La philosophie de l'amour chez Raymond Lulle [Reprint 2019 ed.] 9783110810349, 9789027973016

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La philosophie de l'amour chez Raymond Lulle [Reprint 2019 ed.]
 9783110810349, 9789027973016

Table of contents :
De l'amour
SIGLES
INTRODUCTION. Raymond Lulle en son temps et en ses lieux
«AGENTIA»
«UNIFICIENTIA»
«AMANTIA»
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
TABLE DES MATIÈRES

Citation preview

LA PHILOSOPHIE DE L'AMOUR CHEZ RAYMOND LULLE

LOUIS SALA-MOLINS

LA PHILOSOPHIE DE L'AMOUR CHEZ

RAYMOND LULLE Préface

de

VLADIMIR JANKÉLÉVITCH

PARIS • MOUTON • LA HAYE

Ouvrage honoré d'une subvention du ministère de l'Éducation

nationale

Du même auteur Le texte intégral du présent ouvrage, qui a fait l'objet d'une thèse de Doctorat d'Etat, a été publié sous le même titre par le Service de Reproduction des Thèses (Université de Lille III), 1971, 655 p. L U L L E , L'arbre de philosophie d'amour. Le livre de l'ami et de l'aimé et Choix de textes philosophiques et mystiques, traduction française avec introduction et notes par L. Sala-Molins, Paris, Aubier-Montaigne, 1967, 422 p.

Nicolau E Y M E R I C H , Le manuel des inquisiteurs (Directorium inquisitorum, Avignon, 1376). Avec les commentaires de Francisco Pena (Rome, 1578), traduction française avec introduction et notes par L. Sala-Molins, Paris-La Haye, Mouton & Cie, 1973, 248 p., coll. « Le Savoir historique ». Sous presse Raimundi Lulli Opéra Latina : Opéra montepessulana, t. IX, 684 p.

ISBN : 2-7193-0881-1 Library of Congress Catalog Card Number : 73-75-513 © 1974, Mouton & Co. Printed in France

PRÉFACE DE VLADIMIR

JANKÉLÉVITCH

De l'amour

Plénitude des plénitudes ! Et tout est plénitude. MIGUEL DE UNAMUNO

Nous avons suivi Louis Sala-Molins bien plus que nous ne l'avons guidé ; et il nous a donné immensément plus qu'il n'a reçu. Aussi nous est-il agréable aujourd'hui de dire pour ses lecteurs ce qu'en effet nous ont appris ses travaux et une longue amitié nourrie par le même combat et par l'attachement aux mêmes causes. Nul doute que les thèses de Louis Sala-Molins, que les textes traduits et publiés par lui 1 ne donnent une puissante impulsion à la redécouverte de Ramon Lulle. Il faut le dire : La Philosophie de l'amour chez Raymond Lulle est deux fois catalane, par celui qu'elle étudie et par celui qui l'étudié, et à qui sa langue maternelle donne directement accès aux sources mêmes du génie catalan. A travers les néologismes savoureux et les bizarreries raboteuses de la terminologie lullienne, Louis Sala-Molins nous fait vivement ressentir la modernité d'une pensée étonnamment actuelle ; à travers la mécanique et la rhétorique de la carcasse « artienne », à travers le formalisme des trilogies et des symétries, SalaMolins nous laisse percevoir la pulsation d'une vie intense et profonde. Moderne, ce livre l'est d'abord par le ton volontiers polémique dont il use et où les options militantes de l'auteur sont facilement reconnaissables. Ramon Lulle fut en plein 13" siècle, et au péril de sa vie, un merveilleux apôtre de la tolérance, un vaillant chevalier sans peur et presque sans reproche de la lutte contre le terrorisme. Quand Ramon Lulle est né, le premiers crématoires de l'Occident avaient déjà exterminé les Cathares, l'Inquisition venait de détruire Montségur et d'anéantir la civilisation humaniste de l'Occitanie. Aux pogroms Ramon oppose le dialogue. L'œuvre de Lulle est tout entière dialogue et ouverture : 1. Lulle, L'arbre de philosophie d'amour, Le livre de l'ami et de l'aimé et choix de textes philosophiques et mystiques, chez Aubier-Montaigne (« Bibliothèque philosophique », 1967). Les travaux d'Armand Llinarès ont une part importante dans ces retrouvailles.

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PRÉFACE DE VLADIMIR

JANKÉLÉVITCH

dialogue avec les hérétiques et avec les « infidèles », avec le juif et le mahométan — non point irénisme plus ou moins annexionniste, mais accueil à autrui et recherche de la similitude sous la dissimilitude. Ouvrez les portes, dit le Livre de contemplation2. « Ouvrez, Seigneur, toutes les ouvertures et les portes de ma maison... » Les thèmes fondamentaux que Sala-Molins dégage de l'œuvre lullienne se résument dans ces deux mots : Agentia, Amantia ; l'activisme et l'activité amoureuse. La philosophie de Lulle est tout entière une philosophie de l'affirmation dont le but est d'exorciser le néant et la mort. Sur bien d;s points Lulle annonce Spinoza, le philosophe du « Conatus » : la joie et Y être-en-être sont liés chez Ramon indissolublement. Car l'affirmation originelle est une victoire continuée sur le non-être. Et cette affirmation elle-même est une continuelle opération. Etre, c'est en effet essentiellement faire et œuvrer. D'où il suit que l'Etre absolu est le faire-être (èpyâÇeoGai, dit l'Evangile selon saint Jean) porté au comble de l'intensité. C'est ainsi que la Bonté n'est rien si elle n'est bienfaisance, que la magnitude n'est rien si elle ne magnifie la petitesse, si elle n'est magnificence, que la pureté est impure si elle n'est purifiante... Et inversement une bonté qui ne bonifie rien, une bonté quiescente et paresseuse est comme une flamme qui ne brillerait pas, n'éclairerait personne ni n'échaufferait rien : cette bonté inactive se contredit elle-même. Plus généralement : celui qui ne fait rien n'est rien ; le non-être est donc la limite extrême de la fainéantise ; l'inaction c'est l'inexistence et finalement la mort. L'opération amoureuse vérifie mieux que toute autre ce lien du faire et de l'être, du « farniente » et du néant. Il est bien vrai que « le désamour est une mort », comme le dit Le livre de l'ami et de l'aimé3, et que l'amour fait être l'être. Encore faut-il que l'amour ait quelque chose à faire ! L'unité oisive, quand elle n'a aucun pluriel à unifier, rien à se mettre sous la dent, se confond avec le non-être : et de même un amour qui n'a rien à faire et qui est réduit au chômage total est une espèce de mort. Or l'amour a deux manières de mourir d'inanition : la première, « physiciste », est d'absorber en soi l'objet aimé, et la seconde, « extatique », de s'absorber lui-même dans cet objet. L'amour égotropique et cannibale gobe et dévore et digère son aimé comme si c'était un aliment et n'a par conséquent plus personne à aimer. Et dans l'extase, c'est l'inverse : il n'y a plus personne pour aimer. Mais cet inverse revient au même : que l'amant assimile l'objet aimé, ou que le sujet aimant s'assimile lui-même « par hénôse » et 2. I 1, § 15, trad. du catalan par L. Sala-Molins. 3. § 61.

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identification unitive à cet objet, dans les deux cas tout est fini tout de suite. Circonvenu par la mystique bernardienne, Ramon eut en fait surtout à conjurer, comme dit Sala-Molins, les « déliquescences cisterciennes et victorines » et la tentation de la fusion aveugle. Ce Catalan a peu de goût pour les ténèbres grisantes du non-être et pour le vin herbé ; il ne cédera pas aux ivresses de la nuit ; il rejettera toujours les délices empoisonnées de la perdition. Sur ce point du moins il est aussi peu troubadouresque que possible ! Dans le naufrage mystique où s'abîment les amants, il pensera surtout au sauvetage et à la préservation des deux passagers. Il dirait sans nul doute que cette tentationlà traduit une délectation morose et une complaisance suspecte aux désirs de mort. L'amour, pour les « physicistes » de l'Allos autos comme pour les extatiques, sombre dans le sommeil ; mais pour l'Ego repu c'est la somnolence qui suit la digestion ; et pour les extatiques, ce sommeil est le rien qui succède à la nihilisation du sujet aimant. L'amour lullien devra louvoyer entre le Charybde du narcissisme et le Scylla de l'extase. Il est conforme à la vocation de la philosophie affirmative de plaider pour l'irréductibilité de ce pluriel élémentaire et minimal qu'est le duo amoureux. « Nous étions deux, je vous le jure ! » Pour qu'il y ait amour, nous devons être deux : pas plus, mais jamais moins ! Non, il n'y a pas d'amour si les deux partenaires monadiques du duel amoureux ne sont pas indépendants l'un de l'autre et absolument autres l'un que l'autre... A moins de s'aimer lui-même d'amour-propre, ou de s'anéantir, le sujet aimant doit viser son autre hors de soi. L'absolue altérité de l'autre est donc ce qui brise la clôture de la philautie et de l'amor sui, ou vice-versa empêche la perdition de l'amant, ce qui rend impossibles à la fois l'engloutissement de l'aimé dans l'être de l'amant et l'identification ontique de l'amant à l'être de l'aimé. En langage mcderne on dirait : Ramon Lulle tient fermement à l'intentionalité de l'amour. Fénelon, un peu nominaliste en cela, devait dire un jour : on n'aime pas pour aimer, mais pour l'aimé. Car l'amour éprouvé par l'amant n'est qu'une exaltation vide sans cet aimé à aimer ! Cet aimé bien district de l'amant, voilà toute la vérité du rapport amoureux. Dieu, l'aimé suprême, est aussi l'absolument autre et la différence absolue : Dieu est non seulement autre, mais tout autre, et autre même que l'autre ; il diffère de tout ce qui existe. Ramon est le premier philosophe de la différence *. L'articulation plurielle de l'Amie, et de l'Amat et de l'Amor est véritablement au centre de ses pensées. Pourtant nous n'avons pas encore tout dit. L'Amie et l'Amat, l'amant 4. Arbre de philosophie d'amour, V. 3, § 10 (Sala-Molins, p. 283-284).

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et l'aimé pourraient se regarder comme des chiens de faïence avec leurs yeux de verre, et demeurer en présence l'un de l'autre jusqu'à la fin des siècles : il n'arriverait jamais rien ; pas un événement, pas un geste en direction du partenaire. Cet immobile tête-à-tête, ce glacial face-à-face, ce morne nez-à-nez, ce n'est pas l'amour ; c'est une simple juxtaposition où l'aimé et l'amant n'ont d'autre lien entre eux que celui de la conjonction Et, où la préposition Avec désigne non plus même un tête-à-tête, mais le parallélisme d'un côte-à-côte, c'est-à-dire la coexistence sans sympathie et la cohabitation sans amour : ici les conjoints vivent ensemble et ne se regardent même pas. Ils n'ont pas entre eux de « rapport ». 1) Pour que jaillisse l'étincelle, pour que le courant passe, il faut que Yintentionalité implique une transitivité ; mais la transitivité ellemême, et le complément direct du verbe aimer qui est sa visée, et le précieux accusaif d'amour qu'elle suppose, ne suffiraient pas sans la réciprocité. Une véritable relation dialogique, c'est-à-dire une corrélation d'échange est à ce prix : elle exige que l'influx passe de l'un à l'autre, et réciproquement de l'autre à l'un ; que l'amant soit aussi l'aimé de son aimé, et l'aimé l'amant de son amant ; chacun étant respectivement actif et passif par rapport à son corrélat. Faute de quoi la corrélation, redevenue relation immutuelle et unilatérale d'un amant non aimé à un aimé non amant aurait tôt fait de se refroidir et de relationner à nouveau des partenaires en faïence. Un amour boiteux, et par conséquent malheureux, est-il réellement un amour ? Le bonheur, avec tout ce qu'un tel mot implique d'actif et d'intrinsèquement riche, est chose trop importante au gré de Lulle pour que le goût du malheur et la complaisance à l'échec jouent dans cette philosophie un rôle véritable. L'amour lullien doit être réciproque parce qu'il doit être heureux. 2) L'aimé-aimant et l'aimant-aimé sont différents l'un de l'autre. Or la différence exclut l'oisiveté et empêche le sommeil. La différence nous intrigue et nous maintient éveillés ; elle sollicite la vigilance et l'effort : l'excitante différence appelle un travail réflexif qui à l'infini réduit la relation des hétérogènes. L'éloignement devient « propinquité » et finalement proximité superlative sans jamais se réduire à une coïncidence ponctuelle qui serait la mort de l'amour. L'amour tend vers la différence infinitésimale, impondérable, impalpable, indosable, laquelle est pour ainsi dire l'extrême limite du duel et de l'un. Au moment où la distance entre l'amant et l'aimé est devenue minimale, les deux partenaires sont presque indiscernables l'un de l'autre... presque, mais presque seulement !

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3) Pourtant cela même est encore trop simple. Le secret de l'amour n'est pas non plus la différence infinitésimale, mais le paradoxe d'ambiguïté. Deux en un, dit Maurice de Gandillac en parlant de Plotin 5 : mais de telle manière que l'amant et l'aimé restent, même dans l'unité, irréductiblement deux ; car la contradiction est ici, comme chez Bergson, une manière paradoxale de résoudre cette alternative de l'un et du pluriel qui fut l'aporie platonicienne par excellence. Mieux encore : sur le point de se confondre avec le partenaire et de se perdre en lui, l'amant rebondit de l'autre vers le même et du toi vers le soi ; après quoi la dualité reconstituée le renvoie de nouveau et immédiatement à l'unité. Le bonheur d'aimer n'est peut-être que le battement vibratoire de ces deux malheurs alternatifs : le passionnant, le périlleux bonheur d'aimer, c'est le malheur de ne plus être (ou d'être seul), continuellement annulé par le malheur de la séparation, ou bien c'est la misère de la séparation continuellement guérie par la mortelle béatitude de la coïncidence. Bergson, très lullien en cela, décrit ce jeu dialectique de fluxet-reflux dans l'intuition, dans l'intellection et dans l'introspection continuellement renvoyées de l'avoir ou savoir sans être à l'être sans avoir ni savoir, de la clairvoyance sans amour à la coïncidence aveugle, et réciproquement. Ou pour parler comme le Pèlerin chérubinique d'Angélus Silesius : Je ne sais pas ce que je suis, je ne suis pas ce que je sais... Les deux insuffisances de cette alternative, par leur alternance rapide, nous recomposeront peut-être une plénitude ? Il ne s'agit nullement d'une synthèse où le duel serait digéré et la différence assimilée : il s'agit d'un va-et-vient et d'un mouvement oscillatoire ; il s'agit d'un perpetuum mobile ! Amour, qu'est-ce qu'amour ? Louis Sala-Molins a remarqué ces questions que, dans L'arbre de philosophie d'amour, l'ami ne cesse de poser. Mais encore, dis-moi, Amour, qu'estce qu'amour ? comme si Amour n'avait pas répondu, ou comme si l'ami n'avait pas entendu sa réponse. Inépuisablement la réponse renaît de la question, inlassablement la question rebondit sur la réponse. Telle est l'oscillation pendulaire de la « pensée interrogative » ! Ramon luimême, dans un texte étonnant du Liber de praedicatione que SalaMolins ne manque pas de citer, compare le mouvement amatif à l'alleret-retour de la navette sur le métier du tisserand. Le même passage évoque également la circulation du sang puisé par le cœur dans les artères : « Sanguis mittitur a corde et retrahitur et redit, sicut a textore navicula mittitur et remittitur in texendo. » L'active interaction qui se trame entre la première et la seconde personne est donc comparée tout ensemble au rythme du travail et à l'incessante besogne, à l'infa5. La sagesse de Plotin, p. 174 suiv.

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tigable « moto perpetuo » de la vie. Il ne faut donc pas s'étonner si l'amoureuse navette n'a pas toujours l'air de savoir ce qu'elle veut, si elle est tiraillée en sens opposés, si l'Amie et l'Amat sont, pour tout dire, en état de déchirement et d'ambivalence. Jacques Madaule nous parle en termes émouvants de cet « interlocuteur » 6 passionnément recherché et en même temps redouté, de cet interlocuteur prochain-lointain, de ce décevant partenaire féminin dont notre âme a faim et soif. L'amour est passionnant parce que la tension des deux irréductibles est une tension insoluble et sans cesse résolue à l'infini ; l'amour est passionnant parce que la polarité d'amour est passionnelle. Et il ne faut pas s'étonner non plus si le Catalan retrouve parfois, sur ce point, le langage de l'amour occitan et de la rhétorique courtoise : la « langueur » (languiment), c'est-à-dire le sentiment qu'inspire au troubadour la Princesse lointaine et qui remplit le vide de l'absence, la langueur qui fait écho à un « amor de lonh » apparaît par moments dans Le livre de l'amour et de l'aimé 7. C'est un effet de la dialectique de la présence et de l'absence... En vérité la distance qui fait obstacle à l'amour est par là même ce qui nous fait aimer ; l'amour aime malgré la distance et à cause d'elle : car la différence est l'organe-obstacle de l'aimer comme elle est l'organe-obstacle de l'agir. Plus que Tristan, l'amant lullien aurait le droit ds dire : Si près... si loin 8 : car l'éloignement est, en tant que recul ou distanciation, la condition du connaître. La distance, en règle générale, ne fait pas languir Ramon ; l'union dans le néant abyssal lui fait horreur, et la « lontananza », malgré quelques soupirs et quelques pleurs, n'est pas son véritable tourment. Non, il n'y a pas de place dans la philosophie affirmative pour l'absentéisme et pour la « saudade ». Le bonheur est selon L'arbre de philosophie d'amour l'une des trois parties du « fruit d'amour ». Mais ce bonheur ne produirait pas l'exultation de la joie s'il était seulement une béatitude surnaturelle. Lulle parle de la joie tout ensemble comme le mystique anglais Richard Rolle parle de la jubilation spirituelle et comme Spinoza parle de Laetitia. L'amour n'est pas la vide exaltation de l'ermite et des âmes esseulées : aimer, c'est être, et se sentir être, et aimer son autre dans le parfait accomplissement de l'être. Le contraire d'un « amour-sorcier » ! Les fantasmes de la nostalgie, les spectres et les chauves-souris du passé ne sauraient suffire à l'amant lullien. Est-ce manquer de respect envers Ramon Lulle que de dire : l'amour veut le baiser du présent ? L'objet 6. L'interlocuteur (« Voies ouvertes », 1972). 7. § 70, 75, 77, 85, 86, 87, 169... 8. Livre de l'ami et de l'aimé, § 49.

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de son désir, ce ne sont pas les sortilèges de la nuit ni les maléfices, ce sont les cloches matinales Plénitude des plénitudes, et tout est plénitude. Ramon eût fait siennes les admirables paroles de Miguel de Unamuno I0. Plenitudo plenitudinum, et omnia plenitudo ! Tout est nouveau sous le soleil de Dieu, ô mon âme ! « Et je suis si joyeux, Seigneur, que de joie et d'allégresse je me fais une demeure et une chambre et un lit et des vêtements et un chaperon » L'homme danse de joie au réveil quand il se sent être après un cauchemar ; il se croyait mort, et il est et se sent exister dans le renouvellement matinal de toutes choses. Ce que Sala-Molins appelle le Magnificat du Livre de contemplation n'est pas un hymne à la splendeur invisible : ce Magnificat est un hymne à la joie, et il traduit plutôt l'émerveillement devant les merveilles, devant les splendeurs resplendies et la touteplénitude de l'être. Cet émerveillement au spectacle des mille merveilles du monde n'a-t-il pas quelque chose de psalmique ? L'homme nage dans l'être et dans la multiplication des joies comme le poisson dans la mer. Et de là cette lucidité qui est le trait le plus frappant de l'amour lullien, et qui est à l'opposé de tout ignorantisme. L'amour, disions-nous, réveille les créatures assoupies... Luce meridiana clarius : ces mots de Spinoza valent aussi bien pour la mutualité amoureuse. Par opposition au sommeil et à l'extase dans les ténèbres, voici l'amour en pleine lumière, la clairvoyance amoureuse dans la lumière de midi. La clarté de l'aube, alba, n'est pas redoutée de l'amant comme elle est redoutée du troubadour : « Et ades sera l'alba» L'amant n'opère plus honteusement et la nuit comme un cambrioleur, mais au grand jour méridien de la connaissance. « Vous savez que je suis la lumière de votre entendement, par qui vous pouvez avoir connaissance de beaucoup de choses13. » Ainsi parle Différence d'amour en réponse à l'Ami. Le livre de l'ami et de l'aimé 14 insiste sur l'ingéniosité d'Amour : « Car l'amour est clair, pur, net, véritable, subtil..., diligent, lumineux, abondant en nouvelles pensées et en souvenirs anciens. » La mémoire n'est pas chez Lulle le royaume des ombres, de la nostalgie et du vagueà-l'âme, mais elle sert à nourrir de son expérience le « gai savoir ». Comparé à l'Eros de Diotime, l'Amour lullien serait surtout fils de Poros : c'est pourquoi Amour est intelligent, et c'est pourquoi son esprit est si agile et si inventif. 9. 10. 11. 12. 13. 14.

Manuel de Falla, El amor brujo. Vérités arbitraires (Le Sagittaire). Livre de contemplation, trad. Sala-Molins, p. 143. Guiraut de Borneil, Alba. L'arbre de philosophie d'amour, éd. Sala-Molins, p. 284. § 69.

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Dans la mesure où elle est un duo et un rapport dialogique, l'opération amoureuse abonde et surabonde en douces paroles d'amour. Nous pourrions évoquer à nouveau le bourdonnement de la navette et, dans les profondeurs du silence, le tendre cœur des amoureux qui bat pour l'être aimé. L'amour n'est pas seulement parole, et parole poétique, il est aussi, comme le « Canor » céleste de Richard Rolle, chant d'amour. La transitivité de l'influx amoureux n'use-t-elle pas du chant et de la poésie autant que du discours ? C'est l'amour qui met en verve les rossignols du printemps ; c'est l'amour qui rend si bavards les oiseaux énamourés, qui fait rire les trilles et déroule les arpèges. Lulle, dans son Ars mystica, parle de YEns virtuosissimum. « Ens virtuosissimum esse non potest sine operatione. » Si l'on ne craignait un jeu de mots, on aimerait reconnaître dans ces paroles une allusion aux roulades et vocalises de l'oiseau virtuose qui porte partout le message d'amour, qui célèbre en tous lieux la grande fête d'amour. La mystique lullienne, si passionnément implantée dans la vie, est la célébration de cette grande fête, parmi les chants d'oiseaux. El cant dels aucells : tel est le titre d'une mélodie de Joaquin Nin, dédiée à Debussy. Les « aucells » du musicien catalan ne sont pas les chauves-souris de la réminiscence, qui sont muettes, ce sont les oiselets bavards dont parlait au 13" siècle le Livre de la contemplation. Les oiseaux, les bêtes qui jouent et sautent 15 célèbrent tous à leur manière la « fête de printemps » ; les arbres chargés de feuilles et de fleurs en ont composé le décor ; la splendeur du soleil l'inonde de sa lumière. Et le coeur de l'homme reconnaissant est en fête lui aussi : il exclut toute tristesse et toute micropsychie, que ce soit envie, mesquinerie ou colère. Ceci n'est-il pas spinoziste ? Le cœur de l'homme s'ouvre à l'étranger, et il l'accueille dans sa maison. Et ce cœur dit aux étrangers : Entrez, entrez tous, il y aura, dans ma poitrine, de la place pour tout le monde. Car l'amour est ouverture et générosité. Ouvrez les portes. Ouvre, mon âme, les ouvertures de ta demeure pour qu'elle s'emplisse d'allégresse. V l a d i m i r JANKÉLÉVITCH

15. Livre de contemplation,

p. 143.

SIGLES

E.L.

Estudios lulianos. Revista cuatrimestral de investigación luliana y medievalistica (Maioricensis Schola Lullistica, Palma de Mallorca, 1957...). Mog. Beati Raymundi Lulli doctoris illuminati et martyris Opera, Moguntia, 1722-1742 (editio moguntina), t. I-VI, IX-X. O.E. Ramon Llull. Obres essencials, Barcelona, 1957 et 1960, t. I-II. O.R.L. Obres de Ramon Lull. Edició original, Palma de Mallorca, 19051950, t. I-XXI. R.O.L. Raimundi Lulli Opera latina, Palmae Maioricarum, 1959-1967, t. I-V. A.F.A. L.A.A. L.C.

Arbre de filosofia d'amor (O.E. II, p. 25-79). Libre d'amie e amat (O.E. I, p. 260-279). Libre de contemplado (O.E. II, p. 97-1258).

CARRERAS : TOMAS Y JOAQUÍN CARRERAS Y A R T A U ,

española. Filosofía p. 295), t. I-II. PLATZECK

cristiana de los siglos XIII

: ERHARD W O L F R A M P L A T Z E C K ,

p. 296, t. I-II.

Historia de la filosofía al XV (bibliographie,

Raimund

Lull (bibliographie,

INTRODUCTION

Raymond Lulle en son temps et en ses lieux

L'année même où Raymond naissait, l'Office de la très sainte Inquisition était confié au zèle dominicain. Raymond avait dix ans lors du massacre d'Avignonet : c'était en 1242, l'année du pacte de Jacques le Conquérant et de Raymond VII de Toulouse. Deux ans plus tard, Montségur brûlait. Encore deux ans ; et c'est le trépas du comte de Toulouse. Pour les manuels d'histoire de France, le destin historique du Midi s'arrête là. Pas de lendemain pour la culture qui véhicula l'hérésie et l'amour courtois et qui s'opposa aux doux projets de la charité romaine et à la générosité du saint roi de France. Pour les mêmes manuels, la culture et les lettres méridionales pourrissent avec la chair du comte de Toulouse ou s'envolent avec les cendres de l'holocauste. Certes, la culture occitane périt de mort violente, on l'a assez dit. Toutefois, on a sous-estimé généralement, de ce côté-ci des Corbières, le rôle qu'elle joua au-delà de ces collines après avoir été frappée de mort en deçà. Car la culture catalane naît alors même que l'Occitanie agonise. Dans la cour de Jacques, et à Majorque, se repliera le penser occitan, chassé de son lieu naturel par la charité et la générosité de qui l'on sait. Et puisque, en ces tempslà, la providence organisait les massacres, disons qu'elle poussa sa bonté jusqu'à donner, par cet arrachement et cet exil, un modèle littéraire parfait à un parler qui en était dépourvu. Appliquant à son propre parler les lois du parler d'oc, de sa littérature et de sa métrique, Raymond créa la langue catalane.1 Et dans cette langue, il n'écrit pas seulement des vers ou des romans, des cants ou des desconhorts, 1, J. RUBIO I BALAGUER, L'expressio literària en l'obra lul-liana in O.E. I. p. 83-110. «L'obra literària de Ramon Llull, nascuda al darrer quart de la tretzena centuria, ens sembla un miracle de creaciô. No solament en quant al pensament que la informa i la invenciô del sistema al servei del quai fou concebuda, sino sobre tôt per la llengua en què fou escrita» (ibid., p. 88-89). Et plus bas, toujours à propos de la langue de Lulle : «el poeta-filosof créa un instrument», p. 91.

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INTRODUCTION

mais des traités de philosophie. Nul, avant lui, n'a osé, en Europe occidentale, faire exprimer des concepts philosophiques à une langue «vulgaire». Raymond ose le premier, promouvant ainsi la langue née de son génie et de l'agonie du Midi au rang des langues savantes. Il faudra des années pour que l'italien, avec Dante, et l'allemand, avec Eckhart l'y suivent, des années et des années pour que le français s'y hasarde. C'était l'époque des croisades. C'était le temps où les meilleurs syllogismes comportaient, en majeure, l'estoc, en mineure, le poignard, en conclusion n'importe quel brigandage. Ou la peste. Le raisonneur n'avait pas le temps de se pencher sur le métèque mourant pour cueillir son dernier argument. D'ailleurs, le métèque n'a, par définition, rien à alléguer. Rien, jamais et nulle part. Et puisque nous en sommes aux syllogismes, rappelons que la logique de la guerre — encore elle — emporte le saint roi Louis — toujours lui — devant Tunis dans les mêmes années où Raymond, qui parle avec les Arabes et les écoute, écrit le Libre del gentil e los très savis.1 Abélard avait déjà donné la parole au gentil. Raymond la donne au gentil et à l'Arabe et au Juif, comme au chrétien. Quelques années plus tard, Raymond Marti (que Pascal admira tant) écrit le Pugio fidei.3 Pourquoi poignard ? Décidément, c'est une constante, et même les écrivains jalousent l'efficacité des soldats. Quand Marti sort son poignard, Lulle a déjà écrit le Libre de contemplaciô — en arabe d'abord, puis en catalan, enfin en latin. 4 Aux poignards des matamores — c'est le cas de le dire ! — de l'apologétique dont Pascal appréciera le tranchant, Raymond a préféré le fil d'une logique et la chaleur d'un amour. Que l'on en juge par une autre coïncidence historique non moins curieuse. Si l'école kabbalistique de Barcelone fleurit entre 1270 et 1320, c'est dans les années 70-80 que le collège de Miramar fleurit aussi. 5 Si le kabbalisme se nourrit de lui-même et se subtilise à l'action de sa propre lumière, Raymond voit dans le savoir et dans la 2. Louis IX meurt en 1270. En 1270-1271, Raymond écrit le livre dont il est ici question. 3. En 1276. 4. En 1271-1273. La «version» arabe ne nous est pas parvenue. Mais témoigne de son existence 1' «explicit» de la version catalane : « Acabada e complida és aquesta translaciô del Libre de Contemplaçio d'aràbic en romanç, la quai translacio f o fenida lo primer dia de l'any en vulgar, e la compilaciô d'aràbic f o fenida e termenada en lo sant divenres de Pasqua en lo quai près mort e passiô nostre senyor Déus Jesucrist fill de la Verge gloriosa, nostra dona sancta Maria» (O.E., II, p. 1258 b). Le plus vieil exemplaire de la version latine est contenu à Paris, B.N., ms. lat. 3348 : il s'agit d'une copie latine de notre texte offerte par Raymond lui-même aux chartreux de Vauvert en 1298. 5. Cf. Vita coœtanea, § 17 (O.E., I, p. 4 0 ab).

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préparation consciencieuse, scientifique au dialogue, non dans le tintamarre des armes et dans les jurons de ces messieurs, le moyen de parvenir à la paix universelle et à l'illumination de ceux qui vivent dans les ténèbres. Pour lui, le cadre du Libre del gentil e los très savis n'est pas inventé et posé là comme un exercice de style, mais bel et bien celui qui convient, seul, à une praxis philosophique. Peu nous intéressent ici ses projets et ses échecs, et ce n'est pas notre propos d'en suivre la chronologie et d'en souligner les moments fastes et les néfastes.6 Sa passion pour le dialogue conduisit Raymond en prison et lui fit risquer la vie plus d'une fois. Au soir de sa vie, il se chargea lui-même de retracer pour la postérité ses itinéraires tourmentés. Tout cela nous intéresse peu, nous préférerions pouvoir suivre avec autant de précision son cheminement philosophique. Mais Raymond, prodigue en détails lorsqu'il est question de ses péripéties, ne nous renseigne point sur son cheminement culturel. Si on lui demande d'où il tient ses convictions et ses principes, il ne répond pas. Demandons-lui d'où il tient sa méthode : il répond que Dieu lui en fit cadeau 7, certain soir, sur une colline de Majorque, pas trop ombragée sans doute. Il est de bon ton de ne point partager sa conviction, et, si l'on veut se montrer bon, de bien restreindre aux seuls principes méthodologiques le don céleste. Restent donc les convictions et tout le cheminement philosophique. Autant dire que tout est à faire. Certes. Et Raymond ne nous aide guère à nous mettre sur la piste. Où s'initia-t-il aux méthodes philosophiques ? Où trouva-t-il des livres, dans cette Majorque tout fraîchement reconquise aux musulmans ? Chez les dominicains et les franciscains de l'île ? Dans les armoires de l'abbaye cistercienne de La Real ?8 Se forma-t-il à Montpellier où il aurait pu passer ces longues années sur lesquelles son autobiographie ne souffle mot ? Nous sommes bien forcés de dire qu'en l'état actuel de la recherche lullienne, aucune réponse précise ne peut être apportée à ces questions. Mais les réponses à ces questions seraient la réponse à la question des sources de Raymond. Or, pas de réponse ; il faut donc écouter Raymond et apercevoir, dans sa voix, l'écho d'autres voix que la sienne. Cette recherche au deuxième degré est à effectuer dans l'environnement intellectuel qu'une enquête paléographique suppose d'abord et contribue ensuite à préciser. Le parler chrétien est, bien entendu, le parler de Raymond, mais 6 . C f . n o t a m m e n t PLATZECK, I , p . 5 - 4 0 .

7. Vita coœtanea, § 14 (O.E., I, p. 38 b-39 a). 8. Cf. J. N. HILLGARTH, «Una biblioteca cisterciense médiéval, La Real», in Analecta Sacra Tarraconensia, 32, 1959.

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si bavard fût-il, Raymond apparaît comme un penseur sachant écouter et capable d'entendre. Il entend le parler islamique, et le parler juif. S'il ne semble retenir que le langage technique et théologique de l'Islam et du judaïsme, il se laisse modeler par la beauté profane autant que par la rigueur philosophique et théologique dans lesquelles s'expriment le provençal d'une part, le latin d'autre part. Quatre langages. Quatre sources d'une œuvre scrupuleusement unitaire, originale jusqu'à la lassitude dans sa forme, ambitieuse à faire pâlir d'envie Pic de la Mirándole quant à l'étendue des questions abordées. 8 Limiter davantage le complexe environnement culturel de Raymond est une gageure. C'est bien pour cela qu'il faut s'en tenir à des termes vagues, comme «augustinisme» et «littérature courtoise», par exemple, pour classer Raymond ; que les pistes se brouillent dès qu'il faut choisir parmi les proches et que l'on ne peut, sans prendre mille risques, parler d'une influence cistercienne, ou victorine, ou érigéniste, pour ne parler que des trois courants maintes fois cités pour expliquer ce Raymond que seul Raymond explique. Après cent autres, nous nous sommes égaré à la recherche de la bibliothèque de Raymond, ce franc-tireur de la fin du 13e siècle, romanichel comme il se doit et n'ayant couvert à table dans aucune des grandes familles religieuses de l'époque. 10 Et comme R. Pring-Mill, nous sommes arrivé à la conclusion que, témoin éclairé de beaucoup de cultures, Raymond cueillit où bon lui sembla. 11 Prendre parti pour un tel ou un tel, se réclamer de ceux-ci ou de ceux-là, revoir ses propres options pour les adapter à celles d'un autre, ce fut bien le dernier de ses soucis. Nous devons nous en tenir — en attendant de nouvelles découvertes — à des juxtapositions adroites, à la mise en valeur de ressemblances et de parentés de fond, à des éliminations primaires, sans jamais oublier que l'étendue des 9. Il est une chose dont Raymond ne s'occupe pas : d'alchimie. Mais Dame Alchimie n'est pas rancunière ; elle assurera, on le sait, à Raymond la survie que ne furent point capables de procurer au Barbefleurie ses constructions philosophiques. 10. Exceptons tout de même les chartreux de Vauvert. Mais leur discrétion admirable, ici, nous dessert. A moins qu'elle ne nous soit utile a contrario. Si les chartreux ne parlent guère, ils écoutent Raymond, puisque c'est à eux que notre homme dicte sa biographie. Et puis, nous craignons que, si Raymond va leur tenir compagnie, c'est peut-être parce que les franciscains et les dominicains de Paris ne veulent pas perdre, avec le docteur illuminé, leur temps précieux. Helmut Riedlinger (dans son introduction à R.O.L., V, Freiburg-Palma, 1967) ne craint pas d'avancer cette hypothèse. 11. R. PRING-MILL, El microcosmos lul.lià (Palma de Mallorca, 1961, p. 176), chap. III : «El substrat col. lectiu dels llocs comuns», p. 41-49.

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préoccupations de Raymond et la pluridimensionnalité de sa culture compliquent démesurément la tâche. Veut-on le situer dans le contexte arabe ? Nous savons que Raymond connaît l'arabe, qu'il écrit dans cette langue quelques-uns de ses livres, et pas les moins importants. 12 II traduit la Logique d'Al Gazali. Il s'inspire de thèmes islamiques pour écrire notamment Les cent noms de Dieu et le Livre de l'ami et de l'aimé. En sciences, Raymond reprend — si nous faisons nôtre l'opinion d'Ibrahim Madkour 13 — des idées scientifiques de Jabir Ibn Hayzan. C'est peu, tout cela, pour justifier les thèses des arabisants espagnols qui font dépendre, en ligne directe, Raymond Lulle de l'école d'Ibn Massarra. 14 Les arabisants espagnols développent leurs argumentations et vont jusqu'à comparer dignités à attributs et graphiques à graphiques : ils ne peuvent, tout compte fait, que donner raison à Raymond nous disant lui-même que, effectivement, il se mit à l'école du savoir arabe. Notre auteur cite Avicenne et combat Averroès. Et s'il parle d'Ibn Tophail ou d'Al Kindi, rien ne nous permet de déterminer l'influence que chacun de ces auteurs ait pu exercer sur Raymond. Les allusions à ces différents auteurs sont si rapides qu'elles ne nous permettent de tirer aucune conclusion. Raymond utilise maintes fois le Coran et semble ne pas se contenter d'en avoir entendu parler, mais véritablement le connaître. 15 Mais c'est tout. Lorsqu'il polémise avec des musulmans, c'est dans son langage à lui, Raymond, qu'il leur fait exposer leurs raisons. 16 Un essai de le situer dans un lieu concret de la tradition grécolatine ne s'avère pas plus concluant. L'aristotélisme de beaucoup de thèmes, ne serait-ce que de sa doctrine de la prudence dont il sera longuement question dans notre étude, est évident. Le refus — et l'utilisation quand même — de la logique aristotélicienne est, à ce propos, très éclairant. Mais que valent les citations d'un Gilles de Rome ou d'un Constantin d'Afrique et d'autres auteurs de deuxième ou de troisième rang, comme Guillaume de la Mare ? Rappeler que 12. C f . PLATZECK, II, Werke-Kataloge,

p. 3 - 8 4 .

13. Ibrahim MADKOUR, «La physique d'Aristote dans le monde arabe», in La filosofía délia natura nel Medio Evo, Atti del III Congresso Internazionale di Filosofía Medievale, Milano, 1966, p. 227. 14. Cruz Hernández ne va-t-il pas jusqu'à écrire que «toda la teoría de las dignidades es un calco de Ibn Massarra y su escuela» ? (Historia de la filosofía española. Filosofía hispano-musulmana, Madrid, 1957, t. II, p. 240-241). 15. A propos des citations d'autres auteurs dans l'œuvre de Lulle, cf. PLATZECK, II, p. 2 7 4 a b , et CARRERAS, I, p. 2 6 8 - 2 7 0 .

16. Que l'on lise, pour s'en convaincre, le Libre del gentil e los tres ou n'importe lequel des ouvrages polémiques de Raymond.

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Raymond sait parfaitement ce que sont les Sentences de Pierre Lombard, est-ce vraiment le situer dans l'un ou l'autre des courants de pensée du 13e siècle occidentalo-chrétien ? Nous ne le croyons pas. Avec Platzeck, mais éclairé par Pring-Mill, nous considérons que le Livre de contemplation (qui contient la loi et les prophètes de la pensée lullienne) constitue un effort d'unification vers une science unique des données que Raymond a pu recueillir d'un environnement culturel dont les grands noms sont Augustin, Anselme, Richard de Saint-Victor, Al Gazali, Avicenne et, par ailleurs, Denys, Maxime le Confesseur, Abélard, Jean Scot Erigène et, bien entendu, Proclus. " Voilà du pain sur la planche. Mais la lecture de l'œuvre de Lulle nous permettra d'établir des parallélismes entre les techniques des uns et des autres ou d'attirer l'attention sur l'air de parenté entre les figures géométriques qui corsettent les contemplations richardiennes et raymondiennes. Ce sera tout. Et ce sera tout à l'honneur de l'originalité de Raymond. 18 Et nous en reviendrons à notre conviction de tous les instants : le départ de Raymond est anselmien, le reste est la synthèse personnelle de beaucoup de savoir, et de beaucoup de connaissances de deuxième main. On ne peut pas aller au-delà. C'est le paradoxe d'une œuvre dont l'auteur — qui nous parle abondamment de lui — ne nous dit rien. Voilà pourquoi nous disions, déjà, qu'il faut écouter l'œuvre si l'on veut apercevoir des signes qui dénonceraient des pistes plus ou moins praticables dans la brousse d'une conceptualisation surabondante, et par là même utile pour qui en fait le support d'une analyse, et paralysante pour qui entreprend d'en démêler l'enracinement profond. Car il faut compter encore avec l'apport de la tradition juive. L'affinité géographique et chronologique tente les érudits et les incite à établir des liens causaux entre certaines données capitales de la mystique juive en général et du courant kabbalistique en particulier d'une part et, d'autre part, des choix fondamentaux de la pensée lullienne ; entre la formulation de ces données et les formulations diverses d'une seule théorie lullienne, celle des dignités.19 II faut bien reconnaître que la tentation est forte, car les parentés formelles sont, à première vue, indéniables. Lulle aime à parler du nombre précis des dignités. H s'attarde avec complaisance à en contempler le dynamisme, la splen17. PLATZECK, I, p. 3 4 8 .

18. L'influence de Richard de Saint-Victor sur Raymond Lulle : PLATZECK, II, p. 340-342. 19. Un rapide coup d'œil aux tables bibliographiques établies par Platzeck (II, p. 232-266) suffira à faire découvrir la persistance de cette mode chez nombre de ceux qui se sont consacrés ou se consacrent à la recherche lullienne.

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deur et le rang. Elles sont Y agenda divine, et Yagentia divine n'est pas moins que tout l'être divin. Elles brillent de l'éclat de la vertu divine et sont en même temps les piliers sur lesquels est assise la création entière. Rien n'est plus haut qu'elles dans les hiérarchies du créé et de l'incréé, rien ne les devance dans le temps, pas même le temps (car il n'est qu'une d'elles), rien n'atteint les profondeurs qu'elles atteignent, car elles sont les racines de toutes choses. Il semble bien que l'on puisse en dire autant des Sephirot, auxquelles le langage mystique juif réserve les mêmes éloges. Considérer que la structure (si l'on accepte ce mot) des Sephirot est dévoilée en ces termes, c'est procéder comme procéderait celui qui voudrait porter à la lumière du jour le sens caché et les mille reflets dans lesquels se diversifie, selon Lulle, la lumière que renferment les dignités. Que l'on insiste encore sur cette particularité : que le langage de Lulle est celui d'un mystique et que les kabbalistes s'expriment en mystiques et on se sentira de plus en plus porté à établir et à considérer fondé ce fameux rapprochement ; il semblera faire partie de «la nature des choses». Et pourtant, ce serait téméraire de franchir le pas et d'écrire influence là où il convient d'écrire, modestement, similitude. Car, en allant plus loin dans l'analyse de la structure, du rôle et du rang des dignités et des Sephirot, il apparaît que les deux mots recouvrent des réalités assez différentes. Il semble pourtant que l'unité «unissime» (pour le dire en termes lulliens) de l'agir divin soit traduite ici et là avec le même bonheur par les «Sephirot», qui, «tout en étant dix, ne sont qu'une seule chose, sans multiplicité» 20, comme les filigranes d'une flamme ne sont que la flamme et comme celle-ci, dans sa diversité, s'unit indéfectiblement à une braise 21 ; et par les dignités qui, bien qu'étant seize, sont, chacune, toutes les autres, quoique chacune d'elles soit une et indivisible. Voilà donc qui semble confirmer et fonder cette impression de «déjà vu» qu'éprouve le lecteur du Zohar en découvrant Lulle, ou le lecteur de Lulle en découvrant le Zohar. Comme il était signalé il y a un instant, à cette similitude formelle doit s'arrêter la comparaison, sans franchir le pas du constat d'une «identité» foncière. Car dès que l'on pénètre, non dans Yagentia divine mais dans les agentice des dignités d'une part et dans celles des Sephirot d'autre part, les deux formulations suivent des voies divergentes et aboutissent bien différemment. La Kabbale accentue, il semble, l'unité de chaque Sephira. Chacune 20. G. VAJDA, Recherches sur la philosophie et la kabbale dans la pensée juive du Moyen Age, Paris, 1962, 421 p., p. 172. 21. Ibid.

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d'elles «a vocation» de s'intégrer conceptuellement à un tout, mais en y demeurant elle-même. A preuve, la manière qu'a la littérature kabbalistique de les appeler «intelligences» et de préciser que, dans la cosmologie traditionnelle, elles occupent le plus haut rang ; en disant intelligences, l'intention de souligner cette diversité entre elles semble particulièrement claire. La hiérarchisation, absente quelquefois de la littérature kabbalistique, prendra de plus en plus d'importance et, pour ce faire, il ne faudra pas vider la matrice originaire de la théorie, mais souligner simplement et de plus en plus cette noblesse d'esse sui, ou nullius. La hiérarchisation et les rangs, la diversité des Sephirot selon leurs «actions» et selon le rang occupé dans le dessin qui les englobe, aboutit à identifier la première d'elles avec la première cause 22 et à donner chacune d'elles le rôle de médiatrice entre celle qui lui est supérieure et celle qui lui est immédiatement inférieure, dans une vision particulièrement organique et décidément verticale du tout qu'elles constituent. Ainsi donc, l'accent est mis sur l'individualité de chacune d'elles, sur leur tout organique, sur leur hiérarchisation. Les choses se passent tout autrement chez notre Lulle. Lui aussi, il parle de convertibilité des dignités, mais il insiste. Les énumérant dans un ordre précis, il est évident que l'une d'elles résulte être toujours la première et bien que cette primauté ait un sens — il en sera longuement question quand nous parlerons de la différence —, c'est dans un autre domaine qu'il apparaît ; rien ici qui ressemble à la cause première, première d'une série causale qui se dégrade et s'étend. Quelles que soient la bonté de Bonitas et sa beauté, quel que soit le goût que l'on trouve à la bonitas lullienne — surtout si on a entrepris de franciscaniser Raymond chemin faisant 23 —, l'auteur ne lui donne pas un rang supérieur à celles qui la suivent. Et il est caractéristique de constater que Lulle aime circonscrire la représentation graphique des dignités et leur donner un mouvement circulatoire, pour qu'il n'y ait ni début ni fin à son image et qu'il n'y ait davantage ni haut ni bas. Si l'image qui les porte est celle de l'Arbre, les dignités le structurent, mais elles sont toutes ensemble les racines, et leur jonction est le tronc, et leur action est le fruit. La représentation graphique n'est pas choisie au hasard. Et les échelles des Sephirot, comme les cercles lulliens, représentent tangiblement, pour les kabbalistes comme pour Raymond, une orientation précise de l'ensemble d'une théorie. 22. Ibid. 23. Comme l'a fait, bien à tort, toute une tradition lulliste. Cf., à ce propos, les notes 28 et 60 (p. 29 et 42) de notre traduction de la Vita coœtanea, in Lulle, Paris, Aubier, 1967.

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Les dignités lulliennes trônent avec Dieu dans la magnificence de la suprême majesté. Et ensemble, sans qu'il nous soit dit que Dieu se complaise davantage dans la représentation de son agentia qu'est la bonté, ou dans son agentia qu'est la grandeur, etc. Mais elles ne sont pas seulement là, elles sont partout, car tout ce qui est, dans le système lullien, est de Yagentia unique de Dieu. Les Sephirot de même ; mais on a l'impression qu'elles emplissent la terre au moyen du langage et des combinaisons du langage. Le kabbaliste et l'univers environnant communiquent, et les modalités du langage semblent essentielles aux modalités — à la possibilité même — de cette communion. Pour Raymond, en revanche, la formulation littéraire de sa théorie est secondaire et ce qui compte est la réalité palpable, pourrait-on dire, de cette communion Dieu-Univers (ou faire et faire) que les dignités traduisent. Les Sephirot sont la relation des hauteurs divines à la création. Les dignités lulliennes disent cette même communication. S'il était possible de conclure quoi que ce fût de cette parenté formelle et, en même temps, de cette diversité profonde entre les deux théories, le plus sage serait de dire que voilà deux essais de plus — ni les premiers ni les derniers au demeurant — de résoudre ce vieux problème du passage de l'un au multiple sans altérer en rien l'ineffable unité divine et sans nier la diversité de la manifestation dramatique de Yagentia première. Ajoutons, pourtant, que le kabbalisme remanie, reconstruit et modifie l'ordre hiérarchique des Sephirot 24 ; et lorsqu'il est question de transplanter leur langage dans le terrain de la pure philosophie, les penseurs, mal à l'aise ou à l'aise, je ne sais, se trouvent dans l'obligation d'établir des concordances entre les concepts premiers de la philosophie et ces Sephirot : G. Vadja cite à ce propos le remarquable problème de l'identité ou non d'En Sof et de Keter 25 (comprenons : première cause et premier moteur). Ce sont là encore, en limitant cette vision sommaire des choses à la parenté des deux théories, des questions et des problèmes qui n'ont pas de place dans la théorie lullienne des dignités. En un mot, il est interdit de dépasser les similitudes au profit d'une identité de formulation et de problématique. Pourtant, on pourrait dire que, si Lulle donne à sa théorie cette allure exposée ici à grandes enjambades et dont l'étude circonstanciée remplira notre travail, il ne faudrait pas négliger que le lullisme postlullien a bel et bien fait de l'œil à cette quasi-personnalisation des 24. C f . G . V A J D A , op. cit., p. 264-266. 25. lbid., p. 265.

