manière d’approcher la divinité mais il la place sur un autre plan que les autres. La raison de cette retenue est qu’il ne s’agit pas d’une connaissance proprement dite, mais d’une expérience mystique : « Parquoy le plus expedient (mais qu’il soit possible) à l’homme se voulant mesler de penser & concevoir la Deïté, est que l’ame apres une abstraction universelle de toutes choses, s’eslevant par

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dessus tout, comme en un vuide, vague & infiny, avec un si­ lence profond de chose, un estonement tout transy, une admi­ ration toute pleine de crantive humilité imagine un abysme lumineux, sans fonds, sans rive, sans haut, sans bas, sans se pren­dre ou se tenir à quelque chose qui luy vienne en l’ima­ gination, sinon se perdre & noyer, & se laisser engloutir en cet infiny. A quoy reviennent à peu pres ces sentences anciennes des SS. La vraye cognoissance de Dieu estune parfaite ignorance de luy : s’approcher de Dieu est le cognoistre lumiere inacces­ sible, & d’icelle estre absorbé. C’est aucunement le cognoistre que de sentir, qu’estant dessus tout l’on ne le peut cognoistre. Eloquemment le loüer, c’est avec estonement & effroy fetaire, & en silence l’adorer en l’ame. L’ignorance aui est une laideur & deformité, une place vuide en l’ame, en cet endroit bien & conscientieusement recognuë, est en honneur & vrayment en son throsne. Elle passe toute autre science, qui puisse estre. »321

Mais l’intensité d’une telle expérience n’est pas longtemps supportable à l’homme. Il lui reste à observer la religion, à se représenter une image digne de la divinité et à s’exercer à élever son âme. La représentation humaine de la divinité change en fonction de l’état de l’âme qui peut se porter vers le très-haut ou sombrer dans le péché et l’hérésie. Devant l’échec des preuves rationnelles, la théologie se retranche, chez Charron, derrière une explication utilitariste : il est préférable pour l’homme d’adhérer à la croyance que de la contester. L’impossibilité de justifier intellectuellement la science des premiers principes nous oblige à revenir sur les conditions prérationnelles de la religiosité et de l’athéisme. Après la critique sceptique de la connaissance de Dieu et des méthodes traditionnellement reconnues pour conduire à ce savoir, Charron expose scolastiquement les preuves de l’existence de Dieu. Il traite tout d’abord des preuves naturelles, la connaissance du monde renvoyant nécessairement à une première cause efficiente, à un premier moteur ou à une intelligence conceptrice de l’univers. La deuxième catégorie est celle des preuves qualifiées 321

Vérité Première, V, p. 19

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de morales. Elles visent principalement l’universalité de la cro­ yance des gens dans un secours souverain et extraordinaire. Charron s’attachent, enfin, aux raisons surnaturelles, tels les miracles, les présages ou les prophéties. Néanmoins, Charron est convaincu que ces arguments ne persuaderont pas un athée. Une préalable ouverture de l’esprit de ces âmes durcies par leur incroyance est nécessaire avant tout exposé rationnel. La bienveillance affective précède la conviction rationnelle. La faiblesse de tout discours religieux consiste dans le fait que son adressant doit être déjà persuadé de la vérité qu’il entendra. Mais, il ne peut pas être assuré d’avance par les méthodes de la raison. C’est la raison pour laquelle, Charron recourt avant la lettre à un argument du pari: « Il est donc tout clair que l’homme doit embrasser de tout son cœur la religion, comme son seul souverain bien, & qui luy importe de tant, qu’encore que la chose fust en soy douteuse, & qu’il n’y eust raison aucune, qui conviast à croire un Dieu & une providence, si est-ce que pour vivre plus à son aise, & avoir meilleur parti que les bestes, il devoit mettre peine à se persuader, & ramasser tout ce qu’il pouroit, pour se faire croire, & vivre joyeux & content en cette creance. Or n’est-il point en ceste peine, car comme a esté veu cy dessus, toutes choses ne luy mostrent : nature mesme luy enseigne & le force de le croire, toute l’Univers le presche & crie tout haut. (…) Bref, au pis aller, il n’y peut avoir aucun danger à croire un Dieu & une providence : car quand bien l’on feroit mesconté, quel mal peut-il advenir ? Qui nous en peut faire repentir, s’il n’y a aucune souveraine puissance au monde, à qui il faille apres rendre compte, ny qui se soucie de nous ? Mais au contraire, quel hazard court celuy qui se mesconte ? sa faute demeure tant grande, grosse, & entiere qu’elle peut estre : elle n’a aucune excuse, car toutes choses luy disent, crient & prechent de la croire, honorer & servir, & rien ne l’en destourne que sa malice. »322 322 Ibid., XII, pp. 63-64, dans l’interprétation de J. B. Sabrié ce fragment représente « l’argument du pari sans appareil scientifique », Sabrié, De l’huma-

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Ainsi, l’existence vaut mieux que la privation, l’affirmation est supérieure à la négation, aussi est-il préférable de croire que de ne pas croire. Reprenant ce vieux constat métaphysique, Charron justifie la croyance par l’utilité. L’athéisme est stérile et n’apporte aucun bénéfice à celui qui le professe. Au contraire, la croyance ennoblit l’esprit humain et le remplit de bonté et de vertu. S’il est en difficulté, le croyant trouve toujours consolation, tandis que l’athée est voué à la détresse. La vie dans la religion est tranquille et confiante, car elle a comme horizon l’espoir dans une existence heureuse. La vie hors de la religion est une existence angoissée, où tout signe de la nature peut annoncer une punition céleste et où il n’existe d’autre horizon que celui de la mort. En définitive, l’ouverture de l’esprit requise pour participer à la communauté religieuse s’avère être un changement de tonalité affective, le passage de la crainte à l’espérance. Soumettant la foi à l’épreuve de la raison naturelle, Charron aboutit à une appréciation positive de l’affectivité par rapport à l’intellect. Il revient aux arguments platoniciens, justifiant la religion par le maintien de l’ordre, le respect de la justice et la bonne disposition de l’âme.323 Tout comme elle apaise les tensions et garde la paix dans la république, la religion freine les tendances déréglées de l’esprit et assure la tranquillité de l’âme. C’est surtout cette dernière piste qui est exploitée dans le raisonnement charronien. L’homme est capable d’éprouver de nobles passions qui appuient l’intellect dans sa quête spirituelle. Il y a une détermination réciproque entre la raison et ces passions généreuses. Ainsi, la piété est avant tout une joie sereine de l’âme qui permet une conception élevée de la divinité. Le péché et l’hérésie ont comme point de départ une tristesse sombre et crispée qui empêche l’élan du cœur. En revanche, la raison choisit ce nisme au rationalisme. Pierre Charron (1541-1603), Slatkine Reprints, Genève, 1970, p. 506 323 Ces arguments en faveur de la religion sont exposés par Platon dans les Lois, 888a7-888d5. Montaigne dénonce leur caractère anthropologique et utilitariste dans Apologie de Raimond Sebond, 445

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qui est meilleur pour l’âme, c’est-à-dire de croire, non seulement en vue de sa destinée immortelle, mais premièrement en vue de sa santé présente. Une lecture à rebours permet d’affirmer que l’argumentation des Trois Veritez annonce les développements philosophiques ultérieurs. La sagesse est, en premier lieu, un état de bonheur naturel que l’homme éprouve dans la joie et dont il tire un espoir en l’avenir. Cette jouissance est ressentie de manière actuelle et par anticipation. La croyance peut lui assurer cette félicité. Cependant pour croire, il a besoin de principes qui lui restent inaccessibles. D’une part, l’être humain n’a pas une conformation suffisamment solide pour supporter une information surnaturelle. D’autre part, l’incroyance le prive d’espoir, le plonge dans la tristesse et dans la crainte devant l’impossibilité de fonder la moindre certitude. Toutefois, nous avons du mal à comprendre en quoi la situation du croyant serait meilleure. Comme l’expérience mystique est improbable, incompréhensible et incommunicable, il ne lui reste qu’accepter les vérités révélées par la tradition afin d’acquérir les traits de caractère qui le recommande moralement : tranquillité de l’âme et ouverture d’esprit. Le croyant jouit d’une certitude qui demeure imparfaite parce qu’elle est impossible d’être fondée en raison. L’athée ne jouit que de son propre orgueil qui affronte dans la solitude les dangers de l’existence. Devant chaque nouvelle épreuve, il ne peut que se raidir davantage pour confirmer devant lui-même la fermeté de son esprit. Sa vie est une orgueilleuse affirmation de la finitude des forces humaines. Il manifeste une rigidité permanente qui ne cache que trop mal les incertitudes qui le menacent. Le véritable sage, tel que Charron le décrira dans son traité de morale, partage avec l’athée la force de l’esprit et l’indépendance de la pensée, mais ne se contente pas d’en user de manière orgueilleuse et vaniteuse. Bien que la voie de la foi s’ouvre à lui, le sage peut se dispenser de la promesse d’un avenir radieux : son bonheur est indépendant de tout soutien externe. Il partage avec

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le croyant la félicité fragile de son existence, mais la puissance de son jugement lui révèle à tout moment qu’un discours rationnel sur les choses divines est interdit à l’homme. Comme il ne peut le faire par le jugement, il adhère à la croyance par la volonté. Il se soumet ainsi librement à l’autorité politique et religieuse de sa communauté. Les Trois Veritez opte pour un discours volontariste, remettant à plus tard l’analyse rationnelle. Grâce à l’argument du pari, Charron a justement dissocié la question religieuse et l’exercice du jugement.  .32 La raison naturelle : juste milieu entre l’opinion populaire 4 et le dogme pédant

Une première approche de la détermination de cette humanité essentielle, à partir de laquelle nous pouvons obtenir le bonheur de la sagesse, est entreprise par Charron dans la préface du traité de morale : « Ou est parlé du nom, subjet, dessein, et methode de cette œuvre ».324 Cette introduction est complétée par le début du Livre premier qui est une « Exhortation à s’estudier et cognoistre ».325 Ces deux textes délimitent ce qui est propre à la nature de l’homme, dans un espace borné d’un côté par l’orgueil de la prétendue possession d’une connaissance divine et de l’autre côté par la vanité suffisante d’un savoir irréligieux. La préface de la Sagesse expose le programme et la structure de l’ouvrage. La question est capitale pour la compréhension du projet charronien car sa critique des prétentions universalistes de la raison semble décourager toute construction philosophique. La pensée pyrrhonienne ne peut ni partir des premiers principes pour se développer dans les moindres détails en un édifice métaphysique, ni se fonder sur des vérités révélées pour échafauder une somme théologique suivant le schéma triparti monde-divinité-salut. Entre les deux éditions (1601, 1604) s’est produit un 324 325

Sagesse, Préface, 25 Ibid., I, 44

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processus d’affinement et de clarification. A l’évidence, l’auteur a cherché à apaiser et à nuancer certains propos qui avait choqué les sensibilités les plus pieuses.326 Ainsi dans la première version, il a renoncé à dénoncer dès la première phrase de sa Préface le traitement subtil et hautain de la sagesse par la théologie et la philosophie. L’assimilation de la science des choses divines à la métaphysique étend la critique de la raison théologique qui s’attaque désormais à tout universalisme architectonique de pensée. « Il est requis avant tout œuvre, sçavoir que c’est la sagesse, et comment nous entendons la traitter en ce livre, puis qu’il en porte le nom et le tiltre : Or dés l’entrée nous avertissons, que nous ne prenons pas icy ce mot subtilement au sens hautain et eslevé des Theologiens et Philosophes (qui prennent plaisir à descrire et faire peinture des choses, qui n’ont encores esté veuës, et les relever à telle perfection, que la nature humaine ne s’en trouve pas capable, que par imagination) pour une cognoissance parfaicte des choses divines et humaines, ou bien des des premieres et plus hautes refforts de toutes choses. »327

Ce paragraphe a été abandonné lors de la dernière édition, bien que les idées qu’il recèle soient reformulées avec plus de précaution. Dans cette édition, Charron commence par inventorier les définitions existantes de la sagesse pour trouver son interprétation à travers les opinions courantes. Cette nouvelle présentation correspond mieux aux règles aristotéliciennes de l’énonciation du discours philosophique. En imitant la langue technique de l’auteur de l’Ethique à Nicomaque, nous pouvons dire que la nouvelle Préface part de l’observation que la sagesse se « Ces additions & corrections tendent à esclaircir & fortifier, & en quelques lieux adoucir. Aucuns de mes meilleurs amis de deçà, gens clairvoyants & nullement pédants, en sont bien édifiez & satisfaicts, & sans cela ne le sont pas. Je desire fort une approbation de deux docteurs pour arrester toute malice, censure, apposition ou condamnation publique », Condom, XII, 1603, « Lettres inédites de Pierre Charron publiées d’après la copie de Gabriel Naudé » par L. Avray, in Revue d’histoire littéraire de la France, no 3, juillet, 1894 326

327

Sagesse, (1601), 25-26

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dit de plusieurs manières. Charron introduit le concept de sagesse en relevant les défauts des idées habituellement énoncées. Il ne vise pas la constitution d’une notion plus générale qui comprendrait les autres sens du mot en tant qu’espèces. Ce qu’il cherche par les applications, par les oppositions et par les explications des différentes acceptions du terme, c’est la plus adaptable à ses propres fins. A mesure que sa recherche avance, le concept de sagesse s’affine, s’enrichit et se démarque des autres façons de comprendre la perfection humaine. La première opposition relevée par Charron concerne le sens populaire de la sagesse et sa définition par l’Ecole. La Préface de la seconde édition du traité commence par identifier le sens commun du terme. La sagesse désigne, tout d’abord, ce qui est au-dessus de l’ordinaire, ce qui est excellent, de quelque façon, en bien ou en mal. En ce sens, le soldat ou le brigand, le capitaine ou le pirate, le bon roi ou le tyran peuvent être également sages. L’idée contraire est la médiocrité, la bassesse, la simplicité ou bien la folie, le dérèglement. Les gens s’en remettent volontiers aux sages pour les questions relevant du commandement et du jugement, car ils reconnaissent leur supériorité. Pour faire progresser son enquête sur les sens de la sagesse, Charron adopte une hiérarchie scolastique tripartite : le divin, l’humain et le mondain. Le dernier niveau est exclu de toute discussion, une sagesse mondaine n’étant que fausse sagesse, car l’acceptation d’une vie soumise aux tentations de la chair et aux tourments des passions. Par rapport à la sagesse divine, les frontières de la sagesse humaine sont plus difficiles à établir. De fait, la division tripartite correspond à trois discours différents : populaire, philosophique et théologique. Le premier désigne son objet d’une façon confuse et imparfaite. Les autres tentent de l’encadrer par des règles et par des préceptes qui ordonnent l’analyse. Evidement, Charron entend poursuivre son enquête de manière philosophique. Mais ce qu’il transmet par cette première opposition, entre le sens populaire et le sens scolastique, est la suggestion

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d’une excellence dans la médiocrité. La perfection humaine est la synthèse entre la supériorité de la sagesse, telle que le langage populaire lui attribue, et son infériorité, telle que l’Ecole lui accorde en la plaçant sous les choses divines. Or, c’est dans ce domaine intermédiaire entre l’ascension céleste et la passion terrestre que se situe la recherche philosophique du bonheur. Fidèle à une herméneutique d’inspiration aristotélicienne qui tente de dégager le sens d’une notion en inventoriant les opinions les plus fréquentes, Charron revient de nouveau aux conceptions populaires pour montrer les contradictions qu’elles recèlent. La sagesse est communément considérée comme une supériorité comprise indistinctement comme excellence dans le bien ou dans le mal. Cette confusion mène à deux manières différentes de représenter la vie du sage. La première prend la sagesse pour une prudence dans le comportement, dans les affaires et dans la conversation. C’est une image purement extérieure qui ne tient pas compte de la vie intérieure du sage, de la piété de son esprit comme de la probité de son âme. L’autre opinion populaire conçoit une sagesse crispée et austère, assimilée à une rigueur puritaine des mœurs et accomplie dans une vie solitaire. Du point de vue de la doctrine de Charron, cette sagesse n’est que folie et extravagance.328 Le premier sens vise une participation totale et une identification intégrale aux règles extérieures de la vie. Dans le second la sagesse consiste à abandonner de la vie communautaire. Ces deux représentations sont également faus­ ses. Le sage charronien doit unifier par son existence les deux visions populaires : d’une part, les conventions de la vie civile ne lui sont pas étrangères ; d’autre part, il s’exerce intérieurement à la méditation solitaire. Mais l’opinion commune touche ici sa limite : elle ne peut pas nous indiquer comment cette synthèse paradoxale doit se réaliser. Ce n’est pas dans la diversité des croyances populaires que nous trouverons l’image la plus noble de la sagesse, mais dans les doctrines morales des philosophes et 328

Sagesse, 29

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dans les sommes des théologiens. La théologie est plus discrète sur ces questions, son domaine étant la sagesse divine et la foi. A l’opposé, la philosophie est ici sur son terrain de prédilection : la nature et l’action humaines. La philosophie se préoccupe tout d’abord de ce qui est bon et utile pour les individus, les familles et les Etats. Elle ressemble à la poésie qui exploite dans son propos toutes les ressources de l’éloquence. Pour Charron, ce qui est imputable à la philosophie est son discours égaré parmi les choses divines qui est un dépassement de ses compétences. La méthode et le style exigés par l’analyse de la sagesse humaine sont très différents de ceux requis par celle de la sagesse divine. De plus, par son autorité, la théologie convient mieux à la faiblesse de l’esprit populaire, tandis que la morale philosophique est destinée aux esprits forts et réclame une préparation sévère pour être acceptée. Par une succession complexe de paradoxes et d’oppositions, Charron réduit la vision théologale à la considération populaire. Par son austérité et par sa sévérité, la théologie impose des devoirs moraux extérieurs aux esprits faibles qui ont besoin de repères sûrs pour organiser leur vie. L’impuissance populaire trouve dans cette représentation ascétique la fermeté qui lui fait défaut. A l’opposé, nous trouvons l’image scandaleuse de la philosophie qui puisse ses forces dans une libération poétique des contraintes.  « Et de fait la vertu et probité des Theologiens est toute chagrine, austere, subjette, triste, craintive et populaire : la philosophie, telle que ce livre l’enseigne, est toute gaye, libre, joyeuse, relevée et s’il faut dire enjouée, mais cependant forte, noble, genereuse et rare. »329

Sans rejeter les conseils des Evangiles et les commentaires des théologiens, le traité de Charron s’appuie surtout sur les œuvres des philosophes dans le but de former à la vie civile et de former 329

Ibid., 31

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l’homme pour le monde.330 Pour atteindre cet objectif, notre auteur rassemble sous le nom de philosophes ou de sages non seulement les grandes figures de l’histoire de la pensée, mais aussi les rois ou encore ceux qui se sont distingués parmi leurs concitoyens par leurs faits d’armes ou par leurs actes vertueux.331 En partant de ces grands exemples et des justes observations de la philosophie morale des Anciens, Charron formule une définition anthropologique de la sagesse : «  …cette sagesse humaine est une droitture, belle et noble composition de l’homme entier, en son dedans, son dehors, ses pensées, paroles, actions, et tous ses mouvemens c’est excellence et perfection de l’homme comme homme, c’est à dire selon que porte et requiret la loy premiere fondamentalle et naturelle de l’homme ainsi que nous disons un ouvrage bien fait et excellent quand il est bien complet de toutes ses pieces et que toutes les regles de l’art y ont esté gardées : celuy est homme sage qui sçait bien et excellement faire l’homme. »332

Dans une certaine mesure, les formules de cette définition sont tautologiques, conséquence du divorce entre la sagesse humaine et la transcendance, qui impose une détermination de l’homme par lui-même. Cette précellence philosophique implique avant tout une très bonne connaissance de la nature humaine, dans ses vices et dans ses défauts. Par ce savoir, l’esprit est libéré et peut juger universellement toutes les idées, toutes les lois, toutes les coutumes sans s’attacher à aucune. La sagesse Ibid., 32 La définition de la sagesse donnée par Charron ressemble beaucoup à celle de Montaigne, cf. Essais, III, V, p.844 B: « J’ayme une sagesse gaye et civile, et fuis l’aspreté des mœurs et l’austerité ayant pour suspecte toute mine rebarbative » ; et encore 845 B : « Je hay un esprit hargneux et triste qui glisse par dessus les plaisirs de sa vie et s’empoigne et paist aux malheurs : comme les mouches, qui ne peuvent tenir contre un corps bien poly et bien lissé et s’attachent et reposent aux lieux scabreux et ruboteux ; et comme les vatouses qui se hument et appetent que le mauvais sang. » 332 Sagesse, 32-33 330 331

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substitue à la transcendance des normes et des obligations religieuses, l’immanence d’une loi première, fondamentale et naturelle de l’homme. Celle-ci n’est autre que notre humanité dans sa forme la plus essentielle, au-delà de la diversité de ses manifestations. L’homme s’élève à la perfection par sa capacité de se défaire de tous les biens et de toutes les opinions. Son détachement lui apporte la joie intérieure et la force d’affronter avec sérénité tous les événements. Ainsi, la sagesse humaine s’énonce par quatre principes : connaissance de soi, liberté d’esprit, observation de la loi naturelle de l’humanité, contentement de soi. Pour parvenir à cette sagesse nous disposons de deux moyens : l’éducation et l’étude. Relativement au premier aspect, Charron souligne l’importance de la prime éducation, celle qui permet à l’enfant de naître dans des bonnes conditions et de développer précocement une disposition à la sagesse. Affaire de la plus grande importance pour les familles et pour les républiques, la formation première des enfants est le plus souvent laissée au hasard. L’état de nos connaissances sur cette étape de la vie humaine et notre dédain pour les enfants sont déplorés par Charron. Il s’inscrit ainsi dans un mouvement de réflexion critique sur la pédagogie, représenté aux XVIe siècle par Jean-Luis Vivès, Juan Huarte ou Montaigne. Pour tous ces auteurs l’éducation et la physiologie font partie d’une doctrine générale de la sagesse.333 Le second moyen d’acquérir la sagesse est l’étude de la philosophie, en particulier de la philosophie morale qui nous instruit A l’époque, il apparaît « le premier traité de pédiatrie » : Simon de Vallambert, Cinq livres de la manière de nourrir et gouverner les enfans dès leur naissance (1565), Edition critique par Colette H. Winn, Librairie Droz, Genève, 2005. Dans le même sens: cf. aussi Juan Huarte, Examen des esprits pour les sciences, trad. Jean-Baptiste Etcharren, Atlantica, Biarritz, 2000, p. 327 : « J’ai trouvé, pour ma part, que les parents ne pratiquent pas l’acte de la génération selon l’ordre et le plan établis par la Nature. Ils ignorent également les conditions à respecter pour avoir des enfants sages et avisés » ; et Montaigne, II, XXI,714 A: « Qui ne voit qu’en un estat tout dépend de son éducation et nourriture ? et cependant sans aucune discretion on la laisse à la mercy des parents tant folls et meschants qu’ils soient. » 333

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sur la loi de la nature qui doit orienter notre vie. Par cette voie, nous obtiendrons « la vraye science de l’homme » qui confère « une seule prudence, une habile et forte preud’hommie, une probité bien avisée ».334 Malheureusement l’état de cette éducation seconde est aussi pitoyable que celui de la première. Seulement attentifs à l’opinion commune, les gens ne s’inquiètent que de la sagesse mondaine et apparente. La sagesse pouvant s’acquérir de deux manière distinctes, il existe deux types de sages : ceux qui le sont devenus sans effort – par chance et par nature – et ceux qui, doté d’un mauvais naturel, ont su s’amender par l’étude et l’exercice. De la même façon, il y a deux obstacles au développement de la sagesse, l’un naturel et l’autre acquis. A l’aide d’une physiologie galénico-aristotélicienne, Charron décrit l’obstacle naturel comme un excès d’humidité ou de sécheresse du tempérament. Ainsi, un tempérament trop humide se caractérise par la lenteur et la grossièreté de l’intelligence. Au contraire, un tempérament trop sec se manifeste par une folle vivacité de l’esprit qui ne laisse aucun repos au jugement et qui pousse à l’impudence et au vice. Ce second tempérament se prête plus facilement que le premier à des améliorations. Cependant, l’esprit peut devenir lourd non seulement pour des raisons naturelles, mais également suite à une mauvaise éducation. Un esprit lourd soutenu par la science est définitivement perdu pour la sagesse. Rien ne peut plus ébranler ses opinions, car sa bêtise est parfaitement fortifiée. L’intelligence doit être puissante et expérimentée pour pouvoir se servir de la science. De cette manière, le sage devient encore plus habile à l’aide des connaissances scientifiques, tandis que l’esprit lourd devient toujours plus opiniâtre. Charron s’attaque ici à une pédagogie qui fait de la science – comprise comme une collection d’opinions soutenues par l’autorité de l’Ecole – l’unique finalité de l’éducation. Cet usage déréglé de l’esprit s’appelle pédanterie. Le pédant est l’adversaire le plus acharné de la sagesse. 334

Sagesse, 37

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« On peut bien opposer au sage d’autre que pedant, mais c’est en sens particulier, comme le commun, le prophane et populaire, et le fay souvent : mais c’est comme le bas au haut, le foible au fort, le plat au relevé, le commun au rare, le valet au maistre, le prophane au sacré : Comme aussy le fol, et de faict au son de mots c’est son vray opposite, mais c’est comme le dereglé au reglé, le glorieux opiniastre au modeste, le partisan à l’universel, le prevenu et atteint au libre, franc, et net, le malade au sain, mais le pedant, au sens que nous le prenons, comprend tout cela, et encore plus : car il designe celuy lequel non seu­ lement est dissemblable et contraire au sage, comme les pre­ cedens, mais qui roguement et fierement luy resiste en face, et comme armé de toutes les pieces s’éleve contre luy et l’attaque, parlant par resolution et magistrelement. Et pource qu’aucune­ ment il le redoute, à cause qu’il se sent descouvert par luy, et veu jusques au fond et au vif, et son jeu troublé par luy, il le poursuit d’une certaine et intestine hayne, entreprend de le censurer, descrier, condamner, s’estimant et portant pour le vray sage, combien qu’il soit le fol non pareil. » 335

Le pédant cherche toujours des appuis externes, dans l’autorité des opinions populaires et dans les dogmes de l’Ecole. A contrario, le sage ne cherche qu’en lui-même la justification et la confirmation de ses jugements. A cette fin, il suit le plus excellent et divin conseil, celui de se connaître soi-même. Cette préoccupation devrait être la plus naturelle, car rien n’est plus proche de l’homme que lui-même. Mais l’homme trahit cette vocation par orgueil et soif de pouvoir. Dans sa volonté de contrôler et con­ naître tout l’univers, l’homme s’égare parmi les choses qui ne le concernent pas et oublie ce qui lui est le plus propre. Charron souligne que la recommandation de se connaître réunit les traditions culturelles les plus diverses. L’observation de la nature, les proverbes, la philosophie ancienne, les religions antiques et l’Ecriture nous enseignent que la connaissance de soi est le fondement de la sagesse. La diversité des sources relève d’une législation naturelle et prérévélée de l’homme. Bien qu’elle soit naturelle, la 335

Ibid., 39-40

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connaissance de soi n’est pas une entreprise facile. Le plus souvent l’orgueil s’empare de notre esprit et l’homme sombre à nouveau dans l’ignorance et dans la pédanterie. Fréquemment les gens manifestent une fausse humilité et une prévenance hypocrite afin d’acquérir une renommée d’honnêteté. Néanmoins, nous pouvons connaître la vraie nature de l’homme, dévoilée le plus souvent dans sa vie privée, lorsqu’il ne sent plus sur lui le regard du monde. Le vice doit être poursuivi même au-delà de la vie privée jusqu’aux coins les plus obscurs de l’âme, dans les rêves et dans les pensées les plus éphémères. Ainsi, la connaissance de soi est :  « …un vray, long et assidu estude de soy, une serieuse et attentive examination, non seulement de ses paroles et actions, mais de ses pensées plus secrettes (leur naissance, progrez, durée, repetition) de tout ce qui se remuë en soy, jusques aux songes de nuict, en s’espiant de pres, en se tastant souvent et à toute heure, pressant et pinssant jusques au vif. Car il y plusieurs vices en nous cachez, et ne se sentent à faite de force et de moyen, ainsi que le serpent venimeux, qui engourdi de froid se laisse manier sans danger, Et puis il ne suffit pas de recognoistre sa faute en destail et en individu, et tacher de la reparer ; il faut en general recognoistre sa foiblesse, sa misère, et venir à une reformation et amendement universel. »336

La figure du pédant réunit les deux éléments réfutés par la description de la sagesse philosophique : la faiblesse populaire et le rigorisme théologique. La pédanterie est une connaissance des choses externes et une soumission aux règles des autorités savantes et politiques. Celui qui incarne cette position ne s’accommodera jamais des libertés prises par la philosophie. Le sage ne méprise pas la science, mais il ne prend pas ses dogmes pour des certitudes, car sa manière d’être le pousse à réfléchir sur les principes d’autorité et à douter de toutes les opinions reçues. Le fondement de la philosophie est l’attention édificatrice envers soimême. La loi naturelle que le sage trouve dans son soliloque n’est 336

Ibid., I, 49

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rien d’autre que sa puissance de réflexion. Il se définit lui-même par son rapport distant et aimable à l’égard des autres et de leurs positions intellectuelles.  .33 Le philosophe dessinateur : trois croquis des adversaires 4 de la sagesse

Certains talents plastiques semblent avoir stimulé la créativité de Charron. Nous devons à l’habileté de sa main, non seulement les tomes impressionnants contenant sa réflexion théologique et philosophique, mais aussi l’estampe qui illustre son propos sur le frontispice de la seconde édition de son livre. Effectivement, le graveur Léonard Gaultier met en taille douce une ébauche esquissée par Charron, lui-même,337 représentant une belle femme toute nue, sans que ses hontes paraissent.338 Elle domine ses ennemies enchaînées : la passion, l’opinion, la superstition et la pédanterie, qui n’arrivent pas à cacher leur laideur sous les plis de leurs larges robes. Simples allégories, ces figures féminines illustrent les traits de caractères que Charron prête, en proportions variables, aux différents personnages masculins qui peuplent son traité. Le premier portrait est celui du prêtre non instruit. Le texte de la Première Vérité n’approfondit pas cette figure qui n’y est que rapidement évoquée. Esprit faible, il adhère aux dogmes de l’autorité de manière superstitieuse. Il a besoin de soutiens externes qui lui garantissent la sécurité présente et le contentement futur. Il s’efforce de correspondre à la figure austère et populaire de la sagesse solitaire. Par ses attaques contre la vie monacale, Erasme avaient déjà dénoncé l’isolement - qui n’assure pas la vertu - et la rudesse de condition de vie - qui masque bien souvent une effrayante pauvreté intellectuelle. 337 « Au reste j’espère vous envoyer painct ce qu’il fauldra graver en taille doulce pour mettre au frontispice de mon livre, qui sera le portraict de Sagesse ; c’est chose de quoy je me suis advisé depuis trois jours seulement, je y veux penser », Lettre XLII, Comdom, 27 avril, 1603, Lettres inédites, éd. cit. 338

Sagesse, 7

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Le second portrait est celui de l’athée. Les formes tempérées de l’athéisme nous montrent les qualités secondaires de ce personnage : l’insouciance immature de l’épicurien et l’irrésolution mondaine du sceptique. Mais s’il trouve suffisamment de vigueur dans son âme, il abandonne ces égarements insignifiants pour se dédier exclusivement à son ambition. L’athée n’a pas besoin des appuis externes. Il s’embarque pour des expéditions périlleuses, loin des rivages de son pays. Sans peur, il découvre de nouveaux mondes, mais il ne peut être dit courageux. Il n’est non plus un téméraire qui se jette dans le danger sans réfléchir. Le moteur de son action est le besoin de confirmer sa résolution en s’exposant aux risques. Il est, par conséquent, une figure crispée, que la panique guette à tout moment. Ce qui lui manque pour s’approcher de la sagesse c’est la reconnaissance de la faiblesse constitutive de l’homme. Le troisième portrait est celui du pédant, qui représente une curieuse synthèse entre le conformisme dépourvu d’esprit et le volontarisme vaniteux. Contrairement au prêtre ignorant, il est extrêmement savant. Cependant, à défaut d’une bonne nature ou faute d’exercer son intelligence, le pédant ne tire aucun profit de sa science ; pire, elle obscurcit son jugement plus qu’elle ne l’éclaire. Le pédant a des réponses à toutes les questions, parce qu’aucune interrogation ne le trouble véritablement. Soumis à l’examen, il se cache toujours derrière des citations scolastiques, des arrêts princiers ou des coutumes irréfléchies. Et comme à chaque fois, il s’en sort, il devient à son tour examinateur et s’apprête à persécuter le sage. Socrate et Sénèque, pour Charron, les exemples de sages par excellence, ont payé de leur vie, l’indépendance de leur esprit. Dans un premier temps, Charron ne dit pas directement ce qu’est la sagesse. Il n’en était pas encore question lors de sa polémique avec Duplessis-Mornay. Toutefois, la Première Vérité entame une critique de la métaphysique qui se radicalise dans l’introduction à son traité d’éthique. Il est difficile pour Charron de

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poursuivre son projet et de dépasser cette situation polémique où l’universalisme de la raison semble condamné. Une solution possible aurait été, à l’exemple de Montaigne, de discourir à la première personne et de recourir à la digression. Mais Charron rejette cet expédient pour conserver à La Sagesse la forme d’un traité de philosophie impersonnel et strictement structuré. En le confrontant avec la critique de la raison théologique développé dans l’Apologie de Raimond Sebond, nous montrerons de quelle manière Charron entend retrouver à travers son pyrrhonisme l’objectivité philosophique. 4.4 La dialectologie philosophique L’analyse des preuves rationnelles de la théologie et la dénonciation de la métaphysique, que Charron entreprend respectivement dans la Première Vérité et dans la Sagesse, se nourrissent de la critique montaigniste des prétentions de la pensée à l’universalisme. Le rapport de Montaigne à la science divine se constitue autour de deux aspects dans son discours. Premièrement, la justification de la théologie rationnelle de Raimond Sebond est le prétexte de son plus long essai. Deuxièmement, comme l’a remarqué Richard H. Popkin, l’essayiste exploite dans son argumentation l’autorité des accusations de saint Paul contre l’ambition et le pouvoir de la science du monde.339 L’apôtre de Tars est cité et nommé au moins onze fois dans l’Apologie de Raimond Sebond et chaque fois en rapport avec la question de la vanité de la sagesse humaine. C’est d’ailleurs l’idée qui ouvre le texte de l’Apologie. La science, produit par excellence de la raison humaine, ne détient pas le souverain bien. Elle ne nous rend pas plus sages et sa possession n’engendre pas nécessairement la vertu. L’enthousiasme provoqué par l’essor des belles-lettres et des préoccupations savantes sous le règne de François Ier était dû, selon lui, en 339

Richard H. Popkin, The History of Scepticism, 2003, p. 49

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grande partie à l’ignorance et à l’instruction déficiente qui dominaient ce temps-là. Vivant à une époque qu’il juge plus savante, Montaigne peut apprécier à sa juste valeur, c’est-à-dire modérément, les bienfaits de la science. Dans ce rapport critique à la science, les arguments forgés par la littérature religieuse jouent un rôle important. Mais il reste à établir le sens que ces raisonnements acquièrent sous la plume de Montaigne. Nous poursuivons deux aspects de la critique montaigniste. Primo, nous nous intéresserons à l’extension de la dénonciation des prétentions de la raison qui touche les principes de la théologie rationnelle, les systèmes métaphysiques, les règles de l’organisation politique et les croyances populaires. Secundo, nous voulons vérifier si cette critique sceptique permet encore un fonctionnement approprié de l’intelligence.  .41 Recours à l’autorité de la parole paulinienne et critique de 4 la théologie

Les premiers arguments de l’essai ont pour prétexte la défense la Théologie naturelle de Raimond Sebond, ouvrage traduit par Montaigne à la demande de son père. Le livre de Sebond a pour but de réaliser une science totale de l’homme,340 comprenant sa création, sa chute, sa rédemption et sa vie future. Interrogé par Montaigne, Adrian Turnèbe, érudit professeur du Collège Royal, décrit l’entreprise de Sebond comme « quelque quinte essence tirée de S. Thomas d’Aquin ». En effet, cette œuvre est une somme théologique partielle parce qu’elle ne traite que de l’homme.341 Elle est une science naturelle de l’homme qui cherche à confirmer la Révélation par des raisonnements humains.342 Jaume De Puig, Les sources de la pensée philosophique de Raimond Sebond (Raimond Sibiunda), Honoré Champion, Paris, 1994, p. 78 341 Cf. Prologue, Théologie naturelle, Montaigne, Œuvres, Luis Conard, Libraire –Editeur, Paris, 1935 342 Sebond définit son œuvre comme « la doctrine du livre des creatures, ou livre de Nature : doctrine de l’homme, et à luy propre en-tant qu’il est homme, doctrine convenable, naturelle et utile à tout homme, par laquelle il 340

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La première objection faite à Sebond est justement d’avoir employé la raison humaine pour expliquer des choses que seules la foi et la grâce peuvent éclairer. L’auteur de l’Apologie attribue ces critiques à un excès de piété et estime en conséquence qu’elles doivent être traitées avec douceur et respect. Ils reste toutefois aux théologiens de formuler ces réfutations ; quant à lui, il se réserve le droit d’y porter un jugement partiel et sommaire. Les choses divines, raisonne le noble périgourdin, dépassent infiniment les capacités humaines. Si cette distance pouvait être remplie, les plus grands esprits de l’Antiquité auraient certainement découvert les vérités que les chrétiens ont reçues par le secours divin ou par la foi. Jouissant de la possession des mystères de la Révélation, le chrétien a l’obligation de consacrer sa raison et son corps à la religion. L’entreprise de Sebond se justifie dans ce sens. L’homme n’a pas d’autres moyens que ses instruments discursifs pour pratiquer la religion. En même temps, le croyant doit se rappeler que la force de ses arguments ne vient pas de lui, mais de Dieu. Le rapport de Montaigne à la Théologie naturelle est équivoque : d’une part, il apprécie l’effort rationnel de compréhension de l’ordre divin du monde, mais d’autre part, il estime que nul ne possède les outils qu’exigent une telle entrepise. De science nécessaire, la théologie naturelle se mue dans une philosophie hypothétique qui prouve la foi de son auteur. Le caractère humain des manifestations religieuses s’impose comme une évidence du fait de la nature changeante des gens qui sont prêts à tout moment à céder à une opinion nouvelle, aux contraintes des princes ou à la force de persuasion des rhéteurs. L’esprit partisan n’est pas étranger aux chrétiens, ce qui est illuminé à se cognoistre soy-mesme, son createur et presque tout ce, à quoy il est tenu comme homme ; doctrine, contenant la reigle de Nature, par laquelle aussi, un chacun est instruit de ce à quoy il est obligé naturellement envers Dieu qu’envers son prochain, et non seulement intruict , mais esmeu et poussé à faire de soy-mesme par amour et par une allaigre volonté. »,Œuvres de Michel de Montaigne. La Théologie naturelle de Raymond Sebond I, Paris, Luis Conard, Libraire -Editeur, 1935, pp. III-IV

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prouve l’incapacité de la plupart d’entre eux à recevoir la lumière divine. Si le christianisme partage avec les autres religions certaines valeurs et certaines pratiques, il devrait se distinguer par une vertu plus élevée, signe de la révélation. Le chrétien devrait se faire remarquer par son comportement juste, bon et charitable. Ses actions devraient signaler le miracle, étant assistées par la divinité. Au lieu de cela, le plus souvent, le chrétien se montre moralement inférieur au musulman ou au païen. Il est indigne même de la vertu purement naturelle, que réclame son humanité. La nature de la pratique religieuse semble se justifier soit par des raisons politiques, soit par l’ignorance. Les maîtres se font passer pour des croyants aux yeux du peuple afin de renforcer leur autorité, tandis que les gens simples arrivent à se convaincre eux-mêmes de la vérité de leur foi, sans s’intéresser à son contenu. Ces constats sont pour Montaigne d’une douloureuse actualité. La fortune capricieuse des affrontements armés et l’inconstance des parties impliquées dans les guerres de religion lui montraient clairement qu’il ne s’agissait pas ici de la foi mais de passions purement humaines. L’écrivain abhorre les discours philosophiques qui fondent la légitimité du pouvoir politique au nom de la croyance.343 L’homme est suffisamment hypocrite pour trouver des justifications religieuses à tous ses actes cruels ou cupides. Il ne cherche presque jamais dans l’enseignement chrétien le ressort des actions vertueuses. Et pour accomplir son impiété, le chrétien réduit la divinité à une légende populaire et enfantine. Mais l’imposture et la crédulité ne sont pas propres au seul monde chrétien. Antisthène, Diogène et Lucrèce reprochaient déjà à leurs contemporains la fausseté de leur croyance et ils émettaient des doutes quant à la promesse religieuse d’une vie éternelle. Il ne s’agit pas là d’une croyance sincère, mais d’un vœu très fragile, comme le prouve cette comparaison entre les adeptes de saint Paul et les disciples de Platon : 343

