La politique du voile
 9782354801601, 2354801602

Table of contents :
Préface à la traduction française : la nouvelle laïcité et ses critiques. --
Introduction. --
Les affaires du foulard. --
Racisme. --
Laïcité. --
Individualisme. --
Sexualité. --
Conclusion

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La politique du voile

Joan W. Scott est historienne, professeure à l'Institute for Advanced Study de Princeton. Son travail, principalement consacré à la France, interroge la catégorie de genre et la différence des sexes. Elle a notamment publié en français Théorie critique de l'histoire (2009) et De l'utilité du genre (2012).

Joan Wallach Scott

La politique du voile »

Traduit de l'anglais par Idith Fontaine et Joëlle Marelli

Éditions A m s t e r d a m 2017

Cet ouvrage a bénéficié de l'aide à la traduction du Centre national du livre

B SSjjUL

Titre original : ThePolitics oftbe Veil © Princeton University Press,

2007

Licensed by Princeton University Press, Princeton, New Jersey, U.S.A. in conjunctibn with theirduly appointed agent, L'Autre Agence. © Éditions Amsterdam, 2017 Couverture © Sylvain Lamy, Atelier 3Œil Tous droits réservés Reproduction interdite 15, rue Henri-Regnault, Paris. www.edifionsamsterdam.fr facebook.com/editionsamsterdam Twitter : @amsterdam_ed 75014

ISBN : 9 7 8 - 2 - 3 5 4 8 0 - 1 6 0 - 1

Diffusion-distribution : Les Belles Lettres

Sommaire »

Préface à la traduction française La nouvelle laïcité et ses critiques

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Introduction

34

1.

Les affaires du voile

52

2.

Racisme

74

3.

Laïcité

124

4.

Individualisme

158

5.

Sexualité

Conclusion

> 1

186 210

La nouvelle laïcité et ses critiques Préface à la traduction française

*

Il s'est passé beaucoup de choses depuis la parution de ce livre aux États-Unis en 2007, mais son analyse et ses arguments restent pertinents. Je l'ai écrit suite à la controverse suscitée par la loi de 2004 - la loi communément appelée « d'interdiction du foulard ». Dans la conclusion du livre, j'évoquais les retombées de la loi, telles qu'elles étaient exemplifiées par des pratiques informelles au moyen desquelles des femmes portant le foulard étaient exclues bien au-delà de l'école publique. Depuis 2004, ces pratiques ont été formalisées à travers une série de lois et de décisions de justice ainsi que dans nombre de nouvelles conduites dépourvues d'étayage juridique. Le principe de laïcité a ainsi peu à peu été redéfini : la règle de neutralité de l'État en matière de religion, telle que l'imposait la loi de 1905, a été convertie en exigence de neutralité individuelle dans tout l'espace public. Parallèlement, les voix des femmes touchées par l'interdiction et par les politiques qui ont suivi sont devenues plus fortes et plus audibles. S'il y a eu un durcissement officiel des mesures discriminatoires à l'égard des musulmans, il existe aussi un extraordinaire courant d'opposition à ce qu'on appelle la « nouvelle laïcité ». Certes, à l'époque où j'écrivais ce livre, il y avait des manifestations d'opposition ; et j'avais tenu à citer les critiques de la loi de

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2004 qui provient de Français non musulmans qui s'opposaient à ses implications discriminatoires, comme des musulmanes françaises qui en étaient directement affectées. A cet égard, ce livre ne se fonde pas sur les opinions d'une supposée multiculturaliste américaine, mais sur les points de vue critiques de citoyens français. C'est leur vision que, dans la mesure où j'étudie l'histoire et la société françaises, j'ai voulu documenter. Dans cette préface, je leur ajoute les nouvelles voix d'opposition qui affirment leur loyauté à l'égard de la République et réclament, en son nom, l'égalité de traitement. « La nouvelle laïcité » C'est largement autour de la laïcité que tournent les débats sur le statut des musulmans, débats intensifiés par l'actuelle crise migratoire qui affecte l'Europe tout entière. Sur cette notion, les chercheurs ont pris des positions diverses. Dans Le Sens de la République; l'historien et politologue Patrick Weil souligne l'importance de l'assimilation pour la construction d'une communauté nationale unifiée1. Il justifie la loi de 2004 interdisant le foulard islamique dans les écoles publiques, au nom de la protection de la liberté de conscience des jeunes femmes qui veulent résister aux pressions familiales et communautaires visant à les obliger à le porter. L'idée que se fait Weil de la place de la religion dans la République est largement issue des Lumières : il faut, bien sûr, une certaine tolérance de la conscience religieuse (de préférence tenue privée et individuelle), mais cette tolérance doit toujours être subordonnée à un mandat séculier. L'État n'est pas seulement neutre en matière de religion, il doit être proactif, en protégeant les jeunes des pratiques fondamentalement répressives imposées par les familles et les communautés religieuses. L'historien Jean Baubérot défend au contraire une lecture littérale du sens de la laïcité dans le contexte de la loi de 1905 1.

Patrick Weil, Le Sens de la République, Paris, Grasset, 201$.

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séparant l'Église et l'État. Dans un livre écrit en 2011 avec Micheline Michot, Baubérot distingue laïcité et sécularisation. Selon lui, la sécularisation renvoie à un processus socioculturel qui remplace la croyance spirituelle par la rationalité et l'individualisme, alors que la laïcité est une notion avant tout politique et juridique qui englobe quatre principes : liberté de conscience individuelle ; égalité et non-discrimination pour les croyants de toutes les religions comme pour les non-croyants ; séparation du religieux et du politique ; et neutralité de l'État quant aux différentes religions1. Quand les deux mots - laïcité et sécularisation »- sont utilisés comme des synonymes, fait-il remarquer, « on court-circuite alors la réflexion sur la régulation politique des convictions et des religions en l'englobant par un processus socioculturel. Cette confusion est particulièrement fâcheuse en ce qui concerne l'islam3. » Si l'on comprend la laïcité comme une notion politique renvoyant à la neutralité de l'État, dit Baubérot, il s'ensuit que l'État excède son mandat lorsqu'il pose des limites aux formes que peuvent prendre la pratique religieuse et la conscience individuelle ; au lieu de les appliquer, il contrevient aux principes qu'avaient à l'esprit les architectes de la loi de 1905. Un débat similaire a eu lieu entre les islamologues Gilles Kepel et Olivier Roy. Pour Kepel, l'assimilation est le seul moyen d'intégrer la population musulmane ; en réponse, Roy appelle à relâcher les exigences de conformité culturelle et propose une lecture plus littérale de la loi de 1905. Kepel s'et\ prend au « communautarisme » de Roy comme à une forme d'« islamo-gauchisme » qui risque, met-il en garde, de « fracturer » la société française et de paver la voie à l'islamisme radical. De son côté, Roy attribue l'attrait de l'islam radical à l'incapacité des dirigeants français à formuler une vision nationale qui prendrait en compte la diversité croissante 2. Jean Baubérot et Micheline Michot, Laïcités sons frontières, Paris, Seuil, 2011, p. 307. 3- Ibid., p. 16.

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de la population. Ce sont précisément les attaques de l'État contre les pratiques islamiques, dit-il, qui conduisent au ressentiment, à la colère et même au terrorisme parmi les musulmans de France4. Ces débats ont lieu dans le contexte de la formulation officielle d'une « nouvelle laïcité », telle qu'elle se dessine précisément sous cet intitulé en 2003, dans un rapport de François Baroin commandé par le Premier ministre de l'époque, Jean-Pierre Raffarin 5 (Baroin était alors vice-président de l'Assemblée nationale et porte-parole de l'UMP). Les conservateurs avaient pris le pouvoir après ce que Baroin appelle « le choc du 21 avril 2002 » - le succès du Front national de Jean-Marie Le Pen au premier tour de l'élection présidentielle. Jacques Chirac, candidat de l'UMP, avait été élu au second tour grâce aux efforts combinés des partis de gauche, du centre et de la droite conservatrice. Après l'élection, la direction de l'UMP s'intéressa à la question musulmane, qu'elle estimait largement responsable du soutien extraordinaire recueilli par le FN 4 . Raffarin demanda à Baroin de proposer des moyens de répondre aux menaces de ce qui ressemblait à un communautarisme croissant et à un tournant intégriste parmi les populations musulmanes7. Le rapport Baroin comportait une série de principes et de propositions politiques visant à promouvoir l'intégration des musulmans dans la société française en restreignant les manifestations ostensibles de tous signes de leur affiliation religieuse. « La crise de la laïcité prend un sens particulier avec la question de l'Islam, » écrivait-il. Pour Baroin, la laïcité était affaire d'identité 4. Gilles Kepel, La Fracture, Paris, Gallimard, 2016 ; Olivier Roy, La Laïcité face à l'islam, Paris, Fayard/Pluriel, 2013. 5. François Baroin, « Pour une nouvelle laïcité », juin 2003. En ligne : http://voltairenet org/articleioi84.html 6. Françoise Lorcerie, « La «loi sur le voile» : une entreprise politique », Droit et Société, n° 68,2008, p. 53-74. En ligne : https://halshsjrchives-0uvertes.fr/halshs-00340306/ 7. Je n'avais pas prêté suffisamment d'attention au rapport Baroin en écrivant ce livre. Son importance m'a été signalée par les travaux de Baubérot (La Laïcité falsifiée, Paris, La Découverte, 2012) ainsi que de Stéphanie Hennette Vauchez et Vincent Valentin (LAffaireBaby Loup ou la nouvelle laïcité, Issy-les-Moulineaux, Textenso Editions, 2014).

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nationale, une identité menacée, selon lui, non seulement par les intégristes islamistes, mais aussi par le « multiculturalisme et [le] communautarisme » des musulmans modérés et de leurs soutiens français de gauche. « Une réponse politique est nécessaire, » avertissait-il, insistant sur le fait que la liberté d'expression devait être contrebalancée par les valeurs de la République. À cette fin, il recommandait une série de mesures qui étaient « une condition de la reconquête des territoires perdus de la République », en écho au titre de l'ouvrage coordonné par Emmanuel Brenner8. La réponse politique devait venir de la droite, étant donné que la gauche avait été « largement convertie au multiculturalisme et n'a[vait] pas su répondre au défi du communautarisme9 ». (Malgré cela, une bonne partie de la gauche se rallia bientôt à la droite dans l'adoption de la nouvelle laïcité.) Définissant le port du voile comme un geste politique plutôt que religieux, Baroin appelait de ses vœux des lois pour la réguler, particulièrement dans les écoles. Étant donné que le voile était un énoncé politique, œuvre d'une politique identitaire intégriste, soutenait-il, son interdiction ne constituait pas une violation de la liberté de conscience individuelle protégée par la loi de 1905. En outre, il appelait à la création d'« un code de la laïcité » qui réfuterait les revendications d'identité communautaire. Il fallait « une clarification juridique » et le recrutement de porte-parole issus de l'immigration pour démontrer les possibilités et les valeurs de l'intégration. (La nomination de Fadela Amàra, fondatrice de l'association Ni Putes Ni Soumises, au poste de secrétaire d'Etat chargée de la politique de la ville, sous la présidence de Sarkozy en

8. Emmanuel Brenner (dir). Les Territoires perdus de la république. Antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire, Paris, Mille et une nuits, 2002. 9. Pour le texte du rapport Baroin, voir http://www.v0ltairenet.0rg/rubrique506. html?lang=fr. Le passage du rapport sur les « territoires perdus » est cité dans Nicolas Bourgoin, « La Nouvelle Laïcité, machine de guerre contre l'islam », https://bourgoinblog.wordpress. com/2ois/oi/22/la-nouvelle-laicite-machine-de-guerre-contre-lislam/

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2007, fut l'un des effets de cette recommandation"*.) Le rapport reconnaissait aussi la nécessité de prêter attention aux difficultés économiques de la population musulmane de France, à la ségrégation et au surpeuplement des banlieues ainsi qu'aux discriminations auxquelles ces populations étaient confrontées. Mais ce n'était pas son principal centre d'intérêt; celui-ci portait plutôt sur le principe de laïcité et ses applications. Baroin allait jusqu'à suggérer (comme d'autres avant lui) que les jeunes citoyens français issus de l'immigration devaient être obligés, à leur majorité, de réaffirmer leur loyauté à l'égard de la République laïque. Le rapport Baroin fut l'un des documents officiels qui furent publiés à l'époque, avec entre autres La Laïcité à l'école (2003), de Jean-Louis Debré, président de l'Assemblée nationale, et Laïcité et République (2004) de la commission dirigée par Bernard Stasi, bientôt connue sous le nom de commission Stasi. Mais ce fut le rapport Baroin qui donna son nom à la « nouvelle laïcité » et devint une sorte de charte pour son application. Mettre en œuvre la nouvelle laïcité Dans les années qui suivirent le rapport, la nouvelle laïcité prit forme dans une série d'actions législatives et judiciaires ainsi que dans une myriade de déclarations publiques. La première fut la loi de 2004 interdisant les signes ostensibles d'appartenance religieuse dans les écoles publiques - connue de manière officieuse sous le nom de loi d'interdiction du foulard (le thème de ce livre). Vint ensuite un mémorandum ministériel rappelant aux fonctionnaires publics leur vieille obligation de neutralité sur le lieu de travail. En 2008, une femme en niqab (voile intégral) se vit refuser la naturalisation pour « défaut d'assimilation" ». Puis il y eut la 10. Sur le caractère de façade de cette nomination, voir Mayanthi Fernando, Tbe Republic Unsettled:Muslim Frencb and tbe Contradictions ofSecularism, Durham, Duke Univërsity Press, 2014, chapitre 5. 11. «Une Marocaine en burqa se voit refuser la nationalitéfrançaise», Le Monde, 11 juillet 2008.

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focalisation sur l'identité nationale : cent jours de débat public en 2009, sous le patronage d'Eric Besson, ministre de l'Immigration, de l'Intégration, de l'Identité nationale et du Développement solidaire". En 2010, tout recouvrement du visage dans l'espace public fut proscrit pour des raisons de sécurité nationale et d'égalité des femmes. Le Conseil constitutionnel maintint cette décision de loi sous prétexte que « les femmes dissimulant leur visage, volontairement ou non, se trouv[ai]ent placées dans une situation d'exclusion et d'infériorité'3 ». La même année, dans l'affaire très médiatisée de la crèche privée Baby Loup, une employée de cette crèche fut licenciée pour la raisoitqu'elle portait un foulard. Ce cas fit l'objet d'une série de décisions de justice contradictoires, la dernière (2014) justifiant le licenciement par le fait que, tout en travaillant pour une entreprise privée, l'employée fournissait un service de caractère public, puisqu'elle remplissait une mission sociale de soin aux enfants14. En 2012, le ministre de l'Éducation Luc Chatel eut recours à la même logique pour interdire aux mères voilées d'accompagner leurs enfants lors de sorties scolaires. Même si leur présence était temporaire et volontaire, elles étaient définies comme travaillant dans la sphère publique, ce qui justifiait que leur soit appliquée l'exigence de neutralité religieuse correspondant au principe de laïcité'5.

12. Là-dessus, voir (notamment) Éric Fassin, « National Identifies and Transnational Intimacies: Sexual Democracy and the Politics of Immigration in Europe », Public 1 Culture, vol. 22, n° 3,2010, p. 507-530. 13. http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/lesdecisions/acces-par-date/decisions-depuis-i9S9/20io/20io-6i3-dc/decision-n-20io613-dc-du-7-0ctobre-2o1o.49711.html Voi r aussi: Circulaire du 2 mars 2011 relative à la mise en œuvre de la loin' 2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant lo dissimulation du visage dans l'espace public, https :// www. legifrance.g0uv.fr/afIkhTexte.d0?cidTexte=J0RFTEXT00002365470i 14. Stéphanie Hennette Vauchez et Vincent Valentin, LA faire Baby Loup ou la nouvelle laïcité, op. cit. 15- François Jarraud, « Voile : Peillon maintient la «neutralité» des parents accompagnateurs », Café pédagogique, 27 décembre 2013 :

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En 2015, le Guardian a publié un article relatant une controverse sur l'application de la notion française de laïcité : « La bataille de l'identité nationale se joue dans les assiettes des déjeuners des enfants, commençait l'article. Le fait de retirer une option sans porc est-il une victoire pour la laïcité ou seulement un exemple d'intolérance religieuse? » L'article se référait au fait que dans plusieurs municipalités dirigées par des maires de droite, les enfants musulmans et juifs ne se verraient plus proposer de plat sans porc à l'heure de la cantine. Le maire d'une de ces villes prétendait que, conformément à la loi de 1905 sur la séparation de l'Église et de l'État, il préservait la neutralité du secteur public en refusant de reconnaître les revendications d'une minorité religieuse (sa cible était les musulman.e.s) ; son objectif, insistait-il, était de protéger l'intégrité de l'identité nationale française'6. Nicolas Sarkozy, le regard fixé sur les prochaines élections présidentielles, soutenait ces maires au nom de la laïcité : « Si vous voulez que vos enfants aient des habitudes alimentaires confessionnelles, dit-il [sur T F i ] , vous allez dans l'enseignement privé confessionnel'7. » Les critiques condamnèrent la politisation des cantines scolaires et le fait d'instrumentaliser la laïcité pour justifier cette politique. Ainsi pour le sociologue François Dubet : « Parler de laïcité devient une façon de revendiquer une France blanche et chrétienne, où tout le monde partage la même culture et les mêmes mœurs. Une façon de dire qu'on ne veut pas des musulmans18. » Le problème dépasse bien sûr largement les cantines. La présidente http://www.cafepedag0gique.net/lexpresso/Pages/2o13/12/27122o1jArticle 635237250398805247.aspx •6. Angelique Chrisafis, « Pork or nothing: how school dinners are dividing France », 'lie Guardian, 13 octobre 2015. En ligne : https://www.theguaFdian.com/w0rid/2015/ oct/13/pork-school-dinners-france-secularism-chiklren-religious-intolerance 17. Lemonde.fr, 17 mars 2015 : http://www.lem0nde.fr/p0litique/article/201s/03/17/ nicolas-sarkozy-est-oppose-aux-repas-de-substitution-dans-les-cantines-d-ecolespubliques_4595s8i_82344i.htm l#gewZsvbUZPVOtpcM-99 18. Aurélie Collas, « Laïcité à l'école : du vivre-ensemble à l'exclusion », Lemonde.fr, 24 mars 2015 : http://www.lem0nde.fr/religi0ns/article/2015/03/24/laicite-a-l-ec0ledu-vivre-ensemble-a-l-exdusi0n_46ooi33_i653i3o.html#uLsF22XDyRW2LZAe.99

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du Front national, Marine le Pen, a décrit les musulmans priant dans la rue (quand les mosquées de leurs quartiers débordent de monde ou, comme cela arrive, quuand elles sont inexistantes parce que les plans d'occupation des sols n'en permettent pas la construction) comme des « occupants » - évoquant l'occupation allemande de la France pendant la Seconde Guerre mondiale et associant ainsi les musulmans aux nazis1'. Le Collectif contre l'islamophobie en France rapporte plus de 100 incidents, en 2014, où des professeurs ont empêché des filles d'accéder aux classes parce que leurs jupes longues étaient considérées comme des signes religieux inacceptablement « ostensibles » - et qui, comme les foulards interdits en 2004, étaient compris comme indiquant la subordination des femmes". C'est au nom de l'égalité de genre, valeur républicaine « primordiale », que l'habillement de ces jeunes filles doit être régulé. Depuis les attentats de Paris, en novembre 2015, et de Bruxelles, en mars 2016, le débat s'est échauffé, les attaques contre les musulmans sont devenues plus véhémentes. Laurence Rossignol, ministre des Familles, de l'Enfance et des Droits des femmes, a dénoncé ceux qui disaient que les femmes qui se couvraient la tête suivant la tradition islamique (hijab, abaya, burqa, niqab) choisissaient de s'habiller ainsi : « Mais bien sûr, il y a des femmes qui choisissent, hein, il y avait des nègres afri des nègres américains qui étaient pour l'esclavage. » Critiquée pour ces commentaires, et en particulier pour son utilisation du terme péjoratif « nègres », elle a tenu bon. Elle a attribué le mot à une « fyute de langage » mais a, par ailleurs, refusé de se rétracter. « L'enjeu, dit-elle, c'est celui du 19- « Islam et Occupation : Marine Le Pen provoque un tollé »,Lefigaro.fr, 11 décembre 2010 : http://www.lefigar0.fr/p0litique/2010/12/11/01002-20101211ARTFlG00475islam-et-occupation-la-provocation-de-marine-le-pen.php 20. « Nouvelle polémique sur une jupe longue au lycée », Lemonde.fr, 6 mai 2015 : http://www.lemonde.fr/religions/article/2o15/05/06/n0uvelle-p0lemique-sur-uncjupe-l0ngue-au-lycee_4628972_1653130.html ; voir aussi CCIF, Rapport annuel 2015, en ligne : http://www.Ulam0ph0bie.net/articles/2015/05/05/rapp0rt-annuel-2015-ccif/

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contrôle social sur les femmes". » Élisabeth Badinter, présidente du conseil de surveillance de l'agence de publicité Publicis, a renchéri, appelant, au nom de principes féministes, à un boycott des entreprises (H&M, Uniqlo) qui produisent et distribuent des foulards islamiques au goût du jour. Elle poursuivait en dénonçant, à gauche, ceux qu'elle appelle « islamo-gauchistes » et « post-colonialistes » et qui, d'après elle, considèrent même les critiques de l'islam radical comme des islamophobes. Ce qui importe, insistait-elle, c'est une application rigoureuse de la loi qui mette en œuvre les principes universalistes à la fois du féminisme et de la République 0 . Charité Hebdo a repris l'antienne, dans un éditorial qui proposait une théorie de l'effet domino du terrorisme islamique : cela commence, nous dit-on, quand on tolère quelqu'un comme Tariq Ramadan, qui invite au dialogue et débat d'une manière apparemment raisonnable. Il « ne prendra jamais une kalachnikov pour tirer sur des journalistes dans leur salle de rédaction » ; ensuite, il y a la femme voilée, décrite comme admirable, « courageuse, dévouée à ses enfants et à sa famille ». Elle non plus ne ferait rien de mal (et même si ses vêtements peuvent servir à dissimuler une bombe, la plupart du temps ce n'est pas le cas). Puis, il y a le boulanger du coin, « sa longue barbe et son petit cal sur le front [...] ne gênent pas sa clientèle, qui apprécie aussi ses sandwiches à midi. Ceux qu'il propose sont très bons, même s'il n'y en a désormais plus aucun 21. Lemonde.fr, 31 mars 2016 : http://www.lem0ndc.fr/s0ciete/article/2016/03/31/ laurence-rossignol-les-negres-et-le-voile_4892777j224.html 22. « Élisabeth Badinter et la «mode islamique» : «Les femmes doivent appeler au boycott de ces enseignes» », Marianne.fr, 2 avril 2016 : https://www.marianne.net/ societe/elisabeth-badinter-et-la-mode-islamique-les-femmes-doivent-appeler-auboycott-de-ces L'hypocrisie de Badinter est stupéfiante. Entre autres choses, parce que son agence de publicité a des contrats importants avec l'Arabie Saoudite, dont l'attitude quant aux droits des femmes est parmi les plus répressives, où les femmes n'ont ni le droit de vote, lii le droit de conduire une voiture, et doivent se couvrir le corps et le visage tout entier de ce voile intégral que Badinter veut interdire en France. Pour elle, il semble n'y avoir aucune contradiction entre adhérer aux principes de la laïcité à domicile tout en les tolérant ailleurs (en échange d'importants bénéfices financière).

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au jambon de pays ou aux rillettes. » Enfin, il y a les « jeunes délinquants » qui ne font rien de mal, avant de « commander un taxi » pour l'aéroport de Bruxelles. Et pourtant, tous ces gens sont ceux sans qui « ce qui va arriver ensuite à l'aéroport ou dans le métro de Bruxelles ne pourra avoir lieu ». Les terroristes se situent au terme d'un enchaînement « philosophique » où le fait de tolérer toutes ces manifestations apparemment bénignes, la peur des laïcistes d'être considérés comme des « islamophobes » s'ils expriment leur désaccord avec Ramadan ou leur malaise devant les femmes voilées, est la source de la situation à laquelle nous faisons face désormais13. La pente glissante du multiculturalisme conduit inévitablement à l'apocalypse. C'est en tous cas ce qu'affirme Laurent Joffrin dans un éditorial de Libération quelques jours plus tard. Les accusations de racisme et d'islamophobie, explique-t-il, sont infondées dans ce contexte. Il n'est pas raciste de mettre en question le communautarisme au nom de l'universalisme, il n'est pas islamophobe de ne pas aimer l'islam. « Si tous ceux qui n'aiment pas l'islam sont catalogués comme racistes, l'antiracisme est détourné de son objet. Il se mue en défense de la religion14. » Et l'idée que ce racisme présumé serait, de quelque manière que ce soit, lié à l'histoire coloniale de la France, est tout simplement intenable. La question de l'égalité des femmes est restée présente tout au long de cette controverse, mais jamais avec autant d'intensité que dans un entretien avec Alain Finkielkraut, qui appelle à « des règles claires » en matière d'expression religieuse. « La laïcité doit prévaloir, insiste-t-il. Et nous ne pouvons accepter de compromis sur le statut des femmes ». « Tout se joue là. [...] On nous dit que le problème vient d'oppressions de toutes sortes de l'Occident. Non. Le problème vient de l'oppression des femmes par l'islam. Nous devons aider les musulmans à résoudre cette question15. » Il y a,

23- Riss, « Qu'est-ce que je fous là ? », Cbariie Hcbdo, n° 1234,30 mars 2016. 24- Laurent Joflrin, « Piège grossier », Libération, 4 avril 2016. 25. New York Times, 3 décembre 2016.

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dans ce commentaire, de forts échos de la condescendance coloniale - de la « mission civilisatrice ». Égalité des femmes Dans leur important ouvrage, les juristes Stéphanie Hennette Vauchez et Vincent Valentin décrivent la nouvelle laïcité sous deux aspects. Le premier est l'extension de l'injonction à la neutralité de l'État en matière de religion aux citoyens individuels. Ainsi, par exemple, alors que les écoles ont longtemps été considérées comme le lieu où « les paysans devenaient des Français », où l'on inculquait aux enfants la doctrine de la citoyenneté républicaine, l'adhésion aux idéaux séculiers de la République est désormais un prérequis pour entrer à l'école publique24. Le second aspect de la nouvelle laïcité est l'élargissement de la neutralité de l'État à l'ensemble de l'espace public : non seulement les écoles et les bureaux de l'administration publique, mais les rues elles-mêmes sont désormais constitutives de cet space public où il convient de respecter la règle de neutralité. Ce sont des écarts majeurs par rapport à la compréhension de 1905 de la séparation de l'Église et de l'État (telle que la décrit Baubérot). Tout se passe comme s'il s'agissait d'éradiquer jusqu'à la vue de la différence musulmane afin de garantir la sécurité de l-'identité nationale française. Christine Delphy a mis en question la manière dont la notion de « public » est utilisée pour offrir ce qu'elle appelle « une interprétation tendancieuse et fausse du mot public ». Ce mot, remarque-telle, a deux sens. L'un renvoie aux institutions étatiques et à leurs représentants officiels ; l'autre à « ce qui appartient au public : à tout le monde ». « L'expression souvent utilisée de "défense du service public" illustre cette confusion : car on ne sait jamais ce qui est défendu : si c'est le statut des travailleurs de ces services (de l'État), ou l'existence de ce service pour les usagers (du public). » 26. • Eugen Weber, La Fin des terroirs. La modernisation de ta France rurale, 1870-1914, trad. fr. A. Berman et B. Génies, Paris, Fayard, 1983.

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Dans le premier cas, il est logique d'exiger la neutralité des agents de l'État (ambassadeurs, maires), mais il n'y a pas de sens à étendre cette exigence aux « usagers », et la loi de 1905 ne l'envisage pas. L'idée que les « transports publics », les « services publics » (hôpitaux, écoles) et même « l'espace public » (les parcs, les rues) sont des agences d'État où il faut « interdire l'expression de convictions religieuses » n'est pas une application, mais une violation de la loi de 1905. Et, ajoute Delphy, la seule expression religieuse interdite dans cet « espace public » est l'islam, étant donné que toutes sortes d'expressions religieuses chrétiennes sont non seulement tolérées, mais célébrées ($ compris les visites au pape par le président français, la création d'un parti chrétien-démocrate par Christine Boutin en 2009, les funérailles nationales pour les hommes politiques, etc.). « Les coiffes et les voiles des religieuses catholiques, les robes des moines, les soutanes des prêtres traditionalistes n'ont jamais été inquiétés, ni même mentionnés ; apparemment ils ne dérangent personne, ni dans la rue, ni dans le métro, ni dans les administrations publiques. Ce déferlement de lois sur la "laïcité" ne vise que les musulman.e.s17. » Hennette Vauchez et Valentin soulignent aussi que si les musulmans en général sont visés par cette législation, c'est sur les femmes musulmanes que se focalise l'attention. Leur habillement est l'objet de la réglementation, la visibilité de leur visage et de leur corps un point de sérieuse préoccupation, la question de leur égalité (mesurée selon des critères occidentaux de libération sexuelle) une considération de premier ordre pour Jes législateurs, les journalistes, certaines féministes et de nombreux intellectuels. Dans une récente thèse de doctorat qui retrace les arguments changeants mobilisés pour justifier la nouvelle laïcité, Kaisa Vuoristo note que la loi de 2004 était fondée sur l'idée que la laïcité 27. Christine Delphy, « Il existe déjà un code de la laïcité: la loi de 1905 contre la persécution religieuse », Contretemps Web, 2 avril 2011 : http://www.contretemps.eu/ il-existe-deja- un-code-de-la-laicite/

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comporte un principe d'égalité de genre2®. Le foulard étant considéré comme représentant l'acceptation de la subordination des femmes - un signe de leur sexualité dangereuse - , le porter revenait à violer les principes de liberté et d'égalité qui figurent dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Cinq ans plus tard, écrit Vuoristo, alors que les juristes et les politiciens débattaient de la légalité des restrictions sur le port du voile intégral, la justification glissa du côté du souci de l'ordre public. Si certains s'inquiétaient de la sécurité et des risques de terrorisme (« un voile peut cacher une barbe »), le principal argument renvoyait à la « violence symbolique » du voile intégral : voir et être vu étaient des conditions minimales de la vie sociale ; en refusant à autrui la vision de son visage et de son corps, une femme voilée contrevenait au principe de fraternité. Selon les mots employés par Guy Carcassonne, professeur en droit public à l'Université de Paris-Ouest Nanterre : « Nous sommes en droit de considérer que ce qui nuit à autrui, aux termes de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, est le fait qu'on lui cache son propre visage, lui signifiant ainsi qu'il n'est pas assez digne, pur ou respectable pour pouvoir le regarder. Prohiber la dissimulation du visage permet de résoudre le problème qui nous est posé tout en demeurant conforme aux valeurs de la République, de la démocratie et de la vie en société19. » Ce commentaire doit être compris à la lumière de l'angoisse sexuelle manifestée par les décideurs politiques français devant les règles islamiques de pudeur vestimentaire féminine, dont je parle au chapitre 5 de ce livre. Comme je le détaille aux chapitres 4 et 5, il existe une longue tradition qui associe l'autonomie [agency\ aux femmes françaises et son absence aux femmes musulmanes. C'est ce qui, en Algérie 18. Kaisa Vuoristo, « Republicanism Recast: How the "Veil Aflairs" Transformed French Republican Ideology and Public Discourse (2004-2014) », thèse présentée à la Faculté des arts et des sciences, département de science politique, Université de Montréal, 2017. 29. Mission d'information parlementaire, minutes n° 14,25 novembre 2009. Cité in ibid., p. 215.

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en 1958, avait conduit les épouses des administrateurs coloniaux à mettre en scène une cérémonie de dévoilement des femmes musulmanes afin de démontrer la promesse émancipatrice de la mission civilisatrice30. C'est ce qui a conduit Claude Habib en 2006 à opposer la sexualité ouverte des Français à celle, réprimée, de l'islam. Le voile, disait-elle, fait fi d'« une norme implicite de ce que doivent être les rapports entre les sexes - l'ascendant de la beauté féminine et l'allégeance du masculin31 ». Le voile couvre ce qui devrait être vu. Suivant la formulation de la députée socialiste Danièle Hoffman-Rispal à l'Assemblée nationale en 2010 : « Si une image doit nous venit à l'esprit pour illustrer le gouffre qui sépare le port du voile intégral de la République, c'est bien Marianne : une femme parée du bonnet des affranchis, qui va le visage fier, le menton haut, la gorge offerte. Cette femme s'expose, se manifeste. Ce faisant, elle incarne l'un des principes majeurs de la vie en démocratie. Sous ce régime exigeant, le citoyen a le devoir de se manifester dans l'espace public31. » Marianne incarne la femme laïque. Elle est prête à jouer le jeu de la séduction célébré, entre autres, par Habib33. Dans les débats sur le foulard et le niqab, l'importance de l'exposition sexuelle des femmes est première. Comme l'a montré l'anthropologue Mayanthi Fernando, la féminité « naturelle » est mise en équation avec le fait de porter des jupes courtes et de se maquiller. La chercheuse évoque le témoignage d'une dirigeante de l'association Ni Putes Ni Soumises devant la commission de l'Assemblée nationale (la commission Gerin) qui étudiait l'interdiçtion du niqab. Sihem Habchi, en faveur de cette interdiction, déclara qu'à la différence des femmes musulmanes voilées, elle n'avait pas honte de son corps. 30. Todd Shepard, 1962: Comment l'indépendance algérienne a transformé ta France, trad.fr.C. Servan-Schreibcr, Paris, Payot, 2008. 31. Claude Habib, Galanteriefrançaise, Paris, Gallimard, 2006, p. 413. 32. O. Hoffman Rispal, députée socialiste, Assemblée nationale, débats, 11 mai 2010. 33- Voir « La séduction, une théorie française », m Joan W. Scott, De l'utilité du genre, trad.fr.C. Servan-Schreiber, Paris, Fayard, 2012.

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Fernando décrit la scène : « Elle retira sa veste pour dévoiler ses épaules nues. Les membres de la commission applaudirent, appréciant apparemment l'adhésion à la laïcité que représentaient ses épaules nues. En effet, Habchi, [...] et la commission Gerin expriment leur critique du voile comme une défense de la laïcité, reliant les valeurs laïques comme l'autonomie individuelle et l'égalité sexuelle à un mode particulier d'hétéro-féminité et à des protocoles sexuels particuliers34. » On voit ici persister l'idée selon laquelle des sujets libérés jouissent d'un volontarisme qui est refusé aux musulmanes à cause de leur religion, même si des femmes en hijab ou en niqab insistent sur le fait qu'elles ont choisi de porter ces effets. L'un des postulats de la laïcité, autrefois comme aujourd'hui, est que liberté de choix et religion sont antithétiques. Bien que les interprétations du voile soient multiples et discutées parmi les musulmans, il ne peut y en avoir qu'une seule qui soit valide, du point de vue des législateurs. Pour le député André Gerin, le voile intégral n'a qu'un sens, la « servitude volontaire35 ». Il ne peut y avoir de liberté de choisir le voile. Le Conseil constitutionnel est du même avis lorsqu'il considère que « les femmes dissimulant leur visage, volontairement ou non, se trouvent placées dans une situation d'exclusion et d'infériorité manifestement incompatible avec les principes constitutionnels de liberté et d'égalité36 ». La certitude quant au sens de leur habillement signifiait que les femmes portant voiles ou niqabs n'étaient pas consultées quand des lois qui les excluaient étaient à l'étude ; qu'elles étaient présumées être victimes de leurs pères, époux, frères ou plus généralement, de leur religion, qu'elles étaient sans voix et n'avaient donc pas à être entendues. Au lieu de quoi, l'Etat agissait en leur nom pour les protéger 34. Jennifer S. Selby et Mayanthi L. Fernando, « Short skirts and niqab bans: On sexuality and the secular body », post de blog sur Tbe Immanent Frame : http://blogs.ssrc. org/tif/2014/09/04/short-skirts-and-niqab-bans. Voir aussi Fernando, Tbe Republic Unsettled.op. cit. 35. Assemblée nationale, rapport id'information n° 2262, p. 43. Cité dans S. Henriette Vauchez, La Nouvelle Laïcité, op. ci t.,pu. 36. Conseil constitutionnel, 2010-613DC, 7 octobre 2010. Cité in ibid., p. 41.

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de l'oppression à laquelle elles étaient, présumait-on ironiquement, soumises, en les punissant pour des croyances ou des pratiques considérées comme antithétiques à la culture républicaine. Ethno-nationalisme Ce qui est en jeu, c'est le désir d'imposer une certaine vision nationaliste d'un État homogène. C'est ce que voulait dire Élisabeth Badinter lorsqu'elle insistait sur le fait que le niqab violait « le devoir de fraternité37 »; et c'est aussi ce que le tribunal voulait dire en jugeant qu'une femme qui le portait présentait un « défaut d'assimilation ». Vioristo note que l'insistance sur la fraternité implique une focalisation sur l'ordre social : les termes dans lesquels les citoyens de la République pourraient « vivre ensemble » selon des principes partagés. Ceci nécessite un engagement pour la neutralité religieuse qui privilégie la cohésion sociale plutôt que les droits de la conscience religieuse individuelle. Un « noyau républicain transformé qui privilégiait la fraternité par rapport à la liberté et à l'égalité », ce qui veut dire que « si les femmes n'adhéraient pas à la religion civile prétendument neutre en retirant leurs foulards, le "bien commun" de la société française et la protection de ses valeurs républicaines centrales pourraient primer sur leurs droits individuels3®. » Vuoristo ajoute qu'avec la circulaire ministérielle de Chatel, « la neutralité individuelle devient une vertu républicaine » et la religiosité visible des femmes un trouble à l'ordre public39. Elle écrit : « Le passage [à la fraternité] dans le noyau républicain est une transformation majeure. En donnant la priorité au lien social républicain par rapport aux droits individuels, il oriente le républicanisme français vers une tyrannie de la majorité et l'infuse d'une valeur

37- Citée par Eoin Daly, « Laïcité, Gender Equality and the Politics of NonDomination »,European JournalofPoliticol Tbeory, vol. 11,^3,2012, p. 303. 38. Ibid., p. 333. 39- Vuoristo, « Republicanism recast », thèse citée, p. 369.

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spécifique, l'établissant comme une religion civile40. » C'est une variante du commentaire de Charlotte Nordmann et Jérôme Vidal que je cite en conclusion de ce livre : « En l'espèce, si communautarisme il y a, ne serait-il pas plutôt à chercher du côté de l'État ? Il est vrai que le caractère majoritaire de ce communautarisme lui permet de s'ignorer comme tel et de se prévaloir d'une dimension universelle41. » Ces lois ont débouché sur une réinterprétation de la loi de 1905 qui renvoyait à la neutralité institutionnelle de l'État et de ses services par rapport à la religion. Désormais, la neutralité est une nécessité pour tous les citoyens individuels dans tout l'espace public. Les tentatives d'interdire le burkini sur les plages françaises à l'été 2016 ont montré jusqu'où certains fonctionnaires étaient prêts à aller41. Hennette Vauchez et Valentin le disent en ces termes : « La Nouvelle Laïcité vient limiter non plus seulement l'action de l'État mais aussi la liberté des particuliers. Incitant à quelque chose comme une obligation généralisée de neutralité religieuse, elle tend en fait à l'inversion du sens du principe de laïcité en fondant désormais une règle de neutralité applicable à la sphère publique et à la sphère privée43. » L'évolution de la notion de laïcité, depuis la publication de ce livre il y a dix ans, montre un durcissement des mesures discriminatoires contre la population musulmane de France, avec une focalisation particulière sur les femmes musulmanes. L'intégration implique de plus en plus l'effacement de la différence, et non sa reconnaissance ou son inclusion dans la représentation de la nation, même si beaucoup, parmi ceux qui sont ainsi exclus, ont un lien colonial ancien avec la France. La décision du Conseil d'État 40. Ibid., p. 368. 41. Charlotte Nordmann et Jérôme Vidal, « La République à l'épreuve des discriminations », m C. Nordmann (dir.). Le Foulard islamique en questions, Paris, Éditions Amsterdam, 2004, p. 7. 42. Joan W. Scott, « Seins nus et identité nationale », Contre-attaque(s), 8 septembre 2016 : http://contre-attaques.org/auteur/joan-scott 43. Hennette Vauchez et Vincent Valentin, La Nouvelle Laïcité,op. cit.

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en 2008, refusant la naturalisation à une femme d'origine marocaine portant la burqa pour « défaut d'assimilation », donne une idée assez exacte de la situation44. Dans cette décision, comme dans les débat sur le caractère inacceptable des femmes voilées en public, l'universalisme français est défini en termes d'homogénéité visible du corps national. L'autre option, « un universalisme des différences où chacun serait traité de manière égalitaire quelles que soient ses spécificités et ses singularités », est considérée comme allant à rencontre du sens même de la nouvelle laïcité45, sapant ainsi l'identité nationale française. Le politologue Eoin Daly suggère que dans tette approche, la laïcité est abordée « comme un instrument de stabilité, déniant à la religion toute reconnaissance publique et affirmant ainsi un idéal républicain de citoyenneté en contrôlant la force des identités infra-étatiques. En pratique, cette [...] conception tend souvent à se déployer comme une forme d'ethno-nationalisme implicite46 ». « Lesfillesvoilées parient » Depuis 2004, l'opposition aux politiques de la nouvelle laïcité s'est considérablement étendue. On en rencontre des expressions sur des blogs, dans des réseaux, des associations, des manifestations et des publications, notamment l'ouvrage collectif intitulé La République mise à nu par son immigration, et un essai, La République et ses autres*1. Il y a aussi eu des numéros spéciaux de revues et une importante activité en ligne. 44. « Une Marocaine en burqa se voit refuser la nationalité française », Le Monde, 11 juillet 2008. 45- Voiles et Préjugés, ouvrage collectif dirigé par Nadia Henni-Moulaï, Paris, MeltingBook by Synopsis Press, 2016, p. 35. 46. Eoin Daly, « Public Ftinding of Religions in French Law: The Rôle of the Council of State in the Politics ofConstitutional Secularism », Oxford Journalof Law and Religion, 2013, p. 24. 47- La République mise à nu par son immigration, sous la direction de Nacira GuénifSouilamas, Paris, La Fabrique, 2006 ; Sarah Mazouz, La République et ses autres. Politiques del'altéritédans la France des années2000, Paris, ENS Editions, 2017.

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Internet a en effet rendu possible la prolifération de médias critiques, comme Orient XXI, qui propose des analyses historiques et politiques sérieuses de l'Afrique et du Moyen-Orient, ou le site Contre-Attaque(s) :pour en finir avec l'islamopbobie, à l'intitulé explicite. Des associations se sont également développées : Une École pour toutes et tous (2004) a donné naissance au Collectif des féministes pour l'égalité, et de nouveaux groupes ont vu le jour, comme Mamans toutes égales, fondé en 2012 pour protester contre la circulaire Chatel, ou Lallab, « un magazine en ligne et une association dont le but est de faire entendre les voix des femmes musulmanes pour lutter contre les oppressions racistes et sexistes. Nous façonnons un monde dans lequel les femmes choisissent en toute liberté les armes de leur émancipation'"4 ». L'objectif des musulmanes françaises a également changé : alors qu'elles cherchaient naguère à mettre en évidence le caractère discriminatoire des politiques menées et à réfuter l'idée qu'elles étaient victimes de coercition, leur but est aujourd'hui plus fréquemment d'invoquer leurs droits en tant que citoyennes françaises. De même que la fraternité était devenue le mot d'ordre des défenseurs de la nouvelle laïcité, ce sont à présent les droits des citoyennes - liberté et égalité - que revendiquent celles et ceux qui s'y opposent. Malika Hamidi, qui étudie ces mouvements, le dit en ces termes : « Les femmes musulmanes sont des rebelles, elles arrachent leur droit, elles sont dans l'argumentation, quand elles le portent [le voile], c'est de manière ferme et déterminée. Et elles sont de plus en plus outillées intellectuellement. On est face à une génération de femmes qui maîtrise les textes et le politique, et qui n'a plus envie qu'on l'ennuie49. » J'ai été impressionnée, en 2016, par les ripostes de jeunes femmes musulmanes françaises aux affirmations scandaleuses 48. www.lallab.org 49. Citée in Aude Lorriaux, « Les femmes musulmanes sont-elles forcées à porter le voile, comme on l'entend dire? », Slate.fr, 30 septembre 2016 : http://www.slate.fr/ story/124142/femmes-voilees-coercition-pressions

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de L a u r e n c e Rossignol comparant les femmes voilées aux « esclaves nègres ». « En finir avec la confiscation de la parole », ainsi commence l'ouvrage (Voiles et préjugés) qui recueille leurs réponses 5 0 . C'est un document extraordinaire, qui témoigne non seulement du sentiment d'indignation des auteures, mais aussi de leur profond engagement en faveur de ce qu'elles considèrent avec insistance comme les véritables principes de la République, y compris le principe de laïcité tel qu'il est défini dans la loi de 1905. Ce sont de jeunes femmes actives, issues de l'immigration et qui sont le produit du système d'enseignement français ; leur colère et leur éloquence fontiionneur à leur formation. « Nous reprenons la parole qui nous a été confisquée. Pas une parole de victime ou de plaignantes, de complainte ou seulement d'émotion mais avant tout une parole éminemment engagée et politique51. » Si, comme je l'avais remarqué en écrivant ce livre, les femmes voilées étaient largement inaudibles dans les débats législatifs et juridiques sur l'interdiction du voile en 2003, ces femmes élèvent maintenant la voix, réclamant d'être entendues. Les textes qui figurent dans ce volume méritent l'attention, car il me semble qu'ils expriment avec éloquence la conscience et la détermination de cette jeune génération militante. Le premier chapitre, dû à la coordinatrice de l'ouvrage, Nadia Henni-Moulaï, rappelle l'histoire de la laïcité et sa connexion inextricable à la liberté. Elle cite Hobbes, Locke, Spinoza, les philosophes des Lumières et la loi de 1905, rappelant aux défenseurs'de la nouvelle laïcité une histoire qu'ils semblent avoir oubliée : « Les apôtres d'une laïcité excluante et identitaire ont, au mieux, mal lu les textes, annihilant le poids de la liberté lié à ce concept. Au pire, renoncé à l'essence même de la laïcité, préférant oublier son rôle pacificateur face aux guerres de religion52. » Une autre auteure cite l'article 18 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, 50. Voiles etpréjugés, op. cit., p. 7. Si- Ibid., p. 14. 52. Ibid., p. 11.

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qui garantit la « liberté de pensée, de conscience et de religion53 ». Une autre encore déclare son amour pour le pays qui lui a appris le sens de la liberté : « [...] ce que je veux dire [...] c'est que ma grande chance de vivre en France est justement d'avoir eu cette liberté ultime de choix qui m'a amenée, dans mon parcours, à porter le voile et à l'enlever, et cela, tout en continuant mes études, notamment à l'université54 ». Leur formation est un signe, nous rappellentelles, qu'elles sont « musulmanes nées et socialisées à l'école de la République : leurs diplômes, leur mode de vie, leur acculturation à la société française, leur volonté d'indépendance, leurs cercles d'amis non musulmans [...] tout ce qui indique leur inscription définitive dans la "francité"'5 ». Comme je le note au chapitre 4, l'idée de liberté est associée à la liberté de choix qui est, remarquablement, une valeur française. Ce ne sont ni les parents ni les imams qui les forcent à porter le voile, pas plus qu'un retour à une tradition dépassée. C'est un choix qui leur est propre. « C'est mon propre cheminement spirituel qui m'a conduite à le faire. C'est ma conviction et mon bien-être. C'est un choix raisonné et assumé. Et surtout, c'est ma liberté de disposer de mon corps'6. » Les auteures en ont après la condescendance de ceux qui prétendent leur imposer une vision de libération qui leur dénie toute autonomie [agency] ; elles condamnent cette attitude comme du racisme pur et simple : « Libérer la femme musulmane de l'oppression, c'est aussi la laisser décider pour elle-même. Acceptez-le : elle en est capable". » L'exercice du choix est lié au féminisme, un terme que ces femmes reprennent à leur compte ; elles ne le définissent pas comme une universalité homogénéisante fondamentalement raciste (le

53. 54. 55$6. 57.

Ibid., p. 23. Ibid., p. 25. Ibid., p. 56. Ibid.,p. 103. Ibid., p. 89.

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« féminisme universaliste » d'Élisabeth Badinter5®), mais comme un « universalisme des différences59 ». « Assez de renvoyer les femmes à leur seule dimension biologique ou esthétique. En mini-jupe ou portant le foulard, la libération et l'émancipation appartiennent aux femmes dans leur pluralité et leur diversité60. » Ceci fait écho à un manifeste écrit en 2008 par Ismahane Chouder, Malika Latreche et Pierre Tevanian, la « Lettre ouverte aux laïques et aux féministes de bonne volonté » : « Lutter contre le voile obligatoire et contre le dévoilement obligatoire, pour le droit d'aller tête nue et le droit de se couvrir, c'est un seul et même combat : le combat pour la liberté de choix, et plus précisément pour le droit de chaque femme à disposer de son corps61. » La voix est l'arme des femmes qui écrivent dans Voiles etpréjugés. « Nous, femmes noires et arabo-musulmanes, nous nous libérons seules. Et serons seules maîtresses de notre émancipation. [...] À nous de reprendre la parole, une parole trop longtemps confisquée61. » De plus, ce n'est ni n'importe quelle voix, ni n'importe quel ton : « Les femmes musulmanes, dans et par leur diversité, gagneront à monter au créneau et à s'affirmer, s'il le faut, avec insolence63 ». Ainsi, affirment-elles, elles s'émanciperont et, ce faisant, obtiendront la reconnaissance historique qui leur a été si longtemps refusée. « Nous ne tomberons pas dans l'oubli. Nous sommes l'Histoire, à nous de l'écrire, à vous de l'entendre. Nous sommes là, nous étions là et nous serons toujours là64. » Si les partisans de la nouvelle laïcité cherchaient à éliminer la vision de la différence qui s'incarne dans le? femmes musulmanes voilées, ils n'ont pas réussi à faire taire les bruyantes interventions 58. Le Monde, 3-4 avril 2016 (entretien avec E. Badinter). 59- Voiles et préjugés, op. cit., p. 35. 60. Ibid., p. 17. 61. Ismahane Chouder, Malika Latrèche et Pierre Tevanian, Les Filles voilées parlent, Paris, La Fabrique, 2008, p. 327. 62. Voiles et préjugés, op. cit., p. 66. 63. Ibid., p. 58. 64. Ibid., p. 66.

