Djalal-od-Din Rumi, Raymond Lulle, Rabbi Abraham Aboulafia, ou, l’Amour du dialogue interconfessionnel 9781463233433

This book is about the extraordinary lives and intellectual thoughts of three mystics of the 13th century, whose spiritu

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French Pages 164 Year 2011

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Djalal-od-Din Rumi, Raymond Lulle, Rabbi Abraham Aboulafia, ou, l’Amour du dialogue interconfessionnel
 9781463233433

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Djalal-od-Din Rumi, Raymond Lulle, Rabbi Abraham Aboulafia, ou, l'Amour du dialogue interconfessionnel

Les Cahiers du Bosphore

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Les Cahiers du Bosphore is a series published by The Isis Press, Istanbul. Gorgias Press is joining with Isis to make these titles readily available in the western hemisphere.

Djalal-od-Din Rumi, Raymond Lulle, Rabbi Abraham Aboulafia, ou, l'Amour du dialogue interconfessionnel

Philippe Gardette

% gorgias press 2011

Gorgias Press IXC, 954 River Road, Piscataway, NJ, 08854, USA www.gorgiaspress.com Copyright© 2011 by Gorgias Press IXC Originally published in 2002 All rights reserved under International and Pan-American Copyright Conventions. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system or transmitted in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, scanning or otherwise without the prior written permission of Gorgias Press LLC. 2011

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ISBN 978-1-61143-723-2 Reprinted from the 2002 Istanbul edition.

Printed in the United States of America

Philippe Gardette est né le 10 février 1971. Après des études de théologie, il se consacra à l'histoire et finit une thèse de doctorat en Histoire byzantine. En même temps, il réalisa une maîtrise de Lettres modernes. Il a publié plusieurs articles et vit, depuis quelques mois, dans la ville d'Avignon. Il espère devenir professeur d'université.

L'âme n'est pas l'esprit « qui toujours nie » ; elle est la puissance du double, elle double et prolonge le corps qu'elle anime, elle décolle le moi, comme une ligne de fuite qui traverserait la conscience, qui fendrait la clôture de son monde intérieur. L'âme s'annonce dès que je est un autre. DURING E., L'âme

Je tiens à remercier M. Balivet, ami et mentor qui m'a donné le goût des études interconfessionnelles, M. Abolgassémi dont les lumières sur le soufisme m'ont été indispensables et M. Cassuto qui m'a convaincu que l'étude d'Aboulafia ne relevait pas forcément de l'hébreu. Je remercie enfin ma moitié, lectrice attentionnée qui m'a supporté lors de la création de cet ouvrage.

TABLE DES MATIÈRES

Sigles

8

Introduction

9

Chapitre 1 : Des mystiques s'impliquant dans un monde méditerranéen qui échange tout et partout

13

Chapitre 2 : Rûmî, Lulle et Aboulafia et leurs perceptions des autres confessions monothéistes

47

Chapitre 3: Axiomes communs à ces trois mystiques servant à l'établissement du dialogue

105

Conclusion

139

Bibliographie

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Sigles E.L.

Etudios Lulianos. Revista cuatrimestral de investigación luliana y medievalistica (Maioricensis Schola Lullistica, Palma de Mallorca, 1957...). O.E. Ramon Lull. Obres essencials, Barcelona, 1957 et 1960, t. I-II R.O.L. Raimundi Lulli Opera Latina, Palmae Maioricarum, 19591967, t. I-V. AJS Review Association of Jewish Studies Review. JthS Jewish theological Seminary.

Introduction

C'est au XlIIe siècle, dans le monde méditerranéen, que vivent trois mystiques dont l'impact spirituel est encore perceptible de nos jours : le fondateur de la kabbale extatique Rabbi Abraham Aboulafia, Raymond Lulle le Bienheureux et Djalâl-od-Dîn Rûmî, le fondateur des derviches tourneurs. Trois hommes à la destinée extraordinaire, trois mystiques vivant dans un monde méditerranéen où s'ouvrent de nouveau les portes entre deux mondes, établissant ainsi un échange plus régulier entre l'Orient et l'Occident, ceci après des siècles de fermeture. Trois mystiques, enfin, qui cherchent à vivre dans leur temps et refusent la voie de l'érémitisme. Or ce temps est celui de l'échange. La confrontation des chrétiens avec d'autres religions et d'autres cultures entraîne, outre les conflits et les échanges commerciaux, l'émergence d'une curiosité de l'Autre. C'est ainsi que des techniques, des hommes et des idées transitent par voie commerciale entre ces deux mondes de la Méditerranée qui se redécouvrent. Mais naît parallèlement son corollaire, la peur de l'autre. Que ce soit dans la jeune Espagne chrétienne encore fragile, soit à travers les expériences de conquêtes de territoire en Orient, en Terre sainte et au sein de l'Empire Byzantin, soit enfin par la peur qu'a la papauté de l'Islam et des chrétiens orientaux, des politiques conquérantes s'établissent courant sus aux ennemis d'une foi catholique romaine homogène dans l'Occident latin. C'est entre répression et désir de composer avec les minorités présentes que naissent Aboulafia et Lulle dans une Espagne renaissante. Le pays est terre de tous les contrastes : des périodes de conversions forcées de juifs et de musulmans côtoient des moments exemplaires de concorde entre les différentes religions abrahamiques, dont l'exemple le plus probant est le cas des traductions des principales œuvres philosophiques de l'arabe en latin par les juifs, convertis ou non. La vie des deux hommes est marquée par le voyage. Ils utilisent les réseaux commerciaux partant d'Espagne comme point de départ de leurs pérégrinations. Pour sa part, Rûmî a peu voyagé. Il vit cependant à la capitale du sultanat seldjoukide, sultanat où vivent de nombreux chrétiens et juifs. La politique de tolérance envers les « gens du Livre » pratiquée par les Seldjoukides permet aux membres des religions abrahamiques de vivre leur foi, plus simplement même pour les confessions chrétiennes orientales moins persécutées par les musulmans que lorsque le pays de « Rûm » était aux mains des orthodoxes byzantins. En outre, la création de l'Empire de Nicée et le combat du basileus en exil contre l'Empire latin d'Orient d'une part et la menace des mongols sur le sultanat Seldjoukide d'autre part, permettent une période de statu quo entre les deux états et l'intensification des échanges de toutes natures entre les deux pays. Les voies commerciales entre les deux pays sont plus sûres et facilitent ainsi le transit d'éléments culturels et techniques. C'est au cœur de ce carrefour, Konya, que Rûmî vit.

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Djalâl-od-Dîn Rûmî, Raymond Lulle, Rabbi Abraham Aboulafia

Ces trois hommes ont pour point commun d'être en contact régulier avec les autres religions monothéistes et ceci pour des raisons diverses. L'action messianique d'Aboulafia le pousse à établir des contacts assidus avec les autres confessions monothéistes en Sicile. Lulle, le procureur des infidèles, a pour objet, avec l'aide de Dieu et de son Art, de convertir les mauvais croyants des autres religions abrahamiques qu'il côtoie si régulièrement à Majorque. Rûmî multiplie les relations avec les moines chrétiens aux alentours de Konya, les communautés juives et chrétiennes de la capitale seldjoukide, sa renommée attirant de nombreux juifs et chrétiens venant rencontrer le « Maître de Rûm ». Un autre point, et non des moindres, qui unit ces trois hommes est qu'ils sont des mystiques, chacun s'inscrivant cependant dans la tradition religieuse qui lui est propre. Sur ce sujet, Yonas H. écrit : Sans dogmatisme antérieur il n ' y aurait pas de mystique valable. La mystique, il faut le noter, veut être « valable », à savoir qu'elle désire être plus qu'une effusion sentimentale. Le vrai mystique veut se mettre luimême en possession de l'absolue réalité, qui est déjà, et sur laquelle une doctrine le renseigne... Disposant d'une théorie objective, le mystique s'élève au-dessus de la théorie ; il veut une expérience et une identité avec l'objet ; et il veut être capable de clamer une telle identité. Aussi, afin que certaines expériences deviennent possibles et même concevables comme des anticipations valables d ' u n futur eschatologique, ou c o m m e des actualisations de niveaux d'être métaphysiques, la spéculation doit avoir établi le cadre, la voie et le but - longtemps avant que la subjectivité ait appris à parcourir la voie. 1

La révélation que Dieu leur a accordée s'inscrit nécessairement dans un cadre culturel et religieux, permettant ainsi de donner une forme sensible au message divin. Cependant, lors de l'expérience mystique, l'homme, touché dans son essence, sublime la réalité et sa condition, qu'elle soit culturelle ou religieuse. C'est après l'expérience mystique que cette partie de l'homme retourne aux réalités contingentes du monde, tout en gardant la trace de la rencontre. Il interprète alors cette expérience ineffable, lui donne corps selon sa culture et sa religion. Il est ainsi porteur d'un message de vérité pour les autres hommes. Mais comment considère-t-il les différents représentants des autres religions ? Et, dans notre cas, quels sont les rapports entre des mystiques des différentes religions abrahamiques qui se réclament d'un même héritage spirituel ? Si l'on pose la question de manière plus large, quelle est la représentation des croyants monothéistes évoluant dans le monde méditerranéen pour Aboulafia, Lulle et Rûmî ?

1

Yonas H., « Myth and Mysticism : A Study of Objectification and Interiorization in Religious Thought», Journal of Religion, 49, 1969, pp. 328-329.

ou l'amour

du dialogue

interconfessionnel

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Cette question revêt un triple intérêt : Tout d'abord elle pose le problème des relations entre les membres des différentes religions abrahamiques en pays méditerranéens, sujet complexe par excellence. Mais au lieu de traiter un sujet si vaste qui demanderait une série d'études des différents représentants des écoles historiques existantes, notre but sera de voir si une concorde existe entre les mystiques, les marginaux des religions, de ces confessions religieuses. Il est évident qu'il ne faudra pas prendre les conclusions d'une étude portée sur des cas particuliers pour générales : de nombreux contre-exemples viennent invalider toute affirmation prouvant qu'il existe une volonté de concorde universelle entre ces confessions. Cependant, le mysticisme apporte une dimension plus utopiste à la religion. Or, la perception qu'ont ces mystiques, vivant à la même époque, évoluant dans une ère géographique commune qui est le centre du monde connu, ayant des contacts fréquents avec des membres des autres religions monothéistes et le fait que leurs mystiques aient une importance spirituelle majeure jusqu'à présent, des croyants des différentes religions abrahamiques apportent ainsi un cadre idéal aux rapports inter-religieux. Le second enjeu de cette question concerne la place que peut avoir le comparatisme dans les études historiques, l'approche comparatiste étant encore considérée avec méfiance par beaucoup de chercheurs. En effet, il fut un temps où, dans le domaine de l'histoire religieuse, on ne voyait partout qu'influences extérieures au monde considéré : Dante se serait avant tout inspiré, pour sa Divine comédie, des schémas d'Ibn Arabî... cet excès provenant de la découverte d'un nouvel outil de recherche a dissuadé bien des chercheurs, centrés sur leur domaine de spécialité, de s'occuper des domaines voisins, arguant de leur incompétence ou de l'inutilité de comparer des espaces de pensée ou des zones culturelles et religieuses supposés totalement indépendants les uns des autres. En réalité, la pratique de la recherche en histoire des idées religieuses semble montrer que l'on ne peut jamais totalement nier les influences extérieures, pas plus qu'on ne peut mettre en cause la parfaite indépendance et l'originalité du point de vue et de l'expression de chaque tradition religieuse. Une voie médiane est alors à explorer. C'est pourquoi nous nous servirons du comparatisme dans notre étude dont la méthodologie peut être définie par la recherche d'une analogie de structures entre trois systèmes religieux différents mais qui affirment se rattacher à un même héritage religieux : ce sont tous des enfants d'Abraham. Cette méthode implique certaines difficultés. Tout d'abord, le chercheur n'est pas neutre et doit accepter le pluralisme religieux comme une évidence historique ; ensuite son discours ne doit pas pencher vers l'apologétique. Son but ultime est de comparer la manière dont chaque religion abrahamique se rapporte à l'Absolu, rapport qui réalise l'union paradoxale de l'absolument universel et 1'absolument particulier. Le moyen que nous proposons, si l'on admet au moins de définir la religion comme la relation d'un sujet à une altérité transcendante, est la comparaison de cette relation dans les diverses

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Djalâl-od-Dîn

Rumi, Raymond Lulle, Rabbi Abraham

Aboulafla

religions monothéistes de la Méditerranée et de pratiquer une herméneutique des éléments structurants dans l'ordre des croyances, dans l'ordre culturel et dans l'ordre éthique qui favorisent cette relation fondamentale1. Le dernier problème que soulève ce sujet consiste à déterminer si ces mystiques ont des visées syncrétiques ou si l'on peut parler de relations transconfessionnelles dans le cadre de contacts entre mystiques. Dans ce cadre, la perception qu'ont ces trois mystiques des religions monothéistes engendrée par leur expérience mystique personnelle est un élément de réponse déterminant. Pour répondre à notre questionnement, différents éléments permettent de fonder une réponse. Le premier est un corpus textuel rédigé par nos auteurs, ou provenant de leurs biographes. Pour Rûmî, nous possédons de nombreux écrits, dont la plus grande partie est traduite, sur lesquels nous baserons notre étude. De même, les textes de son biographe, Aflâkî, viendront compléter notre travail. Le cas de Lulle est plus problématique. En effet, le mystique chrétien est un auteur prolixe puisqu'il rédigea près de 300 ouvrages. Cependant, la cohérence remarquable des idées explicitées dans ses écrits nous incite à étudier plus particulièrement ses premiers textes où il exprime, encore naïf, les grands thèmes qu'il développera tout au long de son œuvre. Enfin, Abraham Aboulafia décrit relativement peu ses rapports avec les gentils, c'est pour cette raison qu'une étude transversale de son action messianique permettra d'éclairer ces textes et de dégager des éléments précis répondant à notre questionnement principal. Outre les sources, de nombreuses études sur ces mystiques abondent. Concernant Lulle, les travaux de M. Platzek, de M. Battlori, d'Armand Llinarès, de M. Sala-Molins et ceux du Raimundus Lullus Institut de l'université de Freiburg-im-Breisgau font autorité dans la matière. De même, en ce qui concerne Rûmî, les études de Mme de Vitray Meyerovitch et de M. Nicholson sont des références intarissables. Enfin, les recherches effectuées par M. Scholem et M. Idel sont, pour l'étude d'Aboulafia, des sources d'érudition inépuisables. Cependant, si la définition des rapports entre ces mystiques et les croyants des autres religions monothéistes est parfois évoquée, aucune étude, à notre connaissance, ne traite spécifiquement de ce sujet. Ces trois mystiques de confessions religieuses différentes sont très impliqués dans leur temps, aussi nous observerons l'importance de leur milieux lors de l'élaboration de leurs représentation des religions abrahamiques. Puis, après avoir apporté les éléments biographiques et bibliographiques nécessaires à leur étude, nous définirons, à travers leurs propres écrits et ceux de leurs biographes éventuels, le statut des croyants des religions monothéistes. Enfin, il apparaît nécessaire d'étudier les éléments qui, dans leurs systèmes mystiques, présupposent les bases de cette rencontre.

1 Geffré, C., « Le comparatisme en théologie des religions », dans Le comparatisme en histoire des religions, Paris, 1996, pp. 415-431 et concernant l'histoire et la nécessité du comparatisme, cf. ibidem, « conclusion », pp. 445-452.

Chapitre 1 Des mystiques s'impliquant dans un monde méditerranéen qui échange tout et partout

La Méditerranée au XHIe siècle est un lieu de contrastes où les conflits côtoient les périodes d'échanges entre peuples de différentes cultures et différentes religions. Après un premier temps de frictions et de confrontations engendrées par les croisades et la guerre commerciale des Républiques italiennes, l'Occident, homogène dans sa foi, découvre un Orient abritant de multiples cultures et religions, un nouveau monde à découvrir et à conquérir. Puis, la cohabitation se prolongeant, les relations se font plus pacifiques et débouchent vers un échange plus durable entre les différentes cultures, parfois pour des questions purement géostratégiques, comme dans le cas de l'Empire de Nicée et du sultanat seldjoukide. Le XHIe siècle est donc marqué par l'ouverture de l'Occident sur le centre culturel et économique de son temps : la Méditerranée. Sur le plan de l'échange, ce sont des pays dynamiques et avec des contacts préalables avec les musulmans et juifs qui servent de liens entre les deux mondes méditerranéens : l'Espagne qui finit de retrouver ses territoires où cohabitent, bon an mal an, chrétiens, musulmans et juifs et où naissent Lulle et Aboulafia ; les Républiques italiennes qui commercent avec les musulmans depuis le Xe siècle ; l'Italie du sud et la Sicile dont les différents gouvernants accordent une certaine liberté d'expression religieuse et culturelle aux minorités ; les territoires latins en Palestine, dont les éléments natifs permettent le début d'une synthèse entre les deux cultures, orientale et occidentale, servant également de bases de départ pour les missions ; enfin l'Empire latin d'Orient qui scelle le divorce entre les deux chrétientés. C'est en se servant de ces réseaux d'échanges mis en place par ces pays ouverts vers la Méditerranée orientale que les nations d'Occident accueillent les divers matériaux venus d'Orient. Si un événement marque les débuts de ce XHIe siècle, c'est bien la prise de Constantinople par les croisés en 1204, suivi de la création de l'Empire latin d'Orient. Le démantèlement de l'Empire byzantin entraîne une nouvelle donne géostratégique à l'est, engendrant une accentuation des échanges entre Turcs seldjoukides et Byzantins de l'Empire de Nicée et de Trébizonde. C'est à Konya, la capitale du sultanat Seldjoukide, carrefour culturel et religieux, que Rûmî, maître soufi, passe la majeure partie de sa vie. Aussi, afin de comprendre pourquoi ce dernier développe des contacts avec les chrétiens, nous ferons une rapide étude de la place particulière du chrétien byzantin dans le soufisme à travers l'importance du Xlle Imâm dans cette tradition mystique.

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Parallèlement au commerce pratiqué par les chrétiens et les musulmans, un puissant commerce international juif, aux structures bien établies depuis le Ville siècle, permet à Abraham Aboulafia de voyager à travers toute la Méditerranée. D'un point de vue intellectuel, le judaïsme est en pleine crise maïmonidienne, des juifs, convertis ou non, continuent la traduction les oeuvres de philosophes de l'arabe en latin et le système kabbalistique s'étoffe peu à peu. Ces différents éléments permettent à Aboulafia d'acquérir une formation éclectique. Afin de mieux les apprécier, notre étude portera sur les rapports entre juifs et gentils, rapports établis d'abord par la halakha, puis son évolution au Moyen âge. Dans un deuxième temps, nous analyserons en quoi le fonctionnement du commerce international juif est un élément déterminant dans la question de l'échange des hommes et des idées. Ensuite, pour comprendre l'influence d'Aboulafia sur les chrétiens et les musulmans, nous étudierons l'action des intellectuels juifs sur les penseurs des autres religions. Enfin, une courte étude sur les juifs byzantins permettra de nous éclairer sur les choix de résidence d'Aboulafia en terre byzantine. D ' u n point de vue intellectuel, la transmission de l'élément philosophique permet une remise en question de l'herméneutique théologique des religions de la Méditerranée. Son étude permettra d'appréhender son influence chez nos trois mystiques. Il est évident que notre entreprise ne peut être que synthétique et il serait illusoire et prétentieux de réaliser une étude systématique des rôles économiques, sociaux, intellectuels et politiques des différents pays de Méditerranée. Notre but est de décrire une certaine réalité basée sur l'échange : l'élément essentiel servant à l'élaboration de la mystique des auteurs étudiés, L'échange se déroule à deux niveaux complémentaires : l'échange des marchandises et des techniques, l'échange des hommes et des idées. Il nous restera à définir la place des mystiques étudiés dans ces courants d'échanges et l'influence de leurs milieux dans l'élaboration de leurs mystiques. C'est dans un XHIe siècle témoignant de la montée en puissance de l'Occident en tant qu'acteur incontournable de l'économie en Méditerranée, que vit Raymond Lulle. Ses nombreuses pérégrinations, attestées par son autobiographie 1 , sont rendues réalisables par les États marchands qui tissent leurs réseaux commerciaux et qui permettent à un chrétien venu d'Europe occidentale, à l'exemple de notre mystique, de cheminer plus aisément dans tous les pays méditerranéens. Dans ce cadre, le commerce constitue le vecteur principal de découvertes aussi bien techniques et philosophiques que théologiques.

1

Voir son autobiographie dans Sala-Molins, Lulle, choix de textes philosophiques et mystiques, Paris, 1967, pp. 18-44.

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La curiosité de certains États chrétiens ouverts aux autres confessions religieuses permet l'établissement de relations solides avec les cultures minoritaires évoluant dans ces pays. Pourtant, la recherche de contacts avec l'Autre n'est pas uniquement animée par des intentions « humanistes » : la politique d'évangélisation de l'infidèle établie par la papauté, prônée par Raymond Lulle, les dominicains et les frères mineurs, les conflits qui émaillent les rapports entre l'Empire byzantin en plein déclin et les États occidentaux en sont les principaux exemples. C'est cet aspect paradoxal des rapports entre Occidentaux et Orientaux que nous étudierons brièvement. Le premier point concernera les rapports conflictuels entre l'Occident et l'Orient chrétien, tensions qui trouvent leur paroxysme en ce Xllle siècle et que nous retrouverons dans l'œuvre de Lulle. Puis nous étudierons le rôle de l'Église catholique romaine sur la question de la connaissance des autres religions. Enfin, nous soulignerons l'importance de certains États dont les orientations politiques et culturelles expliquent leur rôle de liens entre les deux mondes méditerranéens. C'est dans ce monde méditerranéen chrétien bien souvent ouvert à d'autres références culturelles que s'épanouit la pensée lullienne. Au cours de ce Xllle siècle, Raymond Lulle se sert de l'argumentaire condamnant l'Empire byzantin pour établir sa théologie envers les orthodoxes, c'est pourquoi nous remonterons brièvement à la première croisade afin d'expliquer comment le sentiment anti- byzantin s'est développé en Occident1. Les récits des premières croisades nous apportent une description des Grecs comme des frères fourbes, le « perfidus Graecus », et schismatiques2. Ce sentiment s'accroît lorsque Bohémond, chef normand de la première croisade et ennemi héréditaire des byzantins, passe de long mois en Occident, se livrant à une longue guerre de propagande anti- byzantine. Le résultat final est l'établissement, dans la conscience collective occidentale, de l'idée du basileus trahissant la chrétienté et principal obstacle à la réussite d'une croisade. De l'émergence de cette présupposition découle peu à peu l'idée de prendre la ville de Constantinople et de créer un Empire latin d'Orient afin d'assurer une tête de pont sûr pour les futures expéditions en Orient. Cette opinion se cristallise au fur et à mesure que les croisades dites de soutiens échouent dans leurs entreprises d'appui aux États latins d'Orient.

1

'y

Louis Bréhier, Vie et mort de Byzance, Paris 1969.

sur les différentes perceptions des peuples dans la littérature croisée, cf. Recueil des historiens des croisades : Historiens occidentaux, 5 vol. ; Historiens grecs, 2 vol., Historiens orientaux, 5 vol, Documents arméniens, 2 vol., Paris, Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 1841-1906.

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L'exemple de la lettre du 16 novembre 1189 envoyée par Frédéric Barberousse nous le prouve : celui-ci demande à son fils, le roi Henri, d'envoyer aux Dardanelles les flottes des villes d'Italie et de demander au pape de faire prêcher la croisade contre Constantinople. Elle illustre alors avec exactitude l'antagonisme des occidentaux à l'égard des orientaux à la veille de la quatrième croisade. Le résultat de ces siècles de tensions est la tristement célèbre quatrième croisade qui se solde par la prise de Constantinople et l'établissement de l'éphémère Empire Latin d'Orient. Le sort de cet Empire se voit pourtant scellé lorsque les États d'Europe occidentale décident de ne pas soutenir matériellement le pouvoir latin en place. Le principal résultat de cette aventure latine en pays orthodoxe est de signer le divorce entre les deux Europes et de cristalliser les antagonismes séculaires. Cette fracture entre les deux chrétientés prépare la pensée théologique de Raymond Lulle quant à sa vision de l'Orthodoxie. De même, c'est cette haine déclarée entre les deux chrétientés qui explique la méfiance des cours européennes envers la culture byzantine. Nous pouvons alors trouver un élément qui expliquerait que le monde intellectuel, supporté par les différentes cours d'Occident, ne s'intéresse que marginalement à l'envoi de traducteurs de la philosophie classique dans l'Empire byzantin. Comme nous allons le voir, la connaissance de la philosophie se réalise par le vecteur des Syriaques, des Arabes et des Juifs. Toutefois, on note l'existence de certains pays latins qui ont un rôle de liens entre les deux mondes. Enfin, la présence de peuplades riches de religions et de cultures différentes, vivant au cœur de l'Empire byzantin, permet non seulement une meilleure connaissance de ces ethnies entre elles et une connaissance de cellesci par l'Empire. Cependant, cet aspect ne concerne qu'une frange marginale de la population occidentale et la véritable connaissance de l'Empire s'établit essentiellement par la voie du commerce. Nous ne nous étendrons pas sur les tentatives de conciliation de l'Église Catholique Romaine avec l'Orthodoxie : elles sont trop liées à la question politique et il nous faudrait développer trop longuement une partie qui se révélerait, à terme, hors propos1. Toutefois, remarquons que ces différentes tentatives de conciliation se heurtent toujours aux mêmes écueils théologiques et démontrent une bonne connaissance religieuse de la faction à combattre : cette source de connaissance est un autre facteur fondateur de la pensée de Raymond Lulle2.

1 Pour plus de détails, cf. : Histoire du christianisme des origines à nos jours, tome 5, Apogée de la papauté et expansion de la chrétienté (1054-1274), éd. Desclée, Paris, 1993 ; et le tome 6 de cette même collection, Un temps d'épreuves (1274-1449), éd. Desclée Fayard, 1990. 2 cf. le Livre des cinq sages qui développe avec justesse les points de vue théologiques des Nestoriens, Musulmans, Byzantins et des Monophysites.

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Cependant, il nous faut souligner les rapports plus pacifiques existant entre les deux factions : les pèlerins grecs continuent de se rendre sur les tombes des apôtres à Rome 1 et, réciproquement, les moines latins sont présents au Mont Athos2 alors que les moines grecs exercent, par la voie de l'Italie du sud, leur influence en Occident. Le résultat de ces échanges est une meilleure connaissance des spiritualités des deux partis ainsi qu'une plus grande tolérance entre les deux Eglises pour une frange encore marginale de la chrétienté. Sur un autre plan, les perspectives et les entreprises missionnaires mises en place par l'Eglise catholique se développent et les projets d'évangélisation de Raymond Lulle tentent de s'y inscrire. Ce nouveau souci de conversion, systématisé par le pouvoir pontifical, trouve sa justification dans le fait que la chrétienté occidentale, monde à la religion unique et homogène, se confronte à une multitude de confessions religieuses, que ce soit lors des croisades ou lors de l'expansion du commerce occidental en Méditerranée, phénomènes qui entraînent l'intensification des rencontres avec les infidèles. Ces différents facteurs engendrent une réaction de défense de la part de l'autorité pontificale 3 . L'effort missionnaire qui en résulte permet à la dogmatique catholique de se faire connaître plus précisément dans des contrées encore vierges et, réciproquement, d'affiner le savoir théologique des docteurs de l'Eglise romaine à propos de religions encore mal connues par la Curie. Cette politique peut enfin être mise en œuvre lors de la création des territoires francs de Terre sainte qui jouent alors le rôle de base pour les missions d'évangélisation, et est relayée par le maillage commercial qui facilite le transport des idées et des techniques dans une Méditerranée orientale jusqu'alors peu connue. Ces missions ont pour but de convertir les infidèles de n'importe quelle confession, incluant également toutes les confessions chrétiennes orientales 4 . Nous connaissons des cas de conversions forcées mais nous devons mettre en exergue les efforts politiques engendrés par la papauté dans le but d'organiser une stratégie cohérente de conversion par le Kérygme5.

1 V. von Falkenhausen, « San Pietro nella religiosità bizantina », dans Bisanzio, Roma e l'Italia nell medioevo, Spoleto, 1988, pp. 644-645. n A. Pertusi, « Monasteri e monaci italiani all'Athos nell'alto medioevo », dans Millénaire du Mont Athos 963-1963, Etudes et Mélanges, 1, Chevetogne, 1963, pp. 217-251. Sur cette question, c£ J. Richard, M. H. Vicaire et S. Sugranyes, « Les missions médiévales », dans S. Delacroix (éd.), Histoire universelle des missions catholiques, Paris, 1956, pp. 173-200 et J. Muldoon, Popes, Lawyers and Infidels, Liverpool, 1979. 4 J. Richard, La papauté et les missions d'Orient au Moyen Âge (Xllle- XVe siècle), RomeParis, 1977. J. Muldoon, « Extra ecclesiam non est imperium : The Canonists and the Legitimacy of Secular Power », Sgra, 9, 1966, pp. 551-580.

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C'est sous l'influence de cette politique que se développent les disputes engageant essentiellement Chrétiens et Juifs, dont la plus célèbre se déroule à Barcelone1 en 1263, en Espagne, pays où les trois monothéismes cohabitent et parlent une langue commune2. 11 est d'ailleurs probable que Raymond Lulle, alors page à la cour, assiste à cette dispute. Cette expérience influence probablement sa vocation qui est de convertir plus particulièrement les juifs et les musulmans. Nous pouvons également citer les deux controverses de Paris, l'une en 1240 et l'autre en 12693. Dans le monde musulman ce sont les frères mineurs qui ont le souci de convertir les infidèles sur le modèle de Saint François4. C'est cet intérêt commun pour l'évangélisation en terre d'Islam qui unit franciscains et Raymond Lulle. La tradition ecclésiastique, à la mort du bienheureux, en conclut que ce dernier prit la robe des frères mineurs, ce qui est inexact5. Enfin, toujours dans le domaine du prosélytisme, indiquons l'envoi, par la papauté, de cinq missionnaires auprès des Mongols6. Pour sa part, Raymond Lulle, présent lors de cet épisode, profite de la politique d'évangélisation du souverain pontife pour demander la création de collèges de missionnaires calqués sur l'exemple de Miramar. Ces quelques exemples décrivent les grands axes d'ouverture de la chrétienté romaine sur le monde religieux qui l'environne ainsi que l'omniprésence de Raymond Lulle dans les moments forts de cette politique, même si les projets missionnaires du mystique sont en désaccord avec ceux du pape. Il est nécessaire d'insister brièvement sur la place de certains pays qui constituent des lieux d'échanges privilégiés entre les mondes méditerranéens occidentaux et orientaux. Leurs particularités politiques permettent une communication moins conflictuelle entre les différentes religions du Livre, ce qui explique qu'ils jouent le rôle soit de lieu d'accueil, soit de contrée de passage pour nos mystiques Abraham Aboulafia et Raymond Lulle.

1 La bibliographie sur les controverses est immense et ne cesse de s'enrichir constamment. Nous vous renvoyons à l'ouvrage faisant le point sur la question : Gilbert Dahan, La polémique chrétienne contre le judaïsme au Moyen Age, Paris, 1991. 2 Sur cette question et sur l'histoire plus générale de l'Espagne au Moyen Âge, cf. P. Villar, Histoire de l'Espagne, PUF, pp. 14-27. 3 Sur cette deuxième controverse de Paris, cf. Joseph Shatzmiller, La deuxième controverse de Paris. Un chapitre polémique entre chrétiens et juifs au Moyen Âge, coll. de la revue des Etudes Juives, n°15, éd. CNRS, publication du CATAB. 4 Th. Desbonnets et D. Vorreux, Saint François d Assise. Documents, Paris, 1968, pp. 264- 265 et F. de Beer, « Saint François et l'Islam », dans Concilium, 169, 1981, pp. 23-26. 5 Sala-Molins, Lulle, choix de textes philosophiques et mystiques, pp. 11-18. 6 A. Van den Wyngaert, Itinera et relationes Fratrum Minorum saeculi 13 et 14, QuaracchiFlorence, 1924, J. Richard, « Chrétiens et Mongols au concile. Les Mongols de Perse XlIIe et XlVe siècle », dans 1274 année charnière, pp. 31-44 et B. Spuler, « Le christianisme chez les Mongols aux XlIIe et XlVe siècle », ibidem, pp. 45-54.

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Ces Etats ont cependant des politiques extérieures différentes : tout d'abord les Républiques italiennes livrent une guerre qui est essentiellement économique ; l'Espagne, l'Italie du sud et la Sicile complètent l'aspect commercial par une politique du savoir ; enfin, les Etats latins « d'outremer », par leur statut d'enclaves occidentales, fonctionnent selon le modèle féodal et développent une politique de survie dans un territoire hostile. L'Espagne est un pays neuf sur le territoire duquel les trois religions monothéistes sont fortement présentes. Le cas de l'île de Majorque, où Raymond Lulle naquit, en est un exemple privilégié : la population est en majeure partie composée de musulmans arabes et de juifs alors que l'élite est chrétienne. Cette promiscuité confessionnelle oriente la destinée du Bienheureux qui décide d'apprendre l'arabe avec un musulman puis, suite à ses expériences mystiques, devient le missionnaire que l'on connaît auprès des gens du Livre. En ce qui concerne les rapports entre chrétiens et musulmans, de nombreux chrétiens mozarabes vivent dans les émirats musulmans du sud et obligent les artisans de la « Reconquista » à traiter avec ménagement ceux de leurs nouveaux sujets qui restent fidèles à l'Islam. Il faut attendre les alentours de 1150 pour voir cet équilibre subtil se dégrader et les brimades envers les minorités se multiplier. Les croisades ne sont pas étrangères à l'instauration de ce climat d'intolérance, et en particulier les grands conflits en Terre sainte à la fin du Xlle siècle : pour la masse des chrétiens, les images du musulman ennemi du vrai Dieu et du juif déicide se répandent avec force dans les consciences populaires de l'Europe occidentale. L'Espagne n'est pas épargnée par le phénomène, mais son élite religieuse et laïque garde un contact régulier avec la communauté juive : le phénomène de traduction des œuvres philosophiques de l'arabe en latin par les juifs, action encouragée par le clergé local, en est l'un des signes les plus probants. Dans un même temps, la pensée juive espagnole voit se développer une nouvelle forme de mystique : la kabbale, signe de la bonne santé spirituelle des communautés juives espagnoles qui établissent des cercles d'étude de renommée internationale, et dont Abraham Aboulafia profite lors de ses années de formation intellectuelles en Espagne. Parallèlement à la politique intérieure, les Etats espagnols profitent également d'un épanouissement de leur commerce et installent des comptoirs et des quartiers marchands de la Sicile à Constantinople en passant par les pays du Maghreb. Ces échanges commerciaux permettent à la fois de garder et d'approfondir le contact entre les différentes confessions religieuses, et de faciliter le transport des particuliers. C'est grâce à l'existence de ce réseau qu'Abraham Aboulafia et Raymond Lulle ont pu entamer leurs périples. Concernant la Sicile et l'Italie méridionale, M. Balivet écrit dans son ouvrage, Romanie Byzantine et pays de Rûm turc. Histoire d'une imbrication gréco-turque, page 10 :

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Djalâl-od-Dîn Rumi, Raymond Lulle, Rabbi Abraham Aboulafta on peut évoquer avec profit la symbiose a r a b o - g r é c o - f r a n c q u e 1 , sans; oublier la part des juifs, réalisé en Sicile et en Italie méridionale. Grecs arabophones, Arabes chrétiens, amitié entre notables byzantins et émirs musulmans, contact également dans les couches populaires, souplesse culturelle des N o r m a n d s 2 , qui se manifesta également en Syrie dans la principauté d'Antioche, et surtout la politique ouvertement syncrétiste des Hohenstaufen^, tout cela illustre d ' u n e manière spectaculaire les démarches; politiques conciliatrice menées par les chrétiens et les musulmans de la zone italo-sicilienne 4 .

Une plus grande liberté religieuse se justifie par la relative indépendance de la Sicile et de l'Italie du sud envers la papauté. Cette « autonomie » explique pourquoi les confessions musulmane et juive ont une plus grande liberté d'expression dans ces pays, ainsi qu'une culture encore vivante et florissante. Ce sont certainement ces aspects qui poussent Abraham Aboulafia à prolonger ses séjours en Sicile et en Italie du sud. C'est d'ailleurs lors d'un séjour de plus de dix ans (1279-1290) en Sicile qu'il pose définitivement les fondements de la kabbale extatique, preuve de la bonne santé intellectuelle des communautés juives du pays et de la liberté accordée dans l'organisation interne de ces communautés de la part les autorités en place5.

' Sur le rôle de l'état angevin dans cette partie du monde, cf. Gilli P., « L'intégration manquée des angevins en Italie : le témoignage des historiens », dans L'état angevin. Pouvoir, culture et société entre le XlIIe et le XlVe siècle, éd. Ecole française de Rome, Palais Farnèse, 1998, pp. 11-35 ; même, Bruzeluis C., « Charles l rst , Charles 2 nd . and the development of an Angevin style in the kingdom of Sicily », ibidem, pp. 99-115, Cuozzo E., « Modelle de gestione del potere nel regno di Sicilia, la « restaurazione » della prima età angevina», ibidem, pp. 519-535, enfin Martin J.-M., « Fiscalité et économie dans le royaume angevin de la Sicile à la fin du XlIIe siècle », ibidem, pp. 601-649. 2 Martin J.-M., Italies normandes, Xle-Xlle siècles, éd Hachette, Paris, 1994, également Taviani-Carozzi, La terreur du monde, Robert Guiscard et la conquête normande en Italie, Paris, 1996, sur la vie culturelle des rois normands, cf. les articles de Martin J.-M., « L'attitude et le rôle des normands dans l'Italie méridionale byzantine », dans Colloque de Cerisy-la-Salle, Les Normands en Méditerranée, Presses universitaires de Caen, 1994, pp. 111-123, de même. Balard M., « Les Normands vus par les chroniqueurs byzantins du Xlle siècle », ibidem, pp. 225-235 et Miquel A., « Un géographe arabe à la cour des rois normands Jdrîsî (Xlle siècle) », ibidem, pp. 235-239. B. Héchin, Frédéric de Hohenstaufen ou le rêve excommunié (1194-1250), Paris, 1980. ^ Ce tableau idyllique doit pourtant être nuancé : sous les derniers rois normands, Grecs et musulmans perdirent la situation relativement favorable qui était la leur. Les premiers réussissent tout juste à se maintenir dans les régions où ils étaient assez nombreux pour faire bloc et les seconds finirent par se révolter au début du règne de Frédéric II. Vaincus et décimés, ils perdirent leur autonomie traditionnelle et durent se fondre dans la masse de la population chrétienne. 5 M. Idei, « The ecstatic kabbalah of Abraham Aboulafia in Sicily and its transmission during the renaissance », dans Italia Judaïca 5, 1998.

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Ajoutons également à cette synthèse religieuse le cas de l'incroyable rayonnement du commerce sicilien 1 , véritable trait d'union entre les deux mondes méditerranéens, mis en valeur par les nombreux comptoirs des différents pays de la Méditerranée et moyen de communication privilégié. La Terre sainte joue un rôle important dans l'économie méditerranéenne et s'impose, dès sa création, comme un point de contact culturel essentiel entre Orient et Occident méditerranéen 2 . Sur le plan économique, elle dépossède Constantinople de sa situation de marché central entre l'Orient et l'Occident. Sur un plan culturel, la Palestine des croisades, par sa place charnière entre Chrétiens d'occident, Arabes et Turcs, est un creuset de contacts politiques et de syncrétisme culturel relayé par le commerce des Républiques italiennes présentes par leurs comptoirs en Syrie et en Palestine. Avec les croisés, l'Occident parvient à une connaissance plus objective de l'Islam et les occidentaux de la deuxième génération nés en Palestine intègrent plus aisément la culture indigène. Lors des affrontements entre Mamelouks et Tartares, en 1243, Abraham Aboulafia débarque à Saint-Jean-d'Acre. Mais à cause de la guerre, il doit renoncer à chercher les dix tribus perdues d'Israël et décide alors de rentrer en Espagne en passant par la Grèce. Une rencontre avec un Juif byzantin a-t-elle décidée de son itinéraire de retour ? Pourquoi le kabbaliste décide-t-il d'allonger ainsi sa route ? Si nous désirons proposer une réponse à ces questions posées à un moment clé de la vie du mystique, il importe de considérer la coexistence des différentes religions monothéistes dans cette partie du monde comme un élément essentiel. Pour sa part, Raymond Lulle foule la Palestine quelques années plus tard, entre 1279 et 1280, pour visiter les lieux Saints chrétiens. Concernant l ' E m p i r e latin d'Orient, l'expérience démontre principalement l'incompréhension régnant entre les deux chrétientés. De plus, l'effondrement de cet empire éphémère, à l'exception des territoires de l'Achaïe, de Rhode et de Chypre jouant des rôles de vecteurs culturels de premier plan, consomme le divorce entre les deux frères ennemis. Cependant, une présence française demeurera en Orient : les Angevins qui, par une politique à visée expansionniste, tentent de reconquérir le pouvoir à Byzance.

1 Pour une étude complète sur le sujet, cf. Bresc H., « La Sicile et la mer : marins, navires et routes maritimes (Xle-XVe siècles) », dans Navigation et gens de mer en Méditerranée de la préhistoire à nos jours, éd. CNRS, Maison de la Méditerranée cahier 3, 1979, pp. 59-68 ; et pour une étude plus approfondie, Bresc H., Economie et société en Sicile (1300-1450), coll. un monde méditerranéen, t. 1&2, éd. Ecole française de Rome, 1986. sur les apports culturels, économiques et commerciaux des Etats latins d'Orient, cf. R. Grousset, Histoire des croisades et du Royaume Franc de Jérusalem. 3 vol. , Paris, 1934 également Prawer J., Histoire du royaume latin de Jérusalem, t. 1 & 2, éd. du CNRS, Paris, 1975.

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Remarquons enfin l'omniprésence des Républiques marchandes dans cette aventure comme une preuve de ce que la véritable puissance ne réside plus désormais dans la possession de territoire, mais principalement dans le commerce. Lors de la première moitié du XlIIe siècle, les Vénitiens dominent le marché méditerranéen1. Tandis que dans la seconde moitié nous trouvons : — d'une part, le régime mamelouk, qui gouverne l'Egypte et la Syrie et contrôle le commerce de transit entre les pays de l'océan Indien et ceux de la Méditerranée et l'exportation des produits locaux et de ceux de l'Afrique orientale2 ; — d'autre part, les Génois, qui savent profiter de la reconquête grecque de Constantinople pour acquérir des avantages certains, quoique temporaires, sur les Vénitiens : installés en 1265 à Galata, où va peu à peu s'édifier une ville génoise, ils obtiennent le droit de commercer en mer Noire et établissent alors des comptoirs en Crimée, à Kaffa et à Tana. Ils sont également présents à Chypre (Famagouste) et, malgré la prise de Saint-Jean-d'Acre, ils maintiennent des positions dans plusieurs ports de la côte syrienne. Après avoir été un moment évincés, les Vénitiens réapparaissent à Constantinople en 1268, un peu plus tard en mer Noire, puis fondent à Alexandrie une de leurs bases principales en Orient : dans la mesure où ils occupent toujours les îles d'Eubée et de Crète ainsi que divers relais en Adriatique, ils en profitent pour mettre en place un réseau de communications, une politique de domination et de présence qui correspondent à un véritable empire économique et même politique que l'on a appelé « La Romanie vénitienne ». Cette puissance maritime est soutenue par une politique dont l'objectif est de développer le commerce : mise en place d'un réseau de banquiers afin d'éviter les transferts de monnaies et création des assurances maritimes dont les marchands, négociants et armateurs tirent des avantages incontestables. Lorsque la situation politique de l'Asie antérieure et centrale désorganise les circuits commerciaux de la Chine et du Turkestan, Vénitiens et Génois, sans pour autant abandonner leurs bases de mer Noire et d'Anatolie, reportent leurs intérêts sur les débouchés et les relais méditerranéens du commerce international : la stabilité et la sécurité interne des pays sous autorité mamelouke poussent à renforcer les colonies marchandes de Syrie, de Palestine et d'Egypte. Dans cette politique, le port d'Alexandrie joue un rôle primordial, de même que les îles de Chypre et de Crète.

1 Pour cette question, nous nous sommes servi des articles de R. Mantran, « L'islam découronné », dans R. Fossier (sous la direction de), Le Moyen Age, t. 2, éd. Armand Colin, 1990, pp. 425-463 également Vauchez A., « Une normalisation sévère », ibidem, pp. 375-422 et R. Mantran, « Un Islam turc ou mongol ? », ibidem, t. 3, pp. 253-300 2 Ayalon D. Le phénomène Mamelouk dans l'Orient islamique, Paris, 1996.

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Nous l'avons remarqué, la découverte du monde méditerranéen oriental par l'Europe occidentale se réalise pour des raisons diverses. Elle peut être motivée par l'évangélisation, la conquête territoriale, le développement économique et la curiosité intellectuelle. Or Raymond Lulle, très impliqué dans son temps, profite des facilités de transports établies par ce réseau commercial jamais réalisé auparavant pour se rendre dans des pays jusqu'alors difficilement accessibles aux chrétiens, en particulier l'Egypte. Il suit le courant d'évangélisation instauré par l'Eglise catholique romaine, avec une position toutefois marginale par rapport à l'organisation de la Curie romaine ; enfin, il évolue dans ces pays réputés ouverts aux différentes confessions religieuses du Livre : il naît à Majorque dont il profite de la position multiculturelle pour établir sa méthode d'évangélisation, il voyage en Terre sainte, séjourne en Italie et en Sicile, où il rédige plusieurs traités d'évangélisation. C'est également en Italie du sud, en particulier à Capoue, qu'Abraham Aboulafia se fait enseigner le Guide des égarés par Hillel de Vérone. Plus tard, il poursuit sa formation intellectuelle dans cette région du monde et, finalement, sa kabbale trouve son épanouissement en Sicile. L'importance des moyens d'échanges établis par les latins entre les différentes cultures de la Méditerranée est donc le facteur déterminant qui permet à nos mystiques de développer leurs systèmes. D'une manière générale, les échanges entre les deux mondes méditerranéens finissent par nous faire constater la fracture irréductible entre l'Occident chrétien et l'Empire byzantin orthodoxe, division qui fondera la pensée lullienne et une connaissance plus directe, mais pas nécessairement plus objective, des cultures et religions des pays de la Méditerranée orientale de la part des occidentaux. Il est évident que, malgré les conflits émaillant l'histoire de ces deux mondes, la connaissance de nouvelles techniques et idées, ainsi que le transport des hommes, permet l'émergence de grands penseurs et mystiques L'Empire byzantin, et Constantinople en particulier, se situe comme le lieu privilégié de rencontre entre les multiples cultures et religions. L'assimilation au sein de l'Empire des communautés juives, qui accueillent Abraham Aboulafia à deux reprises reste un exemple de réussite d'intégration d'une minorité religieuse au sein d'un Empire. Le kabbaliste se rend dans l'Empire au lendemain de son échec en Terre sainte (1243) puis en 1279 où il enseigne le Guide des égarés à la communauté de Thèbes. Même si, au XHIe siècle, l'Empire n'est plus le centre économique des échanges entre l'Asie et l'Europe, il reste le lieu de contact privilégiés des différents mondes connus avec un axe des plus favorables qui relie, depuis la prise de la capitale par les Croisés, Konya à Nicée. L'accentuation des échanges entre Turcs et Byzantins, qui se concrétisent par des rapports économiques, politiques et culturels plus intenses au XHIe siècle que dans les siècles qui le précèdent, permet au grand mystique Djalâl-od-Dîn Rûmî de fonder et d'approfondir ses relations avec les chrétiens.