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concepts fondamentaux, qui devait occuper une place de toute première importance dans la littérature kabbalistique : n'est-ce pas parce que la théorie contenait en germe de quoi étayer des développements structurés et «kabbalistiques» — au sens le plus large du mot, à celui qui fait une place à la kabbale chrétienne qui ne fut ni kabbale ni chrétienne mais qui exista et occupa la vie entière de bien des génies de troisième rang — , qui provoquèrent l'admiration de Pic et d'Agrippa et les railleries de tant d'autres ? Poser ainsi la question, c'est en suggérer la réponse. Mais c'est mal la poser. En effet, on sait depuis longtemps que la combinatoire n'admet pas la hiérarchisation verticale : mais la fixité des concepts qu'elle manipule a tenté maints lullistes du dimanche. Ces messieurs devaient être heureux de trouver des tables toutes prêtes pour leur faire soutenir des expositions fixistes et en même temps structurées à la manière des Sephirot. En somme, ce n'est pas que la théorie devait contenir en elle-même le germe qui la ferait se développer, comme du dedans, et aboutir grâce à son propre mouvement, à la kabbale. C'est plutôt que les tenants d'un certain dilettantisme et d'une mode certaine pensèrent qu'il serait rentable de fondre kabbale et Lulle. Ils le pensèrent parce qu'ils s'en tinrent précisément à l'aspect premier de la formulation de l'un et de l'autre des deux langages mystiques. Ainsi réussirent-ils à ridiculiser la kabbale et à la faire déraisonner en faisant déraisonner Raymond. Tout compte fait, l'analyse des deux langages justifie la conclusion, combien sobre, que propose Scholem : «Pour les noms et la structure des Sephirot et des dignitates, la concordance n'est que toute superficielle et fugitive». 28 Et voilà la maigre, très maigre moisson qui couronne un long labeur. Nous avons voulu nous y attarder, car le pseudo-kabbalisme est lié intimement aux lendemains du lullisme. Et aussi parce que la ressemblance entre Sephirot et dignités permet de voir quel type de recherches on peut entreprendre pour situer Raymond dans son contexte culturel... et à quelles impasses aboutit, pour le moment, ce genre d'exercices. Il faut en revenir à des visées plus vagues, moins exaltantes, et garder autour de Raymond des imprécisions que l'on ne peut encore éliminer. Pas la peine de christianiser les Sephirot, ce n'est pas possible, et ce ne fut jamais souhaitable. Et, pour s'en tenir à Raymond, que l'on rappelle simplement que, pour lui, le «Talmud» existe et qu'il n'a pas dû ignorer l'existence du «Sepher Ha Zohar». 2 6 . G . - G . SCHOLEM, Les Origines de la kabbale, Loewenson, Paris, Aubier, 1 9 6 6 , p. 4 1 2 .

trad. de l'allemand par Jean

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En dernier lieu, il faut encore évoquer de nouveau la littérature troubadouresque. Raymond n'aurait-il été sensible qu'à sa forme ? Estce vraiment, et quoi que Raymond en dise, du côté du «soufisme» uniquement qu'il faut chercher la source première de sa philosophie de l'amour ? Le prétendre, ce serait une témérité de plus. Voilà donc, en vrac, les questions qu'il faudrait se poser, que la critique se pose depuis longtemps et auxquelles elle finira bien par répondre. Et de toute façon, ce n'est pas en dérangeant, comme toujours, Bernard et Bonaventure, que l'on tiendra le fin mot de cette histoire, et la clé de cette «aimance» ; le lecteur s'en apercevra en cours de route. Il faut exclure bien des gens de la liste des formateurs possibles de Raymond en tenant compte du seul fait du retard de quelque 150 ans des îles de Majorque — à l'époque de notre auteur — en matière de tradition philosophico-chrétienne, sur les «studia» européennes. Si l'on en tient compte, le Livre de contemplation et le Livre du gentil et des trois sages sont contemporains des victorins. Et ce qui suit, dans le couler de cette tradition philosophique, ne peut que se surajouter à l'architecture précise et méthodologiquement fermée de l'œuvre de Raymond, tout entière dressée déjà dans le Livre de contemplation. Les choses se présenteraient-elles autrement si l'hypothèse d'Hillgarth et de Platzeck (Lulle se serait formé à Montpellier) s'avérait exacte ? Le champ des inspirateurs possibles serait plus vaste, mais si Platzeck et Hillgarth ne nous disent pas quelle fut la vie culturelle de Montpellier entre 1260 et 1280, les textes lulliens excluent, par la matérialité du discours qu'ils expriment, ceux-là mêmes que l'on voulait faire entrer par ce moyen dans le monde culturel de Raymond : nous songeons notamment à Bonaventure. Dans ce cercle spirituel que constituent Richard, Anselme, Augustin, Denys et Boèce (c'est Platzeck qui parle), il faudrait situer Bonaventure, bien qu'il soit difficile de trouver des relations historiques claires entre le docteur séraphique et Lulle. 27 L'essai pourrait être tenté à propos d'autres grands noms. L'échec nous guetterait à propos de chacun d'eux. Tradition augustiniano-anselmienne, prétendent les frères Carreras i Artau ; et Platzeck, qui poussera très loin son étude historique, ne ramènera pas d'autres certitudes fondamentales. Si les pistes ne s'éclaircissent pas de ce côté, seront-elles plus claires du côté arabe ? Des lullistes comme Eijo y Garay les ont explo-

2 7 . PLATZECK, I, p .

123.

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rées. 28 Riedlinger s'y est aventuré 29 , Lhor fait de même. 30 Leurs conclusions ressemblent à s'y méprendre à cette petite phrase de Scholem citée voilà quelques pages : concordances superficielles et fugitives... Comment, en effet, greffer autrement que dans un environnement flou une œuvre comportant tant de titres et due à l'effort solitaire d'un autodidacte ? Par ailleurs, des thèmes précis, incorporés dès l'aube par Raymond dans son système, orientent la recherche à l'intérieur de cet environnement. Mais la recherche tourne court. Sortons-nous de la sphère augustiniano-anselmienne si nous rappelons que rien n'est plus conforme à Raymond que la théorie victorine dont est riche cette expression d'Hugues : «Scio, anima mea, quod dum diligis aliquid, in eius similitudinem transformaris» ? 3 1 Certainement pas. Et l'analyse nous ramène au grand sillon, si nous nous en sommes écarté. Ce n'est pas parce que nous trouverons chez Lulie et chez Bonaventure une semblable doctrine du «libre arbitre» et une affirmation semblable de l'indestructibilité de l'âme que nous établirons un lien direct entre la pensée du séraphique et celle de l'illuminé. Qui plus est, nous penserons, quoi qu'en ait dit Gilson, que l'œuvre entière de Raymond est parfaitement compréhensible, même si l'on ne tient aucun compte du symbolisme de saint Bonaventure et de sa théorie des illuminations intellectuelles. 32 Parce que le chemin que parcourt Raymond n'est pas celui que parcourait Bonaventure. Avançons-nous davantage en situant Raymond entre Aristote et Platon, comme le fait Platzeck ? 3 3 Pas d'un pouce. Nous restons dans un entre-deux fait d'idées éternelles suffisamment reconduites à l'immanence pour qu'elles puissent supporter une approche de type aristotélicien. Ce petit jeu de juxtapositions qui scintillent un instant, et puis rien, est fatigant. Souhaitons seulement que la recherche soit conduite, en ce domaine, de la façon choisie par Pring-Mill : en cernant 2 8 . In Prôlogo à F. SUREDA BLANES, El beato Ranion Lull. Su vida. Sus obras. Sus empresas, Madrid, 1934. 29. In Introductio à R.O.L., V, Freiburg-Palma de Mallorca, 1967. 30. In «Logica Algazelis. Introduction and critical text. Traditio», Studies in Ancient and Médiéval History, Thought and Religion, XXI, 1965, p. 223-290. 31. Soliloquilim de Arrha animœ, P.L. 176, col. 954. 32. «L'œuvre entière de Raymond Lulle est complètement inintelligible, si l'on fait abstraction du symbolisme de saint Bonaventure et de sa doctrine des illuminations intellectuelles et morales» (E. Gilson, Saint Bonaventure, Paris, Vrin, 1924, p. 469). Je constate, après coup, qu'E. Longpré fait sienne (in Dictionnaire de théologie catholique, Paris, 1926, t. IX, col. 1113) l'opinion d'E. Gilson. Mais un ralliement n'est pas un argument. 33.

PLATZECK, I , p .

123.

RAYMOND LULLE EN SON TEMPS

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de plus en plus la conceptualisation lullienne et en l'adaptant de plus en plus à son vaste environnement. 34 S'il nous a semblé utile de brosser ainsi à grands traits l'univers culturel de Raymond, c'était surtout parce que, chemin faisant dans l'œuvre du catalan, nous sentions que Raymond avait besoin de se démarquer, par le langage comme par le fond ; qu'il tenait à demeurer lui-même lorsqu'il pillait chez les voisins ou qu'il se situait face aux écoles et face aux maîtres contemporains. S'il est le fils de son époque, il échappe aux courants de son temps, et le courant qu'il crée disparaîtra très tôt. Mais restera, de toute sa construction, sinon autre chose, ce souci d'unification du savoir et de dignification d'un langage arraché aux diseurs de dogmes et offert aux êtres avides de dialogue. Les motivations profondes de ce langage, voilà le seul domaine que nous ayons véritablement voulu explorer. Mais nous prétendons qu'en elles se trouve la clé de la réflexion aimantielle et scientifique de Raymond.

34. Cf. El microcosmos,

déjà cité, chap. ni.

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La recherche anselmienne et ses aboutissements constituent l'un des sommets de la pensée médiévale. Voilà qui ne prête guère à polémique. Tout le monde en est d'accord. Tout le monde, y compris ceux qui critiqueraient le sérieux de 1' «argumentation» de l'abbé du Bec. Avant-hier, on aurait ri au nez de quiconque eût prétendu que l'on pût redire la même phrase, en remplaçant «recherche anselmienne» par «recherche lullienne». Hier, un jugement pareil aurait déjà semblé moins extravagant. On se serait contenté du «ce n'est pas totalement impossible», manière élégante de dire «je n'en sais rien», tout en se réservant le droit d'insinuer que «je l'avais bien pressenti» quand cela court sinon les rues, du moins les couloirs des facultés. Les recherches sur l'œuvre de Raymond ont accompli des progrès considérables depuis les coups d'envoi marqués par Renan Littré et Hauréau 2 et, plus près de nous et dans un tout autre esprit, par Ephrem Longpré. 3 Empressons-nous de dire que Longpré n'innovait pas beaucoup, si on compare sa production lullienne aux Vindicice lullianœ de Pasqual 4 et aux travaux de Custurer auxquels il faut encore se reporter pour situer convenablement, et du dedans, la spéculation lullienne. Les options fondamentales de la spéculation lullienne y étaient présentées et rigoureusement analysées, mais dans un langage quelque peu rébarbatif et dans le ton convenant aux Vindicice, justement. Le lullisme contemporain s'est débarrassé de ce ton, mais je 1. E. RENAN, A verroès et l'averroïsme, Paris, 1 8 5 2 , notamment deuxième partie, chap. n. 2. Histoire littéraire de la France, Paris, 1885, t. XXIX, p. 1-386. 3. Ephrem LONGPRÉ, O.F.M., «Raymond Lulle», in Dictionnaire de théologie catholique, Paris, 1926, t. IX, col. 1088-1112. L'article d'E. Longpré a marqué, en France, le début du lullisme moderne. 4. Antonius Raimundus PASQUAL, Vindiciœ lullianœ, Avignon, 1778, t. I-IV. 5 . Jaime CUSTURER, Disertaciones históricas del culto in memorial del B. Raymundo Lulio, Palma de Mallorca, 1700.

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crains qu'il ne se soit empêtré dans les rouages complexes de la combinatoire. Or, les roues et les triangles lulliens sont mus par une inspiration antérieure dont ils ne sont qu'un apparaître. Chercher cette inspiration équivaut à se mettre en quête des intentions profondes de Raymond, et au seuil de la quête tous les habitués de la pensée de notre auteur songent à Anselme. A notre tour de commencer par lui, car il serait téméraire, positivement casse-cou, de nier une influence de la pensée anselmienne sur celle de Raymond ou de faire mine d'ignorer les ressemblances qui existent entre la méthode de l'abbé et celle de l'illuminé.6 Qu'aurait-il allégué, le moine «pro insipiente respondens», contre les preuves lulliennes de l'existence de Dieu ? A peu près les mêmes raisons qu'il opposa à Anselme. Celui-ci déçut l'insipiens. Raymond l'aurait déçu bien davantage. D'après le moine, Anselme fut un effronté. Pour ce même personnage, Raymond aurait été un charlatan, et un provocateur. Et cela parce que Raymond n'impose pas de limites de iure à sa majesté la Raison. 7 II est heureux de jouer les esprits forts chaque fois qu'il lui arrive d'établir des parallélismes entre le croyant benêt et celui qui sait à quoi il croit. Et il se moque de tout protocole lorsqu'il doit établir des hiérarchies entre les concepts les plus purs et les mots clé des logiques traditionnelles. La rigueur de la méthode anselmienne devient charme chez Raymond Lulle — au meilleur sens du mot, au pire aussi. Des prémisses que nous nous disposons à rappeler découle une curieuse pensée, courageuse et prudente, la pensée d'un philosophe chrétien qui manie la terminologie du «libre-penseur» avec une naïveté désarmante à force de raffinement. Nous aurons bien le temps de nous en rendre compte. L'inquisiteur aurait dit que ce charme n'était que le côté endimanché de la prose de cet ignorant8 de Raymond Lulle. Mais l'inquisiteur sait-il toujours de quoi il parle ? Raymond était-il ignorant jusqu'au point de ne pas savoir, par exemple, ce que ses contemporains entendaient par des notions au contenu aussi divers que «personne», ou «substance», ou encore «essence», «existence», enfin «nature» ? Nous ne le croyons pas. Il le savait cer6. Cf. CARRERAS, I, notamment p. 269, 509 et 514. 7. Cf. infra, chap. iv, p. 179 et suiv. 8. Pour Eymerich, l'auteur du Manuel des Inquisiteurs, l'ignorance de Raymond est hors de doute : «Dominus papa Gregorius XI interdixit et condemnavit doctrinam cuiusdam Raymundi Lull, catalani, mercatoris de civitate Maioricarum oriundi, laici, phantastici, imperiti» (Directorium inquisitorum, éd. Roma, 1585, p. 272 a).

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tainement, puisqu'il en donne, quand il le faut, des définitions aussi plates que traditionnelles. «Etre» aussi, il sait ce que cela semble bien vouloir dire. Et «non-être» bien davantage. 9 Unité aussi. Et pluralité. Ces notions sacro-saintes sont énoncées normalement suivant un ordre précis. On les hiérarchise. Raymond manigance cet ordre et ajoute à ce cortège un autre terme, qui va les précéder tous. Ce terme, c'est «faire». 10 Sans lui, essence et substance, et nature, etc., ne sont que flatus vocis. Ce qu'on entrevoit aujourd'hui, cette idée qui, péniblement, fait son chemin — la primauté de l'agir sur l'être ou, tout au moins, que le non-être soit la conséquence certaine et tragique du non-faire — constitue le postulat capital de la philosophie lullienne. Tout est subordonné à l'action dans la pensée lullienne ; absolument tout, que ce soit dans la sphère de l'éthique ou dans celle de l'ontologie, voire de la théosophie. 11 Et l'être, dans sa totalité, appartient à la sphère de l'agir. Disons, pour que ce soit clair, que rien n'est (dans la pensée raymondienne) s'il n'y a pas d'agir et que rien ne demeure dans l'être si l'agir ne demeure agissant. Ce dynamisme outrancier constitue, à mon avis, l'apport le plus original de Raymond à la pensée du Moyen Age occidental et chrétien. Et le fait qu'il ait été perverti par la manipulation maladroite de la Combinatoire, dont le pré-Renaissance se rendit coupable, ne change rien à l'affaire. L'intuition première de Raymond ira se compliquant et s'éclaircissant en même temps, mais elle demeurera. Raymond lui reste fidèle, bien que la permanence de ce postulat 12 n'ait pas été toujours aperçue. On n'a pas vu sa portée, ou bien on a considéré qu'il s'agissait là d'une fantaisie de plus de Raymond le fantasque. Il est temps de rappeler l'importance de l'agir dans la pensée lullienne et de faire comprendre, s'il se peut, que c'est cette intuition première, et non le vagabondage incessant de Raymond, qui doit permettre de qualifier de «philosophie de l'action» 13 celle du fou de Majorque. On peut établir un parallèle entre les différentes formes de l'expression lullienne et les diverses étapes de son cheminement. 14 Mais en procédant de 9. C f . infra, p. 148. 10. C f . note 9. 11. C f . p. 196 et suiv. 12. Le seul, au demeurant. Et il se protégera sous une solide panoplie de raisons, qui feront de lui une vérité philosophiquement rigoureuse. 13. Qualificatif que les frères Carreras i Artau utilisaient déjà. 14. Telle est la voie empruntée par A . Llinarès, Raymond Lulle, philosophe de l'action, Paris-Grenoble, 1964. 2

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la sorte on pourra, en fin de compte, postuler seulement que Raymond ne se désintéressait point de l'efficacité de son travail. Mais le prouverait-on, et cela reviendrait à enfoncer une porte ouverte ; car, depuis toujours, l'apologiste s'est occupé de son public et le missionnaire véritable (je veux dire : pas le croisé ni le condottiere du bon Dieu) n'a parlé aux «gentils» que pour s'en faire comprendre : il lui a donc fallu adopter leurs points de vue et tenir compte de leurs sauts de caractère s'il n'a pas été capable de saisir même leur forma mentis. C'est enfin autre chose de plus vrai et d'infiniment plus profond qu'il faut comprendre lorsqu'on parle de «philosophie de l'action» et que l'on en parle en songeant à Raymond. Levinas — dont la philosophie du visage est si proche à maints égards de la philosophie lullienne de l'amour — remarque justement que «notre philosophie repose sur l'indissoluble lien entre l'Un et l'Etre, lien qui s'impose à notre réflexion parce que nous envisageons l'exister toujours dans l'existant un». 15 Si on garde l'existant un et si on la formule de nouveau dans un contexte plotinien, la phrase, de même structure, aura un tout autre son, et il serait maintenant inopportun de dire quelle en serait la saveur dans l'esprit du lecteur. La pensée raymondienne a une autre source. L'évidence des évidences n'est pas, pour lui, l'unité de ce qui est, mais la pluralité indispensable des constitutifs de l'action. En cela, Raymond, si traditionnaliste, joue les francs-tireurs. Le Dieu de Raymond est légion 16, comme le diable de l'Evangile ! Il faut absolument brûler Raymond et mettre de l'ordre dans son Olympe. Voilà, en deux mots, à quoi aboutissait l'inquisiteur Eymerich après mille veilles d'étude. 17 Malheureusement pour l'inquisiteur, Raymond était déjà trépassé quand le lullisme devint populaire. Notre homme échappa donc à la question. Mais pas ses livres, et ainsi, si Raymond ne fut brûlé qu'en effigie, les dieux lulliens eurent les honneurs du feu. 18 15. E. LEVINAS, Totalité et infini, La Haye, 1961, p. 251. 16. In Libro de philosophia amoris. Directorium lnquisitorum, p. 272. 17. Car le brave inquisiteur n'épargna pas sa peine : il transcrit scrupuleusement cent des cinq cents articles biscornus décelés dans l'œuvre de Raymond, et conclut : «Quamplures, et quamplures alios articulos ponit in suis libris haereticales, erroneos, temerarios, et periculosos, qui digni relatione et memoria non existunt» (ibid., p. 277 b). 18. Grégoire XI mande à Monseigneur de Tarragone de faire brûler tout ce qu'il trouvera de lullien dans le royaume de Catalogne-Aragon. La bulle de condamnation de toute l'œuvre de Raymond («Conservationis puritatis catholicae fidei») fut promulguée à Avignon le 25 janvier 1376. Déjà en 1372 et en 1374,

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Les inquisiteurs étaient souvent bien méchants, et ils le savaient Mais il leur arrivait aussi d'être d'une ignorance parfaite ; cela, ils l'ignoraient. Ils se trompaient donc avec une parfaite assurance et une délicieuse innocence. Les déboires de l'œuvre de notre auteur en portent témoignage.19 Raymond s'abreuvait aux sources de la tradition chrétienne, mais il ne rougissait pas de se désaltérer aux traditions judaïque et islamique. Rien d'aberrant à ce qu'il eût pu pécher par excès dans le sens du monothéisme absolu plutôt que dans celui d'un trinitarisme tatillon. Cela ne fait rien : l'inquisiteur décréta que Raymond adorait une foule de dieux. Mais comment le savait-il, l'inquisiteur ? Eh bien, parce qu'il était inquisiteur et que, dans ce métier, il faut tout savoir. Par la torture on aboutit, c'est connu, à faire dire n'importe quoi à n'importe qui. Torturez un texte, il passera aux aveux. Et les textes lulliens avouèrent. Car il est bien question d'une certaine forme de pluralité dans la théosophie lullienne. Mais elle est subtile. Or l'inquisiteur lui appliqua la question. Après le conditionnement réglementaire, les textes lulliens ne parlèrent plus d'une pluralité unifiante, mais uniquement d'un Olympe : «Quod Deus pater est multiplicabilis et Deus filius consililiter» 80 ; « quod in Deo sunt plures essentiae».21 Que vous en semble : en faut-il davantage ? Et le bon fonctionnaire de déchirer ses vêtements. En réalité, Raymond ne met jamais en doute le principe philosophico-théologique du monothéisme. Grégoire XI avait ordonné à l'archevêque de Tarragone et à plusieurs hauts personnages du diocèse de Barcelone de seconder efficacement les efforts anti.lullistes de l'inquisiteur et du pape. Cf. Litterœ apostolica! diversorum Romanorum Pontificum prò officio sanctissimœ Inquisitionis, ab Innocentio III Pont. Max. usque ad sanctissium Dominum nostrum Gregorium XIII, appendice à l'édition R o m s 1585 du Directorium, p. 85-87. Je ne résiste tout de même pas à la tentation de terminer cette belle histoire. Monseigneur de Tarragone s'avère bien parcimonieux dans l'exécution des ordres pontificaux ; la maison de Barcelone ne se réjouit pas du tout de la promulgation de la bulle et, pour bien le faire sentir à sa sainteté, elle renvoie le grand inquisiteur du Royaume, la corde au cou, à la cour papale. Puis les temps mûrissent, comme toujours et, sous Martin V, Avignon change d'avis : il ne faut plus brûler Raymond, puisque l'holocauste imaginé par Grégoire XI et son Eymerich n'est vraiment pas du goût de la cour de Barcelone. On remit ainsi de l'ordre dans les bulles de Grégoire XI par une littera apostolica avec effet rétroactif datée du 14 mars 1419. Cf. CARRERAS. «El lul.lisme», in O.E., I, p. 69 et suiv. 19. Cf. note précédente. 20. Quatorzième article. Directorium, p. 273 a. 21. Article premier. Ibid., p. 272 b.

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D'autres ténors de la tradition occidentalo-chrétienne furent gênés par le besoin de donner des explications rationnelles du dogme trinitaire et ils se livrèrent à mille filigranes pour maintenir avec une fermeté égale monothéisme et trinité. Mais en général, le monothéisme était considéré par eux comme une vérité première, d'ordre théologique assurément. L'Un suffisait. Le dogme trinitaire, lui, était admis, intégré à un système de pensée, mais on ne se donnait pas tellement la peine de l'argumenter. A quoi bon d'ailleurs, puisque c'était un dogme ? Le souci de fournir des explications formelles et rationnelles (des justifications, plutôt que des preuves) ne manquait jamais, mais on se hâtait d'aller au-delà, de dépasser toutes ces vérités, plus hautes que la vérité elle-même, et auxquelles on faisait les honneurs que l'on fait aux évidences, tout en se gardant bien de leur donner cette épithète et de les ranger dans cette catégorie. Pour Raymond, les choses se passent tout autrement. Ces idées, il n'a pas besoin, lui, de les étudier comme in vitro ; pas la peine de créer autour d'elles, par des procédés de laboratoire, une atmosphère hostile pour voir comment elles se comportent. Unité et trinité, voilà des dogmes qui ne vont pas de soi pour tout le monde autour de lui. D'autres penseurs chrétiens raisonnent, à ce propos, contre des infolio ou pour un public acquis d'avance. Et cela se sent. 22 L'adversaire absent a les épaules bien plus larges que celui qui est là ; l'adversaire absent, on ne l'a jamais vu : on sait donc qu'il est imbécile, atteint de forte myopie, et de mauvaise foi. On n'en est que plus à l'aise pour le caricaturer, voire pour se le tailler à sa guise. Raymond, lui, vit avec l'infidèle. 23 II côtoie l'hérétique et le juif. Il se met à l'école du musulman. 24 L'incroyant, l'hérétique, l'infidèle, le mécréant ne sont pas des croquemitaines, mais des gens qu'il rencontre tous les jours, et à qui il parle. 25 La relativité totale, sinon de la vérité dogmatique, au moins des exposés qui la fardent, est une expérience quotidienne pour Raymond. Il ne peut pas, s'il tient au dialogue — or il y tient — parce qu'il veut s'instruire et convaincre —, se réfugier dans les traités de 22. Les moines d'Anselme ne passeront pas au bouddhisme, si leur père abbé ne les convainc pas. 23. Cf. Vita coœtanea et Livre du gentil et des trois sages : «Com ab Ios infasls hajam participai long de temps, e hajam enteses lurs falses opinions e errors...» (Ayant fréquenté longtemps les infidèles et entendu leurs fausses opinions et leurs erreurs...), Vita coœtanea (O.E., I, p. 1057). 24. Cf. § 11, Vita coœtanea (O.E., I, p. 37-38). 25. Sur la compénétration des trois cultures — arabe, juive, chrétienne — et des trois communautés dans les pays de langue catalane à l'époque de Raymond ; cf. Ch.-E. DUFOURCQ, L'Espagne catalane et le Maghreb aux 13' et 14' siècles, Bordeaux-Paris, 1966.

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théologie pour fonder son système et son langage et pour gagner l'adhésion de son interlocuteur. Raymond donnera donc le rang de postulat philosophique à ce que d'autres considéraient comme une vérité d'ordre théologique.26 L'aboutissement est le même ; la démarche de l'esprit est, méthodologiquement parlant, très différente. Raymond tourne délibérément le dos aux auctoritates. 27 Comme Anselme, il n'admet que des raisons nécessaires. Les sous-entendus dogmatiques conviennent aux théologiens de tous les bords. Les postulats méthodologiques aux philosophes de tous les temps. Et Raymond est philosophe, même et surtout lorsqu'il parle en théologien. Le monothéisme lullien sera donc établi sur des assises philosophiques : non sur le vide, comme s'il s'agissait là d'une élégance de style ou d'une concession rhétorique («on ne peut pas ne pas parler de cela»). Ce monothéisme ne nous apparaîtra point comme un garde-fou que l'on a trouvé là, bien utile pour empêcher de se tromper de chemin. Il sera le moment initial de la quête du vrai. Il est le principe sur lequel Raymond essaiera d'abord ses armes et sa panoplie de logicien. Car la quête, dans l'univers de Raymond, se mène dans une forêt pleine d'embûches et de carrefours. Et il n'y a pas toujours, comme dans celle des chevaliers du Graal, un personnage à la brillante armure qui vous indique le chemin à suivre ou une recluse pour vous expliquer que vous vous êtes égaré. Dieu existe-t-il ? Si oui, est-il un, est-il plusieurs ? Ces deux questions, à l'aube de la réflexion philosophique lullienne, en impliquent deux autres : faut-il passer par Dieu pour aboutir à la vérité, ou bien est-ce le vrai qui aboutit à Dieu ? Raymond veut répondre rationnellement à ces questions. Et il aboutit à ceci : si Dieu est, il est plusieurs ; ou alors il n'est pas. (L'inquisiteur, avouons-le, avait quelques raisons de s'inquiéter.) Cette existence est postulée. Mais utilisons déjà le vocabulaire lullien et disons plus proprement que l'hypothèse de l'existence est considérée digne de réflexion. 28 Cela veut dire qu'elle est admise comme telle et que l'on 26. Et ce postulat sera traité comme tel. 27. L'insuffisance, voire l'insignifiance de l'argumentation per auctoritates est toujours sous-entendue, et clairement manifestée, dans le Livre du gentil et des trois sages : «parria-us bo que.ns asseguéssem sots aquests arbres, de costa aquesta bella font, e que desputàssem ço que creem, segons ço que les flors e les condicions d'aquests arbres signifiquen, e pus per auctoritats no.ns podem avenir, que assajàssem si.ns poriem avenir per raons demostratives e necessàries ?» (O.E., I, p. 1059). 28. Utrum sit aut non sit : voilà la première de la série de questions que Raymond veut que l'on se pose à propos de n'importe quel objet de connaissance.

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s'empressera de l'étayer sur des arguments solides et d'ordre purement rationnel. Le caractère pluri-confessionnel du monde lullien aurait pu conduire Raymond à une philosophie sans Dieu. 29 En effet, ce Dieu que l'on ne saisit que par ses attributs est bien différent chez les uns et chez les autres. Donnez-leur le nom que vous voudrez, mais les traditions juive, musulmane et chrétienne discordent à leur propos davantage au point de vue formel — de l'appellation ou de la fonction — que de la «chose» elle-même : les attributs demeurent toujours des attributs dans les trois traditions et leur rôle de médiateurs entre l'ineffable divin et le discours humain est toujours le même. Mais l'athéisme ne convient pas à Raymond et, compte tenu de ce que nous venons de voir, sa résolution est très compréhensible et complètement plausible. Trêve d'écritures et d'argumentations valables dans la Synagogue et inutiles dans la Mosquée ou dans la Collégiale. Le fondement scripturaire n'en est pas un : lois, cela s'écrit au pluriel. Cherchons donc d'autres principes et d'autres critères, et cherchons-les en nous et non ailleurs. S'ils nous font aboutir aux écritures, tant mieux. Sinon, tant pis. En dépouillant les trois traditions évoquées de leurs bagages conceptuels et de leurs litanies d'épiphanies, retenons-en le principe commun. Et demandons-nous aussitôt ce qu'il en serait des fondements de tout discours sur soi-même et sur le monde, si Dieu n'était pas, ou, plus précisément, si l'on ne tenait pas compte de l'existence de Dieu. Il faut, pour voir de près la nécessité de ce préambule, ouvrir le Livre du gentil et des trois sages, cette œuvre de jeunesse du philosophe catalan. Faisons-le. Cette première question vise à écarter ou à confirmer la possibilité logique de la recherche. Si la réponse est affirmative, c'est que les composants internes de l'objet n'impliquent pas de contradiction, et l'analyse est viable. Dans le cas contraire, la recherche s'arrête là, et on passe à autre chose, sans qu'il soit nécessaire d'appliquer les autres questions (utrum, quid, de quo, cuius, quantum, quale, quando, ubi quomodo et cum quo). Si on objectait que la méthode des questions est loin d'être formellement élaborée à l'aube de la réflexion lullienne, on répondrait que la matérialité de cette méthode est bel et bien présente dès le prologue du Livre du gentil et des trois sages et constituera, implicitement ou explicitement, le fondement méthodologique de tous et chacun des chapitres du long discours de la recherche lullienne. 29. Personnellement, je me refuse absolument à croire que les déboires du gentil, dans le livre de son nom, et le personnage lui-même («hac un gentil molt savi en filosofia... Aquell gentil no havia coneixença de Déu, ne creïa en resurreccio, ne, après sa mort, no crëia esser nulla cosa» : O.E., I, p. 1057), soient une pure invention de l'esprit lullien, compte tenu surtout du moment culturel évoqué plus haut (p. 36, note 25). Non qu'il faille à Raymond un personnage concret ; mais je pense que l'athéisme raisonné cadre parfaitement avec le moment culturel précédemment évoqué.

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Les sages, instruits par Dame Intelligence qui leur a donné à contempler une floraison magnifique de postulats ontico-éthiqües31, constatent qu'il est absurde de nier l'existence d'un Dieu. 32 Eliminez l'identité absolue entre l'idée du souverain bien et l'existence d'un être souverainement bon et vous aboutirez à des aberrations comme celleci : que plus le bien est aimable, plus il est aussi haïssable, et que plus il est haïssable, plus il est aimable ; plus ce qui a du pouvoir en a, plus cela même est impuissant ; et plus ce qui est sage l'est, plus cela concorde avec l'ignorance et la bêtise. 33 Par quel biais et par quel vicieux subterfuge aboutit-on à cela ? Par la considération de ce que serait, lue à l'envers, une méthode anselmienne de raisonnement (qui, comme tout le monde le sait, conduit l'esprit de la considération de la forme d'une certaine idée à celle de la nécessité de son contenu). Je ne m'attarderai pas sur la réponse qu'Anselme donne à l'insensé : elle est présente dans tous les esprits. Et elle n'est point absente de la formulation des répliques que les trois sages de Raymond font au philosophe qui les interroge. Il est évident, pour l'entendement humain, qu'il faut établir une relation particulière, unique, entre les idées de perfection et d'existence. Il semble, en outre que l'on conçoive très bien une perfection accomplie, totalement achevée, ne devant le moindre vasselage à l'idée d'imperfection. Il le semble, on en a la certitude, car l'on constate que, dans le monde de la finitude, dans le fief du non-être et de l'inachevé, le bien et l'être coïncident déjà, d'une façon précaire, partielle, mais réelle. Ne postulez pas l'existence d'un être souverainement étant : il faudra en conclure que le bien n'est jamais pur et que s'il était, lui, synonyme de l'être, il ne ferait bon ménage qu'à trois, c'est-à-dire avec l'être et le non-être conjointement. Voilà une belle absurdité selon Raymond et, croit-il, selon la raison humaine en général. Cette raison acquiert de la sorte, par cette absurdité, l'idée d'un être souverainement étant, ce qui revient à dire souverainement bon, en qui existence et bonté coïncident nécessairement sans la moindre servitude à l'inexistence ou au manque de bonté. La perfection de cet être n'est vraiment pleine que si cet être — disons plus simplement l'être — est, car l'existence hors de l'in30. O.E., I, p. 1058 b. 31. Ibid., p. 1058 b-1959 a. Constantes du discours de Dame Intelligence : nécessité d'une concordance entre les semblables, réciprocité des idées de perfection, d'essence et d'agentia. 32. Les symboles des cinq arbres lulliens ratifient la conviction des sages, mais lorsque ceux-ci les expliquent au gentil (ibid., p. 1060 a-1071 b), il apparaît qu'ils renvoient à des raisons excluant la possibilité de l'inexistence de Dieu. 33. Ibid., p. 1060 b-1063 b.

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tellect est plus parfaite que l'existence conceptuelle seulement. 34 Les sages lulliens développent toute une série d'arguments de ce style. Et ils aboutissent ainsi à un autre couple d'idées : celui que constituent les idées de perfection et d'amour. Ces deux idées, que nous trouvons assemblées dès l'aube de la pensée lullienne, devront accompagner cette pensée tout au long du chemin qu'elle parcourra. Il est donc important d'énoncer dès maintenant l'argument qui les enchaîne. L'amour et la perfection coïncident avec l'être. L'imperfection, elle, concorde avec le non-être. Or, l'imperfection et le non-être concordent avec l'être chez l'homme et chez les autres créatures : l'homme et les créatures ne sont que parce qu'ils dépassent partiellement le non-être, tout en lui demeurant subordonnés. Combien l'amour et la perfection ne conviendront-ils davantage chez un être sans défaillance, aucunement assujetti au néant. Si cet être n'existe pas (s'il n'a qu'une apparence matérielle et n'est que flatus vocis), l'être et la perfection ne conviendront que chez des êtres imparfaits à moitié étants et à moitié non-étants. Cela est impossible, car de ces demi-étants, nous n'aurions pu extrapoler l'idée, évidente, de perfection et d'existence parfaites. Et cette impossibilité démontre à la raison l'existence de l'être en qui perfection totale et existence coïncident. Mais il avait été dit que la perfection et l'amour coïncidaient avec l'être. Et il est certain que les mêmes inconvenances — ce même besoin de non-être pour être vraiment — seraient évoquées, si l'analyse était centrée sur l'idée d'amour. L'amour eût apparu d'autant plus parfait qu'il aurait ressemblé davantage à son vase imparfait et à son imparfait modèle : l'être-mélange. Or cela ne se peut ; l'amour ne peut convenir à l'idée d'imperfection (lorsqu'il est accompagné du verbe être) aussi bien qu'à celle de perfection, car il n'est pas de nature amphibie. Il correspond donc une existence réelle à l'idée — évidente —• d'une perfection amoureuse. 35 Voilà donc de quelle nature sont les réflexions que Lulle propose pour établir philosophiquement, et sans tenir compte — formellement, bien entendu — des postulats scripturaires, l'existence d'un être souverainement parfait. Que vaut ce type de réflexion ? Je n'ai pas à me le demander ici, et ne peux qu'inviter le lecteur à la référer à cet univers homogène du savoir du Moyen Age et à la juger ensuite, tenant compte du caractère «scientifique» d'une cosmologie fondée sur une sympathie uni34. Ibid., p. 1060 b. 35. Ibid., p. 1062 a. Pour que cette argumentation soit plus compréhensible, il faut rappeler que l'amour postule, d'après Raymond, la nécessité de son propre exister, comme le fait la seule idée d'être parfait.

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verselle. Ce qui doit être relevé, en revanche, est cette manœuvre qui aboutit à fonder sur des critères de nature ontologique une proposition dont les sous-entendus scripturaires sont indéniables et patents. 36 Mais l'argumentation lullienne nous réserve d'autres surprises. Je commençais en disant que, pour Raymond, si Dieu est, il est plusieurs. Ou alors il n'est pas. Entendons-nous : le trinitarisme lullien l'emporte de loin sur son monothéisme et ceci aussi et surtout dans ses ouvrages polémiques. La raison de cette primauté dans les préoccupations lulliennes ? D'opportunité seulement ? Qu'il lui faut renchérir sur le dogme chrétien par excellence, différentiel par essence, pour obtenir l'adhésion des deux religions monothéistes, dont les fidèles sont le souci constant de Lulle ? Je ne le pense pas, et ce n'est pas pensable. Tout d'abord, pour une raison singulièrement pratique : que l'adhésion est plus facile si on minimise la portée des points de discorde que si on les accentue. A ce propos, comment ne pas songer à Martin Buber qui se moque, à justre titre, de ce dialogue (qui n'en est pas un) des hommes d'Eglise décidant de ne parler que de ce qu'ils savent leur être commun et diluant dans le charme de la rencontre les vrais thèmes de dialogue, de peur de ne plus avoir le réconfort de se rencontrer encore. 37 Dans cette perspective, Raymond aurait eu davantage de succès — et d'adresse — s'il avait noyé dans le monothéisme de sa religion le trinitarisme qui lui appartient aussi. Pourquoi donc cette insistance sur la pluralité ? Elle est l'aboutissement généreux de cette intuition première de Lulle dont on a déjà parlé, intuition qui devient charpente de toute sa philosophie, fondement et clé de voûte en même temps de la merveille de sa mystique. Reprenons l'étude de ce choix initial. L'option par excellence dans la philosophie lullienne est celle d'une curieuse et féconde primauté de l'agir sur l'être ou, pour le dire en termes lulliens, de Yagentia sur l'existence. La philosophie lullienne est ainsi faite, qu'elle ne peut concevoir ni l'existence ni l'être de ce qui n'agit pas. La première expérience n'est pas celle de l'être, mais 36. On dira que les bases scripturaires sont bien là, mais on accordera que l'univers lullien ne pouvait pas considérer comme une base scripturaire ce qui était commun à toutes les écritures, car, justement, la réflexion humaine, qu'elle se rattachât à un courant religieux ou qu'elle prît son élan dans les textes platoniciens ou aristotéliciens, trouvait toujours à son sommet le plus élevé un «quelque chose» d'essentiellement déifiable et d'effectivement déifié. Raymond ne croit donc pas nous abuser en disant bien haut sa méfiance des écritures. 3 7 . Martin B U B E R , La Vie en dialogue, trad. par Jean Loewenson-Lavi, Paris, 1959, p. 110-112.

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celle du faire ; non une présence, mais une action. Action et inaction s'opposent dans son système avec plus de violence qu'exister et inexister, être et non-être. Des arguments pour établir ce principe ? Une foule : l'œuvre entière de Raymond, et elle est vaste. Le principe est toujours là ; il fait l'objet de traités entiers. L'Art ne sert à quelque chose que si son fonctionnement a lieu dans un univers conceptuel purement dynamique ; et il faut encore s'y référer lorsqu'il n'en est pas question explicitement, pour comprendre le sens des analyses lulliennes. Lulle ne conçoit l'action que comme le résultat du rapport (ou le point de convergence) de trois corrélatifs : l'agent (ou agissant), l'agissable et l'agir. Chacun des trois est absolument indispensable pour obtenir l'action proprement telle. Ceci semble aller de soi lorsqu'on parle du concret, de ce qui est matériel et tangible ; et davantage encore lorsqu'on applique le principe trilogique à un rapport. Prenons un exemple : l'amour. Il n'y a, à proprement parler, d'amour que s'il y a aimant, aimable (ou aimé, selon que l'action soit considérée accomplissable ou accomplie) et aimer. Et il ne peut y avoir d'aimer, cela va encore de soi, sans aimant et aimable, quelle que soit la nature d : l'aimant ou de l'aimable ou la réalité de l'aimer. 38 Mais on dira qu'il n'y a rien là de bien nouveau, car la notion d'amour se prête, mieux que nulle autre, à ce genre d'analyses. Cette précision, qui vaut banalisation de l'analyse, n'est correcte qu'à moitié. Ce qui est nouveau, c'est l'universalité de la méthode ou, si l'on préfère, l'étendue et la profondeur infinies de son champ d'application. Méthode universelle, parce que la primauté de l'agenda ne pouvait qu'aboutir à une primauté du rapport, étant donné que, par la grâce de Yagentia sans laquelle il n'y a point d'existentia, on ne peut considérer que comme dédoublée, que comme plusieurs n'importe quelle existence, l'existence étant, d'abord et toujours — et surtout — opération. Et voici que Raymond parle de l'être par excellence, du souverain Etant, qu'il découvre par une démarche toute anselmienne, avec ce même langage des constitutifs de l'action. La pluralité chaotique des choses est la marque de l'empire du nonêtre. 38. Il faudra revenir très souvent sur cette pluralité lorsqu'il sera question de la mystique proprement dite, car quelles que soient les approches que l'on puisse faire de cette littérature, on trouve toujours en chemin cette trilogie et ce dynamisme à tout prix.

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La pluralité harmonieuse des choses 39 est la marque de l'empire de l'être. L'être et le non-être se livrent une bataille sans trêve dans le monde des mixtes : le non-être pour s'y installer, l'être pour l'ordonner, et le rédimer ainsi. La transcendance échappe totalement à l'emprise du non-être, donc de la correction du pluriel chaotique. Mais dans une perspective exemplariste, la transcendance est source de toute perfection. Dans le monde d'ici-bas, les choses ne sont que si elles agissent et leur être se mesure à leur agir. L'être souverainement étant est donc, par définition, souverainement agissant. Il est, tout simplement. Il agit donc, tout aussi simplement. Parce que la pyramide des perfections ne peut avoir qu'un sommet, et non une foule, l'être souverainement parfait ne peut être qu'C/n. Or, parce qu'il est un, et parce qu'il est acte pur, il ne peut être que plusieurs ! En effet, cette existence suprême est aussi et surtout Yagentia suprême. Acte pur. Mais la pureté de cet acte ne transcende pas les prétentions de l'analyse lullienne. Elle est intelligible, et compréhensible. «Dieu est acte pur, et il est une substance immatérielle et dépourvue d'accident. Dieu est aussi nature immuable et atemporelle». C'est ainsi que Dieu est défini dans le De inventione Dei, ou traité de l'Un. 40 Or l'Un est plusieurs dans une philosophie de Yagentia, qui ne raisonne pas sur des états (ou des «étances»), mais sur des actions et des manières de faire. 41 Pour mieux comprendre cela, voyons de plus près les raisonnements lulliens : Dieu est un, et il est parfait. Nul de ceux à qui Raymond s'adresse ne nie la réalité d'une sagesse et d'un amour divins. La sagesse divine sait. L'amour divin aime. Et cela nécessairement, car nul ne concevrait une sagesse divine qui ne sût pas, ni un amour divin qui n'aimât pas. 42 39. Et non leur unité, car elles ne sont jamais une ; elles ne peuvent donc pas imposer comme une évidence l'idée d'une unité transcendante et «uniquement» une. A moins que l'on sache déjà que unum ne signifie que la trilogie de Vunificare. 40. De inventione Dei, R.O.L., I, p. 327. 41. De sorte qu'il n'y aura point de notion, philosophique ou non, qui ne traduise pas un acte plutôt qu'un autre. 42. Uévidence du savoir et de l'amour divins constitue le point de départ du Liber de investigatione actuum divinarum rationum, dans lequel Raymond s'emploiera à montrer que «si una dignitas habet actum, et reliquas habent actum», R.O.L., IX, sous presse.

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En d'autres termes, la sagesse suprême est savoir et l'amour suprême est aimer. Il n'en est pas autrement pour l'unité : l'unité divine unit et unifie. Dieu, en tant qu'il est un, ne peut se produire lui-même, c'est-àdire qu'il ne peut produire l'unité qu'il est, car nul être ne se produit lui-même. 43 II doit donc, en tant qu'un, produire l'un pour que l'unité qui est la sienne soit accomplie dans une fin qui lui convienne, c'est-à-dire qui recouvre parfaitement l'intensité de la cause. Dieu Un est donc «production», car la perfection de l'agir l'exige, comme elle exige qu'il y ait produisant et produisible (ou produit), que l'un soit différent de l'autre et que l'unir soit en eux ou, plus exactement, en résulte. Ainsi seulement il y aura trois réalités concrètes, co-essentielles et conaturelles sous le terme d'unité et toutes les trois seront de même essence et nature. Ainsi, «grande est l'unité des trois, de l'unifiant, de l'unifiable et de l'unifié». 44 Mais ces trois doivent être nécessairement distincts. Car, dans le cas contraire, l'unité ne pourrait pas faire produire l'un à celui qui est un. Sans cette distinction substantielle, l'unité serait oisive, privée d'action ; il ne découlerait plus rien de son essence, elle ne serait donc plus rien. Néant ou peu de chose dans la pureté d'elle-même, elle ne serait grande que chez les créatures, ce qui est absurde. Active, unifiante, Union produisant Unité dans le monde de la diversité et de la mi-existence, elle ne peut pas être inactive, oisive et finalement rien en Dieu Un. Pour que l'unité divine soit opérante, c'est-à-dire pour qu'elle existe tout simplement, elle a besoin d'une pluralité. L'être souverainement Un n'est donc que par une agentia unifiante, c'est-à-dire une production et, partant, une pluralité substantielle. Ce langage est étrange, j'en conviens. Mais Raymond le sait et il n'en a pas d'autre à disposition pour mouler toute sa philosophie dans cette maxime, que le non-faire équivaut parfaitement au non-être. Et il faut bien que nous gardions bien présente à l'esprit cette formule, car nous 43. Entendez qu'être cause de soi-même n'est pas se produire soi-même, mais déjà produire autre que soi. Ce qui n'est pas absurde dans ce contexte. 44. Cf. Libre ae Blanquerna, chap. «De trinitat», O.E., I, p. 286-287 ; Arbre apostolical, O.E., p. 688-695 ; Liber de compendiosa contemplatione, R.O.L., I, p. 78 ; Ars mystica, chap. ix, R.O.L., V, 317-320, et notamment le premier des arguments allégués en ce lieu, dont voici la preuve de la majeure : Ens unissium et virtuosissimum esse non potest sine operatione. Ubicumque est operatio, ibi est operans et operatum. Ubicumque est operans et operatum, ibi est pluralitas. Ergo a destructione consequentis : Ubi non est pluralitas, ibi non est ens unissimum et virtuosissimum. Ergo est Deus pulcherrimus per suum actum, etc. (ibid., p. 317).

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n'en sommes qu'au début de nos peines, et elle ne nous faussera jamais compagnie. Raymond cerne par d'autres chemins le problème de la pluralité foncière de l'unité suprême 45 : la bonté et le pouvoir de l'unité «étante» et «agissante» sont supérieurs à ceux d'une unité qui serait seulement (encore faut-il, bien sûr, imaginer une bonté non agissante, inconcevable dans l'univers lullien, mais soit). Quel nom donnerait-on — s'écrie Raymond —, à cette flamme qui ne serait que flamme et ne brillerait ni n'éclairerait ni n'échaufferait ? La bonté de l'unité divine est plus grande si cette unité est et agit, que si elle est seulement. L'unité divine doit être l'unité des unités, la plus parfaite, car elle est celle de l'être souverainement parfait. Il faut donc qu'elle soit, nécessairement, ce qu'elle est, c'est-à-dire Une, et qu'elle ait d'elle-même l'action de l'unissant et de l'unissable et l'unir, c'est-à-dire qu'elle soit plusieurs. Pluralité nécessaire ! Car cet acte ne pourrait être dans l'unicité divine, s'il n'y avait en Dieu distinction de plusieurs : l'œuvre qu'est l'unité — l'œuvre qu'est toute existence et tout attribut d'existence — ne peut être sans une distinction réelle de ses propres constitutifs. L'unité divine est donc unité de plusieurs Uns — comprenne qui pourra ! — inconfondibles : seulement ainsi il y a égalité absolue entre l'action de l'un et son existence. Or, cette égalité est nécessaire lorsqu'il est question de l'être souverain, chez qui il n'y a pas de place pour un rapport de plus à moins, ou, en termes lulliens, de majorité à minorité, travestis sournois de l'être et du non-être. Dans cette égalité, l'existence serait meilleure, plus grande, plus parfaite que Yagentia (en admettant, ce qui ne se peut, qu'il restât encore une existence) : Yagentia serait donc, en la comparant à l'existence, une moindre perfection, une perfection qui aurait déjà l'ombre d'un rapport avec le non-être qu'est la minorité ou le moins. Ces «explications» si compliquées, Raymond les donne à un interlocuteur qui s'y perd un peu et qui aimerait bien que Raymond abrégeât et précisât en peu de mots tout ce flot de raisons. Le moine de Y Arbre de science demande enfin : — Raymond, s'il n'y avait pas de pluralité en Dieu, à quoi aboutirait son unité ? — Et Raymond de répondre : — S'il n'y avait pas de pluralité en Dieu, l'unir ne pourrait pas être l'acte pur de son 45. Sauf indication contraire, ce qui suit est un résumé du deuxième chapitre de la sixième partie de l'Arbre apostolical, qui constitue lui-même la V l i r partie de l'Arbre de science (O.E., I, p. 689-695, et notamment p. 690692).