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de ces femmes. La revendication d'une voix dans ces débats est une stratégie délibérée et apparemment efficace, ce dont témoigne, notamment, une couverture de plus en plus favorable dans les grands médias. Cela ne veut pas dire que le combat soit terminé, loin de là. Mais ces femmes (et leurs nombreux soutiens) ont circonscrit un territoire qu'elles n'abandonneront pas facilement (« nous serons toujours là ») et que ne peuvent plus ignorer les analyses de la politique et de l'histoire française récentes. Joan Wallach Scott Princeton, New Jersey Juin 2017

Introduction

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Le 15 mars 2004, le Parlement français adoptait une loi interdisant le port de « signes ostensibles » à caractère religieux dans les établissements d'enseignement public. La principale disposition se trouve dans l'article I : Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d'une procédure disciplinaire est précédée d'un dialogue avec l'élève1. La circulaire du 18 mai 2004 précisait la nature des signes considérés comme ostensibles : [...] ceux dont le port conduit à se faire immédiatement reconnaître par son appartenance religieuse tels que le voile islamique, quel que soit le nom qu'on lui donne, la kippa ou une croix de dimension manifestement excessive. La loi est rédigée de manière à pouvoir s'appliquer à toutes les religions et de manière à répondre à l'apparition de nouveaux signes.

1.

Loin" 2004-228 du 15 mars 2004.

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La politique du voile [...] La loi ne remet pas en cause le droit des élèves de porter des signes religieux discrets2.

Bien que la loi s'appliquât aux kippas des garçons juifs, aux turbans des jeunes sikhs et aux grandes croix chrétiennes en pendentifs, elle visait d'abord le foulard (« bijab », en arabe) porté par les jeunes musulmanes. Le foulard, ou le « voile », comme il fut par la suite presque exclusivement nommé, était considéré comme incompatible avec les traditions et la législation françaises : il enfreignait le principe de séparation de l'Eglise et de l'Etat, accentuait les différences entre les citoyens d'une nation une et indivisible et signifiait la subordination des femmes, alors que la République reposait sur l'égalité. Aux yeux de nombreux partisans de la loi, le voile constituait le symbole ultime de la résistance de l'islam à la modernité. Les chiffres n'expliquent pas à eux seuls l'attention accordée au voile. Peu avant l'adoption de la loi de 2004, seulement 14 % des femmes musulmanes interrogées portaient le hijab, alors que 51 % d'entre elles déclaraient observer les préceptes de leur foi3. L'interdiction du voile est un geste symbolique : pour certains pays européens, c'est même une manière de prendre position contre l'islam, de déclarer qu'en soi, la population musulmane remet en cause l'intégrité et l'harmonie de la nation. Les actes radicaux perpétrés par une minorité d'islamistes poursuivant des objectifs politiques sont interprétés comme une déclaration d'intention de la majorité des musulmans ; des pratiques religieuses minoritaires sont considérées comme constitutives de la « culture » de tous les musulmans ; et l'idée même d'une « culture musulmane » figée occulte les réalités sociologiques contrastées d'adaptation et de discrimination vécues par les populations issues de l'immigration en Occident. La question que je me pose dans ce livre est la suivante : pourquoi le foulard ? Qu'y a-t-il dans le foulard qui en a fait un tel objet 2. 3.

Circulaire du 18 mai 2004 relative à la mise en œuvre de la loi n° 2004-228, article 2.1. Olivier Roy, L'Islam mondialisé, Paris, Seuil, 2002, p. 53-78.

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de controverse, le signe d'une chose intolérable ? Les législateurs et certaines féministes ont apporté une réponse simple : le voile est un emblème de l'islam politique. Mais cette réponse ne suffit pas : le voile n'est porté que par une mince proportion de femmes musulmanes dont la majorité s'est, d'une façon ou d'une autre, assimilée aux valeurs françaises. En outre, il n'est pas le seul signe distinctif musulman, ni la seule manière d'afficher une identité religieuse ou politique. Les hommes musulmans présentent souvent une apparence (barbe, tenues amples) et une conduite distinctives (prières, préférences alimentaires, affichage affirmé de l'identité religieuse liée au militantisme politique) ; or ces comportements n'ont jamais fait l'objet d'une interdiction légale. Plus étonnant encore, le souci des inégalités de genre semble limité aux musulmans et ne s'étend pas aux pratiques françaises qui autorisent la subordination des femmes. Comme si l'islam avait le monopole du patriarcat ! Pourquoi les législateurs se sont-ils focalisés essentiellement sur le statut des femmes dans l'islam ? Et pourquoi le voile est-il devenu l'emblème de la différence intolérable de la totalité des musulmans ? Comment l'insistance sur la dimension politique du voile a-t-elle éclipsé les autres peurs et inquiétudes de celles et ceux qu'il obsède ? Plus largement, comment le voile a-t-il pu devenir un moyen d'aborder les questions d'ethnicité et d'intégration en France ? Pour trouver des réponses satisfaisantes à ces interrogations, il faut d'abord sortir des oppositions simples brandies par les détracteurs du voile : traditionalisme contre modernité, intégrisme contre sécularisme, Église contre Ét^t, privé contre public, particularisme contre universalisme, collectif contre individu, diversité culturelle contre unité nationale, identité contre égalité. Ces dichotomies ne saisissent ni la complexité de l'islam ni celle de « l'Occident ». Mais les polémiques dont elles relèvent génèrent leur propre réalité : l'incompatibilité des cultures, le choc des civilisations. Un certain nombre d'études ont montré que le foulard islamique est un phénomène, non pas traditionnel, mais moderne, un effet des

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récents échanges géopolitiques et culturels à l'échelle mondiale. Le sociologue Olivier Roy explique ainsi que les actuelles pratiques religieuses des musulmans européens sont tout autant le produit de l'occidentalisation qu'une réaction à cette dernière. La nouvelle religiosité islamique serait analogue à d'autres formes de spiritualité dans les environnements séculiers de l'Occident. Il n'existe pas, selon Olivier Roy, une « culture » musulmane unique ; au contraire, les populations immigrées et issues de l'immigration résidant en Europe présentent une multitude de profils sociologiques et démographiques. L'islam est en effet une religion historiquement décentralisée. Contrairement au catholicisme, incarné par une figure et un lieu uniques - le pape au Vatican - , l'islam s'articule principalement, à l'instar du judaïsme, autour d'un processus continu de débat et d'interprétation. En outre, la théologie islamique n'est pas univoque mais plurielle. Toujours selon Olivier Roy, il existe bien, aujourd'hui, parmi les musulmans d'Europe, des tentatives de créer des formes d'identification collective. Mais celles-ci reposent sur le choix, dans la mesure où elles ne s'enracinent pas dans des lieux délimités - des territoires, des Etats - , ni même dans des institutions telles que la famille. Ces collectifs d'élection tendent à engendrer des clivages entre les générations, la religiosité devenant, pour les jeunes, un moyen d'acquérir leur indépendance par rapport aux contraintes familiales. Pour des groupes dominés, ce serait également un moyen d'affirmer leur légitimité religieuse. Ce qui, en revanche, fait des musulmans une communauté unique, « virtuelle », pour reprendre les termes d'Olivier Roy, c'est la « législation spécifique » qui les objective. Les diverses mesures législatives et judiciaires prises en Europe occidentale, et tout particulièrement la loi française interdisant le foulard islamique, constituent des exemples de cette objectivation4. Les débats enflammés suscités par l'adoption de ces mesures ont aussi servi un autre objectif: défendre un Etat-nation désormais 4. Ibid.

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en crise. L'adhésion à l'Union européenne menace la souveraineté nationale (frontières, passeports, monnaie, finance) et oblige à une refonte des politiques sociales (protection sociale, réglementation du marché du travail, relations hommes-femmes) ; dans le même temps, la mondialisation affaiblit la position des marchés nationaux et les sujets des anciennes colonies aspirent à trouver une place permanente en métropole. Jamais la question de l'identité nationale ne s'est posée avec autant d'acuité en Europe occidentale. Selon les pays, l'idéalisation de la nation a revêtu des formes différentes, liées au contexte historique national. En France, elle s'est traduite par une focalisation «ur les valeurs et les idéaux d'une République censée incarner les principes des Lumières dans ce qu'ils ont de plus noble et de plus pérenne. Mais cette image de la France relève du mythe : son pouvoir et son attrait reposent, dans une large mesure, sur une représentation négative de l'islam. L'objectivation qui fait de l'islam une « culture » figée a pour pendant la mythologie de la France, « République » immuable. Les deux termes sont imaginés hors de l'histoire - des adversaires bloqués dans un éternel combat. Cette construction dualiste - la France contre ses musulmans - est une opération de création d'une communauté virtuelle, le fruit d'une longue polémique, un discours politique. A mes yeux, le discours renvoie à l'interprétation, à la tentative d'imposer un sens aux phénomènes du monde. La notion de discours est une caractérisation importante de l'objet de mon étude. Elle me permet de contrer la notion de « culture » mobilisée au cours de'ces nombreux débats : dans ce cadre, elle impliquait des valeurs et des traditions objectivement identifiables, homogènes, immuables, et ne laissant aucune place à la complexité, à la politique et à l'histoire. La culture est perçue comme la cause des différences entre la France et ses citoyens musulmans ; or je considère, quant à moi, qu'elle est l'effet d'un discours politique très précis et historiquement situé. Pour créer la réalité que l'on désire, il faut développer un argumentaire solide et discréditer, voire réduire au silence tous les autres points de vue. Interdire le port du voile, alors même qu'il n'était porté que

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par une infime minorité d'élèves des écoles publiques, c'était tenter d'inscrire dans la loi une version particulière de la réalité, faisant de l'assimilation le seul moyen pour les musulmans de devenir français. L'exposé de ce que signifiait être « français » impliquait de réduire au silence non seulement les critiques provenant de Français (non musulmans), mais aussi les musulmans (souvent citoyens français) qui donnaient d'autres expressions du sens de leur identification religieuse et de la place qu'y occupait le foulard. Le meilleur moyen d'étudier le discours politique, c'est d'examiner minutieusement les arguments avancés dans leur contexte politico-historique. Si nous omettons la dimension historique, nous ne pouvons saisir les implications des idées, entendre les résonances des mots, percevoir les symboles que contient - par exemple - un morceau de tissu faisant office de voile. C'est pour cette raison que ce livre s'intéresse à l'histoire, à la politique du foulard et aux polémiques que celui-ci a suscitées en France, pays dont j'étudie l'histoire depuis près de cinquante ans. Certaines réflexions proposées dans ce livre ont bien sûr une portée plus globale. Elles reposent sur ma conviction que nous devons reconnaître et négocier les différences, y compris lorsqu'elles nous semblent irréductibles - une vision que beaucoup de commentateurs français jugeront trop « américaine » et « multiculturaliste » (ces mots étant synonymes à leurs yeux). Il va sans dire que mes idées sont l'expression de ma vision politique ; mais il ne s'agit pas tant d'un mode de pensée « américain » que d'une compréhension spécifique de ce que nécessite la démocratie dans le contexte actuel. Beaucoup d'Américains ne partagent pas mes opinions ; et, à l'inverse, une minorité significative de Français y adhère, dont certains sont cités dans ce livre. Ces réflexions sur les processus politiques et le traitement des différences ne se limitent pas à des contextes nationaux : leur portée est plus large. L'objectivation des musulmans, l'attribution de leurs différences à une culture unique et inassimilable, l'idée qu'un mode de vie laïque est menacé par des « intégristes » - tout

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cela transparaît dans les réactions de nombreux Européens face aux musulmans vivant parmi eux. Pourtant, la manière dont ces idées s'expriment et se traduisent dans les politiques nationales diffère selon l'histoire de chaque pays. L'histoire nationale est donc essentielle pour comprendre le « problème musulman » en Europe. C'est pourquoi j'ai décidé de restreindre mes analyses à la France : il ne s'agissait pas seulement de gagner la profondeur requise par le sujet, mais aussi de mettre en lumière le caractère local du conflit général (imaginaire) entre « l'islam » et « l'Occident ». Certes, ces conflits possèdent une dimension mondiale, d'autant plus que le ProcheOrient est devenu «ne préoccupation stratégique majeure dans la politique étrangère américaine, le site par excellence de la longue « guerre contre le terrorisme », et l'identification à un islam transnational, la base de ralliement d'une opposition politique à l'Occident en général et aux Etats-Unis en particulier. Mais je soutiens que l'on ne peut comprendre pleinement la situation des musulmans en Occident qu'en prenant en compte le contexte local. Ainsi, par exemple, les politiques nationales en matière de naturalisation jouent-elles un rôle dans la manière dont un pays accueille les musulmans : l'expérience des Pakistanais en Angleterre diffère de celle des Algériens en France ; celle des Turcs en Allemagne est encore autre ; quant aux musulmans de Bulgarie, ce ne sont des immigrés en aucun sens possible de ce terme. Nous n'apprendrons pas grandchose en regroupant tous ces cas sous la rubrique du « problème » musulman. Cela ne fera même qu'exacerber le problème que l'on tente d'examiner. A mon sens, c'est très exactement sur ce résultat qu'ont débouché, en France, les réactions de la classe politique, des intellectuels médiatiques et des médias en général au fait qu'une population croissante de musulmans vit désormais dans le pays - la diversité de cette population étant réduite à une différence unique, puis transformée en menace pour l'identité de la nation. Ce livre étudie le discours politique des républicains français pour qui l'interdiction du foulard était le seul moyen d'écarter ce qu'ils percevaient comme la menace du séparatisme islamique. S'il

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n'y a guère de voix musulmanes dans ce livre, c'est en partie parce qu'on n'a pas eu beaucoup d'occasions de les entendre durant les débats. Les débats sur le foulard ont très largement été monopolisés par ceux qui se définissaient comme les représentants de la « vraie France », consignant les musulmans à la périphérie. Et bien que j'examine les significations multiples que le voile peut revêtir pour les musulmans, de même que les discussions, au sein de cette communauté, sur la question de savoir s'il faut, et de quelle façon, s'assimiler aux normes françaises, je ne le fais que brièvement et dans le but de souligner les incohérences de leur caractérisation en France. Ce livre ne traite pas des musulmans de France : il porte sur la perception dominante des musulmans dans le paysagefrançais.Je m'intéresse à la manière dont le voile est devenu un écran sur lequel sont projetés des images d'étrangeté et des fantasmes de dangerosité - dangerosité pour le tissu social français et pour l'avenir de la nation républicaine. Je m'intéresse, en outre, à la manière dont la représentation d'un « autre » homogène et dangereux est venue conforter une vision mythique de la République française une et indivisible. J'explore les multiples facteurs qui alimentent ces représentations fantasmatiques : racisme, culpabilité et peur postcoloniales, idéologies nationalistes, notamment le républicanisme, le séculatisme, l'individualisme abstrait et, tout particulièrement, les normes françaises en matière de conduite sexuelle, considérées comme étant à la fois naturelles et universelles. En effet, je tiens que, lorsqu'elle a été comparée à un imaginaire « sexe à la française », la représentation de la sexualité musulmane - contre-nature, oppressive - a exacerbé les objections adressées au voile, en les enracinant dans des convictions morales et psychologiques échappant à toute discussion. En France, de nombreux partisans d'une interdiction du foulard se disaient avant tout soucieux de protéger une nation une et indivisible contre les effets délétères du « communautarisme ». Mais ce terme n'a pas la même signification en France et aux Etats-Unis.

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En France, il désigne le primat accordé à l'identité de groupe sur l'identité nationale. En théorie, il est impossible de conjuguer deux identités, nationale et ethnique - un individu appartient soit à un groupe, soit à la nation. (En réalité, il existe bien sûr des musulmans français, une identité qui a même été reconnue comme telle à la fin de la guerre d'Algérie, mais cette histoire a été volontairement occultée en 1989, dans la frénétique construction du mythe républicain liée aux commémorations du bicentenaire de la Révolution française.) Par conséquent, le multiculturalisme américain est perçu négativement, comme l'incarnation même du « communautarisme ». En tant quernation multiculturelle divisée par des conflits ethniques et des politiques identitaires, les États-Unis sont considérés comme incapables de garantir à leurs citoyens l'égalité qui est leur droit naturel. Dans la pensée politique française, cette égalité se réalise à travers l'effacement des origines sociales, religieuses, ethniques et autres du citoyen dans la sphère publique. C'est donc en tant qu'individu abstrait que l'on devient citoyen français. L'universalisme - l'unicité, la mêmeté de tous les individus - serait l'antithèse du communautarisme. Or, paradoxalement, cet universalisme est une particularité française. Si l'Amérique permet la coexistence de nombreuses cultures et accorde une légitimité (et une influence politique) aux identités composées - italo-américaine, irlando-américaine, africaine-américaine, etc. - , la France, elle, privilégie l'assimilation à une culture unique et l'adoption d'une langue, d'une histoire et d'une idéologie politique communes. C'est l'idéologie du républicanisme français. Ses emblèmes sont la laïcité et l'individualisme, deux concepts interdépendants qui garantissent à tous les individus une protection égale de l'État contre l'ingérence du religieux et de tout autre groupe. Pour l'universalisme français, la mêmeté est le fondement de l'égalité. Certes, c'est une abstraction, une notion philosophique destinée à instaurer une égalité formelle des individus devant la loi. Mais sur le plan historique, cette notion a été appliquée à la lettre : l'assimilation implique une éradication pure et simple

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de la différence. C'est pourquoi en France, les recensements ne cherchent pas à recueillir des données sur la religion, l'ethnie ou les origines nationales de la population. Cela risquerait de donner l'image d'une France fracturée, et non d'une entité unie. Cet idéal de nation une et indivisible remonte à la Révolution française, qui (après des années de conflits sanglants) mit fin au régime féodal, caractérisé par des privilèges fondés sur la naissance ou la richesse, pour instaurer une république dont les citoyens étaient des individus libres et égaux. À l'époque, tous les membres de la population n'étaient pas considérés comme des individus - les femmes et les esclaves n'avaient pas les qualités requises - , mais l'idéal a perduré au point de devenir partie intégrante du patrimoine national et d'inciter des groupes exclus à réclamer l'égalité de droits. Je reviendrai plus longuement, aux chapitres 2 et 4, sur le dilemme auquel furent confrontés des groupes exclus revendiquant des droits pour les individus. Pour l'instant, je me contenterai de souligner que l'individualisme français réalise son caractère universaliste en affirmant la mêmeté de tous les individus - mêmeté qui se réalise non pas simplement par allégeance à la nation, mais par assimilation de ses normes culturelles. Bien évidemment, ces normes sont tout sauf abstraites, et cela a été le point d'achoppement de la pensée républicaine française. L'abstraction permet de concevoir les individus comme étant mêmes (en tant qu'universels), mais la mêmeté se mesure par des manières d'être concrètes (en tant que francité). Et la position de différences conçues comme irréductibles - qu'elles reposent sur la culture, le sexe ou la sexualité - , est censée exclure par définition toute aspiration à la mêmeté. Si donc, pour l'un ou l'autre de ces motifs, une personne est d'emblée étiquetée comme différente, il est difficile de défendre l'idée qu'elle soit ou puisse devenir même. Depuis une trentaine d'années, cette contradiction est mise en évidence et dénoncée par des groupes qui réclament la reconnaissance de leur différence et rejettent l'exigence d'assimilation. Puisque les femmes, les homosexuels et les personnes d'origine

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nord-africaine (obstinément qualifiées d'immigrées longtemps après leur accession à la citoyenneté) étaient discriminées en tant que groupes, c'est, affirment-ils, en tant que groupes que leurs droits devaient être reconnus - ou en tant qu'individus dont la différence par rapport à la norme serait admise et respectée. Pour les dirigeantes du mouvement féministe en faveur de la parité, la discrimination des femmes en politique ne cessera que lorsqu'il serait entendu que tous les individus naissent dans l'un ou l'autre sexe. Et que le sexe est universel, contrairement à l'ethnicité ou la religion. Le sexe crée entre les êtres humains un partage dont il est impossible de s'abstraire : même des individus abstraits sont sexués. Ces féministes ont réussi à faire adopter une loi imposant la parité hommes-femmes aux élections. Les leaders du mouvement gay et lesbien ont exigé que les homosexuels bénéficient des mêmes droits que les hétérosexuels, y compris de celui d'être considérés comme des familles. Ils ont obtenu le PACS et, plus récemment, le mariage, mais n'ont toujours pas le droit d'adopter ou d'accéder à la procréation médicalement assistée. Dans les faits, la loi implique qu'une famille ne peut être fondée que par deux individus de sexe opposé ; la norme culturelle de la famille hétérosexuelle ne doit pas être remise en cause. Les musulmans de France affirment que les discriminations à leur encontre ne prendront fin que lorsque l'islam sera sur un pied d'égalité avec le christianisme et le judaïsme. Si les individus de ces confessions peuvent être considérés comme des Français à part entière, alors il doit pouvoir en être de même pour les musulmans, même si leurs croyances religieuses leur imposent de prier et de se vêtir différemment - par exemple, en portant un hijab. Il y a eu, bien sûr, de vifs débats quant aux implications de ces croyances, notamment sur la question de savoir si le Coran exige véritablement que les femmes se couvrent la tête. Il y avait également des désaccords sur le bien-fondé d'une loi interdisant le foulard : de nombreux musulmans expliquaient aux instituts de sondage qu'ils n'y étaient pas opposés, tout en critiquant les discriminations que, selon eux, elle ne manquerait pas d'encourager. Mais

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malgré ces controverses internes, les musulmans étaient unis en tant que groupe par le désir d'être considérés comme des « Français à part entière », sans devoir renoncer à leurs convictions religieuses, à leurs liens communautaires ou à d'autres formes de conduite par lesquels ils s'identifient. A ces demandes de reconnaissance de la différence, la classe politique et les idéologues républicains adressèrent promptement une réponse intransigeante. Ils prétendirent que l'on avait toujours agi de la meilleure façon possible, èt que les remises en question émanant de groupes tels que les femmes, les homosexuels et les immigrés et leurs descendants mineraient la cohésion et l'unité de la nation. Les accepter reviendrait à trahir l'héritage révolutionnaire. Tout en admettant que des discriminations puissent exister et en acceptant de prendre des mesures pour y remédier, ils agirent de sorte à ne pas mettre en péril l'essentiel : la nécessité de préserver l'unité nationale, fondée sur le refus de reconnaître les différences. Les revendications des musulmans furent balayées sous prétexte qu'elles remettraient en cause la laïcité - la version française du sécularisme, dont ses défenseurs prétendent qu'elle est exclusivement française, donc intraduisible dans d'autres langues. Certes, tout mot a des connotations particulières selon son contexte linguistique. Mais la notion de laïcité n'est pas moins traduisible que n'importe quel autre terme. L'idée que la laïcité ne peut être employée que dans sa langue d'origine relève de la mythologie de la singularité et de la supériorité du républicanisme français - cette même mythologie qui, paradoxalement, présente l'universalisme français comme différent de tous les autres5. Le terme « laïcité » désigne une séparation de l'Église et de l'État dans laquelle l'État protège les individus de l'ingérence de la religion. (Aux États-Unis, à l'inverse, le mot « secularism » connote le fait S. Nicolas Weill, « What's in a Scarf? The Debate on Laïcité in France », Frencb Poktia, Culture and Society, vol. 24, n° i, printemps 2006, p. 59-73.

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que les religions sont protégées de toute interférence de la part de l'État.) Le foulard islamique a donc été considéré comme une violation du sécularisme français et, par implication, comme un signe de la non-francité intrinsèque de tout individu pratiquant l'islam, sous quelque forme que ce soit Pour être acceptable, la religion doit être une affaire privée. On ne saurait l'afficher « ostensiblement » dans l'espace public, en particulier à l'école, qui est par excellence le lieu ou commence l'inculcation des idéaux républicains. L'interdiction du voile a démontré que les législateurs avaient la ferme intention de préserver la France comme nation unifiée : séculière, individualiste et culturellemeitt homogène. Ces mêmes législateurs ont aussi fermement contesté que l'idée d'homogénéité culturelle puisse être raciste. Pourtant, comme je le montrerai au chapitre 2, dans la longue histoire du racisme français, les musulmans d'origine nordafricaine ont été pris pour cible. Et le voile joue un rôle particulièrement important dans ce sillage. L'un des plus fascinants aspects de la controverse du foulard, c'est la manière dont les mots se sont mis à perdre leur identité distinctive. En France, les musulmanes portent ce qu'elles appellent un « hijab » ou, en français, un « foulard ». Très rapidement, les médias ont désigné ce couvre-chef du nom de « voile », terme impliquant une dissimulation de l'ensemble du corps et du visage des femmes. Comme je l'expliquerai dans le chapitre 5, l'amalgame entre le foulard et le voile, qui renvoie de manière persistante à des visages cachés, alors qu'en fait ils restent parfaitement visibles, était un moyen d'exprimer une profonde angoisse quant à la manière dont on croit comprendre que l'islam traite les relations entre les sexes. C'était également une manière de souligner la supériorité de l'approche française des relations de genre, et même de les associer à des formes plus élevées de civilisation. Sans vouloir perpétuer cette angoisse (et tout en voulant, au contraire, l'analyser), il m'a paru impossible d'établir une distinction rigoureuse et cohérente dans ma propre terminologie. Mon emploi interchangeable de

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« voile » et de « foulard » est le simple reflet de l'utilisation de ces mots dans les débats. Le même type de confusion a lieu avec le terme « musulman », une identification religieuse souvent (mais pas toujours) signifiée, pour les femmes, par le voile. Même s'il désigne les adeptes de la religion qu'est l'islam, « musulman » est aussi parfois employé pour désigner toutes les personnes issues de l'immigration nordafricaine, quelle que soit leur religion. De plus, on fait rarement la distinction entre « Nord-Africains », « Arabes » et « musulmans », alors que les Nord-Africains ne sont pas tous arabes, que les Arabes ne sont pas tous musulmans et que les musulmans qui résident en France ne viennent pas tous d'Afrique du Nord. Or, dans le discours politique du républicanisme français, ces différentes significations sont difficiles à distinguer, les mots débordant les uns sur les autres. Comme le terme « voile », « musulman » évoque des idées associées à l'infériorité et à la menace qui vont bien au-delà de sa définition objective : les « musulmans » sont des « immigrés », des étrangers qui ne renonceront pas aux signes de leur culture et/ou de leur religion. Invariablement, aussi, la religion à laquelle ils sont censés adhérer est décrite comme « intégriste », comme posant des exigences en matière non seulement de conduite individuelle mais aussi d'oiganisation de l'Etat. Dans ce discours, le voile dénote à la fois un groupe religieux et une population beaucoup plus vaste, une « culture » totalement incompatible avec les normes et les valeurs françaises. Le symbolisme du voile réduit les différences d'ethnicité, d'origine géographique et de religion à une entité singulière, à une « culture », qui s'oppose à une autre entité singulière, la France républicaine. A en croire les républicains français, si préoccupés par les écoles, l'immigration, la liberté et le terrorisme, le voile est bien lourd de sens. Le fait d'avoir une opinion à son sujet permet de se donner une crédibilité sur les questions brûlantes que sont l'individualisme, le sécularisme et l'émancipation des femmes - c'est un test idéologique décisif. L'interdiction du voile est également devenue une

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solution de substitution à une foule de questions économiques et sociales pressantes ; tout se passe comme si la loi sur le foulard avait le pouvoir d'effacer purement et simplement les défis d'intégration que présentent, pour les décideurs politiques, les anciens sujets coloniaux (très souvent perçus comme pauvres et irrécupérables alors que certains appartiennent aux classes moyennes et supérieures). D'une façon tout à fait fascinante, le voile a surtout servi, dans le discours républicain, à recouvrir d'épineux problèmes intérieurs ; mais, dans le même temps, il a révélé les angoisses qui leur sont associées. C'est ce voile-là que ce livre vise à lever. La réponse à la question « pourquoi le voile ? » ne peut être que complexe. Ou peut-être faut-il dire « surdéterminée ». De nombreuses raisons ont poussé les gouvernants français à se focaliser sur le voile, même lorsqu'ils n'en soulignaient qu'une (la protection de l'égalité des femmes contre le patriarcat islamiste). Ces raisons allaient bien au-delà de la défense de la modernité contre le traditionalisme, du sécularisme contre les incursions de la religion, ou du républicanisme contre les terroristes. Dans ce livre, j'explore toutes ces raisons en traitant séparément des questions du racisme, du sécularisme, de l'individualisme et de la sexualité, bien qu'en réalité, elles soient toutes entremêlées. Mais, pour comprendre la trame complexe du discours républicain français sur le voile, j'ai dû démêler l'entrelacs des fils qui ont contribué à tracer et à fortifier une frontière autour d'une France imaginaire, dont la réalité ne tient que par l'exclusion des « autres » dangereux. Dans le même temps,le discours politique d'un républicanisme belliqueux a sans doute créé une communauté d'identification plus solide pour les musulmans. Le voile est devenu un point de ralliement - une valeur commune à défendre - , y compris pour celles qui ne le portaient pas. Mon insistance sur l'histoire et la complexité n'est pas un simple défaut d'universitaire, mais renvoie à des questions politiques pressantes. Non seulement les oppositions simples nous aveuglent sur la réalité des existences et des croyances d'autrui, mais elles créent des réalités alternatives qui affectent notre compréhension de

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nous-mêmes. C'est à ses risques et périls que l'on accepte d'habiter une conception du monde articulée autour du bien et du mal, de la civilisation contre l'arriération, de la rectitude morale contre la compromission idéologique, du « nous » contre « eux ». Une telle conception ne laisse aucune place à l'autocritique, aux perspectives de changement, à l'ouverture aux autres. En refusant d'accepter et de respecter les différences de ces autres, nous en faisons des ennemis et produisons chez eux ce que, d'emblée, nous redoutons le plus. C'est ce qui a eu lieu en France et, avec des variantes locales, dans d'autres parties du monde occidental. La loi passée en France semble en effet avoir incité d'autres pays à lui emboîter le pas dans ce qui devient rapidement un retranchement des parties sur leurs positions dans un choc entre « islam » et « Occident ». L'incapacité à distinguer un radicalisme politique fondé sur une approche minoritaire de l'islam, des pratiques religieuses et/ou traditionnelles plus largement en vigueur, voire tout simplement de la différence ethnique, a suscité l'hostilité des musulmans de la diaspora, y compris de ceux qui n'aspirent qu'à devenir des citoyens à part entière des territoires où ils vivent. En retour, cela « nous » a figés dans une posture inflexible, et donc dangereusement défensive, visà-vis d'« eux ». Je n'ai pas employé le mot « tolérance » pour définir la manière dont nous devons traiter ceux qui sont différents de nous, car, à l'instar de la philosophe politique Wendy Brown, je pense que la tolérance implique du dégoût (elle utilise le mot « aversion ») à l'égard de ceux qui sont tolérés6. Je souhaite au contraire insister sur le fait que nous devons reconnaître la différence de manières qui remettent en cause notre sentiment de certitude et de supériorité quant à nos propres opinions. Plutôt que d'imposer l'assimilation, nous devons envisager de négocier la différence : comment la coexistence est-elle possible entre des individus et des groupes 6. Wendy Brown, Reguloting Aversion: Tolerancein tbe Age ofldentity and Empire, Princeton, Princeton University Press, 2006.

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qui ont des intérêts différents ? Peut-on concevoir la différence sans hiérarchies ? Sur quel socle commun peut-on négocier les différences ? Peut-être la différence partagée est-elle ce socle commun, comme le soutient le philosophe Jean-Luc Nancy. Selon lui, « l'être » est ce que nous avons en commun. « L'être n'est pas quelque chose que nous posséderions en commun. L'être n'est en rien différent de l'existence à chaque fois singulière. On dira donc que l'être n'est pas commun au sens d'une propriété commune, mais qu'il est en commun. L'être est en commun [...]. La communauté de l'être - et non pas l'être de la communauté - , voilà ce dont il doit désormais s'agir'. » La communauté d'être présuppose une « mêmeté », tandis que « l'être en commun » veut seulement dire que nous existons tous et que notre existence même est définie par notre différence avec les autres. Paradoxalement, il s'agit d'une différence qui nous est commune à tous. Nous devons cesser d'agir comme si des communautés historiquement établies étaient éternelles. C'est l'un des grands défis de notre temps - un défi que les dirigeants français n'ont pas su ni voulu relever. Leur histoire constitue pour moi une leçon de politique, un exemple de mésusage de l'histoire et des effets aveuglants de l'hystérie. Nous devons réfléchir aux limites de leur approche afin de développer d'autres solutions - des solutions qui varieront bien sûr selon le contexte national, mais qui permettront, dans chaque cas, de reconnaître et négocier la différence de manière à réaliser les promesses de la démocratie.

7. Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, Paris, Chrisian Bourgois, 1986, p. 201.

I .

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En France, la controverse sur le port du foulard à l'école publique s'est déroulée en trois temps : 1989,1994 et 2003. Cette séquence chronologique ne reflète pas pour autant une hausse régulière du nombre de jeunes filles voilées ou de ce que l'on pourrait appeler des perturbations provenant de ces dernières. Généralement assidues en classe, ces jeunes filles étaient souvent de bonnes élèves, sans antécédent disciplinaire. Leur seul tort était de s'entêter à porter un hijab, ce bout de tissu devenu, comme nous le verrons, un symbole du « problème de l'islam » pour la République française. Ce que traduit, en revanche, cette séquence chronologique, c'est un durcissement de la position du gouvernement français face à l'influence politique croissante de l'extrême droite. Alors que la première réaction du gouvernement avait été de tolérer l'expression de convictions religieuses individuelles, un consensus finit par émerger sur la nature dangereusement politique du foulard, perçu comme une remise en question des principes de la République laïque et assimilé automatiquement à l'islamisme et au terrorisme.

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1989 Il y a maintenant près de trois décennies que les « affaires du voile » ont éclaté. Tout commence le 3 octobre 1989 lorsque trois jeunes musulmanes refusant d'ôter leur foulard sont exclues de leur collège dans la ville de Creil, dans l'Oise. Leur établissement se trouve dans une zone d'éducation prioritaire (ZEP), qualifiée de « poubelle sociale » par le principal du collège, Ernest Chénière. Ces zones abritant généralement des populations défavorisées d'origines ethniques diverses se heurtent à dé multiples problèmes d'ordre disciplinaire, religieux, culturel, et à une importante rotation du corps enseignant. Lorsqu'il renvoie ces trois collégiennes de son établissement, le principal prétend agir au nom de la « laïcité ». Pour Chénière, cette notion, qui fera l'objet de violents débats au cours des mois et des années suivantes, renvoie à un principe inviolable et évident qui est aussi l'un des piliers de Puniversalisme républicain. Considérée comme le berceau de la laïcité, l'école publique est le lieu où les valeurs de la République française sont inculquées et cultivées. C'est donc à l'école publique que la France doit tenir bon contre ce que Chénière qualifiera de « stratégie insidieuse du djihad1 ». En d'autres temps, ce type d'incident aurait été considéré comme mineur et aurait conduit les chefs d'établissement à prendre de simples mesures disciplinaires à rencontre des élèves concernées. Mais cette fois, l'histoire fait rapidement la une des journaux, qui exploitent et attisent le malaise autour de la place occupée par les immigrés d'Afrique du Nord et leurs descendants dans la société française. Si un grand nombre d'entre eux résident depuis longtemps en France - et sont souvent des citoyens français nés sur le sol français - , ils sont regardés comme étrangers à la culture majoritaire. Pauvres pour la plupart, ils habitent dans des zones enclavées en périphérie des grandes villes et beaucoup sont musulmans. 1.

Le Monde, 28 octobre 1993.

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Dans un contexte international où l'attention se porte sur l'islam et sur les diverses expressions du militantisme arabe et musulman - avec par exemple la fatwa de l'ayatollah Khomeini contre Salman Rushdie et le début de la première intifada palestinienne contre l'occupation israélienne - et où, au niveau national, on s'inquiète de l'émergence de petits groupes islamistes actifs sur le sol français, la peur s'intensifie devant l'islam, dont on dit que c'est la deuxième religion du pays. La couverture médiatique de l'exclusion des trois collégiennes, puis d'autres incidents liés au foulard, dans des écoles accueillant des populations similaires, fait écho à cette peur en faisant du choix vestimentaire de quelques adolescentes le symbole d'une menace pour l'existence même de la République. L'agitation générée par la presse paraît à première vue exagérée, mais elle révèle en réalité la crise profonde à laquelle est confrontée la nation, avec une question centrale : comment concilier une population de plus en plus multiculturelle avec un universalisme républicain hermétique aux particularismes sociaux et culturels ? Les célébrations du bicentenaire de la Révolution française en 1989 ont rappelé que l'universalisme est une caractéristique déterminante et immuable de la République, et la clé de voûte de l'unité nationale. Dans de nombreux articles d'opinion, des commentateurs prédisent que la tolérance envers les manifestations d'appartenance à l'islam conduira la France sur la voie d'un multiculturalisme à l'américaine, avec ses conséquences désastreuses : conflits ethniques, discrimination positive hissant la race au-dessus du mérite, fragmentation sociale et dérives du politiquement correct. Cette vision caricaturale de l'expérience américaine sonne comme un avertissement : pour échapper à ces maux, la France doit résister à toute reconnaissance de son pluralisme social et culturel. Dans la presse, aux mots « hijab » ou « foulard », se substitue rapidement le terme de « voile » ou, plus radicalement, de « tchador », qui agite le spectre d'une révolution islamique à l'iranienne. Des représentants de l'Église catholique (et des institutions protestantes et juives) décident de s'associer à certains

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de leurs homologues musulmans pour dénoncer l'exclusion des adolescentes, arguant que la laïcité implique un devoir de tolérance et de respect envers les différentes expressions religieuses des élèves. Beaucoup moins prévisible est le désaccord qui divise SOS Racisme et le MRAP, l'un justifiant l'exclusion des jeunes filles, l'autre la déplorant, mais l'un et l'autre au nom de la laïcité républicaine2. Les manifestations de soutien aux collégiennes de Oeil organisées par des islamistes enveniment la situation et les photos de femmes voilées défilant dans les rues pour protéger leur « liberté » et leur « honneur » renforcent la crainte de l'émergence d'un islam révolutionnaire. Les voix de la raison et les appels au calme, rappelant par exemple que seule une infime minorité de musulmans français penche vers l'islam politique radical ou que le port du foulard à l'école est un phénomène insignifiant au sein de la société, sont noyées sous une hystérie croissante, alimentée par les déclarations incendiaires de quelques intellectuels renommés. Dans l'hebdomadaire Le Nouvel Observateur, cinq philosophes, dont Régis Debray, Alain Finkielkraut et Elisabeth Badinter, lancent un appel alarmiste contre le voile - « Profs, ne capitulons pas » -, affirmant que « l'avenir dira si l'année du bicentenaire aura vu le Munich de l'École républicaine3 ». Pourtant, la réalité des événements ne justifie pas le ton apocalyptique de leur manifeste : « La République a pour fondement l'École, c'est pourquoi, insistent-ils, la destruction de l'École précipiterait celle de la République. » Dans une vision aussi inflexible, tout arrangement avec l'islam se révèle impossible. Pourtant, des arrangements, il y en eut au début. Passant outre les critiques au sein et à l'extérieur de son parti, le ministre socialiste de l'Éducation nationale, Lionel Jospin, s'efforça de calmer le jeu en renvoyant l'affaire devant le Conseil d'État, la plus haute juridiction administrative chargée de statuer sur la légalité des actes 2. 3.

Le Monde, 17 octobre 1989 et 21 octobre 1989. Libération, 17 octobre 1989. Le Nouvel Observateur, 2 novembre 1989.

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des administrations publiques. Le 27 novembre 1989, le Conseil d'État décréta que le port de signes d'appartenance à une communauté religieuse à l'école publique n'était pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité tant qu'il ne constituait pas, par son caractère ostentatoire ou revendicatif, un « acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande » susceptible de porter atteinte à la liberté d'autres élèves4. Une élève ne pouvait se voir refuser l'accès à l'enseignement sous prétexte qu'elle portait un voile, car cela constituerait une violation du droit à la liberté de conscience, et donc du droit à la liberté de religion. En outre, pour faire l'objet de Restrictions légales, son comportement devait entraîner des troubles à l'ordre public et au bon fonctionnement de l'établissement : pressions destinées à contraindre d'autres élèves à porter le voile ou refus de participer à des activités sportives ou à des cours jugés incompatibles avec leurs convictions religieuses. Et le Conseil d'État de conclure que les enseignants et les chefs d'établissement, qui connaissaient généralement bien leurs élèves, étaient les autorités les plus aptes à interpréter ces comportements. Dans une circulaire ministérielle reposant sur l'avis du Conseil, Lionel Jospin confia donc aux directeurs d'école la responsabilité de décider au cas par cas si les foulards étaient autorisés ou non. Malgré quelques condamnations, la décision du Conseil d'État calma le jeu et l'attention des médias se porta ailleurs. La presse ignora les diverses négociations menées au niveau local, mais s'intéressa au dénouement de l'affaire des foulards de Creil. En effet, suite à l'intervention personnelle du roi du Maroc, sollicité par des représentants fiançais du culte musulman, deux des trois collégiennes (des sœurs d'origine marocaine) consentirent à ôter leur voile à l'intérieur de la classe. Les pressions exercées sur ces jeunes 4. On peut trouver le texte complet de cet avis et d'autres documents officiels pour 1989 et 1993-1994 dans Laïcitéfrançaise : le port du voile à l'école républicaine, 21., Paris, Fonds d'action sociale pour les travailleurs immigrés et leurs familles, service documentation, 199;. Les pages ne sont pas numérotées de manière séquentielle et les contenus ne sont pas nécessairement classés par ordre chronologique.

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filles par leur propre « communauté » finirent par les dissuader d'afficher leur identité religieuse à l'école et par les convaincre de se soumettre à l'autorité séculière. Le compromis accepté par les adolescentes - et c'en fut véritablement un - ne fut pas pour autant la fin du foulard à l'école. Les collégiennes acceptèrent, certes, de se dénuder la tête pendant la durée des cours. Exhibant clairement leurs convictions religieuses, elles continuèrent d'arborer le hijab dans les couloirs et la cour de l'établissement tout en se pliant aux règles de la laïcité en classe, non sans y être invitées de manière répétée. Autrement dit, loin de résoudre les tensions entre la France et ses citoyens musulmans, le compromis ne fit que mettre ces tensions en évidence, alors que des sondages montraient que 45 % des musulmans interrogés étaient ouvertement opposés au port du hijab à l'école publique. Les républicains favorables à l'interdiction du foulard, eux, ne faisaient aucune distinction entre un musulman et l'autre. Le foulard était à leurs yeux un symbole non seulement de tous les musulmans qui se définissaient comme des tenants de l'islam orthodoxe, mais de l'ensemble de la population nordafricaine et arabo-musulmane de France.

1994 En 1994, Ernest Chénière - élu entre-temps député RPR de l'Oise, après la grande vague bleue des élections législatives de 1993 qui propulsa la droite au pouvoir - relança la polémique sur le foulard à l'école. Il proposa un projet de loi interdissant tous les signes « ostentatoires » d'appartenance religieuse. Après une longue année de « croisade anti-foulard » menée par Chénière5, au cours de laquelle plusieurs incidents éclatèrent dans des établissements scolaires, dont une grève d'enseignants en soutien à un professeur d'éducation physique qui jugeait le port du voile dangereux pendant les cours de sport, le ministre de l'Éducation François Bayrou décréta le 20 septembre 1994 que les signes « ostentatoires » 5. Le Monde, 21 septembre 1994.

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d'appartenance religieuse étaient désormais interdits dans tous les établissements scolaires6. Le comportement des élèves n'était plus un élément décisif, certains signes constituant « par eux-mêmes » des actes évidents de prosélytisme. François Bayrou établissait une distinction entre des « signes discrets », qui manifestaient un attachement personnel à des convictions religieuses, et des « signes ostentatoires », qui introduisaient des éléments de différence ou de discrimination au sein d'une communauté éducative censée être unie, tout comme la nation qu'elle sert. La nation était en effet la seule communauté apte à exiger la loyauté de ses citoyens. « La nation n'est pâs seulement un ensemble de citoyens détenteurs de droits individuels », précisait la circulaire Bayrou. « Elle est une communauté de destin7. » Les signes « discrets » étaient donc tolérés, mais pas les signes « ostentatoires8 ». La publication de cette circulaire ministérielle donna lieu à l'exclusion de soixanteneuf jeunes filles portant ce que tous s'accordaient désormais à qualifier de « voile ». Comme en 1989, ces événements déclenchèrent une formidable polémique dans les médias, qui reprirent les mêmes arguments9. De l'interdiction du voile à l'affaire Dreyfus, il n'y avait qu'un pas que la presse s'empressa de franchir en rappelant la fracture profonde qui avait divisé les Français de la III e République autour des accusations fallacieuses de trahison à rencontre du capitaine juif. Des deux côtés, on était intraitable. Les soutiens à François Bayrou provenaient de part et d'autre de l'échiquier politique et se montraient alarmants. On ne manqua pas de relier les événements français à la guerre civile qui faisait rage au même moment 6. On peut trouver le texte de la circulaire et les réponses y afférant dans Laïcité française : le port du voile à l'école républicaine, op. cit. 7. « Neutralité de l'enseignement public », circulaire ministérielle n° 35,29 septembre 1994. 8. Selon Le Monde du 21 décembre 1994, le Premier ministre Balladur aurait assuré aux dirigeants de la communauté juive que la kippa n'était pas un signe ostentatoire. 9. Voir, par exemple, Le Monde du 11 décembre 1994 et les documents inclus dans Laïcité française.

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en Algérie. Pour protéger la République, il fallait des mesures décisives. On ne pouvait tolérer l'expression de formes religieuses par nature intolérantes et répressives. Parmi les opposants à la circulaire Bayrou figuraient quelques universitaires et (une fois de plus) des représentants de l'establishment religieux français. L'historienne Françoise Gaspard et le sociologue Farhad Khosrokhavar entreprirent d'interviewer des jeunes filles voilées pour montrer la complexité et la diversité de leurs motivations. « Si l'on accepte le postulat que la voie royale pour la libération des uns et des autres est l'enseignement, écrivaient-ils, rejeter les filles voilées hors de l'école équivaut à sanctionner le communautarisme et à pénaliser les filles, déjà largement désavantagées, en leur ôtant la possibilité de se moderniser10. » Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar furent souvent attaqués pour leur défense du voile, mais leur argumentation reprenait par ailleurs la même opposition entre tradition et modernité, religion et Lumières, que celle utilisée par les partisans de l'exclusion des élèves. Cette opposition n'était pas seulement tactique. François Bayrou et ses adeptes s'engageaient en réalité dans un combat symbolique - la France prend position contre l'islam - , tandis que Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar se souciaient davantage des résultats concrets : seule la négociation, et non l'exclusion, pouvait permettre selon eux d'atteindre la fin visée, à savoir l'intégration des musulmans dans la société française et la promotion des objectifs féministes de l'éducation et l'émancipation. Plusieurs élèves exclues de leur établissement contestèrent la circulaire Bayrou, également rejetée par plusieurs tribunaux et le Conseil d'État lui-même, qui réaffirma sa décision de 1989. Le Conseil d'État rejeta la vision de Bayrou, pour qui certains signes pouvaient être distingués des intentions de celles qui les portaient, et laissa de nouveau aux enseignants et aux chefs d'établissement le soin d'interpréter les comportements et les actes de leurs élèves. 10. Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar, Le Foulard et la République, Paris, La Découverte, 1995, p. 210.

Lés affaires du foulard 61 Suite à cet arrêt, la ministre des Affaires sociales Simone Veil nomma une femme d'origine nord-africaine, Hanifa Chérifi, au poste de médiatrice de l'Education nationale pour les questions liées au port du voile. Les efforts de Hanifa Chérifi semblent avoir porté leurs fruits puisque le nombre d'incidents chuta de manière spectaculaire, passant de 2 400 en 1994 à 1 0 0 0 en 1996, avec seulement quelque cent écolières voilées dénombrées en classe. Dans certains établissements, le port du bandana fut autorisé, mais sa couleur et sa taille firent l'objet d'âpres négociations. Ailleurs, les foulards étaient permis dans l'enceinte de l'école à condition que les jeunes filles les fassent glisser sur leurs épaules au moment d'entrer en classe. Mais, comme en 1989, les compromis manifestaient les tensions plutôt qu'ils ne les résolvaient. La controverse s'apaisa de nouveau tout en continuant à mobiliser l'attention du gouvernement, en grande partie à cause de la pression constante du Front national, de plus en plus présent sur la scène politique. En novembre 2000, le Haut Conseil à l'intégration, chargé par le gouvernement de s'occuper des questions d'immigration, fit une série de recommandations sur la manière de gérer « l'islam dans la République ». Par son approche républicaine qualifiée de « souple » par le politologue américain Marc Howard Ross - et que je considère quant à moi comme un véritable exercice d'ambiguïté - , le rapport reconnaissait la difficulté d'exclure des élèves arborant un hijab tout en admettant dans le même temps que le port du voile était incompatible avec l'objectif d'intégration". ' Il préconisait les efforts de médiation plutôt que l'adoption de lois. Mais il n'apportait pas de solution à la tension qui persistait entre la définition de la France comme nation « une et indivisible » - où les différences étaient rendues invisibles - et la diversité sociale et culturelle croissante de sa population. 11. Mark Howard Ross, « Dressed to Express: Islamic Headscarves in French Schools », document présenté dans le cadre du programme d'ethnohistoire de l'Université de Pennsylvanie, 23 février 2006.