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Si nous remontons à quelques siècles avant la naissance du mystique, après une période de lutte intense et suite à l'établissement de frontières plus stables les relations entre Byzantins et Arabes se normalisent peu à peu : que ce soit sur un plan théologique, politique ou économique, les partis apprennent à se connaître et à se respecter2. Les cartes sont cependant redistribuées par l'arrivée des Turcs au milieu du Xle et au Xlle siècle. Ceux-ci sont rapidement présents dans le territoire byzantin : tout d'abord avec l'engagement de troupes auxiliaires turques par les différentes factions byzantines rivales qui se partagent le pays, puis avec l'occupation territoriale des Seldjoukides en pays de Rûm. Par la suite, ces mercenaires sont absorbés dans la hiérarchie aulique et administrative de l'Empire avec, pour certains, des postes importants3. Cette intégration advient non seulement sur le plan politique mais également religieux et culturel4. En ce qui concerne le Xlle siècle, nous pouvons citer un exemple remarquable d'assimilation : celui du Turc converti Jean Axouch qui devient l'ami et protégé du basileus Jean II Comnène5. La présence des musulmans Turcs à Constantinople est incontestable : ils sont nomades, marchands6, ambassadeurs, sultans en visites officielles, mendiants, espions ou derviches7. La réalité de Turcs vaquant à diverses occupations, dans la capitale byzantine ou ailleurs en territoire impérial, est un fait fréquemment attesté par les sources grecques et étrangères, le phénomène s'amplifiant au cours du moyen âge. Aflâkî atteste de cette présence lors de l'épisode du marchand Turc se rendant à Constantinople pour affaires et mandé par Rûmî d'apporter un message à un ermite chrétien converti8. Mais cette connaissance des Byzantins ne touche qu'une frange marginale du peuple turc : la grande majorité des Turcs d'Anatolie semble encore mal connaître l'Empire et ses coutumes9.

1

Sur cette question, cf. M. Balivet, Romanie, pp. 12-13 et 19-21.

2

Nous pouvons évoquer le cas des joutes oratoires entre Nicéphore Phocas et Abu- Firâs, M. Canard, « Quelques noms byzantins dans une pièce d'Abû-Firâs », Byzantion, 11, 1936. 3

Sur cette question, cf. M. Balivet, Romanie, pp. 30-39.

4

Le cas le plus célèbre est la passage au christianisme et à Byzance de ce prince de la famille de Sûleyman ibn Kutulmush, qui fonde, au Xle siècle, le célèbre monastère athonite de Koutloumoussi, cf. P. Lemerle, Actes de Kutulmus, chap. 1-5. ^ Chalandon, Les Comnène, 2, 19.

6 Ducellier, mentalité historique et réalités politiques : l Islam et les Musulmans vus par les Byzantins du XlIIe siècle, B.F., 4, 1972, p. 52. 7 Sur cette question, cf. M. Balivet, Romanie, pp. 34-36 et notes correspondantes, p. 37-38 et notes correspondantes et p. 45. 8 Aflâkî, les saints des Derviches tourneurs, Paris, 1978, pp. 105-107, tome 1. 9

M. Balivet, Romanie, pp. 50-53.

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Cependant, en Anatolie, l'omniprésence turque crée une certaine familiarité envers la culture1, la langue 2 et la religion des envahisseurs3. Cette intimité s'accentue aux marches de l'Empire lors de l'établissement du sultanat Seldjoukide de « Rûm »4. Si nous avons remarqué une présence turque dans l'Empire byzantin, la réciproque est également attestée dans de nombreuses sources : il n'est pas rare de trouver dans la capitale et dans les territoires des Seldjoukides des administrateurs byzantins5, d'anciens prétendants au trône impérial, faisant partie ou non de la famille impériale, des gouverneurs de cités et des moines représentant les différentes confessions religieuses des chrétientés orientales. Cette présence de byzantins permet aux deux cultures de mieux se connaître. Aflâkî confirme les multiples relations entre Rûmî et les chrétiens. Il cite le cas de chrétiens et de juifs venus de Constantinople pour questionner le maître 6 , les retraites que le soufi effectue au couvent de Platon7, décrit les conversions de moines chrétiens d'Anatolie 8 et loue la valeur des artistes grecs 9 . En ce qui concerne les XHIe et XlVe siècles, les Turcs achèvent de conquérir l'Anatolie. Nous constatons alors un double mouvement chez les chrétiens orientaux vivant au pays de Rûm : tout d'abord, la reconnaissance de l'Etat turc par les Nestoriens, Arméniens10, Jacobites et Monophysites; puis, peu à peu, un passage volontaire sous la domination turque de la majorité des Byzantins, par refus de toute ingérence latine suite aux événements de 1204. La tolérance religieuse de l'Islam turc à l'égard des autres religions du Livre est un facteur essentiel qui facilite l'acceptation, par les chrétiens orientaux, de l'autorité du pouvoir seldjoukide. Cet aspect se trouve renforcé par le fossé infranchissable qui s'est peu à peu creusé entre les différentes communautés chrétiennes à travers les siècles avec un ennemi commun pour

1

Ibid., pp. 39-40. Ibid., pp. 41 et suivantes et notes correspondantes. 3 Par exemple, Euthyme Zigabène écrivit une somme apologétique contre les hérésies, M. Balivet, Romanie, pp. 42-43 et notes correspondantes. 4 sur cette question et sur son implication dans la politique des deux états, cf. Ibid., pp. 43-46. 5 Ibid, pp. 47-49. 6 Aflâkî, Les saints., pp. 111-112, tome 2. 2

*T

Ces retraites décrites dans Aflâkî, op. cit. , pp. 67-68, tome 2. Hasluck soutient que ce couvent est probablement celui de Saint-Chariton, près de Konya, dans Christianity and Islam under the sultans, vol. 2, pp. 373-374. Il reste cependant la possibilité d'un établissement religieux dédié à Saint Platon, saint très populaire en Anatolie centrale. 8 en particulier Aflâkî, op. cit. , tome 1, p. 184. 9 Aflâkî, op. cit. , tome 2, pp. 2-3 et 69-70. 10 concernant la question des Nestoriens, cf. Ibid., p. 56. l'Arménie est un état guerrier : sur la question de la politique arméniennes désirant garder son indépendance et sur la cas des Jacobites, cf. Ibid., pp. 59-69, pour les monophysites, cf. Ibid., pp. 57-59 ;

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ces confessions minoritaires : l'orthodoxie byzantine, puis, après 1204, pour, la chrétienté orientale tout entière, l'ennemi change de visage et prend celui des Catholiques romains. Cette haine contre ce nouvel adversaire aura pour conséquence un rapprochement politique, économique et culturel des mondes turc et chrétien d'Orient de toutes confessions, rapports qui se situent dans la continuité des siècles précédents mais qui vont en s'intensifiant de manière significative. En effet, au Xle et Xlle siècle, l'Empire byzantin est occupé partiellement et, pense-t-on, provisoirement par des Turcs, des Francs et des Arméniens. En revanche, au XlIIe siècle, il n'y a plus d'Empire reconnu par tous mais une Anatolie gréco-turco-mongole et des Balkans gréco-latinoslaves. L'épisode de l'incendie de Constantinople, qui voit les Grecs et les musulmans unis pour défendre la mosquée de la ville contre l'attaque des Italiens et des Flamands, est hautement significatif du sentiment populaire byzantin d'islamophilie étroitement générée par un anti-latinisme, sentiment que nous retrouverons en Anatolie lors de la création de l'axe Nicée-Konya. Suite à la fondation de l'Empire latin d'Orient, le rapprochement des deux états s'effectue sous la menace d'ennemis extérieurs à PAnatolie : pour le sultanat Seldjoukide, le danger est mongol, et pour l'Empire de Nicée, il est Franc 1 . C'est pourquoi les souverains des deux états, même en temps de guerre, se ménagent et poussent rarement leur avantage au maximum, par souci de préserver une alliance potentielle contre un adversaire extérieur. Ils sont également désireux de juguler les nomades, danger intérieur commun. Dans le même esprit qu'au cours des siècles précédents, les prétendants malheureux, les cadres militaires et les hauts fonctionnaires byzantins continuent à considérer PAnatolie turque comme un lieu d'exil privilégié : le plus célèbre de ces transfuges est Michel Paléologue qui, se sentant en danger à la cour de Nicée, passe en territoire turc et occupe un poste important dans l'armée où il est admiré par ses compagnons d'armes musulmans. La réciproque est constatée, et nous trouvons de nombreux Turcs à la cour de Nicée. Pendant ce temps, en Anatolie, des mariages mixtes viennent apporter une nouvelle dimension de concorde entre la communauté chrétienne et musulmane. Enfin, les voies de communication entre Nicée et Konya au XlIIe siècle sont jalonnées de caravansérails, fondés à l'occasion par les chrétiens, et où tous les peuples sont accueillis : le commerce, ainsi facilité entre les deux centres, est en pleine expansion.

1 sur la question des rapports entre Turcs et Byzantins au XlIIe siècle, cf. Ibid., pp. 81-89 et notes correspondantes ;

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M. Balivet écrit dans Romanie byzantine et pays de Rûm turc à la page 88 : Installés sur place ou voyageant entre les deux zones, Turcs de Nicée ou Grecs de Konya contribuent à faire circuler marchandises, idées, institutions, techniques et arts, entre l'Etat musulman et l'Etat chrétien, créant ainsi un patrimoine anatolien et un niveau de vie commun en bien des domaines.

Nous pourrions ajouter à cette description des échanges la circulation des idées religieuses et théologiques. Ce sont les interrelations entre ces deux cultures qui sont perceptibles dans l'œuvre de Rûmî et dans les écrits de son biographe Aflâkî : sur le plan religieux, Aflâkî confirme les multiples relations entre Rûmî et les autres confessions religieuses abrahamiques lorsque des Chrétiens et des Juifs viennent de Constantinople pour questionner le maître 1 , ou lors de l'épisode du moine d'Anatolie venu l'interroger 2 , ou bien encore lors des retraites spirituelles du soufï au couvent de Platon 3 . Il loue également la valeur des artistes grecs, preuve de la présence artistique des Byzantins à Konya 4 . La mort de Rûmî en 1273, intervenant au début de la prise en main de l'Anatolie par les Turcomans, marque l'annonce d'une nouvelle ère de l'histoire de cette partie du monde. L'Islam reconnaît les « Livres saints » dont la condition de sainteté provient de leur apport par un prophète missionné par le Dieu commun aux trois rameaux de la tradition abrahamique : le judaïsme, le christianisme et l'islam. L'herméneutique de l'ésotérisme soufï, que nous verrons pratiquée par Rûmî, se reposant sur l'héritage de cette tradition, nous amène à un dialogue trans-confessionnel entre religions abrahamiques dont la seule base ne peut être qu'ésotérique : le soufï, par sa position de musulman et, en cela, détenteur de la totalité de la tradition abrahamique, tente de dévoiler le sens caché, ésotérique (bâtin), position s'opposant à la notion d'exotérique (zâhir), du message divin contenu dans l'ensemble des religions du Livre 5 . Dans cette tradition ésotérique, le christianisme a une place à part, et en particulier dans la question centrale qui est la venue du Xlle Imâm, point majeur de la pensée soufie et présente dans le soufisme à l'époque de Rûmî. La littérature shî'iie concernant le Xlle Imâm, qui inspirera le soufisme, est

1

Aflâkî, Les saints, pp. 111-112, tome 2. En particulier Aflâkî, Les saints, tome 1, p. 184.

ces retraites décrites dans Aflâkî, Les saints, pp. 67-68, tome 2. Hasluck soutient que ce couvent est probablement celui de Saint-Chariton, près de Konya, dans Christianity and Islam under the sultans, vol. 2, pp. 373-374. Il reste cependant la possibilité d'un établissement religieux dédié à Saint Platon, saint très populaire en Anatolie centrale. 4 Aflâkî, Les saints, tome 2, pp. 2-3 et 69-70. 5

H. Corbin, En islam iranien, aspects spirituels et philosophiques, tome 4, pp. 303 à 312.

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considérable. Il y a tout d'abord les traditions enregistrées dans les différents corpus de hadîths, et celles concernant sa brève épiphanie passée aussi bien que son épiphanie future, sa parousie à la fin de notre ère, en tant qu'Imâm de la Résurrection. Entre ces deux épiphanies, son histoire continue, composée de grands corpus des récits et témoignages donnés par ceux à qui il s'est montré. Son rôle est multiple : il peut être le Résurecteur (le Qâ 'im), le Mahdî, le Guidé qui guide vers Dieu. C'est essentiellement comme Mahdî que le prophète annonce l'arrivée du dernier Imâm, comme maître du ta'wîl ou herméneutique spirituelle, c'est à dire comme celui qui révélera le sens plénier de toutes les révélations divines. Nous comprenons donc son importance pour le soufi, chercheur inlassable de la vérité ésotérique des religions révélées, du Xlle Imâm. Le récit traditionnel qui nous rapporte les hagiographies du Xlle Imâm débute par l'histoire d'une jeune princesse chrétienne de Byzance en qui éclôt l'amour d'une Isolde, et appelée par son amour à donner miraculeusement naissance à un enfant divin, le Xlle Imâm. Dans cette tradition, nous pouvons donc constater l'importance du christianisme d'où naît le ta'wîl, la révélation totale du sens ésotérique des religions abrahamiques. C'est cette tradition connue par les soufïs qui fonde leur ouverture sur le christianisme byzantin, une ouverture que nous retrouvons chez Rûmî. Les colonies juives sont présentes dès le début du christianisme dans l'Empire romain : les textes des Actes des Apôtres en témoignent 1 . Si vers l'an mil Elie de Nisibe 2 écrit que les Romains admettent les juifs sur leur territoire, les protègent, leur permettent de célébrer leur culte et de construire des synagogues, au Xlle siècle, Benjamin de Tudèle 3 , lors de son célèbre périple, dépeint une situation plus nuancée 4 . C'est en effet après les quatre premières croisades qu'un antisémitisme trouve un certain écho dans l'Empire. Pourtant, même si les juifs sont exclus de l'enceinte de ses villes, ils subissent pourtant de nombreux interdits et paient dans plusieurs cités un

1

Le livre des Actes des apôtres, ch. 13, v. 1-12 et ch. 16 à 18.

2

Sur ce point, cf. l'article « Byzantine Empire », dans Jewish encyclopedia, tome 3, page 454.

^ Benjamin de Tudèle fait un recensement des communautés juives dans l'Empire byzantin : à Otrante : 500 juifs, à Corfou : 1, à Larta ou Arta : 100, à Patras : 50, à Lépante : 100, à Krisso, près du mont Parnassus : 200, à Corinthe : 300, à Thèbes : 2000, à Euboea : 200, à Taburtrissa : 100, à Rovanica : 100, à Armiros : 400, à Vissena : 100, à Salonique : 500, à Mitrizzi : 20, à Drama : 140, à Christopolis : 20, à Rodosto : 400, à Gallipoli : 200, à Kilia : 50 et à Zeitum : 50. Les communautés sont également présentes dans les îles, cf. « Byzantine empire », p. 453. 4 cf. la description de la capitale de l'Empire dans « Benjamin de Tudèle », dans Croisades et pèlerinages. Récits, chroniques et voyages en Terre sainte, XlIè-XVlè siècle, Paris, 1997, pp. 1310-1312.

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impôt spécial, le didrachme, mais il n'est jamais question d'expulsion en masse ni de pogroms. Par la suite, si en 1203, le quartier juif de Constantinople brûle, les empereurs latins leurs sont favorables et les communautés prospèrent dans les villes de l'Empire. Parmi les juifs qui se convertissent à l'orthodoxie, certains d'entre eux sont très proches du pouvoir1, signe d'une forte implication des membres des communautés juives dans la vie de l'Empire. Les colonies juives de l'Empire n'ont pas d'organisation centralisée. D'une ville à l'autre, les communautés vivent dans des conditions assez différentes et leurs sorts dépendent des autorités locales et des habitants : si certains ont le statut de serfs dans des monastères, la grande majorité est libre. Ils sont présents dans la plupart des centres urbains au Xe siècle et sont particulièrement reconnus pour leurs travaux manufacturiers. Ils pratiquent également le commerce. La plupart des juifs parlent le grec, et l'hébreu devient une langue liturgique. Pour les rabbanites, les livres canoniques sont le Talmud, la Mischna et la Guemara. Le Pentateuque doit être lu en grec. Benjamin de Tudèle mentionne des « assemblées », sortes d'académies dans les communautés. La vie intellectuelle fleurit 2 et les contacts entre les différentes communautés sont très réguliers3. A Constantinople, Benjamin de Tudèle décrit deux sectes coexistantes et se détestant cordialement : celle des caraïtes 4 , composée de cinq cents membres, et celle des rabbanites, composée de deux mille membres. C'est la communauté caraïte de Constantinople qui permet à ce mouvement religieux de se répandre en Europe occidentale. Ce judaïsme s'épanouissant dans cette partie du monde, mais encore peu étudié, accueille la visite d'Abraham Aboulafia à deux reprises. Il profite de l'important réseau commercial créé par les négociants juifs pour se rendre de la Terre sainte vers l'Empire. Puis, reçu par les communautés, il décide de se marier au cours de son premier séjour. Quelques années plus tard, il revient en terre byzantine pour enseigner la kabbale à Thèbes en 1279, mais sans trouver d'élève digne de sa réception. Suite à cet échec, il part s'installer en Sicile où il crée un cercle d'étude kabbalistique.

Sur ce point, cf. l'article « Byzantine empire », page 454 qui fait également le point sur les communautés juives dans les anciennes possessions byzantines et dans les pays limitrophes à l'Empire. o En ce qui concerne l'exportation de la culture juive de l'Empire byzantin, nous prendrons cotnme exemple Nahmanide qui a étudié avec un précepteur grec. Ibn Ezra mentionne « les hommes sages d'Israël au pays de Javan (nom donné à l'Empire byzantin) ». Il souligne également l'école exégétique juive de l'Empire byzantin comme une des plus originales de l'époque, in « Byzantine empire », page 453. •5 Sur ce point, cf l'article « Byzantine empire », dans Jewish encyclopedia, t. II, page 453. 4 Sur le karaïsme, cf. M. A. Cohen, « Dimensions socio- politiques des origines et du développement du karaïsme », dans La société juive à travers l'histoire, sous la direction de S. Trigano, éd. Fayard, 1992, tome 1, pp. 399-427.

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La vie des juifs dans l'Empire byzantin n'a été que fort peu étudiée 1 . Il en ressort tout de même deux points importants qui poussent certainement Abraham Aboulafia à venir visiter les communautés de l'Empire : - une vie intellectuelle très riche au sein des communautés ; - une grande implication des juifs dans la vie de l'Empire, ainsi que des contacts commerciaux et sociaux réguliers avec les autres communautés méditerranéennes. C'est intégrées à l'Empire byzantin que les communautés juives accueillent Abraham Aboulafia. Un réseau de transports très efficace établi par la société marchande juive byzantine et des communautés juives ayant le souci de l'étude, sont deux des axiomes qui incitent Abraham Aboulafia à venir visiter la terre byzantine et, éventuellement étudier dans un premier temps, puis à enseigner les principes de sa kabbale dans un second temps. Byzance, Empire éclaté, voit ses rapports avec les musulmans seldjoukides s'approfondir au XHIe siècle. Sous des conditions politiques exceptionnelles, les relations commerciales, artistiques, philosophiques et religieuses s'affinent entre les deux mondes. Le soufisme, représenté par Rûmî, ne reste pas à l'écart de ce mouvement : l'importance du christianisme comme source de la révélation ultime de l'ésotérisme permet l'acceptation et légitime l'échange entre les deux religions abrahamiques. Les relations entre les différentes communautés juives médiévales nous permettent de mieux comprendre dans quelles conditions Abraham Aboulafia voyage à travers le monde méditerranéen. Les communautés juives forment des micro-sociétés à l'intérieur des Etats qui les accueillent, tout en respectant les lois de ces pays. La spécificité des communautés juives est qu'elles restent en étroites relations les unes avec les autres, grâce à la mise en place, bien avant les Républiques italiennes, d'un réseau commercial international permettant des échanges économiques et humains de qualité. Chaque communauté voit ses relations avec les gentils, établies par la halakha poulies rabbanites, texte juridique dont nous étudierons l'évolution dans une première partie. Ensuite nous observerons le phénomène de création des diverses institutions économiques permettant la formation du négoce, tout en prenant quelques exemples de l'influence des gentils sur les lois sociales propres à chaque communauté. A partir de là, nous définirons l'importance du négoce et du voyage, deux facteurs qui incitent les juifs au périple. Enfin, Abraham Aboulafia étant un intellectuel, nous évaluerons la portée des rencontres entre intellectuels juifs et gentils.

1 La raison en est que les archives des différentes communautés juives ont soit succombées aux différents incendies, soit ont été confisquées par le régime nazi lors de la deuxième guerre mondiale. Il existe cependant plusieurs études sur le sujet dont Andréadès, Les juifs de l'Empire byzantin, Bowman, Steven, The Jews of Byzantium (1204-1453), University of Alabama Press, 1985, Nehama, Histoire des Israelites de Salonique, Thessalonique, 1959, 7 vol., et Starr Joshua, The Jewries of the Levant after the fourth crusade.

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Il existe un texte normatif qui régule juridiquement les relations entre juifs et gentils dans la halakha1. Le juif a une forte conscience de son particularisme religieux et a besoin de définir ses relations avec le gentil, l'Autre qui est exclu de l'alliance passée entre Dieu et le peuple élu. Le monde non juif, ses princes et ses armées, définit les contours politiques et historiques de ces rapports ; mais le Juif décide de la vie qu'il mène à l'intérieur de ces limites largement définies qui répondent aux exigences de sa propre tradition normative. Cependant, la notion de respect des lois du pays d'accueil, « Dina de-Malkhouta Dina », est essentielle 2 . Ce principe talmudique est formulé en araméen par Vamorcé babylonien Samuel au début de la dynastie sassanide en Perse. Cité dans quatre traités différents 4 , il soumet la loi juive à la loi civile du pays, donnant préséance à la seconde lorsqu'il y a conflit entre les deux et lui confère force de halakha. C'est ainsi que la halakha détermine ce qui est ou pas autorisé dans les rapports entre juifs et gentils, de même qu'elle fixe le rôle que le non juif doit jouer à l'intérieur de l'univers juif. Nous décrirons brièvement les points essentiels qui déterminent cette relation : La halakha accepte la conversion du gentil au judaïsme mais la réciprocité est exclue. De même, épouser un gentil est impensable : c'est se placer hors de l'alliance et donc pénétrer dans un territoire où règne la mort. Par extension, tout rapport sexuel avec un non juif est formellement interdit. Il est également interdit pour un juif de manger à la table d'un gentil, mais la réciproque ne pose pas de problème. Ces limites imposées par la halakha dans les domaines sexuel et alimentaire ont très tôt refermé la société juive sur ellemême ; exception faite des relations avec les gentils dans le cadre des échanges commerciaux et pour un petit groupe d'intellectuels, dont les relations avec le monde non juif sont différentes, hors normes. Enfin, la halakha insiste sur la bienveillance envers les gentils 5 . En ce qui concerne les contraintes économiques érigées par la halakha, le système normatif évolue au cour des siècles. Le changement le plus important est l'aval généralisé que donnent les rabbins franco-germaniques à la prise d'intérêts sur les non juifs, illustration patente de l'adaptation de la

Chez les rabbanites, la halakha est la tradition littéraire et le mode d'approche du texte qui ne révèle pas de la agada et qui donc a pour vocation de déterminer les implications légales du texte sinaïtique. Cette jurisprudence a toujours jouie de la même autorité que la loi écrite. 2 Cf. article « Dina de-Malkhouta Dina », dans Jewish Encyclopedia, tome 5. 3 Ce terme désigne les sages, tant babyloniens que palestiniens, actifs depuis la rédaction de la Michna jusqu'à la rédaction finale du Talmud de Babylone. 4 Nedarim 28a, Gittin 10b, Babba Qamma 113a et Babba Batra 54b et 55a. 5 Sur cette question, cf. Gerald J. Blidstein, « La halakha comme norme socioconstitutionnelle », dans La société juive à travers l'histoire, sous la direction de S. Trigano, éd. Fayard, 1992, tome 2, pp. 106-107.

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halakha ^ la réalité économique 2 . De même, l'ancienne loi de la halakha qui interdisait les transactions avec les gentils trois jours avant leurs fêtes a déjà été modifiée et ramenée à un jour. Mais une communauté qui dépend du commerce dès son installation ne peut adhérer à une telle loi sans renoncer au fondement même de son existence économique. Pour contourner la loi, les autorités halakhiques de France et d'Allemagne, décident simplement que les chrétiens ne sont pas idolâtres et que cette loi est par conséquent obsolète 3 . La question des emprunts se révèle être également un sujet délicat pour les communautés de ces parties du monde4. Mais quelles sont les relations entre les membres des communautés et les gentils au quotidien ? En ce qui concerne la communauté juive médiévale en tant que telle, elle est l'expression de F auto-gouvernement juif. Son droit d'exister repose, d'une part sur l'acquiescement des autorités musulmanes ou chrétiennes ou l'autorisation explicite d'un prince5, et, d'autre part, sur la volonté juive de mener une existence autonome. Au sein de la communauté, les juifs créent de multiples structures répondant6 aux besoins économiques et sociaux de ses ' comme nous l'avons vu, la notion de Dina de-Malkhouta l'évolution de la halakha.

Dina est une autre preuve de

S. Stem, « Interests taken by Jews from Gentils », dans Journal of Semitic Studies, 1, 1956, pp. 141-156. S.W. Baron, A Social and Religious History of the Jews, 2è édition, t. 4, New York et Londres, 1957, pp. 219-220. 4

Pour en savoir plus, cf. Yom Tov Assis, Les institutions économiques d'avant la modernité, dans La société juive à travers l'histoire, sous la direction de S. Trigano, éd. Fayard, 1992, tome 2, pp. 267-268. 5

Qui s'exprimait, entre autres, par la perception d'un impôt auprès des communautés juives.

® Pour une meilleure compréhension du fonctionnement interne des communautés juives cf. Yom Tov Assis, « Les institutions sociales médiévales : les logiques de la charité collective et de l'association », dans La société juive à travers l'histoire, sous la direction de S. Trigano, éd. Fayard, 1992, tome 2, pp. 181-219 ; concernant la question du mariage dans le monde juif, cf. J. Katz, « Mariage et vie conjugale à la fin du Moyen Âge », ibidem, tome 2,1992 ; sur l'évolution du quartier juif, se rapporter à A. Vince, « Le quartier juif : comparaisons européennes », Ibidem, tome 2, pp. 499 à 531, à remarquer la présence d'une Eglise dans la Juiverie d'Orléans au Xlle siècle, exemple montrant que les ghettos se formèrent petit à petit mais qu'au Moyen Âge, une certaine perméabilité entre les différentes confessions existait ; en ce qui concerne la place du système d'usure pratiqué par les juifs au Moyen Âge, cf. A. Graboïs, « Rôle et fonction de l'usure juive dans le systèmes économique et social du monde médiéval (IXe-XIVe siècle) », Ibidem, tome 3, 1993, pp. 177-205 ; cette question pose l'intéressant problème des juifs de Cour et sur la formation de l'archétype du juif usurier ; sur la question des juifs de Cour, cf. S. Schwarzfuchs, « Les Juifs de Cours », Ibidem, tome 3, pp. 383-407 ; ainsi que la question générale et débattue des statuts politiques de Juifs, S. Schwarzfuchs, « Les statuts politiques des Juifs », Ibidem, tome 3, pp. 357-383 ; pour une introduction concernant la question apparemment difficile à aborder d'une tentative de morphologie de la société juive, cf. S. Trigano, « espaces, ruptures, unités : essai d'introduction à une morphologie générale de la société juive », Ibidem, tome 4, 1993, pp. 15-75 ; sur la question de la circulation de la Tora, cf. C. Sirat, « Les bases de la communication : édition et circulation des textes manuscrits dans le monde juif », Ibidem, tome 4, pp. 199-229 ; enfin, citons les problèmes intra- communautaires chez, J. Shatzmiller, « Les limites de la solidarité au sein de la société juive ancienne et moderne », Ibidem, tome 4, pp. 387-425. Nous renvoyons le lecteur aux abondantes notes bibliographiques proposées par les différents articles s'il désire s'informer sur un sujet particulier.

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membres. Ces cadres de fonctionnement s'incluent ou bien dans des institutions juives traditionnelles, ou sont des créations des gentils s'adaptant ainsi aux besoins des communautés de chaque région et de chaque époque. Les institutions économiques 1 juives donnent la mesure de la faculté des juifs à adapter d'anciennes structures, à adopter des formes adaptées au monde non juif et, si nécessaire, à en créer de nouvelles pour répondre au besoins d'un peuple dispersé au milieu des nations. Sur un plan sociologique, prenons des exemples d'influences de lois non-juives, de différentes parties du monde, sur les communautés. En terre d'Islam, les couches supérieures de la société juive assimilent les formes et les contenus empruntés à la culture arabe à tous les domaines de l'expression culturelle juive 2 . A côté de cette intégration culturelle, on discerne les signes clairs d'une intégration sociale qui reste cependant élitiste. Un exemple remarquable de cette intériorisation des modèles sociaux est fourni par les courtisans juifs en terre d'Islam et en particulier en Espagne 3 , pays où vécu Abraham Aboulafia. Mais en ce qui concerne la communauté juive proprement dite, elle a su garder son identité. Si nous évoquons le cas des juifs en Allemagne, nous pouvons souligner l'influence du milieu chrétien sur la communauté en quelques points. Le premier est que la société juive allemande de cette époque, à l'instar de la société allemande chrétienne, accorde à l'individu une place plus importante que ne le faisait d'autres centres juifs au même moment 4 . Le

1 Sur cette question, cf. Yom Tov Assis, « Les institutions économiques avant la modernité », dans La société juive à travers l'histoire, tome 2, pp. 259-293.

Le cas le plus classique de cette assimilation est Saadia, sur son cas, cf. Menahem Ben Sasson, « La société juive en terre d'Islam aux VlIe-XIIe siècle », dans La société juive à travers l'histoire, tome 1, pp. 427-461. J Sur cette question que nous ne pouvons qu'évoquer, cf. M. Ben Sasson, « La société juive à travers l'histoire », pp. 445-446. 11 est important de noter que les juifs de Cour sont reconnus par leur réussite personnelle et non pas en tant que représentant de la communauté. L'idée que l'ascension sociale supplante le particularisme religieux est à retenir. 4

Nous pouvons citer une des conséquences de cette autonomie dans le cas des relations entre maître et disciple. En terre d'Islam, le disciple devait être soumis au maître alors qu'en Allemagne, les élèves discutaient âprement avec les professeurs. Cette méthode d'apprentissage rappelle ce qui était pratiqué par les plus grands maîtres enseignants à cette époque dans la société chrétienne européenne. Peut-on y décerner une influence du christianisme dans la pédagogie juive ? cf. Abraham Grossman, « La structure du judaïsme allemand », dans La société juive à travers l'histoire, tome 1, p. 466 et s.q.q.

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deuxième est le souci de ne pas rompre les fiançailles entre membres de la communauté pour des questions de lignage 1 , notion essentielle dans les communautés allemande. Il est important de noter que l'Eglise s'opposait à la rupture des fiançailles et il se peut que ce point est influencé l'usage en monde juif chrétien. Ces deux exemples montrent que le judaïsme allemand, à l'image des autres judaïsmes, reste perméable aux influences du christianisme en ce qui concerne sa structure sociale, tout en préservant son particularisme culturel. Les communautés jouent un rôle central dans l'établissement d'un réseau d'échanges commerciaux internationaux. Elles sont des caravansérails parfaits pour les négociants. Au cours de ses voyages d'affaires, le juif peut utiliser les communautés situées sur son périple comme autant d'étapes accueillantes et confortables. Il engage, dans les principales communautés fréquentées, des agents permanents et sûrs qui continuent d'agir en son nom propre après son départ et préparent ses rendez-vous d'affaire avant son arrivée. Un vaste réseau 2 est donc proposé au négociant juif international3. Les nations qui n'ont pas un tel réseau doivent en créer un 4 . Se réfèrent-ils au schéma précurseur des négociants juifs ? La question reste entière et mériterait une étude à part. Parallèlement, il est important de noter l'importance du commerce et de la banque en terre d'Islam pour les communautés juives du Ville au Xllle siècles. L'institution de ce réseau banquier permet d'assurer l'essor du négoce international et la constitution de grandes richesses de certaines familles juives, ainsi qu'un meilleur passage des idées, des produits et des techniques de pays encore mal connus par le monde méditerranéen : nous pensons en particulier au commerce avec l'Inde 5 . Une autre manière pour les Juifs de découvrir le monde est le voyage. Pour le moyen âge, nous citerons l'exemple du célèbre Benjamin de Tudèle, nom auquel nous pouvons rajouter ceux de Pétahya de Regensburg, des « quatre captifs » ou bien encore de Maïmonide. Ces pérégrinations, dont

1 2

Sur l'importance de la notion de lignage et de cellule familiale, cf. Ibid., p. 469. Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, Paris, 1992, pp. 1234 à 1238.

3

Sur la question de la communauté juive médiévale et sa politique économique qui, par sa complexité, ne peut être étudiée dans cette étude, cf. Yom Tov Assis, « Les institutions économiques avant la modernité », dans La société juive à travers l'histoire, tome 2, pp. 259293. 4 Nous pensons aux républiques italiennes qui émergèrent au XlIe-XIIIe siècle. 5

Sur cette question, cf. M. Ben Sanson, « Le commerce et la banque en terre d'Islam du Vile au Xllle siècle, dans La société juive à travers l'histoire », tome 3, pp. 205-240.

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l'objet est souvent le pèlerinage 1 , ont permis une description originale du monde et démontre la solidarité entre juifs de différentes nations, que ce soit par l'accueil des voyageurs, par le rachat des esclaves... 2 . Il nous reste enfin à déterminer le rôle des intellectuels juifs, liens entre le monde juif et celui des gentils. Dans le milieu intellectuel juif, nous constatons que certaines questions jugées capitales à une époque donnée perdent leur urgence en d'autres temps, tandis qu'apparaissent des préoccupations nouvelles dont certaines finissent par se trouver au premier plan. Ainsi il est difficile de cerner le caractère juif de telle idée ou de telle conception sur la seule base de sa présence dans le fonds traditionnel du judaïsme. La transposition d'une idée non-juive du domaine d'une religion ou de la philosophie à celle d'une autre et son intégration dans ce nouveau contexte rendent problématique l'identification catégorique de cette idée comme juive. C'est pourquoi, dans le cadre de l'étude d'Abraham Aboulafia, il reste difficile de démêler les diverses influences, juives ou autres, qui fondent la kabbale extatique. L'apport direct du judaïsme aux autres religions monothéistes, comme nous le verrons, se résume au rôle de passeurs, vecteurs et de propagateurs de traditions intellectuelles qui originellement ne sont pas juives. Les structures distinctives de certains types de la littérature juive (talmudique...) n'ont que fort peu influencé les courants intellectuels des gentils. De plus, l'examen des écrits juifs majeurs qui ont une influence réelle sur la pensée non juive révèle que leur influence sur les juifs eux-mêmes est mineure, ou pour le moins problématique 3 . L'explication de cette situation paraît simple : les penseurs juifs ne sont capables d'avoir un certain impact sur la pensée des gentils que dans la mesure où ils sont prêts à aborder une quantité substantielle de leurs conceptions de l'univers. Cette absorption, qui aplanit le sentier de l'accueil des juifs par la gentilité, complique la réception de ces écrits par les Juifs. A l'inverse, les pensées qui ont de l'influence, comme la kabbale, émergent de centres de créativité juive relativement coupés de leur environnement et où la densité de la masse juive rend l'assimilation d'idées étrangères minimales. Il reste finalement difficile de faire la part entre la rencontre et l'influence entre les deux mondes 4 .

' sur ce sujet, cf. M. Idel, « Erets Yisra'el dans la pensée juive », dans La société juive à travers l'histoire, tome 4, pp. 77-107. o * Sur la question des voyages, cf. Gérard Nahon, « La dimension du voyage », dans La société juive à travers l'histoire, tome 4, pp. 331-356. sur le cas de Maïmonide, cf. l'article original de S. Trigano, « La controverse maïmonidienne : deux figures de l'intellectuel juif », dans La société juive à travers l'histoire, tome 1, pp. 225-239. 4

Pour exemple de rencontre entre juifs et gentils, cf. l'analyse comparatiste de P Fenton, « Deux écoles piétistes : les hasidei Ashkenaz et les soufis juifs d'Egypte », dans La société juive à travers l'histoire, tome 1, pp. 200-225.

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Si les Juifs sont présents dans de grands centres culturels1, le statut particulier de la religion mosaïque explique certainement en grande partie la promptitude avec laquelle certains penseurs accueillent les contributions juives et l'attention particulière qu'ils leurs portent. Il est évident que, dans ces conditions, les influences sont réciproques. Au moyen âge, nous constatons un mouvement depuis un environnement occupé par l'Islam vers un autre dominé par le Christianisme. Ce phénomène d'importance capitale est associé à l'émergence de nouveaux types de littérature juive, qui viennent s'ajouter aux écrits halakhiques et midrachiques et dont la capacité d'influence est puissante. La philosophie et le mysticisme juif 2 pénètrent de nouveaux champs d'activité3. Il faut souligner que ce type de littérature concentre l'essentiel de la créativité juive médiévale et c'est dans ce si vaste mouvement intellectuel qu'Abraham Aboulafia créé sa mystique. Nous ferons une remarque d'importance : les intellectuels juifs écrivent en arabe et étudient les grands philosophes musulmans4 mais ne sont pas étudiés par les philosophes arabes mais par les intellectuels chrétiens, bien qu'aucune œuvre juive majeure ne soit rédigée en langue romane5. Le judaïsme est un monde à part, qui s'est ou a été cloisonné un peu plus avec le temps où seule une élite reste ouverte aux influences du monde des gentils. Cette élite est constituée de riches négociants qui, par nécessité, traitant avec les autres membres de la religion du livre, ont pour désir, soit une reconnaissance sociale (phénomène des Juifs de Cour), soit sont influencés par les sociétés non juives dans la manière de gérer les communautés. L'élite est également composée d'intellectuels juifs, jouant le rôle de trait d'union entre deux mondes, et de rabbins et kabbalistes, le plus souvent des réformateurs, qui tentent d'introduire une herméneutique différente inspirée bien souvent par les gentils, s'opposant ainsi aux théories classiques proposées par les autorités rabbiniques. Et c'est de cette élite qu'appartient Abraham Aboulafia. Un réseau commercial proprement judaïque était en place au XHIe siècle où les communautés des différents pays accueillaient les voyageurs et proposaient le gîte et le couvert. Ces facilités d'échanges sont le cadre qui permet à notre mystique juif d'accomplir son périple.

1 Sur les juifs en terre d'Anjou, cf. J. Shatzmiller, « Les angevins et les juifs de leurs états : Anjou, Naples et Provence », dans L'état angevin. Pouvoir, culture et société entre le XIlie et le XlVe siècle, éd. Ecole française de Rome, Palais Farnèse, 1998, pp. 289-301. 2 Sur l'importance de ces deux courants littéraires, cf. M. Idel, « L'influence intellectuelle des Juifs », dans La société juive à travers l'histoire, tome 3, pp. 166-168. 3 Pour en savoir plus sur les échanges nombreux entre la mystique et la philosophie , cf. M. Idel, « Mystiques et Philosophes : échanges entre centres du monde j u i f » , dans La société juive à travers l'histoire, tome 4, pp. 291-309. 4 sur l'interaction culturelle entre judaïsme et l'Islam, cf. Hava Lazarus-Yafeh, « Some religious Aspects of Islam », Leyde, Brill, 1981, pp. 72-89. 5 sur cette question cf. M. Idel, « L'influence intellectuelle des Juifs », pp. 155-165.

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La philosophie est un point majeur pour l'étude de nos mystiques. En effet, les terminologies philosophiques usitées communément dans leurs œuvres, les multiples emprunts puisés dans le patrimoine néoplatonicien et aristotélicien, que ce soit au niveau des axiomes philosophiques repris ou dans la structure argumentaire développée, que nous trouvons dans leurs écrits et la dénonciation par Lulle de la philosophie d'Averroès en tant qu'élément herméneutique dans les questions théologiques, rendent nécessaire une courte étude de l'histoire de la philosophie afin de comprendre la transmission de l'élément philosophique de la culture musulmane à la culture chrétienne via la religion juive. De plus selon leurs héritiers, la qualité intellectuelle de leurs travaux assimile ces mystiques à des philosophes. Par exemple, nous pourrions citer l'importance des œuvres de Raymond Lulle dans l'établissement de la philosophie de Leibniz qui redéfinit la notion de monde mathématique par rapport aux théories du Bienheureux. Enfin, leur propre formation intellectuelle est mâtinée de philosophie : Rûmî part étudier à Alep à la célèbre école de Halâwiya, Aboulafia apprend les secrets du Guide des égarés auprès d'Hillel de Vérone et tire, entre autres de l'œuvre de Maïmonide, l'herméneutique philosophique qu'il emploiera lors de la rédaction de ses œuvres et Lulle étudie, lors de sa jeunesse mondaine, les arts libéraux et connaît les œuvres d'Aristote et de Platon. Cette période lui servira, lorsqu'il élaborera la notion de Raison dans son œuvre, à montrer la place de l'homme dans l'univers et ainsi décrire un système, comme l'ont réalisé les deux autres mystiques, recoupant philosophie et mystique, mais dont l'élément philosophique est à prendre sérieusement en compte. La philosophie est l'exemple par excellence de transmission d'un objet d'une culture A dont les éléments sont transmis à une culture B, pour être ensuite traduit par une culture C à la demande de la culture D. Voyage étrange que celle de la philosophie grecque dont l'étrange schème décrit plus haut aurait pu être court-circuité si les Latins avaient recherché une traduction directe des œuvres philosophiques chez les orthodoxes de l'Empire byzantin, mais se privant ainsi des différents commentaires élaborés par les musulmans et juifs. Il en est cependant autrement : le périple démontre l'attention particulière que l'Occident chrétien apporte à l'apport des autres cultures dont les travaux des différents commentateurs enrichissent considérablement le substrat philosophique. L'étude de la transmission de la philosophie nous renseigne sur un vocabulaire et une pensée servant de « plus petit dénominateur commun » aux philosophes et mystiques des trois religions du Livre de l'époque que nous étudions. Le règne des Comnème voit fleurir la philosophie byzantine et connaît de même un développement des échanges intellectuels avec l'Occident. Un signe est la présence active des théologiens et des philosophes latins à Constantinople, particulièrement sous Manuel 1 er (1143-1180).

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Rûmî, Raymond

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Aboulafia

Les principaux témoins en sont les pisans Léon le Toscan1 et Hugues Ethérien 2 . Ces deux hommes créent une relation étroite entre le milieu intellectuel byzantin et les disciples allemands de Gilbert de Poitiers. Mais ce sont dans les années 1150-1160 que l'entrée des textes théologiques grecs en Occident s'accélère, à l'époque même des grandes traductions philosophiques arabo-latines de Tolède. Le protagoniste majeur de ce transfert culturel est encore un pisan, Burgundio (v. 1110-1193)3. Au XHIe siècle, une autre source importante centre de communications des sources patristiques est le couvent de Péra, situé sur la Corne d'or. Guillaume Bernard, fondateur du couvent, passera pour avoir effectué les premières traductions d'oeuvres de Thomas d'Aquin en grec. Enfin, remarquons la bonne santé intellectuelle des monastères basiliens hellénophones du sud de l'Italie : notamment Otrante, Reggio de Calabre, San Salvatore et Galatina. C'est dans ce réservoir que Thomas d'Aquin fait traduire les manuscrits grecs pour constituer la Catena Aurecâ. Concernant la philosophie byzantine du XIII e siècle, citons deux penseurs majeurs : Pachymérès et Maxime Planoudès qui traduisent de nombreuses œuvres latines 5 . Pendant ce temps la connaissance des œuvres grecques en Europe occidentale se poursuit sous l'Empire latin d'Orient avec un afflux important de moines d'Occident dans les monastères grecs orientaux qui s'approprient les œuvres théologiques et philosophiques grecques. Enfin, l'influence de l'Occident sur la philosophie de l'Empire trouve son paroxysme dans la seconde moitié du XlVe siècle lors de la controverse thomiste dans l'Empire byzantin. Dès le Vile siècle, nous avons des traductions syriaques des œuvres d'Aristote 6 et c'est au Ville siècle que nous trouvons un auteur majeur : Jean Damascène. Son œuvre, La source de la connaissance, première « somme théologique », est à la fois le noyau historique des sommes de théologie latinophones (où la partie sur l'Histoire du Salut est remplie par la Christologie) et une systématisation des questions abordées dans le Kalâm musulman (où la prophétologie tient lieu de Christologie). De même

1 II fut le traducteur de l'empereur dans le domaine de la théologie cf. A. de Libéra, La Philosophie médiévale, Paris, 1995, p. 36. 2 II fut conseillé de l'empereur en matière théologique cf. Idem. 3 pour la liste de ses traductions, cf. Ibid., p. 37 ; ^ Sur les traductions latines du Pseudo-Denys l'Aréopagite, cf. Pseudo-Denys Aréopagite, Dionysiaca, éd. Don Ph. Chevalier, Paris, Desclée, 1937, 2 vol. et en particulier l'introduction. 5 Sur la vie intellectuelle à Byzance, cf. R. Browning, Studies on Byzantine History, Literaturu and Education, Variorum Reprints, 1977. 6 Sur la question du rôle des chrétiens dans le passage de l'élément philosophique du grec en syriaque puis en arabe, cf. A. de Libéra, La Philosophie, pp. 70-75.

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importance, son De fide orthodoxa devient l'une des plus grandes sources de la théologie médiévale latinophone. Enfin, soulignons le rôle majeur des chrétiens1 orientaux dans la transmission du savoir philosophique à la culture arabe au temps des abbâssides : ils jouent un rôle de traducteurs des œuvres d'Aristote en arabe. Un autre ouvrage à l'influence majeure, à la fin du Xlle siècle, est le Livre des Causes, montage de textes de diverses provenances où Proclus tient une place écrasante. Ce texte de synthèse exprime, selon A. de Libéra : tout le génie de la pensée Bagdadienne. Il est c o m m e la vérification expérimentale de l'interdépendance des cultures caractéristiques de l'Orient islamo-judéo-chrétien 2 .

Il est enfin intéressant de remarquer que de nombreux philosophes chrétiens vivent à Bagdad, comme Yahyâ ibn 'Adî (894-974). En conclusion, l'effort de traduction des philosophes grecs classiques en arabe dans l'Islam oriental puis la translation de la philosophie en Islam occidental permet à l'Occident Chrétien de redécouvrir certains textes jusque là inaccessibles. Il est nécessaire de nuancer l'apparition de la philosophie « andalouse ». L'extraordinaire développement philosophique que connaît alAndalûs au tournant des Xe et Xle siècles s'inscrit incontestablement dans un « transfert des centres d'études3 » d'Orient en Occident, les œuvres philosophiques provenant de Bagdad. Pourtant, si l'Islam occidental s'effondre peu à peu face aux armées chrétiennes, l'élément philosophique conquiert, comme autrefois la Grèce avec Rome, son vainqueur : à mesure que le territoire musulman se rétrécit, la philosophie passe, par une sorte d'osmose, de terre d'Islam en pays chrétien. C'est dans la Tolède reconquise sur les Arabes que la philosophie médiévale latine prend, de manière décisive, son essor4 lorsqu'un gigantesque mouvement d'acculturation de l'Occident chrétien se déroule dans les territoires fraîchement libérés. Grâce aux contacts existants entre les trois communautés, grâce au bilinguisme des érudits juifs, la philosophie arabo-musulmane survit, chez les « gens du Livre », à l'effondrement de ses structures politiques.

1 Sur cette question, cf. M. Salama-Carr, La traduction à l'époque abbasside. L'école de Hunayn ibn Ishâq et son importance dans la traduction, Paris, Didier, 1990 ; J. M. Fiey, « Chrétiens syriaques sous les abbassides, surtout à Bagdad (749-1258) », dans Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium, vol. 420, Louvain, 1980 et H. Roche, « L'intermédiaire syriaque dans la transmission de la philosophie grecque à l'arabe : le cas de l'Organon d'Aristote », dans Arabie Sciences and Philosophy, 1, 1991, pp. 187-209. Dans, La philosophie médiévale, p. 79. -i Terme utilisé par Libera A., La philosophie, p. 141. 4 Jean Jolivet, « Philosophie médiévale arabe et latine », dans Etude de philosophie médiévale, 73, Paris, Vrin, 1995.