Montaigne, Essais, II, 12, 443C

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« [A] Je veuil estre dissout, diront nous, et estre aveques JesusChriste. La force du discours de Platon, de l’immortalité de l’ame, poussa bien aucuns de ses disciples à la mort, pour joïr plus promptement des esperances qu’il leur donnoit. Tout cela, c’est un signe tres-evident que nous ne recevons nostre religion qu’à nostre façon et par nos mains, et non autrement que comme les autres religions se reçoyvent. Nous nous sommes rencontrez au païs où elle estoit en usage ; ou nous regardons son ancienneté ou l’authorité des hommes qui l’ont maintenue ; ou creignons les menaces qu’ell’attache aux mescreans ; ou nous suyvons ses promesses. Ces considerations là doivent estre employées à nostre creance, mais comme subsidiaires : ce sont liaisons humaines. Une autre religion, d’au­tres tesmoings, pa­ reilles promesses et menasses nous pour­royent imprimer par mesme voye une croyance contraire. [B] Nous sommes Chrestiens à mesme titre que nous sommes ou Perigordins ou Alemans. »344

La dissolution de son être en vue d’une participation à l’expérience rédemptrice de la religion est un idéal que l’homme suit rarement, comme l’indique l’association ironique des enseignements de Paul et de la philosophie de Platon. Par le rapprochement de ces deux traditions, nous pouvons remarquer que ce que l’homme retient du message spirituel reste purement théorique. Ce savoir hautain des esprits ne vaut pas mieux que les formes coutumières des manifestations anthropologiques. La croyance fait partie des choses que nous recevons par l’apprentissage quotidien des us et des coutumes de notre monde social. Loin d’être le résultat d’une réflexion élevée et d’un exercice spirituel, elle s’impose à nous par la tyrannie des mœurs locales propre à notre communauté. Par conséquent, l’argumentation politique de Platon en faveur de la religion ne peut être retenue. Sa théologie n’est qu’un acquiescement théorique à la force pratique des coutumes. Ainsi, par exemple, dans ses dialogues, la crainte qui fait revenir l’homme à la religion est un argument 344 Ibid., II, 12, 445, en italique, Montaigne reprend presque littéralement le texte de la Vulgate : « coartur autem e duobus/ desiderium habens dissolvi et cum Christo esse’ multo magis melius » (Philippiens I, 23)

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contre l’athéisme.345 Un sentiment très humain est invoqué en faveur d’une raison surnaturelle. De ce fait, pour Platon, l’athé­ isme est une erreur de jeunesse pouvant prendre trois formes : prétendre que les dieux n’existent pas ; prétendre qu’ils existent mais ne se mêlent pas des affaires humaines ; enfin prétendre qu’ils existent et agissent sur les mortels, mais qu’ils sont facilement apaisés par l’encens et les prières.346 Montaigne dénonce l’impiété de cette conception qui associe la religion à la crédulité de la jeunesse ou au naturel peureux de la vieillesse. Il trouve inexcusable de se servir de la menace de peines infernales et de la promesse des récompenses éternelles pour assurer le main­tien de l’ordre civil et le respect de la justice. Formuler des raisons politiques en faveur de la religion revient à justifier intellectuellement le rôle rassembleur de la coutume. L’argument politique est peut-être la plus faible des preuves inventées par la philosophie en faveur de la religion. La métaphysique a cependant su se montrer beaucoup plus inventive sur ce point. Ainsi, conformément à ce que la tradition nous a transmis, nous sommes obligés de tout faire pour joindre notre âme à la divinité et pour soumettre la raison à la foi. Dans ces opérations, l’homme peut compter sur le fait que le monde visible est la manifestation de l’invisible et qu’il porte en lui-même les marques de la divinité. Il y a, conformément à la métaphysique, une correspondance entre notre nature et les principes du monde, concordance qui relève de leur commune origine divine. Abordant cet argument de la Théologie naturelle, Montaigne garde la même sollicitude réservée dans la défense de Sebond. La force des raisonnements de Raimond Sebond ne vient pas de leur véridicité ontologique ou de leur correction logique, mais de la foi qui les accompagne.347 Le monde comme témoignage Idem Platon, Les lois, X, 888a7 – 888d5 ; La critique de Montaigne : II, 12, 445-446, et I, 56, 318C 347 Montaigne, Essais, II, 12, 446A-447A 345 346

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du Créateur est un thème que Montaigne emprunt explicitement à saint Paul :  « [B] Car ce monde est un temple tressainct, dedans lequel l’homme est introduict pour y contempler des statues, non ouvrées de mortelle main, mais celles que la divines pensée a faict sensibles : le Soleil, les estoilles, les eaux et la terre, pour nous representer les intelligibles. [A] Les choses invisibles de Dieu, dict saint Paul, apparoissent par la creation du monde, considerant sa sapience eternelle et sa divinité par ses œuvres. »348

Mais la raison humaine ne peut pas s’élever à elle seule de l’observation du monde jusqu’à sa cause génératrice. Elle a besoin du support de la grâce sans laquelle ses subtilités restent vaines. De la même façon, les actes vertueux d’un Caton n’ont qu’une valeur purement humaine. La science et la morale ont besoin d’un secours d’en haut pour trouver une valeur absolue. Sans cet élément extrinsèque, la raison naturelle peut soutenir aussi bien le christianisme et que l’athéisme. Les interprétations contradictoires du rapport de Montaigne à la religion proviennent de sa position biaisée à l’égard du sujet. Il ne critique pas le dogme ou le culte, mais la prétention humaine d’accéder à des vérités surnaturelles. C’est dans la science que cette vanité humaine s’accomplit. Non seulement la science ne dispose pas des moyens requis pour traiter des choses divines, mais les choses naturelles et mortelles lui échappent également. C’est là la principale signification d’un long discours de Montaigne portant sur la place de l’homme dans l’univers et sur la faiblesse de ses facultés. Cette partie de l’Apologie débute par l’évocation de la condamnation paulinienne de la philosophie : celle-ci serait incapable de débattre sur les choses divines. Montaigne souligne ainsi l’impossibilité de tenir un discours sur des questions si élevées : 348 Ibid., II, 12, 447 , Paul, Romains, I, 20 : « Car les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité sont devenues visibles depuis la création du monde par la connaissance que ses créatures nous en donnent. »

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« [A] Que nous presche la verité, quand elle nous presche de fuir la mondaine philosophie, quand elle nous inculque si souvant que nostre sagesse n’est que folie devant Dieu ; que, de toutes les vanitez, la plus vaine c’est l’homme ; l’homme qui présume de son sçavoir, ne sçait pas encore que ce que sçavoir ; et que l’homme, qui n’est rien, s’il pense estre quelque chose, se seduit soy mesmes et se trompe ? Ces sentences du sainct esprit expriment si clairement et si vivement ce que je veux maintenir, qu’il ne faudroit aucune autre preuve contre des gens qui se rendroient avec toute submission et obeïssance à son authorité. Mais ceux cy veulent estre foitez à leurs propres despens et ne veulent souffrir qu’on combatte leur raison que par elle mesme. »349

Selon la sagesse humaine, l’homme est le nœud, le centre et le maître de l’univers. Cette prétention semble extraordinairement démesurée par rapport à l’immensité des mouvements des cieux et la grandeur des corps célestes.350 Mais l’homme n’a pas besoin de quitter la Terre pour constater son infériorité. Il lui suffit de prêter attention aux autres créatures avec lesquelles il partage l’espace sublunaire. Il peut ainsi constater que les animaux nous sont parfois supérieurs dans la communication, dans l’organisation politique, dans la raison ou dans l’art, domaines que l’on considère communément comme étant les attributs spécifiques de l’homme. Outre ce discours triomphant, il en existe un autre, plus sombre, qui décrit l’être humain comme étant la plus humble des créatures. Or, pour Montaigne, ces deux conceptions sont également fausses dans la mesure où elles tentent de singulariser l’homme dans le monde. La nature, vue par Montaigne, ici fort influencé par Lucrèce, est toujours juste Ibid., II, 12, 449 ; cf. Saint Paul, Colossiens, II, 8 : « Prenez garde que personne ne vous surprenne par la philosophie et par des raisonnements vains et trompeurs, selon les traditions des hommes, selon les principes d’une science mondaine, et non selon Jésus-Christ. » ; I, Corinthiens, VIII, 2 : « Que si quelqu’un se flatte de savoir quelque chose, il ne sait pas même encore de quelle manière on doit savoir » ; Galates, VI ; 3 : « Car si quelqu’un s’estime être quelque chose, il se trompe lui-même, parce qu’il ne rien » 350 Ibid., II, 12, 452A 349

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et donne à chacun ce qui est nécessaire à son bien-être. L’homme n’a pas besoin de son art pour se nourrir, pour s’habiller et pour se défendre. Il est aussi doué que les autres animaux pour être naturellement heureux. Mère universelle, la nature ne favorise aucun de ses enfants au détriment des autres. La seule différence entre l’homme et les autres animaux consiste dans la liberté de son imagination qui lui permet de se placer où il veut sur l’échelle de l’univers. L’auteur de l’Apologie y voit ici un dérèglement. La principale raison pour laquelle l’homme s’estime supérieur aux animaux est son savoir. Cependant, l’essayiste doute que la science soit un si grand bien comparé à la santé et à la vigueur du corps. En outre, le développement d’une culture scientifique n’est jamais le signe d’une société puissante mais le symptôme de l’affaiblissement et de la décadence. C’est l’image de la Rome guerrière qui remplit d’admiration les humanistes et non celle de la Rome raffinée et savante, au soir de sa vie. L’opposition entre les deux Romes est ce qui sépare la modestie obéissante de l’orgueil révolté. Le devoir de soumission n’est pas seulement une vertu sociale, mais la loi première de l’humanité. Cette loi traduit la reconnaissance envers le Créateur, c’est-à-dire la conscience de sa finitude. Au contraire, l’illusion de la connaissance exprime l’infini orgueil humain qui cède à la tentation diabolique. C’est l’enseignement de la Genèse. Montaigne renforce cette antithèse par une lecture allégorique de Homère et une citation de Paul. « [A] La première loy que Dieu donna jamais à l’homme, ce fust une loy de pure obeïsance ; ce fust un commandement nud et simple où l’homme n’eut rien à connaistre et à causer ; [C] d’autant que l’obeyr est le principal office d’une ame raisonnable, recognoissant un celeste superieur et bienfacteur. De l’obeir et ceder naist toute autre vertu, comme du cuider tout péché. [B] Et, au rebours, la premiere tentation qui vint à l’humaine nature de la part du diable, sa premiere poison, s’insinua en nous par les promesses qu’il nous fit de science et de cognois­ sance : Eritis sicut dii, scientes bonum et malum. [C] Et les

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Sereines, pour piper Ulisse, en Homere, et l’attirer en leurs dangereux etruineux laqs, luy offrent en don la science. [A] La peste de l’homme, c’est l’opinion du sçavoir. Voylà pourquoy l’ignorance nous est tant recommandée par nostre religion comme piece propre à la creance et à l’obeïssance. Cavete ne quis vos decipiat per philosophiam et inanes seductiones secundum elementa mundi. »351

Dans le passage cité par les Essais, l’apôtre revient sur l’hétérogénéité essentielle entre la prédication de l’Evangile, d’une part, et la rhétorique et la philosophie, de l’autre. Montaigne reprend à son compte l’avertissement paulinien dans une critique radicale des prétentions philosophiques. La tranquillité de l’âme et du corps, promise par la philosophie, n’est qu’une ruse de l’imagination. La philosophie semble être le domaine par excellence de la présomption humaine. Les gens pensent que par la pratique de cette discipline ils seront capables de rivaliser avec les dieux. Montaigne expose, tour à tour, les positions des épicuriens, des académiciens, des atomistes et des stoïciens qui tous, malgré leurs divergences doctrinales, croient qu’assagi par la philosophie, l’homme devient un être céleste. Ce sont surtout les stoïciens qui sont visés par la critique montaigniste. Leur courage et leur constance ne sont que des paroles. Les douleurs les plus bénignes et les menaces les plus insignifiantes ont raison de leurs nobles préceptes. Les meilleurs exemples de sérénité devant les coups du sort et de force de l’âme devant la mort ne viennent pas des philosophes, mais de gens simples, détenteurs d’une sagesse naturelle. De surcroît, loin de nous fortifier, la science nous rend plus craintifs, non seulement devant les dangers réels, mais parfois devant des périls fictifs. C’est le cas du médecin qui saigne, cautérise et ampute ses patients pour les guérir de mala351 Ibid., II, 12, 488, référence à Colossiens, II, 8, « Prenez garde que personne ne surprenne par la philosophie et par des raisonnements vains et trompeurs, selon les traditions des hommes, selon les principes d’une science mondaine » ; la première citation latine est de Genèse, III, 4, « Vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal ».

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dies qui n’existent que dans l’imagination des disciples d’Hippocrate. L’esprit libre de toute contrainte ne détruit pas seulement la santé corporelle, mais il est également son propre ennemi parce que son agitation l’affaiblit.352 La philosophie reconnaît finalement son impuissance et son ignorance. Ses stratégies sont variées, allant de la suggestion lâche d’occuper son imagination avec des fantaisies agréables pour éviter de penser à ses défaillances, jusqu’au conseil radical de mettre fin à ses jours pour se débarrasser à jamais de ses malheurs. Ces excentricités ne font que mettre en lumière la supériorité de la simplicité naturelle sur les complications artificielles de la philosophie. La simplicité est recommandée par les plus grandes autorités religieuses et civiles. L’ignorance est certainement plus propre à la vie en commun et probablement plus utile au salut, pense Montaigne, invoquant de nouveau l’apôtre Paul : « [A] Comme la vie se rend par simplicité plus plaisante, elle s’en rend aussi plus innocente et meilleure, comme je commen­ çois tantost à dire. Les simples dit S. Paul, et les ignorans s’eslevent et saisissent du ciel ; et nous, à tout nostre sçavoir, nous plongeons aux abismes infernaux. »353

La simplicité est préférable à la science dans la mesure où, paradoxalement, elle assure une plus grande ouverture spiriIbid., II, 12, 491A-492 AB Ibid., II, 12, 497 Montaigne reprend ici le texte d’Agrippa : « S. Augustin a bien congnu cela & s’en est effrayé, criant avec S. Paul, Les indoctes s’esfleurent & ravissent les cieux, & nous avec toute nostre science sommes plongés au fonds d’enfer. Bref, s’il faut parler en pure verite, la cognoissance qui nous est baille par les sciences, quelles elles soyent, est tant perilleuse & incertaine, qu’il serait meillieur sans comparaison de les ignorer que de les savoir. Adam n’eust jamais esté chassé de paradis s’il n’eust esté enseigné par le serpent en la cognoissance du bien & du mal. S. Paul rejecte de l’Eglise ceux qui veulent sçavoir plus qu’il n’est besoing : & ayant Socrates discouru par toutes les sciences, & recherché chacune discipline, fut estimé très sage entre les hommes, lors seulement qu’il confessa haut & clair qu’il ne sçavoit aucune chose. », Cornelius Agrippa, Déclaration sur l’incertitude, vanité et abus des Sciences, Durant, 1582, pp. 8-9 352 353

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tuelle. Ce propos, attribué à Paul par Montaigne et Agrippa, n’est pas sans évoquer les sermons où l’apôtre établit la supériorité du cœur sur l’intelligence ; le premier engendrant la foi tandis que la seconde ne permet que l’intellection des lois et la production des sciences.354 Pour ces deux auteurs modernes les sciences ne sont en elles-mêmes ni bonnes, ni mauvaises.355 Montaigne reprend le thème de la perdition par la science, mais semble plus intéressé par les conséquences naturelles de l’errance savante, et délaisse la question du salut. La première conséquence n’est pas l’enfer, contre lequel Cornelius Agrippa nous met en garde, mais l’enfermement de l’esprit dans l’univers mensonger créé par sa propre raison. « [A] Les Chrétiens ont une particulière cognoissance combien la curiosité est un mal naturel et originel en l’homme. Le soing de s’augmenter en sagesse et en science, ce fut la première ruine du genre humain ; c’est la voye par où il s’est precipité à la damnation eternelle. L’orgueil est sa perte et sa corruption : c’est l’orgueil qui jette l’homme à quartier des voyes communes, qui luy fait embrasser les nouvelletez, et aimer mieux estre chef d’une troupe errante et desvoyée au sentier de perdition, aymer mieux estre regent et precepteur de l’erreur et de mensonge que d’estre disciple en l’eschole de verité, se laissant mener et conduire par la main d’autruy, à la voye batuë et droicturiere. »356

Par cette naturalisation du péché de l’orgueil, il peut passer sans peine de la figure de Socrate à la parole sainte,357 car les deux positions ont en commun la reconnaissance de l’ignorance huPaul, Romains, X « Or à fin que je ne vous tienne longuement en suspens, je vous declareray presentement par quelles erres j’ay poursuyui ainsi qu’un chien courant & acquis l’opinion sus mentionee (que les arts et les sciences sont dommageables à la vie civile et au salut –nn) , vous ayant premierement advertis que les sciences d’elles mesmes sont toutes autant mauvaises que bonnes : & que d’icelles nous ne pouvons acquerir aucune condition plus qu’humaine, ny aucune autre heur ou deïté… », Cornelius Agrippa, op. cit, pp. 3-4 356 Montaigne, Essais, II, 12, 498 357 Ibid., II, 12, 498-499 354 355

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maine. Ni la raison humaine, ni le langage humain ne sont faits pour aborder les choses divines. C’est le sens que Montaigne donne au passage paulinien sur la destruction de la sagesse du monde pour faire passer l’Evangile par les plus humbles. Pour Montaigne la réception de la véritable connaissance ne passe pas par nos forces, mais par notre faiblesse. « [A] La foiblesse de nostre jugement nous y ayde plus que la force, et nostre aveuglement plus que la cler-voyance. C’est par l’etremise de nostre ignorance plus que de nostre science que nous sommes sçavants de ce divin sçavoir. Ce n’est pas merveille si nos moyens naturels et terrestres ne peuvent concevoir cette connoissance supernaturelle et celeste : apportons y seulement du nostre obeissance et la subjection : car, comme il est escrit : Je destruiray la sapience des sages, et abbatray la prudence des prudens. Où est le sage ? Où est l’ecrivain ? Où est le disputateur de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas abesty la sapience de ce monde ? Car, puis que le monde n’a point cogneu Dieu par sapience, il luy a pleu, par vanité de la predication sauver les croyans. »358

Dans la lecture montaigniste l’ignorance n’est pas uniquement qualifiée par rapport aux choses divines, mais également par rapport aux choses naturelles. La fierté et la confiance en la science sont propres au novice. Le savant expérimenté sait que par cette voie l’homme n’a pas réussi à aller trop loin. La fin de la vraie philosophie est la confirmation de cette double ignorance humaine. Si la critique de Montaigne suit et s’appuie sur la dénonciation paulinienne des prétentions du savoir humain, elle n’aboutit pas pour autant dans une exhortation à l’abandon de la philosophie en faveur de la foi. L’auteur de l’Apologie de Ibid., II, 12, 500, référence à I Corinthiens, I, 19-21: « C’est pourquoi il est écrit : Je détruirai la sagesse des sages, et je rejetterai la science des savants./ Que sont devenus les docteurs de la loi ? Que sont devenus ces esprits curieux des sciences de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas covaincu de folie la sagesse de ce monde ?/ Car Dieu voyant que le monde, avec la sagesse humaine, ne l’avait point connu dans les ouvrages de la sagesse divine, il lui a plu de sauver par la folie de la prédication ceux qui croiraient en lui » 358

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Raimond Sebond réinterprète les efforts théoriques pour rendre compte de l’architecture de l’univers comme des essais poétiques visant à examiner les possibilités de l’esprit. L’admiration de Montaigne pour les poètes en défaveur des philosophes est motivée par la déconstruction de la raison théorique que les premiers mettent en œuvre.  .42 Deux paradigmes de la philosophie : le voyage 4 et l’architecture

La position de Montaigne sur la simplicité naturelle, que l’esprit a tendance à trahir, n’est pas d’une clarté immédiate. Dans l’Apologie, l’homme simple est estimé pour son naturel. En fin de compte, les philosophes ne sont pas dédaignés. Montaigne apprécie surtout les académiciens et les pyrrhoniens qui considèrent respectivement que la vérité peut être découverte, mais qu’elle n’a pas été encore trouvée et qu’elle ne peut pas être obtenue par des moyens humains. Ces philosophes s’opposent aux dogmatistes, terme qui désigne les aristotéliciens, les stoïciens et toutes les écoles qui défendent une vérité bien établie. La spécificité du sceptique est sa façon de débattre sans passion et le refus d’arrêter son jugement sur une solution. Le modèle du sage sceptique est parfaitement adapté à la vie communautaire, car il se soumet aux lois civiles et religieuses du pays où il se trouve. Dans ses actions, il se conduit selon ce qui lui semble le plus vraisemblable et le plus utile, inquiet qu’il est de connaître l’opinion des gens expérimentés. Par son indépendance par rapport aux opinions, le sage sceptique est le juge impartial de toute nouvelle doctrine scientifique et religieuse. Sa liberté d’esprit consiste dans le fait de s’être débarrassé de l’autorité des opinions humaines. Son esprit est une carte blanche prête à recevoir la loi sainte. « [A] Il n’est rien en l’humaine invention où il y ait tant de verisimilitude et d’utilité. Cette-cy presente l’homme nud et vuide, recognoissant sa foiblesse naturelle, propre à recevoir d’en haut quelque force estrangere, desgarni d’humaine science,

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et autant plus apte à loger en soy la divine, aneantissant son jugement pour faire plus de place à la foy ; [C] ny mescreant, [A] ny establissant aucun dogme contre les observances com­ munes ; humble, obeïssant, disciplinable, studieux ; enne­mi juré d’hæresie, et s’exemptant par consequant des vaines et irreligieuses oppinions introduites par les fauces sectes. [B] C’est une carte blanche preparée à prendre du doigt de Dieu telles formes qu’il luy plaira y graver. »359

L’opposé de ce modèle de sage est Aristote, le prince des dogmatistes qui, s’il a fait progresser la science, a aussi augmenté considérablement le nombre des connaissances douteuses. D’autres philosophes, comme Sénèque et Plutarque, peuvent passer pour des dogmatistes, à une première vue. Mais, de fait, ils soutiennent successivement des positions différentes, à la manière des échanges d’idées dans les dialogues platoniciens. Selon Montaigne, Platon est le modèle du philosophe dubitatif qui s’exprime sous forme catégorique pour détruire de l’intérieur la philosophie dogmatique. L’ancien notable bordelais se sert de cet argument pour justifier l’existence des parlements locaux, dont la vertu consiste non seulement dans les décisions prises, mais dans les discussions engagées et les raisonnements soutenus par leurs nobles participants. Les dogmatiques sont les esprits qui ont cédé à la tentation humaine de parler des choses supérieures, difficiles et étrangères à la connaissance commune. Ils n’ont pas réussi ainsi à atteindre la vérité, mais seulement à satisfaire une très humaine présomption. Ces grandes intelligences qui ont expliqué le monde par le jeu des atomes, la manifestation des idées ou l’harmonie des nombres ne croient pas eux-mêmes en leurs systèmes. Les œuvres de ces auteurs s’imposent par leur beauté poétique et par leur nécessité sociale et religieuse. Ces constructions impressionnantes enseignent par des images fantastiques et des mythes étonnants la soumission aux lois et la piété envers les rites reli359

Ibid., II, 12, 506

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gieux, deux freins contre l’orgueil autodestructeur de l’esprit. Aux dogmatiques, l’auteur des Essais oppose, à tour des rôles, le pyrrhonisme, le parlementarisme et la philosophie contenue dans les œuvres de Platon et de Plutarque. Ce que réunit ces trois exercices de la raison est l’affranchissement de la force des opinions populaires, des puissances politiques et des autorités savantes par le dialogue et par la constante suspension des décisions de la pensées. Cette démarche peut être comparée à celle du croyant qui libère son esprit en vue de la réception de la Révélation. La philosophie et les légendes païennes ont su maintenir la dévotion des peuples par l’image d’une divinité incompréhensible, génératrice et conservatrice de l’Univers. Cette représentation de Dieu n’est pas complètement fausse, car c’est la forme par laquelle la raison naturelle comprend son Créateur. Saint Paul lui-même a rendu raison à cette religion qui, ne bénéficiant pas des secours divins, a reconnu le Seigneur et lui a rendu hommage par la construction de l’autel du Dieu inconnu d’Athènes.360 Parmi les plus audacieux concepteurs de cette religion naturelle, il faut mentionner Pythagore et le roi Numa, parce qu’ils ont reconnu l’incapacité des facultés humaines à rendre compte de la grandeur immatérielle de la divinité. L’esprit humain n’est toutefois pas capable de se maintenir dans l’abstraction sans repère, alors il traduit sa ferveur par des cérémonies, par des offices et par des prières. Cherchant à donner un corps à la divinité, les peuples ont arrêté leur admiration sur le Soleil à cause de sa grandeur et de sa beauté.361 Les investigations philosophiques sur la nature des dieux, leur nombre et leurs rapports ne vont pas plus loin que cette simple impulsion naturelle qui engendre le culte solaire. Montaigne reconnaît l’influence qu’a pu avoir sur lui l’étude de cette sagesse du monde et à quel point son imagination a été Ibid., II, 12, 513 A Charron suit et reprend les grandes lignes de ces raisonnements dans « Estudier à la vraye pieté. Premier office de sagesse », le chapitre V, du Livre II de la Sagesse. 360 361

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inspirée par ces conceptions. La doctrine du monde n’est pas une occasion d’affirmer l’orgueil humain. Si elle est réfléchie, elle renvoie bien plutôt à la fragilité anthropologique et de la précarité de notre savoir par rapport à la constance et à la permanence que l’homme espère et attend par la religion.362 Les religions les plus nobles sont celles qui associent la divinité aux choses inconnues. Au bout du compte, plus dignes de considération sont celles qui représentent les dieux sous forme d’animaux, car finalement nous ne savons rien sur nos confrères terrestres, et non celles qui ont abaissé la divinité au niveau de la condition humaine. Tout ce que l’homme peut faire est de se préparer à mieux recevoir la lumière divine. Cependant, nous ne pouvons pas tenir une telle vision pour une expérience humaine. « [A] Nous ne pouvons dignement concevoir de ces hautes et divines promesses, si nous les pouvons aucunement concevoir : pour dignement les imaginer il faut les imaginer inimaginables, indicibles et incomprehensibles, [C] et parfaictement autres que celles de nostre miserable experience. [A] Œil ne sçauroit voir, dict Saint Paul, et ne peut monter en cœur d’homme l’heur que Dieu a preparé aux siens. Et si, pour nous rendre capables, on reforme et rechange nostre estre (comme tu dis, Platon, par tes purifications), ce doit estre d’un si extreme changement et si universel que, par la doctrine physique, ce ne sera plus nous. »363

Montaigne compte parmi les opinions blasphématoires des idées non chrétiennes, comme la métempsycose, mais aussi des croyances assez répandues, comme l’idée d’une récompense éternelle ou d’une punition après la mort pour une vie vertueuse ou vicieuse. Ces deux exemples mentionnés ici, partent de l’idée curieuse d’une âme sans corps ou même d’une partie seulement Montaigne , II, 12, 516 C Ibid., II, 12, 18, Citation de I, Corinthiens, II, 9 : « Et de laquelle il est écrits : Que l’œil n’a point vu, que l’oreille n’a point entendu, et que le cœur de l’homme n’a jamais conçu ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment » Paul reprend Isaïe, LXIV, 4  362 363

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de l’âme séparée de tout ce qui est matériel. Rien dans notre expérience ne peut confirmer ces hypothèses. Toutes ces opinions proviennent de l’ambition humaine de traiter des choses divines, alors que même les choses naturelles lui sont inaccessibles. Ce que nous connaissions dans ce domaine nous est parvenu par révélation. Mais à cause de notre faiblesse, nous avons du mal à suivre la lumière divine, et pour éviter les erreurs il est nécessaire de se soumettre à l’autorité de l’Eglise.364 La forme la plus scandaleuse des erreurs provoquées par les prétentions humaines de se mêler des affaires divines est la pratique des sacrifices. Par cet acte barbare l’homme s’imagine être en commerce avec Dieu, alors que saint Paul a attiré notre attention sur l’impossibilité d’un tel rapport. « [A] Or rien du nostre ne se peut assortir ou rapporter, en quelque façon que ce soit, à la nature divine, qui ne la tache et marque d’autant d’imperfection. Cette infinie beauté, puissance et bonté, comme peut elle souffrir quelque correspondance et similitude à chose si abjecte que nous sommes, sans un extreme interest et dechet de sa divine grandeur. [C] Infirmum dei fortius est homnibus, et stultum dei sapientius est hominibus. »365

Montaigne se sert de l’avertissement paulinien pour souligner l’incapacité de la raison et de la langue de traiter des choses divines. Premièrement, par sa raison, l’homme se considère com­me possesseur de toutes les lois de l’Univers. Il se prend pour le maître de ce monde, alors que la loi qu’il détient et qui règle sa vie ne regarde que lui-même et non les autres créatures. Montaigne renforce son raisonnement en empruntant de Lucrèce l’hypothèse de la pluralité des mondes. Le monde que l’homme connaît n’est pas nécessairement le plus noble. Même sans l’appui Ibid., II, 12, 520 A Ibid., II, 12, 523, la citation : I, Corinthiens, I, 25 : « Parce que ce qui paraît en Dieu une folie est plus sage que la sagesse de tous les hommes, et ce que ce qui paraît en Dieu une faiblesse est plus fort que la force de tous les hommes » 364 365

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du poème épicurien de Lucrèce, son argumentation reste valable, car les nouvelles découvertes modernes, comme les récits extraordinaires des géographes et des historiens antiques prouvent que des civilisations anciennes ou étrangères ont pu nous surpasser. L’homme n’a aucune raison de s’ériger en connaisseur des lois de la nature en partant du peu d’expérience qu’il en a. D’ailleurs, la variété des conceptions philosophiques sur la nature est une autre preuve de l’incapacité humaine à connaître les mystères de l’univers. Deuxièmement, par le langage, les hommes considèrent Dieu comme un de leurs semblables, en lui attribuant des qualités humaines sous leur forme la plus excellente : immortalité, toutepuissance, omniprésence. Certains soumettent la divinité à la nécessité, d’autres au hasard. Ils lui attribuent le bonheur, le gouvernement du monde, voire un corps. Toutes ces expressions ne désignent rien en dehors de l’imagination humaine. De plus, elles n’échappent pas à l’imprécision essentielle du langage humain. Tous ces égarements humains au sujet de la divinité peuvent être compris à travers le thème paulinien de la folie de la sagesse : « [A] Les hommes, dict Sainct Paul, sont devenus fols, cuidans estre sages ; et ont mué la gloire de Dieu incorruptible en l’image de l’homme corruptible. »366

S’inspirant librement d’Augustin,367 Montaigne multiplie les exemples de ces sacrilèges qu’il retrouve dans la pratique des auspices, dans le culte des empereurs, dans la théorie de l’âme du monde et dans les histoires galantes entre les dieux. L’anthropologisation de la divinité tire son origine de l’instinct de conservation qui rend les créatures incapables d’apprécier ce qui les dépasse.368 Ibid., II, 12, 529, référence à Romains, 22-23 : « Ils sont devenus fous en s’attribuant le nom de sages ;/ Et ils ont transféré l’honneur qui n’est dû qu’au Dieu incorruptible à l’image d’un homme corruptible, et à des figures d’oiseux, de bêtes à quatre pieds, et des serpents » reprise par Augustin dans la Cité de Dieu, VII 367 Augustin, Cité de Dieu, VII, 23 - 28 368 Montaigne, II, 12, 532 BC 366

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La bonne organisation de la nature s’ajoute à l’instinct naturel et rend crédible l’idée que l’univers a été bâti pour l’homme, et que l’homme a été depuis toujours la première préoccupation de Dieu. Les raisonnements positifs qui accompagnent la religion sont ainsi réduits à une expression de l’instinct de conservation, selon lequel chaque espèce imagine l’univers et les dieux en fonction de son expérience du monde. A cette détermination naturelle, l’homme ajoute les caractères de sa propre culture particulière. Après avoir atteint les cieux et donné depuis là sa vision du monde, l’imagination revint sur elle-même en proposant une conception démesurée de l’homme. L’essayiste passe en revue les différentes conceptions de l’âme qui traitent de sa genèse, de son rapport avec le corps et de sa vie dans l’au-delà. C’est l’occasion de constater que l’homme n’est pas plus renseigné sur lui-même que sur Dieu et sur la nature. Les plus grands esprits ont compris et ont pratiqué la science sans se faire d’illusion sur ses résultats.369 La variété des opinions des philosophes reproduit la variété naturelle des expériences humaines. Du fait de cette diversité, chacun peut certainement se reconnaître en quelque doc­trine. Leur vérité est relative et chacun peut recoller les diverses hypothèses de la tradition philosophique, de la même manière qu’on peut reconnaître le sens des phrases des dialectes italiennes grâce à une connaissance plus ou moins approximative du latin, du français, de l’espagnol et du gascon.370 La dernière citation de saint Paul vise explicitement cette multiplicité des opinions et des expériences qui constitue paradoxalement la nature humaine. Cette situation est décrite par le mythe de Babel. La confusion des langues représente l’incapacité des hommes de se comprendre à partir de la multitude de conceptions qu’ils se font de la réalité. Incompréhension et diversité sont les faiblesses de la nature humaine et doivent lui rappeller la vanité de son orgueil. 369 370

Ibid., II, 12, 545A Ibid., II, 12, 546B

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« [A] C’est pour le chastiement de nostre fierté, et instruction de nostre misere et incapacité, que Dieu produisit le trouble et la confusion de l’ancienne tour Babel. Tout ce que nous entreprenons sans son assistance, tout ce que nous voyons sans la lampe de sa grace, ce n’est que vanité et folie ; l’essence mesme de la vérité, qui est uniforme et constante, quand la fortune nous en donne la possession, nous la corrompons et abastardissons par nostre foiblesse. Quelque train que l’homme preigne de soy, Dieu permet qu’il arrive toujours à cette mesme confusion, de la quelle il nous represente si vivement l’image par le juste chastiement dequoy il batit l’outrecuidance de Nembrot et aneantit les vaines entreprinses du bastiment de sa Pyramide. [C] Perdam sapientiam sapientium et prudentia prudentium reprobabo. [A] La diversité d’ydiomes et de langues, dequoy il troubla cet ouvrage, qu’est-ce autre chose que cette infinie et perpetuelle altercation et discor­ dance d’opinions et de raisons qui accompaigne et embrouille le vain bastiment de l’humaine science. »371

Toutes ces lois et règles par lesquels les sciences et les religions essaient de nous discipliner protègent les gens contre les dangers qui guettent l’esprit humain libre. Il y a très peu de gens qui par leur nature excellente ou par l’exercice de leur sagesse ont réussi à discipliner leurs âmes de manière à se passer des règlements imposés par les coutumes, les cultes, la philosophie et les lois civiles. Ces gens ont le courage et la modestie de se reconnaître, par la faiblesse de la pensée et du langage, dans l’incapacité d’établir un moi identique qui gouverne le flux incessant des expériences.372 Deux images très fortes se dégagent de la lecture montaigniste des ambitions des facultés humaines de la connaissance. La première se trouve dans le conseil de l’auteur des Essais pour le voyageur qui parcourt l’Italie sans comprendre les dialectes locaux. De façon facétieuse, l’écrivain lui propose de parler un idiome personnel composé des mots issus du latin, du français, Ibid., II, 12, 553, citation latine : I, Corinthiens, I, 19 : « C’est pourquoi il est écrit : je détruirai la sagesse des sagesses, et je rejetterai la science des savants » ; cf. Isaïe, XXIX, 14 372 Ibid., II, 12, 562 A 371

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de l’espagnol et du gascon, selon sa propre culture linguistique, en ajoutant des terminaisons italiennes. Grâce à la richesse dialectale péninsulaire, il est presque certain qu’il prononcera des vocables familiers aux oreilles transalpines. De la même manière, l’homme n’a qu’à recomposer son expérience du monde à partir des éléments offerts par les différentes théories savantes. Cette relecture des thèses philosophiques est un dialogue critique avec la tradition, qui ne prétend pas statuer sur la vérité des opinions évaluées. La deuxième image, plus grave, est l’évocation du mythe de la tour de Babel et de la confusion originaire des langues. Les expériences des hommes sont tellement diverses qu’elles ne peuvent aboutir qu’à une tragique incompréhension. Si la connaissance et la communication sont possibles, elles devraient renoncer à toute prétention à l’universalité. Ainsi, l’hom­ me abandonne la construction monumentale destinée à l’élever jusqu’au ciel, pour se contenter de parcourir les alentours. En se défaisant de son ambition naturelle, l’homme admet le caractère particulier de son savoir. Lui sont accessibles les choses qui lui sont proches. Sa science se constitue dans le régime de la ressemblance, de l’approximation et de la probabilité. Elle a comme modèle la communication accidentelle par la combinaison des dialectes latins. Pour parvenir à cette conscience, l’homme doit se disloquer par un ébranlement de sa présomption naturelle. La vanité est tellement enracinée dans le caractère de l’homme que même le message apostolique n’a pas réussi à transformer les esprits. La force de la parole paulinienne n’a pas été suffisante être entendue, comme le prouvent les guerres de religion et les querelles métaphysiques. La surdité spirituelle de l’homme est due au fait que son orgueil s’exprime à travers la totalité des manifestations anthropologiques : la théorie, la coutume, l’instinct. Nous ne pouvons pas nous en défaire par un abandon, comme le propose les philosophes fantastiques qui recommandent le suicide pour se dégager du poids de la vie corporelle. Ce que nous pouvons faire est de suspendre les prédispositions naturelles et

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les propensions culturelles par quelques techniques biaisées. Ainsi, la crise de la pensée peut être provoquée par l’exemple insolite ou par l’opposition des opinions. De cette manière, la Théologie naturelle est considérée avec l’aimable circonspection que suscite toute œuvre de la raison. Elle prépare l’esprit en vue d’une communication supérieure. Mais le message de cette éventuelle transmission ne peut être l’objet des préoccupations humaines. Par conséquent, le domaine exploré par les essais sera celui de l’anthropologie. Des exhortations apostoliques à l’affaiblissement de l’influence du monde on retient surtout la condamnation de la vanité qui nous attache aux opinions et aux doctrines particulières, universelles seulement dans leurs prétentions. La critique de la coutume et du dogmatisme, entreprise pas des voies différentes par Montaigne et par Charron, se voit donc transformée en une investigation philosophique des ressorts de la raison humaine. 4.5 Le prétexte théologique de la philosophie Le rapport de la philosophie à la communauté ne se réduit pas à l’analyse des mœurs et à l’examen de la justice. Il se déploie dans une critique des prétentions à l’universalisme de la raison, exprimées publiquement par des coutumes et par des lois. Cependant, l’exercice même de la pensée fait qu’elle revendique l’application la plus ample. La généralité des concepts tend à couvrir la gamme la plus large possible des situations concrètes. Cette tendance naturelle de la raison s’accomplit dans les théories métaphysiques qui offrent une vision globale de l’univers. Ainsi, la relation privé/public est reformulée par la scission entre l’expérience personnelle et son expression abstraite. L’analyse de la prudence avait révélé cette opposition dans l’impossibilité de proposer un nombre des règles catégoriques pour l’action. Si l’ordination de l’éthique se heurte à la singularité des nos gestes, en dépit de ses prétentions, la connaissance, également, n’a d’autre fondement que la finitude de notre

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expérience. Agir et savoir sont, à la fois, indissociables et divisés dans le discours de la Sagesse. Le premier fait appel au second pour se garantir contre les dangers d’un monde inconnu. Le second se sert du premier pour s’imposer. Charron dénonce dans la constitution des systèmes philosophiques la recherche de sécurité plutôt que de vérité. Ainsi, la très commune promesse d’une vie éternelle, comme les raisonnements théologiques sophistiqués, ne peuvent pas être pris en compte par le sage. Il n’y a pas de discours véridique sur les choses qui dépassent l’expérience humaine. De ce fait, l’unique raison des preuves métaphysique est l’utilité. Premièrement, elles confirment l’organisation politique en certifiant son existence par la déduction d’une origine divine et en assurant son maintien par le respect d’une législation naturelle. Deuxièmement, elles soutiennent la santé morale des esprits faibles qui ne sont pas capables de trouver la vertu à travers une sincère méditation de soi. L’apologie de la simplicité robuste, sur laquelle Montaigne revient régulièrement, revêt chez Charron la forme du conformisme politique. Ce n’est pas la sagesse naturelle, issue de l’ignorance, qu’il apprécie chez les gens simples, mais leur obédience envers l’ordre établi. Le sage charronien remplacera cette sujétion par une déférence librement assumée. La multiplicité des systèmes de pensée, que l’Ecole nous a transmis, met au jour le fait qu’ils ne sont pas le résultat d’une compréhension ultime et totale du monde, mais le produit d’une expérience particulière. Si leur connaissance du monde est incomplète et approximative, leurs accès aux premiers principes universaux est d’autant plus discutable. L’homme est partagé entre un besoin de certitude et la crainte de ne pas l’obtenir. Le premier remède que Montaigne et Charron nous proposent pour sortir de ce dilemme est l’attention à soi. Cette sollicitude envers sa propre personne nous défait de notre vanité originaire. Par l’autoréflexion, l’homme devient conscient de la finitude de son être et de l’incertitude de son savoir.