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2003 En 2003, la question du foulard ressurgit lorsque le ministre de l'Intérieur Nicolas Sarkozy obligea les femmes musulmanes à poser « tête nue » sur les photos d'identité officielles. (Une décision dont la justification s'appuyait notamment sur la lutte contre le terrorisme après les attentats du n-Septembre aux États-Unis.) Tandis que cette mesure était fortement contestée, l'école publique revint à l'ordre du jour, et des personnalités politiques de tout bord s'empressèrent de proclamer leur fidélité à la République. Au nom de la laïcité, et pour écarter toute accusation de discrimination envers les musulmans, le député socialiste Jack Lang présenta à l'Assemblée nationale un projet de loi bannissant tous les signes d'appartenance à une communauté religieuse à l'école publique. En juin, l'Assemblée nationale créait une commission d'enquête en vue de réunir des informations, et en juillet, le président Jacques Chirac nommait une commission de réflexion, dirigée par l'ancien ministre et député Bernard Stasi, pour étudier la faisabilité d'une loi sur le voile". Tandis que la commission Stasi siégeait, la presse se focalisa fin septembre sur un nouvel incident impliquant deux sœurs vivant dans la banlieue d'Aubervilliers, au nord de Paris. Aima et Lila Lévy furent exçlues de leur lycée après avoir refusé d'ôter leur voile ou de le remplacer par un « foulard léger » laissant voir leur cou, les lobes de leurs oreilles et la racine de leurs cheveux (je reviendrai sur cette question au chapitre 5). Les deux lycéennes s'étaient récemment mises à respecter les préceptes de l'islam, à la stupeur de leurs parents et de leurs grands-parents paternels, résolument laïcs et de gauche. Le père, avocat, se présentait comme un « juif sans Dieu » ; la mère, enseignante, était kabyle. Les parents étaient séparés, ce

12. Les textes complets sont publiés dans Bernard Stasi, Laïcité et République : rapport de la commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République remis au Président de la République le 11 décembre 2003, Paris, La Documentation française, 2004, et Jean-Louis Debré, La Laïcité à l'école : un principe républicain à réaffirmer, rapport n° 1275,21., Paris, Assemblée nationale, 2003.

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qui, d'après la grand-mère, était l'une des raisons du retour des filles à la religion. « Ce n'est pas leur faute. Ce sont des victimes. [Elles] ne savent pas trouver d'équilibre dans une société trop difficile pour [elles] », expliqua-t-elle à un journaliste du Monde1*. Mais la grandmère maintenait, tout comme le père, que ses deux petites-filles avaient le droit de se rendre à l'école dans la tenue de leur choix : « Je déteste leur conversion, leur voile, leur foulard et leur prière à Allah, mais je les aime et souhaite qu'elles puissent vivre heureuses, et je crois que ce n'est que par la culture qu'elles recevront au cours de leurs études qu'elles pourront, peut-être, ne plus avoir besoin de l'islam, qui poui*l'instant leur est nécessaire14. » Quant au père, il dénonça dans les colonnes du Monde les dérives de la laïcité à la française : « Je ne suis pas pour le foulard, mais je défends le droit à l'éducation de mes filles. Au cours de cette affaire, j'ai découvert la folie hystérique de certains ayatollahs de la laïcité, qui avaient soudain perdu tout sens des réalités'5. » L'histoire des sœurs Lévy est particulièrement instructive, car les deux lycéennes n'avaient pas choisi de porter le voile sous la contrainte, mais par conviction. Et elles n'étaient pas non plus affiliées à un groupe islamique. Une autre lycéenne issue d'une famille nord-africaine s'associa dans un premier temps aux deux sœurs Lévy, mais renonça par la suite à poursuivre son combat, avouant à des journalistes que son père, violemment hostile au voile, l'avait battue. Dans ces trois exemples, les jeunes filles semblaient avoir fait leur choix en toute conscience, contredisant ainsi les explications fournies par les détracteurs du voile qui prétendaient vouloir libérer les femmes du joug des hommes islamistes. N'ayant qu'occasionnellement fréquenté des mosquées, les deux sœurs Lévy se contentaient d'observer les préceptes fondamentaux de leur religion. Elles priaient cinq fois par jour, jeûnaient durant 13. Le Monde, 11 octobre 2003. 14. Ibid. 15. Le Monde, 25 septembre 2003.

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le ramadan, étudiaient le Coran, apprenaient l'arabe et écoutaient aussi des cassettes de théologiens musulmans renommés, tel le Suisse Tariq Ramadan. Au lycée, elles portaient un long voile (qu'elles étaient en classe) par-dessus leurs vêtements, et dissimulaient leurs cheveux sous un foulard enfilé dans un col roulé, afin de respecter le principe de pudeur prescrit par leur religion16. Entièrement personnel, leur choix religieux pouvait aussi être interprété comme un subtil geste de révolte ou une tentative de défier la société dominante, mais sur un mode différent de la génération de leurs parents, portée par des idéologies de gauche qui n'avaient plus cours dans l'ère postcommuniste. Comme l'a affirmé Farhad Khrosrokhavar, « l'islamisation est comme un substitut à la disparition des institutions qui prenaient en charge les jeunes en instance d'intégration [...] comme le Parti communiste, les syndicats ouvriers et les associations qui gravitaient autour d'eux17 ». Cependant, personne ne songea à examiner en profondeur les motivations réelles de Lila et Aima Lévy, et encore moins à comprendre les tenants et aboutissants des précédentes controverses du foulard. Le débat se focalisa moins sur les individus concernés que sur les positions symboliques qui leur étaient attribuées. Comme en 1989 et 1994, le débat fut animé. Mais maintenant qu'une commission envisageait de proposer une loi, les enjeux étaient montés d'un cran. Ceux qui, à gauche, étaient en faveur d'une loi contre le port du foulard à l'école, qualifiaient de nazis ceux qu'ils tenaient pour des islamistes intégristes et agitaient le danger du totalitarisme (l'Iran étant l'exemple le plus souvent invoqué). Toujours à gauche, les personnes hostiles à l'exclusion des jeunes filles voilées voyaient dans cette loi une continuation de la politique coloniale française : une fois de plus, les Arabes se voyaient privés de leur droit à l'autodétermination par une 16. Aima et Lila Lévy, Des filles comme les autres : au-delà du foulard, Paris, La Découverte, 2004, p. 62. 17. Chala Chafiq et Farhad Khrosrokhavar, Femmes sous le voile face à la ht islamique, Paris, Editions du Félin, 1995, p. 137.

Lés affaires du foulard 65 République raciste. Leurs détracteurs, en retour, les accusaient de gauchisme angélique. Dans les rangs de la gauche et chez les féministes, la question du statut des femmes dans l'islam faisait également débat. Les promoteurs d'une loi bannissant le foulard (y compris certaines femmes venant de pays musulmans autoritaires) y voyaient une avancée pour l'émancipation des femmes ; un signe que la France ne tolérerait pas de pratiques patriarcales répressives. Pour le parti d'extrême gauche Lutte ouvrière, par exemple, le voile était une « infamie"8 » et une marque de l'oppression des femmes. La rédaction de la revue féministe ProCboix accusa les partisans de la tolérance de faire preuve d'un dangereux « relativisme culturel"9 ». Mais pour les opposants à la loi, l'exclusion des jeunes filles, loin de contribuer à les émanciper, risquait plutôt les conduire vers des écoles religieuses ou des mariages précoces, les privant pour toujours de la possibilité d'un avenir meilleur. Et si, comme on le prétendait, ces filles étaient victimes de manipulations, leur barrer la route de l'école revenait tout simplement à punir les victimes. Comment pouvait-on parler, alors, d'émancipation30? D'autres s'indignaient que l'on traite les filles voilées en victimes. « Nous voulons considérer les filles voilées ou les prostituées comme des sujets, et non comme des victimes », déclara une représentante de Femmes publiques, un groupe de défense des prostituées, « nous devons donc écouter ce qu'elles ont à dire ». Mais dans les dizaines d'articles et de livres publiés en 2003, on entendit rarement la parole des adolescentes directement concernées. Avant la parution en 2004 de leur livre d'entretiens, les deux sœurs Lévy elles-mêmes - qui étaient pourtant au cœur de la polémique - n'eurent que rarement l'occasion de s'expliquer directement. 18. Le Monde, 9 octobre 2003. 19. ProCboix, n° 25 (été 2003), p. 22. 20. On peut trouver ces querelles sous une forme condensée (et intense) dans les pages du journalféministeProCboix, n° 25, été 2003, n° 26-27, automne 2003, et n° 28, printemps 2004.

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Alors que le débat enflait dans les journaux et les magazines, la commission Stasi organisa des entretiens et de longues réunions. En décembre, elle publia son rapport intitulé Laïcité et République, qui réaffirmait les sacro-saintes traditions de la laïcité et appelait sur ces bases à proscrire de l'école publique tous les signes religieux « ostensibles ». Le rapport recommandait également de reconnaître la diversité des pratiques religieuses, voire d'adopter des politiques plus inclusives que dans le passé. Reconnaissant la réalité de la nature pluraliste de la société française, la commission appela à respecter pleinement « la diversité spirituelle » en insérant l'enseignement de l'histoire et de la philosophie des religions dans les programmes scolaires ; en créant une école nationale d'études islamiques, des aumôneries musulmanes dans les hôpitaux et les prisons, des menus de substitution pour les musulmans et les juifs dans les cantines scolaires, les prisons et les cafétérias des hôpitaux, et en reconnaissant Yom Kippour et l'Aïd el-Kebir comme fêtes nationales. Malgré d'importantes réserves - par exemple, il ne fallait pas que l'acceptation de la diversité spirituelle du pays conduise à réduire la place historique du christianisme dans la culture française - ce qui voulait dire que l'enseignement religieux obligatoire dans les écoles publiques d'Alsace-Moselle devait être maintenu - , ces recommandations reconnaissaient la nécessité d'adopter des politiques visant à mettre fin à la marginalisation des musulmans et à favoriser leur intégration dans la société française. Elles avaient pour but de balayer les accusations selon lesquelles toute la communauté musulmane était rejetée à travers l'interdiction du foulard. Pour certains membres de la commission, ces recommandations avaient autant d'importance que l'interdiction du foulard, car elles démontraient que la loi ne s'appliquait pas uniquement aux musulmans, qu'elle n'était donc pas discriminatoire dans son intention. Mais, signe du durcissement de la position du gouvernement, la seule recommandation retenue par Jacques Chirac en janvier 2004 fut l'adoption d'une loi interdisant le port de signes ostensibles

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d'appartenance religieuse dans les écoles publiques. Les kippas et les turbans sikhs furent également proscrits par cette loi, qui resta communément appelée « loi sur le voile ». Tous les compromis négociés au cours des années précédentes - foulards ramenés sur les épaules, foulards « légers », bandanas - furent écartés, la loi étant conçue pour dissiper toutes les tensions qui s'exprimaient dans ces arrangements. Votée en mars 2004, la loi entra en vigueur au mois d'octobre suivant et sans l'effet apaisant des autres recommandations, l'interdiction du foulard devint irrévocable : aucun compromis ni médiation n'était désormais possible, il fallait choisir entre l'islam et la République. Un calendrier opportun Plusieurs bouleversements nationaux et internationaux peuvent expliquer le durcissement de la position du gouvernement français. Tout d'abord, entre 1989 et 2003, une recrudescence d'événements dramatiques attira l'attention de la communauté internationale sur l'islam politique, même s'ils eurent peu de répercussions directes sur le nombre de conflits liés au foulard dans les écoles françaises. Des épisodes violents en Iran, en Israël/Palestine, en Algérie, à New York, en Afghanistan et en Irak contribuèrent à nourrir l'inquiétude sur la place des musulmans en France : pourtant des sondages continuaient à montrer que l'immense majorité des musulmans devenait plus laïque et mieux intégrée dans la société française. En 2003, la présence islamiste en France était certes plus visible et plus affirmée qu'en 1989 (tout en demeurant faible en nombre) et il y avait davantage de « zones sensibles » scolaires, où de jeunes gens militants cherchaient des moyens de contester les valeurs et les pratiques laïques. Toutefois, les pressions visant à faire porter le voile aux filles étaient choses relativement bénignes, de même que le port de la barbe et de vêtements distinctifs, ou le refus de participer à des cours d'histoire ou de sport. On peut donc difficilement conclure que la décision de voter une loi interdisant le port du foulard à l'école publique répondait à une dégradation

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objective de la situation. Le calendrier des « affaires » et la décision de promulguer cette loi en 2004 s'expliquent davantage par la situation politique intérieure et le climat international - migrations de populations issues des anciens empires coloniaux, tensions économiques mondiales, événements diplomatiques transnationaux. La détermination croissante des gouvernements français successifs à s'attaquer à la question musulmane - en ciblant symboliquement le foulard - vint plutôt en réaction à la popularité croissante du Front national. Les « affaires du foulard » constituaient des épisodes d'un drame permanent orchestré par Jean-Marie Le Pen pour affaiblir les partis dominants, et le calendrier semblait précisément coïncider avec les manœuvres du leader d'extrême droite. Entre les années 1980 et 1990, Le Pen avait bâti une formidable machine de guerre autour de la question des « immigrés », catégorie dans laquelle il mettait toutes les populations originaires d'Afrique du Nord ou de l'Ouest, musulmanes ou non, et souvent françaises depuis deux ou trois générations. Bien qu'elles ne fussent pas « immigrées » au sens propre du terme, Jean-Marie Le Pen les désignait comme telles pour souligner leur non-appartenance à la nation française. C'est en 1983 que Jean-Marie Le Pen fit son apparition sur le front électoral et que son parti commença à gagner du terrain dans plusieurs municipalités et conseils régionaux. L'élection présidentielle de 1988 lui fit gagner de nombreuses voix et à sa grande satisfaction, il créa la panique en remportant 14 % des suffrages au premier tour. L'année suivante, le Front national réalisa une bonne performance aux élections européennes et en 1994, il améliora encore son score en remportant onze sièges au Parlement européen. Puis il se qualifia pour le second tour des élections présidentielles de 2002, déclenchant une vague de manifestations gigantesques à Paris et dans toute la France, avant de subir une défaite cuisante face à Jacques Chirac. Malgré cet échec décisif, le parti de Le Pen continua à représenter une menace permanente pour les grandes formations politiques françaises, ainsi que

Lés affaires du foulard 69 pour la République que ces partis prétendaient représenter. La droite conservatrice chercha à reconquérir ses électeurs égarés, sans renoncer à s'allier utilement au Front national pour battre des candidats socialistes dans certaines circonscriptions, et la gauche s'inquiéta aussi, à juste titre, de perdre de plus en plus les voix des classes populaires, crispées sur la question de l'immigration. Loin de se limiter aux frontières de l'Hexagone, la stratégie de JeanMarie Le Pen consistant à pousser les partis de la droite, de la gauche et du centre vers des positions plus dure sur les « immigrés » reflétait une tendance générale en Europe. Des lois interdisant le port du foulard ou 1a construction de mosquées furent proposées en réponse aux demandes de mouvances populistes ou nationalistes en Allemagne (où huit des seize Lànder interdirent aux enseignantes de porter le voile à l'école), en Italie et en Espagne (dans certaines municipalités) et en Suisse (où la construction de minarets fut interdite suite à un référendum en 2008). Plus récemment, une loi interdisant le voile intégral fut votée en France en 2011, suivie de lois ou de propositions de lois similaires en Belgique, au Danemark et aux Pays-Bas. Ces lois partent du principe que l'action violente est caractéristique de l'islam et elles se substituent à d'autres options en faveur de l'intégration, tout en consolidant divers groupes de musulmans dans les communautés « virtuelles » conceptualisées par l'islamologue français Olivier Roy. De nombreux dirigeants politiques français ne contestaient pas la vision de Jean-Marie Le Pen, pour qui les « immigrés » étaient à l'origine de tous les maux du pays, mais ils proposaient des solutions différentes. Aucune d'entre elles n'était satisfaisante, la plupart étant des versions édulcorées du programme de Le Pen : par exemple, renvoyer les jeunes filles voilées des écoles publiques plutôt qu'expulser les « immigrés » du territoire français. L'exclusion des collégiennes de Creil en 1989 survint un an après le bon résultat de Le Pen à l'élection présidentielle. La publication de la circulaire ministérielle de Bayrou et les soixante-neuf exclusions de jeunes musulmanes en 1994 eurent lieu après l'entrée du Front national

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au Parlement européen. Et la loi voulue par Chirac arriva peu après la défaite du leader d'extrême droite au second tour des présidentielles de 2002. Dans tous ces cas, la peur du parti lepéniste poussa des partis modérés à se radicaliser. La voie choisie par Ernest Chénière, le principal du collège de Creil et instigateur de la première affaire du voile en 1989 illustre bien ce processus. Tandis que les célébrations du bicentenaire de la Révolution française réaffirmaient le caractère sacré de l'universalisme et les dangers du « communautarisme », Chénière, un homme noir d'origine antillaise, décida d'afficher ses positions républicaines et, semble-t-il, de préparer le terrain pour se lancer dans une carrière politique. Déjà membre actif du R P R et promoteur d'un rapprochement avec le Front national, il prit ouvertement position contre les « immigrés » en éloignant de son établissement celles qui refusaient de porter des vêtements conformes aux normes de la laïcité. En 1994, il fut élu à l'Assemblée nationale - sans doute grâce notamment à ses critiques véhémentes contre l'islam - et continua de préconiser une politique ferme contre le foulard, pressant Bayrou de publier sa circulaire. Aucune concession ne devait être faite aux différences ethniques ou religieuses, insistait-il. Et si, à la différence du leader frontiste, il était prêt à accorder la nationalité française à des « étrangers », ces derniers devaient d'abord adhérer individuellement (comme lui-même) - aux valeurs et à l'identité de la République. L'année 2003 illustre une autre facette du même processus. La droite au pouvoir cherchait à couper court aux accusations de discrimination envers la population musulmane et à écarter les critiques du dirigeant frontiste sur une supposée capitulation devant l'extrémisme islamique. Réagissant aux affirmations selon lesquelles l'islam était traité différemment des autres religions (cette inégalité de traitement étant une source de mécontentement et une incitation au radicalisme), le ministre de l'Intérieur Nicolas Sarkozy créa une institution nationale représentative des musulmans, équivalente à celles des communautés catholique, protestante et juive. Ces

Lés affaires du foulard 71 instances religieuses assument diverses fonctions : elles délibèrent notamment sur le soutien de l'État aux écoles confessionnelles, proposent des recommandations sur la nomination des aumôniers des hôpitaux et des prisons et émettent des avis sur l'impact des projets de loi sur les membres de leur communauté. Dans une nation résolument laïque, ces conseils permettent également de prendre en compte le fait religieux et d'obtenir un certain contrôle sur les dirigeants religieux - pour créer des formes religieuses acceptables. Le Conseil français du culte musulman (CFCM) fut donc créé en avril 2003. Élu par des représentants des mosquées et des associations islamiques,'il est aujourd'hui la voix officielle des musulmans de France. Ses membres sont issus de mouvances modérées et radicales, mais la forte présence de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF), un groupe proche des Frères musulmans, ravive les craintes de ceux qui considèrent que toutes les mouvances de l'islam sont incompatibles avec la République, versant potentiellement de l'eau au moulin du Front national. L'UOIF défendait avec ferveur le port du foulard islamique à l'école publique, mais elle est devenue très silencieuse sur cette question en échange de sa cooptation au CFCM. Ainsi, la proposition du député socialiste Jack Lang en juin et l'action rapide de l'Assemblée nationale (contrôlée par une coalition de partis de droite) et du Président en juillet peuvent-elles être perçues comme des réactions à l'influence de l'UOIF sur le C F C M , un moyen de répliquer à la reconnaissance officielle de l'UOIF comme représentante légitime des musulmans par une interdiction officielle du foulard à l'école. L'État pouvait donc se voir contraint d'accepter des radicaux au sein d'un organe représentatif religieux, mais leur influence ne franchirait pas le seuil de l'école de la République. En fait, les fermes condamnations du foulard n'étaient qu'une manifestation de l'impuissance et/ou de l'absence de volonté du gouvernement de s'attaquer directement à une problématique commune à de nombreux pays européens : comment adapter les

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institutions et les idéologies nationales qui supposent ou cherchent à produire de l'homogénéité à l'hétérogénéité de leurs populations actuelles ? Céder aux pressions de l'extrême droite ne faisait qu'aiguiser le problème puisque cela revenait à accepter les termes manichéens de son dirigeant et à ne proposer pour toute solution que le refus du changement. Or c'est précisément l'hystérie lepéniste autour des « immigrés » qui empêchait d'examiner d'autres possibilités, considérant comme un fléau un groupe social défavorisé et discriminé et assimilant tous les Arabes à l'islam, voire à l'intégrisme musulman. Considérer tous les musulmans comme des islamistes - et donc comme des terroristes réels ou potentiels - était un bon moyen d'évacuer les problèmes très concrets que constituaient les discriminations sociales, économiques et religieuses subies par ces populations originaires d'Afrique du Nord, problèmes que les islamistes ont d'ailleurs su exploiter, en l'absence d'alternative. L'islam était compris comme représentant la différence religieuse, mais aussi une « culture » qui était la cause de la marginalisation sociale de ces « immigrés ». Les affaires du foulard eurent donc pour effet de transformer ce bout de tissu en symbole d'une différence impossible à intégrer. Conclusion Ce serait une erreur que d'attribuer à la seule influence de JeanMarie Le Pen toute l'hostilité dirigée contre le foulard. S'il ne fait aucun doute que la popularité de ses positions contre l'immigration a incité les grands partis de droite et de gauche à adopter certains éléments de son langage, il est tout aussi certain que le leader du Front national a puisé dans une série d'attitudes racistes profondément ancrées dans l'histoire de France. Ce que d'aucuns nomment « islamophobie » est antérieur non seulement aux attaques du n septembre 2001 et à la guerre contre le terrorisme, mais aussi à la guerre d'Algérie. L'« islamophobie » est un aspect de la longue histoire du colonialisme français, qui a débuté au minimum à l'époque de la conquête de l'Algérie, en 1830. Dans cette histoire, le

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voile a joué un rôle important en tant que signe de la différence irréductible entre l'islam et la France - une différence qui (comme je tenterai de le montrer au chapitre s) a d'autant plus de force qu'elle renvoie implicitement au caractère irréductible de la différence des sexes. Toutefois, les incompatibilités représentées par le voile ne sont pas seulement religieuses, mais aussi ethniques et culturelles. Pour toutes ces raisons, il est impossible de comprendre la violente polémique suscitée par une poignée de jeunes filles portant le foulard sans examiner la place qu'il prend dans l'histoire du racisme en France.

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»

C'est en 1967 que je fus pour la première fois confrontée au racisme fiançais. J'effectuais alors des recherches pour ma thèse dans le Languedoc, au bureau d'état civil de Carmaux, ancienne ville de mineurs et de souffleurs de verre. C'était un bon endroit pour observer les dynamiques sociales : toutes sortes de personnes venaient déclarer des mariages, des naissances, des décès et déposer des demandes de pièces d'identité. Les employés du bureau d'état civil bavardaient souvent en patois local avec les habitants (à ma grande confusion lorsque j'y arrivai) et faisaient sans cesse des commentaires sur les étrangers venus déclarer des événements cruciaux de la vie de leur famille. Alors qu'auparavant, ces étrangers venaient de pays européens (d'Espagne, en particulier) pour travailler dans les mines, les nouveaux immigrés étaient issus de l'ex-colonie française d'Algérie et des anciens protectorats d'Afrique du Nord (Maroc et Tunisie). Les tensions étaient vives dans la région de Carmaux. La fin de la guerre d'Algérie, en 1962, avait mis un terme au contrôle français de ce pays, mais les opposants à l'indépendance restaient actifs. Le week-end, nous nous heurtions souvent à des barrages de police à la recherche de commandos de l'Organisation de l'armée secrète (OAS) et de colons militants, toujours en lutte pour restaurer l'Algérie française.

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De nombreux pieds noirs s'étaient aussi établis dans la région ; ils étaient particulièrement hostiles aux Arabes, en faveur desquels ils avaient dû quitter l'Algérie, qu'ils considéraient encore comme faisant partie de la France. Plongée dans les vieux registres d'état civil, j'étais quotidiennement témoin de manifestations classiques de racisme ordinaire. Un homme arabe venait déclarer la naissance d'un fils. A l'époque (comme aujourd'hui), la coutume voulait que les employés municipaux lui serrent la main deux fois, une première fois à son arrivée, une seconde à son départ. Les échanges étaient toujours polis et formels, mais sitôt que l'homme avait quitté les lieux, les commentaires fusaient. L'employé municipal qui avait serré la main de l'homme allait vite laver les siennes, pestant contre la saleté de « ces gens ». Tous les employés tournaient en ridicule les prénoms des enfants (« ils s'appellent tous Nasser ou Mohammed ») et persiflaient sur la vie dissolue de ces infidèles. Je les écoutais d'ordinaire en silence, jusqu'au jour où je fus obligée de participer à la conversation. Une nouvelle était arrivée des Etats-Unis : des émeutes raciales avaient éclaté à Newark, à Détroit et dans plus d'une centaine d'agglomérations américaines. Mes hôtes voulaient savoir comment un tel racisme pouvait exister dans mon pays. En France, m'expliquèrent-ils, ces préjugés n'existaient pas, et ce genre d'émeutes ne se produirait donc jamais. Bien que je fusse loin d'être une patriote américaine inconditionnelle (la guerre faisait encore rage au Vietnam), j'entrepris de contester leurs propos : « Mais, ici aussi, il y a du racisme, m'exclamai-je. Tous les jours, je vous entends raconter des horreurs sur les Arabes, les mêmes horreurs que les racistes américains répandent sur les Noirs. - Non, non, me rétorquèrent-ils, stupéfaits de mon ignorance, notre attitude n'a rien de raciste, elle repose sur des faits. Ces gens sont des animaux, pas des chrétiens. Vos Noirs à vous sont chrétiens. Les Arabes ne vivent pas dans des maisons normales, mais dans des huttes, dans des trous dans le sol ; ils sont barbares, incultes et sales. Ecoutez leur musique, regardez-les

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danser, ils ont un rythme naturel [à moins qu'ils n'aient dit contre nature?] qui leur est unique. Vos Noirs étaient autrefois des esclaves ; ces Arabes n'ont pas cette excuse. Ils sont ainsi faits ; c'est ce que le Coran leur inculque. » Dans leur discours, les employés municipaux ne faisaient aucune distinction entre les musulmans et les Arabes, et s'il existait des Arabes chrétiens, ils n'étaient pas visibles. L'ethnicité et la religion formaient un tout, l'une et l'autre se renforçant négativement. Si les Arabes n'étaient pas désignés comme une « race » à part (le mot « race » avait presque entièrement disparu du vocabulaire français depuis le génocide nazi), cela revenait au mêrtie puisque leur statut d'« indigènes » soulignait leur différence et leur infériorité fondamentales. Je rapportai cette conversation à des amis, enseignants à AJbi, qui m'invitèrent dans leurs classes pour parler des similitudes entre racisme français et racisme américain. La plupart des élèves semblaient stupéfaits d'entendre que les stéréotypes négatifs étaient les mêmes de part et d'autre de l'Atlantique, et me firent les mêmes objections que les fonctionnaires du bureau d'état civil. Ces attitudes étaient si fermement ancrées dans leurs esprits, elles relevaient tellement du « sens commun », qu'il leur était difficile d'accorder du crédit à un point de vue différent. Bien que les préjugés exprimés à l'encontre des musulmans doivent être examinés dans leur contexte immédiat, ils trouvent leur source dans un profond réservoir de racisme qui date au moins du début du xix' siècle et de la première conquête de l'Algérie, en 1830. Mon emploi du terme « racisme » s'appuie sur la définition proposée par l'historien américain George Fredrickson : « On ne peut parler d'attitude ou d'idéologie raciste que lorsque des différences qui dans d'autres circonstances seraient considérées comme ethnoculturelles sont déclarées innées, indélébiles et immuables'. » Fredrickson poursuit : « Le racisme tel que je le 1. George M. Fredrickson, Racisme, une histoire, trad.fr.J. Carnaud, Paris, Picolo, 2007, p. 14.

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conçois présente donc deux composantes : l'affirmation de la différence et l'exercice de la force. Il prend sa source dans un mode de pensée qui voit entre "eux" et "nous" des différences permanentes et irréductibles. [...] Dans toutes les manifestations du racisme, de la plus "douce" à la plus draconienne, ce qui est nié, c'est la possibilité pour les racialiseurs et les racialisés de vivre côte à côte dans la même société, à moins que ce ne soit dans un rapport de domination et de subordination1. » Sur le plan historique, la conception française des musulmans ou des Arabes correspond à cette description : les musulmans/Arabes sont considérés comme un peuple inférieur, incapable de s'améliorer, donc de s'assimiler à la culture française. Selon les époques, différents traits furent distingués pour marquer l'infériorité des Arabes/musulmans : pratiques religieuses ou agricoles, supposés penchants sexuels, structures familiales, ou accessoires vestimentaires tels que le fez pour les hommes ou le voile pour les femmes. Dans ce chapitre, je soutiens que nous ne pouvons comprendre les débats actuels sur le voile islamique sans tenir compte de cette histoire : pour les Français, le voile est depuis longtemps un symbole de la différence irréductible de l'islam, donc de son impossible assimilation. Héritages coloniaux Lorsque les Français débarquèrent en Algérie en 1830, ils lancèrent une campagne de pacification militaire qui se prolongea jusque dans les années 1870. Puis ils mirent en place une administration civile chargée de gouverner le territoire algérien, divisé en trois départements à partir de 1848. Dès le début, la France justifia sa domination violente par une « mission civilisatrice », c'est-à-dire par l'apport de valeurs républicaines, séculières et universelles à une population qui en était privée. Certaines de ces valeurs, loin d'être exclusivement françaises, étaient occidentales, mais les colonisateurs français, estimant que leur variante nationale était supérieure, voulurent 2.

Ibid., p. 17-18.

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traiter leurs sujets coloniaux différemment des autres empires européens : ils ambitionnaient d'assimiler ces peuples sous-développés à la culture française. La notion de « mission » impliquait que l'assimilation était possible : un jour, les Algériens, quelles que soient leurs origines, pourraient devenir français. Cependant, et dans le même temps, l'aventure coloniale puisait sa légitimité dans une représentation raciste des Arabes (musulmans, Nord-Africains, les dénominations tendaient à se recouper et à se confondre) qui remettait inévitablement en cause la possibilité même du projet civilisateur. L'islam, en particulier, désignait cette population comme une race à part. Il ne s'agissait pas simplement d'une religion qui, à l'instar du catholicisme français, devait être matée dans l'intérêt des sciences et de la raison, même si certains faisaient sans doute ce parallèle. Pour beaucoup de défenseurs de la mission impériale, il y avait quelque chose d'excessif dans l'islam. Dans un livre important sur ce sujet, Olivier Le Cour Grandmaison cite Alexis de Tocqueville : « Il y a peu de religions aussi funestes aux hommes que celle de Mahomet. Elle est, à mon sens, la principale cause de la décadence aujourd'hui visible du monde musulman3. » Pour être élevés, ces gens devaient donc être séparés de leur religion, mais ce n'était pas chose facile, l'islam étant considéré comme à la fois la cause et l'effet de leur infériorité, selon une logique que l'on peut formuler ainsi : les musulmans souffrent de leurs croyances religieuses, mais ces croyances en disent long sur la disposition des Arabes à la décadence. Là était le paradoxe de la mission civilisatrice, un paradoxe qui perdure encore de nos jours : le but affiché était de civiliser (d'assimiler) des gens qui, en définitive, ne pouvaient l'être. Après s'être emparés de 675 000 hectares de terres agricoles et de 160 000 hectares de zones forestières durant les quatre premières décennies de domination française, les colons 3. Cité dans Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser, exterminer : sur la guerre et l'Étot colonial, Paris, Fayard, 2005, p. 87, n. 1.

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introduisirent des réformes massives dans l'agriculture. L'objectif était d'implanter durablement la présence française en Algérie, de déplacer les populations indigènes et d'installer à leur place des représentants de la « civilisation », un peu comme l'avaient fait les colons américains dans leur conquête des terres occupées par les Indiens. Cet exemple était effectivement bien présent à l'esprit d'hommes d'État tels que François Guizot, ministre des Affaires étrangères en 1846. Que ce fut en Amérique, en Inde, ou maintenant en Algérie, rappelait-il à son auditoire, les Occidentaux se trouvaient confrontés à des « peuples à demi sauvages », accoutumés à la « dévastation » et au « meurtre » : par conséquent, « on est obligé [...] d'employer des moyens plus violents, et quelquefois plus durs que ne le voudrait le sentiment naturel des hommes qui commandent nos soldats4 ». Les colons français remplacèrent les champs de blé par des vignobles, substituèrent la propriété privée à la propriété collective des terres et développèrent une économie de marché à la place de l'économie de troc. Tout cela dans le but d'éliminer les fondements de la résistance indigène à la domination française. C'est Tocqueville en personne qui recommanda, en 1846, de raser des villages entiers, de disperser leurs habitants (mais non de les exterminer), pour permettre à la France de conquérir ce territoire et recouvrer son statut de grande puissance européenne : * J'ai souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais que je n'approuve pas, trouver mauvais qu'on brûlât les moissons, qu'on vidât les silos et enfin qu'on s'emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre5. » Au début du xx c siècle, alors que la conquête était achevée, le processus de domination au nom de la supériorité se poursuivit. En 4. Cité dans ibid., p. 99. 5. Cité dans ibid., p. 101.

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igos, un commentateur écrivait que « l'Européen trouve un plus facile crédit que l'indigène et [...] supérieur intellectuellement, supérieur moralement, supérieur économiquement, il refoulera l'Arabe, ne lui laissant que celles des terres qu'il juge trop pauvres pour s'en servir6. » Par ailleurs, les autorités françaises établirent une classification hiérarchique des habitants de l'Algérie. Celle-ci fut considérée comme partie intégrante de la France dès 1848, mais ce n'est qu'en 1865 qu'une loi reconnut comme citoyens les colons d'origine française et européenne. En 1870, la citoyenneté fut élargie aux juifs qui, en métropole étaient déjà considérés comme des nationaux français depuis longtemps. Dans la hiérarchie des distinctions sociales, ils se situaient au-dessous des chrétiens européens et des Français « de souche », mais au-dessus des musulmans (arabes et berbères) qui étaient les véritables sujets coloniaux, dépourvus de droit de vote et de représentation. Les Berbères étaient toutefois jugés supérieurs aux Arabes, car, disait-on, leur adhésion à la propriété privée, leurs coutumes commerciales et familiales ainsi que leur type européen (cheveux blonds ou roux, yeux bleus) les rendaient plus aptes à s'assimiler au mode de vie français. Et de fait, la plus grande tendance des Berbères à se convertir au christianisme passa souvent pour une preuve de cette supériorité. Mais c'est surtout le fait qu'ils n'étaient pas arabes qui les rendait plus acceptables et leur conférait le privilège d'occuper des postes subalternes dans l'administration coloniale7. Le conflit entre la France et l'islam, formulé d'abord en termes militaires un général français qualifia les adeptes de l'islam d'« ennemis éternels » - puis en termes sociaux et culturels, apparaît clairement dans une loi de 1919 qui étendait la naturalisation aux seuls hommes arabes prêts à renoncer à leur statut d'« indigène » et, par conséquent, à abandonner le droit musulman8. 6. Jost Van Vollenhoven, Essai sur le fellab algérien, thèse de doctorat, 1903, p. 195. 7. Vicomte Caix de Saint Aymour, Arabes et Kabyles, Paris, Paul Ollendorff, 1891. 8. Hafid Gafaiti, « Nationalism, Colonialism, and Ethnie Discourse in the Construction of French Identity », in T. Stovall and G. Van Den Abeele (dir.), Frencb

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Afin de maintenir leur empire, les Français complétèrent l'usage de la force par la collecte d'informations. Parce qu'il était tout aussi important de connaître ses sujets que de les soumettre, des savants, des administrateurs et des techniciens publièrent des études sur les Arabes et sur l'islam. Certains de ces travaux étaient sans doute - du point de vue des indigènes - intéressants et justes, mais beaucoup servirent à conforter les représentations de la différence et de l'infériorité des Arabes produites par les administrateurs coloniaux et les représentants des colons. Une étude qui devint par la suite un modèle pour les ethnographes prétendait ainsi « lever le voile qui cache encore les mœurs, les coutumes et les idées » de la société arabe9. De nombreux textes insistaient sur l'arriération des populations arabes. Une thèse de 1903 expliquait que les Algériens étaient des êtres d'une « intelligence bornée et [d'une] apathie complète », s'adonnant à « une longue série de vices, [...] comme la dissimulation et la malhonnêteté, la méfiance et l'imprévoyance, l'amour de la volupté, de la luxure et de la ripaille10 ». Des chercheurs plus nuancés se demandaient s'il était raisonnable de chercher à faire des Arabes (musulmans) algériens des Français. La colonie, expliquait Robert de Caix en 1900, était « un morceau de cet Orient où la race est si tenace, où les traditions résistent si fort que des groupes d'hommçs y cohabitent presque indéfiniment sans perdre leur originalité dans un alliage qui les confonde" ». Le même auteur exhortait aussi l'administration coloniale à suivre la stratégie adoptée dans le protectorat tunisien (acquis en 1881) et à renoncer à l'objectif plus complexe et probablement impossible d'une assimilation. Mais, à la Civilization and Its Discontents: Nationalism, Colonialism, Race, Lanham, Lexington Books, 2003, p. 187-212. 9. Melchior-Joseph-Eugène Daumas, « La femme arabe », Revue africaine, vol. 56, n° 284, p. 2. Cité dans Julia Clancy-Smith, « La Femme Arabe: Women and Sexuality in France'sNorthAfrican Empire»,/» A. El AzharySonbol(dir.), Women, tbe Family, and Divorce Lavis in Islamic History, Syracuse, Syracuse Uni versity Press, 1996, p. 56. 10. Joost Van Vollenhoven, Essai sur tefellab algérien, thèse citée, p. 169. 11. CitédansHenry Laurens, « LapolitiquemusulmanedelaFrance»,A/on^drafe.' Magbreb-Macbrek, n° 152, avril-juin 1996, p. 8.

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différence des autres territoires nord-africains (le Maroc devint un protectorat en 1912), l'Algérie était définie comme une partie intégrante de la France. De ce fait, les contradictions entre la rhétorique civilisatrice de la politique coloniale française et le racisme qui en était à la fois la justification et l'effet s'y déployaient avec une dramatique intensité. Les Français métropolitains s'informaient sur l'Afrique du Nord en lisant les journaux (souvent illustrés de lithographies), les romans et les manuels scolaires. D'une manière générale, ces publications insistaient sur l'exotisme de l'« Orient », sur les profondes différences entre lâ France et ses « autres ». Même des commentaires à première vue inoffensifs véhiculaient un sentiment de supériorité et une grande condescendance à l'égard des indigènes. Ainsi, en 1913, les écoliers français pouvaient-ils lire dans leurs manuels scolaires que « [l]a France veut que les petits Arabes soient aussi bien instruits que les petits Français. Cela prouve que notre France est bonne et généreuse pour les peuples qu'elle a soumis". » Il y avait également les récits de voyage, adoptant divers points de vue, et, dans un registre plus intime, des cartes postales envoyées par des touristes partis à la découverte de l'exotique Maghreb. Quoiqu'il n'y ait jamais eu d'unanimité sur le projet colonial français, un consensus se dégagea sur l'infériorité des Nord-Africains et/ou de leurs étranges coutumes et comportements : leur différence culturelle faisait obstacle à toute transformation. En 1914, la Première Guerre mondiale créa uné forte demande de main-d'œuvre, notamment dans l'industrie de l'armement Une loi accorda alors aux Algériens, en leur qualité de membres de l'Etat-nation, le droit d'émigrer en France. (Les Marocains et les Tunisiens, qui ne bénéficiaient pas de ce droit, se rendaient en France illégalement.) Dans les quinze années qui suivirent, un nombre croissant de paysans pauvres (presque toujours des 12. Texte d'un manuel de cours élémentaire, cité dans Gilbert Meynier, L'Algérie révélée, Paris, Droz, 1981, p. 105.

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hommes), souvent dépossédés de leurs terres par les colons européens, vint chercher du travail en métropole (leur nombre passa de 30 000 en 1914 à 130 000 en 1930, atteignant 250 000 en 1950). La présence de Nord-Africains dans les villes de métropole et les conditions dans lesquelles ils vivaient et travaillaient exacerbèrent encore les différences. A leur arrivée par ferry au port de Marseille, ces migrants étaient séparés des passagers français et rudoyés par les agents de police et des douanes. Ils ne trouvaient que les pires emplois : des travaux salissants, non qualifiés, mal payés, sans aucune protection sociale. Ces hommes occupaient des logements exigus dans des quartiers ou des banlieues où se concentraient les immigrés et qui furent rapidement associés à de forts niveaux de prostitution, d'homosexualité et de criminalité. Un rapport de la Ville de Paris exprimait une légitime horreur quant aux conditions de vie de ces migrants, mais le ton et les termes adoptés confortaient l'idée qu'ils étaient moins qu'humains - seuls des animaux pouvaient accepter de vivre dans de telles conditions : « Dans une région à pleine plus grande qu'un hectare, où des cabanes de fortune étaient construites avec les débris de vieilles huttes et des morceaux de détritus, le tout souvent recouvert de papier goudronné, nous nous arrêtâmes au seuil pavé de décombres. Des émanations fétides qui pourraient être aperçues. Et dans ces antichambres de chaque maladie vivent, bondés, comme dans une huche de lapin, près de mille hommes'3. » Dans un livre important sur les migrants coloniaux, l'historien britannique Neil MacMaster a montré comment, dans les années 1920, un climat raciste était alimenté par le lobby colonial, désireux de préserver une main-d'œuvre bon marché en Algérie, et par le gouvernement français, en particulier le ministère de l'Intérieur, qui s'inquiétait de la sécurité dans les villes du pays. Quant aux ouvriers français, ils craignaient la concurrence des migrants : en 1914, quand la 13. Joanny Ray, Les Marocains en France (1938), p. [68-169, cité dans Neil MacMaster, Colonial Migrants and Racism: Algerians in France, 1900-62, New York, St Martin's Press, 1996, p. 91.

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guerre éclata, ils redoutaient d'être, une fois partis au front, remplacés par une force de travail bon marché venue d'Afrique du Nord. Cette hostilité resta vive après la Première Guerre mondiale, de sotte que les syndicats ou le Parti communiste français eurent le plus grand mal à mobiliser les migrants. Un rapport publié en 1924 expliquait ainsi que, pour mettre en œuvre ses engagements internationalistes, le parti devait lutter contre « la haine superficielle de races régnant à l'armée et habilement exploitée par le militarisme français14 ». Les Arabes installés dans les villes françaises étaient définis comme des criminels. L'un des principaux journauxfrançais,Le Matin, écrivait en 1923 qte « depuis quelque temps, les crimes et délits commis par des Arabes se multiplient. Ne nous en étonnons pas. Il y a beaucoup de grands enfants parmi eux. Nous les laissons circuler, candides, sans contrôle,s. » Ces délits étaient le plus souvent qualifiés de « crimes sexuels », interprétés comme signe du défaut de « civilisation » des Arabes et, parfois, attribués à la faible proportion de femmes parmi eux. Mais l'explication la plus fréquente présupposait des tendances innées chez les Arabes. Ainsi, en 1923, dans l'hystérie suscitée par le meurtre de deux femmes par un malade mental nordafricain, un Arabe fut tabassé et tué par la foule. « Nous sommes infestés d'indigènes algériens, se plaignait un voisin, sales, déguenillés, travaillant peu, s'enivrant souvent. Ils vont par les rues fouillant du regard les intérieurs, insolents, pillards, paillards. La peur qu'ils inspirent est telle que personne n'ose se plaindre ni les chasser'6. » Ce stéréotype du regard « insolent » et pénétrant était associé aux Arabes en tant que groupe : ils étaient « obscènes », marqués par une sexualité excessive, inacceptable. On racontait que, chez eux, la prostitution était monnaie courante et l'homosexualité « presque normale », car les hommes ne pouvaient réfréner leurs pulsions. 14. Cité dans Kamel bougaessa,Émigration et politique: essai sur laformation de la politisation de ta communauté algérienne en France à l'entre-deux-guerres, thèse de doctorat de 3ecycle, Université René Descartes, Paris V, 1979, p. 250. 15. Le Matin, 9 novembre 1923. 16. L'Écbo d'Alger, 9 novembre 1923.

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De fait, la politique française privilégiait la séparation. À Paris, les musulmans n'étaient pas seulement confinés dans des quartiers distincts, mais ils ne pouvaient être soignés que dans certains hôpitaux. Jusqu'en 1936, date de la construction du premier cimetière musulman, ils furent inhumés dans des fosses communes. À Lyon, en 1928, leurs dépouilles furent déplacées pour éviter qu'ils restent enterrés avec les pauvres anonymes français. Le fonctionnaire à l'origine de cette initiative déclara (de façon assez paradoxale, puisqu'aucun nom ne figurait sur ces tombes) qu'on les avait « supprimés des lieux de mémoire" ». Face à cette discrimination et à cette ségrégation géographique, les Arabes de métropole avaient tendance à se serrer les coudes. Ils trouvaient sans aucun doute du réconfort auprès de personnes dont ils partageaient la langue, la religion, les coutumes, avec qui ils avaient parfois des liens de parenté et qui faisaient comme eux l'expérience d'être étrangers et méprisés sur le sol français. Dans le même temps, on sait que certains migrants s'assimilaient, notamment en épousant des Françaises, en donnant des prénoms français à leurs enfants et en s'habillant à l'européenne. Il s'agissait pour partie de s'adapter au mode de vie français, pour partie de contraintes vestimentaires imposées par les contrats de travail. La chéchia semble avoir été conservée plus longtemps, dans la rue et en dehors des heures de travail, témoignant de l'identité musulmane. Et quand elle eut presque totalement disparu du vestiaire des immigrés d'Afrique du Nord en France, certains refusèrent toujours d'y voir un signe d'intégration. « Le fait de remplacer la chéchia par une casquette ou un chapeau ne suffit évidemment pas à transformer leur caractère et leurs mœurs1® », concluait par exemple un auteur. Voilà comme on leur donnait la possibilité de s'assimiler !

17. Joanny Ray, Les Marocains en Fronce, p. 204, cité dans Neil MacMaster, Colonial Migrants,op. cit.,p. 108. 18. A. Bernard, L'Afrique du Nordpendant ta pierre, Paris, Presses universitaires de France, p. 13.

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Tandis que les migrants allaient et venaient entre la métropole et l'Afrique du Nord, colons et administrateurs coloniaux s'inquiétaient que leur exposition à la société française, et tout particulièrement aux idées de liberté et d'émancipation défendues par la gauche, ne fassent ressortir leurs pires instincts. On redoutait moins l'assimilation - qui paraissait impossible - que l'exposition à un mode de vie différent, soustrait aux contraintes exercées par la tradition et la religion. « Ces êtres impulsifs, aux désirs violents, loin de leurs habitudes et de leurs mouquères \stc\, sont dominés soudainement par des instincts sauvages'9 », avertissait par exemple un administrateur tolonial. Ce jugement ressemblait à celui que l'on portait en France sur les Arabes. Il s'agissait donc de mettre un frein à leur sauvagerie - notamment en tolérant leur religion et leur code de la famille - à Paris, Alger, Rabat ou Tunis. Notons au passage que ce fonctionnaire reconnaissait la vanité de la « mission civilisatrice » : c'était la tradition, et non la modernité, qui maintiendrait l'Arabe à sa place. Représentations des femmes Si le crime et le sexe se mêlaient dans la représentation des hommes arabes, c'étaient les femmes arabes qui piquaient véritablement l'imagination des colonialistes français, en Algérie comme en France. Les fantasmes de conquête - l'attrait de la richesse et de l'exploration - prenaient la figure de la possession sexuelle. Un historien-archiviste a fait remarquer que les faits relatés par les soldats français à leurs familles relevaient en grande partie du fantasme : « L'armée française était partie convaincue que la prise d'Alger allait lui ouvrir la route de l'Orient et de ses richesses, cette impression, l'imagination aidant, se confirma lorsqu'à Staouéli, le camp turco-arabe tomba entre nos mains. Sur les coussins amoncelés dans les tentes des chefs, ne crut-on pas découvrir l'empreinte 19. L'Écbo d'Oran, 21 septembre 1923, cité dans Neii MacMaster, Colonial Migrants, op. cit., p. 141.