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Les philosophes les plus connus de cette aire intellectuelle restent Ibn Rushd, l'Averroès de la philosophie latine, qui développe la notion d'intellect agent et Ibn Sab'in qui garde des contacts nombreux avec Frédéric II et dont la correspondance entre les deux hommes représente une des dernières rencontres philosophiques entre l'Occident chrétien et l'Occident musulman. A l'exception d'Aaron ben Elie de Nicodémie (1328-1369), Byzance ne compte que quelques philosophes juifs. Pour en découvrir, il nous faut nous tourner vers les terres d'Islam orientale et occidentale, puis vers la chrétienté latine. Comme pour les musulmans, tout naît à Bagdad. La lente remontée de la philosophie juive de l'Orient islamisé à l'Occident chrétien correspond grossièrement au mouvement général de la translation de la philosophie musulmane de Bagdad à Tolède 1 . Une fois en Espagne, elle se trouve confrontée au christianisme lors de la « Reconquista » 2 , aux persécutions religieuses et aux conversions forcées. Cependant, les philosophes juifs tirent divers éléments de la philosophie musulmane : le Kalâm, une langue savante, l'arabe et des sources d'inspiration intarissables, de Fârâbî à Averroès. L'adoption de la langue arabe par les juifs, de Bagdad à Cordoue au IXe siècle, est un facteur facilitant les échanges culturels avec les musulmans et permet le développement de la pensée juive. Parallèlement, compte tenu du statut de minorité protégée qui leur est garanti par la loi de l'Islam, les juifs participent longtemps et activement à la vie intellectuelle et culturelle ambiante. Cependant, en terre chrétienne, au cœur de l'Espagne reconquise, puis en Provence et en Italie, la situation des communautés est souvent moins bonne, voire précaire3. Mais les persécutions n'arrêtent pas l'évolution de la philosophie juive dans cette partie du monde dont la langue savante reste en partie l'hébreu. Pourtant, si certaines communautés connaissent une véritable demande philosophique (Lunel), d'autres vont jusqu'à solliciter l'intervention des dominicains pour faire brûler les œuvres de Maïmonide (Montpellier). L'élément philosophique est donc différemment reçu. Enfin, si la curiosité des juifs envers les autres philosophies des gens du Livre se manifeste de tout temps, la réciproque n'est pas de mise. En cherchant une justification à cette curiosité, nous découvrons qu'elle se réalise dans le désir d'édification de la pensée juive à partir d'éléments non-juifs mais susceptibles d'être intégrés à la pensée juive.

1 Sur cette question, cf. G. Vajda, Sages et penseurs sépharades de Bagdad à Cordoue, Paris, 1990. 2 L'ouvrage de référence est : G. Dahan, Les intellectuels chrétiens et les juifs au Moyen Âge, Paris, 1990. 3 Pour une bonne étude consacrée à la philosophie juive, cf. Colette Sirat, La philosophie juive en terre d'Islam et La philosophie juive en pays de chrétienté, Paris, Presses du CNRS, 1988, 2 vol.

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La philosophie juive date d'au moins sept siècles avant l'Islam. Philon d'Alexandrie (13 av. J.C. - 5 4 apr. J.C.) en est un bon exemple. Plusieurs grands philosophes se distinguent au cours des siècles comme Salomon ibn Gabirol (1021-1051), Juda Ha-Lévi (1075-1141) et surtout Mosheh ben Maymûn, dont la transcription latine est Maïmonide, et en hébreu Rambam, acronyme de rabbi Moïse ben Maïmon (1135 ou 1138-1204). Son influence sur la philosophie latinophone est considérable. Pour exemple, Thomas d'Aquin 1 lui emprunte sa troisième preuve de l'existence de Dieu. Par la suite, il influence des philosophes comme Albert le grand et Maître Eckhart. Remarquons, de manière plus générale, l'ouverture des communautés juives aux réalités culturelles et religieuses qui les entourent, y compris pour les formes les plus spécifiées de l'Islam, comme le soufisme qualifié de «philosophie de l'illumination ». Concernant le statut de la philosophie juive dans le monde chrétien, nous constatons un intérêt profond pour les oeuvres de Maïmonide et d'Averroès : il existe des juifs averroïstes, dès le début du XHIe siècle, plus constants et plus connaisseurs du philosophe que leurs homologues chrétiens. Parallèlement, le mouvement de traduction de l'arabe en latin des œuvres philosophiques classiques et leurs commentaires arabes par les juifs espagnols permet de rendre accessibles les œuvres scientifiques de la terre d'Islam, si bien que tous les grands rois questionneurs du monde chrétien recourent à des traducteurs juifs rédigeant le cas échéant en latin : par exemple, l'empereur Frédéric II de Hohenstaufen s'assure à Naples les services de Jacob Anatolio et de Juda Ha-Cohen ibn Matka (v. 1225-1250). En Provence, de 1230 à 1233 se déroule la crise maïmonidienne qui durera jusqu'au début du XIV e siècle. La victoire du camps pro-maïmonidien permet à la philosophie juive de se développer sans encombre dans le sud de la France et dans le Midi. Les plus grands noms de cette période restent le traducteur Shêmtob ben Joseph Ibn Falquéra (1223/1225 apr.1291), les tibbonides, dont Samuel ibn Tibbon traduit entre 1223 et 1224 le Guide des égarés, et surtout l'averroïste Isaac Albalag. En Italie deux hommes représentent la stricte orthodoxie maïmonidienne : Zeraya Gracian de Barcelone et Hillel ben Samuel de Vérone qui a pour élève Abraham Aboulafia. Les philosophes juifs italiens permettent, par leurs traductions, une rencontre entre la scolastique et la mystique juive.

' A. Wohlman, Thomas d'Aquin et Maïmonide. Un dialogue exemplaire, Paris.

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En Espagne, ce sont les rapports entre philosophie et kabbale qui dominent les débats. Jusqu'au XHIe siècle, la Qabbala désigne le Talmud, les Midrashim et divers textes de mystique gnostique. Or, les textes de la kabbale, s'inspirant du Séfer Yesîrâx, apparaissent dans les années 1200 autour des Ezra et Azriel de Gérone et Moïse ben Nahman. Ces textes sont alors compilés dans la seconde partie du XHIe siècle sous le nom de Séfer HaZohar, recueil de dix-neuf ouvrages distincts qui porte à son point d'achèvement la mystique des lettres et des nombres appariant à chaque signe de l'Ecriture un sens ésotérique. La kabbale médiévale et le Zohar présentent donc une alternative d'ensemble à la philosophie extérieure néoplatonicienne ou aristotélicienne : une version kabbalistique de l'univers s'opposant ainsi à la hiérarchie cosmologique et noétique du péripatétisme arabe 2 . Le premier à s'intéresser à l'importance de la philosophie musulmane est l'anglais Adélard de Bath (mort en 1142). Il est intéressant de constater qu'il ne traduit probablement pas les textes qu'il propose mais c'est sous la dictée de son collaborateur Pierre Alfonsi, juif converti au catholicisme, qu'il peut rédiger un travail jugé par ailleurs médiocre. Mais, rapidement, une deuxième filière pour la connaissance de ces textes se met en place : les traducteurs de Tolède3. Dès la prise de Tolède les chrétiens mozarabes et les chrétiens du Nord, désormais réunis, commencent le lent travail d'osmose qui porte ses fruits un siècle plus tard. Dans la seconde moitié du Xlle siècle, la rencontre entre une volonté politique, celle de l'archevêque français de Tolède Raymond de Sauvetat et plusieurs générations de traducteurs d'exception, permet aux chrétiens espagnols d'assurer la relève des musulmans de Cordoue. S'appuyant sur l'érudition et le bilinguisme des juifs, l'entreprise tolédane permet en quelques décennies d'assurer le passage au latin d'une partie notable du corpus philosophique gréco-arabe4. Trois traducteurs peuvent être mis en

1 Ce texte est le plus ancien traité hébraïque de cosmogonie et de cosmologie. Il est écrit entre le Ille et le IVe siècle et est une source importante de réflexion pour la philosophie juive médiévale ainsi que pour les kabbalistes. 2 sur les influences musulmanes et chrétiennes lors de la conception du Zohar, cf. A. de Libéra, La Philosophie, p. 231. 3 sur la question plus particulière de la transmission d'Aristote au Moyen Âge, B. Dod, Aristotles Latinus, 1982. 4 A. Maierù, « infleunze arabe e discusioni sulla natura della logica presso i latini ira 13 e 14 secolo », dans la difusione delle scienze islamiche nel medievo europeo, Rome, Accademia Nazionale dei Lincei, 1987, pp. 243-267 et R. Lemay, « De la scolastique à l'histoire par le truchement d'un médiéviste en l'Europe et l'Islam », ibidem, pp. 399-535.

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exergue : Gérard de Crémone, le « mythique »' Jean d'Espagne et Dominique Gundissalvi2. Enfin, ne négligeons pas la filière grecque. En effet, trois latins hellénistes traduisent des textes directement à partir du grec : ce sont Jacques de Venise, Henri Aristippe, représentant du roi de Sicile et qui traduit aussi bien Platon qu'Aristote et un énigmatique « lohannes ». Ces premières influences arabo-musulmanes ont pour résultat la naissance de l'avicennisme latin puis de l'averroïsme latin au Xllle siècle3. L'histoire de la transmission de l'objet philosophique est exemplaire. Les différentes confessions religieuses se le sont approprié, l'ont travaillé, manipulé, tordu, décomposé et recomposé, l'adaptant à leur culture et redéfinissant ses concepts selon le temps, tout en débattant de son influence dans les domaines jugés sacrés où le profane n'a, normalement, pas droit de cité. C'est le questionnement de l'intégration de l'herméneutique philosophique à l'herméneutique religieuse qui agite plus particulièrement les mondes musulmans, juif et chrétien, question omniprésente chez nos auteurs. Pour sa part, Abraham Aboulafia tente de créer un pont entre la philosophie, récemment intégrée à l'herméneutique religieuse par Maïmonide, et la kabbale. Par son espoir d'arriver à unifier deux branches de la pensée juive apparemment irréconciliables, il tente d'ouvrir un nouveau chemin, ce qu'il considère comme la seule vraie voie conduisant à la vérité. Peut-être pouvonsnous alors trouver, dans cet effort, une des raisons qui le pousse à se proclamer Messie ? Raymond Lulle, pour sa part, rédige de nombreux ouvrages philosophiques, comme YArs generalis ultima, qui élaborent son système logico-ontologique que l'on appelle généralement 1' « Art de Lulle », ou le « Grand Art ». Le système lullien, imbriquant philosophie et théologie, refuse la dichotomie entre les deux disciplines, ce qui explique pourquoi le Bienheureux traduit des ouvrages philosophiques de l'arabe mais combat l'averroïsme naissant à Paris. Rûmî, lui, se sert du corpus philosophique dans l'élaboration de ses textes : ces trois mystiques sont des précurseurs car ils sont passés au-delà de la question du rapport entre théologie et philosophie.

1 En effet, l'existence de Jean d'Espagne, juif séfarade converti, ne fait pas de doute. Cependant, l'extravagante pluralité des patronymes portés par le traducteur incite à penser à plusieurs personnes d'où la qualification de « mythique » qui lui est attribué. M. Fattori, «publication de l'Institut d'études médiévales, Textes, Etudes, Congrès», 11, Rencontre de philosophie médiévale, 1, Louvain Neuve, Cassino, 1990, pp. 203-250 et la riche bibliographie. •i fmbac/i Ruedi, «L'averroïsme latin au Xllle siècle », dans Gli studi di filosofia medievale fia otto et novecento. Contribuo a un bilancio storiografico, Atti del convegno internazionale, Roma, 21-23 settembre 1989, a cura di R. Imbach e A. Maierù, Rome, éd. Storia e letteratura, 1991, p. 191-208.

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Le XlIIe siècle est un temps d'échanges entre les trois religions monothéistes. Le réveil de l'Occident chrétien est causé soit par des motivations économiques et par l'essor de son commerce ; soit par la conquête de territoires acquis lors des Croisades en Palestine et par la création de l'Empire latin d'Orient ; soit par sa boulimie intellectuelle que nous retrouvons lors de l'entreprise de redécouverte de la philosophie classique, et la politique de conversion organisée par la papauté auprès des religions auxquelles se confrontent les Etats en relation avec l'Orient méditerranéen. Ces différents facteurs permettent à Raymond Lulle de fonder une pensée originale et difficilement conceptualisable lors des siècles précédents. En effet le Bienheureux se sert, dans le cadre de ses périples, du vaste réseau commercial de l'Europe chrétienne occidentale reliant les pays méditerranéens aux Etats marchands de Méditerranée occidentale. Dans ce cadre, il part en pèlerinage en Terre sainte et séjourne à Chypre où il rencontre J. de Mollay, le grand maître du Temple, signe qu'il s'intéresse aux affaires de l'Orient. 11 profite de même de la politique de conversion de l'infidèle, terme désignant celui qui n'est pas catholique romain, mise en place par la curie romaine pour développer sa propre conception de l'évangélisation des juifs et musulmans. 11 puise également dans la philosophie pour élaborer son Ars Magna. Enfin, il naît dans un univers où les trois religions monothéistes se côtoient, point important si l'on désire comprendre sa volonté de convertir les membres des deux autres religions monothéistes. A travers tous ces éléments, nous comprenons à quel point Raymond Lulle est impliqué dans son époque et l'importance majeure de la notion d'échange permettant à ce génie d'éclore et de se développer. Le judaïsme, pour sa part, vit des moments de crises. Tout d'abord, la première, d'ordre religieuse, se cristallise autour de l'œuvre de Maïmonide, les rabbins s'interrogeant sur la place de la philosophie dans la question religieuse, une deuxième, particulière à l'Espagne, concerne la relation entre la kabbale et la philosophie. Dans ces conditions, Aboulafia affirme qu'un aspect mystique reste à explorer dans l'œuvre de Maïmonide et il propose de réaliser cette tâche dans le cadre d'une nouvelle voie kabbalistique. Suggérant une réconciliation entre philosophie et mystique, il entre en conflit avec les autorités rabbiniques de l'époque. Il se sert, lors de ses voyages formateurs dans les domaines intellectuels et spirituels, du réseau de négoce juif parfaitement structuré depuis plusieurs siècles : ses deux séjours en territoire byzantin, son court périple en Terre sainte, son apprentissage des secrets du Guide des égarés en Italie du sud et son retour en Espagne pour s'initier aux arcanes de la kabbale, sont la preuve vivante d'un monde juif tourné vers le voyage et, par extension, vers l'échange économique et culturel et prouvent également l'efficacité de ce réseau de transport. Il profite enfin de l'ouverture politique du souverain du Royaume de Sicile et de Naples pour s'installer dans l'île où il enseigne la kabbale extatique. Les différents aspects de sa vie éclairent l'importance majeure du milieu dans lequel évolue Aboulafia.

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Enfin, le monde anatolien où vit Rûmî est encore un nouvel exemple supplémentaire d'échanges entre les religions du Livre. C'est par une conjonction politique exceptionnelle que les échanges entre Musulmans et Chrétiens se développent : la prise de Constantinople par les Croisés et la création de l'Empire latin d'Orient d'une part et la menace de l'invasion mongole d'autre part incite les deux puissances anatoliennes en présence, l'Empire de Nicée pour les byzantins et le sultanat Seldjoukide de Rûm, à se rapprocher afin de pouvoir créer un front commun face à cette double menace. Entre les deux Etats, on commerce, on échange sur le plan artistique et celui des idées, ainsi que sur le plan religieux. De plus, les Turcs seldjoukides pratiquent un Islam tolérant envers les diverses confessions religieuses chrétiennes. Rûmî est un excellent exemple de cette ouverture face aux autres religions du Livre. En effet, le soufisme, par l'importance du Xlle Imâm dans sa tradition spirituelle comme celui qui révèle les sens secrets cachés des religions abrahamique et naît d'une chrétienne byzantine, accorde une place spéciale au christianisme : elle est la religion d'où naît la connaissance ésotérique. Ce contexte d'échanges est donc propice à la floraison de rencontres trans-confessionnelles entre mystiques dont l'œuvre de Rûmî est certainement l'un des exemples les plus éloquent. Nous constatons donc l'influence majeure que ce siècle d'échanges a sur nos trois mystiques. Cependant, même si ces échanges entre différentes cultures favorisent l'émergence d'une pensée, elle ne la conditionne pas : il faut à ces hommes une personnalité et une capacité de synthèse hors du commun pour parvenir à établir leur originalité. C'est justement cette originalité qui les inscrit dans leur siècle tout en leur apportant un génie qui marquera les générations futures. Ils tutoient ainsi l'éternité.

Chapitre 2 Rûmî, Lulle et Aboulafia et leurs perceptions des autres confessions monothéistes

Comme nous l'avons conclu dans notre premier chapitre, ces trois mystiques sont très engagés dans les réalités de leur temps. Ces trois hommes, pour des raisons très diverses, sont en étroit contact avec les différents représentants des religions du Livre. De son côté, Rûmî vit dans un milieu, l'Anatolie, où il fréquente quotidiennement juifs et chrétiens. Aboulafia, par ses voyages et son installation en une Sicile où est fortement représentée les religions abrahamiques, par le sens même de sa mission messianique et lors des nombreuses persécutions dont il fait l'objet, est très souvent en relation avec des chrétiens et des musulmans. Lulle, par son lieu de naissance, Majorque, où les trois religions monothéistes cohabitent, et par son désir de faire accepter l'Evangile aux infidèles, vie presque perpétuellement en contact avec les juifs et les musulmans. Ce sont les traces de ces relations interreligieuses, parfois houleuses, parfois iréniques, dont leurs écrits restent les témoins principaux, que nous allons maintenant étudier. Tout d'abord, nous décrirons les grandes lignes de leurs biographies puis nous définirons les principales influences intellectuelles et spirituelles qui établissent leurs mystiques, ce qui nous mènera à présenter leurs œuvres par thèmes. Enfin, après avoir sélectionné les textes les plus représentatifs par leurs descriptions des rapports entre ces mystiques et les croyants des autres religions du Livre, nous analyserons leurs propres perceptions des différents monothéismes en Méditerranée. Muhammad 1 Djalâl-od-Dîn Rûmî, appelé Khodâvandegâr, ou Mawlânâ Khodâvandegâr, ou bien encore Mawlânâ-ye-Rûm, le maître de Rûm2, en raison de sa résidence en Turquie, est probablement né le 6 Rabi' I,

1 Les ouvrages qui ont servi à l'établissement de la biographie de Rûmî sont Eva de Vitray Mayerovitch, Mystique et poésie en Islam, Djâlâl-od-Din Rûmî et l'ordre des derviches tourneurs. 4 è m e éd. Chez Desclée de Brouwer, 1972, 1982 et Aflâkî, Les saints des Derviches tourneurs ; édition Sindbad. La péninsule anatolienne était appelée « Rûm » par les Turcs , appellation datant de l'époque où les byzantins occupaient cette partie du monde.

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604 (30 septembre 1207), 1 à Balkh, en Khorassan, berceau de la civilisation iranienne et d'où étaient originaires Avicenne et Al-Ghazâlî. Son père se nomme Muhammad ibn Husein al-Khatîbî, également Bahâ-ud-Dîn Walad et il est surnommé Sultân-ud-'ulama. Sa mère serait de famille princière. La famille part en 1219 par crainte de l'invasion mongole : crainte justifiée car la ville natale de Rûmî est détruite un an plus tard. Alors commence l'exil. Tout d'abord, elle se rend à la Mecque pour y accomplir le pèlerinage et puis poursuivent leur route et se rendent à Nishâpûr où ils rencontrent le grand poète Farîd-ud-Dîn 'Attâr. Ce dernier est marqué par la personnalité du garçon et offre au jeune Rûmî une de ses œuvres, probablement le Livre des secrets. Rûmî se souviendra toujours de cette rencontre décisive dans l'orientation de sa mystique, reconnaissant en lui l'âme du soufisme. La famille arrive ensuite à Bagdad mais n'y reste que trois jours. Puis elle se fixe probablement à Erzindjân, petite ville d'Arménie. Cependant, la conquête de la cité par un seigneur Seldjoukide, en 625 Hég. (1228), provoque un changement radical de la vie de la famille lorsque celui-ci invite le père de notre poète à Konya, capitale des Seldjoukides, qui devient le lieu de résidence de Rûmî. Mais, avant cette installation, la famille décide de séjourner à Lâranda où son père marie le jeune homme avec la fille de Lâlâ de Samarkand, qui lui donnera deux fils, Sultân-Walad et 'Alâ'-ud-Dîn Muhammad. Son père meurt en 628 de l'Hégire (1231). Un an plus tard, un ancien disciple de celui ci, Burhân-ud-Dîn Muhaqqiq Tirmidhî, venu visiter son maître, devient le Pîr de Rûmî et le restera durant 9 ans, jusqu'à sa mort. Pendant ces neuf années, le jeune homme s'occupe de sa formation intellectuelle en partant à Alep étudier à l'école de Halâwiya, l'une des plus importantes de ce centre intellectuel florissant ; puis à Damas, où il reste un court moment. C'est dans la ville de Syrie qu'il rencontre probablement Mohyî-ud-Dîn Ibn-ul-'Arabî2. Après une absence de 7 ans, il retourne à Konya où il prend en charge son collège et, afin de devenir Pîr, il se soumet à trois séries de retraites de quarante jours chacune. C'est le 25 janvier 1232 ou 1235 que naît Raymond Lulle à Palma de Majorque (actuelle Baléares). A cette époque, le royaume catalanoaragonais est très ouvert sur la France, la Méditerranée et l'Afrique du Nord avec qui il échange beaucoup. En ce qui concerne la famille de Raymond Lulle, elle descend d'une des maisons les plus en vue de la bourgeoisie marchande de Barcelone : ils reçoivent de l'argent en commande pour emprunter les routes maritimes du commerce avec la Ligurie, la Sicile et le

1 Selon la thèse de Eva de Vitray Mayerovitch, op. cit. , cf. la note 2 de la page 13 qui explicite les sources de l'auteur afin d'avancer une date de naissance de Rûmî. 2 Sur cette question, cf. E. de Vitray Mayerovitch, op. cit., p. 16.

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Maghreb. C'est à la suite de la prise de l'île de Majorque que le père de Lulle obtient son titre de noblesse en aidant Jacques 1er à conquérir l'île1. Pendant ce temps, à Saragosse en Aragon, naît Abraham Aboulafia2 (1240). 3 Sa famille part pour Tolède, province de Navarre. Sur le plan intellectuel, son premier instructeur est son père qui lui apprend la bible avec ses commentaires, la grammaire, un peu de Michna et du Talmud. Hélas, ce dernier meurt dans la force de l'âge alors que son fils vient de fêter ses 18 ans (1258). De 1240 à 1244, Mawlânâ enseigne le Fiqh, la jurisprudence, et la Loi canonique, la Sharî'a et s'occupe de direction spirituelle. Le 26 Juin 1243, les Seldjoukides essuient une défaite contre les Mongols et deviennent leurs sujets. Cet événement n'influence pas la carrière de Rûmî mais, en 1244, il fait une rencontre qui va bouleverser son existence : celle de Shams-od-Dîn Muhammad Ibn 'Ali Malek-dâd Tabrîzî, alors âgé d'une soixantaine d'année, derviche itinérant qui s'est offert à Dieu. Ce mystique aurait eu la révélation divine d'aller en Asie Mineure et, suivant une injonction divine, il se rend à Konya. La rencontre entre les deux hommes provoque un fort hâl chez Rûmî et ce signe de Dieu fait de Shams le nouveau Pîr4 du mystique. Leurs relations durent seize mois et devant l'incompréhension et la jalousie des disciples de Rûmî, qui pensent que leur maître passe trop de temps avec le derviche et qu'il faudrait éliminer physiquement le problème, le Pîr se rend à Damas (1245). Rûmî pleure le départ de son maître et l'implore de revenir l'enseigner de nouveau. Shams cède et revient à la capitale mais, un jour, il disparaît soudainement sans laisser de trace. Fut-il assassiné par des disciples jaloux ? 5 Toujours est-il que Rûmî ne le revit plus. En 1243, Aboulafia décide de quitter l'Espagne pour la Palestine dans le but de retrouver les dix tribus perdues d'Israël qui vivent, selon la légende, sur les bords du légendaire fleuve Sambatyon. Il se peut qu'Aboulafia ait

1 Nous nous sommes servi, pour constituer cette biographie, des œuvres de Sala-Molins L., Lulle, œuvres choisies, éd. Aubier Montaigne, Paris, 1967, l'article de E. Longpré dans le Dictionnaire de Théologie Catholique, Tome 16, p. 1072-1141 et de l'introduction de Llinarès A. de L'art Bref, éd. Cerf, coll. Sagesse chrétienne, Paris, 1991 ainsi que son autobiographie reproduite dans son intégralité dans l'introduction de Sala Molins L. op. cit. pp. 19-44. Pour présenter cette biographie, nous nous sommes servis de l'oeuvre de M. Idel L'expérience mystique d'Abraham Aboulafia, Paris, 1989 et de l'ouvrage de G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive, Paris, 1994. 3 Ce dernier, au contraire des ces congénères cabalistes, n'hésite pas à donner des détails sur sa vie. Ils ont été traduits et rapportés par Jellinek, Bêt hamidrash, IV, pp. 42-45 et par M. Idel, Abraham Aboulafia et le pape, (héb.), dans AJS Review vol. 7-8/1982-1983, p. 1 -17. ^ Le terme signifie guide spirituel. E. de Vitray Mayerovitch, op. cit., pp. 18-19 et notes 1 et 2.

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pensé, comme beaucoup d'autres de sa génération, que les Mongols étaient les « hommes cachés », c'est-à-dire les dix tribus perdues passées au-delà du fleuve Sambatyon1. Cependant, une fois débarqué à Saint-Jean-d'Acre, la guerre entre les Mamelouks et les Tartares devait mettre fin à son périple. Rentrant en Espagne par la Grèce, il y rencontre l'amour et se marie. Puis il décide de faire une halte en Italie et c'est lors de ce séjour qu'il étudie à Capoue le Guide des égarés de Moïse Maïmonide, avec le grand maître Hillel de Vérone. Après cette période de formation, il affirme qu'il n'y a pas de contradiction entre la mystique et l'œuvre du Rambam puis se fixe comme but de parfaire son œuvre2. A la même époque, Lulle étudie les arts libéraux et entre comme page au service du roi de Majorque. Il suit le monarque dans ses déplacements en Catalogne et en Aragon. Il est ce qu 'on appelle un homme de cour. En 1256, il devient Sénéchal de l'infant et le 23 septembre 1257, il épouse Dona Bianca Picany qui lui donne deux enfants : Dominique et Madeleine. En 657 de l'Hég. (1260), Mawlânâ choisit comme Pîr de ses disciples Husâm-ud-Dîn Tchelebî. Son rôle dans l'œuvre du mystique de Konya est essentiel car c'est sur son idée que Rûmî commence l'écriture du Mathnawî qui, après une interruption de deux ans, s'achève à sa mort. Pendant treize ans, il continue d'enseigner, de guider ses disciples et de rédiger plusieurs œuvres. Il s'éteint le dimanche 17 décembre 1273. Le jour de son inhumation, tous les habitants de Konya, sans distinction de croyance, prennent le deuil. C'est aux alentours de 1265 que Raymond Lulle a cinq visions de Jésus en croix. Suite à cette série d'expériences mystiques, il décide de donner sa vie pour le Christ avec pour but de convertir les païens, en particulier les juifs et les musulmans. Il se donne trois moyens pour arriver à sa tâche : rechercher le martyr pour l'amour du Christ, rédiger des écrits où la foi serait explicitée aux « infidèles » et faire bâtir des collèges de missionnaires qui enseigneraient les langues étrangères et l'apologétique afin de faciliter l'évangélisation en pays étranger. Il a aussi l'idée d'amener à la conversion par de grands débats publics sur le modèle de la controverse de Barcelone de 1263 à laquelle il a probablement assisté Tout de suite après sa conversion, il vend une grande partie de ses biens et part en pèlerinage en Espagne puis se met à l'étude de l'arabe et du latin à Majorque, de 1264 à 1270, encouragé dans sa démarche par son professeur d'arabe, un musulman, qui tente pourtant de le tuer.

1

M. Idel, « Réchit ha-qabala betsafon Africa, teouda, chekhouhah chel R. Iéhouda Eben Malko », Peanim, 43, 1990, p. 9. 2 il n'est pas le seul mystique qui fut fortement inspiré par l'œuvre de Maïmonide et qui soutenait qu'il n'y avait pas de contradiction entre la philosophie Maïmonidienne et la mystique. Ce fut le cas de Maître Eckhart (cf. Koch, « Meister Eckart und ie Jüdische religionsphilosophie des Mittelalters », in Jahresbericht der Schlesischen Gesellschaft, 1228, p. 15 et suivantes) et des enfants de Maïmonides qui furent de grands mystiques fortement inspirés par le soufisme.

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La même année (1270), il se retire dans la montagne Randa pour méditer. Le huitième jour, une illumination l'envahit : se révèle alors à son esprit l'idée de la primauté des attributs divins et de leur relation entre eux et le monde dont ils sont les exemplaires infinis. Suite à cette expérience, il part en retraite au couvent de Santa-Maria-de-la-Reyal où il rédige son Ars Magna. Enfin, Il se retire de nouveau dans l'ermitage qu'il a créé sur la montagne Randa. Aux alentours de 1270 Aboulafia retourne en Catalogne où un ordre divin lui enjoint de rencontrer le pape afin de le convertir. A la même époque et, peut être au même endroit, il entreprend des recherches sur la kabbale et concentre son attention sur l'étude du Sefer Yetsira, le Livre de la création. Il entre en contact avec un groupe de mystiques qui pensent pouvoir résoudre les grands problèmes de la kabbale, de la cosmologie et de la théologie en appliquant les principes de la Gématria, du Notarikon et du Ternura. Il y trouve surtout un maître, rabbi Togarmi. Puis de Catalogne, il s'installe en Castille où il enseigne le Guide des égarés à rabbi Yosef Gikatilla et à rabbi Moshé ben Shimon de Burgos, les deux kabbalistes les plus éminents de cette région, entre 1270 et 1280. C'est à cette période qu'ont lieu ses visions prophétiques. A 31 ans, il obtient la connaissance du vrai nom de Dieu mais se plaint de visions « démoniaques » qui cependant ne remettent pas en cause la véracité de sa connaissance prophétique. Enfin quittant la Castille, il voyage en Europe de 1274 à 1279 et séjourne probablement en France puis en Grèce, à Thèbes et à Patras, où il enseigne de nouveau Le guide des égarés. En 1275, Raymond Lulle vit dans la pauvreté. Parallèlement, le roi de Majorque a des échos de ses travaux et décide de l'inviter à sa cour basée à Montpellier. C'est afin de juger de l'orthodoxie de sa théologie que son Ars demonstrativa est lu devant le roi par un frère prêcheur. Une fois le texte jugé orthodoxe par son souverain, il trouvera en lui un appui politique jusqu 'à la fin de sa vie. Des mesures concrètes sont alors prises : le Bienheureux reçoit les fonds pour ouvrir un collège de langues et de mission, qui s'établit à Miramar et que Jean XXI confirme par une bulle papale le 17 octobre 1276. Après ces événements, il retourne à Majorque puis, probablement, il voyage entre 1276 et 1286 : en effet, nous le retrouvons à Rome en 1278 lors du départ de cinq frères mineurs chez le grand Khan. Il profite de l'occasion, qu'il juge favorable, pour demander au pape la création d'autres collèges d évangélisations. Le souverain pontife refuse. Dépité, il rentre en Espagne par la Palestine où il visite les lieux Saints chrétiens puis passe par l'Egypte et le Maghreb.

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En 1279, Aboulafia regagne l'Italie où il enseigne la philosophie Maïmonidienne à Capoue. Dès cette époque, il entre en conflit avec ses pairs : ces derniers critiquent sa manière d'enseigner Le guide des égarés et son messianisme lié à sa volonté de rencontrer le pape1. Cependant, à la fin des années 1280 il demande une audience au pape Nicolas III mais celui ci refuse de répondre à sa requête2. Ce n'est pas ce qui va arrêter le kabbaliste : il se rend au palais de Soriano, malgré la menace d'être brûlé en place publique et il est sauvé par un heureux hasard, Nicolas III (1277-1280) mourant avant son arrivée. Finalement, il reste emprisonné durant trois mois chez les franciscains3, puis il décide de se réfugier en Sicile (de 1279 à 1291). Pendant la période sicilienne, il multiplie ses activités littéraires et messianiques 4 : Il fonde dans l'île un cercle d'études5 qui déchaîne les passions où opposants et sympathisants s'affrontent en duels oratoires et, essentiellement, épistolaires. Inquiétés par la situation, les notables de l'île se tournent alors vers le Rashba, rabbi Shlomo ben Adret, qui deviendra le plus violent et le plus brillant opposant d'Aboulafia. Le Rashba prend vite position dans l'affaire et met tout en œuvre pour excommunier le fauteur de troubles (1275-1280) 6 . L'excommunication a alors lieu en 1280.

1 Aboulafia, à cette époque a quelques disciples. Au début, Il se montre enthousiaste, mais par la suite, il déchenta : « ils se sont dévoyés, car ce sont des garçons sans savoir et je les ai abandonnés. », résuma-t-il en 1285 (Beth Ha-Midrach, III p.XLI). 2 Peut être sa démarche est-elle inspirée par un petit livre messsianique très répandu à l'époque et qui contient la discussion entre le fameux kabbaliste Moïse ben Nahmanide et l'apostat Pablo Christiani, événement plus connu sous le nom de controverse de Barcelone (éd. Verdier), qui a lieu en 1263. Ce dernier dit : « quand le temps de la fin arrivera, le messie au commandement de Dieu viendra vers le pape et lui demandera la libération de son peuple ; alors seulement le Messie sera considéré comme réellement venu, mais pas avant cela. ». Il est à noter que notre kabbaliste est persuadé d'être le nouveau Messie et justifie ses dire par la gématrie (cf. Idel, L'expérience, chapitre 3). Nous comprenons mieux alors en quoi son désir de rencontrer le pape est une preuve de son messianisme. 3 II écrivit un ouvrage relatant son expérience : Le livre du témoignage. 4 Ce sont ses années les plus productives. 5 Une partie de ses disciples deviennent chrétiens. On peut tenter d'expliquer cette attitude par le fait qu'Aboulafia n'hésite pas à user de l'analogie trine. Son enseignement a-t-il été trop subtil pour des élèves qui restent à la surface de son instruction et se convertissent ? Le fait qu'il ne soit pas un kabbaliste orthodoxe et qu'il utilise le paradoxe peut expliquer le phénomène. 11 est à noter qu'il connaît la prison et de nombreuses privations, mais ces tribulations ne font que confirmer l'idée qu'il était sur la bonne voie. ® ils se tournent aussi vers les autorités chrétiennes, mais Aboulafia fit plus confiance aux gentils qu'à ses frères dans la foi, comme le prouve son Séfer Ha-Oth et son Maphteah Hahokhmoth, cf. Scholem, op. cit. , notes 33-35 du chapitre IV.

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C'est suite à ce jugement que notre mystique doit s'exiler sur la petite île de Comino, près de Malte, où il meurt probablement fin 1291 ou au début de l'an 1292. Pendant ce temps, R. Lulle entame son voyage à Paris avec deux buts en tête : faire l'apologie de la mission et souligner la nécessité de construire des séminaires sur le modèle de Miramar préparant ainsi au mieux le futur missionnaire. Une fois introduit auprès du roi, le Bienheureux explique ses projets. Hélas, Philippe le Bel ne semble pas comprendre l'enjeu de la politique explicitée par Lulle et le théologien n'est pas aidé dans la réalisation de ses projets. Après cette malheureuse expérience, il se rend à Tunis, puis à Rhodes, à Damiette et au Maghreb. En 1282, il prend la direction de l'Europe et s'installe à Perpignan mais repart, en 1283, pour Montpellier. Il poursuit inlassablement son périple en se rendant à Bologne (1285), à Paris (1286), à Miramar et surtout à Rome avec pour but de convaincre le pape de créer de nouveaux collèges à l'exemple de Miramar (1287). La réponse est de nouveau négative. Il se rend une seconde fois à Paris enseigner sa dogmatique mais il n'est pas accepté en tant qu 'enseignant. Loin de se décourager, il retourne à Montpellier demander de nouveaux fonds pour créer des collèges de mission, ce qui lui est refusé. Plus tard, le 26 octobre 1290, on retrouve sa trace à Rome et en Apulie. Il profite de sa présence en Italie pour se rendre à la cour de Nicolas IV afin d'expliquer son nouveau plan de croisade et sa volonté de créer des collèges orientaux. Mais le pape l'écoute d'une oreille distraite et ses projets n 'aboutissent toujours pas. Face à ses échecs répétés, notre Bienheureux décide de se rendre en Tunisie, recherchant ainsi le martyr en prêchant l'évangile. Il commence, dès 1292, ses prédications. Mais il est très vite dénoncé et, est emprisonné par le Calife Abou Hafs qui le bannit de Bougie : un navire Génois l'accueille et le procureur des infidèles atteint finalement Naples en Janvier 1293, ville où il enseigne et rédige de nombreux traités. Lorsque Boniface VIII devient pape le 25 janvier 1295, Lulle lui renouvelle sa demande de création de collèges orientaux : il essuie un nouveau revers. Découragé par tant d'infortunes, il retourne à Montpellier puis à Paris où il combat l'averroïsme naissant dans la capitale. Il profite de sa présence dans la cité royale pour tenter, une nouvelle fois, de convaincre le roi d'organiser une croisade et de créer des collèges selon son modèle mais il n 'est toujours pas écouté. En 1300, c'est la victoire du Khan sur les musulmans, avec le fol espoir, pour l'Europe, de récupérer les Lieux Saints. Jacques II, qui a succédé à son père, envoie un émissaire au souverain étranger afin de lui proposer une alliance durable contre l'Islam. Mais ce dernier refuse. Tout espoir des occidentaux de reprendre pied en Palestine s'effondre alors.

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En Mai 1301, Lulle embarque pour Chypre, de nombreux comptoirs catalans étant implantés dans le pays et reçoit des lettres relatives au commerce. A Famagouste, un an plus tard, il rencontre le maître du Temple Jacques de Molay. Remarquons toutefois que Lulle n 'hésite pas à jouer le rôle de coursier entre commerçants de différents pays : son voyage à Chypre en est la preuve. Puis, de Mai 1303 à 1305, il est en Italie où il rédige de nombreuses œuvres. Le 24 juin de la même année il reçoit une pension de Jacques II qui assure ses vieux jours. La même année, il rencontre, avec Jacques II, le pape Clément V à qui il expose ses requêtes : l'entreprise se révèle, une nouvelle fois, vaine. Alors, désespéré, il retourne à Bougie ou règne Abou Zalearía et tente de prêcher l'évangile. Mais au lieu de trouver le martyr, il est une nouvelle fois emprisonné et est sauvé des geôles par un groupe de Génois et de Catalans. Sorti de prison, il embarque dans un navire Génois qui fait naufrage près de Pise : il survit mais une grande partie de ses écrits son perdus. En 1308, il se repose à Rome et achève son Ars generalis et ultima. C'est en 1309 qu'il rencontre Clément V, lui demandant de prêcher la croisade afin d'exterminer les Sarrasins et les Byzantins. Devant un refus, qui est désormais habituel, il retourne à Paris. Il y reste deux ans (13091311) et continue sa lutte contre l'averroïsme. Puis il se rend ensuite au concile de Vienne (octobre 1311 à mai 1312) et demande l'interdiction de l'enseignement d'Averroès, l'organisation d'une nouvelle croisade, la fusion des ordres militaires et l'érection de collèges fondés sur le principe de celui de Miramar. Il obtient enfin certains résultats : des chaires d'arabes, de grec, d'hébreu et de chaldéen sont instaurées à Paris, Bologne, Oxford et Salamanque. De 1312 à 1313, il rédige beaucoup et se rapproche de Frédéric III, qu'il rencontre à Messine, et lui demande d'organiser des rencontres théologiques opposant les différents monothéismes. En 1314, il rentre à Majorque et organise sa dernière campagne d'évangélisation au Maghreb. Il se rend, en 1315 en Tunisie puis à Bougie où il est fortement molesté. Des Génois le recueillent et l'embarquent dans le but de le ramener à Majorque. Mais le bateau fait naufrage et on retrouve son corps en décembre 1315, sur la plage de sa patrie Les influences littéraires de Rûmî sont innombrables. Le mystique se repose, évidemment, sur le Coran et les Hadîts, mais il s'inspire également de traditions séculaires musulmanes, du folklore local2 et des différentes cultures ' Pour certains auteurs, notre apologète serait mort sur le bateau génois ( in E. Longpré, D.T.C., p. 1077). 2 Un exemple d'inspiration de ces différents folklore de la Méditerranée se trouvent dans le livre d'Annemarie Schimmel, op. cit., pp. 391-392.

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du bassin méditerranéen oriental qu'il connaît très bien. Ce sont ces différents éléments qui viennent se mêler inextricablement à son expérience mystique. Nous pouvons cependant considérer que la principale source de son inspiration provient de ses expériences mystiques. De même, Ibn 'Arabi joue également un rôle déterminant lors de sa formation intellectuelle grâce à l'enseignement de Sadruddin Qonawi. Certes, ses Pîr successifs, et en particulier Shams de Tabrîzî, permettent à ce génie d'éclore, mais sa source principale d'inspiration, selon son propre témoignage, demeure Dieu. Le lecteur trouve également dans son œuvre, des influences philosophiques néo-platoniciennes et aristotéliciennes. Il ne faut pas s'en étonner si l'on considère que la culture grecque est omniprésente dans le pays de « Rûm ». En effet, certains savants et philosophes arabes conservent précieusement les enseignements des philosophes grecs et la présence d'importants et anciens centres chrétiens qui se trouvaient à quelques kilomètres de Konya, ainsi que l'existence de grands établissements monastiques installés dans les cavernes proches de Gôreme sont des facteurs déterminants pour la conservation de la culture grecque. Nous comprenons alors pourquoi Rûmî parla plus de Jésus et de Marie que n'importe quel autre poète comparable1 ! L'œuvre de Rûmî se place donc au carrefour de plusieurs cultures, philosophies, folklores et religions sont assimilés par la mystique de l'auteur, ce qui rend son travail original et inclassable2. En ce qui concerne sa production littéraire, elle est considérable : plus de 36000 vers3 de poésie lyrique, plus de 26000 vers dans le Mathnawf. 5 A coté de ses propos de table intitulés Fihi ma flhi , sa poésie est un monument imposant. Il écrit aussi de nombreuses lettres. Son œuvre principale, le Mathnawfi, nous intéressera au premier chef : nous étudierons la vision qu'il donne des autres monothéismes à travers cette œuvre complétée par celle de son biographe Aflâkî7. Même si les descriptions du Mathnawî

1 Pour les sources qui composent ces parties, cf. Schimmel A. op. cit. pp. 389 à 398 et VitrayMayerovitch, op. cit., pp. 13-49. Eva de Vitray-Mayerovitch insiste sur trois personnes qui marquent de façon profonde l'œuvre de Rûmî, cf. op. cit. , pp. 16-22. 3 À inclure dans ses œuvres poétique : Les odes mystiques (Dîvân-e Shams-e Tabrîzî), éd. Klincksieck, Paris, 1984. 4 Pour une approche bibliographique nous nous sommes inspirés de l'œuvre de Schimmel A. Le soufisme ou les dimensions mystiques de l'Islam, éd. Cerf, coll. Patrimoine, Paris, 1996 et des livres de Eva de Vitray-Meyerovitch, Mystique, introduction pp. 13-49, et, du même auteur, Rûmî et le soufisme, pp. 71-72, coll. Maîtres spirituelles n°41 éd. Du Seuil, Paris, 1977. ^ Le livre du dedans, coll. Spiritualité vivante, n°145, éd. Albin Michel, Paris, 1997. ® Mathnawî, traduit du persan par E. de Vitray Meyerovitch et D. Mortazavi, Monaco, 1990. n Dans la Aflâkî, Les saints des derviches tourneurs, Paris, T. 1 et 2, 1978.

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sont souvent les supports d'analogies et ne doivent pas être prises au sens littéral ou historique, ils contribuent cependant à dresser le tableau de l'image des autres religions dans l'œuvre de Rûmî. Dans cette oeuvre se trouvent presque toutes les théories mystiques concevables et connues au XlIIe siècle : c'est pourquoi il est délicat d'édifier un système mystique qui lui serait propre à partir de ces récits et paraboles. Pour cette raison, il est presque impossible de donner une approche systématique à son œuvre. Au début du 13e siècle, les cabalistes émergent comme un groupe mystique distinct 1 . Parmi ceux-ci, certains insistent tout particulièrement sur la révélation divine lors de moments d'extase et sur la technique, véritable éthique, permettant d'arriver à une union mystique avec Dieu : la vie et l'œuvre d'Abraham Aboulafia s'inscrit dans ce mouvement. C'est pourquoi il est délicat de rattacher le kabbaliste à une « école » particulière puisque nous nous trouvons devant un système mystique ne cherchant que Dieu comme seul maître et, quêtant ce but, il se sort peu à peu du schéma incluant le rapport traditionnel de « maître-disciple ». Cependant, les grandes étapes de sa vie intellectuelle, marquées par des rencontres majeures, lui permettent d'élaborer sa pensée. La première rencontre est celle de Rabbi Hillel de Vérone, qu'il découvre à son retour de Terre Sainte et qui lui enseigne le Guide des égarés à Capoue. Au cours de cette formation, le rabbin lui fait découvrir le côté mystique de l'œuvre de Moïse Maïmonide et Aboulafia y trouve probablement l'idée que l'Intellect agent (notion aristotélicienne très répandue dans les écrits des intellectuels au moyen âge), peut s'unir à Dieu. Dès ce moment, le kabbaliste décide que son œuvre sera la dernière étape de la mystique ébauchée par Maïmonide 2 . En 1270, il revient en Espagne où il commence à entreprendre le travail d'union entre la philosophie et la kabbale. Afin de s'armer sur le plan théorique, il décide d'étudier le Sepher Yetsira et ses douze commentaires. A cette fin, il entre en contact avec un cercle de kabbalistes qui tentent de trouver le moyen le plus efficace d'être en union avec Dieu, et cela à l'aide de trois outils : la Gématria, le Notarikon et la Temura. Le plus connu de ce cercle est

1 pour réaliser cette analyse, nous nous sommes servis des études de G. Scholem : Les grands courants de la mystique juive, op. cit. pp. 134-160 ; M. Idel, L'expérience mystique d'Abraham Aboulafia, op. cit. pp. 11-23 ; ainsi que Maïmonide et la mystique juive de M. Idel, œuvre soulignant admirablement l'influence de la philosophie Maïmonidienne dans l'œuvre d'Aboulafia. 2 II en a d'ailleurs écrit un commentaire mystique que l'on trouve en deux versions : Haye Nephesh, ms. Munich, 408 ; Enelow Mémorial Collection 96 du JthS et le Sitre Tora dont on connaît plus de 25 manuscrits.

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R. Baruch Togarmi 1 qui « l'initia à la vraie signification du S e f e r Yetsira » 2 et qu'il accepte comme maître à penser. A la fin de son temps d'étude, féru de deux formations jugées antagonistes dans le milieu juif de l'époque 3 , il décide d'approfondir seul les questions de la prophétie et du messianisme, ultimes étapes de la vie spirituelle selon Maïmonide et lieu de l'union entre la philosophie et la mystique 4 . Il restera sur l'étude de cette question, qui constituera la véritable pierre d'angle de sa mystique, le restant de sa vie en développant une kabbale originale. Nous avons donc discerné des influences théologiques et techniques qui sont les bases de l'élaboration de la kabbale extatique. Cependant, une fois parti d'Espagne en 1274, Aboulafia fonde seul les bases de la kabbale extatique : c'est pour cette raison qu'il est difficile de lui accorder un guide spirituel. Le seul guide qui l'aide dans son entreprise est Métatron, son maître spirituel qu'il perçoit et l'enseigne lors de ses expériences spirituelles. Sur un plan scripturaire, Abraham Aboulafia se montre très prolixe 5 . La plupart de ses écrits nous sont parvenus mais certains sont perdus. En l'espace de vingt ans, il rédige près de cinquante essais, brefs ou longs. Nous pouvons les catégoriser en quatre domaines : Les guides : Le genre littéraire le plus développé par le mystique est constitué des guides menant vers la voie de la prophétie et vers la devéqout (l'union mystique). Ces textes intéresseront au premier chef notre étude car ils font allusion à des techniques similaires à d'autres cultures mystiques. Les trois plus importants et les plus diffusés sont le Sefer 'or Ha-sekhel, le Livre de la lumière de l'intellect, le Sefer 'imre shefer, le Livre des belles paroles et le Sefer 'otsar 'Edett Ganouz, le Livre du trésor de l'Eden caché, qui nous renseignent de manière remarquable sur sa vie et nous intéresseront dans la description de ses relations avec les gentils 6 . Les exégèses des textes classiques juifs : son Sefer Ha-maftéhot, Livre des clés, est un commentaire de la Tora.

le

1 Dont on a conservé l'exemplaire d'une de ses œuvres : Les clés pour la kabbale, qui permet de constater qu'il utilise les trois méthodes reprises par Abraham Aboulafia. 2 Miphteoth Ha-Kabbala, Paris, 1270. J sur les relations conflictuelles entre philosophie et kabbale théosophique, cf. Idel, Maïmonide et la mystique juive, Paris, 1991, pp. 11-34. 4 Sur la question de l'apport de l'œuvre de Maïmonide dans la kabbale extatique, cf. Idel, Maïmonide, pp. 35-60. 5 Pour cette étude, nous nous sommes reposés sur les remarques et les analyses de M. Idel, L'expérience, pp. 14-17 et de G. Scholem, Les grands courants, pp. 139-141. 6 Ce texte a été publié pour la première fois par Jellinek dans Beth Ha-Midrach, vol. III, pp. XL et suivantes de l'introduction.