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unité, et l'acte divin (qui est Dieu) serait inférieur à l'être divin. 46 Cette réponse, simple pour une fois, à la question — pour une fois raisonnable — du moine, résume bien l'argumentation lullienne et permet d'en concevoir la portée. Ce serait une erreur de croire que cette jonglerie mentale ne sert que si l'on... jongle précisément avec la notion d'unité comme traduisant la fusion d'une pluralité ontologiquement préexistante. Le raisonnement lullien n'a pas été inventé pour cela seulement, et il s'applique avec la même rigueur à une autre notion : on l'a deviné, celle de Dieu, tout simplement. Là encore, l'interdépendance et les liens essentiels entre l'être et l'agir obligent la pensée humaine à saisir une pluralité au sein de l'être suprême. De même que Dieu est bon par la bonté qu'il est lui-même et qu'il est un par l'unité qu'il est, «Dieu est par sa déité». Il se connaît et s'aime par Yagentia qu'est son amour et Vagentia qu'est sa sagesse. Il se déifie également lui-même par l'acte qu'est sa déité. Si cela est étrange, plus invraisemblable serait encore l'opinion contraire : l'amour dont Dieu s'aimerait et la sagesse dont il se connaîtrait seraient plus parfaites (parce que réunissant existence et «agence») que ne le serait la déité qui le définit. Ceci semble bien impensable. Ne pouvant concevoir la sagesse divine que «sachante» et l'amour divin qu' «aimant», on ne peut concevoir sa divinité que déifiante. 47 Mais peut-on concevoir cette déification sans ses trois corrélatifs : le déifiant, le déifiable et le déifié ? Certes, non. Il serait interdit à qui s'en tiendrait à la notion d'une unité-état de dire que Dieu puisse se déifier lui-même, car il est déjà Dieu et déité (de même qu'il ne pourrait à proprement parler s'éterniser lui-même, car il serait déjà éternel). C'est le langage d'une philosophie de Yagentia qui fait apparaître ces étrangetés de la philosophie de l'existence. En définitive, cette notion simple entre toutes — Dieu —, considérée sous un double aspect : « exister-Dieu» et déifier, implique déjà une nécessaire pluralité. — Pas de déification possible, répond Raymond au moine de Y Arbre de science, s'il n'y a de distinction réelle entre le déifiant et le déifiable. 48 Dieu est Dieu par son exister, poursuit Raymond dans son argu46. Arbre de ciència, 47. Telle est aussi la ad intras proposée dans 48. O.E., 1, p. 969 a,

O.E., I, p. 969 a, questiô 121. conclusion de la recherche sur le dynamisme divin le Liber de actu divinarum rationum, déjà cité. questiô 122.

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mentation (ne vaudrait-il pas mieux dire plaidoirie ?) têtue. Les choses sont ce qu'elles sont par leur exister : mais d'une créature, l'autre tire sa propre existence. Les choses sont donc, mais elles font, et elles sont autant pour elles-mêmes que pour autre chose. Si Dieu n'était qu'existant, et non agissant, les créatures auraient quelque noblesse — celle de l'agir — que Dieu n'aurait pas. Peut-on concevoir plus grand paradoxe ? Dieu est donc existence et «agence». S'il est, il agit. Or, il est. Il déifie donc — car telle est l'action qui lui correspond le mieux — pour qu'il soit Dieu de Dieu, et pour que le déifiant et le déifiable soient et que le déifié déifie. Tout ceci ne peut se concevoir que si l'un accepte la pluralité nécessaire de la suprême Agentia. Que l'on ne m'accuse pas de caricaturer la pensée lullienne pour faire dire à Raymond (à la manière de l'inquisiteur) ce que Raymond ne dit pas. Je m'interdis d'interpréter les arguments lulliens. C'est à peine si je résume, disons que je transcris. — Si Dieu pouvait être sans pluralité — explique Raymond en guise de conclusion —, il pourrait exister sans agir, ou il pourrait agir sans exister. Il pourrait aussi bien être une forme 49 sans fin, que n'être ni forme ni fin. Vois comme tout cela est absurde ! 50 Ces quelques passages suffisent, me semble-t-il, à mettre en évidence les curieuses conséquences de la fidélité absolue de la pensée lullienne à son approche dynamique des réalités qu'il aborde. Ils suffisent à donner un avant-goût de ce que sera la dynamique de sa philosophie de l'amour. Il est nécessaire d'ajouter une justification ultérieure à l'argumentation que l'on vient de parcourir. La définition lullienne que je mentionnais plus haut excluait — conformément à la tradition chrétienne et, déjà, à la pensée néo-platonicienne — tout accident et toute succession temporelle de l'idée de Dieu ou, plus exactement, de la «réalité» que traduit cette idée. Le pluralisme dans l'unité ne peut donc être critiqué, dans son immanence, par la considération du rapport qui existerait entre l'action divine et le monde, «récepteur» de cette action. Raymond ne parle que de la perfection divine. Il ne s'interroge pas sur la réalité ou l'irréalité d'une création, moins encore — à ce stade — sur la temporalité ou l'éternité de la nature créée. Son analyse porte sur la notion de Dieu et sur 49. Nous comprendrons un peu plus tard, en écoutant le discours de la diginité Pouvoir, p. 61 et suiv., quelle absurdité se cache sous cette formule : forme sans fin. 50. Arbre de ciència, O.E., I, p. 969 a, questiô 123.

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celle — équivalente — du sommet de la perfection. Or, précisait Raymond, il apparaît que l'être est dit parfait, s'il a la perfection de lui-même, sans qu'il ait besoin de la mendier hors d e lui-même ou de la prodiguer hors de lui. D a n s l'un et l'autre cas, l'être parfait aurait quelque défaillance 5 1 : quémander la perfection ou la recevoir d'ailleurs traduit un manque, un vide, un vasselage — si insignifiant soitil — au non-être. Devoir la prodiguer n'a pas une signification bien différente. Les corrélatifs de l'action — qu'elle soit l'unité, la déité ou l'infinitude — pourront, dans le monde des êtres-mélange, se trouver en quelque sorte en rapport avec des notions supérieures ou inférieures en perfection à l'action elle-même : la passivité, la supériorité et l'infériorité, le manque ou la complétude sont des notions ou des états qui conviennent à l'être impur, mais pas à l'être souverain et au souverain agir. Les corrélatifs doivent donc être, logiquement, d e m ê m e noblesse, et de m ê m e perfection que l'action dont ils sont, et qu'ils sont. 5 2 Voilà pourquoi cette curieuse pluralité de l'unité est confinée à l'essence divine ou, plus précisément, elle découle de la seule idée de l'existence et de 1' «agence» divines. 51. Cette doctrine, sortie tout droit du Philèbe et qu'Aristote intègre à son Ethique, prend une telle importance dans l'œuvre de Raymond qu'il l'intègre même à sa Vita coœtanea pour montrer qu'il en faisait le point de départ de ses discussions avec les «sarrasins» (O.E., I, p. 51, § 37). 52. Ces conséquences lulliennes (et, cette fois, ni platoniciennes ni aristotéliciennes) de ce que l'on vient d'énoncer sont aussi omniprésentes dans l'œuvre de Raymond, et, étant capitales pour la compréhension de toute l'œuvre, elles sont intégrées aussi à la Vita coœtanea, § 26, O.E., I, p. 45 a, dont je propose la traduction suivante : «Le sage doit garder la foi qui attribue au Dieu éternel — en qui croient tous les sages du monde — davantage de bonté, de puissance, de gloire, de perfection, etc., et cela au degré le plus haut d'égalité et de concordance. La foi en Dieu la plus louable est celle qui met la plus grande concordance ou convenance entre Dieu, cause suprême et première, et son effet. Mais je constate déjà, d'après ce que vous m'avez proposé vous-mêmes, que vous autres, les sarrasins, qui demeurez sous la loi de Mahomet, ne comprenez pas que ces dignités divines aient des actes propres, intrinsèques et éternels, sans lesquels elles auraient été oisives dès l'éternité. Je dis donc que la bonté a des actes, qui sont le bonifiant, le bonifiable et le bonifier, et que les actes de la grandeur, ce sont le magnifiant, le magnifiable et le magnifier, et qu'il en est de même pour les autres dignités divines. Or je vois que vous n'attribuez ces actes qu'à deux seulement des dignités ou attributs divins : la sagesse et la volonté. Cela montre clairement que vous considérez oisives toutes les autres dignités divines, à savoir la bonté, la grandeur, etc. Vous mettez donc entre elles l'inégalité et la discordance. Or ceci est illicite...». C'est une idée constante chez Raymond. «Si una dignitas habet actum, et reliquae habent actum», lit-on dans le Liber de ascensu et descensu (nona distinctio : De actu Dei), éd. Valentía, 1512 et 1519, p. 46.

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Il est utile de laisser à Raymond le soin de conclure : — Raymond — demande le moine de YArbre de science —, Dieu pourrait-il être infini sans pluralité ? Et Raymond de résumer pour son interlocuteur toute cette doctrine : — Il n'y a pas d'infinitude accomplie sans ces deux choses : une substance infinie, une action infinie ; or pas d'action infinie sans pluralité existante et opérante. 53

53. Arbre

de dèntici,

O.E., I, p. 969, questió 124.

II PLURALITÉ LES

E T DYNAMISME DIGNITÉS

L'Un est donc plusieurs et la pluralité agissante est la perfection dii l'Un. Voilà la conclusion à laquelle conduit l'ontologisme lullien, tel qu'il apparaît dans notre analyse. Puisque notre auteur n'est pas prodigue — contrairement à ce qu'affirment trop légèrement ses biographes 1 — d'explications psychologiques pour éclairer ses choix toujours courageux et souvent déroutants ; puisque cette fois ce n'est pas le crucifié à lui dicter la formule, il nous faut admettre que les choix ont des motivations repérables ou, tout au moins, intelligibles, et des visées méthodologiques. Or, justement, nous aurons grand besoin d'une méthode, et ce sera tant mieux si elle est claire et si, en même temps, elle satisfait aux exigences d'une explication unitaire du monde comme Raymond la veut. Le processus de perfectionnement de la réflexion lullienne ou, pour parler plus juste, de sa traduction en langage, conduit notre auteur à préférer l'harmonie à la pluralité pure et, bien entendu, l'unité (unifiée) à l'harmonie, si bien composée soit-elle. Un langage doit pouvoir exprimer cette harmonie, cette catharsis du pluriel — qui n'est pourtant pas diabolique, mais dont la perfection n'est pas totale. Ce sera le langage des dignités. Langage un peu fou, qui dégoûtait Hauréau 2 et qui exaspérait Duhem. 3 Mais puisque 1. On ne m'en voudra pas de préciser en ce lieu qu'il faut utiliser avec le maximum de précaution les passages «autobiographiques» dont serait abondamment entrelardée l'œuvre de Raymond. Il est impossible de faire, dans les «Confessions» raymondiennes, la part de la vérité et celle de la rhétorique. Cf. à ce propos mon édition de l'Autobiographie de Raymond Lulle, Paris, Aubier-Montaigne, 1967, p. 18-44), et les notes 12 et 13 de m o n introduction à l'édition de textes lulliens. 2. Cf. infra, chap. iv, p. 182. 3. Si Pierre Duhem parle souvent avec sympathie de Raymond Lulle dans son Système du monde (notamment au t. VI), il ne se gêne pas pour caricaturer de temps en temps les complications du vocabulaire lullien. D'ailleurs, il lui arrive aussi de mélanger avec une infinie sympathie des textes pseudo-

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de tous temps il y a eu des sagesses dont on a parlé en termes de folie, ces deux avis — et les mille autres qu'il est inutile de ressusciter ici — ne sauraient nous faire abandonner si tôt la besogne. Si la théorie des dignités est une folie de Raymond, bienheureuse folie. Si elle est un produit inclassifiable de sa formation d'autodidacte, heureux désordre qui accouche d'un tel concert ! Car avec l'introduction de cette musique dans les textes lulliens, toute discordance est exclue du discours, qu'il porte sur l'ineffable divinité ou sur les révolutions des mondes, ou encore sur les secrets les plus cachés du cœur humain. Mais de cette dernière partition, il ne sera question que plus loin, lorsque nous pourrons parler enfin de la philosophie de l'aimance. Uagentia divine, une et multiple, nous le savons, est généreuse d'une générosité infinie. L'univers dans toute sa largeur et le mystère de l'homme dans toute sa profondeur en constituent les limites illimitées, et la création entière la quantité impondérable. Une circonférence pleine, ce tout dont il faut deviner le centre. Abîme inaccessible, et pourtant habitable, que l'un divin informe et divinise. Cette plénitude et cette immensité, voilà l'œuvre des dignités, ou de l'agenda divine (car, nous le verrons très tôt, les deux notions sont convertibles). L'intellect découvre, par une voie comparative *, que le Dieu dont la raison devinait l'étance, et la présence, se présente à son œuvre et ne peut que l'animer du dedans. L'animer de sa propre animation. Le chauffer de son propre amour. Ainsi le caractère «présentiel» de la divinité ne pouvant se fondre dans la finitude de ce qui est sorti de sa main par son activité ad extra, c'est le souffle divin que Raymond veut trouver dans les agibilia et les acta. Les dignités, ce sont cela. Un langage unifiant, celui des dignités, sauvegardera le canevas du pluriel et rendra hommage à l'Un. Ce que Raymond réalise avec lui n'est, ni plus ni moins — comme le précisent les Carreras i Artau 5 — que l'unité organique de tout son système, qu'il soit formulé «par manière de savoir» ou qu'il le soit «par manière d'amour». 6 Désormais, il sera bon de laisser la parole à Raymond Lulle lui-même — d'ailleurs, j'espère ne pas être trop présomptueux en prétendant lulliens à l'analyse qu'il propose de l'œuvre de notre auteur. Cf. A. Llinarès, «Les conceptions physiques de Raymond Lulle : de la théorie des quatres éléments à la condamnation de l'alchimie», Etudes philosophiques, 1967, 4, p. 439444. 4. L.C., 171, surtout § 25-27, O.E., II, p. 490 a-493 a. 5 . CARRERAS, I , p . 4 8 4 , 4 9 6 e t

513.

6. La distinction entre les deux manières est proposée dans la toute première phrase de l'Arbre de filosofia d'amor : «Ramon, estant a Paris, per ço que pogués fer gran bé per manera de saber, lo quai no podia aportar a fi e a compliment, consirà fer gran bé per manera d'amor» (O.E., II, p. 25 a).

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qu'il l'a gardée dès le début — pour qu'il nous chante sa chanson des dignités. «Nous appelons dignités de Dieu son essentielle bonté, grandeur, éternité, pouvoir, sagesse, volonté, vertu, vérité, gloire, la distinction entre les personnes, et leur concordance, le commencement, le milieu, la fin et l'égalité. Nous les considérons selon leurs définitions et tenant compte qu'elles sont des raisons réelles, chacune d'elles ayant sa propre action. Ainsi la bonté est, bonifiant, la raison du bien ; la grandeur est, magnifiant, la raison du grand... », etc. 7 Peu nous importe à ce stade la question de la liste de ces dignités et de ses aléas, sur laquelle a porté son attention R. Pring-Mill et qu'il a résolue avec autant d'autorité que d'efficacité. 8 Il ne nous intéresse pas davantage de suivre ici les savantes analyses auxquelles s'est livré E. Platzeck, pour voir comment et en vertu de quelles inspirations logiques, celle-ci ou l'autre — des dignités — s'est trouvée soudain au centre d'une trilogie après avoir occupé, en d'autres textes, la place — incommode — du début ou de la fin. 9 Ce sont là des problèmes dont l'étude apporte quelque lumière au problème des sources et qui, d'autre part, intéressent la logique formelle ou la lecture «artienne» de Y opus. Que Raymond y ait sacrifié des veillées, qui pourrait en douter ? Mais ce ne sont pas là des problèmes qui portent sur le fond même de la spéculation du poète-philosophe. Elles sont là, les dignités. Et elles n'ont jamais été absentes de la pensée Iullienne. Innommées, elles articulent déjà le discours de Dame Intelligence au début du Livre du gentil et des trois sages.10 Voilà qui prouve que leur aube éclaire les commencements de la spéculation Iullienne. Le mieux, dans une philosophie du faire, c'est bien — me semblet-il — que nous essayons de voir à quoi elles servent et ce qu'elles font. 11 Leur découverte est le résultat d'une démarche intellectuelle, décrite un peu partout, mais dont Y Art amativa nous offre une formulation intéressante. 7. Arbre de ciència, O.E., I, p. IIA a. 8. R.D.F. Pring-Mill, «El numéro primitivo de las dignidades en el Arte général», Estudios lulianos, 1957, 3, p. 310-324 et 1958, 2, p. 129-156. 9. W. Platzeck, Raimund Lulle, Sein Leben, Seine Werke, die Grundlagen seines Denkens (Prinzipienlehre), Düsseldorf, V.L. Schwann, 1962-1964, t. I, spécialement p. 265 et suiv. 10. O.E., I, p. 1058 b-1059 a. Cf. supra, p. 38-40. 11. Car, comme il a été dit au chapitre précédent, et comme il sera prouvé à la fin de ce chapitre, la notion même d'agir est convertible avec elles.

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Par-delà sa propre nature, l'entendement s'élève à comprendre Dieu. L'entendement s'élève lui-même en effet et transcende ses propres forces lorsqu'il comprend Dieu en tant qu'être infini en «extensité» intellectuelle et qu'il comprend que cette «extensité» est celle de la bonté et de la grandeur divines, et du bonifier et du magnifier divins. Ce bond au-delà des forces de l'entendement a lieu encore lorsque celui-ci comprend qu'en Dieu la bonté, la grandeur, l'éternité et les autres sont une seule et même chose, une seule essence, une seule nature, un seul un, et que chacune de ces raisons est réelle et inconfuse. L'entendement comprend encore que s'il en est ainsi des raisons, il n'en est pas autrement de leurs actions, qui sont le bonifier, le magnifier et les autres actes qui sont intrinsèquement en elles. Toutes ces choses sont intelligibles en vertu de leur objet. Et, étant vraies, elles doivent être plus intelligibles que ne le sont les racines de l'entendement ,2 , car celles-ci relèvent de la finitude et l'entendement, en les comprenant, atteint aussi un commencement et une finitude. Lorsqu'il se porte, en revanche, sur les objets ci-dessus mentionnés, il atteint l'infinitude ; et il comprend davantage 13 en atteignant l'infinitude que la finitude. 14 Il fallait citer ce texte, car l'exposé des dignités se réfère continuellement à la doctrine qu'il enveloppe. Les dignités sont la pluralité divine et l'éclat de son unité ; elles s'imposent, pense Raymond, à l'esprit qui a accompli la catharsis du pluriel dont il était question il y a un instant. 15 Intégrées à l'Art lullien, elles manifestent leur présence dans toutes les sphères concentriques du connaissable, de la nécessaire grandeur de YAgentia suprême à la pauvre contingence d'une impulsion dont pâtirait un simple élément. Dépouillé de son accoutrement chaotique, comme résultat de la compréhension réussie de l'unité-pluralité, le monde lullien s'organise, s'assemble et s'accorde autour de l'image de l'unité-pluralité divine, /etrouvée présente et agissante au cœur même de l'univers. C'est que les dignités — mais de cela il faudra parler plus tard — SONT l'acte divin et qu'elles étaient avec Dieu, comme la sagesse biblique, dès le commencement. Ab initio et ante sœcula. Conseil suprême de l'Un, elles créent ce qu'il crée, font ce qu'il fait, ordonnent ce 12. C f . infra, p. 119-148. 13. C'est-à-dire, est davantage. Cf. infra, p. 148 et suiv., les conséquences principales de la théorie des deux mouvements, évoquées à la fin de ce m ê m e chapitre. 14. Art amativa, O.R.L., X V I I , p. 45-46, § 7. 15. C f . supra, p. 50-51.

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qu'il ordonne. Elles sont donc l'Un, mais elles constituent en même temps la racine de toutes choses : le Ciel Empire et les autres mondes sont portés par elles. D'elles est constitué le moindre élément. Sur elles s'appuie la nature humaine. Et que nous allions au-delà des énumérations des sens intellectuels et des sens sensibles ou que nous dépassions le fondement trinitaire de l'activité de l'âme humaine, ce sont encore elles que nous retrouverons. N'étant que le faire suprême, mais l'étant absolument, tout découle d'elles et tout aboutit à leur merveilleuse perfection. Pour formuler le principe unificateur de la pensée lullienne, les dignités furent choisies comme instrument. Mais pour que l'instrument pût à son tour être complètement versé dans une philosophie du faire, il fallait inventer encore un autre langage, qui ne laissât aucun doute sur la nature de l'option résolument dynamique de la philosophie lullienne. Ce langage est celui des corrélatifs qui, énoncé déjà dans le chapitre précédent, devra maintenir à présent toute notre attention. Redisons pour celui-ci ce que nous énoncions tout à l'heure pour celui des dignités : il n'intéresse guère à mon propos de le voir apparaître en tout détail dès les premiers écrits de Raymond. Cela intéresse, de nouveau, la lecture «artienne» de Yopus lullien, qui n'est pas la mienne, justement parce que je me propose de ne pas m'en tenir à la carapace de l'œuvre de Raymond. 11 nous satisfait, en revanche — et complètement — de voir se simplifier la diction lullienne dès que la théorie des corrélatifs s'y installe, non en cachette, mais ostensiblement. Au lecteur hâtif, cet apport apparaîtra comme le signe d'une perte de souplesse dans l'expression raymondienne. Il n'en est rien. Les circonlocutions quelque peu gênantes qui habillaient (habituaient, dirait Raymond) dans les premières formulations la philosophie lullienne de l'action 16 disparaissent, cédant leur place à un système d'expression efficace et clair. Pour mieux comprendre la portée des dignités et du langage des corrélatifs, il suffit de voir le rôle grandissant qu'ils jouent dans l'œu16. Cf. notamment les 35 derniers chapitres du Libre de contemplado (O.E., II, p. 1080 et suiv.) et, surtout, les chapitres 331, 339, 342, 346, 359, 363. Le raisonnement lullien s'y développe avec beaucoup de précision, bien qu'il demeure difficilement pénétrable. Le philosophe y distingue volontiers la «matérialité» d'une idée de l'action et de l'accomplissement qu'elle évoque. Mais il se sert de procédés mnémotechniques (pas question de combinatoire ici) dont l'efficacité est nulle et la complication extrême, alors qu'ils devraient remédier aux carences d'un langage inadéquat. Le langage des dignités et des corrélatifs véhicule la pensée lullienne infiniment mieux que les tableaux compliqués et les abréviations inutiles du Libre de contemplado.

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vre de notre auteur, au fur et à mesure que des livres succèdent à des livres. Raymond aime sa trouvaille sentie pourtant dès l'aurore ; il se passionne en écoutant la musique des raisons éternelles. Nous savons déjà quels sont leurs noms. Nous n'ignorons pas ce qu'il faut entendre par les trois constitutifs de l'action. Les mécanismes «artiens» de la ronde des dignités et des corrélatifs sont très souvent expliqués dans l'œuvre de Raymond. 1 8 Ils le sont particulièrement dans 1 'Ars generalis ultima 19 et c'est de ce texte que Carreras i Artau a tiré le chapitre qu'il consacre aux dignités. 20 Les explications données par Raymond dans ce texte capital sont à la portée des lecteurs français, car Armand Llinarès a retranscrit pour eux le chapitre mentionné des Carreras. 21 Inutile donc de redire ce qui a déjà été dit. Et redit. Quant à nous, nous lirons ce que disent d'elles-mêmes ces reines, ces impératrices 22 lorsqu'elles déclament leurs propres panégyriques devant un auditoire composé de personnages allégoriques 23 et prenant comme témoin le Verbe, synthèse ineffable des dignités divines et de leur propre opération ad intra comme ad extra. Nous choisissons la parole même des dignités, car elle seule doit vivifier du dedans les mécanismes artiens où les enfermait souvent la «fureur constructive» 24 de 17. L'attachement fidèle de Raymond à ses propres inventions méthodologiques a été étudié avec beaucoup d'attention par Jordi Rubio i Balaguer, dont les positions extrêmement nuancées à ce propos méritent d'être prises en considération. (Jordi R U B I O I BALAGUER, L'expressio literària en l'obra lul.liana, O.E., I , p. 85-110, et notamment le chapitre intitulé : «Recursos estilistics convencionals ? Tôpics», p. 102). C f . aussi R.D.F. PRING-MILL, «Entorn de la unitat del Libre d'amich e amat», Estudis Romànics, Barcelona, 1962, X, p. 33-61. (Estudis de literatura catalana oferts a Jordi Rubio i Balaguer, 1967, t. I.) 18. Cf. la série d'ouvrages «artiens» contenus dans le premier volume de l'édition de Mayence (Mog. I). (Pour une utilisation correcte de l'édition de Mayence : Friedrich STEGMÜLLER, Einführung zur Editio Moguntina des Raimundus Lullus, F r a n k f u r t Main, Minerva, 1965.) 19. Absente de l'édition de Mayence, 1 'Ars generalis ultima fut éditée pour la première fois à Venise en 1480. Cf. CARRERAS, I , p. 298 ; P L A T Z E C K , I I , p. 50. 20. Op. cit., I, p. 495-512. 21. A. LLINARÈS, op. cit., p. 242-252. 22. «Després que oiren tot ço que havien dit les dotze Reines o Emperadrius, és a saber, les Raons divines» (O.E., II, p. 1293 b). 23. Liber natalis, O.E., II, p. 1277 a et 1282 a. 24. Carreras i Artau : «La parte original de esta ética consiste en su furor constructivo y en su rigorismo deductivista no puramente lógico, sino ontológico ; es, en una palabra, la persistencia en ella del sentido platónico activado por el ardor místico, y la aplicación inflexible a la vez y minuciosa que hace Lull de los principios del Arte general al mundo moral, jurídico, político y social» (I, p. 613).

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Raymond. Nous la choisissons car Raymond ne fait pas tourner ses cercles et ne colore point ses triangles pour la voiler, mais pour qu'elle effleure ainsi l'oreille de celui que scandaliserait sa nudité réelle. BONTÉ

«Je suis la bonté singulière et absolue. Je suis un être singulier et simple, parce qu'absolu». 25 Ainsi commence Bonté. Elle admire le caractère absolu de sa propre nature et, en l'admirant, elle l'explique. Sa nature ne serait pas absolue si elle ne produisait pas d'elle-même le Bien absolu. Que serait-elle sans Yagentia ? Une belle idée ? Un modèle. Même pas, elle ne serait rien. «Je serais stérile, inféconde, NÉANT, si je ne produisais le bien que je produis.» Voilà donc où il fallait arriver : Bonificientia l'emporte sur Bonitas. Bonificientia est toute la Bonitas et Bonitas n'est que Bonificientia. Tout le discours de Bonté peut se résumer ainsi. Il constitue aussi une formule nouvelle de la description sèche, mais précise, de Bonté contenue dans l'Ars generalis ultima.26 Ici, comme là, c'est de Dieu qu'il est question lorsqu'il en est de l'une ou l'autre des dignités. Mais i1 apparaît dans le Liber natalis que la merveille des dignités rend uieu merveilleux, et pas le contraire. Voyons, tout de même, ce que dit YArs generalis ultima " : Dieu bon est sa propre bonté. Bonté essentielle — et essentielle agentia —, il produit le bien nécessairement. Simplicité pure, il réunit en lui — ou elle réunit en elle — le bonifiant et le bonifié. La contemplation du bonifié lui montre qu'il est bon d'agir encore et encore, et que cette bonté peut être connue, aimée, mémorée, si elle se manifeste ailleurs que dans la profondeur ineffable de la divinité. C'est pour cela qu'elle crée. Elle crée et manifeste ainsi son agentia absolue. Elle crée, et surgissent les intelligences angéliques et humaines et leurs puissances d'amour et de souvenance, qui sont ainsi bonté de la bonté, bonificientia de bonificientia. Le lien est donc clair, pour Raymond, qui relie la bonté d'ici-bas à la mystérieuse Bonté. L'éclair de celle-là ordonne et illumine celle-ci. L'homme n'est pas seul, le monde a un sens. Dans le Liber natalis, Bonté précise encore qu'il ne faudrait point 25. Liber natalis, O.E., II, p. 1282 a. 2 6 . Ars generalis ultima, IX pars principalis, VII. Cf. p. 497. 27. Cf. note 26.

aussi

CARRERAS,

I,

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chercher ici-bas, in via ou chez les créatures, une image de cette Bonté absolue produisant d'elle-même un Bien lui-même absolu. Il appartient à la perfection du Faire d'obtenir une action égale en perfection à l'agent. 28 Cette égalité foncière de l'agent et de l'effet est propre et exclusive de Vagentia suprême, et elle la définit.

GRANDEUR

Bonté se tait. En se louant, elle a loué la perfection infinie du Souverain agible. Le tour de Grandeur est venu. «Je suis une essence si grande, d'une immensité telle, que rien ne peut me mesurer, ni me limiter, ni me terminer». 29 Rien n'est au-dessus de Grandeur et tout ce qui est tire d'elle son être. Et il est bon de prendre son être de Grandeur, car Bonté, Bonté absolue, trouve dans Grandeur sa fruition essentielle. Bonté et Grandeur ne sont qu'une chose. — Que peut donc le mal, et rien de ce qui lui appartient, contre moi ? dit encore Grandeur. — Rien, car mon essence le dépasse et le surpasse immensément et infiniment. 30 Grandeur apprend encore à son auditoire allégorique qu'elle n'est pas seulement infinie en raison de sa durée, mais surtout parce que rien ne limite ni son être, ni sa bonté, pas plus que sa vérité ou que sa puissance. De sa puissance, elle tire la nécessaire magnification, et par elle, elle magnifie le magnifiable. Ces opérations, qui sont ellemême, s'accomplissent hors du temps, et hors du lieu. Elle magnifie son essence même, sans que son agentia soit emprisonnée dans les limites du temps ou dans celles du lieu. De l'immensité de son immensité sont magnifiées Bonté, Eternité et les autres dignités, et elle magnifie leurs œuvres. Par ce biais, elle présente au grand conseil de la création — ou, ce qui revient au même, mais qui correspond davantage au langage lullien — au rayonnement ad foras de Vagentia intrinsèque de Bonté : «Simple absolument, non obligée, non co-actionnée, je peux créer, mouvoir et disposer comme bon me semble, au moyen du ciel ou sans lui, avec ou sans n'importe laquelle des causes secondes, dont le caractère concausal leur vient de moi.» 31 Et elle crée de son essence suressentielle le magnifié suprême, afin 28. «Jo no tendria natura absoluta, encloent tota perfeccio, si de mi mateixa

no podia produir el Bé perfet» (Liber natalis, O.E., II, p. 1282 b).

29. Ibid., p. 1283 a. 30. Ibid., p. 1283 ab. 31. Ibid., p. 1283 b,

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d'être comprise par lui. Mais le magnifié suprême ne peut être compris par la grandeur finie, dont la vertu découle encore de la souveraine grandeur. Pourquoi Grandeur ne produirait-elle pas d'elle-même une grandeur infinie qui lui fût extrinsèque, comme elle en produit une au-dedans d'elle-même ? Elle le pourrait, mais le créé, circonscrit dans les limites spatio-temporelles, ne peut comprendre l'infinitude qui l'informe. Bonté nous a déjà appris à qui il faut réserver l'égalité foncière de l'agent et de l'agible.32 Pourtant, entre la finitude pure et l'immensité de la dignité, celle-ci a établi le magnum ens creatum (l'homme, le ciel, l'ange), afin que Grandeur ait, comme Bonté, un récipiendaire de son agentia ad foras et que celle-ci la comprenne. Ainsi, tout comme dans le discours de Bonté, dans celui de Grandeur, on retrouve énoncée cette tripartition «unificatrice» : le sommet d'une Idée — la Dignité — demandant nécessairement l'existence, et son rayonnement nécessaire à l'intérieur d'elle-même d'abord, dans ce qui surgit du néant, ensuite. Les autres dignités préciseront encore cette doctrine et, en l'amplifiant, la répéteront jusqu'à l'obsession. Par cet éveil du non-être à l'existence, un nexe s'établit, lourd de sens et essentiellement épiphanique. Le discours de VArs, plus sobre et passablement plus pauvre (si YArs generalis ultima constitue la formulation la plus parfaite d'une méthode, elle est aussi, dans l'intention de son auteur, le seuil que doit franchir le quêteur de vérités pour pénétrer dans l'univers lullien : méthodologiquement un sommet, elle est doctrinalement initiation et introduction) n'aboutissait pas à d'autres conclusions. Il faudra s'y référer de nouveau lorsqu'on étudiera la délicate poésie lullienne de la grandeur magnifique et de l'effroyable petitesse de la nature humaine. 33 ÉTERNITÉ ET DUREE

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Les dignités semblent se partager dans le discours le soin de développer les richesses de leurs propriétés communes. Chacune parle d'ellemême, mais chacune se sert de ce prétexte pour convaincre l'auditoire de la rigueur de la théorie qui les intègre. Eternité prend la parole à 32. Cf. p. 56. 33. Cf. infra, chap. m et notamment p. 113 et suiv. 34. Eternité et durée s'excluent mutuellement, on s'en doute, dans certaines applications pratiques des dignités à une créature particulière. Ainsi l'éternité qualifie la surnature, et la durée — ennoblie parfois par l'éviternité — qualifie la nature. Mais ici cette distinction n'intéresse guère. Les deux termes sont équivalents et la notion d'une «éternelle durée» ne semble pas effrayer Raymond.

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son tour. En l'écoutant, son auditoire verra apparaître un riche développement du principe de la convertibilité des dignités entre elles et avec le souverain étant. 35 «Je suis la durée sans fin. Eminemment et essentiellement pure, d'une pureté sublime et parfaite, je suis la vérité du temps, de l'éternité jusqu'à l'éternité (ab aeterno et in aetemum). Rien ne peut m'être ajouté et rien, hors de moi, ne peut mettre d'entraves à mon action.» 36 Peut-elle éterniser maladroitement, peut-elle informer et garantir, du dedans, l'erreur, ou le non-être, ou le moins-être ? Impossible, car son essence étant absolue en perfection, elle est absolument bonne, absolument grande, toute-puissante, absolument vraie. L'action qu'elle est — l'éternifier — est depuis toujours et depuis toujours existent avec elle et en elle les constitutifs dont elle est le point de jonction. Eterniser est son essence. «Voilà donc pourquoi je dis que ceux-là ne me connaissent point qui proclament la nécessaire éternité du monde car, disent-ils, il n'y a pas de nouveauté dans mon agir ni de changement. Dès l'éternité demeure en moi l'archétype du monde.» 37 Ceux qui pensent de la sorte, proclame Eternité, n'ont rien compris de ma nature ni de ma fécondité. Quoi ! Faut-il que le monde soit éternel pour que, lasse de ne rien faire depuis l'éternité, depuis toujours inutile et vide, je ne me sois assoupie ? Ce serait aussi absurde que de prétendre que l'âme ne fait rien quand l'homme ne marche ni ne se déplace. Eternité n'est pas inféconde en elle-même, mais elle éternifie éternellement en elle-même l'éternité suprême. 38 Et ici nous voyons cette «impératrice» 39 feindre d'oublier que, tout de même, Dieu transcende les dignités, pour se les subordonner : «En moi-même, je suis une Mens éternelle qui produit à chaque instant l'intime Verbe éternel qui est à moi comme le vrai Fils est au vrai Père. Et d'eux procède un troisième suppositum éternel, subsistant par lui-même. Dans ces trois personnes, je suis commencement, terme moyen, fin et accomplissement.» 40 Si l'on se souvient que ces trois notions énumérées à l'instant nomment trois autres dignités lulliennes 41 , on ne croira pas qu'il soit exagéré de dire, comme je viens de le faire, que la trilogie divine est subordonnée, méthodologiquement parlant, aux dignités, ni d'avoir 35. 36. 37. 38. 39. 40. 41.

C f . le début de ce chapitre. Liber natalis, O.E., II, p. 1284 a. Ibid. Ibid. C f . note 22, p. 55. Liber natalis, O.E., II, p. 1284 a. C f . p. 52.

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écrit, comme je l'ai fait quelques pages plus haut, que Dieu est merveilleux de la merveille des dignités.42 Voyez donc, dit encore Eternité, «d'où vient qu'en toutes choses la perfection, la consommation et l'accomplissement résident en trois points». Ai-je donc besoin de quêter ailleurs un perfectionnement, si l'éternisable, l'éterniser et l'éternisé sont mon essence ? 43 Etablie ainsi Yagentia éternifiante, cette dignité explique encore les tenants de son activité extrinsèque. «Quand je le veux et comme je le veux (Eternité n'est-elle pas, essentiellement parlant et dans les hauteurs de l'être souverain, l'égale de Volonté ?**), je m'épanche hors de moi-même et selon la capacité des êtres, je m'y communique ; mais je n'abandonne jamais mon agenda intrinsèque, car rien qui me soit extérieur ne peut recevoir intégralement ma vigueur». 45 L'éterniser a ainsi la perfection de l'intellect divin. L'un et l'autre sont essentiellement un, et l'éterniser ne procède pas autrement que l'intellect divin. Or, nous savons déjà que l'entendement divin, dont l'entendre est l'essence, contient en lui-même, sans qu'il ait à le quêter dehors 46, et l'entendement et le compris : «Je comprends donc en moi-même l'éternifiant, l'éternifier et l'éternifié». S'il en était autrement, l'identité entre Eternité et Intellect ne serait pas essentielle. Dès lors, l'intellect essentiellement suprême ne serait point essentiellement éternel «et je ne serais pas essentiellement comprise, ni mon essence ne le serait intrinsèquement (...). Et comme les trois constitutifs sont réellement distincts dans l'entendement, bien qu'ils soient un dans l'essence absolue, de même en moi sont-ils différents par relation et un être même par essence».47 Remarquons dès à présent que Raymond ne semble pas tenir par42. C f . p. 56. 43. Liber natalis, O.E., II, p. 1284 ab. 44. C f . p. 68 et suiv., le discours de Volonté. 45. Liber natalis, O.E., II, p. 1284 b. 46. C'est un t h è m e sur lequel R a y m o n d revient constamment dans ses écrits. Il traduit, dans les termes qui lui sont propres — dans les termes qui conviennent à une philosophie du faire — l'une des caractéristiques du bien platonicien (Philèbe 2 0 c-d, par exemple). L'achèvement et la totalité platoniciens sont d o n c la source de l'accomplissement lullien. Mais le terme lullien, qui é v o q u e la perfection d'une f o n c t i o n plutôt que celle d'un état, implique, justement, une traduction de la perfection platonicienne en termes d'action. C e qui correspond à la perfection et à la plénitude de cette perfection, c'est l'agir contenant en lui-même tous les éléments de l'action. Cette définition de la perfection par une idée plus fonctionnelle que statique anime déjà, d'autre part, le De trinitate augustinien. C f . supra, p. 48, notes 51-52. 47. Liber

natalis,

O.E.,

p. 1284 b.

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ticulièrement à établir une distinction de nature entre l'éterniser et le durer. 48 Une est Yagentia de durer, et bien que Raymond ne s'inscrive pas en faux contre la définition traditionnelle d'éternité (interminabilis vitce tota simul et perfecta possessio 4a), c'est à la caducité de ce qui reçoit l'influx infini d'éternifier qu'est due la moindre perfection de la durée créée. Ce qui est créé ne peut être éternel car, s'il l'était, l'Eternité souveraine ne serait pas unique en perfection et ne pourrait s'identifier (mieux encore : s'égaliser) à la souveraine Bonté, à la Grandeur souveraine et aux autres. Poser l'éternité du monde serait réduire, par le jeu d'une autre dignité, dont le nom est Egalité, l'ensemble des dignités à la sphère de l'immanence et y réduire encore l'infinitude du souverain étant. Ce serait absolument paralogique et passablement scandaleux, quand on sait quelle est l'emprise du non-être dans la finitude lullienne.50 Nous pouvons à présent rouvrir l'Ars generalis ultima.51 Nous n'y trouverons pas davantage d'explications. Mais nous y retrouverons, condensées et dites «par manière de savoir», ces belles strophes que chantent ici les dignités «par manière d'amour». 41 Et il sera bon que nous retenions tout de même que si le monde ne saurait être éternel pour les raisons énoncées, il peut exister in œvo œterno pour que le magnum ens creatum puisse connaître, aimer, mémorer et louer en lui-même son origine divine. 53

POUVOIR

Dans la philosophie du faire qu'écrit Raymond Lulle, et qu'il image et qu'il rime 54 aussi, les pages les meilleures doivent être celles qu'il consacre à la dignité agissante par excellence, Pouvoir, à celle qui pourrait être aussi le nom du caractère «agentiel» de chacune de ses. compagnes. L'équilibre du Liber natalis est de fond, plus que de forme : le discours de Pouvoir y est, de loin, plus long et plus colorié aue 48. Cf. p. 58, note 34. 4 9 . BOÈCE, De consolatione philosophiœ. 50. Cf. infra, p. 275 et suiv. 51. A rs generalis ultima, IX pars principalis, cap. vin, et cf. CARRERAS, I, p. 498. 52. Cf. supra, p. 51, note 6. 53. Cf. supra, note 51. 54. Car c'est en vers qu'il philosophe parfois (par exemple, Medicina de Pecat, Dictât de Ramon, O.R.L., XX et XIX). Et il lui arrive de proposer une version catalane rimée de la Logica Algazelis, qu'il intitule Logica del Gatzel (O.R.L., XIX).

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celui des autres dignités. Rien n'y est dit au hasard et il contient en outre quelque chose d'essentiel : la définition de la forme en termes d'action et purement d'action. Avant d'arriver à cette curieuse conclusion, Pouvoir se définit : «Je suis celui qui suis pour moi, entité singulière en moi-même et de moi-même. Pas de contingence en moi, car je suis absolument nécessaire. Je ne suis pas 'possible', car je ne suis conditionné ni limité par nulle autre puissance. De moi-même, je suis éternel et toujours être. Acte pur, et nul autre agent ne peut réduire ou amoindrir ma puissance». Que sont-elles, les autres causes, que sont les autres agents ? Les causes sont à moi, dit Pouvoir, «comme la hache est à la main du bûcheron : un instrument de travail»." Ce qui semblerait dévolu par nature à l'être non défini et non qualifié, c'est-à-dire d'être le principe de l'agencement cosmisque, Pouvoir se l'abroge : «En moi, l'ordre de l'infini nécessaire et intrinsèque, dont tout ordre dérive». 56 Pouvoir possède — et cela va de soi — la puissance absolue. Mais cette puissance procède de Pouvoir et elle a en lui son terme. S'il donne l'être ailleurs («je donne extérieurement l'être» "), c'est en tant que l'effet est produit afin de participer avec lui et pour qu'il reçoive son être. 58 Il est blasphématoire de prétendre que Pouvoir ne soit pas infini parce qu'il ne produit pas d'effet infini. Ceux qui le prétendent ne savent pas que c'est en lui-même que Pouvoir produit l'infini, car sa vertu est simplicissime et d'une perfection souverainement infinie. Si Pouvoir ne produit pas telle merveille hors de lui-même, est-ce sa faute ? Serait-ce que oisiveté le tient, ou que l'assoupissement dont nous avons vu Eternité se défendre serait en revanche l'état de Pouvoir ? Ce n'est pas à cause d'une... impuissance de Pouvoir que cette merveille n'est pas donnée, mais elle ne l'est pas parce que cela ne saurait convenir à l'effet : « Peut-on seulement concevoir l'existence, hors de moi — s'écrie Pouvoir —, d'un autre infini, d'un autre bien infini, d'une infinie vérité, d'un autre pouvoir et d'une autre immensité infinie?». L'agencement anselmien des dignités lulliennes s'y oppose en effet. Et s'y oppose, à elle seule, l'immensité impondérable de Pouvoir. Voilà donc pourquoi il est nécessaire que tout le créé ait un commencement, et un terme. Mais cela ne veut pas dire que les blasphémateurs aient raison de 55. Liber natalis, O.E., II, p. 1285 a. 56. Ibid. 57. Ibid. 58. P o u v o i r disait déjà dans l ' A r s generalis ultima qu'il produisait «possifié» afin d'avoir un acte infini. C f . CARRERAS, I, p. 4 9 8 .

l'infini

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douter de la pureté et de l'immensité ensemble du «possifié» qui est un avec pouvoir et «possifiant» ! Au-dessus et au-delà de cet ordre apparent, dans l'ordre suprême, Pouvoir est absolu en puissance et en essence ; il est, simplement, infini. Pouvoir se définit donc comme «possifiant» — il fallait s'y attendre — et il le fait explicitement dès le début, de sorte que, auteur de sa propre essence, il résout par son «possifié» essentiel le problème que la vision immanente de l'ordre présent laissait irrésolu. Mais le dualisme que nous voyons apparaître dans les discours des précédentes dignités ne manque pas d'être évoqué à nouveau, et en des termes plus vigoureux encore. Pouvoir étant Vagentia (ici nommée «Vertu») absolue et l'infinie entité, il peut créer hors de lui-même ce qui n'est ni en acte, ni dans la puissance de la nature. Et cela il peut le faire de lui-même, sans intermédiaire. Les cieux et les anges, les âmes et les corps et tout ce qui se meut, voilà son œuvre. Mais cette agenda simplicissime, nous le savons désormais, n'a point besoin de s'extraverser pour être parfaite : «Je peux subsister — dit-elle —, sans les anges, sans l'univers, sans les âmes». 59 Néanmoins, parfaite de la perfection de Bonté et de Grandeur, elle se propage et se répand. De sorte que toute puissance n'est que Pouvoir de ce Pouvoir. C'est un langage étrange que celui-là, et ceux qui regardent la ronde des cieux et s'arrêtent à la considérer ne veulent point l'entendre. Ils sont gênés par l'apparente gratuité du Pouvoir, par la grandeur certaine de son «bon plaisir». Ils se demandent (car ils s'en tiennent à une philosophie essentialiste et statique) ce que peut être Pouvoir avant qu'il ne «possifié», car ils ignorent son agir intrinsèque. «Insensés ! — dit Pouvoir — peuvent-ils empoigner le ciel ? Le pouvoir de leur nature ne peut cerner davantage ma puissance». 60 Les conséquences de cette description philosophique de la plus lullienne des dignités lulliennes ne sont pas autres que celles que l'on était en droit d'attendre après la lecture des précédents discours : elles se résument d'ailleurs en une seule, qui les englobe toutes : «La vertu naturelle n'est qu'une humble servante de ma puissance».C1 En prose : tous les effets, et toutes les séries causales dépendent de Pouvoir, de ce pouvoir souverain.62 Et Raymond va plus loin encore. Enthousiasmé 59. Liber natalis, O.E., II, p. 1285 b. 60. Ibid. 61. Ibid. 62. N u l ne s'étonnera désormais de trouver dans Y Arbre de filosofia d'amor une théorie des causes, qui n'aurait pas déplu à Malebranche, et dont il sera question à la f i n de ce m ê m e chapitre (cf. infra, p. 89 et suiv.).

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par le discours de Pouvoir, sentant et exprimant l'universalité de Yagentia suprême et de sa propagation, c'est à ce moment de son discours qu'il va traduire tout en termes d'action et qu'il fera de sa cosmologie entière une cosmologie de l'action. «Je suis action, dit Pouvoir, et les formes des choses, ce sont les actions. Sans comparaison possible, elles dépendent plus de moi que des lois de la matière». 63 Peut-on poser en des termes plus clairs et d'une façon plus définitive la primauté du faire sur toute autre chose, aussi bien au sein des dignités simplicissimes qu'au cœur de ce qui découle des agentiœ suprêmes ? Thomas d'Aquin a bien utilisé un langage semblant 64 ; il nous sera pourtant permis de préciser que ce qui est périphérique chez lui, et l'objet de simples développements, constitue, en revanche, le noyau de la philosophie lullienne. D'ailleurs, Thomas ne va pas jusqu'à établir l'équation lullienne qui nous occupe en ce moment. Pour lui, les liens intrinsèques entre la forme et Yacte sont évidents. Mais c'est Raymond qui pose l'équation et, partant, la convertibilité entre l'agir et la forme. Et c'est encore lui qui prend garde de bien distancier l'agir des lois matérielles, pour qu'il soit clair que seule l'action définit la chose. Mais de cela, il sera question plus tard, lorsque, établie la théorie d'ensemble des dignités, il nous faudra considérer directement l'amour et l'autre univers qu'il anime sous l'éclairage de l'agir souverain.65 Le pouvoir souverain est donc la source de toute action et toute forme ne se définit pas autrement qu'en termes d'action. Dans cette formulation apparaît, comme Carreras i Artau le souligna un jour, la justification la plus claire de la métaphysique exemplariste.66 Métaphysique que Raymond n'invente pas, qu'il ne porte peut-être pas davantage à son jour le plus glorieux, mais que, très certainement, il doue d'un substrat philosophique et — on peut le dire car Raymond le pense — poétique plus solide et plus charmant. Inutile de rouvrir désormais VArs generalis ultima au chapitre du Pouvoir. Cette fois, l'exposé de la dignité est plus riche et nous apprend davantage avec ses cris et ses malédictions que ne faisait ce même pouvoir enchaîné à la roue de la combinatoire. 67 Là, il n'était ques63. Liber natalis, O.E., II, p. 1286 a. 64. Cf. par exemple, Summa theologica, I, q. 76 1 c ; 1-2, q. 54 2 c ; 1, q. 66 1.2c ; q. 76 4 c ; q. 77 6 c. 65. Cf. infra, p. 517 et suiv., et le dernier chapitre, p. 610 et suiv. 66. «... lo posificado infinito e intrínseco es causa de todos los posificado? finitos y extrínsecos. Notemos que en este último pasaje, al mismo tiempo que se rechaza todo origen emanantista del mundo, obtiene plena confirmación la metafísica del ejemplarismo» (CARRERAS, I, p. 498). 67. Cf. tout de même p. 62, note 58.