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La philosophie, telle que la recommandent les deux auteurs, n’est pas cumulative. Elle n’est non plus contraignante, mais critique. De même que notre expérience ne peut être que singulière, notre pensée ne peut fonctionner que par des termes généraux. Le jugement est d’abord une capacité de résister à ce penchant pour l’abstraction. Mais dans ces conditions, un discours positif reste-t-il encore possible ? Montaigne propose la solution ingénieuse d’un idiome philosophique constitué par une combinaison accidentelle et personnelle des dialectes différents. L’essayiste se retrouve tantôt dans le langage des stoïciens, tantôt dans le langage des académiciens et, le plus souvent, dans celui des pyrrhoniens. Il formule ainsi une philosophie non constructive qui lui permet une lecture non conventionnelle de l’histoire de la pensée. Par exemple, Platon devient le maître de l’exercice de l’esprit, ses dialogues mettant en scène des débats où la confrontation des idées est plus importante que la décision finale. Charron, qui suit la démarche critique des Essais, ne se contenta pas d’une réflexion personnelle. La Sagesse est un manuel qui offre des repères au philosophe débutant. Premièrement, il éveille l’esprit de son lecteur par la pointe des sentences. Deuxièmement, il l’éclaire sur ses intentions par l’élaboration formelle de son traité. Averti du danger d’écroulement babylonien qui guette le projet d’une science totale, Charron s’exerce, dans une première instance, en tant que portraitiste des postures erronées de la raison : l’ignorance, l’arrogance et la pédanterie. Ce que sa figure du sage oppose à ces figures négatives est sa liberté, qui se manifeste par une prise de distance par rapport aux décisions de la volonté et aux arrêts de la pensée. Paradoxalement, la force de la sagesse humaine prend source dans la faiblesse de ses capacités de connaissance. Incapable de certitude, l’homme gagne sa dignité dans la joie de l’exercice de l’esprit. Mais seulement une étude attentive de l’organisation et du contenu de la science anthropologique de Charron peut nous approcher de la compréhension du bonheur de la sagesse.

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Constituant la vraie science de l’homme à partir d’un renoncement aux prétentions universelles de la métaphysique, la philosophie de Charron perd l’accès commode et traditionnel aux premiers principes. Elle doit s’autofonder dans une critique de l’héritage de l’Ecole et dans une réflexion sur soi. Comme dans l’Apologie de Raimond Sebond, où le rapport à la théologie est un prétexte, chez Charron, la critique de la science divine n’est pas la destruction d’une doctrine erronée. L’auteur de la Sagesse voit dans les preuves métaphysiques des mouvements propres au fonctionnement de la pensée. Ainsi, la théologie devient l’occasion d’un discours philosophique sur la raison humaine. La méditation n’est pas un dialogue avec un soi plus profond et plus authentique, qui serait le détenteur des certitudes de la nature. Elle consiste en une attention portée aux échanges entre l’homme et le monde. L’apprentissage de la science fait partie de ce commerce. Par son intermédiaire, le sage ne vise pas l’assimilation d’un corpus inexpugnable des connaissances, mais la correction des dérèglements de la raison. La leçon de la ruine de la tour babylonienne n’est pas de bâtir des ziggourats plus modestes. Sous les figures de l’épicurien, du sceptique et de l’athée, Charron dénonce les défauts de ces projets de constructions réduites de l’esprit. L’homme ne peut pas échapper aux prétentions d’universalisme de la raison. Par sa nature, le jugement se porte sur toutes les choses. Le bonheur du sage ne s’obtient pas par un abandon total ou partial du monde. Reconsidérant à chaque instant l’échec inévitable de la généralisation, il pratique un détachement des formes de l’organisation communautaire et de l’organisation savante. Contrairement à Montaigne, qui produit, par le croisement de l’expérience personnelle et de la connaissance philosophique, un discours informel, Charron adhère à une certaine idée de science. Si les opinions et les dogmes n’expriment qu’une position particulière, la solution pour la philosophie n’est pas dans une écriture privée, mais dans l’affranchissement des liens poli-

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tiques, éducatifs, familiers et personnels. Le sage cultive, d’une manière conventionnelle, les devoirs imposés par ces instances. Ainsi, il parcourt les domaines des sciences, pas tant pour leur contenu, mais pour l’exercice de l’intellect. Sa lecture des systèmes philosophiques est en même temps un continuel redressement de la raison, qui tente de s’élever vers des principes inaccessibles, et ce qui est plus dangereux, qui risque de se figer dans ces idées. La science de l’homme est une attention portée à la réévaluation de la tradition et un soin pour sa propre position par rapport au contenu de l’intelligence. L’espace anthropologique se constitue dans la menace de la perte de la liberté par une identification de soi avec les productions savantes ou personnelles de l’esprit.

5. Les guerres de l’esprit : armes et outils de la sagesse

5.1 L’atelier du philosophe La question qui anime le présent chapitre est l’identification des instruments conceptuels employés par Charron pour accomplir son projet moral. Le théologal de Condom, qui est un pionnier du discours philosophique vernaculaire, puise aux sources intellectuels les plus diverses : la méditation scripturaire, la poésie antique et moderne, la pensée gréco-latine ou la théologie scolastique. Citations et idées sont empruntées à des sources très diverses pour être fondues dans les articulations du traité charronien. Leur assimilation semble parfois incomplète parce que l’évaluation des données scientifiques et des théories métaphysiques passe par un jugement qui n’a pas pour but direct leur approbation ou leur réfutation. Dans la Sagesse, la connaissance de soi et la critique des dogmes de l’Ecole se croisent et se soutiennent réciproquement dans une opération philosophique commune. Les différentes opinions, que la tradition nous a léguées, sont réunies dans la recherche de Charron, sans qu’une première lecture puisse dévoiler entièrement les principes de leur rassemblement. Ainsi, les notions classiques, dans un premier temps, affaiblies par une certaine décontextualisation, puis intrinsèquement transformées à mesure que progresse la démarche charronienne. Les idées qui nous intéressent dans ces pages sont celles de la représentation des facultés humaines. Le premier pas de la vraie science de l’homme est d’analyser les puissances de l’âme. Dans le texte de la Sagesse, cette recherche positive s’appuie sur une évaluation des positions métaphysiques traditionnelles.

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Appelant son sage, spirituel, Charron renvoie à l’opposition scripturaire entre l’homme de chair et l’homme d’esprit. Avant lui, dans l’Apologie de Raimond Sebond, Montaigne avait usé de cette antithèse paulinienne pour dénoncer les prétentions universalistes de la raison humaine. De la même façon, Charron reprend cette terminologie qui évoquait pour lui des thèmes théologiques familiers. Premièrement, le sage peut être associé avec le récepteur des dons spirituels divins. Deuxièmement, sa présentation de l’homme de bien rappelle certaines expériences religieuses de son siècle qui réunissaient le conformisme des cérémonies extérieures avec une recherche spirituelle intériorisée. En même temps, la théorie de Charron semble exclure toute référence à une inspiration surnaturelle. La nouvelle conception de l’homme que le philosophe français nous propose se joue dans le changement de sens que les dénominations de la sagesse subissent par leur transfert du cadre de la foi vers celui de l’éthique. Idée philosophique extrêmement riche, le juste milieu a comme principale fonction, dans la Sagesse, d’assurer le rapport entre le soi et le monde. Par une réflexion sur ce lien, Charron arrive à la conclusion que le contenu de la conscience n’est pas ce qu’il y a de plus propre à l’âme. A l’époque de la rédaction des Trois Veritez, et dans la lettre adressée à la Sorbonne, Charron était encore tenté par l’idée que les croyances les plus intimes formaient l’être le plus profond de l’homme. Mais dans ces écrits déjà, l’auteur ébauche une autre vision, qui se dégagera clairement dans le texte de la Sagesse. La constitution du sujet moral ne se fait pas autour des principes extérieurs, acceptés par l’esprit, mais à partir de la capacité réflexive de l’âme. L’effort de retrouver en soi une puissance critique, dénuée des influences du dehors, s’apparente au processus de l’anéantissement des influences du monde, recommandé par le discours chrétien. Ce qu’il garde de la pensée religieuse est l’humilité de l’homme, mais le contexte nouveau dans lequel il place cette idée change radicalement son contenu.

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L’illusion métaphysique de pouvoir construire une représentation véridique de l’univers se développe dans une vision hiérarchique du monde allant des principes premiers jusqu’aux détails derniers. A la base de ces conceptions se trouve une image spirituelle de l’homme. Se défaisant du monde, auquel il est lié par ses appétits et par ses passions, l’homme participe, par son intellect pur, à la connaissance de l’origine de la Création. Or, chez Charron, la dénonciation des prétentions universalistes de la théologie naturelle a des conséquences importantes dans la considération des capacités de l’âme. Un tel exemple de représentation métaphysique est l’Universae naturae theatrum de Jean Bodin, publié en 1596. Le Theatrum de Bodin est une encyclopédie générale qui a pour ambition de représenter l’univers entier des éléments premiers jusqu’aux principes les plus hauts. Ecrivant le Theatrum, le savant met en scène le plan de la création divine. Bien que nous puissions remonter jusqu’aux textes des docteurs de l’Eglise, cette tradition, mise en question par la Sagesse de Charron, est particulièrement présente dans le monde des humanistes, qui nous offre une riche production intellectuelle de traités relatifs à la condition humaine. En 1447, Bartolomeo Fazio publie De excellentia et praestantia hominis. L’ouvrage constitue une des sources d’inspiration de Giannozo Manetti qui fait paraître en 1452 son De dignitate et excellentia hominis, éloge des facultés spirituelles et corporelles des descendants d’Adam. Pic de la Mirandole avait, lui aussi, conçu une Oratio de hominis dignitate qui devait servir d’introduction à ses 900 conclusions philosophiques, cabalistiques et théologiques (1486). Plus proche de l’époque de Charron, nous pouvons mentionner le Diálogo de la dignidad del hombre (1548) de Hernàn Perez de Oliva. Dans la prose philosophique française, le théologal de Condom a été précédé par Pierre Boaistuau qui dans le Théâtre du monde (1558) avait déploré les misères de l’homme pour lui redonner l’espoir immédiatement après dans son Bref discours de l’excellence et dignité de l’homme (1558). Ces textes s’appuient sur

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la philosophie antique et sur la réflexion des Pères de l’Eglise. Les hommes de la Renaissance invoquent la situation pitoyable de l’homme, conséquence du péché originel, et sa grandeur assurée par la ressemblance avec l’image divine. A cela s’ajoute souvent la vision néoplatonicienne d’un monde hiérarchisé, développée dans les œuvres de Denys Pseudo- Aréopagite et de Jean Scot Erigène. Charron identifie dans ce genre de philosophie une tendance profonde de l’esprit humain qui s’imagine que tout lui est accessible et qui taille une représentation de l’univers à sa mesure. Ces conceptions supposent un sujet connaissant capable de comprendre l’étendue de l’univers. Charron analyse les ressources et les stratégies intellectuelles qui produisent l’idée de l’homme en tant que microcosme reproduisant par son intellect le macrocosme. Sa critique s’articule en deux temps. D’une part, il accepte l’universalisme de l’entendement qui est partiellement justifié par la complète liberté du jugement. D’autre part, il nie la capacité de l’homme de mettre à profit cette liberté pour bâtir une science totale du monde. Les outils conceptuels par lesquels la vraie science de l’homme étudie la vie de l’esprit peuvent être rangés en trois catégories : les notions qui rendent compte du rapport à la transcendance, les notions qui exposent le rapport au monde et les notions qui décrivent le rapport à soi. Premièrement, Charron entreprend une délimitation du domaine accessible à la philosophie. Cette étape du projet charronien se produit par un divorce avec la métaphysique classique. La rupture avec la vision traditionnelle change le contenu des concepts, même si leur dénomination est conservée. Le discours traditionnel est constamment présent dans l’écriture du traité de Charron. L’auteur pratique une écriture où l’interprétation théologique et l’interprétation philosophique s’éclairent réciproquement. Ainsi, le rapport formel entre sagesse et prudence, repris de la philosophie aristotélicienne, doit être complètement repensé. L’Ecole avait construit autour de cette relation conceptuelle une vision où la théorie produisait

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des principes univoques pour la vie pratique. Charron met en question la capacité humaine à réaliser de telles normes d’action. Si la praxis ne peut plus s’appuyer sur les principes fournis par la spéculation, elle sera obligée de s’autojustifier par ses démarches et par ses fins. Deuxièmement, la science de l’homme traite du rapport du soi au le monde. Le sage charronien se détermine en opposition à l’extérieur, sans jamais transformer ce dissentiment en abandon. Il revient constamment sur le monde pour revigorer sa force morale. L’auteur de la Sagesse reprend parfois le vocabulaire des spirituels, nom qui désignait à l’époque des orientations religieuses diverses représentées par des gens comme les catholiques Jacques Lefèvre d’Etaples et Marguerite de Navarre ou les protestants Bernardino Ochino et Sébastien Castillion. Mais comme c’est fréquemment le cas chez Charron, la paraphrase et la citation ne sont jamais des reprises insignifiantes. Troisièmement, le point principal de notre recherche est la représentation des facultés humaines. Pour évaluer l’appareil philosophique charronien nous aurons recours à une comparaison avec le Manuel du soldat chrétien d’Erasme. Cette option nous a été suggérée car cet ouvrage a été un véritable catéchisme des cercles des spirituels. Instruisant l’homme à la vie commune, le penseur hollandais exhorte son lecteur à la connaissance de soi qui sera une mise en ordre des ses capacités. Ce qui fonde la philosophie du Manuel c’est l’opposition paulinienne entre le monde et l’esprit. Pour vivre spirituellement, l’homme doit se défaire des influences mondaines, sans pour autant quitter la société. La conversion chrétienne proposée par Erasme se produit dans le cadre de la communauté. Sur les traces du penseur néerlandais, Charron recommande le respect des cérémonies et des coutumes qui maintiennent les liens civils. De même, la religion est pour les deux auteurs l’objet d’une décision volontaire d’adhérer à un ordre communautaire. Mais chez Erasme, la religion a aussi le rôle d’illumination de l’entendement, alors que le philosophe français restreint son discours à une ordination naturelle

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de l’esprit humain. La Sagesse ne traite pas d’une éventuelle communication divine. Le manuel érasmien a pour finalité de rendre l’esprit humain capable de prière, alors que le sage charronien se contente d’un bonheur offert par le libre exercice de sa raison. Pour Erasme, l’invocation de la divinité est l’aveu de l’échec de l’orgueil humain et de l’espoir d’une aide surnaturelle. Or, la sagesse enseignée par Charron est à la fois reconnaissance de la défaillance de l’homme et détournement de l’orgueil par l’exercice critique de l’entendement. Utilisant des stratégies argumentatives semblables aux raisonnements érasmiens et exploitant des ressources philosophiques communes avec celles évoquées dans le Manuel, Charron arrive à son tour à une philosophie spirituelle de la faiblesse humaine. Il exploite d’un côté les références allégoriques des lectures néoplatoniciennes de la tradition chrétienne et de l’autre côté les données d’une science positive, contenue dans les ouvrages de Bodin, Huarte et Du Vair. La conversion naturelle de l’esprit à la vie philosophique s’élucide par l’explication du rapport de ces deux visions qui s’affrontent régulièrement dans le texte de la Sagesse. 5.2 La crise de la raison spéculative La tradition scolastique s’est servie du rapport entre la sagesse et la prudence, proposé par Aristote dans son Ethique à Nicomaque, pour fonder une représentation de l’homme capable de se hisser jusqu’aux premiers principes de l’univers. L’aristotélisme est présent dans le texte-programmatique qu’est la Préface du traité charronien d’éthique, non seulement par la méthode de recherche de la définition juste de la sagesse à travers une critique des opinions courantes, mais aussi par le choix de l’objet philosophique. Le sage charronien ressemble sur plusieurs points à l’homme prudent d’Aristote. Ainsi, il incarne le juste milieu par son action réfléchie et non par un raisonnement théorique. Par

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conséquent, le modèle de prudence se trouve plus souvent parmi les politiques que parmi les savants. Aristote accordait la sagesse, mais non la prudence, à des gens comme Thalès et Anaxagore.373 Par opposition Périclès était prudent sans posséder un savoir théorique.374 Charron s’approprie cette remarque du maître du Lycée, montrant un égal intérêt aux philosophies morales et aux exemples héroïques de l’histoire.375 Mais par cette opération herméneutique, le rapport entre la spéculation et la pratique est radicalement réformé. Il dissout l’opposition entre la sagesse et la prudence, qui sont réunies, toutes les deux, par la figure de l’homme de bien. Le sage charronien retient de la théorie philosophique et de la lecture de l’histoire ce qui lui sert à la constitution d’une morale autonome. La synthèse charronienne entre la tradition savante et le récit édificateur le pousse à une relecture du rapport sagesse/prudence à travers les différentes couches de la tradition aristotélicienne. Le rapport complexe de la Sagesse avec l’héritage du Stagirite a poussé les commentateurs à chercher une solution à l’opposition philosophie/théologie dans la tradition aristotélicienne. Ainsi, dans sa thèse, Christian Belin376 estime que Charron établit, dans la préface de son traité, un rapport de fondation et de justification entre la sagesse divine et la sagesse humaine. Il s’appuie notamment sur la distinction entre les traitements différents de la sagesse divine par la philosophie et par la théologie. La sagesse métaphysique est une connaissance élevée et amorale. La sagesse théologique est une inspiration divine qui soutient un savoir pratique. « Les Philosophes la font toute spéculative [la sagesse], disent que c’est la cognoissance des principes, premieres causes, et plus hauts ressorts de toutes choses, et en fin de la souveraine qui est Aristote, Ethique à Nicomaque, 1141b Ibid., 1140b 375 Sagesse, 31-32 376 Christian Belin, L’œuvre de Pierre Charron (1541-1603). Littérature et religion de Montaigne à Port-Royal, Honoré Champion Editeur, Paris, 1995 373 374

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Dieu, c’est la metaphysique : cette cy reside toute en l’enten­ dement, c’est son souverain bien et sa perfection, c’est la pre­miere et plus haute des cinq vertus intellectuelles, qui peut estre sans probité, action, et sans aucune vertu morale. Les Theo­logiens ne la font pas du tout tant speculative, qu’elle ne soit aussi aucu­ nement pratique, car il disent que c’est la cognoissance des choses divines, par lesquelles se tire un jugement et reglement des actiones humaines, et la font double : l’une acquise pas estudes, et est à peu près celle des Philosophes que je viens de dire : L’autre infuse et donnée de Dieu, desursum descendens. C’est le premier des sept dons du Sainct esprit, Spiritus Domini, spiritus sapientiae, qui ne se trouve qu’aux justes et nets de peché, in malevolam animam non introbit sapientia. »377

Christian Belin identifie la distinction entre la sagesse divine et la sagesse humaine, chez Charron, avec la distinction thomiste entre les vertus de la raison humaine et les dons du Saint Esprit.378 Chez saint Thomas, la sagesse est une vertu ou un don selon les deux principes qui meuvent l’homme : la raison qui est un principe interne et Dieu qui est un principe externe. Il doit y avoir, dit saint Thomas, une proportion entre ce qui est mû et ce qui meut. Par exemple, le disciple doit être préparé pour être capable de recevoir un enseignement plus élevé. Ainsi, la vertu intellectuelle est la disposition de l’âme à recevoir le mouvement de la raison, tandis que le don spirituel est la disposition de l’âme à recevoir une inspiration divine. Thomas d’Aquin appuie sa théorie du don spirituel sur les témoignages du prophète Isaïe, qui confirme la possibilité d’une communication mystique (Isaïe, 377 Sagesse, 28 ; le fragment continue avec une phrase dont l’interprétation de Belin ne semble pas tenir compte : « De cette sagesse divine n’entendons pas parler icy, elle est en certain sens et mesure traitée en ma première vérité, et en mes discours de la divinité ». De fait, Charron exclut du domaine de sa recherche la sagesse divine qui est traité différemment par la métaphysique et par la théologie. La sagesse humaine se définit en opposition avec ces deux méthodes et en opposition avec leur objet. Les citations latines : Jacques 1, 17 : « qui descend d’en haut »; Isaïe : « L’esprit de Dieu, l’esprit de la sagesse » ;12, 2 ; Sagesse, 1, 4 : « la sagesse n’entrera pas dans une âme malveillante » 378 Christian Belin, op.cit, pp. 112-114

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50, 5) et sur les remarques d’Aristote, qui soutient l’existence d’une vertu divine ou héroïque. Cette qualité morale spéciale est comprise comme un état extrême de l’élévation spirituelle que l’homme peut parfois atteindre.379 En conclusion, la sagesse est une vertu intellectuelle si elle suit le jugement de la raison ou un don spirituel si elle opère sous une impulsion divine.380 Christian Belin remarque la complémentarité entre la spéculation et la morale, car la théologie peut déduire de la sagesse divine des conseils pratiques. Mais cette morale chrétienne n’est pas la vraie science de l’homme cherchée par Charron. La théologie offre les règles d’une morale commune, accessible à tous, or Charron cherche une éthique pour les esprits forts. Dans le fragment évoqué par Christian Belin, il s’agit de la sagesse divine, traitée différemment par la théologie et par la philosophie, mais aucun de ces deux sens n’est retenu par Charron. La sagesse divine est l’objet commun de ces deux sciences lorsqu’elle est traitée dans un discours rationnel. En outre, la théologie peut accéder directement à ce savoir sublime, grâce à l’inspiration. Le traité d’éthique du théologal de Condom ne parle de la sagesse divine que pour mieux distinguer la sagesse humaine. « … en toute cette description il ne se parle point de Dieu, de Religion, des vertus infuses et divines. Je dis pre­ mièrement qu’il se faut souvenir des deux choses que j’ay dittes. Que je traite icy de la Sagesse humaine et Philoso­phiquement, et non de la divinité Theologalement, et que je ne touche icy generalement tout ce qui est requis en un sage : non les traicts communs à tous et que lon sçait assez, mais seulement les propres et peculiers au Sage, par lesquels il differe et excelle pardessus de commun. »381

Le couple conceptuel charronien sagesse humaine/ sagesse divine ne correspond pas à la distinction thomiste entre la vertu Aristote, Ethique à Nicomaque, VII, 1, 1145a, 17-33 Thomas d’Aquin, Somme théologique, I-II, Q 68, art. 4, Réponse 381 Pierre Charron, Petit Traicté, p. 856 379 380

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de la sagesse et le don spirituel de la sagesse, mais plutôt au rapport entre la prudence et la sapience théologique. Chez saint Thomas, il y a entre les différentes formes de sagesse une hiérarchie établie en fonction de l’objet de chaque vertu intellectuelle. De cette manière, la plus haute sagesse est celle qui considère la cause suprême de l’univers. Plus bas sur cette échelle se trouve la prudence qui est la sagesse par rapport aux actes humains.382 La vraie sagesse est celle qui prend comme objet les réalités les plus élevées. La prudence de saint Thomas agit en vue de cette sagesse et prescrit comment y parvenir. « En effet, la prudence n’a pas à se mêler des réalités très élevées qui sont l’objet de la sagesse ; mais elle commande pour tout ce qui ordonne à la sagesse ; autrement dit, elle prescrit aux hommes comment ils doivent parvenir à la sagesse. De sorte, qu’elle est en cela au service de la sagesse ; même s’il s’agit de la prudence politique ; la prudence introduit auprès de la sagesse en préparant les entrées chez elle, comme fait l’huissier chez le roi. »383

Charron se sépare de saint Thomas en affirmant l’indépendance de l’excellence humaine par rapport aux choses divines. D’un point de vue rationnel, nous ne pouvons avoir qu’une perspective humaine, opposée à celle offerte par l’inspiration. En conséquence, il existe une relative supériorité de la sagesse humaine par rapport à la sagesse divine, comme une qualité libre et noble par rapport à ce qui est nécessaire et populaire. Le domaine propre de la philosophie est l’homme. Si elle se penche vers les choses divines elle se transforme en une matière purement spéculative qui est la métaphysique. Tout ce que la métaphysique peut dire sur la divinité est soit le résultat d’un discours négatif qui tente de rendre compte de la cause infinie de l’univers, en prenant conscience des limites de l’homme, soit la Thomas d’Aquin, Somme Théologique, I, Q I, art. 6 R, « S’il s’agit de la vie humaine en son ensemble, l’homme prudent sera appelé sage du fait qu’il ordonne les actes humains vers la fin qu’ils doivent atteindre. » 383 Ibid., II-II, Q 66, art. 5, sol 1 382

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conclusion d’un discours positif qui s’élève abusivement des effets aux causes premières. C’est à la théologie de parler positivement de la divinité, parce qu’elle peut bénéficier des infusions divines. Par conséquent, la théologie est taciturne et chiche, car une parole trop libre sur ces sujets risque le sacrilège. Elle reste également très réservée sur les questions morales en s’y intéressant seulement dans la perspective de ce qui est nécessaire au salut et à la piété. La philosophie est obligée de frayer son chemin entre deux avertissements théologiques. D’une part, une trop grande curiosité à l’égard de l’homme pourrait cacher un égarement. D’autre part, l’attention pour les choses divines doit être modérée pour ne pas tomber dans la superstition. La philosophie s’intéresse à la piété du point de vue d’une religiosité naturelle, commune aux traditions les plus diverses, même celles qui sont étrangères au christianisme. Par conséquent, l’étude de la sagesse anthropologique n’est recommandée qu’aux esprits forts, capables d’éviter les dérèglements et les erreurs qu’impliquerait une trop grande attention accordée à l’homme. Ce rapport entre la sagesse spéculative et la sagesse naturelle renvoie à l’aporie aristotélicienne de la supériorité de la prudence sur la théorie. La prudence gouverne toutes les affaires humaines, donc elle ordonne aussi les préoccupations théoriques. Le Stagirite suggère la solution par deux comparaisons : 1) la prudence est à la théorie ce que l’art médical est à la santé, 2) la prudence est à la théorie ce que l’organisation du culte est à la piété.384 Aristote, Ethique à Nicomaque, VI, 1145 a 6-14 : « Il n’est pas moins vrai que la prudence ne détient pas la suprématie sur la sagesse théorique, c’està-dire sur la partie meilleure de l’intellect, pas plus que l’art médical n’a la suprématie sur la santé, mais veille à la faire naître ; il formule donc des prescriptions en vue de la santé, mais non à elle. En outre, on pourrait aussi bien dire que la politique gouverne les dieux sous prétexte que ses prescriptions s’appliquent à toutes les affaires de la cité.» 384

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Saint Thomas avait interprété les apories aristotéliciennes dans le sens d’une subordination univoque de la prudence à la sagesse. Ainsi, la science des choses humaines était mise au service de la théologie. Or, pour Charron, il intervient une rupture entre les deux termes. En outre, dans la Sagesse, la religion et la politique s’identifient parce que les deux sont traitées en tant que liens nécessaires de la communauté. Par conséquent, Charron modifie la relation traditionnelle entre la sagesse et la prudence en introduisant la paire conceptuelle noble/populaire. La théologie est populaire parce qu’elle est universelle, étant une science du salut, sujet qui concerne tout le monde. La philosophie est noble parce qu’elle est particulière, s’adressant seulement aux esprits forts, capables d’une science civile. Si nous changeons de perspective, en prenant en compte non le nombre des personnes visées par la sagesse, mais le degré de généralité de la vision proposée par les deux sciences, nous pouvons affirmer que la philosophie est la vraie détentrice de l’universalisme parce qu’elle rejette tout particularisme des opinions locales. Inversement, la théologie, pour être accessible à tous, est obligée de se représenter par des traits particuliers des formules sobres et sûres qui constituent les coutumes. La théologie peut partiellement s’associer à une certaine sagesse satirique qui dénonce la vanité de la sagesse humaine. Elle se sert des quelques interdictions populaires pour éviter des péchés plus graves, dérivés de l’autonomie de l’esprit humain. Théologie et Philosophie condamnent toutes deux la vanité humaine et ses effets, qui sont, principalement la pédanterie, l’opinion, la superstition et la passion. Mais, plus craintive, la théologie condamne dès le début toute préoccupation pour les choses humaines, de toute façon inutiles au salut de l’âme. Par contre, la philosophie ne condamne pas les vices parce qu’ils empêcheraint le salut éternel, mais parce qu’ils font obstacle à la réalisation de la perfection humaine. Pour éviter une trop nette opposition à la science divine, Charron insiste sur la rareté de sa doctrine. La vraie science de l’homme doit être enseignée attentivement aux seuls

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esprits prêts à la recevoir. Par cet anoblissement, la prudence couvre entièrement l’espace de l’expérience humaine. Elle peut s’arroger le titre de science première, réservée jusque là à la métaphysique, laquelle est reléguée au rang de recherche hypothétique, preuve d’un esprit orgueilleux. L’ancienne prudence aristotélicienne devient la seule sagesse accessible, alors que la sapience, comme science totale des ressorts ultimes de la Création et des premiers principes de l’univers, reste une prétention inévitable de l’homme, que la raison ne peut pas remplir. Ainsi, la philosophie de Charron contient ce moment historique de l’accomplissement et de la crise de la catégorie intellectuelle de la prudence. Dans son traité la place de ce concept est prise par la sagesse humaine. Ce passage a été imposé parce que la notion de prudence avait étendu son sens au-delà de la place que la hiérarchie scolastique des sagesses lui avait accordée. Elle n’était plus l’huissier de la sapience céleste, comme chez saint Thomas, mais l’organisatrice de l’autonomie du jugement pratique.385 Dans ces circonstances, que peut encore signifier la spiritualité du sage ? Il ne peut plus faire appel à une théorie des principes que Thalès et Anaxagore prétendaient posséder. Si la sagesse humaine ne se définit pas par rapport à la transcendance, elle se délimite, en premier lieu, par son opposition au monde. 5.3 Un cas d’homonymie : le spirituel et le philosophe Une des apories de la sagesse charronienne est qu’elle prépare l’homme pour le monde, mais en même temps elle désapprouve les ambitions publiques. Le sage incarne un juste milieu entre la participation et l’abandon de la vie communautaire. Ainsi, sa recherche d’un art de la vie commune et civile rencontre sa réflexion spirituelle sur un accord entre la foi et la société. Le rap385 Ce moment de crise silencieuse du concept de la prudence est évoqué par Vittorio Dini, (op. cit, p.15), crise qu’il analyse plus loin dans l’œuvre de Hobbes, (op. cit, pp. 110-123)

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port de la philosophie à la croyance ne passe pas seulement par le débat avec la théologie de l’Ecole, mais également par la curiosité de l’auteur pour les expériences religieuses personnelles, cultivées dans certains milieux intellectuels du XVIe siècle. Quelques témoignages et quelques concordances lexicales attestent l’intérêt que portait Charron aux pratiques de ces cercles. C’est dans la désignation du sage charronien en tant que spirituel que la transformation en lexique philosophique est la plus flagrante. Pour exprimer l’opposition entre l’indépendance sapientielle et la soumission populaire, il identifie son idéal de sage, situé au-dessus du vulgaire, à l’homme spirituel paulinien, opposé à l’homme de chair. Mais ce qui distingue le sage est son droit singulier de porter des jugements sur toutes choses et non un prétendu accès aux lumières divines. « Premierement que la sagesse qui n’est commun ny populaire, a proprement cette liberté et authorité, Jure suo singurali, de juger de tout (c’est le privilege du sage et du spirituel, Spiritualis omnia dijudicat, et à nemine judicatur) et en jugeant, de censurer et condamner (comme la plus part erronées) les opinions communes et populaires. Qui le fera doncq ? Or ce faisant ne peut qu’elle n’encoure la malle grace et l’envie du monde. »386

Dans la Bible traduite par Sébastien Castellion, l’antithèse paulinienne est formulée entre le spirituel et le mondain.387 Castellion est très attaché à ce mot de l’apôtre qui dévoile au lecteur une sagesse cachée, transmise secrètement.388 Sa traduction, dans laquelle il insère des longs passages de Flavius Josèphe pour compléter les carences historiques des Scriptures, est elle-même une méditation Sagesse, 41, « juri singulari » est une expression juridique désignant les droits exclusifs du roi, plus loin, la citation latine : 1, Corinthiens, 2, 15.  « Mais l’homme spirituel juge de tout, et n’est jugé de personne ». 387 La Bible. 1555. Nouvellement Translatée. Avec la suite de l’histoire depuis le temps d’Esdras jusqu’aux Maccabées : Et depuis les Maccabées jusqu’à Christ. Item avec des Annotations sur les passages difficiles. Par Sebastian Castellion, Bayard, Paris, 2005 388 Ibid., I, Corinthiens, II, 7 386

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sur le sens de la transmission spirituelle. Cette herméneutique de la diffusion de la tradition est exposée d’une manière plus directe dans son Art de douter et de croire, d’ignorer et de savoir (1563).389 Le scepticisme de Castellion est un fidéisme protestant. C’est un instrument nécessaire pour décrypter le message christique dans le flot des opinions fausses provoquées par les dissensions religieuses. C’est une arme contre la haine avec laquelle le monde répond généralement aux bienfaiteurs qui lui offrent généreusement conseil en matière de religion. L’hostilité des mondains contre les spirituels va jusqu’au massacre, comme le montre les tragiques exemples de Jésus-Christ et des apôtres.390 Le sacrifice suprême de Socrate ou celui de Sénèque permettent à Charron de passer de la compréhension de l’esprit en tant qu’illumination divine à la considération de l’esprit comme éclaircissement philosophique. Il ne conteste pas le sens religieux du jugement spirituel, mais il l’abandonne. La Préface de son traité opère ce silencieux changement de registre. Charron n’est pas à la recherche de la certitude révélée, dont les signes se trouveraient dans le monde. Dans sa Première Vérité, il est à la recherche des principes universels des religions. Plus tard, dans la Sagesse, il cherchera la nature, qui précède la grâce, au moins, dans l’ordre de la connaissance humaine. Castellion n’est pas seulement le traducteur de la Bible. Nous lui devons aussi une transposition en latin des dialogues italiens de Bernardino Ochino,391 auteur, dont le nom est lié à l’unique trace matérielle qui atteste l’amitié que Montaigne portait à Charron. Il s’agit d’un curieux don du noble périgourdin au prêtre parisien, le catéchisme en italien de Bernardino Ochino, destiné à l’église protestante de Lucerne. L’ouvrage offert par Montaigne dans son châDe arte dubitandi et confitendi, ignorandi et sciendi ; with introd. and notes by Elisabeth Feist Hirsch, E. J. Brill, Leiden, 1981 390 Ibid., I, 34-35  391 Bernardini Ochini Senensis Dialogi XXX, in duos libros divisi, quorum primus est de Messia, continetque dialogos XVIII, secundus est, cum rebus variis tum potissimum de Trinitate [in sermonem latinum S. Chateillon translati], Basilae, 1563 389

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teau le 2 juillet 1586, contient sur la page de titre sa signature avec la mention : Liber prohibitus.392 Mort en 1564, en Pologne, Bernardino Ochino a connu une vie extrêmement agitée. A cause de ses sulfureuses opinions antitrinitaires et de ses prises de position en faveur de la polygamie, il dut abandonner son pays, quitter Genève pour finalement se faire chasser de Zürich et s’établir en Moravie. Il fut un ancien capucin, gagné à la cause évangéliste par Juan de Valdès, à Naples, où il se trouva pendant le Carême de 1536. Par cette filière intellectuelle, Ochino adopta une version du paulinisme érasmien qui déconsidérait la vie monacale et les formes extérieures de la religion.393 Le Catéchisme d’Ochino expose, par l’intermédiaire d’un dialogue entre un ministre protestant et un illuminé, ce que doit être la vie du vrai chrétien, membre de l’Eglise spirituelle du Christ et non d’une secte matérielle, pour qui tout geste non accompagné d’une foi vécue intensément traduit un péché de la conscience.394 Le penseur siennois offre une interprétation très catégorique de la distinction entre les hommes du monde et les hommes de l’esprit. Pour lui, il y a d’un côté les gens extérieurs, charnels, terrestres, brutaux et humains et de l’autre côté les gens intérieurs, spirituels, célestes, angéliques et divins. Tandis que les premiers poursuivent les richesses, les plaisirs, les dignités, les autres, régénérés par le Christ, ne sont intéressés que par la gloire de Dieu.395 392 Il catechismo, o vero institutione christiana di M. Bernardino Ochino di Siena, in forma di dialogo. Interlocutori, il ministro e illuminato, In Basilea, 1561. L’exemplaire en question est conservé aujourd’hui dans la Grande Réserve de la Bibliothèque Nationale. Sous la signature de Montaigne est ajouté : « Charron, ex dono dicti domini de Montaigne in suo castello. 2 Julii, anno 1586 ». V. aussi le catalogue de l’exposition Des livres rares depuis l’imprimerie, sous la direction d’Antoine Coron, Bibliothèque Nationale de France, 1998, notice 153 393 Philip McNair, Peter Martyr in Italy : An Anatomy of Apostasy, Oxford, 1967, pp. 35-42 394 Ochino Bernardino, Il catechismo, éd cit, p. 75 395 Ochino Bernardino, Predica XLVII, « Dell’inganni d’Anticristo e mem­bri suoi », in Opuscoli e lettere di riformatori italiani del cinquecento, Giuseppe Paladino (éd), Gius. Laterza & figli, Bari, 1913, p. 256

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Ces correspondances terminologiques peuvent laisser penser que la morale charronienne s’est inspirée non seulement des textes de la tradition philosophique, mais aussi de la méditation scripturaire et de ses nombreuses interprétations. Le nom de spirituel contient à l’époque de riches références à la tradition érasmienne396 et à certaines résurgences du gnosticisme. Ces résurgences sont produites à travers l’influence de traités patristiques d’hérésiologie qui ont été redécouverts et publiés au cours du 16e siècle.397 Toutes ces couches interprétatives travaillent la compréhension renaissante du texte novo-testamentaire. D’ailleurs, plus loin dans la Préface, Charron revient sur les mots de l’apôtre pour justifier sa distinction entre la liberté intérieure et le conformisme extérieur. Les apparences sont très variées selon les peuples et doivent être sauvées pour ne pas troubler les esprits faibles.398 Ce qui distingue le théologal de Condom des théoriciens de la religiosité intime est la considération de la diversité publique, non seulement comme confirmation de la nécessité d’une réforme personnelle, mais également comme principe du jugement. C’est l’observation de la variété des expressions humaines qui engage le processus de réflexion et qui interdit toute décision définitive de la pensée. La diversité du monde interroge l’esprit et lui révèle l’impossibilité d’une résolution. Ce qui spiritualise l’homme n’est pas une inspiration surnaturelle, mais son regard, à la fois attentif et détaché, sur le monde. « Il ne faut pas esbahir si tous ne sont pas de mesme advis, mais bien se faudroit il esbahir si tous en estoint : Il n’y a rien plus seant à la nature, et à l’esprit humain que la diversité. Le sage divin S. Paul nous met tous en liberté par ces mots : Que Alberto Tenenti, « Milieu XVIe siècle, début XVIIe siècle, Libertinisme et hérésie », in Annales, 18, 1964 No1-3, p. 13 397 Gianni Paganini, « « Sages », « spirituels », « esprits forts ». Filosofia dell’« esprit » et tipologia umana nell’opera di Pierre Charron », in Temi e problemi dell’opera di Pierre Charron, Edizioni Scietifiche Italiane, V. Dini, D. Taranto (éd.), pp. 145-146, note 82 398 Romains, 14, 15 396