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Les livres prophétiques : la plupart de ces textes sont perdus : seul a survécu le Sefer Ha- 'ot, le Livre du signe. Ce genre littéraire permet à l'auteur d'informer ses disciples de ses visions mystiques et messianiques. Nous reviendrons sur certaines visions décrites au cours de notre étude. Les écrits occasionnels : ils incluent sa poésie et ses épîtres. Ces ouvrages ont pour intérêt de connaître de manière plus précise l'œuvre d'Aboulafia et sont au nombre de trente. A ce corpus littéraire s'ajoutera l'étude de certains textes de l'école aboulafïenne afin d'affiner notre compréhension de sa doctrine1. La filiation intellectuelle et spirituelle de R. Lulle semble être plus simple à cerner. Mais la facilité n'est qu'apparente2. Il a certainement une culture augustinienne, comme tout bon érudit de son temps. Il est probablement influencé par Saint Anselme. Il se réclame de Richard de Saint Victor, qui nourrit son aspect mystique. Il connaît également Aristote, dont il résume les principaux écrits3 et qu'il critique ainsi que Platon. En outre, nous remarquons également une analogie dans la structure de ses textes avec ceux de Gundisalvi. Cependant, nous ne suivrons pas le professeur Longpré, dans son article pour le Dictionnaire de Théologie Catholique, qui met au second plan l'influence de la philosophie et des autres religions monothéistes sur les œuvres de Lulle4. Le fait que l'île de Majorque se compose, sur le plan culturel, social et économique, aussi bien de juifs, de chrétiens et de musulmans, est un élément primordial pour notre étude. En effet, au lendemain de la reconquête de l'île, cette cohabitation entre les trois religions du Livre permet à Lulle de se sensibiliser aux religions juive et musulmane. Nous retrouvons cette ouverture religieuse et culturelle par le fait que le Bienheureux apprend, puis décide d'écrire en arabe : démarche rarissime pour ce siècle ! Puis, comme nous l'étudierons dans notre prochaine partie, la structure de ses textes démontre une connaissance des cultures et des religions musulmane et judaïque hors du commun Si l'on doit découvrir les sources élaborant la pensée de Raymond Lulle, nous devons nous tourner vers les grands noms du mysticisme de l'Occident chrétien. Mais son désir d'évangéliser les incroyants, ou plutôt devrions nous dire les « mauvais croyants », le fait s'adapter et s'ouvrir aux écrits des autres grands penseurs monothéistes qui, à n'en pas douter, influencèrent beaucoup son herméneutique. La preuve en est qu'il utilise des idiomes arabes afin d'exprimer au mieux ses idées philosophiques et théologiques lors de ses entreprises missionnaires5. ' Pour une liste exhaustive des écrits des disciples d'Aboulafia, cf. M. Idel, L 'expérience, pp. 16-17. 2

Sur ce sujet, cf. Sala-Molins, op. cit. , pp. 74-79.

3

Doctrina puerai chapitre CLXXV, pp. 197-199.

4

D.T.C., E. Longpré, Raymond Lulle, pp. 1072-1141, tome 13b.

5

pourtant, nous suivons l'avis de E. Longpré dans l'idée que la notion d'attribut divin n'a pas été inspirée de l'Islam (école d'Ibn Massara). Pour l'argumentation, cf. D.T.C. p. 1075.

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De même, affirmer que Lulle est influencé par Saint Bonaventure est tout aussi dangereux : l'enseignement de ce grand homme n'étant probablement pas parvenu jusqu'à Majorque. Il est tout aussi douteux de le déclarer issu de l'école franciscaine ou dominicaine. Si nous désirons un élément de réponse, il faut garder en tête que Lulle est un scientifique, un juriste et, avant tout, un autodidacte. Il serait donc téméraire de lui imposer une école de pensée ou un cadre clair. De la même manière que Rûmî, il se tient dans une tradition ayant pour ultime référence sa relation mystique à Dieu. En ce qui concerne son œuvre, nous ne pouvons en constituer une liste exhaustive, cela demanderait de citer près de trois cents titres1. Cependant, nous allons catégoriser sommairement ses types d'écrits qui sont au nombre de dix : Les œuvres encyclopédiques, comme YArbre de Science (Rome, 1296), qui peut être considéré comme un prodigieux et naïf essai d'unification de tout le savoir humain ; Les œuvres philosophiques, comme VArs compendiosa inveniendi veritatem (Majorque) ou VArs generalis ultima (Pise, 1308) qui établissent son Art ; Les œuvres scientifiques, comme le Liber physicorum novus et compendiosus (Paris, 1310) ; Les œuvres théologiques, comme la Declaratio Raymundi per modum dialogui édita (Paris, 1298) ; Les œuvres mystiques, comme YArbre de la philosophie et de l'Amour (Paris, 1298) ; Les œuvres pédagogiques, comme la Doctrine puérile (Montpellier, 1282-1287); Les œuvres sur les croisades et les missions, comme le De fine (Montpellier, 1305), domaine qui nous intéressera plus particulièrement car il est le lieu privilégié de la vision qu'il porte sur les autres religions monothéistes ; Les œuvres littéraires à fond social, comme le Félix des merveilles (Paris, 1287-1289) ;

1 Pour connaître la liste en parti exhaustive des œuvres de Lulle, cf. D.T.C., pp. 1098 et suivantes, A. Llinarès, Raymond Lulle, philosophe de l'action, Paris, 1963, pp. 427-453 et surtout E. W. Platzeck, Raimund Lull, t. 2, pp. 3-84 et 231-266. Il existe des traductions françaises de ses œuvres : R. Lulle, Le livre du gentil et des trois sages, trad. Llinarès A., Paris, 1993, œuvre qui constituera l'essentiel de notre étude ; L'Art bref, trad. Llinarès A., Paris, 1991, et des textes choisis et traduits par L. Sala Molins, Lulle, L arbre de philosophie d'Amour, le livre de l'Ami et de l'Aimé et choix de textes philosophiques et mystiques, éd. Aubier, coll. Bibliothèque philosophique, Paris, 1967. D'autres œuvres ont été traduites et annotées par Llinarès dont Principes et questions de Théologie, éd. Du Cerf, mais elles sortent de notre étude. Enfin, pour une liste des éditions modernes cf. Sala-Molins, Lulle, pp. 46-47.

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Enfin, les œuvres rimées, comme le Plant de la Verge (Miramar entre 1276 et 1285). Cette classification demeure toutefois arbitraire, beaucoup d'ouvrages lulliens embrassent en effet plusieurs domaines à la fois : c'est pour cette raison que notre étude tiendra compte des textes de tous les domaines présentés. Notre travail nous demande une sélection rigoureuse des textes à étudier dans un corpus lullien vaste et riche. Notre choix s'est tourné vers, le Livre de contemplation, et particulièrement sa septième partie, titrée le Llibre de les besties, vers le Livre des cinq sages qui concerne sa littérature mystique, ainsi que Le livre de l'ami et de l'aiméx et le Livre de Blaquerne. Son œuvre poétique canoniale, nous apportera le texte Els cent noms de Deu composé de Tercets monorimes divisés en cent chapitres de trois mille vers (Rome 1285). Mais surtout, nous concentrerons notre étude sur le Livre du gentil et des trois sages. Nous témoignerons, au cours de cette étude, des changements de perception des autres religions monothéistes à travers son œuvre. La difficulté à établir les sources d'inspirations des trois mystiques, au moment où ils commencent à créer un système qui leur est propre, montre l'originalité de leur pensée qui ne se résume pas à la somme des expériences vécues. Toutefois, le problème peut se résoudre en incluant un nouvel axiome à notre réflexion : ces trois hommes de confessions différentes ont en commun une révélation particulière accordée par Dieu. Cette révélation peut être résumée ainsi : ils découvrent et/ou sont porteurs d'une révélation divine véritable. Leur but est donc double : fonder un système en harmonie avec cette révélation et remettre sur le droit chemin les croyants de leur, et des autres, religion perdue dans l'idolâtrie. Nous pourrions débattre longuement de la teneur de ces différentes révélations contradictoires qui se déchirent, apparemment, la vérité divine. Nous aimerions toutefois faire une remarque sur ce point. Si révélation divine il y a, elle est hors du langage. Seul le Soi de l'être recevant le message divin permet de donner une forme, dessinant le non-dit au delà du langage. De plus, si nous considérons la notion de révélation dans cette optique, l'humilité qu'elle impose, par son mystère pesant sur les êtres touchés par elle, implique le respect du croyant, et plus particulièrement du mystique, envers les autres religions abrahamiques. Cet élément nous aidera à comprendre pourquoi un autodidacte comme R. Lulle est aussi bien influencé par le judaïsme que par le christianisme ou l'Islam. Nous pourrions faire la même remarque pour les deux autres auteurs. Dans ce cadre, il semble évident qu'une mystique ne peut pas sortir ex-nihilo car elle a besoin d'un appui temporel pour prendre corps. C'est à ce moment là que l'aspect humain rentre 1 Et en particulier le chapitre LXXXV1II du Blaquerne.

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en compte et que les maîtres successifs ou les idées apportent un cadre à ces auteurs afin de conceptualiser l'expérience, ou à la suite d'expériences vécues. De là la difficulté du chercheur pour trouver une pensée ou une suite de rencontres maîtresses et déterminantes qui expliciterait enfin la formation de ces trois mystiques. C'est pour cette raison que nous devons prendre sérieusement en compte la notion de révélation divine comme axiome de réflexion sur un tel sujet. Toutefois, l'attitude de ces mystiques diffère selon leur confession religieuse. En effet, Aboulafia rédige ses travaux pour les savants juifs, alors que Lulle place ses écrits entre deux révélations tout en tentant de les christianiser. Enfin, Rûmî explicite sa mystique comme la synthèse des trois traditions abrahamiques. Dans ce cadre, nous tenons à établir une hypothèse concernant la formation de la mystique de Raymond Lulle. Les chercheurs tentent de trouver les divers éléments qui influencent la formation de la pensée lullienne. 11 est pourtant étonnant qu'apparemment aucun ne considère que Raymond l'autodidacte, ayant pour ambition la création d'un système de conversion universelle, se soit simplement renseigné sur les différentes techniques mystiques afin d'en tirer des dénominateurs communs servant alors de lieux communs pour une évangélisation plus efficace : il ne faut pas oublier que Raymond Lulle est un homme qui participe à des controverses et cet aspect est omniprésent dans son œuvre. Alors que l'intellectuel se questionne sur les origines de la conception des dignités (ses sources d'inspirations sont-elles juives, musulmanes ou chrétiennes ?), nous pouvons peut-être considérer que cet autodidacte, qui vécut dans un monde à la croisée des trois monothéismes, construit son système des dignités dans le but d'être compris par un large public : son système se base alors sur des notions qui trouvent un écho auprès des membres des différentes religions du Livre et qui fondent son discours lors de l'évangélisation des mauvais croyants. Afin de dresser un portrait le plus complet possible de la perception qu'a Rûmî des autres religions monothéistes, nous avons sélectionné comme support de travail deux sources complémentaires : le Mathnawî1, composé par le mystique, et le texte de son biographe Aflâkî2. Cependant, deux écueils apparaissent rapidement : l'aspect hagiographique de l'œuvre de son biographe et l'extrême diversité des enseignements du « Maître de Rûm », par des contes à la signification parfois obscure et multiple, provoquent un égarement dans des analyses qui rendent notre étude complexe.

1 op. cit. , note 24. op. cit. , note 25.

2

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Mawlânâ Djalâl-od-Dîn, dans le Mathnawî, fait intervenir dans ses contes des chrétiens et des juifs. Comme ces textes sont des enseignements, il ne faut pas les prendre comme des faits historiques mais ils sont représentatifs de la représentation des croyants de ces deux confessions religieuses. Dans le premier livre, des vers 335 à 407 puis de 437 à 726, est décrite la tentative d'un roi juif pour détruire le christianisme. Dans un premier temps, Rûmî souligne l'antagonisme existant entre juifs et chrétiens, une réalité dont l'Islam se servira lors des controverses. En effet, lors de tels événements, des juifs, islamisés ou non, sont opposés aux chrétiens par les souverains musulmans, à cause de leur science des Ecritures et de leur connaissance de la langue adverse1. A la suite du texte, l'auteur décrit un vizir qui représente le « mécréant », défini comme celui qui est trompeur et « si rusé qu'il aurait fait des nœuds sur l'eau » 2 . Par des discours fallacieux, il divise la chrétienté3. Ainsi, il représente la voie du diable, celui qui divise, qui, sous l'aspect d'un enseignement véridique, trompe le croyant en y mêlant des éléments néfastes pour l'âme : Le vizir disait de belles choses mélangées de mal : dans son sirop sucré il avait versé du poison. L'apparence de ses paroles disait « soyez vigilants dans la Voie. »

En fait elle disait : « soyez négligents ». Dans ce récit, seuls sont sauvés et prospèrent les chrétiens qui se placent sous le nom de Mustafâ (Mohammad), décrit dans les Evangiles selon la tradition islamique. Les autres chrétiens portent leur foi dans une religion pervertie que Dieu remet dans le droit chemin par Mohammad : Dans l'Evangile était le nom de Mustafâ... un groupe d'entre les chrétiens, par désir de la récompense divine... baisaient ce noble nom et inclinaient leur visage vers cette gracieuse description. Dans cette tribulation dont nous avons parlé, cette partie des chrétiens était à l'abri des troubles et de la crainte, protégés contre les méfaits par le nom de Ahmad 4 (Mohammad) ; Leur postérité aussi se multiplia ; la lumière de Ahmad les aidait et les soutenait. Et l'autre catégorie de chrétiens qui méprisaient le nom de Ahmad, Devinrent méprisables et dédaignés à cause des dissensions causées par ce vizir aux mauvais conseils et aux méchants complots.

1

Balivet, Byzantins, p. 29 et note 23. Le Mathnawî, Monaco, 1990, livre premier, vers 338. 3 En particulier, cf. livre I, vers 643-726 qui raconte comment le vizir réussit à diviser la chrétienté. 4 C'est-à-dire, « le loué ». 2

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En outre, leurs religions devinrent corrompues, à cause des rouleaux qui indiquaient tout de façon perverse. ... Puisque le nom de Ahmad devint pour les chrétiens une forteresse inexpugnable, quelle doit être alors l'Essence de cet Esprit loyal ? ' .

Cette Essence est, bien entendu, divine. Nous trouvons dans ce texte l'argument classique qui affirme que les Évangiles ont été censurés de la partie annonçant la venue de Mohammad. Rûmî affirme, dans ce passage, qu'il est attaché à l'Islam. De plus, la lutte des douze émirs est-elle une référence aux douze apôtres du christ ? Le fait que le vizir désigne chaque apôtre comme son unique successeur, est, pour l'auteur, la représentation de la division du christianisme en différentes sectes et la preuve de sa perversion. Nous retrouvons ce même antagonisme entre chrétiens et Juifs au livre un, du vers 739 au vers 8992. Cette fois-ci les chrétiens sont ceux qui sont sous la protection d'Ahmad3. Au vers 740, il est écrit : « Un autre roi, de la lignée de ce juif, entrepris de détruire le peuple de Jésus. ». Dans ce chapitre est décrit le problème de l'idolâtrie : Voyez à présent quel plan conçut ce juif méprisable ! 11 plaça une idole à côté du feu, Disant : « celui qui se prosternera devant cette idole sera sauvé, et s'il ne s'incline pas, il s'assiéra au cœur du feu. » 4

Cette idole représente le nafs5, l'obstacle auquel l'homme s'attache et qui le sépare de Dieu6. Afin de prouver que ses menaces sont sérieuses, le juif envoie un jeune enfant dans le brasier. Or, ces flammes n'entraînent pas sa mort mais elles prennent un rôle purificateur en permettant au croyant d'acquérir une connaissance du Vrai. Ainsi, il découvre que ce monde est impermanent, si l'on sort de l'esclavage du nafs, le croyant découvre alors le monde réel en retournant à la Source. Tout au long du conte, le juif s'oppose donc au vrai croyant. Remarquons enfin que, dans les deux récits, la source d'erreur provient toujours du judaïsme. S'ensuit une courte anecdote sur la vie des Turcomans de la bouche du feu :

1

Mathnawî, livre I, vers 727-738. L'idée que le juif est le tentateur se retrouve dans le livre IV du Mathnawî, vers 353-388 : Le juif qui tenta 'Ali. La preuve en est que lorsque le roi juif voit son plan échouer, il se moque du nom d'Ahmad, le protecteur des chrétiens et reste la bouche tordue, cf. Mathnawî, livre I, vers 812-822. 4 Mathnawî, livre I, vers 769-771. ^ C'est l'âme charnelle ou l'âme concupiscente. 6 Mathnawî, livre I, vers 772-782.

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Les chiens des Turcomans frétillent à la porte de la tente devant les invités. Mais si quelqu'un ayant le visage d'un étranger passe près de la tante, il verra les chiens bondir sur lui comme des lions. Je ne suis pas moins qu'un chien quant à la dévotion, et Dieu pas moindre qu'un Turc quant à la vie. 1

Le fait d'employer un Turc dans son allégorie est d'autant plus osée lorsque l'on sait que les Turcomans sont considérés comme des menaces permanentes pour le sultanat seldjoukide. Les poser en référence positive prouve l'ouverture d'esprit de Rûmî2. L'histoire se finit lorsque le roi juif, persistant dans l'erreur, est brûlé avec ses mauvais conseillés. Il retourne ainsi à sa nature première, qui est purement terrestre. Dans ce conte, le feu symbolise la purification de la partie terrestre de l'homme pour en dégager l'âme céleste. Le récit suivant met en scène un ambassadeur byzantin venant rencontrer 'Omar3. Ses buts sont en premier lieu politiques : « O suivants, où est le palais du khalife, que je puisse y amener mon cheval et mes bagages » 4 . La réponse qui lui est faite est d'une toute autre nature : elle est de caractère spirituel ! Les gens lui répondent que s'il veut rencontrer ce personnage au haut rang spirituel, il doit tout d'abord le chercher de toute son âme et se purifier le cœur des désirs de son nafs5 car 'Omar n'est visible que par les yeux spirituels. L'ambassadeur « attacha son regard à la recherche de 'Omar » : il laisse ainsi son bagage et son cheval se perd. Après bien des difficultés, il touche à son but et trouve 'Omar endormi. En s'approchant de lui, il est rempli d'effroi : Il se dit en lui-même : « J'ai vu bien des rois, j ' a i été honoré et choisi en la présence des sultans ; « Je n'éprouvais ni crainte ni effroi des rois, mais la crainte de cet homme m ' a dérobé mes esprits. « Je suis allé dans une jungle de lions et de léopards, et mon visage ne changea pas de couleurs à cause d'eux. « Souvent quand les années étaient rangées sur le champ de bataille, j e suis devenu furieux comme un lion quand la situation était désespérée ; « J'ai reçu et infligé des coups ; j ' a i été plus courageux en mon cœur que les autres. »

1

Ibidem, vers 831-833. Le Turcoman apparaît une seconde fois dans son œuvre au deuxième livre, aux vers 30473058 et sont décrits comme des sanguinaires annonciateurs de la fin des temps ; puis, dans sixième livre, le Turc apparaît comme l'oisif fermé aux réalités spirituelles, cf. vers 1650-1726 ; enfin, toujours dans ce sixième livre aux vers 670-722, le Turc représente le barbare, l'homme perdu car vide de Dieu. 3 Mathnawî, livre premier, vers 1390-1479. 4 Ibidem, vers 1391. 5 Ibidem, vers 1392-1407. 2

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Rûmî insiste sur la supériorité de la spiritualité, qui est le vrai courage car elle exige de la constance alors que, dans le monde matériel, le courage est circonstanciel, celui de la guerre, de la chasse... Cependant, on remarque que le mystique reconnaît une grande valeur guerrière, diplomatique et spirituelle à ce byzantin, si bien que 'Omar accepte de lui révéler les secrets de la vraie vie spirituelle. Le plénipotentiaire représente-t-il totalement l'Empire byzantin, Etat jugé trop guerrier et politique par Rûmî et exsangue spirituellement de la vraie connaissance que lui apporterait l'Islam ? Nous sommes en droit de le penser, la volonté de prendre en exemple non pas un noble mais un ambassadeur est un argument décisif, l'ambassadeur symbolisant la demande. De même, dans le livre cinquième aux vers 2887 à 2911, nous retrouvons l'exemple d'un ascète chrétien qui cherche un « maître spirituel » dans une boutique. Dans ce conte, l'homme porte sa propre lumière en plein jour et un marchand lui professe qu'il ne s'arrête qu'à l'aspect superficiel des doctrines enseignées par sa religion et qu'il doit découvrir le sens de ce qui est caché. Une fois de plus, les chrétiens apparaissent comme des quêteurs de vérité qui demeurent à la surface de la connaissance ésotérique. Enfin, dans ce premier livre aux vers 3467 aux vers 3499, nous

trouvons « / 'histoire de la discussion entre les Byzantins et les Chinois sur l'art de peindre et de faire des portraits ». C'est à un duel d'artiste que nous allons assister où le sultan jouera le rôle d'arbitre, signe supplémentaire que l'Islam joue le rôle de référence selon Rûmî. La suite de l'histoire est une allégorie sur la qualité du travail spirituel que l'âme doit exécuter afin de se nettoyer de ses souillures. A la fin du conte, les Byzantins gagnent le concours et l'auteur d'affirmer : « Les Byzantins, ô mon père, sont les soufis... ». Cette comparaison montre l'évolution de la considération qu'a Rûmî du Byzantin qui, en tant que chrétien, est d'une part dans l'erreur, comme nous l'avons vu dans le premier texte, mais a une forte propension aux choses spirituelles, comme nous l'avons vu dans les deux derniers textes. Mais Rûmî va-t-il encore plus loin en gommant les différences entre les religions ? Dans son livre trois, du vers 3104 à 3109 nous obtenons un premier élément de réponse : La démarche de certains est excessivement cachée : comment deviendraient-ils connus par le commun des gens ? Ils possèdent tous cette souveraineté spirituelle, et cependant à aucun moment les yeux ne l'aperçoivent. Leurs miracles et eux-mêmes se trouvent dans le sanctuaire divin : les abdâl eux-mêmes n'entendent pas leurs noms. Où bien ignores-tu les générosités de Dieu qui t'appelle à te rendre là-bas ? Le monde tout entier aux six directions les rempli de Sa générosité : Partout où tu regardes, Il manifeste Sa générosité. Quand un homme généreux t'ordonne de venir dans le feu, vas-y vite et ne dit pas : « il me brûlera. »

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Rûmî fait-il référence à des mystiques d'autres religions qui parcouraient la voie du Vrai ? le texte des vers 406 à 486 du livre quatre permet de répondre affirmativement : Explication du texte : « En vérité, les croyants sont frères, et les ulamâ (théologiens) sont une seule âme ; en particulier l'unité de David, Salomon et tous les autres prophètes... car nous ne faisons aucune distinction entre eux (les prophètes)... les fidèles sont nombreux mais la foi est unique... Chez les possesseurs de ce souffle divin (le prophète ou le saint), il y a une âme autre que l'âme et l'intelligence humaines... les âmes des Lions de Dieu sont unies. J'ai parlé de leurs âmes au pluriel, car cette âme unique est comme une centaine par rapport au corps... les fidèles sont une seule âme. ... ceux qui ont quitté ce monde ne sont pas non existant, mais ils sont plongés dans les Attributs divins. Tous leurs attributs sont absorbés dans les Attributs de Dieu... Unis rapidement ton esprit, ô Untel, aux saints esprits des voyageurs (sur la voie mystique). ...Pour cette raison, nos compagnons sont en guerre, mais nul n ' a entendu parler de guerre parmi les prophètes.

Dans ce passage, Rûmî insiste sur la continuité de la révélation divine d'Abraham à Mohammad. C'est donc la même foi qui unit les croyants des différents prophètes mais elles sont hiérarchisées : le judaïsme a reçu une première révélation qui est complétée par celle de Jésus et trouve son apogée chez Mohammad. Les querelles entre différentes confessions religieuses ne seraient alors que résultat dû à l'attachement de l'homme à son nafs entraînant le désir de voir sa propre religion triompher des autres. Le vrai croyant est-il alors celui qui, parce qu'il cherche Dieu de toute sa force et de toute son âme, découvre que ces religions ne proviennent que d'une seule source ? Les deux derniers vers cités nous permettent de répondre affirmativement à cette question. Ainsi, le vrai croyant est celui qui suit la voie, celle qui permet de retourner à Dieu. Afin d'affiner notre étude, nous tenterons de savoir qui, pour Rûmî, est l'incroyant. Dans le livre quatre, des vers 2833 à 2881, l'incroyant est représenté par le philosophe qui attend la preuve de l'existence de Dieu 1 . Il est celui qui rejette Dieu car, comme matérialiste, le monde spirituel ne lui apparaît pas : il est celui qui n'a pas accès à l'aspect ésotérique de la religion. Dans le livre six, des vers 2376 à 2456, les mécréants sont les juifs et les chrétiens :

' Le philosophe représente également le doute insinué par la raison qui se désire autonome et comme seule référence dans ses rapports au monde. Dans ce cas, la raison humaine provient du nafs car elle rejette Dieu, cf. les textes du livre II vers 1633-1720 et au livre VI, les vers 39143986, sur la vanité de la science profane, cf. livre IV, vers 1436-1453.

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Un vrai croyant voyagea avec des mécréants [un juif et un chrétien], comme la raison associée à l'âme charnelle et au Démon. ... Les deux étrangers [le juif et le chrétien] étaient rassasiés de nourriture et souffraient d'indigestion ; il se trouvait que le vrai croyant avait jeûné toute la journée.

Le soir venu, les voyageurs se couchent sans dîner et font jeûner le musulman. Jusqu'à cet instant, les deux représentants des monothéismes abrahamiques passent pour de cruels vauriens. Mais la suite de l'histoire est plus surprenante : le lendemain, chacun doit raconter son rêve et la personne qui aura fait le songe le plus spirituel aura droit de manger Vhalwâ. Le juif débute son récit et le conclut ainsi : « A nouveau, dès que la transe me quitta, la forme de chacun me parut différente. « Ils étaient les prophètes doués de l'amour (de Dieu) ; aussi l'unité (spirituelle) des prophètes m'apparut clairement... » De cette façon le juif raconta son rêve : il y a beaucoup de juifs dont la fin est digne de louanges. Ne regarde aucun infidèle avec mépris, car on peut espérer qu'il mourra musulman. Quelle connaissance as-tu de sa vie, que tu détournes une seule fois de lui ton visage ?

S'ensuit la fin de l'histoire où la moralité est qu'il vaut mieux un croyant actif, représenté par le musulman, dans le monde qu'un spirituel, qu'un homme ayant atteint un haut rang, mais égoïste et satisfait1. Ce passage nous révèle donc deux points importants : le premier est que, même si Rûmî reconnaît un haut rang spirituel aux juifs et aux chrétiens, et en particulier ceux qui recherchent une connaissance ésotérique, la contemplation des mystères de Dieu ne vaut pas l'action. Le second est qu'il ne faut jamais juger un infidèle et en particulier ceux venant de la religion abrahamique : ceux-ci, par leurs cheminements intérieurs, peuvent arriver à l'Islam où ils seront sauvés en reconnaissant le véritable sens de la religion, celui de la continuité de la révélation divine d'Abraham à Mohammad. Il y a donc évolution spirituelle dans la connaissance ésotérique dont l'ultime stade est la découverte de l'Islam. L'auteur fait donc une différence entre musulman, juif el chrétien par la plus grande facilité qu'a le musulman de découvrir la continuité de la révélation prophétique. Cette position se base sur le fait que l'Islam est la dernière religion révélée et cette ultime révélation manque au judaïsme et au christianisme, cependant, l'ultime connaissance ne leur est pas interdite mais elle se révèle plus difficile à acquérir.

1

Mathnawî, livre VI, vers 1486-2509.

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Voilà donc l'image qu'à Rûmî des autres religions abrahamiques dans le Mathnawî. Il faut à présent compléter notre étude par l'analyse du livre d'Aflâkî, Les saints des derviches tourneurs, sur la question du rôle que jouèrent les juifs et les chrétiens dans la vie de Mawlânâ. Il est évident que par sa visée hagiographique, l'œuvre d'Aflâkî reste partiale et que la plupart des textes, mettant en scène soit les juifs soit les chrétiens, regroupent, dans la majorité des cas, des exemples relatant des conversions à l'Islam 1 . Cependant, ces passages nous renseignent sur les conditions de vie des membres des religions abrahamiques à Konya, comment juifs et chrétiens sont perçus par les derviches tourneurs et de l'importance des conversions à l'Islam, point qui est confirmé historiquement. Dans le livre deux, aux pages 13 et 14, nous trouvons un exemple illustrant nos propos. Rûmî sort d'un grand concert où il dansa : Quand nous sortîmes du concert, à l'extrémité du quartier que nous traversions, le son d'un violon, sortant d'un cabaret, parvint aux oreilles de notre Maître (Rûmî) ; il s'arrêta un instant puis se mit à exécuter la danse giratoire et à éprouver des sensations de plaisir : il poussa des cris jusqu'à très près de l'aurore. Tous les débauchés, se précipitant dehors, tombèrent au pied du Maître, qui leur distribua tous les vêtements qu'il portait sur lui ; on dit que c'étaient tous des Arméniens. Quand il fut rentré dans son Collège béni, le second jour cette société de débauchés vinrent le trouver, devinrent de sincères musulmans, se déclarèrent ses disciples et donnèrent des concerts.

Ce texte décrit des Arméniens, donc des chrétiens, qui s'adonnent à la boisson et à la danse de manière illicite. Par son exemple, Rûmî leur montre la voie licite et ceux-ci se convertissent. C'est le manque d'éthique de la vie des chrétiens anatoliens qui est ainsi mis en valeur, même si ces derniers peuvent être remis sur la bonne voie en « sacralisant » leur mauvaise manière de vivre par la conversion. Cependant, une autre série de textes témoigne d'un aspect transconfessionnel très présent dans la vie de Rûmî. Tout d'abord à la page 67 du livre deux, l'histoire de la jeune esclave grecque nous renseigne : le Maître l'appelait Çiddiqâ « la très véridique ». Elle parlait fréquemment de miracles, et disait : « J'ai vu une lumière verte, une lumière rouge, j'ai contemplé tel ange ; l'âme de tel saint ou de tel prophète s'est manifesté à moi ».

Rûmî, ensuite, valide la véracité de ces dires et reconnaît un haut rang spirituel à cette esclave. Une série de textes, relatant les fréquentes relations entre Rûmî et le couvent de Platon, constituent la pierre d'angle de notre étude : 1

Comme par exemple, dans le livre II, page 8, le court texte d'un rabbin qui se convertit.

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Il y avait dans le couvent de Platon, un sage moine très érudit et fort âgé. Toutes les fois que les compagnons se rendaient en promenade dans ce monastère, il les servait de toutes manières et manifestait sa confiance... Les compagnons l'interrogèrent un jour sur le motif de cette confiance, et sur l'opinion qu'il avait du Maître, ainsi que sur la manière dont il l'avait connu. Vous autres, dit-il, que connaissez-vous de lui ? Moi, j'ai vu chez lui des miracles innombrables et des choses étonnantes sans limites ; je suis devenu son serviteur sincère. J'ai lu, dans l'évangile, les biographies des prophètes passés, j'ai constaté la même chose dans sa personne bénie, et j'ai cru en sa vérité 1 . Dans la suite du texte, le moine cite le Coran puis conte le miracle qui l'a conduit à la conversion 2 . Sur un plan historique, le texte nous renseigne sur les rapports entre chrétiens et soufis. Il apparaît que ces relations sont fréquentes et que les moines connaissent bien le Coran. Si des conversions se passent, elles ne semblent pas nécessairement entraîner une rupture avec les engagements religieux précédents : ainsi le moine qui devient soufi ne quitte pas le monastère mais devient un musulman de cœur. Il apparaît donc que suivre la voie ésotérique menant à Dieu n'implique pas un renoncement de sa religion exotérique. Le croyant peut donc garder sa religion et n'est pas obligé de l'apostasier. Ce texte est à mettre en relation avec celui du livre cinq du Mathnawî, des vers 3356 à 3366 se référant à l'histoire d'un infidèle du temps de Bâyazîd : l'incroyant reconnaît le rang spirituel de Bâyazîd mais n'a ni penchant, ni désir de se convertir à l'Islam à cause de la conduite des musulmans. Dans les deux cas, le mécréant s'attache plus à un homme et à son enseignement qu'à l'Islam. Toujours au couvent de Platon : Le chef des moines du couvent de Platon, un de leurs grands docteurs, était un vieillard versé dans les sciences ; on venait chercher la science auprès de lui de Constantinople, du pays des Francs, de Sîs, du Djanik (en Asie Mineure) et d'autres endroits ; on apprenait de lui les règles des jugements. Voici ce qu'il a raconté : Un jour, le Maître était venu au couvent de Platon, qui est sur le flan de la montagne ; il entra dans la caverne où sourd une eau froide ; il pénétra jusqu'au fond tandis que moi, resté au dehors, j'observais pour voir ce qu'il allait faire. Il resta dans l'eau froide pendant sept jours et sept nuits ; puis il en sortit en manifestant des troubles et partit. En vérité, il n'y avait pas dans son corps la moindre trace de changement. Puis le moine jura que ce qu'il avait lu au sujet du Messie, ce qu'il avait appris en parcourant les livres d'Abraham et de Moïse, ce qu'il

' Aflâkî, Les saints des derviches tourneurs, Pairs, 1978, tome 2, pp. 67-68. Ce texte est très intéressant car Rûmî et le moine ont leurs tuniques respectives jetées dans le feu et seule la tunique du moine brûle. La structure du texte est la même que celle du Mathnawî, livre premier, vers 769-853 où le vrai croyant est celui qui survit au feu purificateur. Le fait que le texte du Mathnawî conte l'histoire de la survie des chrétiens sous la protection d'Ahmad, il sert certainement de cadre dans la construction du récit d'Aflâkî ou des chrétiens attachés à l'Islam sont mis en scène. 2

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avait vu dans les anciens traités d'histoire relativement à la grandeur de l'action des prophètes, se retrouvait chez notre maître et même davantage. Celui-ci l'a même dit dans ses poésies mystiques : « O, toi qui es anéanti dans l'amour, tu es une âme, et quelque chose de plus ; ô, toi qui as ce pli, tu es cela et quelque chose de plus. »

Ce texte confirme l'hypothèse exposée dans le précédent, puisque le moine, au lieu de se convertir, reconnaît le haut rang spirituel de Rûmî. Le dernier texte se référent au couvent de Platon est une anecdote de l'émir Nedjm-ed-dîn, gouverneur de la forteresse de Kawâla. Ce personnage politique important s'étonne que Rûmî passe « les jours révérés qui sont la dizaine de dhou 'l-hidjdjé », les dix jours qui précèdent la Fête des Sacrifices, à « s'occuper des plaisirs en compagnie des moines » accompagné de « quarante ou cinquante personnes ». Rûmî, percevant le jugement du musulman à rencontre des moines, lui répond vertement en récitant : Dans la voie de Dieu, ne fais pas usage d'associé ; n'ouvre pas les yeux pour blâmer les gens. Dieu connaît le secret de chaque serviteur, regarde en toi-même, et ne commence pas à bavarder.

Puis il jette de colère une coupe en verre à terre qui ne se casse pas. Ce miracle lui permet d'affirmer : mais en vérité, il faut savoir que Dieu très haut a rendu vénérables ces jours-là (de dhou'l-hidjdjé), pour l'existence bénie de ses chers amis ; car, sans cette existence, quel éclat aurait le monde d'ici-bas et celui de la vie future ? Quelle lumière, quelle valeur auraient la mosquée et la K a ' b a ? » C'est ainsi que le poète a dit : « Qui, à chaque instant, augmente la gloire de la Ka'ba ? Cela lui est venu des sincérités d'Abraham ». comme dans le quatrain suivant : « Le derviche est en dehors du corps et de l'âme ; le derviche est au dehors de la terre et du ciel. Le but de Dieu, en créant le monde, n'était pas sa création ; le but de Dieu, c'était le derviche.

Il faut garder en tête que la Fête des sacrifices est là pour remémorer le sacrifice d'Abraham et, profitant de la remarque de l'émir, Rûmî rappelle que les religions abrahamiques ont permis la création de l'Islam et, par leur existence, elles témoignent de sa gloire. Il insiste donc de nouveau sur la cohérence de la révélation divine unissant les trois religions abrahamiques. Il ajoute même, dans les deux derniers vers, que Dieu a créé le monde pour que l'homme sincère le cherche, et ceux-ci, quel que soit sa religion.

1 Aflâkî, Les saints des derviches tourneurs, Paris, 1978, tome 2, pp. 258-359.

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Le Livre des derviches tourneurs se fait également l'écho de la présence d'artistes grecs à Konya. A la page 69 du livre deux, Aflâkî cite : « KaloYani le peintre et 'Aïn-ed-daula deux peintres grecs incomparables dans cet art et dans la représentation des figures ; ils étaient devenus les disciples du Maître ». Le premier est un Grec de Constantinople qui apprend l'existence d'une icône à la ressemblance parfaite de Marie et Jésus. Le second, probablement naît en Anatolie, se rend à Constantinople et la dérobe pour la montrer à Rûmî. Après une critique de l'adoration des images, le peintre se convertit à l'Islam. Cette histoire montre de nouveau la différence faite entre le fait d'être un disciple de Rûmî et être musulman. De même, au livre premier à la page 333, l'épouse du sultan Gurdji-Khâtoûn demande à son mari d'engager un artiste pour faire un portrait de Rûmî. Le peintre engagé est un grec, 'Aïn-ed-daula Rûmî, vient certainement d'Anatolie et est réputé pour être exceptionnel : Le sultan fît appeler un peintre qu! était un second Manès pour la peinture et le tracé des figures, et qui aurait pu dire à Manès lui-même, à propos de son art : « tu restes impuissant devant mon talent. »

Mani, le père du manichéisme, est la référence en peinture et ce compliment montre à quel point le talent des artistes grecs était reconnu par les seldjoukides. Rûmî reconnaît aussi un haut rang spirituel à certains moines chrétiens. De la page 77 à 79 du livre deux d'Aflâkî, nous avons l'histoire d'un commerçant qui, par manque de respect auprès d'un « derviche franc », c'est-à-dire un moine, subit un châtiment matériel : la cause de ton dommage, reprit le Maître... et ces malheurs qui te sont arrivés lorsqu'un jour, dans le pays des francs occidentaux, tu t'es rendu dans un quartier où un derviche franc, un grand saint, était endormi au bout d'un carrefour ; tu as craché sur lui et tu as montré de la répulsion ; le cœur béni de cet homme puissant s'est fâché contre toi ; voilà pourquoi tu as subi tant d'événements et de pertes ; va, et rend le content ; Demande-lui de te décharger de cette peine, et en même temps, transmet lui notre salut (par une vision, le marchand voit le Franc et part à l'instant à sa rencontre)... Quand il fut arrivé dans ces contrées-là, et qu'il passait dans ce même quartier à la recherche de cet homme, il l'aperçut endormi dans le même endroit où on lui avait montré ; il descendit de sa monture de loin, et s'inclina. « Que faire, s'écria le derviche franc, puisque notre Maître ne me laisse pas ? Sinon, j'aurais voulu me montrer à toi, ainsi que la toutepuissance de Dieu. Maintenant, approche-toi. » Il prit le marchand dans ses bras et le baisa sur les joues : « Maintenant, dit-il, regarde : tu verras mon chéïk et mon seigneur. » Le marchand jeta un regard : il aperçut notre Maître plongé dans le concert spirituel, dansant et jouissant du plaisir de réciter ses vers : ... « Si tu es un vrai croyant, il te cherchera ; si tu es un infidèle, il te louera ; dans cette rue, deviens le véridique ; dans cette rue-là deviens un Franc. »

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Une nouvelle fois, il ne faut pas se fier aux apparences et un moine chrétien peut être un disciple de Rûmî. Mais Rûmî connaît également des moines chrétiens très puissants politiquement. Lorsqu'un négociant décide de partir commercer à Constantinople, Rûmî lui demande d'aller saluer : « un moine, en retraite dans son monastère, et vivant séparé des créatures » 1 . Cette connaissance précise de la vie des moines byzantins atteste l'historicité de ce contact. Arrivé au monastère, des signes attestent du haut rang spirituel du moine (nous trouvons à travers la position du moine « la tête sous les aisselles » et dans le fait qu'il médite dans la solitude une allusion à l'oraison hésychaste.) et, tandis que ce dernier se prosterne devant lui, il découvre Rûmî dans un coin de la pièce qui les contemple. Dans ce passage, la filiation spirituelle n'entraîne pas forcément la rencontre physique. Suite à cette apparition, le jeune Turc s'évanouit et le moine, le reconnaissant alors comme ami, lui fait une lettre pour l'empereur pour que ce marchand soit protégé lors de son séjour et lors de son retour. Recevant le message, l'empereur s'exécute, preuve que ce moine est hautement considéré à la cour. En rentrant de ses affaires, le négociant passe remercier le moine et rentre apporter son salut au Maître. C'est alors que Rûmî et le cheikh lui demandent de garder le secret de cet épisode : « les secrets des possesseurs de regards, cache-les aux méchants étrangers sans considération ». Le cheikh insiste également sur la reconnaissance du haut rang spirituel de ce moine qui fait partie des saints et donc des sauvés : « Tout ce qu 'on raconte sur les saints est donc vrai et arrive effectivement, sans doute ni supposition ». Par la suite Mawlânâ souligne qu'outre les rares qui atteignent le rang de saint, les croyants des confessions abrahamiques, même s'ils ne peuvent atteindre le paradis, sont proches d'accepter l'Islam : Un groupe de gens vêtus de noir et de prêtres étaient venus de très loin visiter le Maître. Les amis les virent ; à cause de leurs visages déplaisants, ils s'écrièrent : oh ! Les gens de ténèbres ! « Dans tout le monde, dit le maître, il n'y en a pas de plus malheureux car ils nous ont gratifiés de la religion de l'Islam, de la pureté, et des divers actes de dévotion, dans ce monde ; tandis que dans l'autre, ils n'auront aucune part au paradis, aux houris, aux pavillons, à la vue du Roi miséricordieux : car « Dieu a interdit ces deux choses aux incrédules » ; ils s'exposent à cette incrédulité, à ces ténèbres, aux tourments de l'enfer. Cependant, lorsque le soleil de la faveur divine brillera soudainement pour eux sur-le-champ, ils deviendront illuminés, leurs visages blanchira. » 2

1 2

Ibidem, tome 1, pp. 105-107. Ibidem, pp. 107-108.

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A ces mots, la délégation se convertit. Remarquons que la tenue noire des moines est, pour le musulman, la preuve de son infidélité à Dieu. Toujours dans le domaine de la conversion, nous avons l'exemple de controverses théologiques confrontant les trois religions abrahamiques : Les savants compagnons ont raconté qu'un jour le maître était assis dans son collège béni. Tout à coup il entra un groupe de moines chrétiens et de rabbins juifs qui s'inclinèrent avec une sincérité parfaite, et l'interrogèrent sur la raison des devoirs imposés par la loi canonique et sur le secret des ordres et des interdictions instituées par le Coran pour la communauté mahométane, afin de comprendre le motif des décisions rendues. Le Maître répondit en arabe... Lorsqu'il eut expliqué en détail, comme il convenait, ces pensées, ses interlocuteurs coupèrent tous ensemble leurs cordelières et crurent ; placés dans la filière des vrais croyants musulmans, ils firent montre de bonne volonté et devinrent des disciples sincères. On rapporte que depuis l'apparition du maître jusqu'au jour de sa mort, dix-huit mille infidèles se convertirent à la vraie foi et devinrent ses disciples ; il y en a encore qui le deviennent. 1

Dans ce texte, les moines qui coupent la cordelière rompent ainsi leur allégeance envers leur ancienne religion. Il en est de même d'un moine venant de Constantinople pour rencontrer Rûmî2, devant son humilité, il se convertit avec ses compagnons. Nous pouvons que constater la grande renommée3 dont fait preuve Rûmî auprès des chrétiens et des juifs : les représentants de différentes religions se rendent à sa rencontre, le connaissant de réputation. Ces épisodes montrent également la curiosité des chrétiens envers Mawlânâ ainsi que la politique de conversion à l'Islam du maître de Rûm. De leur côté, les Francs représentent les barbares. C'est ce thème qui est repris au livre premier lorsqu'un jeune homme, désobéissant à Rûmî et à ses parents, décide de se rendre en Egypte. Bien mal lui en prend car il est fait prisonnier en pays des Francs ! Après quarante jours passés en geôles humides, il rêve de Rûmî lui indiquant une voie de salut. Le lendemain, les Francs lui demandent s'il est capable de guérir leur chef tombé malade. Suivant l'injonction du Maître, celui-ci répond positivement. Finalement, après avoir concocté une potion, le seigneur franc guérit et lui donne sa liberté. Ce dernier, couvert de cadeaux, rentre auprès de Rûmî et devient un derviche. Cet épisode souligne le peu de savoir médicinal que possède l'Occident chrétien, au contraire du monde musulman où la pratique de la médecine est en avance sur son temps4. Mais si les Francs représentent la barbarie, les Grecs représentent les bâtisseurs : 1 2

"i 4

Ibidem, tome 2, pp. 111 -113. Ibidem, tome 1, p. 184. Il se plaint de cette renommée, ibidem, tome 1, pp. 206-207. Ibidem, pp. 101-103.

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Pour cette construction, dit le Maître, ce sont des ouvriers grecs qu'il faut prendre ; pour la destruction, au contraire, les ouvriers turcs sont nécessaires ; car la construction du monde est spéciale aux Grecs, et la démolition de ce même monde est spéciale aux Turcs. 1

Dans la tradition, l'arrivée des Turcs annonce la fin des temps. Rûmî est également le défenseur des chrétiens : Ils [Rûmî et quelques amis] aperçurent une foule considérable qui criait après un individu... On châtie quelqu'un pour le compte de D i e u ; que 2 notre maître intercède pour lui car c'est un très jeune Grec.

Le jeune homme est sauvé par Rûmî. Puis il est porté jusqu'au collège où il est lavé et où il prononce l'acte de foi pour devenir musulman et se fait circoncire. Rûmî lui change son nom de Thiryanos en 'Alâ-ed-dîn Thiryanos. Il devient un exemple de conduite : En fin de compte, cet individu, par la bénédiction du regard favorable et vivifiant du Maître, parvint à un tel rang que les cheikhs et les meilleurs savants restèrent stupéfaits de ses connaissances et de sa conduite, et étonnés de ses saillies et de ses plaisanteries ; à telles enseignes qu'un jour le maître lui demanda : ces prêtres chrétiens (que Dieu les guides !), que disent-ils de la réalité de Jésus (sur lui le salut !) ? Ils disent qu'il est Dieu. Dorénavant, répliqua le maître, dis leur que notre Mohammad est encore plus Dieu ! Encore plus Dieu !