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de formes féminines ? Dès lors, le moindre troupier ne rêva plus que trésors et odalisques, ce qui put impressionner les épouses légitimes restées en France". » L'« empreinte de formes féminines » compte parmi ces « associations-écran » révélatrices, dont Freud nous a appris qu'elles remplacent une image (dans ce cas, le corps féminin) par une autre (la conquête impériale). Ainsi le projet impérial reçut-il des connotations profondément érotiques. L'assujettissement de l'Algérie fut souvent représenté par des métaphores de mise à nu, de dévoilement et de pénétration. « Les Arabes nous échappent », déplorait le général Bugeaud, administrateur du territoire algérien dans les années 1840, « parce qu'ils dissimulent leurs femmes à nos regards" ». Les romans de l'époque soulignent la légèreté et la dangerosité des femmes indigènes. « On sent dans leurs caresses la griffe féline », écrivait Théophile Gautier en 1845". Dans ce genre d'énoncé se confondent les plaisirs et les dangers de la domination impériale et sexuelle. Aussi n'est-il pas difficile de comprendre pourquoi les soldats en maraude, lorsqu'ils triomphaient des résistances locales, célébraient leur victoire en violant les femmes des villages. Dans les années 1870, certains fonctionnaires, soucieux de consolider la domination française et d'accroître leur population, recommandaient à leurs compatriotes d'épouser des femmes arabes - libéralisation des métaphores de conquête. « C'est par les femmes qu'on peut s'emparer de l'âme d'un peuple13 », expliquait un partisan de cette stratégie. C'est précisément dans ce but que furent fondées des écoles pour filles, sous la III e République : certaines, par des féministes aspirant à sevrer les nouvelles générations de femmes de leur culture arabe et à leur apporter des outils d'émancipation (telle qu'on la définissait en 20. Gabriel Esquer, L'Algérie vue par les écrivains, Oran, Simoun, 1959, p.13. 31. CitédansHuberrineAucler^/^/wTOTJCTarateCTy^Jj^e.Paris.Sociétéd'éditions littéraires, 1900, p. 146. 22. Cité dans Gabriel Esquer, L'Algérie vue par les écrivains, op. cit., p. 24. 23. Cité dans Charles- Robert Ageron, Les Algériens musulmans et la France 1871-1919, Paris, Presses universitaires de France, 1968,1.1, p. 288.

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Occident) ; d'autres, par des fonctionnaires coloniaux voulant arracher les femmes arabes aux humiliations qu'elles vivaient dans leurs foyers et les gagner aux mœurs françaises. Mais dans les fantasmes des colonisateurs, les femmes arabes étaient le plus souvent assimilées à des prostituées. S'appuyant sur une collection de cartes postales diffusées durant les trois premières décennies du xxe siècle, l'auteur algérien Malek Alloula note que les nombreuses images de femmes indigènes dénudées sont « l'espace même de l'orgie : celle que le soldat et le colon rêvent obsessionnellement d'instaurer sur le territoire de la colonie, transformée pour l'occasion en lupanar dont les hétaïres sont les femmes des vaincus14 ». L'historienne Marnia Lazreg donne un exemple de la manière dont ce rêve a modifié la réalité algérienne. Durant les premières décennies de la domination coloniale, les Français rencontrèrent la tribu saharienne des Ouled Naïl. Bien qu'elles fussent de culture islamique, les femmes de cette tribu étaient célèbres pour leurs danses et leur grande liberté sexuelle. Et contrairement aux Algériennes du Nord, elles ne portaient pas le voile. Les colonisateurs, les considérant comme des prostituées, l'incarnation même de l'« Orient ancien », transformèrent rapidement cette région en attraction touristique - en lieu de « tourisme sexuel », comme on dit de nos jours15. « Ouled Naïl » devint synonyme de prostitution. Dans tout le pays, le nombre de prostituées augmenta à mesure que les colons s'emparaient des exploitations agricoles et expropriaient les paysans ; mais pour les maîtres coloniaux, c'était l'islam et l'indolence arabe qui engendraient la pauvreté, obligeant de nombreuses femmes à vendre leurs faveurs sexuelles. Un administrateur écrivait en 1850 : « il existe un grand nombre de filles qui 24. Malek Alloula, Le Harem colonial: images d'un sous-érotisme, Paris, Séguier, 2001. Voir également Christelle Taraud. La Prostitution coloniale : Algérie, Tunisie, Maroc (1830-1962), Paris, Payot, 2003, et Mauresques, Albin Michel, Paris, 2003. 25. Marnia Lazreg, Tbe Eloquence ofSilence: Algerian Women in Question, New York, Routledge, 1994, p. 31-33.

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s'adonnent à la prostitution dans toutes les classes de la population. C'est l'une des plus tristes conséquences de [...] l'extrême pauvreté [...]. Cette pauvreté est causée par des vices inhérents à la loi islamique et par la grande facilité avec laquelle [les juges musulmans] autorisent la répudiation. Pour des femmes essentiellement ignorantes, paresseuses et dépourvues de qualifications, il n'existe pas d'autre moyen de subsistance que la prostitution quand leur mari les répudie16 ». Il aurait pu ajouter, comme le fit le gouverneur général d'Algérie en 1898, que ces femmes y étaient aussi poussées par leurs instincts sexuels innés, puisque, comme les hommes arabes, elles étaient l'incarnation même de la licence : « La physiologie de l'homme arabe, du juif indigène et de la femme arabe, ainsi que la tolérance de la pédérastie, et les manières typiquement orientales de procréer et de se rapporter à autrui sont si différentes de celles de l'homme européen qu'il est nécessaire de prendre les mesures adéquates17 » (il voulait établir une séparation entre les prostituées en fonction de leur race). En 1900, dans un ouvrage dénonçant le calvaire des femmes arabes d'Algérie, la féministe Hubertine Auclert confortait certaines de ces images. Elle y décrivait la casbah d'Alger comme un lieu de sexualité débridée (ce qui, dans son fantasme, n'était pas une si mauvaise chose) : « Les relations des sexes y sont sans mystère; non seulement les Oulaid-Naïls, étendues sur des coussins parées et couvertes de bijoux, s'offrent à l'adoration des passants comme les madones sur les autels ; mais il n'est pas rare de voir des couples se sourire, s'embrasser, s'enlacer, s'étreindre, se culbuter sur le pavé et sans souci des passants comme s'ils étaient cachés par une dune dans un repli du désert, s'abandonner en pleine voie publique, aux transports de l'amour18. » Cet abandon en public aux « transports de l'amour » s'opposait à la pratique de la séquestration des femmes dans les harems, autre 26. Ibid., p. 55. (Cette note et la suivante renvoient à des documents d'archivé que l'auteure n'a pu consulter. Les extraits cités sont donc traduits de l'anglais.) 27. /«cl, p. 57. 28. H ubert ine Auclert, Les Femmes arabes en Algérie, op. cit., p. 6.

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objet de fascination pour les observateurs français. Plus encore que

le voile, ou peut-être en prolongement de ce dernier, le harem espace entièrement féminin dont les hommes étaient exclus - représentait d'une certaine façon la fhistration du désir du colonisateur. Malek Alloula explique que les cartes postales qu'il a rassemblées qui n'étaient pas des prises de vue de scènes réelles mais des mises en scène effectuées dans des studios photographiques et destinées au marché touristique - documentent les fantasmes coloniaux précisément parce qu'elles sont mises en scène. Elles montrent le harem comme une prison : les femmes y sont enfermées derrière des barreaux, donc inaccessibles aux hommes (blancs) qui les désirent. « Si les femmes sont inaccessibles au regard (voilées), c'est parce qu'elles sont emprisonnées. Cette équivalence dramatisée est indispensable à la construction d'un scénario imaginaire au terme duquel la société réelle - génératrice de la frustration - se dissipe au profit d'un fantasme : celui du harem"9. » Le harem passait pour être un lieu de sensualité, mais aussi une cage où des hommes tyranniques emprisonnaient leurs femmes. Tantôt on assimilait les femmes arabes à des prostituées, tantôt on les voyait en esclaves de leur mari et de leur famille. Auclert parle de « ces femmes cloîtrées [...] ces enterrées vivantes qu'un mari peut étrangler sans être inquiété50 ». Quoi qu'il en soit, on parlait de « la femme », le singulier suggérant l'homogénéité des femmes arabes - elles étaient type et stéréotype. Selon l'historienne Julia Clancy-Smith, cette figure de femme méprisée comme prostituée ou comme servante fonctionnait comme le contraire de la femme française de métropole ou des colonies : ainsi se mit en place l'opposition entre la capacité d'agir des Français et la passivité des Algériens, entre la normalité de la vie européenne et la perversité des Arabes. Clancy-Smith cite notamment un ouvrage du général Melchior-Joseph-Eugène Daumas (écrit en 1871, mais publié en 29. 30.

Malek Alloula, Le Harem colonial, op. cit., p. 21-2. Hubertine Auclert, Les Femmes arabes, op. cit., p. 24.

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1912) qui illustre parfaitement cette attitude. Le livre s'ouvre sur une demande qui est aussi un avertissement : « Comme le lecteur se prépare à pénétrer dans la plus intime des matières dans la société musulmane, sa curiosité peut montrer de l'indulgence pour les coutumes qui peuvent révolter les sensibilités européennes. » Daumas s'intéressait particulièrement au sexe et au mariage, concluant que « les Arabes ne conçoivent pas l'amour de la même manière que nous31 ». Les préoccupations de Daumas faisaient écho aux inquiétudes du fonctionnaire de santé parisien Edouard Duchesne, qui, en 1853, préconisait l'établissement d'une prostitution réglementée au service des forces françaises d'Algérie. Sans ces mesures, pensait-il, les soldats et les colons risquaient de tomber dans l'homosexualité, si « répandue » chez les indigènes, à cause, d'une part, de la chaleur (« dans ces climats, les passions sont plus vives ») et, d'autre part, de la stricte séparation des sexes. « Il faut peut-être avouer [...] que les Arabes se laissent tenter par la beauté vraiment remarquable de presque tous ces jeunes garçons. Ces belles têtes se montrent à nu par les rues, dans les bazars et les promenades publiques, tandis qu'on ne voit à côté d'eux que des femmes dont les yeux seuls sont apparents. Il y a donc deux sortes de prostitution, l'une femelle et l'autre mâle31. » Je reviendrai sur ce trope du « visible » et du « voilé » dans le chapitre 5. Pour l'heure, je souhaite simplement souligner une autre variante du thème de la perversité sexuelle des Arabes, qui préoccupait encore les auteurs français au xx e siècle. On croyait que, privés de relations normales (c'est-à-dire européennes) avec les femmes, les hommes versaient dans l'homosexualité et que les frontières de la différence des sexes s'en trouvaient altérées et brouillées. 31. Melchior-Joseph-Eugène Daumas, « La femme arabe », p. 34, cité dans Julia Clancy-Smith, « La Femme Arabe », art. cité., p. 57. 32. Edouard Adolphe Duchesne, Delà prostitution dans la ville d'Alger depuis la conquête, Paris, 1853, p. 45.

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Hubertine Auclert mettait l'homosexualité indigène sur le compte de la polygamie, qui entraînait une pénurie d'épouses : « La polygamie qui force les femmes condamnées à la subir, à faire journellement intervenir le fer et le poison pour se débarrasser d'une rivale, engendre chez les hommes la pédérastie®. » Elle dénonçait également des coutumes telles que l'achat des fiancées et le mariage des enfants. Un chapitre de son livre s'intitulait « Le mariage arabe est un viol d'enfant » - ce qui impliquait que tous les mariages arabes étaient des viols, y compris lorsque la fiancée était pubère34. Julia Clancy-Smith cite un livre du professeur Émile-Félix Gautier sur les mœurs arabes?, écrit à l'occasion du centenaire de la conquête de l'Algérie. L'une de ses conclusions est qu'il n'y a rien de commun entre les Arabes musulmans et les Français : « Parmi les différences qui opposent notre société occidentale à la société musulmane, si l'on cherche à découvrir ce qui est primordial, c'est la famille35. » En réalité, ce qui troublait Gautier et ses prédécesseurs, c'était moins les relations de parenté et les structures familiales que les pratiques sexuelles qu'ils prêtaient aux musulmans d'Afrique du Nord. Clancy-Smith explique que les écrits des colonisateurs sur les femmes arabes « mettaient [tous] en évidence l'altérité immuable des populations indigènes, surtout en matière de sexualité31 ». Sur ce point, c'est précisément la profusion d'images, du reste souvent contradictoires, qui témoigne du caractère fantasmatique des représentations. Par exemple, la stricte séparation des sexes clarifiait, tout en les brouillant, les règles de leur interaction - non seulement au sein de la société musulmane, mais entre les musulmans et les Français. Le voile était à la fois une provocation sexuelle et une négation du sexe, une invitation et un refus. Le harem était une prison et un lupanar, un lieu de contrainte et d'abandon. Il suscitait 33. H libertine Auclert, Les Femmes arabes en Algérie, op. cit., p. 58. 34. Ibid., p. 42. 35. Emile-Félix Gautier, Mœurs et coutumes des musulmans, Paris, Imprimerie nationale, 1931, p. 37. Cité dans Julia Clancy-Smith, « La femme arabe », art. cité, p. 63. 36. Ibid.

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autant qu'il le frustrait le désir des conquérants putatifs. Pour protéger la pureté des femmes, il encourageait l'homosexualité parmi les hommes indigènes. La prostitution était un moyen de résoudre la séparation des genres pratiquée par l'islam, mais aussi un effet de la loi islamique en matière de divorce. Quant à l'islam, on le décrivait comme un système cruel et irrationnel d'organisation religieuse et sociale qu'il fallait remplacer par un système éclairé, celui du droit français, mais certains défenseurs de l'entreprise coloniale le jugeaient nécessaire pour maintenir les peuples barbares à leur place. L'islam était à la fois un symptôme de la perversité innée des Arabes et la cause de cette perversité. C'est sur cette confusion des causes et des effets que reposait la stigmatisation des Arabes et de l'islam. En outre, elle mettait à nu la contradiction nichée au cœur de la « mission civilisatrice » : la promesse de changement et d'élévation devait faire fond sur l'infériorité permanente de la population que l'on prétendait civiliser.

La guerre d'Algérie, 1954-1962 A partir de 1954, les mouvements nationalistes de résistance algériens menèrent une guerre systématique contre la domination française. Durant les sept années de luttes sanglantes qui s'ensuivirent, le statut des femmes algériennes fit l'objet d'une attention toute particulière des deux côtés, et le voile acquit alors une importance politique considérable. En fait, c'est durant cette période qu'il fut pour la première fois associé à un militantisme dangereux. C e n'est donc pas avec le 11 septembre 2001 et la crainte du terrorisme islamique, mais avec la guerre d'Algérie, que le port du voile a été politisé. Le FLN disait lutter pour affranchir le peuple algérien du joug français. En réaction, les Français d'Algérie insistaient sur la nécessité de leur présence pour libérer les musulmans du joug de la tradition. En France, certains jugeaient vain de s'obstiner à conserver la colonie, tout simplement parce qu'il était impossible de moderniser et d'assimiler les Arabes. En 1959, le général De Gaulle - qui

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concéderait, en 1962, la victoire au FLN - expliquait, dans des termes aussi racistes que ceux de ses opposants, que les musulmans ne pourraient jamais s'intégrer en France, parce qu'ils la submergeraient : « Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne. Qu'on ne se raconte pas d'histoire ! Les musulmans, vous êtes allés les voir ? Vous les avez regardés, avec leurs turbans ou leurs djellabas ? Vous voyez bien que ce ne sont pas les Français. Ceux qui prônent l'intégration ont une cervelle de colibri, même s'ils sont très savants. Essayez d'intégrer de l'huile et du vinaigre. Agitez la bouteille. Au boiit d'un moment, ils se sépareront de nouveau. Les Arabes sont des Arabes, les Français sont des Français. Vous croyez que le corps français peut absorber dix millions de musulmans, qui demain seront vingt millions et après-demain quarante? Si nous faisons l'intégration, si tous les Arabes et Berbères d'Algérie étaient considérés comme français, comment les empêcherez-vous de venir s'installer en métropole, alors que le niveau de vie y est tellement plus élevé ? Mon village ne s'appellerait plus Colombey-les-DeuxÉglises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées37. » Néanmoins, les partisans de l'Algérie française se tournaient vers les femmes, qu'ils incitaient à s'arracher à leur statut de propriété pour conquérir leur liberté de citoyennes. L'abandon du voile était un signe de ce progrès : tel était le message du documentaire The Falling Veil, réalisé par le gouvernement français à l'intention du public américain. À l'évidence, ce film inspira un article du New York Times paru en juillet 1958 - « The Battle of the Veil » - , qui évoquait une bataille entre les forces de la modernité (« les Français, les rebelles, la jeunesse musulmane des deux sexes ainsi qu'un grand nombre de femmes des générations antérieures ») et les tenants de la tradition, pour la plupart de vieux théologiens musulmans. Mais la bataille était en réalité bien plus complexe. Si le voile 37. Cité dans Thomas Deltombe, L'Islam imaginaire : La construction médiatique de l'islamopbobie en France, 1975-200;, Paris, La Découverte, 2005, p. 232.

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avait une signification symbolique univoque pour les partisans de l'Algérie française, les résistants algériens lui donnaient des significations diverses et contradictoires : il indiquait, bien sûr, un refus de l'appropriation du pays par la France, une affirmation de l'identité algérienne autonome. Toutefois, bon nombre de dirigeants de la révolution socialiste et nationaliste se considéraient comme des modernisateurs, et à leurs yeux aussi, le voile était le signe d'une arriération qu'il faudrait finir par surmonter - mais d'une manière dont décideraient les Algériens, pas les Français. En outre, on va le voir, le voile allait devenir un instrument utile dans la guerre contre les Français. Pour combattre l'influence croissante du FLN, les autorités françaises mirent en place un réseau de centres de « solidarité féminine » sur tout le territoire algérien afin de soutenir les femmes autochtones dans leur processus d'émancipation. Ces centres, parrainés par les épouses des officiers français, visaient à leur offrir une éducation afin de remporter leur adhésion à la cause française. « Nourrissez les esprits et le voile disparaîtra tout seul », déclara l'épouse du général de brigade Jacques Massu, qui dirigeait ce mouvement à Alger. Pour accélérer cette disparition, ces dames rejoignirent donc, le 16 mai 1958, une grande manifestation de solidarité avec la France, durant laquelle elles soulevèrent le voile de leurs sœurs musulmanes - les dépouillant, pour ainsi dire, de la couverture protectrice de la superstition pour les exposer à la « lumière ». Les femmes algériennes se seraient alors mises à déclamer « soyons comme les Françaises » ; pour les initiatrices du rassemblement, c'était la voix de l'indigène demandant sa liberté3". Selon le FLN, à l'époque, et les historiens par la suite, ces femmes rassemblées étaient en fait des villageoises modestes, des femmes pauvres, peut-être aussi des prostituées et des domestiques, qui avaient été contraintes de participer à cet événement public destiné 38. Hal Lehrman, « The Battle of the Véil in Algeria »,NY Times Magazine, 13 juillet 1958, p. 14. Voir également Todd Shepard, 1962. Comment l'indépendence algérienne a transformé la Fronce, trad.fr.C. Servan-Schreiber. Paris, Payot, 2008.

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à montrer au monde entier que les Français n'étaient pas des colonisateurs, mais des libérateurs et que les autochtones étaient pour l'Algérie française. Le dévoilement avait aussi un intérêt militaire : en 1958, le FLN utilisait des femmes voilées pour transporter des armes et des bombes et leur permettre de passer sans encombres les contrôles de sécurité ; dévoiler les femmes était donc un moyen de priver les rebelles d'un déguisement bien utile. Selon Frantz Fanon, soutien du FLN, le statut du voile était un sujet épineux pour les révolutionnaires. S'il imaginait lui-même qu'à l'avenir, les signes traditionnels de l'inégalité hommes-femmes disparaîtraient, il cbmprenait aussi que le voile était un instrument de résistance à la domination coloniale. « C'est le blanc qui crée le nègre. Mais c'est le nègre qui crée la négritude. A l'offensive colonialiste autour du voile, le colonisé oppose le culte du voile3». » Après le 13 mai 1958, expliquait Fanon, il était particulièrement important de continuer à porter le voile : « Au début, le voile est mécanisme de résistance, mais sa valeur pour le groupe social demeure très forte. On se voile par tradition, par séparation rigide des sexes, mais aussi parce que l'occupant veut dévoiler l'Algérie*'. » Comment empêcher cette brutale appropriation tout en accordant aux femmes une capacité d'agir nouvelle ? Tel était le dilemme des révolutionnaires, rapporte Fanon, qui recommandait d'enrôler les femmes dans le combat sur un pied d'égalité avec les hommes. « Engagé dans la lutte, le mari ou le père découvre de nouvelles perspectives sur les rapports entre les sexes. Le militant découvre la militante et conjointement ils créent de nouvelles dimensions à la société algérienne41. » Pour la femme algérienne, le défi était autant physique (le pur et simple danger de la lutte violente) que psychologique : « Elle doit reprendre l'image de l'occupant fichée quelque part dans son esprit et dans son corps, pour la remodeler, amorcer le travail capital d'érosion 39. Frantz Fanon, L'An Vde la révolution algérienne, Paris, La Découverte, 200r, p. 29. 40. Ibid.,p.47. 41. Ibid., p. 43, n. 1.

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de cette image, la rendre inessentielle, lui enlever de sa vergogne, la désacraliser*1. » Dans cette perspective, le voile était moins un signe d'appartenance religieuse ou culturelle qu'un instrument de subversion, un moyen de transformer l'avilissement des sujets coloniaux en une identité nationale et individuelle, fière et indépendante. Après 1955, explique Fanon, les femmes voilées - dans un premier temps, les fidèles épouses ou les veuves de militants du FLN, puis toutes les femmes qui souhaitaient s'engager, et dont certaines avaient abandonné le voile depuis longtemps furent mises à contribution pour transporter clandestinement des messages, des fonds ou des armes. (Dans le film de Gillo Pontecorvo, La Bataille d'Alger [1966], on voit des hommes se déguiser en femmes voilées pour échapper aux soldats et à la police militaire.) Enfin, quand les soldats français commencèrent à fouiller aussi les femmes voilées, les résistantes changèrent de tactique et revêtirent des tenues européennes pour accéder à des quartiers exclusivement français et y déposer des grenades ou les passer à leurs camarades. Une fois ce nouveau stratagème démasqué, les militantes reprirent leurs tenues traditionnelles. Selon l'analyse de Fanon : « Voile enlevé, puis remis, voile instrumentalisé, transformé en technique de camouflage, en moyen de lutte43. » Même si le FLN critiquait le « traditionalisme », les moyens (le voile) et lafin(la libération) étaient à ce moment inextricablement liés. Le voile devint un instrument si puissant que les soldats français patrouillant dans les campagnes se mirent à outrager les femmes d'abord en les forçant à ôter leur voile, avant de les violer. Celles qui étaient soupçonnées d'être des militantes nationalistes étaient traitées encore plus cruellement. Aahia Arif Hamdad a raconté son arrestation en compagnie de son mari. Un premier soldat lui arracha son voile, puis un autre émit des doutes sur son authenticité : « C'est 42. Ibid., p. 35. 43. Ibid., p. 44.

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fini, ici c'est plus du cinéma". » Elle fut ensuite battue, dénudée et torturée à l'électricité, le visage recouvert d'une cagoule qui l'empêchait de voir ses tortionnaires. La cagoule était indifféremment utilisée pour les hommes et pour les femmes, mais dans ce cas, il convient d'en souligner la symbolique : on déplorait souvent que le voile permît aux femmes de voir de sans être vues. « Cette femme qui voit sans être vue frustre le colonisateur, écrit Fanon à propos du voile. Il n'y a pas réciprocité. Elle ne se livre pas, ne se donne pas, ne s'offre pas. [...] L'Européen face à l'Algérienne veut voir45. » Acte évident de vengeance, ce scénario de torture est donc un renversement de situatioh : la cagoule empêche la femme de voir ses tortionnaires, qui peuvent l'observer à loisir. Un autre acte de vengeance fut commis dans les derniers jours de la guerre, en mai 1962, au moment même où De Gaulle négociait les accords d'Evian. L'OAS décida de renoncer à ne viser que des hommes et fit feu sur des cibles soigneusement choisies : cinq femmes voilées (dont trois succombèrent à leurs blessures) à Alger. L'indépendance algérienne ne simplifia pas la symbolique du voile. Pour les Français, il continua d'incarner l'arriération de la société algérienne, mais aussi la frustration, voire l'humiliation, de la France - ce morceau de tissu était l'antithèse du drapeau tricolore et le symbole de l'échec de la « mission civilisatrice ». Au sortir de la guerre, il devint, pour les nouveaux dirigeants de la nation algérienne, un enjeu contesté de la future orientation du pays. Ahmed Ben Bella, premier président de l'Algérie, socialiste et internationaliste, exhorta les femmes à se débarrasser de leur voile, déclarant en 1963 que « [c]e n'est pas le port d'un voile qui nous fait respecter la femme, mais les sentiments purs que nous avons dans nos cœurs46. » En 1965, le colonel Boumediene renversa Ben Bella par un coup d'Etat militaire ; plus strictement nationaliste 44. David C. Gordon, Women ofAlgeriaAn Kssay on Change, Cambridge, Harvard University Press, 1968, p.55. Voir aussi Todd Shepard, 1962, op. cit., chap. 7. 45. Fanon, L'An Vde ta révolution algérienne, op. cit., p. 26. 46. Gordon, WomenofAIgerio,op. cit., p. 62.

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que son prédécesseur, il enjoignit aux Algériennes de ne pas suivre l'exemple des Occidentales : « Notre société est islamique et socialiste, déclara-t-il, et la morale [doit] y être respectée47. » La tension entre la vision d'une nation socialiste moderne et le désir de rétablir une culture islamique et arabe était évidente dans les différentes positions prises par ces dirigeants. D'autres, qui se considéraient comme des progressistes en matière économique et sociale, défendaient le port du voile en tant qu'expression légitime de la foi religieuse. Pour les fins qui sont les nôtres, il suffira de dire que cette tension a perduré sous des formes diverses et perdure encore. Au terme d'une confrontation qui a donné lieu à une guerre civile dans les années 1990, le régime militaire laïque actuel, soutenu par la France, est parvenu à réduire la menace d'un pouvoir islamiste (soutenu par l'Arabie Saoudite et d'autres pays) dont l'un des objectifs était de re-voiler les femmes algériennes. Toutefois, pour ces islamistes, comme pour le FLN dans les années 1950, le voile n'est pas seulement un signe de l'assujettissement des femmes (même s'il l'est certainement aussi). Il est également une manifestation de défi, un refus du mode de vie occidental et des valeurs des colonisateurs - des impérialistes classiques d'autrefois ou des exploiteurs mondiaux d'aujourd'hui - , l'affirmation de l'intégrité d'une histoire et d'une religion trop longtemps dénigrées. Si, pour les colonisateurs, le voile était marqué du stigmate de l'ethnicité, il est devenu, pour les colonisés, un antidote à la domination. Pendant très longtemps, bien plus longtemps que les sept années de la guerre d'indépendance, le voile a constitué - pour les colonisés comme pour les colonisateurs - une membrane impénétrable, l'ultime barrière à un assujettissement politique total.

47. Discours du 8 mars 1966, Le Monde, 11 mars 1966. Les femmes quittèrent la salle pendant ce discours prononcé à l'occasion de la Journée internationale des droits des femmes. Par la suite, Boumediene revint en partie sur ses positions. Voir Gordon, Women ofAlgerio, op. cit., p. 77.

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Le « problème de l'immigration » Deux millions de soldats français ont combattu en Algérie et 35 000 y sont morts. Le traumatisme de la guerre s'est prolongé bien après la signature des accords d'Évian, en 1962. Traqués par les forces de police, des commandos de l'OAS écumèrent les campagnes françaises, ralliant des pieds noirs mécontents à l'extrême droite qui donna naissance au Front national. La gauche applaudit la libération de'l'ancienne colonie, tout en observant avec appréhension la construction de la nouvelle nation algérienne. Au lendemain de l'indépendance, l'arrivée de millions d'immigrés en France souleva d'épineùses questions (et conduisit à des réglementations complexes) relatives au sentiment de l'identité française. Cela contribua à renforcer la marginalisation des immigrés d'Afrique du Nord, qui ont toujours un statut « liminal », pour reprendre le qualificatif de Pierre Bourdieu : « Ni citoyen ni étranger, ni vraiment du côté du Même ni totalement du côté de l'Autre, l'immigré se situe en ce lieu bâtard dont parle aussi Platon, la frontière de l'être et du non-être social4®. » C'est précisément ce statut liminal - preuve que perdurait le paradoxe inhérent à la mission civilisatrice - qui était en jeu dans les controverses sur le foulard. En vertu des accords d'Évian, les Algériens bénéficiaient de droits d'accès spéciaux à la métropole et les enfants nés en France de parents algériens obtenaient automatiquement la nationalité française. Ils furent rejoints par des Tunisiens et des Marocains ; à eux tous, ils représentaient le principal flux d'immigrés. Au départ, les migrants étaient surtout des hommes, source de main-d'œuvre bon marché et, beaucoup l'espéraient, temporaire. On les incitait donc à conserver leurs liens avec leur pays d'origine. Mais, dans les années 1970, à la suite de recommandations émises par le Conseil de l'Europe, de plus en plus de familles arrivèrent en France. Le gouvernement français, voulant encore croire que cette 48. Pierre Bourdieu, « Préface », in Abdelmalek Sayad, L'immigration ou tes paradoxes dei'altérité, Paris et Bruxelles, De Boeck et Larcier, 1991, p. 13. Je remercie Sylvia Schafer de m'avoir fait découvrir ce texte.

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immigration serait temporaire, accorda des services spécifiques aux enfants scolarisés dans le secteur public, et notamment des cours d'arabe et d'instruction religieuse, favorisant ainsi des différences culturelles qui fournirent des prétextes à la discrimination. En 1974, les frontières se fermèrent et de très nombreux immigrés, y compris ceux qui croyaient leur séjour temporaire, commencèrent à se sédentariser dans l'Hexagone. La présence accrue de populations immigrées, vivant dans des taudis (aux côtés de Français pauvres) en périphérie des grands centres urbains, se conjugua à d'autres événements qui attirèrent de nouveau l'attention sur l'impact des Nord-Africains. Les stéréotypes coloniaux ressurgirent dans les débats sur « les immigrés », mais le langage de la conquête se renversa : désormais, la question était de savoir si les anciens sujets coloniaux allaient envahir la patrie, et « l'islam » coloniser « la France ». Les musulmans devinrent un ennemi intérieur, une population pas totalement étrangère mais pas encore membre à part entière de la nation - une présence inassimilée, inassimilable, qui révélait le paradoxe de la mission civilisatrice et l'échec constant de l'intégration.Au départ, l'attention se concentra sur l'impact économique des travailleurs étrangers, souvent accusés - tant par les communistes et les syndicalistes que par les populistes - de prendre la place des travailleurs français. En effet, durant le ralentissement économique de 1977-1978, le gouvernement du président Valéry Giscard d'Estaing encouragea les Nord-Africains à rentrer chez eux afin d'ouvrir l'emploi à un plus grand nombre de Français. Dans les années 1970, on débattit en outre des raisons de leur pauvreté : était-elle inhérente à leur « culture »? Ou étaient-ils victimes de discrimination ? La révolution iranienne de 1978-1979 changea totalement les termes dans lesquels ces questions étaient débattues. Il ne fut plus question de causes économiques et sociales, mais de la religion - et de la présence dangereuse de l'islam sur le sol français. Thomas Deltombe, qui a étudié le traitement télévisuel des immigrés et de l'islam entre 1975 et 2005, a bien montré que l'accession de l'ayatollah Khomeiny au pouvoir en Iran avait

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provoqué de nouvelles inquiétudes quant à la population musulmane vivant sur le sol français. Les Iraniens sont chiites et les Nord-Africains sunnites, mais ce genre de différence n'eut guère d'incidence sur la représentation des Arabes musulmans de France Les nuances de l'islam et les complexités de l'Iran échappaient totalement aux téléspectateurs, qui ne voyaient plus que la différence culturelle, religieuse, mais aussi politique, incamée par des hommes scandant des slogans et des femmes vêtues de tchadors noirs. La gauche, qui avait applaudi les révolutions du tiers-monde, ne trouvait guère de raisons d'espérer dans ce soulèvement aux motivations religieuses;la droite, qui craignait les révolutions de ce type, était confortée dans son hostilité. Les deux bords considéraient que ces images de femmes voilées étaient l'emblème de la perte de droits représentée par la révolution iranienne. Les informations en provenance de Téhéran sur des manifestations contre le port du voile renforcèrent l'association de celui-ci avec l'oppression des femmes. L'Iran devint le faire-valoir du républicanisme français, alors même que les Iraniennes ont toujours le droit de voter et de se présenter à des élections, qu'elles ont accès à l'éducation et à la formation professionnelle, ainsi qu'à la contraception et à une éducation sexuelle. Toujours est-il que ces images déformées de l'Iran renforcèrent l'idée d'une fracture insurmontable entre la France et ses immigrés, une fracture continuellement documentée par des reportages télévisés transformant les pathologies individuelles de musulmans français en autant d'exentples représentatifs d'une « culture » étrangère. Les médias montèrent en épingle des cas de mariages forcés et celui d'une jeune fille assassinée par ses frères parce qu'elle sortait avec des Français, souvent en établissant un parallèle avec les derniers événements en Iran. On commença à attribuer aux « immigrés » le comportement de jeunes délinquants de banlieue - criminalité, trafic de drogues. « Immigré » devenait synonyme de « Nord-Africain » (et notamment d'« Algérien »), qui était synonyme d ' « Arabe », lui-même synonyme de « musulman », quelles que soient les convictions religieuses des personnes en

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question. Alors réapparurent les vieilles représentations du mâle arabe violent, incontrôlable, à la sexualité débridée. Mais cette fois, la représentation des femmes arabes était moins ambiguë que par le passé : décrites, à l'époque coloniale, comme des tentatrices et comme des victimes, elles étaient le plus souvent perçues, dans ce moment postcolonial, comme des victimes du patriarcat musulman en général et des jeunes prédateurs musulmans en particulier. C'est ainsi que fut systématiquement développée l'image d'une communauté musulmane entièrement homogène, imposant ses diktats à ses membres féminins - et ayant bien sûr pour contrepoint la France républicaine, caractérisée par l'individualisme de l'égalité de genre. On tentait parfois de distinguer les « bons » musulmans des « mauvais », mais en règle générale, ces distinctions étaient absentes de l'image dominante développée par les médias. À partir de 1983, la visibilité croissante du Front national de Jean-Marie Le Pen alimenta une vision raciste des « immigrés », qui « se reproduisent comme des lapins » et « mettent en cause l'équilibre biologique de la cité49 ». Les métaphores de conquête se propagèrent malgré les initiatives des groupes antiracistes créés pour combattre le discours de Le Pen et les agressions qu'il suscitait contre les immigrés. En octobre 1985, Le Figaro Magazine publia un numéro spécial intitulé « Serons-nous encore français dans 30 ans ? » et affichant en une la photo d'une Marianne voilée. La sexualité mystérieuse qui avait fasciné les imaginaires coloniaux n'était plus de mise. À présent, le voile connotait l'enveloppement ou l'incorporation, de deux façons : d'une part, on prétendait que les femmes le portaient sous la contrainte d'hommes autoritaires, d'autre part, il renvoyait à la menace islamiste qui pesait sur la France. L'impact des événements extérieurs sur la perception de l'immigration fut alourdi par la fatwa lancée par l'ayatollah Khomeiny contre Salman Rushdie en 1989 (suite à la publication 49. Citations issues de Françoise Gaspard et Claude Servan-Schreiber, La Fin des immigrés Paris, Seuil, 1984, p. 70.

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des Versets sataniques), puis, en 1990-1991. par la première guerre du Golfe. Malgré les différences considérables existant entre l'Iran et l'Irak, tous ces acteurs furent classés dans la catégorie des musulmans arabes fanatiques, assoiffés de sang et méprisant les lois de l'Occident. En 1989, les commémorations du bicentenaire de la Révolution française furent l'occasion de comparer républicanisme et théocratie : l'Iran devint l'inévitable incarnation de « l'islam », lequel (sans qualificatifs) fut mis en équivalence avec le nazisme et le communisme. Le déclenchement de la guerre civile algérienne fit encore monter la tension. Un parti islamiste remporta les élections municipales algériennes de juin 1990, puis le premier tour des législatives en janvier 1991. En rétorsion, le gouvernement militaire algérien, qui craignait un nouvel Iran, annula les élections, avec l'appui de la France. Cela déboucha sur une guerre civile féroce. De 1992 à 1995, les islamistes attaquèrent des Algériens sécularisés et des citoyens français en Algérie et commirent des attentats en France. Dans le même temps, pour des raisons liées à la pauvreté et au chômage, des émeutes éclatèrent dans des quartiers populaires de la banlieue parisienne et dans d'autres villes françaises. Sans la moindre preuve, des journalistes s'empressèrent de faire le lien entre ces événements et les islamistes d'Algérie ou de France. Certains se mirent même à redouter une seconde guerre d'Algérie qui serait, cette fois, une guerre de conquête, au double sens où il s'agirait, pour les islamistes radicaux, de faire la conquête des populations issues de l'immigration, mais aussi de l'ensemble de. la France. L'ancien statut de l'Algérie - française sur le plan administratif, mais extérieure à la France sur le plan géographique - refit bizarrement surface dans ces représentations d'un État ennemi désormais implanté en métropole. Dans ce contexte, ce n'est pas un hasard si, en 1994, le magazine Le Point republia les propos prononcés par De Gaulle en 1959 (voir ci-dessus, p. 95). Cette guerre imaginaire opposait « la communauté musulmane » à « la France », comme si chacune de ces entités était parfaitement homogène : la France, république incarnant des valeurs

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universelles, nation sans fractions ni fractures; les musulmans, communauté uniforme, « culture » aux pratiques figées, extérieure à l'histoire. Que de nombreuses personnes originaires d'Afrique du Nord soient sécularisées, que beaucoup d'entre elles (pourtant qualifiées d'« immigrées ») soient françaises, qu'elles épousent des Françaises et des Français, que les pratiques religieuses et les orientations politiques des musulmans français soient très diverses - tout cela semblait totalement hors de propos. Dans son livre, Thomas Deltombe suggère que bon nombre de catholiques s'indigneraient si l'on attribuait à « la communauté catholique » les actions de l'Armée républicaine irlandaise, ou celles des catholiques intégristes français ; or des journalistes et des responsables politiques n'hésitèrent pas à traiter l'islam de cette façon50. Après les attentats perpétrés par des islamistes à Paris en 1995, des mouvements citoyens manifestèrent contre la construction de mosquées dans leur quartier, assimilant ces lieux de culte à des campements ennemis. Les cas de violences intervenues dans certaines familles arabes devinrent des preuves du dysfonctionnement de l'ensemble de la communauté musulmane (alors que des actes similaires, dans des familles « françaises », étaient traités comme des pathologies individuelles). Dans des établissements scolaires, les perturbations passaient pour des provocations, et certains enseignants qualifièrent les écoles difficiles des quartiers populaires de « territoires perdus » à reconquérir. La menace « communautariste » imposait de regarder la réalité en face. On exhorta ceux qui évitaient d'exprimer la moindre critique en raison d'un gauchisme déplacé ou d'une « mauvaise conscience coloniale » à « dire la vérité aux musulmans51 ». Les attentats du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center exacerbèrent cette vision manichéenne et introduisirent le concept de « choc des civilisations » dans le vocabulaire français. « C'est l'islam qui part en croisade contre l'Occident, et non 50. Deltombe, L'Islam imaginaire, op. cit., p. 253. 51. Ibid., p. 304.

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l'inverse*2 », expliquait R. Misrahi dans CharitéHebdo. L'impossible intégration des musulmans dans la société française devint une sorte de truisme ; et le fait qu'on les désignait constamment comme des « nouveaux venus » ou des « immigrés » soulignait leur statut d'« étrangers », quel que fut le temps qu'ils avaient passé en France. Leur « liminalité », au sens bourdieusien, se trouvait ainsi confirmée. Il y avait deux entités immuables : les « immigrés » musulmans et la France. Peu importait l'histoire et les transformations qu'elle implique. « Nous vivons dans une République laïque, où ces immigrés ont choisi librement de demeurer. Qu'ils se plient à notre mode de vie, ou qu'ils s'en aillent La France, on l'aime ou on la quitte9 », décréta Anne-Marie Shroff dans les colonnes de France Soir en 2003. « Ce qui choque, irrite et déconcerte, c'est que les invités d'un État n'aient pas la politesse de respecter les lois de leurs hôtes54 », écrivaient Jean Daniel et Jacques Julliard dans Le Nouvel Observateur. Dans un sondage réalisé pu Le Figaro, une Française affirmait qu'il fallait se plier aux lois de la nation qui vous accueille55. La rhétorique des « invités » et des « hôtes » occulte totalement les structures inégalitaires sur lesquelles repose la relation. Elle implique que c'est la liberté de choix, et non des pressions économiques, qui motive l'immigration, et elle instaure une relation entre un « nous » et un « eux » qui transforme les musulmans en étrangers, alors que beaucoup sont des citoyens français. Un ami m'a rapporté une conversation qui eut lieu entre deux personnalités politiques durant les débats relatifs à la loi sur le foulard. « Franchement, dit la première - qui était juive - , ces gens ne pourront jamais s'intégrer. » À quoi son collègue répliqua : « C'est ce que l'on disait autrefois des juifs. » Cette femme politique se

52. Pierre Tevanian, Le Voile médiatique. Unfaux débat: d'affaire du Joulardislamique», Paris, Raisons d'agir, 2005, p. 112. 53. Ibid., p. 113. 54. Ibid., p. 114. 55. Le Figaro, 24 octobre 1989.

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sentit terriblement offensée et refusa catégoriquement d'admettre que sa remarque « réaliste » puisse comporter du racisme. Les juifs de France Je voudrais à présent m'attarder quelque peu sur l'histoire des juifs de France. Bien sûr, leur situation est différente de celle des musulmans, ne serait-ce que parce qu'ils n'ont jamais été sujets coloniaux (puis postcoloniaux) d'anciens territoires conquis. Pourtant, de leur émancipation sous la Révolution française jusqu'aux lois antisémites du régime de Vichy, leur histoire donne un aperçu de la manière dont sont entrelacées religion et race et jette une ombre sur les promesses universalistes de l'assimilation comme voie de la francité. Jusqu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et quel que fut leur attachement à la laïcité et à la culture française, les Juifs subirent une stigmatisation raciale ; et malgré leurs efforts pour s'assimiler et leurs réussites professionnelles, ils furent rarement considérés comme pleinement français. En 1789, l'objection faite à leur émancipation avait été que leurs pratiques religieuses en faisaient une communauté à part, une nation dans la nation. « Il faut refuser tout aux Juifs comme nation dans le sens de corps constitué et accorder tout aux Juifs comme individus. [...] Il faut qu'ils ne fassent dans l'État ni un corps politique, ni un ordre, il faut qu'ils soient individuellement citoyens56 », avait déclaré le comte Stanislas de Clermont-Tonnerre. La plupart des Juifs français acceptèrent la « privatisation » de leur religion, même si la sécularisation ne se réalisa pas avec autant de rigidité que l'aurait souhaité Clermont-Tonnerre. (Je reviendrai plus en détail sur ce point dans le chapitre 3.) Au xix c siècle, alors que les autorités françaises cherchaient à soumettre la religion au contrôle de l'État, les institutions juives, tout comme leurs homologues catholiques et protestantes, obtinrent une reconnaissance officielle et même des subventions publiques. 56.

Cité dans Esther Benbassz, Histoire des fui fi de France, Paris, Seuil, 1997, p. 131.

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Un grand nombre de juifs français choisirent la voie de l'assimilation. Certains dirigeants communautaires exhortaient plus que d'autres à s'adapter aux usages du pays, proposant par exemple de déplacer le jour du shabbat au dimanche. D'autres abandonnèrent la religion complètement au profit des principes de la laïcité et de la science. Les partisans d'une synthèse des valeurs progressistes juives et françaises demandèrent à n'être plus désignés comme « Juifs français » - c'est-à-dire membres d'une culture collective séparée et devenus français au hasard de la géographie - , mais comme des « Français israélites », de souche juive, c'est-à-dire des Français d'ascendance juive qui n'en étaient pas moins membres à part entière de la culture nationale. Pourtant, d'après l'historienne Esther Benbassa, ceux qui avaient réussi à se tailler de brillantes carrières dans la sphère politique et publique subissaient eux aussi un traitement discriminatoire : « L'État procéda à une gestion particulariste de leur carrière, les considérant comme un groupe dont les membres étaient solidaires, et non comme des citoyens à part entière, aussi dévoués qu'ils fussent au service public57. » Leur judéité - une caractéristique tant raciale que religieuse - les disqualifiait pour le genre d'égalité que prônaient les Républicains. Les courants de l'antisémitisme étaient profonds en France, mais ils prirent une nouvelle forme à partir des années 1880, avec l'arrivée de juifs d'Europe de l'Est, plus pauvres et aux pratiques culturelles et religieuses différentes. Malgré les efforts déployés par les Juifs français pour se distinguer de leurs Coreligionnaires yiddishophones, souvent plus observants et apparemment plus refermés sur eux-mêmes, ils étaient mis dans le même panier par les antisémites. L'affaire Dreyfus (1894-1906), où un militaire de carrière (en l'occurrence un capitaine) fut accusé de haute trahison, est le cas le plus connu, mais pas le seul. L'idée d'ennemi intérieur, le Juif au service d'une nation étrangère, n'était jamais bien loin. En 1936, le président du Conseil des ministres du Front populaire, Léon 57. Ibid., p. 182.

ioo La politique du voile Blum, fut tour à tour dépeint par les nationalistes d'extrême droite comme un agent bolchévique, un envahisseur ennemi ou un cancer qu'il fallait extirper du corps de la nation. Sous le régime de Vichy (1940-1944), alors que la France était dirigée par un gouvernement qui collaborait avec l'occupant nazi, les lois restreignant les mouvements et les activités des Juifs s'appliquaient à tous les individus qui « appartiennent ou appartenaient à la religion juive ou qui ont plus de deux grands-parents juifs5® ». Race et religion étaient constituées comme des catégories inséparables et inextricablement liées. Au lendemain de l'Holocauste, de nombreux Juifs français embrassèrent une identité que leurs grands-parents ou eux-mêmes avaient rejetée. Selon Esther Benbassa, la tendance fut désormais de se considérer moins comme un Français israélite que comme un Juif français, insistant dorénavant sur une identité plurielle ou « conjuguée », ce qu'aux États-Unis on appelle « identité composée ». Dans le même temps, les gouvernements français successifs veillèrent à agir de manière à ne pas être soupçonnés d'antisémitisme - le lourd héritage de l'Holocauste, quand fut reconnue la part de la France dans la déportation des Juifs, pesa et pèse encore lourdement. On peut le constater, tant dans les textes anti-discrimination et ceux qui pénalisent le négationnisme que dans la manière dont même un dirigeant nationaliste comme Jean-Marie Le Pen prend soin d'éviter de s'en prendre aux juifs. Dans les années 1950 et i960, l'arrivée en France de Juifs d'Afrique du Nord modifia sensiblement le profil de l'ensemble des juifs français. Comme leurs coreligionnaires d'Europe de l'Est avant eux, leur différence est plus visible : ils sont plus pratiquants et moins assimilés que les juifs nés en France, même s'ils parlent le français, puisqu'ils viennent d'anciennes colonies. Ils appartiennent plus clairement à une communauté distincte qui, à l'instar des musulmans, se définit par une religiosité qui touche tous les aspects de la vie. Dans certaines de ces communautés, 58.

Citédans>$n/,p.254.

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les femmes sont tenues de respecter un code vestimentaire, de $e couvrir le corps et les cheveux; elles prient séparément des hommes et ne sont pas considérées comme leurs égales. Avant la loi sur le foulard, les garçons juifs étaient autorisés à porter la kippa dans les écoles publiques, même si certains étaient scolarisés dans des écoles juives, préférant un enseignement confessionnel à une éducation laïque. Les juifs du Maghreb posent donc les mêmes défis à l'universalisme français que les Arabes/musulmans, et pourtant, l'animosité de ceux qui s'inquiètent de la fragmentation de la nation s'adresse aux musulmans et non aux juifs. Je ne soutiens certainement pas qu'ils devraient être visés. Mais je veux souligner qu'une conséquence positive de l'histoire française dans la Seconde Guerre mondiale a été un déclin de l'antisémitisme, une reconnaissance des torts commis au nom de ce racisme et la conscience de ce qu'une complète intégration des juifs est possible, alors même que certains d'entre eux insistent aujourd'hui sur une identité collective. Esther Benbassa l'explique en ces termes : « Entre les extrêmes, se déploient diverses façons d'être juif, témoignant du pluralisme et de la pluralité d'un groupe juif français en devenir, au diapason de la vie de la cité et préoccupé par des questionnements multiples. Par ailleurs, depuis la Libération, l'hostilité ouverte contre les juifs, la perception de leur différence et même les réserves quant à leur éventuelle accession à la magistrature suprême ont presque disparu. Ni la tendance des autorités de l'État à la recommunautarisation ni le renforcement de l'identité collective ne devraient remettre en cause une intégration ancienne et solide59. » Les conflits au Moyen-Orient, et en particulier le traitement des Palestiniens par Israël, ont donné lieu ces dernières années à des attaques contre les juifs, mais cela n'indique pas véritablement une résurgence de l'antisémitisme. Il s'agit plutôt d'une tentative mal placée, généralement de la part de sympathisants pro-palestiniens, 59. Ibid., p. 286.