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chacun abonde en son sens, et que personne ne juge ou con­ damne celuy qui fait autrement, et est d’avis contraire : et le dit en matiere bien plus forte et chatouilleuse, non en fait et obser­ vation externe, où nous disions qu’il faut conformer au com­ mun, et à ce qui est prescript et coutumier : mais encore en ce qui concerne la religion, sçavoir en l’observance des viandes et des jours. Or toute ma liberté et hardiesse n’est qu’aux pensées, jugemens, opinions, esquelles personne n’a part ny quart, que celuy qui les a, chacun endroict soy. »399

Cette interprétation particulière des mots de l’apôtre renvoie à la religion intérieure, vécue indépendamment des contraintes extérieures, telle que la concevait les nicodémites. Quarante ans avant que Charron ne soit nommé prédicateur ordinaire à la Cour de Nérac de Marguerite de Valois, une autre Marguerite, auteur du Heptaméron, avait fait de ce château le lieu de rencontre des divers spirituels. Jacques Lefèvre d’Etaples et son disciple Gérard Roussel avaient bénéficié à plusieurs reprises de l’hospitalité et de la protection de la reine, avec laquelle ils partageaient un néoplatonisme qui dédaignait les rites et les pratiques religieuses. Le nom de Lefèvre d’Etaples est lié au nicodémisme, terme sous lequel Calvin dénonce les réformistes qui cachent leur croyance en continuant à se soumettre aux cérémonies catholiques, par une allusion à Nicomède, le pharisien qui avait reçu secrètement l’enseignement de Jésus-Christ. Plus probablement, le groupe de Nérac exploite la sainte réputation du personnage biblique en faveur d’une doctrine pour laquelle les solennités religieuses n’avaient guère d’importance.400 En outre, Sagesse, 42-43 «  Mais je m’adresse seulement à ceux qui pour se justifier cherchent de subtrefuges qu’il leur est possible : et se moquent des remonstrances qu’on leur fait, ou en sont marriz et s’en despitent jusque à blasphemer Dieu. Pource qu’ilz empruntent le nom de Nicodeme, pour en faire en bouclier, comme s’ilz estoyent ses imitateurs : je les nommeray ainsi pour ceste heure jusque à tant que j’aye monstré combient ilz font grand tord à se sainct personnage, en le mettant à leur ranc, et qui plus est se glorifiant de son exemple. » Excuse de Messieurs les Nicodémites sur la complaincte qu’ilz font de sa trop grand rigueur, 399 400

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Otto Brunfels avait dédié à Lefèvre d’Etaples le premier manifeste nicodémiste, Pandectarum veteris et novi Testamenti, une apologie de la dissimulation religieuse parue à Strasbourg en 1527.401 Les autres relations suspectes entretenues par cette cour sont Antoine Pocquet et Quintin d’Hainaut,402 leaders d’une communauté dont les membres se considéraient eux aussi comme des spirituels. Calvin traite ces derniers de phantastiques pour ironiser sur leur foi purement intérieure et de libertins pour dénoncer la licence des mœurs qu’une telle doctrine autoriserait.403 Le réformé genevois voit en eux la renaissance de l’hérésie gnostique à cause de leur abandon du monde dans l’espoir de recevoir les lumières du Saint-Esprit. Il est vrai qu’en leurs temps, les gnostiques avaient été accusés de libertinage et de dissolution des mœurs. Si le monde est essentiellement méchant, le gnostique peut réagir par une abstention totale de tout commerce mondain ou par la transgression programmatique de toutes les règles morales.404 La référence calvinienne à ce tenace et vieil ennemi du christianisme, le gnosticisme, doit être lue dans le contexte de la politique religieuse de la Réforme. A l’instar des Pères de l’Eglise, le genevois condamne les tendances manichéistes, reproduisant ainsi le scénario des temps fondateurs et se réclamant de l’autorité apostolique. Ce qu’il exècre le plus chez les nouveaux gnostiques Genève, 1544, in in Corpus Reformatorum, 34, Ioannis Calvini Opere Quae Supersunt Omnia, Guilielmus Baum, Eduardus Cunitz, Eduardus Reuss (éd), vol. 6, Bunsvigae, 1867 Fol 5, pp. 595-596 401 Carlo Ginzburg, Il nicodemismo. Simulazione e dissimulazione religiosa nell’Europa del’500, Giulio Einaudi editore, Torino, 1970, pp. 87-88 402 Sur les rapports entre Antoine Pocquet et Margueritte de Navarre, cf. Williams, George Huntston, The Radical Reformation, Sixteenth Century Journal Publishers, Kirksville, 1992, p. 907. 403 Contre la secte phantastique et furieuse des Libertins. Qui se nomment spirituelz, Genève, (1545), in Corpus Reformatorum, vol 35, Ioannis Calvini Opere Quae Supersunt Omnia, Guilielmus Baum, Eduardus Cunitz, Eduardus Reuss (éd.), tome 7, Bunsvigae, 1868 404 Hans Jonas, La religion gnostique. Le message du Dieu Etranger et les débuts du christianisme, trad. Luis Evrard, Flammarion, pp. 352-357

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est l’hypocrisie qui les rend difficilement identifiables et qui les rapproche des nicodémistes.405 Le libertin spirituel va à la messe à Rome et au culte protestant à Genève, sans problème de conscience.406 Comme les nicodémites, le sage charronien adopte parfaitement les contraintes politico-religieuses du pays où il se trouve. Il vit une scission entre son attitude extérieure et ce qu’il a de plus intime, sa capacité de jugement. La vie intérieure du sage est de nature spirituelle, c’est-à-dire essentiellement active, mais non dans l’espoir d’une réception des dons divins. Il n’abandonne pas véritablement l’extérieur. Son intelligence revient constamment sur le monde pour réaliser son autonomie. Quand on s’intéresse au sage, il faut, en outre, dépasser la seule étude des apparences extérieures et se pencher sur la vie intérieure de 405 Ce trait des libertins les rapprochent effectivement des nicodémites : « Mesme c’est un des principaux articles de leur theologie, qu’il faut avoir l’art de se contrefaire pour tromper le monde. Je ne say si je dois appeler cela impudence ou malice. Car puis que c’est la principale vertu que nous devons avoir en recommandation, que Simplicité : c’est signe d’une nature du tout perverse, quand un homme s’adonne ainsi à se plier çà et là, comme un serpent, pour glisser des mains de ceux qui le pensent tenir. Et d’autre costé, il faut qu’ilz soyent merveilleusement effrontez, de n’avoir nulle honte, qu’on leur puisse reprocher qu’il n’y ait aucune tenure en leurs parolles. De ceste mesme source vient la simulation qu’ilz se permettent à faire semblant de tout ce qu’on voudra pour complaire aux hommes », Calvin, op.cit, 50-51/ col. 179 406 Maurice Causse a établi plusieurs ressemblances entre les positions critiquées par Calvin et celles soutenues par le cercle théologique de la cour de Nérac. Causse suggère que les nicodémites et les libertins sont de fait un seul et même mouvement. cf. « La « Familière Exposition » de Gérard Roussel et l’aventure « Nicodémite » en Guyenne », in Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, tome 131, Janvier-Février-Mars, Paris, 1985. Les observations de Denis Crouzet dans sa synthèse La genèse de la Reforme française vont dans la même direction, identifiant, entre les catholiques et les protestants, une troisième voie  : « Trois forces extraordinairement hostiles sont en présence, dont on a tendance à minimiser la troisième, celle que l’on peut toujours qualifier d’évangélique bien que les historiens, selon l’évolution historique, aient tendance à l’intégrer dans une perspective soit d’hésuchisme, soit de nicodémisme, soit de simulation, soit de moyennement, soit de temporisation… » p. 344

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l’homme spirituel. De fait, sa rupture avec le monde traduit un déchirement entre, d’une part, un soi attaché aux opinions populaires et soumis aux passions, et d’autre part, un soi capable d’élévation et identifié à la raison. De la même façon, la sagesse charronienne ne se constitue pas seulement par un rapport critique au monde, mais aussi par une réévaluation de ses facultés. Le chemin de la sagesse impose préalablement un affranchissement du jugement par rapport aux contraintes mondaines que sont les superstitions populaires, les opinions de l’Ecole et les passions. Le sage charronien se revendique de l’autorisation paulinienne de porter un jugement universel sur toutes choses. Il défend sa liberté en invoquant l’interdiction de l’apôtre de condamner les mœurs et les comportements étrangers. L’accusation dissimule souvent l’orgueil d’une conscience faible. Ce qui rend suspect l’usage charronien de la parole apostolique est l’exploitation des recommandations de saint Paul pour une investigation psychologique et politique de l’âme humaine et non pour la préparation au salut. 5.4 La mortification de la chair et la victoire de l’esprit Un parallèle entre Erasme et Charron peut s’avérer éclairante pour la compréhension de la réforme de l’âme en vue d’une vie véritablement philosophique. Adversaire de l’isolement monacal, l’humaniste néerlandais enseigne les principes de la vie commune. Paradoxalement, selon lui, la civilité qui réunit les gens dans la communauté passe par une dénonciation des influences mondaines. A son tour, la sagesse charronienne se nourrit du même paradoxe : elle est un art de la vie civile qui prend des distances avec les formes constitutives de la société. Cette instruction particulière dispensée par les deux auteurs contient principalement un travail sur soi qui, en premier lieu, s’appuie sur l’opposition paulinienne entre l’esprit et la chair et, en second lieu, développe ce dualisme dans une psychologie d’inspiration platonicienne. Pour

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Erasme la domination de la partie rationnelle de l’homme est imposée en vue d’une éventuelle communication divine. L’homme découvre à la fois sa force et sa faiblesse dans les capacités de son esprit. Il peut soumettre à l’intellect ses pulsions charnelles et ce triomphe sur lui-même lui permet d’espérer une réception de l’esprit divin. Charron reprend à son compte la lutte érasmienne contre l’attraction des opinions populaires sur une âme en proie aux passions. Mais son sage se contente de se libérer des influences externes et d’ordonner le fonctionnement de ses facultés psychiques. Il n’envisage pas la transmission d’un savoir supérieur. Il affranchit son esprit pour dégager l’exercice libre du jugement. La césure sceptique des résolutions de l’esprit rend plus important le rôle de l’imagination et de l’affect en tant que champs de bataille entre la chair et l’esprit. La dualité paulinienne est interprétée comme une agitation qui décrit la vie intellectuelle de l’homme, qui se manifeste sur la passivité du corps par des passions. D’abord, nous nous arrêterons sur l’évaluation érasmienne des capacités humaines ordonnées en vue d’une conversion spirituelle. De cette façon, nous comprendrons mieux la teneur historique des concepts de Charron. Les correspondances entre les deux auteurs feront ressortir deux stratégies différentes dans la manière de concevoir le perfectionnement de l’homme dans la vie civile. Le citoyen chrétien décrit par Erasme s’accomplit par un travail sur soi visant la transfiguration spirituelle de sa nature. Pour mettre en évidence ce processus, le philosophe de Rotterdam réinterprète la psychologie platonicienne à partir du dualisme paulinien. 5.41 Le soldat chrétien dans la République platonicienne

La situation conflictuelle du sage dans le monde est au centre de la discipline guerrière qu’Erasme suggère à l’homme de cour dans son Enchiridion (1504).407 Dans son manuel du soldat chrétien, Erasme compare la vie humaine à un service militaire rigoureux 407

1971

Erasme, Enchiridion militis christiani, trad. A. J. Festugière, Vrin, Paris,

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car l’homme se trouve dans un monde ennemi qui l’attaque directement ou lui tend perfidement des pièges. Le plus souvent, oubliant ses devoirs, l’homme accepte de vivre en paix avec ce monde qui n’est que vice. Il n’est pas conscient que par ce genre de vie, il opte tout d’abord pour la mort et l’enfer, puis renonce à jamais à la béatitude et à l’immortalité. Par ses forces naturelles, l’homme ne peut trouver dans sa quête spirituelle que la tranquillité trompeuse proposée par la philosophie païenne.408 La finalité du programme érasmien est la sagesse qu’il définit comme réunion des toutes les vertus. Son opposé, la réunion de tous les vices, peut être appelé déraison, dans un vocabulaire stoïcien, ou malice, si nous suivons les textes sacrés. Entre les deux il n’y a pas de moyen terme. La paix de l’âme promise dans les phi­ lo­sophies païennes n’est qu’une paix avec les vices. Nous avons d’une part la sagesse du monde qui est une doctrine mensongère et qui finit dans la perdition et, d’autre part la sagesse du Christ qui est scandale et folie pour le monde. Dans ce contexte, la prudence véritable est celle qui poursuit l’immortalité de l’âme. Le point essentiel de cette sagesse, qui est la finalité de la science, consiste dans la connaissance de soi. Recommandation ancienne de la philosophie grecque, elle n’est comprise dans son sens profond que par l’homme spirituel qui, selon saint Paul, est le seul capable de porter un jugement sur le monde. A partir de l’hétérogénéité entre le monde et la sagesse, Erasme propose une première division de l’homme, en fonction de sa double nature terrestre et divine. En ce qui concerne sa puissance d’élévation, le philosophe hollandais admet la possibilité d’une identification de l’homme avec la divinité, dépassant les anges dans son ascension spirituelle.409 Dans son état originel, l’esprit commandait au corps qui ne connaissait pas encore le goût de la révolte. Mais cédant au péché originel, cet ordre a été ébranlé et depuis le corps est toujours tenté de s’opposer au règlement de la raison. 408 409

Ibid., 22-24 Ibid., 41

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Erasme insère dans une théologie d’inspiration paulinienne la représentation platonicienne de l’âme comme une république où le roi, qui est le plus sage de tous, ordonne et gouverne par l’intermédiaire des magistrats. La rébellion du corps est semblable aux mouvements incohérents de la plèbe qui essaie de s’emparer des rênes du pouvoir. Le désordre est causé par la négation de la liberté royale, laquelle ne supporte aucune contrainte dans son jugement et aucune obligation dans sa décision. « C’est pourquoi on comparerait sans absurdité le cœur de l’homme à une sorte de république en révolte, laquelle, comme est composée de différentes classes d’hommes, est nécessairement mise en collision avec elle-même, vu la discorde des tendances, par de fréquents mouvements de la foule et des factions, à moins que la totalité du pouvoir ne soit aux mains d’un seul, et que celui-ci n’ordonne rien qui ne soit salutaire pour l’Etat. Aussi est-il nécessaire que, dans une telle cité, ait plus de pou­ voir celui qui est plus sage, obéisse, celui qui l’est moins. Or il n’y rien de plus stupide que la basse plèbe, et par la suite elle doit obéir aux magistrats, ne remplir elle-même aucun office. Ceux qui d’autre part font partie des grands ou bien sont avancés en âge, ceux-là en vérité sont à écouter dans les con­ sultations du prince, mais de telle façon que le pouvoir de déci­ der n’appartienne qu’au seul roi, dont il convient sans doute qu’il soit parfois conseillé, mais jamais qu’il soit contraint ou qu’on impose sur lui. Quant au roi lui-même, il n’obéit à personne si ce n’est à la loi, et la loi correspond à l’Idée du Bien. Si, par un renversement des rôles, la plèbe indomptée, cette lie désordonnée de la cité, cherche à l’emporter sur les Anciens, ou si les nobles ne tiennent pas compte du pouvoir du roi, il s’allu­ me en notre république une dangereuse émeute, et à moins que n’y porte secours une dictature divine, tout l’état des affaires tend à la plus entière destruction. »410

Erasme est hésitant dans ce passage. Il parle des « deux ou trois parties » qui composent l’homme. Entre le roi et la plèbe il intercale les magistrats, dont la nature, céleste ou terrestre, n’est pas 410

bid., 42

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encore établie. Les tensions entre le dualisme paulinien, sagesse/ monde, et la psychologie politique tripartite de Platon sont inévitables. La république platonicienne est composée de trois classes d’hommes : ceux qui ont été formés avec de l’or et qui sont destinés à commander, ceux qui ont été formés avec de l’argent et qui seront les gardiens et, enfin, les laboureurs qui ont été faits avec de l’airain.411 Plus loin, Platon complète cette reflexion sur les classes de citoyens et sur les formes de gouvernement par des considérations d’ordre psychologique. Selon l’auteur des dialogues socratiques, l’âme est composée de trois parties : raisonnable, irritable et appétitive.412 La partie appétitive s’intéresse au gain, surtout au gain pécuniaire. La partie irascible aspire à la domination et à la renommée. Enfin, la partie raisonnable vise la possession de la vérité. Seule la connaissance, qui pratique la science et la philosophie, mérite de commander. En fonction de la partie de l’âme qui domine les deux autres, Platon établit une typologie humaine comprenant le philosophe, l’ambitieux et l’intéressé. Les passages de la République auxquels le texte érasmien nous renvoie sont nombreux. Pourtant, le soldat chrétien n’est pas un platonicien indéfectible. A la différence de Platon, l’argumentation d’Enchiridion suit une ligne morale et théologique plus qu’une finalité politique. Sa réforme est individuelle et non communautaire. La soumission à l’ordre social découle d’une mise en ordre préalable des forces de son âme, prête à accepter la dictature de l’esprit saint. Pour résoudre les contradictions entre le dualisme de la théologie paulinienne et la tripartition de la psychologie platonicienne, Erasme considère les deux étages inférieurs comme ayant une même nature. Le roi de l’âme, la raison a une nature pure, incorporelle, alors que les grands et la plèbe sont des affects, des mouvements corporels, les premiers étant doux et les seconds brutaux. La philosophie ancienne nous a appris à estimer ces grands de l’âme que sont la sollicitude envers 411 412

Platon, République, III, 451a Ibid., IX, 580d –581e

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les parents, la tendresse à l’égard des frères, la bienveillance envers les amis ou la miséricorde envers les affligés. Toutefois, par leur essence, ces sentiments s’apparentent à des mouvements de l’âme complètement étrangers à la raison, comme la sensualité, la débauche ou l’envie. 413 Erasme interprète la cosmologie et l’anthropologie platoniciennes par l’intermédiaire de sa théologie dualiste. Au nom des inspirations divines dont Platon aurait été le bénéficiaire, l’auteur de l’Eloge à la folie calque l’anthropogenèse du Timée sur la doctrine chrétienne de la Genèse. Engendré par les dieux et fait à leur ressemblance, l’homme possède deux âmes, une divine et immuable, et l’autre mortelle et soumise aux dérèglements. Les troubles sont produits par les passions qui, chacune à sa façon, s’opposent au bien et suivent le mal. Pour bien vivre l’homme doit apprendre à dominer ses pulsions. « Tout cela, Platon, l’ayant compris par une inspiration d’en haut, l’a écrit dans le Timée : que les fils des dieux ont, à leur ressemblance, fabriqué dans l’homme une double sorte d’âme, l’une divine et immortelle, l’autre quasi mortelle et sujette à toutes sortes de perturbations, dont la principale est le plaisir, appât, comme il dit, du mal, ensuite la douleur, cause que nous fuyons le bien et lui mettons une entrave, ensuite la crainte et la témérité, conseillères stupides, à quoi s’ajoute l’emportement sourd aux avis, outre cela l’espérance qui séduit hors du droit chemin, conjointement à la sensation irraisonnée et à l’amour qui attaque tout. Telles sont à peu près les paroles de Platon. Et il n’a pas ignoré non plus que la béatitude de la vie consiste à réprimer les perturbations de ce genre. »414 Erasme, Enchiridion, 42-43 Ibid., 43 ; Erasme suit ici fidèlement l’analyse de Platon : « Ceux-ci (les mortels) imitant leur auteur, et ayant reçu de lui le principe immortel de l’âme, ont enveloppé ce principe du corps mortel qui l’accompagne ; ils lui ont donné pour véhicule le corps tout entier. De plus, ils ont façonné en lui une autre sorte d’âme, la sorte mortelle. Celle-ci comporte en elle des passions redoutables et inévitables. D’abord le plaisir, cet appât très puissant pour le mal, puis les douleurs, causes que nous abandonnons le bien et puis la témérité et la peur, conseillères stupides, le désir sourd aux avis et enfin l’espérance facile à déce413 414

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Le corps humain, selon Platon, repris par Erasme, reproduit la hiérarchie de l’univers. Premièrement, la raison, qui est la partie la plus divine, est placée dans le cerveau qui, par sa composition osseuse et sèche, est ce qu’il y a de moins matériel en nous. En même temps, ajoute Erasme, le cerveau est la partie la plus sensible, pourvue des sens tant intérieurs qu’extérieurs. Tous les mouvements des autres parties du corps et de ce qui nous entoure lui sont immédiatement connus. Deuxièmement, entre le cerveau et le diaphragme, se situe la partie irascible de l’âme qui participe au courage et à la colère. Ces passions, qui tendent vers la révolte, ne sont pas entièrement d’origine animale. Troisièmement, la partie concupiscente, située au-dessous du diaphragme, dans le foie et dans le ventre produit les appétits, qui sont les appétits les plus bas de l’homme. Dans la composition de l’homme nous retrouvons à la fois un être divin et une brute. La partie noble, n’étant en rien touchée par les mouvements d’en bas, se souvient toujours de son origine immatérielle. Dans le texte érasmien, le gouvernement de la raison sur le corps est illustré par trois symboles : un sceptre d’ivoire, un aigle et une couronne d’or. Le sceptre signifie qu’il ne commande que ce qui est juste, l’aigle exprime le regard fixé sur l’horizon céleste et la couronne représente la possession d’une sagesse parfaite. La légitimité du commandement de la raison est assurée par deux qualités, la prudence et la justice. Pour Erasme la prudence est le pouvoir de ne pas pêcher par erreur, la justice est la capacité de ne pas pervertir le jugement de l’esprit. Ayant en soi la loi éternelle, la raison est incorruptible. Son jugement reste sage et juste, même si les passions s’emparent du pouvoir.415 Revenant à la manière de maîtriser les passions, Erasme mentionne la différence d’opinion entre les stoïciens et les péripatéticiens. Les stoïciens veulent se débarrasser complètement du sensible et donc voir. Ils ont mélangé tout cela à la sensation irraisonnée et à l’amour prêt à tout risquer. » Timée, 69 cd, trad. Albert Rivaud, Les Belles Lettres, Paris, 1985 415 Ibid., 44

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des affects, tandis que pour les disciples du Lycée, les passions sont des stimulants à la vertu qui par conséquent ne doivent pas être éliminées, mais seulement disciplinées. Pour le philosophe de Rotterdam, la position stoïcienne semble plus conforme à l’idéal de la philosophie définie par Platon comme méditation sur la mort. Erasme lit la réflexion morale platonicienne comme une incitation à quitter la vie du corps et à se spiritualiser autant que possible.416 Platon étant le philosophe le plus inspiré, Erasme reprend à son compte le mythe de l’attelage ailé de Phèdre, pour expliquer que l’homme est toujours libre de choisir entre la vertu et le vice. La nature de l’homme est déterminée par l’influence des corps célestes, par l’hérédité, par l’éducation et par la conformation de son corps. Les deux chevaux du récit platonicien représentent respectivement le désir pour l’élévation et celui pour les plaisirs corporels. Même s’il a une nature mauvaise, soumise aux plaisirs les plus vils, l’homme peut atteindre la vertu à l’aide de la volonté et par des exercices zélés. Dans ce but, une bonne connaissance des humeurs est exigée.417 Entre les gens qui ont pris la décision de ne pas suivre les affects et d’écouter le jugement de la raison, les plus heureux sont les chrétiens, les seuls qui peuvent accéder au royaume du ciel. En fin de compte, la voie de la vertu s’identifie avec le christianisme. Il y a là une éthique volontariste qui vise à obtenir l’ouverture d’esprit nécessaire à recevoir l’inspiration divine.  « Que seulement, avec grand courage, tu conçoives la résolution de la vie parfaite, et, l’ayant conçue, la poursuives opiniâtrement. Il n’est jamais arrivé, supposé que l’esprit humain se soit commandé fortement une chose, qu’il ne soit pas parvenu à la réaliser. C’est une grande partie du christianisme que de vouloir de tout son cœur être chrétien. Ce qui au premier abord aura paru imprenable, à mesure qu’on avance sera moins escarpé ; à 416 417

Ibid., 44-45 Ibid., 45

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l’usage, ce sera facile ; et enfin par l’habitude on y trouvera même plaisir. Bien fin est ce mot d’Hésiode : ardu, au com­ mencement, est le sentier de la vertu ; mais quand, avec peine, tu auras gravi le sommet, alors t’attend une paix tout à fait sûre. Il n’est animal si sauvage que n’apprivoisent les soins de l’homme : et l’esprit, qui dompte toutes choses, il n’y aurait nul moyen de l’apprivoiser ? » 418 5.42 La blessure et la conversion de la nature humaine

Une autre stratégie érasmienne pour harmoniser le platonisme avec l’évangélisme est de comparer et d’assimiler les termes des deux philosophies. Ainsi, ce que les philosophes ont nommé raison est appelée dans le texte de Paul esprit, homme intérieur, ou encore loi de l’intelligence. Ce que la philosophie païenne a appelé affect devient, sous la plume de l’apôtre des Gentils, chair, corps, homme extérieur ou loi des membres. Néanmoins, le message de Christ n’est pas seulement une reproduction fidèle de l’enseignement de la sagesse grecque, mais une radicalisation qui va jusqu’au renversement du sens initial. Ce n’est pas la tranquillité de l’âme que cherche le chrétien, mais « la paix dans la guerre, la guerre dans la paix, la vie dans la mort, la mort dans la vie, la liberté dans l’esclavage, l’esclavage dans la liberté ».419 Erasme illustre son propos par le passage du conflit platonicien entre les deux âmes au conflit paulinien entre deux hommes, un psychique et terrestre, l’autre spirituel et céleste. « Platon avait établi deux âmes dans le seul et même homme. Paul établit dans le même homme deux hommes, si bien collés ensemble qu’aucun des deux ne subsistera sans l’autre ni dans la gloire, ni dans la géhenne, et en retour si bien séparés que la mort de l’un et la vie de l’autre. C’est au même point, selon moi, qu’aboutit ce qu’il écrit aux Corinthiens (1, Cor. 15, 4547) : « Le premier homme a été fait âme vivante, le dernier Adam est un esprit qui donne la vie. Mais ce n’est pas le spirituel qui 418 419

Ibid., 46-47 Ibid., 48

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paraît en premier, c’est le psychique ; le spirituel ne vient qu’après. Le premier homme, qui vient de la terre, est terrestre ; le second homme, venant du ciel, est céleste.» »420

Les paradoxes pauliniens des deux hommes inséparables, dont seulement un survit, soulignent le sens de la conversion : une mortification du corps pour donner vie à l’esprit. Ce qu’il a identifié auparavant comme les grands de l’âme, les affects nobles, le second étage de l’homme, devient ici le psychique. Les contradictions sont inévitables dans une logique de la conversion qui s’exprime essentiellement dans un registre belliqueux, étranger au projet civil de la République de Platon. La meilleure compréhension du conflit intérieur de l’homme s’obtient par la lecture des signes du message saint. Ainsi, la guerre entre les deux mondes, corporel et spirituel, constitue l’interprétation véritable de l’histoire d’Esaü et Jacob. Dans le même sens, Erasme revient à sa lecture symbolique de la Genèse pour interpréter le statut de la femme. La faiblesse d’Eve devant la tentation ou l’orgueil représente le règne des affects que l’homme doit combattre.421 Le renversement chrétien consiste en ce que l’homme, dans un certain sens, trouve sa force du côté de sa partie féminine, terrestre. Conscient de sa faiblesse, il s’appuie sur sa défaillance pour ne pas s’enorgueillir et pour rester fidèle à son engagement et à la reconnaissance qu’il porte à son Créateur. C’est le sens de la leçon paulinienne, car l’apôtre, bien qu’il ait été sujet à de nombreuses visions et révélations divines, ne trouvait d’autre moyen de se glorifier que par ses défauts et par ses afflictions.422 La dernière parabole à laquelle se réfère Erasme est celle de la lutte nocturne de Jacob. Cette histoire montre que les efforts de Idem Ibid., 49, et 23, possible reprise d’un thème d’Origène, l’ « Eve intérieure » , cf. André Godin, Erasme, lecteur d’Origène, Librairie Droz, Genève, 1982, pp. 87-93 422 Erasme invoque la parole de Paul de 2, Corinthiens 12, 5 : « … pour moi je ne veux me glorifier que dans mes faiblesses et dans mes afflictions » 420 421

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l’homme ne valent rien sans un secours d’en haut, car à l’aube le vaillant patriarche reçoit une assistance sainte comme couronnement de son combat. De cette bataille, l’homme ne peut pas sortir indemne. La blessure à la cuisse – la gauche, ajoute Erasme au texte saint – est interprétée comme la soumission de la partie affective. La jambe droite représenterait la partie rationnelle de l’homme.423 En interprétant ce passage de la Bible comme une lutte entre la raison et l’affect, Erasme revient à une structure tripartite des capacités humaine, reprise cette fois d’Origène. Pour le théologien d’Alexandrie, l’homme est composé de trois parties : esprit, âme et chair. Quelques fragments de Paul (1, Thess.5, 23) et des prophètes (Isaïe, 29, 9 ; Daniel, 3, 86) justifient la conception d’Origène. Le corps est la partie la plus basse de l’homme, dans laquelle le diable a gravé la loi du péché, et par laquelle l’homme incline aux plaisirs charnels. L’esprit est la partie de l’homme qui reproduit sa ressemblance avec la divinité, et dans laquelle le Créateur a inscrit sa loi éternelle. Par l’esprit, l’homme est lié à la divinité jusqu’à pouvoir s’identifier avec elle. La troisième partie est l’âme, qui est le réceptacle des sensations et des mouvements naturels. Cette partie contient la liberté de l’homme, qui peut choisir entre la vie corporelle et la vie spirituelle. « Ainsi donc l’esprit fait de nous des dieux, la chair des bêtes brutes. L’âme nous constitue comme êtres humains, l’esprit comme pieux, la chair comme impies ; l’âme ne nous constitue ni comme pieux ni comme impis. L’esprit cherche le céleste, la chair les suavités du plaisir, l’âme le nécessaire. L’esprit élève au ciel, la chair fait descendre aux Enfers, à l’âme rien n’est imputé. Tout ce qui est charnel est honteux ; tout ce qui est spirituel, parfait ; tout ce qui est l’ordre de l’âme, mitoyen et indifférent. »424

L’âme n’est pas seulement le champ de bataille entre les deux tendances majeures de l’homme, la vie céleste et la vie terrestre, mais elle a une relative autosuffisance. C’est elle qui est responsable 423 424

Erasme, Enchiridion, 51-52 Ibid., 53

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des bons affects comme la piété envers son père, la tendresse à l’égard de ses frères, l’amour pour ses enfants et l’amabilité avec ses amis. Ces sentiments ne sont pas louables, mais naturels et nous les trouvons non seulement chez les hommes, païens ou chrétiens, mais aussi chez les bêtes. L’option entre une vie spirituelle et une vie charnelle se pose d’une manière impérative lorsque l’homme est amené à choisir entre ses devoirs chrétiens et ses devoirs naturels. Dans ces situations l’âme oscille et sa décision lui apportera le salut ou la mort. Pour Erasme, c’est une grave erreur de l’intelligence d’identifier la nature avec la vertu. Son exemple, extrait de la pratique juridique, est extrêmement significatif, car l’acte de jugement, avec celui de commander, est le propre de la raison :  « Voici un juge qui use de rigueur avec sévérité contre un coupable et se paraît à lui-même incorruptible. Veux-tu que, de lui aussi, nous discutions le cas ? S’il abandonne à son propre caractère et cède à une sorte de raideur naturelle, sans aucune douleur de l’âme, peut-être même avec plaisir, sans pourtant s’écarter en rien de son rôle de juge, qu’il n’en tire pas aussitôt un sentiment de complaisance en lui-même : ce qu’il fait n’est ni vertu, ni vice. S’il abuse de la loi pour satisfaire ou une haine privée ou un désir, son acte est désormais charnel et il commet un homicide. S’il éprouve au contraire une immense douleur d’être obligé de faire périr celui qu’il eût bien mieux aimé voir corrigé et sain et sauf, s’il inflige la peine méritée dans les mêmes sentiments où un père ordonne qu’un fils très chéri soit amputé ou cautérisé, alors seulement son acte sera spirituel. »425

L’éthique exposée dans cet exemple se fonde sur une attention aiguë, capable à tout moment de distinguer entre ce qui est purement naturel et ce qui est véritablement spirituel. Un acte bon peut être inspiré par une nature bonne ou par une inclinaison pécheresse. Mais les devoirs du chrétien ne se réduisent pas seulement à ses œuvres, ils s’étendent aussi à ses motivations et à la manière dont il s’aquitte de la tâche qui lui incombe. 425

Ibid., 54

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Erasme établit trois régimes de l’humanité, charnel, spirituel et naturel, produisant respectivement des vices, des vertus, et ce qui alimente les vices et les vertus. La partie naturelle de l’homme est en quelque sorte la racine de la vie vertueuse ou vicieuse. Les règles de son code moral correspondent aux trois types de maux qui guettent l’homme : l’aveuglement, la chair et la faiblesse. 1) L’aveuglement est un obscurcissement de la loi divine par une mauvaise éducation, par l’affectivité ou par l’habitude du péché. Il est un obstacle au jugement. 2) La chair est un trouble de l’affectivité : même si le jugement est correct, nous préférons le contraire du choix raisonné. Elle est une corruption de la volonté. 3) La faiblesse est l’abandon de la vertu lorsque l’homme se laisse vaincre par la tentation. Elle est une carence de la constance. Les règles du Manuel du soldat chrétien cherchent à prévenir ces erreurs et recommandent à l’homme de ne pas avoir d’autre modèle que le Christ. La prudence conduit l’application de la décision de la volonté à respecter les devoirs du chrétien. Par elle, la raison est avertie des erreurs qui guettent le jugement et l’action. La prudence intervient dans le discours d’Erasme à deux reprises. Premièrement, elle est, avec la justice, une qualité nécessaire au roi, donc à la raison qui gouverne les forces de l’âme. Par la prudence, celui qui commande peut éviter les erreurs du jugement.426 Elle guide notre vie en fonction des ordonnances de la loi éternelle, toujours présente à notre raison. Deuxièmement, dans les règles qu’il tire de sa théorie psychologique, Erasme dénonce l’usage commun du mot prudence. L’opinion commune voit dans cette qualité une sagesse à rebours, une habileté de la chair, un art de tirer profit des situations troubles et d’accumuler des richesses terrestres.427 Pour le soldat chrétien, la prudence est 426 427

Ibid., 44 Ibid., 97-98

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la mise en œuvre de la sagesse enseignée par l’Enchiridion. C’est une sagesse qui assume la faiblesse humaine, par une parfaite connaissance de ce qu’est l’homme et de ce que sont ses possibilités. Une science de la nature humaine n’est pas possible, car cette nature n’est qu’un état provisoire à partir duquel l’homme doit se décider pour une existence bestiale ou éternelle. Œuvre éclectique et essai d’harmonisation entre le message paulinien et le platonisme, Enchiridion est une oeuvre originale par son ton d’urgence. La connaissance de l’homme est un devoir du chrétien en vue de son salut. C’est une entreprise intermédiaire destinée à identifier la place de l’homme dans l’univers et à déterminer ses possibilités d’élévation, en fonction du message divin. Pour décrypter ce message, l’homme doit s’exercer par les belles lettres, qui sont le produit des forces purement naturelles de l’homme. Cette étape de l’étude doit nécessairement mener à une destruction de l’être charnel de l’homme et à une conversion de sa nature propre. Le moment le plus important de la lutte contre le monde est la décision douloureuse de renverser sa nature pour la rendre spirituelle. Ce geste se fait en contrariant l’orgueil qui est la pulsion la plus propre de l’âme. Conscient de sa faiblesse, et vaincu dans sa vanité, l’homme accepte un abaissement par lequel il retrouve les profondeurs de l’esprit. 5.5 La constitution de l’irrésolution spirituelle Comme l’avait fait Erasme, Charron donne une interprétation savante et précise du vieil adage selon lequel la connaissance de soi est le premier pas vers la sagesse. Le philosophe français mobilise tout le savoir anthropologique qui lui était accessible afin de donner une définition de l’esprit et de délimiter le rôle qu’il doit jouer dans la vie humaine. Il procède suivant le schéma traditionnel de la science, qui part des capacités sensibles pour s’élever vers les facultés intellectuelles, à cela près que le dernier palier du savoir, le lieu où l’homme est censé accéder à la loi de l’esprit, échappe à l’analyse

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philosophique. Le problème juridico-politique du respect de l’ordre conventionnel revient dans la psychologie charronienne sous la forme des métaphores de la cour de justice et du royaume sagement gouverné, qui doivent rendre compte de la domination de l’esprit sur la sensation et sur les passions. Dans la Sagesse, le dualisme paulinien est interprété sous la forme d’une représentation de l’homme qui se constitue autour du commerce entre soi et le monde. Cette relation est intériorisée par le rapport entre la partie mondaine de l’âme et sa partie spirituelle. Dans cette scission intérieure, le sage trouve les ressources de sa liberté personnelle. Mais la lutte spirituelle de l’hom­me devient chez Charron un avertissement sceptique contre l’esprit lui-même. L’orgueil de la raison n’est pas vaincu pour faire place aux lumières divines, mais pour obtenir une sagesse humaine caractérisée par la sérénité et le contentement. 5.51 L’unité introuvable de l’âme

Charron retrouve l’oscillation érasmienne entre la bipartition et la tripartition de l’homme. Il commence par la première hypothèse, plus justifiable théologiquement : il y a deux parties, une divine et l’autre bestiale. Entre elles, l’hétérogénéité est complète même si aucune des deux ne peut survivre sans l’autre. « L’Homme, comme un animal prodigieux, est fait de pieces toutes contraires et ennemies. L’ame est comme un petit dieu ; le corps comme, une beste, un fumier. Toutesfois ces deux parties sont tellement accouplées, ont tel besoin l’une de lautre pour faire leurs fonctions ; Alterius sic altera poscit opem res, et conjurat amicem, et s’embrassent si bien l’une lautre aveq toutes leurs querelles, qu’elles ne peuvent demeurer sans guerre, ni se separer sans tourment et sans regret, et comme tenant le loup par les oreilles, chacune peust dire à lautre, je ne puis avec toy ni sans toy vivre, nec tecum nec sine te. »428 428 Sagesse,I, 2,55, les citations latines : Horace, De arte poetica, 410-411  : « tellement ils réclament l’un de l’autre un mutuel secours, et conspirent dans une amicale union » (trad. François Villeneuve) ; peut-être Martial, Epigrama-

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Pour Charron, il n’y a pas de conflit, comme c’était le cas chez Erasme, entre la théologie paulinienne et la psychologie platonicienne. Il passe de la première distinction à l’autre, plus nuancée, en changeant le point de vue spéculatif contre un jugement moral et politique. Ainsi du point de vue philosophique, l’homme présente trois parties : esprit, âme et chair. Les actes humains sont plus facilement explicables par ces catégories, comme relevant de la vertu, du vice ou de la nature. Les rapports entre les trois instances sont pensés de manière platonicienne : la fonction royale de l’esprit, la position intermédiaire de l’âme et la sujétion du corps.  « L’on peut par une distinction plus morale et politique, remarquer trois parties et degrez en l’homme, L’esprit, l’ame, la chair : dont l’esprit et la chair tiennent les bouts et extremites, comme le ciel et la terre, l’ame mitoyenne, ou se font les Metheores, le bruit et la tempeste. L’esprit la treshaute et tresheroique partie, parcelle, scintille, image et defluxion de la divinité est en l’homme, comme un Roy en la republique, ne respire que le bien, et le ciel ou il tend : la chair au contraire comme la lie d’un peuple hebeté, le marc et la sentine de l’homme tend toujours à la matiere et à la terre : l’Ame au mylieu comme les principaux du populaire entre le bien et le mal est perpetuellement sollicitée de lesprit et de la chair, et selon le partie ou elle se range, est spirituelle et bonne, ou charnelle et mauvaise. Ici sont logées toutes les affections na­ turellles qui ne sont vertueuses ni vitieuses, comme l’amour de ses parents et amis, crainte de honte, pitié des affligez, desir de bonne reputation. »429

Les fondements de la connaissance anthropologique sont recherchés par un éclaircissement supplémentaire de l’opposition entre le discours théologique et le discours philosophique. La théologie et la philosophie proposent deux visions différentes de ton, XII, 47: « nec tecum possum vivere nec sine te »/ « Ni vivre avec toi, ni sans toi » 429 Ibid., I, 2, 55-56