Dans la suite du texte, le jeune converti défend Rûmî auprès du roi des cadis qui lui demande si Rûmî est Dieu. Ce dernier lui répond que le soufi attire Dieu mais qu'il ne l'est pas. Puis, le jeune homme apparaît une nouvelle fois 3 . Il est qualifié de « mystique connaisseur de l'éternel ». Enfin, sa conversion est de nouveau racontée avec, en première partie du récit, des songes qui viennent l'annoncer4. Ce disciple est un exemple pour bien des soufis et le fait qu'il soit un Grec converti ne fait que confirmer le fait que Rûmî reconnaisse un très haut niveau spirituel aux Byzantins qui, au moment ou ils se convertissent, deviennent un modèle. Enfin, notre dernier texte décrit l'ensevelissement de Rûmî5 : Après que l'on eût apporté le corps sur un brancard, la totalité des grands et du peuple se découvrit la tête... Tous pleuraient, et la plupart des hommes marchaient, poussant des cris, déchirant leurs vêtements... Les membres des différentes communautés et nations étaient présents, chrétiens, juifs,

1 2 3 4 5

Ibidem, tome 2, p. 208. Ibidem, tome 1, pp. 244-247. Ibidem, tome 2, p. 325. Ibidem, pp. 365-366. Ibidem 2, pp. 96-97.

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Grecs, Arabes, Turcs etc. ; ils marchaient devant, chacun tenant leurs livres [sacrés]. Conformément à leurs coutumes, ils lisaient des versets des Psaumes, du Pentateuque et de l'Evangile, et poussaient des gémissements de funérailles ; ... cette réunion ne pouvait être enrayée... on fit venir des chefs des moines et des prêtres, et on leur demanda quel rapport cet événement pouvait avoir avec eux... Ils répondirent: En le voyant, nous avons compris la vraie nature de Jésus, de Moïse et de tous les prophètes ; nous avons trouvé en lui la même conduite que celle des prophètes parfaits, telle que nous l'avons lu dans nos livres... nous aussi nous sommes mille fois plus ses serviteurs et ses disciples ; c'est ainsi qu'il a dit : « Soixante-douze sectes entendront de nous leurs propres mystères ; nous sommes comme une flûte qui, dans un seul mode, s'accorde avec deux cents religions ». ... Un autre prêtre grec d i t : « N o t r e père, c'est comme le pain qui est indispensable à tout le monde. »

La dernière phrase est certainement une référence au Christ. Ce passage nous renseigne sur la bonne connaissance liturgique qu'a Aflâkî des différentes communautés religieuses de Konya et confirme l'aspect œcuménique de l'œuvre de Rûmî. Selon le dernier témoignage des prêtres grecs, il est celui qui rassemble les croyants de toutes confessions, ainsi celui qui reconnaît son enseignement et sa foi est un vrai croyant1. Rûmî a donc introduit et intégré à l'Anatolie une certaine poésie persane, d'inspiration universaliste et amoureuse. Dans son œuvre littéraire, comme chez son biographe, point de fanatisme en religion mais une reconnaissance des divers chemins menant au même but ; Dieu. II insiste également sur l'importance et la légitimité du concert spirituel mais surtout sur la primauté de l'amour, force agissante qui transforme même les plus récalcitrants : les non- musulmans, les athées et les ivrognes avec qui il ne faut pas craindre le contact direct. A travers la biographie de Mawlânâ par Aflâkî, nous voyons toute la diversité sociale composant la ville de Konya où les relations entre Rûmî et les communautés juives et chrétiennes sont continuelles et empreintes de mutuelle bienveillance. Le mystique proclame l'amour universel : « L'amour du créateur est partout et sur tous les hommes, qu'ils soient mages, juifs ou chrétiens.2 ». Il défend les chrétiens et les juifs 3 les reconnaissant plus justes que les musulmans figés dans leurs traditions4. Et cette reconnaissance est réciproque : dans un milieu

1 ibidem, tome 1, p. 276 : « Le vrai croyant dit le chéikh, c 'est vous. - donc, répondit le Maître, celui qui est notre contraire, c 'est lui l'infidèle. » 2 Ibidem,?. 108. 3 Nous pouvons ajouter à titre argumentaire, le cas de l'ivrogne chrétien qui rentre dans la danse des danseurs du samâ' et que les disciples rudoient et que le maître protège, cf. ibidem, tome 1, p. 247. 4 Ibidem, pp. 262-263.

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chrétien anatolien coupé de l'autorité patriarcale de Constantinople, la tentation est forte, comme nous l'avons vu dans de nombreux cas, de suivre un maître spirituel et d'adopter la religion islamique. Entre la fidélité à une foi coupée de ses racines et de ses chefs religieux et le ralliement à une religion dont ils côtoient, pour certains au quotidien les adeptes dans une atmosphère de commune entente, beaucoup choisissent la conversion1. De même, le public, lors de la danse rituelle, est aussi bien composé de musulmans que d'infidèles, ce qui sensibilise le peuple anatolien, enclin à la danse, à la spiritualité de Rûmî2. Sur la question de la conversion, celle de Thiryanos est exemplaire : son récit prouve que Rûmî est reconnu, auprès du peuple, comme le protecteur des chrétiens, comme le montre également l'inconditionnel soutien du sultan en faveur de Rûmî et le respect du « Maître de Rûm » envers l'ancienne foi du jeune Grec. En effet, celui-ci le consulte souvent sur le christianisme pour en connaître exactement les doctrines. En outre Rûmî exerce le rôle de directeur spirituel auprès des nonmusulmans, dont certains se convertissent : le premier texte, décrivant le vieux moine du couvent de Platon, et celui des deux artistes grecs, en sont la preuve. La grande ouverture d'esprit de Rûmî et sa renommée internationale5 d'homme tolérant entraînent les quêteurs de vérité de toutes confessions à le questionner et Aflâkî, comme nous l'avons vu, n'hésite pas à décrire ces réunions iréniques dont l'ambiance est bien moins agressive que lors des disputes organisées entre les trois monothéismes en Europe, dans l'Empire byzantin ou dans certains pays musulmans. Une autre source de conversions est une rencontre impromptue avec des moines de Sis (Kozan) dont le défi porte sur celui qui fera le plus grand prodige, et qui finissent par se convertir4. Dans cette histoire, dans les textes du Mathnawî étudiés et dans les textes d'Aflâkî concernant les cas de conversion, Rûmî présente l'Islam soit comme une continuité du christianisme et du judaïsme, et non comme une rupture d'une tradition religieuse, soit la rencontre avec Rûmî déclenche une réorientation de la vie spirituelle et matérielle des convertis. Un autre aspect essentiel démontrant l'œcuménisme de Rûmî se retrouve dans ses relations constantes avec le monastère de Platon dont l'higoumène reconnaît que le soufi prolonge la lignée des prophètes bibliques. Des retraites communes sont organisées, des moines chrétiens acceptent la vérité du message du musulman tout en restant fidèles à leur foi propre, Rûmî 1

Voir également le cas de conversion de l'architecte chrétien qui faisait une cheminée pour Rûmî, cf. ibidem, p. 244. 2 Ibidem, p. 190. ^ En effet, comme nous l'avons vu, des moines du pays des Francs et de Constantinople le connaissent. 4 Les saints, tome 1, p. 65.

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défend au couvent même, la foi chrétienne : de tels agissements vont dans la direction d'un syncrétisme islamo-chrétien. La société anatolienne ne pouvait pas manquer d'être influencée profondément par l'exemple des personnalités aussi écoutées que Mawlânâ ou l'higoumène de Platon qui, selon Aflâkî, avaient des disciples depuis Constantinople jusqu'en Petite-Arménie. De plus, la dénomination même du monastère «Platon » ' est une abstraction philosophique recevable pour les deux confessions : est-elle le signe de créer une symbiose islamo-chrétienne dans un centre culturel mixte ? Une réponse affirmative serait hardie. Cependant, par la description des funérailles de Rûmî, nous avons l'exemple d'une société engagée sur la voie d'une profonde concorde inter- religieuse centrée autour d'un homme : Rûmî. En effet, chaque groupe constitutif de la société seldjoukide, avec son originalité propre, entend célébrer la mémoire d'un homme dont tous se prétendent les disciples. Dans ce cadre, Mawlânâ devient alors leur « Moïse » et leur « Jésus » de leur temps, juifs et chrétiens intègrent ainsi le nouveau prophète dans leur tradition. C'est sur l'aspect trans- confessionnel de l'enseignement du « Maître de Rûm » qu'ils citent et justifient ainsi leur position théologique. Par la suite, Sultân Valad, le fils de Rûmî, dont la mère est appelée Yeramana {vieille mère en grec), et Arif Çelebi continueront à propager une attitude bienveillante envers les chrétiens. La perception qu'a Abraham Aboulafia des autres religions monothéistes est des plus complexe. Afin d'arriver à une vision d'ensemble sur ce sujet, nous porterons notre étude sur la notion de messie dans son œuvre que nous mettrons en relation avec les rares textes qui se rapportent à ses contacts avec les gentils. Abraham Aboulafia est un précurseur. En effet, il est le premier des kabbalistes à se considérer comme un messie, le premier aussi qui a le sentiment de sa mission messianique dès le début de ses études de kabbale. Ses études avec le groupe de kabbalistes de Barcelone lui donnent l'impulsion nécessaire pour l'élaboration de sa kabbale : c'est à cette époque où il met peu à peu au point une nouvelle conception appelée soit « kabbale prophétique », soit « kabbale des Noms ». La première dénomination se fonde sur le fait que cette kabbale vise l'obtention d'expériences extatiques, parfois décrites au moyen âge comme prophétique. La seconde provient de ce que la méditation des lettres des Noms divins constitue une partie centrale de la technique destinée à permettre au kabbaliste d'accéder à la prophétie. Chez Aboulafia, prophétie et messianisme proviennent d'une unique mamelle : la révélation dont il est gratifié en 1270 à Barcelone. Cet événement constitue un tournant dans sa vie spirituelle, puisqu'il se met à 1 Sur la question de la dénomination de couvent de Platon, cf. Hasluck, op. cit., tome 2, pp. 273274.

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étudier la kabbale et à élaborer sa propre doctrine. Dans l'un de ses livres sur la prophétie, Sefer Ha-Edout, Le livre du témoignage, dont le but de ce texte est de démontrer qu'il est le nouveau Messie, il écrit : « La neuvième année Dieu éveilla en moi l'idée d'aller à Rome, comme il me l'avait ordonné à Barcelone en 1270x ». Or un tel ordre a une signification évidente car, selon la doctrine de Nahmanide, le voyage à Rome constitue un préalable nécessaire à toute révélation messianique2. La continuité qui, selon Aboulafia, régit l'apparition de la prophétie puis celle du messianisme, ne relève pas du hasard. Elle atteste de l'existence d'un lien profond entre les deux notions puisqu'elles se succèdent nécessairement et se complètent sans cesse. Il écrit : Mais lorsque j'en vins aux Noms, je pus me délier des liens, le Maître de toutes choses me révéla alors son secret, Il m'apprit quand serait la fin de l'exil et le début de la rédemption. Il me contraint à annoncer cette prophétie. 3

La première étape, l'attention aux Noms divins, permet à Aboulafia de se libérer de la matérialité. Ce n'est qu'après qu'il devient capable de recevoir la prophétie. Plus loin dans la même œuvre, Aboulafia revient sur le thème du lien entre prophétie et messianisme : il fallait déjà nommer le prophète messie car il recevait l'onction d'une huile supérieure appelée huile messianique. Il se servait des Noms, comme le messie doit répondre à deux critères. Le premier veut que Dieu lui fasse grâce d'une haute dimension prophétique, le second qu'il fasse de lui son envoyé et que les hommes le reçoivent comme un roi qui dépasse ceux qui l'ont précédé, que l'eau descende jusqu'à la mer, comme c'est le cas pour ceux qui se sont unis à l'esprit divin et ont reçu le secret de l'expérience de Moïse 4 .

Dans ce texte, deux étapes apparaissent de nouveau : la première au cours de laquelle le prophète est appelé messie, une dimension donc individuelle ; la seconde indique la venue d'un roi- messie rentrant en relation avec le peuple, c'est la dimension sociale. Précisons que, dans la tradition juive, le terme « Messie » s'applique à trois cas : le premier à propos de l'Intellect agent qui restaure l'intelligence humaine ; de l'homme qui va faire rentrer le peuple juif en Terre Sainte (Eretz Israël) et, enfin, à l'intellect humain qui sauve l'individu. La première et la

' Idel, Messianisme et mystique, Paris, 1994, p. 22. 2

Idem.

3

Ibidem, p. 23 et note 6.

4

Ibidem, pp. 23-24.

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dernière acception du mot « Messie » correspondent ainsi à des processus qui ne se déroulent que dans l'âme humaine et non pas sur la scène de l'histoire. Ces deux sens ne se soucient que d'un messianisme intérieur en se fondant sur des réflexions d'ordre psychologique quant au lien entre l'Intellect agent et l'intellect humain ou quant au passage de ce dernier de la puissance à l'acte, ce qui a pour effet de libérer l'âme : l'idée de rédemption individuelle, se rapportant à une réalité sans concrétude extérieure, mérite d'être qualifié de messianique. Or Aboulafîa se présente lui-même comme messie ! Par la description de ses expériences prophétiques et messianiques, il prouve qu'il est arrivé à une rédemption individuelle et son périple, pour annoncer au pape qu'il est le messie, s'inscrit donc dans la volonté de réaliser la deuxième condition : celle qui se rapporte à la mission temporelle qui reconnaît ainsi socialement son statut spirituel. Toutefois, en s'appuyant plus spécifiquement sur la première et dernière définition spirituelle de messie dans son œuvre, Aboulafîa oriente sa conception messianique sur l'interprétation spirituelle car il ne s'agit pas d'un changement dans l'histoire, dans la société ou dans la situation géographique, mais dans les liens entre le monde spirituel et le monde matériel. Lorsque le monde spirituel dominera la matérialité, ce sera l'avènement du Messie, décrit par la tradition comme le temps du Messie. La conception messianique ou la rédemption individuelle ne se produit pas de la même façon pour chacun, tout dépend de la perfection spirituelle de l'hommes, préalable obligé pour atteindre cette rédemption. Se reposant sur l'astronomie et sur la conception circulaire du temps, il fonde sa doctrine du temps messianique comme un retour à l'indépendance politique d'Israël. Son explication de la rédemption communautaire se base plus particulièrement sur la philosophie aristotélicienne. En effet, celui-ci pense que tout ce qui est en puissance doit, à un certain moment, passer à l'acte. En acceptant la notion d'infinitude du temps, il est impossible qu'une chose présente à l'état de puissance ne se réalise. Ainsi l'idée de l'indépendance d'Israël doit se concrétiser un jour. Enfin, selon le kabbaliste, l'histoire montre qu'une nation tombe puis se relève : il en sera donc ainsi pour l'histoire du peuple d'Israël. Cette idée se renforce depuis que les Mamelouks et les Mongols, les dix tribus perdues d'Israël pour de nombreux juifs, s'affrontent et à la suite de ce conflit incessant. Les communautés juives, et en particulier les intellectuels 1 , espèrent ainsi retrouver leur terre. Il précise dans le Sefer Ha-Melamed, le Livre de celui qui enseigne : L'esprit ne peut nier ni s'abstenir de penser que la venue du sauveur et l'indépendance politique adviendront bien un jour, car quotidiennement nous constatons que les nations sont alternativement soumises les unes aux autres, la nature ne s'y oppose donc pas et la nature humaine décide qu'il en soit ainsi. 2

1

R. Juda Ha-Lévi, Le livre du Kuzari, Paris, Vrin, 1987. Idei, Messianisme, pp. 31-32.

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Dans ce texte, il traite les deux événements comme n'ayant pas de relation de cause à effet. Cette interprétation nous laisse penser que l'arrivée du temps messianique est distincte de la notion d'indépendance politique d'Israël et réciproquement. En fait, Aboulafia ne parle pas de rupture dans la nature mais il s'intéresse aux potentialités qu'elle recèle. Il intègre cette conception a celle de la rédemption intérieure puisque, dans les deux cas, il s'agit de l'accomplissement d'une réalité qui existait en puissance. La rédemption de l'âme ou de l'esprit ne bouleverse pas le psychisme humain mais le conduit à sa pleine perfection : c'est un processus d'évolution continue, à l'image de la nature extérieure 1 . Après cette description nécessaire - car fondatrice de sa perception des autres monothéismes - de la conception de rédemption chez Aboulafia, il faut en venir maintenant à son action en tant que Messie. Selon Nahmanide, lors de la controverse de Barcelone, et selon la révélation reçue par Aboulafia, l'un des signes du messie réside dans sa visite au pape, ce qui rappelle la visite de Moïse à Pharaon 2 . Nahmanide dit : Quand le temps de la fin arrivera, le Messie au commandement de Dieu viendra vers le pape et lui demandera la libération de son peuple ; alors seulement le Messie sera considéré comme réellement venu, mais pas avant cela. 3

La première visite au pape d'Aboulafia a lieu en 1280 à Rome où il tente de le rencontrer. Il semble qu'il ait voulu accomplir ce qui lui avait été commandé au cours d'une révélation reçue dix ans plus tôt à Barcelone. Alors, il quitte la Grèce en 1279 et parvient à Capoue la même année où il essaye de fonder une maison d'étude ; mais en 1280, à l'approche du nouvel an juif, il parvient à Rome dans l'espoir de rencontrer le pape. Celui-ci refuse de le recevoir et quitte Rome pour se retirer dans son petit château de Soriano. Entre temps, Aboulafia reçoit un message de la part du souverain pontife l'avertissant que s'il se présentait dans sa retraite, il serait brûlé. Malgré tout, le kabbaliste décide de s'y rendre et y arrive le soir du nouvel an juif pour y apprendre que le pape vient de mourir. Aussi hagiographique que cette histoire paraît, la mort soudaine du pape est attestée par les chroniques du Vatican et par tous les témoignages historiques disponibles à propos de sa mort. Cependant, Aboulafia est arrêté et est retenu en prison chez un groupe de franciscain durant deux semaines 4 . Il quitte alors l'Italie pour la Sicile.

' Nous pouvons constater cet aspect dans la description que fait M. Idel de la technique d'Aboulafia dans L'expérience mystique d'Abraham Aboulafia, Paris, 1989, chapitre 3. 2 Scholem, Les grands courants de la mystique juive, p. 143. 3 Idem. 4 La détention d'Abraham Aboulafia chez les franciscains n'est pas déterminée. Selon Idel, elle dura deux semaines, cf. Messianisme, p. 34 et, selon Scholem, elle dura vingt-huit jours, cf. les grands courants, p. 143.

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Pourquoi Aboulafia voulait-il voir le pape1 ? Malheureusement, le seul témoignage direct relatif à ses intentions tient en une seule phrase. Deux écoles se disputent sa traduction et son interprétation. Tout d'abord celle de Scholem2 qui traduit que le kabbaliste veut rencontrer le pape « au nom des juifs »3 alors que M. Idel interprète la démarche d'Aboulafia comme un désir de s'entretenir du « judaïsme » avec le souverain pontife. A partir de ces deux traductions, les interprétations s'opposent. Tout d'abord celle de G. Scholem qui propose l'hypothèse que le kabbaliste se sentirait investi d'une mission conformément aux propos de Nahmanide sur le but de la rencontre entre le messie et le pape : lui demander de laisser partir son peuple ! Dans ce cas, sa requête est purement politique. M. Idel propose une explication toute différente de cet épisode crucial pour notre étude et pose cette question : Qu'est-ce qu'il entend par « judaïsme » ? Une peu probable conversion du pape ? L'auteur écarte cette idée. Il soutient qu'après une étude terminologique de ce terme, Aboulafia l'emploie dans un sens précis. Selon le kabbaliste, « judaïsme » signifie « rendre grâce ». Le Juif est donc celui qui rend grâce pour quelque chose de particulier, selon Aboulafia, celui qui rend grâce pour la force propre aux Noms divins, qui caractérise l'origine de sa kabbale.^

Donc, selon Idel, le kabbaliste désire non pas convertir mais entretenir le pape de la véritable essence du judaïsme qui se trouve dans sa méthode pour qu'il comprenne et reconnaisse son rôle d'élu. Nous accueillons plus volontiers le point de vue de M. Idel et ceci pour deux raisons : tout d'abord parce que ce dernier a passé plus de temps à étudier le système kabbalistique d'Abraham Aboulafia, alors que G. Scholem a tenté de présenter une étude plus holistique du mouvement kabbalistique. Puis, si nous prenons en compte ses notions de messie, de prophète et de rédemption, l'explication du professeur Idel s'y intègre plus harmonieusement. La thèse proposée par G. Scholem qui résume l'acte d'Abraham Aboulafia à un acte politique, n'est cependant pas à écarter mais il nous faut la placer en second plan de ses préoccupations. Pourtant, lors de cet épisode, il ne faut pas ignorer que le kabbaliste caresse l'espoir d'un miracle qui aurait pris la forme d'une éventuelle conversion du pape. Le miracle a cependant lieu mais sous une autre forme : le décès du souverain pontife lui sauve la vie.

1 Le récit suivant est basé essentiellement sur les textes d'Otsar Eden Ganotiz, publié par Jellinek dans Beth Ha-Midrach vol. III, pp. XL et s.q.q. de l'introduction. ^ Les grands courants, p. 143. 3 Scholem se repose sur la traduction du Livre du témoignage d'Aboulafia dans Monatschrift für Geschiste und Wissenschaft des Judentums, vol. 36, p. 558. ^ Messianisme, p. 35.

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Une fois en Sicile, il fonde un cercle consacré à l'étude de sa kabbale. Devant l'influence grandissante de sa pensée, certains notables de l'île doutant de la prétention messianique d'Aboulafia et afin de vérifier le bien fondé de son enseignement, se tournent vers l'une des autorités de la halakha de l'époque : Rabbi Chlomo ben Abraham ben Adret, connu sous son acronyme Rasba, l'un des chefs spirituels des juifs d'Espagne de la fin du XHIe siècle. Ce dernier nie vigoureusement le caractère messianique d'Aboulafia. La polémique va être terrible : elle aboutit à la disgrâce du kabbaliste. Durant ce temps, il n'hésite pas à se plaindre d'hostilités et de persécutions. Il mentionne des dénonciations aux autorités chrétiennes par les juifs 1 , que l'on peut sans doute expliquer par le fait qu'il se considère luimême aussi comme le Messie des chrétiens. Il écrit qu'il en trouve parmi les chrétiens plusieurs qui croient davantage en Dieu que les juifs à qui Dieu l'a envoyé en premier2. En deux endroits, Aboulafia décrit ses rapports avec des mystiques non juifs. Une fois, il s'entretient avec eux des trois méthodes d'interprétation de la Tora, qui sont successivement littérale, allégorique et mystique, et il remarque leur accord mutuel quand ils conversent de manière confidentielle : et je vis qu'ils appartenaient à la catégorie « des hommes pieux et gentils » et que l'on a pas besoin de prendre garde aux paroles des sots dans n'importe quelle religion, car la Tora a été transmise aux maîtres de la vraie connaissance... il n'y a aucun doute qu'il y a parmi eux des savants qui connaissent ce mystère ; ils eurent des entretiens secrets avec moi à ce sujet, et ils me révélèrent que c'était là leur opinion sans aucun doute ; je jugeais alors qu'ils faisaient parti des « pieux», parmi les gentils, il ne faut pas faire attention aux paroles des imbéciles de n'importe quelle nation, car la Tora ne fût donnée qu'aux maîtres du savoir. 3

Ce passage est donc une critique directe contre les autorités rabbiniques établies, prouvant ainsi que la vérité de la Tora leur échappe, bien qu'elle reste compréhensible pour celui qui a l'attitude mentale ou spirituelle adéquate, même s'il appartient aux gentils. Dans un autre récit, il parle d'une dispute avec un savant chrétien auquel il s'était lié d'amitié et à qui il avait inspiré le désir de connaître le Nom de Dieu « et il n'est pas nécessaire d'en révéler davantage » :

1 dans Monatschrift für Geschisle und Wissenschaft des Judentums, vol. 36, p. 558 et Zinberg dans The history of Jewish Literature, vol. Ill (1931), p. 52, cite un poème d'un des admirateurs d'Aboulafia qui se plaint amèrement de ces persécutions. Cette attitude d'une partie de la communauté juive, faisant appel à l'autorité chrétienne en dernier recours, se retrouvera lors de la crise Maïmonidienne qui aura lieu à Montpellier en 1303. 2 Séfer Ha-Oth, publié par Jellinek dans Jubelschrift zum 70, Geburtstage des prof. H. Graëtz (1887), pp. 65-85. 3 Maphteah Ha-Hokhmoth, sur la Genèse, ms. Parme de Rossi, 141, f. 16 b.

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à partir de ce jour, il fit le vœu d'accepter de moi tout ce qui concerne les mystères de la Tora ; il se lia d'amitié avec moi et j'ai fixé dans son cœur la flèche du désir de connaître Dieu. Il est arrivé à reconnaître que la vérité est dans Moïse et dans sa Tora. Il ne faut pas dire plus de ce gentil. 1

Si le premier texte ne fait pas mention de la confession religieuse de ces mystiques, le second se rapporte à l'amitié qui unit un chrétien au kabbaliste. Dans le cadre d'une Sicile multiculturelle, dont l'acceptation des autres traditions religieuses est un fait avéré depuis plusieurs décennies, l'historicité de telles rencontres n'est donc pas à remettre en cause. Dans ces textes se dégage une idée maîtresse : les secrets de la Tora peuvent être appréhendés par les gentils. Il ressort également qu'Aboulafta distingue deux degrés dans la religion : un que nous qualifierons d'exotérique car réservé à ceux qui ne connaissent pas les secrets de la Tora, c'est-à-dire les pratiquants qui s'arrêtent aux dogmes opposants les religions, et un autre que nous nommerons ésotérique car il fait appel à une connaissance des secrets de la Tora touchant au véritable sens de la révélation divine. Parmi les gentils, qu'ils soient chrétiens ou, mais ceci n'est qu'une conjecture, musulmans, certains d'entre eux connaissent le mystère de la Tora, comprennent le sens caché de la révélation. Ces deux passages se rapportent-ils également à une similitude dans la structure des mystiques mêmes ? Probablement. En effet, la théologie des différents Noms de Dieu, le calcul de la valeur numérique des mots et son importance dans l'élaboration de la mystique, le symbolisme des lettres et l'imagerie sexuelle sont, entre autres thèmes, des aspects communs que nous trouvons dans la kabbale d'Aboulafia 2 , mais aussi dans le soufisme 3 et même dans la tradition orthodoxe 4 . Or, il n'est pas inconcevable que ces trois représentants de ces mystiques soient présents en Sicile au XlIIe siècle. En effet, il existe encore des couvents byzantins en Sicile à cette époque et la relative liberté des musulmans dans l'île permet aux soufis itinérants de se rendre plus librement sur ces terres. L'ouverture d'esprit d'Aboulafia est née de sa conception du messianisme, sa méthode permettant à l'individu de se sauver. Ses rencontres, au cœur d'une Sicile où les trois monothéismes se côtoient au quotidien, dans l'Empire byzantin et tout au long de ses tribulations, sont exposées dans le deuxième texte.

1

ibidem, et 28 b. Idel, L'expérience mystique, pp. 23-60 et pp. 181-224. A. Schimmel, Le soufisme, pour le calcul de la valeur numérique et le symbolisme des lettres, pp. 499-508 ; pour les Noms de Dieu, cf. H. Corbin, En Islam iranien, tome 1, pp. 247 et s.q.q. pp. 278 et s.q.q.. 4 L. Bréhier, La civilisation byzantine, pp. 243-247 avec cette citation : « Au XlVe siècle enfin Nicéphore Grégoras, Pachymère, Théodore Métochitès, représentants de l'élite intellectuelle, s'intéressaient à la divination, aux oracles chaldéens, aux énigmes de la kabbale ».

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De plus, il faut souligner l'importance de l'emploi d'un vocabulaire philosophique dans le soufisme, dans la kabbale d'Aboulafia par l'influence des œuvres de Maïmonide1 et chez certains mystiques chrétiens, dont Lulle est un exemple. Cette terminologie philosophique très répandue au moyen âge dans le milieu des intellectuels a pour avantage d'établir une base pour un langage commun qui permet un meilleur échange des idées concernant les mystères de Dieu et de sa révélation, tout ceci dans le cadre des discussions entre mystiques des différentes religions. Ajoutons que la volonté d'Aboulafia de rentrer en contact avec les représentants des autres religions abrahamiques trouve son fondement dans sa conception du messianisme. En effet, comme nous l'avons étudié, la condition de salut de l'homme dépend de sa volonté propre et de son travail pour arriver à l'union avec Dieu. Le caractère individualiste de sa mystique est révolutionnaire car elle sous-entend que chacun est son propre messie et, par extension, que tout homme peut arriver, par sa méthode, au salut. Cette réflexion inclut-elle les gentils ? Il nous faut de nouveau nuancer ces propos. En nous basant sur l'axiome que nous avons établi qu'il existe deux sortes de gentils, ceux qui connaissent et ceux qui ignorent les secrets de la Tora, il y a les « pieux », qualifiés de « maîtres de la Tora » et les autres que le kabbaliste fustige à plusieurs reprises, nous pensons que cette première catégorie est sauvée. Par cette description des mystiques gentils, reconnaît-il leurs propres voies mystiques ? C'est fortement probable car à travers les termes « maîtres de la Tora » et « pieux », il admet que ceux-ci sont arrivés à la connaissance et ne dénonce pas les techniques qu'ils utilisent. Cette absence de critique des techniques mystiques usitées par les gentils trouve-t-elle son fondement dans leurs proximités avec celle employée par Aboulafia ? Il est difficile de répondre avec exactitude à cette question. Cependant, même si Aboulafia se réfère à la Trinité pour réfuter certaines thèses de la kabbale théosophique2 et dans l'élaboration de sa kabbale, il n'hésite pas à critiquer les dogmes chrétiens. Dans son Sefer Melits3, il s'étend sur ses idées « trinitaires » en employant les termes Dieu, fils de Dieu et Saint Esprit pour les trois aspects de l'intelligence. Puis, dans son Sefer Ha-Heshek, il dit : si quelqu'un te dit que la divinité est trois, dis lui que c'est un mensonge (Cheker vekazab), car trois (Cheloka) est la Gematria (identité numérique) de Cheker vekazab. 4

' Voir en particulier M. Idei, Maïmonide et la mystique juive, Paris, 1991, pp. 61-89. Idei, Messianisme, p. 38. 3 Scholem, Les grands courants, note 37 du chapitre IV. 4 ms. Enelow Memorial coll. 858, JThS, f. 26 b. 2

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L'emploi de la Trinité dans les écrits d'Aboulafia se présente à deux niveaux : en tant qu'illustration allégorique des mystères de la Tora et comme dénonciation d'un dogme, ce qui renforce notre hypothèse concernant la double vision ésotérique et exotérique dans les religions abrahamiques selon Aboulafia. Pourtant, il reste évident que le mystique compose un système kabbalistique proprement hébraïque destiné à ses compatriotes juifs. En même temps, il considère que l'homme qui possède de hautes qualités morales est le seul digne de suivre son enseignement, même si celui-ci se fait par voie écrite : L ' h o m m e qui possède ces qualités est digne de la kabbale toute entière, telle qu'elle est ; car un tel homme n'aura besoin d ' u n maître qui la lui transmettrait; ce qui se trouve dans ce livre lui suffirait... S'il trouve un maître, tant mieux. Sinon, il pourrait se contenter de ce qu'il trouvera dans ce livre. 1

Dans ces conditions, il s'adresse aux juifs plus qu'aux gentils, ne serait-ce que par la langue employée par le kabbaliste qui reste inaccessible pour la grande majorité des gentils. Toutefois, Aboulafia reste également dans la tradition de la transmission orale de la kabbale. En Sicile, il fait des adeptes qui ont une importance première dans la diffusion de sa kabbale. En effet, ces derniers proviennent de pays différents 2 et ce cosmopolitisme permet à sa kabbale de se répandre plus efficacement à travers le monde séfarade. Un de ces disciples nous intéresse plus particulièrement car sa renommée est importante : à savoir Nathan le Sage, à qui Aboulafia a dédicacé son Sefer Ha-Hesheq, et dont l'ouverture aux autres religions à très probablement inspiré le personnage principal de la pièce de théâtre de Loessing. Ne doit-on pas voir un signe supplémentaire de l'ouverture d'esprit d'Aboulafia à travers cet hommage ? Enfin, cette ouverture de la kabbale d'Aboulafia vers les autres religions monothéistes s'opère deux siècles plus tard : le fait que ses écrits restent en Sicile, un carrefour culturel important, permet l'émergence de la kabbale chrétienne. Dans un premier temps, ce fait devient possible par la traduction en latin d'un des livres les plus importants d'Aboulafia par un juif sicilien, Nissim Abu Faraj, qui se convertit au christianisme et change son nom pour Guiglemo Raymund Moncada, alias Flavius Mithridates. C'est Mithridates qui, plus que toute autre personne, contribue à assurer une rencontre entre les intellectuels chrétiens, dont le chef de fil est Pic de la Mirandole, et la Kabbale. Après sa conversion, Mithridates traduit une longue série de traités

1 Imre Chefer, ms. Munich, 285, f. 90 a. * Idel, « The ecstatic Kabbalah of Abraham Aboulafia in Sicily and Its Transmission during the Renaissance », dans Italia Judaica V, pp. 336.

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kabbalistiques de l'hébreu en latin et les vend au jeune comte Pic de la Mirandole. C'est à partir de ces traductions que Pic apprend à peu près tout ce qu'il sait de la kabbale. D'un point de vue qualitatif, la traduction de Mithridates est irréprochable. De même, d'un point de vue quantitatif, nous trouvons trois livres d'Aboulafïa dont deux de ses commentaires du Guide des égarés1 rédigés en Espagne et à Rome, et une importante épître adressée à R. Yehuda Salmon écrit à Messine et envoyé à Barcelone2. Le premier texte 3 rédigé par Lulle nous renseigne sur les connaissances théologiques que possède le « procureur des infidèles » des autres religions abrahamiques, ainsi que la manière dont il perçoit les croyants musulmans et juifs. La place de son œuvre apologétique et polémique, le Livre du gentil et des trois sages, tient une place spéciale dans le corpus lullien. En effet, lorsque Lulle rédige ce premier texte, il est au tout début de sa carrière, rempli de la ferveur du néophyte. Sa conviction de l'infaillibilité de sa méthode et son optimisme inébranlable donnent à la structure de son œuvre l'exemple idéal du cheminement du quêteur de vérité vers la conversion : les représentants des trois monothéismes et le gentil étant les archétypes du savant et du contemplateur anxieux de découvrir la vérité. Dans son prologue, Lulle mentionne : ayant fréquenté longtemps les infidèles et entendu leurs fausses opinions et leurs erreurs, pour qu'ils glorifient notre Seigneur Dieu, moi... confiant en l'aide du Très-Haut et suivant la méthode du livre arabe Du gentil, j e vais m'efforcer autant que j e le pourrai de trouver une méthode nouvelle et de nouveaux arguments pour amener à la voie de la gloire perpétuelle et écarter du chemin des infinies souffrances ceux qui sont dans l'erreur. 4

Le livre étant composé entre 1273 et 1275, Raymond Lulle n'a pas encore entrepris ses voyages outre-mer : les infidèles, qu'il évoque, sont donc les nombreux juifs et musulmans présents à Majorque au lendemain de la reconquête de l'île par les chrétiens. Nous devinons, à travers ces quelques lignes que les fréquentes relations avec les deux autres communautés monothéistes présentent dans l'île le mènent à une sympathie et à une souffrance envers les mécréants. Cette sympathie provient des rapports étroits

' Le premier est le Liber redemptionis, Séfer Ha-Ge'ulah et le Séfer Ha-Tzeruf, Liber Combinationis. 2 Ve-zot li-Yihudah, édité par Jellinek, Auswal Kabbalistischer Mystik, Erstes Heft, 1853, p. 19 et s.q.q. 3 La question de son premier écrit reste ouverte : les chercheurs hésitent entre le Livre du gentil et des trois sages et le Livre de contemplation. Sur cette question cf. F. Sugranyes de Franch, « « Le livre du gentil et des trois sages » de Raymond Lulle », dans Cahiers Fanjeaux n°12, Les juifs du Languedoc, 1977. 4 cf. Lulle, p. 96.

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que Lulle entretient avec les juifs et les musulmans de l'île. Le déchirement est celui du croyant qui souffre de voir ses frères humains condamnés à la damnation éternelle. Cependant, le bienheureux voit une solution à ce problème : son Art qui est censé guider tout homme désireux de connaître le vrai à trouver le salut en Christ. En ce qui concerne le « livre arabe du Gentil1 », deux écoles s'opposent. Tout d'abord celle représentée par Louis Sala-Molins qui considère qu'un écrit en arabe a précédé la version catalane et celle de Ramon Sugranyes de Franch et Angel Cortabarria2 qui affirme que, du propre aveu du mystique, la connaissance de l'arabe de Lulle est insuffisante pour que cette première mouture existe 3 . La question de l'authenticité de ce recueil est secondaire pour notre étude et nous retiendrons que, par cet ajout, Lulle insiste sur l'aspect apologétique de ce texte, puisque ce livre de polémique a été proposé aux musulmans dans leur langue 4 . Cette même approche apologétique ressort du prologue tout entier, une apologétique basée sur la limite que Dieu s'est donnée en respectant le libre arbitre de l'homme : c'est au nom de ce libre arbitre qu'il ne lui impose pas la foi chrétienne. En fait, cette conception du rapport entre l'homme et Dieu légitime la création de l'Art, qui est le seul moyen de mener l'homme à Dieu. L'atmosphère de sérénité, qui s'impose dès le prologue par la description du cadre accueillant le récit, est la condition sine qua non pour tout débat philosophico-religieux5. Dans une claire forêt, où trois sages sont assis sur l'herbe, près d'une belle fontaine arrosant cinq arbres, arrive une dame à cheval de fort belle apparence qui vient abreuver à la source son palefroi. Ces sages ont quitté la ville et son tumulte pour trouver la quiétude et le silence afin de pouvoir discuter de leurs croyances et de la science qu'ils enseignent à leurs écoliers. Mais cette écuyère n'est autre que Dame

' Qui est une deuxième fois cité dans la même œuvre cf. Sala-Molins, Lulle., livre 4, p. 129, mais est-il possible de considérer que Lulle n'est pas écrit lui-même cette œuvre en arabe et at-il demandé à une personne compétente de la rédiger dans cette langue ? 2 Idem, note 1, F. Sugranyes de Franch, op. cit. , pp. 331-332 et Angel Cortabarria, Connaissance de 1 Islam chez Raymond Lulle et Raymond Martin O. P. Parallèle, Cahiers de Fanjeaux n°22, Toulouse, 1987, pp. 36-38. 3

Pourtant, Lulle se référera neuf fois à ce texte en arabe dans ses œuvres : Llibre de contemplaccio, Ars universalis, Liber principiorum theologiae, Liber pricipiorum philosophiae, Liber de Spiritu Sancto, Llibre de Amie et Amat, Félix de les meravelles del mon, Liber de acquisitione Terrae Sanctae et Liber de fine. 4

Raymond Lulle insiste à plusieurs reprises pour qu'on expose en arabe les mystères chrétiens afin que les musulmans puissent en prendre connaissance par eux même et se rendre compte de l'erreur en laquelle ils son t. C'est ainsi qu'il le présente au pape Nicolas IV dans son Tractatus de modo convertendi infideles : « lnfideles in ipsis stydere possunt et suos errores cognoscere. ». cf. S. Garcias Palou, Ramon Llully el Islam, Palma de Majorque, 1981, pp. 99 et 104. 5 Lulle, p. 99.

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Intelligence 1 et les trois sages la prient de leur expliquer ce que représentent les cinq arbres de la clairière et les lettres écrites sur les fleurs. L'explication de Dame Intelligence n'est qu'une introduction à la méthode combinatoire de l'Art lullien. Cette intervention de la Raison est primordiale. Tout d'abord, elle a lieu avant la discussion entre les représentants des trois monothéismes, preuve que, sans son intervention, tout débat entre eux est vain. Puis, la suite du p r o l o g u e 2 donne l'herméneutique qui conduit les débats entre les trois religieux et le gentil (c'est à dire, le païen). Lulle insinue donc que sans cette méthode apportant un cadre de réflexion commun aux trois orateurs, l'exposition des différentes religions n'est pas possible. Par souci de brièveté, nous ne décrirons pas le système lullien 3 . Cependant, la conclusion en est que, par la considération de ces arbres et de leurs fleurs, il est possible de remettre sur le bon chemin les hommes qui sont dans l'erreur, parce qu'ils n'ont pas la connaissance de Dieu. Mais ceci avec quelques conditions : que l'on reconnaisse les vertus divines toujours supérieures aux vertus humaines ; que les vertus s'accordent les unes aux autres et s'opposent aux vices ; enfin, que la fin de l'homme est de connaître et d'aimer Dieu, de le craindre et de le servir. Mais comment Lulle justifie-t-il la nécessité de l'intervention de la Raison ? Parce que les théologiens ne peuvent guère fonder leur discussion théologique sur des arguments d'autorité : le juif et le musulman rejettent le Nouveau Testament ; le juif et le chrétien n'acceptent pas les sentences du Coran ; enfin, parce que Dieu est inconnaissable. Il faudra donc bien qu'ils en appellent aux raisons démonstratives et nécessaires proposées par les arbres comme système : Par ces conditions sont ordonnées des fleurs, qui sont les principes et la doctrine qui ramène à la rectitude ceux qui sont dans l'erreur et qui méconnaissent Dieu, ses œuvres et leur propre croyance. Par la connaissance de ces arbres on peut consoler les affligés et alléger ceux qui souffrent. Par ces arbres, on mortifie les tentations et on lave sa propre âme de la faute et du péché. L'utilité de ces arbres est telle que celui qui en sait cueillir le fruit échappe à des tourments infinis et parvient à un repos perpétuel. 4

Ce paragraphe montre également que Lulle considère que seule sa méthode peut conduire à la concorde entre les peuples. D'une certaine manière, nous pouvons nous questionner sur l'orthodoxie de son Art qui fait autorité, se substituant aux révélations scripturaires des trois religions abrahamiques. Il 1 2 3 4

idem ; Lulle. , pp. 105-109; pour une présentation du système de Dame Intelligence, cf. Lulle, pp. 99-105 ; Lulle, p. 101.

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part alors du principe que son Art est suffisamment abouti pour être accepté par toutes les religions du Livre comme herméneutique lors des disputes entre les trois monothéismes : or Lulle est rompu à l'exercice de la dispute ! Enfin, elle est la méthode qui conduit ceux qui sont dans l'erreur et dans l'ignorance vers la Rédemption et donc, vers une religion unique. C'est également dans ce prologue que nous trouvons deux idées essentielles de la pensée lullienne qui sont la paix universelle et l'unité religieuse : Les trois sages demeurèrent près de la fontaine sous les cinq arbres. Et l'un d'eux s'exclama, en soupirant : « O Dieu ! Quel bonheur si, par la vertu de ses arbres, nous puissions être, tous les hommes, sous la même croyance et la même loi ! quel bonheur, si disparaissaient de parmi les hommes la rancune et la mauvaise volonté, qui les font s'affronter à cause de la pluralité de croyance et de sectes, et de leurs oppositions ! et si, comme il n'y a qu'un seul Dieu, père, créateur et seigneur de tout ce qui est, tous les peuples s'unissaient pour en faire qu'un et qu'il fût sur la voie du salut, et que nous eussions, tous ensemble, une foi et une loi et donnions gloire et louange à notre Seigneur, Dieu ! Songez, mes seigneurs, à la quantité de maux qui découlent de la pluralité des lois. Songez quels seraient les biens, si nous avions tous une seule foi, une seule loi. Et puisqu'il en est ainsi, vous semble-t-il bon que nous nous asseyons sous ces arbres, à côté de cette belle fontaine, et que nous discutions de ce que nous croyons, selon les significations de ces fleurs et les conditions de ces arbres ? et puisque nous ne pouvons nous mettre d'accord par autorités 1 , nous essayerons de nous accorder par des raisons démonstratives et nécessaires. » Les deux sages approuvèrent ce qu'avait dit l'autre et ils s'assirent. 2

Remarquons que nous ne savons pas de quelle confession est le sage qui prend la parole. Ce texte souligne une fois de plus la nécessité de passer outre les différentes lois religieuses pour arriver à l'unité des religions monothéistes par le truchement de l'Art. Il existe donc également, dans l'œuvre de Lulle, une distinction entre l'aspect exotérique des religions abrahamiques, qui sépare les croyants, et une dimension ésotérique réunissant les vrais chercheurs de vérité. Ce désir d'union et de paix est de nouveau confessé à la fin de l'ouvrage. C'est à ce moment qu'intervient le personnage du gentil, un philosophe athée persuadé, qu'au-delà de la mort, plus rien n'existe 3 . Il rencontre accidentellement les trois sages qui, par leurs saluts, le font se questionner :

' C'est à dire l'autorité scripturaire. 2

3

Ibidem.

Le gentil est décrit dans le prologue du livre, cf. Lulle, pp. 97-98.

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Rûmî, Raymond Lulle, Rabbi Abraham

Aboulafia

Et vous m'avez salué en disant « que Dieu m'aide », Dieu « qui créa le monde et qui ressuscitera les hommes ». Cette salutation m'émerveille car je n'ai jamais entendu parler du Dieu que vous nommez, et jamais je n'ai entendu parler de résurrection. Celui qui pourrait me prouver et me démontrer avec des raisons vivantes la résurrection, celui-là pourrait délivrer mon âme de la douleur et de la tristesse, qui la contraignent.1

Les savants ne demandent pas mieux. A tour de rôle, en cueillant les fleurs des cinq arbres autour de la fontaine, c'est-à-dire en appliquant la méthode de Lulle, ils s'efforcent de démontrer les trois vérités essentielles communes aux trois religions abrahamiques : l'unité de Dieu, la résurrection des hommes et la récompense ou le châtiment dans l'autre vie. C'est le contenu du livre un. Cependant, Lulle ne dit jamais quelle confession religieuse s'exprime au fur et à mesure de l'exposé. En cela, il insiste sur les points communs entre les trois religions monothéistes qui s'emploient, par le biais de la philosophie et en suivant la méthode de Dame Intelligence, à prouver l'existence de Dieu. Nous constatons donc que l'Art sert en premier lieu à convertir le païen et la structure du livre accorde un statut supérieur aux religions abrahamiques sur le paganisme. Ayant accepté l'existence d'un Dieu unique, le gentil demande aux trois sages d'exposer leurs religions, en commençant par la plus ancienne et selon la méthode de Dame Intelligence. A partir de là, la qualité de l'exposé de Lulle prouve une connaissance poussée des théologies juives et musulmanes ainsi qu'il démontre une volonté d'objectivité en exposant, de manière la plus impartiale possible, les différents articles de foi des religions abrahamiques. Ce texte témoigne de la vie théologique et, parce qu'il a fondé ses connaissances religieuses en fréquentant les juifs et musulmans de Majorque, des conditions sociales et culturelles des communautés monothéistes de son pays à son époque. Dans le livre deux, le juif prouvera les huit articles de la foi de Moïse : croire en un seul Dieu, croire que Dieu est créateur de toutes choses, croire qu'il a révélé sa loi à Moïse, croire qu'il enverra un Messie qui délivrera les juifs de leur captivité, croire à la résurrection, croire au jugement, quand Dieu séparera les bons et les mauvais, croire à la gloire céleste et croire à l'enfer. Puis, pour prouver que Dieu est un et non multiple, il emploie la théologie négative : par la lumière de grâce, l'entendement humain n'apprend que ce que Dieu n'est pas. Comme le Rambam Maïmonide a développé la notion de théologie négative 2 et comme Lulle a vécu aux moments des grandes polémiques juives autour de l'œuvre du philosophe, a-t-il connu ses œuvres ? Ce passage est-il une preuve de cette connaissance ? Il est en effet probable que cette allusion théologique n'est pas fortuite et prouverait la connaissance pointue qu'a Lulle de la vie religieuse du judaïsme et en particulier en ce qui concerne la question qui l'intéresse : les rapports entre théologie et philosophie.

1 2

Ibidem, pp. 102-103. La théologie négative a pour objet de définir Dieu par ce qu'il n'est pas.