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de protester contre la politique d'occupation d'Israël. (Cela pourrait être aussi une conséquence de l'obstination des défenseurs d'Israël à condamner comme d'antisémite toute critique de la politique israélienne.) Malgré ces incidents, l'intégration sociale dont parle Esther Benbassa persiste. Cette intégration était jugée impossible avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. Beaucoup ne peuvent l'imaginer pour les musulmans aujourd'hui, comme le montre le commentaire de la femme politique juive que j'ai cité. Aujourd'hui, les musulmans sont la cible privilégiée du racisme français. C e qui est terriblement ironique, c'est que certains juifs ne voient pas le parallèle qu'il y a entre cette histoire des musulmans et la leur. Intégration L'idée d'un « choc des civilisations » a marqué plusieurs décennies de politiques gouvernementales qui, tout en prétendant œuvrer à trouver le meilleur moyen d'intégrer les populations issues de l'immigration nord-africaine dans la société française, n'ont en vérité qu'un horizon. L'unique critère pour devenir français reste l'assimilation. Tout aussi persistante est la caractérisation des musulmans comme une population inassimilable. Tout au long du xix' siècle et pendant la majeure partie du xx c , la France a été une société d'immigration ; elle a accueilli plus d'étrangers que tout autre pays occidental, y compris les Etats-Unis. Mais à la différence de ceux-ci, qui, en vertu d'une longue tradition de multiculturalisme, professaient l'acceptation de la diversité ethnique et religieuse des nouveaux venus, la France a toujours exigé de ses immigrés qu'ils se conforment aux normes culturelles existantes. Il n'y a pas moins de discriminations et de conflits aux États-Unis qu'en France, et il y a peut-être plus d'hypocrisie de l'autre côté de l'Atlantique, mais les différences juridiques et philosophiques semblent jouer un rôle important dans la manière dont on peut combattre la discrimination. Si e pluribus unum (littéralement « de plusieurs, un seul ») est la devise états-unienne, la devise

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française est « la nation, une et indivisible », qui signifie quasiment à la lettre que les différences ne peuvent être officiellement reconnues. Les statistiques officielles ne peuvent prendre en compte les ethnies et les religions qui composent la population. Quand les différences ne sont pas documentées, elles sont inexistantes d'un point de vue juridique ; et elles n'ont donc pas à être tolérées, et encore moins célébrées. Pour autant, les décideurs politiques n'ignoraient pas les problèmes croissants de pauvreté et de rupture sociale des populations venues d'Afrique du Nord; ils en étaient au contraire pleinement conscients. Ces groupes issus de l'immigration représentent environ 8 % de l'ensemble de la population et près d'un tiers des chômeurs français. Ils sont les derniers embauchés et les premiers licenciés. Le taux de chômage des 15-24 ans d'origine algérienne, y compris diplômés, représente plus du double de celui des Français « de souche » à qualifications égales. Comme dans les années 1920 et 1930, les problèmes sont posés en termes de différences culturelles irréductibles et non de conditions socio-économiques. C'est ici que ressurgit le paradoxe de la vieille « mission civilisatrice » : c'est le plus souvent à la « culture » des groupes issus de l'immigration que l'on impute leur marginalisation sociale, une « culture » qui empêcherait leur intégration dans la société française. Thomas Deltombe rapporte plusieurs exemples de réflexions de commentateurs de télévision sur la singularité de ces étrangers et la manière dont leurs comportements mettent à l'épreuve le « seuil de tolérance » des Français, le sous-entendu étant que ce sont les immigrés et leurs descendants qui causent le racisme qui les heurte tant. La conclusion est invariablement que tant qu'ils ne renonceront pas à l'islam, ils ne deviendront jamais français. « La France est le lieu d'un pari exaltant », explique le fondateur et éditorialiste du Nouvel Observateur, Jean Daniel, « celui de transformer l'islam au contact de la civilisation française6" ». 60.

T. Deltombe,/.Vî/amimaginaire,op. cit., p. 65.

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Le processus civilisateur qui servait autrefois de justification au colonialisme doit désormais s'appliquer à l'immigration ; les anciens sujets coloniaux doivent être intégrés pour devenir des citoyens français. Selon une théorie de l'intégration élaborée par des décideurs politiques dans les années 1980 et 1990, les différences culturelles constituent des engagements privés (et secondaires) qui ne doivent pas interférer avec l'identification première de l'individu en tant que membre de la nation française. Suite aux recommandations d'un organe consultatif formé pour étudier le problème de l'« intégration », et dans le cadre d'une série de lois adoptées pour durcir les contrôles sur les « étrangers » vivant en France, le gouvernement révisa le code de la nationalité en 1993 et stipula que la citoyenneté ne serait plus automatiquement accordée aux enfants nés en France de parents étrangers. Ces résidents de seconde génération devaient désormais demander la nationalité française, exprimant ainsi leur désir individuel d'entrer dans le contrat social et leur volonté de mettre de côté leurs loyautés communautaires. De plus, les enfants d'Algériens nés avant l'indépendance devaient fournir des preuves d'« enracinement » dans la société française pour être éligibles à une nationalité qui leur était autrefois accordée sans difficulté. Selon un rapport de 1993, l'acquisition de la citoyenneté française signifiait-que des individus adoptaient volontairement les valeurs françaises et consentaient à modifier les leurs : « Il n'est pas possible de laisser croire que les différentes cultures peuvent développer en France tous leurs traits spécifiques. On a vu ce qu'il en était en matière de statut personnel, où certaines traditions heurtent inévitablement des principes fondamentaux de notre société61. » C'est donc uniquement à titre individuel que les Arabes pouvaient devenir des Français à part entière. (Elément clé de l'idéologie républicaine, l'insistance sur l'individu a perduré après le retour des

61. Adrien Favell ,Pbilosopbies ofIntégration: Immigration and tbeldea of Citizensbip in France andBritain, New York, Palgnave, 2001, p. 70 (citation de Documentation française, Conditionsjuridiques et culturelles d'intégration, Paris, 1993, p. 87-88).

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socialistes au pouvoir en 1997 et malgré l'abandon de la nécessité d'un « enracinement ».) Le problème de cette politique, c'est que les populations issues d'Afrique du Nord étaient d'emblée définies comme des communautés et qu'elles étaient discriminées pour cette raison. Elles vivaient dans des enclaves séparées, en périphérie des grandes villes, à la fois invisibles et visiblement différentes des habitants des centres urbains. Cette ségrégation géographique a imposé des frontières littérales à ces « communautés », tout en masquant les nombreuses différences qui existent en leur sein. Comment des individus peuvent-ils se débarrasser de caractéristiques communautaires qui leur sont attribuées en raison de leur pays d'origine, de celui de leurs parents, de l'endroit où ils vivent ou de leur noms de famille ? Comment peuvent-ils adhérer individuellement et de manière privée à la religion musulmane sans éveiller le soupçon que leur vie tout entière est définie par des « identités communautaires »? Quelles sont les pratiques qui relèvent d'un engagement privé ? N'y a-t-il pas toujours des normes culturelles qui définissent les termes selon lesquels quelqu'un compte en tant qu'individu ? Une jeune fille portant un foulard est membre d'une « communauté », mais une jeune fille en minijupe ne fait qu'exprimer son individualité - est-ce une distinction objective, ou repose-t-elle sur des critères normatifs qui passent pour neutres ? « L'intégration » n'apportait aucune réponse à ces questions épineuses; cette notion ne faisait que reproduire, au contraire, l'opposition entre musulmans communautaires et Français individualistes, ainsi que la logique raciste sur laquelle s'appuyait cette opposition. « Ces jeunes beurs, ces fils d'immigrés [...] aujourd'hui, se sentent plus français certainement que musulmans42 », commentait un journaliste optimiste. Le choix était clair : ce n'est qu'en abandonnant tous les signes d'appartenance à la religion islamique que ces gens pouvaient devenir « totalement français », et même alors, toutes 62.

T. Deltombe, Z-'/r/am imaginant, op. cit. p. 66.

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sortes de différences (propension au crime et aux excès sexuels, fanatisme religieux et paresse, coutumes et croyances « traditionnelles ») risquaient de les maintenir en marge d'une société dont ils faisaient déjà partie. Une minorité d'intellectuels français proposa un projet d'intégration appelant à la reconnaissance de la réalité des différences au sein de la population, les définissant comme constitutives d'une nation plurielle, mais ce projet fut rejeté parce que trop proche du multiculturalisme américain. Celui-ci, chaotique et source de divisions, représentait l'antithèse de l'universalisme français, qui créait une nation dont l'unité dépendait du fait que chaque personne était considérée comme un individu. Des représentants de l'islam « modéré » eurent la possibilité de s'exprimer ; le président de la Mosquée de Paris, par exemple, expliquait régulièrement que la plupart de ses adeptes ne soutenaient pas le terrorisme. Mais cela ne suffit pas à faire complètement accepter les musulmans; même l'islam modéré semblait entaché d'extrémisme. Tariq Ramadan, théologien suisse controversé, déclara non seulement que l'islam pouvait coexister avec un État laïque, mais qu'un féminisme islamique était possible. L'accusant de double langage, des féministes françaises lui reprochèrent de ne pas tenir le même discours devant des publics musulmans et français. Même si cette accusation était vraie (ce dont je n'ai aucune preuve), ce que je cherche à souligner ici, c'est que ces militantes féministes considèrent l'islam comme nécessairement antithétique au féminisme63. Le refus d'accorder de la crédibilité à l'islam sous quelque forme que ce soit ne fut jamais plus évident que dans les débats sur le foulard en 1989,1994 et 2003 (et que j'ai relatés en détail dans le précédent chapitre). Pour une immense majorité de Français, il était inconcevable qu'une musulmane modérée puisse porter le voile. « Le voile est une opération terroriste44 », décréta le philosophe 63. On peut suivre ces débats dans les pages de ProCboix, n° 25 à 28,2003-2004. 64. T. Deltombe,iVi/affïimaginaire,op. cit.,p.231.

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André Glucksmann dans les pages de L'Express en 1994. Pour lui, c'était un signe non pas d'engagement religieux personnel (comme ce pouvait être le cas pour un juif portant la kippa), mais de défi - un refus délibéré de s'intégrer, de devenir française. « Le port du voile, qu'on le veuille ou non, est une sorte d'agression65 », avait déclaré le président Jacques Chirac en 2003. Sans le savoir, il se faisait l'écho du général Bugeaud qui avait dirigé la conquête de l'Algérie dans les années 1840 (« Les Arabes nous échappent parce qu'ils dissimulent leurs femmes à nos regards »). Jean Daniel, qui se situait pourtant plus à gauche que Jacques Chirac, condamnait lui aussi les défenseurs du foulard islamique : « L'anticolonialisme nous a conduits au culte de la différence tolérée, écrivit-il. Le civisme républicain doit exiger la recherche de la ressemblance66. » En d'autres termes, tant qu'« ils » ne deviennent pas exactement comme « nous », l'intégration est impossible et, par définition, « ils » ne sont pas « nous » et ne pourront jamais le devenir. L'exemple le plus frappant de la persistance de la vieille « mission civilisatrice » coloniale vient peut-être d'un débat télévisé de janvier 2004 qui mettait en présence Saïda Kada, fondatrice de l'association Femmes françaises et musulmanes engagées, qui portait elle-même le foulard et le défendait en tant qu'expression religieuse et non politique, et Elisabeth Badinter, fervente avocate des « valeurs de la République ». Insistant sur le fait que le foulard islamique était un choix individuel qui ne remettait pas en cause la liberté des femmes, Saïda Kada appelait à mieux comprendre l'islam : « Je crois aujourd'hui qu'on mélange deux choses : on mélange émancipation et occidentalisation. Aujourd'hui, c'est ça le problème. » Et Elisabeth Badinter de rétorquer : « A juste titre. On les mélange à juste titre67. » Dans son commentaire, il y a un fascinant glissement de l'« occidentalisation » aux valeurs émancipatrices de la France républicaine et, de là, tacitement, à la modernité. 65. Ibid., p. 347. 66. P. Tevanian,/^ Voile médiatique, p. 114. 67. Ibid., p. 114-115.

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Pour Badinter, la « France » est l'incarnation la plus élevée de l'Occident et de la modernité.

La loi du 23 février 2005 Comme pour contredire l'argument des détracteurs de la politique d'intégration, selon lequel sévissait désormais une nouvelle forme de « racisme respectable », une loi fut votée au début de l'année 2005, sans émouvoir ni provoquer de tollé. Rédigée en ces termes, elle visait à flatter les électeurs pieds-noirs : La Nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l'œuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d'Algérie, au Maroc, en Tlinisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française. Elle reconnaît les souffrances éprouvées et les sacrifices endurés par les rapatriés, les anciens membres des formations supplétives et assimilés, les disparus et les victimes civiles et militaires des événements liés au processus d'indépendance de ces anciens départements et territoires et leur rend, ainsi qu'à leurs familles, solennellement hommage".

Un mémorial serait créé en hommage aux combattants tombés pour la France dans les guerres coloniales en Afrique du Nord. Les harkis, cette minorité d'Algériens qui avaient combattu aux côtés des Français, étaient distingués et devaient être désormais protégés de toute injure ou diffamation69. C'étaient là des « Arabes » ou des « musulmans » dont l'allégeance politique allait être enfin reconnue. (Mais cette loi ne suffit pas à vaincre les hostilités locales : en 2005, le maire de Montpellier qualifia les harkis de « sous-hommes ».) L'aspect le plus surprenant de la loi, et qui suscita une pétition de protestation signée par de nombreux historiens reconnus, était son article 4, qui s'adressait aux enseignants ainsi qu'aux chercheurs 68. Loi n° 2005-158, Journal officiel, n° 46,24 février 2005, p. 3128. 69. VoirTom C\\asb\t, Les Harkis, Paris, La Découverte, 2006.

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spécialisés en histoire du colonialisme : « Les programmes de recherche universitaire accordent à l'histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu'elle mérite. Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l'histoire et aux sacrifices des combattants de l'armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit. » Les signataires de la pétition rejetaient cette injonction à une « histoire officielle », car elle était « contraire à la neutralité scolaire et au respect de la liberté de pensée qui sont au cœur de la laïcité », arguant aussi qu'en insistant sur le « rôle positif » de la colonisation, la loi invitait officiellement à mentir « sur les crimes, sur les massacres allant parfois jusqu'au génocide, sur l'esclavage, sur le racisme hérité de ce passé ». Si certains journalistes suspectèrent, derrière cet article de loi, l'œuvre d'un lobby pied-noir qui aurait profité d'un relâchement de l'activité parlementaire pour promouvoir un projet de loi dont ils savaient qu'il aurait le soutien du gouvernement, les arguments développés par les historiens semblent plus justes. La loi, expliquent-ils, « légalise un communautarisme nationaliste suscitant en réaction le communautarisme de groupes ainsi interdits de tout passé ». Autrement dit, les historiens craignaient que la loi ne braque davantage encore les populations qui subissaient des discriminations liées à leur statut d'anciens sujets coloniaux. Cet article de loi monterait la France contre ses « immigrés » et leurs descendants, en accentuant les ressentiments et les divisions de part et d'autre, non seulement parce que les personnes issues de l'immigration postcoloniale voyaient leur expérience historique niée, mais aussi parce qu'il n'y avait pas moyen de convaincre « la France » de la nécessité d'assumer ses responsabilités70. 70. Jean- Pierre Thibaudat, « Des historiens s'élèvent contre un article de la loi sur les harkis », Libération, 26 mars 2005.

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La loi du 23 février 2005 fut l'un de ces moments étonnants où un acte officiel destiné à dissimuler quelque chose révèle en réalité ce qu'il voudrait masquer : en l'occurrence, le fait que le passé colonial, avec son héritage de discrimination et de dénigrement des populations issues de l'immigration, continuait à perturber la nation de manière apparemment interminable et insoluble. C'était comme si, en l'absence de solution réelle, il n'y avait rien d'autre à faire que de refouler le problème. À l'évidence, la difficulté n'est pas seulement que le refoulé fait invariablement retour, mais qu'il le fait à travers des symptômes qui créent eux-mêmes des perturbations. Au lieu de mettre fin à la controverse suscitée par l'interdiction du voile islamique en 2004, la loi du 23 février 2005 mit en évidence les motifs sous-jacents de l'interdiction : le désir d'éliminer, plutôt que de l'affronter, le défi croissant posé au républicanisme français par les conséquences de son histoire coloniale. Sans doute les émeutes des jeunes de banlieue en colère à l'automne 2005 prouvent-elles que cette stratégie de déni n'a rien résolu. Conclusion Malgré les récentes tentatives visant à l'effacer, l'héritage colonial est toujours vivace. Il perdure bien après la fin de l'empire français ; ses traces sont visibles aujourd'hui dans les débats sur le statut des populations issues de l'immigration arabo-musulmane. Même le terme « immigré », utilisé pour désigner les personnes issues de l'immigration nord-africaine (et parfois aussi des anciennes colonies françaises d'Afrique de l'Ouest, mais jamais celles qui sont d'origine « européenne »), quelle que soit l'ancienneté de leur présence en France, est un signe non seulement de ce qu'ils ne sont pas intégrés à la société française, mais aussi des obstacles à ce qu'ils le soient un jour. Le paradoxe de la mission civilisatrice visant les incivilisables persiste. Même si les caractéristiques attribuées aux Français originaires d'Afrique du Nord ont changé au fil des ans, leur provenance est toujours stigmatisée. Bien que beaucoup soient juridiquement citoyens français, peu nombreux sont ceux qui ont gravi les

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échelons supérieurs des sphères politique et professionnelle. Ainsi, la nomination très médiatisée d'un préfet musulman en 2004 avait suscité de vives protestations (et des menaces de mort). La discrimination est un problème important. Lors des émeutes de 2005, il fut rappelé que peu d'Arabes étaient recrutés dans la police, alors que leur présence aurait pu contribuer à réduire les tensions dans les quartiers relégués. Durant ces émeutes aussi, certains commentateurs expliquèrent par l'islam la révolte de ces jeunes défavorisés, alors que ces derniers n'avaient exprimé aucune motivation d'ordre religieux. Dans une sorte de logique perverse, et malgré toutes les preuves du contraire, ces désordres urbains (et donc l'échec de ces jeunes à s'intégrer) étaient d'emblée attribués à l'islam (par définition non susceptible d'intégration). L'identification ethnicoreligieuse, ce qui fait de ces « musulmans » d'Afrique du Nord des êtres éternellement inférieurs, c'est leur religion présumée; et quand ils adhèrent effectivement à l'islam, c'est une preuve supplémentaire, quelles que soient les caractéristiques formelles de leur citoyènneté, qu'ils ne seront jamais des Français à part entière. Il s'agit là d'une nouvelle forme de la tension permanente qui a marqué depuis toujours la « mission civilisatrice ». D'une part, la promesse d'inclusion est agitée devant ceux qui choisissent de devenir français ; de l'autre, les caractéristiques mêmes de ces personnes qui les définissent comme en attente de « civilisation » empêchent à jamais que cette promesse soit tenue. Car ce qui entretient la supériorité des Français, ce qui fait d'eux des civilisateurs (plutôt que des oppresseurs), c'est l'infériorité de ceux qu'ils cherchent à élever. Dans ce chapitre, j'ai cherché à montrer que, dans le discours républicain français, le voile est présenté dans des termes qui sont racistes, que ce soit à travers des connotations de sexualité excessive ou déniée, et qu'il soit porté en signe d'engagement religieux personnel ou pour marquer une opposition politique. Des premiers jours de la conquête coloniale jusqu'à la décolonisation et après, le voile a fait figure d'emblème politique puissant. Il évoque des fantasmes de domination et de soumission, de séduction et de

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terreur ; pour les uns, il est l'expression d'une capacité d'agir, pour d'autres un emblème de victimisation, et beaucoup l'interprètent comme une arme de guerre. On ne peut donc s'étonner que le voile fasse encore l'objet de débats devant les difficultés que rencontre la France pour se réconcilier avec son passé colonial et sa population ethniquement mélangée. Imposer des limites au port du voile, c'est imposer des limites non seulement à l'islam, mais aussi aux différences représentées par les populations arabes et musulmanes ; c'est une façon d'insister sur la supériorité intemporelle de la « civilisation » française dans un monde en transformation.

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Si le racisme était le sous-texte de la polémique du foulard, la laïcité fut sa justification explicite. La loi prohibant les signes d'appartenance religieuse « ostensible » dans les écoles publiques était définie avant tout comme défense de la laïcité, « pierre angulaire » du républicanisme français, le principe qui séparait clairement l'Eglise de l'Etat. Le foulard était considéré comme une intrusion du religieux dans l'espace laïque sacré de la salle de classe, creuset dans lequel sont formés les citoyens français. « Étymologiquement, la laïcité renvoie au laos, c'est-à-dire au peuple considéré comme un tout indivisible'. » Le rapport concédait que les droits privés de la conscience individuelle devaient être respectés et que la neutralité de l'État devait être maintenue quant à la diversité des croyances religieuses parmi la population, mais ces droits et ces croyances ne pouvaient l'emporter sur les considérations d'unité nationale. En cas de conflit entre droits individuels et souveraineté nationale, l'intérêt de l'État devait prévaloir. Malgré de fermes assertions de ce type, la polémique sur le foulard donna lieu à un débat passionné sur les significations de la i. Jean- Louis Debré.ia Laïcité à l'école : un principe républicain à réaffirmer, Assemblée nationale, rapport n° 1275,21., décembre 2003, V. 1, p. 12.

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laïcité française, les limites de la tolérance et les principes fondateurs de la République. Les partisans d'une loi d'interdiction du foulard soulignaient qu'ils ne faisaient qu'appliquer des démarcations existant de longue date entre le public et le privé, le politique et le religieux. En fait, les débats montrèrent que ces distinctions n'avaient rien d'évident. C'était même le manque de clarté - en même temps que le sentiment d'un besoin désespéré de clarté - qui permettait de définir la situation en termes de crise. Si le cas français doit être compris à partir de l'histoire spécifique de ce pays, les questions en jeu ont une portée plus vaste. Aujourd'hui, nous sommes nombreux à être confrontés à des défis quant à ce que nous considérions jusqu'ici comme des principes solidement établis d'organisation sociale et politique. Le sécularisme, ou la laïcité, est l'un de ces principes. En termes simples, ces mots renvoient à la séparation de l'Église et de l'État, mais au-delà de cet aspect, il y a des différences historiques dans leur sens et leur application. Aux États-Unis, pays créé par des minorités religieuses qui fuyaient les persécutions de souverains européens, la séparation de l'Église et de l'État a eu pour vocation de protéger les religions des interventions indues des gouvernements. Le premier amendement à la Constitution commence ainsi : « Le Congrès ne fera aucune loi ayant pour objet l'institution d'une religion ou l'interdiction de son libre exercice. » Il s'agissait d'empêcher toute mainmise d'une religion sur les affaires de l'État et bientôt, la portée de la loi fut étendue jusqu'à exclure toute religiosité, en tant que telle, du gouvernement. En France, la séparation devait garantir l'allégeance des individus à la République et briser ainsi la puissance politique de l'Église catholique; l'État y réclamait des citoyens une loyauté sans partage pour la nation, ce qui revenait à reléguer les exigences des communautés religieuses à la sphère privée. Cela s'exprimait sous la forme d'une protection garantie par l'État aux individus par rapport aux revendications de la religion. En France, l'État protège les individus de la religion ; aux ÉtatsUnis, ce sont, d'une part, les religions qui sont protégées de l'État

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et, d'autre part, l'État qui est protégé de la religion. Mais dans les deux cas, le terrain de la politique est censé être libre de tout influence religieuse ; le caractère privé de la religion est considéré comme fondamental pour la démocratie républicaine. La distinction entre privé et public (croyance religieuse et obligations individuelles envers l'État) se fonde sur des traditions historiquement associées au christianisme. Or des membres de groupes religieux se sont mis, souvent au nom de la démocratie, à exiger la reconnaissance de leurs croyances et de leurs intérêts particuliers, considérant le sécularisme comme un obstacle à la jouissance pleine et entière de leurs droits de citoyens. Il est arrivé qu'ils aillent plus loin - comme par exemple les fondamentalistes chrétiens aux États-Unis - en cherchant à nier tout à fait la base séculière de l'État et en insistant sur un « retour » aux croyances religieuses « originelles » des pères fondateurs. À cette fin, ils ont produit un courant d'érudition révisionniste visant à prouver que la constitution américaine s'enracinait dans la révélation chrétienne plutôt que dans l'universalisme des Lumières. Mais si le sécularisme est attaqué par la droite, il est également critiqué à gauche par ceux qui y voient à la fois un moyen pour les États de créer des formes acceptables de religion (dans ce sens, c'est une « pratique régulatrice ») et comme un masque de la domination politique sur les « autres », une forme d'ethnocentrisme ou de crypto-christianisme, produit particulier d'une histoire de l'État-nation européen. Ses prétentions à l'universalisme (un faux universalisme, selon ses critiques) justifient l'exclusion ou la marginalisation des groupes issus de cultures non européennes (et souvent des anciennes colonies) et dont les systèmes de croyances ne distinguent pas de la même manière le public du privé, autrement dit, ne se conforment pas à ceux du groupe dominant. C'est ainsi que le théoricien politique William Connolly écrit, dans un ouvrage au titre provocant, Wby IAm Not a Secularist (« Pourquoi je ne suis pas séculariste *) : « La gouvernance démocratique

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dégénère volontiers en l'organisation de l'unité par démoralisation de l'altérité1. » Cela (comme nous le verrons dans ce chapitre) donne sans aucun doute une idée assez précise de ce qui s'est passé au moment de la polémique sur le foulard. La loi insistait sur l'inacceptable différence (l'« altérité ») de celles dont l'identité personnelle/religieuse se réalisait dans le port du hijab, même si ces filles, bien loin de chercher à imposer leurs croyances à leurs camarades de classe, insistaient simplement sur le fait qu'elles ne pouvaient s'habiller autrement sans perdre leur sentiment d'identité. De mon point de vue américain, le cas français est un argument contre la laïcité, au sens où celle-ci peut avoir pour effet l'intolérance et la discrimination, comme cherche à le montrer Connolly. D'un point de vue français, la force politique croissante des chrétiens évangélistes aux États-Unis prouve exactement le contraire : l'urgente nécessité d'un État laïque fort Si le moralisme chrétien, présenté comme vérité révélée, est autorisé à dicter des critères de comportement pour tout un chacun, si parconséquent le droit à la vie dépasse le droit de choisir, comme on dit en France, alors la démocratie telle que nous l'avons connue est perdue. C'est un argument avec lequel je suis d'accord. Il semble donc que je sois prise dans un dilemme impossible : pour ou contre la laïcité ? Ce principe est-il trop facilement corrompu, comme le suggère le cas français ? Ou bien nous protège-t-il indispensablement de l'absolutisme religieux ? Peut-on séparer un idéal abstrait de son histoire concrète et des usages politiques auxquels il est assujetti? Ces questions elles-mêmes renvoient-elles à ce qu'un anthropologue a appelé « l'impasse du libéralisme », l'épuisement des croyances des Lumières dans le contexte d'un nouveau monde globalisé? Ou tombent-elles dans ce que le philosophe Slavoj Zizek considère comme un piège consistant à faire main basse sur la 2. William E. Connolly, Wby /Am Not a Secularist, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1999, p. 153.

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politique en pensant des principes universels abstraits uniquement en termes concrets3 ? Un aspect de ma difficulté à départager tout cela est lié au fait que la laïcité est à la fois le produit des histoires particulières des États-nations occidentaux, chrétiens et européens, et un principe qui prétend à l'universalité. L'invocation de ce principe est toujours prise dans un rapport spécifique à l'histoire, raison pour laquelle il est si difficile d'y souscrire de manière abstraite. Or c'est précisément son abstraction qui fournit la base permettant de le mobiliser dans des cas spécifiques, qu'il s'agisse de maintenir le créationnisme hors des programmes des écoles publiques aux États-Unis ou d'exclure le foulard islamique des écoles publiques françaises. Pour distinguer ces deux exemples, il nous faut considérer les conséquences concrètes : dans le premier cas, c'est ce qui est enseigné à tous les enfants qui est en jeu ; dans le second, c'est le droit d'un petit groupe d'enfants à recevoir le même enseignement que tous les autres, malgré une identification religieuse personnelle proclamée à travers leur habillement. Bien sûr, la laïcité est présente dans les deux cas : dans le premier, elle exclut les prétentions religieuses à la vérité des programmes des écoles publiques ; dans le second, elle exige qu'il n'y ait pas de signes de l'affiliation religieuse de l'élève dans une école publique. Mais autre chose importe tout autant dans le résultat démocratique du processus : dans le premier cas, une minorité est empêchée de dicter ses croyances religieuses à une majorité ; dans le second, une minorité se voit refuser, à cause de ses croyances religieuses, l'accès à quelque chose dont bénéficie la majorité. Ces conséquences démocratiques m'intéressent davantage que le principe séculariste en lui-même. Ceci étant, la laïcité, telle qu'elle est désormais souvent invoquée dans les pays d'Europe occidentale confrontés à la présence de populations musulmanes en leur sein, a des connotations qui 3. Slavoj Èizek, « For a Leftist Appropriation of the European Legacy », Journal of Political Idéologies, février 1998.

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structurent la manière dont nous pensons notre rapport à la religion en général et à l'islam en particulier. C'est pourquoi elles doivent être prises en considération. Bien souvent, la laïcité est mise en équivalence avec la modernité, et la religion avec la tradition. Que ce soit comme fait historique ou comme principe, la laïcité est considérée comme un signe de modernité, d'ouverture à la démocratie, de triomphe de la raison et de la science sur la superstition, le sentiment et la croyance aveugle. L'État se modernise, de ce point de vue, en réprimant ou en privatisant la religion, celle-ci étant considérée comme représentant le caractère irrationnel de la tradition, un obstacle au débat ouvert et à la discussion. La religion est associée au passé et l'État sécularisé au présent et à l'avenir. Dans certaines régions non occidentales, la religion a été privatisée par la force (et parfois carrément mise hors la loi) et la laïcité embrassée comme une voie nationale vers la modernité. Ce fut le cas en Turquie en 1923, en Iran en 1936 sous le règne du Shah et en Inde au moment de l'Indépendance, en 1947. Pour l'Union soviétique et ses États satellites, l'athéisme fut officiellement imposé et associé, comme le socialisme, au progrès de l'histoire. Mais si l'on adopte une perspective comparatiste internationale, on s'aperçoit qu'il y a des États modernes qui ne sont pas sécularisés et des religions qui ne sont pas traditionnelles. Il y a des États sécularisés qui ne sont pas démocratiques - qui interdisent toute contestation - et des religions dont les lois résultent de débats interprétatifs constants. Non seulement les religions ont une rationalité et une logique à elles, ce qui empêche de les caractériser à partir de la notion de « tradition », mais elles évoluent à travers le temps ; leurs théologiens, leurs juristes réinterprètent les textes fondateurs par rapport aux conditions sociales, économiques et politiques. D'autre part, de nombreux États se sont sécularisés tout en reconnaissant les croyances religieuses de leurs citoyens et en trouvant des moyens de leur ménager une place, que ce soit en instaurant des jours fériés aux dates des fêtes religieuses (le repos du dimanche dans les pays chrétiens en est

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un bon exemple), en consultant les dirigeants religieux quant à l'impact que pourrait avoir telle ou telle proposition de loi sur leurs adeptes, ou en admettant des blocs religieux dans la répartition des sièges d'une assemblée parlementaire. Ce traitement de la religion par les Etats sécularisés ne résulte pas seulement d'une adaptation pragmatique orientée vers la régulation (même si c'est un aspect des choses), mais aussi de l'interprétation et de la réinterprétation du principe séculariste dans des contextes particuliers et changeants. Plutôt que de faire de la religion l'antithèse de la laïcité (surtout dans ses formes démocratiques), il importe d'observer que les religions opèrent parfois aussi comme un système parallèle d'interprétation. C'est certainement vrai de certaines confessions protestantes, du judaïsme et de l'islam, qui ne sont pas centralisés institutionnellement et n'ont pas de direction ecclésiastique unique. Comme les Etats démocratiques, ces religions se réfèrent à des textes fondateurs (constitutions, révélations divines, corpus juridiques), comme eux, elles délèguent à des experts (juristes, juges, théologiens) la tâche de concilier le texte et ses interprétations, comme eux encore, elles sont ouvertes à une discussion élargie et profane sur le sens des lois qui règlent la conduite et l'expression de la croyance. Sans pousser trop loin cette analogie, il me semble qu'elle offre une alternative à la caractérisation de la religion comme un obstacle à la démocratie et au changement. Certes, dans les États sécularisés, les rapports entre le politique et le religieux sont asymétriques et le pouvoir coercitif des États démocratiques excède l'influence de la religion, mais l'importance de l'interprétation mérite d'être notée. Penser ainsi permet d'ouvrir à la négociation les relations qu'entretient l'État avec ses religions, sans réprimer la religion ni renoncer à la démocratie - celle-ci restant le lieu où jamais une solution politique n'est trouvée sur la base d'une vérité religieuse. De plus, c'est une approche qui renvoie plus adéquatement aux processus historiques par lesquels se sont modernisées les nations chrétiennes

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d'Europe occidentale. Le sécularisme peut alors être décrit historiquement comme un principe qui protège la sphère politique de l'influence déterminante d'une religion dominante tout en reconnaissant l'importance publique (sociale, culturelle) de la religion - autrement dit, sans en faire une affaire uniquement privée et individuelle. Si l'on suit cette définition - qui donne la priorité à l'histoire tout en reconnaissant la puissance d'un argument de principe l'exclusion de l'islam par la France au nom de la laïcité implique une distorsion de son histoire nationale même. Peut-être, d'ailleurs, faudrait-il plutôt dire qu'une certaine idée de la laïcité - conçue en termes d'opposition radicale comme une expulsion de la religion hors de la sphère publique - est devenue un instrument idéologique dans une campagne anti-musulmans. Cela a été une autre manière de situer les populations musulmanes hors des limites de « la France », en jugeant leur religion et leur culture non seulement inacceptablement différentes, mais dangereuses. La laïcité Les partisans français d'une loi d'interdiction du foulard se définissaient comme des apôtres du sécularisme. Pas n'importe lequel, mais une version française particulière, à la fois plus universelle que toutes les autres et unique, propre à l'histoire et au caractère français (« une singularité française »). Comme je l'ai dit en ouverture de ce chapitre, la laïcité ne renvoie pas simplement à la séparation de l'Église et de l'État, mais aussi au rôle de l'État dans la protection des individus par rapport aux exigences de la religion. En outre, elle repose sur l'idée (chrétienne) selon laquelle, dans les vies des individus, la sphère profane peut être séparée de celle du sacré. Les questions de conscience individuelle sont privées et doivent être libres de toute interférence publique ; l'État est chargé de protéger cette sphère privée. A la différence d'autres démocraties laïques, écrivait Bernard Stasi en introduction du rapport de la commission qui porte son nom, « la France a érigé la

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laïcité au rang de valeur fondatrice4 ». Le langage de Stasi et de ses collègues révèle le caractère absolu de leurs croyances et de leur fervent nationalisme : l'école est un espace « sacré », la laïcité « un méta-idéal humains », la loi est nécessaire pour empêcher un coup de force de « la rue » sur l'école. La bataille est présentée comme une véritable « crise », une guerre à mort entre des termes polarisés, abstraits, d'un côté : République et religion, modernité et tradition, raison et superstition ; concrets, de l'autre : la France et l'islam. L'image d'un conflit terminal entre la vérité et l'erreur évoque délibérément les efforts d'autrefois visant à arracher le contrôle des cœurs et des esprits à l'emprise spirituelle et institutionnelle de l'Eglise catholique, alors même que les musulmans ne forment qu'une petite minorité dont la puissance n'est en rien comparable à celle que détient encore le catholicisme organisé. En fait, les références répétées au caractère purement laïque de la nation rendent si mal compte de l'histoire de ses arrangements avec l'Église catholique que les opposants à l'interdiction ont accusé ses partisans d'hypocrisie. Le problème, disaient-ils, n'était pas la religion en général, mais l'islam, et non seulement l'islam, mais les personnes issues de l'immigration. En définitive, affirmaient-ils, la défense de la laïcité n'est qu'un nouveau masque du racisme. Historiquement, la laïcité à l'école remonte aux lois Jules Ferry (1881-1882 et 1886) qui, sous la III e République, ont rendu obligatoire l'enseignement primaire pour les garçons et les filles en excluant effectivement la religion comme matière enseignée et les curés et les religieuses comme enseignants et enseignantes. Il importe de noter que ces lois n'excluaient pas les enfants qui professaient la foi catholique, allaient à l'église le dimanche ou 4. Bernard Stasi, Laïcité et République : rapport de la Commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République remis au Président de la République le n décembre 2003, Paris, La Documentation française, 2004. 5. Jean-Dominique Bridienne, « Les droits, la tolérance et la laïcité », Education et pédagogies, n° 7, septembre 1990.

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portaient des croix ou autres médailles religieuses en classe. « Ils n'ont aucune obligation de taire leurs appartenances religieuses6 ». L'effort visant à soustraire l'école au contrôle de l'Église catholique (alors considérée comme ennemie de la République, puisqu'elle était alliée aux monarchistes qui nourrissaient toujours le rêve d'une nouvelle restauration des Bourbons) a conduit à définir l'institution scolaire comme le creuset de l'unité nationale, le lieu où les enfants des paysans (qui parlaient différents dialectes régionaux et suivaient couramment les instructions d'un curé) deviendraient des patriotes7. Pour le ministre de l'Éducation Jules Ferry, l'école devait être un facteur d'assimilation; son objectif pédagogique était d'instiller une identité politique républicaine à des enfants d'origines culturelles et sociales diverses. Elle devait permettre une transition du privé au public, du monde de la localité et de la famille à celui de la nation. Les enseignants étaient l'élément central de ce processus - missionnaires laïques chargés de convertir leurs élèves aux merveilles de la science et de la raison ainsi qu'à la sagesse des principes républicains. L'issue du processus éducatif devait être une langue, une culture et une formation idéologique partagées - autrement dit, une nation une et indivisible. L'école était l'instrument qui devait servir à construire la nation, pas l'incarnation de la nation elle-même. Et elle avait une autorité immense, étant le site privilégié de la contention et de la transformation des différences en francité. Malgré le laïcisme militant qui la caractérisait en théorie, l'école française se montrait plus souple dans la pratique, d'abord parce qu'elle se fiait à la capacité de la raison à prévaloir dans le processus éducatif, ensuite parce que l'État reconnaissait l'importance 6. Jean Baubérot, « La République et la laïcité : entretien avec Jean Baubérot », Regards sur l'actualité, n° 298, février 2004, p. 16. 7. On en trouve la description classique chez Eugen Weber, La Pin des terroirs : la modernisation de la France rurale, 1870-1914, trad. fr. A. Berman et B. Génès, Paris, Fayard, 1986. L'interprétation révisionniste est chez James Lehn ing, Peasant andFrencb: Cultural Contact in Rural France during tbe Nineteentb Century, Cambridge, Cambridge Uni versity Press, 1995.

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historique du catholicisme. L'école publique admettait le désir des parents (et la pression des églises en faveur) d'une éducation religieuse pour leurs enfants, et ce désir était traité comme un droit. Même après la loi de 1905 sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat, jamais on n'a attendu des élèves qu'ils aillent à l'école le dimanche ; et un autre jour de congé fut instauré pour qu'ils puissent acquérir une instruction religieuse à l'église. Ainsi, l'importance de la religion dans leur formation était reconnue, tout en étant définie comme une activité extra-scolaire. (Il est aussi de la responsabilité publique de l'Etat laïque d'entretenir les bâtiments religieux ; c'est vrai non seulement des églises chrétiennes mais aussi de la Grande Mosquée de Paris, construite en 1926 pour commémorer les soldats musulmans tombés pendant la Première Guerre mondiale.) La définition de la France comme une « république indivisible, laïque, démocratique et sociale », dans les constitutions de la IVe et de la Ve Républiques (1946,1958), n'a pas empêché l'État de soutenir les écoles religieuses. Depuis 1958, le gouvernement contribue à hauteur de 10 % aux budgets des écoles religieuses privées; plus de deux millions d'enfants fréquentent des écoles catholiques sous contrat avec l'État (En 2006, une école musulmane fut fondée au terme de huit ans de négociations ardues. En 2016, il existait trois écoles sous contrat et de nombreuses autres étaient à l'étude8.) En 1984, quand le gouvernement du président Mitterrand proposa d'intégrer ces établissements dans un système unifié et laïque, des manifestations massives en faveur de l'« école libre » firent abandonner ce projet. Le calendrier scolaire n'observe, aujourd'hui encore, que les fêtes chrétiennes (Noël, Pâques, etc.) et les jours fériés d'État ; la proposition de la commission Stasi d'y ajouter une fête juive et une fête musulmane a été rejetée par le président Chirac. Un ancien ministre de l'Éducation a approuvé cette décision sous prétexte que l'ajout de ces fêtes aurait encouragé le « communautarisme » religieux dans des écoles par ailleurs 8. http://www.fiiem.fr

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laïques. Pour lui, les jours fériés chrétiens ne contreviennent pas à la laïcité - preuve, pour les critiques de la laïcité, qu'elle n'a rien d'universel, mais est au contraire étroitement liée à la culture religieuse dominante du pays. Dans certaines régions, les circonstances historiques conduisent à des compromis encore plus importants avec la religion, compromis que la commission Stasi refusa de remettre en question en 2003, au nom de P« histoire ». Les trois départements d'Alsace-Moselle, perdus à la fin de la guerre franco-prussienne en 1871 et regagnés après la Première Guerre mondiale, n'ont jamais été assujettis aux termes du pacte de 1905, pas plus que les colonies, où toutes sortes d'arrangements furent trouvés avec les autorités religieuses locales. En Alsace-Moselle, l'instruction religieuse (pour les catholiques, les luthériens, les calvinistes et les juifs) est toujours une part obligatoire du programme des écoles publiques. Avec l'autorisation de leurs parents, les enfants qui ne souhaitent pas suivre ces cours peuvent leur substituer des cours de morale. Dans ces départements, au lieu d'exiger l'application de la laïcité dans les écoles (appliquant ainsi une politique vraiment universelle), la commission Stasi s'est contentée de recommander, au nom de l'équité, qu'une instruction religieuse soit proposée aussi aux enfants musulmans. Tout en reconnaissant le manque de cohérence de ses recommandations (et en les justifiant comme nécessitées par le souhait de la population locale d'Alsace-Moselle, l'influence prépondérante du christianisme dans l'histoire française et la variabilité historique de la notion elle-même) et alors même qu'elle insistait sur le fait que le sécularisme n'avait rien de dogmatique, la commission Stasi présentait la laïcité comme un principe qui ne tolérait aucune négociation avec la religion9. Du moins pas avec des « groupes extrémistes [...] à l'oeuvre dans notre pays pour tester la résistance de la République et pour pousser certains jeunes à rejeter la France 9. Stasi, Laïcité et République, op. cit., p. 138; et Debré, La Laïcité à l'école, op. cit.,1.1, p. 45, citant Jacques Chirac à Valenciennes, 21 octobre 2003 : « La laïcité n'est pas négociable. »

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et ses valeurs10 ». Minorant le long combat contre les catholiques militants au cours des siècles passés et les énormes polémiques sur l'assimilabilité des juifs, le rapport de la commission Stasi considérait l'islam comme une religion différente des deux autres. L'islam n'était pas seulement historiquement exclu du « pacte laïque » originel de 1905, il était aussi moins disposé à adapter ses dogmes aux exigences d'une société pluraliste. Concédant qu'il y avait des musulmans plus « rationnels » qui comprenaient la différence entre pouvoir politique et pouvoir spirituel, le rapport estimait toutefois que la plupart des adeptes de l'islam rejetteraient cette distinction". Ainsi, les « groupes extrémistes » devenaient représentatifs de l'islam tout entier et puisque leur islam, par définition, ne reconnaissait pas les valeurs de la liberté et de la laïcité, il n'y avait aucune nécessité à le tolérer". Le fantasme d'une croisade islamique appariée à une « vérité » inaltérable devint la justification - et le miroir - d'une laïcité absolutiste, intransigeante. Le rapport de la commission dressait la France contre ses musulmans, comme une catégorie homogène en guerre contre une autre, excluant la possibilité que des filles portant des foulards pussent être des agents rationnels, qui s'habillaient en fonction de croyances personnelles profondes. Ce qui est curieux, dans le rapport Stasi - comme dans l'argumentation de toutes celles et ceux qui approuvèrent l'interdiction du foulard à l'école - , c'est qu'il fait de l'intégration une condition préalable à l'enseignement et non un effet de cet enseignement. Les partisans de la loi insistent sur le fait que c'est en tant qu'individus que les élèves doivent aller à l'école ; leurs identités communautaires doivent rester à la maison. De fait, la vision qu'avait Jules Ferry de l'école comme creuset de la citoyenneté, 10. Stasi,LaïcitéetRépublique,op. cit., p.13. 11. Ibid, p. 36. 12. Pour des exemples plus anciens de ce raisonnement, voir François Goguel, 1990, in Laïcitéfrançaise : Le port du mile à l'école publique, 21., Paris, Fonds d'Action sociale pour les travailleurs immigrés et leurs familles, Service documentation, L1. Voir aussi Jean-Dominique Bridienne, « Les droits, la tolérance et la laïcité », Éducation et pédagogies, n° 7, septembre 1990.

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comme espace de transition du privé au public, de la famille et de la communauté à la nation, cette vision a été remplacée : l'école est désormais conçue comme une version miniature de la nation, comme une somme d'individus abstraits dépouillés de toute autre identité que leur citoyenneté française. Comme dans les corps représentatifs de la nation, l'universalisme à l'école signifie la conformité aux mêmes règles et la fidélité à un seul « culte » - celui de la République. Quiconque ne s'y conforme pas par avance, quiconque n'est pas déjà « français », tombe hors de la portée de l'universel car, comme pour le corps de la nation, il faut partager les mêmes caractéristiques identitaires pour entrer dans la communauté scolaire. Écrivant dans Libération, Jean-Jacques Delfour résumait ainsi l'impeccable logique de l'ancien ministre de l'Éducation François Bayrou : « L'école est faite pour intégrer, donc elle doit exclure13. » Ceux qui estiment que les musulmans doivent être considérés comme des membres de la nation ont une autre idée de la laïcité et de son histoire. Pour eux, l'école doit refléter la diversité effective de la société ; sa tâche est de négocier les différences et de créer du commun à travers l'expérience partagée de l'enseignement C'est la laïcité mythique des partisans de la loi, estiment-ils, qui a produit une crise, pas les quelques filles qui portaient le foulard. Ces opposants à l'interdiction insistent sur le fait que l'intégration est un processus progressif doté d'une « logique temporelle » propre. « Demander à de jeunes "musulmanes" d'enlever leur foulard avant d'entrer en classe est un peu l'équivalent de leur faire passer les épreuves du baccalauréat à l'entrée en sixième14. » Dans une salle de classe idéale, une certaine neutralité alliée au respect de la diversité permettrait aux enfants de devenir des sujets autonomes. Si 13. Libération, 20 octobre 1994. Sur ces contradictions et d'autres, voir aussi Etienne Balibar, « Dissonances dans la laïcité », in Charlotte Nordmann (dir.), Le Foulard islamique en questions, Paris, Éditions Amsterdam, 2004, p. 15-27. 14. Bertrand Ogjlvie, « La laïcité comme temporalité », in Nordmann ( d i r L e Foulard islamique,op. cit.,p. 100.

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l'autonomie signifie le rejet des pressions religieuses et familiales, tant mieux, mais l'autonomie peut aussi impliquer tout simplement de comprendre les choix que d'autres vous pressent de faire. Dans leurs déclarations, opposants et partisans de la loi témoignaient souvent des mêmes engagements : pour l'enseignement comme processus de modernisation et pour la laïcité comme moyen de contenir le pouvoir des prétentions religieuses à la vérité. Il y avait toutefois d'importantes différences. Ainsi, ceux qui critiquaient la loi estimaient que l'assimilation était un mauvais modèle pour l'unité nationale : il pouvait y avoir tolérance et coexistence des différences sans homogénéisation. En effet, une laïcité comprise comme une plateforme de négociation de la différence plutôt que de son effacement pouvait tout aussi bien conduire à une unité nationale fondée sur des valeurs partagées. La question était de savoir comment susciter un « processus dynamique permettant une intégration qui ne soit pas une politique de pure et simple assimilation'5 ». Quel meilleur lieu que l'école publique pour mettre en scène une « rencontre entre différentes cultures et valeurs » permettant d'élaborer « un nouvel universalisme'6 » ? Selon cette vision, l'école était un lieu de préparation à la participation politique adulte, où l'on pesait les qualités des idées, d'où qu'elles viennent, leur valeur n'étant pas déterminée par leur conformité à la « vérité ». En outre, même si indubitablement l'Etat continuerait à poser les limites et les critères de l'expression religieuse (comme il le faisait pour l'enseignement), le christianisme ne serait pas le seul modèle servant à déterminer l'acceptabilité des autres religions. Selon cette forme de laïcité, des sanctions seraient prises contre les enfants qui refuseraient de suivre des cours d'histoire contredisant leurs opinions religieuses, mais pas contre les élèves qui portaient le voile (ou présentant d'autres indices d'appartenance religieuse). 15. Jean Baubérot, « The Two Thresholds of Laicization », in Bhargava (dir.), Secuiarism and ils Critics, op. cit., p.135 (N.d.T. : Aimablement traduit par l'auteur, en l'absence de version de ce texte publiée en français). 16. Ibid., p. 124. Même remarque que pour la note précédente.