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la partition de l’homme. La science des choses saintes le réduit à l’opposition entre la chair et l’esprit. La science des choses humaines fait de l’âme un espace intermédiaire qui n’est ni encore perverti par le monde, ni encore illuminé par l’esprit. La tripartition philosophique rappelle les trois formes de la sagesse invoquées dans la Préface : sagesse mondaine, sagesse théologique et sagesse humaine. La dernière se définit par une opposition con­ stante aux deux autres. La science charronienne, exposée dans le Livre I du traité, détaille la connaissance contenue par la sagesse humaine en rapport avec les deux autres formes sapientielles, celle qui est formulée par l’opinion populaire et celle qui est énoncée par l’autorité politico-religieuse. Charron est contemporain d’un renouvellement de l’attitude à l’égard du corps humain, dû notamment aux travaux des écoles aristotéliciennes de Padoue et de Bologne, où l’on redécouvre et où l’on traduit les œuvres d’Hippocrate et de Galien. Jean Bodin dans son Universae naturae Theatrum adopte partiellement ce naturalisme philosophique d’origine italienne. Charron reprend d’une manière critique quelques-unes des idées exposées dans l’encyclopédie naturelle de Bodin.430 Dans ses chapitres sur l’âme Charron résume et réorganise le 4e livre de l’Universae naturae Theatrum de Jean Bodin, où les deux personnages, Théoricien et Mystagogue, discutent de l’âme tant des plantes, que des animaux et que des hommes. Le savant angevin, suivi par le théologal de Condom, a un rapport critique à l’entéléchie aristotélicienne. La position du Stagirite est rejetée parce qu’elle définit l’âme par l’une de ses actions, celle de vivre, et non par son essence. Pour Bodin le vivre est un acte de l’âme comme le voir, l’entendre, le sentir, etc. Derrière cette critique se cache un argument théologique : la destinée de l’âme après la mort du corps n’est pas saisie par la défini430 La principale source de l’analyse de Charron est le livre de Bodin, Universae naturae Theatrum, in quo rerum omnium effectrices causae et fines contemplantur series quinque libris discutiuntur, Lugduni, 1596, surtout le chapitre 16 du livre III : « De corporis humani fabrica, & singularum eius partium substantia » et les chapitres du livre IV : « Qui est disputatio de Anima »

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tion du Stagirite.431 Pour Charron cette critique est justifiée mais, pour autant, nous ne pouvons pas procéder autrement que les péripatéticiens. Ne pouvant expliquer ce qu’est l’âme éternelle, la raison humaine s’arrête sur une définition imparfaite.  « Mais de dire ce que c’est, il est tres-mal aysé : l’on peut bien dire tout simplement que c’est une forme essentielle vivifiante, qui donne à la plante vie vegetative, à la beste vie sensitive, laquelle comprend la vegetative, à l’homme vie intellective, qui comprend les deux autres, comme aux nombres les plus grand contient les moindres, et aux figures le pentagone contient le tetragone, et cestuy cy le trigone. »432 Nous suivons la traduction de François de Fougerolles, Le théatre de la nature universelle : auquel on peut contempler les causes efficientes de toutes choses, Lyon, 1597, p. 625 : « Si la raison d’Aristote estoit valable, Dieu mesme qui vit sans corps, & qui est la premiere cause vivifiante de toutes choses, & qui fait que tout ce qui respire tienne sa vie de luy, ne pouroit vivre sans la faculté vegetante : mais le consequent d’une telle raison est jugé d’un chacun des philosophes estre du tout absourde ; il faut doncques necessairement, que tel soit l’antecedent : par ainsi, si les choses incorporelles vivifient, qui doutera que l’ame separée de ce corps ne vivifie, & ce qu’il y aist quelque chose en elle de corporel, qu’elle puisse vivifier ? » 432 Sagesse, I, 7, 77-78 Cette définition reprend deux passages de Jean Bodin, Théâtre de la nature, éd. cit, p. 624 et 629 : « Si on peu donner quelque définition, j’estime que ceste-cy est la meilleure, à sçavoir : que l’Ame est une forme substantielle qui vivifie : d’autant que ceste definition n’est pas seulement commune aux plantes & bestes, mais aussi comprend esgallement tant l’ame, qui donne vie à l’homme, que celle qui luy reste apres la mort. » ; « THE : Laçoit que tu ayes rejecté à bon droit la définition d’Aristote, toutesfois ceste definition generalle, à sçavoir que l’ame est une forme vivifiante, ne me semble pas bien expliquer la difference de l’ame des plantes, des bestes, & des hommes. MYS : L’ame des plantes est celle qui donne vie vie, vigueur, & force ; l’ame des bestes est celle qui donne avec la vigueur le sentiment, & mouvement. THE : Quelle chose est l’ame de l’homme ? MYS : Celle qui donne la vie avec vigueur, sentiment, & intelligence : sur quoy il faut remarquer le plus grand nombre comprend le plus petit, & le Pentagone le Tetragone, & Tetragone le Trigone, & le Trigone le Cercle : toute de mesme faut-il juger des formes substantielles, car ceste la est la plus simple, laquelle, ne plus ne moins que le cercle aux figures, & laquelle peust subsister d’elle-mesme en nature, comme l’eau & les autres corps simples des elements. » 431

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Charron reprend le raisonnement théologique de Bodin, mais sans le diriger contre Aristote. Sa définition de l’âme comme forme essentielle vivifiante semble n’être qu’une version plus concentrée de la définition aristotélicienne, telle qu’on l’enseignait dans les écoles, forma corporis naturalis, habentis vitam in potentia, de laquelle il élimine la référence au corps.433 Plus réservé que Bodin, Charron remarque à la fois les inconvénients de la définition scolastique et la difficulté de la remplacer par une autre. Il retient de Bodin la distinction entre principe et cause interne : l’âme ne peut pas être un principe parce qu’elle n’est pas une qualité divine. Elle peut être seulement la cause interne de la vie.  « L’ame donc est non le principe, ce mot ne convient proprement qu’à l’autheur souverain premier, mais cause interne de vie, mouvement, sentiment, entendement. Elle meut le corps, et n’est point meüe, ainsi qu’au contraire le corps est meu, et ne meut point : elle meut, dis-je, le corps, et non soy-mesme, car rien ne se meut soy-mesme que Dieu, et tout ce qui se meut soy-mesme est eternel, et maistre de soy : Et ce qu’elle meut le corps, ne l’a point de soy, mais de plus haut. »434

Charron se sert de cette séparation nette entre le divin et l’humain pour caractériser la nature de l’âme. Elle ne peut pas être incorporelle, autre qualité propre aux choses divines. Elle est donc, matérielle, finie, limitée et assignée à un certain lieu. Cela explique pourquoi l’âme peut pâtir, alors que les choses spirituelles sont essentiellement agents. Nous ne pouvons pas détenir la définition véritable de l’âme car les causes internes, comme les principes, échappent à notre intelligence. Ce que nous pouvons faire, c’est observer les opérations de l’âme pour identifier les facultés qui les produisent. A partir de ces facultés nous pouvons éventuellement déduire, de manière imparfaite, la nature de l’âme. Fidèle à son naturalisme, 433 De anima, 412 a, 20, apud. Aristotelis De Anima Libris Tres Cum Averrois Commentariis, trad. Michaele Sophano, Venetiis apud Juctas, 1572 434 Sagesse, loc. cit.

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Charron réfute toutes les théories qui font de l’âme et du corps deux substances différentes. Pour lui, l’âme est diversement répandue dans les organes, selon les fonctions qu’ils assurent et selon les différentes parties du corps. Ainsi, la science de l’âme est une observation des mouvements du corps, sans qu’elle puisse être réduite à un empirisme. Comme l’activité des organes suppose une cause non saisissable par l’examen positif, ce qui reste nous indiquera les qualités de l’âme. Sur l’unité de l’âme, sur sa nature et sa destinée éternelle, nous ne pouvons rien savoir, mais ces choses constituent le fondement de toute sainte philosophie. Selon saint Denys, nature, facultés et opérations sont les trois niveaux de l’action propres à toutes les créatures spirituelles.435 La hiérarchie dionysienne de l’âme est invoquée pour expliquer son unité. L’âme unitaire se manifeste à travers des facultés diverses par une multitude d’actes. Son unité est son essence, c’est-à-dire sa partie immortelle. Mais toutes les connaissances que nous possédons sur ces sujets proviennent de l’Ecole et de l’Eglise. Comme nous n’avons pas la possibilité de résoudre de si grandes difficultés, il nous reste à évaluer les solutions offertes par la tradition philosophique et à se fier à la religion. Sur ces questions, qui répondent au besoin naturel de l’homme de prolonger son existence, les penseurs et les théologiens tombent d’accord. Ainsi, d’une part, l’homme cherche à assurer sa succession, sa réputation, sa gloire et sa postérité; d’autre part, il est l’ennemi des vices, et il essaie de toutes ses forces d’embrasser la vertu. Par la première voie, il maintient et accroît son existence dans le monde. Par la seconde voie, il réfléchit à son avenir après la mort.436 A nouveau, la pensée de Charron se heurte aux limites du discours rationnel. Si la pensée ne peut pas s’empêcher de traiter 435 La fragment auquel Charron fait probablement allusion se trouve dans la Hiérarchie céleste, 284D, XI, §2 : « Au sein de toutes les intelligences divines, on distingue, en effet, selon cette raison qui convient et qui n’est pas de ce monde trois qualités : l’essence, la puissance et l’acte. » Œuvres complètes du Pseudo-Denys L’Aréopagite, trad. Maurice de Gandillac, Aubier, 1943 436 Sagesse, I, 7, 98

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des choses les plus hautes, elle ne peut pas prétendre posséder les réponses, comme le font les épicuriens, les libertins et les moqueurs.437 Dans le même temps, l’acceptation du discours théologique ne doit pas être confondue avec le savoir positif. Si la position des épicuriens n’est qu’ « une externe et publique profession »,438 par comparaison, la position théologique traduit le désir profond d’unité et d’imortalité de l’homme, mais elle ne parvient pas pour autant à formuler un argument philosophique. 5.52 La cour de justice : tableau des facultés de l’âme

Se déclarant incapable de discerner la véritable nature de l’âme, le discours de la Sagesse restreint ses ambitions à une exposition analytique de ses facultés. La faculté végétative, qui fait l’objet des études médicales et qui est commune aux animaux n’est pas retenue par la science de l’homme. Le discours de Charron essaie de monter une à une les marches de l’excellence de l’homme à partir des sens jusqu’à la raison. Pour la faculté sensitive, Charron passe en revue les cinq sens externes et le sens commun, dans l’ordre et selon les observations faites par Aristote dans De Anima.439 Plus originales sont ses considérations sur le rôle des sens dans la connaissance. Pour lui, ces instruments de l’intelligence ne sont pas la seule source du savoir, suggérant par ainsi la possibilité d’une connaissance rationnelle. Néanmoins, leur importance est grande, en tant qu’origine première et preuve dernière de tout renseignement sur le monde.440 Les sens ne sont pas des témoins sûrs de la réalité. Non seulement ils se trompent souvent et communiquent à l’intellect des données fausses mais de plus, ils sont à leur tour aveuglés par les opérations de l’esprit, comme le montre Idem Idem 439 Charron suit et résume plutôt le traité de Bodin, mais sans retenir les fréquentes critiques antiaristotéliciennes du philosophe angevin. 440 Sagesse, I, 10,109 437 438

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l’exemple du fonctionnement défectueux des sens chez l’homme saisi par de grandes passions. Charron exploite à des fins propres un discours spirituel qui traite de la partie sensible de l’homme en tant qu’image empirique du logos universel. Chaque étape de l’analyse est une ascension vers l’intellect qui était censé être un reflet de la lumière divine. Ainsi, entre les sens, la vue surpasse les autres par l’étendue de sa portée. Elle va des moindres détails des choses qui nous entourent jusqu’aux astres. Contrairement aux autres organes sensibles, la vue est dans la puissance de notre volonté. Il suffit de fermer les yeux pour arrêter le flux des impressions visuelles. Cette caractéristique nous permet à la fois d’explorer le monde et de communiquer à nos semblables nos pensées ou nos sentiments. En conséquence, la vue est le sens le plus nécessaire à la vie corporelle. Par analogie, l’ouïe est le sens spirituel par excellence. Concernant les choses de l’esprit, la vue ne nous est non seulement d’aucune aide, mais empêche de surcroît l’éclaircissement de l’entendement, les choses les plus élevées n’ayant pas de représentation sensible. La vertu de la science se transmet par l’ouïe. Elle est strictement associée au don de la parole qui, dans une plus grande mesure que la lumière des yeux, est une représentation de l’âme. La parole peut assagir ou troubler l’âme de celui qui l’écoute. Ces deux termes relatifs, l’ouïe et la parole, forment la sensibilité sociale de l’homme, sources de sereine entente ou de tumultueuses discordes.  « Il ny a rien meilleur ny pire que la langue : la langue du sage, c’est la porte d’un cabinet royal, laquelle s’ouvrant, voilà in­ continent mille choses diverses se presentent toutes plus belles l’une que lautre, des Indes, Peru, de l’Arabie. Ainsi le sage produit et fait marcher en belle ordonance, sentences, et apho­ rismes de la philosophie, similitudes, exemples, histoires, beaux mots triés de toutes les mines et thresors vieux et nouveaux, qui profert de thesauro suo nova et vetera, qui servet au reglement des mœurs, de la police ; et de toutes les parties de la vie, et de la mort, ce qu’estant desployé en son temps, et à propos, apporte avec plaisir une grande beauté et utilité, mala aurea in lectis

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argenteis, verba in tempore suo : La bouche du mechant, c’est un trou puant et pestilentieux, ma langue mesdisante, meutrtriere de l’honneur d’autruy, c’est une mer et université de maux, pire que le fer le feu, le poison, la mort, l’enfer universitas iniquitatis, malum inquietum venenum mortiferum, ignis incendens omnia, mors illius nequissima, utilis potius infernus quam illa. »441

Par ses observations sur les sens, Charron dévoile la possibilité d’un usage spirituel des facultés de connaître, d’une transmission ne passant pas par la seule autorité. L’ouïe et la parole sont les principes sensibles de la transmission de la tradition. La vue est le principe sensible de la connaissance positive. La voix et l’image introduisent une séparation entre l’attention envers les principes religieux et politiques, prononcés par les pères de la cité et l’enquête individuelle qui cherche la lumière du savoir. Seul le sage sait synthétiser dans une réflexion critique les principes de la vie commune, initiallement communiqués par voie orale, et les résultats de l’expérience personnelle, obtenus originairement par voie visuelle. Mais ces aspects ne s’éclaircissent que dans l’analyse de l’intelligence. L’âme raisonnable est située dans le cerveau. Cet organe contient quatre cavités : celle située à l’arrière s’occupe de la préparation des esprits vitaux, les trois cavités frontales sont le siège commun de l’entendement, de la mémoire et de l’imagination. La blessure d’une de ces quatre parties peut provoquer la suspension des toutes les activités cérébrales.442 L’interruption du foncIbid., I, 11, 117-118, les citation latines : Mathieu, 13, 52 « qui tire son trésor des choses nouvelles et anciennes »; Proverbes, 25, 11 :  « La parole dite en son temps est comme des pommes d’or sur un lit d’argent » ; Jacques 3, 6 «  universitas iniquitatis »/ c’est un monde d’iniquités » et plus loin, 3, 8 : « inquietum malum plena veneno mortifero/ c’est un mal inquiet et intraitable, elle est pleine d’un venin mortel » ; Sirach, 28, 25 : « La mort qu’elle cause est une mort malheureuse, et le tombeau vaut encore mieux » 442 La considération des trois opérations principales du cerveau est fréquente à l’époque. Juan Huarte écrivait en 1575. : « Les actions propres à l’âme raisonnable, à savoir, comprendre, imaginer, se rappeler, l’homme ne peut pas 441

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tionnement de la raison suite à une lésion physique démontre la nature organique de la partie supérieure de l’âme. Elle ne peut pas se manifester si ses organes sont atteints. La diversité dans le fonctionnement de la raison est expliquée par la théorie galénique des tempéraments, développée par le médecin espagnol Juan Huarte dans une optique à la fois pédagogique et politique. Le tempérament des cerveaux est déterminé par le dosage des qualités premières : le chaud, le froid, le sec et l’humide. La misère de la condition humaine consiste dans le fait que les facultés de l’âme raisonnable, exigent des tempéraments différents. Ainsi, le tempérament sec est propice à l’entendement, le tempérament humide à la mémoire et le chaud à l’imagination. Des quatre qualités premières, le froid est purement négatif, empêchant toutes les activités de l’âme. Le sec et l’humide sont contraires : les gens pourvus d’un entendement fort ont une mémoire défaillante alors que les gens possédant une bonne mémoire sont lents en raisonnement. Parce que le chaud peut épouser aussi bien le sec que l’humide, une imagination riche peut être l’apanage des gens très intelligents, comme des personnes douées d’une bonne mémoire. Selon la théorie des tempéraments, l’auteur constitue le tableau des sciences. Ainsi, il existe des sciences de l’entendement et des sciences de la mémoire. Dans la première catégorie on dénombre la théologie scolastique, la médecine théorique, la philosophie naturelle et la morale. La seconde regroupe la grammaire, la jurisprudence, la cosmologie et l’arithmétique. L’imagination n’est pas propre à la science. Elle est requise dans les arts, surtout dans ceux qui reposent sur le sens de l’harmonie et de la proportion, comme la poésie, l’éloquence et la musique. Ce qui est décisif pour notre propos, dans cette classification des tempéraments scientifiques, c’est la division entre les esprits les réaliser de sa naissance », Examens des esprits, Atlantica, Biarritz, 2000 ; François La Popelinière parlait lui aussi des « trois dominantes puissances du cerveau, imagination, mémoire et entendement », Histoire des histoires, tome II, Paris 1599, p. 128

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conservateurs et les esprits libres. Les premiers mettent l’accent sur la mémoire et les seconds sur l’entendement. Nous pouvons y reconnaître l’opposition entre le pédant et le sage. Le propre du pédant est de pratiquer une science cumulative. Par contre le sage prend en compte les résultats des sciences sans soumettre sa pensée à leurs décrets. Le doute libère l’esprit des entraves provoquées par un savoir trop pesant. A l’image de la véritable sagesse civile, qui doit se concilier le verbe poétique, le sage doit faire preuve de tempérance, synthèse harmonieuse entre la sécheresse de l’intellect et l’ardeur de l’imagination. De fait, la sagesse dépend de l’ordination bien proportionnée des facultés dans une âme où les humeurs s’harmonisent parfaitement. Dans l’organisation des trois facultés de l’âme raisonnable se devine l’influence de l’anthropologie tripartite de Platon. On y distingue, d’une part, l’entendement, hautain et spirituel, de l’autre la mémoire lourde et matérielle et, entre les deux, l’imagination qui assure leur rapport et leur liaison avec le monde. Elle rassemble « les figures des choses » présentées par les sens pour les transmettre à l’entendement ou à la mémoire. Ce qui surprend dans la psychologie charronienne est la place de choix qu’occupe l’imagination. Pour décrire son opposition à l’entendement, Charron use des mêmes termes que ceux dont il s’était servi, dans la Préface, pour caractériser le rapport entre la sagesse humaine et la sagesse divine. Primo, l’imagination est vivace comme le jugement du sage, tandis que l’entendement est stable comme les décrets du savoir officiel. Secundo, l’imagination est enjouée comme le discours de la philosophie, alors que l’entendement est grave comme la parole théologique. En conséquence, c’est l’imagination qui est le principe actif de l’âme raisonnable. Elle fait office d’intermédiaire entre le monde et l’homme, par la sélection des représentations qu’offrent les sens. Enfin, l’imagination fournit les éléments constitutifs de la mémoire et de l’intellect. Pourtant, l’opinion commune confond bien souvent l’imagination et l’esprit.

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« De tout cecy appert que la vivacité, subtilité promptitude, et ce que le commun appelle esprit, est à l’imagination chaude, la solidité, maturité, verité est a l’entendement sec : L’imagination est active, bruyante, c’est elle qui remue tout, et met tous les autres en besongne ; L’entendement est morne et sombre : La memoire est purement passive, et voicy comment. L’imagination premierement recueille les especes et figures des choses tant presentes, par le service des cinq sens, qu’absentes, si elle veut, à l’entendement qui les considere, examine, cuit et juge, puis elle mesme les met en dépost et conserve en la memoire, comme l’escrivain au papier, pour derechef quand besoin sera les tirer et extraire ( ce que l’on appelle reminiscence) ou bien si elle veut les recommande à la memoire, avant les presenter à l’enten­ dement. Parquoy recueillir, representer à l’entendement, mettre en la memoire, et les extraire, sont tous œuvres de l’imagination, et ainsi à elle se rapportent le sens commun, la phantasie, la reminiscence, et ne sont puissances separées d’elle, comme aucuns veulent, pour faire plus de trois facultez de l’ame raisonnable. »443

Mais l’erreur la plus fréquente de l’opinion populaire est celle qui consiste à prendre la mémoire pour l’intellect. De cette manière, la science est tenue en plus haute estime que la sagesse: ce qui est bien établi est considéré comme supérieur à l’exercice critique du jugement. Si le statut passif de la mémoire est bien établi, les rapports qu’entretiennent les principes actifs de l’âme, l’imagination et l’entendement, restent à éclaircir. La métaphore préférée de Charron, pour illustrer le bon fonc­tionnement de l’âme raisonnable, est celle de la Cour de Justice. L’entendement est comme un juge qui pour fonder sa décision écoute attentivement les raisons présentées par les avocats et les procureurs, ces deux derniers représentant l’imagination. La mémoire est représentée soit par le greffier qui enregistre les arrêts du tribunal, soit, pour mettre davantage en relief son rôle passif, par le dépôt où les actes de la cour sont archivés. 443

Sagesse, I, 13, 125-126

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 « Toutes ces differences s’entendront, peut estre, encore mieux par cette similitude, qui est une peinture ou imitation de l’ame raisonnable. En toute court de Justice y a trois ordres et estages, le plus haut des Juges, auquel y a peu de bruit, mais grande action, car sans s’esmouvoir et agiter, ils jugent, decident, ordo­ nnent, determinent de toutes choses, c’est l’image du jugement, plus haute partie de l’ame : Le second des Avocats et Procureurs, auquel y a grande agitation et bruit sans action : car ils peuvent rien vuider, ny ordonner, seulement secouer les affaires, c’est la peinture de l’imagination, faculté remouante, inuietée, qui ne s’arreste jamais, non pas pour le dormir profond, et fait un bruit au Cerveau comme un pot qui bout, mais qui ne resout et n’arreste rien. Le troisiéme et dernier estage est du greffe et registre de la cour, où n’y a bruit ny action, c’est une pure passion, un gardoir et reservoir de toutes choses, qui represente bien la memoire. »444

Nous devons analyser le rôle de juge attribué à l’entendement. La spiritualité du sage ne provient pas de sa capacité à commander, mais de l’exercice du doute appliqué à tous les arrêts de la pensée. L’âme raisonnable est l’image renversée de son créateur. Au discours envolé de la métaphysique qui présente le fonctionnement de l’intellect parfait, la science de l’homme oppose la description réaliste de la faiblesse de l’esprit humain. L’entendement humain, comme l’intellect divin connaît toutes les choses, mais, contrairement à son modèle, sa compréhension reste confuse. De surcroît, l’intellection divine s’applique en premier lieu à ellemême et par la suite à son œuvre. Au contraire, la connaissance humaine est orientée préalablement vers ce qui lui est extérieur. C’est pourquoi l’opinion commune est encline à croire que toute la connaissance s’acquiert par les sens. Une telle science est une doctrine cumulative des données étrangères à l’être humain, alors que la philosophie se veut un retour sur soi-même. Pour justifier son propos, Charron déplace un argument théologique dans le domaine de l’expérience vérifiable. Ainsi, la 444

Ibid., I, 13, 127

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prémisse de sa démonstration consiste-t-elle à déclarer fausses et impies toutes les doctrines qui considèrent la connaissance com­ me un produit des seuls sens. Premièrement, elles sont fausses parce que les semences de toutes les sciences et de toutes les vertus se trouvent dans l’esprit. Deuxièmement, par la place exclusive ou primordiale accordée au sensoriel, elles offensent la religion, privant l’intelligence divine du savoir. Si ces doctrines éta­ient vraies, les animaux devraient être plus savants que les hommes et, parmi ces derniers, ceux qui seraient les plus doués pour la science seraient ceux qui ont les sens les plus fins. L’expérience montre que les choses se passent inversement. Néanmoins, la faiblesse de la condition humaine fait que nous ne pouvons pas nous passer de l’apport des données sensorielles. L’opinion populaire se trompe en s’imaginant que la constitution de la science se produit exclusivement par une assimilation des renseignements externes. Mais l’opinion qui situe la science exclusivement en nous est également fausse, car elle assimile l’entendement humain à l’intellect divin. La formation de la science est, à la fois, une affirmation de l’intériorité devant les autres et une réception des influences extérieures. La vie de l’esprit est formée par l’échange incessant entre son contenu et le monde. Ce qui caractérise l’esprit humain est le dynamisme. Sa vitalité s’exprime par six opérations fondamentales : 1) l’imagination, qui est l’acte de recevoir les figures des objets perçus ;  raison, qui est l’acte de traiter les renseignements trans2) la mis par l’imagination ; 3) le discours, qui est l’acte d’assembler ou de diviser les images ; 4) le jugement, qui est à la fois l’acte qui reprend les données de l’imagination et qui examine les synthèses et les divisions de la raison en vue d’une résolution ; 5) l’intelligence, qui est l’arrêt du jugement, la résolution prise par la raison ;

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6) et enfin, la volonté, qui est la mise en œuvre de l’intelligence. Charron ajoute à cela une instance, l’esprit, qui se manifesterait par la prompte exécution des opérations qui précédent la résolution. Il n’a pas d’acte propre. Il assure le fonctionnement harmonieux et accomplit des capacités rationnelles. Ceux qui en possèdent sont ainsi appelés spirituels, ingénieux, aigus, subtils, pointus.445 Il y a deux usages du terme « esprit » chez Charron : un usage commun désignant l’ensemble des activités intellectuelles (les six mentionnées) et un usage spécifique désignant les activités intellectuelles précédant le temps de la décision (les trois premières dans cette liste). Le spirituel se caractérise par son intérêt pour les représentations du monde, son esprit d’enquête le poussant au-delà de la simple soumission aux règles énoncées par les autorités savantes et politiques. Sa vue est supérieure à son ouïe et son imagination surpasse sa mémoire. Le discours et le jugement sont des opérations qui s’exercent sur les représentations. L’esprit a besoin des conclusions de l’intelligence et des décisions de la volonté, mais seulement pour avoir des repères dans sa démarche active. Par conséquent l’esprit est formé de trois opérations principales : l’imagination, la raison et le discours. En insistant sur le rôle de l’imagination, Charron poursuit sa critique contre l’usage métaphysique du discours. L’esprit humain ne peut pas accéder à des idées pures. Il se constitue à partir de la matière imaginative. Grâce à ses autres facultés, la raison et le discours, l’esprit tient à bonne distance l’influence du monde, qui est accablante dans les sensations et dans les représentations de l’imagination. L’homme obtient ainsi sa liberté qui consiste dans la possibilité d’agir sur la matière sensible.

445

Ibid., I, 14, 132

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5.53 Le bon gouvernement devant les dangers de l’esprit

Bien que ce soit lui qui confère à l’homme sa grandeur, l’esprit se montre un instrument extrêmement dangereux. Le premier danger vient de son énergie, car l’esprit est par excellence un agent perpétuel. Si son mouvement n’est pas surveillé, il s’attachera aux sujets les plus fantasques produits par l’imagination. Pour empêcher des agissements désordonnés, l’esprit doit toujours avoir une tâche à accomplir. Le second danger provient de son caractère universel. Il ne connaît aucune limitation, s’intéressant pareillement aux choses les plus dignes et aux sujets les plus insignifiants. Ainsi il se laisse souvent attirer par des domaines interdits au pouvoir humain de pénétration. Le troisième péril encouru par l’esprit vient de sa nature céleste qui fait qu’il ne peut pas avoir une place qui lui soit propre. L’esprit n’a pas de repos. Il est dans un perpétuel exil. Cette qualité le rend admirable en comparaison du corps mais affaiblit l’homme en le prédisposant à la folie.446 En conclusion, l’esprit, la part divine de l’homme, met constamment en danger son être parce que, par nature, il ne connaît pas de fin. Dans son agitation permanente, il se montre téméraire, mêlant indistinctement la vérité et le mensonge. Chaque fois qu’une décision doit être prise, l’esprit est capable de trouver des raisons égales pour des positions contraires. Ibid., I, 14, 135, Nous sommes ici devant une stratégie typiquement charronienne. L’auteur reprend une citation légèrement modifiée de Sénèque, où le philosophe latin soutenait que l’exil n’est pas une peine, mais la condition naturelle de l’homme. Or, pour Charron, c’est la condition naturelle de l’esprit, mais non de l’homme qui est l’unité de l’esprit et du corps : « Noblis (transformation opérée par Charron ou erreur de l’imprimeur : moblis dans le texte de Sénèque –n.n .) et inquieta mens homini data est : nunquam se tenet ; spugitur vaga, quietis impatiens, novitate rerum laetissima, non mirum, ex illo caelesti spiritu descendit, caelestium autem natura semper in motu », Ad Helvium Consolatione, VI, 6-7 : « L’âme humaine est en effet noble (mobile ?) et remuante par essence : elle ne demeure jamais en place ; Toujours flottante, incapable de repos, et passionnément avide de nouveauté (…) elle émane de l’esprit céleste. Or, la nature des objets célestes est d’être perpétuellement en mouvement… » , trad. Réné Waltz, Dialogues, tome 3e, Les Belles Lettres, Paris, 1975 446

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« Or son action est toujours quester, fureter, tournoyer sans cesse comme l’affamé de sçavoir, enquerir et rechercher, ainsi appelle Hommere les hommes £lfhstaj. Il n’y a point de fin en nos inquisitions : les poursuittes de l’esprit humain sont sans terme, sans formes : son aliment est doute, ambiguité ; c’est un mouvement perpetuel sans arrest et sans but : le monde est un eschole d’inquisition ; l’agitation et la chasse est proprement de nostre gibier : prendre ou faillir à la prinse c’est autre chose. Mais il agit et poursuit ses entreprinses temerairement et desreglément sans ordre et sans mesure, c’est un outil vagabond, muable, divers contournable : c’est un instrument de plomb et de cire ; il plie, s’alonge, s’accorde à tout, plus souple, plus facile que l’eau, que l’air. »447

Aux défauts engendrés par sa propre nature ou plus exactement par la discordance interne de la nature humaine, s’ajoutent des dysfonctionnements qui lui sont extérieurs. Il s’agit des changements continuels de l’état du corps, de la réalité flottante qui l’entoure et du caractère capricieux de l’âme, soumise aux passions. Tous cela affecte inévitablement la rectitude du jugement. La tradition enseigne que l’esprit humain est une représentation de son créateur. Par conséquent sa fin est d’imiter la divinité dans l’ordre de la connaissance et dans l’ordre de l’œuvre, respectivement par la possession de la vérité et par l’invention artisanale. Mais la certitude située dans le monde céleste lui reste inaccessible. Si par hasard l’homme trouve la vérité, il ne saurait ni la distinguer de l’erreur, ni la défendre rationnellement. La seule forme de vérification des affirmations accessible à l’homme est le consensus du monde, très pale imitation de la certitude divine. Quant à l’art, il n’est qu’une reproduction imparfaite ou une légère modification de la nature. Les obstacles qui s’opposent au fonctionnement correct de l’esprit sont autant externes qu’internes. La première catégorie recouvre les maladies du corps et le mauvais naturel du tempérament. Plus difficile à corriger sont les conduites désordonnées et 447

Sagesse, I, 14, 136

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les habitudes impies inspirées par l’opinion populaire. Mais les troubles extérieures les plus redoutables sont les passions qui corrompent la volonté et la pousse à se rebeller contre la domination de l’entendement. L’étude naturelle de l’homme se préoccupe spécialement des maladies de l’âme dont les causes sont externes. Elles impliquent un dysfonctionnement du corps, de l’imagination ou de la volonté. Premièrement, le corps détermine nos dispositions générales en fonction de ses affections accidentelles, les faiblesses des différents âges, les blessures ou les maladies. Deuxièmement, l’imagination est facilement corruptible, étant la puissance la plus instable de l’âme raisonnable. Assurant le contact avec le monde, l’imagination plonge souvent dans le courant inconstant des opinions populaires et fausses. Un maux du troisième type sont les affects. La faculté atteinte est la volonté. Celle-ci est la puissance qui confère à l’homme son identité et qui par son action l’engage entièrement. Par conséquent, la volonté peut se définir comme le siège de la vertu. L’entendement joue le rôle de guide, mais c’est la force de la volonté qui régit le domaine de la morale. Pour Charron, la volonté est l’opération de la raison qui, avec l’imagination, est responsable du rapport de l’homme avec le monde. L’action de l’esprit reste intérieure : il reçoit les données de l’imagination et se sert de la volonté pour agir dans le monde. « La volonté est une grande piece, de tresgrande importance, et doibt l’homme estudier sur tout à la bien regler, car d’icelle dépend presque tout son estat et son bien : elle seule est vra­ yement nostre et en nostre puissance, tout le reste, entendement, memoire, imagination nous peut estre osté alteré, troublé par mille accidents, et non la volonté. Secondement, c’est elle qui entreine et emporte l’homme tout entier : qui a donné sa volonté n’est plus à soy, et n’a plus rien de propre. Tiercement c’est elle qui nous rend et nous denomme bons ou meschants, qui nous donne la trempe et la teincture. Comme de tous les biens qui sont en l’homme, la preud’homie est le premier et principal, et qui de loin passe la science, l’abilité ; aussi faut il dire que la volonté, ou loge la bonté et vertu, est la plus

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excellente de toutes : et faict pour enteindre et sçavoir, les belles, bonnes et honnestes choses, ou meschantes et deshonnestes, l’homme n’est bon ny meschant, honneste ny deshonneste, mais pour les vouloir, et aymer : L’entendement a bien d’autres préeminence, car il est à la volonté comme le mary à la femme, le guide et le flambeau au voyager mais en celles cy, il cede à la volonté. »448

Affectant la volonté, les passions deviennent une maladie morale qui affaiblit la capacité humaine d’agir dans le monde et d’être parmi les autres. Pour le traitement des passions, Charron avoue son admiration et sa dette envers Du Vair et ses petits livrets moraux. L’auteur de la Sagesse pense surtout au traité La Philosophie Morale des Stoïques.449 Charron se sentait probablement proche de la philosophie pratique de Du Vair qui tentait par sa méditation d’affermir les âmes de ses contemporains, mises à rude épreuve par les désordres politiques. Néanmoins, le point de départ de deux auteurs est différent. Du Vair s’intéresse aux passions sous leur aspect moral, alors que Charron adopte un point de vue naturaliste. L’auteur de la Sagesse essaie simplement de diagnostiquer les maladies de la volonté, dont le remède sera donné à la fin du traité, après avoir obtenu la définition et les règles de la sagesse humaine. Traducteur et disciple d’Epictète, Guillaume Du Vair adopte le stoïcisme sévère du penseur de Nicopolis. Ainsi, Du Vair commence par la distinction entre les choses qui sont en notre puissance et les choses qui ne le sont pas.450 Accommodant la doctrine stoïcienne au christianisme, Ibid., I, 17, 151 Il aurait pu ajouter Montaigne et Sénèque qui sont très présents dans ses descriptions des manifestations pulsionnelles. Mentionnons aussi le traité anonyme des Saines Affections (1585) qui a connu une diffusion considérable pendant les guerres civiles. (cf. Madeleine de L’Aubespine, Cabinet des saines affections, Edition critique par Colette H. Winn, Honoré Champion, Paris, 2001) 450 Cf. Guillaume Du Vair, Œuvres, Paris, 1640, pp. 257-258 « La volonté, disons-nous, est ce qui cherche nostre bien ; le vouloir bien reiglé ne veut que ce qu’il peut : il ne s’empechera donc point de ce qui n’est point en notre puissance, comme d’avoir de la santé, des richesses et des honneurs. Si en cela 448 449

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Du Vair affirme que le bonheur propre à l’homme n’est pas de ce monde, que la vertu est son seul bien provisoire ici-bas,451 et non la santé, les richesses ou les honneurs. Professant la rupture entre la vérité chrétienne et la vérité naturelle, Charron est moins intransigeant en ce qui concerne le bien-être corporel, le gain et la gloire publique. Il récuse également le principe de la morale stoïcienne qui divise les choses entre des biens accessibles et des biens inaccessibles. Suivant La philosophie morale des Stoïques, Charron définit la passion comme « un mouvement violent de l’ame en sa partie sensitive, lequel se fait ou pour, suyvre ce que l’ame pense luy estre bon, ou pour fuir ce qu’elle pense luy estre mauvais ».452 Les passions sont produites par le contact naturel entre l’âme et le corps. Les organes sont comme des récipients qui retiennent et conduisent la matière de l’âme. Naturellement leur contact est doux et sans heurts, mais suite à des accidents, les mouvements de l’âme peuvent s’accélérer et produire les troubles que nous appelons passions. Le bon fonctionnement de l’âme humaine est comparable avec un Etat en temps de paix. Le souverain règne par des lois et consistoit nostre bien, il n’y faudroit plus employer le discours ny la volonté, il le faudroit chercher par vœux et par souhaits : car c’est chose qui depend de mille accidents qui ne se peuvent prevoir, qui ne sont point en nostre puissance, & dont la fortune est la maistresse. Quelle apparence y a-il, je vous prie, que la nature ait creé l’homme le plus parfait de tous ses ouvrages, pour faire en sorte que son bien, qui doit estre la perfection, depende non seulement d’autruy, mais de tant de choses, qu’il ne le peut jamais esperer toutes favorables, & qu’il soit là perpetuellement beant comme un Tantale après les eaux ? La nature vous offre pour bien, d’avoir l’esprit disposé à user des choses qui vous sont présentées, & vous passer de celles que vous ne pouvez avoir. Aymezvous mieux courir à la Fortune, & attendre de sa main trompeuse vostre bien, que de le vous donner vous-mesme ? C’est une loy divine & inviolable, publiée dès le commencement du monde ; Que si nous voulons avoir du bien, il faut que nous nous le donnions nous-mesme. La nature a mis le magazin en nostre esprit, portons-y la main de nostre volonté, & nous nous prendrons telle part que nous voudron. » Guillaume Du Vair, Œuvres, Paris, 1640, pp. 257-258 451 Ibid., p. 257 452 Sagesse, I, 18, 155, cf. Du Vair, op. cit, p. 259

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par des règlements qui sont mis en application par des magistrats. Si les fonctionnaires publics sont incompétents ou corrompus, la république est en proie aux troubles populaires. Dans la constitution de l’homme, le rôle de souverain est détenu par l’entendement, et la place des magistrats est remplie par les estimations de la puissance imaginative qui juge les données des sens. La hiérarchie est garantie par la loi de la nature qui se trouve dans l’entendement. Les séditions dans ce royaume ont deux causes. Premièrement, n’ayant accès qu’à l’apparence des choses et considérant le plaisir sensible comme supérieur au bienêtre général de l’homme, les sens communiquent à l’imagination des informations trompeuses. Deuxièmement, l’imagination est facilement conquise par les opinions populaires qui, d’habitude, prennent les choses nuisibles et mauvaises pour notre santé pour des choses utiles et bonnes. Sous l’effet affligeant des confrontations religieuses et civiles, Charron et Du Vair ont une préférence commune pour les métaphores politiques et militaires. L’âme est présentée comme un camp retranché, dont l’entendement est le général. Les sens sont de simples sentinelles, leur rôle étant de donner un premier avis sur les mouvements observés. Mais l’homme simple n’est pas habitué à cette discipline rigoureuse. Il est soumis à ses sens qui attaquent et accueillent indistinctement les amis et les ennemis. Bref, les passions sont provoquées par une décision inopportune, prise sous l’influence d’une impression forte des sens ou d’une opinion accablante de l’imagination. Les passions les plus simples sont l’amour et la haine, correspondant respectivement à l’appétit vers un bien ou au rejet d’un mal. S’il s’agit du désir d’un bien présent, l’amour devient joie ou plaisir et s’il s’agit d’un bien futur, l’amour devient désir. Pareillement, on appelle tristesse ou douleur la haine pour un mal présent en nous, pitié si elle est présente dans un autre, et crainte dans le cas d’un mal futur. Ces passions affectent l’appétit naturel de l’homme, c’est-à-dire l’âme dans sa partie concupiscente. Dans la région immédiatement supérieure de l’âme, la partie