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tion que des distinguo entre la possificaîio intrinsèque et extrinsèque de Pouvoir. Ici, l'irruption joyeuse et solennelle de la dignité douée d'un langage nous fait comprendre que les dignités sont grandes de la grandeur de Pouvoir. Je suis agir — dit Pouvoir, et le souverain étant par sa bouche —, et je ne suis qu'agir. SAGESSE

La nature de Sagesse ou Intellect ne diffère pas beaucoup de celle de Pouvoir. Elles sont identiques a parte rei, nous le savons ; leurs opérations les diversifient, nous le savons aussi. Mais la diversification se fait in parte intellectus et pour le besoin indispensable d'ordonner ce qui est, ou de comprendre l'ordre qui est déjà. Sagesse sait quelles sont les autres dignités, et par elle les intelligences parviennent à la connaissance des agentiœ supremœ. Mais il nous faut encore voir suivant quelles modalités et au moyen de quelles structures Sagesse se temporise, d'éternelle qu'elle est, et comment s'intègre la diversité des intellectus à la dignité unique. Sagesse s'y emploie en prenant à son tour la parole. Au long de son discours, Raymond prendra position dans la querelle de l'unicité de l'intellect et dans celle — fondamentalement fort semblable — de l'activité ou de la passivité de l'intellect agent. Résumons d'abord la doctrine de Sagesse telle qu'elle est exposée dans YArs generalis ultima.68 Sagesse est le point de jonction d'une nouvelle trilogie : intelligens — intelligere — intelligibile (ou intellectum). Sagesse suprême se satisfait donc, dans son infinitude, de Yintelligere infini qui l'informe, mais elle s'étend de par cette même infinitude, nécessitée à produire Yintellectus infini par toute l'essence infinie de sa propre intelligentia.68 Il en est de Sagesse et de son opération comme du feu et de la sienne : le feu (ignis) produit nécessairement, avec son appétit naturel 70 , Yignitum et Yignire par son essence. Soulignons au passage que Raymond ne trouve pas de comparaison meilleure à proposer, pour éclairer sa vision de Sagesse, que celle que lui fournit un être dont toute la nature est considérée comme strictement agentielle. 68. Ars generalis ultima, I X pars principalis, cap. xi (CARRERAS, I, p. 499). 69. «Intelligentia» doit être comprise comme Vagentia d' «intellectus» et non comme intelligence (faculté) au sens courant du mot. 70. Cf. à propos de l'appétit naturel des éléments, Arbre de ciència, I, Arbre elemental, VII, De les cent formes (O.E. I, p. 570 et suiv.) et, particulièrement, § 93 (ibid., 588 b), dont voici le début : «En l'arbre elemental son apetits naturals.» )

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Il va de soi que toutes les autres dignités, absolues et parfaites par définition, collaborent à la production de l'intellect infini, car s'il en était autrement, Vactum de Yintelligentia dépasserait en perfection celui des autres dignités. Sagesse se connaît et connaît l'intellect créé, fruit de l'infinitude qui lui est consubstantielle. Celui-ci, à son tour, connaît sa source. De cette connaissance intrinsèque et de la nécessité d'épanchement qui s'en suit, naissent les intelligences angéliques et humaines. Jusqu'ici, VArs generalis ultima. Mais le discours de Sagesse est plus riche, comme si Raymond aimait à s'effacer et à laisser parler la dignité elle-même lorsqu'il veut, non pas exposer, mais apprendre la beauté des notions qu'il élabore pourtant et qu'il intègre à son mode poético-philosophique. «Je suis absolu». 71 C'est Entendement qui parle, et Entendement équivaut à Sagesse dans la nomination des dignités. «Mon objet et mon intellectum le sont, comme moi-même. Comment, en effet, serais-je absolu, si mon entendre et mon intellect ne l'étaient ?». ra Sagesse méconnaît la composition, car elle est libre de tout vinculum qui la lierait à la puissance, comme elle l'est de tout nexus matériel. Absolu est d'ailleurs son nom : «Celui qui suis». 73 L'infinitude de l'intelligible et de l'entendre font que Sagesse — simple et aussi puissante qu'intelligente — entende en elle-même toutes les perfections individuelles qui peuplent l'univers : sa vertu (son agentia) peut en effet s'étendre jusqu'à l'intellection de ce qui n'est pas encore dans la nature, ni actuellement, ni potentiellement. Sagesse n'a que faire d'une unité intellectuelle qui lui serait intrinsèque et d'un intellect unique, car l'unicité de l'intellect est ailleurs, c'est-à-dire dans son agentia (qui a nom intelligentia M) même. «J'entends, dit l'Entendement, que tout comme je suis absolu, je suis, par l'entendre, l'absolu ordonnateur, et cela intrinsèquement et extrinsèquement : intrinsèquement, parce que je suis trine (intellectum ou intelligibile, intelligere, intelligens) ; extrinsèquement, car j'ordonne toutes les choses intelligibles et naturelles — les naturelles pour les êtres intelligents, les intellectuelles pour moi-même». 75 Sagesse résout ainsi l'un des problèmes qui se posent, et que n'éliminent pas les averroïstes : «Ceux qui, disputant sur mon compte, admettent un entendement agent non intelligent (car il n'aurait pas en lui-même 71. 72. 73. 74. 75.

Liber natalis, O.E., II, p. 1286 b. Ibid. Ibid., p. 1287 a. Cf. supra, p. 65, note 69. Liber natalis, O.E., II, p. 1287 a.

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l'intellection 76 ) et un entendement possible intelligent, ignorent que dans ma fécondité mes trois sujets subsistent en eux-mêmes». " Ils pensent de la sorte, car ils partent de la pluralité des intelligences humaines pour atteindre l'unité. Or, ce n'est pas exactement cela qu'il faut faire : «il faut viser l'unité, et aller d'elle au nombre». 7 8 Et Raymond donne aussitôt ce qu'il juge être une raison suffisante pour fonder cette voie descendante : «Entre l'entendement humain et moi qui suis simple et absolu, il y a une différence et une dissemblance énormes». 75 Comprenons : Sagesse, le modèle, par sa perfection et par son unité agissante, pourra fonder la redescente à la considération de la multiplicité des intelligences humaines et simplement créées. Mais l'exemplarisme ne saurait être ici à double sens : la voie ascendante, de la pluralité des intelligences à l'unité, aboutirait — et c'est l'erreur averroïste aux yeux de Lulle — à cette «binomie» irréductible : un intellect agent qui n'entend pas 8 0 et un intellect possible intelligent, mais en lui-même inopérant, car il n'est plus considéré comme agent dès lors que son acte intellectif est déclenché et soudain terminé. Ce n'est donc pas par le biais d'une distinction entre les deux entendements que l'on résout le problème, car cette manière d'envisager les choses dénonce une sous-estimation flagrante de l'infinitude de l'agence et, ce qui est plus grave, ne semble pas instaurer une différence suffisamment grande entre l'intellect premier et la pluralité des autres. On parle de l'un et de l'autre avec un langage qui n'est totalement adéquat ni à la nature de l'un ni à celle de l'autre. En revanche, dira encore Entendement, «entre moi-même et la première intelligence qui vient après moi, il n'y a pas une différence de contrariété, mais un degré tel de diversité qu'il dépasse infiniment sa nature. Il y a, pourtant, de l'intelligence et de l'ordre, puisque cette seconde intelligence vient de moi et qu'elle se réfère à moi. Or, si là où il y a convenance et ordre il doit y avoir un intelligent qui ordonne, je serai — ajoute encore Entendement — sa cause finale, efficiente et active. Les naïfs qui pensent autrement ne savent pas ce qu'est l'ordre». 8 1 76. Les adversaires visés par Raymond ne tiennent pas particulièrement aux trilogies lulliennes. Pas question pour eux d'infirmer leur propre thèse parce que l'acte de l'agent ne se trouve pas complet et absolument parfait dans l'agent luimême. 77. Liber natalis, O.E., II, p. 1287 a. 78. Ibid. 79. Ibid. 80. Cf. note 76. 81. Liber natalis, O.E., II, p. 1287 b.

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Raymond se préoccupe de nouveau de la relation entre l'Un et le pluriel apparaissant et, comme pour les précédentes dignités, il faut admettre qu'il s'en tire avec élégance et sans décevoir le lecteur de sa philosophie. Cette relation surnaturelle entre Sapientia et intelligentiœ ou, si l'on préfère, entre l'Entendement et les entendements, fait l'objet d'une analyse longue et laborieuse, que Raymond ne cesse de creuser, de reprendre, d'enrichir. 82 C'est le moment, pour notre poètephilosophe, d'énoncer l'autre théorie caractéristique, celle de cette autre trilogie qui le charme autant ou davantage que celle que constitue chacune des ageniiœ des dignités : retrouver la trilogie dans la sphère de la finitude, ce sera d'un seul coup le «faciemus hominem ad imaginem et similitudinem nostram» et fonder en même temps la philosophie de la différence absolue et de l'unification idéale. 83 C'est à cette préoccupation, haute entre toutes, que répondent les dernières phrases d'Entendement. Uagentia qu'est Entendement (c'est cela, Intelligentia, en langage lullien) ne peut produire que le bien et le vrai, car Entendement est bonté, et vertu, et vérité absolues. Mais rien n'échappe à Entendement. Croire qu'il est limité et qu'il comprend en lui-même les choses à mesure qu'elles se produisent, c'est se laisser tromper par la succession temporelle des causes et des effets. Entendement, avec sa puissance, fait tout et comprend tout (les deux termes, ici, se valent, comme on s'en doutait M ) sans avoir à suivre cet enchaînement. Directement, sans intermédiaire. Et dès l'éternité, ajoutera encore Entendement, j'ai ordonné et compris la première naissance des séries causales et prévu leurs aboutissements.85 En voilà assez sur le divorce entre le dynamisme instantané, ponctuel, de l'Entendement, et les problèmes soulevés par ceux dont le regard s'arrête aux successions temporelles.

VOLONTÉ — AMOUR

Toute la philosophie lullienne étant une philosophie d'amour ou, en d'autres termes, Y agenda lullienne étant, en définitive, Yamantia Raymond semble préférer s'en tenir à des allusions aux grands thè82. Cf. infra, «Les facultés, ou Yagent ia qu'est l'âme», p. 119 et suiv. 83. Cf. note précédente. 84. Cf. supra, le discours de Pouvoir, p. 61-65. 85. Liber natalis, O.E., II, p. 1287 b. 86. Le terme apparaît, parallèle à celui de scientia, dans le Prologue de Y Art amativa, O.R.L., XVII.

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mes de sa philosophie dans le discours qu'il prête à Volonté dans le Liber natalis. A l'allure polémique et enflammée des monologues précédents succède un chuchotement. Volonté ne crie pas, elle ne nomme qu'en passant les partisans d'une théorie de la volonté unique. Non, Volonté ne polémise pas, ce n'est pas le style qui convient au cœur. Elle dit ce qu'elle est, et ce qu'elle dit, simplement, me semble assez grand pour éviter toute paraphrase. «Je suis Volonté singulière et absolue. Non conditionnée, car je suis celle que je suis, en moi et par moi. Je suis ce que je veux, et l'être qui me dépasserait en absoluitas et qui m'empêcherait d'être ce que je veux n'existe pas. Volonté absolue, je suis en même temps bonté, grandeur, pouvoir, éternité et entendement absolus. Je suis vertu, vérité et perfection ; je suis gloire, justice» 87 et toutes les autres dignités. Volonté a en elle-même, un et pourtant distincts, le voulant, le vouloir et le voulu. Elle ne peut ne pas les avoir et ne peut pas ne pas être leur point de jonction ou l'étincelle qui résulte de la rencontre de leurs trois dynamismes, car s'il en était ainsi, elle serait «oisive» 88 et lutterait contre Vérité. Comprenons que cette Volonté est riche des dynamismes des autres dignités qui, par elle, deviennent essentiellement désirables et désirés, donc accomplis 89 ; Absolue dans sa propre perfection, inclinée à aimer comme Entendement à comprendre, Volonté veut avoir en elle trois sujets «amoureux» 90 sans lesquels sa perfection ne serait qu'un mot et ne serait donc point réelle, moins encore absolue : ce sont l'aimant, l'aimé et l'amour. Et Volonté répète encore : «Le voulant, le voulu et le vouloir sont la même chose. J'ai donc ce que je veux, car je veux être absolue dans les trois sujets co-éternels et co-égaux». 91 De la plénitude de cet agir souverain naît un monde nouveau, créé pour démontrer la vertu et la puissance du suprême voulant. Mais cette extériorisation du voulant 87. Liber natalis, O.E., II, p. 1288 a. 88. N o u s apprendrons plus tard (cf. p. 148 et suiv.) ce que représente 1' «oisiveté» dans le système lullien. Disons dès à présent qu'elle est l'alliée la plus efficace de non-être dans la lutte qu'il mène inlassablement contre l'Etre au sein de chaque forme, c'est-à-dire de chaque étant. 89. Accomplis, si nous nous souvenons que, comme le disait Pouvoir, l'action informe, et que l'action de vouloir est le surgissement d'un voulu réel, égal en perfection à sa cause, si tant est que ce langage ait un sens lorsqu'il faut l'appliquer aux sujets de cette heureuse république des dignités, où chacun est tous à la fois ! 90. Il vaudrait mieux dire «amourifiés», mais il faudrait oser l'écrire ! 91. Liber natalis, O.E., II, p. 1288 a.

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n'est pas un surcroît dans la perfection d'elle-même. Il n'y a pas, dans Volonté, un moment de non-être, c'est-à-dire de non-faire, qui précéderait l'auto-création ou l'agir complet, celui qui met en branle la trilogie entière : «Puisque je suis mon absolu vouloir, j'ai, dès l'éternité, un acte positif» 92 , et cet acte les comprend tous. Dans celui-là, Volonté détermine déjà que l'épanouissement ad extra — ou la création — aura lieu. Cet acte positif complète la trilogie et par lui nous pouvons parler de trilogie de la volonté : il est insensé de croire que l'accomplissement de la volonté est le f i â t de la Genèse ! Le Fiat lance dans le temps qu'il commence et dans l'espace qu'il invente la merveilleuse puissance de la volonté souveraine et d'elle naît la volonté-enminuscule et.les mille vouloirs afin qu'ils veuillent grandement, durablement, bien, et selon les modalités imposées par les autres dignités, ce que Volonté, voulante et connaissante, aime et comprend en ellemême et d'elle-même. 93 Et voici donc dignités et êtres raisonnables liés par un autre lien — et celui-ci relie à leur propre nexus l'ensemble des choses, qui ne sont qu'en tant qu'elles font. Volonté, en créant, insinue dans la créature et décrit, comme en pointillé, le chemin que celle-ci doit suivre pour mener à bien la quête du créateur. VERTU

Le terme est donc lâché. Il était sous-entendu dès les premières lignes. L'identification — voulue, dévoilée, puis révérée — des dignités à Yagentia suprême et de celle-ci au Créateur s'embellit et s'ennoblit dans le discours de Volonté. Il semble donc que tout ait été dit désormais. Or voici que cette identification et son postulat — je veux dire, l'identification en une des agentice dont nous avons considéré les modes — constituent le thème du discours de Vertu. Nul ne prétend que les développements lulliens ici envisagés constituent autant de preuves rationnelles qui fonderaient une théorie de la connaissanse. Mais il est clair que Raymond s'efforce d'élucider, à sa façon, tout ce qui semblerait posé gratuitement au cours de ses développements. Cela nous aide à comprendre qu'il revienne encore à la charge et qu'il s'emploie avec tant de ténacité à débroussailler les sous-entendus — sinon les fondements rationnels au sens moderne du mot — de ses options. 92. Ibid., p. 1288 b. 93. Ibid.

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Qu'est-ce donc que Vertu dans les hauteurs des dignités ? C'est poser une autre question, que l'on trouvera plus pertinente : qu'ajoute^ t-elle aux agentiœ souveraines, à la souveraine agentia ? La notion philosophique de TOUT. Il est facile de constater que si Vertu reprend au début le langage des dignités précédentes, elle lui donne un autre ton, de sorte qu'elle ne se limite pas à redire, mais qu'elle amplifie, corrige et qualifie selon sa propre nature le langage auquel nous sommes désormais habitués. «Je suis infinie, essence simple, puissante, possible par moi-même et de moi-même. Rien n'empêche mon action, infinie en bonté et en grandeur. Je suis absolue, éternelle et nécessaire : ainsi l'exige ma simple et infinie perfection, pour que je m'étende à tous les attributs divins, à toutes les raisons éternelles et aux sempiternelles dignités».94 Par l'étendue de Vertu, Eternité, Bonté et Vertu se prédiquent mutuellement et leur prédicabilité réciproque est essentielle. Raymond parvient ainsi à poser une formulation nouvelle d'une convertibilité parfaite. Ce n'est pas d'une convertibilité du style de celle que l'on établit entre «homme» et «risibilis» qu'il est question, précise Vertu, pas davantage d'une convertibilité comparable à celle que l'on pose entre «sujet» et «passion» 95», mais d'une prédication essentielle, qui définit, étreint et circonscrit l'essence. Que convient-il davantage que le pur agir à cette force dont toutes les dignités tirent la leur ? Peut-on seulement imaginer que l'oisiveté, pourchassée et éliminée farouchement de tout l'apparat logique lullien, irait nicher chez Vertu, terme un peu flou, un peu passe-partout ailleurs que dans la spéculation lullienne ? La vertu lullienne est une sève, ou une impulsion, ou une flamme. Rien que de purement dynamique dans tout cela ou qui puisse confiner la notion qui nous occupe à la seule «possibilité» mentionnée tout au début de ce paragraphe. «Etant Vertu infinie et absolue, je ne suis point oisive, mais féconde, et j'ai, de toute moi-même, un engendré et un père. 86 Toute moi-même je m'identifie avec chacun d'eux. L'un et l'autre veulent me posséder entièrement, et je ne peux m'étendre au-delà de leur étendue. En un mot : je suis infinie trinité». 97 Cette nouvelle trilogie ou, pour être plus précis, cette nouvelle épiphanie de la seule et unique trilogie, celle du Faire, informe toutes les autres et concourt à les faire vertueuses, c'est-à-dire vertuifiantes 94. Ibid. 95. Ibid. 96. Ou, dans les termes utilisés tout au long des discours des dignités, un «vertuifié» et un «vertuifiant». 97. Liber natalis, O.E., II, p. 1289 a.

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et infinies de sa propre infinitude. L'Agent souverain se reconnaît dans l'image que de lui-même lui manifeste la trilogie vertuifiante et, par l'impulsion de l'amour né de la contemplation de cette image de l'amour dont il s'aime, il se sait disposé et ordonné à créer les vertus naturelles, signes et figures de la vertu infinie et éternelle.98 Action gratuite ? Démenti flagrant de la simplicité du faire et de sa perfection totale ? Non, mais lien supplémentaire entre le dynamisme intrinsèque au souverain Agent et ce qu'il produit ad extra. Car Volonté et Vertu veulent que, par ces quasi-émanations de Vertu — les vertus naturelles — soit connue, rappelée, aimée et louée la vertu infinie et éternelle. Il nous est permis de considérer désormais que Raymond parle de Force lorsqu'il nomme la vertu. Suivant son analyse descendante, Raymond va de la Vertu-dignité aux vertus naturelles. Le chemin ascendant mène à une autre trouvaille : les vertus morales sont à l'homme ce que Vertu est à la trilogie suprême : l'impulsion, le moteur. Ainsi la fonction unificatrice que sont les vertus décalque dans l'immanence — ou in via — la fonction de Vertu dans la transcendance — ou in patria.99 Vertu renforce cette vision totalisatrice de l'agir, qui avait déjà été évoquée à propos de Pouvoir.

VÉRITÉ

Cette impulsion transcendante et immanente à la fois ne peut provoquer que des actions vraies. Rien de ce qui pactise avec ce non-être dont le nom est aussi erreur n'en découle. Et le divorce ne peut être que fondamental entre l'existant et l'inexistant ; or, en termes de savoir, le néant s'appelle erreur. Raymond examine cette question, et bien d'autres, dans les paroles qu'il prête à Vérité. «Je suis simplement la première — dit-elle —, nécessitée par moimême et de moi-même, et je suis infiniment éloignée de l'erreur. Vérité archi-première, l'erreur n'est possible en moi, comme il est impossible de trouver en moi un élément de contradiction, car je suis absolue ; est donc vrai tout ce qui est en moi». 100 Par là même est aussi intrinsèquement et nécessairement vrai tout ce qui est en Bonté, et en Grandeur, et en les autres dignités, car en elles toutes Vérité est nécessaire, et fondamentale, aussi bien qu'elle l'est en elle-même : 98. Cf. Liber natalis, ibid. et Ars generalis ultima, IX pars principalis, cap. xiii, cité par Carreras i Artau (Carreras, I, p. 499-500). 99. Cf. lieux cités dans la note précédente. 100. Liber natalis, O.E., II, p. 1289 a.

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Vérité est, en effet et tout comme les autres, «la nécessité même, l'essence et le commencement, bonté simple et infinie grandeur». 101 Il s'ensuit que Vérité est la vérité essentielle des dignités et de ce qui leur appartient, de sorte que si YAgentia suprême — le souverain étant — est infini en durée, il l'est en vérité. Autrement, Puissance — pour choisir un exemple — serait plus «une» avec Eternité qu'avec Vérité, ce qui est impossible compte tenu de la réciprocité des dignités et du caractère absolu des actions qu'elles sont.102 Ce que Vérité vient d'énoncer doit nécessairement être tenu pour vrai, car c'est ainsi que Puissance est infinie dans l'action de Vérité, comme elle l'est dans celle de Durée, afin qu'elle ait d'elle-même l'infinitude de l'action et du pouvoir. Ce qui est bon pour décrire ces implications essentielles de Possifier et de Durer l'est aussi pour parler de Vérité et l'était pour toutes les autres dignités.103 S'il n'en était pas de la sorte, «je serais — dit Vérité — plus vraie de moi-même et par moi-même que Pouvoir n'est puissant de lui-même et par lui-même» ; ce qui équivaudrait à échelonner et à graduer l'Absolu. Cela est une aberration. 1M Cette perfection absolue que Vérité réclame doit être fondée à son tour, comme le fut la prétention des autres dignités. Comme par le passé, la doctrine des corrélatifs fournira ce fondement et avec elle Vérité sera intégrée de plein droit dans la philosophie lullienne du faire. De même qu'Entendement et Volonté sont le point de jonction de divers corrélatifs (car ils sont premiers, nécessaires, absolus), Vérité est l'acte de rencontre de ses propres constitutifs. D'Entendement on disait intelligens, intelligibile ou intellectum, et intelligere, à cause de cette perfection, de cette primauté et de cette nécessité.105 «Mon acte aussi est pur, premier et nécessaire», proclame Vérité, et il ne peut l'être que s'il contient en lui l'accomplissement de l'agir afin que nulle partie n'en doive être quémandée au-dehors de Vérité. A l'absolue agentia que voilà correspondent donc les constitutifs «perfectisants» : le vérifiant, le vérifiable, le vérifier.106 Se comprenant elle-même, Vérité se sait nécessitée de produire 101. Ibid. 102. Ibid. 103. Ibid., p. 1289 ab. 104. Et Raymond en profite pour se prononcer dans une «quasstio disputata» : Per aquesta rao, Jo, veritat, no estic amb aquells qui asseguren que la potestat no es infinita en poder, sinon tan sols en duraciô (ibid.). 105. Cf. supra, p. 65.

106. Liber natalis, O.E., II, p. 1289.

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( = vérifier) une vérité créée afin que, par elle aussi, le vérifié infini soit compromis, aimé, rappelé, loué. 107 Cette construction trilogique et bipolaire tient, de nouveau, si on l'intègre à la réflexion lullienne, et si on lui donne la place qui lui revient dans une cosmologie du faire. Pourtant, n'y aurait-il pas lieu de se demander si la similitude entre le vérifié infini et la vérité infinie ne serait pas imparfaite, ou foncièrement fausse ? La question n'est pas vaine car l'erreur, exclue par nature de Vérité, est pourtant une apparence (mieux, un apparaître) durable dans le discours humain. Raymond élucide la question en lui appliquant sa terminologie caractéristique, ce qui veut dire en réduisant ce problème à sa philosophie de l'agir. La théorie des deux mouvements, à laquelle nous ferons maintes fois allusion au cours de notre lecture de Vopus lullien, doit être ici évoquée : La disconformité entre un discours précis et Vérité est le signe de la non-participation de ce même discours à la nature de YAgentia souveraine et, partant, de la participation de cette même apparence au néant. L'erreur n'établit point de relation entre étants — ni ne la dénonce — , mais entre quelque chose et un leurre. L'erreur provient donc du néant ou bien elle y aboutit. Dans les deux cas, elle se relationne avec le néant dont l'homme a été tiré et que l'un des deux mouvements vise toujours, et elle y retombe aussi nécessairement que, en tombant, un corps lourd rejoint la ligne de son point de gravité. 108

GLOIRE

Les dignités, parfaites en elles-mêmes, se sont manifestées détentrices de l'être et du faire, du savoir et de l'aimer. Il nous est donné de comprendre leur perfection et de pondérer leurs agentice équilibrées qui convergent jusqu'à l'unité et divergent jusqu'aux limites inaccessibles de leur infinitude. Cette perfection suppose l'absence de toute passion dans l'action parfaite et perfectionnante. En un mot, 1' Agenda doit être glorieuse 10S comme elle est grande, comme elle est bonne, et comme elle est sage. Mais dans la diversification extrinsèque de l'unique Agentia essentielle, la glorification se distingue des autres épiphanies énumérées. La 107. lbid. 108. Ars generalis

ultima,

IX pars principalis, cap. x i v (cité par Carreras

i A r t a u , CARRERAS, I, p. 5 0 0 ) .

109. La gloria lullienne se définit : «ce en quoi reposent les autres dignités».

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méthode ascendante permet d'aboutir au nom et à la réalité d'une autre dignité : «Je suis Gloire suprême. Suprême, car je suis de moi-même, pour moi-même et à cause de moi. La suprématie ne me vient pas d'ailleurs ; ce n'est pas un don que j'ai reçu, mais c'est moi. Peut-on trouver de gloire plus grande. Grandeur et moi ne sommes qu'un!». 110 De la convertibilité de Grandeur et de Gloire découle l'infinitude de cette dernière, et l'élimination subséquente de toute gloire supérieure et plus-que-transcendantale. Gloire, découverte — si l'on peut dire — par un mécanisme rationnel très anselmien, correspond à une idée, et elle-même nous dit à laquelle : «Je suis la gloire la plus grande et le soulas le plus grand que l'entendement puisse concevoir, et dont coule toute joie et tout soulas».111 Elle est l'égale d'Eternité (ou de la suprême Durée) et sa glorification ne peut donc être inférieure dans la sphère de la joie à ce qu'est Eternité dans celle de la durée. Elles convergent toutes — Eternité, Pouvoir et Gloire — car elles sont toutes absolues, simples de nature et infinies. Y a-t-il une autre gloire, hormis Gloire ? C'est impensable, car ou bien cette autre gloire serait supérieure, ce qui est impossible (car alors c'est à elle que s'appliquerait le discours lullien), ou bien elle l'égalerait ; et à cela s'oppose la singulartié de Gloire. Si cette autre gloire était inférieure à Gloire, le problème ne se poserait plus, car elle ne serait pas, alors, infinie.112 Absolue donc en elle-même et d'elle-même, elle est Bonté, «et toutes les autres dignités absolues, qui constituent une même essence». 113 A la production du glorifié infini collaborent donc les autres dignités avec leurs actes des autres dignités. Tout est gloire. C'est le sens qu'il faut donner aux suivantes déclarations de Gloire (et c'est cette interprétation schématique qui autorise ce que, de Gloire, dit l'Ars generalis ultima) : «En outre, je ne serais point gloire infinie, si je n'étais équipuissante à Bonté, Grandeur, Eternité, et si celles-ci n'avaient en moi et pour moi l'infinie glorification. Et ils ne pourraient l'avoir, si je n'étais trine, tout comme ils sont trines eux-mêmes», et si les trois corrélatifs 110. Liber natalis, O.E., II, p. 1290 a. 111. Ibid. Cf. aussi note 109. Le repos lullien n'a rien à voir, on s'en doute, avec otiositas. Il est l'équilibre de l'agir des dignités, il est, dans la terminologie de l'un et du plusieurs la convergence unitaire de la pluralité des approches rationnelles et affectives des agentiœ souveraines : cf. Liber de significatione, c f . R.O.L., IX, sous presse, f" 162 et Art amativa, O.R.L., XVII, p. 337-338. 112. Liber natalis, O.E., II, p. 1290 a. 113. Ibid.

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de Gloire (c'est-à-dire le Glorifiant infini produisant de tout lui-même et de toute sa nature un glorifié infini par la vertu du glorifier suprême) n'étaient «toute essence, substance et nature». 114 L'Agentia glorieuse est digne — de la même dignité des autres agentice — d'être connue et aimée. Si cela était pensable dans un contexte lullien, j'oserais dire qu'elle l'est même davantage, car Gloire nous apprend en se définissant ailleurs qu'elle est, tout simplement, le point d'équilibre de la convergence de tous ces dynamismes nommés agentice 115 : elle est donc l'hypostase trilogique de la perfection agissante, où qu'elle se manifeste. Mais revenons en arrière : dans le mystère des trilogies transcendantes, cette fonction connaissante ou honorifiante appartient au glorifié. Il n'en est pas autrement dans la sphère des «actes» informés in via par les autres dignités. Leurs activités créatrices étant aussi l'activité créatrice de Gloire, et le glorifié éternel étant accompli dans l'exaltation des actes de toutes les dignités (en d'autres termes : dans l'éviternité glorieuse réservée aux êtres intelligents, dont les dignités étaient connues et aimées), celui-ci produit nécessairement, afin que l'intensité du glorifiant et du glorifié extrinsèques ne soit pas inférieure à la perfection de leur durée, de leur vouloir et de leur bonté.

PERFECTION

Une conclusion s'impose, et avec elle nous retrouverons les postulats du départ. Le langage des dignités, quand bien même il fait au goût du lecteur du 20* siècle beaucoup trop de concessions à une rhétorique et à une magie des nombres heureusement périmées, est d'une cohérence parfaite. Qui plus est — et c'est pour cela que Raymond l'inventa, c'est donc cela qui le justifie — il réussit à fonder sur le faire ce que sera la théologie de notre auteur, théologie qui, comme si elle avait un peu honte d'en être une, se veut éminemment philosophique.113 114. Ibid., ab. 115. Cf. p. 75, note 111. 116. La théologie de R a y m o n d ne pouvait être qu'une théologie catholique, au sens historique et canonique du mot. Or, les intentions de R a y m o n d étaient catholiques au sens étymologique du m ê m e mot. C'est en songeant à l'intelligibilité du vrai et n o n à l'attrait du d o g m e qu'il écrit, par exemple, l'Arbre de filosofia d'amor («aquest libre qui és cornu a tots los hômens, a crestians, jueus, sarraïns e pagans, per ç o car és de filosofia d'amor», A.F.A., O.E., II, p. 46, § 8). Cj. infra, «La voie du croire et la voie du savoir», p. 179 et suiv.

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L'analyse profonde et la découverte d'une pluralité ineffable (c'est d'ailleurs pour cela qu'il faut tant de discours pour l'élucider) au sein de l'ineffable unité117 amène cette curieuse conséquence : l'être est équivalent au faire, mais dans la bouche de Raymond, Yoperatio sequitur esse semble devenir, et devient vraiment — l'analyse de la philosophie lullienne de l'amour, ou de l'aimance le montrera — esse sequitur operationem. Ce n'est pas jouer un jeu de scolastique décadente que d'opposer ces deux axiomes n s , mais toucher du doigt au cœur même du renversement ontique qu'opèrent la philosophie et la poésie du mystique catalan. Ce renversement et cette conclusion, point n'est besoin que nous les extrapolions, en découpant ici et là pour les recoudre ailleurs, des textes embrouillés à souhait. La notion qui revenait à chaque pas dans la théorie des dignités et dans le discours de chaque impératrice était celle de Perfection. La méthode anselmienne, chère entre toutes à Raymond, conduit naturellement notre auteur à terminer l'apologie des sommets — dignités — avec celle de cette terminaison ellemême : cette superdignité que chaque impératrice veut faire sienne. Dans le concert des agentiœ et dans la confluence divergente de leur imité-pluralité profonde "9, Perfection veut encore dire Parfaire, on s'en serait douté, et Parfaire devient synonyme d'Etre (que Raymond aime nommer du nom d' «étant» pour qu'il n'échappe pas à la règle sacrée du Faire universel et perfectif). Perfection est naturellement simple. Elle est pour elle-même, d'ellemême et en elle-même. 120 Cela revient à dire quoi : que Raymond ne se fatiguera donc jamais de ses cacophonies ? C'est plus simple que cela et infiniment plus important. Cette perfection causale, formelle, essentielle, n'est pas une belle phrase et n'expire pas avec le jlatus vocis. Lisons, mot à mot, ce qu'il en est, car toute abréviation, ici, risquerait de fausser l'analyse lullienne ou d'en voiler la lumière : « Il s'ensuit que rien ne peut empêcher mon être ni mon agir. Je suis parfaite de moi-même, naturellement, et ne peux défaillir de la perfection, car j'eus dès l'éternité tout 117. Raymond dit, dans son langage compliqué, ce que mon vénéré maître Vladimir Jankélévitch présuppose constamment et qu'il résume ainsi dans une seule formule : «Le simple est intrinsèquement plusieurs». Cf. VI. Jankélévitch, Le Pur et l'impur, Paris, Flammarion, 1960, p. 108. 118. Ou plutôt, d'opposer à un axiome une formulation qui l'infirme tout en utilisant les mêmes termes. 119. Cf. note 117. 120. Liber natalis, O.E., II, p. 1290 b.

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mon être. C'est-à-dire : je ne tends pas de l'imparfait au parfait, mais du parfait je peux produire le parfait et accomplir ce qui découle des deux. Cela est ainsi pour que, naturellement, je puisse exister par l'agir comme j'existe par l'exister. C'est-à-dire : qu'il ne m'appartient pas d'exister par l'exister ou par l'être réel davantage qu'il m'appartient d'exister par l'agir, car mon agir est mon exister et mon produire. L'agir c'est moi, et je le suis produisant un parfait par luimême, ce parfait demeurant tel dans son propre nombre (c'est-à-dire distinct par la modalité qui le différencie) ; et les deux produisent un parfaire numériquement distinct, et permanent (ce qui veut dire avec une propriété distincte et permanente dans son propre nombre, c'est-àdire distinct en vertu de sa propriété). L a conséquence de cela est l'existence d'une nécessaire et naturelle relation de l'un à l'autre. Et voilà pourquoi je suis Perfection avec toute moi-même, parfaite naturellement, alors que sans cette différenciation essentielle 121, je ne puis parfaitement ni exister ni agir». 122 Nous savons que l'existence, statiquement considérée, n'a pas besoin d'accomplir l'existence pour se dire parfaite, mais de l'être, tout simplement. En revanche, le Faire ne saurait se passer de sujet et de complément pour être ou pour s'auto-définir. Qu'est-ce que cela veut dire et qu'est-ce que cela montre ? Cela montre que c'est l'agir qui définit et impose une pluralité unitaire, et non l'âge. 123 Cela veut dire enfin qu'il n'était pas trop osé, mais tout bêtement adroit, de souligner la primauté inaliénable du Faire dans l'échelle des concepts 121. Et, nous pouvons l'ajouter, opérationnelle. 122. Liber natalis, O.E., II, p. 1290 b-1291 a. 123. D e nouveau, comme tout à l'heure pour le «plusieurs» du «simple» (cf. supra, note 117), nous ne pouvons pas ne pas songer ici aux pages que Vladimir Jankélévitch consacre à la création dans sa Philosophie première, et dont voici des passages essentiels : « C e rien, qui est tout, et qui est le contraire d'une chose, c'est l'acte ou la position elle-même. L'absolu n'est pas, mais il fait» (p. 182). «Dieu est tout entier opération — autrement dit Dieu est le nom de l'opération pure, pura operatio, jamais épaissie ni figée en opus ; le Faire, ici, est force pure avant toute congélation ou coagulation ontique» (p. 183). Pour éviter le processus in infinitum que pose la philosophie de l'être, il eût mieux valu commencer par «la primauté seule absolument primordiale du Faire pur de tout Etre. Car où il y a soit Essence soit Etre il y a secondarité, et tertiarité, continuité métempirique et continuation de préexistence au sein de l'intervalle ; cela signifie du pain sur la planche pour les philosophies seconde et troisième, mais la démission de toute protologie et de toute protosophie» (p. 187). Enfin, ce qui résume tout, la vérification du «paradoxe faustien : au commencement de tous les commencements il y avait l'Acte» (p. 185). VI. Jankélévitch, Philosophie première. Introduction à la philosophie du « presque », Paris, 1954.

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ET

DYNAMISME

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lulliens, et qu'il était indispensable de renverser les termes de l'axiome rappelé plus haut pour entrer vraiment dans la compréhension de la pensée lullienne. Esse sequitur operationem. D'ailleurs, dans un effort renouvelé de clarification de ses options fondamentales, Raymond n'arrête pas là son analyse et Perfection ne termine pas sur cette unification de l'être et de l'agir son propre panégyrique. Comme pour bien montrer qu'il ne faut pas considérer que les dignités ne sont que des épiphénomènes de la souveraine Agenda, mais un peu plus que cela, ses glorieuses épiphanies, Perfection continue : « Je suis parfaite dans la bonté suprême, dans la suprême grandeur, éternité, pouvoir, etc. Et cela est ainsi à cause de mon parfait exister et agir, qui sont une même chose. Et tout comme je suis dans chacune des autres dignités par mon F A I R E naturel, chacune d'elles est en moi par son naturel être et agir. Je suis donc l'agir infini, et toute l'essence divine, naturellement et simplement infinie».124 Ce mot, cette «divinité» que j'avais escamotée chemin faisant — car dans le Liber natalis et dans le sens profond de la pensée lullienne que ce livre dévoile, les dignités «conditionnent» l'opération divine, et pas au contraire —, je dois le transcrire à présent, car l'enchaînement des postulats lulliens et celui des raisons qui les portent est parvenu au point le plus haut. Et l'intention de Raymond n'est autre que de mener à l'adoration de Dieu 125 celui qui accepte de suivre le chemin tracé par le dynamisme ad extra et ad intra des dignités.

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SON

RÔLE

Dans le Liber natalis, seules les dignités mentionnées jusqu'à présent se voient attribuer le rang de reines ou d'impératrices. Elles sont seules à parler. C'est à d'autres textes qu'il faudra nous rapporter pour savoir ce qu'il en est des dignités qu'on appelle «relatives» 126, mais qui le sont si peu que, sans elles, l'harmonie interne des trilogies ne saurait être, ni apparaître. De leurs noms, nous nous en souvenons : ce sont Différence, Concordance, Commencement, Milieu, Fin, Majorité, Egalité.127 Précisons que, quand il n'est plus question de YAgentia suprême seule, soit que la réflexion de Raymond porte sur un rap124. Liber natalis, O.E., II, p. 1291 a. 125. Cf. supra, p. 76, note 116. 126. Cf. R. PRING-MILL, El microcosmos lul.lià, Palma de Mallorca, 1961, p. 30 et suiv. 127. Cf. supra, p. 52.

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port de celle-ci avec ce qui ressort de la finitude, soit qu'elle s'occupe uniquement du créé, il faut ajouter à cette liste Contrariété, qui formera un ternaire avec Différence et Concordance, et Minorité qui complétera, à la suite de Majorité et d'Egalité, le dernier ternaire. 128 Retenons pour le moment tout juste leurs noms. Posons dès à présent que leur structure est en tous points pareille à celle des autres dignités ; qu'elles ont en elles-mêmes toute la perfection de leur faire et que, enfin, par l'intégration des agentiœ des autres dignités à leur propre agentia, leur agir a la perfection de l'agir des premières, et que les actes des dignités obtiennent les modalités que ces dernières personnifient. 129 Mais peut-on parler de modalités à leur propos ? C'est ce que leurs noms suggèrent. C'est ce qu'on prétend généralement qu'elles représentent. Une méfiance sera de mise, car l'infini et l'absolu n'ont jamais réussi à faire bon ménage avec la modalité, moins encore avec les modalités. Le sujet des dignités, hors du lieu et hors du temps, le supporterait-il ? La philosophie de l'action a encore donné un autre sens et une tout autre portée à des idées (différence, concordance, etc.), qui sembleraient ne devoir intéresser, en elles-mêmes, que la logique formelle et l'historique des catégories. Ces dignités sont aussi des agentiœ, et si leurs noms suggèrent statisme et relation, elles ne peuvent avoir qu'un autre sens, dans une vision dynamique et purement dynamique du monde. Dire «différence» de ceci à cela dans une philosophie de l'être, c'est dire diversité entre ce qui est. Le dire, dans le livre raymondien, c'est mesurer une relation mouvante entre deux agir (souvenons-nous : forme = action), mouvants et devenant continuellement ce que continuellement ils sont appelés à être. Nous trouverons donc la même trinité au sein de chacun de ces termes et saurons que différence est différencier, concordance concorder, minorité minoriser, etc.130 Et nous verrons en son lieu que tout le système lullien tient par ces dignités «relatives» et que toutes ne tiennent que grâce à une priorité certaine et de fait accordée à Différence. 131 La quête platonicienne d'un échafaudage capable d'étayer pluralité, 128. On pourrait renvoyer le lecteur à la plupart des écrits lulliens, car cette liste des dignités figure dans presque toutes. Mais cf. par exemple A.F.A., O.E., II, p. 26 b. 129. Cf. CARRERAS, I, p. 500-504, et PRING-MILL, op. cit., p. 30-40. 130. Cf. note précédente. 131. Cf. «Le refus de l'identification dans la mystique lullienne», Estudios Lulianos, 1965, IX, p. 39-53 et 181-192.

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harmonie et, en fin de compte, unité, semblerait devoir aboutir à une méthodologie de l'unité et à une mystique de l'identification et de la fusion. Pourtant quoi que puisse nous dévoiler la lecture de Yopus lullien, c'est toujours au mouvant et au pluriel du faire que nous parvenons, et nous trouvons qu'il est impensable d'aller au-delà du stade différentiel, hors duquel les relations sont énoncées et, qui plus est, hypostasiées par les dignités, se confondant, non plus en une unité diaphane, mais dans le noir d'un chaos. La différence viendra-t-elle diversifier le plusieurs, l'ordonner pour le rendre susceptible d'une approche méthodologique ? En d'autres termes : la différence est-elle première ou bien assume-t-elle le rôle démiurgique d'ordinatrice, une fois que le pluriel est là ? Elle est première : dans YAgentia souveraine, tout comme dans le chaos initial jailli tout juste du non-être, dont il fut tiré et dont la marque lui est restée imprimée indélébilement (ce qui explique, derechef, l'importance de la théorie des deux mouvements).132 Voici comment ces options sont exprimées en langage lullien : «Je vous adore et je vous aime, Seigneur — écrit Raymond dans ses Oraisons — par votre bonté une, par votre pouvoir un, une éternité, une grandeur, une sagesse, une volonté, une vertu, une vérité, une gloire, une fin et un accomplissement de tout ce qui est. A votre unité, je donne et présente toute mon unité et tout moi, qui suis un. Toutes les choses qui en moi sont unes, je veux qu'elles soient toutes de vos unités, unités que vous avez en propriétés personnelles et en dignités. Prenez-moi, Seigneur, prenez mon unité au service de votre unité, et que mes unités soient au service de votre unité, et que mes unités soient au service des vôtres». 133 II ne faudrait pas penser qu'il y ait là un vain exercice, mal réussi, de style et que ces unités au pluriel soient en définitive bien fâcheuses ! Différence est au cœur de YAgentia suprême, différenciant les termes de chaque dignité et rendant ainsi chacune d'elles capable d'être, tout simplement, car lui offrant — si tant est que ce langage ait ici un sens — la possibilité de faire. L'Ars generalis ultima 134 nous avertit que Dieu connaît en lui132. Il n'est pas sans intérêt de remarquer que c'est de deux mouvements, comme de deux intentions que parle Raymond pour souligner la composition de l'intime nature de l'homme et des choses. Partant de l'une quelconque de ces deux théories, il est aisé de reconsidérer toute la problématique philosophique — que Lulle avait en commun avec les penseurs de son temps — par le biais de l'action et d'elle seule. 133. Oracions de Ramon, O.R.L., XVIII, p. 317, § 3 et 4. 134. Ars generalis ultima, IX pars principalis, cap. xvi (CARRERAS, I, p. 501).

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même cette différence, grâce à laquelle ses raisons sont claires — et réelles, ajoutera l'Arbre de philosophie d'amour — et grâce à laquelle elles peuvent avoir un infini agir, l'agir supposant, conceptuellement, la trilogie, et celle-ci résultant de différencier. 135 Dans le chaos, le rôle de Différence n'est pas moins important ; il est, au contraire, d'une grandeur toute nouvelle. Elle est le fleuve et la source d'où naissent et dérivent toutes les différences qui existent dans les choses. Il y a dans le chaos une différence substantielle et universelle, par laquelle la matière première et la forme universelle sont distinctes. Et c'est de cette différence universelle que naissent et dérivent toutes les différences particulières — diffuses et étendues par les individus des espèces et des genres.136 Etonnons-nous, dès lors, que ce principe diversificateur — donc créateur par excellence — que nous trouvons au cœur des trilogies suprêmes, dont nous pouvons dire qu'il est ce qui leur donne la réalité, car il leur donne l'agir, et que nous trouvons au premier instant où le presque être devient être par la vertu d'un faire, étonnons-nous de le trouver, dans telle des tables de concepts qui structurent l'Art lullien au rang même de l'idée de perfection, comme lui faisant pendant, et au même rang que Bonté. Pouvons-nous aller jusqu'à dire que la pensée lullienne nous autorise à substituer à l'univocité classique Bien-Vrai-Beau, celle-ci : Bon-Parfait-Différent ? Notre lecture de Raymond nous y autorise très certainement. Et si cela semble incompréhensible au premier abord, tout ce qui vient d'être rappelé le rend plausible, parfaitement adéquat à la philosophie qui pose la nécessité préalable de Distinction ( = Différence) au sein de tout être appelé à produire (à faire) et à individuer 137 ou, pour le dire dans ce langage que Raymond n'ose formuler mais auquel il se réfère pourtant continuellement, au cœur de toute oisiveté appelée à faire, de tout néant appelé à être, de toute inactivité appelée à se faire.

135. L'intention lullienne est claire : la différenciation opère au sein de Yagentia et des agentiœ. Et la pluralité du simple, c'est son œuvre, ou du moins Différence en est la formulation philosophique. 136. «Et (differentia) est flumen et fons, unde nascuntur et deriventur omnes differentiae, quae existunt in rebus (...) sicut apparet in Chaos, in quo est una universalis subtantialis differentia, per quam prima materia et universalis forma sunt distinctae, ex qua universali differentia nascuntur et derivantur particulares differentiae diffus® et extensae per individua specierum et generum» (Lectura super Artem inventivam et Tabulam generalem. Mog., V, int. V, p. 27). 137. «En negun ens no pot esser Producciô, — si en si no ha distincciô — E poder de individuation Cent noms de Déu, X X X I , O producciô (ed. G. RosSELLÔ, Obras rimadas de Ramon Lull, Mallorca, 1859, p. 233).

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Avant que nous ne tournions la page sur cet arrangement curieux, passablement nouveau et suffisamment étrange des dignités lulliennes 138, il sera bon de rappeler, summis capitibus, certaines modalités de la spéculation lullienne qui s'y greffent tout naturellement. Et tout d'abord, parlons du non-être. Il a été question déjà des deux mouvements et surtout de ce deuxième en vertu duquel toute créature tend au néant dont elle est sortie — en opposition à cet autre mouvement par lequel elle tend vers l'affirmation de l'être qu'elle a reçu.139 Parlant des kabbalistes, Scholem dit que, pour certains d'entre eux, le néant d'où chaque chose a jailli est infiniment plus réel que toute autre réalité. Ainsi s'exprime, vers l'an 1300, David ben Abraham HaLaban. Denys le pseudo-Aréapogite et Jean Scot {De division naturœ, liber III, p. 19-23) ne s'expriment pas autrement. 140 La splendeur et la fécondité du néant et de la théorie dyonisienne d'une part, de la théorie kabbalistique d'autre part ne sont pas sans évoquer la poésie du non-être lullien. Chez Raymond, comme dans les sphères culturelles que l'on vient de citer, le néant intéresse la spéculation philosophique et la flamme contemplative, parce que son abîme est considéré dans la «positivité» du plein absolu de tout ce qui sera. Le non-être est 138. Mon propos n'est pas d'établir la généalogie des options lulliennes, pas davantage celle des choix méthodologiques de mon auteur. Toutefois, il ne sera pas sans intérêt, je crois, de rappeler que si la quœstio 45 de la première partie de la Summa theologica de Thomas d'Aquin (De modo emanationis rerum a primo principio) est consacrée au problème le plus cher au cœur de Raymond, la réflexion que Thomas y développe ne converge que sporadiquement avec la réflexion lullienne {cf. spécialement I, q. 45, a.7). Le texte de la Summa theologica renvoie d'ailleurs à De Trinitate VI, cap. 80. Remarquons que si Raymond prend à Augustin l'idée de la connaissance de la Trinité par les vestigiœ dans les créatures, il ne peut trouver en Augustin les idées — capitales chez Lulle — des agentiœ et de la similitude entre l'agir pur ( D e u s trinus) et l'agir perfectible (creaturœ). L'originalité de la théorie est un fait. Cf. les textes des Carreras i Artau cités p. 87. Mais la question ne saurait être tranchée par un simple rappel des divergences, des dépendances, des similitudes entre cette même théorie et celle — vénérable — des Sephirot (dont il fut question dans l'Introduction, cf. supra, p. 20 et suiv., et à laquelle nous aurons encore l'occasion de nous référer). 139. Cf. supra, p. 81, note 132. 140. G. G. SCHOLEM, Les Grands courants de ¡a mystique juive. La Merkaba. La Gnose. Le sabbatisme. Le hassidisme, trad. de M.-M. Davy, Paris, 1960, 432 p., p. 38 et 370, note 24.