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L'aspect fondamental était que la privatisation de la foi n'était pas requise comme preuve d'éligibilité à la fréquentation de l'école, pas plus d'ailleurs que d'éligibilité à l'appartenance à la communauté nationale. Le débat sur le sens de la laïcité, entre partisans et opposants à l'interdiction du foulard, était pour le moins inégal. Si les détracteurs de la loi s'exprimèrent dans de nombreux journaux, revues et ouvrages, l'impact public de ces expressions d'opposition fut étouffé par la véhémence des tenants de la loi, qui représentaient une majorité considérable et argumentaient de manière schématique et tranchée. Il y avait peu de place pour le type de nuance philosophique ou historique - que défendaient les adversaires de la loi. À mesure que le débat s'intensifiait et que foulard devenait synonyme de voile, on était soit pro-, soit anti-voile. Celles et ceux qui insistaient sur la nécessité de continuer à accueillir les jeunes filles musulmanes à l'école publique s'exposaient à être bientôt étiquetés « pro-voile » (voire considérés comme de dangereux islamistes) alors même qu'ils insistaient sur leur engagement en faveur de la laïcité et se distanciaient des apologistes de la religion. Ainsi, l'appel d'un groupe d'intellectuels et de militants, initialement intitulé « Oui à l'école laïque, non aux lois d'exception », parut dans le quotidien Libération le 20 mai 2003, sous un titre non approuvé par les auteurs : « Oui au foulard à l'école laïque17 ». (Cette modification reflétait la position en faveur de l'exclusion qui était celle de la rédaction de ce quotidien de gauche). Dénoncés par la direction de la rédaction comme étant des suppôts de l'intégrisme, plusieurs intellectuelles et intellectuels démissionnèrent du journal féministe ProCboix. Ils furent également dépeints comme des « partisans du voile18 ». Le rapport de la commission Stasi, comme celui qui avait été réalisé par le groupe d'étude de l'Assemblée nationale, était en grande partie composé d'avis d'experts sur le sens du 17. Le texte intégral, suivi d'un commentaire, est reproduit dans ProCboix, n° 25 (été 2003), p. 14-15. 18. Elisabeth Roudinesco, Libération, 27 mai 2003.

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voile et sur les responsabilités de l'islam et du fondamentalisme islamique dans toutes sortes de problèmes dont souffrait l'école. Malgré de nombreux témoignages nuancés - sur les significations diverses du foulard, sur les discriminations sociales et économiques visant les groupes issus de l'immigration et sur les crises financières et d'autorité dont souffraient les écoles elles-mêmes - la conclusion des ces instances officielles fut que le seul moyen de contenir la crise déchaînée par l'islam et d'appliquer les objectifs laïques de la République était d'exclure le voile. Les tromperies de l'islam ne devaient pas être autorisées à affaiblir la dure vérité de la laïcité française. Ainsi, un absolutisme vint en contrer un autre et la porte se referma sur le dialogue politique pourtant indispensable si l'on voulait résoudre les problèmes sociaux pressants de la population française arabo-musulmane. J'irai jusqu'à dire que dans ce cas, la conception dominante de la laïcité fut aussi inflexible que l'islam qu'elle prétendait combattre. L'école La loi d'interdiction du foulard dans les écoles publiques primaires et secondaires fut un geste symbolique dans la guerre menée par la République contre ses ennemis. Certes, tous les foulards n'avaient pas été bannis de tous les lieux publics. Les écoles privées subventionnées par l'État n'étaient pas soumises à l'interdiction (cela viendrait plus tard). Dans la rue, les femmes étaient autorisées à s'habiller comme elles le voulaient, de même que les étudiantes, à l'université, étaient considérées comme libres de leurs actions. Et comme l'ont souligné de nombreux critiques, des femmes portant le foulard étaient toujours autorisées à faire le ménage dans les écoles et dans les bureaux gouvernementaux, sans être considérées comme un danger pour les fondements de l'État laïque. La loi était formulée en sorte d'avoir une application universelle (interdisant tous les signes religieux ostensibles) bien que personne jusqu'alors ne se fût inquiété des garçons juifs qui portaient la kippa, ou sikhs, coiffés d'un turban. La loi s'appliquait à eux comme de manière secondaire

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et sans provoquer aucun débat. Pourquoi la façon dont on s'habillait pour aller à l'école était-elle si importante ? Et pourquoi formuler une loi à destination principale des filles musulmanes mineures ? Comme je l'ai déjà indiqué, la réponse à cette question est que depuis la III e République, l'école est considérée comme un élément-clé dans la diffusion et la stabilisation du républicanisme et dans le façonnement de la France comme une nation une et indivisible. Sous les lois Ferry, les enfants étaient la population cible auprès de laquelle il s'agissait de cultiver et de reproduire les valeurs républicaines, et les filles étaient particulièrement importantes si l'on voulait briser le pouvoir des prêtres sur les femmes adultes (un pouvoir jugé si fort qu'il légitima le refiis du droit de vote aux femmes jusqu'en 1945). En 2003, la vieille inquiétude sur le lien des femmes à la religion (et la responsabilité particulière de l'Etat envers le sexe faible) fut reportée sur l'islam, non sans une torsion supplémentaire : les filles musulmanes incarnaient tous les enfants vulnérables et la pression supposée provenir des pères, des frères et des imams, pour les forcer à porter le foulard renvoyait à l'exorbitant pouvoir des curés d'antan. En même temps, les filles voilées incarnaient le péril même dont il fallait protéger les enfants : elles apportaient, pour ainsi dire, le virus de la religion à l'école. Pour compliquer les choses un peu plus, elles étaient perçues comme produisant sur la sexualité un énoncé qui était, lui aussi, considéré comme déplacé (voir chapitre 5). La commission Stasi estimait que ses recommandations devaient réaffirmer les lois Ferry, mais elle ne reconnaissait pas les importants changements qui avaient eu lieu à l'école depuis l'âge d'or des III e et IV e Républiques. L'école n'avait plus le même prestige ni les mêmes fonctions. De plus, la société avait changé, elle aussi ; la division raciale y était plus profonde que jamais, exacerbée par la réticence manifeste des dirigeants politiques à y faire quoi que ce soit. L'école était le microcosme d'une société assiégée, pas parce que les élèves religieuses et leurs parents remettaient en question la laïcité, mais à cause de nombre de facteurs économiques et sociaux.

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notamment de ce que le sociologue de l'éducation François Dubet appelle un processus de « massification*9 ». A partir des années 1970, un grand nombre d'élèves des petites classes accédèrent aux écoles secondaires (quatre ans de collège et trois ans de lycée), ce qui modifia la mission de l'école, le rôle des enseignants et les relations entre l'école et la société. D'après Dubet - sur l'approche de qui je m'appuie dans ce qui suit - c'est la classe (à laquelle s'ajoute dans certains cas la race) et pas du tout la religion, qui est au cœur de l'affaire. De ce point de vue, la loi sur le foulard ne fit que déplacer l'attention, une manière d'éviter d'affronter les dilemmes sociaux et économiques qui agitaient l'école française. Dans les années 1880, les lois Ferry avaient rendu l'enseignement primaire laïque et obligatoire, mais en réalité, seule une petite partie de la population allait jusqu'au bout du parcours scolaire. Seule une moitié environ des élèves éligibles obtenait le certificat d'études primaires ; un plus petit nombre encore accomplissait un cycle secondaire complet. D'après Dubet, cela veut dire que dans les dernières années du xix e siècle et jusqu'assez tard dans le xx e siècle, l'assimilation de nombreux migrants, comme de la plupart des ouvriers, se faisait sur le lieu de travail et non à l'école. Ceux qui allaient à l'école étaient traités comme des élèves, c'est à dire comme des individus potentiellement raisonnables dont la formation ne prenait en considération ni leur origine sociale ni leur bienêtre émotionnel. L'enseignant ou l'enseignante n'était là que pour promouvoir l'apprentissage, non pour fournir d'autres services sociaux, et toute culture « jeune » devait rester à la porte de l'école. C'est pourquoi l'école était en principe un lieu où les enfants des religions minoritaires, comme les juifs et les protestants, étaient bien accueillis. Dans cet environnement d'apprentissage formel, moqueries, insultes raciales et autres formes d'intolérance n'étaient pas admises, même si elles existaient indubitablement en dehors 19. François Dubet, « La laïcité dans les mutations de l'école », in Michel Wieviorka (dir), Une sociétéfragmentée ? Le multiculturalisme en débat, Paris, La Découverte, 1997, p. 85-172.

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de la classe. Les enfants portaient des tenues réglementaires ou des uniformes et les filles étaient séparées des garçons. Le refus de la mixité, explique Dubet, issu d'un désir d'exclure les activités et les émotions sociales, « laissait aux familles la plus grande part de l'éducation morale10 ». Les écoles mixtes aujourd'hui brandies comme le signe de la laïcité - et l'un des signes de l'engagement éternel de la république en faveur de l'égalité des genres - ne sont apparues que dans les années i960, pour des raisons de pénurie budgétaire dans le domaine des constructions publiques. Les choses commencèrent à changer dans les années i960, mais ce n'est que dans les années 1970 que « tout le monde » fut censé aller au collège et même au lycée. Dubet estime qu'aujourd'hui, environ la moitié d'une classe d'âge poursuit des études jusqu'à vingt ans et que nombreux sont ceux qui le font tout en gagnant déjà de l'argent. Le surpeuplement des classes est un indice de cette évolution. La proportion des classes surchargées dans les lycées, par exemple, est passée de 9,4 % en 1983 à 32,9 % en 1990 21 . Or, à mesure que les populations scolaires augmentaient, la part de l'Education nationale dans le budget de l'État se réduisait. Dans ce contexte, les divisions sociales entre les écoles se sont accentuées. Pour les parents des classes moyennes et supérieures qui connaissaient bien les ficelles du système, la principale préoccupation devint de faire entrer son enfant dans une bonne école. Les parents de la classe ouvrière ayant moins de capital social et d'influence, leurs enfants finissaient souvent par aller dans de moins bonnes écoles. Quant aux enfants des familles qui vivaient dans les banlieues populaires, leur choix se limitait à ce qui existait dans leurs quartiers. Il va sans dire que dans ces écoles en particulier, les problèmes sociaux ne pouvaient rester à la porte de la classe. Paradoxalement, à mesure que le rôle de l'école dans la mobilité sociale s'accroissait, les promesses de celles de ces écoles qui se trouvaient en ZEP (zones 20. Ibid., p. 91. 21. Timothy B. Smith, Francein Crisis: Welfare, Inequality andGlobalizationsince 1980, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 199.

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d'éducation prioritaire : on appelait ainsi les secteurs à problèmes, qui nécessitaient plus d'attention et plus de moyens) n'étaient pas tenues, ce qui ne faisait qu'accroître le ressentiment des élèves, pour qui aller à l'école était une condition préalable à l'emploi. Pendant les émeutes de l'automne 2005, de nombreux élèves des banlieues se plaignirent de ce que leur scolarisation avait non seulement été inutile, mais jouait en leur défaveur en les identifiant comme provenant de lieux dégradés et, par conséquent, mal préparés à quelque travail que ce fût. L'école n'était pas un moyen d'intégration, mais un instrument de reproduction, voire de renforcement des hiérarchies sociales. D'après Dubet, la massification scolaire s'est accompagnée d'une nouvelle culture qui a fait entrer le monde de l'adolescence dans la classe. « La laïcité républicaine reposait sur une distance entre l'école et la société, or l'école s'est doucement laissée envahir par une culture de masse juvénile à laquelle elle n'a guère résisté". » Après 1968, pour le bonheur de bien des laïcistes de gauche, les exigences vestimentaires formelles furent abandonnées et on mit l'accent sur le développement de l'enfant tout entier. L'école devint un endroit où l'individualité était encouragée (alors même qu'étaient enseignées les valeurs républicaines) et les élèves furent autorisés à s'exprimer, à définir leur identité par leur habillement et leur coiffure. « [0]n sait que pour les adolescents, le "look" n'est pas seulement une peau, mais une véritable image de soi, une face au sens fort du mot 13 ». Dans ce contexte d'acceptation des jeans et des coiffures rasta, nombre d'élèves (qui ne le portaient pas eux-mêmes) considéraient le foulard comme une forme d'expression parmi d'autres. Il en allait de même pour certains membres du clergé. « Ne confondez pas le problème de l'islam avec celui de l'adolescence14 », mettait en garde le cardinal Lustiger. C'est pourtant exactement 22. Dubet, « La laïcité dans les mutations de l'école », ait. cité, p. 97. 23. Ibid. 24. Cardinal Jean-Marie Lustiger, entretien à l'Agence France Presse, 19 octobre 1989. Voir aussi Debré, La Laïcité à l'école, op. cit., 1 1 , p. 52-53. et L11, p. 245.

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ce que fît la loi, ignorant ou niant le fait que la laïcité du xix c et du début du xx c siècle avait disparu depuis longtemps et faisant de l'interdiction du foulard une exception à l'indulgence tolérante par ailleurs accordée à l'expression de l'identité des élèves. Plusieurs anciens hommes d'État - des personnalités de premier plan en sciences sociales, elles-mêmes produit de l'école de la première moitié du xx c siècle - m'ont manifesté leur conviction que l'interdiction du foulard protégerait ou restaurerait, d'une façon ou d'une autre, la laïcité qu'ils avaient connue et aimée. Comme s'il ne s'était rien passé entre les années 1930 et le monde d'aujourd'hui ! Pour quelle raison étrange ces partisans de la loi, par ailleurs analystes intelligents des institutions françaises, reprochent-ils aux musulmans la disparition de l'école dont ils chérissent le souvenir, une disparition qui n'a rien à voir avec l'islam ? Leur insistance irrationnelle sur l'urgente nécessité d'une loi montre la surdétermination du foulard en tant que symbole de perturbation sociale et politique. Une action disciplinaire prise contre un autre article vestimentaire est venue compliquer, de manière à la fois amusante et révélatrice, le débat sur le foulard. Ce fut l'« affaire du string ». En octobre 2003, plusieurs professeurs et directeurs d'écoles renvoyèrent des filles chez elles au motif qu'elles étaient vêtues de manière inappropriée, car elles portaient un « string » visible au-dessus de la taille de leur pantalon ou sous des jupes très courtes. D'après les enseignants, ce type de vêtement dépassait les limites de ce qui était acceptable en matière d'expression de soi, en détournant l'attention de la classe des considérations intellectuelles au profit de préoccupations érotiques. Certains commentateurs relièrent immédiatement string et voile comme deux faces de la même pièce. Dans un cas, le corps était trop exposé, dans l'autre il était trop caché. Certaines filles portaient le string pour se rendre attirantes aux yeux des garçons ; d'autres portaient le voile pour rejeter cette possibilité. Pour certaines féministes, le même assujettissement était à l'œuvre dans les deux cas ; pour d'autres,

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il y avait une giande différence entre la reconnaissance ouverte du désir et sa répression. Quand un fonctionnaire du gouvernement suggéra un retour à l'uniforme comme un moyen de se débarrasser de toutes ces divergences, il se heurta à l'adversité, d'une part, de ceux qui condamnaient l'uniforme comme un archaïsme, et de l'autre, de ceux qui défendaient le droit des jeunes filles de suivre la mode. Des deux côtés, l'intervention gouvernementale était jugée inacceptable. Inutile de dire que si le string était considéré comme un article de mode, sans plus (il y avait bien sûr des discussions critiques sur la pression exercée sur les filles pour leur faire suivre la mode), le voile était perçu comme bien plus dangereux et appelant une loi destinée à protéger la République de ses influences. Parmi les personnes qui déploraient l'auto-exploitation à laquelle les filles étaient prêtes à se soumettre pour attirer l'attention des garçons, rares étaient celles qui estimaient nécessaire de prendre des mesures juridiques pour y mettre fin ; on reconnaissait que le monde de l'adolescence présentait des problèmes spécifiques, charge à l'école de travailler avec et non de s'y opposer. Mais les mêmes personnes considéraient comme indispensable la mesure juridique consistant à interdire le foulard; cet article vestimentaire-/^ n'avait rien à voir avec l'expression de soi des adolescentes, ou alors la forme d'identité qu'il s'agissait d'exprimer n'était pas acceptable15. Cette nouvelle insistance sur l'expression de soi des élèves et sur la nécessité pour l'école de veiller au développement de l'individu dans son intégralité conduisit inévitablement à une transformation du rôle des professeurs : ils devaient être des conseillers et non plus seulement des enseignants. En théorie, ils devaient se montrer plus attentifs aux demandes émotionnelles de l'adolescence, plus proches des vies et des problèmes développementaux de leurs élèves que ne l'avaient été leurs homologues 25. Élisabeth Philippe, « Nifoulardnificelle»,Le Monde, 31 octobre 2003 ; et Arnaud Viviant, « Lycées, foulard et ficelle », Le Monde, 17 octobre 2003.

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au xix e siècle. Dans les écoles primaires, les collèges et les lycées où les élèves et les enseignants provenaient des mêmes milieux sociaux, cela pouvait fonctionner, mais dans les secteurs plus pauvres - les ZEP - la distance était plus grande entre élèves et professeurs. (Les Z E P constituent environ 1 0 % des écoles publiques.) Là, les élèves étaient face à des professeurs qui ne comprenaient ni ne s'identifiaient à leur situation et qui, en retour, se trouvaient confrontés à des problèmes de discipline que leurs prédécesseurs ou leurs collègues travaillant dans des secteurs plus favorisés rencontraient rarement. Défiés dans leur autorité par des élèves mécontents et en colère, mais aussi par leurs parents, ils ressentaient une perte de contrôle et leur identité professionnelle elle-même était déstabilisée. Ils n'avaient plus ni l'autorité, ni le statut social qui avaient été, autrefois, ceux des professeurs en France. À cela s'ajoutaient les coupes budgétaires dans l'éducation, les salaires dévalués et les réductions de dépenses en services sociaux et municipaux dans les banlieues. Tout cela multipliait les difficultés des enseignants. Ce n'était pas seulement la discipline qui était en cause, même si c'était sans aucun doute un problème. Le philosophe Etienne Balibar montre que ce qui a changé, c'est le statut du savoir luimême, la croyance, naguère solide, dans la capacité du savoir à former les esprits et, par conséquent, les vies. Ce n'était pas seulement que l'idée utilitaire de l'éducation, comme la voie conduisant le plus sûrement à un bon emploi, était contredite par le fort taux de chômage parmi les jeunes issus de l'immigration. C'était aussi, de manière moins tangible mais tout aussi certaine, que la notion de savoir comme une chose bonne en elle-même n'avait plus le même poids dans la culture tout entière. Le désir du savoir et, par conséquent, l'enthousiasme à la fois des enseignants et des élèves, étaient autrefois motivés par le pouvoir que le savoir conférait. Avec la diminution de ce pouvoir, la considération sur laquelle les enseignants pouvaient compter simplement parce qu'ils en savaient tant déclina. Ils furent de plus en plus considérés comme

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des fonctionnaires parmi d'autres et leur autorité prit un sens plus disciplinaire que spirituel. D'après Balibar, la plupart des enseignants, même ceux qui ne travaillaient pas dans des ZEP, s'identifiaient à la perte de statut et d'autorité qui était si évidente chez ceux de leurs collègues qui travaillaient dans ces secteurs. C'est pourquoi, alors que la plupart de leurs membres n'étaient pas confrontés aux mêmes difficultés que ceux qui enseignaient dans les ZEP, les principaux syndicats de l'enseignement secondaire en France soutinrent l'interdiction du foulard. Ils le firent, selon Balibar, parce qu'ils ne voyaient « d'autre remède à leur impuissance que la réaffirmation symbolique de la puissance de l'État dont ils sont les fonctionnaires, et dont ils escomptent qu'elle rétablira à leur profit un équilibre en perdition. La laïcité, quelle qu'en soit la définition, n'est pas le but mais l'instrument de ce réflexe corporatif26. » Exclure le voile semblait un geste fort d'affirmation de l'importance à la fois de l'école et de l'État, ainsi que du rapport étroit qui existe entre l'une et l'autre. On voit à nouveau, ici, à quel point le symbolisme du voile était surdéterminé. Le destin des professeurs était mis en équation avec celui de la nation et l'exclusion du foulard était censée les renforcer ensemble. Au lieu d'explorer le rôle que l'école pouvait jouer dans les nouvelles conditions du xxi e siècle, au lieu de demander sur quelles bases (neuves ou différentes) l'autorité des professeurs pouvait être rétablie, la décision d'interdire le voile plaçait la faute hors du système lui-même. La crise de l'école - et de fait, il y avait bien une crise - était attribuée à des influences étrangères, à des populations dont les valeurs contredisaient celles de la République. La solution était d'éliminer les influences étrangères et tout reviendrait dans l'ordre - un remède illusoire, étant donné l'ensemble beaucoup plus vaste de problèmes sociaux qu'il aurait fallu aborder.

26.

Etienne Balibar, « Dissonances », art. cité, p. 26.

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La nation C'est au nom de l'unité nationale que le président Jacques Chirac créa la commission Stasi en juillet 2003 : « La France est une République laïque », écrivait-il dans sa lettre de mission à Bernard Stasi. Depuis la loi de 1905 séparant l'Église et l'État, la laïcité « s'est profondément enracinée dans nos institutions ». De fait, cette loi était devenue un aspect clé de la « cohésion nationale », une manière de s'assurer que les différences sociales ne fractureraient pas l'unité de la nation. Mais ce faisant, l'existence des différences finit par être tout à fait niée. « La République est composée de citoyens, poursuivait Chirac, elle ne peut être segmentée en communautés. » Il fallait éviter « le risque d'une dérive vers le communautarisme17 ». Ce qui était en jeu, ce n'était rien de moins que l'avenir de la nation, lequel, dès 1989, avait été lié par de nombreux commentateurs à ce qui se passait dans les écoles. L'un deux écrivait alors : « [...] l'école publique et laïque, seule expression adéquate de cette communauté républicaine et laïque qu'est notre nation, est menacée. Aujourd'hui un foulard, et demain18? » L'appel à légiférer lancé par la commission de l'Assemblée nationale en 2003 était une réponse à cette question. « Plus que jamais, la vigilance des autorités pour le respect strict du principe de laïcité doit donc être accrue19. » Il est difficile d'imaginer que quelques collégiennes portant le foulard risquaient d'abattre la nation ou même d'en ébranler les fondements. Tel était, pourtant, l'argument invoqué. Non seulement le président de la République et la plupart des membres de la commission Stasi, mais aussi nombre de politiciens, de journalistes et de commentateurs prirent des postures apocalyptiques au sujet du foulard et de l'avenir de la France. C'était comme si le foulard était le drapeau d'une nation étrangère dont les forces auraient menacé de compromettre l'intégrité nationale. On s'imaginait que 27. Rapport Stasi, http://www.ladocumentationfamcaise.fr/var/storage/rapportspublics/o3400072$.pdf, p. 2. 28. Bridienne, « Les droits », art. cité, p. 56. 29. Debré, La Laïcité à l'école, op. cit., 1.1, p. 42.

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ces forces cherchaient à corrompre les esprits des plus jeunes et des plus vulnérables (représentés de manière poignante par les collégiennes et les lycéennes), érodant ainsi la laïcité, l'un des piliers de la République. La loi sur le foulard était informée par un nationalisme particulièrement défensif qui reposait sur une croyance en la vérité inchangée, voire inchangeable, d'une certaine identité nationale. Mettre en question cette vérité, c'était mettre en question l'idée même de la souveraineté française et du peuple souverain dont la volonté était censée s'incarner dans la représentation nationale. J'ai écrit ailleurs que cette vision de la nation repose sur une abstraction, sur l'idée d'un individu abstrait, dépouillé de ses identités sociale, religieuse et ethnique*0. Articulé à l'époque de la Révolution française comme une alternative aux théories corporatistes de l'Ancien régime, l'individualisme abstrait était la base de la citoyenneté et d'une conception spécifiquement française de l'universalisme, qui s'appuyait sur l'opposition entre le politique et le social, l'abstrait et le concret. Dans le domaine politique, chacun était un individu - sauf ceux que leur absence d'autonomie (initialement les femmes, les esclaves et les travailleurs salariés) rendait incapables de se représenter eux-mêmes. Il fallait abandonner toute revendication d'appartenance à un groupe (ce qui entrait sous la rubrique du « social ») pour être considéré comme un individu. C'est pourquoi, à l'époque de la Révolution, les juifs avaient d'abord été exclus de la citoyenneté. Quand ils furent émancipés, ce fut comme individus et non comme membres d'une « nation ». Certaines personnes, cependant, ne pouvant être dissociées du groupe auquel elles appartenaient, n'avaient donc pas accès au statut d'individu. C'était le cas des femmes, dont on estimait que leur sexe les rendait incapables d'abstraction (à la différence des hommes, elles ne pouvaient être détachées de leurs corps). Le résultat concret fut qu'elles 30. Joan Wallach Scott, L'Universel et la différence des sexes, trad. fr. C. ServanSchreiber, Paris, Albin Michel, 200;.

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n'obtinrent le droit de vote qu'en 1945. Pour différentes raisons, les musulmans sont aujourd'hui dans une position similaire. Bien sûr, ils sont éligibles à la citoyenneté formelle, mais leur adhésion à une communauté religieuse qui ne conçoit pas que les individus catégorisent leurs croyances selon la division public/privé les rend non susceptibles d'abstraction et, par consquent, incapables d'assimilation. Depuis les années 1980, et surtout depuis les célébrations du bicentenaire de la Révolution en 1989, il y a une insistance croissante sur l'idée d'unité et d'indivisibilité de la nation. Cette insistance a acquis un statut mythologique et estompe l'histoire longue et complexe des luttes de différents groupes pour leurs droits en France, notamment les campagnes victorieuses des travailleurs pour la reconnaissance de la réalité des divisions de classe dans le corps social. Et bien que l'abstraction soit au principe de l'universalisme, dans la pratique, c'est la mêmeté obtenue par l'assimilation culturelle qui garantit l'unité nationale. Pour être considérés sérieusement, les individus ne doivent pas seulement être autonomes, mais aussi partager des valeurs considérées comme éternelles et fondamentalement françaises. C'est pourquoi les demandes actuelles de reconnaissance sociale et légale par différents groupes - femmes, homosexuels et personnes issues de l'immigration - sont dénoncées comme communautaires, donnant priorité à l'appartenance de groupe, introduisant des différences « non naturelles », menaçant de rompre le tissu social et d'affaiblir le corps de la nation. Les exigences inacceptables de groupes intérieurs à la nation ont été attribuées à des pressions externes - de l'Union européenne ou d'autres institutions internationales, comme l'ONU - qui en sapent la souveraineté nationale en substituant des règles allogènes à celles qui existent en France. L'historien Timothy Smith soutient que le fait d'incriminer des instances extérieures est un moyen pour les élites françaises de refuser d'aborder les problèmes internes qui appellent l'attention : taux élevé de chômage, fortes inégalités dans l'emploi et les salaires des jeunes, des femmes et des personnes

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issues de l'immigration par rapport aux générations précédentes ; un système de sécurité sociale et de retraites qui protège les employés plus anciens et mieux pourvus du secteur public aux dépens des jeunes et des pauvres. D'après Smith, ces inégalités ne résultent pas de la « mondialisation » - souvent évoquée comme une force inéluctable et incontrôlable minant la souveraineté nationale - mais de choix de politique intérieure protégeant les classes les mieux établies (environ 60 % de la population) aux dépens des groupes les plus marginalisés. Aujourd'hui, explique-t-il, les politiciens français reportent la faute ailleurs plutôt que de reconnaître leur propre responsabilité dans cette situation. Pour ma part, je crois que Smith sous-estime l'impact de l'européanisation et de la mondialisation, mais son analyse permet néanmoins d'expliquer la manière dont la loi sur le foulard a été présentée comme une défense de la République. Formulé dans une rhétorique nationaliste extrême, le débat sur le foulard a détourné l'attention des problèmes qui se posent pour une part importante de la population pauvre, largement composée de citoyens qui sont français depuis des décennies, souvent musulmans non pratiquants ou qui s'identifient à l'islam de manière plus culturelle que religieuse, mais qui ne sont certainement pas des radicaux religieux, pour la reporter sur une menace imaginaire posée par un islam intégriste. Il ne s'agit pas de nier qu'il y ait des terroristes sur le sol français, mais de reconnaître qu'il y a une question infiniment plus fondamentale pour les décideurs français : comment réaliser l'intégration des anciens sujets coloniaux, comment en faire des « Français à part entière » dans une société dont ils font partie depuis longtemps déjà. Il est difficile de ne pas tomber d'accord avec l'anthropologue Emmanuel Terray, lorsqu'il dit que la controverse autour du foulard a été une forme d'« hystérie politique » où les véritables inquiétudes sociales ont été reportées sur des ennemis imaginaires et où des solutions fantasmatiques ont été proposées en lieu et place d'une

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politique sociale concrète5". Le problème du statut des immigrés et des pratiques racistes qui les maintiennent aux marges de la société française a été redéfini comme un problème d'islamisme, une menace extérieure reliée à l'Iran et à l'Arabie Saoudite. La solution a été d'adopter, pour faire contrepoids, un sécularisme militant une laïcité conçue comme la vérité de l'identité nationale française plutôt que comme le terrain sur lequel une telle identité pouvait être négociée. Cela s'est accompagné d'une insistance défensive sur la préservation de l'homogénéité de cette identité nationale, devant les évidentes divisions sociales de la population française. Au mépris de cette réalité, ces divisions sociales ont été imputées au refus obstiné des musulmans de s'intégrer, à l'inhérente « étrangéité » de leur « culture ». C'est ainsi que le remède à la discrimination fut le déni de l'existence des différences. Si elles existaient, c'était la faute du « communautarisme » - notion étrangère à la France. Il y avait, certes, une crise, mais ce n'était pas celle que diagnostiquaient les partisans de la loi. L'élévation de la laïcité au statut de « vérité » incontestée et immuable du républicanisme français était le symptôme d'un ensemble de difficultés : comment améliorer la situation d'une population « issue de l'immigration », pauvre et marginalisée, et plus généralement, comment reconnaître la différence dans des termes à la fois sociaux et politiques. Au lieu d'affronter ces problèmes, les dirigeants politiques et les faiseurs d'opinion (à quelques exceptions près) recoururent à une sorte de racisme réflexe qui démontrait l'indigence de leurs ressources philosophiques et la faiblesse de leurs capacités politiques. Conclusion Ce serait une erreur que de conclure, comme l'ont fait certains partisans de la loi sur le foulard, que le modèle de laïcité qu'ils défendaient en était la seule version possible. Revenant toujours 31. Emmanuel Terray, « L'hystérie politique », in Nordmann (dir.), Le Foulard islamique, op. cit., p. 103-117.

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à 1789, ils insistaient, contre toutes les preuves historiques du contraire, sur le fait que le sens de la République dépendait d'un refus rigoureux de la religion à l'école et dans l'État C'est ce qu'ils appelaient le « modèle français » de la laïcité. En fait, comme l'a remarqué Jean Baubérot (historien de la laïcité et seul membre de la commission Stasi en désaccord avec les conclusions de celle-ci), l'idée de laïcité a une longue histoire en France, et certaines de ses définitions contredisent largement celle qui, alors que la polémique était à son comble, fut présentée comme la seule véritable. Il existe au moins un autre « modèle » de laïcité, un « modèle démocratique », rejeté par certains irréductibles comme d'origine « angloaméricaine », et donc étranger à la France, mais que Baubérot situe directement dans un contexte français (démontrant ainsi qu'il y a plus d'une version de l'histoire de la laïcité). Entre 1985 et 1990, écrit Baubérot, la Ligue de l'Enseignement, une confédération d'associations d'enseignants et de personnes qui s'intéressent à l'éducation, proposa un plan ambitieux. La gauche alors au pouvoir était plus disposée qu'elle ne le devint plus tard à réfléchir aux moyens de résoudre les différends qui empoisonnaient la politique intérieure. D'après Baubérot, la Ligue commença par revisiter les textes fondateurs de la doctrine, insistant sur la laïcité comme « conscience de la démocratie, un effort pour prévenir la chosification de la pensée scientifique en dogme et contenir la religion dans ses limites propres, sans nier pour autant sa grande importance culturelle32 ». Dans la proposition de la Ligue, tournée vers l'an 2000, la laïcité était un terrain à partir duquel il était possible d'évaluer les problèmes difficiles : Par exemple [...] le conflit qui, chez les enfants d'immigrés, oppose la culture enseignée à l'école et celle transmise par la famille [...] Dans ce contexte, respecter les droits des langues de l'immigration constitue 32.

Baubérot, « The Two Thresholds », art. cité, p. 125.

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La politique du voile une obligation laïque. Une éducation bilingue doit être promue; à travers elle, une connaissance approfondie du langage maternel, qui est le fondement de l'identité de toute communauté historique, se trouve jointe à la pratique d'une langue de communication internationale, qui permet de participer pleinement à un dialogue universaliste. Il est, cependant, nécessaire d'abandonner un concept d'universel centré sur des valeurs occidentales et de reconnaître la part d'universel contenue dans chacune des diverses cultures du globe. Le messianisme franco-français qui considère la France comme porteuse de valeurs universelles [...] constitue certainement un héritage précieux, mais il doit être progressivement rénové pour devenir une contribution française à l'élaboration d'un nouvel universalisme qui sera le résultat d'une rencontre entre différentes cultures et valeurs. L'école constitue le lieu où les élèves peuvent apprendre à réfléchir, exercer leur esprit critique et expérimenter, ensemble qui constitue la base de la démocratie. Le dangerprincipal d'une démocratie réalisée provient, alors, de la création de « clercs séculiers » : experts abusifs, important corps étatique imbu de ses privilèges, hauts fonctionnaires arrogants, disposant de droits régaliens. La laïcité de l'an 2000 doit garantir aux citoyens de ne pas se voir privés de leur participation au débat public sur les problèmes essentiels de bioéthique, d'information, d'éducation, etc. a

Dans cette vision, l'école est effectivement le berceau d'une démocratie où les différences sont médiatisées et négociées, où des pratiques établies sont revisitées et révisées de manière critique et où le débat peut s'épanouir en l'absence d'assertions dogmatiques d'une vérité immuable. Dans ce sens, elle forme à la citoyenneté, elle prépare à contribuer à l'élaboration d'une nation conceptualisée comme une entité hétérogène, dont les différences entre parties constitutives sont comprises comme une ressource et non comme une déficience. Baubérot conclut en suggérant qu'historiquement, les deux modèles de laïcité sont en tension depuis longtemps en France ; que le modèle démocratique a déjà été appliqué aux chrétiens et aux 33. Ibid., p. 126.

juifs et que « ce serait désastreux si le modèle républicain se trouvait appliqué au seul islam34 ». Selon lui, c'est le modèle démocratique qui « est la meilleure chance pour un futur où les conflits socioculturels et socioreligieux puissent être globalement maîtrisés et contribuer à bâtir un avenir commun35. » Pour Baubérot, ce n'est pas la religion mais le modèle républicain qui, en opposant irréductiblement le religieux et le séculier, constitue l'obstacle le plus dangereux à la démocratie.

34. Ibid., p. 135-136. 35. Ibid., p. 125.

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Alors que la controverse sur le foulard faisait rage, ceux qui prétendaient en connaître le sens étaient taraudés par la question de savoir quelle était l'intention de celles qui le portaient. Que voulait dire cet étalage « ostensible » d'une affiliation religieuse ? Pourquoi des filles portaient-elles le foulard ? Le faisaient-elles librement ou leur était-il imposé? Pouvait-il être considéré comme une expression légitime de la conscience individuelle, méritant alors d'être protégé par les lois d'un Etat de droit laïque ? Les réponses étaient variables, mais ce qui frappait dans les débats, c'était l'absence des voix de ces jeunes filles. La commission Stasi n'en entendit que quelques-unes dans des séances à huis clos, à l'écart d'un public qui aurait risqué d'être influencé par leurs propos. Quoiqu'il en soit, cette commission ne tint pas grand compte de ce qu'elles avaient à dire. Après l'adoption de la loi, quelques livres parurent qui offraient des témoignages en première personne mais, venant trop tard, ils n'eurent pas d'impact sur le processus législatif. Même s'ils avaient été publiés avant, ils n'auraient sans doute eu que peu d'effets, car les arguments qui y étaient avancés étaient entendus comme venant souscrire à un islam incompatible avec toute autre religion et avec la laïcité. Les partisans de l'exclusion et beaucoup de leurs adversaires croyaient, conformément aux principes de la laïcité, que

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la religion n'est que l'une des nombreuses valeurs qu'un individu peut embrasser ; une affaire privée qui peut aisément être séparée de la vie publique. De ce point de vue, les individus sont des êtres autonomes et n'ont d'obligation qu'envers eux-mêmes ; leurs choix ne les définissent pas, mais sont des expressions des êtres rationnels qu'ils sont fondamentalement. En d'autres termes, l'individu abstrait doit être réalisé en fait. Du point de vue du discours républicain français, l'idée que ces jeunes filles pourraient être ce que le philosophe Michael Sandel appelle « des moi encombrés \encumbered seJves], requis par des devoirs auxquels ils ne peuvent renoncer, même face à des obligations civiques potentiellement en conflit avec ces devoirs » n'entre pas dans la définition de l'individu". Celui-ci n'est jugé digne d'adhérer à la République qu'à condition de pouvoir séparer ses engagements publics (laïques) de ses engagements privés (religieux). Quand certaines des filles portant le foulard insistaient sur le fait qu'elles ne pouvaient faire autrement, parce que « le foulard faisait partie de moi1 » - ce qui voulait dire que pour elles, il n'y avait pas de séparation entre ce « moi » et son incarnation religieuse - les critiques répliquaient que c'était absurde : soit elles déliraient (elles étaient gouvernées par des sentiments irrationnels), soit elles étaient malhonnêtes (elles agissaient comme des agents de l'islam politique), soit, plus probablement, elles étaient forcées par des membres (masculins) de leur famille à des conduites qu'autrement elles auraient refusées. De ce point de vue, le port du foulard ne représentait pas un choix méritant d'être respecté en tant que tel. Les partisans de la loi considéraient que l'État venait ainsi vaillamment au secours de jeunes filles opprimées par l'obscurantisme des communautés traditionnelles, ouvrant leurs vies au savoir et à la liberté, même si cela nécessitait de les exclure de l'école. La 1. Michael Sandel, « Religious Liberty: Freedom of Choice or Freedom of Conscience », in Rajeev Bhargava (dir.), Secularism andits Critics, Oxford, Oxford University Press, 1998, p. 87. 2. Lévy, Desfillescomme les autres, op. cit., p. 63.

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contradiction - le fait qu'une loi censée donner le choix aboutisse au déni de ce choix - n'était pas perçue comme telle par les défenseurs de la loi, tant était grande leur foi dans la supériorité de leur philosophie, leur mise en équation de cette philosophie avec l'universalisme, le progrès et la civilisation. Pour justifier l'imposition d'une loi, les partisans de l'interdiction devaient identifier ces jeunes femmes comme des victimes à qui le droit de choisir était refusé par une communauté oppressive et autoritaire. L'ironie veut que parmi les filles qui portaient le foulard, nombreuses étaient celles qui définissaient leur action comme un choix personnel, que désapprouvaient leurs parents et qui s'inscrivait dans une recherche individuelle de valeurs spirituelles qu'elles estimaient faire défaut, dans leurs communautés comme dans la société en général. Il me semble qu'Olivier Roy a raison de lier cette redécouverte de l'islam par de jeunes générations de musulmans en Occident à d'autres formes de renouveau religieux contemporain (les « born-again Cbristians » aux États-Unis, le catholicisme charismatique ou le judaïsme orthodoxe) et à la religiosité New Age de manière plus générale. C'est en ces termes qu'il décrit ce phénomène : L'islam des musulmans d'aujourd'hui n'est pas un isolât culturel, c'est un phénomène global, qui subit et accompagne la mondialisation. Des phénomènes aussi complexes que l'individualisation de la relation à la mondialisation ou la communautarisation du groupe religieux (selon une logique du « nous et les autres ») se retrouvent dans le christianisme et le judaïsme3.

Du point de vue de Roy, ce type de religiosité, chez les musulmans, est déjà un signe de leur modernité et de leur adhésion aux valeurs de l'individualisme occidental, qu'ils définissent ou non leur pratique comme une subordination à Dieu. Même si l'analyse de Roy ne rend pas compte des motifs de toutes les jeunes filles 3- Olivier Roy, L'Islam mondialisé, op. cit., p. 13.

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qui portent le foulard, son insistance sur la nécessité de prendre en considération la « modernité » du phénomène est cruciale pour mon argumentation. Ceux, en France, qui voulaient une loi contre le foulard définissaient la religiosité musulmane contemporaine comme un retour à un islam traditionnel, essentiellement théocratique dans ses aspirations. C'était donc une religion différente de toute autre, face à l'Etat laïque. Jusqu'à l'interdiction du foulard, la kippa et le turban sikh étaient autorisés dans les salles de classes françaises. C'est dans le cadre du débat sur l'islam qu'avait été suscité l'appel à en restreindre l'accès - un islam défini comme culture singulière, à la fois politiquement dangereuse et individuellement oppressive. Dans l'interprétation qu'en faisaient les législateurs, les filles en foulard étaient captives d'une culture qui les enfermait contre leur volonté ; il était de la responsabilité de l'État de les libérer. Comme je l'ai indiqué, l'opposition entre culture française et culture islamique était une construction idéologique qui réduisait des réalités complexes à des catégories simples et oppositionnelles. Sur la question du choix, l'opposition était entre autonomie individuelle et obligation culturelle. La pensée républicaine française se fonde sur l'idée d'un individu autonome existant antérieurement à ses choix en matière de mode de vie, de valeurs et de politique ; ceux-ci ne sont que des expressions extérieures d'un moi intérieur fixe qui, par définition, ne peut renoncer à son autonomie. Les critiques de cette approche font remarquer que l'individu n'est pas entièrement autonome, puisqu'il agit au sein d'un ensemble de paramètres normatifs qui définissent l'individualité (et la francité), en excluant d'autres options. De ce point de vue, tous les citoyens français sont tout aussi « encombrés » que des sujets religieux, car ils se comprennent dans des termes qu'ils n'ont pas choisis. L'idée selon laquelle l'individu existe préalablement à toute influence extérieure masque son propre statut de croyance culturelle. L'autre face de l'opposition (l'islam comme obligation culturelle) a également été critiquée par ceux qui soulignent le fait que

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l'islam n'est pas le seul à avoir une approche religieuse ou spirituelle de la personnalité « encombrée ». Il partage avec d'autres religions la subordination de la personne à l'autorité divine et à ses commandements. Si la division radicale entre public et privé, entre la religion et l'Etat, a son origine essentiellement dans le christianisme (et notamment dans le protestantisme), la religiosité New Age, comme le suggère Roy, comprend le soi comme indivisible ; la distinction public-privé n'a pas de sens moral ou éthique. Même s'il y a, malgré tout, d'importantes différences entre les différentes religiosités, celles-ci partagent l'idée selon laquelle le soi n'est pas constitué par sa propre autorité mais par les normes religieuses. Ces normes prescrivent une série de pratiques éthiques pour la réalisation de soi, ce que l'anthropologue Saba Mahmood, décrivant l'islam, appelle « « apprentissage par habitus » [babituated leaming\. Il n'y a pas de distinction, dit-elle, entre intérieur et extérieur ; c'est plutôt que « le comportement extériorisé \outward\ du corps constitue à la fois le potentiel et le moyen par lesquels une intériorité est réalisée4 ». Pour certaines femmes, le voile est « un moyen à la fois d'être et de devenir un certain type de personne », morale et vertueuse, suivant leur lecture du Coran. (On peut en dire autant, dans le rapport à leurs propres écritures, des hommes juifs portant la kippa, des femmes juives portant des perruques et des hommes sikhs qui s'entourent la tête d'un turban.) D'après l'anthropologue Talal Asad, cette personne est un individu qui « se gouverne sans être autonome. La sbari'a, un système de raison pratique moralement contraignant pour tout fidèle, existe indépendamment de lui ou d'elle. Mais en même temps, chaque musulman a la capacité psychologique d'en découvrir les règles et de s'y conformer5. » 4. Saba Mahmood, « Feminist Theory, Embodiment, and the Docile Agent: Some Reflections on the Egyptian Islamic Revival », CultvralAntbropology, vol. 6, n° 2,2001, p. 215,214. 5. Talal Asad, Formations of tbe Secular: Cbristianity, Islam, Modemity, Stanford, Stanford University Press, 2003, p. 197.

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Ceux qui débattaient de la loi ne pouvaient envisager l'idée qu'au moins certaines des filles musulmanes étaient engagées sur un chemin de découverte de ce genre, et que ce chemin avait quelque chose en commun avec d'autres religiosités confessionnelles. Il était tout aussi inacceptable, à leurs yeux, de considérer l'individualisme comme une forme de foi. Pour ceux qui appelaient de leurs vœux l'interdiction du foulard, l'autonomie du moi était un fait objectif. Le problème se résumait à une confrontation entre la culture islamique et l'individualisme français. Le foulard ne pouvait être qu'une imposition de cette culture ; son retrait signifierait que la liberté et l'égalité avaient prévalu. Les arguments en faveur de la loi Dans les rapports des deux commissions d'enquête chargées d'examiner le problème du foulard dans les écoles publiques, le voile était présenté soit comme un déni de liberté, soit comme une perte de raison. « Objectivement, concluait Bernard Stasi, le voile traduit l'aliénation des femmes6. » Mais les justifications les plus éloquentes de la loi comportaient une contradiction : la décision de porter le voile n'était jamais considérée comme un choix raisonnable. Tout en admettant que le voile représentait un moyen d'émancipation pour « certaines » filles, le groupe d'étude de l'Assemblée nationale insistait sur le fait que « beaucoup » le ressentaient comme oppressif7. Inutile de dire que cette assertion n'était étayée par aucune statistique, mais seulement par des anecdotes et des avis d'« experts » qui estimaient d'emblée nécessaire une loi d'interdiction du foulard. Aucune enquête systématique n'était menée, moins par désir de travestir les faits qu'à cause de la ferme croyance selon laquelle des individus jouissant de leur libre arbitre ne choisiraient jamais de leur plein gré de porter le voile.

6. Cité par Emmanuel Terray, « L'hystérie politique », in Nordmann (dir?),Le Foulard islamique, op. cit., p. 113. 7. Debré, La Laïcité à l'école, op. cit., L I,p.77.

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La première conclusion de chacun des deux comités fut que les jeunes filles, incapables de résister à la pression, avaient été obligées par leurs pères ou, plus souvent encore, par leurs frères et d'autres jeunes hommes de la communauté, à proclamer publiquement leur subordination. Pour la sociologue Juliette Minces s'adressant à l'Assemblée nationale, le voile ne pouvait avoir qu'un sens : il était le signe de la croyance islamique selon laquelle les femmes étaient inférieures, sexuellement dangereuses et en attente de protection8. Sans le voile, les filles étaient considérées par les hommes de leur entourage comme des « femmes faciles » qui déshonoraient leurs familles et s'exposaient ainsi aux punitions qu'étaient le harcèlement, les coups et même les viols en réunion - selon l'image qui était offerte de la terreur régnant dans les banlieues. S'il est incontestable que l'agressivité des garçons à l'égard des filles était une réalité de la vie dans ces quartiers (comme elle l'est dans d'autres quartiers qui ne regroupent pas des populations issues de l'immigration), cette situation était exagérée dans l'idée que s'en faisaient les législateurs. Le garçon ou l'homme arabe sur-sexualisé est un vieux stéréotype raciste (voir chapitre 2), qui fut utilisé de manière très efficace pendant le débat sur le foulard. La violence de ces hommes était considérée comme légitimée par l'enseignement islamique : les filles sans foulard étaient des cibles admises pour les agressions sexuelles. Insistant sur le fait qu'elle avait choisi ellemême de porter le foulard, une jeune fille se demandait en quoi son exclusion résolvait le problème parfois posé, admettait-elle, par ces garçons - n'était-ce pas eux qu'il aurait fallu punir pour leur conduite ? La réponse des législateurs était que l'Etat protégeait des mineures par définition incapables de se protéger elles-mêmes ; il choisissait pour elles la véritable voie de l'émancipation. (En réalité, la responsabilité passait d'un groupe de pères à un autre.) Le pouvoir de l'Etat surpassait celui des hommes qui forçaient les filles à se conduire d'une manière que l'un des témoins qualifia de « non 8. Lai'citéfrançaise, op. cit., 1.1.

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naturelle ». La loi affirmait la primauté de la nation sur les coutumes et les pratiques communautaires. « Des pressions s'exercent sur des jeunes filles mineures pour les contraindre à porter un signe religieux. L'environnement familial et social leur impose des choix qui ne sont pas les leurs. La République ne peut rester sourde au cri de détresse de ces jeunes filles. L'espace scolaire doit rester pour elles un lieu de liberté et d'émancipation, il ne doit pas devenir un lieu de souffrance et d'humiliation9. » Suivant le raisonnement de l'un des membres de la commission, le sociologue Patrick Weil, non seulement la loi protégerait des pressions sociales les filles qui ne voulaient pas porter le foulard, mais elle permettrait à celles qui le portaient de faire le choix qu'elles voulaient vraiment faire et qui était de ne jamais le porter10. Même si tout indiquait, au contraire, que c'est de leur propre initiative que de nombreuses jeunes filles avaient décidé de porter le foulard, parfois contre la volonté de leurs parents, les membres de la commission ne pouvaient l'admettre comme un exercice de libre arbitre. En outre, ils estimaient que celles qui le portaient risquaient de faire obstacle au libre arbitre de celles qui n'en voulaient pas. C'était, en définitive, l'individualité de ces filles-là - celles qui avaient fait le bon choix - que l'Etat devait protéger, même si cela impliquait d'empêcher une petite minorité de faire ce qu'elles avaient choisi de faire. De toute façon, même s'il y avait des filles qui avaient choisi le foulard librement, c'était pour de mauvaises raisons. Etant donné que le voile était considéré comme l'emblème d'un mouvement islamiste international venu du Pakistan, d'Iran et d'Arabie Saoudite, les filles qui le portaient déclaraient, peut-être à leur propre insu, allégeance à des puissances étrangères. Peut-être, d'ailleurs, n'était-ce pas à leur insu, comment savoir? Dans l'imaginaire des partisans de l'exclusion, le voile lui-même marquait une confusion sémantique délibérée ; son but était de dissimuler, jamais de révéler. 9. Stasi, Laïcité et République, op. cit., p. 128. 10. Patrick Weil, «A Nation in Diversity: France, Muslims, and the Headscarf »,25 mars 2004, www.openDemocracy.net.