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irascible cherche des moyens pour obtenir un bien ou pour fuir un mal. Comme l’entendement a perdu sa place de maître, les passions se propagent dans l’âme entière, redoublant de violence, gagnant en complexité et poussant le sujet dans des états extrêmes d’espoir ou de désespoir. Finalement, la sagesse se définit comme la bonne gestion de la matière instable de l’âme. C’est elle qui doit brider les excès de l’activité de l’esprit et les adapter à la passivité du corps. Les questions soulevées par la maîtrise de l’esprit sont celles du droit, représentées par la métaphore de la cour de justice, et celles de la force, illustrés par la métaphore du souverain qui défend la tranquillité de son Etat : quelle est la légitimité qui ordonne l’esprit et quels en sont les moyens ? La sagesse est l’état où l’esprit renonce à ses aspirations de domination universelle. Pour mettre en œuvre cet abandon, le sage recourt à une méditation de la retenu et de la discrétion. Il relativise le rôle des conclusions dans les raisonnements et laisse aux autorités civiles la responsabilité des décisions publiques. 5.54 L’autorité spirituelle et le sens latent de la philosophie

Avec la description des passions, Charron achève sa théorie du rapport naturel entre le soi et l’extérieur qui se produit par et dans la fantaisie. L’imagination forme un univers de représentations visuelles et auditives. L’idée selon laquelle la vue et l’ouïe seraient les sens les plus nobles, rappelle le début de la Métaphysique D’Aristote. Le livre A de ce traité s’ouvre par la reconnaissance d’un désir naturel de connaître, propre à l’homme, dont l’existence est attestée par le plaisir produit par les sensations. Et les perceptions les plus attrayantes sont celles produites par les yeux. Ce qui nous réjouit dans la vision est le grand nombre de connaissances et de distinctions qu’elle nous communique. La mémoire permet d’acquérir des connaissances d’un degré superieur car elle assure l’acquisition des données. Mais leur apprentissage est

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conditionné par la capacité d’ouïr.453 Pour Charron, le processus de connaissance est animé par la recherche du bien et fuite devant les maux. Les sens constituent le commencement du savoir humain par la poursuite du plaisir et la fuite devant le déplaisir. L’entendement étend cette quête du bien sensible à l’ensemble de l’être humain. Ainsi pour mettre en mouvement les facultés de connaissance sensible et intellective, il est besoin d’une affection du désir. L’imaginatif et le pulsionnel s’entremêlent dans la constitution du savoir. Les passions, en tant que maladies de l’âme, sont des dérèglements de la volonté. Mais la rectification du fonctionnement appétitif de l’âme ne passe pas par l’éradication des pulsions afin de trouver un entendement pur. La synthèse sensible de l’imaginaire et de l’affectif forme la nature propre de l’âme qui sert de matière à l’entendement. Chez Charron le gouvernement de la raison sur la partie sensible de l’homme ne peut se formuler dans des résolutions que la volonté s’appliquerait à elle-même, comme elle met en œuvre les décisions externes. Les arrêts de la pensée sont nécessaires à cause du caractère fini de l’homme, mais ils ne peuvent pas être cautionnés par l’esprit. La sagesse humaine est le bonheur qui se nourrit de cette contradiction interne. Elle profite de la faiblesse 453 Cf. Aristote, Métaphysique, A,  980a, 21 – 980 b, 25 : « Tous les hommes ont, par nature, le désir de connaître ; le plaisir causé par les sensations en est la preuve, car, en dehors même de leur utilité, elles nous plaisent par ellesmêmes, et, plus que toutes les autres, les sensations visuelles. En effet, non seulement pour agir, mais même lorsque nous ne nous proposons aucune action, nous préférons, pour ainsi dire, la vue à tout le reste. La cause en est que la vue est, de tous nos sens, celui qui nous fait acquérir le plus de connaissances, et qui nous découvre le plus de différences. – Par nature, assurément, les animaux sont doués de sensation, mais, chez les uns, la sensation engendre la mémoire, tandis qu’elle ne l’engendre pas chez les autres. C’est pourquoi les premiers sont plus intelligents et plus aptes à apprendre que ceux qui sont incapables de se souvenir ; l’intelligence, sans la faculté d’apprendre, est le partage des êtres incapables d’entendre les sons, tels que l’abeille et les autres genres d’animaux pouvant se trouver dans le même cas ; au contraire la faculté d’apprendre appartient à l’être qui, en plus de la mémoire, est pourvu du sens de l’ouïe. » (trad.Tricot)

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spirituelle de l’âme. La distance prise par rapport aux représentations du monde fait que l’homme ne peut pas s’arrêter sur une seule image de la vérité. Le sage manifeste une réserve à propos de toutes les positions établies. Sa retenue le préserve de l’effet destructif des passions. A partir des plaisirs qu’offre par la richesse des sensations, il élabore une volupté fondée sur la capacité de jugement du sage. Cette joie paradoxale de la retenue est formulée dans la Sagesse à l’aide des vers de Horace : « Nil admirari prope res est, una Numici/ Solaque quae possit facere et servare beatum. »454 Comme Montaigne, pour lequel Horace est le plus grand des poètes romains,455 Charron éprouve une grande estime pour l’auteur du Chant Séculaire.456 C’est aux odes d’Horace qu’il recourt, dans la Première Vérité, pour exposer la situation difficile de l’homme en qui force spirituelle engendre la folie de l’incroyance.457 Loin d’une supposée ingnorance de l’hétérogénéité entre les belles lettres et la parole sainte,458 Charron se sert des vers de l’Art poétique pour décrire le lien entre l’âme d’origine divine et le caractère bestial du corps : « Alterius sic altera poscit opem res, et conjurat amicem».459 Or, dans ce lignes, Horace expose le rapport entre l’ingéniosité inspirée et le travail appliqué dans l’écriture poétique, entre la légèreté spirituelle de l’idée lyrique et l’effort corporel de donner forme à cette beauté. La poésie de Horace a dû jouer un rôle dans la conception de la vraie science de l’homme.460 Nous pensons surtout à l’écriture Sagesse, II, 2, 410, Horace, Ep. I, VI, 1-2 ; « N’être frappé d’étonnement par rien, voilà ; peut-on dire Numicus, l’unique principe qui puisse nous donner et nous conserver le bonheur » 455 Montaigne, II, 10, 391 A 456 L’usage contradictoire des vers d’Horace dans le texte de Charron a été d’ailleurs remarqué par Jean Marmier, Horace en France, au dix-septième siècle, PUF, 1962, pp. 245-246 457 Tois Veritez, p. 5 et p. 7 458 Jean Marmier, op. cit, p. 246 459 Sagesse, I, 2, 55 460 La philosophie et la poésie sont opposées à la théologie. Cf. Préface, p. 30 454

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double (cacozelia latens)461, pratiquée par l’écrivain romain, qui lui permettait de transmette un message subversif à partir du sens latent de ses phrases, sous couvert d’obéissance aux autorités établies. A l’instar de l’illustre poète latin, Charron montre une relative observance des dogmes de l’Ecole. Il admet le rôle éminent de l’homme dans la Création, ses racines célestes et la divine correspondance entre sa constitution et celle de l’univers.462 Mais dans sa considération de l’homme morale, ces idées seront présentées comme autant de signes de la présomption humaine. De la même manière, concernant l’unité, l’essence et la destinée éternelle de l’âme, il reconnaît que nos facultés ne peuvent pas nous instruire. Par conséquent, il nous reste à nous soumettre à la vérité de la tradition bien qu’elle ne soit attestée que par le consensus populaire. Le discours de la sagesse est obligé de rester latent car il n’est pas totalement exprimable. Par sa nature, la philosophie est censée parler de manière informelle. S’il systématisait sa pensée, le sage trahirait la liberté de jugement, fondée sur l’incapacité humaine de posséder la vérité. L’aspect rhapsodique du traité d’éthique de Charron répond à l’indécision propre à la sagesse. 5.6 L’urgence du salut et la temporisation de la philosophie L’idée centrale du traité de Charron est celle de la médiété. Ainsi la nature humaine est désignée comme la moyenne entre la bestialité et la divinité. La sagesse prudentielle est le juste milieu entre l’opinion populaire et la théorie céleste. Le jugement est placé entre l’immédiateté du sensible, qui reproduit les faits et la dissemblance de la décision, qui modifie la réalité. Mais au fur 461 Cf. Jean-Yves Maleuvre, Cacozelia latens : Les odes sous les odes. Une nouvelle lecture des odes d’Horace, publié in www.espace-horace.org ; cf. aussi Jean-Yves Maleuvre, Petite stéréoscopie des odes et des épodes d’Horace, tomes I-II, Jean Trouzot Libraire-Editeur, Paris, 1995, 1997 462 Sagesse, I, 2, 55-56

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età mesure que les raisonnements de l’auteur se dévoilent, les termes extrêmes deviennent de simples repères de la pensée qui constitue le sujet moral. L’une des premières observations qui s’imposent par l’analyse de la transmission des concepts, effectuée par Charron, est la crise de l’idée scolastique de la prudence. Vertu de l’intelligence pratique, elle ne se définit plus par rapport à une sagesse théorique. L’incapacité de la connaissance humaine à posséder la vérité la transforme en modèle de fonctionnement de l’esprit humain. La capacité prudentielle d’opérer avec une réalité instable et avec des données relatives identifie l’ancienne vertu à l’ensemble du domaine philosophique propre à l’homme. Pourtant, la sagesse humaine présentée par Charron se distingue de la prudence quant à sa faculté décisionnelle. Le sage ne vise pas directement une efficacité morale dans la vie commune. Sa présence civile n’est qu’une conséquence du retour sur soi, auquel le sage parvient en retardant la conclusion de son raisonnement éthique. La position de Charron peut faire l’objet de plusieurs lectures contradictoires. Elles sont dues principalement aux évolutions de la pensée de l’auteur, aux détours précautionneux de ses formules et aux oscillations de son esprit de recherche. Avec les instruments offerts par les Trois Veritez et de la Sagesse, nous pouvons affirmer que l’espace de la philosophie est celui de l’exercice du jugement. Inversement, le domaine de la théologie est celui de la manifestation de la volonté. Le jugement ne peut retenir aucune proposition pour principe et sa pratique garantit la liberté du sage. La volonté adhère aux convictions qui assurent la paix de la communauté et son usage assure la sécurité générale. L’éthique de Charron enseigne que ces deux puissances de l’âme ne fonctionnent que dans une étroite interdépendance. Nous devons à la volonté les décisions accomplies dans des représentations qui permettent les rapports publics. De la même manière, les représentations accordent à l’esprit des moments de repos dans son mouvement incessant. L’identification de l’intelligence avec ces images produit la

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pédanterie ou la superstition. Mais la pensée a besoin de répit : arrêt nécessaire à son exercice futur. Science joyeuse de l’humain, la philosophie fait appel aux ressources poétiques de la langue écrite et à la tradition littéraire pour exercer son indépendance. Charron aime surtout Horace dont les vers lui inspirent le réjouissant retour à soi obtenu par la condamnation de la vanité, laquelle réside, tantôt dans un savoir qui prétend posséder les secrets du Ciel, tantôt dans les égarements d’un esprit trop confiant en ses propres capacités. Assimilant la philosophie à la poésie, grâce à leur éloquence commune,463 l’auteur de la Sagesse expulse à la fois du camp de la méditation la théologie et l’athéisme, considérés comme des options métaphysiques insoutenables. La philosophie se restreint au domaine de l’expérience personnelle qui se forme par une méditation sur soi et par son opposition au monde. La théologie négative et l’expérience du vide mystique de l’esprit sont des limites de la constitution du pyrrhonisme de Charron. Son éthique se formule en rapport avec ces frontières étroites mais bien délimités. Ainsi, l’anéantissement de soi en vue de l’information surnaturelle s’oppose à la libération tonique de l’esprit par la philosophie. Le détachement religieux du monde ne s’identifie pas à la désinvolture attentive envers l’extérieur. Les deux philosophies civiles esquissées par Erasme et par Charron partent d’une représentation commune de l’âme pour arriver, d’une part, à une purification personnelle en vue d’une communication divine et, d’autre part, à une épuration du discernement en vue d’une pratique libre du jugement. L’érasmien est mis devant un choix radical : le vice ou la vertu. Comme la confusion règne dans l’intelligence de l’homme déchu, il doit faire des efforts afin de ne pas se tromper dans son choix. La difficulté consiste dans le fait que la nature même de l’âme tend vers le péché par son inclination propre à la tranquillité. Or, c’est la guerre qu’il faut faire à la nature pour imposer le gouvernement de la raison. La domination de l’esprit se prépare dans un état de crise 463

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permanente où la volonté se tourne contre elle-même pour contester son assise dans l’orgueil. Le soldat chrétien mène un âpre combat intérieur cherchant à blesser mortellement la vanité qui lui est intime. L’attente de l’esprit n’est assurée que si l’âme se tord sous les coups de la raison et reconnaît sa défaillance essentielle. La conversion traduit la décision de la volonté de combattre la pulsion naturelle qui est une poursuite du bien et une fuite du mal. La vertu de l’espérance est la contrariété du mouvement propre de l’âme. La préparation à recevoir l’esprit passe par une rupture avec l’activité naturelle des facultés. Le manuel d’Erasme impose à son lecteur une suspension de ses appétits immédiats pour retrouver ce qu’il possède de plus spirituel dans l’entendement. Charron restreint la pratique de cette interruption à l’expérience purement humaine. Pour lui, parler d’une attente dans le cadre de l’exercice spirituel, c’est encore se soumettre au désir naturel de perpétuer son être le plus longtemps possible. L’espoir rendait supportable l’angoisse dans laquelle le chrétien érasmien se plaçait volontairement. Au contraire l’auteur de la Sagesse transforme le bonheur à venir, pressenti par le soldat chrétien au cours de son combat, en un plaisir présent. La délectation du sage vient de l’usage du doute compris comme une lutte intérieure dirigée contre la démarche naturelle de l’âme de tendre vers une résolution. Contrairement au commun des hommes, qui cherchent la tranquillité dans le repos de la pensée, le sage vit lucidement la scission entre le caractère fini de l’homme et la nature illimitée de l’esprit. Ainsi, l’unique possibilité humaine de vivre spirituellement est la critique constante des renseignements des sens, des images de la mémoire et des théories de la tradition. Le sage ne conteste pas la vérité du contenu de ces dépôts du savoir mais il avoue sa faiblesse dans une irrésolution intérieure. La réforme de la nature humaine est décrite par le conflit entre l’esprit et la chair. Communs aux orientations philosophiques hétérogènes de la Renaissance, les concepts qui décrivent cette guerre n’ont pas nécessairement la même signification. Ainsi

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nous retrouvons la terminologie militaire de l’esprit dans la Constance de Lipse, où la sagesse réunit la science stoïcienne avec la foi chrétienne pour faire la guerre à ce qu’il y a de mondain dans l’homme. La constance est la victoire obtenue par la raison céleste dont l’essence est le feu contre l’opinion terrestre dont la nature est la terre.464 Le sage part en guerre ouverte contre la partie corporelle et affiche fièrement les enseignes de la raison alors que son ennemi préfère la dissimulation, invoquant en sa faveur la piété et la pitié.465 Par leur essence, ces passions, comme toutes les autres pulsions de l’âme, sont impures. Malgré les lamentations des esprits faibles, il y a toujours une jouissance dans la fausse noblesse des sentiments tristes. L’armée de la raison défend la tranquillité de l’âme contre les assauts des passions qui essaient d’imposer la douleur.466 La sérénité de l’âme spirituelle vient de la reconnaissance de l’ordre de la Providence tandis que l’âme terrestre est ravagée par l’obsession du chaos qui gouverne les choses humaines.467 A la désolation du champ de bataille, la raison triomphante oppose la vision paradisiaque du jardin de la sagesse qui étonne son visiteur par sa beauté et par son arrangement attentif.468 Langius, le sage stoïcien qui enseigne à Lipse les Juste Lipse, De la constance, éd. cit, par exemples : I, V, pp. 29-30, « Vous savez bien qu’il y a deux parties en l’homme, l’âme et le corps. Elle est la plus noble qui représente l’esprit et le feu, l’autre plus vile qui représente la terre. Elles sont jointes ensemble par une certaine concorde discordante, et ne s’accordent pas facilement, principalement étant question de commander, ou d’obéir. Chacune veut commander, et surtout celle à qui appartient le moins. La terre tâche de s’élever par-dessus son feu, et cette fange par dessus le ciel. De la viennent en l’homme les débats, troubles, et comme des continuelles guerres des parties qui combattent l’une contre l’autre, qui ont ainsi que chefs et capitaines la raison et l’opinion. La raison est pour l’âme et fait son effort en l’âme, et l’opinion pour le corps combat en celui-ci » 465 Ibid., I, VIII, pp. 40-41 464

466 467

Ibid., I, XIII, p. 58 Ibid., I, XIV, p. 62

468 Ibid., II, I, p. 100, « Langius, vous avez ici un ciel non un jardin, et vraiment ces feu célestes ne brillent pas d’avantage quand la nuit est sereine que vos éclairantes et séduisantes fleures. » etc.

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vérités de la morale, cultive son esprit mais également ses champs. La beauté de sa propriété reflète l’ordre de son âme. Le jardin ne peut laisser indifférent ni les sévères personnages qui s’occupent des grandes affaires de l’Etat, ni les gens simples qui ne pensent qu’aux amusements. L’émotion, que ces morceaux de nature originaire provoquent, indique la vertu cachée qui gît en chacun et qui se dévoile par d’honnêtes et commodes plaisirs.469 Cette volupté est attentivement surveillée par le sage lipsien, averti contre les dangers contenus par ces premières sensations qui au lieu de susciter l’ascension de l’esprit peuvent se muer en une célébration de la vanité par la curiosité et par la paresse. Le texte met en garde les lecteurs contre « la secte qui s’est élevée maintenant, d’hommes curieux mal à propos et malicieusement oisifs. »470 Paresse et curiosité peuvent être synonymes pour désigner l’indécision et l’attention du sage charronien. Il y a une connivence de la philosophie de la Sagesse avec l’épicurisme. Le bonheur du philosophe est à la fois spirituel, car le doute le sépare de l’influence du monde, et corporel car l’entendement ne peut pas fonctionner sans représentations sensibles.

469 470

Ibid., II, II, p. 102 Ibid., II, III, p. 104

6. Un portrait de l’homme d’esprit

Le discours de Charron s’adresse à ceux qui ont la disponibilité nécessaire pour reconnaître l’honnêteté de la voix auctoriale. Par leur capacité de jugement, ces lecteurs ne sont pas enclins à condamner toute position qui leur semble, à première vue, étrangère. Ces gens capables de juger équitablement les opinions des autres sont d’une part les gens simples et debonnaires et de l’autre les Aetheriens et subtiles.471 La désignation des gens modestes parmi le public recherché par le traité de la Sagesse s’explique par le fait que la simplicité fait partie des recommandations de la discipline morale. Si la doctrine de la sagesse institue une scission entre la conscience et les devoirs publics, elle n’enseigne pourtant pas l’hypocrisie. L’homme simple n’est pas naïf, mais honnête et expérimenté. Il n’est pas impérativement un érudit, car la science n’est pas un outil nécessaire à la sagesse. La présence des éthérés se justifie parce que le sage charronien, même sans avoir accès à une connaissance sublime des choses divines, reste un esprit distingué. Sans doute ce portrait des lecteurs doit être lu comme une invitation à être à la fois spirituel et commun. C’est la définition de l’esprit fort selon Charron, qui vit dans le monde sans s’imprégner des opinions populaires. Charron refuse à la fois le chemin emprunté par certains êtres hautement spiritualisés qui se retirent d’un monde qu’ils méprisent, et la voie de ces bons cœurs qui n’arrivent pas à transmettre leur sagesse à cause de l’usage des expressions sibyllines qui cherchent à ne pas tourmenter les gens. Charron dénonce ici deux erreurs de 471

Sagesse., II, Préface, 371

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l’intelligence: la première est celle de l’insensibilité, qui pousse à une retenue sarcastique; la seconde est celle de la commisération, qui se manifeste par des subtilités obscures. Ce sont deux formes de démission de la communauté, qui partagent l’incapacité de s’exprimer publiquement. Le refus de la société a pour conséquence la difficulté d’articuler une position véritable. Ceux qui ressentent du mépris envers le monde n’ont pas de raisons pour formuler leurs opinions devant les autres. Ceux qui ressentent de la compassion pour le monde ne peuvent pas communiquer leur science à cause de leur langage détourné et peureux. Les deux modèles de ces poses spiritualisées de la philosophie sont Démocrite et Héraclite. Optant pour une parole franche, la Sagesse reconnaît la capacité d’élévation de l’âme, tout en prenant en compte son aliénation initiale. Elle marie l’honnêteté avec l’habileté de la conversation et de la vie commune. « Il y en a bien aucuns et rares, je le voy, je les sens, je les fleurs et les halene avec plaisir et admiration ; mais quoy, il sont ou Democrites ou Heraclites ; les uns ne font que se moquer et gosser, pensant assez montrer la verité et sagesse, en se mocquans de l’erreur et folie. Il se rient du monde, car il est ridicule ; il sont plaisans ; mais il ne sont pas assez bons et charitables. Les autres sont foibles et poureux ; il parlent bas et à demy bouche ; ils desguysent leur langage ; ils meslent et estouffent leurs propositions ; pour les faire passer tout doucement parmy tant d’autres choses, et avec tant d’artifice, que l’on ne les apperçoit quasi pas. Ils ne parlent pas sec, dinstinctement, clairement et acertés, mais ambiguëment comme oracles. Je viens apres aux et au dessous eux : mais je di de bonne foy ce que j’en pense et en croy clairement et nettement. »472

La prudence n’est qu’une vulgaire débrouillardise et une habileté ingénieuse si elle ne s’associe pas à la prud’homie, annonçait le traité de la Sagesse dès ses premiers pages.473 La prud’homie détermine l’honnêteté ou la fausseté dans notre relation au 472 473

Ibid., II, Préface, 370-371 Sagesse, (1601) 27, 29

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monde et à nous-mêmes. Elle se définit par l’identification de la sagesse avec la loi de la nature. Des quatre principes que le sage doit observer, connaissance de soi, liberté d’esprit, soumission à la nature et contentement de soi, le troisième est le plus important. Il a « très grande estendue, et presque seul suffiroit ».474 La prud’homie représente « la première, principale et fondamentale partie de la sagesse ».475 La prudence désigne la pratique de la vertu, qui dépend d’un travail sur soi-même, décrit par Charron comme une réparation spirituelle de l’homme. La compréhension de la prudence dépend de l’interprétation de la probité morale, dont les sources se trouvent dans l’âme de chacun. Le terme de prud’homie a une signification assez mobile, appartenant au vocabulaire moral médiéval et renaissant. Il peut désigner la vertu en général, prenant le sens d’intégrité ou d’excellence éthique ou une qualité particulière, comme la vaillance ou la justice.476 Charron l’associe à l’exigence stoïcienne de suivre la nature. Il cite abondement Sénèque, et il emprunt au philosophe romain la doctrine des semences de la raison qui se trouvent dans toutes les âmes humaines, avant toute expérience empirique préalable. Mais dans la construction de ce concept, Charron est très proche des développements intellectuels de Montaigne. Le terme de prud’homie apparaît dans les Essais avec une certaine régularité et avec une signification relativement constante. La prud’homie, selon Montaigne, désigne, avec la prudence, la finalité d’une bonne éducation, soucieuse de former des esprits sains et non prétentieux. Celui qui détient cette qualité se distingue par sa capacité de juger contraire à la facilité de reproduire les discours et les préceptes des écrivains antiques.477 La prud’homie s’identifie à la franchise de l’expression Ibid, 33 Ibid., II, 3, 417 476 Claire Couturas, « Repères médiévaux et renaissants vers la prud’hommie selon Montaigne » in Reforme, Humanisme Renaissance, nº 56, Juin, 2003, pp. 41-59 477 Montaigne, Essais, I, XXV, 142 474 475

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civile, qui s’oppose aux conventions maniérées de la cour et aux travestissements de la séduction amoureuse.478 C’est une qualité qui exprime un tempérament non faussé par des réglementations étrangères, mais les caractères propres de l’individu, le résultat d’un héritage génétique et social de la famille.479 Elle est liée à la discipline militaire des Spartiates, des Romains ou des Turcs, qui encourage la simplicité et reprouve les complications provoquées par les préoccupations savantes.480 Propre à la prud’homie est une vie modérée plus que les actions éclatantes.481 Elle désigne celui qui sait se gouverner soi-même sans avoir besoin de se soumettre aux règles communes.482 Pour Charron, la prud’homie est la découverte d’un point d’appui à partir duquel l’esprit reconnaît son aliénation et se résout à une transfiguration philosophique : elle est la loi de la nature morale de l’homme. Dans son exposé sur la prud’homie, Charron touche un point extrêmement délicat. Si l’homme se définit par une loi intrinsèque, selon l’avertissement d’Erasme, il tombe dans le piège de l’impiété païenne, s’abandonnant à la sagesse naturelle enseignée par les belles lettres et oubliant ses obligations sacrées.483 L’homme doit vaincre sa loi naturelle pour pouvoir espérer une destinée heureuse. Par la loi, l’homme est maudit, tout espoir est dans la foi, ajoute Calvin d’une manière encore plus radicale.484 De toute évidence, Charron ne suit pas la voie de la conversion indiquée par la littérature religieuse. Ses recherches sont restreintes au champ de l’anthropologie. Il ne cherche non plus les marques divines dans la raison humaine. Il en sait trop sur la défaillance de notre entendement et la superbe Ibid., I, XXVIII, 192 Ibid., II, XI, 427 et III, X, 1021 480 Ibid., II, XII, 488, 498 481 Ibid., II, XXXIII, 734C 482 Ibid., III, XII, 1059 C 483 Erasme, Enchiridion, 23-24 ; 32-33 484 Jean Calvin, Institution de la religion chrestienne, texte établi et présenté par Jacques Pannier, tome second, Les Belles Lettres, 1961, p. 251 478 479

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de notre orgueil qui prétend partager avec le Créateur la connaissance des premiers principes de l’univers. Il est vrai qu’à plusieurs reprises, Charron, à son tour, invoque l’origine divine de la nature, mais il le fait avant tout par respect pour la doctrine officiellement acceptée qui assure la stabilité religieuse et politique de l’Etat et qui offre appui et consolations aux esprits médiocres. Ce n’est pas le chemin à suivre pour le sage qui connaît la misère humaine sans prétendre s’y soustraire en vue de l’audelà. Dans le cadre d’une expérience lucide de la condition humaine, il s’engage dans une transformation personnelle. Pour la justifier, il recourt aux outils de l’argumentation stoïcienne. Ainsi, il fait appel aux recommandations de Sénèque à Lucilius de quitter les devoirs publics pour se dédier exclusivement à la découverte des lois naturelles de la morale. Mais la retraite prescrite par Charron est différente. Son sage vit dans la société et partage avec les autres les responsabilités politiques. Par conséquent, la prud’homie doit être une loi personnelle, qui se distingue des règles sociales sans les contredire. La structure de la notion de prud’homie suit le commandement stoïcien de suivre la nature et s’engage dans une confrontation avec la théologie de la repentance. S’inspirant de ces paradigmes philosophiques, Charron réitère le scénario de la conversion : l’homme réalise sa faiblesse et se transfigure dans une vie nouvelle. Sauf que sa défaillance ne vient pas de son corps, mais de l’esprit. Grâce à son esprit, l’homme a la capacité de prendre de la distance par rapport à son existence organique. Mais par son dynamisme et par son universalisme, l’esprit fragilise l’être terrestre et le prédispose à la folie. Il introduit dans l’âme l’orgueil, l’origine de tous les maux intérieurs et naturels.485 Dans sa considération sur l’homme moral, l’auteur de la « Il y a d’autres defauts qui luy sont plus naturels et internes, car ils naissent de luy et dedans luy : le plus grand est l’orgueil et la presomption, (premiere et originelle faute du monde, peste de tout esprit, et cause de tous maux) » Sagesse,I, 16, 147 485

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Sagesse enquête sur les perversions spirituelles de l’homme, exposées didactiquement en cinq points : la vanité, la faiblesse, l’inconstance, la misère et la présomption. En réalité, elles s’entremêlent et agissent de concert. « D’autant que l’homme est composé de deux pieces fort diverses, esprit et corps, il est mal aisé de la bien d’escrire entier et en blot. Aucuns raportent au corps tout ce que l’on peut dire de mauvais de l’homme : le font excellent et l’élevent par dessus tout pour le regard de l’esprit : mais au contraire tout ce qu’il y a de mal, non seulement en l’homme, mais au monde, est forgé et produit par l’esprit : et y a bien plus de vanité, inconstance, misere, presomption en l’esprit, qu’au corps : auquel peu de chose est reprochable au pris de l’esprit (…). Or nous consi­ derons icy l’homme plus au vif, que nous n’avons encores fait, et le pincerons ou il ne se demangeoit pas et raporterons tout à cinq points ; Vanité Foiblesse Inconstance Misere et Pre­ somption, qui sont ses plus naturelles et universelles qualités : mais les deux derniers le touchent de plus prés. Au reste il y a des choses communes à plusieurs de ces cinq, que l’on ne sçait bien à la quelle l’atribuer plustost, et specialement la foiblesse et la misere. »486

Pour échapper au désordre spirituel propre à l’être humain, la Sagesse recommande le retour à la nature. La compréhension du concept de prud’homie consiste dans l’interprétation de cet appel. La récupération de la simplicité originaire de l’homme s’obtient en contrariant les tendances habituelles de l’esprit, sans pour autant s’identifier avec un état d’insensibilité d’un intellect pur ou avec la recherche aveugle des plaisirs bruts. L’esprit fort est à la fois éthéré et terrestre, élevé et simple. Il détourne l’ascension orgueilleuse de l’esprit vers les hauteurs d’une théorie universelle en l’affrontant à ses faiblesses insoupçonnées. Une fois blessé dans son orgueil, l’homme peut trouver sa force véritable. Pour Pierre Charron, l’esprit se manifeste d’abord comme une aliénation du rapport naturel de l’homme à soi et au monde. Dans ces 486

Ibid, I, Quatriesme Consideration, Preface, 228

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circonstances, la philosophie se présente comme une thérapie, qui rétablit le lien naturel du sage avec lui-même et avec son altérité. Cette guérison spirituelle se produit par la découverte d’une loi de l’humanité, cachée et pervertie sous plusieurs strates d’habitudes artificielles. La critique charronienne des coutumes anciennes et des juridictions civiles vise la mise au jour des principes naturels de la vie, que l’esprit a tendance à dissimuler. Se soumettant à l’autorité de la nature, l’homme obéit à ses impulsions les plus profondes. Tenter de se dérober à ce pouvoir, c’est trahir son humanité et accepter une condition monstrueuse. La loi de la nature est l’origine de l’homme et la définition de son accomplissement. Toutes les autres formes de bien-être - richesse, santé, perspicacité - restent partielles, tandis que la prud’homie, qui est la conformité à la nature, vise l’homme dans son entier. Observant la loi naturelle, l’homme est bon, non pas par peur des lois civiles ou par désir d’acquérir une renommée ou autres récompenses : il est vertueux spontanément. « Or je veux en mon sage une prud’homie essentielle et invincible, qui tienne de soy mesme, et par sa propre racine, et qui aussi peu s’en puisse arracher et separer, que l’humanité de l’homme : Je veux que jamais il ne consente au mal, quand bien personne n’en sçauroit jamais rien, ne le sçait il pas luy ? que faut il plus ? Tout le monde ensemble n’est pas tant, quid tibi prodest non habere conscium, habenti conscientiam ? Ny quand il en devroit recevoir une tresgrande recompense, car quelle peut elle estre qui luy touche tant que son estre propre ? Ce seroit comme vouloir un méchant cheval, moyenant qu’il eust une belle selle. Je veux donc que ce soyent choses inseparables estre et consentir de vivre homme, estre et vouloir estre homme de bien. »487

Dans la recherche de la loi universelle, Charron associe des arguments théologiques et métaphysiques afin d’opérer une réduction de la genèse du droit de la Nature à une recherche de 487 Ibid., II, 3, 421-422 ; citation latine, Lactance, Divin. Instit, liv. VI, 24 : « Que t’importe que l’on ne connaisse point tes bonnes actions si tu en a la conscience ? »

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soi. Dans un premier temps, il limite le devoir divin à une obligation naturelle. Par la suite, il continue son raisonnement assimilant la règle universelle à la substance individuelle de chacun. « Or le Patron et la regle pour l’estre, c’est cette Nature mesme qui requiert si absolument que le soyons, c’est di-je cette equité et raison universelle qui éclaire et luit en chacun de nous : Qui agit selon elle, agit vrayement selon Dieu, car c’est Dieu, ou bien sa première, fondamentale, et universelle loy qui l’a mis au monde, et qui la première est sortie de luy, car Dieu et Nature sont au monde, comme en un estat, le Roy son auteur et fondateur, et la loy fondamentale qu’il a bastie pour la con­ servation et regle dudit estat. C’est un esclat et rayon de la divinité, une defluxion et dependance de la loy eternelle, qui est Dieu mesme et sa volonté : quid Natura nisi Deus, et divina ratio toti mundo et partibus eius inserta ? » 488

Le fragment de Sénèque, cité par Charron ci-dessus provient d’une exhortation du penseur latin à la reconnaissance des bienfaits dont l’homme est entouré. Pour le sage, l’univers entier est une infinie richesse dont il profite.489 Ceux qui disent que tous ces bienfaits sont l’œuvre de la nature ne se trompent pas, car la nature n’est que l’ordre de l’univers, et dans sa raison d’être il faut bien reconnaître un auteur. Dans ses Discours chrestiens, Charron considère la Nature, le Destin et la Fortune comme étant trois manières de manifester la Providence qui est présente dans toutes les choses universellement et particulièrement.490 Le régime de la nature est donc intermédiaire et se situe entre celui de la nécessité, réglé par le destin et celui de l’accident, contenu par la fortune. La nature est la première et la principale expression de cette sagesse universelle qui conduit les choses vers leur fin.491 Elle est la force interne et la puissance secrète, qui traver488 Ibid., II, 3, 422 ; citation latine : Sénèque, Des bienfaits, IV, VII, 1 : « Qu’est-ce que en effet la nature, sinon Dieu et la raison divine mêlée à l’univers entier et à ses parties ? » 489 Sénèque, Des Bienfaits, IV, VI 490 Discours chrestiens, pp. 71-72 et p. 79 491 Ibid., p. 72

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sent l’ensemble de la création. Puisqu’elle apparaît comme une puissance paisible, sans ordonnancement nécessaire, les êtres spirituels, anges et hommes, peuvent s’y soustraire.492 Bien qu’elle agisse diversement et que sa variété échappe en grande partie aux facultés de connaissance de l’homme, la nature ne produit jamais de monstres. Si un pareil accident intervient, c’est un signe que le cours naturel des choses a été contrarié.493 Par rapport au destin et à la fortune, qui échappent à son entendement, l’homme se reconnaît dans la réglementation naturelle, qui lui est propre. Par rapport aux Discours chrestiens, le texte de la Sagesse ne fait pas appel à une métaphysique de la donation. La science de l’homme ne s’autorise point à parler des infusions surnaturelles. Pour justifier le retour sur soi de l’âme humaine, il recourt à une synonymie partielle entre l’ordre divin, l’expression de la nature et la configuration personnelle. D’une part, la Providence ne peut se manifester que sous la forme de loi naturelle dans le champ de l’expérience humaine. D’autre part, la loi de la nature dans le cadre de l’action morale ne signifie pas autre chose que l’appel de sa conscience.  « Il agit aussi selon soy, car il agit selon le timon et ressort animé qu’il a dedans soy le mouvant et agitant : Ainsi est il homme de bien essentiellement, et non par accident et occasion : car cette loy et lumiere est essentielle et naturelle en nous, dont aussi est appelée Nature et loy de Nature. Il est aussi par consequent homme de bien tousjours et perpetuellement, uniformement, et egalement, en tous temps, et tous lieux : Car cette loy d’equité et raison naturelle est perpetuelle en nous, edictum peppetuum, inviolable qui ne peut jamais estre étreinte ny effacée quam nec ipsa delet iniquitas : vermis eorum non morietur, universelle et con­ stante par tout, et toujours mesme, égale, uniforme, que le temps ny les lieux ne peuvent alterer ny deguyser. »494 Ibid., pp. 73-74 Ibid., 74 494 Sagesse, II, 3, 422-423, citation latine : « Que l’iniquité elle-même ne peut detruire : - Le ver qui ronge ne mourra point », Vulg. Isaiah, 66, 24, et Marc, 9, 45-47 492 493

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Les lois humaines, qu’il s’agisse du décalogue de Moïse, du droit romain ou des coutumes des peuples modernes, s’opposent à la loi naturelle présente dans l’esprit de tous. Autorisé par la césure entre son conformisme externe et son indépendance interne, le sage peut juger de ces législations. Charron décrit le rapport entre le soi et le droit en termes platoniciens, les lois étant des copies émanant d’une source naturelle à la laquelle chacun peut avoir accès.495 Le jugement aurait dans ce cas des vertus émancipatrices à l’égard du formalisme juridique. Par l’évolution de la connaissance de soi dans une critique des lois externes, l’homme surpasse son statut de sujet d’un ordre étranger pour devenir lui-même législateur. « Voicy donc une preud’homie essentielle, radicale, et fonda­ mentale, née en nous de ses propres racines, par la semence de la raison universelle, qui est en l’ame, comme le ressort et balancier en l’horologe, comme la chaleur naturelle au corps, se maintient de soy-mesme forte et invincible, par laquelle l’on agit selon Dieu, selon soy, selon nature, selon l’ordre et la police universelle du monde, quietement, doucement, et ainsi som­ brement, et obscurement, sans bruit, comme le batteau qui n’est poussé que du fil et du cours naturel et ordinaire de l’eau : tout autre est entée par art, et par discipline accidentale, comme le chaud et le froid des fièvres, acquise et conduite par des oc­ casions et considerations estrangeres, agissant avec bruit, éclat, et ambitieusement. »496

Hormis la philosophie morale de Sénèque, Charron trouve un autre type de source et d’autorité dans les paroles de saint Paul pour qui les gentils se tiennent à eux-mêmes lieu de loi. La sagesse naturelle n’a pas besoin des lois écrites, mais elle se contente de consulter son cœur et d’interroger sa conscience.497 Mais Charron n’est pas tout à fait fidèle à la pensée paulinienne. Son argumentation prend une autre voie. Saint Paul oppose la Ibid., II, 3, 423 Ibid., II, 3, 424 497 Ibid., II, 3, 423, référence à Romains, II, 14-15 495 496

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loi à la foi: la loi écrite est vide de sens si elle n’est pas soutenue par la foi.498 Charron ne cherche ni la foi, ni les faveurs du Créateur, mais une obligation envers l’humanité fondamentale de chacun. Bien sûr, en dernière instance, nous pouvons argumenter qu’en respectant et en nous rendant dignes de cette humanité nous reconnaissons les bienfaits du Seigneur. Néanmoins, Charron s’interdit de parler en théologien de l’origine céleste de la loi naturelle ou du fondement divin de la loi civile. Il y a une réciprocité dans le rapport entre la grâce et la nature, la primauté de l’une sur l’autre variant selon les points de vue. Ainsi, du point de vue de l’ordre de la Création, la grâce est première et la nature lui succède. Mais, du point de vue de l’ordre humain, qui est la perspective adoptée par le traité de la Sagesse, la nature précède la grâce. Alors, même si toute certitude nous est refusée, il y a plus de chance d’obtenir la grâce en réalisant premièrement en nous cette probité de l’esprit réclamée par la loi de la nature. Contrairement aux leçons de la théologie, c’est la grâce qui a besoin de la prud’homie, cette dernière pouvant agir indépendamment des secours divins. Par contre, la grâce réclame une purification préalable de l’âme opérée par la prud’homie. La grâce sans probité est la piété hypocrite des Pharisiens, gens misérables par comparaison aux grands exemples de vertu purement humaine que nous ont donnés Sparte ou Rome. « Elles sont toutes deux de Dieu, il ne faut donc pas contreheurter ni aussi confondre, chacune a son ressort et son action separée : Ce sont deux que le joueur et le souffleur, aussi sont-ce deux que la prud’homie et la grace, l’action bonne en soy natu­ rellement, moralement, humainement, et laction meritoire. Celle la peut bien estre sans cette-cy, et a son pris comme en ces Philosophes et grands hommes du temps passé, admirables, certes, en la nature, et en toute sorte de vertu morale, et se trouve encores parmy les mescreans : mais cette cy ne peut estre sans celle-la, non plus que le couvert, la couronne et consom­ mation ne peut estre sans le corps éleve : Le joüeur peut en tout 498

Romains, III, 28

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cas exercer son art sans le souffleur, ainsi la prud’homie sans la grace : il est vray que ne sera qu’ès sonans et cimbalum tinniens, mais celle-cy requiert celle-la . »499