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Une autre preuve de sa parfaite connaissance du judaïsme est l'article V 1 , qui concerne la résurrection : il développe les trois points de vue sur la question qui agite encore le monde juif depuis que Maïmonide l'a remise d'actualité. Dans le troisième livre, le chrétien répartit ses thèses en quatorze articles, sept relatifs à la nature divine de Jésus-Christ et sept à sa nature humaine. Mais, pour ce qui est de l'unité de Dieu et de sa fonction créatrice, il s'en remet aux preuves apportées par le Juif. En revanche, il développera la Trinité, l'Incarnation et l'œuvre rédemptrice du Christ. Le livre quatre est réservé au Musulman, suivant les douze articles de foi de l'Islam. En dernière partie de ce livre, le gentil résume les arguments des trois sages et arrive à la vraie foi 2 . S'ensuit alors une longue prière où il reconnaît Dieu et ses attributs selon l'enseignement des sages basé sur la méthode de Dame Intelligence 3 . Il devient l'archétype du croyant œcuménique décrit par Lulle dans son introduction. La preuve en est que les savants ne cherchent pas à savoir quelle religion le gentil a choisi : Mais avant que les trois sages ne s'en allassent, le gentil leur dit qu'il s'émerveillait profondément d'eux, qui n'attendaient pas pour entendre laquelle des trois lois il choisirait. Les trois sages lui répondirent qu'ils ne voulaient pas le savoir, pour que chacun d'eux pût croire qu'il avait choisi la sienne. « Et surtout (poursuivirent-ils) parce qu'il sera pour nous matière de discussion de savoir quelle loi tu auras choisi, conformément au pouvoir de la raison et de la nature de l'entendement. Et si devant nous tu manifestais quelle est la loi que tu préfères, nous n'aurions pas un si bon sujet de discussion et un si bon moyen de rechercher la vérité.

Donc, la religion choisie reste à la discrétion du gentil. Lulle respecte ainsi la notion de libre arbitre qu'il avait établie comme condition pour l'exposition de son Art dans son prologue. S'ensuit enfin trois discours prononcés à tour de rôle par les trois savants. Le premier se désole que, puisque les trois religions monothéistes sont arrivées à la connaissance du Dieu unique, il n'y a pas d'unité entre elles. Cette division a pour conséquences d'éloigner le païen de Dieu et, pour le vrai croyant, de ne pas louer Dieu en se perdant en disputes inutiles avec les autres religions abrahamiques. Afin de remédier à cet état de fait, le sage propose des rencontres théologiques qui, se basant sur l'Art, unifieraient les trois religions 5 .

1 2 3 4 5

Ibidem. , pp. 111-113 Ibidem, p. 120. Ibidem, pp. 120-125. Ibidem, pp. 126-127. Ibidem, p. 127.

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Le deuxième se désespère de la mauvaise volonté de l'homme qui préfère s'accrocher à ses croyances que chercher honnêtement la vérité1. Le dernier conclut que chacun d'entre eux doit faire de son mieux et que, à l'image du gentil, le choix final dépendra de l'homme à qui l'on exposera la vérité. Les trois protagonistes acceptent d'appliquer cette méthode lors de leur enseignement2. Remarquons que la confession religieuse du sage intervenant n'est pas mentionnée et il est impossible de savoir qui, du chrétien, du musulman ou du juif, dans le texte, prend la parole, signe une nouvelle fois de la forte proximité des religions abrahamiques et de leur possible communion spirituelle. Parlant ainsi, les trois sages parvinrent au lieu de leur rencontre, à la sortie de la ville. Ils prirent c o n g é les u n s des autres a g r é a b l e m e n t

et

aimablement. Chacun demanda aux autres de lui pardonner ce qu'il aurait pu dire d'injurieux pour sa loi. Et chacun pardonna. 3

C'est dans cette atmosphère irénique, que se conclut le livre, par la proposition d'un sage : ces trois hommes doivent de nouveau se rencontrer pour arriver à ne plus faire qu' « une seule foi et une seule loi4 ». Les deux autres se réjouirent de cette proposition... Ils décidèrent encore qu'ils iraient ensemble glorifier et louer le nom de notre Seigneur Dieu par le monde, dès qu'ils seraient unis par une même foi. 5

C'est sur cette idée trans-confessionnelle que s'achève le Livre du gentil et des trois sages. Il faut cependant nous questionner sur le sens de cet aspect œcuménique qui transparaît particulièrement dans cette œuvre : Lulle établit son Art afin de convertir les incroyants au christianisme. Il annonce son intention dès le premier paragraphe du prologue, ce qui sous-entend que la religion idéale est celle du Christ. C'est donc dans le cadre de l'évangélisation que se place l'aspect d'union religieuse, démarche qu'il partage avec Rûmî. Dans son œuvre le Livre de contemplation, qui est sa première si l'on exclue la version arabe du Livre du gentil et des trois sages, nous retrouvons ce thème. Tout d'abord, Lulle fonde la vraie croyance sur une contemplation « active » du Christ :

1 2 3 4 5

Idem. Lulle, p. 128. Idem. Lulle. p. 129. Idem.

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S'il en est ainsi, si la foi était privée d'actualité toutes les fois que l'âme ne vous contempla pas, l'homme serait incroyant lorsque l'âme ne penserait pas à votre trinité et incarnation ; et s'il était incroyant, il serait empêché. Mais à cause de ces nécessités, l'homme doit réserver une part de son souvenir, de son comprendre et de son vouloir à ce qui lui est nécessaire. Il est donc signifié que la foi demeure en acte quoique l'homme s'occupe d'autres choses : autrement il n'aurait pas été ordonné en vue de son salut. 1 Le vrai croyant est donc le chrétien qui, par son action dans le monde, témoigne de la véracité de la religion chrétienne auprès des incroyants. Le bienheureux poursuit ainsi sa démonstration : Les incroyants et les infidèles sont actuellement dans la fausse foi. La vraie foi est en eux potentiellement... Veuillez donc, Seigneur, faire en sorte que les fidèles chrétiens mettent tant et tant de ferveur, d'ardeur, de courage et de vertu à Vous aimer et Vous rendre honneur, qu'ils éloignent les infidèles de leur fausse foi et de leurs erreurs et les conduisent à la voie de la vérité pour que, tous ensemble, nous vous aimions et vous louions, Vous, qui êtes notre Seigneur Dieu. 2 U n peu plus loin dans le texte, l'âme écoute les arguments qui l'exhortent à évangéliser : Ayant entendu cela, la volonté jura trois fois, Seigneur, qu'elle n'aurait de repos et de remède que le jour où tout le monde serait chrétien et que tous les hommes glorifieraient et loueraient un seul Dieu en trinité, créateur, rédempteur, glorifïcateur. 3 La mémoire et l'entendement 4 jurent à leur tour. Si nous recoupons les deux textes qui sont rédigés sensiblement à la même époque, nous arrivons à une idée plus complète de la notion de religion unique : les infidèles sont ignorants de la vérité qu'ils ne peuvent pas contempler (dans le sens de vivre) pleinement. Or, par le système de l'Art lullien et non par une confrontation des autorités scripturaires, tout croyant dont la démarche est honnête peut accéder à la vérité. Toutefois, cette vérité, qui conduit à une religion unique, est le christianisme et non un œcuménisme, une quatrième voie, qui unirait les religions abrahamiques.

1

Lulle, Livre de contemplation, Livre 4, p. 155.

2

Ibidem, pp. 158-159.

3

Ibidem, p. 191.

4

La mémoire, l'entendement et la volonté sont les trois composantes de l'âme dans le système lullien.

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Rumi, Raymond Lulle, Rabbi Abraham

Aboulafia

Avec le temps, pour Lulle, les moyens qui conduisent à l'évangélisation vont changer. A cause d'échecs répétés dans ses tentatives de conversions, sa représentation des infidèles va fortement évoluer. En effet, l'idéal de la vie de Lulle est fondé sur deux idées : la conversion de l'Islam et la récupération de la Terre Sainte 1 . Pour cela, R. Lulle prend part à des controverses publiques et à des prédications, même à l'intérieur des propres mosquées, avec l'autorisation préalable des monarques aragonais. De semblables dispositions sont prises à l'égard de la population juive à partir de 1243 où on l'oblige à assister aux prédications des dominicains et des franciscains. Nous comprenons mieux alors l'importance de l'apprentissage de l'arabe : les contacts, avec les musulmans et les juifs, dont la langue est majoritairement l'arabe, ne doivent pas s'effectuer par le truchement d'interprètes, ceux-ci ne connaissant pas le vocabulaire théologique compromettent alors la véritable signification des doctrines chrétiennes. Dans ce cadre, Lulle insiste sur le fait que, ne pas savoir l'arabe ou le savoir mal, provoque une mauvaise impression et mépris chez les musulmans cultivés 2 . En ce même esprit d'action apostolique, il affirme que l'une des méthodes valides pour l'exposition aux musulmans des dogmes chrétiens, comme par exemple celui de la Trinité, consiste à les répéter sans cesse, car bien qu'au début ils les trouvent très étranges, la répétition les rend plus crédibles 3 . Cependant, la réalité est plus complexe et, à côté de cette disposition au dialogue, affleurent des attitudes moins conciliantes : Carreras Artau, dans

son Historia de la filosofia espanola. Filosofia cristiana de los siglos XIII al

XIV, page 637, définit « / 'esprit du lullisme » comme « une philosophie de combat spirituel » 4 . Toutefois, d'autres textes plus tardifs sont beaucoup nuancés et incitent à l'action militaire. Contradiction ? Changement d'attitude ? Probablement ni l'un ni l'autre. En effet, sa volonté est de tirer profit de toutes les faiblesses de l'Islam. En ce sens, Lulle répète plus d'une fois que les musulmans cultivés ne croient pas en Mohammad et n'apprécient guère le Coran 5 . C'est pourquoi, après une conquête territoriale, il ne serait pas difficile de les convertir avec de bons arguments puis de convaincre les gens simples de la vérité de la foi chrétienne. Sous cet angle, la croisade n'est jamais, pour le Bienheureux, une fin en soi : le but ultime demeure la conversion des musulmans par la méthode du dialogue et la croisade doit simplement servir d'outil aux missionnaires pour prêcher librement.

1 Lulle était proche de réussir dans sa tentative d'expédition en Terre Sainte. En 1291, Pise et Gènes s'intéressent à une campagne militaire et les Dames de l'aristocratie vendent leurs bijoux afin de financer l'expédition. Hélas, la cour pontificale ne donne pas son aval au projet qui retourne à l'oubli. 2 Dans le Lo Desconhort, chap. XXVII-XXVIII, il souligne le peu de crédibilité des interprètes pour les fins apologétiques. L'étude de la langue arabe comme moyen d'évangélisation est un des soucis majeurs chez Lulle : de nombreux rapports envoyés aux papes et de multiples chapitres dans ses œuvres y font allusion, cf. A. Corrabarria, op. cit., note 31. 3 Ibidem, p. 39 et note 32. ^ Tome 1. 5 Desconhort, ch. XXVIII.

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Pourtant, nous pouvons remarquer les changements de mentalité chez Lulle dans sa confrontation avec l'Islam : dialogue dans un premier moment, comme dans le Livre du gentil et des trois sages, puis controverse dans un second temps et, finalement, sa lutte contre l'averroïsme 1 . Considérons maintenant l'aspect intérieur et plus profond de l'œuvre de Raymond Lulle. Pour des raisons de brièveté, j e n'aborderai que trois thèmes : l'œuvre littéraire et ses relations avec la culture musulmane, les origines des textes et leur vocabulaire, enfin sa connaissance de l'Islam. Certaines de ses œuvres sont soit écrites en arabe, soit traduites par lui ou sous sa direction. Parmi ce genre, il nous faut mentionner : Logica del Gatzel, Libre de contemplacio en Deu, Disputatio Eaymundi christiani et Hamar saraceni et Liber de accidente et substantia. Ces traductions n'ont pas été retrouvées et traitent aussi bien d'apologétique que de philosophie. D'autres textes abordent la théologie de la religion arabe. Ils sont très nombreux, sont rédigés en diverses langues 2 et abordent des thèmes de confrontation avec l'Islam. C'est afin de mieux faire accepter le christianisme qu'il reprend la structure des livres musulmans, comme par exemple dans son Libre de cent Noms de Deu (Rome 1285). Quelques œuvres sont également polémiques, comme celles qu'il écrit à l'occasion de la controverse antiaverroïste ou celles qu'il adresse aux papes en demandant de l'aide pour organiser la récupération de la Terre Sainte. En fait, la culture musulmane apparaît d'une manière ou d'une autre dans sa production littéraire. En ce qui concerne ses textes et son vocabulaire arabes, il s'agit de textes et de vocabulaires au sens large. Dans le style qu'il adopte, Raymond Lulle ne se soucie guère de fournir, ni en arabe, ni en traduction latine ou catalane, les titres des œuvres arabes qu'il utilise ; pas plus qu'il ne prodigue les noms des penseurs dont il s'inspire, ce qui est problématique si l'on désire découvrir ses sources d'inspiration. Mentionne-t-il Alkendi, Avicenne et Alfarabi 3 , il le fait de façon très sporadique ! Deux exceptions sont pourtant à mentionner : La logique de Gazel, œuvre plus ou moins inspirée des Intentions philosophiques de Algazel, dont la partie de la logique, qui correspond au Maqâsid du philosophe, est développée de manière plus ample par Lulle ; et le Liber de cent Noms de Deu, texte qui, au dire de l'auteur luimême, veut dépasser en élégance et en beauté le style du Coran. Son style est proche de plusieurs passages coraniques. Mais ce qu'il importe de souligner c'est que cette œuvre a été rédigée en vers, selon le style des Psaumes, pour que les chrétiens puissent le chanter « comme les sarrasins le chantent dans les mosquées ».

A de Llinarès, Raymond Lulle, pp. 269-270. Ce même auteur a également montré l'évolution de l'idée de croisade chez Lulle dans l'article, « Références et influences arabes dans le Libre de contemplacio », dans EL XXIV, 1980, pp. 11-120. 2

En arabe, latin et catalan.

3

A. Corrabarria, op. cit., p. 44.

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Le Pr. Cruz Hernández écrit justement dans son texte El Pensamiento de Ramon Lull, aux pages 67 et 68 : globalement, en elle [l'œuvre des cent Noms de Dieu], l'influence musulmane est décisive non seulement quant à l'intention et à la terminologie et jusqu'à une certaine jalousie de l'amour des musulmans pour le Coran et sa récitation liturgique psalmodiée, mais encore quant au contenu doctrinal néoplatonicien soufi qui se respire en toute cette œuvre.

Une précision est cependant à ajouter sur ce thème du vocabulaire et des textes arabes : bien que Lulle mentionne le Coran avec une relative fréquence, il n'a pas pour habitude de citer les textes coraniques, ni même d'indiquer les noms et les numéros des sourates, signe qu'il a acquis cette connaissance par voie orale ? En revanche, ce qu'il appelle lui-même « à la manière arabe » lors de la rédaction de ces textes, c'est une façon d'écrire qu'il prétend avoir adopter dans quelques œuvres, comme le Livre du gentil et des trois sages, le Livre de contemplation ou le Libre de cent Noms de Deu, qui sont écrits « selon ladite méthode », c'est à dire celle des soufis. Enfin, on pourrait ajouter deux observations à cette étude : Raymond Lulle, en ses écrits, renvoie moins à des textes qu'à des idées et à un style de fond « oriental » créant des conditionnements de grande beauté poétique, par exemple dans le Libre de les bestiès (chapitre VII du Livre des merveilles), où l'on a repéré avec surprise l'influence du roman Calila et Dimna que Raymond Lulle put connaître en version arabe1. C'est au lecteur lui-même de faire effort pour découvrir les références à la culture musulmane que fait Lulle sans le dire : quand, par exemple, il commence beaucoup de ses écrits avec des invocations à Dieu selon la coutume religieuse de l'Islam. Or cela, il ne le fait pas par hasard. Il déplore en effet, dans le Livre de l'ami et de l'aimé, que les chrétiens ne mettent pas en tête de leurs lettres le nom de Jésus Christ comme les musulmans le fond pour Mohammad « dont ils écrivent le nom en tête de leurs lettres pour l'honorer ». Dans son recours au vocabulaire arabe, Lulle se montre d'une extrême parcimonie. Nous ne trouvons dans ses œuvres que quelques mots isolés. Ainsi dans sa Logique de Gatzel apparaît par deux fois le mot tauetur ou atauetur. D'autres mots constituent le vocabulaire arabe lullien : rams (allégorie, symbole), dans son Livre de contemplation ; Nabit (vin), dans son Arbre des Sciences2. Plus intéressant en ce sens est le témoignage de Raymond Lulle nous apprenant que, pour la rédaction de son Ars Magna, il a utilisé une terminologie arabe3.

1 Cf. l'introduction à ce livre de M. Battlori, O.E., pp. 599-603. 2 Le premier se trouve aux vers 368 et 410 de sa Logicà de Gazel, pour les autres mots, voir H. Lohr, « Christianus arabicus cujus nomen Raimundus Lullus », dans Friburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie, XXXI (1984), p. 59 et s.q.q. 3

E. Longpré, op. cit. , p. 1132 et Carreras Artau, op. cit., p. 269.

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En ce qui concerne sa connaissance de l'Islam, deux sources sont à dégager : l'une orale et l'autre écrite. Les sources orales sont très importantes chez Lulle pour sa connaissance de l'Islam étant donnés son inquiétude religieuse, ses contacts quotidiens avec la communauté musulmane, ses voyages, ses controverses engagées, ses prédications... grâce à tous ces moyens, et probablement d'autres encore, le Bienheureux finit par bien connaître l'Islam, religion dont il retranscrit les dogmes de manière fidèle. Ainsi connaît-il le contenu substantiel du Coran et l'envoûtement que sa beauté littéraire exerce sur les musulmans qui en font un argument en faveur de son origine divine. Il décrit en détail les cinq piliers de l'Islam : l'unicité de Dieu, la prière rituelle dont il rapporte les formules et la manière de les réciter. La vie de Mohammad fait aussi partie de son univers islamique. Plus d'une fois, certes, il use à son égard de ces épithètes peu honorables qui devait abonder dans la littérature d'apologétique chrétienne mais, malgré cela, des récits comme celui de « l'intervention » de Mohammad au jugement dernier en faveur des siens, ne cessent d'impressionner le lecteur quant à l'érudition de notre auteur1. Je ne relèverai qu'un passage de ces œuvres qui, mieux que d'autres, synthétise sa « vision » du « credo » musulman : d'abord le livre IV du Livre du gentil et des trois sages où, en douze articles il résume l'essentiel de ce « credo », l'ensemble de ce livre IV pourrait être considéré comme un petit traité d'islamologie. En ce qui concerne les sources écrites utilisées par Lulle, dans sa connaissance de l'Islam, nous n'en sommes guère informés, en raison de sa pratique habituelle d'omettre les références de ses sources. Nous pouvons cependant en signaler quelques-unes, le Coran, les Hadîts2 mais surtout, Lulle recommande la lecture de deux travaux apologétiques, VEpistola Alkindi et le Liber Telif. A ses lecteurs, il recommande aussi son propre écrit le Livre du gentil et des trois sages. A partir de ces sources, et sûrement de quelques autres, Lulle présente, du contenu religieux de l'Islam, une image assez complète. Pour ce qui est des relations entre la kabbale et la mystique de Lulle, la question des relations intellectuelles entre les deux systèmes de pensée est tout aussi complexe3. En effet, l'affinité géographique et chronologique tente les érudits et les incite à établir des liens causaux entre certaines données capitales de la mystique juive en général, et du mouvement kabbaliste en

1 Le chap. 71 de sa Doctrina puéril. 2 Qu'il mentionne sous forme de Proverbes, dans le IVe livre du Livre du gentil et des trois sages, pp. 195 et 200 de l'édition de Llinarès, Paris, 1993. 3 Un rapide coup d'œil aux tables bibliographiques établies par Platzek, op. cit. , livre 2, pp. 232-236, suffira à faire découvrir la persistance de cette mode chez nombre de ceux qui se sont consacrés ou se consacrent à la recherche lullienne.

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particulier, et les choix fondamentaux de la pensée lullienne, en particulier en ce qui concerne la question de la création du système des dignités. Il faut bien reconnaître que la tentation est forte car la parenté à première vue est indéniable. Lulle aime à parler du nombre précis des dignités et s'attarde avec complaisance à en contempler le dynamisme, la splendeur et le rang : elles sont Yagentia divine qui n'est pas moins que tout l'être divin. Si elles brillent de l'éclat de la vertu divine, elles sont en même temps les piliers sur lesquels est assise la création entière. Rien n'est plus haut qu'elles dans la hiérarchie du créé et de l'incréé. Rien ne les devance dans le temps, pas même le temps qui n'est qu'une d'elles. Rien n'atteint les profondeurs qu'elles atteignent car elles sont les racines de toutes choses. Il semble que nous pouvons en dire autant des sephirot, auxquelles le langage mystique juif réserve les mêmes éloges. Considérer que la structure des sephirot est dévoilée en ces termes, c'est procéder comme procéderait celui qui voudrait porter à la lumière du jour le sens caché et les mille reflets dans lesquels se diversifient, selon Lulle, la lumière que renferme les dignités. Que l'on insiste encore sur cette particularité : que le langage de Lulle est celui d'un mystique et que les kabbalistes s'expriment en mystique et on se sentira de plus en plus porté à établir et à considérer fondé ce fameux rapprochement : ils semblera appartenir à « la nature des choses. ». Et pourtant, il serait téméraire de franchir le pas et d'écrire « influence » là où il convient d'écrire, modestement, « similitude ». Car, en allant plus loin dans l'analyse de la structure, du rôle et du rang des dignités et des sephirot, il apparaît que les deux mots recouvrent des réalités assez différentes. Il semble pourtant que l'unité de l'agir divin soit traduite ici et là avec le même bonheur par les sephirot, qui, « tout en étant dix, ne sont qu 'une seule chose, sans multiplicité1 » comme les filigranes d'une flamme ne sont que la flamme et, comme celle-ci dans sa diversité, s'unit indéfectiblement à une braise2 ; et par les dignités qui, bien qu'étant seize, sont, chacune, toutes les autres, quoique chacune d'elles soit une et indivisible. Voilà donc qui semble confirmer et fonder cette impression de déjà vu qu'éprouve le lecteur du Zohar en découvrant Lulle ou, réciproquement, le lecteur de Lulle en découvrant le Zohar. Comme il était signalé il y a un instant, à cette similitude formelle doit s'arrêter la comparaison, sans franchir le pas du constat d'une « identité » foncière. Car dès que l'on pénètre, non dans Yagentia divine mais dans les agentiae des dignités d'une part et dans celles des sephirot d'autre part, les deux formulations suivent des voies divergentes et aboutissent bien différemment.

1 G. Vajda, Recherches sur la philosophie et la kabbale dans la pensée juive du Moyen Âge, Paris, 1962, p. 172. 2 Idem.

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La kabbale accentue, il semble, l'unité de chaque sephiraChacune d'elles a pour vocation de s'intégrer conceptuellement à un tout, mais en y demeurant elle-même. A preuve, la manière qu'a la littérature kabbalistique de les appeler intelligences et de préciser que, dans la cosmologie traditionnelle, elles occupent le plus haut rang : en disant intelligences, l'intention est de souligner cette diversité entre elles : cela semble particulièrement clair. La hiérarchisation, absente quelquefois de la littérature kabbalistique, prendra de plus en plus d'importance et, pour se faire, il ne faudra pas vider la matrice originaire de la théorie, mais souligner simplement et de plus en plus cette noblesse d'esse sui, ou nullius. La hiérarchisation, les rangs, la diversité des sephirot selon leurs actions et selon le rang occupé dans le dessin qui les englobe, aboutit à identifier la première d'elles avec la première cause 2 et à donner à chacune d'elles le rôle de médiatrice entre celles qui lui est supérieure et celle qui lui est immédiatement inférieure, dans une vision particulièrement organique et décidément verticale du tout qu'elles constituent. Ainsi, l'accent est mis sur l'individualité de chacune d'elles, sur leur tout organique, sur leur hiérarchisation. Les choses se passent différemment chez Raymond Lulle. Lui aussi, il parle de convertibilité des dignités en y insistant. Les énumérant dans un ordre précis, il est évident que l'une d'elles résulte toujours de la première et, bien que cette primauté ait un sens, c'est dans un autre domaine qu'elle apparaît : rien ici qui ressemble à la cause première qui engendrerait une série causale se dégradant et s'étendant. La notion de supériorité d'une dignité sur l'autre est également absente dans sa pensée. De même, la représentation graphique n'est pas choisie au hasard et les échelles des sephirot, comme les cercles lulliens, représentent tangiblement, pour les kabbalistes comme pour le Bienheureux, une orientation précise de l'ensemble d'une théorie. Les dignités lulliennes trônent avec Dieu dans la magnificence de la suprême majesté. Toutefois, elles trônent ensemble, sans qu'il nous soit dit que Dieu se complaise davantage dans la représentation de son agentia qu'est la bonté, ou dans son agentia qu'est la grandeur... Toutefois, elles ne sont pas seulement là. Elles sont partout car tout ce qui est dans le système lullien est de Y agentia unique de Dieu. Il en est de même pour les sephirot, mais on a l'impression qu'elles emplissent la terre au moyen du langage et des combinaisons du langage. Le kabbaliste et l'univers environnant communiquent et les modalités du langage semblent essentielles aux modalités de cette communion. Pour Raymond, en revanche, la formulation littéraire de sa théorie est secondaire et ce qui compte est la réalité « palpable », pourrait-on dire, de cette communion entre Dieu et l'univers que les dignités traduisent. Les sephirot sont la relation des hauteurs divines à la création. Les dignités lulliennes disent cette même communication. 1 Sur cette question, cf. M. Idel, La cabale, pp. 229-309 et G. Scholem, Les grands courants, pp. 221-261. G. Vajda, Recherches sur la philosophie, Paris, 1962, p. 172.

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S'il est possible de conclure quoi que se fût de cette parenté formelle et, en même temps, de cette diversité profonde entre les deux théories, le plus sage serait de dire que voilà deux essais de plus pour résoudre ce vieux problème du passage de l'un au multiple sans altérer en rien l'ineffable unité divine et sans nier la diversité de la manifestation dramatique de Vagentia première. Ajoutons pourtant que le kabbalisme remanie, reconstruit et modifie l'ordre hiérarchique des sephirot1 et, lorsqu'il est question de transplanter leur langage dans le terrain de la pure philosophie, les penseurs se trouvent dans l'obligation d'établir des concordances entre les concepts premiers de la philosophie et ses sephirot : G. Vajda cite à ce propos le remarquable problème de l'identité ou non d'En sof et de Keter2 (comprenons première cause et premier moteur). Se sont là encore, en limitant cette vision sommaire des choses à la parenté des deux théories, des questions et des problèmes qui n'ont pas de place dans la théorie lullienne des dignités. En un mot, il est interdit de dépasser les similitudes au profit d'une identité de formulation et de problématique. Pourtant, les tenants d'un certain dilettantisme pensèrent qu'il serait rentable de fondre kabbale et lullisme. Ils le pensèrent car ils s'en tinrent précisément à l'aspect premier de la formulation de l'un et de l'autre des deux langages mystiques. Ainsi réussirent-ils à ridiculiser la kabbale et le système lullien. Tout compte fait, l'analyse des deux langages justifie la conclusion, combien sobre, que propose Scholem : « pour les noms et la structure des sephirot et des dignités, la concordance n 'est que toute superficielle et fugitive »3. Pour s'en tenir à Raymond, il n'a cependant pas du ignorer l'existence du Sefer Ha-Zohar. Nous trouvons également une tentative d'études des diagrammes lulliens qui trouveraient ses origines dans l'Islam mystique4. Cependant, la conclusion reste la même que dans le cas de l'influence de la kabbale : concordance superficielle et fugitive5. En effet si, à la fin de son Shams al'ârif, al-Bûnî se fait l'écho de tous les ésotéristes en insistant sur le fait que le système des lettres ne peut être compris par la raison, mais qu'il faut s'assimiler à la sagesse divine, Lulle, au contraire, voit dans la combinatoire même l'art de comprendre les mystères de Dieu par la raison. Il n'empêche que notre mystique put connaître cet aspect du soufisme.

1

Ibidem, p. 264-266. ibidem, p. 265. 3 G. Scholem, Les Origines de la kabbale, Paris, 1966, p. 412. 4 Le premier à la réaliser est Asm Palacios lors de sa traduction de la Muqaddima d'Ibn Kaldhûn en 1968. Puis l'arabisant V. Monteil mit spontanément en parallèle la figure de la zâ'iraja d'al-Sabtî et les figures de l'Art lullien. 5 Eijo y Garay, dans « Prologo » à F. Sureda Blanes, El Beato Ramon Lull, su vida, su obras, sas empresas, Madrid, 1934 ; Riedlinger dans « Introductio » à R.O.L., V, Freiburg-Palma de Mallorca, 1967 ; Lhor, « Logica Algazelis. Introduction and critical text. Traditio », Studies in Ancient and Medieval History, Tought an Religion, XXI, 1965, pp. 223-290 et D. Urvoy, « Sur les origines des figures de l'Art Lullien », dans Cahiers de Fanjeaux n°22, pp. 248-259. 2

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Les contacts entre Raymond Lulle et les soufis sont d'ailleurs explicitement décrits dans le chapitre LXXXVIII du Blaquerne : un messager du cardinal alla en Berbérie... Il vit là-bas un Livre de l'ami et de l'aimé dans lequel était raconté que les saints hommes composaient des chansons sur Dieu et sur l'amour et que, par l'amour de Dieu, ils abandonnaient le siècle et allaient par le monde vivant dans la pauvreté... Le messager informa le cardinal sur cela et sur bien d'autres choses ; on traduisit le Livre de l'ami et de l'aimé.

Ayant renoncé à la papauté, Blaquerne se souvient de cet épisode du messager du cardinal le jour où un ermite le prie d'élaborer une méthode « capable d'élever l'esprit à la contemplation, pour les solitaires qui ne savent contempler ou qui se lassent de leur solitude ». Blaquerne réfléchit et constate que le véritable amour se moque des méthodes : et il se souvint qu'une fois, lorsqu'il était pape, un sarrasin lui raconta qu'il y a parmi les sarrasins des hommes religieux et que, parmi ceux-ci, les plus considérés sont ceux que l'on appelle soufis : ce sont des gens qui disent des paroles d'amour et de courts exemples qui donnent une grande dévotion. Ce sont des paroles - disait le sarrasin - qui doivent être élucidées et, en les élucidant, l'entendement s'élève et, en s'élevant, il accroît la volonté et l'élève à la contemplation. Ayant entendu cela, Blaquerne décida d'écrire le livre selon cette méthode... 1

Le premier passage nous indique de manière précise la présence des soufis dans cette partie du monde. Il apparaît également que Lulle les a rencontrés. L'idée que le messager informe, sur ces mystiques et sur « bien d'autres choses encore », le cardinal prouve que Lulle a une très bonne connaissance de leurs doctrines et de leur enseignement. Ce dernier point est confirmé dans notre dernière citation. Cette méthode soufi est d'ailleurs considérée comme la meilleure par Lulle puisqu'il en fait le modèle de son livre. Enfin, ne devons-nous pas voir, à travers la question de l'ermite et par la réponse de Blaquerne, une critique de l'oraison du cœur ? Il est en effet possible que le Bienheureux, lors de son séjour à Chypre qui dura un an, pris connaissance de cette méthode2. Enfin, concernant les relations entre Lulle et l'Empire byzantin, nous remarquons sa réelle érudition de la théologie orthodoxe : dans le Livre des cinq sages, il démontre une grande connaissance de la situation géopolitique religieuse en développant avec justesse les points de vue théologiques des nestoriens, musulmans, orthodoxes et des monophysites, tout en prévoyant

1

2

Blaquerne, ch. C.

Il nous faut rappeler que Grégoire le Sinaïte appris l'oraison du cœur du cœur auprès d'un ermite à Chypre, cf. Evêque Ignace Briantchaninov, Approches de la prière de Jésus, Abbaye de Bellefontaine, 1983, p. 145.

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l'islamisation des Tartares ainsi que la fin de l'Empire Byzantin. Par sa politique de croisade, en désirant châtier les états commerçant avec les états musulmans et en particulier l'Egypte, il induit une politique de répression envers l'Empire byzantin : il ne faut pas oublier que le Bienheureux, malgré l'union des Eglises en 1274, continue à se méfier des orthodoxes jugés schismatiques 1 . Nous pouvons maintenant arriver à une synthèse quant à l'image des religions abrahamiques dans l'œuvre de Raymond Lulle. Le Bienheureux leur accorde une connaissance du vrai Dieu qui reste cependant partielle et potentielle. Afin de passer de cette potentialité à une connaissance en puissance, il propose l'application de sa méthode démonstrative qui les conduirait à la vraie religion : le christianisme. Cependant, il reconnaît des qualités spirituelles à l'Islam et en particulier aux soufis qu'il cite comme référence, que ce soit par la qualité de leur enseignement, par leur grand respect de la Vierge Marie et de leur texte révélé, ou par la qualité de leur foi. Par sa connaissance exacte de l'Islam, dont les œuvres philosophiques ou spirituelles orientent la structure de ses propres œuvres 2 et dont les dogmes apparaissent parfaitement décrits dans sa théologie, Raymond Lulle, par son approche de la religion islamique, se marginalise de ses contemporains : il est un solitaire hors des normes délimitées par la papauté 3 . C'est entre exemplarité et religion à évangéliser qu'apparaît l'Islam. Il en est de même pour le judaïsme. Son érudition des différences entre les deux religions et des préoccupations théologiques du judaïsme est attestée dans l'œuvre de l'apologiste, comme nous l'avons étudié dans le livre deux du Livre du gentil et des trois sages. Cependant, le fait qu'il ait probablement connu les grandes idées de la kabbale et le contenu des œuvres de Maïmonide a uniquement pour but la conversion du judaïsme : il tente de trouver des points de contacts entre les deux religions afin de mieux faire accepter son Art et, ainsi, il espère convertir les juifs. Enfin, son rapport avec la théologie orthodoxe semble passer au second plan de ses priorités. Est-ce le signe qu'il considère qu'il n'y a aucun espoir de faire revenir la chrétienté orientale à l'unité chrétienne ? Considère-t-il cette unité réalisée depuis 1274 ? Ses expositions de plan de croisade et sa probable critique de la prière du cœur nous ferait pencher vers la première hypothèse. 1

Sur cette question, cf. Delaville Le Roulx, La France en orient au XlVè siècle. Expéditions du maréchal de Boucicaut, Paris, 1886, 2 vol., pp. 3032. 2

Nous pourrions également citer l'influence de la philosophie d'Averroès, philosophie qu'il a cependant combattue, mais qui se retrouve dans sa conception de Prudence, comme le démontre Sala-Molins dans La philosophie de l amour chez Raymond Lulle, Paris, 1974, pp. 105113. 3 Lors du prologue de VArbre de science, Lulle apparaît aux yeux du moine : « Voyant son habit et sa grande barbe, le moine pensa qu 'il devait être un homme de religion de quelque pays étranger »., cf. Lulle, pp. 131-132.

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Remarquons que Rûmî, Lulle et Aboulafîa ont une conception des autres religions monothéistes très proche. Tous considèrent que les religions abrahamiques sont constituées d'un aspect que nous avons qualifié d'exotérique, et d'un autre qualifié ésotérique. Cette deuxième dimension de la religion permet au mystique à la fois de toucher à la réalité divine et de considérer les mystiques des autres religions abrahamiques sous un aspect trans-confessionnel. Pourtant, d'un point de vue exotérique, il serait faux de penser que ces deux mystiques tendent vers un syncrétisme des trois religions abrahamiques. En effet, même s'ils reconnaissent que chacun des mystiques des autres religions du Livre vont vers le même but, ils restent tous deux attachés à leurs confessions religieuses. Cela ne les empêche pas cependant de critiquer les fidèles des religions attachés à l'aspect exotérique du message divin, dénonçant ainsi la perversion de la religion humanisée où la compréhension de la révélation divine passe au second plan au profit des luttes de pouvoirs plus politiques que spirituelles. Cependant, un point les sépare et il trouve son origine dans leurs différentes cultures religieuses : Aboulafîa se présente comme Messie et, poussé par cette mission, tente d'annoncer une ère religieuse nouvelle ; Rûmî, en tant que musulman, insiste sur la continuité de la révélation divine qui part d'Abraham et trouve son aboutissement en Mohammad alors que Lulle se tient entre les deux religions tout en refusant le message de l'Islam et en soulignant que la révélation mosaïque est, depuis le Christ, obsolète. 11 n'y a donc pas, dans sa mystique de rupture aussi marquée dans la révélation divine que chez. Aboulafîa. Une autre différence entre ces hommes se trouve dans le thème du prosélytisme. Lulle est un évangéliste. Même si juifs et musulmans sont parfois des modèles dans la pratique de leur foi, et en particulier les mystiques de ces deux dénominations religieuses, le Bienheureux ne les considère pas sauvés. Aboulafîa, lui, a une conception plus individualiste de la rédemption qui est possible, dans le cadre du judaïsme, que par l'application de sa méthode kabbalistique. C'est cette conception du messianisme qui le pousse à éviter la conversion de masse : il attend qu'un disciple se présente pour l'instruire, à la condition que ce dernier soit prêt à recevoir son enseignement. De plus, les rares passages attestant de relations avec les gentils prouvent qu'il désire, en un premier temps, atteindre le milieu juif pour ensuite se tourner vers les gentils. Enfin, Rûmî ne cherche pas à convertir les infidèles. Il adopte plus volontiers une position attentiste et ouverte face aux rencontres que la vie lui mène, répondant en même temps aux demandes de ses différents interlocuteurs. Chez ces trois mystiques, il ressort un grand respect envers les autres croyants des différentes religions monothéistes. C'est ce respect qui domine dans leurs œuvres et qui fonde une reconnaissance spirituelle mais aussi politique et culturelle des autres fidèles des religions abrahamiques chez ces trois hommes.

Chapitre 3 Axiomes communs à ces trois mystiques servant à l'établissement du dialogue

Dans les deux premières parties, nous avons étudié les motifs et les conditions de rencontre des trois mystiques avec les religions abrahamiques auxquelles ils se confrontaient. Nous avons évoqué que certaines techniques mystiques, certains symboles, parce qu'ils sont semblables et parfois communs aux trois mystiques, permettent de créer des passerelles pour un dialogue entre les différents « fous de Dieu » des différentes religions abrahamiques. C'est l'étude de ces passerelles que nous allons aborder dans ce chapitre. Cependant, une rapide mise au point méthodologique s'impose. Illustrons rapidement les complexités entraînées par des déductions faites à partir des textes qui dépeignent la nature des expériences1 : deux unions mystiques peuvent être exprimées par le même verset tiré d'un même livre sacré, alors que des expériences semblables peuvent être exprimées de diverses façons à cause des différences entre les sources littéraires accessibles aux mystiques. Nous devons donc être conscients du fait que des coques identiques peuvent abriter des noyaux différents et qu'un même noyau peut parfois se cacher dans des coques différentes. En reprenant cette image, nous en arrivons à la conclusion que l'étude du mysticisme est semblable à la tentative d'imaginer le contenu d'une coquille dont le noyau n'a jamais été aperçu par le chercheur. L'attitude sceptique, en ce qui concerne la possibilité de reconstruire pleinement le sens des expériences mystiques, implique une attitude hésitante par rapport à une approche qui surestime l'importance des éléments traditionnels pour l'émergence des expériences. Sans nier le fait probable que le mystique est parfois conditionné par des images et des concepts qui pourraient effectivement modeler son expérience, alors que d'autres fois celleci est sans forme2, notre position est que leurs effets portent sur leur mode d'expression plutôt que sur la nature de l'expérience elle-même. Nous devons donc plus nous attacher aux éléments qui précèdent l'expérience mystique, à savoir les techniques mystiques, plutôt qu'à l'expérience mystique même.

' Katz, « The « Conservative » Character of Mystical Experience », dans Mysticism Religious Traditions, Oxford, 1983, pp. 3-60. 2 Scholem, On the Kabbalah, p. 8.

and

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Rûml, Raymond

Lulle, Rabbi Abraham

Aboulafia

La philosophie marque profondément le monde intellectuel du moyen âge, nos trois mystiques eux-mêmes n'échappent pas à cette influence. De même l'usage du symbole, en tant qu'élément didactique et comme moyen de décrire une réalité spirituelle, sont deux emplois essentiels chez nos trois auteurs. Dans cette partie, nous étudierons le rôle exact de ces deux éléments dans l'élaboration de nos trois mystiques. Le fait qu'une attestation unitive écrite ne soit apparue qu'après l'éclosion de la terminologie philosophique démontre que les concepts philosophiques sont un habit utilisé par les mystiques pour formuler les expériences unitives. Dans ce domaine, nous pouvons distinguer trois principaux types de terminologie de l'union : aristotélicien, néoplatonicien et hermétique, selon le corpus spécifique de littératures spéculatives qui ont produit les différents modèles. La terminologie aristotélicienne fournit surtout des concepts pour ce qui est dénommé 1'« union intellectuelle ». Selon l'épistémologie aristotélicienne, pendant l'acte de connaissance, le connaissant et le connu, ou l'intellect et l'intelligible, sont un. Cela s'avère vrai, à la fois de l'acte humain d'intellection et de l'acte divin d'intellection. Il n'est que logique de supposer que l'acte d'intellection dans lequel Dieu est l'objet de l'intellect humain équivaut à ce qui est appelé une union mystique. Cette conception de l'intellection imprégnait toutes les écoles aristotéliciennes, qu'elles soient grecques, juives, arabes ou chrétiennes. Dans la mystique juive, l'influence de la terminologie aristotélicienne est la plus évidente dans la kabbale extatique. En outre, c'est à la notion d'union à la divinité que la terminologie aristotélicienne est liée dans la mystique. Le terme union, en hébreu 'ihud, renvoie à une situation où l'âme humaine, ou l'intellect, adhère ou se conjoint à un objet extérieur jusqu'à ce que tous deux n'arrivent à ne faire plus qu'un. Le devéqout, c'est à dire l'union avec Dieu ou les entités spirituelles supérieures, est le point central de la mystique d'Aboulafia 1 . Dans ce contexte, les idées aristotéliciennes, utilisées par Aboulafia pour décrire les processus de l'union sont l'unité de l'Intellect, la pensée, du penseur, mesakkel, et du pensé, mouskal. Il reprend également la conception selon laquelle l'intellect humain est censé pouvoir se transmuer en réalité divine ou en la chose la plus divine qui puisse exister en nous 2 . Il inclut donc la doctrine aristotélicienne qui conçoit Dieu comme l'Intellect, l'Intelligent et l'Intelligible. Aboulafia accepte également la notion de Cause première assimilée à Dieu3.

' Idel, L'expérience, pp. 150-164. 2

Merlan P., Monopsychism, Mysticism, Metaconsciousness, La Haye, 1963, p. 18 s.q.q.

3

infra.

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Si nous acceptons la différence faite entre la raison humaine et une raison supra-humaine, car éclairée par Dieu ou d'origine divine et qui peut être nommée Intellect agent, nous trouvons la même différenciation chez Rûmî dans plusieurs passages du Mathnawî, même si le vocabulaire philosophique n'est pas usité 1 . Dans ces vers apparaît l'idée que la Raison est le chemin privilégié pour accéder à l'union avec Dieu mais à condition que celle-ci se libère de la contingence de la contemplation du multiple : Cette partie [précédente] de mon discours, dit Rûmî, a été exprimée conformément à l'intelligence du vulgaire ; le reste en a été caché. L'or, qui est ton intelligence, est en fragment... Comment pourrais-je mettre l'empreinte de la teinture sur ces parcelles ? Ton intelligence est divisée en cent importantes affaires, en milliers de désirs, de grands et de petits sujets. Il te faut unir ces parties dispersées au moyen de l'amour... Quand tu seras uni grain par grain... alors il sera possible de mettre sur toi l'empreinte de la teinture du Roi. 2

D'où l'idée que l'homme, pour arriver à une union avec le divin, doit se détourner de ses pulsions, de son désir de pouvoir et de son érudition en tant que but en soi, et, de manière générale, des tentations générées par son nafs afin de trouver l'unité de sa raison en ayant Dieu pour seul horizon. Il semble que nous ayons ici le cas d'un noyau commun avec la kabbale extatique, c'est-à-dire un même rôle donné à une partie de la raison humaine, mais avec une coquille différente, la terminologie n'étant pas philosophique. Il existe une exception pourtant quand Rûmî intègre à sa mystique la notion de Cause première présente dans la philosophie aristotélicienne : Les hommes s'attardent sur les causes secondaires auxquelles ils attribuent bien des actions ; mais aux hommes de Dieu, il est dévoilé que les causes secondaires ne sont qu'un simple voile qui ne les empêche pas de reconnaître la Cause Première.-'

Chez Lulle, même si le bienheureux combat l'averroïsme, nous pouvons remarquer de nouveau un processus similaire : c'est l'intelligence, la résultante de la raison régénérée par la rencontre avec Dieu, qui permet à l'homme de connaître Dieu 4 . De même, dans de multiples passages, nous

1 Mathnawî, livre VI, vers 2771 à 2815 et le texte du « combat de la Raison contre la chair est comparable a la dispute de Madjnûn avec sa chamelle », page 931 du livre quatre, vers 15331561, et le livre 4 vers 2301-2340 où Rûmî différencie la vraie raison et la raison illusoire provenant de l'imagination et de la sensualité. o Mathnawî, livre IV, vers 3285 et s.q.q. o Le livre du dedans, p. 113. 4 Nous ne citerons en exemple que le prologue du Livre du gentil et des trois sages où Dame Intelligence guide les différents propos.

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Lulle, Rabbi Abraham

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retrouvons le système aristotélicien décrivant les rapports entre la connaissance, le connaissant et le connu, et l'intellect et l'intelligible 1 . Dans le chapitre V de l'Art de la contemplation, nous trouvons une prière de Blaquerne : Excellente trinité souveraine ! Par tes vertus c o m m u n e s s ' é l è v e m o n entendement à te contempler et à t'aimer, et la connaissance de toi dans tes propres vertus personnelles lui fait défaut ! Mais par la lumière de la foi, illuminé de ta bénédiction, s'élève ma volonté à ta connaissance et à ton amour ; et j e te c o n t e m p l e par la foi et par l ' i n t e l l i g e n c e , sans contradiction.

A travers ce texte représentatif de la pensée lullienne, le Bienheureux essaie de justifier, dans le cadre de son Art, le bien fondé des éléments premiers de la connaissance par le savoir et par l'amour pour en réussir la synthèse : ce sont ces deux axiomes, enrichis des concepts de différence et de prudence, qui vont définir les rapports entre connaissance, le connaissant et le connu. De plus, Lulle connaissait les œuvres d'Aristote dont il résume une partie de sa philosophie, son système raisonnable doit-il à l'aristotélisme ? De nouveau, nous pouvons parler de ressemblance entre les deux pensées mais non d'influence majeure lors de l'élaboration de son système mystique. Nous pouvons citer cependant une exception, l'emprunt à Aristote de la notion de prudence, une composante essentielle du système lullien 2 . En outre, le fait que l'Art soit révélé par Dieu nous fait conclure que Lulle intègre la notion de raison régénérée par Dieu à son système. Cependant, soulignons l'importance de la Raison, terme marqué par l'empreinte de l'aristotélisme où non, comme lieu privilégié de contact entre l'homme et Dieu, idée commune à nos trois mystiques à condition que cette dernière soit tournée vers la découverte de Dieu et soit régénérée par Lui. En ce qui concerne le néoplatonisme, des signes typiques de pénétration de cette pensée concerne la mention de la transformation de l'âme particulière en l'âme universelle et l'ascension de l'âme ou son retour, conceptions situées au centre de l'expérience mystique. Chez Aboulafia, cette notion est omniprésente. Dans son Sitre Tora, nous lisons :

1 Arbre de philosophie d'amour, dans Lulle, p. 271, Art de contemplation, dans Lulle, p. 201, Livre de l'Ami et de l'Aimé, dans Lulle, pp. 350 et 353 et Livre de contemplation, pp. 153 et 156. 2

Sala-Molins, La philosophie de l amour chez Raymond Lulle, pp. 105-113 ;

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A propos de tel individu qui a fait passer son potentiel intellectuel de la puissance à l'acte et a prophétisé en vertu de la chose qu'il a actualisée, de façon finale et complète, puis revient, « Lui et lui » ne faisant qu'une seule unité inséparable au moment de cette opération. 1

Ce processus marque la transmutation d'une conscience individuelle en conscience collective et générale. Aboulafia l'affirme dans le même traité de façon explicite : Jusqu'à ce que le prophète « individuel » et « partiel » en vienne à « ressembler» à la forme de sa Cause, [c'est-à-dire] générale, persévérante et éternelle comme Lui, alors [seulement] Lui et lui ne feront qu'un. 2

Cette expression « Il est lui », empruntée à la mystique musulmane3, est souvent reprise dans la littérature hébraïque quelque peu modifiée 4 . De même, la notion d'étape pour arriver à Dieu est un élément important dans la kabbale extatique5. En outre, Aboulafia a développé la notion d'unification de l'individu qui est multiple vers une unicité de l'être en se perdant en Dieu : on peut même affirmer que la raison d'être de sa technique kabbaliste est tournée vers ce but 6 . Enfin, cette expérience d'union de l'âme à Dieu, en passant par des étapes déterminées, est au centre de sa mystique. Chez Rûmî la notion de retour à Dieu, en passant du multiple à l'unique par le truchement de l'union à Dieu, est également le concept central de sa mystique7 : Devant Dieu, deux Moi n'ont pas de place. Tu dis Moi et II dit Moi ; ou bien meurs, toi, devant Lui, ou bien c'est Lui qui mourra devant toi, afin que toute dualité disparaisse. Mais ni objectivement, ni subjectivement, Il ne peut mourir. Car II est le vivant qui ne meurt jamais. Sa mort étant impossible, meurt toi-même, afin qu'il se manifeste en toi et que s'anéantisse la dualité.®

Chez Lulle, nous avons, par la description de son Art, le cas d'une unité, la Trinité, se trouvant au centre du multiple, ses dignités. Cependant, Lulle exclue une connaissance de Dieu dans son essence mais plutôt par ses

' ms. Paris, BN f° 140 a et dans L'expérience, p. 153 ibidem f 5 155 a et idem ; Massignon L., dans Journal asiatique, 210 (1931), pp. 77, 82, 92 s.q.q. 4

Vajda G., Recherche sur la philosophie et la Kabbale, Paris, 1962, pp. 26-28.