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«infiniment plus réel que toute autre réalité». Mais de quel droit osons-nous en dire autant du néant lullien ? Il nous faut l'opposer à la plénitude d'être qui nous a occupés jusqu'à présent. D'une part donc, les suprêmes trilogies, comme autant d'épiphanies bien distinctes et réellement inconfondibles 141 de la trilogie suprême ou de la suprême agentia. D'autre côté, que trouveronsnous avant même — a parte creaturarum — ce chaos dont Différence est le cœur ? Le même vide, dont le creux tourbillon emporte et exalte ces chantres du symbolisme et ces adorateurs de l'Absolu que Scholem met côte à côte. Pour Raymond, il n'en est pas autrement. Et bien que son néant ne soit exorcisé que par la théorie des deux mouvements, ce même exorcisme, jailli de si près du cœur du système lullien, assure la survie du néant dans toute l'étendue de la réflexion de notre auteur. Il nomma les dignités «racines». Il voulait que l'Etre souverain et le souverain Faire fussent informés, créés, activés par les dignités ou racines. Or, voici que ce même qualifiant, racine, nous le retrouvons pour fonder l'antidignité par excellence, le mal, ou mieux, l'être du mal. Ou l'être du non-être. «Soyez béni, vous qui avez disposé que l'être soit ce qui possède le bien, et le non-être soit la R A C I N E d'où dérive tout mal». 142 Ce ne serait là qu'une banalité, une redite inutile, si le terme racine, que Raymond n'utilise jamais au hasard, ne figurait dans cette topologie du non-être. Le terme y est. Et la lecture de Raymond nous apprend en tout premier lieu que dignités, raisons et racines, c'est tout un. Les Carreras i Artau le remarquèrent il y a bien longtemps.143 Et Longpré avant eux. 144 Eyjo y Garay s'attardait à le constater 145 et, tout dernièrement, R. Pring-Mill146, le plus clairvoyant des lullistes contemporains, le constate à son tour. Ce petit texte autorise, à lui seul, et compte tenu de la densité de signification du vocabulaire lullien, une interprétation curieuse de la «virtualité» du non-être lullien, dont l'aboutissement est la théorie 141. Cf. le texte d'Oracions, cité p. 81. 142. «On beneit siats vos, qui havets volgut que ésser sia cosa havent possessio de bé, e no ésser sia rail on és dirivant mal» (L.C., 49, § 1, O.E., II, p. 203 et suiv.). 1 4 3 . CARRERAS, I, p. 4 8 9 .

144. E. Longpré, «Raymond Lulle», in Dictionnaire de théologie catholique, art. «Lulle», t. IX, col. 1116-1117. 145. L. E n o Y GARAY, in Prologo à : Francisco Sureda Blanes, El beato Ramon Lull. Su vida. Su obras. Sus empresas, Madrid, 1934. 146. R. PRING-MILL, El microcosmos lul.lià, op. cit., p. 29.

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des deux mouvements, et le fondement — une fois encore et tout comme pour les dignités — la primauté voulue, quoique inattendue et scandaleuse, de l'agentia sur Yessentia. La doctrine que YArbre de l'être, de la nécessité et du non-être 147 structure et dévoile n'a pas un son différent. Ici, comme là, et comme dans tous les textes consacrés aux deux mouvements 148, il apparaît que la «positivité» du néant est le non-faire et que c'est là aussi sa fécondité ressurante. Dépôt sans fond, pourtant plein de toutes les virtualités essentielles et «existentielles», voilà le néant dans une philosophie créationniste aboutissant à la contemplation et à l'émerveillement constant. Appui de l'impulsion initiale et négation de la pureté totale de tous les faire particuliers à venir et présents, voilà le néant lullien ou, si l'on préfère, le néant d'une philosophie â'agentiœ aboutissant à la contemplation de la souveraine Agentia sans l'ombre d'un ravissement qui équivaudrait, dans la terminologie de cette même philosophie, au vasselage terminal de l'action à l'inaction et, par voie de conséquence, de l'Etre au non-être. Le choix, une fois établie la doctrine des dignités, ne pouvait même pas se poser. En réduisant la forme à l'action et en auscultant les penchants «matériels» et matérialisants de toute créature — en commençant bien entendu par la créature humaine —, le problème du nonêtre ne pouvait pas ne pas être intégré et ne pouvait l'être qu'en ces termes. Agir : voilà le Bien. Rien faire : voilà le Mal. Mais aussi, les dignités suprêmes : voilà les racines du Bien et du Faire ; l'adignité seule et première : voilà la racine du Mal et du rien-faire. Il sera question plus bas des mécanismes de la raison lullienne. Mais il n'est pas inutile de signaler dès maintenant que c'est le caractère «radical» (se rapportant à la «racine» lullienne) du non-être, qui permet de comprendre des affirmations comme celle-ci : déraison et néant se ressemblent, comme se ressemblent raison et être : «Desraô e no ré son semblants, e raô e ésser atretal».149 Dois-je craindre que l'on dise encore que voilà du remâchage inutile ? Je ne le crains pas. Et je suis sûr en revanche que cette «positivité» accordée au néant, ou cette fonction du néant décelée à l'intérieur de la possibilité la plus noble de l'homme, celle de raisonner, ne se résout et n'échappe aux pièges du paralogisme que si l'on prend soin de la référer à une philosophie dans laquelle la raison n'est pas, n'est jamais nue et seule, mais ne parvient à l'être et ne s'y maintient qu'en raisonnant, juste147. O.E., II, p. 668-681. 148. Cf. L.C., 46, § 4, 19-27, O.E., II, p. 196-198 ; 340, § 17-18, p. 1123. 149. lbid., 46, § 30, O.E., II, p. 198.

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ment. 150 Dès lors, la déraison est dramatique et elle hypostasie au niveau le plus haut de la pureté du Faire le mélange «existentiel» de l'Etre et du Néant, de l'action raisonnante et de l'inaction, équivalant ici à la raison déraisonnant. Dans la sphère du vouloir — premier lui aussi, si l'on se souvient de l'importance du discours de Volonté, transcrit quelques pages plus haut —, la tension n'est pas moindre et le divorce n'est pas moins consommé entre l'Etre-Faire et le Non-Etre-Non-Faire omniprésent aussi. Limitons-nous à indiquer le problème et il apparaîtra : 1. que ses prémisses ne sont pas différentes de celles qui étaient évoquées pour raison et déraison, être et néant ; 2. qu'il s'explique validement en songeant à une réalité plus réelle que toute autre vérité ; 3. et qu'il se résout tout simplement en invoquant de nouveau cette primauté scandaleuse du Faire sur l'Etre : «Le vice, de quoi vit-il ?» C'est une question que quelqu'un pose à Raymond. Et voici la réponse : «Du néant de l'espèce de l'huile vit la flamme de feu dans la lampe». 151 Raymond avait dit un peu avant : «Ce feu qui est invisible en l'huile apparaît dans la flamme». 152 Nous nous poserons une troisième question — et ce sera la dernière — qui englobera les précédentes, à propos de ce néant : sa positivité ne serait-elle q.ue mauvaise, absolument inutile et radicalement diabolique ? La contemplatio lullienne ne lui fera-t-elle la moindre place (à supposer qu'elle puisse l'éliminer ainsi, d'un soupir ou d'un revers de la main ou d'un coin de paupière, alors qu'il est convenu que toute pause et toute inaction manifestent le néant) ? Il lui en fera une, non seulement dans «la réalité» de sa présence, mais dans l'ascèse et dans la catharsis que le sage s'impose. Le penchant vers le néant, nous l'avons déjà évoqué. Ses implications dans la nature même de la raison et de la volonté ont déjà été expliquées. Le néant est une réalité — pour reprendre le mot de Scholem 153 — trop réelle pour être exorcisée d'un coup, trop épaisse pour que le nom de son contraire l'élimine. Et le sage contemplateur le sait : «Que celui qui veut, Seigneur, élever son mémorer et son enten150. N o u s verrons plus tard que la raison lullienne ne peut être que raisonnant, o u en acte. V o i l à qui est c o n f o r m e à la philosophie du faire. Descartes, qui se moquait de R a y m o n d dont il ignorait la philosophie, aurait trouvé en lui une source lointaine de sa propre insistance sur l'actualité nécessaire de la raison. 151. Arbre de ciència, O.E., I, p. 854, § 64. 152. Ibid., p. 832 a. Et c f . infra, p. 159-160. 153. C f . supra, p. 83, note 140.

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dement et son vouloir, sache abaisser son mémorer et son comprendre jusqu'aux viletés et aux mesquineries de ce monde, et jusqu'aux vices et aux péchés, et qu'il s'y emploie de telle sorte que son vouloir les désaime et les méprise, car c'est ainsi que l'on élève l'âme à comprendre les glorieuses vertus». 154 La descente jusqu'à l'inaction dénoncée dans les paragraphes précédents est donc un moyen d'ascension intellectuelle et volitive jusqu'aux inaccessibles hauteurs des épiphanies de YAgentia souveraine, que sont les vertus glorieuses, dont l'atteinte est le mobile de la contemplation du sage. 115 Dépôt sans fond, le néant des contemplateurs de l'être soupirant pour l'atteinte d'une extase. Appui dialectique de l'impulsion vers le perfectionnement, le néant du contemplateur du Faire soupirant pour l'atteinte de l'action fondamentalement et purement agissante : le dialogue constant avec l'Autre, et rien que cela.

D Y N A M I S M E «AD FORAS»

Les deux antagonistes aux rôles fondamentaux dans le dramatisme de la pensée lullienne, nous les avons donc rencontrés, et Raymond nous a aidés à les connaître. Il faut maintenant nous attendre à les trouver à l'œuvre partout et toujours. Les Carreras i Artau écrivent que «l'originalité de la théorie des dignités (...) consiste principalement (.••) en les développements larges et vigoureux qu'elle atteint dans les mains de son auteur, et en ce qu'elle est, à la fois, l'axe et la coupole de tout le système philosophique lullien, car elle signifie le point le plus haut de confluence de la métaphysique exemplariste, de l'Art général et aussi de la mystique ». 156 II ne sera pas inutile d'ajouter que le langage des trilogies ou des corrélatifs est celui qui permet à l'auteur de mettre en évidence la fonction unificatrice, fondatrice et perfectrice des dignités : les discours des dignités l'ont rappelé à chaque paragraphe. Ceci veut dire que ce qui est substantiellement propre aux dignités n'est jamais absent — et cela nécessairement — de l'ensemble de la spéculation lull ! enne et d'aucune de ses parties. S'il nous a déjà été donné de voir les implications profondes qu'il y avait entre les dignités divines et l'unité humaine I57 , nous ne devrons 154. 155. plation. 156. 157. et 1 1 5 .

L.C., 358, § 2, O.E., II, p. 1209. Et c f . infra, p. 159-160. Et c'est ainsi que la haine et l'erreur servent au dialogue et à la contemC f . L.A.A., § 163-164, O.E., I, p. 268. C f . supra, p. 51 et suiv. C f . supra, p. 81, note 133, mais aussi : R. P r i n g - M i l l , op. cit., p. 2 9

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pas nous étonner de trouver ailleurs d'autres liens, aussi fondamentaux que ceux dont il est ici question, entre le protagoniste de l'Agir souverain et cet autre être, l'homme, dont les fonctions intellectuelles, mémoratives et volitives totalisent la définition. Dignités dans leur sphère transcendante et qualités substantielles de l'homme ne sont-elles pas la même chose ? Voilà donc pourquoi Oraison peut dire qu'en nombre et en appellation, les unes créées, et les autres incréées, se confondent et sont la même chose.158 Et ne les trouverons-nous pas aux racines de tous les arbres lulliens, que leur branchage porte la végétalité des végétaux, ou l'élémentarité des éléments, ou la floraison magnifique de l'éthique lullienne ? 159 Pourraiton seulement philosopher sans elles ? Raymond ne le pense pas, car il n'hésite pas à dire que les principes de la philosophie sont les premières causes de la nature 16°, et il nous apprend ailleurs que les primce causœ ce sont les dignités créées, qui ne sont, elles, que les «actus divinarum rationum». 161 Et c'est en tenant compte de tout cela que l'on peut comprendre les textes déroutants et hardis de Y Arbre de philosophie d'amour à propos de la causalité. Raymond y évoque le rôle du divin dans l'agir humain et il arrive à parler d'une intervention constante et toujours nouvelle de la cause première s'interposant infailliblement entre chaque paire de maillons de toute succession causale. «Ceux-là blasphèment — dit-il par ailleurs dans le Liber natalis — qui amoindrissent le pouvoir divin, en disant que Dieu ne peut, par lui-même, faire toutes choses sans une cause moyenne, comme par exemple sans les deux». 162 Ceux-là blasphèment, oui, mais leur blasphème n'est pas méchant. Ils ne savent peut-être pas que l'acte des raisons divines, fondement de la nature, participe trop profondément de la nature des suprêmes trilogies pour n'être pas... un peu Dieu ! Le passer sous silence, n'évoquer cette présence alors que toute la nature la crie serait s'appesantir indûment sur l'omniprésence du néant. Celui-ci est partout. Mais Dieu aussi. Le néant avec ce qui le caractérise : cet élan contre l'élan. Et Dieu, avec 158. Liber natalis, O.E., II, p. 1280 a et 1291 a. 159. Le meilleur exemple de l'omniprésence des dignités : elles constituent les racines de chacun des seize arbres dont l'ensemble constitue l'Arbre de cièrtcia (O.E., I, p. 556). L'arbre englobe l'ensemble du connaissable et prétend le systématiser. Cf. infra, p. 196 et suiv., l'articulation de l'arbre à la «cosmologie» de notre auteur. 160. «Principia philosophie; sunt prima; causas naturae», Liber proverborium, Mog., VI, int. VI, p. 122, prov. 12. 161. Cf. mon introduction au Liber de investigatione actuum divinarum rationum, R.O.L., IX, sous presse, f o s 424-425. 162. Liber natalis, O.E., II, p. 1274.

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la perfection d'une œuvre qui le définit. Immanente et diffuse, la trilogie suprême peut s'écrier, lorsqu'elle parle le langage de Puissance, nous nous en souvenons : «Toute autre chose, comparée à moi, n'est que la hache dans la main du bûcheron, un instrument de travail». 163 Cela équivaudrait-il à poser la gratuité de tout lien causal ou à supprimer une autonomie de fait des chaînes causales ? Non, cela équivaudrait à tirer hardiment jusqu'à ces dernières conséquences la théorie des dignités lue comme il se doit et non en y voyant uniquement une simple et banale énumération des attributs divins. Le Créateur, selon Raymond, parce qu'il crée dans et par les dignités, ne peut se satisfaire de voir son œuvre accomplie une fois pour toutes, mais il doit la recréer, la maintenir dans l'être, l'empêcher, en la gardant dans sa main, de sombrer dans le néant dont un agir la tira. Or seule l'action est capable d'accomplir en elle les perfections de l'être. La souveraine Agentia agit donc constamment, toujours, et le non-être ne retrouvera l'efficacité de son attraction annihilisante qu'au moment où Y Agentia chômera. Tels sont les aboutissements du Faire, lorsque celui-ci devient la racine une et multiple d'une philosophie totale. Pour tenir tout ensemble ce créationnisme de tous les instants qui s'étend de l'abîme à l'abîme et pour justifier en même temps le mathématisme des lois apparentes (je veux dire qui apparaissent ou se manifestent, et je ne songe pas à les opposer à d'autres lois «réelles»), Malebranche élabore une théorie et elle marque, on peut le dire, l'ensemble de sa spéculation.164 Avant lui, Raymond ne fit pas autrement. Malebranche devait rendre raison de la théorie cartésienne de la nécessité que Dieu créât et maintînt la création.165 Raymond devait être conséquent avec lui-même et suivre jusqu'au bout le dynamisme fécond des dignités : voilà pourquoi le philosophe catalan posa que Dieu crée et maintient, et pourquoi il fit intervenir les actes des raisons ou dignités à tous les échelons. Si le créé demeure, c'est que Dieu le conserve, lance Louange dans le Liber natalis.166 Ce n'est pas une boutade. Ce texte n'est pas seul, et il me sera permis d'en aligner d'autres plus explicites encore : ainsi 163. Cf. supra, p. 62, note 55. 164. Malebranche, De la recherche de la vérité, 1.6, p. n, chap. III, et cf. infra, p. 92, note 186. 165. Cf. à ce propos : M. G U É R O U L T , Malebranche. Les cinq abîmes de la providence, Paris, Montaigne, 1959, t. I : L'ordre et l'occasionnalisme, et H. G O U H I E R , La Philosophie de Malebranche et son expérience religieuse, Paris, Vrin, 1948. 166. Liber natalis, O.E., II, p. 1279 b.

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à la fin de YArbre de philosophie d'amour167, Raymond fait dialoguer Amour et l'ami à propos de 1' «action de l'aimé dans le monde lorsqu'il fait une chose avec une autre». 168 La première question est capitale pour notre présente réflexion, et la réponse est sans appel : «Amour, dit l'ami, l'aimé a-t-il quelque opération dans le monde ? — Ami, si l'aimé n'agissait pas dans le monde, le monde ne pourrait se soutenir et retournerait au néant ; car de même que le monde est venu à l'être par l'action de l'aimé, de même il est maintenu dans l'être par son action».169 Remarquons tout de suite qu'il n'est pas question dans ce dialogue du mystère de l'incarnation mais tout simplement du cours naturel des choses, et des plus naturels des événements et des lois physiques. Le doigt de Dieu, chez Raymond comme chez Malebranche 171, est partout. Jugeons-en : «L'opération de l'aimé dans le monde est cette action qui, d'une chose, en fait une autre : de même, en effet, que le forgeron fabrique un clou (en le tirant) du fer, Dieu, naturellement, fait qu'un homme fasse un autre homme, et un arbre un autre arbre... ».172 Le sujet passionne l'ami, qui veut savoir encore quelle est la «matérialité» de cet agir omniprésent, qui justifie, ô combien, le cri de Louange.173 Dieu ne se sert-il pas des deux ? N'y a-t-il une «intermédiarité» instrumentale entre le décret et l'accomplissement, qui nous permettrait de voir YAgentia souveraine abandonner tant soit peu son œuvre ou l'oublier une centième de seconde ? Non. Au risque de frôler un panthéisme auquel la poésie lullienne fait la place que la philosophie lullienne dénie — mais poésie et philosophie, chez Lulle, c'est tout un, comme le dit si justement Jordi Rubiô i Balaguer 174 —, ou que Raymond n'introduit pas intentionnellement dans son propre système, notre auteur ne craindra pas de lier le dynamisme intrinsèque de YAgentia souveraine aux agentiœ individuelles diffuses dans toute la durée du temps. L'action de l'aimé dans le monde est composée des «actions qui sont au-dedans de lui-même», explique Amour. 175 Point n'est besoin de 167. 168. 169. 170. livre. 171. 172. 173. 174. 175.

A.F.A., O.E., II, p. 25-84. Ibid., p. 75 b. Ibid. C f . p. 76, note 116. Le mystère est expressément C f . supra, note 164. A.F.A., O.E., II, p. 7 5 b. C f . supra, note 166. L'expressio literària en l'obra A.F.A., O.E., II, p. 75 b.

lul.liana,

in O.E.,

absent de tout

I, p. 85-110.

ce

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quêter ailleurs ce dont l'essence surabonde, en effet ! « C'est la bonté de l'aimé qui bonifie, avec son bonifier, les bonnes actions que font les hommes et les autres créatures 176 ; sa grandeur et son magnifier les magnifient, et il en est de même pour les autres dignités». 177 Cette intervention que l'on pourrait qualifier de «directe» de YAgentia souveraine dans le Faire quotidien ne saurait être gratuite et sans but. Par la grâce de Raymond, Amour a déjà répondu aux questions que l'ami lui posait sur la quiddité et sur la matérialité de cet agir. Mais, pourquoi agit-il dans le monde ? C'est la question que pose à présent l'ami à Amour. Et la réponse montre bien que l'affaire présente n'est pas de plier, de gré ou de force, un dogme de la grâce aux exigences d'un Art, mais bel et bien de ce que je me suis hasardé à appeler le «cartésianisme» du monde lullien. UAgentia souveraine est dans le monde (ou bien, dans des termes équivalents : l'aimé agit dans le monde) «pour que les parties du monde puissent agir naturellement, et artificiellement».178 Peut-on être plus explicite et proclamer avec moins d'embages l'intervention constante et directe de Dieu dans le devenir ? Peut-on fonder avec plus de force ce besoin — énoncé plus haut dans le Liber naialis179 — qu'a le monde d'être soutenu pour ne pas retomber dans le néant du nonfaire ? Amour insiste pourtant et éclaire ce choix philosophique. Il nous apprend que les parties du monde ont le pouvoir avec Pouvoir, qu'elles ont, avec Sagesse, 1' «instinct naturel d'agir» 180 et de Volonté «l'appétit de l'action». 181 Poursuivons : «avec la vertu (de VAgentia souveraine), elles ont de la vertu, et avec la bonté elles agissent bien, et ainsi pour les autres (dignités)».182 La conclusion ne surprendra personne : « C'est donc l'ordre que l'aimé a en lui-même qui ordonne les créatures à l'action». 183 Les failles qui s'introduisent dans cette harmonie et les distorsions dans cet exemplarisme outrancier, s'il n'était pas étayé par de solides raisons, sont le fait de l'adignité conjurée tout à l'heure et néanmoins agissante (parce qu'attirante) elle aussi, et livrant bataille à la magni176. N o t o n s , entre parenthèses, que grâce à cette allusion aux «autres créatures», nous comprenons qu'il n'y ait point lieu de c o n f o n d r e cette «bonté» et cette «bonification» du bien avec le d o g m e de la grâce et avec tout l'attirail philosophico-thcclogique qu'il évoque.

177. A.F.A., O.E., II, p. 75 b. 178. Ibid. 179. Cf. supra, p. 89, note 166. 180. « Estint natural a obrar », 181. « Apetit a obrar », ibid. 182. Ibid. 183. Ibid.

A.F.A., O.E.,

II, p. 7 5 b.

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fique cohorte des merveilleuses épiphanies de la trilogie suprême. Voilà pourquoi il était urgent de poser, dès maintenant, les dernières conséquences de l'omniprésence du Faire et de ce choix fondamental de l'Agir par-dessus l'Etre... Nous devons pourtant suivre les explications subsidiaires que Raymond nous donne encore de ses propres choix : L'agir omniprésent se manifeste de deux façons : «par le cours de la nature et par le miracle». 184 Un exemple de l'agir souverain «par le cours de la nature» : «lorsqu'il fait que le soleil chauffe le feu, qui chauffe naturellement». 185 Cet exemple pourrait, peut-être, informer et démentir cet interventionnisme dont il était question jusqu'ici. Et puis, non. Amour s'explique, et son explication montre — comme si ce n'était pas encore assez clair — que l'intervention de l'Agir souverain dans le feu qui brûle le bois — voulez-vous pourtant chose plus mécanique et plus naturelle ? trouverez-vous d'exemple plus usé que celuilà ? 186 — est double : d'une part, Pouvoir directement «sans moyen, meut le pouvoir du feu qui brûle le bois, et cette action n'est pas naturelle» 187 ; d'autre part, il y a l'action par laquelle Pouvoir «par l'intermédiaire du pouvoir du soleil, meut le pouvoir du feu qui brûle le bois ; et cette action est naturelle, puisqu'elle comporte un intermédiaire». 188 Seulement, cet intermédiaire a, lui aussi (la réponse d'Amour à une question précédente nous l'apprenait) le pouvoir de Pouvoir, et de lui il reçoit 1' «instinct naturel d'agir» (qui équivaudra essentiellement et fonctionnellement à l'instinct naturel d'être) et 1' «appétit de l'action». 189 Dans une optique raymondienne, il fallait que l'adignité fût intégrée à la notion du maintien du monde et de ses parties dans l'être. Ce qui apporte le tiraillement et le drame dans toute entreprise philosophique, ce sont ces bouts de néant et d'être que nous appelons l'Homme, parce que ce quelque chose semble se comporter comme en se moquant de tout impératif cosmologique ; c'est donc là, d'une façon plus flagrante qu'ailleurs, que régnent l'adignité et sa pesan184. lbid. 185. lbid., p. 75 b-76 a. 186. Cet exemple n'a pas été choisi au hasard. En l'intégrant à ses propres réflexions et en analysant l'intervention de l'aimé dans cette action naturelle, Raymond prend position dans les problèmes de la causalité dont s'occupe déjà Thomas d'Aquin. Thomas d'Aquin, Contra Gcntes, 3, c. 9. — Cf. aussi Avicenne, Metaph. Tr. 9, c. 5 ; et Ibn Gabirol, Fons vitœ, 2, 9 ; 3, 44-45. — et Thomas d'Aquin, Summa theologica I, q. 105 et 115, a. 1). 187. A.F.A., O.E., II, p. 76 a.

188. lbid.

189. Cf. supra, notes 180 et 183.

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teur annihilisante. Pourtant, l'agir de la misère humaine est aussi un agir. Pouvoir, Bonté, etc., pactiseraient-elles avec leurs contraires pour déterminer l'agir humain ? Ici Raymond se montre passablement traditionnaliste et résout le problème sans trop d'originalité. Ce qu'il faudra retenir de la solution proposée par lui, ce sera encore le langage qui l'exprime, car il montre que, pour trancher cette question habituelle, nous ne nous écartons pas d'un millimètre de la théorie des dignités et de la causalité trilogique. Ainsi, Amour nous apprend que l'agir souverain agit continuellement «avec et sans moyen» dans l'homme juste. C'est l'agir souverain, en effet, qui, par l'intermédiaire d'un bien, lui en fait accomplir un autre, mais c'est encore lui qui, directement et sans intermédiaire, le «meut par lui-même à faire le bien». 190 Lorsque la pesanteur de l'adignité l'emporte, l'Agir souverain n'agit point directement, mais seulement au moyen de l'intermédiaire. L'Agir souverain, sive Deus, ne peut mouvoir directement l'homme à céder au néant, qui est le mal, car il est lui-même l'Etre et le Bien. Mais, indirectement, «il le meut à accomplir une action naturelle, car avec la vie il le fait vivre, et avec son pouvoir il lui donne le pouvoir d'aller et de parler, de voir et de vouloir, et ainsi pour tous les autres accidents naturels». 191 Bref : le non-faire que constitue le pseudo-agir accompli dans le glissement vers le néant, ou l'inertie totale, n'est pas le fait de Dieu. Rien ici n'est divin, que ce qu'il y demeure de vraiment actif, ou Yintegumentum de l'inaction. Il ne peut en être différemment, car, mis entre parenthèses tous les postulats d'ordre théologique, ou intentionnellement éthiques, la suprême trilogie est ainsi faite qu'elle n'est absente que de ce qui n'est point, et pour cause ! 194 Omniprésence donc. Considérons maintenant l'action du forgeron qui fait un clou. Où est-elle, qui la circonscrit ? Cette action est «en la main, dans l'imagination, dans la volonté et dans l'entendement du forgeron, et elle est (aussi) dans le mouvement de la main, du marteau et du clou». 193 — C'est de cette manière, Ami — explique Amour —, que «l'action de l'aimé est en l'homme et en ses parties, en l'âme et en ses dignités».194 Nous étonnerons-nous, dès lors que, pour finir le panégyrique de l'agir souverain dans l'homme (et ce n'est que pour aboutir à cela que 190. A.F.A., O.E., II, p. 76 a.

191. lbid.

192. Si elle était présente là aussi, le néant ne serait plus le néant, mais, enrichi d'une forme, il agirait et, par conséquent, il serait.

193. lbid. 194. lbid.

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AGENTIA

Raymond veut d'abord évoquer et raisonner le macrocosme, qui ne l'intéresse que parce que l'amour de l'homme et ses souffrances le remplissent), Amour proclame encore que tout agir N'EST QUE DIVIN ? Nature, ou surnature, ou artifice, tout est maintenu par le souverain agir. Le souverain agir est là «lorsqu'il faut que l'homme voie avec ses yeux, entende avec ses oreilles, comprenne avec son entendement» et accomplisse n'importe quelle action. Il est là, «artificiellement» lorsque, avec Pouvoir, Vertu, Sagesse, Volonté et toutes les dignités, il «fait que l'homme voie, entende et comprenne». 195 Voilà des conclusions qu'il sera bon de garder présentes à l'esprit, lorsqu'il faudra répondre à ceux qui s'inquiètent des pouvoirs qu'attribue Raymond aux facultés de l'homme. Disons-le tout de suite, avant que le fil de l'analyse ne nous mène à le redire et à le prouver : cette omniprésence de l'agir divin une fois considérée, les limites de l'intellection humaine ne pouront être que quantitatives.196 Si de facto il est impensable que la mens humana tienne tout ensemble dans la ponctualité de l'instant comme dans la continuité temporelle, de iure tout lui appartient. Cela, les héros et les sages dont les romans lulliens racontent les gestes et l'itinéraire spirituel le prouvent. Ils le prouvent parce qu'ils le pensent. Ils le pensent parce qu'ils le vivent. Ces sages et ces héros ont dépassé, nous apprend Raymond, la contemplation fragmentaire et inopérante d'un monde en hachures, gouverné par une finitude que les catégories englobent, mais qu'elles étouffent. En considérant la vertu — ou, ce qui revient au même, les potentialités — de ce qui est en eux ou autour d'eux, ceux qui contemplent et méditent de la sorte n'atteignent pas la joie unificatrice et pourtant plurielle et pluralisante où règne la perfection absolue. A-t-on trouvé la clé de la sagesse lorsqu'on a découvert quelles sont les quatre causes qui régissent toute action et toute virtualité d'être ou de faire ? Raymond ne le pense pas. Et il bénit Dieu car, dit-il, celui qui aperçoit par son pouvoir achevé, par sa sagesse parfaite et par son amour accompli, celui-là aperçoit mieux que ne le fait celui qui réfléchit par les quatre causes naturelles. Il en est ainsi parce que l'accomplissement des suprêmes Pouvoir, Vouloir et Savoir est d'une perfection supérieure à celui des quatre causes naturelles et que celles-ci (la cause finale, la formelle, la matérielle, l'efficiente m ) conséquemment sont inférieures à celles-là.198 195. Ibid. 196. C f . infra, chap. : «La raison et l'âme», p. 256 et suiv. 197. C f . par exemple, Thomas d'Aquin, Summa theologica, 2-2, s. 27, 3 c. 198. L.C., 172, § 12, O.E., 11, p. 4 9 4 ab.

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Mais quoi ! La sagesse de la quadruple causalité ne suffirait-elle pas ? Non, elle ne suffit pas, prétend Raymond, car elle ne permet point ds réussir cette jonction intime, intellective et volitive à la fois, du transcendant et du parfait à l'immanent et à l'imparfait que notre philosophe se donne tant de mal à tenter. Les gens, dit-il, ont vaqué longuement à la quête des actions de la nature par la méthode des quatre causes. Et ainsi la porte que leur perception aurait dû franchir pour pouvoir pénétrer dans la surnature leur est demeurée fermée. Ils n'ont pu deviner que la porte d'entrée à la perfection de toute chose est la perfection du Vouloir199, et leur quête est demeurée vaine. !0 ° Rien n'est clair qui ne le soit devenu à la lumière du grand achèvement. Anselme posait déjà que rien ne l'est, qui ne le soit devenu à la lumière de la grande perfection. La perfection anselmienne c'est Dieu existant et triomphant. L'achèvement lullien c'est Dieu, agissant et aimant.

199. Ibid. 200. Ce qui revient à greffer dans la spéculation anselmienne la méthode lullienne, comme je le signalais dans les premières lignes du premier chapitre.

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III À LA RECHERCHE DE SOI-MÊME

L'ANGOISSE

Si l'agencement mécanique et mystique à la fois du cosmos était la seule préoccupation du philosophe, il serait aisé de dire que l'hymne des dignités est, à lui seul, toute la philosophie lullienne. Mais c'est justement ce qu'il ne faut pas dire. Car l'hymne des dignités, si beau soit-il, n'est qu'un hymne. Il est l'enseigne d'une pensée ou l'étendard d'une philosophie. Voilà qui ne saurait satisfaire les philosophes, soucieux qu'ils sont d'aller au-delà du signe et d'en scruter l'en deçà. Pour Raymond, l'au-delà du signe s'appellera la joie du juste. L'en deçà, ce sera le cheminement qui doit aboutir à une certitude dont la joie est le fruit. 1 Cette certitude devra englober le connaissable dans sa totalité et devra en rendre raison. Et l'homme luliien partira de bien loin pour en arriver aux dignités et à cette joie. La démarche du quêteur, son désespoir et les affres de son agonie, voilà ce qui tiendra lieu, chez Raymond, de «doute méthodique» et de «remise en question». La noche oscura2 qui s'abat soudain sur le mystique, lui cachant l'Objet désiré et déjà possédé, n'est pas du goût de Raymond, dont la philosophie ne peut supporter de si terribles parenthèses. Le désarroi, le trouble et, encore une fois, l'angoisse : voilà le vivre de celui qui n'a conscience que de la précarité de son propre être ; et nullement les arrière-goûts des congés coquets de l'essentiellement présent. Nous avons vu ce qu'est le substrat méthodique de la formulation dernière (et déjà première) de la philosophie lullienne. Il fallait commencer par là, car dans les écrits lulliens (mon seul point de repère 1. Cf. Libre de contemplaciô, I. D'alegre, O.E., II, p. 108-112. 2. Le thème de la noche oscura constitue une constante dans la mystique du classicisme espagnol. Rien à voir entre Yalha lullienne (Libre de sancta Maria) et cette nuit.

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possible pour la compréhension du message de notre auteur, dont je me défends de faire la psychanalyse) les semences de cette éclosion germent dès les premières pages. Mais les postulats se raisonnent ; et s'ils ne se raisonnent pas, du moins ils s'expliquent et ils se structurent réciproquement. Au milieu de la sarabande cosmique, qui peine, qui souffre, gémit, espère et désespère, si ce n'est l'homme ? Raymond a emprunté à son temps la mécanique des mondes et l'œil provident. 3 II va emprunter à son propre être, à ses effrois et à sa poésie, la détresse du créateur du drame. Ce créateur du drame, il le prendra par la main et le conduira jusqu'à la découverte de l'harmonie mathématique et parfaite d'un monde se mouvant comme une sardane, qui se danse, et qui se compte. 4 Oublions l'hymne et sa coupe géométrique. Et l'homme nous apparaîtra, enseigne Raymond, comme la plus malheureuse des créatures. On a parlé d'un «être pour la mort», et cela a eu du succès, et les exégètes de tout bord s'en sont donné à cœur joie. A l'aube de ses réflexions philosophiques, Raymond écrira un poème dont chaque vers rime avec la mort. 5 Au seuil de son propre départ, il se souviendra avec effroi de tout ce temps où sa vie n'était que mort. 6 Et pendant toute cette longue journée qu'il a vécue, il se sentira attiré et effrayé en même temps par une mort créatrice et anéantissante en même temps. Délire de mort et envie de vivre alternant sur la durée sans faille du désir 7, voilà l'homme pauvre, seul et nu, égaré dans le labyrinthe ensorcelé du monde. — Je mourrai, je ne serai plus, gémit le premier des personnages lulliens. Et fou de douleur, il quitta les siens et s'en alla cacher son angoisse au cœur d'une forêt. 8 Comme un fou 9 , il la hanta de sa présence. Les ténèbres de son être se mêlaient aux ténèbres d'une 3. Cf. PRING-MILL, El microcosmos lull.lià, Palma de Mallorca, 1961, notamment chap. III, p. 41-50. 4. J'utilise cet exemple, qui me semble convenir particulièrement à mon propos. La sardane se danse en cercle, et les danseurs doivent calculer, pendant le déroulement de la danse, le nombre de fois qu'il faut répéter le même pas, et la façon dont les pas doivent se combiner ; et cela, en conformité à des règles tacites que les danseurs se doivent de connaître. 5. Cf. prologue au Libre del gentil e los très savis, O.E., I, p. 1057-1058. 6. Cf. premiers paragraphes de la Vita coœtanœ (O.E., I, p. 34-38) et L.C., I, § 28-30. 7. Cf. infra, chap. «Et joie», p. 164 et suiv. Cf. aussi chap. V 2 de l'Arbre de filosofia d'amor, O.E., II, p. 55-65. 8. Libre del gentil, O.E., I, p. 1057 b. 9. Ibid., p. 1058 a.

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jungle inhabitable. Il allait d'un extrême à l'autre de son inhospitalière région, cherchant un réconfort dans le parfum des fleurs, dans la saveur d'un fruit. 10 Mais il ne respirait et ne flairait que la mort. 11 Le désespoir était son seul compagnon sur tous les chemins qu'il parcourait et qu'il rebroussait l'esprit vide. Tout n'était pour lui que signe de mort. Exténué, il boit à la fontaine et suit sa ronde. Son âme s'ouvre, avide, et accueille tout ce que son univers de fantômes lui offre. Mais, insensé, c'est la mort qu'il boit avec une ardeur infinie et une infinie douceur. Il traîne sa douleur sans bornes, sa douleur dont il ne veut pas et dont rien ni personne ne veut. «Qui me délivrera de moi-même», dit-il.12 De lui-même, car son esprit n'est que terreur 13 et il veut se délivrer de la terreur. Et qui le rendra à lui-même ? C'est ainsi qu'il faut véritablement expliquer et résumer la situation de ce personnage, ce gentil premier-né de la réflexion raymondienne et figuration première de tous ses semblables dont Raymond se veut le «procureur». 14 Il est de toute première importance de remarquer que ce gentil ne ressemble guère à YInsipiens d'Anselme. Le gentil est philosophe. Et sa conduite est celle d'un sage. Il vivait dans la société et profitait, en philosophe, de ce qu'elle lui offrait. Il réfléchit sur «la nature des choses». 15 Seulement, Raymond nous apprend que ses réflexions aboutissaient à une impasse, parce qu'atteintes de paralogisme chronique. Elles n'étaient, plutôt, que trop logiques. De sorte que ce philosophe, qui paraît en proie à de si terribles douleurs, n'aboutit dans son raisonnement qu'à constater un déséquilibre effarant entre sa soif de savoir et d'être et le dogme, qu'il aurait dû savoir ne pas poser, de la finitude universelle. Ce dogme le cantonnait irrémédiablement dans l'en deçà. Dans la forêt où il se cache, il poursuit ses réflexions. Abhorrés les artifices de la vie publique et ses non-sens, il se réfugie dans la contemplation de la nature. Cette compréhension devrait le consoler. Las, contempler les bontés de la nature et ses beautés ne fait que 10. Ibid., p. 1057 b. 11. Ibid., p. 1058 a. 12. Ibid., p. 1058 a. 13. L'être raymondien se confond continuellement avec la tension qui l'habite. C'est l'une des plus belles conséquences de Vagentia lullienne. 14. Cf. par exemple, A.F.A., O.E., II, p. 53, § 5. 15. Cf. infra, chap. «La voie du croire et la voie du savoir» ; dans le Liber proverbiorum : « Philosophia est obiectum appetitus intellectus, qui desiderat scire veritatem naturalium rerum », Mog. VI, int. V, p. 121.

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creuser davantage encore ce fossé qu'il a découvert entre son envie de demeurer vivant et la certitude du très proche anéantissement de son être. 16 Les deux supports de sa misère : la compréhension d'une durée qui durera, et l'insaisissable d'un temps qui s'estompera. C'est une situation bien insoluble que la sienne, car Raymond nous apprend que pour ce gentil «très sage en philosophie», la mort était la porte du néant, rien de plus. Avec toute la platitude d'un arrêt mécanique et, par là, substantiellement angoissant, d'une étance. Puisque ce philosophe se désole (l'Insipiens se limitait à dire «in corde suo : Deus non est»), qu'il pleure et qu'il implore le ciel et la terre, il est permis de se demander si (compte tenu du contexte culturel, ce monde de péché et de grâce, de mérite et de châtiment) dans l'optique de Raymond, il avait mérité sa détresse présente. Traîne-t-il la peine d'un blasphème ? S'il a dit, comme l'Insensé, Dieu n'est pas, nulle part on ne lui en fait grief. Il ne pleure pas une vie de débauche. Il ne s'engouffre pas jusqu'aux yeux dans les sables mouvants du doute pour se griser de sa propre agonie et se troubler de sa propre nuit. " Non, c'est un contemplateur. Et c'est un athée. 18 II court pour s'échapper à lui-même et se retrouver ainsi. Mais le néant le cerne et le guette à chaque crépuscule. Accablé par tant de confusion, comme Job par tant de malheur, il maudit le jour qui le vit naître et la nuit où il fut engendré. 19 Le gentil, égaré dans la ténèbre de l'erreur et du non-sens, décide, très philosophiquement comme il se doit, et après avoir touché le fond de son angoisse, de suivre une route «très belle» et de ne l'abandonner sans avoir trouvé un remède à sa misère métaphysique. Il n'aura le droit — car c'en est un dans les perspectives lulliennes — de recevoir une toute petite lueur qui puisse mener à quelque chose qu'après avoir épuisé toutes les possibilités du doute, toutes les apparentes richesses du non-savoir. Je n'irai pas jusqu'à dire que ce gentil soit Raymond, bien que j'en aie follement envie, tant le goût du dialogue de notre auteur et ce que nous savons de sa vie avant son grand virage, ce que nous comprenons de la chaleur avec laquelle il tremble des malheurs des «insensés», de la sincérité avec laquelle il se fait leur procureur, tant toutes ces considérations me dictent l'hypothèse que ce désarroi initial fut 16. Cf. p. 100. 17. Distinguons, une fois de plus, les postulats de la mystique des constantes de la mystique castillane. Et cf. supra, p. 99, note 2. 18. O.E., I, p. 1057 b. 19. Cf. supra, note 12. 20. O.E., I, p. 1058 a.

lullienne

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celui de Raymond. Dommage, rien, hormis ces impressions ne me permet d'étayer cette supposition. En revanche, il me sera permis de dire que c'est à ce stade de la réflexion que Raymond considère parvenu celui à qui s'adresse son œuvre. Attendons-nous pourtant à un soin méticuleux dans la description du marasme de l'apparence ; à une vision néoplatoniste outrancière, à un goût des arrangements finalistes et spiritualistes surprenant. Nous en avons déjà vu un sommet dans le chapitre précédent. Ce qu'il nous faut dès à présent constater : 1. que l'infidélité (considérez-la équivalente à une certaine indigence philosophique, si cela vous chante) n'est pas un châtiment, pas davantage un obscurcissement coupable de la raison ; 2. qu'elle est, aux yeux de Raymond, bien autre chose qu'une savante fiction littéraire («ayant longtemps participé avec les infidèles...» M), et précisons à cet égard que la connaissance que l'on peut avoir de Raymond exclut que l'on puisse lui attribuer le culte de l'acte gratuit ; 3. qu'une philosophie non théiste n'exclut pas la contemplation 13 , bien qu'elle n'exclue pas l'angoisse. Désormais sur ce chemin, le récit lullien change de ton. Il laisse le gentil suivre son chemin. Son progrès sans histoire ne nous intéresse plus, pour le moment. Seul compte, de ce chemin, le point de départ (le comble de l'angoisse, le vertige du désespoir) et l'aboutissement. La route à suivre est «très belle». Que cela nous suffise. 24 Disons tout de même qu'en suivant ce chemin droit, le gentil parviendra au seuil d'une autre sagesse : il s'émerveillera beaucoup, et il commencera à penser. " Il faut arriver à la fin de cette ronde harassante dans le monde des images pour avoir l'esprit prêt à l'émerveillement, ce commencement de la sagesse. Car c'est ensemble que ces deux mots apparaissent. S'émerveiller et commencer à penser. Nés à la sortie de ce monde de mort que

21. Et hormis les textes auxquels fait allusion la note 6, page 100. Mais je me garde de leur donner la valeur historique que j'aimerais qu'ils eussent. 22. O.E., I, p. 1057 a. 23. Les textes allégués dans les notes précédentes disent clairement que le sage gentil se livre à une contemplation de la nature, mais montrent bien que le sage gentil concède à cette contemplation «athée» un pouvoir charismatique. 24. Cf. page précédente. 25. «... adoncs començà a pensar, e meravellà.s molt fortment», O.E., I, p. 1059 a.

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contemple le gentil26, ils se tiendront compagnie dans tout l'opus Iullien, cette autre contemplation merveilleuse. Va par le monde, et émerveille-toi de ses merveilles, dira au jeune Félix son vieux père. " En suivant le gentil pas à pas dans sa jungle sans fin, nous l'avons déjà découvert maintes fois plongé dans les plus angoissantes pensées. La terreur du gentil était sans bornes. Sa douleur ne le conduisait qu'à la folie et à la cécité de l'âme. Il se retire dans un lieu désert et veut tirer de la contemplation de la nature un motif de consolation. Mais la nature, qui ne saurait échapper à son regard, lui cache ses symboles. Elle lui montre son charme, son arrangement. Mais elle demeure mystérieusement impénétrable. Dans son langage de vie, elle ne laisse percevoir à l'oreille de l'égaré que des balbutiements de mort. Raymond ne peut pas ne pas interpréter ainsi l'impression subie par le gentil à la contemplation de la nature. Une nature non animée de l'intérieur, contemplée d'un oeil «habitué» aux essences, ne se montre pas, elle cache ; elle ne guide pas, mais impose ; elle ne dévoile pas, mais elle voile.28 Et nous ne saurons jamais, si nous nous en tenons à la lecture du Livre du gentil, comment il faut faire pour enfin cesser de nous désespérer, et pour comprendre que le chaos dont la noirceur nous entoure peut devenir un habitaculum où l'esprit se délasserait. «J'allais comme un aliéné (com hom sortit de son seny) par la forêt, dira Raymond, et c'est le hasard qui m'a guidé vers la fontaine». 29 Trois sages s'y trouvaient. Ceux-là avaient mérité, par leurs longues réflexions, d'entamer directement conversation avec Dame Intelligence. Ils l'ont vue. Leurs yeux pouvaient la voir. Leurs cœurs pouvaient la comprendre. Elle leur a parlé. Ils ont pu l'écouter. Et lorsqu'elle leur a dévoilé le symbolisme de l'arbre des vertus, elle n'a fait que leur rappeler ce qu'ils savaient déjà. 30 Us n'avaient pas aperçu le signe, mais rien ne leur était inconnu de ce qu'il signifiait.31 Le gentil a mérité de voir les signes et d'en savoir le signifié après que son être se fût épuisé dans une recherche qui conduisait au néant, 26. Car c'est en présence des sages et à l'ombre des arbres symboliques que 1' «événement» aura lieu. 27. Libre de meravelles, O.E., I, p. 319 a. 28. Chez Raymond, l'essence est inconnaissable. Seul le faire est connaissable. Mais consolons-nous, la connaissance de l'essence n'est d'aucun intérêt, celle de l'agentia explique tout, et complètement. Cf. infra, «Nescience et savoir», p. 113. 29. O.E., I, p. 1060 a. 30. Ibid., p. 1058 a-1059 b. 31. Ibid., p. 1059 b.

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qui en venait et qui ne l'en avait jamais tiré. Or les sages et le gentil peuvent à leur tour dialoguer. Est-ce parce que le gentil s'est assagi, tout simplement, au son du discours des sages ? Est-ce parce que ce discours portait en lui, blotti au coin d'une phrase, le nom de Dieu, d'un Dieu qui ressuscitant les morts 32 résolvait en le niant le conflit provoqué avant, et évoqué plus haut, entre la compréhension d'une durée qui durerait — celle de la nature — et le caractère insaisissable d'un temps qui s'estomperait — celui de la vie du gentil ? Ce serait, il me semble, beaucoup trop simple et de toute évidence beaucoup trop facile pour contenter ainsi les exigences rationnelles de Raymond, dont celles du gentil ne sont que l'écho. Ce que Raymond veut nous faire voir est tout autre chose : il n'envoie pas Elie éclairer les sages et recréer le gentil, mais Dame Intelligence. Ce qu'elle dit est tout rationnel.33 Pas le moindre trémolo dans sa chanson. Une méthode. C'est tout. Et qui fait appel à ce qui est commun, avant toute divergence, ou après toutes exégèses, au gentil qui doute et qui pleure et aux sages qui, avec une rassurante sérénité, sourient34 : à la possibilité d'un choix. De cette possibilité ne sont écartés que les abrutis. Et Raymond, qui s'adresse aux hommes, entend ne parler qu'à des personnes.

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PRUDENCE

Cette possibilité de choix l'appellera-t-il liberté ? Pas encore. Il lui suffit, pour l'instant, de lui donner le nom de Prudence. En introduisant cette notion dans sa panoplie intellectuelle, Raymond guide sa recherche sur le bon chemin. Il évite de donner à ces polarisations de la situation psychologique du gentil et du sage, dans les limites les plus lointaines de l'angoisse forcenée et de la joie impétueuse, cette apparence d'artifice et cet archaïsme qui font le bonheur des antiquaires, mais aussi la migraine des philosophes. Il évite et l'un et l'autre des deux écueils, me semble-t-il, bien que l'on puisse craindre qu'il n'ait en réalité fracassé contre l'un et l'autre successivement la coque de son navire. Introduire dans cette mer agitée l'idée de prudence, voilà qui est, pour le moins, inattendu. Compte tenu du complexe culturel raymondien, compte tenu aussi des intentions apologétiques de Raymond, on 32. Ibid., p. 1059 a. 33. Cf. infra, chap. «La voie du croire et la voie du savoir», p. 179 et suiv. 34. Cf. infra, chap. «Et joie», p. 164 et suiv.