Selon nous, le recours à la théorie stoïcienne des germes spirituels marque deux aspects de l’éthique charronienne. D’abord, l’auteur de la Sagesse fait appel aux techniques de travail sur soi développées dans l’école du Portique.500 Ensuite, il part de l’hypothèse d’une nature universelle pour ne pas retenir à l’intérieur de ce concept que l’âme humaine. La représentation de soi comprend les principes de l’univers dans au sens où l’homme ne peut pas penser autrement que de manière globalisante. Sa vision étend automatiquement son expérience à l’ensemble de la réalité. Par ses recommandations et par sa pratique, la philosophie distrait l’esprit de cette démarche orgueilleuse. La sagesse humaine est un égarement conscient de la pensée produit par la suspension du doute et par l’exercice de la réflexion. Et comme l’intelligence humaine a comme traits principaux la vanité, la faiblesse, l’inconstance, la misère, et la présomption, les interruptions et les digressions de la philosophie ont une fonction corrective. Devant la faiblesse de l’âme, la raison crée parfois en nous une forme de tristesse qui nous arrache au vice, à savoir le repentir.501 Le repentir est une passion d’origine rationnelle ou divine, dont le rôle est d’affronter le mal par ses propres armes. Il est une passion par laquelle, la raison essaie de reprendre le contrôle de l’âme. A côté du remords divin ou rationnel, il existe aussi un autre d’origine corporelle, mais celui-ci n’est que l’effet d’une impuissance provoquée par accident, maladie ou par vieillissement. C’est une sagesse hypocrite et chagrine qui se trouve à l’opposé de la sagesse virile et gaie, enseignée par la Sagesse. Le remords sincère 499 Sagesse, II, 3, 434 ; citation latine, Paul, 1, Corinthiens, 13, 3 : « Comme un airain sonnant et une cymbale retentissante » 500 Domenico Taranto, op. cit, p. 104 501 Sagesse, II, 3, 437. Cf. notre article « Repentance philosophique et remords théologique, in Corpus, no 55, 2008, pp. 69-82

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s’exprime par confession, la reconnaissance courageuse et retenue de ses fautes. Les excuses bruyantes et publiques ne sont pas signe de repentance, mais de la ruse du vice. Par ces excuses, la méchanceté essaie d’aveugler les autres et nous-mêmes. La présence de l’expiation n’amende pas les fautes commises, mais les troubles qui empêchent une attitude naturelle. Le repentir est le correspondant affectif de la recherche rationnelle de la liberté de l’esprit. L’affranchissement de la raison et la repentance de l’âme travaillent ensemble pour nous affranchir des contraintes artificielles de l’âme. En tant qu’habitus affectif la prud’hommie est un sain amour de soi-même,502 opposé à la folle philautie,503 qui est le principal dérèglement intérieur. Siège de notre bonheur, elle est obscurcie par les opinions populaires, par les dogmes savants, par les dérèglements pulsionnels et par les dysfonctionnements spirituels. Eliminer les perturbations externes et les perversions internes tient à la fois d’une action intellectuelle et d’un mouvement passionnel. Par la critique du jugement et par la tristesse de la repentance, l’esprit s’élève au-dessus de toutes les réglementations assumant ses fonctions naturelles de juge et de législateur. Ces charges sont assumées en première instance devant soimême. En conséquence, l’amour de soi est en même temps un discernement raisonnable sur soi-même. L’évocation de la loi naturelle des stoïciens, qui doit être cherchée en soi-même, et la mention paulinienne de la loi intérieure des gentils, qui peut tenir lieu de loi morale avant la réception de la bonne nouvelle encadre l’universalisme de l’expérience humaine. Ne pouvant accéder par ses propres forces à une science totale de l’univers, la sagesse de l’homme substitue à la métaphysique des principes premiers une méditation sur les possibilités et les défaillances de l’être fini. Le concept de la prud’homie dénoue ce paradoxe entre les prétentions universelles de l’entendement et ses capacités limitées. Loin d’exprimer la su502 503

Ibid., II, 3, 421 Ibid., II, 1, 382

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bordination de l’homme à une loi transcendante, la prud’homie révèle sa rencontre libre avec les exigences de sa propre conscience. L’appel à la loi de la nature et l’invocation de la loi divine font partie des deux stratégies différentes. Tout d’abord, il s’agit du respect politique envers les autorités généralement reconnues de la science et de la religion. Ensuite, l’acceptation de cette tutelle couvre une démarche critique, visant l’affranchissement de l’esprit de tout patronage extérieur afin de permettre la manifestation libre du jugement et l’ouverture personnelle envers les autres. La sagesse est à la fois dissimulation prudentielle et honnêteté preud’homiale. Cette attitude d’ouverture intérieure pointe à la fois les illusions de l’unité de l’âme et une vision universelle du monde. Ces deux penchants de la raison orgueilleuse ne sont pas confirmés par une enquête sur la nature humaine. Ils relèvent du caractère présomptueux de l’esprit, enclin à réduire le monde à sa propre expérience et à unifier la diversité des renseignements dans un unique tableau abstrait. La découverte de la loi de la nature est conditionnée par la pratique de certains exercices visant à défaire les propensions habituelles de l’esprit. Cette entreprise est rendue plus difficile par le fait que la considération vaniteuse de l’unité de l’âme et l’idée arrogante d’une connaissance universelle du monde sont confortées par les institutions publiques et les usages coutumiers. L’émancipation de l’homme de l’orgueil théorique de l’esprit est en même temps sa libération des autorités mondaines. Les obligations imposées par les codes moraux sont trop restreintes pour l’homme de bien. Sa prud’homie lui impose des devoirs de piété, de bienfaisance, de justice et de loyauté, qui ne se retrouvent pas dans les lois écrites. Les impulsions de la prud’homie sont plus fortes et plus vives que toute réglementation artificielle, parce qu’elles expriment l’être le plus profond de l’homme. Suivre la nature, c’est découvrir en soi la lumière de la raison naturelle. Détenteur des semences de la raison, l’homme, même dans un état d’idiotie, est capable de retrouver les bonnes lois et les jugements équitables. Pour retrouver cette voie, l’homme doit se

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défaire de l’erreur publique,504 comme le dit Sénèque, celle-ci consistante à suivre non pas la nature, mais le profit et le plaisir. Les législateurs ont institué un système des peines et des récompenses, conscients de l’incapacité du peuple à suivre seul les inclinations honnêtes. « Voyla pourquoi la doctrine de tous les Sages porte que de bien vivre, c’est vivre selon nature, que le souverain bien en ce monde, c’est consentir à la nature, qu’en suyvant nature comme guide et maitresse, l’on ne faudra jamais, Naturam si sequaris ducem, nusquam aberrabis : bonum est quod secundum naturam, omnia vitia contra naturam sunt: Idem beatè vivere et secundum naturam, entendant par nature l’equité et la raison universelle qui luit en nous, qui contient et couve en soy les semences de toute vertu, probité, justice, et est la matrice, de laquelle sortent et naissent toutes les bonnes et belles loix, les justes et equitables jugemens, que prononcera mesme un idiot. Nature a disposé toutes choses au meilleur estant qu’elles puissent estre, et leur a donné le premier mouvement au bien et à la fin qu’elles doivent chercher, de sorte que qui la suyvra ne faudra point obtenir et posseder son bien et sa fin, Sapientia est in naturam converti, et eo restitui unde publicus error expulerit. : Ab illa non deerrare, ad illius legem exemplumque formari sapientia est. Les hommes sont naturellement bons et ne suyvent le mal que pour le profit ou le plaisir : dont les legislateurs pour les induire à suivre leur inclination naturelle et bonne, et non pour forcer leurs volontez, ont proposé deux choses contraires, la peine et la recompense. »505

Les premiers législateurs sont des héros de l’humanité, qui ont fondé des villes et des Etats et imposé des lois. Leur sagesse Sénèque, Lettres, XV, 94, 68 Sagesse,II, 3, 424-425 ; les citations latines : Cicéron, approx., De Oficiis, I, XXVIII-100 : « si nous prenons la nature comme guide, jamais nous ne nous égarerons » ; Sénèque, Lettres, 118, 12 « Le bien c’est ce qui est selon la nature » ; approx, Sénèque, Lettres, 122, 5, « Tous les vices sont contre la nature » ; Sénèque, De vita beata ; 8-2, « Cela revient au même de vivre heureux ou selon la nature » ; approx, Sénéque, Ep, 94, 68, « la sagesse consiste à revenir à la nature dans l’état, dont l’erreur publique nous a dépossédés » ; Sénéque, De vita beata, 3-3, «  Ne pas s’en écarter, se régler sur sa loi et son exemple, voilà la sagesse » 504 505

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n’est cependant pas une science particulière, mais une bonne connaissance générale l’homme. Nous pouvons constater que des gens simples, qui ne bénéficient pas de l’habileté du courtisan ou du savoir de l’érudit, vivent mieux et plus sainement que ces derniers. Les gens simples n’ont pas trahi leurs impulsions naturelles. C’est pourquoi, Charron oppose à la figure d’Aristote, prince des savants et des philosophes, celle de Socrate, docteur de la nature,506 qui arrive à exprimer dans une langue comprise même par les moins instruits les principes d’une vie véritablement heureuse. Malheureusement, la voie du bonheur est rarement suivie. Par lassitude, les gens préfèrent chercher ailleurs qu’en eux-mêmes les lois qui les gouvernent. D’ailleurs, il existe des personnes si mal nées qu’elles vivent leurs vices avec autant de violence qu’elles détruisent complètement leur raison morale. Mais celles-là sont, comme les sages, des cas rares. La situation la plus fréquente est celle des gens qui ne se cultivent jamais eux-mêmes, en préférant se soumettre soit à la domination d’une science pédante, soit à la tyrannie de l’opinion publique. Peu à peu, l’artificiel s’est emparé de la vie humaine, croit Charron. Si, en ce qui concerne la vie en commun, la simple vertu n’avait autrefois besoin que de quelques règles de conduite, dorénavant la vie sociale est entièrement régie par des rituels sophistiqués et par des cérémonies complexes. L’attirance des esprits populaires pour ce qui est étranger et nouveau a accéléré ce mouvement d’aliénation des âmes. En outre, la science s’est mise au service de l’abandon de la raison naturelle, attribuant, par son autorité, aux lois humaines un pouvoir presque inébranlable. De cette manière, les devoirs de la conscience laissent les gens indifférents, tandis que tout le monde s’inquiète pour l’observation des règles de cérémonie. Déjà, le Sauveur lui-même ne pesait pas la dureté de ses mots contre les docteurs pharisiens qui ordonnaient la construction des monuments funéraires des prophètes sans porter aucune attention à leurs prophéties. Par leur sournoi506

bid., II, 3, 425

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serie, ils perpétuaient l’œuvre des persécuteurs des justes et non de ceux qui ont transmis la vérité.507 Le signe de la loi naturelle devrait être son universelle acceptation. Or, l’homme a réussi à se défaire de tous ses liens avec la nature. La diversité des traditions montre que les gens ont effacé en eux toute trace de nature. Il y a deux voies à suivre pour retrouver la loi de la nature. La première est celle des gens bien nés, qui ont reçu une éducation très soignée. Ceux-là, sans exercice ni pratique, sont naturellement disposés au bien. La bonté naturelle de ces personnes ne se confond pas avec la mollesse morale de ceux qui font le bien par commodité, pour ne pas importuner la société et qui sont incapables d’actions vigoureuses contre les injustices et contre les méchancetés. La seconde voie est celle de l’exercice, réservée à ceux qui pour atteindre la bonté doivent faire des efforts pour discipliner leurs impulsions premières. Ils ne parviennent à la vertu que par l’étude de la philosophie et par une lutte pénible contre le vice. Leur application n’est pas à confondre avec l’effort de ceux qui emploient leur énergie à se défigurer au profit d’une afféterie postiche. Par travail et par contrainte, la plupart des gens retrouvent la lumière de la raison affaiblie par le hasard de leur naissance et par la mauvaise éducation. De ces deux types humains, Charron déduit trois façons d’envisager la prud’homie. La première forme de prud’homie est l’innocence naturellement dégoûtée par le vice : elle s’appelle bonté. Il s’ensuit la vertu, qui est la prud’homie acquise, laborieuse, toujours en lutte contre le vice. La troisième forme de prud’homie, qui est une synthèse des deux premières, s’appelle perfection : elle marie le bon naturel avec l’exercice de la philosophie pour obtenir un déracinement complet des vices. Paradoxalement, vu la grande estime que le théologal du Comdom porte à Sénèque, il considère les Epicuriens encore plus avancés que les Stoïciens dans l’apprentissage de la perfection. Entre la bonté et la vertu, le peuple préfère la dernière, car ses actions se produisent d’une 507

Ibid., 428, référence à Mathieu, 23, 29-30

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manière plus spectaculaire, au terme d’un difficile combat. Néanmoins, pour le philosophe averti, l’action naturelle est supérieure à l’action imposée, donc la bonté est supérieure à la vertu. Dans la bonté, Charron, trouve le relâchement épicurien supérieur à la tension stoïcienne. Quant à la perfection, elle est l’effort philosophique accompli et l’obtention de la détente de l’âme. Elle est la conversion de la nature personnelle dans un état où le bien moral est préféré sans affrontement intérieur. « Ce dernier et parfait est acquis par une long étude, et serieux execice des regles de la Philosophie, joint à une belle, forte et riche nature ; car il faut tout les deux, le naturel et l’acquis. C’est à quoy estudioyent ces deux Sectes la Stoicienne et encore plus l’Epicurienne (ce qui sembleroit étrange, si Sénèque et d’autres encor anciens ne l’attestoient, qui sont bien plus à croire que tous les auttres modernes) qui avoit pour ses joüets et esbats de la honte, l’indigence, les maladies, les douleurs, les gehennes, la mort ; non seulement ils mesprisoient, soutenoient patiem­ment, et vainquoient toutes àpretez et difficultez : mais il les recherchoient, s’en esjouissoient et chatouilloient, pour tenir leur vertu en haleine et en action laquelle ils rendoient, non seulement ferme, constante, grave et severe, comme Caton, et les Stoiciens, mais encore gaye, riante, enjoüée, et s’il est permis de dire folatre. »508

L’opposé de la prud’homie est la méchanceté. Elle est engendrée par la bêtise et par l’ignorance, donc par le mauvais naturel ou par la mauvaise instruction. D’une certaine façon, la méchanceté est l’état le plus fréquent de l’homme qui ne s’inquiète pas pour sa santé morale. Elle provoque le malheur de l’âme par sa simple présence, mais aussi par les afflictions qu’elle provoque, le tourment, l’inquiétude et la repentance. Elle est à éviter dans toutes les circonstances, sauf s’il s’agit de faire le mal en vue du bien public, comme c’est le cas d’un crime qui sauverait l’Etat. Aux trois formes de la prud’homie correspondent trois formes de méchanceté. D’abord, la perfection dans la méchanceté est 508

Ibid., II, 3, 431-432

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atteinte lorsque le vice est à tel point incrusté dans l’âme que même l’entendement se met à son service. Séduite par le discours, convaincue par de faux arguments ou simplement habituée à faire le mal, une âme vigoureuse transforme le vice en sa nature véritable.509 Comme dans le cas de l’athéisme, qui est l’opposition à la loi divine, l’opposition totale à la loi naturelle requiert une âme forte. Le second type de méchant est celui qui se laisse facilement emporter par ses passions et cède au vice. Enfin, les derniers sont ceux qui font le mal non pas suivant les passions, mais par calcul, pour obtenir certains bénéfices et plaisirs. Résister au vice est le propre d’une vertu imparfaite, qui a besoin d’obstacles pour s’affirmer. L’athée et le méchant partagent avec le dogmatique la nécessité de se rapporter négativement à un adversaire, alors que le traité de la Sagesse enseigne une morale de l’affirmation de soi et de l’acceptation du monde. La prud’homie organise la santé intérieure du sage. Elle commence par dégager l’âme des mauvaises influences des opinions étrangères et des sentiments troublants. Par l’exercice de la réflexion, le philosophe se défait de l’autorité politique et savante. Il agit librement, mais clandestinement, en vue du bonheur et non pour accomplir des obligations publiques ou familiales. Son ouverture d’esprit lui dévoile les fausses formes de la vertu, qui couvre souvent l’impuissance, la crainte ou la vanité. Conscient de la rupture entre l’esprit fort et la faiblesse populaire, il ne propose pas un projet de réformation générale. Bien qu’elle soit extrêmement versatile, l’opinion embrasse avec passion les positions qu’elle rencontre et les défend avec acharnement. Ainsi, elle est l’ennemi principal de la liberté de l’esprit. Pour jouir pleinement du pouvoir conféré par l’affranchissement de l’erreur publique, le sage doit non seulement vaincre les tentations sensibles et spirituelles, mais même aller encore plus loin dans son accomplissement et cesser de les combattre. Ce degré suprême de la sagesse ne correspond pas à une extirpation des passions 509

Pierre Charron, Trois veritez, pp. 5-6

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troublantes et des opinions allogènes de son âme. Mais toutes les tendances vicieuses se défont dans l’esprit du sage, parce qu’il identifie immédiatement leur particularisme et leur relativité. Pour mettre en évidence cet état paradoxal de l’âme, Charron reprend la distinction proposée par Montaigne dans De la cruauté, entre la bonté, la vertu et la perfection. La première est l’inclination à bien faire. La seconde est le raisonnement suivi par l’effort contre le vice. Ces deux postures très louables ne cor­res­pondent aucunement au comportement de Socrate.510 Le philosophe athénien avait un mauvais naturel qu’il a corrigé. Mais ses actions ne sont pas proprement vertueuses, car son élévation éthique est telle qu’il ne ressent plus des tentations vicieuses qu’il devrait combattre. La simple innocence naturelle contient une faiblesse : l’incapacité de faire le mal. La vertu n’est pas plus forte car elle n’existe pas en absence du vice. Charron interprète cette troisième voie, présentée par Montaigne et incarnée par Socrate, comme l’union entre la bonté et la vertu. La prud’homie décrit un état d’ouverture affective et d’intelligence critique. Elle est le principe moral de l’honnête homme généreux envers soi-même, envers les autres et envers le monde.511 L’analyse de la prudence s’avère une voie d’accès privilégiée pour la compréhension de la philosophie morale de Pierre Charron. L’auteur reprend la tradition aristotélicienne de la pensée de la pratique pour dépasser l’incapacité du savoir théorique et spéculatif à répondre aux problèmes soulevés par la crise générale provoquée par la liquidation du féodalisme politique et la rupture religieuse. Dans ces circonstances, l’auteur de la Sagesse élabore une compréhension de la raison humaine qui accepte les Montaigne, Essais, II, 9, 422-423 Sur le destin du concept de générosité dans la philosophie classique cf. Denis Kambouchner, « Descartes et Charron : prud’homie, générosité, charité, in Corpus, no 55, 2008, pp. 193-208 510 511

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risques de l’action et de la pensée et qui tient compte du tragique de l’existence. Le concept de prudence dans l’œuvre de théologal de Condom joue le rôle de principe de la science civile et organise l’effort du philosophe de définir l’honnêteté à travers ses actions et ses écrits. Son idéal est l’homme d’esprit ou le sage, figure intellectuelle paradoxale : intéressé par la vie politique où il trouve des repères pour la connaissance de soi ; étudiant et exerçant son esprit pour participer aux affaires du monde. La sagesse philosophique de Charron doit être conçue à partir de la rupture entre la vie privée et la vie civile, deux domaines qui grâce à cette césure se reflètent réciproquement. Son éthique décrit le processus de transformation culturelle et de changement civique, expérimenté dans les cours et dans les cités de l’Europe moderne. Pierre Charron participe à l’effort général des milieux intellectuels du XVIe siècle de réflexion sur les normes nouvelles qui offrent le cadre de l’expression du sujet moral et aux formes nouvelles de manifestation de l’autorité publique. La constitution de la philosophie de Charron n’est pas seulement une méditation sur ces sujets, mais aussi un exemple de mise en scène de l’acte philosophique à la fin de la Renaissance. Le lecteur est sollicité en égale mesure par ses affirmations que par ses omissions, par ses signes d’indépendance que par ses déclarations d’allégeance envers les institutions politiques et savantes. Sa vraie science de l’homme est une discipline civile qui comprend le caractère essentiellement historique et politique de la vie humaine. Le concept de prudence a comme principale fonction l’organisation du comportement. Organisant l’apparition publique, il implique l’élaboration des conditions générales du discours éthique. La Sagesse codifie la représentation de la vertu en même temps qu’elle cherche les règles philosophiques de l’énoncé moral. Pour pouvoir détailler les techniques de bien vivre sous la forme de devoirs, de normes et d’avis qui circonscrivent l’action du sage, Charron s’appuie sur une anthropologie appelée à

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rendre compte des puissances naturelles de l’homme. Ainsi, le premier sens du concept de la nature est celui de réalité humaine en tant que principe vital et matière première des procédures prudentielles de manifestation sociale. La prudence encadre l’expression individuelle qui résulte d’un échange permanent entre l’âme et le monde. Le comportement vertueux règle ce commerce intramondain. La dénonciation des prétentions insoutenables de la théorie de procurer à l’homme les principes immuables de l’action éthique met la philosophie de la Sagesse dans une situation embarrassante. L’unité métaphysique de l’ego moral éclate pour se faire remplacer par une auto-constitution permanente d’un sujet fugace qui se crée à partir des affrontements politiques, des conversations amicales et des lectures de la tradition. Cette démarche d’édification morale est exposée par le thème pédagogique de la maîtrise de soi obtenue grâce aux exercices de domination des dispositions affectives et des propensions spirituelles des différents caractères. Reine des autres vertus, la prudence administre le passage à l’acte de la rationalité éthique. Elle produit la vertu comme réponse à l’incertitude extérieure et à la inconstance intérieure. Affrontant une réalité menaçante, le sage réagit par une maîtrise de soi remarquable. Charron se sert de la liste traditionnelle des quatre vertus morales pour surprendre les aspects les plus diverses de la vie : la justice rend compte de l’application de la vertu dans les rapports avec les autres ; la force est la constance d’une âme vigoureuse devant les coups du sort ; enfin, la tempérance est la fermeté devant les tentations des richesses et des plaisirs. Ancien dilemme de la théorie des quatre vertus, la prudence est en même temps le principe général de la vie morale et une des qualités éthiques nécessaires au sage. D’une part elle règle l’existence entière et de l’autre elle est simplement une habileté politique. Plus important que l’exposé classique de la théorie des vertus est leur investissement d’un double sens, populaire et philosophique. L’acception populaire distingue à l’aide de la liste

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des vertus quatre domaines différents de l’action humaine. Au contraire, l’acception philosophique désigne l’unité de la vertu. Pour le sage, l’essentiel de la vie n’est pas intégrable dans les catégories communes de la prudence politique, de la justice, de la force et de la tempérance. Le principe de la morale philosophique est une bonne conduite de l’existence en vue de la réalisation d’un contentement de soi constant. Le bonheur du sage ne dépend pas des rôles qu’il doit jouer dans les diverses situations rencontrées. Le philosophe se définit par la pratique de la méditation, qui est cette réflexion sur la scission entre le rapport à soi et la manifestation publique. L’acceptation de cette césure permet au sage d’obtenir son autonomie par rapport aux obligations communautaires et d’engager un détour de la pensée sur soi-même par lequel l’homme gagne la souveraineté de son âme. Charron prend ses distances avec les diverses formes de volontarisme formulées à la Renaissance. Pour certains auteurs, la maîtrise de soi passe par une décision que l’homme est capable de prendre grâce à sa volonté. Ainsi, pour Erasme l’accomplissement humain, effectué par la réception des vérités révélées, dépend d’une résolution préalable à devenir chrétien. D’une façon plus radicale, Jean Bodin affirme la soumission de l’entendement à la volonté qui est transformée dans la faculté définitoire du sujet éthique. Or, Charron conçoit la constitution du sujet moral par un arrêt du processus décisionnel. La force réflexive de l’homme diffère l’application du syllogisme pratique. Le sage obtient sa liberté par une séparation des manifestations volontaires, se réservant un droit au doute analytique. Cette opération de libération de soi par la suppression des résolutions est possible grâce à la place spéciale occupée par la raison dans l’anthropologie charronienne. Dans son Paradoxon, Bodin avait transformé la prudence dans une vertu maîtresse de l’âme qui gouvernait les prises de décision et leur application. Pour Charron, elle est la recherche d’un critère d’appréciation de l’action. L’irrésolution qui caractérise la réflexion du sage forme le cadre de liberté requis pour affirmer son individualité.

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Cette indécision ne se traduit pas dans l’inaction et dans le refus de participer aux affaires civiles. De ce fait, il faut comprendre la philosophie politique de Charron comme une explication du rapport entre l’indépendance personnelle et la sujétion publique. L’auteur accorde dans une pensée unitaire l’individualisme moral avec les nécessités de l’absolutisme politique. Ainsi, le sage réalise sa perfection accomplissant les pratiques coutumières et obéissant aux lois. Mais dans l’exécution de ses obligations, il fait preuve d’une certaine nonchalance : non dans le sens d’une inconséquence inattentive, mais dans le sens d’une désinvolture agile. L’apparence négligente du sage vient d’un contentement de soi qui l’épargne des troubles de l’ambition. Son attitude dégagée est le signe de son ouverture spirituelle. Elle s’oppose à la crispation de celui qui poursuit aveuglement son ascension politique et qui soigne son image de serviteur zélé devant les grands. Le sage acquiert cette posture satisfaite par expérience et par lecture. De ces sources, il extrait le savoir de l’usage naturel du jugement droit, qui est le contraire d’une science formelle des articles et des citations applicables dans toutes les situations. L’histoire ne lui enseigne pas les lois générales des sociétés, mais le caractère changeant de l’homme et sa fragilité devant les coups de la sort. De cette manière, son observation des jeux politiques et sa connaissance du passé servent d’exercice pour affermir son âme. La désinvolture du sage est toujours accompagnée d’une constance courageuse devant les surprises du destin. La vertu de la prudence joue un rôle essentiel dans la constitution d’un domaine indépendant de l’anthropologie philosophique. Elle est la vertu de la faculté la plus propre de l’homme, la volonté. Mais la réflexion sceptique de Charron va plus loin en nous mettant en garde contre les dangers contenus par l’illusion d’une liberté absolue. L’indépendance du sage doit rester dans le jugement pour ne pas amplifier les conflits constitutifs de la vie publique. Ainsi, avec de la Sagesse nous sommes au début du conventionnalisme juridique moderne. Le philosophe soutient le

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pouvoir en place et son système légal pour des raisons utilitaristes : la paix civile et la prospérité commune. L’usage que le sage fait des règles extérieures est à la fois protecteur et dissimulateur. Indépendamment des devoirs rigoureux que sa propre conscience lui impose, il se forge une réputation devant les autres. Il se fait connaître dans sa communauté comme un bon citoyen, soumis aux autorités et respectueux envers les lois. De cette manière, il défend sa propre personne et sauvegarde la tranquillité des autres du scandale que peut représenter sa liberté de réflexion. La césure entre le conformisme public du sage et son jugement privé reflète la rupture entre la nécessité de l’ordre politique et l’impossibilité de le fonder de manière absolue. Opposé à la modestie exhibée par le sage, le souverain est obligé d’incarner le pouvoir. Par conséquent, si le philosophe se tient en retrait, le prince se montre de façon éclatante. Dans les yeux de ses sujets, il est revêtu de l’estime envers la tradition protectrice et de l’admiration envers la puissance bienfaisante. Si la présence du souverain appelle l’amour et la confiance, celle du sage suscite la curiosité, la gêne et souvent l’animosité. Paradoxalement, ce sont sa discrétion et son honnêteté qui le trahissent. Premièrement, il n’est pas pressé de participer aux fonctions civiques et d’attirer sur lui l’attention des grands. Il remplit ses obligations sans bruit. Deuxièmement, il ne cultive pas le secret. Préoccupé par la nature humaine et par la connaissance de soi, il évite les intrigues de cour qui éloignent l’esprit des préoccupations plus nobles. L’inconfort que le sage provoque provient du fait que sa retraite est ressentie comme un reproche pour les ambitions vaines des ses concitoyens. En fin de compte, ce n’est pas la retenue du sage, mais le désir de se faire remarquer et la soif de pouvoir des gens qui sont les vraies germes de la ruine des Etat. La philosophie dénonce l’orgueil de ces préoccupations en étendant son rôle d’une connaissance personnelle à une thérapie générale de la société. La méditation politique de Charron doit beaucoup au traité de la Politique de Juste Lipse. La figure du

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sage peinte dans les analyses charroniennes s’apparente avec celle du conseiller lettré décrit par le savant flamand. Sauf que dans la Sagesse le cosmopolitisme du dernier se transforme dans un relativisme envers les différents systèmes légales et coutumiers. En conséquence, l’érudition du conseiller lipsien est substituée par la faculté plus mobile du jugement. Les deux auteurs sont marqués par la conception historiographique de Tacite et par l’art politique de Machiavel. Nous retrouvons chez eux une perception claire de la sauvagerie du politique, exprimée dans le désir de pouvoir qui pousse les acteurs politiques aux conquêtes, aux trahisons et qui jette les sociétés dans des guerres civiles. Pour se maintenir dans ce monde, le prince, comme le sage, se construit une réputation vertueuse et une apparence ferme, symbolisant la stabilité des lois. Mais si le détenteur du pouvoir le fait pour se maintenir sur son trône, le sujet du pouvoir aspirant à la sagesse le fait par compréhension des dangers contenus dans les changements sociaux. Suivant le modèle de la retraite exemplaire de Montaigne de vie publique, le théologal de Condom réalise que pour se défendre des illusions de l’esprit, le premier pas est l’abandon des illusions du pouvoir. Le rapport de la philosophie de Charron aux instances de l’autorité est à la fois formellement respectueux et fondamentalement critique. Sa pensée doit affronter des problèmes délicats liés à la religion et au discours métaphysique. En parallèle avec la question de la représentation du sage et la construction de sa réputation, nous devons nous interroger sur la possibilité de formuler une position philosophique fondée sur le doute et sur la liberté de l’esprit. La position du sage n’est pas seulement une excentricité sociale, qui ne s’identifie ni à la pratique du pouvoir, ni à la soumission à la coutume, mais une place propre dans l’intérieur de la communauté créée par les fonctions occupées et par les ouvrages publiés. Chez Charron cette réflexion sur le statut du philosophe se constitue lentement à partir d’une analyse sur les tragiques déchirements religieux de son temps et à partir

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de sa rencontre avec l’œuvre de Montaigne. Tout d’abord, ses projets de pacification ne veulent pas imposer une doctrine démontrable rationnellement. Les preuves intellectuelles ne font pas de convertis et ne chassent pas les hérésies si elles ne sont pas précédées d’une disposition à les recevoir. En conséquence, il propose une religiosité de l’acceptation. Parce que les facultés rationnelles ne peuvent pas accéder aux principes divins de la création, l’homme doit fonder la tranquillité de sa communauté et la paix de son âme sur l’approbation des dogmes et des coutumes. L’origine des contestations est le désir de pouvoir et de nouveauté. Par la suite, il formule une défense du catholicisme avec des arguments extrinsèques à la religion : la stabilité politique et le bon ordonnancement de l’âme. La position soutenue par Charron dans ses écrits contre les réformés contient une critique de la théologie rationnelle et du discours métaphysique. Elle est développée dans son traité de morale où la vraie science de l’homme est opposée aux prétentions universalistes de savants. Charron imagine l’expression philosophique comme un milieu entre l’opinion populaire et la théorie métaphysique. Ainsi, le vulgaire ne sait apprécier dans la sagesse qu’une habileté dans l’action et dans la conversation, rarement accompagnée de vertu. Le discours théologico-métaphysique s’installe dans un isolement qui lui permettrait l’accès à une compréhension supérieure de l’univers. Si la langue ordinaire est passionnée et intéressée, le langage théorique se veut aride et indifférent. Or, sur les traces de Montaigne, Charron reproche au métaphysicien de ne pas tenir ses promesses. Son retrait n’est qu’une illusion par laquelle il se trompe soi-même avant d’essayer de convaincre les autres. De point de vue de la nature humaine, son ascétisme est un dérèglement, car sa science cherche toujours un auditoire. Et si elle le trouve facilement c’est parce que la métaphysique ne fait que reformuler quelques croyances profondes de l’opinion populaire : le statut exceptionnel de l’homme dans l’univers, l’immortalité de l’âme, la correspondance secrète entre

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sa connaissance et l’ordre du monde. La science charronienne ne conteste pas directement ces idées, mais elle dévoile l’orgueil qui les produit. Pourtant, la philosophie de la Sagesse ne sombre pas dans la désolation devant la corruption de la nature humaine et devant l’impossibilité de fonder le savoir. Il ébauche un véritable projet philosophique sur les bases d’un pyrrhonisme radical. Les thèmes de la faiblesse de l’homme et de l’humilité de la raison sont appelés par le discours de Montaigne à travers plusieurs citations de saint Paul, dont l’autorité est convoquée pour appuyer les développements de l’Apologie de Raimond Sebond. Par l’intermédiaire du message apostolique, l’essayiste souligne la distance infinie qui sépare la raison humaine de son origine divine. Au nom de l’acceptation de la modestie des forces intellectuelles des êtres finis, Montaigne dénonce les tentatives humaines de parler de surnaturel comme relevant de l’orgueil. Pierre Charron rejoint la démarche montaigniste après avoir essayé de trouver, dans un premier temps, les fondements naturels de la raison. Dans sa Première Vérité, il avait proposé une religion naturelle, fondée sur une version avant la lettre de l’argument pascalien du pari. Selon son raisonnement, il vaut mieux croire que de ne pas croire car l’adhésion assure une attitude bienveillante envers le monde et envers soi-même, alors que le refus pousse l’homme à l’angoisse et au désespoir. Mais cette interprétation utilitariste de la religion ne peut pas contenter le philosophe. Il ne peut accepter un dogme simplement parce qu’un consentement aveugle rassure l’âme. Il assume l’abstention sceptique imposée par l’impossibilité de prendre une position justifiée intellectuellement. Le problème est de savoir quelle philosophie on peut proposer à partir de cette neutralité de la raison qui n’admet ni refus ni accord. Montaigne avait tranché ce nœud gordien en optant pour une prise de parole personnelle aux dépens de la généralité philosophique. Ainsi, il remplace l’architecture des systèmes de pensée par l’expérience de sa propre imagination. Ce n’est pas la voie de la Sagesse, car Pierre Charron se

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recommande comme philosophe, ce que Montaigne, de manière presque doctrinale et programmatique, ne veut pas être. Nous pourrions dire que Charron assume sans tenter de surmonter le paradoxe de la production d’une philosophie qui ne peut pas s’organiser comme un savoir général du monde. La philosophie du théologal de Condom est premièrement un instrument critique de l’analyse des conceptions théologico-rationnelles et une connaissance de soi obtenue par l’épuration des illusions de l’esprit. De la même manière que les résolutions de la volonté sont mises à l’écart par la morale de la Sagesse, l’homme d’esprit refuse d’adopter les principes théoriques des dogmes savants. Il se prive ainsi de la possession des outils bien établis pour ses analyses philosophiques. Par conséquent, la première difficulté que la vraie science de l’homme doit affronter est celle de trouver ses instruments d’analyse. Par cette philosophie qui se veut à la fois commune et savante, Charron fait appel aux ressources de la langue vernaculaire. Sa doctrine s’adresse au public lettré qui peut être intéressé par une sagesse accessible de la vie commune. L’auteur s’éloigne de la langue scolastique et du dogme en invoquant l’exemple des grandes figures de l’Antiquité, dont les sentences latines parsèment le texte de la Sagesse. La force de citation et la franchise de l’auteur sont censées éveiller le lecteur à une élévation spirituelle véritable. Au-delà de la langue utilisée, il est question des contenus conceptuels véhiculés par l’anthropologie charronienne. En première instance, il faut préciser le sens du détachement du sage charronien, présenté avec les mots de saint Paul comme un homme spirituel, opposé à l’homme du monde. Nous assistons à une transformation sémantique importante du concept de l’esprit, qui désignait habituellement le caractère exceptionnel de l’être humain et sa capacité théorique de comprendre les premières causes de la nature. Or, par son programme, la philosophie de Charron refuse de se préoccuper des principes métaphysiques. Par ailleurs, installant sa recherche dans le champ de

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l’anthropologie, il met en question de manière radicale la rationalité théorique. Ainsi, Charron prolonge dans le cadre de la connaissance de l’homme une méditation religieuse qui se défaisait de la tradition de l’argumentation théologique pour accéder à une foi plus pure et, donc, plus spirituelle. Le philosophe français opère un transfert de sens par lequel la connotation des notions élaborées dans des cercles intellectuels réunis par une croyance fervente perd sa signification religieuse. Une telle idée commune à la réflexion religieuse et à la pensée philosophique est celle de l’opposition au monde dans les conditions d’une participation à la vie civile. D’une part nous avons une justification de l’autorité politique par le péché originel qui marque tous ses sujets, de l’autre par la domination de l’opinion populaire, toujours instable et erronée. Par conséquent, la fonction directrice du souverain a comme finalité, selon le cas, le salut ou la sagesse. A la même époque, avec ces théories du pouvoir absolu, apparaissent des justifications de l’autonomie individuelle où la personne privée s’affirme publiquement grâce à une civilité basée sur des principes chrétiens ou séculaires. L’homme se civilise par une transformation de sa nature brutale. Dans son Enchiridion, Erasme expose les idées directrices de cette citoyenneté chrétienne où le soldat du Christ gagne sa place dans la cité par une décision de convertir sa nature. Il reconnaît sa faiblesse qui peut être dissimulée sous la forme vulgaire du vice ou sous la forme plus subtile d’une prétendue perfection humaine, illustrée par les nobles figures de l’Antiquité. L’élévation spirituelle de l’homme peut être atteinte à l’aide d’une inspiration divine, dont la réception dépend des exercices de mortification du corps et des essais herméneutiques des textes sacrés. Chez Charron aussi, cette capacité d’interprétation est le principe de spiritualisation de la nature. Elle garantit une complète liberté de jugement, unique forme d’universalisme accessible à l’homme. Le jugement est fondé sur la faiblesse humaine qui est présente sous trois aspects : ignorance par rapport à soi-même, incapacité de

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détenir des certitudes et impossibilité d’accéder aux idées pures. Primo, l’homme ne peut pas se connaître entièrement. Il ne connaît rien de l’unité, de l’immortalité et de l’essence de l’âme. Si pourtant il soutient ces idées, il le fait à cause d’un désir de conservation de son être et de sûreté personnelle. Secundo, l’examen de ses capacités cognitives montre que toute certitude lui est interdite. Sa finitude ne lui permet pas des assertions définitives sur une réalité infinie. Tertio, l’illusion de l’âme humaine capable de posséder des principes immuables est solidaire avec l’imagination d’un mécanisme intellectuel capable des idées pures. Mais l’âme humaine travaille avec des images qui sont traitées et rassemblées par la recherche du plaisir et la fuite du déplaisir qu’elles contiennent. Ses connaissances proviennent de son échange avec le monde et non d’une consultation immatérielle des premiers principes de l’univers. En conséquence, nous avons deux formes de présence dans la cité de l’esprit. La première théorisée par Erasme cherche une élévation de l’âme, grâce à la capacité herméneutique de l’homme. Cette force mène à un éloignement du sens littéral des textes de la tradition et pousse à un renversement des tendances naturelles de l’âme. Animé par l’espoir du salut, l’homme opère une conversion personnelle. Le soldat chrétien mène une bataille contre sa nature humaine et les blessures mortelles infligées à sa partie affective ouvrent la porte de son âme aux influences du Saint Esprit. Ce n’est pas l’isolement orgueilleux des monastères et la fuite devant le monde qui garantissent sa victoire, mais la participation à la vie commune, s’orientant avec les autres selon les lumières de la Providence. Le second type de citoyenneté spirituelle cherche une libération de l’âme de l’emprise de la tradition, de l’opinion populaire et de l’autorité savante, grâce à sa capacité de jugement. A la différence du soldat chrétien, le sage charronien renverse la démarche naturelle de l’âme par la suspension du moment décisionnel. Sa félicité est obtenue dans le plaisir du doute et non dans l’arrêt de la pensée sur une conclu-

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sion salutaire. La sagesse civile connaît les faiblesses de l’intelligence humaine. Reconnaissant l’instabilité et l’irrésolution comme des conditions naturelles de l’existence et non comme des sources du malheur d’une ambition démesurée, le sage accepte avec contentement ironique sa déficience, sans laquelle l’exercice du jugement philosophique et la création de l’image poétique ne seraient pas possibles. La reforme personnelle rend l’homme civil. Elle est opérée dans la Sagesse par une phénoménologie de la faiblesse humaine. Malgré les opinions courantes, la misère humaine est engendrée par l’esprit. C’est lui qui crée cet univers des biens illusoires, richesse, pouvoir, renommée, qui constituent la vie sociale de l’homme. A cause de l’esprit, l’homme est incapable d’apprécier la simplicité naturelle, car il suit les diversions et les complications de l’intelligence. De la même manière, l’homme abandonne la constance et alterne des masques selon sa libre fantaisie. Loin de corriger ses penchants brutaux, l’esprit accentue la cruauté et la méchanceté de l’homme. Il trouve des raisons pour glorifier les guerres et convainc les gens que la désolation provoquée par ces atrocités est un signe de la grandeur de l’âme humaine. Les constructions spirituelles les plus complexes, les systèmes coutumiers et les sciences, imposent l’idée que l’homme serait le principal objet des attentions divines et le maître de l’univers. Par la suite, la nouvelle civilité de l’homme annoncé par Charron s’avère être non une spiritualisation de la nature humaine, mais une reconversion de l’esprit à l’ingénuité naturelle. Le théologal de Condom associe la recommandation stoïcienne de suivre la nature à l’invitation paulinienne de consulter son cœur. Par l’identification des exhortations sénéquiénne et évangélique, la Sagesse traduit la loi de la nature par un édit de la conscience. La probité morale de chacun est décidée non par une législation externe, mais par une consultation privée de soimême. Ainsi, l’orgueil qui pousse l’homme aux vices est transformé en sain amour de soi qui le qualifie de point de vue

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éthique. Cette affectation particulière et fondamentale envers soi-même est obtenue par l’affranchissement des erreurs populaires. La société est bâtie en fonction de la vanité générale et autour d’un désir de bonne réputation, commun à tous. Charron retrouve le thème de la présence en retrait du sage : son accomplissement se réalise par des techniques de régression et de désapprentisage. A l’aide de son jugement il se défait des passions, des opinions et des coutumes qui lui ont été imposées par l’éducation et par la fréquentation du monde. La sagesse ne vise pas l’obtention des véritables sentiments et l’instruction des vraies idées, mais elle relève une pensée qui libère l’homme de la fixation des dogmes. Cette liberté intellectuelle est accompagnée d’un bonheur qui défie tous les vices. La félicité de la sagesse n’est pas éloignée seulement de la méchanceté, mais aussi de la vertu crispée qui a besoin d’affronter le mal pour s’affermir. Sa constance ne relève pas d’une sévérité imposée, mais d’une bonne disposition spirituelle. Le concept de prud’homie qui désigne l’accomplissement d’une honnêteté naturelle est extrêmement complexe. Il est difficile de le définir positivement, car sa réalisation pratique par la vie du sage et sa compréhension théorique par l’écriture philosophique de la Sagesse sont présentées surtout comme des techniques de correction et d’élimination de la mauvaise influence des passions et de la domination tyrannique des opinions populaires, soutenues par la science. Par conséquent, la morale charronienne n’est pas normative : elle est à tout moment reconstituée et testée dans les confrontations familières, comme dans les expériences tragiques de l’existence. Son idéal marie la force morale qui s’impose aux yeux du monde avec l’acceptation du destin. Cette générosité souveraine transpose dans un langague philosophique spécialisé la méditation de Montaigne sur la reconnaissance universelle devant le sort. L’instabilité conflictuelle qui définit la vie permet au sage de se remettre en question dans une pensée qui interroge l’unité déclamée de l’âme et qui

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questionne les liens qui nous unissent à la société. Le conventionnalisme conservateur de deux auteurs dissimule une philosophie de l’apparence héritée de la tradition rhétorique et poétique latine, revisitée et refondée pour les besoins d’une réponse philosophique aux crises de la modernité première. Montaigne et Charron situent l’exercice philosophique du jugement au même niveau que le jeu compliqué des représentations poétiques proposé par Virgile ou par Horace. Ainsi, ils permettent à la philosophie de se revigorer de la force du verbe poétique et des ressources de la fantaisie. Le questionnement de l’autorité publique revêt la forme d’une mise en cause de la hiérarchie traditionnelle des facultés humaines. Comme c’était déjà le cas dans les Essais, il n’est plus question dans la Sagesse de parler d’une domination royale de l’intellect. L’auteur prête sa voix à des traditions variées et la fait passer de l’expression individuelle à l’énonciation des positions officielles. Il en résulte un discours multiforme qui gagne son unité grâce à l’art de la conversation. Par sa méditation sur la faiblesse de l’intellect humain et sa critique de la pulsion vaniteuse qui anime les positions dogmatiques, confirmées à la fois par l’opinion populaires et par la science savante, Charron s’avère un de premiers penseurs de la tolérance moderne. C’est une philosophie agonale qui accepte et cherche les conflits, sources de la fermeté de l’âme, mais qui désamorce les conséquences désastreuses des guerres de l’esprit par la destruction sceptique des résolutions de la volonté et par la mise entre parenthèses des principes dogmatiques.