5

L 'expérience, pp. 79-181 où M. Idel décrit les différentes étapes de la montée vers Dieu. Ibidem, pp. 164-179.

6

n

Mystiques et poésies en Islam, pp. 172-173. o ° Le livre du dedans, page 55.

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Rûmî, Raymond Lulle, Rabbi Abraham

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dignités 1 . Nous pouvons prendre en illustration le cas du soleil qui est connaissable que par l'expérience que fait l'homme du rayonnement de l'astre mais qui n'est pas connaissable en tant que telle. Donc, même si Lulle a peutêtre influencé par le néoplatonisme lors de l'élaboration de son Art, sa mystique s'en dégage car il insiste fortement sur la différence entre le créateur et la créature, la distance qui les sépare étant irréductible. La dernière source terminologique mise à profit pour décrire les expériences mystiques est un corpus indéfini d'écrits spéculatifs comprenant des traités néoplatoniciens et hermétiques qui font preuve d'une puissante inclination vers la magie2. Selon cette dernière, nous sommes capables d'attirer des esprits des dieux ici-bas au sein de statues façonnées par des artistes, qui entrent ensuite en communication avec les hommes. Parfois même, ces esprits peuvent s'introduire dans le magicien et prendre possession de lui3. Dans cette tradition, la descente des êtres spirituels est assurée par des rituels détaillés, surtout par la combinaison des lettres et par leur récitation, comme dans la kabbale extatique4, ou par la concentration de la pensée et l'orientation du cœur lors de l'accomplissement des commandements. De manière générale, l'application des différentes terminologies à la mystique entraîne une atténuation de la charge rationnelle attachée à ces termes. Outre la terminologie philosophique, des symboles sont employés communément par ces trois mystiques : ils trouvent leurs origines dans la philosophie et dans un corpus religieux commun aux trois religions abrahamiques. Le symbole, pour Rûmî, est utilisé à des fins didactiques comme « expression de la rencontre entre la Présence absolue et la Réalité contingente5 » : seul un tel langage permet la révélation d'une vérité totale, saisissable selon le niveau de chacun et qui engendre la méditation6. Pour Aboulafia, la symbolique est au centre de sa kabbale7 et a une fonction plus hermétique : elle sert à cacher l'enseignement ésotérique qu'il propose à ses étudiants. Enfin, pour Lulle, le symbole permet d'expliciter et de mettre en scène ses théories.

' Nous trouvons une conception similaire dans la mystique hésychaste. Comme par exemple les écrits de Jamblique et de Proclus. 3 Boyance P., « Théurgie et télestique néoplatoniciennes », dans Revue d'histoire des religions 74, pp. 189-209, 1955. 2

4

L'expérience, pp. 23-60. ^ Mystique et poésie, p. 52. 6 il écrit : « Si les mystiques se servent de comparaisons et d'images, c 'est afin qu 'un homme au cœur aimant mais à l'esprit faible puisse saisir la vérité », dans Mathnawi, livre VI, vers 117. 7 La cabale, pp. 395-479.

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Le premier concept que nous analyserons est celui du retour de l'âme, ou d'une partie de l'âme, à Dieu et qui est souvent symbolisé par les mystiques, comme l'eau qui retourne à l'eau. L'idée qu'en l'homme existe une étincelle divine qui doit rejoindre l'océan divin se retrouve chez Aboulafia et Rûmî. L'idée platonicienne et gnostique, où la matière est perçue comme essentiellement mauvaise, est très répandue chez les mystiques et les théologiens des trois confessions. S'opposant à cette conception du mal, l'idée qu'une parcelle divine tente de retourner à Dieu lui fait écho, la question étant de savoir comment celle-ci peut rejoindre sa source. Pour Aboulafia, l'Intellect actif, l'Intellect agent et l'Intellect humain sont des faces différentes d'une même entité qui s'oppose à la matière, et c'est en retrouvant l'unité de ces intellects que l'homme peut s'en libérer : Et il est donc trois niveaux d'une même entité et tous les trois sont une même essence : le Saint, bénit soit-il, [le niveau] de l'influx séparé et [le niveau] de l'influx provenant de l'influx [séparé] qui s'unit à l'âme. Et l'âme qui s'unit de toute sa force, jusqu'à ce que tous les deux ne forment qu'une seule essence... Et la Cause première inclut tout et elle est une pour tous : pour les intelligibles qui sont nombreux, [ceux] qui sont séparés comme ceux qui reçoivent l'influx, et pour les nombreuses âmes, l'Intellect actif est un du point de vue de son essence... Ainsi, seul les acquisitions de l'intellect humain qui lui sont déversé par l'Intellect actif [niveau séparé], rende l'âme désireuse de s'unir à son Dieu. 1

11 est donc question de l'identification de l'âme humaine avec le divin au cours du processus d'intellection, processus qui transmue l'âme intelligible en l'objet propre de son intellection qui est Dieu, et par laquelle est atteinte la parfaite unité. Pour décrire cette unité il écrit : l ' â m e adhérera à l'intellect divin, celui-ci s'unira à elle... [l'âme] et l'intellect ne deviennent une seule entité, tout comme celui qui jette une cruche d'eau dans une source, et tout ne fait qu'un. 2

Cette image de « l'eau qui retourne à l'eau » est très présente dans la littérature kabbalistique3. Elle trouve son origine dans l'œuvre d'Aristote4 et est également très employée par les traditions chrétiennes5 et musulmanes6. Ainsi, il n'est pas étonnant de retrouver chez Rûmî la même image7. Chez ce dernier, la signification est le retour de l'étincelle divine à sa source : Dieu.

1

Ibidem, p. 158. Ibidem, p. 156. 3 Idel, La cabale, pp. 143-152. 4 Pépin J., « Stilla aqvae modicamulto infusa vino... », dans Divinitas, vol. 2, Miscellania André Combès, Rome, 1967, p. 331-375. 5 Lerner E., « The image of Mixed Liquids in Late Medieval Mystical Thought», Church History, vol. XL, 1971, pp. 397-411. 6 Le soufisme, pp. 75, 172, 191, 227, 241, 294, 351, 362, 375, 378, 381, 395 et 506. H cf. entre autre exemple Le livre du dedans, pp. 104-105. 2

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Djalâl-od-Dîn Rûmî, Raymond Lulle, Rabbi Abraham Aboulafia

Une autre série de symboles est employée pour illustrer le concept d'axe. Chez Lulle, il est omniprésent et sert lors de l'illustration de son système 1 . L'axe est symbolisé par l'arbre, un élément des plus importants qui représente son Art, le moyen par excellence permettant de faire passer l'homme à l'état contemplatif. Chez Aboulafia, nous retrouvons le thème de l'axe lorsque ce dernier décrit une vision où s'entremêlent les symboles du cercle, du dragon de l'échelle et de l'arc-en-ciel. Dans ce cas, c'est le dragon qui, parcourant la sphère terrestre, symbolise l'axe cosmique. Puis il associe l'axe cosmique à l'axe humain représenté par l'échelle. L'élément reliant les deux notions se trouve dans le déterminisme des lois qui régit aussi bien le monde que l'homme. Lui apparaît alors, au bout de cet axe, un cercle qui représente l'union avec Dieu. Ce cercle, qui représente également la Tora, lui révèle la structure du monde en même temps que celle de l'homme, ainsi que les forces qui s'opèrent en elles. Alors, le microcosme rejoint le macrocosme. Dans un autre écrit, Aboulafia associe la compréhension du Nom divin à une échelle susceptible d'élever jusqu'à l'échelon de la vision, prouvant par cette image que sa technique kabbalistique permet de changer les lois influençant l ' h o m m e 2 . Enfin, la représentation la plus importante de l'axe est certainement celle du nœud qui permet, par son dénouement, de conduire à Dieu : L ' a x e c o s m i q u e n'est rien d'autre que le n œ u d des sphères, et il ne fait aucun doute que celui qui assure leur existence, et qui est à rapprocher de l ' i m a g e des articulations qui relient les membres c h e z l ' h o m m e ; et les nœuds [où s'articulent] les membres du corps humain, et qui dépendent en premier lieu des os, sont aussi appelés axe chez l ' h o m m e . . . C'est pourquoi avant que son attachement au corps ne se défasse, il lui faut s'attacher et s'unir par des liens d'amour pour lui, et celui qui ne créera pas c e s liens d'amour et n'attachera pas son désir à lui [c'est-à-dire au Nom] ne pourra en aucune façon s'élever. 3

Aboulafia décrit ainsi le processus d'intellection. Dans le soufisme, l'arbre symbolise également l'axe cosmique mais aussi l'apparition de l'ange 4 ou du logos 5 . En ce qui concerne la notion de microcosme développée chez Aboulafia, Rûmî a une autre opinion du problème :

1

par exemple cf. le prologue du Livre du gentil et des trois sages, cf. supra.

2

L'expérience, pp. 127-133.

3

Ibidem, p. 166.

4

Notons que Idel propose de rapprocher la notion d'axe à celle de Métatron, l'ange qui guide l'homme lors de ses expériences mystiques, cf. dans L expérience, p. 131 en ce qui concerne le rapprochement des deux notions et sur ce qu'est Métatron, p. 138-142. 5

En islam iranien, livre IV, pp. 167-168, 171-172.

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Expliquant que, tandis que les philosophes disent que l'Homme est le microcosme, les mystiques disent que l'Homme est le macrocosme ; la raison en étant que la philosophie se limite à la forme phénoménale de l'homme, tandis que la connaissance mystique concerne la vérité essentielle de sa véritable nature.C'est pourquoi en apparence tu es le microcosme, c'est pourquoi en réalité tu es le macrocosme.Du point de vue de l'apparence, la branche est l'origine du fruit ; mais, en réalité, la branche est venue à l'existence en vue du fruit.S'il n'y avait eu un désir et un espoir pour le fruit, comment le jardinier aurait-il planté la racine de l'arbre ?C'est pourquoi en réalité l'arbre est né du fruit, même si en apparence le fruit a été engendré par l'arbre. 1

Il est important de noter que pour traiter le sujet du microcosme et du macrocosme, Rûmî utilise l'image de l'arbre 2 . Mais à la différence d'Aboulafïa, l'homme est macrocosme. En effet, lorsque le cœur est purifié, Dieu établit son trône et agit ainsi dans le monde car la volonté du soufi devient celle de Dieu. Le cœur (Qâlb) représente alors l'axe et le lieu de rencontre privilégié hors du temps et hors de l'espace entre Dieu et l'homme. La différence entre les deux mystiques se trouve dans le fait que, pour Aboulafia, cette union doit passer par des étapes la préparant alors que pour Rûmî, les voiles qui séparent l'union avec Dieu peuvent disparaître immédiatement, le tout se résumant à une question de prise de conscience. Cependant, le concept d'immédiateté doit être relativisé, en effet, il représente une prise de conscience idéale car instantanée. Ces cas sont rares et c'est pourquoi Rûmî intègre, dans sa mystique, la notion néoplatonicienne, d'étapes pour arriver à l'union avec Dieu 3 . Ces étapes sont symbolisées également chez Rûmî par l'échelle : Le corps de l'homme est comme une échelle faite d'ébène noire, et dans son intérieur se trouve une échelle d ' i v o i r e blanche... Donc, l'ascension (Mi'râdj% c'est l'être même de l'homme : il s'élève en lui-même, en partant de l'extérieur, qui est ténèbres, vers l'intérieur, qui est l'univers des lumières, et de l'intérieur vers le Créateur. 4

Remarquons qu'à l'origine Mi'râdj signifie échelle. L'emploi de l'image de l'arbre chez Rûmî, et plus précisément dans le texte ci-dessus, décrit la structure du monde et de l'homme, deux notions équivalentes, et le jeu des forces qui s'opèrent en elles, car pour le soufi, Dieu a créé l'univers et au sommet de cette création se trouve l'homme qui en est le but5. Ainsi, chaque réalité partielle se réfère-t-elle à la réalité totale. Ce dernier

1 Mathnawî, livre quatrième, vers 521-538. •y * Sur cette notion, cf. En islam iranien, tome I, pp. 232-234. 3 Mystique, pp. 97-103. 4 Le livre du Dedans, pp. 347-348. 5 Mystique, pp. 272-279.

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emploi de la notion d'arbre comme axe du monde ou d'un système mystique, par ces deux mystiques leur est commun. De même, chez le soufi, nous trouvons la notion de sphère représentant l'homme parfait dont la volonté devient celle de Dieu : Deviens une balle, tourne-toi du côté de la sincérité, et roule, roule, dans la courbe de la canne de l'Amour.

Une autre image, couramment employée dans les mystiques des trois religions abrahamiques et présente chez nos trois mystiques, est celle de la Lumière 1 . Pour sa part Aboulafia, lors de la description des différentes étapes de l'expérience prophétique dans son Sefer Sitre Tora, cite un degré qui correspond à la perception d'une lumière ('or) dont la source est à l'intérieur du corps 2 . Cependant, l'étape de la lumière reste une des premières que doit franchir le kabbaliste et elle reste bien inférieure à l'expérience auditive. Pourquoi rabaisser le degré de cette expérience ? La raison est que, pour Aboulafia, la révélation de la lumière caractérise la prophétie chez les kabbalistes du courant séphirotique ! Comme nous connaissons l'antagonisme entre les deux branches de la kabbale, il ne faut pas s'étonner que, afin d'asseoir la primauté de la kabbale extatique sur la kabbale séphirotique, Aboulafia l'ait assimilée à l'une des expériences des plus basses. Lulle associe, dans son Livre de contemplation3, le symbole de l'arbre à celui de lumière et associe la lumière à une fontaine. Du paragraphe 17 à 27, la dame ne peut rentrer dans le palais, le lieu de la contemplation de Dieu, qu'après avoir résolu rationnellement, au moyen de l'Art, les problèmes de l'unité et de la trinité, de la procession et de la spiration, de l'incarnation et des deux natures. Une fois arrivée dans le palais, elle contemple « / 'arbre de lumière » qui représente la gloire du ciel, la contemplation parfaite de Dieu et le chemin du salut. En ce qui concerne la fontaine lumineuse où s'abreuvent les oiseaux, elle symbolise la source divine de la connaissance. Cette connaissance est possible par l'Art, comme le souligne Lulle au paragraphe vingt neuf. La lumière est également le symbole de la notion, spécifique à Lulle, de différence 4 qui éclaire l'entendement 5 . Selon Lulle :

1 pour un aperçu général concernant l'apparition du concept de lumière dans la mystique, cf. Eliade, The two andthe one, New York, 1969, pp. 19-77. L'expérience, pp. 84-92. 3 4 5

Lulle, p. 172 paragraphe 28. Sur l'importance de cette notion dans la pensée lullienne, cf. La philosophie, pp. 79-83. Ibidem, pp. 283-284, paragraphe 10.

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La différence entre le bon, grand, durable, puissant, sage, volontaire, vertueux, véridique et glorieux ami et l'aimé est un lien de bon et grand amour, avec lequel se lient l'ami et l'aimé pour qu'ils ne puissent se séparer.

Nous retrouvons un thème similaire lorsque dans le Livre de l'ami et de l'aimé, au paragraphe cent vingt deux, le bienheureux écrit : L'amour illumina le nuage qui s'était interposé entre l'ami et l'aimé, et il le rendit aussi lumineux et resplendissant que la lune dans la nuit, l'étoile à l'aube, le soleil dans le jour, et l'entendement dans la volonté. Et par se nuage si resplendissant se parlent l'ami et l'aimé.

Quand nous rapprochons ce texte de la définition que Lulle donne de la différence : Et ce n ' e s t pas tout : Vous savez que j e suis la lumière de votre entendement, par qui vous pouvez avoir connaissance de beaucoup de choses. 1

Et lorsque nous ajoutons à notre étude la fin du Livre du gentil et des trois sages : Quand le gentil eut raconté tout ce qui avait été dit, il se leva, et son entendement fut illuminé par la voie du salut. Son cœur commença d'aimer et de couler des larmes aux yeux, et le gentil adora Dieu.

Où s'ensuit une oraison où il regrette que Dieu ait tardé à « illuminer » son « intelligence ». Il poursuit en disant : Et qu'il plaise au Très-Haut, excellent et souverain Bien, qu'avec vous j e parvienne à la connaissance et à la lumière de la sagesse souveraine, qui est la lumière de votre lumière et de toute lumière ; et que par la grâce et l'illumination souveraine, vous m ' a i d i e z à illuminer et à guider la multitude de ceux qui vivent et demeurent dans les ténèbres, ignorant la voie du salut. 2

Ces différents textes soulignent la cohérence dans l'emploi des termes « lumière » ou « illuminé » dans le corpus lullien. Selon le Bienheureux, ils définissent la différence et qualifie son action qui est de mettre sur la voie du salut l'infidèle. C'est afin de marquer l'opposition entre l'ignorance et la connaissance de Dieu que Lulle emploie l'image, classique dans les religions abrahamiques, opposant la lumière aux ténèbres. Dans ce contexte, nous comprenons alors pourquoi Dieu est également qualifié de « vraie lumière, splendeur des justes3 » et pourquoi elle symbolise la raison actuelle, c'est à dire la raison qui suit le système lullien 4 . 1

Idem. Lulle, pp. 120-121 et 123. "2 Lulle, le livre de contemplation, p. 143. 4 ibidem, p. 160. 2

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Djalâl-od-Dîn Rûmî, Raymond Lulle, Rabbi Abraham

Aboulafia

Dans le soufisme iranien, la lumière (nûr) est un terme omniprésent dans sa littérature1. Elle peut aussi bien symboliser les attributs divins manifestés en phénomène de lumière que l'élément créatif et diffus de soimême ou bien l'eau sur laquelle est stabilisé le Trône de Dieu. Elle représente l'épiphanie, l'essence des êtres spirituels et elle est également associée à Mohammad. D'autres significations de ce symbole sont liées à la culture iranienne qui l'a intégrée depuis des temps immémoriaux. Il ne faut donc pas s'étonner de trouver de multiples emplois à ce terme dans l'œuvre de Rûmî. Nous en avons sélectionné cinq comme symboles les plus représentatifs de sa pensée. La première application de la lumière est liée à la transmutation des sens. Rûmî décrit ainsi le « Commencement de l'illumination du gnostique par la Lumière qui voit le monde invisible2 », comme une découverte, puis une acquisition, de cinq sens spirituels qui viennent s'ajouter aux sens corporels : « Mon cœur à cinq sens ; les deux mondes sont la scène des sens du cœur? ». Son deuxième emploi est lié à l'unité de la raison : « Si la pensée est juste, elle est le rayonnement de la Lumière divine4 », et à la distinction entre deux sortes d'intelligences : La lumière de l'intelligence, ô mon fils, est la nourriture de l'âme. L'homme n'a d'autre nourriture que la lumière : l'âme ne s'alimente pas autrement. Peu à peu, écarte-toi de ces aliments matériels... afin de devenir capable d'absorber la nourriture originelle... C'est par le reflet de cette lumière là que le pain est devenu du pain ; c'est par le flux de cette âme [rationnelle] que l'âme [animale] est devenue une âme... L'intelligence consiste en deux sortes : l'une est celle qui est acquise, que vous apprenez comme un enfant à l'école, A l'aide des livres et des maîtres, de la réflexion, de la mémoire, des concepts, et des sciences excellentes et jusqu'alors non étudiée. Par ces moyens, ton intelligence devient supérieure à celle des autres ; mais le fait de conserver à l'esprit ces connaissances te charge d'un lourd fardeau. Toi qui t'occupes à errer à la recherche (de la connaissance), tu es une tablette qui préserve ; la tablette préservée est celui qui a transcendé cela. L'autre intelligence est le don de Dieu : sa source est au sein même de l'âme. Lorsque l'eau de la connaissance (donnée par Dieu) jaillit de la poitrine, elle ne devient pas vieille fétide ou impure ; Et si elle ne peut jaillir à l'extérieur qu'importe ? Car elle sourd continuellement de la maison (du cœur).

1

En islam iranien, pp. 513-514.

2

Mathnawî, livre II, vers 3240 et s.q.q. ^ Ibidem, vers 3551. ^ Mathnawî, livre II, vers 856.

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L'intelligence acquise est semblable aux conduits qui arrivent dans la maison en venant des rues : « Si la gouttière de la maison est bouchée, l'eau n'arrive plus. Cherche la source à l'intérieur de toi-même.

Dans un troisième contexte, Rûmî oppose la bigarrure du monde à la blancheur de la réalité 2 . De manière générale, la couleur représente l'objectivation, l'existence apparente, le phénomène, par opposition à l'existence lumineuse, absolue et inconditionnée3. Puis la lumière représente l'âme de l'homme parfait qui, nettoyé de la couleur, c'est-à-dire des désirs du nafs, est placée « comme un isthme entre la lumière et l'obscurité4 ». Enfin, c'est la lumière, immanente au Cosmos, qui, s'objectivant dans l'homme et de façon prééminente dans l'homme parfait, illumine la longue série de prophète qui s'échelonne d'Adam à Muhammad. Dans ce cas, puisque Dieu a répandu sa lumière sur les saints, ils sont un par essence : «.en réalité, Sa lumière n 'est jamais devenue séparée5 ». Nous pouvons plus généralement conclure que l'emploi du terme lumière, dans l'œuvre de Rûmî, est lié à la volonté de souligner le concept d'unité en opposition avec la couleur qui signifie le superficiel et le multiple. Quelle que soit l'interprétation que l'on donne à la lumière, elle reste un symbole incontournable chez nos trois mystiques. L'apport de certains éléments philosophiques chez ses trois mystiques est indéniable. Cependant, ces trois hommes ont une opinion des philosophes et de la philosophie très tranchée en tant qu'élément de savoir conduisant à la paix de l'âme. Pour Rûmî, le philosophe s'attache au monde phénoménal et, en se basant sur ce savoir superficiel, il ne peut arriver à la connaissance de Dieu. Aboulafia, par son système, propose une assimilation de la philosophie à la kabbale extatique tout en la dépassant. Enfin, Lulle offre également de rompre avec le concept d'autonomie de la philosophie en l'incluant, lui aussi, dans son Art. De manière générale, la philosophie est jugée incomplète pour arriver à la connaissance du vrai. Le chemin qui permet d'arriver à l'union avec Dieu et le moment de l'union avec la divinité restent des expériences difficilement traduisibles par le langage humain car la nature même de l'expérience se déroule sur un plan supra-humain, se confrontant ainsi aux limites du langage. C'est ainsi que pour exprimer et transmettre des réalités d'une autre nature, Lulle, Aboulafia

' Ibidem, livre IV, vers 1954 et s.q.q. Livre du dedans, chap. 8. Mathnawî, livre I, vers 3474 et s.q.q. 4 Diwân, chap. 36, vers 17. ^ Mathnawî, livre II, vers 905 et s.q.q.

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Djalûl-od-Dîn Rûmî, Raymond Lulle, Rabbi Abraham Aboulafia

et Rûmî emploient le symbole comme élément didactique. Il est évident que l'utilisation de celui-ci est conditionnée par des facteurs socioculturels et que pour exprimer une même notion, comme celle de l'axe, ces trois hommes emploient des symboles différents qui peuvent parfois s'opposer lors de leurs utilisations et provoquer des quiproquos lors des rencontres entre les différentes mystiques : par exemple, Aboulafia utilise le dragon comme symbole de l'axe cosmique alors que, pour Lulle, il représente le diable conformément à l'interprétation de ce symbole dans l'Apocalypse. Cependant, l'emploi de symboles et de thèmes communs aux trois mystiques permet de créer une curiosité et, plus généralement, d'ouvrir le débat entre les différentes formes de mystiques. Car le symbole tente de recouvrir une réalité supraraisonnable et c'est à partir de la volonté de découvrir cette réalité que le dialogue s'instaure. En fait, la forme octroyée au symbole n'est pas forcément la cause de divergence lors des discussions entre mystiques. Outre l'emploi d'une terminologie philosophique et de symboles parfois communs, nous remarquons une série de techniques similaires aux trois expressions mystiques. Comme nous l'avons souligné précédemment, il n'est pas question pour nous de démontrer une parfaite adéquation qui « existerait » entre ces différentes techniques mystiques. Afin de lutter contre tout concordisme, nous mettrons en exergue les similitudes des différents systèmes pouvant engendrer la compréhension de l'autre lors des rencontres entre les mystiques des différentes religions abrahamiques. La question du contrôle de la respiration lors de l'expérience mystique se retrouve aussi bien dans la kabbale d'Aboulafia que dans le soufisme ou l'hésychasme. Aboulafia ne fait référence au problème de respiration que de manière très fragmentaire. Cependant, il ressort de ces textes que la respiration doit accompagner la prononciation des lettres du tétragramme. Son passage le plus important est dans le Mafteah Ha-Shemot, La Clé des noms, où il décrit la technique de respiration en trois temps : tout d'abord l'introduction de l'air, c'est à dire l'inspiration ; puis l'expiration de l'air au moment de la prononciation de la lettre et de son point voyelle, c'est-à-dire l'expiration ; enfin un temps d'arrêt entre l'inspiration et l'expiration. Il est intéressant de noter qu'une description de la technique respiratoire, pratiquement similaire, est proposée dans le yoga : dans les deux techniques, le rythme respiratoire est très lent et il constitue un but en soi. Ce passage renseigne également sur la signification spéculative accordée à la respiration. Pour Aboulafia, la maîtrise de la respiration correspond à l'aptitude de dominer le monde matériel, les pulsions du corps et, également, elle permet de renforcer l'élément spirituel en l'homme.

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Le soufisme connaît également l'importance du contrôle de la respiration lors du dhikr. Il est même probable que l'incorporation de l'élément respiratoire est un emprunt direct au yoga1. En ce qui concerne Rûmî, l'idée de souffle tient une place particulière puisqu'il se trouve aux origines du samâ' lorsque le ney, la flûte de roseau, introduit l'oratorio spirituel. Ainsi, par le truchement du ney, le souffle accompagne le samâ ' comme une respiration divine scandant l'oraison. Une dernière technique employant la respiration est l'oraison hésychaste. Dans cette dernière, son rôle est de faire descendre l'intellect dans le cœur au moyen de respirations longues, régulières et répétées2. Nous pourrions faire les mêmes remarques concernant le rapprochement entre la technique de la prière du cœur et celle du yoga, mais une telle étude systématique sort de notre sujet d'étude. Cependant l'importance, commune aux trois religions monothéistes, de l'élément de respiration lors de l'exercice spirituel est incontestable et demeure un lien pour la compréhension entre les différentes formes de mystiques abrahamiques. La musique est un élément essentiel à la fois dans la kabbale extatique et dans la mystique de Rûmî. Dans la kabbale établie par Aboulafia, la musique a un quadruple rôle. Tout d'abord, elle est un système de référence analogique des techniques menant à la prophétie. Puis elle devient référence analogique pour l'expérience prophétique, pour devenir un moyen de parvenir à la prophétie. Enfin, celle-ci devient l'une des composantes de la technique mystique d'Aboulafia et de ses disciples3. Dans la mystique de Rûmî, le samâ' joue un rôle essentiel dans sa mystique. Dès le premier vers du Mathnawî, le derviche est invité à l'oratorio spirituel : « Ecoute la flûte de roseau... Elle se plaint de la séparation ». La musique joue le rôle de l'éveil de l'âme et permet une communication avec le monde divin. Parfois, elle permet au soufi d'arriver à l'extase ( w a j d ) et même, dans certains cas, à la totale habitation en Dieu (fanaf. C'est donc ce contact particulier avec Dieu et l'univers lors de la danse qui dorme une place à part à cette oraison. Si l'on recherche une origine au samâ ', remarquons que cette notion de danse rituelle, comme moyen privilégié d'union avec Dieu, est présente dans la philosophie grecque. En effet, Plotin dans les Enneades au livre VI et chapitre neuf écrit : Comme un chœur autour de son coryphée, nous tournons perpétuellement autour du Principe de toutes choses. Et quand nous Le contemplons, nous obtenons la fin de nos désirs et nous nous reposons. Alors nous ne sommes plus en désaccord, mais nous formons autour de Lui une danse vraiment divine, danse dans laquelle l'âme contemple la source de la vie, la source de l'intelligence, le Principe de l'Etre, la cause du bien, la racine de l'âme.

1

Le soufisme, pp. 221, 262, 439, 447 et 492. Briantchaninov I., Approches de la prière de Jésus, Bellefontaine, 1983, pp. 177-182. 3 L'expérience, pp. 61-77. ^ Le soufisme, pp. 227-236.

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Rûmï, Raymond Lulle, Rabbi Abraham

Aboulafla

Cependant la notion de danse rituelle est absente de l'œuvre d'Aboulafïa qui rapproche l'écoute de la musique de la technique de la combinaison des lettres et chante les lettres lors de leur combinaison 1 . Peut on qualifier une telle technique de samâ' du langage ? S'il reste difficile d'établir une telle hypothèse, il faut cependant souligner que cette technique répond à un rite précis et permet d'arriver au plus haut niveau spirituel. En même temps, chez ces deux mystiques, l'idée que la musique est un élément privilégié pour arriver à l'extase reste omniprésente. Nous trouvons également l'idée commune affirmant que l'homme est l'instrument par lequel Dieu souffle, une image se rapportant à la prophétie chez Aboulafïa 2 . L'extase, selon Rûmî, permet d'arriver à la connaissance de Dieu sans obstacle et de connaître ses secrets. Nous retrouvons donc un nouveau thème commun aux deux hommes puisque, pour eux deux, l'extase permet de se perdre en Dieu et le mystique, s'il garde conscience 3 , a alors accès à d'autres formes de connaissances qui sont qualifiées de secrètes. Remarquons que nous retrouvons, dans l'orthodoxie, la notion de découverte des secrets divins par le terme même de contemplation (Theoria). Chez Lulle, un homme d'action, l'idée que le retrait du monde est l'état privilégié qui mène à la véritable contemplation, est très présente dans son œuvre. Par exemple, Blaquerne est pape. Puis, mû par son désir de contempler Dieu, il se retire du monde et renonce à sa fonction pour se consacrer à la contemplation de Dieu 4 . Cette idée que l'érémitisme est la condition par excellence favorisant la contemplation de Dieu se retrouve dans le Livre de l'ami et de l'aimé au paragraphe 113 5 , dans le Livre de contemplation au paragraphe un et deux du chapitre CCCLVI 6 . De même, nous pouvons attribuer à Lulle l'idée qu'une autre forme de solitude a lieu lors des rencontres entre l'homme et Dieu. Pour sa part, le monachisme orthodoxe et en particulier l'hésychasme, prône la solitude cénobitique, comme condition incontournable pour arriver à la contemplation 7 .

1

L 'expérience, pp. 61-62. Ibidem, pp. 64-66. 3 Pour Aboulafïa, l'immersion totale en Dieu entraînant la perte de conscience lors de l'expériences mystiques est considéré comme un danger, cf. La cabale, pp. 145-146 ; alors que pour Rûmî, l'immersion est le plus haut niveau que peut atteindre le soufï, cf. Le livre du dedans, pp. 119-120. 4 Le prologue de Y Art de contemplation, chap. CI du Blaquerne, O.E. I., P. 279 b. 5 Lulle, p. 363. 6 Ibidem, p. 173. 7 Approches de la prière, pp. 72-73,11, 197. 2

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De son côté, Aboulafia pose également comme condition sine qua non le retrait du monde pour pratiquer sa technique kabbalistique : A l'heure où tu voudras prononcer le Nom ineffable tel que j e l'ai exposé plus haut, avec sa voyelle, pare-toi [de tous tes atours] et isole-toi dans un lieu particulier d'où ta voix ne pourra être entendue par qui que ce soit, purifie ton cœur et ton âme de toutes les pensées [liées] à ce monde. 1

Cette solitude préfigure la solitude du kabbaliste qui, tout au long de sa montée spirituelle, se prépare à la confrontation avec Dieu. Donc, nous trouvons aussi chez ce kabbaliste l'idée de solitude de l'homme lors de son cheminement et une fois face à Dieu. De la même manière, Rûmî multiplie les retraites de quarante jours. Même s'il encourage à la retraite ses disciples, il ne fait pas de l'érémitisme le point central de sa mystique. Cependant, la notion de solitude physique est induite dans la pensée de Rûmî. En effet, le soufi insiste très souvent sur l'importance du silence extérieur qui va permettre d'entendre le langage du mystère au plus profond de l'âme (sirr) 2 . Enfin, le détachement des images, des pensées, de tous liens allant à rencontre du calme de l'âme, mène à une solitude plus intérieure qui permet la relation entre l'homme et Dieu. La solitude comme moyen de se couper physiquement du monde, de ses pensées et de ses tentations pour rencontrer Dieu est le point commun essentiel que nous retrouvons chez nos trois mystiques. Lors de l'élaboration des techniques mystiques, la posture du corps joue un grand rôle dans la kabbale extatique, chez Rûmî et, à un degré moindre, dans le système lullien. Aboulafia décrit qu'en plus de la respiration, lors de la récitation des Noms, le mystique doit balancer sa tête. Ces mouvements ne sont que des tentatives susceptibles d'imiter la graphie des voyelles et sont un support physique accompagnant le cœur dans sa méditation. De même les mains, et en particulier la position des doigts, jouent le même rôle lors de la combinaison des lettres : les doigts doivent se joindre pour former un candélabre3. Pour Rûmî, le corps participe à la recherche de l'union à Dieu lorsque le danseur, lors du samâ ', est astreint à un déplacement circulaire qui fait partie intégrante de la technique mystique et qui lui permet de rentrer en transe4. Enfin, chez Lulle, le mystique n'intègre pas une méthode corporelle à la prière mais insiste pour que l'homme prie Dieu de tout son être et, par extension, également avec son corps : « Avec crainte disait Blaquerne mentalement et corporellement ces paroles à la sainte trinité5 ».

1

L'expérience, pp. 54-55. Mathnawî, Livre I, vers 1622 et livre III, vers 1291. L'expérience, pp. 44-45. 4 Mystique, pp. 86-88. ^ Lulle, Art de contemplation, p. 201. 2

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Rumi, Raymond Lulle, Rabbi Abraham

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Nous pourrions multiplier les passages dans les œuvres du Bienheureux soulignant qu'il est nécessaire d'adorer Dieu avec son âme mais également avec son corps. Nous concluons donc que la posture du corps est un élément, essentiel chez Rûmî et Aboulafia et importante chez Lulle. Toutefois le corps, même s'il demeure un instrument permettant la rencontre avec Dieu, est la principale source des problèmes de l'homme. Il est traité avec méfiance. L'imagination doit être soumise à la raison pour Lulle. Cette domination est en fait la canalisation d'une force qui, sans cela, entraîne l'homme dans l'erreur 1 . De son côté, Aboulafia accorde également un statut positif à l'imagination si celle-ci est également sous le contrôle de la raison. A cette condition, elle l'aide lors de la combinaison des Noms et lors de la visualisation de Métatron. Toutefois, son rôle est limité et cesse avant l'union avec Dieu 2 . Enfin, pour Rûmî, l'imagination est liée au sensible et provient du nafs. C'est pourquoi le soufi doit se détourner de l'imagination et des illusions qu'elle engendre 3 . Cependant, l'imagination permet également le langage et des images qui incitent l'homme à connaître Dieu qui est au-delà de l'imaginable 4 . Nous retrouvons chez Lulle et Aboulafia un même emploi de la notion d'imagination qui doit être soumise à la Raison ou, si elle reste autonome, elle devient alors source d'erreur. De manière générale, ces trois auteurs se méfient de l'imagination. Pleurer est, pour la kabbale et Lulle, une pratique mystique. Dans le judaïsme, le pleurement fait partie de l'effort de repentir qui vise à sauvegarder les juifs des événements prévus pour la période qui précédera l'arrivée du messie. Le pleurement mystique, qui en découle, consiste à un effort pour obtenir soit des visions, soit une information concernant un secret, résultat direct des pleurs volontaires. Cette pratique est également liée à une posture où l'on place sa tête entre les genoux, appelée posture d'Elie 5 . Même si Aboulafia ne semble pas avoir pratiqué cette technique, comme elle était très répandue dans le monde kabbalistique du XlIIe siècle, il ne devait pas l'ignorer 6 .

' Lulle, Livre de contemplation, pp. 164-165. L'expérience, p. 142. 3 Le Mathnawî, Livre IV, vers 2301-2340. 4 Le livre du dedans, pp. 128-130. ^ Que nous pouvons rapprocher de la posture hésychaste. 6 La cabale, pp. 161-185.

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En même temps, les larmes répandues par Rûmî sont généralement l'expression d'une nostalgie de l'âme quand celle-ci prend conscience de sa séparation avec Dieu. Enfin, chez Lulle, elles représentent le repentir et l'amour naît de la découverte du vrai. Elles sont la prise de conscience d'une perte de temps passé hors de la voie divine1. Elles sont également la manifestation de la joie de servir Dieu mais également exprime la frustration de l'homme qui est coupé de son créateur par sa vie même sur terre : Les feuilles d'amour ce sont les soupirs, les pleurs et les craintes... Les larmes d'amour sont les eaux qui arrosent et mouillent les yeux à cause de l'amour qui fait sentir à l'ami les languissements, les joies et les dangers qu'il éprouve pour le service et en l'honneur de son aimé. 2

Nous avons donc chez Lulle et Rûmî, l'idée que les larmes naissent de la rencontre avec Dieu et de la nostalgie qui sépare l'ami de l'aimé, deux termes que nous retrouvons chez nos deux mystiques. La technique mystique d'Aboulafia est basée sur la déstructuration du langage et, par extension, de la réalité perçue et ceci par l'utilisation de l'objet mathématique. Tandis que des techniques connues, comme le yoga, le soufisme ou l'hésychasme, ont pour but d'arriver à un maximum de concentration à l'aide de formule généralement simple, reprise indéfiniment, celle qu'Aboulafia nous propose est basée sur la méditation d'un sujet qui ne cesse de se transformer. Les postures corporelles associées au chant et la combinaison des lettres sont des éléments, variant sans cesse à chaque instant du processus de récitation, et diffèrent totalement de tout ce que l'on sait des différentes techniques. L'intention d'Aboulafia est de se protéger de toute pensée étrangère par l'obligation d'une concentration portée sur un si grand nombre d'actes qu'il s'avère difficile de penser à autre chose au même moment. C'est pour cette raison que nous devons considérer ses combinaisons de lettres3 et l'utilisation de la Gématria comme une volonté de transformer la réalité4. L'approche de Lulle est différente, il tente de révéler les relations entre la création et Dieu par l'emploi de l'objet mathématique5. Dans ce cadre, l'emploi des attributs divins et des différents noms de Dieu qui leur sont alloués et qu'il combine dans son Art, n'est qu'un outil de démonstration et non de transformation de la réalité.

1

Lulle, Le livre du gentil et des trois sages, p. 120. Ibidem, L'arbre de philosophie d'amour, p. 274. J Eco U., La recherche de la langue parfaite dans la culture européenne, Seuil, Palis, 1994, pp. 45-48. 4 L'expérience, pp. 24-60. 5 La recherche, pp. 71-89.

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Rûmî, Raymond Lulle, Rabbi Abraham

Aboulafia

En Islam, nous trouvons aussi le cas de lettres ayant une valeur numérique et les attributs divins sont associés à Ses quatre vingt dix neuf noms. Cependant Rûmî n'emploie pas la mathématique pour établir sa mystique 1 . Enfin, soulignons l'originalité de l'utilisation de la mathématique dans le système lullien et dans la kabbale. Ces différents thèmes, communs aux trois expressions monothéistes, sont évidemment perçus différemment selon la culture, la foi et la révélation personnelles attribuées par Dieu à ces mystiques. Cependant, l'existence de ces thèmes permet d'établir des « lieux communs » lors des discussions entre mystiques. La rencontre entre l'homme et Dieu est difficilement descriptible. Comme nous l'avons préalablement remarqué, les symboles aident à sa peinture mais nous trouvons, lors des narrations de ces expériences, des moyens qui privilégient cette rencontre et des sentiments permettant de décrire cette relation. Dans le soufisme, la crainte de Dieu naît de la prise de conscience de sa majesté terrifiante. Rûmî illustre cette idée : Un lion poursuivait une gazelle ; la gazelle s'enfuyait loin de lui. Il y avait là deux existences : celle du lion, celle de la gazelle. Mais dès que le lion atteignit la gazelle, qu'il en fît une proie captive de ses griffes, de peur évanouie, il ne resta que l'existence du lion ; celle de la gazelle, anéantie, disparut. L'immersion [esteghrâq], consiste en ce que le Dieu Très-Haut rend les saints craintifs à Son égard, mais de la façon dont les gens ont peur du lion, du léopard, de l'oppresseur. Il leur dévoile que la crainte émane de Dieu, que la paix vient de Dieu, que la joie et la gaieté proviennent de Lui, ainsi que la nourriture et le sommeil. 2

La crainte que Rûmî décrit lors de l'union de l'homme à Dieu provient du nafs qui désire garder son autonomie et refuse la soumission à Dieu : Celui qui est noyé est comme l'eau, l'eau a un pouvoir sur lui et lui n'a pas de pouvoir sur elle. Le nageur et le noyé sont tous les deux dans l'eau. Mais l'un est emporté par l'eau, tandis que l'autre, libre de ce mouvement impose sa force à l'eau. Toute action que fait le noyé, - qu'elle soit mouvement ou parole - ne provient pas de lui mais de l'eau. 3

1

En Islam, tome I, pp. 278 et s.q.q.

2

Le livre du dedans, p. 80.

3

Ibid., p. 119.

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Dans cette description, les saints sont les noyés qui ne craignent plus pour leur vie car ils arrivent à l'union parfaite avec Dieu. Dans un autre passage, Rûmî fait de la crainte un élément de la foi : Quelqu'un demanda : « si nous faisons une bonne action, si nous avons l'espoir en Dieu et que nous attendons un bienfait comme récompense, estce pour nous préjudiciable ou non ? » Le Maître répondit : « certainement il faut avoir l'espoir. La foi est crainte et espérance. Quelqu'un m'a demandé : « l'espoir est bon, mais qu'est-ce que la crainte ? » J'ai dit : « montre-moi une crainte sans espoir ou montremoi un espoir sans crainte. Et comme ils ne sont pas séparés l'un de l'autre, pourquoi me poses-tu cette question ?' »

Donc, la crainte est un élément nécessaire au niveau psychologique, mais également dans la relation qu'à l'homme par rapport à Dieu où la crainte prépare à l'évanouissement du Moi dans l'annihilation en Dieu. La description des visions d'Aboulafia est accompagnée d'états de peur ou de crainte. D'où provient ce sentiment ? Selon C. Jung, l'homme voué à la compréhension de soi voit son âme mêlée à la curiosité et à la peur2, cela expliquerait pourquoi Aboulafia craignait ses visions. On peut également adopter la vision de R. Otto qui voit, dans la révélation du divin, le dévoilement d'une essence totalement différente de celle de l'homme, au point de terrasser de peur l'homme à qui elle se dévoile3. Dans son Sefer ha 'ot, il décrit cet effroi : Quant à moi lorsque je vis son visage dans ma vision, je sursautais et mon cœur se figea en mon sein, et il ne restait plus en place. Et l'envie me prit de parler et d'appeler le nom de Dieu à mon aide, mais la chose disparut de mon esprit. Or voici, au moment où je vis 1' « homme », immense fut ma peur et combien grand mon effroi !

Cette expérience, liée à l'apparition de l'ange Métatron, prouve que l'origine de cette peur provient de l'imagination. Soulignons qu'Aboulafia a en tête l'idée d'une crainte divine semblable à celle que tu « ressentirais si tu avais peur de l'ange de la mort. ». Cette perception de la mort est donc proche de celle développée par Rûmî. Enfin, dans son 'Or Ha-sékhel, le kabbaliste révèle l'essence du roi en présence duquel on doit ressentir de la crainte : L'intellect, qui est la source connaissance, est comparable une très grande peur. Or la double crainte, car c'est à la mêlée d'amour. 4

1

3 4

de la sagesse, de la compréhension et de la au roi des rois que tout le monde craint avec crainte de celui qui comprend plus est une fois une crainte de sa grandeur et une crainte

Ibidem, p. 123. Jung C., Psychologie et Religion, Payot, Paris, pp. 14 et s.q.q. Otto, R. The Idea of the Holy, New York, 1959, chap. 4, pp. 26-55. L'expérience, pp. 143 et 145.

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Aboulafia

Cette crainte naît donc de l'imagination et de la peur de Dieu. Enfin, Lulle insiste également sur l'idée que l'imagination engendre le faux et donc la crainte1. De même, l'idée que la crainte provient de la différence d'essence, d'éthique et de qualité d'Amour qui existe entre Dieu et l'homme, se trouve dans son Arbre de philosophie d'amour : Les craintes d'amour sont les témoins qui racontent les manquements de l'ami contre l'amour et contre son aimé... L'ami voulait savoir s'il était craintif à cause de l'amour, car sans crainte aucun ami ne peut aimer beaucoup son seigneur et aimé. 2

Nous retrouvons donc l'idée que la crainte naît de la rencontre de l'homme avec Dieu et trouve son origine dans la différence ontologique entre le créateur et sa créature. Face à cette différence d'essence, l'homme ne peut tenter d'apporter une réponse adéquate que sur un plan éthique, selon Lulle, ou par une fusion avec la divinité, dans le cas d'Aboulafia et Rûmî. La crainte est nécessaire sur le plan psychologique car elle stimule l'homme à se dépasser, tout en engendrant l'espoir. Cependant, elle est le fruit de l'imagination et doit alors être abandonnée si le mystique désire une rencontre avec la divinité. De la rencontre avec Dieu naît la joie et l'amour. Chez Lulle, chacun est un tout. L'unité de chaque esprit est indivisible3 : « Je suis plus fort que le roc et que l'acier, Dieu même ne peut me détruire4 ». Ce n'est pas seulement une image, mais l'expression fougueuse de la réalité fondamentale de la pensée lullienne. La joie de la découverte de soi et de la découverte de Dieu qui se manifeste, constitue le fondement de cette pensée : Réjouis-toi car Dieu est ! Tu as découvert son être et le tien : réjouis-toi ! Ouvre toutes grandes les portes et les fenêtres de ton âme. Revêts des vêtements de joie ! Que celui qui veut se réjouir vienne à moi et qu'il puise à pleines mains la joie dont mon âme déborde. 5

Où trouver l'origine de cette joie ? C'est en questionnant sa raison que le Bienheureux découvre la réponse : par l'établissement de son Art. Alors, ayant assimilé ainsi la solution au problème de la relation entre Dieu, l'homme et le monde, son esprit est rempli de lumière et de joie : sa joie qui ' Lulle, Aride contemplation, p. 195. Ibidem, pp. 274-280. 3 Livre de contemplation, chap. 164-165, dans O.E. II, pp. 469-475. 4 Ibidem, chap. 1-2. 5 Ibidem, chap. 2-3. 2

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vient de l'être en action qui s'oppose au non-être et au non faire. C'est, au contraire de la mystique immergeante de Rûmî, en se basant sur cette découverte de la relation entre Dieu et l'homme, dans la joie de la différenciation et par la perception de l'ordonnance parfaite du monde créé, que se réjouit Raymond. Selon Rûmî, la joie n'appartient pas à ce monde : Il faut que tu renonces complètement à toi-même et au monde et sois ton propre ennemi afin que l'Ami tourne son visage vers toi...Le prophète dit : « C'est pour cette raison que tu n'as pas de paix, parce que le chagrin est un vomissement des premières joies ; tant que dans ton estomac il en reste, il ne te donne rien à manger. Pendant le vomissement, personne ne mange. Quand on est débarrassé des vomissements, on mange un repas. Toi aussi attends et nourris toi de ton chagrin. Quand on a du chagrin, on est vomissement. Après le vomissement viendra la joie, sans soucis, une fleur sans épine, un vin qui n'engourdit pas. Enfin, tu cherches en ce moment jour et nuit la tranquillité et le repos, mais les obtenir en ce monde n'est pas possible, s 1

La joie provient donc de l'union entre Dieu et l'homme mais ne perdurera qu'après cette vie, la joie de ce monde n'étant qu'éphémère. Pour Aboulafïa : Plus l ' i n f l u x spirituel se renforcera en toi et plus s'affaiblirons tes membres extérieurs et intérieurs, et ton corps sera secoué par un si grand tremblement que tu croiras que quoi qu'il en soit, tu mourras à ce moment même, car [tu croiras] que ton âme se sépare de ton corps, soulevée par une telle joie d'avoir compris et connu ce que tu auras connu.