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Ainsi une élève assidue qui obtenait de bonnes notes pouvait être en réalité une rebelle dont les engagements étaient plus politiques que religieux. Et dans ce qui était, après tout, une lutte idéologique entre Orient et Occident, comment distinguer le religieux du politique ? Puisque des experts déclaraient l'un après l'autre que l'obligation de se voiler n'était nullement inscrite dans la loi coranique, cela témoignait à l'évidence de l'influence de fondamentalistes aux motifs politiques dévoyés. En outre, comment déterminer l'influence exercée par les élèves voilées sur leurs condisciples plus laïques? Leur attitude constituait-elle un reproche? Un appel à la conscience ? Une menace ? « Il est parfois difficile de tracer une frontière entre un port ostentatoire ou revendicatif - acte de prosélytisme prohibé par la jurisprudence - et le port "normal" de signes religieux" », avertissait un rapport de l'Assemblée nationale. Il était peut-être possible pour des enseignants de voir la différence, mais les juges et les législateurs n'étaient pas en position de l'établir. Or c'étaient eux qui étaient chargés d'instaurer et de faire appliquer les normes nationales. La confusion sémantique était intolérable à ceux pour qui la transparence est une marque non seulement de modernité, mais aussi de droiture morale. Alors qu'il ne s'agissait que de foulards (seuls les cheveux et le cou étaient couverts), on parlait la plupart du temps de « voile », ce qui renforçait le sentiment de dissimulation. Pour la psychanalyste Élisabeth Roudinesco, le voile était un « rideau" » qui enveloppait la jeune fille dans le silence en la rendant aveugle et sourde, en la privant des sens qui la reliaient au monde. Pour le philosophe Alain Finkielkraut, il la maintenait littéralement dans l'obscurité en l'empêchant d'accéder aux grandes œuvres de la culture et de développer ses facultés rationnelles'3. C'était un voile d'ignorance que ne pouvait percer la pensée critique. C'est 11. Debré, La Laïcité à l'école, op. cit. 1 1 , p. 103-104. 12. Ibid, tl.,p.63. 13. Témoignage de Finkielkraut devant la commission Debré, cité in Aline Baïf, « Le débat sur la laïcité scolaire »,ProCboix, n° 26-27, automne 2003, p. 89.

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contre leur volonté que les filles étaient forcées de le porter : « un voile est un viol », témoignait une féministe d'origine nordafricaine14. Mais si les filles étaient des victimes, elles étaient aussi des menaces. Après tout, un voile, c'est aussi un masque. « Le débat, "ce n'est qu'un voile", disent nos amis belges parodiant la phrase de Magritte », rapportait Jacqueline Costa-Lascoux, membre de la commission Stasi. « Mais le voile a servi de masque à tous ceux qui ont voulu s'aveugler15. » Un masque est dangereux parce qu'il permet de déformer la vérité de celui ou celle qui le porte ; il est la ruse de l'imposteur. Pendant la campagne présidentielle de 1994, un journaliste de télévision avait demandé à Jacques Chirac s'il pensait que l'affaire du voile était « un paravent, si l'on peut dire, à d'autres désirs de mouvements islamistes ». Chirac avait répondu que c'était en tout cas « une provocation » de leur part'6. À la même époqut,Le Figaro avait publié un article intitulé « La face cachée des affaires de foulard, les dessous du voile », et qui évoquait des liens terroristes entre des islamistes français et l'Arabie Saoudite17. Bien souvent, les partisans d'une loi d'exclusion avertissaient avec gravité que le voile était un cheval de Troie fondamentaliste : « Un voile peut cacher une barbe18. » Excédant son propre sens et brouillant les limites, le voile était littéralement un instrument de terreur. 14. Citée par Charlotte Nordmann, « Le foulard islamique en questions », in Nordmann (dir.). Le Foulard islamique, op. cit., p. 166. Sur le problème du viol, voir aussi Caroline Fourest et Fiammetta Venner, « Les enjeux cachés du voile à l'école »,ProCboix, n" 25, été 2003, p. 27. 15. « Entretien avec Jacqueline Costa-Lascoux », ProCboix, n° 28, printemps 2004, p. 60. 16. Deltombe, L'Islam imaginaire, op. cit., p. 230. 17. Le Figaro, 20 octobre 1994. 18. Anne Vigerie et Anne Zelensky, « "Laïcardes" puisque féministes », ProCboix, n° 25, été 2003, p. 12. Ici, je ne peux résister à l'envie de remarquer que cela semble une illustration presque trop littérale du célèbre commentaire de Jacques Lacan selon lequel « le phallus ne peut jouer son rôle que voilé » (Jacques Lacan, « La signification du phallus » [1958], Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 693). Le philosophe lacanien Slovène Slavoj Zizek suggère que le voile islamique dissimule non pas « le corps féminin mais l'INEXlSTENCE du féminin ». Le voile crée l'illusion, dit-il, qu'il y a une « Vérité féminine ». Il s'agit, bien sûr, de l'affreuse vérité du mensonge et de la tromperie consistant

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La seule solution, le seul moyen d'obtenir la transparence, était de faire disparaître le tissu offensant en légiférant de manière « brève, simple, claire, le moins possible sujette à interprétation" ». Pour le président du groupe de travail de l'Assemblée nationale, l'interdiction des signes religieux et politiques « visibles » à l'école devait impliquer non seulement l'interdiction de signes « ostensibles », ce qui laissait une marge d'interprétation, mais « tout signe que l'œil peut voir20. » Si cette suggestion fut rejetée, il y eut consensus sur le fait que la loi devait fournir une mesure objective éliminant tout signe distinctif. Peu importait que, dans la recherche d'une égalité de traitement, d'autres signes fussent également exclus. C'est l'occultation rendue possible par le voile qui était visée. Cela apparut clairement quand furent autorisés les signes « discrets » (mais sans doute pas suffisamment petits pour que l'œil ne puisse les voir) : médailles, petites croix, mains de Fatma, corans et étoiles de David. Ne pouvant littéralement rien dissimuler, ils étaient considérés comme sans danger et constituaient donc des expressions légitimes de la conviction privée. Pour ce qui est des couvre-chefs, la loi refusait tout compromis ; elle ne tolérait ni bandanas, ni bandeaux, ni petits foulards, jusqu'alors admis par les médiateurs dans certains cas. On estimait qu'en se substituant au foulard, ils rendaient les choses plus confuses, puisqu'ils validaient le désir de se voiler, même s'ils en laissaient le geste incomplet. Ce désir lui-même était considéré comme illégitime, étant soit contraint, soit trompeur, soit subversif, en tout cas contraire à la nature véritable et indépendante des individus. Des individus autonomes pouvaient certes avoir des croyances religieuses, mais celles-ci devaient pouvoir être séparées de leur à prétendre qu'il existe une essence féminine précédant nos constructions, ce qui n'est pas le cas (Slavoj Zizek, « The Antinomies ofTolerant Reason », http://lacan.com/zizarchives.htm. [Aussi dans Quelques réflexions blasphématoire : islam et modernité, trad. fr. L. Manceau, Arles, Actes Sud, 2015]). 19. Debré, La Laïcité à l'école, op. cit., LI, p. 10. 20. Ibid.,1.1,p. 115.

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sentiment de soi et privatisées (rendues invisibles et discrètes), en sorte de ne pas compromettre leur indépendance. Par-delà la mise en équation du voile avec le terrorisme, il y avait le refus de reconnaître que pour certaines de ces jeunes filles, en tous cas, c'était une autre idée de la personne qui s'énonçait, choisie par elles-mêmes. En définitive, la loi affirmait que seule était possible l'approche qui en faisait un individu autonome « non encombré » ; tout autre choix était hors de question. En effet, seul un tel individu était compris comme capable d'exercer sa liberté de choix. C'est sur lui que reposait la structure tout entière du républicanisme français - du moins c'est ce qui était proclamé. « Ce qui est en question, c'est notre conception même de la citoyenneté. [...] La France ne se construit pas comme une réunion de communautés, elle se construit comme une communauté d'individus citoyens libres de leurs attaches communautaires personnelles". » Exclure le foulard de l'école publique, c'était affirmer qu'une seule idée de la personnalité était possible si les musulmans voulaient être acceptés comme étant français. En d'autres termes, l'assimilation était l'unique moyen d'appartenir à la nation. Les arguments contre la loi Insistant sur le fait que le port du foulard pouvait avoir différentes motivations, les opposants à l'interdiction refusaient de l'identifier à l'islamisme politique radical. Si leurs arguments prenaient rarement en considération les motifs religieux exprimés par certaines des filles, ils insistaient sur le fait que le facteur déterminant était le choix individuel et non la pression communautaire. Les opposants à l'interdiction cherchaient à apporter de la complexité dans le débat et refusaient l'opposition simpliste entre l'islam et la France. Ils proposaient des explications sociologiques au port du foulard et demandaient que cette pratique soit considérée dans son contexte historique et social. Ils opéraient ainsi dans les termes du 21.

Le Monde, 15 décembre 2003.

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discours républicain, tout en refusant les caractérisations polarisantes que cherchaient à imposer les partisans de la loi. Si des individus faisaient de mauvais choix (optant contre la modernité et ses promesses d'émancipation) - et même cela était en question - , c'était pour des raisons plausibles. Au premier rang de ces raisons, il y avait à l'égard de la démocratie un scepticisme qui provenait de son association avec l'histoire coloniale française. Après tout, le voile avait joué un rôle important pendant la guerre d'Algérie, marquant un refus de la domination française. Plus récemment - et dans ce qui était pour beaucoup simplement une suite postcoloniale à ce régime de domination - , le gouvernement français avait soutenu le régime autoritaire laïque en Algérie au moment où celui-ci avait annulé des élections démocratiques qui auraient vraisemblablement conduit au pouvoir une majorité islamiste. De ce point de vue, adopter l'islam, c'était une manière de commenter l'hypocrisie des partisans de la laïcité démocratique, en embrassant quelque chose qui se prétendait une alternative non corrompue. L'islam, soulignaient des sociologues opposés à la loi, était un site de résistance à la modernité sécularisée, un lieu où les jeunes gens de familles immigrées, qui vivaient pauvrement dans la métropole, pouvaient trouver l'orientation et la structure qui manquaient dans les villes modernes. Une telle structure avait pu être, autrefois, apportée par des organisations de gauche comme les syndicats, le Parti communiste et différentes autres formes d'association politique militante. Celles-ci avaient permis aux jeunes de s'intégrer à la société française en les identifiant comme des membres d'une classe luttant pour son émancipation. Mais ces organisations ne remplissaient plus leurs fonctions d'intégration (certaines étaient même franchement hostiles aux Arabes) et c'étaient les institutions musulmanes - mosquées, sociétés philanthropiques, programmes d'assistance sociale et centres culturels de quartiers - qui avaient pris leur place. Les sociologues attiraient cependant l'attention sur le fait que, de ces institutions, il n'émanait pas une identité musulmane

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unique et que le foulard était donc un signe doté de significations multiples. Alors que les partisans de la loi s'évertuaient à les réduire à une seule, ses adversaires insistaient sur l'importance d'en reconnaître la complexité. Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar avaient conduit en 1994 des entretiens minutieux avec des filles portant le foulard. Leur conclusion était qu'il y en avait au moins trois types. Porté par des femmes immigrées, il représentait un lien avec le monde d'où elles étaient venues, marquant leur attachement nostalgique à une tradition qui disparaissait. Il y avait ensuite celui des adolescentes dont les familles l'exigeaient comme un signe de pudeur, une manière de contrôler leur sexualité. Cette réélaboration de la tradition était un moyen de faire avec le chaos de la vie urbaine et permettait aux filles de familles orthodoxes d'accéder à des lieux publics - l'école notamment, ou un lieu de travail - qui, sinon, leur seraient restés interdits. Enfin, il y avait le foulard choisi par de jeunes femmes comme une façon de se protéger ou un moyen d'exprimer leur identité - une manière qu'elles avaient trouvé de s'affirmer dans des environnements qui les mettaient en danger et les discriminaient. Le foulard leur donnait une dignité qui leur était, par ailleurs, refusée. Dans les rues de leur quartier ou sous les yeux de la société française, c'était une manière de répondre [talking back]a. Certes, le foulard conférait une identité islamique à sa porteuse, mais Khosrokhavar et d'autres insistaient sur le fait que cette identité variait en fonction du statut social ; il y avait donc, en réalité, davantage que les trois significations qu'ils avaient identifiées, lui et Françoise Gaspard. Pour de jeunes gens provenant de communautés pauvres issues de l'immigration, l'islam semblait offrir une voie hors des circonstances dégradantes d'une francité compromise. Il pouvait fournir un moyen de refuser tout à la fois la discipline parentale et la pression sociale. Il y avait là une communauté internationale imaginaire à laquelle ils pouvaient aspirer, qui 22.

Gaspard et Khosrokhavar, Le Foulard et ta République, op. cit..

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récompensait leur discipline et leur pureté et les alignait sur ce qui semblait être des forces révolutionnaires, résistant aux corruptions du capitalisme occidental laïque. Pour ceux qui provenaient de familles plus aisées et mieux intégrées, à qui étaient épargnées les difficultés de la vie des banlieues mais qui faisaient face à des discriminations régulières dans le domaine qu'ils avaient choisi, l'islam était un moyen d'exiger le respect de la différence, un appel à l'intégration sans assimilation. Le dirigeant écologiste Alain Lipietz a suggéré que le message du foulard était anti-assimilationniste, mais pas antifrançais. C'est en tant que franco-musulmanes que les filles voulaient être acceptées13. Enseignante et juriste, Dounia Bouzar a proposé un autre commentaire de la manière dont l'islam pouvait fonctionner pour promouvoir l'intégration. « En "rentrant dans l'islam", le jeune appartient dorénavant à [...] la communauté des croyants du monde entier », écrit-elle. Adhérer à une définition strictement religieuse de l'identité, une définition extranationale, permet ce qu'elle appelle une « désethnicisation » des croyants : « Il n'y a plus besoin d'être algérien ou marocain pour être musulman. On peut se concevoir français et musulman. C'est paradoxalement le passage par l'islam qui leur permet alors de s'inscrire sur le territoire français en tant que Français14. » Les opposants à la loi insistaient sur la francité du foulard, sur ses différences d'avec le voile imposé par les États islamiques. Dans le contexte français, soulignait Khrosrokhavar, le voile n'était pas une obligation imposée par l'État, mais plutôt le signe d'une certaine modernité. Il était l'expression de l'autonomie « des groupes juvéniles urbains et modestes qui se sont modernisés et qui revendiquent leur reconnaissance dans la société en se réclamant d'un code de pudeur, d'honneur, d'intégrité physique et

23. Alain Lipietz, « Le débat sur le foulard », ProCboix, n° 26-27, automne 2003, p. 125-126. 24. Dounia Bouzar et Sai'da Kada, L'Une voilée, l'autre pas : Le témoignage de deux musulmanesfrançaises, Paris, Albin Michel, 2003, p. 92-93.

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culturelle différent de celui des couches modernisées et laïques dominantes*5. » Ce désir de reconnaissance était aussi une protestation contre la discrimination et cet aspect était compris comme l'une des principales motivations de l'adhésion à l'islam chez les jeunes musulmans français. Comme l'adoption du mot « nigger » par les Noirs aux Etats-Unis, le port du voile était une manière d'assumer comme un attribut positif l'objet stigmatisé. « Quand j'étais gosse à l'école, expliquait Nadia Zanoun en se comparant aux lycéennes qui portaient le foulard, j'avais honte de mon nom, je cachais mon origine algérienne. Elles, au contraire, avec un courage que je n'ai pas eu, affirment leur arabité. Leur attachement au foulard témoigne aussi d'une immense soif de respect26. » Dans l'association de l'« arabité » à l'islam, le foulard est considéré comme une réponse à l'expérience permanente de la discrimination, à l'échec de la promesse universaliste du républicanisme français d'inclure pleinement les personnes issues de l'immigration pour la raison qu'elles ne peuvent être abstraites des marques de leur différence27. C'était désormais la reconnaissance qui était exigée, et non plus l'effacement de cette différence. Le message du foulard (« Nous sommes ici, nous sommes d'ici, ne vous en déplaise »), expliquent la philosophe Charlotte Nordmann et l'éditeur Jérôme Vidal, était peut-être une variation sur le slogan historique d'Act Up : « We're bere, we're queer, get usedto it*! » Loin de représenter la subordination des femmes, ces gestes démontraient le désir d'une capacité d'agir, à défaut de son obtention. Plusieurs commentateurs ont souligné la nécessité 25. Chahla Chafiq et Farhad Khosrokhavar, Femmes sous le voileface à la loi islamique, Paris, Éditions du Félin, 1995, p. 163. 26. Le Monde, 4-5 décembre 1994. 27. Farhad Khosrokhavar, « L'universel abstrait », in M. Wiervorka (dir.), Une société fragmentée?, op. cit., et Cécile Dumas, « Entretien avec Farhad Khosrohkavar », ProCboix, n° 26-27, automne 2003, p. 131-132. 28. Charlotte Nordmann et Jérôme Vidal, « La République à l'épreuve des discriminations, » in Nordmann (dir),Le Foulard islamique, op. cit., p. 11.

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de prendre en compte la portée apparemment contradictoire, mais néanmoins productive des choix qui étaient faits, la capacité d'action qu'ils rendaient possible. Le foulard pouvait être à la fois une concession à la pression familiale et une déclaration d'autonomie individuelle, même s'il impliquait l'acceptation des codes islamiques de pudeur. Paradoxalement, les filles portant le foulard avaient la possibilité de jouer un rôle politique en tant qu'incarnations des aspirations communautaires, alors même que la politique était censée être un domaine dont les femmes étaient exclues, et tout en affirmant leur statut de futures épouses et mères. Porter le foulard pouvait être un moyen d'adhérer aux règles de la communauté et de s'affirmer fière de son identité face à la discrimination. Ce pouvait être aussi une simple forme d'autodéfense, une manière d'éviter d'être insultée ou maltraitée par les frères ou les voisins, et donc un moyen d'échapper à l'oppression plutôt que de s'y soumettre. Ici, les opposants à l'interdiction du foulard rencontraient des affirmations de volonté individuelle qui avaient peu à voir avec une véritable croyance religieuse et qui, guidées par des enseignants et par les principes républicains, pouvaient être encouragées et finalement conduire à des manières de penser plus séculières. N'était-ce pas là, après tout, le but de l'école républicaine ? Que le foulard fut choisi ou imposé, les adversaires de cette loi soutenaient que c'était une erreur que d'exclure celles qui le portaient de l'écoles publique. Dans une tribune publiée par le quotidien de gauche Libération (20 mai 2003), trois sociologues et deux philosophes exposaient leurs arguments. Ils appelaient les féministes, les parents, les élèves et les enseignants à se mobiliser contre la loi. « Dans tous les cas, c'est en l'accueillant à l'école laïque qu'on peut l'aider à s'émanciper, en lui donnant les moyens de son autonomie » : si les filles n'étaient pas déjà des agents libres, elles le deviendraient à l'école ; aucun vêtement religieux ne pouvait empêcher les effets libérateurs de l'enseignement français « et c'est en la renvoyant

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qu'on la condamne à l'oppression19 ». D'un point de vue rhétorique, les cinq signataires mettaient l'accent sur le choix consistant à porter le foulard ; ils pouvaient estimer qu'il était malavisé, mais le fait que c'était un choix montrait qu'une certaine autonomie était déjà à l'oeuvre. Ces filles étaient déjà mûres pour l'émancipation que l'exposition aux meilleures valeurs françaises ne pourrait manquer de leur apporter. Les cibles de la loi Dans les débats sur la loi, les filles qui portaient le foulard étaient rarement entendues, mais quand elles l'étaient, certaines insistaient sur le fait qu'elles agissaient librement ; leur identification à l'islam n'était pas une contrainte imposée par d'autres, mais un choix qu'elles avaient fait elles-mêmes. Ce choix pouvait émaner d'une volonté individuelle ou ce pouvait être le type de choix décrit par Asad comme créant un individu qui « se gouverne sans être autonome ». Dans ce cas, le moi est produit, suivant la description qu'en fait Mahmood, au moyen d'un ensemble de pratiques éthiques dont l'autorité émane du commandement divin. Ce n'est pas que l'on s'abandonne à Dieu, mais c'est que l'on ne peut s'imaginer exister séparément des règles qu'il a édictées. Là est « cultivée » ce que Mahmood appelle une « architecture du moi » spécifique, qui doit être examinée selon ses propres termes30. C'est cette architecture qui a été entièrement négligée dans les débats sur le foulard et c'est pourquoi je veux y insister ici. Il convient de noter que dans la discussion qui suit, je ne prétends pas que sont représentées toutes les filles portant le voile. Comme les auteurs critiques de l'interdiction que j'ai évoqués dans ce chapitre, je crois que de nombreuses motivations, qui ne sont pas 29. Étiennc Balibar, Saïd Bouamama, Françoise Gaspard, Catherine Levy, Pierre Tevanian .Libération, 20 mai 2003. 30. Saba Mahmood, Politics of Piety: Tbe Islamic Reviva/ and tbe Feminist Subject, Princeton, Princeton University Press, 2005, p. 152. [Politique de ta piété, te féminisme à l'épreuve du renouveau islamique, trad. fr. N. Marzouki, Paris, La Découverte, 2009].

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toujours articulées consciemment, sont impliquées dans la décision de porter un foulard (c'est un choix aussi surdéterminé que celui qui consiste à l'interdire). Cependant, le point de vue de celles qui présentaient des motifs religieux à leur action offre une perspective sur un aspect tout à fait occulté de ces affaires. Les explications religieuses proposées révèlent aussi la complexité du problème : les filles invoquaient à la fois l'individualisme, dans des termes familiers au discours républicain, et des engagements spirituels qui reposent sur une idée très différente du choix individuel. Deux livres parus en France en 2003 et en 2004 donnent un important aperçu des motivations de certaines des filles qui portaient le foulard. Le premier, Desfillescomme les autres, est une série d'entretiens entre deux universitaires laïques et les sœurs Lévy, qui furent au cœur de la controverse de 2003 (voir chapitre 1). Le second, L'Une voilée, l'autre pas, est constitué d'un échange entre deux femmes françaises musulmanes. Tour à tour, elles commentent des témoignages recueillis auprès d'autres jeunes femmes dotées d'un bon niveau d'études, et dont la plupart ont choisi de porter le voile. Les deux auteures ont souvent des points de vue très différents l'une de l'autre et elles ne cherchent pas à se convaincre, mais à « comprendre ce que [chacune] avait à dire, dans un profond respect mutuel. » Dans ces deux livres, il s'agit de « parler des foulards sans oublier celles qui les portent » et les auteures insistent sur le fait qu'elles ne parlent pas d'un phénomène importé, mais bien d'un « phénomène français»1 ». Comme l'indique le titre du livre des sœurs Lévy, les filles qui portent le foulard sont desfillescomme les autres. Dans ces livres, les filles et les femmes qui portent le foulard affirment avant tout qu'elles ont pris librement la décision de le porter et que cette décision reflète une quête personnelle. Personne ne les a forcées à le faire ; en fait, c'est un choix qui a souvent donné lieu à des conflits avec la famille et les amis. Le second thème 31.

Bouzar et Kada, L'Une voilée, l'autrepas, op. cit., p. 13,16.

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prédominant est la quête de foi et de structure intérieure, un leitmotiv familier que j'associe (avec Roy) à la religiosité. Enfin, il faut noter l'absence de référence à des membres de la famille ou à des dirigeants religieux qui leur auraient dit quoi faire. La relation personnelle de ces filles aux textes et l'application dogmatique de leur propre interprétation est un trait frappant de leurs récits. C'est dans leur propre volonté qu'elles trouvent, paradoxalement, l'autorité qui les conduit à accepter la prescription religieuse. Les filles parlent de quête spirituelle et de philosophie de la vie, de la foi et des manières de la mettre en œuvre. Il est clair qu'elles estiment avoir décidé de prendre la responsabilité de leurs actions et de leurs croyances. Elles semblent plus souvent rechercher un abandon qu'une assertion du moi ; en même temps, le moi est très au centre de la manière dont elles conçoivent ce qu'elles font. Elles paraissent aspirer à ce que Mahmood décrit comme une « concordance de motifs intérieurs, d'actions extérieures, d'inclinations et d'états émotionnels par la pratique répétée d'actes vertueux31 ». Saïda Kada, l'auteure voilée de L'Une voilée, l'autre pas, est la fondatrice de l'association Femmes françaises et musulmanes engagées, dédiée à l'amélioration de l'image des femmes musulmanes au moyen d'interventions dans les débats publics, portant une voix qui, la plupart du temps, n'est pas entendue. Elle décrit la manière dont elle voit la place du voile dans le système de croyances islamique. Une femme met le voile, dit-elle, non parce que le Coran l'impose, mais parce que c'est une étape dans la construction des relations spirituelles. « On est musulmane d'abord, on adhère à une philosophie de vie et, dans ce cadre, on veut porter le foulard. La découverte de l'islam est jalonnée d'étapes qui, successivement, façonnent ton identité, pour t'amener à trouver un équilibre en toi, en Dieu et avec les autres33. » C'est aussi la trajectoire décrite pour elle-même par Aima Lévy : « J'avais commencé à faire la prière [...] 32. 33.

Mahmood, « Feminist Theory », art. cité, p. 215 Bouzar et Kada, L'Une voilée, I'autre pas, op. cit., p. 25.

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et, pour faire la prière, on doit se couvrir. Rapidement, il ne m'était plus possible de mettre le voile chez moi pour prier et le retirer pour sortir. Me déshabiller pour sortir me semblait incongru : le foulard faisait partie de moi34. » Interviewée devant un lycée à Lille, une fille portant le foulard dit que c'est une manière de « concrétiser » sa foi. Sa meilleure amie, tête nue à côté d'elle, ne rejette pas le foulard, mais ne se sent pas prête à franchir ce pas15. Kada éclaire cette vision des choses : « Th ne peux pas comprendre le foulard sans parler de tout le cheminement spirituel qui va avec. Ne pas perdre de vue que la jeune fille n'est pas dans une logique de "foulard ou pas foulard". Elle se sent avec, dans un parcours progressif de foi, où elle découvre des choses fortes liées à la spiritualité36. » L'anthropologue Abdellah Hammoudi parle des effets du rituel en des termes qui peuvent expliquer ces commentaires : « [...] le rite transformait le sujet en lui donnant un monde à habiter, décalé par rapport au monde empirique, social et pragmatique et, de ce fait, décalé aussi au regard du monde de la rationalité consciente ou inconsciente. Non pas qu'il supprimât ces derniers : il se mettait plutôt en recouvrements et décalages par rapport à ces mondes, colorant ainsi la vie et l'action37. » Pour certaines des filles interviewées, un engagement spirituel implique de se soumettre à Dieu plutôt qu'aux humains ou aux lois humaines. « À travers la connaissance de Dieu, ma foi augmentait, je voulais me voiler la tête en signe d'humilité3*. » Pour d'autres, l'engagement spirituel peut conduire à des compromis au niveau visible, matériel, afin de satisfaire la volonté de Dieu. Lorsqu'elle a compris que le fait de rechercher la connaissance la rapprocherait de Dieu, Nassera a décidé de retirer son foulard, parce qu'il lui valait 34. Lévy, Desfillescomme les autres, p. 63. 35- Le Monde, 18 décembre 2003. 36. Bouzar et Kada, L'Une voilée, l'autrepas, op. cit., p. 27. 37. Abdellah Hammoudi, Une saison à la Mecque : récit de pèlerinage. Paris, Seuil, 2005, p. 289. 38. Bouzar et Kada, L'Une voilée, l'autrepas,op. cit.,p. 62.

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d'être constamment tancée par ses professeurs, mais aussi à cause du processus législatif qui en avait fait un sujet de controverse. « J'ai réfléchi au concept du foulard : il représentait la matérialité d'une pudeur que je portais en moi. Je pouvais continuer à l'incarner en m'habillant large. J'ai décidé de ne plus couvrir mes cheveux, parce que je voulais garder ma liberté de ton avec les enseignants. » L'école, estimait-elle, contribuait à sa maturation spirituelle, et c'est sa spiritualité qui la poussait à rester à l'école. « Dès que j'ai fini le lycée, je me suis voilé les cheveux. Il ne m'a jamais quittée, mon foulard. Au-delà de l'identité, c'est un aboutissement pour moi39. » Pour Nassera, la scolarité était imposée par ses croyances religieuses et, bien loin de les réduire, elle les intensifia. L'opposition entre religion et apprentissage, sur laquelle insistaient les partisans de l'exclusion, ne semblait pas tenir dans son cas. Et la subordination des femmes ? Le voile n'a-t-il pas toujours été un symbole de cet assujettissement, comme l'en accusent tant de féministes qui ont milité pour la loi ? Les réponses à cette question varient. De fait, il convient de tenir compte de leur diversité. Houria estime avoir trouvé le respect et la dignité en mettant le hijab. Ses frères, qui la harcelaient auparavant, n'étaient plus en mesure de la contrôler. Paradoxalement, elle a obtenu une certaine émancipation en se soumettant. Pour Dounia Bouzar, qui ne le porte pas, le foulard signifie l'acceptation d'une inégalité entre femmes et hommes : « Pour moi, mettre le foulard aujourd'hui, c'est admettre qu'on ne sera jamais considérée comme égale, telle que Dieu l'a voulu4". » Au contraire, pour Saïda Kada, qui le porte, le foulard signifie la soumission à Dieu seulement, pas aux hommes ; c'est l'acceptation des femmes comme des individus devant leur Dieu. Si certains hommes abusent des enseignements du Coran pour « sacraliser leur domination » des femmes, explique-t-elle, ce n'est ni la seule interprétation des enseignements de l'islam, 39. Ibid., p. 76. 40. Ibid., p. 34.

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ni même une interprétation acceptable. Et au fond, tout est dans l'interprétation. Kada fait remarquer que les débats publics sur la loi étaient fondés sur les interprétations les plus sexistes et les plus archaïques de l'islam, et présentées comme sa signification la plus essentielle, voire la seule. Mais bien loin de clarifier les choses pour les femmes musulmanes, cette représentation inexacte les rendait plus confuses. « Du coup, on imagine que notre émancipation ne peut passer que par la lutte contre l'islam et le rejet du voile. C'est faire fi du principe de base musulman, qui consiste à relire le sens des textes au regard du contexte actuel, et qui ne nous laisse d'autre choix que la rupture avec notre religion pour évoluer41. » Si, comme beaucoup de ces femmes le reconnaissent, des changements sont nécessaires, ils doivent venir de l'intérieur de la communauté des croyants agissant à partir des termes de leur propre discours ; il ne peut être imposés du dehors, par l'État. Dans un article du Monde du 9 septembre 2005, une femme musulmane qui a commencé à porter le voile à l'âge de dix-sept ans appelle à faire « évoluer les mentalités » : « On essaie de nous ramener à une vision normative de l'émancipation de la femme. Mais il faut comprendre qu'il n'y a pas qu'un seul mode d'émancipation ! Si on défend la liberté de la femme, il faut lui laisser la liberté de ses choix jusqu'au bout, et ne pas l'imaginer en permanence comme une idiote manipulée par un père, un frère ou l'État saoudien ! Les Français ont trente ans de retard dans la perception du voile42. » Ici, le voile est considéré comme fondamentalement moderne, bien qu'il ne soit pas conforme aux idées de la modernité qui prédominent en France. Ce n'est pas sur un appel à la tolérance que Bouzar et Kadar terminent leur livre, mais sur une invitation à reconnaître que, pour de nombreux jeunes gens et jeunes femmes françaises, l'islam offre, lui aussi, une voie vers la modernité. Et, poursuivent-elles, le genre de personne que l'on est, les valeurs que l'on acquiert en 41. Ibid., p. 58. 42. Le Monde Magazine, 9 septembre 2006, p. 25.

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tant que musulmane, ne sont ni antithétiques à, ni dangereuses pour la cohésion et l'avenir de la France. En fait, l'insistance sur une conduite éthique, les relations familiales, l'éducation, les obligations sociales et la raison produisent des sujets qui tendent davantage à la coopération qu'à la séparation. C'est la division bipolaire des choses - modernité/tradition, laïcité/religion, Occident/ Orient, Français/musulman, national/étranger - qui conduit à l'isolement et à la marginalisation des communautés musulmanes. De telles divisions servent à justifier l'exigence d'assimilation et, ce faisant, excluent d'autres manières de concevoir l'intégration. Mais le modèle français d'assimilation, expliquent-elles, n'est pas la seule manière de penser l'intégration. Il n'y a nul besoin de « choisir » entre l'appartenance à la nation et l'engagement confessionnel. Citant la notion désormais classique de solidarité organique, du sociologue français Emile Durkheim, Bouzar et Kada parlent d'interdépendance et de la complémentarité d'un peuple dont la communauté de destin [commonality] repose précisément sur le besoin que les uns ont des autres, malgré (ou à cause de) leurs différences irréductibles. Leurs propos font écho, pour moi, à l'idée de Jean-Luc Nancy selon laquelle la différence est précisément ce qui constitue notre « être-en-commun ». Du point de vue de Bouzar et Kada, l'intégration sans assimilation (comme je l'ai suggéré à la fin du chapitre 3) est déjà présente dans les conceptions françaises de la société. Bouzar et Kada nous rappellent aussi que les musulmans ont depuis longtemps leur place en France ; ils font déjà partie de la nation, même si leur histoire attend encore d'être écrite : « [...] nous sommes cinq millions de Français de confession musulmane à attendre aux portes de l'histoire de France45. » Ce n'est pas pour rien que les jeunes se battent pour la reconnaissance d'une histoire partagée : la prise en compte officielle de la période 43. Bouzar et Kada, L'Une voilée, l'autrepas,op. cit., p. 82.

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coloniale, de la guerre d'Algérie et du sacrifice de leurs grands-parents pendant la Deuxième Guerre mondiale n'est pas qu'une question de justice, pour que la France reconnaisse sa dette, mais une question symbolique fondamentale de mémoire commune. Les jeunes à qui on demande tous les jours de prouver leur francité rappellent que leurs ancêtres appartenaient déjà à l'histoire de France44.

Déjà citoyens formels, déjà acceptables comme soldats en temps de guerre, déjà inclus comme travailleurs et comme contribuables. Déjà partie intégrante de l'histoire française, malgré des croyances religieuses qui semblent être en conflit avec l'individualisme abstrait mais qui ne sont, au fond, pas différentes des positions non individualistes d'autres religions considérées depuis longtemps comme compatibles avec le républicanisme français. La femme interviewée par Le Monde interroge : « Quand comprendra-t-on que la France est culturellement diverse ? Que le voile n'est pas un phénomène étranger à la France, mais un phénomène français ? » Ces femmes qui portent le foulard insistent sur le fait qu'il n'y a pas d'incompatibilité entre être française et être quelqu'un pour qui les valeurs spirituelles sont essentielles. Ce sont des valeurs qui ne sont, disent-elles, ni plus ni moins que les valeurs de l'individualisme laïque, compatibles avec le genre d'apprentissage et de raisonnement offert dans les écoles publiques françaises. Conclusion En prétendant, contre toute évidence, que les filles voilées étaient soit les victimes de leurs familles, soit les dupes d'islamistes politiques radicaux, ceux qui soutenaient l'interdiction du foulard se présentaient eux-mêmes comme des agents de l'émancipation. Ils sauvaient les filles des exigences d'une « culture » dépassée, tout en protégeant la république de ce qui menaçait sa souveraineté. Alors que les filles et de nombreux opposants à la loi soutenaient que le foulard pouvait représenter l'expression d'une conviction 44.

Ibid., p. 202.

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individuelle - expression protégée par la Constitution - , les législateurs affirmaient que ce ne pouvait logiquement être le cas. Par définition, le foulard était une acceptation de la soumission et une déclaration de loyauté d'abord à l'égard des règles et des obligations communautaires. C'était un drapeau aux couleurs étrangères et de ce point de vue, il signalait la déloyauté à l'égard des principes et des valeurs de la République. Réalisant que telle était l'accusation portée contre elles et tenant à la réfuter, plusieurs filles portèrent des foulards aux couleurs bleu-blanc-rouge du drapeau français. Cette manière de symboliser leur existence de musulmanes françaises - et la compatibilité des deux identités - était un geste de conciliation, qui fut refusé par les législateurs. Ceux-ci s'en tinrent fermement aux caricatures qu'ils avaient créées, à la fois de l'islam et de la République : l'un comme culture ou communauté homogène et l'autre comme une nation, également homogène, faite d'individus ; l'un dont la différence rendait l'inclusion impossible et l'autre qui ne reconnaissait aucune différence. En rendant le foulard hors la loi, l'État déclarait ceux qui épousent l'islam, sous quelque forme que ce soit, littéralement étrangers au mode de vie français. Cette loi ne s'appliquait ni aux femmes adultes, ni aux étudiantes des universités (étant adultes, elles avaient le droit d'exprimer leurs croyances religieuses), mais elle les stigmatisait. (Et pas seulement, puisque dans certains cas, des maires rejetèrent les candidatures à la citoyenneté de femmes portant le foulard et que des agences immobilières refusèrent de leur louer des appartements.) Même si elle ne s'appliquait ni aux hommes, ni aux garçons, eux aussi devaient comprendre que leur adhésion à l'islam faisait obstacle à leur pleine intégration. Le rejet de l'islam ne tenait aucun compte de la diversité des croyances et des pratiques. Dans la représentation catégorique de l'islam comme une culture religieuse traditionnelle et immuable, il n'était pas possible de voir les courants de modernité mis en évidence par Roy et par d'autres, pas plus qu'il n'était possible de voir les similitudes entre l'islam et d'autres religiosités. Ainsi la loi objectivait-elle

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les musulmans, désignant une communauté là où il n'y en avait pas jusqu'alors. Or, comme le remarquait une enseignante, plus l'islam est attaqué, plus les femmes porteront le voile pour le défendre45. Une autre ajoutait qu'en prétendant lutter coritre le communautarisme, les dirigeants français ne faisaient que l'aggraver, sans peutêtre bien se rendre compte des conséquences de leur décision46. Ce processus possède un autre aspect : l'objectivation de la République comme incarnation de principes immuables; en interroger les formes ou les pratiques particulières, c'était mettre en péril l'existence même de la nation. Cela conduisit non seulement à réduire au silence toutes celles et ceux qui critiquaient la loi (et la discrimination des musulmans, des Arabes, des Nord-Africains) en les déclarant ennemis de la République, mais aussi à rendre non négociable cela même qui aurait dû faire l'objet d'une négociation : l'intégration d'individus différents et de différents types d'individualités dans une nation qui n'avait jamais été aussi homogène que ce que prétendaient ses représentants autoproclamés.

45. 46.

Bouzaret Kada,L'Une voilée, l'autrepas,op. cit., p. 29. Lévy, Desfillescomme les autres, op. cit.,p. 193.

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La circulaire d'application de la loi interdisant le port du foulard établissait une distinction claire entre les signes religieux acceptables et ceux qui ne l'étaient pas : Article 11 : Aux termes du premier alinéa de l'article L. 141-5-1 du code de l'éducation, « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit ». 2.1 : Les signes et tenues qui sont interdits sont ceux dont le port conduit à se faire immédiatement reconnaître par son appartenance religieuse tels que le voile islamique, quel que soit le nom qu'on lui donne, la kippa ou une croix de dimension manifestement excessive. [...] La loi ne remet pas en cause le droit des élèves de porter des signes religieux discrets. Elle n'interdit pas les accessoires et les tenues qui sont portés communément par des élèves en dehors de toute signification religieuse'. J'ai attiré l'attention sur les mots « ostensiblement » et « discret » parce qu'ils constituent la solution à la difficulté rencontrée par la commission Stasi et ses conseillers dans l'expression de ce qui 1.

Circulaire du 18 mai 2004 relative à la mise en œuvre de la loi n° 2004-228 ; article 2.1.

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était recherché. Comme souvent dans ce type de débat politique, la formulation exacte du texte de loi avait donné lieu à de nombreuses dissensions, notamment erttre les législateurs. Pendant assez longtemps, il avait été question de bannir les signes « ostentatoires », mais ce mot avait été abandonné parce qu'il assignait à celles et ceux qui portaient ces signes des motivations difficiles à prouver. Puis il y avait eu le mot « visible » : le président de la commission de l'Assemblée nationale recommandait que tous les « signes visibles » d'appartenance religieuse fussent exclus de l'école publique. Ses collègues rechignaient, surtout parce qu'ils estimaient que l'interdiction de tous les emblèmes « visibles » était trop large et risquait d'entrer en conflit avec les décisions de la Cour européenne de justice, qui protégeaient l'expression de l'appartenance religieuse en tant que droit individuel. « Ostensible » semblait une bonne alternative, étant donné que ce mot attribuait le sens au signe lui-même ; il avait quelque chose d'objectif, tout en désignant une réalité à la fois inacceptable et excessivement visible. Les législateurs optèrent pour « discret » comme une manière de distinguer les signes admissibles, la notion de visibilité pouvant être ambiguë (une chose ostensible, après tout, est également visible). Une commentatrice parmi bien d'autres pointa la futilité de ces pointilleuses distinctions : sans doute était-il possible, abstraitement, de séparer l'« ostentatoire » de l'« ostensible » et l'« ostensible » du « visible », expliquait-elle, mais dans la pratique, ces termes étaient très difficiles à distinguer2. Je crois pourtant que c'est un effort qui mérite notre attention, car il révèle les préoccupations cachées qui orientaient les débats. Je trouve ainsi particulièrement frappantes les connotations sexuelles des termes choisis par les législateurs. Lorsqu'ils renvoient à l'exposition excessive d'un corps ou de quelque chose qui est sur un corps, surtout si c'est un corps de femme, des termes comme « ostentatoire » ou « ostensible » 2. Sylvie- Pierre Brossolette, « Laïcité, le jeu de loi », Le Figaro Magazine, 13 décembre 2003 ; et « Les religions face à une nouvelle loi », Le Monde, 15 décembre 2003.

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charrient l'impression qu'il y a provocation erotique. « Discret » est tout le contraire ; un objet discret n'attire pas l'attention, il atténue l'attrait que peut exercer le corps en question ; il est, en quelque sorte, neutre - asexué. Dans l'opposition entre « ostensible » et « discret », la langue juridique intensifiait sa désapprobation philosophique à l'égard de la violation de la laïcité imputée au foulard, au moyen d'une référence elle-même voilée à une sexualité inacceptable. Il y avait quelque chose de sexuellement inadéquat chez les filles en foulard ; comme si ce qui était révélé était à la fois trop et trop peu. Mais « trop », en quel sens ? Après tout, pour les filles qui le portaient, le foulard signifiait la pudeur et l'indisponibilité sexuelle. Dans la tradition juridique islamique, P« ostentation » est ce qu'il convient d'éviter à tout prix. Le mot arabe marocain invoqué par les théologiens est tabarruj. Abdellah Hammoudi explique que ce mot veut dire « ostentatoire » et qu'il est « invariablement utilisé pour décrire un port du corps jugé immodeste, signifiant hiératisme et visibilité3 ». Il y a un autre mot arabe, fîtna, ajoute l'anthropologue Saba Mahmood, qui désigne à la fois la tentation sexuelle et la perturbation de l'ordre politique. Supposées être des objets de désir masculin, les femmes sont ainsi provocantes par essence, « un présupposé qui en est venu à justifier l'injonction selon laquelle les femmes doivent "dissimuler leurs charmes" lorsqu'elles sont en public, afin de ne pas exciter les énergies libidinales des hommes qui ne sont pas leurs parents immédiats. » Le but de la pudeur vestimentaire des femmes est de prévenir une telle excitation4. Quels critères permettent donc de considérer comme impudique ou ostensibles les filles portant le foulard ? Certes, elles ressortaient, dans une classe remplie de filles habillées à l'occidentale, mais pas parce que leur tenue en révélait davantage. A tout prendre, elles étaient plutôt plus discrètes, puisqu'elles couvraient davantage leur 3. 4.

Hammoudi, Une saison à la Mecque, op. cit., p. 46. Mahmood, PoliticsofPiety,op.cit.,p.no-ivj.

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corps. Comment, alors, comprendre cet étrange retournement ? La pudeur musulmane était considérée comme sexuellement aberrante par les observateurs fiançais, qui ne la condamnaient pas seulement pour son caractère différent mais, en quelque sorte, pour son caractère excessif (ostentatoire, ostensible), voire pervers. La raison donnée par les politiciens et de nombreuses féministes étaient la même : le voile représentait la subordination des femmes, leur humiliation et leur inégalité. Il ne devait pas être admis par ceux qui croyaient dans les principes républicains de liberté et d'égalité. Je ne crois pas que cela constitue une explication suffisante pour le type de connotation sexuelle perturbante que le voile a aux yeux de ses critiques. Ce n'est pas l'absence de sexualité mais sa présence qui est dérangeante - une présence soulignée par le refus des filles de s'engager dans les protocoles considérés comme « normaux » d'interaction avec les membres du sexe opposé. La connotation dérangeante du voile pour les observateurs français provient de la signification qui est la sienne dans un système de relations de genre qu'ils estiment entièrement différent du leur. Pour les musulmans, le voile est une proclamation de la nécessité de restreindre la sexualité dangereuse des femmes (mais aussi des hommes), une réponse, comme le dit Hammoudi, « aux risques attachés aux poussées vitales5 ». C'est une reconnaissance de la menace que pose le sexe pour la société et la politique. Le système français célèbre au contraire le sexe et la sexualité comme libres de tout risque social et politique. Mais en même temps, le sexe pose une immense difficulté pour l'individualisme abstrait qui est au fondement du républicanisme français : si nous sommes tous pareils, pourquoi la différence des sexes constitue-t-elle un tel obstacle à une égalité réelle? Je soutiendrai dans ce chapitre que le foulard met en évidence cette contradiction dans le système de genre français : l'exigence islamique d'une reconnaissance des difficultés posées par la sexualité en révèle plus sur les limites du 5.

Hammoudi, Une saison a la Mecque,op. cit.,p. 205.

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système républicain que ce que veulent voir les partisans de ce système. Il importe de noter que ce dont je parle ici, c'est de systèmes de genre idéalisés. Ces systèmes ont bien sûr trait à la manière dont les gens se comportent et se perçoivent mutuellement, mais ils ne sont ni aussi fixes, ni aussi totalisants que ce qu'il semble. Comme toute catégorisation, ils insistent sur les normes prescriptives tout en sous-estimant la diversité des pratiques dans lesquelles les individus sont engagés en réalité. Ce qui m'intéresse, c'est la manière dont ces concepts idéalisés travaillent la représentation ; car même pour ceux qui ne les suivent pas à la lettre, ils offrent un puissant point de repère autour duquel s'organisent les manières de comprendre la différence. Ici encore, nous voyons l'objectivation de l'islam, d'un côté, et de la France, de l'autre : l'islam est vu comme un système qui opprime les femmes ; le républicanisme français, comme un système qui les libère. Pour les Français partisans de l'interdiction du foulard, il semblait y avoir un conflit entre une modernité émancipatrice et une tradition oppressive. Même si les élèves françaises qui choisissaient de porter le foulard ne le faisaient pas en tant que membres de sociétés ou de communautés traditionnelles, elles acceptaient une distinction qu'elles attribuaient à l'islam. Je dirais qu'elles cherchaient à agir dans un système discursif différent du système discursif français dans lequel elles se trouvaient. On a affaire, selon la terminologie proposée par Farhad Khosrokhavar, à la différence entre une approche « ouverte » et une approche « couverte » des relations de genre, les deux termes renvoyant au traitement du corps sexué. Dans les systèmes « couverts », les relations de genre sont régies par les codes de la modestie : « la pudeur et [...] l'honneur se définissent directement en relation à la couverture corporelle (la femme comme écran d'honneur de la communauté) et mentale de la femme (la femme comme régissant l'espace privé, fermé sur l'espace public) ». Si, traditionnellement, l'ordre de la famille et la pureté du corps social tout entier reposaient sur la séparation des sexes,

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pour les jeunes filles musulmanes en France, c'est leur propre intégrité corporelle, leur propre honneur, qui est en jeu. Les systèmes « ouverts » sont, au contraire, ceux qui ne voient pas l'exposition et la visibilité du corps comme préjudiciables. Dans ces systèmes, « un certain type de voyeurisme et d'exhibitionnisme [...] est même positivement valorisé [...]. Le langage du corps est celui de son accessibilité à l'autre sexe6. » Comme l'ont souvent remarqué les féministes occidentales, les corps découverts ne sont pas davantage une garantie d'égalité que les corps couverts. Dans les deux types de société ou de système, les femmes sont considérées comme inférieures aux hommes et leurs droits sont restreints, même s'il est certainement vrai que de nombreuses sociétés à système « ouvert » accordent aujourd'hui aux femmes une certaine dose d'égalité formelle. En France, malgré l'opposition véhémente des politiciens mêmes qui ont fait passer l'interdiction du foulard au nom des droits des femmes, une loi (votée en 2000) impose en principe un nombre égal de femmes et d'hommes sur les listes dans presque toutes les élections. Mais cette loi dite de parité n'a pas mis fin à la dépréciation des femmes qui les réduit à leur sexe et qui a conduit les collègues de Ségolène Royal, au Parti socialiste, à chercher à combattre ses ambitions présidentielles en lui rappelant que la course à la présidence n'était pas un « concours de beauté ». Jusqu'à leur confrontation idéologique avec l'islam, de nombreuses féministes françaises considéraient l'exhibitionnisme de leur société - en particulier en tant qu'il s'applique aux femmes - comme humiliant pour elles, du fait qu'il les réduisait à un corps sexué. Mais dans le feu des débats sur le foulard, ces préoccupations furent remisées et le mot « égalité » devint synonyme d'émancipation sexuelle, laquelle à son tour finit par être équivalente à la visibilité du corps féminin. Comme pour la laïcité et l'autonomie individuelle, le système de genre français était présenté 6.