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serait tenté de dire qu'il se limite à poser la plus simpliste qui soit et la moins originale des oppositions : celle que l'on établit entre la foi qui sauve et l'incrédulité qui damne, entre le croyant dont le salut est en quelque sorte assuré d'avance et l'incroyant, pour qui la mort est le retour au néant. D'un côté, «Dominus pars haereditatis meae». De l'autre, «mors pars calicis mei». Ce souci n'est pas absent des intentions lulliennes. Une première lecture du prologue du Gentil pourrait faire croire que Raymond s'en tient là. Si, après cette première lecture, on parcourait les premiers chapitres du Livre de contemplation, on croirait bien y trouver une confirmation de cette même impression. Voici les deux pantins. Le croyant, et l'autre. Dieu tire les ficelles. Et il s'arrange pour que l'une des deux marionnettes dessine un beau sourire tandis que l'autre se tord dans une grimace. Mais cette lecture hâtive et panoramique n'est pas lullienne. Pas d'automatisme bon marché. Mais pas de confinement dans le seul domaine — si vaste fût-il — de la pure poésie. Le prologue du Livre du gentil et les premiers chapitres du Livre de contemplation sont, en réalité, des épilogues. Je veux dire que, suivant un procédé classique dans la narration (et constant dans les entreprises méthodologiques), ces deux débuts de narration supposent acquis ce que la pensée — mieux, le discours — élaborera par la suite. Cette longue démarche de la pensée qui aboutit (car c'est d'un aboutissement qu'il s'agit en fin de compte, plutôt que d'une position initiale) à cette dramatisation de la situation du gentil et de celle du sage se réalisera sur le chemin du connaissable qui, dans l'esprit lullien, s'appelle tout simplement ce qui est, ce à quoi l'être convient (et nous ne tarderons pas à voir que cet esse et cet est signifient en réalité agere et agit). La ronde du gentil et la course droit au but du sage apparaîtront alors comme deux moments, comme deux aspects d'une seule et même démarche : celle de l'homme qui veut savoir, qui veut se frayer un chemin dans le monde de la connaissance — dans le monde de l'être — et vaincre une tendance innée du néant, tendance qui est déjà une figuration du néant, et qui s'appelle la non-connaissance. 35 — Sachez-le, messeigneurs, dit le gentil : la cause de ma douleur est de voir la mort s'approcher de moi. Et au-delà de la mort je ne vois que le néant. 3 6 L'existence ou l'inexistance de Dieu ne torture pas le Gentil. Ce

35. Cf. L.C., 46, 30, O.E., II, p. 198, déjà cité. 36. O.E., I, p. 1060 a.

À LA RECHERCHE DE SOI-MÊME

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n'est pas l'insensé qui nie Dieu pour s'amuser d'une, cabriole intellectuelle. C'est l'homme qui veut à tout prix demeurer et qui se trouve à deux doigts de la limite de sa durée. Or, demeurer dans l'être apparaît comme une gageure dans le monde de la caducité. Qui peut s'opposer au flot du temps ? L'être et le non-être, l'instantanéité et le temps justifient, avec leurs implications, le dramatisme de l'angoisse et l'exubérance de la joie. Raymond trouve là un chemin pour conduire l'égaré et pour satisfaire le sage. Entre les illuminations instantanées et inefficaces qui éclairent l'âme avec la soudaineté de l'éclair et la ténébreuse durée dans le désordre spirituel, il faut établir un lien. Il faut une zone crépusculaire, selon Lulle. Et ce crépuscule, ou plutôt cette aurore, doit avoir quelque chose de commun avec le cœur de la nuit et l'éclair de midi : elle doit pouvoir naître sur le juste comme sur le pécheur, elle doit pouvoir se réfléchir sur toutes les mers, éclairer toutes les solitudes — celle de l'angoissé comme celle du joyeux. Cette aurore s'appelle Prudence. «Je te salue, ô Prudence, lumière du salut, dit le gentil, qui conduis les sages vers la splendeur divine ! Mon intelligence est demeurée longtemps dans les ténèbres, parce que tu ne l'habitais pas». 37 La prudence est la première des quatre formes de la vertu naturelle. Point n'est besoin de théologies pour en découvrir l'essence et l'activité. Et pour Raymond Lulle, Prudence est bien le plus primitif principe de cette vertu première. Une prudence omnivalente, qui n'a rien à voir, ou si peu, avec la prudence aristotélicienne. Prudence qui n'est que ceci : le primat de la fonction intellectuelle à tout prix, quels que soient les caprices de tout ce qui est dangereusement trop haut dans la divinité, hors de nous ou en nous. La prudence dont il est question ici (celle qui constitue, avec l'émerveillement, la première épiphanie et la manifestation dernière de la capacité de raisonner) est cette manière d'être qui, équilibrant le microcosme humain, permet à chaque force, à chaque qualité et à chacun des multiples aspects dynamiques de l'être de se manifester, sans compromettre la beauté de l'ensemble. Equilibre forcément facile, assurément délicat, vertu naturellèment difficile. Equilibre que n'importe quel excès, ou quelle carence, remet en question. Vertu qui peut amoindrir, voire mater, la moindre entreprise de cette part de néant, dont l'homme est la négation, mais de laquelle il conserve une maladive nostalgie.38 Avec la différence (principe le plus universel, le plus agissant de

37. Ibid., p. 1135 a. 38. Cf. L.C., 340, O.E., II, p. 1121-1125.

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l'assemblée des agentiee lulliennes) M , elle est l'être même, le microcosme même en train de se regarder ; c'est la sublimation au niveau de l'esprit du premier des instincts de l'animal humain : celui de la propre conservation. Nous sommes donc parvenus au pourquoi de cette aurore, ou si l'on préfère, au pourquoi de la trouvaille de prudence au seuil de l'angoisse de celui qui ne sait pas, et au fond de la tranquillité métaphysique de celui qui sait et qui n'oubliera pas : Prudence est une lueur rationnelle qui donne un sens au souci capital de la sauvegarde de soi, souci purement instinctif par nature. Le gentil gaspillait son temps et sa peine. Il ne savait lire dans le livre de la nature et de son être, et il pleurait. Le sage avait pu surprendre l'être, son être et celui de Dieu et l'être du prochain, dans leur nudité, et il criait de joie. 40 Le gentil avoue : j'étais fou. Le sage raisonne sa joie. La prudence rit, dit Raymond, et l'imprudence pleure. 41 Le gentil voulait rentrer chez les siens les mains vides.42 L'imprudence ne peut rien gagner, la prudence ne peut rien perdre. 43 Mais si cette lueur intellectuelle, ou cette intellectualisation du souci de demeurer que Raymond appelle prudence est cette action de choisir le plus grand bien et d'échapper au plus grand mal 44 , nous sommes bien forcés de convenir que cette aurore de la raison est déjà la raison. Cela n'est pas gênant : l'aube est déjà le jour, et le crépuscule l'est encore, bien qu'ils ne soient pas le midi. Car, en effet, qu'y a-t-il de plus typiquement « raisonnable » que cette première démarche de l'esprit tourné vers la connaissance ? Alors cette zone crépusculaire commune au fou, malgré sa folie, et au sage, malgré sa sagesse, commune aussi au joyeux et à l'angoissé, est-elle déjà la sagesse ? Oui, et non. Elle est une vertu raisonnable, mais elle n'est pas La raison. Lulle ne tombe pas, cette fois, dans son péché mignon de la petitio principii. La prudence est in labore, et la sagesse est in quiete.45 «Moi, Sagesse, je suis plus savante que Prudence», écrira Raymond dans YArbre de philosophie d'amour.46 La sagesse est une fin, et la prudence vise cette fin. Sur cette question, Raymond est très explicite. Ne confondons pas, 39. 40. 41. 42. 43. 44. 45. 46.

Cf. supra, p. 80-82 et infra, p. 212 et suiv. Cf. L.C., 1-3, O.E., p. 108-112 ; et infra, chap. «Et joie», p. 164 et suiv. O.E., I, p. 1255-1256. lbid.. p. 1058 a. lbid., p. 1255 b. lbid., p. 1104 a. Liber de prœdicatione, R.O.L., III, p. 341, Cf. O.E., II, p. 62 a.

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voulez-vous (tient-il à nous dire et à nous redire), la prudence, quelle que soit sa noblesse, et la sagesse, quoique l'une et l'autre logent à l'enseigne de la raison. Elles sont diverses : la prudence est de nature tourmentée, la sagesse c'est la placidité même ; la sagesse, disionsnous, est la finalité atteinte, la prudence est le point de départ vers l'atteinte de cette fin. De sorte que la prudence est, pour que soit la sagesse, et pas au contraire. 47 Ainsi envisagée, cette zone crépusculaire n'est-elle pas forgée, constituée en quelque sorte par cet ensemble de virtualités sur lesquelles chaque destin se brodera et chaque ipséité s'affirmera, ou choisira de demeurer dans la foule des insouciances ou des dispersions. Divine et diabolique, elle est plusieurs, tandis que la sagesse n'est qu'une. 4 8 La sagesse n'est pas donnée à tout le monde ; elle choisit ses amis ou ils la choisissent. La prudence est à la portée de chacun. Et il ne faudra pas aller découvrir le sophisme là où il n'est pas : il semble pourtant apparaître dans la définition même de prudence (choix du plus grand bien, refus du plus grand mal) et dans les conséquences ontologiques que Lulle en tire. Apparemment, cette définition nous place dans un domaine éminemment éthique. Et le sophisme serait là, dans ce télescopage des perspectives et ce mélange des problématiques. Mais en réalité, il n'en est rien. Et cela, parce que l'éthique lullienne ne se fonde pas sur les notions de bien et de mal : ces notions, elle les rencontre, et les intègre. Mais primitivement, substantiellement, elle ne connaît que l'ordre de l'être et celui du non-être. 49 Plus précisément, elle ne s'explique que par le caractère absolument apodictique de l'affirmation chère à Raymond : que l'être est supérieur au nonêtre, et que le non-être est, tout en n'étant pas ; ou, en d'autres termes, que la privation, ce néant, n'est pas si néant que cela. 50 II est, en quelque sorte (et nous avons déjà eu l'occasion de le dire et nous le redirons encore), et de sa lutte résolument active avec l'être découlent tous les ordres de la spéculation : de celui qui permet d'établir des distinctions au sein de l'un le plus un 5 1 , à celui qui transforme le philosophe et le mystique en praticien de la conscience. Soulignons donc ce caractère ontologique (dont le moins que l'on puisse dire est qu'il ne semble pas constituer la redite de quelque aspect 47. R.O.L.. III, 341. 48. Mais précisons quand même qu'il ne faut pas oublier la «complexité intrinsèque du simple» dont il a été question plus haut (p. 77-79). 49. Plus précisément celui de l'agir et celui de Votiositas. 50. L.C., 340, déjà cité O.E., II, p. 1121-1125). 51. Cf. surtout les chapitres 104-106 du Libre de Blanquerna ( = 3-5 de l'Art de contemplacio), O.E., I, p. 283-288.

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de la pensée du 13e siècle occidental) de la vertu de prudence. Le bien et le mal, ces deux notions que porte la définition de cette vertu, entendons-les comme être et comme non-être, et comprenons alors que l'instinct métaphysique de la continuité, étant instinct et étant métaphysique, fait de la prudence (ou de lui-même) la plate-forme, ou mieux le tremplin de l'émerveillement premier. Cette longue paraphrase, trop longue peut-être, devrait favoriser une compréhension plus intime de l'enthousiasme du gentil qui a compris. Mais il a compris quoi. Tout simplement qu'il y a une voie qui mène à la sagesse, et que cette voie part du néant de l'angoisse et aboutit à la source où Dame Intelligence abreuve son palefroi. 52 Le récit de Raymond s'arrête précisément à cet endroit. Les sages rentreront chez eux et reprendront leurs besognes, encouragés comme jamais, parce que les propos du gentil leur ont montré l'efficacité de leur méthode. 53 Et Raymond nous explique dans l'une de ses œuvres tardives, le Liber de prœdicatione — et cela sans y songer peut-être —, pourquoi le chemin de retour du gentil chez les siens sera désormais sans angoisse et sans effroi, et les mains pleines : le gentil est devenu prudent. 54 Cette prudence acquise, cette lumière de salut, lui permettra de considérer avec la plus grande sérénité les messages théologiques qu'il vient d'écouter, et de les raisonner, les reliant à l'idée de la perfection du plus étant des étants, de celui en qui convergent durée et ponctualité. Quant à la nature, dans laquelle il cherchait auparavant et en vain un refuge et un signe, et que symbolise cette forêt où les néants et les ténèbres s'amalgament avec l'angoisse et l'effroi qui lui tenaient lieu d'existence, elle retrouve tout à coup un sens. Tout a un sens. La Mesure (car en fin de compte, dans un autre langage que celui de l'ontologie, cette prudence lullienne s'appelle de ce nom) qu'il découvre soudain lui manifeste désormais le sens des choses, significationes rerum. Et nous apprendrons plus tard que celui qui saisit les significationes rerum en saisit ce que leur esse a de saisissable. Ce n'est pas la foi, pas davantage la perfection de la raison accomplie qui a abouti à ce final dévoilement du sens des choses. C'est la prudence. C'est elle qui «recipit significationes rerum, et secundum illas significationes agit». 55 Cela veut dire qu'il n'y aura plus désormais de 52. Cf. prologue du Libre del gentil, O.E., I, p. 1058 b. 53. Cf. épilogue au Libre del gentil, Ibid., p. 1137-1138. 54. «Prudentia est lumen sive habitus intellectus, cum quo intellectus praevidet ea, quae debet facere», Liber de prœdicatione, R.O.L., III, p. 230 Et ailleurs : et prudentia illum illuminât, et ei consulit per ea, quae sunt de sua ratione. Ibid., 159. 55. Ibid., 155.

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disproportion — moins encore d'incommunication — entre l'agencement du monde et l'agencement de l'être humain : l'un et l'autre offrent leurs significationes — et non seulement leurs signes — à celui qui se rend capable de les capter. Il faut un long pèlerinage dans le non-sens de l'apparence pour que les signes deviennent signifiants. L'harmonie se découvre, et elle se gagne. L e gentil l'a gagnée en opérant par la prudence une radicale transformation dans ses mécanismes intellectuels. Ceux-ci étaient auparavant détraqués et la raison tournait à vide. L e pourquoi de cette malchance : dans le texte examiné, c'est l'infidélité malgré la philosophie. Ailleurs, et au cours d'explications beaucoup plus techniques, on voit que les raisons sont beaucoup plus profondes et que, dans leur pluralité, elles ne sont qu'une : la raison fait de l'œil au néant. L e gentil n'était pas seulement angoissé, ce qui est déjà assez grave, mais il était triste, et coléreux. Or, «tristitia impedit intellectum ad intelligendum intelligibilia», nous dit R a y m o n d dans le Liber de consilio.56 Et la colère ? Elle sera définie dans YArbre de science comme ce mouvement soudain de la volonté qui vient s'installer dans la tristesse et y demeure. Par ce mouvement, la volonté désire être passive par rapport au bien, et active par rapport au mal afin précisément d'anéantir le bien. Triste vice que celui-là, ajoute R a y m o n d , par quoi la volonté est pervertie et par quoi l'entendement et la volonté sont jetées dans les ténèbres. 5 7 L e néant de la déraison est donc bien, en fin de compte, le grand coupable de l'égarement hors du chemin de la prudence. L a situation psychologique de l'angoissé, qui ne saurait aller sans cette tristesse, sans cette colère, barre littéralement le chemin de la raison et annule son agir. V o i l à pourquoi nous pouvons dire que cette prudence lullienne est une prudence toute particulière, car son opposé s'avère être la colère. O u encore, voilà pourquoi nous pouvions parler d'une portée ontologique de la définition de cette vertu, puisqu'elle «opère» davantage et d'une façon plus directe dans le duel permanent entre l'être et le non-être et qu'elle ne fait qu'emprunter, pour se situer, le langage traditionnellement éthique du bien et du mal. U n ennième confirmation, sinon dans la rigueur des raisonnements, du moins — et c'est ce qui nous intéresse — dans la pensée lullienne : « N u l ne se trouve plus loin de la prudence que le coléreux», dit textuellement Raymond.58 56. Liber de consilio, p. 35, § 133 (R.O.L., I X , sous presse). 57. Arbre de ciència, O.E., I, p. 654 b-655 a. 58. Ibid., p. 833 b.

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Il faut donc attendre que la prudence se fasse entendre pour que la raison (prudens ratio) puisse capter la signification des choses. Et qu'est-ce que Yimprudens ratio, si tant est que non-sens ait un sens. Lulle est conséquent, tout au long de son œuvre, à ses options premières : il a parlé d'aliénation, de ténèbres, d'erreur, d'angoisse pour décrire la forêt du gentil. Il précisera un jour que, sans la prudence, l'intellect est «dans la confusion et dans les ténèbres, comme un aveugle qui marche dans l'obscurité». 59 Nous savons donc maintenant que l'éloge de la prudence n'est pas purement conventionnel. Et l'on peut maintenant mieux comprendre la joie du juste. Il semble désormais moins anormal qu'elle soit, cette joie, férocement méthodique. L'hymne de joie est le chant de retour du gentil. Cela est si vrai que Raymond, pour pouvoir le chanter, joue le rôle de l'angoissé. Son lyrisme est déclenché par les mêmes motifs qui mériteraient au gentil d'entrer en prudence. Il a été signalé que Raymond chante un Magnificat, plutôt qu'un Te Deum. Et ce qui ne devrait être qu'une litanie de louanges à l'auteur de toutes les merveilles devient immédiatement l'admiration de toutes les merveilles que Raymond découvre en lui-même. Cette démarche curieuse et cette irruption fantastique du sujet dans le monde des objets et au cœur de l'en-deçà pourraient se traduire par une formule : de la prudence à la connaissance de soi. Si la raison raisonne, elle ne saura se tourner que vers elle-même, dans sa première opération, car rien ne lui est plus proche que son propre être. N'est-ce pas ce qui est déjà supposé par toute la tradition anselmienne ? Et Raymond ne dira pas autre chose, au fond, lorsqu'il parlera dans le Livre de contemplation de ce principe mixte, composé d'être et de néant. 60 La justification de cette action de la raison qui, soudain, raisonne, est cette opération. Et l'optimisme qui en découle est censé. A un niveau plus profond, ces deux positions — raison-déraison, prudence-folie, joie-angoisse — sont encore des manifestations de la vérité première déjà évoquée : que l'être est supérieur au non-être. Si le gentil maudissait le jour qui le vit naître 6t, le sage supporte allègrement n'importe quelle disgrâce et préfère la subir que n'être point. 62 La conséquence, inattendue peut-être, de cette double manière de se considérer vis-à-vis du monde extérieur et de soi-même est le silence d'un côté — ou le monologue, son cousin germain — et le dialogue 59. Liber de prœdicatione, R.O.L., III, 275. 60. L.C., p. 340. 61. Cf. supra, p. 101, note 12. 62. L.C., 2, § 19-21, O.E., II, p. 110 b-111 a et cf. infra, chap. «Et joie», p. 164.

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de l'autre côté. La tristesse, cette tristesse que nous avons trouvée au beau milieu du carrefour du non-être, ne se communique pas : elle appartient au non-être qui la situe, elle est privation et n'a rien à dire. La prudence éclaire la raison, et la crée. Elle dote l'âme d'une fonction et d'une structure. Le sujet peut désormais atteindre autrui et recevoir ses motifs. Quant à la joie du juste et à son besoin coessentiel de s'exprimer, elle n'est plus à démontrer, elle est toute la philosophie lullienne.

NESCIENCE ET SAVOIR

Ce concept de joie, je dis donc qu'il est, lui et non les dignités, le tout de la philosophie lullienne. Raymond veut que soit lue ainsi sa philosophie. La joie et la philosophie sont filles du même instant, prétend Epicure. 63 Raymond écrit plus rondement — et plus prosaïquement en même temps — que «philosophus semper est laetus».64 Aux lieux cités dans les pages précédentes, et surtout dans ce qui a été dit à propos des dignités et des corrélatifs, il apparaît clairement que la joie de ce philosophe est, à son tour, dynamique, qu'elle se définit en termes de dynamisme. Entendons-nous : elle est moins un état qu'une attitude. On ne l'acquiert pas, mais on se la fait tous les matins pour la journée. Et, ne l'oublions pas, on n'y parvient que par l'entreprise de cette prudence. Et la prudence renvoie de nouveau, pour l'exorciser, à la considération du gouffre de néant qui guette l'homme et son vide intérieur. Elle est lumière de salut, mais elle éclaire, par ricochet, le gouffre ténébreux et en montre la profondeur. Ce que manifeste surtout la prudence lullienne est que, en disant possibilité et en disant choix, l'on dit mouvement (motus). Et elle pose ainsi du même coup la grandeur de l'âme qui peut choisir, et le domaine qui lui appartient en propre : celui de l'agir. Le gentil tient là, et Raymond avec lui (cela va de soi) une voie ouverte à l'introspection ou, si l'on préfère, l'élément premier d'une connaissance possible de soi. Je m'empresse de dire que cet élément premier est aussi le dernier et je veux dire par là que, même lorsqu'une doctrine de la connaissance de soi bénéficiera, chez Raymond, de plus vastes développements, elle ne renverra toujours qu'à la lueur qui perçait initialement avec prudence: celle qui montrait 63. Cité par VI. Jankélévitch, L'Aventure, l'ennui et le sérieux, Paris, 1963, p. 70. 64. Liber proverbiorum, Mog, VI, int. V, p. 122.

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un agir, un mouvement à faire, et pas autre chose. La sagesse ? Elle sera accomplie, en fin de compte, et si elle sera un savoir, elle s'appellera Aimance. Il a été dit plus haut — et on évoquait Anselme — que la méthode lullienne aboutissait à la découverte de Dieu. 8 5 Elle aboutit aussi à une connaissance-nescience de soi qu'il nous faut analyser dès à présent. La question que peut légitimement se poser désormais le lecteur de Raymond, celle sur laquelle se penchera de toute évidence le gentil (ce gentil que nous abandonnons ici, car il nous fausse compagnie et ne nous suit plus dans notre analyse) est la suivante : qui suis-je, moi qui me réjouis ou qui m'attriste, moi qui ne me connais qu'en tant que je peux choisir ? La saisie qu'il faudrait pouvoir appeler prudentielle plutôt que rationnelle d'une première signification renvoie en effet au sujet, car c'est à lui que renvoyaient les problèmes évoqués plus haut de la durée et de la ponctualité, de la polarisation à l'infini (je ne sais comment dire autrement) d'un bien et d'un mal, d'une pulsion de l'être et d'un attrait du non-être. Tout cela renvoyait au sujet et à sa tristesse. Tout cela renvoie au prudent et à sa prudence. C'est ainsi que se pose le problème d'un premier passage d'une extériorité non signifiante à une intériorité capable déjà de recevoir des signes. Mais de même que, entre l'angoisse et la joie, il y avait une place intermédiaire pour la prudence, dans ce monde irrémédiablement trine de Raymond il y aura une zone intermédiaire entre le dehors et le dedans, entre l'extériorité absolue et l'absolue intimité. Sans revenir sur les explications «artiennes» — combien précises et fidèles à l'exposé des techniques méthodologiques lulliennes — de la théorie lullienne de la connaissance que nous devons aux Carreras i Artau, je dois, à présent, explorer le rôle intermédiaire de l'imagination entre le sens brut et la pure raison, et montrer combien il semble convenir à l'agir de cette prudence, dont le premier rôle est aussi de servir d'intermédiaire entre le savoir accompli et le non-savoir. Pour Raymond — et pour celui qui n'abandonne pas encore, méthodologiquement parlant, la science au profit de l'aimance — ce que l'esprit délassé acquiert en premier, il le doit à l'imagination. L'imagination capte les messages des sens corporels (signalons en passant que Raymond en distingue six 6S , mais n'y revenons plus, car cela n'ap65. Cf. supra, premier chapitre. 66. Le sixième est l'caffatus», Raymond lui consacre un traité, qui nous est parvenu en catalan et en latin (Libre del sisè seny, Liber de affatu). Sens supérieur aux autres par sa fonction : celle d'articuler la parole. La parole en

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porte rien à notre propos), et il les informe d'elle-même, elle les traduit en images. Pour le dire en termes lulliens, elle en fait essence de son essence. Cette essentialisation du senti constitue un premier acquis pour le sujet et, en retour, une première saisie de la multiplicité de ce qui est extérieur à l'homme. Si elle ne fournit pas, à elle seule, de quoi hiérarchiser ce que saisissent les sens, «per ipsam agens retinet, quod habuit per sensum». 67 De sorte que, sans elle, «homo non posset habere memoriam, neque bruta animalia existimationem». 68 En disant cela, nous devinons que quelque chose s'oppose à l'intégration absolue de l'imagination à la rationalité. Ce ne sera pas bien original de poser une frontière entre l'image et le concept (ou, pour être lulliens, disons entre l'imaginer et le concevoir), mais il nous faut voir de quelle façon ce partage se fait selon notre auteur. L'imagination, prétend-il, est «de natura corporis». 69 Elle dépasse en perfection la sensibilité qui, pourtant, lui fournit ce qu'elle essentialisera. Chez les animaux, c'est elle qui tient la fonction première de gouvernement et de direction — «in brutis gubernatrix, et imperatrix» 70 — et elle meut, en eux, les puissances inférieures, comme l'âme rationnelle les meut dans le corps humain. Voilà pour le rang. Et aussi pour la fonction, là où elle n'est pas intermédiaire, mais sommet en absence de perfection plus haute. Chez l'homme, elle a une fonction particulière : elle n'est pas dé l'essence de l'âme rationnelle et ne peut donc l'atteindre, car elle ne peut atteindre au-delà des lignes, des angles et des figures. Mais «elle représente à l'âme, avec laquelle elle est liée (coniuncta), ces mêmes lignes, etc., afin que l'âme puisse obiectare les êtres corporels et puisse avoir une connaissance d'eux. Cette connaissance (cette scientia) commence donc dans l'imagination, cette puissance intermédiaire entre la sensibilité et la raison, auxquelles elle est liée (coniuncta)».71 Raymond précise encore que l'imagination n'est jamais une fin, ni en l'homme, ni chez les brutes. Elle n'est pas une fin chez les brutes, car ils ne l'ont que pour qu'elle favorise leur sensibilité. Elle ne l'est pas en l'homme, car elle n'est que pour qu'il puisse raisonner. 72 elle-même n'est pas de nature «sensible», mais l'est le mécanisme qui la formule. Il est intéressant de remarquer la subtilité de l'analyse raymondienne sur une question aussi «moderne» que celle de l'ambiguïté du langage. 67. Liber de prœdicatione, R.O.L., III, 221. 68. lbid. 69. lbid., p. 150-151. 70. Cf. note précédente. 71. lbid., 151. 72. lbid., 223.

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En prose, si l'imagination n'est pas ce qui est le plus près de l'homme, elle est une faculté nesciente qui pose les fondements ontologiques d'une connaissance de soi. Le message transmis — le premier — par l'imagination est celui de l'existence d'une pluralité et d'une multiplicité, cette pluralité et cette multiplicité mêmes que Prudence peut mal ordonner ou qu'elle peut bien ordonner selon qu'une fonction raisonnante découvre ou ne découvre pas en elle une possibilité d'abstraction et d'intellectualisation. L'imagination, comme Prudence, renvoie au sujet et à sa faculté de penser. A mi-chemin entre la nescience totale — souvenons-nous du lieu de l'imagination chez les brutes 73 — et la lumière de la raison, elle pose un objet face à un sujet. 74 Le sujet lullien ne pouvait pas être défini auparavant, car seuls des critères agentiels servent à le limiter ou à lui conférer un profil. Désormais, au-dessus de la puissance elementativa et de la sensitiva75 toutes seules — qui ne traduisent pas les messages dont elles peuvent être porteuses —, nous trouvons la matérialité d'une fonction, ou d'un agir, la réalité donc de quelque chose qui peut s'intégrer, le sachant, à l'échelle de l'être et du faire. Apparentée à la fixité pure et au pur mouvement, l'imagination capte, malgré ses pauvres moyens, quelque vestige des oppositions tranchées et des dicotomies tragiques que tranchait Prudence. Elle se pose, comme nous l'énoncions dès le début, à mi-chemin entre l'extériorité pure et la pure intériorité. Suivant le chemin qui va de la pluralité à l'essentialisation de son image, nous ne sommes pas encore au seuil de la connaissance et ne touchons pas encore le centre de l'âme rationnelle, mais nous nous découvrons déjà en tant que sujets d'une action. Il est donc temps d'avancer de quelques pas et de franchir le seuil que touche la puissance imaginative. Nous découvrons ainsi la mémoire, ou ce que Raymond appelle de ce nom et, tout d'abord, sa fonction la plus mécanique qui soit : cette faculté philébienne d'accumulation des choses imaginées et ce fichier bien à jour grâce auquel l'imagination retrouvera soudain une image entière par le simple rappel d'une ligne-souche. 76 La première forme de cette double fonction nous intéresse au premier chef. 73. Cf. page précédente. 74. Son rôle devrait s'arrêter là. Toutefois, l'imagination est gourmande, et il sera question plus tard des abus qu'elle commet dans les entreprises de la science et de l'aimance. Cf. infra, p. 274-275. 75. A propos de ces deux puissances, cf. Liber de prœdicatione, R.O.L., III, 223-226, 228-231, et Arbre de ciència, O.E., p. 556-570, 594-600. 76. Philèbe, 33 d-34 c.

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« Sans l'imagination, l'homme n'aurait point l'habitus des sciences^ pas davantage le souvenir des choses passées». 77 L'Arbre de science ne dément pas le Liber de prœdicatione. Cette nescience est un pré-savoir et, étant un agir, elle offre une prise déjà sûre à l'homme en quête de lui-même. Dire mémoire, c'est déjà dire conceptualisation et dépasser le monde des images seules, si «essentialisées» fussent-elles. Et chez Raymond, dire mémoire c'est dire déjà l'âme entière. Et cela avec une intensité et à un tel point que sa façon de poser cette articulation mémorationâme deviendra l'une des caractéristiques les plus marquantes de l'ensemble de sa spéculation. Raymond ne s'abusait donc pas lorsqu'il disait que l'imagination, sans être de l'âme rationnelle et sans être des sens, les touchait l'un et l'autre. Intermédiarité entre mémoire et sens c'est, en langage lullien, intermédiarité entre sensibilité et concept, déjà. Et, qui plus est, entre sollicitation sensible extérieure — et, si intérieure, purement formelle — et pure intelligibilité. Si, méthodiquement, il y a lieu de distinguer, en effet, une sorte de gradation ontique et quasi chronologique entre les différentes facultés de l'âme, et de cela il en sera question un peu plus bas, ontologiquement nous avons affaire à l'unité la plus «une» qui soit. Attendonsnous, dès lors — sachant ce qu'il en est des unités agentielles chères à Raymond —, à trouver au sein d'une nouvelle unité ontologique une nouvelle et — bien entendu — merveilleuse pluralité agentielle ou opérationnelle. Se mettre en quête de cette unité ontologique et de cette pluralité agentielle ou opérationnelle, ce sera se frayer le bon chemin pour aboutir à une définition dont la redondance ne sera qu'apparente et que Raymond annonce comme ceci : «Homo est esse, quod est actus humanitatis». 78 Mais le sens caché, le secret, comme aime à le dire Raymond, de cette banalité, ne doit apparaître qu'en fin de route. 79 Chercher ce qu'il y a derrière le seuil que touche l'imagination, c'était ce qu'entreprenait Félix le quêteur de merveilles. Ce personnage lullien — aussi profondément lullien que Blaquerne — entreprenait aussi de savoir. Il interrogea, pour savoir, un vieil ermite. «Longuement, lui dit-il, j'ai désiré savoir ce qu'est l'homme, quelle est sa nature et qu'elle est sa fin. Je désire le savoir parce que, par cette connaissance, je saurai me connaître, connaître Dieu et mon prochain». 80 L'ermite répond, et dit qu'il a étudié longtemps et qu'il a 77. 78. 79. 80.

Arbre de ciència, O.E., I, p. 608 a. Liber proverbiorum, Mog, VI, int. V, p. 84 b. Cf. infra, Macrocosme et microcosme, p. 403 et suiv. Libre de meravelles, O.E., I, p. 392 a

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longuement cherché l'être humain afin de pouvoir connaître Dieu, et se connaître, et connaître son prochain. Il voulait donc montrer à Félix en tout premier lieu ce qu'est l'homme. 81 Les étapes de cette démarche du vieil ermite, calquées sur celles des inquiétudes du jeune Félix doivent retenir notre attention et doit la retenir surtout cette priorité accordée au discours sur l'homme. 82 Cette démarche, que je me harsarderai, avec toutes les précautions et les restrictions nécessaires, à appeler cartésienne dans sa formulation — en arriver à la certitude que je suis, passer de là à celle de l'être divin et revenir ensuite à la garantie de ma certitude première — n'est pas posée là, comme par hasard, dans un livre où il est question de beaucoup de choses et où la narration poétique l'emporte parfois sur la rigueur philosophique. Formulée ailleurs, elle est sous-entendue dans le tout de la spéculation lullienne. D'ailleurs n'est-ce pas supposer le besoin de cette démarche que de répéter, après Augustin : «O notre Dieu et notre amant, on ne doit pas vous chercher loin, car vous êtes très près, puisque nous sommes finis en vous». 83 N'est-ce pas redire dans le langage du philosophe et non seulement dans celui du mystique qu'il faut entreprendre de se connaître pour pouvoir parvenir à la connaissance de Dieu ? Ce goût augustinien, après cette «chronologie» cartésienne, ne nous faussera pas compagnie. La quête de Félix est augustinienne, son aboutissement ne l'est pas moins. En disant cela, je n'innove pas, je ne fais que répéter ce qu'écrivirent les Carreras i Artau. 84 Ajoutons seulement que l'âme lullienne a ceci de particulier qu'elle ne peut être connue — disons : que Félix ne franchira le seuil fatidique — que par son agir. «Ce qu'elle est en elle-même, nul ne le sait». 85 Cela veut dire que nous devons revenir au point où nous avait mené la nescience de l'imagination, et à concentrer l'analyse sur le mouvement que l'imagination entamait et qu'elle essentialisait, pour être en mesure de progresser sans égarements.

81. Ibid. 82. Le fait que ma lecture de Raymond commence par Yagentia divine n'explicite pas une opposition à l'ordre lullien. La réflexion lullienne est totalisante à souhait, et il me fallait commencer, méthodologiquement parlant, par ce qui est apologétiquement premier chez Lulle et formellement omniprésent, par ce qui informe chacune des étapes de la réflexion de notre auteur. 83. L.C., O.E., 5, § 13 ; O.E., II, p. 114 b. 84. La trilogia de las potencias del aima es de origen agustiniano. CARRERAS, I, p. 534. Et cf. L.C., 164, 170, § 16, 327, § 25 ; Libre de démonstrations, 8, 9 ; Libre de meravelles, livre I, chap. 4. 85. Libre del gentil, O.E., I, p. 1075 a.

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LES FACULTÉS, O U L' «AGENTIA» QU'EST L'ÂME

Le chemin, le vieil ermite l'a déjà indiqué. A la question précise : qu'est-ce que l'âme, Raymond répond : elle est sa propre vie. 85 C'est une manie. Charmant écho à la définition de l'homme, transcrite quelques pages plus haut. 8 7 Mais que l'on ne s'y trompe pas. Cela ne veut pas dire «l'âme est ce qu'elle est», et «l'homme est ce qu'il est». Raymond n'entend pas cacher, en s'exprimant ainsi, un secret qu'il posséderait ou qu'il croirait posséder, pour en livrer la teneur à quelque disciple chéri qui s'enfuirait ensuite dans la nuit avec le trésor d'une sagesse toute sacerdotale. Retenons, en revanche, que l'âme ne se définit pas par un être mais par un faire, et ce sera gagné. Ainsi toujours et partout dans l'œuvre de Raymond, dans les envolées apologétiques comme dans la raideur sévère de la combinatoire. Sa propre vie. Et vie de quoi ? Quelle sorte de vivre ? Elle est le Vivre — entendons le faire — de ce dont elle est, à savoir, le mémorer, le comprendre ou entendre, le vouloir et le nouloir 89 (ou, si l'on préfère, l'aimer et le désaimer). Elle se manifeste ainsi, elle ne se manifeste qu'ainsi. Et il y a des chances pour que rien ne demeure absent de ce qu'elle est lorsque quelque chose d'elle se manifeste. Or cette première manifestation la lui arrachent les «signes» «imaginés» (et Dieu sait s'il vaudrait mieux dire «imagés»), c'est-à-dire interprétés et transmis par l'imagination, qui en fait bénéficier la capacité de mémorer. Mais en lui, le mémorer, toute l'âme — tout le Vivre — est touché — tout l'esprit est traversé de bout à bout, pour reprendre les termes du Philèbe. 89 Dire que l'homme, doué de raison, se reconnaît d'abord en tant que mémorant sera plus exact — et plus lullien — que dire que la mémoire soit la première des facultés à se manifester. Mémorer, voilà la première épiphanie de ce vivre unique et polymorphe qu'est l'âme. «La mémoire est, Seigneur, le moyen par lequel l'homme connaît les choses passées et les choses à venir, car en mémorant le passé, il peut imaginer le futur». 90 Mais déjà par le contenu même de ce premier énoncé, le pouvoir de la mémoire se dédouble et s'enrichit, comme il arrivait à l'imagination : la mémoire étant le dépôt des images, et de 86. 87. 88. 89. 90.

Libre de meravelles, O.E., I, chap. 47, § 1, p. 395 b. Cf. supra, p. 117, note 78. Cf. note 86. Cf. supra, p. 118, note 81. L.C., 161, § 2, O.E., II, p. 462 a.

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celles-ci dépendant en dernier ressort la capacité de savoir, il va de soi que l'intensification du mémorer deviendra, pour Raymond, une intensification du savoir. 91 Et ce savoir, quelle que soit la forme qu'il revêtira, constituera toujours et en chacun de ses moments, ce tout qu'est l'âme en cet agir qui la fait à chaque instant. C'est dire que, par ses liens avec la nescience, elle sera toujours tiraillée vers une négativité, bien que la positivité de l'agir la définisse car, si elle est mémoire, «elle ne peut mémorer rien d'autre que ce qu'imagine en cet instant la pensée». 92 La conséquence principale de ce fait est la suivante : ce que je suis ne m'étant connu que par ce que je fais, et ce que je fais étant, en fin de compte, ce que je suis en cet instant, mon être se définit par cette tension entre l'immuable et le mobile, l'inerte et l'agissant auxquels renvoie la synthèse image-concept préparée dans le rapport imagination-mémoire. Voilà pourquoi Raymond en veut à sa mémoire de s'informer de vide et de discontinuité et de ne pas vaquer continuellement au souvenir de soi et de Dieu, car seuls ces souvenirs ou ces mémorations enrichissent la mémoire, et eux seuls peuvent lui fournir des critères directeurs pour réordonner les images reçues et élargir ainsi les possibilités de l'entendement, donc les possibilités de science. Ce n'est pas autrement qu'il faut comprendre, en effet, tous ces textes où Raymond se réjouit ou s'attriste de l'interaction (informatio) radicale reliant l'objet et le sujet, lorsque le sujet... c'est moi. 93 Se souvenant de la nature particulière de cette faculté (il me plairait mieux d'écrire de cette manière d'être qu'est, pour l'âme, le mémorer), Raymond dit que si elle n'était pas; l'homme ne pourrait connaître ni vouloir rien de passé, ni de présent ni de futur et que par cela même, plus grands et plus nobles sont les objets qu'elle contemple, plus grande, plus noble et meilleure elle est, etc. 94 Si l'on songe maintenant à la doctrine des corrélatifs qui a été exposée dans ses grandes lignes dans les chapitres précédents, on comprendra que cette agentia qu'est l'homme mémorant puisse être considérée en même temps comme une trilogie complète et, sous un autre aspect, comme l'un des termes d'une autre trilogie. Par cet attachement de ce qui est à sa propre action — correspondant dans le langage lullien au principe classique de l'attachement de l'être à lui-même — mémoire fournit, d'elle-même, une explication du 91. Ibid., § 3. 92. Ibid., § 9. 93. Cf. note suivante. 94. L.C., 250, § 4, O.E., II, p. 756 a.

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plaisir de se souvenir et de la peine de l'oubli. Oublier et se souvenir, bien que cela puisse sembler paradoxal, ce sont également ses actes : «Hom membra amb memoria e oblida amb memoria». 95 La peine provoquée par l'oubli — et non, bien entendu, par le «fait» simple de ne pas mémorer — correspond au déchirement d'une action interrompue ou d'une trilogie avortée, car, contrairement à cela, «mémoire a plaisir lorsqu'elle peut générer son semblable, c'est-àdire le mémorer 96, les trois constitutifs étant memorabile vel meratum, memorans et memorare. Mais l'avortement de la trilogie a une bien fâcheuse conséquence : il constitue un barrage à l'entendement lui-même. L'aporie de l'acte mémoratif empêche à l'entendement d'exister, c'est-à-dire d'entendre ou de comprendre, car «mémoire génère l'entendement, et l'entendement est engendré par la mémoire». 97 Il en est ainsi parce que l'activité du mémorer est indispensable à la trilogie intellective. Ainsi, «en tant que l'entendement comprend par la mémoire, la mémoire engendre, et l'entendement est engendré». 98 Voilà comment, par ces négations que constituent l'oubli et l'incapacité d'entendre, mémoire apparaît comme, d'une part, le résultant de la trilogie du mémorer et, d'autre part, comme le terme «premier» 99 de la grande trilogie mémoire-entendement-volonté dont l'agir définit l'âme et la crée et dont l'inaction définit son anéantissement, c'est-à-dire l'indéfinissable. L'âme est sa propre vie, lisions-nous un peu plus haut. Et cette vie est trine. L'intelligence en constitue le centre, si on tient à suivre cette explanatio génétique de l'unité-diversité de l'âme humaine. Uintelligere, plutôt que Yintelligentia — car conformément aux vouloirs de la forma mentis raymondienne, l'agir précède toujours l'être, ou Yagentia Vexistentia 10°, comme le memorari précédait memoria. Cet ordre est manifesté dans le fait même du goût que trouve Raymond à appeler «vertuts» les facultés et à parler donc de l'entendement comme de 1' «une des trois vertus dans lesquelles l'âme est unifiée».101 95. L'homme se souvient avec la mémoire, et il oublie avec la mémoire. Libre de meravelles, 53, § 1, O.E., I, p. 401 a. 96. Ibid. 97. L.C., 164, § 22, O.E., II, p. 471 b. 98. Ibid. 99. Cette priorité est toute relative, dans la circularité de la trilogie. En disant mémoration, il faut déjà songer au fait que le mémorer ne s'explique à son tour que par le «vouloir comprendre», ce qui montre, une fois de plus, l'intégration agentielle des trois en chacune. 100. Libre d'intenció, O.R.L., XVIII, p. 6. 101. L.C., 162, § 1, O.E., II, p. 464 a,

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Cet entendement entend et arrive à savoir avec plus de facilité ce qui lui est naturellement proche, que ce qui lui demeure lointain l02. Disons donc que l'entendre saisit en tout premier lieu sa propre opération 103 et le plaisir qu'elle procure. 104 Comme le mémorer, l'entendre se saisit en acte et se saisit comme action-génération de l'intellect.105 On devine, je crois, à quel point cette vertu renvoie de nouveau, comme l'imagination et la mémoire, à elle-même d'abord et surtout ; et comme elle se pose — semblablement aux autres, et ab initio — comme «en rapport avec». Avec ce qui la rend possible. Avec ce qui lui est offert comme contenu, c'est-à-dire comme intelligibile ou comme iniellectum. Prudence, sans qui l'entendement est aveugle106, opère un éloignement entre les termes de la nouvelle et centrale trilogie (intelligibile, intellectum, intelligens-intelligere), dont elle ne saurait normalement se passer, dont l'absence transformerait cette même trilogie en un doublon de la première ou, pire encore, en une simple possibilité de constat, pas plus riche que celle dont le sens des brutes est le plus clair exemple. La nécessité de cet éloignement — raisonnée à propos de l'intellect, mais nécessaire réellement au sein de chaque trilogie — est expliquée à l'aide d'une comparaison : Les yeux corporels ne pourraient voir un corps qu'ils toucheraient. Pour qu'il y ait vision naturelle, il faut qu'un certain espace s'interpose entre l'organe de la vision et l'objet. Pas de distance, pas de vision. Il en est de même pour l'entendre. L'intellect ne peut immédiatement comprendre et savoir. Il lui faut une délibération entre Yintelligibilis et Yintelligens pour qu'il puisse y avoir intellection ou pour que l'agir soit, en réalité, et ne se trouve pas relégué à l'état de puissance — dont le statut, chez Lulle, n'a rien d'enviable, et on s'en doute, sachant ce qu'est sa philosophie de l'action. 107 Par cette médiation, ce que le mémorer engendre aboutit à son tour et s'intellectualise, devient intelligibile ou intellectum comme l'image était devenue memorabilis ou memorata. Il n'y a pas d'autre moyen de progrès que celui-là, tout au moins au point où nous sommes de cette voie par laquelle l'extériorité s'intériorise et, ce faisant, se crée véritablement car elle devient agir. Plus tard, la question se posera de savoir jusqu'où cette faculté d'éloi102. lbid., § 7, O.E., II, p. 464 b-465 a. 103. Que l'on ne m'en veuille pas de songer, à ce propos, au titre de la «méditation seconde» de Descartes : «De la nature de l'esprit humain ; et qu'il est plus aisé à connaître que le corps». 104. Libre de meravelles, 54, § 4, O.E., I, p. 402 b. 105. Cf. note précédente. 106. Liber de preedicatione, R.O.L., III, 275. 107. Cf. L.C., 162, § 14-16, O.E., II, p. 465 b.

À LA RECHERCHE DE SOI-MÊME

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gnement différenciant peut aller, question qui suggère celle des pouvoirs et des limites de cette même intelligence. Cette même image de l'œil corporel et de la vision fournira à Raymond le moyen de résumer graphiquement — c'est le cas de le dire — le thème particulièrement intéressant des limites de la saisie intellectuelle des choses. L'œil naturel ne peut voir un corps à travers l'opacité d'un autre corps : s'il voit un mur, il ne peut voir, à l'instant même et dans sa même position, ce qu'il y a derrière le mur. Pour l'entendre, il en est de même : tant que l'on vit l'action d'une intellection précise, tout l'entendre est occupé à cette opération, de sorte qu'il ne peut vaquer à une autre intellection et que sa propre positivité le limite. « En aquell temps mateix» I08, il ne peut entendre deux ou plusieurs choses. N'y revenons plus pour le moment. Et retenons cette explication sommaire et purement quantitative des limites de l'entendre. Mais tout ceci nous ramène à notre propos et aux mécanismes agentiels — nous n'en sommes plus à une redondance près — de cette vie qu'est l'âme. Si nous nous référons une foix aux dictées de Prudence et à l'estimation ontologique qu'elle établit dans la pluralité environnante et au sein des agentiœ intimes, il nous est indiqué le chemin méthodologique qui doit aboutir à la connaissance — mieux, à l'expérience —• d'une troisième trilogie, celle de l'amour et du désamour. Mais précisons que le désamour n'est pas trilogique, comme ne l'est pas l'ignorance et comme ne l'est l'oubli, car la trilogie concorde avec l'opération, non avec le rien-faire ou le non-faire. L'éloignement qui nous occupe encore vaut une délibération. Dans la méthode lullienne, cette délibération ne peut porter que sur le degré d'être ou de non-être de la chose offerte à l'intellection, et sur la coloration éthique de ce critère ontologique. Raymond écrit dans le Livre des merveilles : plus forte est la compréhension du bien et du mal, plus efficacement cette intellection occasionne la volonté à avoir beaucoup ou peu de vouloir. ,09 II ne faut pas s'y tromper : l'intensité du vouloir naît du degré de compréhension ou, de façon plus large, de la nature particulière de l'opération intellective. L'intention de Lulle est de poser bien clairement cela, et non d'infirmer, pour la volonté, le principe posé dans les précédentes trilogies d'une priorité de «la fonction sur l'organe». Occasionner le vouloir, partant du connaître — qu'on l'imagine ou le conceptualise à son niveau le plus bas, celui de la pure appréhension, ou au plus 108. (En ce moment même), ibid., § 16. 109. Libre de meravelles, 61, S 10, O.E., I, p. 412 ab.