Bibliographie sélective

A. Œuvres de Pierre Charron Editions utilisées : Toutes les Œuvres de Pierre Charron, Parisien, Docteur es Droicts, Chantre et Chanoine, Theologal de Condom. Derniere Edition. Reveue, Corrigées & augmentées, Paris, 1635, 2 vol, Slatkin Reprints, Genève, 1970 De la Sagesse, coll. « Corpus des œuvres de philosophie en langue française », texte revue par Barbara de Negroni, Fayard, Paris, 1986 Autres éditions consultées : De la Sagesse De la Sagesse Livres Trois. Par M. Pierre Charron, Parisien, Chanoine Theologal & Chantre en l’Eglise Cathedrale de Comdom, Bordeaux, 1601 De la Sagesse Trois Livres. Par Pierre Charron Parisien Docteur es Droicts. Seconde édition reveuë et Augmentée (par G-M de la Rochemaillet), Paris, 1604 Le Trésor de la Sagesse compris en trois livres par M. Pierre Le Charron, Parisien, Lyon, 1606 De la Sagesse Trois Livres, Par Pierre Charron Parisien, Docteur és Droict. Dernière ediction, En laquelle, Pour le Contentement du Curieux Lecteur, a Esté adjousté à La Fin Tout ce qui Pouvoit Avoir Esté Retranché aux Precedentes Impressions. Plus un « Eloge » Véritable, ou Sommaire de la Vie de l’Autheur, l’Explication de la Figure qui est au Frontispice du Present Livre, Avec Une Table des Matières Principales y Contenues, Paris, 1607

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Bibliographie sélective

De la Sagesse suivant la Vraye copie de Bourdeaux pour servir de suite aux Essais de Montaigne, 2 vol, Paris, 1768 De la Sagesse, Trois Livres, par Pierre Charron, Chanoine theologal et Chantre en l’eglise cathedrale de Condom. Nouvelle Edition Publiée, avec des Sommaires et des notes explicatives, historiques et philosophiques, Ed. par Amaury Duval, 3 vol, Paris, 1820-1824 De la Sagesse. Trois livres. Nouvelles édition avec les variantes, des notes et la traduction des citations, par Jean Alexandre C. Buchon, Paris, 1836 Les Trois Vérités Les Trois Véritez Contre les Athées, Idolatres, Juifs, Mahumetans, Hérétiques, & Schismatiques, Bourdeaus, 1593 Les Trois Véritez Contre tous Athées, Idolatres, Juifs, Mahumétans, Hérétiques et Schismatiques. Le tout traicté en trois livres, Paris, 1595 Discours Chrétiens L’Octave Contenant Huict Discours du S. Sacrement. Avec un Autre Discours de la Communion des Saincts, Bourdeaus, 1600 Discours Chrestiens. Seconde Partie, Bourdeaus, 1601 Discours Chrestiens de la Divinité, Creation, Redemption et Octaves du Sainct Sacrement, Paris, 1604 Discours Chrestien, Qu’il n’est Permis ny Loisible a un subject, Pour Quelques Cause & Raison Que ce Soit, de se liguer, Bander, & Rebeller Contre son Roy, Paris, 1606 Discours chrestien, Sur la Benediction Donnée par Isaac à Jacob son Fils Puisné, Pensant la Donner à Esaü son Aisné, Paris, 1606 Discours chrestiens de la Divinité, création, redemption et Octaves de Saint Sacrement par M. Pierre Charron, Paris, 1612

Bibliographie sélective

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Traité de la Sagesse Traicté de la Sagesse. Plus Quelques Discours Chrestiens du Mesme Auteur, qui ont été Trouvez Apres Son Décez avec son Portraict au Naturel, & l’Eloge ou Sommaire de sa Vie, Paris, 1606 Petit Traicté de la Sagesse, in De la Sagesse, Trois Livres, par Pierre Charron, Chanoine theologal et Chantre en l’eglise cathedrale de Condom. Nouvelle Edition Publiée, avec des Sommaires et des explicatives, historique et philosophique, Ed. par Amaury Duval, 3 vol, Paris, 1820 Autres écrits : « Testament de Pierre Charron » in Archives Historiques du Departement de la Gironde, XXIV, 1884, pp. 229-233 « Lettres inédites de Pierre Charron publiées d’après la copie de Gabriel Naudé » par Louis Auvray, in Revue d’Histoire Littéraire de la France, vol.I, Paris, 1894, pp. 308-329 B. La bibliothèque de l’homme d’esprit : religion, morale, politique, pédagogie, littérature de cour Cornelius Agrippa De Incertitudine et Vanitate scientiarum et artium atque excellentia verbi dei declamatio, Anvers, 1529 Déclamation sur l’incertitude, vanité et abus des sciences, trad. Lois de Mayerne –Tourquet, Paris, 1582 Pierre Boaistuau, Bref discours de l’excellence et dignité de l’homme (1558), Droz, Genève, 1982 Le théâtre du monde (1558), Droz, Genève, 1981

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Bibliographie sélective

Jean Bodin, Exposé du droit universel. Juris universi distributio (1553) trad. Lucien Jerphagnon, PUF, Paris, 1985 La Méthode de l’histoire, (1566) trad. Pierre Mesnard, in Jean Bodin, Œuvres philosophiques, PUF, Paris, 1951 Le Six livres de la République (1576), Fayard, Paris, 1986 Paradoxon. Quod nec virtus ulla in mediocritate, nec summum bonum in virtus actione consistere posit, Paris, 1596 Le Paradoxe de Jean Bodin Angevin, qu’il n’y a pas une seule vertu en mediocrité, ny milieu de deux vices. Traduit de Latin en François, & augmenté en plusieurs lieux, Paris, 1598, réédité par Paul Lawrence Rose in Selected Writings on Philosophy, Religion and Politics, Librairie Droz, Genève, James Cook University of North Queesland, Townsville, 1980 Paradoxes de M.J. Bodin. Doctes & exellens discours de la vertu, touchant la fin & souverain bien de l’homme, trad. par Claude de Magdaillan, Paris, 1604 Universae naturae Theatrum, in quo rerum omnium effectrices causae et fines contemplantur, et continuae series quinque libris discutiuntur, Lugduni, 1596 Le théatre de la nature universelle de Jean Bodin jurisc. Auquel on peut contempler les causes efficientes et finales de toutes choses, desquelles l’ordre est continué par questions et responses en cinq livres, trad. François de Fougerolles, Lyon, 1597 Etienne de La Boétie, Le discours de la servitude volontaire (1577) Editions Payot et Rivages, Paris, 2002 La Mesnagerie d’Aristote et de Xenophon. C’est à dire la manière de bien governer une famille. Traduicte de grec en françois par feu Estienne de

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la Boetie Conseiller du Roy en son Parlement de Bordeux : Et mise en lumière avec quelques vers françois et latin dudict la Boetie, par Michel sieur de Montaigne, Paris, 1600 ; le volume contient aussi deux autres traductions de La Boétie, Les regles de mariage de Plutarque et Lettre de consolation de Plutarque a sa femme et un Extraict d’une lettre que Monsieur le Conseiller de Montaigne escrit à Monseigneur de Montaigne son pere, concernant quelques particularitez qu’il remarqua en la maladie & mort de feu Monsieur de la Boetie 

Guy de Brués Les Dialogues de Guy de Brués, contre les Nouveaux Académiciens, Que tout ne consiste point en opinion, Paris, 1557 The Dialogues of Guy de Bruès. A Critical Edition With a Study in Renaissance Scepticism and Relativism by Panos Paul Morphos, The John Hopkins Press, Baltimore, 1953 Etienne Junius Brutus, Vindiciae contra tyranos. Traduction française de 1581, Introduction, notes et index par A. Jouanna, J. Perrin, M. Soulié, A. Tournon et H. Weber (coordinateur), Librairie Droz, Genève, 1979 Jean Calvin Institution de la religion chrestienne (1541), texte établi et présenté par Jacques Pannier, Les Belles Lettres, Paris, 1961 Brieve instruction, pour armer tous bons fideles contre les erreurs de la secte commune des Anabaptistes, Genève (1544) in Corpus Reformatorum, vol. 35, Ioannis Calvini Opere Quae Supersunt Omnia, Guilielmus Baum, Eduardus Cunitz, Eduardus Reuss (éd), tome 7, Bunsvigae, 1868 Excuse de Messieurs les Nicodémites sur la complaincte qu’ilz font de sa trop grand rigueur, Genève (1544), in in Corpus Reformatorum, vol. 34, Ioannis Calvini Opere Quae Supersunt Omnia, Guilielmus Baum, Eduardus Cunitz, Eduardus Reuss (éd), vol. 6, Bunsvigae, 1867

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Contre la secte phantastique et furieuse des Libertins. Qui se nomment spirituelz, Genève (1545), in Corpus Reformatorum, vol. 35, Ioannis Calvini Opere Quae Supersunt Omnia, Guilielmus Baum, Eduardus Cunitz, Eduardus Reuss (éd), vol 7, Bunsvigae, 1868 Epistre contre un certain cordelier suppost de la secte des libertins lequel est prisonier à Roan (1547), in Corpus Reformatorum, vol. 35, Ioannis Calvini Opere Quae Supersunt Omnia, Guilielmus Baum, Eduardus Cunitz, Eduardus Reuss (éd), tome 7, Bunsvigae, 1868 Le petit traité montrant que c’est que doit faire un homme fidèle connaissant la vérité de l’Evangile quand il est entre les papistes (1543) in Jean Calvin, Œuvres choisies, Olivier Millet (éd.), Gallimard, 1995 Sébastien Castellion, Dialogues sacrés. Dialogi sacri, (1551) Librairie Droz, Genève, 2004 De l’impunité des hérétiques, (1553) Librairie Droz, 1971 Conseil à la France désolée. Auquel est monstré la cause de la guerre présente et le remède qui y pourroit estre mis ; et principalement est avisé si on doit forcer les consciences, (1562), Librairie Droz, Genève, 1967 De l’art de douter et de croire, d’ignorer et de savoir, traduit de l’original latin par Charles Baudouin, Editions Jeheber, Genève-Paris, 1953 De arte dubitandi et confiendi ignorandi et sciendi (1563), with introduction and notes by Elisabeth Feist Hirsch, E.J. Brill, Leiden, 1981 Baldassar Castiglione, Le livre du Courtisan, présenté et traduit de l’italien d’après la version de Gabriel Chappuis (1580) par Alain Pons, Flammarion, Paris, 1991 Il libro del cortegiano, a cura di Bruno Maier, Unione Tipografico-Editrice Torinese, Torino, 1981

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Giovanni Della Casa, Galatée ou Des manières, présenté et traduit de l’italien d’après la version de Jean de Tournes (1598) par Alain Pons, Quai Voltaire, Paris, 1988 Pierre De La Place, Du Droict Usage de la Philosophie Morale avec la doctrine Chrestienne, Paris, 1562 Diego de Estella, Livre de la vanité du monde, trad. Gabriel Chappuys, Paris, 1587 Madeleine de L’Aubespine Cabinet des saines affections, Edition critique par Colette H. Winn, Honoré Champion Editeur, Paris, 2001 Philippe Duplessis-Mornay Traicté de l’Eglise, auquel sont disputées les principalles questions qui ont esté meues sur ce point en nostre temps, Londres, 1578 De la vérité de la religion chrétienne, contre les athées, epicuriens, payens, juifs, mahumedistes et autres infideles Anvers, 1581 Guillaume Du Vair , Le Manuel d’Epictète, Paris, 1591 De la constance et consolation ès calamitez publique, Paris, 1597 La saincte philosophie. La philosophie des stoïques. Manuel d’Epictète. Civile conversation, et plusieurs autres traictez de pieté, Lyon, 1600 Les Oeuvres de Messire Guillaume Du Vair Esvesque et Comte de Lizieux, Garde Des Sceaux de France, Paris, 1641, Slatkine Reprints, Genève, 1970 Jacques Davy Du Perron, Traicté des Vertus Morales, in Les diverses œuvres de l’illustrissime Cardinal Du Perron, Paris, 1622, pp.783-804

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Madame Du Verger Le verger fertile des vertus, composé par defuncte madame du Verger augmenté et amplifié par Philippe du Verger, sa fille, femme d’un procureur de la Cour (1595), éd. établie, présentée et annotée par Susan Broomhall et Colette H. Winn, Honoré Champion, Paris, 2004 Pierre Galland Contra novam academiam Petri Rami oratio, Paris, 1551 Giambattista Giraldi Cinzio, Dialogues Philosophiques et Tres-Utiles Italiens-François, touchant la Vie Civile, trad. Gabriel Chappuys, Paris, 1583 L’uomo di corte. Discorso intorno a quello che si conviene a giovane nobile e ben creato nel servire un gran principe, a cura di Walter Moretti, Mucchi Editore, Modena, 1989 Stefano Guazzo, La Civile conversation, trad. F. de Belleforest, Paris, 1579 La civile conversation, trad. Gabriel Chappuys, Lyon, 1580 La civil conversazione, a cura di Amadeo Quondam, Franco Cosimo Panini, Modena, 1993 Francesco Guicciardini, Plusieurs advis et conseils de François Guicciardin tant pour les affaires d’Estat que privées, traduits d’italien en françois, avec quarante et deux articles concernants ce mesme subject, trad. Antoine de Laval, Paris, 1576 Avertissements politiques, traduit de l’italien par Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, Les Editions du Cerf, Paris, 1988 François Hotman, La Gaule Françoise. Nouvellement traduite de Latin en François (1574), Fayard, 1991

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Juan Huarte, Examen des esprits pour les sciences (1575), trad. Jean-Baptiste Etcharren, Atlantica, Biarritz, 2000 Anacrise ou parfait jugement et examen des esprits propres et naiz aux sciences, trad. Gabriel Chappuis, Lyon, 1580 Erasme Les Préfaces au Novum Testamentum (1516), trad. Yves Delégue, J. P. Gillet, Labor et Fides, 1990, Genève Plaidoyer pour la paix (1516), trad. Chantal Labre, Arléa, Paris, 2005 Enchiridion militis christiani (1518), trad. A.-J. Festugière, Vrin, Paris, 1971 Enchiridion ou Manuel du chevalier chrestien, orné de commandemens très salutaires, par Désydère Erasme de Roterodale, avec un prologue merveilleusement utile et de nouveau adjousté, trad. Louis Berquin, Lyon (?), 1525 (?) De pueris. « De l’éducation des enfants », trad. Pierre Saliat (1537), introduction et notes de Bernard Jolibert, Klincksieck, Paris, 1990 Comédie ou dialogue matrimonial exemplaire de paix en marriage, trad. Barthelemy Aneau, Paris, 1541 Les Apophthegmes, c’est à dire promptz, subtilz et sententieux ditz de plusieurs roys, chefz d’armées, philosophes et autres grans personnaiges tant grecz que latins, trad. Anthoine Macault, Paris, 1543 La Touche naifve pour esprouver l’amy et le flateur, trad. Anthoyne Du Saix, Paris, 1545 Colloque d’Erasme. Intitulé Abbatis & Eruditiae, trad. Clement Marot, Lyon, 1548 François de La Noue, Discours politiques et militaires, (1587), Librairie Droz, Genève, 1967

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Pierre La Ramée, Dialectique. 1555, J. Vrin, Paris, 1996 Marie Le Gendre L’exercice de l’âme vertueuse, Edition critique par Colette H. Winn, Honoré Champion Editeur, Paris, 2001 Luis Le Roy, Exhortation aux français pour vivre en concorde, et jouir du bien de la paix, Paris, 1570 Juste Lipse Politica, Six Books of Politics or Political Instruction, edited, with translation and introduction by Jan Waszink, Royal Van Gorcum, Assen, 2004 Les six livres des politiques, ou doctrine civile de Justus Lipsius: ou il est principalement discouru de ce qui appartient à la principauté, trad. Charles Le Ber, La Rochelle, 1590 Les Politiques de Juste Lipsius comprenans en six livres la doctrine qui concerne le devoir du prince & magistrat souverain, en temps de paix & de guerre, au gouvernement de l’Estat, trad. Simon Goulard, Lyon, 1594 Les deux livres de la Constance. Esquels en forme de devis familier est discouru des afflictions, et principalement des publiques, et comme il se faut résoudre à les supporter. Traduction anonyme du latin. Editions de Tours (1592), Editions Noxia, Paris, 2000 Les conseils et les exemples politiques touchant les vertus et les vices des princes, Paris, 1604 Pierre de Lostal, Les discours philosophiques de Pierre de Lostal, esquels est amplement traitté de l’essence de l’âme, et de la vertu morale, Paris, 1579 Nicolas Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live (1512), trad. Alessandro Fontana et Xavier Tabet, Gallimard, 2004

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Le prince (1532), trad. Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, PUF, 2000 Jean de Marconville, La manière de bien policer la Republique Chrestienne (selon Dieu, raison & vertu) contenant l’estat & office des Magistrats, Ensemble la source & origine de proces, & indissolublement conjoint le mal, & misere qui procede de mauvais voisins, Paris, 1562 Recueil mémorable d’aucuns cas nouveaux advenus de noz ans et d’aucunes choses estranges et monstreuses advenues ès siècles passez, Paris, 1563 Traicté enseignant d’ou procede la diversite des opinions des hommes. Ensemble l’excellence de la loy Chrestienne par toutes les autres. Paris, 1563 Michel de Montaigne Les Essais, Edition conforme au texte de l’exemplaire de Bordeux, avec les additions de l’édition posthume, (…), Par Pierre Villey (éd.), PUF, Paris, 2004 La Théologie Naturelle de Raymond Sebond, Traduicte nouvellement en François par Messire Michel, Seigneur de Montaigne (1569), Louis Conard, Paris, 1935 Bernardino Ochino, Patterns of Perfection. Seven Sermons preached in Patria. (Dialogi sette, Venezia, (1540), Edited and introduced by Philip McNair, Anastasia Press Cambridge, 1999 Seven Dialogues, (Dialogi sette, Asti, 1540), translated, with an introduction and notes, by Rita Belladona, Dovenhouse Editions, Ottawa, 1988 Il Cathechismo, o vero Institutione christiana di M. Bernardino Ochino da Siena, in forma di Dialogo, Basilea, 1541 Sermons de B. Occhin en françois, trad. ?, 1561

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Dalle prediche di Bernardino Ochino da Siena, in Opuscoli e lettere di riformatori italiani del cinquecento, Giuseppe Paladino (éd), Gius. Laterza & figli, Bari, 1913 Jacquet Sadolet, De Laudibus Philosophiae, Lyon, 1538 L’attaque et la défense de la philosophie, trad. Pierre Charpenne, Hachette, Paris, 1864 A Reformation Debate. Sadoleto’s Letter to the Genevans and Calvin’s Reply, (John C. Olin, éd.) Fordham University Press, New York, 2000 Francisco Sanchez, Il n’est science de rien (1581), trad. Andrée Comparot, Klincksieck, Paris, 1984 Guillaume de Tignoville, Les Dictz Moraulx des Philosophes, translatez de latin en Francoys par noble homme Messire Guillaume de Tignoville chevalier conseiller & chanbellan du Roy. Les dictz des saiges. Le secret des secrets de Aristote, Paris, 1531 Simon de Vallambert Cinq livres de la manière de nourrir et gouverner les enfans dès leur naissance (1565), Edition critique par Colette H. Winn, Librairie Droz, Genève, 2005 Juan Luis Vivès Livre très bon, plaisant et salutaire, de l’Institution de la femme chrestienne, tant en son enfance que marriage et viduité, aussi de l’Office du marry, naguère composez en latin par Jehan Loys Vives, et nouvellement traduictz en langue françoise par Pierre de Changy, Paris, 1543 Divine philosophie de Vives, traduicte en vulgaire françoys par maistre Guillaume Paradin, Lyon, 1550 L’Aumônerie de Jean Loys Vives, divisée en deux livres, le premier contint la forme et l’exhortation de secourir les pauvres, leur ayder et faire au-

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mône en particulier ; le second, comme par le public et généralité à leur nécessité, trad. Jacques Girard, Lyon, 1583 René Benoist (trad.)  La Saincte Bible, contenant le Vieil et Nouveau testament, traduitte en françois selon la version commune des lieux les plus difficiles et expositions contenantes briefves et familières résolutions des lieux qui ont esté dépravés et corrompus par les hérétiques de nostre temps, Paris, 1566 Le Nouveau Testament de Nostre Seigneur Jesus Christ, en francoys, selon la version commune, avec figures & annotations necessaires, Paris, 1569 Sébastien Castellion (trad.)  La Bible nouvellement translatée par Sébastian Castellion (1555), Bayard Editions, Paris, 2005 Jacques Lefèvre d’Etaples (trad.)  La Saincte Bible en francoys translatee selon la pure et entiere traduction de sainct Hierome conferee et entierement revisitee selon les plus anciens et plus correctz exemplaires ou sus ung chascun chapitre est mis brief argument avec plusieurs figures et histoires : aussy les concordances en marges au dessus des estoilles, diligemment revisitees, Anvers, 1530 Le Nouveau Testament, auquel est demonstre Jesus Christ sauveur du monde estre venu : annonce de Dieu a noz Peres anciens des le commencement du monde, & en plusieurs lieux predict par les Prophetes : avec la declaration des œuvres par lesquelles lhome peult estre congeu, & en soy & des autres, fidele ou infidele, Anvers, 1531 Le Nouveaux Testament de Jacques Lefèvre d’Etaples, (1525), Nice, Serre Editeur, 2005 Pierre-Robert Olivetan (trad.)  La Bilble qui est la Saincte Escripture en laquelle sont contenus/ le Vieil Testament & le Nouveau/ translatez en françois. Le Vieil/ de l’hebreu ; & le nouveau du grec, 1535

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C. Première Réception. Polémiques Pierre Bayle Charron –article in Dictionnaire historique et critique (1697), Tome V, pp. 88-105, Slatkine Reprints, Genève, 1969 Pierre Chasnet, Considérations sur la sagesse de Charron en deux parties, Paris, 1643 François Du Jon, Amiable confrontation de la simple vérité de Dieu, comprise ès Escritures sainctes avec les livres de M. Pierre Le Charron qui sont intitulés, l’un Les Trois Véritez contre tous athées, idolâtres, Juifs, l’autre : la Replique du mesme auteur sur la response faicte à sa troisiesme Vérité, Leyden, 1599 Duvergier de Hauranne (Saint-Cyran), Refutation de l’abus pretendu, & la descouverte de la veritable ignorance & vanité du pere François Garasse, Paris, 1626 La Somme des fautes et faussetez capitales contenues en la Somme théologique du P. Fr. Garasse, de la Compagnie de Jésus, Paris, 1626 François Garasse, La Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou prétendus tels, Paris, 1623 Apologie du P. François Garassus,… pour son livre contre les athéistes et libertins de nostre siècle, et response aux censures et calomnies de l’autheur anonyme, Paris, 1624 Response de Garasse aux mesdisans, Paris, 1624 La somme théologique des véritez capitales de la religion chrestienne, Paris, 1625 Alexis Gaudin, La Distinction et la Nature du Bien et du Mal. Traité où l’on combat L’erreur des Manichéens les Sentiments de Montaigne et de Charron et Ceux de M. Bayle, Paris, 1704, Slatkine Reprints, Genève, 1970

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Marin Mersenne, L’impiété des déistes (1624), Honoré Champion, Paris, 2005 La vérité des sciences contres les Sceptiques ou Pyrrhoniens (1625), Honoré Champion, Paris, 2003 François Ogier, Jugement et censure du livre de la doctrine curieuse de François Garasse, Paris, 1623 Lettre du Pere François Garasse de la Compagnie de Jesus a Monsieur Ogier touchant leur reconciliation, et Reponse du sieur Ogier sur le mesme sujet, Paris, 1624 Charles Sorel, La Bibliothèque françoise, ou le Choix et l’Examen des livres françois qui traitent de l’éloquence, de la philosophie, de la dévotion et de la conduite des mœurs, Paris, 1667 D. Bibliographie sur Pierre Charron Battista, Anna Maria, Alle origini del pensiero politico libertino. Montaigne e Charron, Guiffrè Editore, Milano, 1966 Belin, Christian, « De la concupiscence à la conscience vertueuse : la notion de gloire chez Pierre Charron » in Bulletin de la société des Amis de Montaigne, Septième série, No27-28, Janvier-Juin, 1992 L’œuvre de Pierre Charron (1541-1603) : littérature et théologie de Montaigne à Port-Royal, Honoré Champion, Paris, 1995 « La notion de pure nature dans l’œuvre de Pierre Charron (15411603) » in Revue Thomiste, no  : 4, 1997, p. 709-717

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E. Philosophie de la prudence et de la vie civile : les maîtres de l’Antiquité et la récupération moderne Burke, Peter, « Tacitism, scepticism, and reason of state », in J.H. Burns (éd.) The Cambridge History of Political Thought 1450-1700, Cambridge University Press, 1990, pp.479-498 Couturas, Claire « Repères médiévaux et renaissants vers la prud’hommie selon Montaigne » in Reforme, Humanisme Renaissance, nº 56, Juin, 2003, pp.41-59 Couzinet, Marie-Dominique, Histoire et méthode à la Renaissance. Une lecture de la « Methodus ad facilem historiarum cognitionem » de Jean Bodin, J. Vrin, Paris, 1996 « La philosophie morale de Jean Bodin dans le Paradoxe de 1596. Hypothèse de lecture », in L’œuvre de Jean Bodin. Actes du colloque tenu à Lyon à l’occasion du quatrième centenaire de sa mort (11-13 janvier 1996), Gabriel-André Pérouse, Nicole Dockès-Lallement et JeanMichel Servet (éds.), Honoré Champion, Paris, 2004, pp. 367-383 Desan, Philippe, La justice mathématique de Bodin, in Corpus, No 4, 1er trimestre, 1987, pp. 19-29 Dunne, Joseph, Back to the Rough Ground: “Phronesis” and “Techne” in Modern Philosophy and in Aristotle, University of Notre Dame Press, 1993 Goyet, Francis, « La prudence: entre sublime et raison d’Etat», in Devenir roi. Essais sur la littérature adressée au Prince, Isabelle Cogitore et Francis Goyet (éds.), ELLUG, Université Stendhal, Grenoble, 2001, pp.163-178 « Montaigne and the notion of prudence», in The Cambridge Companion to Montaigne, Ullrich Langer (éd.), Cambridge University Press, 2005, pp. 118-141

Bibliographie sélective

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Jacobsen, Mogens Chrom, Jean Bodin et le dilemme de la philosophie politique moderne, Museum Tusculanum Press, University of Copenhagen, 2000 Kahn, Victoria, Rhetoric, Prudence, and Skepticisme in The Renaissance, Cornell University Press, Ithaca and London, 1985 Naya, Emmanuel, « De la « médiocrité » à la « mollesse » : prudence montaignienne », in Eloge de la médiocrité. Le juste milieu à la Renaissance, Emmanuel Naya et Anne-Pascal Pouey-Mounou (éds.), Editions Rue d’Ulm, 2005, pp. 195-216 Schmitt, Charles B, Aristote et la Renaissance, trad. Luce Giard, PUF, Paris, 1992 Cicero Scepticus: A study of the inluence of the “Academica” in the Renaissance, Martinus Nijhoff, The Hague, 1972 Menut, Albert D « Montaigne and The Nicomachean Ethics » in Modern Philology, volume XX, February 1934, Number 3, The University of Chicago Press, pp.225-242 Mesnard, Pierre, Jean Bodin et la critique de la morale d’Aristote, in Revue thomiste, LVIIe année, 1949, pp. 542-562 Le platonisme de Jean Bodin in « Actes du congrès de Tours et Poitiers, 3-9 septembre 1953, de l’Association Guillaume Budé, Beles Lettres, Paris, 1954, pp. 352-361 Morford, Mark, Stoics and Neostoics. Rubens and the Circle of Lipsius, Princeton University Press, 1991

352

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INDEX DES NOMS

Agrippa 213, 214, 331 Anaxagore 114, 236, 242 Aristote 26, 27, 28, 30, 31, 63, 69, 70, 73-75, 77, 79, 80-82, 114, 125, 217, 235, 236, 238, 240, 267, 268, 270, 285, 286, 309 Aubenque 70 Augustin 146, 167, 168, 213, 221 Avray 192

Della Casa 20, 48, 68 Dini 17, 47-49, 53, 242, 246 Du Vair 9, 22, 40, 71, 235, 282-284 Duplessis-Mornay 13, 202

Battista 37, 102, 103-106, 108 Belin 37, 236-238 Biel 171 Biswanger 110 Bloc 169 Boaistuau 232, Bodin 9, 13, 22, 23, 39, 46, 71-94, 102, 232, 235, 266-268, 270, 316

Flavius Josèphe 243 Foucault 48

Calvin 167, 247-249, 297 Castellion 243, 244 Castiglione 19, 20, 48, 111, 112 Castrucci 107, 108, 110, 112 Causse 249 Cicéron 63, 69, 70, 124, 135, 150, 151, 171, 308 Crucé 173

Epictète 22, 282 Erasme 19, 22, 71, 166, 167, 201, 234, 235, 250-263, 265, 290, 291, 297, 316, 323, 324

Garasse 32-35, 164 Gassendi 34, 164 Ginzburg 248 Giraldi Cinzio 20, 112 Gregory 37, 166, 172-175 Guazzo 20, 68 Guichardin 20-22, 48 Hippocrate 213, 266 Horace 183, 184, 264, 287, 288, 290, 327 Horowitz 347 Hotman 102 Huarte 39, 197, 235, 272, 273

354 La Mothe 173 La Popelinière 273 Lipse 9, 21, 22, 40, 71, 99, 100, 113, 114, 116-131, 136, 139, 140, 145, 148, 149, 157-159, 161, 292, 318 Lucrèce 206, 210, 220, 221 Machiavelli 9, 20- 22, 48, 57, 98, 99, 119, 135, 319 Magdaillan 73 Manetti 232 Marguerite de Navarre 234 Mirecourt 171 Mirollo 110 Naudé 7, 16, 35, 192 Ochino 234, 244, 245 Ogier 164 Origène 259, 260 Paganini 246 Pascal 22, 35, 167, 183 Philon 34, 79, 86, 89 Platon 70, 72, 73, 81-87, 114, 124, 150, 151, 189, 206208, 217-219, 227, 254-259, 274

index des noms

Plutarque 217, 218 Pontano 48 Popkin 8, 37, 166-173, 175, 176, 203 Quintilien 112 Roussel 247, 249 Sabrié 14, 16, 36, 112, 188 Saint-Cyran 35, 164 Sénèque 22, 34, 40, 63, 65, 69, 118, 202, 217, 244, 279, 282, 296, 298, 301, 303, 308, 310, 311 Sextus Empiricus 102, 170 Stabile 17, 37, 47, 49, 50, 53, 54, 96 Tacite 21, 40, 98, 133, 319 Taranto 17, 18, 47, 51-54, 246, 305 Thomas d’Aquin 25, 204, 237 Thucydide 21, 119 Tite-Live 21 Virgile 183 Vivès 197

tables des matières

Préface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

7

1. Préliminaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1 Le thème : la philosophie et la crise de la théorie . . . . 1.2 Discours officiel et discours philosophique : position publique et réflexion morale . . . . . . . . . . 1.3 L’apprentissage de la vie civile et la formation du jugement critique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.4 Ethique aristotélicienne et scandale théologique . . . . 1.5 Les possibilités de lecture de la Sagesse . . . . . . . . . 1.6 Avertissements herméneutiques généraux et particuliers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

11 11 13 19 24 31 38

2. La prudence : vertu de la volonté, vertu du jugement . . . . 44 2.1 La question : le discours de la pratique . . . . . . . . . 44 2.2 Deux solutions : la prudence comme utopie anthropologique et comme technique politique . . . . . 47 2.3 La constitution du sujet fuyant . . . . . . . . . . . . . 54 2.31 La définition et les fonctions de la prudence : affrontement de la fortune et contenance intérieure . . . . . . . . . . .. . . . 55 2.32 La prudence, reine des vertus : commerce du monde et sagesse solitaire . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . 57 2.33 Méditation et culture de soi . . . . . . . . . . . . 68 2.4 Le guide des vertus : la prudence souveraine chez Jean Bodin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71 2.41 Critique de la théorie du juste milieu . . . . . . . 72 2.42 Retour à Platon : réduction des vertus à la prudence . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . 81 2.5 Le juste milieu : de la droite raison au détournement du jugement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 88

356

tables des matières

3. Les représentations de la vertu : la majesté et la discrétion . . 3.1 La question : discerner la peau et la chemise . . . . . . 3.2 A la recherche d’un outil conceptuel : le maniérisme philosophique . . . . . . . . . . . . . . . 3.21 L’échec du droit naturel laïque . . . . . . . . . . . 3.22 Conventionnalisme juridique et maniérisme philosophique . . . . . . . . . .. . . . 3.3 Les arcanes du savoir . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.31 Les dangers de l’intelligence : apologie des esprits émoussés . . . . . . . . . . . . .. . . . 3.32 L’art du prince : le bon usage de la fraude et de la vertu . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . 3.33 Le prince et le savant . . . . . . . . . . . . . . . . 3.4 L’élaboration de la vertu . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.41 La sauvagerie du politique et la splendeur du pouvoir . . . . . . . . . . . . . . . 3.42 De la souffrance de l’exil à la curiosité pour les coutumes étrangères . . . . . . . . .. . . . 3.43 L’honnête négociateur et le sage sceptique . . . . . 3.5 L’expression du juste milieu : discrétion publique et écriture philosophique . . . . . . . . . . . . . . . .

95 95 101 102 107 113 115 120 127 129 131 141 148 157

4. Théologie et philosophie : de la science totale à la vraie science de l’homme . . . . . . . . . . . . . . . . . 163 4.1 La trace du discours théologique . . . . . . . . . . . . 163 4.2 Critique de la lecture fidéiste : aux origines du mouvement libertin . . . . . . . . . . . . . . . . . 166 4.21 Le fidéisme et la genèse de la philosophie moderne . . . . . . . . . .. . . . 166 4.22 L’aliénation de la raison : anthropologie chrétienne et critique libertine . . . . . . . . . . . . . . .. . . . 172 4.3 La genèse de la science de l’homme : de la croyance naturelle à la raison naturelle . . . . . . . . . . . . . . . 178 4.31 L’argument du pari : la croyance comme bonne disposition de l’âme . . . . . . . . . .. . . . 179 4.32 La raison naturelle : juste milieu entre l’opinion populaire et le dogme pédant . . . . . . . .. . . . 191

4.33 Le philosophe dessinateur : trois croquis des adversaires de la sagesse . . . . . . . . . . . . . 4.4 La dialectologie philosophique . . . . . . . . . . . . . 4.41 Recours à l’autorité de la parole paulinienne et critique de la théologie . . . . . . . . . . . . . . 4.42 Deux paradigmes de la philosophie : le voyage et l’architecture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.5 Le prétexte théologique de la philosophie . . . . . . . .

201 203 204 216 225

5. Les guerres de l’esprit : armes et outils de la sagesse . . . . . 5.1 L’atelier du philosophe . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.2 La crise de la raison spéculative . . . . . . . . . . . . . 5.3 Un cas d’homonymie : le spirituel et le philosophe . . . 5.4 La mortification de la chair et la victoire de l’esprit . . . 5.41 Le soldat chrétien dans la République platonicienne . . . . . . . . . . . . . . 5.42 La blessure et la conversion de la nature humaine . 5.5 La constitution de l’irrésolution spirituelle . . . . . . . 5.51 L’unité introuvable de l’âme . . . . . . . . . . . . 5.52 La cour de justice : tableau des facultés de l’âme . . 5.53 Le bon gouvernement devant les dangers de l’esprit . . . . . . . . . . . . . .. . . . 5.54 L’autorité spirituelle et le sens latent de la philosophie . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.6 L’urgence du salut et la temporisation de la philosophie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

230 230 235 242 250

288

6. Un portrait de l’homme d’esprit . . . . . . . . . . . . . .

294

251 258 263 264 270 279 285

Bibliographie sélective . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 329 Index des noms . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

353

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