Chafiq et Khosrokhavar, Femmes sous le voile, op. cit., p. 145.

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comme étant non seulement le meilleur, mais aussi le seul moyen acceptable d'organiser les relations entre les sexes. Ne pas s'y conformer, c'était être inférieur par définition et donc ne pouvoir être pleinement français. Il me semble que c'est le problème de la sexualité couverte ou découverte qui a donné à l'affaire du foulard à la fois sa résonance et son intensité. Là était la preuve de la différence irréconciliable entre « culture » musulmane et « culture » française. Visibilité Dans la controverse sur le foulard, les opposants au voile étaient obsédés par l'idée que le voile faisait obstacle à ce qu'ils appelaient « mixité », la coprésence des sexes dans les écoles, les hôpitaux et ailleurs7. Pour la commission Stasi (et pour d'innombrables témoins qui s'exprimèrent devant elle), le voile était une manifestation de la ségrégation rigoureuse qui existe entre les sexes dans l'islam. En réalité, pour ce qui est de l'école en tous cas, c'est le contraire qui était vrai : porter un foulard permettait aux filles d'aller dans des écoles mixtes où elles n'auraient pu aller autrement. Mais le véritable souci de certains experts devant la commission Stasi portait moins sur la mixité que sur l'identité de statut visuel pour les corps des femmes et ceux des hommes. C'est pourquoi, à la question de savoir si elle pensait qu'il fallait interdire la barbe à l'école, étant donné que la barbe peut être une forme d'identification à l'islam, la psychanalyste Elisabeth Roudinesco répondit qu'on ne pouvait légiférer sur la barbe, non seulement parce qu'une telle législation aurait été difficile à mettre en œuvre, mais parce que, même portée pour des raisons religieuses, la barbe ne constituait pas la même aliénation pour les hommes que le voile pour les femmes. Naturellement, le port de la barbe est très lié à la sexualité ; mais une barbe se voit, tandis que le voile dissimule les corps des femmes. « Je suis absolument convaincue que le véritable problème posé 7.

Debré, La Laïcité à l'école, op. cit., 1.1, p. 77.

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par le voile est qu'il recouvre une dimension sexuelle. Il nie l'égalité entre les hommes et les femmes sur laquelle repose notre société8. » C'est précisément le recouvrement de la sexualité des femmes qui la dérangeait tant : le voile, disait-elle, niait les femmes comme « objet de désir9 ». Roudinesco n'était pas seulement gênée par l'association du voile à l'inégalité des femmes, en contradiction avec un principe républicain spécifique. Elle pensait aussi que le voile interférait avec ce qu'elle considérait comme un processus psychologique naturel : l'appréciation visuelle des corps des femmes par les hommes comme ce qui porte à existence la féminité des femmes. De ce point de vue, les filles perdent leur identité féminine si leurs corps ne peuvent être vus. L'identité est conférée par la capacité des hommes à les voir comme des objets sexuels. L'identité féminine dépend du désir masculin, lequel à son tour dépend de la stimulation visuelle. Stasi parlait du voile comme aliénant « objectivement » les femmes, non seulement par rapport à l'exercice de leurs droits fondamentaux, mais aussi par rapport à leur propre sexualité ; quant à la féministe iranienne Chahdortt Djavann, l'une des nombreuses réfugiées en provenance d'un pays sous théocratie islamique, le voile était à ses yeux une forme de « mutilation psychologique, sexuelle et sociale » qui déniait à la jeune fille toute possibilité de « devenir un être humain10 ». La mutilation était d'ailleurs une préoccupation importante pour de nombreux commentateurs. Certains faisaient même du voile un équivalent des mutilations génitales". Pour le philosophe André Glucksmann, le voile était « taché de sang » (une référence au terrorisme et au nazisme, avec en outre, inévitablement, une connotation de blessure"). L'observation de Glucksmann semblait suivre la logique suivante : le terrorisme constitue la rupture de toutes les règles de 8. 9. 10. 11. 12.

Ibid., t. 2, p. 52. Ibid.,t. 2, p. 44. ProCboix, n° 26-27, automne 2003, p. 103-104. ProCboix, n° 28, printemps 2004, p. 57. L'Express, 17 novembre 1994.

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bonne conduite politique ; le voile est une violation des règles de l'interaction entre les genres ; les règles de l'interaction entre les genres sont la base de l'ordre social et politique ; donc le voile est un terrorisme. Suivant cet enchaînement, il était difficile de continuer à voir les filles et les femmes musulmanes comme des victimes; porter le voile devenait en soi un acte d'agression. Jacques Chirac le dit explicitement dans un discours prononcé en Tunisie en décembre 2003 : « [L]e port du voile, qu'on le veuille ou non, est une sorte d'agression'3 ». Dans ce commentaire, Chirac associait le voile au terrorisme par l'intermédiaire d'une référence oblique à la menace cachée consistant à réprimer la sexualité. Exposée à la vue de tous, la sexualité des femmes était traitable; invisible, elle risquait de conduire au chaos - tant politique que social. Mais Chirac disait aussi autre chose. L'agression dont il parlait était de deux ordres : c'était celle de la femme voilée, mais c'était aussi celle de l'homme (occidental) qui cherchait à la regarder. L'agression de la femme consistait à refuser aux hommes (français) le plaisir - compris comme un droit naturel (une prérogative masculine) - de voir ce qu'il y avait derrière le voile. Ce refus était considéré comme une attaque contre la sexualité masculine, une sorte de castration. Priver les hommes d'un objet de désir sapait leur sentiment de leur propre masculinité. L'identité sexuelle (dans le modèle occidental ou « ouvert ») fonctionne de deux manières : les hommes confirment leur sexualité non seulement en étant en mesure de regarder - de désirer ouvertement - les femmes, mais aussi en recevant d'elles un « regard » en retour. Cet échange de regards désirants, cette disponibilité des visages à la lecture, est un aspect central de la dynamique des genres dans les systèmes « ouverts ». Le foulard ne couvre pas réellement le visage de celle qui le porte; il couvre leurs cheveux, leurs oreilles et leur cou, tout en laissant le visage parfaitement visible. Pourtant, des 13.

Deltombe, L'Islam imaginaire, op. cit., p. 347.

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commentateurs identifiaient les femmes musulmanes de France à celles qui vivent dans les Etats du Golfe et persistaient à parler du foulard comme s'il couvrait le visage. Ainsi, quand la figure médiatique qu'est Bernard-Henri Lévy fut interrogée, sur une chaîne de radio publique aux Etats-Unis, au sujet notamment de l'interdiction du foulard, il s'accrocha à la question du visage. Ayant énuméré plusieurs objections au « voile » et expliqué la nécessité d'une loi l'interdisant dans les écoles publiques, il finit par dire à quel point il était triste de recouvrir les beaux visages des écolières - là, au fond, était le pire crime de l'islam. Sa remarque est d'abord intrigante, car en fait, les visages des filles dont il était question n'étaient pas recouverts. Elle s'éclaire lorsqu'on réalise que le visage découvert représente la visibilité de tout le corps et, surtout, sa disponibilité sexuelle. Suivant ce raisonnement, un corps dont on ne peut voir les contours devient un visage dissimulé. C'est pourquoi on comprend que Lévy confonde le foulard et le voile, non parce que ce sont des variantes d'un style vestimentaire musulman, mais parce qu'ils signifient l'un comme l'autre la pudeur et l'indisponibilité sexuelle de la femme, une indisponibilité profondément dérangeante pour la manière dont l'identité est vécue par les femmes et les hommes français. Alors que Lévy semblait déconcerté et attristé par le fait d'être privé de la vision de la beauté féminine, une autre réponse fréquente implique la notion d'agressivité. C'est en ces termes que le psychiatre Franz Fanon, dans les années 1950, décrivait les attitudes des colonisateurs masculins à l'égard des femmes voilées en Algérie : Mais également il y a chez l'Européen cristallisation d'une agressivité, mise en tension d'une violence en face de la femme algérienne. Dévoiler cette femme, c'est mettre en évidence la beauté, c'est mettre à nu son secret, briser sa résistance, la faire disponible pour l'aventure. [...] Confusément, l'Européen vit à un niveau fort complexe sa relation avec la femme algérienne. Volonté de mettre cette femme à portée de soi, d'en faire un éventuel objet de possession. Cette femme qui voit sans

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être vue frustre le colonisateur. 11 n'y a pas réciprocité. Elle ne se livre pas ; ne se donne pas, ne s'offre pas*4.

Dans les années 1950, cette « volonté de mettre les femmes à portée de soi » avait à voir avec les fantasmes sexualisés de domination coloniale dont j'ai parlé au chapitre 2 : des hommes blancs conquérant des femmes indigènes. Au xxi e siècle, la même volonté se rapporte à l'offensive (ou agression) perçue contre ce que ses sectateurs français soutiennent comme étant la bonne manière (voire la seule) d'organiser les relations entre les sexes. Ce n'est plus la conquête d'un nouveau territoire qui est enjeu, mais la défense (agressive) de la patrie et des principes républicains de liberté et d'égalité. Une forme spécifiquement française de sexualité a même été posée comme un trait du caractère national. C'est, pour reprendre les termes employés par l'historienne Mona Ozouf, « la singularité française" ». Dans ce qui ne peut être décrit que comme une poussée de ferveur nationaliste, de nombreuses féministes françaises se sont ralliées à l'appel à libérer les femmes musulmanes, oubliant les critiques qu'elles portaient elles-mêmes naguère encore contre l'exploitation visuelle des femmes. Certes, pendant l'affaire du « string » (voir chapitre 3), des objections avaient été soulevées contre l'hyper-sexualisation de la mode adoptée par les jeunes filles. Ségolène Royal, par exemple, avait averti que « aux yeux des garçons, le string réduit les jeunes filles à un postérieur'6 ». Comme d'autres, elle avait mis en garde contre une tyrannie de la mode qui n'avait rien de libérateur, sans toutefois aller aussi loin que certaines critiques américaines - des chercheuses spécialisées dans l'islam - qui doutaient de la supériorité des manières « ouvertes » de s'habiller par rapport aux styles « couverts » : « Nos soutien-gorge, nos cravates, nos pantalons, nos minijupes,

14. Frantz Fanon,L'An Vde la résolution algérienne, op. cit., p. 26. 15. Mona Ozouf, Les Mots des femmes: essai sur la singularitéfrançaise, Paris, Fayard 199516. Le Monde, 17 octobre 2003.

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nos sous-vêtements et nos maillots de bain sont-ils si faciles à inscrire d'un côté ou de l'autre [du] partage » entre liberté et captivité"? N'y a-t-il pas plutôt deux systèmes différents d'assujettissement en jeu ? A part un ou deux articles traitant le voile et le string comme deux faces de la même pièce oppressive, il y eut peu de débats en France sur les limites de la manière occidentale de s'habiller. Le voile, et lui seul, devait être retiré au nom de l'égalité. Et je dirais que c'était moins au nom de l'égalité entre hommes et femmes, que de l'égalité entre femmes musulmanes et femmes françaises. S'il est évident qu'il y avait de nombreuses manières d'être une femme musulmane, certaines impliquant le port du voile et d'autres non, et tout autant de manières d'être une femme française, les représentations du problème ne proposaient que deux catégories fortement contrastées. Il s'agissait d'élever les femmes musulmanes au niveau de leurs sœurs françaises (une version de la mission civilisatrice, avec toutes ses implications racistes et coloniales), libres d'exposer leurs corps et d'éprouver les joies du sexe telles que les comprenait la société française (femmes et hommes). Le ministre de l'Intérieur Nicolas Sarkozy le dit très précisément en 2005 : « Nous sommes fiers des valeurs de la République, de l'égalité entre les hommes et les femmes, de la laïcité, de l'idéal français de l'intégration. Alors, osons en parler à ceux que nous accueillons. Et agissons pour que les droits de la femme française s'appliquent aussi aux femmes de l'immigration1*. » Liberté sexuelle La veille de l'adoption de la loi d'interdiction du foulard à l'école, la politologue Janine Mossuz-Lavau signa une éloquente tribune 17. Charles Hirschkind et Saba Mahmood, « Feminism, the Taliban, and the Politics of Counter-Insurgency »,Antbropological Quarterly, vol. 75, n° 2, printemps 2002, p. 352-353. 18. http://tempsreel.n0uvel0bs.com/politique/2oo5o6o9.0BS9574/l-integralitedu-discoursde-nicolas-sarkozy.html and this http://discours.vie-publique.fT/ n0tices/05300i87i.html. Je remercie Éric Fassin pour cetteréférence.Voir son article « La démocratie sexuelle et le conflit des civilisations »,Multitudes, n° 26, automne 2006, p. 123-131.

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contre cette loi. « Quand je vois dans la rue une femme portant un voile, cela me serre le cœur », commençait l'article. Non pas, expliquait-elle, « en raison d'une hostilité quelconque à la religion à laquelle elle se rattache, mais parce que cette femme est désignée ainsi [...] comme source de péché, comme "pute" potentielle ». En tant que telle, cette femme était « interdite de sexualité avec tout autre que son mari ou futur mari ». Mossuz-Lavau ressentait une profonde empathie pour cette femme privée de la libération sexuelle qui lui revenait pourtant de droit Cependant, poursuivait-elle, une telle libération ne pouvait provenir que de l'exposition aux idées modernes à l'école. En effet, les sondages d'opinion montraient que les attitudes libérales modernes étaient tenues par des personnes possédant un haut degré d'éducation; les membres les plus intolérants de la société française étaient ceux qui n'avaient aucun diplôme. MossuzLavau citait alors une étude qu'elle avait menée en 2000-2001 sur les pratiques sexuelles dans la société française. Parmi les femmes musulmanes interrogées, « les seules qui avaient transgressé [les] normes [islamiques] et qui avaient eu des relations sexuelles avant le mariage étaient des étudiantes et des femmes cadres ayant fait des études supérieures ». Ces jeunes femmes refusaient l'impératif de virginité avant le mariage et ce n'est pas un hasard si elles avaient toutes des diplômes. Si la liberté sexuelle constituait un test de l'émancipation, concluait la politologue, alors les filles portant le foulard devaient être autorisées à rester à l'école. « Je pense que l'école, à quelque niveau que ce soit, peut avoir cette fonction et aider celles à qui l'on permet d'y rester de se diriger vers une vie plus libre*9. » Chahdortt Djavann, qui revendiquait un statut d'experte sur la base de son expérience personnelle en Iran, offrait des anecdotes sensationnalistes sur le manque de liberté des femmes dans les pays musulmans. Le fait que ni elle, ni son public le plus attentif ne 19.

Le Monde, 16 décembre 2003.

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distinguaient jamais les différents islams - l'islam comme religion d'Etat dans une théocratie dirigée par des mollahs n'est pas le même que lorsqu'il est une religion minoritaire suivie par des personnes vivant en France - est un signe de l'hystérie qui nourrissait la plupart des débats. Djavann ne se contentait pas d'affirmer que les femmes étaient opprimées dans les « sociétés islamiques », elle prétendait aussi (dans des termes qui rappellent les attitudes coloniales que j'ai décrites au chapitre 2), que la séparation entre les sexes conduisait au viol et à la prostitution. C'était comme si le voile, en désignant les femmes comme dangereusement licencieuses, encourageait les agressions. La pédophilie aussi était courante : « [S]i la relation sexuelle, non sexuelle, non conjugale entre deux adultes consentants est interdite et sévèrement sanctionnée par les lois islamiques, aucune loi ne protège les enfants". » Dans sa vision, l'attention des mâles prédateurs, stimulée par la ségrégation radicale entre les sexes, n'épargnait ni femmes ni enfants. Tout l'islam était organisé pour ces hommes, affirmait-elle. Seule une loi excluant le foulard empêcherait une évolution similaire en France. Cette loi, croyaitelle, pourrait même apporter l'espoir aux femmes vivant sous des régimes théocratiques comme l'Iran. L'argumentaire de Djavann ne tenait compte ni de la complexité de la vie en Iran (où, comme je l'ai déjà évoqué, les femmes votent et sont élues parlementaires, même si elles portent le voile), ni des mauvais traitements subis par les femmes en France. Comme le dit la sociologue féministe Christine Delphy, les musulmans n'ont pas le monopole des violences faites aux femmes21. Tout en différant sur la question de l'opportunité de la loi, Mossuz-Lavau et Djavann partageaient la même croyance en un désir inné des femmes pour les termes occidentaux de l'émancipation. Pour elles, il était clair que les femmes ne choisiraient pas le voile à moins d'y être forcées. C'était aussi la position 20. Citée par De\tombe, L'Islam imaginaire,op. cit.,p. 352. 21. Christine Delphy, « Une affaire française », in Nordmann (dir.), Le Foulard islamique,op. cit., p. 64-71.

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adoptée par par un groupe de féministes dont beaucoup avaient vécu sous des régimes islamistes. L'association Ni Putes Ni Soumises fut formée en 2002 pour protester contre les violences physiques perpétrées contre les femmes au nom de l'islam. Dans une pétition qui rencontra une vaste audience, elle soutenait l'interdiction du foulard parce que « le voile islamique nous renvoie toutes, musulmanes et non-musulmanes, à une discrimination envers la femme qui est intolérable12 ». Ce point de vue stupéfia les deux coauteures de L'Une voilée, l'autre pas. Dounia Bouzar, qui ne portait pas le voile, s'étonnait cependant de la mauvaise compréhension de l'islam contenue dans le critère de libération avancé par les féministes françaises. « Le leitmotiv de leurs messages tournait autour de l'idée selon laquelle, quand les musulmanes seront libres de fréquenter autant d'hommes qu'elles veulent, alors on pourra nous parler d'intégration. La liberté se mesure au nombre de relations sexuelles... » Saïda Kada évoquait les premières images apparues en France à la libération de Kaboul : « [U]ne femme en train de se faire maquiller. Symbolique ! On passe de la burka au rouge à lèvres ! On se rassure, non pas sur le bien-être humanitaire, mais sur la capacité de ces femmes à ressembler au modèle de référence occidental1*. » L'argument de Bouzar sur l'intégration est éloquent. Elle perçoit, à juste titre, que la libération sexuelle est au cœur des objections faites au voile et, plus généralement, à l'islam. Il ne s'agit pas simplement des entraves mises à l'autonomie individuelle par la loyauté communautaire ou l'interférence des prescriptions religieuses avec la construction laïque de soi. Le « moi » imaginé par les législateurs et leurs soutiens féministes n'était pas seulement sexué, il était sexuel ; et pas seulement sexuel, mais sexuellement actif suivant des modalités familières. Commentant des événements qui avaient particulièrement fait scandale dans la 22. Nacira Guénif-Souilamas et Éric Macé, Les Féministes et le garçon arabe, Paris, Éditions de l'Aube, 2004, p. 9. 23. Bouzar et Kada, L'Une voilée, l'autrepas, op. cit., p. 58-59.

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communauté musulmane en 1989 (deux frères s'étaient tués après avoir tué leur sœur, qui fréquentait un Français ; bien que rare, ce genre de meurtre d'honneur était, à tort, attribué à l'islam en tant que tel), la journaliste de télévision Christine Ockrent en tirait une conclusion morale : « Ce fait divers sordide met en évidence, de façon exacerbée, les difficultés, les tensions, les recoins obscurs de l'assimilation dans une autre culture, où en particulier la sexualité se vit différemment24. » Jean Daniel, directeur du Nouvel Observateur, s'interrogeant en 1986 sur la question de savoir si l'islam pouvait se transformer au contact de la « civilisation française », notait que « le problème des femmes, le problème de la femme, le problème de la sexualité compte énormément dans cette histoire" ». La sexualité donnait la mesure de la différence, de la distance que les musulmans avaient à parcourir afin de devenir pleinement français. Le choc des systèmes de genre Témoignant devant la commission Stasi, Élisabeth Roudinesco affirmait qu'une loi d'interdiction du foulard était justifiée. Pour bien marquer l'urgence qu'il y avait à légiférer, elle expliqua qu'il ne s'agissait pas d'un article de loi banal, mais bien d'une interdiction fondamentale, équivalant aux lois prohibant l'inceste16. Cette référence au tabou de l'inceste est révélatrice. Elle signale le profond malaise que suscitent les différentes manières qu'a l'islam de réguler le sexe et la sexualité. Elle exprime aussi l'idée que l'islam ne régulait pas la sexualité comme il l'aurait dû, que quelque chose d'excessif, voire de pervers, avait lieu dans les communautés musulmanes et les foyers musulmans. L'inceste, après tout, est considéré comme une déformation de ce qui est universellement moral, sain et naturel. Au début de ce chapitre, j'ai noté que de nombreuses objections au foulard véhiculaient le sentiment qu'il n'en révélait pas seulement trop peu, mais aussi trop. Il est temps de revenir sur cet aspect. 24. Deltombe, L'Islam imaginaire, op. cit., p. 70. 25. Ibid., p. 65. 26. Debré.Zo Laïcitéa l'école, op. cit.,t. Il,p. 53.

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Les partisans français de l'interdiction du foulard insistaient sur le fait que l'idée qu'ils se faisaient de l'égalité de genre n'était pas seulement française mais (comme le tabou de l'inceste) universellement souhaitable. Or l'objection de certaines des femmes musulmanes que j'ai citées consistait précisément à rejeter l'argument selon lequel le système français était nécessairement plus égalitaire, tout en refusant la caricature qui était faite de leurs croyances. Le problème n'était pas seulement un conflit entre des cultures « ouvertes » et des cultures « couvertes », mais une approche spécifiquement française de la relation entre individualisme abstrait et différence des sexes. Comme je l'expliquerai dans ce qui suit, l'approche française implique un déni du problème que pose la conciliation de ces notions. Au contraire, dans la pensée musulmane, la différence des sexes est reconnue comme un problème politique potentiel ; la séparation des sexes est une manière de l'aborder. Ironiquement, l'approche islamique consiste à exposer le problème du sexe à la vue de tous au moyen du recouvrement ostensible du corps, tandis que les Français appellent à l'exposition ostensible des corps afin de nier le problème posé par le sexe pour la théorie politique républicaine. En interdisant le foulard, les législateurs insistaient sur le fait qu'exclure de la salle de classe le signe de l'inégalité des femmes, c'était déclarer que l'égalité des femmes et des hommes était un principe de la république. Être loyal à la république, c'était souscrire à ce principe. C'était l'un des fondements de la laïcité. « Aujourd'hui, la laïcité ne peut être conçue sans lien direct avec le principe d'égalité entre les sexes17. » Dans les discussions qui eurent lieu devant la commission Stasi et ailleurs (dans la presse, à la télévision, dans divers forums publics), l'accent était mis sur l'expression sexuelle de soi comme principale mesure de l'égalité, ce que Mona Ozouf appelait « un commerce heureux entre les sexes28 ». La visi27. Stasi,Laïcitéet République, op. cit., p. 114 28. &iou(,Les Mots desfemmes, op. £7'/., p. 395.

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bilité des corps des femmes et des hommes, leur facilité d'accès réciproque, le libre jeu de la séduction, étaient considérés comme caractéristiques de la liberté et de l'égalité, l'expression au niveau personnel de ce que voulait dire vivre dans une société politiquement libre. Loin d'être dangereux pour les rapports politiques (comme l'avaient indiqué autrefois Rousseau et d'autres théoriciens politiques) le sexe, au contraire, exerçait une influence positive sur ceux-ci. Les femmes représentent pourtant depuis longtemps, pour la pensée républicaine française, un défi, qui s'est encore complexifié depuis leur obtention du droit de vote en 1945. En France, la citoyenneté est fondée sur l'individualisme abstrait. Quelle que soit sa religion, son origine ethnique, sa position sociale ou sa profession, l'individu est l'humain essentiel. Une fois abstraits de ces caractéristiques, tous les individus sont considérés comme identiques, c'est-à-dire égaux. L'égalité, dans le système français, repose sur une mêmeté à laquelle le seul obstacle a longtemps été la différence sexuelle : les femmes étaient « le sexe » et ne pouvaient donc être abstraites du leur; les hommes, eux, le pouvaient. Les individus abstraits étaient donc synonymes des hommes. La différence sexuelle des femmes était traitée comme une distinction naturelle non susceptible d'abstraction. Comment, alors, les femmes pouvaient-elles être des citoyens ? L'histoire du féminisme français montre à quel point il a été difficile de se sortir de ce dilemme : les femmes devaient s'efforcer à l'abstraction pour devenir des égales (identiques aux hommes), mais la différence de leur sexe (elles n'étaient pas des hommes) les disqualifiait par avance. Les femmes peuvent-elles être « les mêmes » tout en étant différentes ? Eh bien, oui et non. Oui, parce que d'après la pensée politique républicaine, les citoyens sont des individus abstraits, indistincts les uns des autres. C'est pourquoi, une fois citoyennes, elles sont des individus. Non parce que, par définition, la différence des sexes signifie que tous les individus ne sont pas identiques ; la nature a décrété une absence de mêmeté (une inégalité) que la société ne peut corriger.

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Il y a donc une profonde incompatibilité entre le raisonnement suivi par la pensée politique et le dilemme posé par la différence des sexes ; la différence des sexes ne semble pas se prêter à la logique républicaine. C'est en tant que groupe particulier, et non en tant qu'individus, que les femmes ont obtenu le droit de vote. Dans les récents débats sur la loi de parité, le couple hétérosexuel fut présenté comme un substitut à l'individu singulier. Les hommes et les femmes se complètent dans leur différence, était-il suggéré, et cette complémentarité était une sorte d'égalité. Mais de même que la division du travail entre maris et femmes dans le mariage n'a pas vraiment produit des régimes de parfaite égalité, cette division importée en politique crée sans cesse de nouvelles difficultés pour les femmes qui souhaitent se présenter à des élections. Le traitement brutal fait à Ségolène Royal (même après son investiture par le Parti socialiste) n'est pas le pire exemple de ce type. Les deux idées - des citoyens qui sont des femmes, pas des individus, et la complémentarité de la différence des sexes - étaient mises en avant pour corriger, mais non pour modifier, le fin mot du républicanisme français : l'égalité est toujours fondée sur la mêmeté. (Cette idée de la mêmeté comme préalable à l'égalité est, bien sûr, au principe de l'insistance sur l'assimilation comme passeport pour la francité.) Il y a donc une contradiction persistante, dans la pensée politique française, entre égalité politique et différence des sexes. Politiciens et penseurs républicains s'arrangent de cette contradiction en la recouvrant, en insistant sur le fait que l'égalité est possible, tout en élevant les différences entre les sexes au rang de trait de caractère culturel - la « singularité française » d'Ozouf. Comme pour prouver que les femmes ne peuvent être abstraites de leur sexe (contrairement aux hommes, bien sûr), on insiste sur la visibilité et l'ouverture du jeu de séduction entre femmes et hommes et particulièrement sur l'exposition publique du corps des femmes (et sa désirabilité sexuelle pour les hommes). La preuve manifeste de la différence des femmes doit être visible aux yeux de tous, à la

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fois confirmation de la nécessité d'un traitement différent et déni du problème posé par le sexe pour la pensée politique républicaine. On pourrait dire alors que, paradoxalement, cette objectivation de la sexualité des femmes sert à voiler une contradiction constitutive du républicanisme français. Les juristes islamiques traitent la différence des sexes d'une manière qui évite les contradictions du républicanisme français, en reconnaissant directement que le sexe et la sexualité posent des problèmes (pour la société, pour la politique) qu'il convient d'aborder et de résoudre. Ils le font de diverses manières (ni les Talibans, ni les ayatollahs d'Iran ne représentent tout l'islam) qui peuvent ne pas sembler acceptables à des observateurs occidentaux, mais point n'est besoin de les accepter pour chercher à comprendre cette dynamique et pourquoi elle contrarie tant les républicains français. La pudeur vestimentaire représentée par le foulard ou le voile pour les femmes et par des vêtements larges pour les hommes est une manière de reconnaître les effets potentiellement explosifs et perturbants des relations sexuelles entre femmes et hommes, des relations gouvernées par des pulsions, explique Hammoudi, « qui sont une source de continuité, mais aussi de dangers impitoyables et de conflits1* ». La pudeur vestimentaire proclame que les relations sexuelles sont exclues des lieux publics. Certaines féministes musulmanes disent qu'en fait, cela les libère, mais que ce soit le cas ou non, et que cela corresponde ou pas à la manière dont chacune des femmes qui porte un foulard en comprend le symbolisme, le voile signale l'acceptation, voire la célébration de la sexualité, mais seulement dans les circonstances qui conviennent - c'est-à-dire en privé, au sein de la famille. Je ne prétends pas que ce système n'est pas patriarcal ; il l'est, bien sûr. Mais le système français l'est aussi ; les femmes sont objectivées dans les deux systèmes, bien que différemment. En somme, dans ces deux systèmes, le sexe et la sexualité sont représentés et 29.

Hammoudi, Une saison à la Mecque,op. cit., p. 195.

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réglés différemment, abordés différemment Paradoxalement, pour l'islam, c'est le voile qui rend explicites - disponibles aux yeux de tous - les règles de l'interaction publique des genres, des règles qui ne sont aucunement contradictoires et qui excluent le commerce sexuel de l'espace public. C'est cette reconnaissance explicite du problème de la sexualité qui, pour des observateurs français, rend le voile « ostensible » ou « ostentatoire » au sens sexuel de ces termes. Non seulement il en dit trop sur le sexe, mais il en révèle toutes les difficultés. Les femmes peuvent être formellement égales, mais leur différence sexuelle dément, en quelque sorte, cette égalité. Les pieuses professions de foi des politiciens français sur l'égalité des hommes et des femmes contredisent leur profond malaise quant au partage effectif du pouvoir avec l'autre sexe. Ce sont des difficultés que cherchent à nier les penseurs et les apologistes du républicanisme français. C'est la puissance de cette psychologie du déni qui a conduit tant de féministes françaises à abandonner leur critique de l'état des choses en France pour s'empresser de soutenir une loi qui faisait de la laïcité la base de l'égalité de genre. Il faudrait un autre livre pour analyser les raisons de cet abandon des thèmes de la discrimination à l'emploi et au salaire, des plafonds de verre et de la violence au foyer - ce que certaines appellent « l'épuisement » du féminisme militant des années 1970 et 1980. Qu'il suffise de dire ici que - dans une sorte de bienveillance raciste qui rappelle certaines de celles qui les ont précédées - les féministes se sont tournées vers le sauvetage de leurs sœurs musulmanes moins fortunées. (Leur détermination à apporter l'émancipation à ces malheureuses femmes nous rappelle Laura Bush défendant la guerre en Afghanistan comme un effort visant à libérer les femmes afghanes). Ce qui a été complètement oublié, dans la glorification de la liberté sexuelle française, c'est la critique de ces féministes mêmes qui, pendant des années, ont condamné les limites de leur propre système patriarcal, avec sa manière d'objectiver les femmes et de surinvestir leur attrait sexuel. C'est la puissance de leur identification inconsciente au

iOo La politique du voile projet républicain - leur propre acceptation de cette psychologie - qui a conduit beaucoup d'entre elles à condamner sans équivoque le foulard/voile comme une violation des droits des femmes et à en parler comme si le statut des femmes en France n'était pas lui-même problématique. Exclure le foulard est alors devenu un acte de patriotisme. « En s'insurgeant contre les signes d'un sexisme "étranger", écrivait Christine Delphy non sans ironie, notre société ne fait-elle pas la preuve qu'elle ne supporte pas le sexisme ? Donc qu'elle ne saurait être sexiste ? [...] l'altérité des autres, sexistes, est confirmée, tandis que notre absence de sexisme est prouvée par l'altérité des sexistes10. » La preuve définitive du caractère inassimilable des musulmans était leur approche différente du sexe et de la sexualité. Conclusion L'une des forces motrices de l'affaire du foulard a été la préservation d'une idée mythique de la « France » sous ses nombreux aspects. Les profonds investissements psychiques mis au jour par ce problème portaient moins sur la peur du terrorisme (il y aurait sans doute eu de meilleurs moyens de lutter contre le terrorisme que d'interdire le foulard, et certains de ces moyens furent évoqués par les différentes commissions) que sur la défense de l'identité nationale française - une identité dont la manière française d'aborder les relations entre les sexes était une composante essentielle et inviolable. En effet, comme l'a remarqué le sociologue Eric Fassin, la nouvelle insistance (qui ne date que d'une vingtaine d'années) sur la nature fondatrice de l'égalité sexuelle est une manière d'insister sur l'immuabilité de la République dans son incarnation actuelle. L'égalité sexuelle (comme la laïcité) est devenue une valeur primordiale. Ceux qui ne partagent pas cette valeur (les musulmans, en l'occurrence) ne sont pas seulement différents, mais inférieurs moins évolués, si tant est qu'ils soient capables d'évoluer. La preuve 30.

Delphy, «Une affaire française», art. cité, p. 64.

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ultime du caractère inassimilable de l'islam se réduit donc, ou se résume, à l'incompatibilité sexuelle. Cette incompatibilité était si profonde qu'elle compromettait l'avenir de la nation - son avenir reproductif au sens littéral ainsi que la représentation de cet avenir. La République « une et indivisible » pouvait inclure les hommes et les femmes, mais elle ne pouvait admettre plus d'une manière d'organiser les relations entre eux, la manière existante étant considérée comme enracinée, non seulement dans la culture, mais dans la nature. Le système français des genres était alors représenté non seulement comme supérieur, mais comme « naturel ». D'où la profonde répugnance psychologique pour une manière d'être dont la différence, de ce point de vue, ne pouvait être que perverse.

Conclusion

Chaque année, l'Assemblée nationale décerne un prix au meilleur livre politique paru l'année précédente. En 2006, son choix tomba sur La Tentation obscurantiste de Caroline Fourest1. Féministe, Fourest est l'une des fondatrices de la revue ProCboix et a été l'une des principales voix en faveur de la loi antivoile. Elle est une fervente opposante à ce qu'elle appelle les intégrismes religieux et une avocate passionnée de la laïcité. Définir comme absolue son approche de la laïcité serait un euphémisme : d'après elle, c'est la seule arme qui puisse nous protéger de la perte de liberté et d'autonomie que les militants religieux cherchent à imposer à la première occasion. Quand je l'ai rencontrée à New York, il y a quelques années, elle et sa compagne d'alors, Fiametta Venner, étaient sur la piste de réseaux internationaux de groupes évangélistes basés aux Etats-Unis. Comme elles, j'étais préoccupée par l'impact que ces groupes avaient sur les femmes, en particulier en matière d'avortement et de contraception, et ensemble nous nous inquiétions du pouvoir politique qu'ils avaient acquis (c'était juste avant la première élection de George W. Bush). Pour Fourest et Venner, l'extrémisme religieux était la forme la plus virulente que 1.

Caroline Fourest, La Tentation obscurantiste, Paris, Grasset, 2005.

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pût prendre le patriarcat et elles estimaient que c'était une priorité dans les combats féministes à mener. Peu de temps après, elles se mirent à s'intéresser à l'islam et lancèrent un cri d'alarme sur ce qui leur semblait être un accroissement de l'influence des « intégristes » parmi les Français musulmans. A l'époque des débats autour de la loi sur le foulard, en 2003, elles consacrèrent des numéros entiers de leur revue à rallier à leur campagne les laïcistes convaincus. Alors qu'elles prenaient soin de distinguer les principaux courants du christianisme ou du judaïsme et les extrémistes de ces religions, leur traitement de l'islam tendait à être monolithique, comme si cette religion était par définition entièrement extrémiste. Elles étaient persuadées que les islamistes étaient engagés dans une conspiration politique dont la fin était l'oppression des femmes et l'élimination de la laïcité - bref, que l'expérience iranienne était sur le point d'être importée en France. « Le voile n'est pas un débat en soi. C'est un test qui doit nous permettre de réaffirmer une vision particulièrement ambitieuse de la laïcité, à un moment où elle est plus menacée que jamais par la montée des intégrismes1. » Peut-être y avait-il quelques musulmans à qui cette définition ne correspondait pas, mais ils étaient rares. Et les porteuses de foulards n'en faisaient pas partie. Fourest et Venner étaient véhémentes au sujet du foulard, dont elles parlaient toujours comme du « voile ». Elles le considéraient comme un drapeau ennemi dans la guerre à mort contre le fanatisme. « L'autorisation du voile à l'école n'est qu'une étape dans le calendrier d'associations intégristes qui souhaitent tester la laïcité5. » Elles rejetaient furieusement l'accusation d'islamophobie qui leur était faite par des personnes qui les avaient fréquentées de près. Il n'y avait pas une once de racisme, insistaient-elles, dans leur défense de la laïcité. Ceux qui formulaient de telles accusations étaient naïfs ou, pire, dupes d'un dangereux relativisme religieux. 2. Caroline Fourest et Fiametta Venner, « Les enjeux cachés du voile à l'école », ProCboix n° 25, été 2003, p. 19. 3. Ibid., p. 31.

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Comme les articles qu'elle écrivait avec Venner, le livre de Fourest se déchaînait contre ceux qui se considéraient comme des disciples sérieux de l'islam et qui insistaient, comme je l'ai fait ici, sur la complexité des expériences des musulmans de France. Elle les répudiait comme une cinquième colonne conspirant avec l'ennemi pour saper la République. Au moment de l'annonce du prix décerné au livre de Fourest, un groupe d'intellectuels publia une tribune dans Le Monde en guise de protestation (18 avril 2006). Jean Baubérot et Etienne Balibar figuraient parmi les signataires. Les auteurs du texte qualifiaient de réducteurs et d'infondés les arguments de Fourest, plus faits pour diaboliser un « autre » que pour éclairer le sérieux défi que posait la nécessaire amélioration de l'intégration des populations issues de l'immigration dans la société française. Ils regrettaient que le prix de l'Assemblée nationale donne une reconnaissance publique à une polémique dont les arguments étaient frauduleux et qui jouait sur la peur et l'émotion plutôt que sur la raison. L'article, acerbe, offre une critique succincte mais convaincante de ce qui est depuis longtemps la politique gouvernementale. Tout en exprimant leur consternation devant le choix de ce livre par l'Assemblée nationale, les auteurs de la tribune n'en étaient pas vraiment surpris, car le livre ne faisait que répéter ce que les législateurs disaient depuis des années. Fourest est devenue, comme beaucoup d'entre ceux-ci, une idéologue agitant la bannière nationaliste ; au nom des principes des Lumières, elle ferme la porte à toute discussion et refuse d'admettre toute autre opinion que la sienne. Le soutien apporté par l'Assemblée nationale au livre de Fourest donne une indication du succès de la campagne : ceux qui soutenaient la position républicaine recevaient une grande attention de la sphère publique et médiatique tandis que les critiques étaient négligées, voire censurées. Plusieurs groupes protestèrent contre le fait qu'ils ne pouvaient accéder aux principaux médias ou à tout type de forum public. Dans certaines villes, l'Union des familles laïques réussit même à prévaloir sur des maires pour empêcher la projection

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d'un film intitulé Un racisme à peine voilé, qui présentait avec empathie le point de vue des adversaires de l'interdiction du foulard. C'est ainsi qu'au nom de la vérité, de l'histoire ou de la nature, une vision de la République fut avancée, qui sacralisait et rendait incontestables les principes fondateurs de l'individualisme abstrait, de la laïcité ou d'un système de genre « ouvert ». Ces principes étaient présentés comme un test de la véritable religion des citoyens français. Ceux qui n'y souscrivaient pas étaient traités comme des infidèles. En honorant La Tentation obscurantiste, le gouvernement poursuivait sa campagne contre le foulard. La loi est en vigueur depuis 2004 et il semble que la plupart des musulmans se sont adaptés à ses dispositions. Pour de nombreuses familles pauvres, il n'y avait pas d'alternative, le versement des aides sociales étant lié à la fréquentation des écoles par les enfants. Les filles qui ne se sont pas pliées à la règle ont été expulsées ; certaines sont parties ailleurs, souvent dans des écoles privées, où l'interdiction n'a pas cours. Les protestations initiales contre la loi (à Strasbourg, unefilles'est rasé la tête : à défaut de pouvoir couvrir ses cheveux, elle s'en était débarrassée) ont cessé, ou du moins n'attirent plus l'attention des médias. Mais la loi n'a pas gagné les musulmans à la laïcité ; au contraire, le nombre de voiles et de leurs variantes que l'on observe dans certains quartiers a augmenté. Même si les élèves retirent leur foulard pendant les heures de classe, elles le remettent à lafinde la journée. Il leur est ainsi constamment rappelé que leur religiosité ne s'accorde pas avec les exigences de l'État français et elles font l'expérience, quotidiennement répétée, de la différence et de la discrimination. Bien que la loi ne s'applique qu'aux élèves des écoles primaires et secondaires, elle a été comprise comme une expression plus générale de la désapprobation de l'autorité publique l'égard du voile. Des femmes adultes portant le foulard se voient parfois interdire des cérémonies de naturalisation, même si elles remplissent tous les critères d'accès à la nationalité. « À la préfecture de Bobigny, rapportait une femme qui avait demandé la naturalisation, une dame

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m'a dit que le voile n'était pas accepté par la société française, que tout serait compromis si je le gardais. » Certains maires refusent des services sociaux aux femmes voilées sous le prétexte (fallacieux) que le port du hijab serait interdit par la loi. On a dit à certaines femmes qu'elles ne pouvaient être témoins à des mariages, voire se marier elles-mêmes. « A Montfermeil et au Blanc-Mesnil, on a refusé de me marier à cause de mon voile. Pourtant on voyait bien mon visage. » Dans de nombreux cas, des fonctionnaires de justice n'ont pas permis à des femmes en foulard de prêter serment ou même d'assister à des procès. Des employeurs rejettent les candidatures de femmes voilées. « Le voile, c'est un handicap à 100 % dans la société française. On ne voit aucune femme voilée nulle part, même pas aux caisses des supérettes de quartier. Finalement, ce ne sera pas à cause de l'islam mais de la société française qu'on restera à la maison. » Une femme raconte son expérience à la banque, où un guichetier a refusé de la servir sous prétexte que son voile pouvait être un déguisement en vue d'un cambriolage. Une autre, mère de cinq enfants, élue déléguée de l'association des parents d'élèves à l'école de son fils, rapporte : « Avec les parents, je n'ai jamais eu de problèmes. Mais les professeurs n'entendaient plus ce que j'avais à dire. Ils étaient obsédés par mon foulard. L'un d'eux a fini par me dire que c'était interdit4. » Ces témoignages nous incitent à conclure que loin de résoudre le problème d'intégration des musulmans dans la société française, la loi d'interdiction du foulard l'a exacerbé. Et en effet, elle a eu des ramifications bien au-delà des écoles publiques françaises. Adoptée pour proclamer la laïcité et d'égalité de genre, elle a, en fait, autorisé des expressions de racisme et légitimé des pratiques discriminatoires. Les émeutes de l'automne 2005 ont révélé les énormes disparités qui existent entre la vie des groupes issues de l'immigration et celles des « Français », l'échec 4. Toutes ces citations proviennent de Pascale Krémer, « Paroles de Françaises musulmanes : les volontaires du voile », Le Monde Magazine, 9 septembre 2006.

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de l'école à fournir un visa de sortie des banlieues, la discrimination persistante sur le marché du travail et, par conséquent, les immenses inégalités face au chômage entre jeunes « issus de l'immigration » et jeunes « Français », le stigmate attaché au nom, à l'adresse et à d'autres signes d'une origine nord-africaine (et, de plus en plus, d'Afrique de l'Ouest). Or la réponse des fonctionnaires du gouvernement - dénonciation des jeunes émeutiers et des jeunes chômeurs comme « racaille », attribution de la faute des soulèvements aux clandestins et mesures visant à les expulser de France - marque une nouvelle fois un refus d'admettre que c'est bien un problème français, postcolonial qui plus est, et certainement pas « importé ». Pour se réconcilier avec leur population musulmane, les politiciens et les intellectuels français doivent inventer de nouvelles manières d'aborder la différence, reconnaître son existence plutôt que refuser de s'y intéresser. Les vieilles habitudes, l'insistance sur la mêmeté et sur l'assimilation, ne marchent pas. Pourtant, au lieu d'explorer ce qui pourrait être fait, la plupart des dirigeants nationaux persistent à adhérer à un mythe de l'universalisme républicain aussi dogmatique que fantasmatique. L'hystérie politique qui a caractérisé la campagne en vue de l'adoption de la loi sur le foulard reposait sur une représentation du voile comme une menace terroriste subvertissant la nation de l'intérieur. En réponse, le pays s'est rallié à une défense des principes supposément immuables de la laïcité, de l'individualisme abstrait et (récemment ajouté mais considéré comme tout aussi immuable) de l'égalité des genres. Si, comme l'a écrit Emmanuel Terray, l'hystérie sert à nier à et occulter des réalités difficiles et des remises en question auxquelles on ne veut pas se confronter, alors la loi a atteint son objectif. Mais seulement de manière temporaire et sans aucun effet positif, car son principal effet a été de réaffirmer l'inacceptable différence des musulmans dans la société française. Ainsi était réaffirmée leur extériorité, ou plutôt leur appartenance non reconnue. L'attribution d'une altérité inférieure, qui, selon George Fredrickson, définit le racisme, était

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attachée au voile et, au-delà, à tout ce qui était musulman, arabe et nord-africain. La loi sur le foulard était donc moins la solution d'un problème qu'un symptôme de l'incapacité ou du manque de volonté de la France de se confronter au racisme - ce constant déséquilibre de pouvoir fondé sur la différence ethnique et religieuse - qui caractérise depuis si longtemps son interaction avec les populations issues de l'immigration. Comme l'ont écrit Charlotte Nordmann et Jérôme Vidal, il est clair que le mythe de l'universalisme républicain opère comme un voile « jeté sur des rapports de domination » entre « Français de souche » et musulmans français. Interdire le foulard islamique était une manière faire de l'assimilation la seule voie menant à la pleine appartenance à la communauté des Français. « [S]i communautarisme il y a, ne serait-il pas plutôt à chercher du côté de l'État ? Il est vrai que le caractère majoritaire de ce communautarisme lui permet de s'ignorer comme tel et de se prévaloir d'une dimension universelle5. » Pour le dire autrement, la laïcité absolue, sous-tendue par l'idée d'une naturalité du genre et de la sexualité à la française, rendait impossible un traitement de la différence musulmane comme une manière viable ou normale d'être dans le monde. L'attaque contre le foulard islamique laisse en place un autre voile, celui qui recouvre la contradiction entre, d'une part, une prétention hautement particulariste (« singulière ») à un universalisme qui ne peut et ne doit être que français et, d'autre part, l'insistance sur l'élimination de la différence (en l'occurrence, la différence de l'islam) comme seule manière viable de maintenir l'intégrité de PÉtat-nation. Quel est le coût de cette exigence d'homogénéité? Quelle définition de la démocratie impliquet-elle? Telles sont les questions que posent dans leurs critiques certaines des personnes que j'ai citées dans ces pages, notamment Baubérot, Balibar, Gaspard, Khosrokhavar et Nordmann. Selon 5. Charlotte Nordmann et Jérôme Vidal, « La République à l'épreuve des discriminations », art. cité, p. 7.

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elles, non seulement la notion de laïcité utilisée pour justifier la loi donne une représentation fallacieuse de l'histoire proprement française de la sécularisation, mais elle exacerbe les problèmes sociaux auxquels sont confrontées les populations issues de l'immigration de nos jours. L'exigence de mêmeté participe au racisme et le perpétue. Le cas de la loi française d'interdiction du foulard à l'école n'est donc pas seulement une affaire locale. Il nous permet de réfléchir plus largement aux termes en fonction desquels s'organisent certains pays démocratiques (y compris les États-Unis) et d'analyser de manière critique les façons dont l'idée d'un « choc des civilisations » sape la démocratie qu'elle est censée promouvoir. Ce n'est pas, comme le supposaient les législateurs français, la similitude, mais la reconnaissance des différences qui définit la communauté. Pour revenir au philosophe Jean-Luc Nancy que je citais en introduction, le problème n'est pas l'être commun mais l'être-en-commun. Faire de cette idée la base d'une politique démocratique au xxi c siècle est sans aucun doute un défi pour les pays qui font de l'homogénéité (culturelle, religieuse ou ethnique) la marque de l'identité nationale. Mais à mesure que les populations de ces pays deviennent plus diverses, « l'être-en-commun » est la meilleure solution dont nous disposions.

Achevé d'imprimer pour le compte des Éditions Amsterdam par les presses de Source d'or (Clermont-Ferrand) en août 2017

W Imprimeur n° 19594N

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