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haut, celui de la compréhension exhaustive ou complète — est donc l'intention de la trilogie intellective. Ce qui n'était pas aimable ni désaimable — Lulle n'aime pas utiliser en catalan le terme de «haïssable» dont il dispose pourtant ; il a certainement ses raisons — dans l'image essentialisée, voire même mémorisée, trouve donc dans l'intellection une profondeur, parce que s'y manifeste un sens. La chose sue est voulue, ou refusée. En vertu des critères ontologiques signalés à l'instant et, dans un second moment, en vue d'une application éthique. Mais celle-ci ne peut surgir comme telle de l'examen de la troisième trilogie, «occasionnée» par la précédente. On peut bien le dire, si on n'oublie pas ce qui a été dit à propos de la naissance de l'entendre, générée par celle-ci et par la mémoration. 110 La saisie intellective de l'extériorité est une illumination, non dans le sens d'un don reçu d'ailleurs avec une certaine gratuité, mais dans celui d'une irruption de lumière par la grâce de la signification. Il a été écrit, à propos de Bonaventure et de son analyse de l'intellect : « L'intellect et sa lumière sont incontestablement en nous la marque laissée par Dieu sur son ouvrage, et c'est pour cela même que nous sommes capables d'acquérir par leur moyen Yhabitus des sciences qui nous sont nécessaires».111 II n'en est pas autrement dans le contexte lullien. Mais, pour Raymond, philosophe de la concordance dans la différence, philosophe du rapport, en quoi se traduit le souci de concordance et d'unification, Yhabitus des sciences était déjà le fait de la mémoration et de son lien générateur avec la fonction intellectuelle. Souvenons-nous des dignités. Et nous comprendrons que l'on puisse poser une médiation entre l'intériorité et l'extériorité de la marque de Dieu. Est-elle reconnue dans l'intellect parce qu'elle a été vue dans la pluralité extérieure ou a-t-elle été vue dans la pluralité extérieure parce que l'extériorité absurde a été ordonnée par la vision intellectuelle ? Sont-ce les dignités ou racines ordinatrices de l'univers qui imposent leur unité aux dignités ou racines ordinatrices de la fonction intellectuelle ou est-ce le contraire qui est vrai ? Quoi qu'il en soit — et je pourrais citer, comme élément de réponse et provisoirement, tel passage du Livre des merveilles112 —, l'image de Dieu dans la pluralité harmonieuse ressemble à la marque de Dieu dans l'opération pure de l'intellect. Tenons-nous-en là et considérons désormais distinctement et sans autres subterfuges quel est le «faire» de 1' agentia «volonté», qui sera nommée amour et qui fondera et inspirera 1' «aimance», si les Carreras i Artau ont raison d'écrire 110. Cf. supra, p. 121. 111. E. GILSON, La Philosophie de saint Bonaventure, 112. Chap. 53, § 3, O.E., I, p. 4 0 1 b .

Paris, 1924, p. 409.

À LA RECHERCHE DE SOI-MÊME

125

qu' «amour, ferveur et volonté sont des termes équivalents dans le langage lullien» 113 ; or, ils ont raison de l'écrire, on aura le temps de s'en apercevoir. Sachons d'abord que cette vie conférée au vouloir par l'éloignement opéré par l'entendre est une vie «de douceur, de plaisir et d'amour» 114 et que «la colère, la tristesse et ses congénères réduisaient déjà au néant Prudence et Entendement. 115 Ceci montre que Raymond ne parle pas de quelque chose de radicalement divers de l'entendement lorsqu'il parle de la volonté ; mieux, que le même agir, vivant de la même vie, apparaît multiple dans son unité à l'examen de celui qui se découvre sachant ou voulant. Dans le Liber natalis, Grandeur résume en quelques mots l'explication du lien entendre-vouloir : si mon entendement — dit Grandeur — comprenait que je fusse finie et que mon agir le fût, nécessairement la volonté voudrait cela même — cette même finitude — et désaimerait le contraire — c'est-à-dire l'infinitude essentielle et agentielle de grandeur, car le vouloir suit le jugement de l'entendement. 116 Sans nous perdre dans d'autres considérations méthodologiques, cette banalité situe le vouloir au sein de la trilogie capitale de la vie qu'est l'âme. Mais, contrairement à ce que la lecture hâtive d'un texte pourrait suggérer, s'il est question d'une dépendance génétique, il ne saurait l'être, tout au moins dans la finitude de l'agir in via, d'une dépendance interne du vouloir au savoir, qui réduirait à une «pathologie» absolue — au sens kantien du mot — le vouloir lullien et, a fortiori, ce qui en dérive. Le vouloir conserve sa liberté, parce qu'il peut se distancier du savoir, comme le savoir n'était que par la délibération concomitante à sa propre nature. De ceci, il sera question dans un instant, au chapitre de l'inter-action de la grande trilogie. Mais nous savons à présent qui c'est qui postule cette liberté de l'agir, malgré la paternité revendiquée par Savoir. Comme nous devons nous y attendre, il y a une conjonction — chez l'homme — de la volonté — adhésion au savoir et à la chose sue — à l'imagination — non science, et source contradictoire pourtant du savoir qui couronne le vouloir. Les deux bouclent le cercle de la connaissance, et dans ce connaître qui est surtout un agir, elles se prêtent une autonomie qui les affirme et les ennoblit. Suivons, mot à mot, les explications lulliennes, qui renvoient d'ail113.

CARRERAS,

I, p .

585.

114. L.C., 163, § 19, O.E., II, p. 468 b. 115. Cf. supra, «Prudence», p. 105 et suiv. 116. Liber natalis, O.E., II, p. 1283 b.

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leurs — le lecteur le remarquera — d'une façon bien explicite à la théorie des dignités et à l'exemplarisme outrancier qu'elle fonde 117 : volonté et imagination — ou plus exactement, par souci de fidélité à l'expression lullienne, vertu volitive et vertu imaginative — «s'assemblent comme s'assemblent des parties pour qu'existe le tout qu'elles doivent constituer».118 Ainsi, lorsque la volonté, ou l'âme, s'incline à aimer la vertu sensible, elle est servie par la vertu imaginative comme par un instrument, en ce sens que l'entendement imagine en elle les plaisirs sensuels et que la vertu imaginative meut la volonté à les aimer. Ceci montre comment les puissances se meuvent mutuellement : la volonté, par exemple, meut l'entendement à imaginer les plaisirs sensuels dans la vertu imaginative qui est à leur ressemblance, et ces plaisirs sont aimables par nature, et l'imagination meut la volonté à les aimer, comme le navire qui, se mouvant lui-même, meut les marins d'un lieu à l'autre. Et si la volonté, dans ce mouvement, ne meut son aimer — entendez : ne se meut elle-même — avec les dignités, elle se meut contre elles, de sorte que son mouvement (entendez : elle-même) est dominé par l'attraction du non-être, c'est-à-dire du péché et de la négation. Elle convertit ainsi l'instrument qu'est la vertu imaginative, au mal, et par là au désamour et au «m al amour». Est manifestée par là l'intimité de la compénétration de ce qui, dans l'analyse génétique que nous menions, apparaissait comme le moment premier et le terme dernier de l'unité d'un agir. Mais l'idée d'une hiérarchie ou d'une chronologie dans ce dédoublement interne de l'agir ne semble pas encore conjurée. Elle doit l'être pourtant. Revenons un instant à la théorie des dignités — que nous ne quittons d'ailleurs jamais, car elle fonde toute la pensée de Raymond —, tout juste pour nous souvenir que l'égalité figure dans la liste de concepts fondamentaux et pour préciser que cette égalité qualifie l'ensemble des dignités, donc des principes premiers de toute chose (dans l'univers du créé) et qu'elle peut être considérée comme une manière d'être de la dignité suragentielle que Raymond nomme différence. Ceci dit, on comprend la portée des explications lulliennes que voici de l'égalité entre les diverses vertus.119 Les dignités constituent les racines du vouloir, comme elles constituent celles des autres vertus et de toute chose. Volonté est naturellement «égale» (aequalitas est subiectum in quo finis bonitatis, magni117. Je résume ici la troisième partie des «branches spirituelles de l'arbre humain» consacrée à la Volonté. C f . Arbre humanal, O.E., I, p. 625-626. 118. C f . note précédente. 119. C f . noie 117.

À L A RECHERCHE

DE

SOI-MÊME

127

tudinis etc. quiescit 12°). Il en est de même pour l'entendement et pour la mémoire. A la trilogie mémorative et intellective correspond donc une trilogie volitive «constituée par trois choses aussi égales que bonnes, grandes et puissantes, c'est-à-dire son amatif, son aimable, son aimer. Ainsi, comme le vouloir participe avec l'entendement et la mémoire quant à la bonté et à la grandeur et au pouvoir» 1S1, elle participe avec elles «dans l'espèce de l'égalité». 122 En se référant à la générosité de ces principes, on peut comprendre que toutes les puissances de l'âme soient naturellement égales, équi-puissantes, équi-distantes. Par les implications trilogiques, elles sont égales à elles-mêmes dans la décomposition artificielle de leur faire, et réciproquement égales dans l'interaction constante dont le point de convergence s'appelle vie de l'âme et âme tout simplement, l'âme n'étant, comme nous l'avons déjà vu, que la vie, et cette vie qui est leur vivre. Seulement, Raymond ne devait pas s'affliger que tout le monde ne suive pas son funambulisme intellectuel entre le pôle de l'être et celui du non-être sur la corde floue de l'agir. Pour ceux qui ne se livrent pas à ce délassement joyeux — parce qu'il leur donne le vertige ou, plus modestement, la migraine, et ils doivent être passablement nombreux — le problème se pose de la hiérarchie dans les motivations et des rangs dans le sénat de l'activité psychique : qui commence et qui termine ? L e vouloir franchit-il l'obstacle qui arrête le savoir, ou est-ce à l'inverse qu'il faut lire les essoufflements de Raison animée de Prudence ? Que voilà de faux problèmes, dirait Raymond, pour celui qui respire l'air pur des dignités ! Les gens, explique Raymond, ne savent user de leur égalité. Fatalement, ils en viennent dès lors à penser que telle puissance est plus grande que telle autre. Il y a ceux qui affirment que le vouloir est supérieur à l'entendre, puisque le vouloir lui ordonne de comprendre les objets qu'il veut aimer. Mais cet entendement égale le vouloir, puisqu'il l'oblige à aimer les intelligibles avec la grandeur, la «durée», la «vertu» qui leur est commune. Il n'en va pas différemment pour la mémoire, car «égale à elle-même dans le repos de sa trilogie» elle est «également disposée à recevoir les espèces que le vouloir et l'entendement acquièrent et multiplient, qu'ils disposent également en elle et qu'elle rendra, lorsqu'il le faudra, à chacun d'eux». 1 2 4 120. Telle est la définition d'égalité qui, élaborée de bonne heure, sera intégrée ne varietur dans l'Art. 121. Cf. note 117.

122. Ibid. 123. Ibid. 124. Ibid.

128

UNIFICIENTIA

Pour conclure cette lecture génétique de la vie qu'est l'âme, il faut souligner que le discours raymondien ne progresse pas sans gêne. Cette lecture génétique est méthodologiquement première, et le lecteur devra attendre que le dialogue avec YAgentia souveraine s'engage vraiment et sans voiles, pour que cette liaison organique, agentielle, de l'esprit lullien expose toutes ses richesses et vive d'une autre vie que celle d'un technicisme aride sentant plus les grincements des engrenages que la musique de l'eau vive. Mais peut-on — pour utiliser une autre comparaison chère à la pensée de Raymond — obtenir une belle floraison si on ne peine d'abord à traiter le sol où l'arbre plongera les racines et dont il tirera une substance ? Le choix ne nous est pas offert de commencer par le sommet de la doctrine, mais nous devions bien voir, en premier lieu, quels étaient les mécanismes qui posaient, expliquaient et résolvaient les dilemmes énoncés par Prudence : cette constatation d'une pluralité ordonnée selon le critère ontologique de plus être et du moins être et ce besoin, par le sens d'un rapport, d'intérioriser et de délibérer cette première raison ordonnée de l'un des deux termes d'un rapport moi-autrui.

UNITÉ

DES

FACULTÉS

On tient que, pour Bonaventure — à qui on apparente si souvent et si volontiers Raymond jusqu'à prétendre que tout Bonaventure est implicite dans les moindres options lulliennes 125 — «au ciel comme sur terre l'acte le plus parfait de l'âme humaine sera un acte de volonté».126 Pour Raymond, ce serait là un pur non-sens. Pour Raymond le philosophe, comme pour Raymond le mystique. Car la définition qu'il nous donnait déjà et les explications fournies sur l'égalité des trois vertus réduiraient cette primauté de l'acte de volonté à la catégorie d' «opinion de ceux qui ne savent pas». Raymond bénirait donc Bonaventure, mais il ne le suivrait pas, car il préférerait puiser à d'autres sources, plus «savantes» et plus «sûres» : sa conviction intime et inébranlable de dire vrai. 127 Ceux qui savent, prétend Raymond (et lui, il sait, aucun doute à ce propos ! 12S), constatent cette interaction dont on a parlé, poursuivent en disant que l'agir de cha125.

placiô

Cf. Antoni SANCHO et Miquel ARBONA, Introduccio O.E., I I , p. 8 5 - 8 6 , à qui il convient d'opposer

126. E.

GILSON,

op.

cit.,

p.

al Libre de PLATZECK,

I,

contemp. 1 2 3 .

451.

127. Cf. Vita coœtanea, § 14 (O.E., I, p. 38-39) et Desconhort, (iO.E., I, p. 1318). 128. Cf. note précédente,

strophe 35

À LA RECHERCHE

DE

SOI-MÊME

129

que faculté engage totalement les autres deux et terminent en disant qu'il serait insensé de conceptualiser — plus encore d'imaginer — que l'âme vive un instant de la présence de l'un ou de deux des constitutifs et de l'absence de l'autre, quel qu'il fût. S'il est possible qu'une intellection aille sans un vouloir, il n'est pas pensable qu'elle ne comporte un attachement ou un refus. Dans ce dernier cas, ce sera à la lutte entre l'appel du non-être et l'adhésion à l'être qu'il faudra intégrer le problème. Dès lors, ou bien la vie qu'est l'âme entière se sera recréée par cet agir, et les trois facultés y seront concernées, comme nous le voyions quelques lignes avant, ou bien le non-être l'aura emporté, et ce ne sera pas un agir riche de ses constitutifs qui retiendra notre analyse, mais un avorton de faire dont le presque-exister n'aura eu pour effet que d'amoindrir la vie qu'est l'âme, voire de l'anéantir. Envisagerait-on un aimer que ne précéderait pas un comprendre ? Raymond Lulle admettra, comme subterfuge littéraire, ce genre de situation dans les écrits mystiques surtout, mais le contexte immédiat de ces lieux infirme la viabilité de telle hypothèse. 129 Et la rigueur de sa propre réflexion corrige l'élan littéraire. «Se mémorant, se comprenant et s'aimant, l'âme mémore, comprend et s'aime tant que, pour tout au monde, elle ne voudrait être privée ni de son mémorer, ni de son comprendre, ni de son vouloir car rien ne lui serait du même prix, puisque, privée des trois vertus, elle ne serait ce qu'elle est, et que si elle était privée d'une seule des trois, elle le serait de toutes les trois».130 Les Carreras i Artau le soulignent, rappelant, par des textes de YArbre de science, que les trois puissances de l'âme sont égales en nature, qu'il n'y a pas entre elles de distinction réelle puisqu'elles s'identifient avec la substance de l'âme et qu'elles ne sont pas des accidents. 131 Raymond s'exprime à ce propos avec la plus grande netteté. Il faudrait transcrire tout le chapitre 165 du Livre de contemplation, dont le titre est, à lui seul, plus qu'explicite : «Com hom cogita en la manera segons la quai les très vertuts de l'ànima s'uneixen e son una substància simple». 132 De la pluralité intrinsèque à YAgentia souveraine, de la pluralité intrinsèque à l'agir psychique, le chemin de la dépendance est tout 129. Cf. par exemple L.C., 162, § 27, O.E., II, p. 466 b. Il faut encore ajouter que, dans la non-viabilité de cette hypothèse, s'enracine l'optimisme fondamental de cette raison lullienne qui, installée dans le plaisir de 1 "agenda, ne trouve pas des limites de facto à son propre agir. 130. L.C., 269, § 14, O.E., II, p. 822 ab. 1 3 1 . CARRERAS, I , p . 5 3 9 .

132. O.E., II, p. 472 a. 5

130

UNIFICIENTIA

tracé. L'unité des trois vertus est unité unijicata, comme est unijicata l'unité dont résulte la notion d' «humanité» : «De même que 1' 'humanité' est unifiée d'âme et de corps, de même l'âme l'est de trois choses : et de même que le corps de l'homme est composé de quatre éléments, de même l'âme humaine devient substance simple de mémoire, d'entendement et de volonté, car les vertus qui ont nom mémorer, entendre et vouloir, ces vertus sont l'âme, et la vertu de l'âme est ces trois vertus ».133 Au paragraphe dix-huitième de ce même chapitre capital, nous lisons : «l'âme n'est autre chose que ses trois vertus ». 134 Et au paragraphe suivant : «De même que le triangle est en trois mesures et que les trois mesures sont le triangle, de même l'âme est en trois vertus et les trois vertus sont l'âme». 135 Peut-on affirmer avec moins de détours que l'âme n'est qu'agir, après avoir posé, comme nous le voyions dans les textes précédents, l'unité foncière du triple dynamisme ? C'est encore cette même doctrine que l'on retrouve dans le De modo naturali intelligendi : «Natura vero spiritualis in tribus potentiis consistit. Et quia intellectus humanus omnibus est coniunctus, habet naturam intelligendi per omnes istas très partes». 136 Cet agir — dont le caractère augustinien n'est pas à prouver, tant il s'impose 137 — maintient en premier lieu la vie qu'il est, de sorte que ce qui pourrait être appelé, ailleurs que dans ce contexte lullien, réduction à l'état de puissance — je veux dire le non-faire en relation avec un objet quelconque —, serait signalé chez Raymond comme le repos glorieux (joyeux) d'une procession et d'une spiration constantes et constamment perfectisantes. Nous savons que le mémorer génère l'entendement. 138 Apprenons à présent que le vouloir naît de la mémoration et du comprendre. Si la chose n'était mémorée et comprise, elle ne saurait être voulue. Ainsi, en tant qu'elle est mémorée et comprise, elle est voulue, aimée ou désaimée ; et naît ainsi le vouloir, qui mémore et qui comprend, du mémorer et du comprendre. Et nous savons enfin que, par un juste retour des choses, Volonté enrichit mémoire et ne saurait — nulle autre faculté non plus d'ailleurs — se donner une préséance. Donc, la trilogie ainsi constituée maintient la

133. L.C., 165, § 1, O.E., II, p. 472 ab. 134. Ibid., § 18. 135. Ibid., § 19, p. 474 a. 136. De modo naturali intelligendi, Paris, B.N., ms. lat. 15450, f° 123 va. 137. Cf. supra, «Nescience et savoir». 138. Cf. L.C., 164, § 21, déjà cité, au début du chap. «Les facultés, ou Vagentia qu'est l'âme».

À LA RECHERCHE DE SOI-MÊME

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vie qu'elle est ; c'est là sa fonction principale et ce qui est convertible avec son agir. Cet agir un et trine constitue finalement la forme de l'âme. Ainsi le veut l'équation que Raymond établit avec tant de force dans le Liber natalis entre la forme et l'agir : le mémorant, le comprenant et l'aimant, voilà la forme et voilà «l'essence». Ils le sont, car ils sont des «essences substantielles et l'âme est, en tant que forme unifiée de ces essences».139 On comprend à présent qu'il ne faut pas chercher à établir des hiérarchies dans Yagentia humaine. Mais d'où vient donc que l'on tienne tant à opérer ces distinctions, et à énoncer ces hiérarchies ? Eh bien, nous le savons : de l'ignorance du processus constant de production et de spiration qui maintient la vie qu'est l'âme. L'ignorant raisonnera seulement en termes d'acte et de puissance, car il ne considérera que l'agir extrinsèque des facultés, celui dont l'aboutissement se situe dans l'acte, non dans l'agir. Il en conclura que l'activité des vertus n'est qu'accidentelle en l'âme et il élaborera dès lors toute une logistique de priorités, selon qu'il analysera avec plus ou moins de complaisance l'aboutir tangible de l'opération unifiée.140 L'objet de ce dynamisme pur ? Il n'est pas autre que lui-même ou, en d'autres termes, il a dans sa propre perfection sa dernière visée. Le mémorer et l'entendre trouvent en eux-mêmes leur plaisir, cela a été déjà dit, et l'immatérialité de leur objet se prête à cette explication. Pour le vouloir, les choses sont un peu plus complexes, mais la doctrine est la même, et de cette complexité unifiante découle une complexité plurivalente : la volonté ne se satisfait pas de faire ce qu'elle fait car, dit-elle, « ce n'est pas dans l'enrichissement du pouvoir que se trouve la satisfaction du vouloir, mais dans l'accomplissement de l'agir qu'aime le vouloir».141 Cela revient à dire que, conformément et disconformément à la mémoire et à l'entendement, l'activité de la volonté est à elle-même sa joie, mais ne l'est pas absolument si l'objet voulu n'est pas appréhensible comme l'est celui du mémorer ou celui de comprendre. Volonté attend donc — et, en elle, l'agir qu'est l'âme — une joie supplémentaire de la possession de l'objet voulu. Cela explique l'angoisse du vouloir, même lorsque s'accomplit la saisie mémorative et intellective d'un objet. Et cela constitue, subsidiairement, une conséquence magnifique de l'explication lullienne de la négativité du péché et du ressort 139. Libre de meravelles, 117, § 10, O.E., I, p. 501 a. 140. L.C., 165, § 17, O.E., II, p. 473 b. 141. L.C., 358, § 30, O.E., II, r>. 1214 b.

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« UNIFICIENTIA »

tout positif que constitue la poussée, toute négative, de la privation et du péché. 142 Voir en l'agir le début et la fin de l'agir pourrait faire croire à une gratuité absolue de l'opération, mais ce déchirement du vouloir empêche Raymond de commettre ce faux pas. Que l'on en juge plutôt : L'exercice des facultés provoque l'appauvrissement et l'enrichissement de leurs propres vertus, de sorte que la capacité de mémoration, de compréhension et de volition grandit de l'acquis de chaque agir précédent. Ce progrès est expliqué dans le chapitre 168 du Livre de contemplation.143 Le lien entre ce qui saisit et ce qui est saisi est de nature essentialisante, nous l'avons vu à propos des objets «essentialisés» par l'imagination. En revanche, le non-être et le pur faire de la faculté expliquent qu'il soit informé de ce qu'il saisit. Cela veut dire que, si Yagentia s'exerce sur du pur sensible, elle s'abrutit et «comme la peau d'une bête se rétrécit par l'effet de la chaleur du feu, les termes de la possibilité de savoir et de vouloir se rétrécissent lorsque l'agir se donne comme objet les choses corporelles». 144 Cette considération avilit et amoindrit l'âme. Notez bien qu'elle l'éliminerait carrément si elle en venait à un attachement positif au néant pur, si tant est que cette absurdité soit encore un faire et puisse être ideata. A l'inverse, les cogitations de pures intellectualités reculent les limites de la raison et la subtilisent, car elle se trouve alors informée — le contexte lullien me permettrait de dire : recréée — de pure intelligibilité.145 Ainsi, la finalité de l'agir se dédouble — saisie et élargissement — , mais se réunifie en fin de compte, car l'élargissement n'est que pour multiplier la gloire et le repos de la procession-spiration de l'unique agentia, la vie qu'est l'âme. Nous avons là, dans cette réduction outrancière de l'être au faire, une tentative curieuse, et logiquement bien articulée, de porter aux dernières conséquences le trinitarisme psychique dont Augustin donne les fondements et dont il fixe le champ, et qu'Anselme utilisa, tout en y soulignant, sinon intentionnellement, du moins dans la réalité des textes, l'unité au désavantage de la multiplicité. Et il n'est désormais plus prématuré de rappeler, avec les Carreras i Artau — mais c'était déjà fait —, que cette théorie constituera la clé de voûte de la mystique lullienne, mystique de l'agir qui couronne la philosophie lullienne de l'action. 146 142. 143. 144. 145.

Cf. infra, «Agentia et non-faire. Vertu», p. 148 et suiv. O.E., II, p. 480 a-482 b. L.C., 168, § 19, O.E., II, p. 481 b. Ibid., § 28, O.E., II, p. 482 b.

1 4 6 . C f . CARRERAS, I , p . 5 6 1 e t

637.

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Il faudra encore revenir sur les conflits et sur les complications opérationnelles de cet agir unifié, qui informe et qui essentialise. Car il y aura des conflits, que seule l'aimance résoudra. Signalons-en deux dès maintenant, en redonnant encore la parole à Raymond pour que nous sentions, avant de rencontrer de nouveau cet aspect particulier de la quête du vrai, à quel point il est conscient du dramatisme né de ses théories touchant la réduction de l'âme à l'agir accompli, et l'enrichissement de Yagentia à la considération des intelligibilia. Un démembrement des trois termes de la trilogie-âme conduit à une situation bizarre que Raymond, en tant que poète, n'hésite pas à nommer folie. Dans les Fleurs d'amour, il écrit que le savoir et le vouloir se concordaient avec tant de force en aimer et en comprendre, que l'âme ne pût supporter cette unification. Il céda donc l'aimer et le comprendre à son aimer «et ne retint que le mémorer, qui le faisait aller comme un fou parmi les gens qui mémoraient son aimé».147 L'élargissement des limites de la raison par l'agir constant de la trilogie arrache à notre auteur ces mots de satisfaction naïve à la fin du Livre de contemplation, dont il nous dit avoir entrepris la rédaction en tremblant : «Lorsque je commençai ce livre, mon entendement, mon vouloir et mon mémorer étaient pauvres, mesquins, bas et coupables. Et maintenant, vous avez avec ce livre élargi, enrichi et purifié tant mon mémorer, mon entendre et mon vouloir, que je ne crains nulle question, nulle tentation, nul vice, nul doute, quels qu'ils fussent et d'où qu'ils vinssent, car pour la mémoire qui mémore ce livre, comme pour l'entendement qui le comprend et pour le vouloir qui l'aime, ce livre suffit à tout». 148 Est-ce à dire que de tout ce qui précède, il fallait conclure qu'il n'y a pas d'inconnaissable en soi, et qu'il ne faille pas réserver à quelque autre agir non purement rationnel une sorte de chasse gardée ? Si cette question intéresse une critique quelconque de la connaissance, elle concerne tout particulièrement toute théorie de rationalisation du croyable ou — hypothèse que Raymond formule, qu'il détecte historiquement et qu'il déteste méthodologiquement — de crédibilité du raisonnable. A ce sujet, la réponse de Raymond est claire : Non, il n'y a pas d'inconnaissable en soi dans une philosophie de l'agir, comme il n'y a pas d'absolument connaissable dans une philosophie de l'être. En d'autres termes : si vous accordez une priorité à l'agir et si l'agir est pour vous la forme la plus existante des étants, l'agir qu'est l'entendement ne trouve pas devant soi de portes fermées. 147. Flors d'amors, O.R.L., XVIII, p. 280. 148. L.C., 366, § 26, O.E., II, p. 1257 a.

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UNIFICIENTIA

Si, en revanche, vous considérez que la quête de cet agir ne va pas à la source d'un autre agir mais à la compréhension «de la chose ellemême en elle-même et dans le secret de son être», alors l'entendement n'a devant lui que des incomprehemibilia. Les essences ne sont pas «sues». Les agentiœ le sont. Heureusement pour nous, Raymond philosophe sur les agentiœ et garde pour les essentice — qu'il affirme au demeurant, mais dont la fixité lui demeure impénétrable — le plus profond respect. Ainsi l'on peut arriver à tenir ensemble les textes où Raymond dit qu'il ne sait rien et ceux où il dit qu'il sait tout ce qu'il y a à savoir. Faisant du spinozisme avant l'heure, il sait que la connaissance de ce secret naturel «informerait» son entendement et le chosifierait ou le déifierait un peu plus tôt qu'il ne le faudrait et un peu plus profondément qu'il ne le voudrait lui-même. Mais la cognoscibilité des agentiœ est sans limites, conformément à l'infinitude qui leur convient : «Le vouloir — explique Raymond — aime beaucoup de choses qu'il voudrait que sût le savoir, et que l'entendement ne peut comprendre. A ce propos, c'est à l'homme qu'il faut attribuer la défaillance de savoir et non à la chose que l'entendement ne peut savoir, car dans le cas contraire se forme l'ignorance par laquelle s'anéantit la science dont l'obtention est possible. Que celui donc que tente cette considération d'une non-cognoscibilité sache que son intellectualité est limitée par les termes d'une certaine quantité». 149 Nous en sommes aux dernières lignes du Livre de contemplation. Comme si Raymond craignait de ne pas avoir été assez explicite tout au long des 365 chapitres précédents concernant ces mécanismes agentiels et ces pouvoirs de l'homme, il rappelle une dernière fois qu'il n'y a de limites que quantitatives au pouvoir de la trilogie créée la plus haute. Cette exploration du connaissable doit être accomplie suivant une méthode qui condamne en même temps l'empirisme pur et le pur idéalisme.150 Nous le sentions, en parlant de la mobilité de l'entendement comparée à la fixité des essences : le rapport s'établit entre différences irréductibles, mais l'homogénéité lui convient autant que le refuse l'hétérogénéité pure. La connaissance lullienne — cela a été dit aussi — renvoie toujours au connaissant et l'enrichit ou l'appauvrit selon l'information qu'opère l'objet connu. Raymond se connaît — ou, si l'on préfère, la connaissance prudentielle mène à cette connaissance — comme durant et permanent, soumis à un enchaîne149. Ibid., § 17, O.E., p. 1255 a. 150. A v e c , tout d e m ê m e , u n e p e n s é e très très b i e n v e i l l a n t e auquel aboutit f i n a l e m e n t la c o n t e m p l a t i o n r a y m o n d i e n n e .

pour

celui-ci,

À LA R E C H E R C H E

DE

SOI-MÊME

135

ment causal et libre, pluriel et un. Cette conscience de mélange — j'allais écrire de pensée et d'étendue, tant je suis constamment sollicité par l'image de Spinoza en lisant Raymond — en soi informe la méthode de connaissance d'autrui. Utilisant l'image banale à souhait de la marche, notre auteur explique sa méthode anthropomorphique de connaissance et nous fait comprendre d'un coup pourquoi elle aboutit et à Dieu et aux choses, au point superlatif et aussi à la minorité anéantissante. L'homme, explique le philosophe catalan, ne pourrait marcher s'il avait tout le temps les deux pieds sur le sol. L'âme de l'homme ne peut apercevoir la nature par elle-même. Pour que l'homme puisse marcher, il lui faut poser un pied par terre et lever l'autre en le mettant en avant. Pour qu'il puisse apercevoir en vérité l'agir de la nature, il doit faire en sorte que sa connaissance en un temps connaisse les choses qui sont conformes à la nature, et qu'elle connaisse en un autre temps celles qui sont conformes à la surnature. De même, en effet, que l'homme en marchant pose un pied avant qu'il ne lève l'autre et qu'il ne l'avance, de même celui qui veut apercevoir ce qui est conforme à la nature ou ce qui lui appartient, doit poser son entendement en ce qui est surnaturel, et il doit poser son entendement sur la nature lorsqu'il veut apercevoir ce qui est contre nature. La référence à une surnature une fois posée, ce qui est conforme à la nature se manifeste par l'examen de ce qui lui est opposé et ce qui s'oppose à la nature est décelé par la connaissance de ce qui lui est conforme. Telle est la méthode qui met en branle les différents degrés de l'agir essentiel et qui articule les choses par une hiérarchisation. La nescience de l'imagination pure ou d'un dérèglement des facultés s'explique ainsi : comme l'homme ne pourrait avancer s'il avait tout le temps les pieds au même endroit, l'entendement humain ne pourrait avancer en sagesse et en connaissance s'il était tout le temps et si tout le temps il quêtait, pensait et imaginait seulement les choses offertes par la nature. 151 Cette technique méthodologique suppose acquise, sinon la formulation artienne dernière, tout au moins — et c'est l'essentiel, car c'en est l'âme — , l'esprit profond de la théorie des dignités et son fondement le plus intrinsèque : hiérarchisation de l'être, pluralité agentielle de l'un. Dès lors, pourquoi cette technique n'aboutirait-elle pas, comme je le suggérais tout à l'heure, à fonder «empiriquement» la doctrine anselmienne qui servait de point de départ au philosophe catalan, 151. L.C.,

171 § 25-27, O.E.,

II, p. 4 9 2 b.

136

UNIFICIENTIA

si le désarroi et le désespoir donnaient l'envoi du savoir prudentiel et de l'émerveillement ? Pas à pas, de nature à surnature, et de progrès en progrès, Dieu qui s'imposait d'abord est à présent posé. Et il est posé comme il s'imposait avant, c'est-à-dire comme YAgentia souveraine et souverainement mémorable, intelligible, aimable, comme Dieu qui «est propter hoc quia in ipso essentia et actus convertuntur» 152 ; ce Dieu qui répond à la grandeur de l'âme «quia aequaliter est intelligibilis, recolibilis et amabilis» 153, qui se définit mémorable, intelligible et aimable154 et dont YAgentia comporte la création de celui qui «mémore, entend et aime», comme celui qui, une fois encore, explique le glorieux agir de la trilogie humaine et «amourifie» ce qui déjà était connu : «Lorsque l'âme de l'homme, Seigneur, mémore votre amour, [cette mémoration] engendre l'entendement d'une intellection qui comprend que l'homme est tenu de vous aimer, puisqu'il est aimé par vous. Et par la génération de l'entendement par la mémoire naît une volonté d'amour de la glorieuse essence divine».155 M'en voudra-t-on de songer encore à Descartes lorsque je vois la manœuvre que Raymond accomplit à présent, et dont était riche le discours du vieil ermite : que je me connaisse, et que je connaisse Dieu, et que je sache ensuite qui je suis. Dieu donc est cela. Or il se trouve que cet agir divin prouve, prétend Raymond, par son agir et par l'apparaître de son agir (par sa véracité, dirait Descartes), que je suis et montre qui je suis. Comme lui — et différemment — je suis agir et mon agir est la marque du sien. Dans le Livre de l'âme rationnelle 156, Raymond ne craint pas de l'écrire. Qui me certifie que j'aie une âme ? Eh bien, Dieu. Dieu mémorable, intelligible et aimable, et pourtant un. Ayant suivi pas à pas et, il faut bien l'avouer, par une suite d'affirmations se fondant sur un consentement rationnel plutôt que par une suite de raisonnements au sens classique du mot, l'apparaître de l'agir que je suis, Raymond arrive à la considération de la culminatio. Le cheminement anselmien est considéré méthodologiquement vala152. Mog., VI, int. IX, p. 11b, Liber de Deo et Iesu Christo. 153. Liber de prœdicatione, R.O.L., IV, p. 220. 154. Libre de meravelles, 46, § 1, O.E., I, 394 b. 155. L.C., 164, § 22-24, O.E., II, p. 471 b. A propos de 1' «acabements» de Dieu, cf. L.C., 100-102 (et notamment 102, § 10) et surtout 327. 156. Libre de anima racional, O.R.L., XXI, p. 186-211. Il faudrait pouvoir transcrire toute la deuxième partie du Libre de anima racional, dans laquelle Raymond applique les «dix règles» à la notion d'âme. Je ne puis qu'en signaler ici l'idée centrale. On trouvera plus bas (p. 151, note 205) la liste des questions correspondant à la méthode des règles.

À LA RECHERCHE DE SOI-MÊME

137

ble, l'aboutissement sans faille : le sommet de la mémoration, de l'intellection, du vouloir. Ce sommet et sa nature sont là pour prouver et montrer qui je suis agentiellement, et essentiellement dans un second moment. 157 II existe donc en moi une mémoration, une intellection et une amabilité dont la confluence fait mon unité. Les autres preuves de l'existence de l'âme se greffent sur cette première. Notons-en 1' «intériorisme» et soulignons que, parmi elles, on trouve encore celle-ci : la nécessité de coordination entre les aspirations spirituelles de l'homme, et la véracité de Dieu. Voilà qui a encore, et ce n'est pas de ma faute, un petit goût cartésien.

LA RAISON ET L'ÂME

«Sache, mon fils, que l'âme rationnelle est una cosa mateixa ab sa propia vida». La belle définition du vieil ermite parle de raison et jusqu'ici il n'a été question que des trois termes d'une trilogie ou, si l'on préfère, de la conjonction de trois trilogies, chacune d'elles aboutissant à un agir et les trois agir constituant une substance. Rien ne s'opposerait, semble-t-il, à un flux universel de vie qui, pardelà les sujets, noierait tout ensemble et rendrait à une source unique une pluralité redevenue une. Mais la théorie des dignités s'y oppose. Rappelons que Différence est un critère d'individuation et que, comme le prétend Raymond dans les Cent noms de Dieu, «en negun ens no pot ésser producciô — Si en si no ha distinccio — E poder d'individuacio». 158 En clair : l'action et l'individuation vont de pair dans le contexte des dignités. Il nous faut donc trouver une explication à l'individualité des raisons, et nous l'avons, génétiquement et dans leur être, dans la production divine ; méthodologiquement et dans leur agir, dans la théorie des sens spirituels. A cette théorie, Raymond, qui la chérit particulièrement parce qu'elle fonde ses utopies, justifie sa tactique apologétique et explique ses héros et ses réformateurs, consacre trois distinctions du Livre de contemplation, qui représentent 78 chapitres de cette vaste encyclopédie philosophique. Ce qu'il faut retenir surtout, ce sont les innombrables possibilités de combinaisons de ces sens expliquant la diversité des raisons 157. Même si Raymond ne s'exprime pas ainsi, il est hors de doute que l'agir fonde ici l'exister (si l'exister doit avoir une épaisseur que Raymond lui refuse, à lui seul en tout cas). 158. Los cent noms de Déu, 31, éd. Rossellô (Ramon Llull. Obras rimadas, Falma, 1859), p. 233.

138

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»

et les possibilités infinies d'individuation. Disons que l'acte rationnel — désormais nous saurons, et cela une fois pour toutes, qu'en disant raison nous disons l'agir trilogique — est modifié, qualifié, structuré par les « manières d'être » de la raison, nées de l'action ou de l'inaction concomitante de tel ou tel des sens spirituels ou de plusieurs à la fois. Raymond nomme ainsi les cinq sens spirituels qu'il distingue : «pensée, aperception, conscience, subtilité, courage et ferveur». 1 5 9 II suffit de les nommer pour comprendre qu'ils seront souvent présents aux différentes étapes de notre lecture, et il me semble inutile de préciser que les deux derniers, subtilité et courage ou ferveur, ne nous quitteront jamais dans le dialogue de Raymond avec Dieu. Raymond est si satisfait de ce qu'il sait de la raison, de sa raison, qu'il écrit sa volonté d'être serf et esclave de sa raison, qui est «le seigneur le meilleur, le plus doux et le plus franc qui soit créé». l t 0 Cette raison à laquelle les sens spirituels donnent un «contour» précis, quelle est-elle ? Nous le savons, car son discours est celui des facultés et de celles-ci nous en connaissons l'agir. Ce qu'elle peut et comment elle le peut nous intéresse davantage. Et à ce propos, c'est encore le Livre de contemplation que nous allons ouvrir et précisément au chapitre 172. 161 L a lecture de ce chapitre donne cette curieuse sensation : Lulle semble convaincu du pouvoir de la raison et particulièrement de l'entendement. Cet entendement lui sert à prouver beaucoup de choses : la création, la résurrection, la procession, la spiration, l'incarnation, le sacrifice. 162 E n un mot : il rationalise — ou raisonne, pour les fidèles de Raymond que troublerait ce mot — chacun des éléments essentiels de l'édifice théologique. Pourtant, Raymond parle des limites de la raison. Serait-ce que l'atmosphère culturelle dans laquelle il vit — celle-là même qui lui suggère l'opportunité de répéter à la fin de chaque traité qu'il se soumet aux corrections de l'Eglise, lui, l'illuminé qui tient d'en haut sa méthode — ne lui permet point de ne pas faire la part de cette célèbre finitude ? E n tout cas, il lâche la bride à la Raison et prend la précaution de dire à ceux qui assisteraient à la course : soyez rassurés, elle n'ira pas plus loin du bout. Mais ce bout est l'infinitude de Dieu, et le néant, et le tout. Quelle course ! Les Carreras i Artau n'ont pas éludé la difficulté qu'offrent ces affirmations des limites et cette portée universelle de l'entendement. Mais

159. 160. 161. 162.

L.C., 43, § 3, O.E., II, p. 189 a. Ibid., § 27, O.E., II, p. 19 i a. O.E., II, p. 493 a-497 a. L.C., 172, § 6, O.E., II, p. 4 9 3 b.

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la présentation qu'ils offrent du problème nécessite quelque analyse : ils soulignent que «Lulle proclame l'incapacité radicale pour le savoir humain de comprendre les grandes énigmes de l'univers» et qu'avec une très nette insistance il affirme la limitation naturelle de l'intellect humain «fenit e termenat», et cela avec une rigueur qui préannonce la philosophie moderne. Pour y voir plus clair, abordons ce même problème dans le contexte de notre étude de Vagentia. Si l'âme est «una cosa mateixa ab sa vida», et si l'âme est raison, la raison crée l'âme et l'explique. Point n'est donc besoin de suivre une autre voie que celle indiquée par l'itinéraire rationnel pour savoir ce qu'il nous faut savoir de cette créature noble entre toutes qui a nom AME. Attendons-nous à lire dans leur sens «agentiel» les termes qu'il nous faudra utiliser, faute de pouvoir utiliser une terminologie purement agentielle que Raymond devine mais ne formule pas, et nous y verrons plus clair, je l'espère, dans les contradictions apparentes ou dans la réelle dialectique que dénoncent et saluent les Carreras i Artau. 163 Que peut, d'un mot, cette raison ? Voici une réponse qui aura le mérite de la clarté, sinon celui de la simplicité. Admettons, eu égard à la pensée traditionnelle que Raymond ne conteste pas, que l'homme aperçoit les choses naturelles par la quadruple voie des «occasions», que notre auteur explicite ainsi : l'efficience, la matière, la forme et la finalité. Nous faisons ainsi un premier pas, que nous sommes obligés de faire si nous tenons à poursuivre la lecture de l'œuvre de Raymond, qui ne comprend pas de critique de la connaissance. Ceci accompli, Raymond demande que l'on aille de l'avant et que l'on admette aussi que l'homme peut («és a hom possivol cosa») apercevoir et comprendre par la quadruple voie du pouvoir, de la sagesse, de la volonté et de l'accomplissement — synonyme de perfection comme il apparaît dans le discours des dignités — les choses qui échappent au domaine de la nature. 164 Notre auteur pense que sa théorie donne une assise suffisamment solide à cette invitation. Appelons ce domaine celui de la surnature, et il devrait apparaître que, en somme, nature et surnature sont toutes les deux du domaine de ce maître franc et généreux qu'est la raison. Cela est si vrai qu'il nous sera donné de voir le gentil escalader les cimes du savoir «théologique» en se laissant guider uniquement par la raison.165 163. CARRERAS, I, p.

342.

164. L.C., 172, § 1, O.E., II, p. 493 a. 165. Cf. ibid., 173, § 29, O.E., II, p. 500 a.

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C'est dire s'il faut prendre dans un sens très particulier les limites lulliennes de l'envolée rationnelle de l'âme. Les bornes du sensible viendraient-elles barrer le chemin, ou Lulle aurait-il oublié que le sensible ne saurait lui tenir continuellement compagnie ? Il n'en est rien. Ce sensible nous savons qu'il est informé des dignités, que s'il peut freiner l'élan volitif et distraire le quêteur de merveilles de sa mission de quêter la plus merveilleuse d'entre elles, il ne s'oppose pas au dépassement. Un effort intellectuel et une subtilité donnée de iure à tout homme font que l'intellect dépasse les bornes de la nature, contrairement à la sensibilité qui, elle, reste rivée à sa sphère des sensibilia.106 La voie est indiquée — empressons-nous de dire qu'elle semble plus pneumatique qu'expérimentale, plus mystique que purement philosophique — qui conduit l'âme, cette vie, à la compréhension et à 1' «expérience» du sommet des agentiœ, postulé au début dans un style anselmien. Raymond nous dit en effet que, Dieu étant surnature, il n'appartient pas à la sensibilité de la connaître, mais il faut («cové», oportet) que l'intellectivité de l'homme soit comme une échelle par laquelle tout l'homme monte à son maître et à son créateur. 167 L'ascension est réussite, et c'est tout Dieu que comprend toute l'âme. 168 Mais décidément, Raymond Lulle se complique en contradictions ; ou alors il est convaincu de la possibilité d'une connaissance quasi expérimentale des choses surnaturelles, qu'il nie d'autre part. L'extrapolation — de Dieu aux choses surnaturelles — nous semble néanmoins fondée, car nul, et Raymond moins que quiconque, ne prétendrait que quelque perfection pût demeurer hors de l'atteinte du savoir rationnel, si le jactor de toute perfection est accessible à la raison. Et nous ne croyons pas forcer la dose en parlant d'un savoir expérimental de Yagentia infinie, car autrement comment faudrait-il comprendre ce cri : «L'homme vous voit (Dieu) et son intelligence est l'œil avec lequel il vous voit» ? 168 Ce crescendo de l'attachement de l'œil de la raison à la vision divine, à l'objet infiniment agentiel qu'est Dieu, ira s'enrichissant de vigueur dans d'autres textes. Peu importe, il nous semble, que tout cela puisse paraître — car ce n'est qu'une apparence — sans fondement, flottant dans un azur mirifique d'où la raison serait exclue. Le débordement de la raison est fondé sur la doctrine des dignités, et le renvoi constant et implicite ne doit pas être précisé à chaque étape. 166. 167. 168. 169.

Ibid., Ibid., Libre L.C.,

167, § 14, O.E., II, p. 478 b. § 15, O.E., II, p. 479 a. de meravelles, 117, § 7, O.E., I, p. 500 b. 167, § 28, O.E., II, p. 480 a.

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Que le lecteur s'y rapporte et qu'il juge si Raymond déborde la dynamys des dignités. Ce sont elles et leur solidité sapientielle qui guident le savoir à l'Agir souverain et ce n'est pas une intuition du cœur 170 qui montre le chemin. 171 «Celui-là, en effet — écrit Raymond —, qui veut parvenir à ce savoir, qu'il dirige ses pensées à la science et au savoir, car si par la vue corporelle le corps est illuminé et «adressé» vers quelque direction, c'est par les yeux de la science et de la sagesse que l'on arrive à Dieu».172 Et de conseiller encore de se tourner vers le savoir celui qui veut rejoindre ce savoir, car «sagesse est la voie par laquelle l'homme parvient jusqu'à Dieu et qu'il est avec lui, et en lui, et de lui». 173 Ce besoin de tout ordonner et de tout posséder pour comprendre rationnellement — la redondance, ici, n'en est pas une — sera affirmé mille fois par maître Raymond et je n'en veux comme exemple, mais de taille, que l'agencement même des deux grandes œuvres qui ont nom Livre de contemplation et Arbre de science.174 Tout de même, très explicitement, le thème est abordé dans tel chapitre du premier de ces deux livres.175 II y est question, c'est vrai, de la contemplation de l'essence divine. Et nous savons déjà qu'elle entre dans ces inconnus connaissables.176 Tout doit être mis en œuvre pour cette «opération» et rien d'agentiel ne doit demeurer dans l'oubli ou dans l'inaction anéantissante. Les trois puissances, les cinq sens de l'âme doivent être en éveil. Dès lors, il sera possible de contempler cette souveraineté — et nous savons ce que contempler veut dire sous la plume de Raymond — et ceci de façon successivement positive et négative ou, si l'on préfère, dicible et ineffable. Le contemplateur adorera cette essence d'abord en ce qu'elle est, puis en ce qu'elle n'est pas. Il l'adorera en ce qu'il la connaît, puis en ce qu'elle l'ignore.177 Et il nous est facile d'apprendre que le nexus de l'ignorance savante et du savoir nescient, dont la dialectique fait les belles pages de la spéculation lullienne, est évoqué là de la façon la plus simple et la plus riche en même temps. Nous retrouverons sûrement dans cette «méthode de contem-

170. En tout cas, pas nécessairement. 171. L.C., 225, § 16, O.E., II, p. 663 b et § 18, O.E., II, p. 664 a. 172. Ibid., § 16, O.E., II, p. 663 b. 173. Ibid., § 18, O.E., II, p. 664 a. 174. Cf. Rubriques et Prôleg au Libre de contemplació, O.E., II, p. 97108 ; et Prôleg et Divisió de VArbre de ciencia, O.E., I, p. 555-556. 175. L.C., 318, O.E., II, p. 1017 b-1021 b. 176. Cf. supra, p. 138-139. 177. L.C., 318, § 3, O.E., II, p. 1018 a.

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plation» le thème évoqué par les Carreras i Artau 119 et la contradiction apparente qui vous laisse perplexe, mais vous éperonne par là même à aller de l'avant dans l'analyse de cette curieuse pensée. Car, enfin, l'essence divine ne semble pas être traitée, en ce qui concerne sa non-cognoscibilité, autrement que la simple nature et que la plus banale des choses animées. Elles aussi sont connaissables et, en même temps, inconnaissables. Et pour l'une comme pour les autres, le décentrement de l'intellect est en même temps radical, sans appel... et inexistant ! 1 , 9 II faut enfin que nous nous rendions à l'évidence : seul le langage agentiel — que Raymond abandonne quelquefois sans abandonner 1' «option» agentielle, d'où complications et confusion — peut nous permettre d'y voir clair. Il faut se souvenir que «raô», âme et vie étaient synonymes selon le vieil ermite que rencontra Félix. Il faut se souvenir que l'interaction entre Yagentia que je suis et l'acte qui lui donne vie est constante, de sorte que bien avant d'autres, Raymond prétendait déjà que je ne suis que ce que je fais. Si on considère cela sur le plan typiquement rationnel, on trouvera que la «vie qu'est l'âme» — mon âme — se confond avec l'objet que cette âme saisit en ce moment même. Or de l'objet même, comme de la chose la plus banale — et c'est ce que signifie ici «objet» — on ne peut connaître que l'agir, car seul il est saisissable par un agir. Et il doit demeurer entre le connaissable et celui qui connaît la DIFFÉRENCE, catégorie capitale de tout savoir, mieux, indispensable à toute possibilité de savoir qui, annihilant la possibilité anéantissante de fusion ou d'identification, réserve, malgré l'interaction, l'individualité et l'inaliénabilité — au sens le plus concret du mot — du connaissant et du connu. Toute la mystique lullienne repose d'ailleurs sur cette mise à distance. Un agir commun, et pourtant une distinction radicale. Faite de quoi, grands dieux ? De la non-cognoscibilité de la fixité 178. Cf. supra, p. 139, note 163. 179. Cf. L.C., 174, O.E., p. 500 b-503 b : «Com hom a apercebiment e coneixença de les coses qui son sécrétés». On apprend, en le lisant, que les choses «secrètes» doivent être groupées sous six grands titres, que voici : l'essence divine, les oeuvres divines, les anges, les diables, la nature et les créatures animées. Il faut que l'on se rende à l'évidence : d'après cette catalogation, T O U T est secret, tout inconnaissable. Partant de là, Raymond écrit un chapitre (celui qui nous occupe en ce moment) dans lequel il donne des moyens typiquement intellectuels de connaître... ce qui dépasse l'intelligence. Il faut souligner, de ce chapitre déroutant mais combien essentiel pour la noncognoscibilité des essences et pour la voie méthodique des agentiœ, les paragraphes 2, 3, 8 et 23, et il faut se référer, par opposition, au chapitre 173 (que nous avons cité plusieurs fois) pour saisir toute la subtilité de ces filigranes dont Raymond s'amuse.

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des essences, inanalysables, étrangères au processus chronologique du savoir essentiel, enfermées dans une charmante solitude et clouées dans une vacance invariable. Connaître l'essence d'une chose, voilà qui est impossible. Connaître l'essence divine en ce qu'elle est ce serait la déification de mon essence, ce dont Raymond ne veut à aucun prix. Comme dans cette définition de l'âme chère à Raymond ( = vita 1S0), ce serait chosifier l'âme, pétrifier la raison que connaître l'intimité essentielle d'un objet inerte. Poursuivre l'analyse en cette direction, ce serait glisser d'aberration en aberration, et Raymond abandonne à temps la besogne. Concluons donc. C e que l'entendement ne peut connaître, ni avec ni sans l'aide de Dieu, ni dans cette via ni in patria, c'est une substance, quelle qu'elle fût, et cela par la méthode directe — ou dicible, pour m'en tenir à la distinction avancée entre celle-ci et l'ineffable. Les raisons que nous n'avons cessé d'évoquer conduisent à ce terme. Et ajoutons encore que Raymond se pose aussi, à ce stade, la question de la possibilité même de définir l'être — ou la substance, cela nous est, et lui est, somme toute, indifférent — . et nous savons comment il y répond. Définir «ce qu'une chose est en elle-même», c'est retrouver un être statique et relire finalement la troisième per:onne de l'indicatif présent. Dans le contexte lullien, dire «cela est» équivaut encore à dire que l'être est et cela va tellement de soi que Raymond, supposant que si le contraire était vrai, cela se saurait, passe outre. L'être est ? Qu'il soit donc, mais ce n'est pas cette belle proclamation qui guérit de cette forma de Votiositas qui s'appelle ignorance ; ce qu'apprenait dans un lointain printemps une sagesse prudentielle que nous n'avons pas encore oubliée consiste à parvenir à la connaissance de ce que cela fait ou, mieux encore, du rapport «existentiel» entre un agir et mon agentia qui le voit. On pourrait alléguer que lire ainsi les textes, c'est forcer un peu la note. Et, pour répondre à cette allégation possible, if faut revenir au thème de la limite extrême des capacités de cette «vie qu'est l'âme», s'interroger encore et dire, avec les mots de Raymond, ce que l'on sait du souverain Agir. Et là tout se dit — justement — en langage agentiel. L'autre langage, Raymond le domine mal s'il ne l'ignore pas tout à fait. De Dieu on connaît donc intellectuellement son unité — unitas unificata — , sa trinité — modèle même de la transcendance du faire sur l'être, lorsqu'on se souvient ce que trinité veut dire chez Raymond — , ses dignités, ce, enfin, que sa substance 180. Cf. supra, p. 137.

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n'est pas. Chacune de ces réalités, de ces «notions», ou de ces «agir» dénonce la substance divine, mais gare à vouloir connaître «Fesser de la substància què és en si mateixa» 181, car «même si je le cherchais toujours je ne parviendrais pas à le trouver. Bien plus encore : plus ma quête serait intense, plus je m'éloignerais du vrai, car il arrive avec les choses inconnaissables que plus on veut les connaître, plus s'alourdit la subtilité et la connaissance, au point que, dans la quête éperdue de l'inconnaissable, on en vient à ignorer ce que l'on pourrait vraiment savoir». 182 Voilà donc, entre le pouvoir infini et l'infinie inadaptation, une faille que la raison connaît et que, la connaissant, elle évite. Et voilà pourquoi Yagentia intéresse la spéculation lullienne, car la pensée de Raymond découle de et culmine en l'aimance, dynamisme le plus pur des plus purs dynamismes. Une dernière raison encore. Au-delà des dignités et de leur sardane, ailleurs que dans les raisons mystiques qui font choisir à Raymond tel langage et telle voie, il ne nous semble pas que notre auteur ait négligé un autre aspect, classique lui aussi, du problème. Par la différenciation à l'infini de l'agir et par la justification d'un noyau plus ou moins fixe de cette universelle action, il approche — et l'analyse est là pour cela — de ce qui est évident : que l'agir est, et 1' «acteur» aussi. C'est tout. La manifestation de l'acteur, quelle qu'elle soit, quelle que soit sa finesse, si transcendantale soit-elle, est analysable parce qu'elle rencontre mon agir. Au-delà de cela, l'évidence se confond avec la nescience. L'une et l'autre se posent et s'imposent sans supporter le poids de la différenciation, qui opérerait en elles comme de l'extérieur. Cette science de l'évidence terminale infirmerait le déroulement laborieux qui avait permis au philosophe d'aboutir au seuil même de cette évidence qui EST, mais dont il n'urge plus de savoir CE qu'elle est, sauf si CE qu'elle est est totalement CE qu'elle fait. On comprendra ainsi le sens de ce chapitre 171 du Livre de contemplation. 183 Ce qui essouffle la raison ici-bas comme ailleurs, c'est la quantité fantastique de connaissables, d'où l'incapacité de les posséder tous et la sécurité que la quête de merveilles ne sera pas terminée — voilà une bonne certitude — par les émerveillements du Félix le plus appliqué. Face à la limitation physique du quêteur dans l'espace et dans le temps, le nombre est infini, mais pas la nature ellemême et ses secrets. Les Carreras i Artau semblent gênés par cette 181. L.C., 177, § 15, O.E., II, p. 513 a. 182. L.C., 177, § 14, O.E., II, p. 513 a. 183. C'est de lui surtout que parlent les Carreras i Artau dans leur étude des limites du pouvoir de la raison.

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mise à distance de l'agir et de l'être, sur laquelle ils ne s'attardent guère. Mais ils disent bien, lorsqu'ils énumèrent des degrés de perfection ou de ressemblances divines dans le créé — et, bien entendu, ils citent Raymond —, qu'il y a un cinquième degré, à savoir «l'homme doué d'une âme rationnelle qui, semblable à Dieu, peut comprendre des objets qui excèdent le sens et l'imagination, tels que Dieu (!), les substances spirituelles, l'âme elle-même, la science, etc. L'intellect humain arrive à comprendre que Dieu est une nature infinie, éternellement prééminente en toute sorte de perfections, qu'elle est l'être en qui les dignités se montrent au degré le plus haut et le plus excellent — aussi bien dans l'exister que dans le faire — et dans la plus grande concordance». 184 Souvenons-nous à présent de l'angoisse de Raymond lorsqu'il écrit que l'homme est si mal renseigné, qu'il ne sait l'être de rien, et qu'il ignore même comment son propre être est dans la spécificité de luimême, et concluons : ou Raymond délire — et, quant à moi, je fais tout ce que je peux pour me convaincre du contraire —, ou il s'en tient constamment — et lors même qu'il n'y fait la moindre allusion explicite — à la distinction fondamentale entre un salutaire connaissance des agentiœ et une éperonnante ignorance des substances. C'est ainsi qu'il faut lire le dernier chapitre du Livre de contemplation I85, et c'est là que, une dernière fois encore, l'immense étreinte de la raison environne ce qui est actif et ce qui est passif, c'est-à-dire l'universalité et la surnaturalité du monde agentiel.186 Il nous faut demeurer dans la même lecture pour voir, à présent, comment sont spécifiées, à côté des pouvoirs, les limites. Concernant l'universalité du connaissable et, face à elle, la petitesse de l'entendement, Raymond ne peut être plus explicite : «L'entendement, dit-il, est si peu de choses, si petite chose que lorsqu'il exerce sa vertu il ne peut le faire sur l'ensemble des objets, car ils ne peuvent «entrer» tous ensemble, au même moment, dans l'entendement. La cause en est la diversité de la multitude des créatures, et la petitesse de l'entendement». 187 Mais on nous dira qu'il n'est question que de nature dans cette explication lullienne. Et pourtant, non. Notre auteur, répétons-le encore une fois, rappelle que ce que Dieu est en lui-même, l'être de sa substance, l'homme ne le connaît pas.188 Voilà donc la célèbre limite, et voici de quelle nature elle est : 184.

CARRERAS,

185. 186. 187. 188.

O.E., II, p. 1251-1258 b. Cf. notamment, § 11 du chap. 366, O.E., II, p. 1253 b. L.C., 162, § 4, O.E., II, p. 464 b. Cf. page précédente.

I.

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«Le cours de la nature suit la puissance et l'acte (et c'est par ces deux 'réalités' que l'homme le saisit). De la même façon, il y a deux choses à propos desquelles mon entendement ne peut arriver à une connaissance aussi accomplie que celle par laquelle vous vous connaissez vous-même. Ces deux choses, ce sont votre accomplissement ('acabament') et ma défaillance, car il appartient à votre hauteur que nul ne sache autant de vous que vous-même et il est propre à ma défaillance que je ne puisse me connaître autant que me connaît mon créateur». 189 Il a été question et il sera question encore de limites quantitatives et de limites qualitatives. Soulignons à présent que Raymond énonce là les deux seules limites quantitatives de iure de la raison humaine. Et encore elles concernent l'infinitude de l'être et la profondeur de l'être et du non-être «incarnées» dans la souveraine Agentia et dans l'individu humain. 190 Finalement, l'ermite de Félix expliquant au jeune quêteur de merveilles que la perfection divine est telle qu'elle se connaît mieux que ne la connaît l'âme glorieuse alors même que celle-ci comprend tout Dieu 191 rejoint ici parfaitement Raymond. S'ils étaient deux, ils ne voudraient, par des énoncés différents, que poser une même vérité fondamentale pour leurs philosophies et leurs contemplations dialogantes : compte tenu de l'interaction dont il a déjà été question, il faut éviter d'en arriver à devoir dire que l'homme connaisse Dieu aussi bien que Dieu se connaît lui-même. Par là, ils évitent, l'ermite et Raymond, d'attribuer à l'homme l'infinitude — inconvenante — du savoir, du mémorer et de l'aimer ; d'arracher à la transcendance le souverain Bien pour l'enfermer dans l'en-deçà et de s'installer dans un quiétisme insensé parce que parfaitement monologueur. L'altérité homme-Dieu ne serait plus, non seulement dans le cas d'une connaissance de Dieu aussi parfaite que celle que Dieu a de lui-même, mais encore dans celui de la connaissance du sujet aussi parfaite que celle que Dieu en a. 192 L'analyse raymondienne n'ayant pas, je crois, la finesse de celle de Spinoza (qui peut aboutir, me semble-t-il, à une connaissance parfaite et non fusionnante), la déification serait le résultat de cette connaissance, car il y aurait, dans son obtention, assimilation absolue de ma connaissance — donc de mon agir — à celle de Dieu — donc à son agentia — et, faut-il le souligner une fois encore, 189. 190. 191. 192.

L.C., 177, § 22, O.E., II, p. 513 b. Cf. note précédente. Libre de meravelles, 117, notamment § 6-12, O.E., I, p. 500b-501 a. Ibid., § 7.

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de mon être à celui de Dieu. Voilà qui ferait les beaux jours des mystiques de l'identification ! L'absorption de soi en autrui, dont Raymond ne veut à aucun prix, guetterait au bout du chemin le quêteur de merveilles, émerveillé de sa propre raison. Mais ce ne serait plus la sienne, et il serait dupe. Or la quête aboutit en réalité à autre chose, nous le savons : à une merveilleuse connaissance de l'action et à une magnifique nescience de l'essence ou, ce qui revient au même dans l'esprit lullien, à l'admiration — et non à la contemplation — de l'évidence inexplicable — car sans développements possibles — de l'essence. Ce «sentiment» 153 de la grandeur de l'âme raisonnante et de l'âme tout court — puisqu'elle n'est pas si elle s'arrête — explique que Raymond s'en tienne à ce souci constant de demeurer ce qu'il est et non de devenir étincelle brillante mais fondue dans la lumière du créateur et dans son rayonnement infini. Il ne cherche jamais un esclavage de son être à celui d'autrui mais un agencement parfait de toute sa complexité humaine qui le mette sous le noble esclavage de la raison ia4, rendant ainsi à l'individu une infinie liberté sous la seule loi de l'harmonie studieusement recherchée. Que l'infinitude de Dieu soit incontenable dans la finitude humaine — et encore nous entendrons dans un sens très particulier cette opposition du fini à l'infini 195 — , Raymond ne s'en angoisse pas : il constate, et ce constat supplémentaire éperonne son désir. Et ce n'est pas en vain car, comme il le rappelle lui-même dans les Cent noms de Dieu, la raison, elle, est comblée par l'Infini Agissant : « Si Dieu ne peut être vu, l'homme peut l'avoir en son entendement (pot lo hom en son enteniment haber) en comprenant son pouvoir parfait (entenent son complit poder)». Et naturellement, «il vaut mieux une seule intellectivité et une seule intelligibilité de Dieu que toute visibilité corporelle (mays val una intel.lectivitat, — e de Déus una intel.ligibilitat — que de cors tota visibilitat) ». 100 Carreras résume, avec la compétence qui lui est habituelle, la grandeur de la raison lullienne, lorsqu'il se préoccupe de la position de notre auteur concernant le thème averroïste de la double vérité. Il en parle, bien entendu, en le mettant en parallèle avec la foi. Gardons présente à l'esprit la gourmandise de cette dernière et retenons ce qu'il 193. Je dis «sentiment», car il est aisé de constater que la raison lullienne avance par constats plutôt que par de véritables raisonnements, au sens typiquement scolastique du mot. 194. L.C., 167, § 30, O.E., II, p. 480 a. 195. Cf. particulièrement L.C., 100, § 7-9, O.E., II, p. 311b. 196. Los cent noms de Déu (éd. Rossellô déjà citée), chap. 96, § 1-3.

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dit de l'autre, de celle qui nous intéresse présentement : «le rationalisme ingénu et optimiste du docteur illuminé, sans sortir du Credo ut intelligam m , se traduit, vu du dehors, en un élargissement extraordinaire du domaine propre de la philosophie (...). Dans le terrain purement logique, Lulle aspire à établir une équation parfaite entre les termes de 'foi' et de 'raison'». 198 La raison lullienne trouve bien Rachel — pour le dire avec les mots de la métaphore de Richard de SaintVictor — dans sa couche de sagesse, et elle n'a pas à se désoler d'une mésalliance avec Léa. 199 Mais à quoi bon évoquer ce langage, qui convient si peu à la sérénité lucide et à la joyeuse assurance du langage lullien ! 200 «AGENTIA» ET NON-FAIRE. VERTU

Nous savons que YAgentia souveraine informe les agentiœ ; que le créateur recrée et que la raison connaît l'activité créatrice. Qui est d'ailleurs la seule activité. Et il n'y en a point d'autre, car ce qui ne fait ne crée point ni ne recrée, tout agir étant entièrement neuf, toujours, par la non-répétibilité 201 de 1' «information» individuelle qu'opère l'acte sur la trilogie dont il est le moment et, partant, un constitutif essentiel dont il est le moment et, partant, un constitutif essentiel. Mais nous n'ignorons point que notre auteur, si original fût-il, ne saurait être lu faisant fi du cadre culturel qu'il n'abhorre point et dont, en revanche, se nourrissent ses «élucubrations». Cette créature humaine, cet esprit dont il chante la perfection, est né en vue de quelque chose, et la réponse — pour connaître Dieu, l'aimer, 197. Cf. infra : «La voie du savoir et la voie de croire», les réserves qu'il y a lieu de faire, me semble-t-il, à l'application de cette formule aux positions de Raymond Lulle. 1 9 8 . CARRERAS, I, p .

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199. Beniamin minor, cap. 4 (P.L., 196, col. 4). 200. Cette question du pouvoir ou de l'impuissance de la raison lullienne continue de diviser les commentaristes de Raymond. Il me semble donc utile de donner les références des textes le plus souvent allégués par l'une et l'autre école, bien qu'il m'ait semblé, personnellement, plus conforme au système lullien et à sa visée, d'aborder la question de la façon que le lecteur vient de voir. «Déficience» de la raison : Libre de contemplaciô, 20, 19, 168, 170, § 24 et 25, 171, § 22-24, 177, 206, 219 (cités par Carreras i Artau, Carreras I, p. 556557, note 81). Pouvoir de la raison : L.C., 239, § 9 et 30 ; 41, § 4 - 1 0 ; 43, § 4 ; 168, § 15, etc. (cités dans la note 207 d'O.E., II, p. 1266). Et cf. infra, «La voie du savoir et la voie du croire», p. 179 et suiv. 201. On devrait dire, en utilisant la terminologie de VI. Jankélévitch, la «semelf activité».

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le servir — est répétée dans chacun des traités de Raymond. Tout de même, il vaut la peine de s'attarder sur le sens et la forme préconisés par Raymond pour l'acte qui, engageant tout l'homme, l'ennoblit entièrement et entièrement l'ordonne à sa finalité, ou entièrement l'abêtit et l'écarté de sa visée. Si le principe n'est pas nouveau dans la littérature apologétique, il n'est pas vieux dans la réflexion philosophico-chrétienne et dans sa formulation technique lorsque Raymond le fait sien. L'idée raymondienne d'une âme qui n'est qu'en agissant, et d'un être se liquéfiant tout entier dans l'agir et se recréant ainsi à chaque instant — dans la main d'un Dieu qui sauvegarde, là aussi, la continuité d'une durée hachurée et finalement fonctionnelle — doit servir de point de départ à une analyse particulière de la valeur de l'agir lui-même et par là, à un éclairage nouveau de toute la «psychologie». En d'autres termes, là où la norme ne vise qu'un moment de la continuité, elle visera dans son insaisissabilité le moment dans son entraille ; là où elle ne visait qu'une conséquence, importante certes, mais qualifiable de sporadique de l'être, elle concernera, en revanche, son intégralité en ce qu'il échappe au non-être, c'est-à-dire à Yagentia qu'est tout l'homme. Que le discours édifiant de l'apologiste ou du rhéteur serve à couvrir de honte le pécheur parce que c'est lui «qui a fait cela» : le raisonnement lullien l'explique et le condamne, bien que, fondamentalement, et en même temps sans s'en douter ou le voulant profondément, il le rédime. 202 Car l'action et l'acteur se confondent complètement. Or, l'entraille agentielle ne peut être que rédemptrice dans le contexte philosophique de Raymond, même lorsqu'elle palpite un non serviam, car c'est encore elle qui non servit, et c'est le sujet qui compte. Peut-on envisager autrement l'agir anti-normatif que le rhéteur condamne à l'unisson du moraliste, ces deux personnages étant aussi Raymond, comme l'est le philosophe ? Certes pas. Et pourtant, l'action anti-normative qu'entreprend le sujet et qui le définit un instant, lui assure d'être, et l'être. A moins que notre philosophe n'ait recours une nouvelle fois à ce potentiel d'existences dont est plein le néant initiel et à ce vertige d'un néant terminal dont sont pleines les existences agissantes, afin de sauvegarder la rigueur d'une condamnation et le drame

202. C e qui suit constitue un développement raisonné de ce qui était posé au chap. «Dignités et adignité» (supra, p. 83 et suiv.) c o m m e corollaire du discours des dignités. Je ne considère pas que cette explanatio soit en réalité une redite ; je crois au contraire qu'elle devient ici partie intégrante d'une «théorie de la connaissance» tout c o m m e elle avait été, préalablement, terme final d'une série de «vérités» données.

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d'une non-étance pour un agir qui, pourtant, devait, etim si discolum, maintenir le sujet dans sa quiddité d'acteur. Si nous partons de ces considérations, nous serons amenés — et nous n'opposerons à cela la moindre résistance — à envisager par le détour de son contraire ce qu'on appelle la vertu et à voir peut-être dans le gouffre béant du spectre d'un unique non-être le contrepoids 203 d'une vertu unique, ainsi que dans les ébats monstrueux et insupportablement douloureux des spectres infernaux de l'inexistence 2M, le reflet fidèle et violemment sauvage d'une multitude de lumineuses et harmonieuses agentiœ. Cela revient à dire qu'il sera bon, nous croyons, de sonder l'épaisseur, si négligeable soit-elle, de ce non-être nommé péché, et de la sonder sans ménagement pour qu'il nous soit possible de comprendre ce qu'apporte de supplémentaire et peut-être d'essentiel à l'agir humain la norme et son cortège de vertus. Raymond ne s'inscrirait pas en faux, je crois, contre cette méthode, lui qui avec tant de complaisance examine les oppositions et les discordances pour cerner un sujet ou pour parvenir à la connaissance des secreta rerum. Que l'anormativité d'un savoir préprudentiel — mais est-ce encore un savoir ? — mate l'action véritable, nous le savons par le désarroi du gentil et par la profondeur de son désespoir. Pourtant, cette même disposition du faire et cette même ignorance de l'influx ordonnateur d'une norme s'avèrent capables — nous nous en souvenons — de devenir vase du don supérieur de Prudence et, par elle, d'une sagesse. Il nous faut concéder dès lors que le non-faire est modal, que la conception dont il est gros — trêve de scrupules à ajouter contradiction à contradiction par l'emprunt d'un langage fait pour l'être et non pour son contraire — est susceptible de discours et de raisonnement, qu'une analyse topologique de son environnement comme de son «intérieur» est faisable et que le Raymond du Liber de homine, structurant le spectre du non-être, le domptant pour lui faire porter le contrepoids de ses catégories, ne ridiculise point et invalide moins encore le Ray-

203. «Peccatum no habet essentiam nec esse», mais aussi «Peccatum est contra omnem essentiam et esse», et encore «reducit esse ad non esse» (Liber proverbiorum, Mog., VI, int. VI, p. 123). L'ontologie de ce «contrepoids» de la «vertu» (qui équivaut chez Raymond à l'agentia) s'appuie, nous le verrons, sur l'épaisseur conceptuelle du non-faire : Nullus motus peccatoris se movet ad finem (ibid., p. 35) et Nullus actus est sine fine (ibid., p. 61). Il me faut conclure ••— et de cette conclusion il sera question tout au long de ce chapitre — Motus peccatoris est actus sine fine, est etiam non actus ! 204. Cf. L.C., 356, en entier, abondamment utilisé infra, chap. «Et joie», p. 164 et suiv.

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mond qui campait de main de maître le portrait grimaçant du gentil égaré. Raymond applique à la notion de péché ce qu'il appelle les «dix règles». 205 C'est une de ses techniques préférées, intégrée de bonne heure à l'Ars qu'elle suppose et qui la porte. Si nous lui faisons la confiance que lui fait Raymond, nous dirons avec lui qu'elle ne laisse dans l'ombre rien qu'il soit possible de savoir à propos du sujet analysé par elles. Notons tout de même, avant toute chose, que ce savoir n'est pas quantitativement exhaustif, mais qu'il épuise, à lui seul, les méthodes possibles d'approche : cela est précisé pour détromper tout de suite ceux qui guettent l'instant où Raymond trébuchera dans la tentation mirandolienne. E n parcourant cette partie du Liber de homine, écrit en 1300 20s , on se rend compte que notre auteur ne le conçoit qu'en tant qu'il engage entièrement le sujet, seule et constante préoccupation du philosophe catalan. Vice ? Non, c'est non-faire qu'il faut lire. 207 Dès lors, la lecture s'ordonne, elle devient possible, et compréhensible ; car le dialogue constant avec Raymond apprend vite que toutes les dichotomies se résument à celle dont le non-faire est le deuxième terme, et que c'est à elle que songe toujours Raymond quelle que soit la notion traditionnelle qu'il emprunte au traditionnel langage. Jugeons-en, avant de recourir au Liber de homine, par ce que nous dit Y Art de contemplation. «Où serait la vertu, si n'était le péché ? Je te demande donc, ô Dieu, le don des vertus et la permission de pécher, pourvu que tu m'aies fait comprendre la noblesse des perfections». 208 Souvenons-nous de ce qu'il faut entendre par perfections et rappelons que ce terme constitue le plus parfait synonyme d'accomplissement. 209 Nous n'avons donc point quitté la sphère de l'agir et le discours ne s'est pas figé un seul instant sur l'être, quelle que soit l'impression que donne le texte et l'usage explicite et fréquent des notions d'être et de non-être. Tout entier ramassé dans son opération, l'esprit humain plonge dans un néant dont il fut tiré et il semble, paradoxalement, s'affirmer dans 205. Voici la liste des dix règles raymondiennes : utrum (de possibililate), quid (de quidditate), de qtio (de materialitate), quare (de finalitate), quantum (de quantitate). quale (de qualilate), quando (de tcmpore), ubi (de loco), quomodo (de modo), cum quo (de instrumentaiitaté). 206. Mog., VI, int. VII, p. 1-61. 207. Car c'est faire ce qui ne doit pas être et ce qui n'a. avec l'être, la moindre concordance. Cf. Libre de ánima racional, O.R.L., XXI, p. 213. 208. Art de contemplado, 114, O.E., I, p. 300 b. 209. Cf. supra, chap. «Perfection», p. 76 et suiv.

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son agir par ce refus de l'action. Comme s'il fallait goûter à l'inexistence pour se ressentir vivant. Tiré du néant, l'homme y replongerait si Dieu ne le soutenait.210 Dans ce cas, «il retournerait à ce dont il est» (retornarla a açô d'on és).211 II est libre de s'incliner à l'être, ou de s'incliner au non-être. 212 La liberté qu'il a de s'incliner à l'être est créature («és creatura»)21® ; celle qu'il a de s'incliner au non-être ne l'est point, car elle referme le cycle du néant. 214 Raymond brodera dans le Liber de homine sur la définition courante, qui établit une équation parfaite entre les termes de péché et de mort. 21S Mais attendons, et nous devrons apprendre que cette mort avec laquelle le péché forme une équation n'est pas un terme, mais un début, n'est pas une manière d'avoir vécu, mais un état de nondépart. Le raisonnement s'établit comme il suit216 : Il n'y a, dans le péché, aucune ressemblance à Dieu. S'il y en avait une, il y aurait en lui quelque bien. 217 Et la lecture de Raymond a appris que les dignités se valent toutes et que l'accomplissement les couronne. Raymond ne considère pas, au moins à ce stade, que la mort soit accomplissante, et ne considère ainsi que l'acte de trépasser... pour vivre ailleurs, justement. Le péché ne vient donc, en luimême, de rien qui émane de YAgentia souveraine, c'est-à-dire qu'il n'est ni de l'essence ni de la nature d'une créature. 218 Faut-il conclure qu'il soit d'autre que Dieu et d'autre que la nature ? Il le faut. Raymond continue : il est néant, il est le néant dont l'homme fut tiré. 218 Vers ce néant se penche la créature qui fait le péché, puisqu'il accomplit ce qui est contre l'être, ce qui ne saurait concorder avec l'être. 220 Il est l'agir anéantissant, l'opération (operatio) 221 qui annihile. Et c'est en ce sens qu'il faudra dire que péché et mort sont synonymes, car cet acte vide, né du néant et anéantissant, chasse de son «auteur» l'influx des dignités accomplissantes. 222 Autant dire qu'il le tue. Bien sûr que Raymond évoquera l'enfer et toute son arithmétique 210. C f . note 207. 211. Ibid. 212. Ibid. 213. Ibid. 214. Ibid. 215. Mog., VI, int. VII, p. 26, § 1-4. 216. In quœstiones de materialitate, de finalitate. C f . Mog., ibid., 217. Ibid. 218. Ibid. 219. Ibid. 2 2 0 . Ibid. 221. Ibid. 222. Ibid.

p. 2 7 a-b.

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des morts à l'usage des apothicaires de la conscience. Mais cela n'a rien à voir avec notre discours et ne mérite pas de freiner la lecture de Raymond, car cela se lit dans tous les corollaires de ces messieurs du Moyen Age. En revanche, il sera utile de retenir l'insistance du thème de la qualité englobante d'une inaction qui se révèle passablement active. L'analyse raymondienne se poursuit. Maintenant que nous savons à quoi renvoie Votiositas éthique — et nous constatons qu'elle ne prend pas d'autre chemin que celui que prenait Votiositas métaphysique ou acatégorielle, car tout se tient dans ce discours —, il nous faut répondre à la suivante des questions qui harcèlent, avec Raymond, les notions dans leurs derniers secrets. Ce non-être, pourquoi est-il ? Mais notre auteur se trouve dans l'embarras. Et pour cause. Va-t-il, dans le gel de la symétrie des réponses proposées aux questions, redire le o felix culpa qu'il lui arrive de lancer dans des écrits plus spécifiquement mystiques ? Pas de cela, et pas ici. Ailleurs il proclamera la positivité d'une fin 223, bien après Augustin ; mais bien avant Luther, il bénira le péché car il se saura énamouré, donc incapable de choir. 224 Ici, il se contente d'évoquer ce que «dicunt sapientes», «quod peccatum non sit aliud, nisi habitus privativus virtutis per liberam voluntatem electus et amatus». 225 Cherchons donc ailleurs une réponse plus lullienne, au «quare est peccatum». 226 Et nous la trouvons dans le Livre de contemplation 227, où il nous est dit qu'il faut descendre à la considération de la bassesse humaine d'abord, pour s'en bien distancier, car, cette descente effectuée, nous toucherons de près le non-être et sentirons le besoin d'autre chose, et, naturellement, l'attrait admirable et formidable des dignités et de la sublimité de l'agentia. Nous ne croyons pas qu'il soit trop osé de considérer, compte tenu de ce que nous permet d'extrapoler la doctrine de la trilogie qu'est l'âme 228, que Raymond suggère là une réponse à la finalité voulue, dirions-nous, de ce non-faire qui se résout en un pur néant. Une démarche intellectuelle du connaître prudentiel aux choses 223. Cf. L.C., 358, § 2, O.E., II, p. 1209 b. 224. Cf. supra, p. 151, note 208, et aussi L.C., 358, § 2. 225. Mog, VI, int. VII, p. 27 b. 226. Ainsi est formulée la question de finalitate in Liber de homine, Mog., ibid. 227. L.C., 358, § 2, O.E., II, p. 1209 b. 228. Le rappel est d'importance, car Raymond conseille que la mémoire et l'entendement descendent jusqu'aux bassesses et aux mesquineries de ce monde ; mais l'unité substantielle et agentielle du vouloir avec le mémorer et le comprendre demande que, dans un premier stade, un «nouloir» s'intègre à cette «anti-opération» dont il est question ici.

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les moins parfaites ne saurait ne pas s'accompagner d'une démarche du vouloir et du mémorer. L'élan vers le haut qui en serait la conséquence ne saurait être seulement d'ordre intellectuel, mais de même qu'il ébranlerait vers un plus être la raison, il ébranlerait le vouloir vers une intensité supérieure. En prose : cet attrait du néant serait nécessaire car, bien que Raymond le taise là même où il serait si naturel qu'il en parlât, nous savons — par ce que nous avons déjà vu de la théorie des deux mouvements — que, sans lui, la norme ne serait découverte, ni le perfectionnement du faire, ni l'attrait de l'être. Si nous nous en tenions à ce que «dicunt sapientes» et à leurs fades explications, comment pourrions-nous sauver l'admirable dialectique des deux mouvements, si importante pour comprendre la pensée lullienne, incompréhensible sans le rappel constant de ce double tiraillement ? Il n'est pas interdit, bien entendu, de présenter de Lulle une lecture mot à mot. Mais elle ne donnera que des redites, justement, des opinions universellement colportées par la sagesse des sapientes. Et à ce point précis, sur l'aveu de l'incapacité de raisonner le «quare sit peccatum» — qu'il faudrait énoncer : «quid de non esse ?» —, Raymond devrait terminer son discours. Le terminer et effacer les réponses qu'il donnait aux questions précédentes car, en bonne pensée aristotélicienne, il serait particulièrement insensé d'évoquer l'une ou l'autre des causes pour ce sujet... dont la cause finale ne serait rien. 229 Raymond n'a donc fait qu'une concession rhétorique aux sapientes 230 et il a agi sagement, car il lui arrive souvent de se sauver par la tangente du cercle des banalités quand la rigueur «rationnelle» de sa pensée l'oblige à dire en termes clairs n'importe quoi qui sentirait trop nettement les avantages qu'il sait tirer d'un «manichéisme», que l'on trouve tout prêt et déjà charismatisé dans la tradition où il s'abreuve, mais qu'il se plaît à conduire jusqu'au bout de sa propre logique. Aux sapientes donc les jeux de mots lénifiants, et la ronde des questions sur ce nonfaire continue. Rapportons-nous à l'équation établie au départ : Peccatum = Mors, et suivons le raisonnement qui répond à la question «quantum est peccatum». 231 II est légion, mais il est un, car mors n'est qu'une. Légion, car engageant la totalité du corps et de l'esprit, il peut revêtir d'infinies modalités. Mais il est un, car il se résume toujours en l'anéantissement de l'opération trilogique et de l'existence trilogique qu'elle 229. Cf. supra, p. 149, note 202. 230. Il leur en fait si peu. Et lorsque cela lui arrive, il n'avertit presque jamais le lecteur de son emprunt. Il est significatif qu'ici, sans citer de sources, il tienne à nous dire qu'il n'en manque point. 231. Mog., VI, int. VII, 27 b.

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forme. 232 Ici, Raymond précise un peu plus sa pensée et, sans inventer rien de bien nouveau, redéfinit cette carence comme le résultat d'une influence inordinata contre la fin du corps et de l'âme. 233 Pour sauver la négativité de ce faire, le recours à l'idée d'influence est heureux, car il n'y a pas à préciser de positivité absolue d'un aliud dont l'inaction serait agentielle, et Raymond sauve, sans la forcer, la théorie maîtresse des dignités, maîtresse à son tour des idées d'influence et de refluence, et de confluence, centrales à tout ce développement. Mais il faut avouer que, malgré tout, Raymond se sent mal à l'aise ici comme lorsque son discours porte sur l'être dans sa positivité, ou sur le domaine qu'étreint la raison ou que concerne son pouvoir, et comme chaque fois qu'il doit aborder l'analyse quantitative d'un être, d'une idée, d'une notion. A plus forte raison, si le discours porte sur l'hypostase 234 de ce non-être lui-même. Il en est de même touchant la question qualitative, dont les réponses ne sont qu'une série de lieux communs de la littérature apologétique et moralisante, contenant une imagerie qui intéresserait à coup sûr, plus que le lecteur avide de progresser dans le chemin dialectique de l'être, l'historien des sources des bestiaires de notre Moyen Age. Retenons néanmoins que la conscience qu'a le sujet de sa propre déchéance 235 définit cette mors dont il est constamment question, et soulignons que cette nouvelle retouche aux postulats initiaux sert à dégager un peu plus encore l'agencement toujours «rationnel» — bien plus qu'effectif — de l'apparat philosophique qui doit étayer la tranquillité et le calme de la mystique lullienne. Suivant la réflexion lullienne, nous découvrirons que cette carence d'objet ne saurait aller sans une carence de durée. Comme Yagentia est tout l'être de l'esprit, à chaque instant, la «déficience» est ponctuelle quant à sa nature. Elle ramasse en un même instant de mort tout l'agir qui la précède et l'apparence d'action qui l'accompagne. Ainsi, dans la même entraille du moment, sans qu'il y ait succession autre que logique, mais certes pas chronologique, l'être défaille et c'est là sa peine. Ajoutons, pour répéter, quand il est temps, ce que nous disions au début du chapitre, que c'est aussi, métaphysiquement, sa grandeur et sa gloire, car cette défaillance est voulue — per liberam volunta232. «In ente, peccatum et non ens convertuntur», Mog., VI, int. V, 43 a. 233. Cf. note 230. 234. Car, qu'il le veuille ou non, Raymond «hypostasie» le non-être, lorsqu'il lui assigne un lieu dans l'être, ce qu'il fait en plusieurs proverbes, et notamment dans celui-ci : «Solum peccatum est non ens, quod est in ente», Mog., VI, int. VI, 43 a. 235. lbid., int. VII, 28 a.

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tem electa et amata — puisqu'elle n'a lieu que si elle englobe dans cette absorption dans un néant «moralement» abhorré ce consentement intellectuel impliqué par la perfection de toute génération de Yagentia trilogique. E n un mot, comme la souveraine Agentia n'a qu'un NUNC dont la parfaite ponctualité ne convient qu'à elle, le non-faire absolu est tout entier ramassé dans l'instant. E t ce n'est pas une témérité de dire — bien que R a y m o n d ne le dise point ici — que le lecteur voit mal quelle «fine pointe» de perfection supplémentaire aurait le Nunc éternel par opposition au Nunc anéantissant de ce qui, en fin de compte, constitue le pendant le plus parfait de l'Existant souverain, c'est-à-dire le Néant. Q u e l'on ne nous dise pas, à ce point, que nous confondons les rôles et que nous forçons la pensée de R a y m o n d , en allégant une inspiration démoniaque ou diabolique qui serait indispensable à l'écartement «réel» de la «bonne» finalité. Q u e l'on ne nous dise pas qu'il y a loin de la perfection ponctuelle du péché à celle... de l'ange déchu, à qui il convient de tenir les fondements de l'édifice de l'être, si l'on se conforme, pour la lire, aux plans et aux cotes de l'architecture théologique médiévale. L e jeu dichotomique et la grande bataille se jouent entre l'infinitude de faire et d'être, et celle de non-faire et de non-être. C e c i posé, l'ange déchu n'a qu'un rôle de comparse dans la représentation cosmique. L ' h o m m e , dit R a y m o n d , a bien pu jaillir du néant sans le diable ! E h bien, il peut donc pécher sans lui. 2 3 6 L'équilibre, ou plutôt la contrariété absolue, s'établit entre le maintenant qui crée — et qui est agentia — et le maintenant qui annihile et qui est une cessation du faire. 237 E t là aussi, la lecture directe du texte ne nous permet que de nous en tenir aux apologues édifiants des prœdicatores ; mais le fond de l'instantanéité nous permet de relier l'idée de péché à celle de non-faire, celle-ci à l'idée de la grandeur de la «destruction» — l'acte démiurgique du «défaire» — et, par là, au rétablissement net et clair du vrai rapport fondamental de la pensée lullienne : tel homme — pour l'instant, peccator — et l'infiniment et irréductiblement autre. 238 A la ponctualité du temps, mais dont la caractéristique est de constituer l'envers d'une éternité, correspond l'illimitation spatiale, qui représente, elle aussi, l'envers d'une ponctualité, HIC, cela veut dire dans le centre logique de l'étincelle qui fait exploser l'agir et le réduit en

236. R.O.L.,

I, p. 258, § 87.

237. Cf. Quando est peccatum, in Mog., VI, int. VII. 28 a. 238. Cf. outre la note précédente, Liber de anima rationali, Pars VII, II species, § 4-7. Mog., VI, int. VII, p. 44-45.

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cendres. Mais cela veut dire aussi que l'étendue indéfinie du corps qui prépare l'étincelle est tout entière ramassée dans le centre de la conflagration. Partout à la fois, mais dans ce lieu précis — qui justement cesse d'en être un par la vertu du non-faire et qui disparaît avec l'être : totum simul in omnibus. Il suffit, sans aucun doute, à Raymond de changer en neutre le genre de toia, et voilà appliquée au principe de la mort la formule, telle quelle, définissant traditionnellement le locus animœ : tota simul in omnibus partibus, iota in singulis, una in omnibus. A ce propos, la forte doctrine du HIC apparaît très facilement à la lecture du texte lullien, tout tributaire qu'il soit à chaque ligne des bonnes formules dont est tissé le savoir de son Eglise. Lisons, et ce sera plus simple : «Où est le péché ? — Nous posons cette question pour chercher le lieu de la mort que le péché amène et pour l'analyser de cette façon. L'homme qui pèche le fait avec des parties de lui-même. Je m'explique : il pèche avec ses yeux, avec ses oreilles et ainsi de suite, et il le fait avec son imagination, sa mémoire, son entendement, sa volonté. Et l'homme est le tout lui-même. De sorte que les parties de l'homme sont en lui et qu'il est homme dans toutes ses parties, et en tout l'homme. Par là, la mort qu'amène le péché coule dans toutes les parties de l'homme et en tout l'homme». 239 Doit-on chercher ailleurs des formulations plus précises ? Raymond peut sembler contredire ensuite — quelques lignes plus bas — par une évocation d'une mort qui devient durée dans une autre vie, l'idée de l'instantanéité et de la généralité de cette mort : cela ne saurait désorienter le lecteur ni fausser, tant soit peu, les données globales de ce combat singulier, car le Livre de contemplation et d'autres textes où le génie raymondien échappe au carcan des vérités catéchétiques, nous apprend clairement quel est le sens analytique et métaphorique de ces durées et de ces cris qu'on entendrait là-bas et qui se résolvent finalement dans un même rugissement, pareil à tous les désespoirs de «ceux qui ne sont plus». Et là encore, rugissement n'est que métaphore. Mais comment ce qui n'est plus peut-il redevenir ? Car, si la mort coule dans tout l'homme et si tout lui-même n'est que néant, qui peut le rappeler à l'être ? La question doit être posée, car il est intéressant de savoir, avant de poursuivre la lecture de Yopus, si Raymond triche ou non. Et s'il triche, il sera capital de démonter les mécanismes du mensonge. Ce que nous disions un peu plus haut à propos du besoin de plonger dans 239. Mog., VI, int. VII, 29 a. 240. Cf. infra, chap. «Et joie», p. 164.

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le néant pour en rejaillir doit nous demeurer présent à l'esprit, et aussi ce que nous savons de cette épaisseur d'être du néant, dont il a déjà été question plus haut et qui nous permettait de rappeler un aspect très particulier de cette mystique kabbalistique 2ii , que l'on tient, depuis longtemps et jusqu'à Buber et Levinas, pour celle de l'irrémédiablement autre. La jonction recréatrice d'une part, et le substrat somatique d'autre part, qui lui, de toute évidence, demeure, doivent permettre cette rédemption de l'emprise du néant et nous croyons que, si Raymond ne le répète pas ici à propos de la réponse qu'il convient de donner à la question ubi sit peccatum, c'est simplement parce que ces continuités, recreatio et corporeilas ont été établies ailleurs et qu'il les considère désormais comme allant de soi. Nous ne devons pas oublier, d'ailleurs, que ce néant ponctuel et parfait de la perfection même de l'acte créateur est voulu, choisi, délibérément. Eh bien, Raymond triche. Et le poète, reprenant du pied sur le philosophe, fera que cette grandeur du non serviam puisse avoir comme conséquence soit une complaisance désastreuse dans l'inexistence du moi, soit, par l'influx recréateur de la souveraine Agentia, la provocation — au sens fort du mot — d'un rejaillissement à l'existence, ou, plus parfaitement encore, le rappel à l'agir recréateur. Là, comme ailleurs et comme partout dans l'œuvre lullienne, l'erreur succède à l'erreur, l'incompréhension à l'incompréhension, le cercle à lui-même, si l'on oublie que Yagentia prime Yexistentia, et là il est capital de considérer que le néant de Yinagentia peut être conçu comme ayant vocation à redevenir, la destruction de l'existence n'ayant de sens concret que lue comme destruction — non de la capacité de faire — mais d'un moment «existentiel» qui fait naufrage dans la pause orgueilleuse et sublime, et profondément aberrante, de l'action. Le moment est venu peut-être de redire en termes lulliens — qui ont toujours l'avantage et le désavantage d'être plus mesurés que ne le sont les intentions lulliennes 242 — comment, si Yagentia ne saurait se concevoir sans le sujet — c'est-à-dire sans l'agent —, et à cela personne ne s'opposerait, l'existence ne saurait aller sans Yagentia ; et cela peut devenir évident, mais c'était d'abord un choix au seuil d'une philosophie. Tenez : «Je distingue, dit Raymond, deux manières de l'être même de l'âme : l'existence, et l'agence. Et l'existence découle de l'agence, in quantum est subiectum illius». La réciproque est aussi 241. Cf. supra, p. 83 et suiv. 242. Ce sont surtout les textes mystiques de Raymond qui m'autorisent à avancer ce jugement, les textes mystiques et aussi ceux qu'inspire le souffle lullien lorsqu'il survole l'écran opposé souvent au poète par le logicien et l'artien.

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valable, parce que l'agence appartient à l'existence en ceci qu'elle doit procurer félicité et bonheur (beatitudinem) à l'existence. Il est bon de tenir cette bipolarité bien présente à l'esprit pour comprendre ce demeurer malgré l'anéantissement ; et d'ailleurs la vertu lullienne ne serait pensable sans cette double modalité de l'esprit ou de l'âme humaine (duo modi ipsius esse).243 Nous pouvons nous dispenser d'analyser la réponse qu'apporte Raymond aux questions suivantes qui ferment la série. Ce sont : quomodo et cum quo est peccatum. Elles n'apportent rien de bien nouveau, et nous n'y trouvons que des redites sur les modalités d'une otiositas métaphysique, qui se traduit simplement en termes de desordinatio. En guise de conclusion, il faut rappeler que, si ce non-être n'est pas diabolique — ce serait faire à autrui un honneur qui revient à l'homme et à lui exclusivement 244 —, il ne peut devenir sans Dieu et plus précisément sans son attribut à'Agentia souveraine, l'un des deux pôles de ce mouvement dialectique dont l'autre est l'existence agentielle : «L'ami louait le pouvoir et le savoir et le vouloir de son aimé, qui avaient créé toutes choses, hormis le péché, qui ne serait sans le pouvoir, le savoir et le vouloir de son aimé». 245 Allons-nous resacraliser le néant, non ce néant précréateur dont la charge poétique n'est plus à montrer, mais ce néant de l'entre-deux qui semble bien être une faille dans la succession du faire ? Apparemment, puisque l'ami semble citer la recréation au moment même où se démantèle le mécanisme de l'anti-opération par excellence. Mais l'aphorisme 270 ne se termine pas là où nous en terminons la transcription. Il continue : «péché dont ni le pouvoir, ni le savoir, ni le vouloir de son aimé ne sont l'occasion». 246 Par ailleurs, Maître Raymond nous dit platement dans l'Arbre de science qu'entre «vici e culpa no ha neguna diferència» 247, et plus bas dans le même ouvrage, la série de questions qu'un vieil ermite pose à Raymond 248 conduit ce dernier à donner la plus belle «définition» de la «chose» qu'il a tant de mal à exprimer parce qu'elle est inexprimable et tant de mal à analyser car elle a la simplicité même de l'agir auquel radicalement elle s'oppose. Le moine : «Le vice, de quoi vit-il?» Et Raymond de répondre : «De la priva-

243. 244. 245. 246. 247. 248.

Mog., VI, int. VI, p. 26, § 7. C f . supra, p. 156, note 236. L.A.A., § 270, O.E., I, p. 2 7 4 a. Ibid. Arbre de ciència, O.E., I, p. 833, § 9. C f . supra, «Dignités et adignité», sub fine.

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« UNIFICIENTIA »

tion de l'espèce de l'huile vit la flamme du feu dans la lampe». M* Dans sa fragilité et dans son charme — mais qui est tout son être — Raymond nous invite à voir l'inconsistance, mais aussi la réalité indéniable d'un néant s'amalgamant viscéralement avec l'agir que, par contraste, il illumine, mais qu'il élimine.

NON-FAIRE ET VERTU

S'il était nécessaire de parler de ce non-être et s'il était urgent de le faire après l'exposé sommaire de la manière d'être de «cette vie qu'est l'âme», il était clair aussi que l'intérêt de cette réflexion ajoutée en corollaire résidait en ce qu'elle devait nous permettre de revenir à la consistance de l'agir après avoir senti l'éparpillement d'une acedia qui les définit toutes. Il n'est pas inutile de noter encore comment le langage lullien «tient» dans toute cette aventure ; il était surprenant d'entendre Raymond dire «cette vie qu'est l'âme» et de l'entendre confondre savamment, avec un plaisir certain, des notions telles que raison, vie, et âme, dont le lecteur est habitué à considérer les singularités et à s'y attarder et entre lesquelles il est normalement si aisé d'établir des différences. Par la vertu d'une primauté de Yagentia, c'était, de toutes celles-là, la notion de vie qui l'emportait finalement. Et, poursuivant notre lecture, la présence de l'idée de mort à côté de la notion de péché, et l'enchevêtrement des deux avec celle de nonêtre, pouvaient s'avérer gênants, de prime abord ; ou encore, il semblait honnête d'écrire qu'elle était là pour maintenir un lien avec la terminologie traditionnelle qui fait une bonne place aux séquences sur la mors ceterna. Mais il me semble enfin que tout cela était conduit d'une main savante et que ce qui semblait devoir s'expliquer par des concessions ne devait rien à de possibles imprévoyances de notre Raymond, le chantre de cette belle chanson des dignités qui font et qui défont. Cette mors s'oppose tout bêtement et tout radicalement à cette vita qui n'appartient pas à l'âme, dont nous connaissons le nexus spécifiquement agentiel. Et comme elle s'oppose radicalement à la vie, elle décèle la redoutable présence de ce non-être qu'en langage lullien est le non-faire. Traqué constamment par Raymond le philosophe, ou le mystique, ou le poète, mais qui, de toute évidence, charme et hypnotise le penseur catalan. Mais dans toute cette aventure philosophique, il y a comme un manque d'équilibre, l'absence d'un critère et de renvoi à une doctrine 249. Arbre de ciència, O.E., I, p. 854, § 64.

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