Dans ce cas, la joie est liée à la découverte du monde spirituel et, plus particulièrement, des connaissances secrètes découlant de l'union mystique. De manière générale, nous apprenons que la véritable joie résulte, dans ces trois traditions, des rapports intimes entre Dieu et l'homme. Cependant, les causes de la joie diffèrent profondément selon les mystiques, ce qui engendre des différences conceptuelles importantes. Le thème de l'abandon ou lâcher prise, dans son sens de la libération des contraintes de ce monde afin de s'élever spirituellement jusqu'à Dieu, est un thème commun aux trois mystiques. Pour Aboulafïa, cette notion est illustrée par le dénouement des nœuds. En effet, l'accouplement de l'Intellect humain avec l'Intellect actif, ou avec Dieu, est rendu possible quand la conscience humaine se coupe des sujets de contemplation d'ordre naturel pour se lier à ceux du divin. Cette démarche est désignée, sous la plume d'Aboulafïa, par la formule « délier les liens » ou « défaire les nœuds ».

' Le livre du dedans, p. 177.

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D ' u n point de v u e l i n g u i s t i q u e , l ' e x p r e s s i o n « dénouer les imbroglios » ou « résoudre les difficultés » semble provenir du livre de Daniel 1 et est réemployée par Aboulafia. La signification de l'expression est à relier à l'occulte en ce qu'elle évoque l'aptitude de Daniel à dénouer les liens m a g i q u e s qui enchaînent l ' h o m m e . L e t h è m e des « liens magiques » concorde avec la conception considérant la nature c o m m e une prison 2 pour l'âme. D ' a p r è s Aboulafia, le rôle de l ' h o m m e est de couper les liens qui enchaînent son âme au monde terrestre pour relier l'Intellect actif à D i e u : L'individu est attaché aux nœuds du monde, de l'année et de l'âme (à l'espace, au temps et à sa personne) qui à travers eux est reliée au monde de la nature, et s'il dénoue ses liens qui le lient, il « s'unira » à celui qui est au-dessus d'eux... [ceux] qui se séparent [du monde] pour connaître Dieu, béni soit-il et que son Nom soit béni. 3 Pour Rûmî, l'abandon est lié à la recherche de la Cause première, c'està-dire Dieu. Le soufi fait également, tout au long de son œuvre, une différence très nette de sensibilité e n ce qui concerne le corps : s'il considère, lui aussi, l'âme enlisée dans la boue, il la croit néanmoins capable de se dégager par ses propres efforts, par la Grâce de D i e u et à l'aide d'un maître. Cependant, au contraire d'Aboulafia, il considère que la philosophie ne fait que mettre des obstacles entre D i e u et l ' h o m m e car elle s'attache à l ' a n a l y s e des causes secondaires : Expliquant que la pureté et la simplicité de l'âme apaisée sont troublées par les pensées, de même que si l'on écrit ou dessine quelque chose sur la surface d'un miroir, bien que l'on puisse ensuite l'effacer complètement, cependant une marque et une tache y resteront.La face de l'âme apaisée dans le corps subit des blessures infligées par les ongles des pensées. Sache que la mauvaise pensée est un ongle empoisonné ; (dans le cas d'une) réflexion profonde, elle déchire la face de l'âme.Afin de pouvoir résoudre une difficulté, [le penseur] a mis une pelle d'or dans les ordures.Supposons que la difficulté soit résolue, ô penseur ; c'est comme un nœud serré sur une bourse vide. Tu as vieilli en t'occupant de résoudre des difficultés. Supposons que quelques-unes de plus soient résolues par toi (à quoi bon) ?Le nœud qui enserre notre gorge, c'est de savoir si l'on est misérable ou heureux.Résout ce problème, si tu es un homme ; dépense ta vie à cela si tu possèdes l'esprit d'Adam.A supposer que tu connaisses les définitions de toutes les substances et accidents (à quoi cela te servira-t-il) ? Connais la véritable définition de toi-même, car cela est indispensable.Quand tu connaîtras la définition de toi-même, enfuis-toi loin de cette définition pour parvenir à Celui qui n'a pas de définition, ô toi qui tamises la poussière.Ta vie a été gaspillée à étudier le prédicat et le sujet; ta vie, dépourvue de vision, s'est passée (à examiner) ce que tu as reçu par ouï-dire.Chaque preuve dénuée de 1 2 3

Chap. 5, verset 16. L'expérience, mystique, p. 165. idem.

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résultat et d'effet [spirituels] est vaine: considère le résultat de toi-même ! Tu n'as jamais perçu un Créateur, excepté au moyen d'une preuve créée: tu te contentes d'un syllogisme. Le philosophe multiplie les chaînons de preuves, au contraire, le mystique est à l'opposé. Ce dernier s'enfuit loin de la preuve et des voiles, il a plongé la tête dans son seau pour contempler l'objet de la preuveSi pour lui [le philosophe] la fumée est la preuve du feu, pour nous [les mystiques], il est doux d'être dans le feu sans la fumée. Spécialement ce Feu qui, en raison de notre proximité et allégeance (envers Dieu), est plus proche de nous que la fumée.C'est pourquoi c'est une sombre bassesse que de se détourner de l'Âme vers la fumée pour jouir des illusions de l'âme charnelle. Ainsi, le philosophe ne peut être éclairé et ne peut éclairer la spiritualité. Le but de celle-ci est l'union avec Dieu qui ne se réalise que lors de l'abandon des pulsions provenant du nafs : Les hommes s'attardent sur les causes secondaires auxquelles ils attribuent bien des actions ; mais aux hommes de Dieu, il est dévoilé que les causes secondaires ne sont qu'un simple voile qui ne les empêche pas de reconnaître la Cause Première. 1 Lulle, par l'emploi de la vie érémitique comme image de l'abandon des désirs de ce monde, illustre la même idée : Pendant que l'ami allait ainsi et peinait, il rencontra un ermite qui dormait près d'une belle fontaine. L'ami réveilla l'ermite, lui demandant s'il avait vu en rêve son aimé ; L'ermite répondit : « que je dorme ou que je veille, mes pensées sont également emprisonnées dans la prison d'amour. » L'ami fut heureux d'avoir rencontré un compagnon de prison. Et ils pleurèrent ensemble, car l'ami n'avait pas beaucoup d'amants pareils. Il est cependant possible à tout h o m m e de s'attacher à D i e u à la condition que l'individu accepte les secrets que l'Art lui révèle et qui le conduit au salut 2 . Rûmî prescrit l'observance des pratiques religieuses 3 . Lorsque l'appel à la prière du muezzin frappe l'oreille du derviche, il se lève d'un respect parfait disant : « Que ton nom dure jusqu'à l'éternité, ô toi qui éclaire notre âme.4 » Rûmî a également montré la manière parfaite d'interpréter la prière mystique authentique. U n disciple lui posait cette question : « Y a-t-il une voie qui mène à Dieu meilleure que la prière rituelle ? » Il répondit :

1

2 3 4

Le livre du dedans, p. ] 13.

Par exemple, nous avons le cas du gentil dans Le livre du gentil et des trois sages. Les saints, tome 1, p. 149 et 119. Ibidem, p. 151.

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Djalâl-od-Dîn Rûmî, Raymond Lulle, Rabbi Abraham Aboulafla Non, mais la prière ne consiste pas dans les seules formes... La prière est l'état où l'âme est submergée et devient consciente, de sorte que toutes ses formes restent à l'extérieur. A ce moment, il n'y a pas de place même pour Gabriel qui est esprit pur. On peut dire que l'homme qui prie de cette manière est dispensé^ de toutes les obligations religieuses puisqu'il est privé de sa raison. Etre absorbé dans l'unité divine, c'est l'âme de la prière.1

Dans cette condition, la vraie prière ne peut être atteinte que par la grâce divine : toute pensée humaine, tout désir humain d'atteindre Dieu n'étant rien d'autre que l'œuvre de Dieu. Cette idée de prière donnée par Dieu peut se comprendre de manières différentes selon la conception de la déclaration de l'unité de Dieu (tauhid) que pratique les soufis : Dieu le créateur a déterminé d'avance chaque parole de la prière ; Dieu, demeurant dans le cœur de l'homme, s'adresse à lui et lui inspire la réponse ; Dieu, l'unique existant, est à la fois l'objet de la prière et de la récollection et le sujet de la prière et de la récollection. Le Mathnawî insiste sur l'idée que la prière naît de la présence de Dieu dans le cœur et que Dieu répond à la prière avant même qu'elle ne soit prononcée : « Apprends-nous à prier2. Tu as donné et enseigné cette prière Autrement, comment un jardin de roses pourrait-il naître de la poussière ? » 3

Et, concernant la réponse : Prière et réponse, l'une et l'autre viennent de Toi. D'abord Tu donnes le désir de prier

Et enfin Tu donnes aussi la récompense pour les prières. De quel côté que l'on regarde, la prière est toujours une réponse à l'initiative divine. 4

Le dhikr, ou la remémoration de Dieu est également le moment privilégié qui permet un contact permanent avec Dieu 5 . Notons que nous retrouvons la même importance de la remémoration du nom de Dieu dans l'hésychasme 6 mais également chez Lulle qui emploie souvent le terme « memrare » comme moyen de se souvenir des bienfaits divins pour renforcer sa foi.

1 2 3

Le livre du dedans, p. 39. Mathnawî, livre II, vers 2206.

ibidem, vers 2443. ibidem, livre IV, vers 3499. 5 Mystique, p. 27 et Soufisme, p. 612. ^ Approche de la prière de Jésus, pp. 53-63.

4

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Les conditions de la prière pour Lulle sont l'engagement de tout l'être, aussi bien le corps que l'âme : Humilia l'ami son corps, il se mit à genoux, éleva par amour son cœur soupirant à son aimé... il leva ses mains au ciel pour espérer grâce et pardon ; il leva au ciel ses yeux pleins de larmes pour faire descendre du ciel l'eau de miséricorde qui le laverait des péchés... prier c'est demandé au Dieu qui donne et pardonne.'

Le but ultime de la prière est d'acquérir la gloire éternelle. De même, à la fin du Livre du gentil et des trois sages, le gentil prie Dieu longuement afin de le remercier de l'avoir conduit sur la voie du salut et cette occasion2, comme nous le montre également la fin de la prière que faisait l'ami en mourant3, permet également de valider une nouvelle fois l'Art. Le but de la prière est donc d'arriver à la rédemption par un repentir sincère. Nous n'avons pas trouvé de textes descriptifs de la prière chez Aboulafia. Cependant, nous pouvons souligner que sa technique mystique est la forme la plus pure de prière car elle est la voie la plus sûre pour échanger avec Dieu. En effet, le but de la technique est le perfectionnement par l'union avec le Divin. Dans ce cas la définition de la prière, conçue comme un dialogue changeant la nature de l'âme humaine pour en dégager sa partie divine, correspond totalement aux buts de la technique de la kabbale extatique. 11 reste présent, chez Lulle et Rûmî, que la prière est l'acte privilégié qui permet un rapprochement entre l'homme et Dieu. Mais si pour Lulle, elle est le cri de la « chétive » créature vers le créateur afin d'obtenir le pardon, elle est, pour Rûmî, un acte guidé par Dieu. De plus, la prière de l'homme parfait est le signe verbal de la présence de Dieu dans le cœur du soufi. Pour Rûmî, le maître aide à l'accouchement de l'homme parfait potentiellement effectif chez le disciple. Pour cela, il va mettre en œuvre tous les moyens possibles dont il dispose pour éveiller les âmes endormies à la réalité ultime (Haqq) qu'elles possèdent, sans le savoir, au plus profond d'elles-mêmes. Cette direction spirituelle, qui s'adjoint des techniques dont les plus importantes sont le samâ ' et le dhikr, peut être considérée sous deux aspects : une pédagogie recourant essentiellement aux symboles et une dialectique tendant à l'illumination spirituelle progressive. Rûmî exprime l'idée de direction, d'orientation, de reconduction de mouvement de l'esprit développé par le langage symbolique4 et inclut l'idée que le maître, véritable

' Lulle, Arbre de Philosophie d'Amour, p. 296. Ibidem, Le livre du gentil et des trois sages, pp. 120-125.

2

3

Ibidem, pp. 297-299.

4

Le livre du dedans, chap. 52.

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épiphanie de Dieu sur terre, permet au disciple de s'attacher à Dieu s'il s'attache à lui : « J'ai vu Dieu dans mon maître spirituel ». De son côté, la dialectique pousse le maître à s'adapter à chaque disciple et à son aptitude1. Le but est que le disciple n'est plus besoin de son maître : le maître extérieur ne fait donc qu'aider le maître intérieur à se révéler. Le but est alors de se remémorer, au sens platonicien du terme, son état avant la naissance où l'âme glorifiait Dieu, c'est retrouver ime unité perdue. Le maître, chez Aboulafia, est l'apparition, au cours d'expériences mystiques, d'un ange, Métatron. Ce maître spirituel n'est que le vêtement imaginai de l'Intellect agent et de l'intellect actif. Aboulafia insiste bien sur le fait que cette rencontre n'est pas décrite comme un lien entre deux intelligences pures, mais comme un contact réel entre deux individus2. Cependant, cette rencontre implique une hiérarchie entre le disciple d'un côté, le kabbaliste et le maître divin de l'autre (Métatron). Au cours de sa vie, Aboulafia a également des disciples en Sicile, en Italie et en Grèce. Cependant, le but de son enseignement est de leur inculquer une kabbale qui mène à leur indépendance : la formation technique qu'Aboulafia offre à ses disciples est un système qui n'inclut pas, à terme, le suivi d'un maître terrestre mais spirituel, Métatron. C'est dans ce but qu'il souligne que suivre uniquement ses écrits kabbalistiques est suffisant pour pratiquer sa kabbale, faisant ainsi passer les rapports physiques entre maître et disciple au second plan, tout en soulignant l'importance du contact spirituel puisque ceux qui pratiquent cette kabbale sont directement en relation spirituelle avec Aboulafia. En ce qui concerne Lulle, les seuls maîtres que le Bienheureux accepte sont Dieu, le Christ, et la didactique qu'il lui a été révélée lors de son illumination : son Art. Ce dernier a pour but de mener au salut l'homme et de lui faire découvrir l'homme nouveau, régénéré par la vie en Christ. Lulle, dans cette optique, se considère comme le messager exposant son système, il passe au second plan, s'effaçant devant la révélation qu'il expose. Cependant, nous savons qu'il enseigne son système à Paris, luttant ainsi contre l'averroïsme et, par sa didactique, s'impose en tant que représentant d'un système auprès d'instruits. Lulle et Aboulafia ont en commun une mystique plus individualiste que nous qualifierons de rationaliste. C'est pourquoi l'idée de maître spirituel est à prendre à un niveau supra-humain plutôt qu'au niveau humain. Même si ce dernier aspect tient une place importante dans leurs vies, il n'est pas déterminant car les deux hommes s'effacent devant le message qu'ils apportent. Rûmî à une mystique beaucoup moins rationaliste mais son éducation spirituelle est basée également sur la prise de conscience individuelle du disciple qui doit trouver son maître intérieur qui le guidera à 1

Mathnawî, livre I, vers 3810, livre 2, vers 827 et livre IV, vers 2577.

2

L 'expérience, pp. 84, 138-142.

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l'union à Dieu. La didactique est, chez les trois hommes, également un aspect important de leurs œuvres et elle joue le rôle de l'outil par excellence qui permet de conduire le disciple à trouver son maître intérieur, dans le cas de Rûmî et d'Aboulafia ou de trouver la voie du salut en embrassant l'Art, qui représente le guide spirituel selon Lulle. Pour Aboulafia, deux écoles s'opposent, tout d'abord celle qui, comme Gershom Scholem, pense que l'extase, signifiant l'union avec Dieu, se trouve rarement dans la kabbale : C'est seulement dans des cas extrêmement rares que l'extase signifie une véritable union avec Dieu, au cours de laquelle l'individualité humaine s'abandonne au rapt d'une complète immersion dans l'océan divin. Même dans le cadre mental extatique, le mystique juif garde presque invariablement un sens de la distance entre le Créateur et ses créatures... il considère qu'il n'y a rien de si extravagant que l'identité du Créateur et de la créature. 1

Selon Scholem, le gouffre existant entre la divinité et l'homme ne peut être comblé. Depuis cette affirmation de Scholem, aucune étude sur cette thèse n'a été, à ma connaissance, entreprise sur ce sujet. Cependant, M. Idel démontre 2 que : la conception de Scholem est juste en général tant qu'elle concerne la cabale théosophique ; elle se révèle fausse lorsqu'elle s'adresse à la kabbale extatique ; les divergences entre les deux types de kabbale à ce sujet proviennent de leurs conceptions différentes de l'homme, autant qu'elles sont liées à leurs vues divergentes sur la nature de la divinité ; enfin, l'influence de la psychologie philosophique sur la kabbale extatique est la raison essentielle de l'émergence de ce type extrême d'union mystique dans le mysticisme d'Aboulafia et dans celui de ses disciples. Dans son Commentaire sur les secrets, Abraham Aboulafia établit que la transformation ultime de l'intellect humain en l'Intellect agent, ou même en Dieu, est possible par l'expérience mystique. Parlant de l'actualisation parfaite de l'acte intellectuel, Aboulafia affirme : Il prophétise selon l'entité qui le fait passer de la potentialité à l'actualité parfaite et finale, et celui-ci et celui-là deviennent une seule chose, inséparables pendant cet acte. 3

et

Le lieu ou commence la prophétie véritable est la faculté intellectuelle intérieure qui est créée dans le cœur par l'agencement des soixante-dix langues, par les vingt-deux lettres sacrées, toutes étant combinées dans le

2

Messianisme, p. 64.

Dans L'expérience mystique, pp. 150-164, 168-180 ; La cabale, pp. 127-159 et Maïmonide et la mystique juive, pp . 61-91. 3 Sitré Tora, ms. Paris, BN 774, fol. 140 a.

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cœur, in virtu par le processus de la combinaison des lettres effectué par la faculté intellectuelle, et in actu par l'Intellect agent, qui est divin, religieux et prophétique. Et à partir d'elle, (la faculté intellectuelle intérieure), il y aura épanchement sur la faculté imaginative, et à partir de l'imaginative (l'épanchement ira) sur (la faculté) appétitive, et à partir de (la faculté) appétitive, il ira sur (la faculté) sensitive, et depuis (la faculté) sensitive sur la (faculté) dessinative qui est dessinée sur le livre. Et lui (l'épanchement prophétique) retournera dans la direction inverse et atteindra un haut statut. Il se séparera (du statut) dessiné et (retournera) à la (faculté) sensitive, puis de là vers l'appétitive, de là encore vers l'imaginative, de là vers la (faculté) cogitative intérieure et dessinative, de là, il retournera vers (la faculté) prophétique, et de là vers l'Intellect agent avec lequel il s'unira après beaucoup d'exercices difficiles, pénibles et éprouvants, j u s q u ' à ce que la (faculté) p r o p h é t i q u e p a r t i c u l i è r e et personnelle redevienne universelle, permanente et éternelle c o m m e l'essence de sa cause, l'un et l'autre deviendront une unique entité. 1

Aboulafïa décrit ce qui semble être un cercle complet : commençant avec l'Intellect agent, et donc Dieu, l'épanchement descend sur les facultés humaines puis devient un message écrit. Ensuite il retourne à son point d'origine entraînant l'ascension de la faculté intellectuelle et sa fusion avec l'Intellect agent divin. Dans cette description, l'intellect particulier, alors qu'il sert de canal de communication divine aux hommes, est lui-même activité et il est capable, en usant des techniques fondées sur des éléments du langage, de s'unir à l'Intellect agent. De même, la faculté prophétique humaine est particulière et personnelle vis-à-vis de la faculté prophétique universelle. La similitude de ces termes exprime la possibilité d'une continuité entre la raison humaine et l'Intellect actif : le particulier peut devenir universel puisque tous deux sont des aspects d'une même essence intellectuelle. Il écrit sur ce sujet :

«L'intellect divin séparé et l'intellect hylique émané sont deux témoins valables, bien qu'ils soient qu'un. ».

Nous avons alors tous les éléments de l'union mystique : en effet, bien que cet intellect ne soit pas le plus bas parmi les intellects séparés, d'après la conception largement acceptée de l'aristotélisme médiéval, il semble que la fusion de l'intellect humain avec l'entité universelle qui est l'Intellect actif, et le fait que cet intellect soit, pour Aboulafïa, similaire à Dieu ne peut être dénommé qu'union totale à Dieu et ceci est possible par la kabbale des Noms. Sous cette condition, l'acquisition de l'Intellect rend l'homme semblable à « l'Homme célestiel », qui n'est autre que le monde spirituel : L'homme célestiel comprend quatre (composantes) : l'âme (l'âme du ciel), l'intellect émané (l'intellect humain), l'intellect séparé (l'intellect actif) et la cause première de toutes choses. De même, l'homme terrestre comprend quatre (composantes) qui sont aussi, l'âme, l'intellect émané, l'intellect séparé et la cause première de toutes choses. 2

1

ibidem, 155 a. L 'expérience, p. 78.

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C'est l'idée d'une union totale avec Dieu que nous retiendrons chez Aboulafia. Pour Rûmî, le soufï doit arriver à l'annihilation en Dieu (fana), en purifiant son cœur. En accédant à cette étape, l'homme devient parfait, c'est-àdire que son cœur reflète totalement la volonté divine lorsque le moi disparaît : « S'en aller de soi (fanâ), c 'est se rendre compte que ce soi n'existe pas, et que rien n'existe sauf Dieu (,tawhîdl'union avec Dieu) 1 ». Le thème de l'homme parfait est au centre de toute la doctrine de Rûmî. Sur le plan historique, elle correspond à la rencontre avec Shams, l'archétype de l'homme parfait, qui devient son maître. Il écrit souvent : « J'ai vu Dieu dans mon maître spirituel » et décrit l'expérience qui consiste à se perdre en celui qui épiphanise le divin, l'homme parfait car : Oh ! Plus d'un a été trompé par la forme , il visait la forme de l'homme parfait, et en réalité c'est Dieu qu'il a atteint. 2

Dans ce cas, l'homme parfait détient une double fonction : forme totalisante des attributs divins, il actualise la conscience divine et fait à l'image de Dieu, il devient son témoin. Alors l'homme parfait est détenteur des secrets divins, il est miroir de la divinité, il est celui qui représente Dieu sur terre, il est le but de la création et devient le lieu de médiation entre Dieu et sa création. Nous ne trouvons pas chez Lulle l'idée d'une fusion entre l'homme et la divinité mais une rencontre illuminante entre Dieu et l'homme : « la découverte quasi simultanée de ma propre existence et de l'être divin ébranle ma faculté de penser? » Mais cette découverte n'est pas un ordre. L'Etre divin ne dicte rien. En effet, Dieu donne un signe de sa propre existence mais la parole divine n'est pas prononcée : son message, c'est l'esprit qui le crée et qui le formule. Voilà pourquoi celui qui décide de suivre le chemin de la sagesse se trouve à la croisée des chemins ! C'est de là que vient l'obsession de Lulle pour l'action et son conflit entre l'être, le savoir et le faire. Comme le gentil après sa conversion, chacun doit traduire le signe divin en paroles, en message et en mission. Mais ce scénario se déroule dans un espace où l'homme doit se situer : il est alors le lien entre Dieu et le monde et son but ultime est de rendre intelligible les perfections de Dieu au monde qui n'en montre que les vestiges, de faire comprendre l'unique par le multiple. Le monde étant sous le signe du multiple et Dieu sous le signe de l'unité, Lulle doit trouver un langage qui doit être en même temps celui de la pluralité et de l'unité, de l'être et du devenir et de l'infini et du fini. C'est par 1

Mystique, p. 240. Mathnawî, livre II, vers 1178.

3

Lulle, p. 50.

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l'élaboration de ce langage que se trouve la solution au conflit entre le monde et Dieu. Nous comprenons mieux alors l'importance de la raison qui élabore ce langage et qui est le nœud entre le créateur et la créature. Ce langage, Lulle l'a trouvé, c'est celui des dignités, de l'Art. Par ce langage qui a une fonction quasi magique, le cheminement de la multitude chaotique à l'harmonie unifiante est possible car la découverte de l'être et de ses dignités révèle en chaque chose la marque du dynamisme divin et de sa perfection. L'Art de Lulle est donc un fantastique essai pour démontrer la valeur universelle d'un nombre limité d'idées ; à partir de ces idées et avec l'aide d'une certaine méthode logique, on peut aborder rationnellement les mille domaines de la connaissance et réussir, par cette connaissance même, ce perfectionnement de soi, qui fait de l'homme un juste et du juste le lien le moins inadéquat possible entre l'univers et Dieu. Nous avons donc deux notions différentes entre ces trois mystiques. Pour Rûmî et Aboulafia, l'union avec la divinité est totale et change l'homme qui devient supra- humain car en relation directe et constante avec Dieu. Chez Lulle, point d'union annihilante entre Dieu et l'homme mais une découverte de deux êtres et d'une séparation ontologique entre les deux d'où naît la joie et l'amour. Cependant, nous retrouvons la même mission de l'homme chez ces trois mystiques, il joue le rôle de lien entre Dieu et le monde et agit sur le monde selon la volonté divine. Cette étude des points communs et des différences entre les trois mystiques permet de mieux définir les frontières du dialogue inter-religieux. L'acceptation d'éléments philosophiques accompagnée d'une position claire face au rôle que joue la philosophie et les philosophes dans leurs mystiques, l'utilisation de symboles parfois communs aux trois mystiques et l'expression de concepts identiques par le symbole, tel celui de l'axe, présents dans leurs œuvres, liées à une certaine similarité des techniques employées et à des descriptions d'une possible intimité ou, dans le cas de Rûmî et Aboulafia, d'une union avec Dieu, sont des éléments qui établissent les bases conceptuelles lors de discussion entre mystiques des trois confessions monothéistes. La richesse des différentes mystiques rencontrées par nos protagonistes sont souvent une source de fascination. En effet, dans le cadre de rencontres, ces trois mystiques reconnaissent une valeur spirituelle réelle aux différents mystiques auxquels ils se confrontent. L'élément fondateur pour une compréhension mutuelle est la tentative de définir le rôle de l'homme face à Dieu, les rapports entre l'homme et le monde, répondant en cela aux questions métaphysiques que l'homme se pose sur son origine, sa présence dans ce monde et son devenir. En outre, c'est leurs expériences, où l'homme dans son essence rencontre Dieu, qui va jouer un rôle essentiel dans leurs perceptions des mystiques des différentes religions abrahamiques. Nous trouvons alors un point commun à ces trois hommes : chacun s'aperçoit de sa petitesse et, par

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extension, la petitesse de l'Homme face à Dieu. Alors, après que l'expérience se soit achevée, la part de l'homme qui rencontre Dieu rejoint les contingences matérielles et interprète ainsi, selon sa culture et sa religion, le signe divin. Cependant, l'idée d'immensité de Dieu reste dans les consciences de ces mystiques, maints textes le prouvent, et c'est en considérant chaque homme, et en particulier les mystiques des autres confessions véritables témoins de cette même sensation, qu'une fraternité se noue entre le mystique et l'humanité. A cette découverte est associée la notion commune que seul l'homme peut jouer un rôle de lien entre Dieu, l'unique et la création, le multiple. Son rôle est alors essentiellement hiérophanique, dans le sens eliadien du terme, puisqu'il permet une sacralisation de la création en l'explicitant et en rétablissant son statut primordial qui est de louer son créateur. Cependant, et afin de témoigner le plus justement possible de cette expérience, les mystiques emploient trois sortes de matériaux. Le premier, l'élément philosophique, apporte un langage et des concepts communs aux trois hommes. La symbolique est un élément didactique essentiel pour expliquer le cheminement de l'homme à Dieu et pour décrire la rencontre avec le Créateur. Enfin, les techniques, parfois communes aux trois hommes, permettent de rapprocher concrètement les différentes mystiques. Or, nous avons constaté que les rencontres historiques entre les mystiques de différentes religions, qu'elles soient abrahamiques ou hindoues, sont également soumises à l'échange : A. Schimmel analyse, par exemple, l'intégration de l'élément respiratoire dans le soufisme comme un emprunt au Yoga ; de même M. Idel se questionne sur l'influence des techniques hésychastes dans l'élaboration de la kabbale extatique. Il est cependant difficile, dans le cadre de notre étude, de définir la frontière entre les notions de rencontre et d'influence parmi les différentes mystiques. En effet, l'emploi d'éléments philosophiques et d'un substrat commun provenant des différentes religions abrahamiques et de la matière symbolique rend l'étude délicate. Cependant, ce sont ces trois axiomes qui fondent tout dialogue interreligieux. C'est cet aspect que nous conservons en conclusion de ce dernier chapitre. Enfin, nous n'arrivons pas, au terme de cette partie, à une conclusion qui affirmerait que les différentes mystiques tendent vers un syncrétisme : les différences culturelles et religieuses marquent trop ces trois mystiques. Cependant, la présence d'un dialogue n'est-elle pas, dans un treizième siècle ou l'échange, mais aussi la haine de celui qui est différent, sont présents, le signe le plus probant qu'un esprit de concorde entre mystiques des différentes confessions est en train de s'élaborer ?

Conclusion

Il apparaît maintenant comme une évidence que le milieu, le XHIe siècle méditerranéen, a facilité l'émergence des mystiques d'Aboulafia, de Lulle et de Rûmî. Par le contact constant, en particulier en Espagne, Sicile, Italie du sud, dans l'Empire byzantin et dans le sultanat seldjoukide, entre les différentes communautés religieuses abrahamiques, lié à l'épanouissement du commerce international qui créé un efficace réseau d'échanges et, sur le plan intellectuel, la question de l'intégration de la philosophique à l'herméneutique religieuse, sont des événements phares de ce XHIe siècle et sans précédent. Ces éléments, nous les retrouvons chez nos croyants et chacun a grandement déterminé l'orientation de leur expression mystique. Pour Lulle, le fait d'avoir côtoyé juifs et musulmans dans l'île de Majorque fraîchement reconquise, de pouvoir ainsi étudier l'arabe plus aisément et prêcher dans les synagogues, d'avoir profité des réseaux commerciaux lors de ses nombreux périples, et de lutter et parfois d'intégrer la philosophie, sont des éléments essentiels dans la formation de sa mystique. Même remarque pour Aboulafia qui profite de l'enseignement du Guide des égarés et de l'émergence de la kabbale juive pour créer sa kabbale des Noms. De plus, il a également profité du réseau de transport, installé par le judaïsme plusieurs siècles auparavant, pour effectuer ses pérégrinations. Enfin, l'acceptation de la libre expression des cultes des différentes minorités religieuses qui cohabitent en Sicile, dans l'Empire byzantin et en Italie du sud, a permis à notre kabbaliste d'enseigner son système mystique, avant que ce dernier soit condamné par le Rasba, et d'en instruire même des gentils. De même, Rûmî puise dans la philosophie à de multiples reprises pour établir sa mystique. Enfin, la forte présence de chrétiens et de juifs dans la capitale seldjoukide permet de nombreuses confrontations, qu'elles soient amicales ou sous le sceau de la controverse, avec les membres des communautés religieuses abrahamiques. C'est donc sur un terreau fertile que s'épanouissent leurs mystiques. Mais si les conditions sont favorables à la rencontre avec les autres religions monothéistes et au voyage, nous ne pouvons dire qu'elles prédéterminent leurs orientations de vie, elles n'en sont que des instruments bien utiles pour leurs projets ou des moyens de sensibilisation à la condition de vie et aux dogmes des autres religions monothéistes. De même, il serait absurde d'avancer, comme source de leurs mystiques, l'hypothèse d'un déterminisme social. En effet, nous reconnaissons aisément que ces trois mystiques s'inscrivent dans une religion

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et dans les soucis théologiques de leur temps. Pour Lulle, la question de l'autonomie de la philosophie par rapport à la théologie est un des problèmes qu'il traite longuement. De même que sa mission est de convertir les mauvais croyants voués, par ignorance, à l'enfer. Mais ils peuvent être sauvés par le sang du Christ, Dieu incarné qui est au centre de son Art car en lui se rejoignent toutes les dignités de l'homme et de Dieu. Aboulafia, par son désir de réduire la fracture causée par les controverses maïmonidiennes, propose une lecture mystique du Guide des égarés qu'il propose de développer et même d'accomplir. Egalement, par sa formation et son éducation au sein du judaïsme et plus particulièrement dans le monde de la kabbale, il s'inscrit dans une tradition mystique. Enfin, Rûmî suit également la trace de grands soufis, comme 'Attar, et, plus généralement sa mystique s'inscrit dans la tradition soufie. Cependant, la vie de ces mystiques est également marginale, se plaçant ainsi hors des normes religieuses de l'époque : Lulle tente désespérément de ranger les papes et les grands qui gouvernent l'Occident à ses vues, tout en gardant son indépendance car sur de son bon droit depuis que sa mission lui ait révélée ; Aboulafia, par la création d'une kabbale originale et en se proclamant messie, connaît le rejet de ses pairs : il est persécuté et est contraint à l'exil ; enfin Rûmî, qui s'impose comme le protecteur des chrétiens et des juifs, voit ses rapports avec les croyants des différentes religions monothéistes très souvent critiqués par les musulmans. Cette marginalité, où l'incompréhension des croyants de la même confession religieuse que nos mystiques, naît de l'expérience que ces trois hommes font avec Dieu. En comparant les techniques mystiques de Rûmî et d'Aboulafia, nous remarquons que leurs résultats est de mener la partie de l'homme qui peut être unie à Dieu en la libérant des contingences matérielles. Cette purification entraîne un abandon de la culture et de l'élément religieux du mystique qui sont deux obstacles à la rencontre avec Dieu. Une fois le mystique devenu amoral et acculturé, l'expérience mystique devient possible. C'est pourquoi ces deux éléments sont relativisés par nos deux mystiques qui insistent plus particulièrement sur la fraternité entre les hommes, tous égaux dans leur petitesse face à la majesté divine. Lulle admet également que la révélation divine est accordée à l'homme dans l'intégrité de son être, outrepassant ainsi les contingences religieuses. Cependant, et c'est également un axiome soutenu par les deux autres mystiques, la véritable contemplation de Dieu ne peut se faire que dans le cadre de la religion des mystiques qui est jugée la plus vraie. On comprend alors pourquoi ces trois mystiques, tout en ayant des rapports fréquents et fraternels avec les autres mystiques et croyants des autres religions monothéistes, insistent également sur la primauté de leurs religions respectives. Chez Lulle, nous avons de nombreux passages témoignant de l'admiration qu'il porte pour la foi des musulmans et pour les soufis qu'il n'hésite pas à citer en exemple. De même, Aboulafia insiste d'une part sur le

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soutien que lui ont conféré les représentants politiques de la Sicile et d'autre part sur ses élèves qui font partis des gentils dont certains connaissent les secrets de la Tora. Enfin, en dehors de ses rapports fréquents avec les moines et la protection qu'il apporte aux juifs et aux chrétiens de Konya, Rûmî insiste sur le fait que tous les croyants des différentes religions abrahamiques ont la même foi. Cependant, Lulle insiste sur la nécessité d'évangéliser les infidèles, tandis qu'Aboulafia écrit et enseigne pour les membres de la communauté juive alors que Rûmî se réfère à la tradition qui veut que l'Islam soit la révélation ultime de Dieu aux hommes et que les croyants des différentes traditions abrahamiques, par la conversion, arriveront plus aisément à l'union avec Dieu. Il faut enfin signaler que les mystiques de ces religions monothéistes ont une place à part chez nos mystiques. Pour Lulle, ils sont un modèle de foi et pour Rûmî et Aboulafia, ce sont des vrais croyants dont le niveau spirituel n'est pas différent des leurs. C'est parce qu'ils restent attachés à leurs religions d'origine, prouvant en cela la véracité de leurs mystiques selon les axiomes établis par Hans Yonas et posés dans notre introduction, que nous ne pouvons parler de désir de rapports trans-confessionnels et non syncrétiques entre les membres des religions abrahamiques. Une exception se dessine dans les rapports entre les mystiques, ceux-ci ayant connu l'expérience similaire de la rencontre entre l'homme dans son essence et Dieu, où l'homme possédant cette connaissance est plus proche de celui qui a vécu une expérience similaire que du croyant attaché aux dogmes de sa foi. 11 est important de remarquer que des mystiques, provenant de cultures et de religions différentes, ont le désir de créer un terrain permettant des échanges iréniques, une antithèse de ce qui se déroule lors des controverses. Cette idée, fondée sur une reconnaissance du haut niveau spirituel des traditions religieuses, est cependant marginale dans le siècle. Pourtant, les échanges de tous ordres entre les différentes religions et cultures du monde méditerranéen, permettent d'une part une augmentation des conflits économiques et guerriers et, d'autre part, une accentuation de l'échange culturel, technique et religieux. C'est dans ce monde contrasté que naît l'espoir d'une concorde entre croyants chez nos mystiques. C'est en se basant sur des concepts et sur un vocabulaire communs aux trois religions monothéistes, comme l'emploi de l'élément philosophique, ou comme l'enseignement par la symbolique, ou encore par le rapprochement de techniques similaires aux différentes mystiques, liés aux rencontres et influences avec ses représentants qu'une telle conception à pu être élaborée par des hommes qui ne se sont pas rencontrés mais dont la vie et les écrits témoignent de cette volonté. En outre, d'un point de vue de l'herméneutique comparatiste, nous prouvons ainsi, qu'en prenant en considération les limites d'une telle étude, limites spatio-temporelles, culturelles et religieuses, nous pouvons arriver à dégager des structures essentielles et déterminantes pour notre étude et alors conclure qu'une idée ou une conception peut être partagée au même moment, dans une même aire géographique, par des hommes de cultures et religions différentes.

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Enfin, les héritiers de ces différentes mystiques ont gardé ce désir de concorde entre les religions. Le fils de Rûmî, Sultân Valad a également insisté sur l'aspect trans-confessionnel des mevlevis. Il en est de même chez les disciples d'Aboulafia qui furent très influencés par le soufisme dans le cadre de leur mystique. Egalement, le désir de synthèse de la kabbale aboulafienne et du système lullien par les kabbalistes chrétiens, un essai jugé « pathétique1 » par Umberto Eco, témoigne cependant de la proximité, a priori, de ces systèmes et que ces derniers ont eu pour but, c'est une certitude pour Lulle, de mettre en place des ponts entre les religions du livre. 11 serait cependant essentiel, pour l'histoire des religions, de savoir dans quelle mesure les rencontres avec les autres mystiques des religions abrahamiques ont influencé les systèmes mystiques de ces hommes. Des études sur ce sujet ont été réalisées pour Rûmî et pour Lulle. Mais, la question reste totalement ouverte dans le cas d'Aboulafia où M. Idel propose une brève comparaison entre les techniques de la prière du cœur et celles de la kabbale extatique. Cependant, l'auteur ne s'aventure pas plus loin dans cette comparaison qui se justifie pourtant par la présence d'Aboulafia dans l'Empire byzantin et dans des pays où la culture grecque est très vivace, l'Italie du sud et la Sicile. L'étude de ce sujet, prenant en compte les relations qu'a le mystique avec les croyants et mystiques des autres religions monothéistes, peut éclairer les origines de la kabbale extatique.

1

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Index 'Aïn-ed-daula, 71 'Attar, 140 'Ihud, 106 'Omar, 64, 65 'Or, 57, 114 Abdâl, 65 Aboulafia, 7, 9, 10, 12-14, 18-21, 23, 29, 30, 33, 35-37, 41, 43, 44, 47, 49, 51, 52, 56-58, 61, 77-86, 103, 106, 108-114, 117-123, 125-128, 131-136, 139-143, 149-151, 155

Ars generalis ultima, 43, 59 Ars Magna, 44, 51, 96 Art de la contemplation, 108 Artau, 94, 146 Asie Mineure, 49, 69 Averroès, 37, 40, 41, 54 Averroïsme, 43, 54, 95, 107, 132 Averroïste, 95 Axe, 23, 112, 114

Balivet M., 7, 19, 27, 144 Barcelone, 18, 41, 48, 50, 77, 78, 80, 86, 145, 146 Abraham, 9, 11, 12, 14, 18-21, 23, 29, Bâtin, 27 30, 33, 35, 36, 41, 43, 49, 56, 57, 66, 67, 69, 70, 77, 81, 82, 103, 133, Bâyazîd, 69 Blaquerne, 60, 101, 108, 120, 121, 143 149-151, 155 Byzance, 21, 28, 30, 40, 145 Aflâkî, 12, 68, 71, 75-77, 143 Byzantin, 9, 13, 19, 23-25, 27, 54, 65, Agentia(e), 98, 99, 100 74, 102, 145, 147, 148, 152 Ahmad, 62, 63 Al-Bûnî, 100 Algazel, 95 Ange, 68, 132 Anti-averroïste, 95 Arabes, 16, 19-21, 24, 39, 75 Arbre de la philosophie et de l'Amour, 59

Calila et Dimna, 96 Capoue, 23, 50, 52, 56, 80 Castille, 51, 146, 152 Catalogne, 50, 51, 157 Chypre, 21, 22, 44, 54, 101, 144, 146 Çiddiqâ, 68 Combinaison des Noms, 122 Arbre de Science, 59 Commentaire sur les secrets, 133 Arbre des Sciences, 96 Constantinople, 13, 15, 16, 19, 21-27, Arif Çelebi, 77 29, 37, 45, 69, 71-73, 76, 77, 143 Aristote, 37-39, 43, 58, 108, 111, 154 Contemplation, 60, 67, 92, 96, 101, Aristotélisme, 108, 134 107, 108, 114, 120, 127, 140, 147, Arménie, 77 148, 154 Arméniens, 25, 26, 68, 146 Coran, 54, 69, 73, 88, 94-97 Ars compendiosa inveniendi veritatem, Cordoue, 40, 42, 157 59 Cortabarria A., 87, 146 Cruz Hernandez, 96

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Djalâl-od-Dîn Rûmî, Raymond Lulle, Rabbi Abraham

Dame Intelligence, 88, 90, 91 De fine, 59 Declaratio Raymundi per modum dialogui edita, 59 Démon, 67 Derviches, 9, 24, 68, 71, 143, 157 Devéqout, 57, 107 Dhikr, 130, 131, 148 Dhou'l-hidjdjé, 70 Dignités, 61, 98-100, 109, 110, 136, 140 Disputatio Eaymundi christiani et Hamar saraceni, 95 Doctrine puérile, 59

Aboulafla

Haqq, 131 Hésychasme, 118, 120, 123, 130 Hésy chastes, 137 Ibn 'Arabi, 55 Idel M., 12, 81, 133, 137, 142, 149, 150 Imagination, 122, 125, 126 Intellect agent, 56, 78, 79, 107, 111, 132-134 Intellect humain, 111, 127 Italie, 13, 16, 17, 19, 20, 23, 26, 38, 40, 41, 44, 50, 52-54, 80, 132, 139, 142, 148, 152, 156 Jacobites, 25

Eco U„ 142, 147 Els cent noms de Deu, 60 Empire byzantin, 9, 13, 15, 16, 23, 25, 26, 30, 37, 38, 65, 76, 83, 101, 102, 139, 142, 145 Empire de Nicée, 9, 13, 26, 45 Empire latin d'Orient, 9, 13, 15, 16, 21, 26, 38, 44, 45 En sof, 100 Epistola Alkindi, 97 Espagne, 9, 13, 18, 19, 21, 33, 40, 4244, 49-51, 56, 57, 82, 86, 139, 147, 157 Esteghrâq, 124 Extase, 56, 119, 120, 133 Fanâ, 119, 135 Félix des merveilles, 59 Fihi ma fihi, 55 Franc, 26, 71, 73, 148 Frédéric II, 16, 40, 41 Gématria, 51, 56, 123 Gôreme, 55 Guide des égarés, 23, 37, 41, 44, 5052, 56, 86, 139, 140 Gurdji-Khâtoûn, 71 Hadîts, 54, 97 Halakha, 14, 30-32, 82, 145 Halwâ, 67

Kabbale extatique, 9, 20, 35, 44, 57, 106, 107, 109, 110, 114, 117, 119, 121, 131, 133, 137, 142 Kabbale prophétique, 77 Kabbale séphirotique, 114 Kabbale théosophique, 84 Kalâm, 38, 40 Kalo-Yani, 71 Kawâla, 70 Keter, 100 Konya, 9, 15, 17, 23, 26, 27, 48-50, 55, 68, 71, 75, 141 La Clé des noms, 118 La logique de Gazel, 95 Le livre de l'ami et de l'aimé, 60, 96, 101, 115, 120 Le livre du témoignage, 78 Liber de cent Noms de Deu, 95 Liber physicorum novus et compendiosus, 59 Liber Telif, 97 Libre de contemplado en Deu, 95 Libre de les bestiès, 96 Livre de Blaquerne, 60 Livre de contemplation, 60, 92, 96, 114, 120

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Livre de ¡'ami et de l'aimé, 101 Livre des cinq sages, 60, 101 Livre des merveilles, 96 Livre du gentil et des trois sages, 60, 86, 92, 95-97, 102, 115, 131, 143, 156 Llibre de les besties, 60 Llinarès A., 12, 143, 151 Lógica del Gatzel, 95 Longpré E., 58, 151 Lulle, 9, 10, 12-19, 21, 23, 37, 43, 44, 47-51, 53, 54, 58-61, 84, 86-92, 94103, 107-110, 112, 114, 115, 117, 118, 120-123, 126, 129-133, 135, 136, 139144, 146, 150, 151, 153, 154, 156 Mafteah Ha-Shemot, 118 Mahdî, 28 Maïmonide, 34, 37, 40, 41, 43, 44, 50, 56, 57, 84, 90, 91, 102, 150 Majorque, 10, 14, 23, 47-51, 54, 58, 59, 86, 90, 139 Mamelouks, 21, 50, 79 Mani, 71 Mathnawî, 50, 55, 61, 62, 68, 69, 76, 107, 119, 130, 143 Mesakkel, 106 Messianisme, 52, 57, 77-79, 83, 84, 103, 150, 155 Messie, 43, 69, 77-82, 84, 90, 103, 122, 140 Messine, 54, 86 Métatron, 57, 122, 125, 132 Mevlevis, 142 Meyerovitch, 12, 143, 157 Mi'râdj, 113 Miramar, 18, 51, 53, 54, 60 Mithridates, 85, 86 Mohammad, 62, 63, 66, 67, 75, 94, 96, 97, 103, 116, 143 Moïse, 541, 42, 50, 56, 69, 75, 77, 78, 80, 83, 90 Mongols, 9, 18, 49, 50, 79, 155 Monophysites, 25, 101 Montpellier, 40, 51, 53, 59, 151, 155 Mouskal, 106 Mustafâ, 62

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Nafs, 63, 64, 66, 107, 117, 122, 124, 129 Nahmanide, 78, 80, 81, 150 Nathan le Sage, 85 Nedjm-ed-dîn, 70 Néoplatonisme, 108, 110 Nestoriens, 25, 101 Ney, 119 Nissim Abu Faraj, 85 Notarikon, 51, 56 Nûr, 116 Oraison hésychaste, 72, 119, 149 Oratorio spirituel, 119 Papauté, 9, 15, 17, 18, 20, 44, 101, 102, 149, 153 Pape, 16, 18, 51-54, 79-81, 101, 120, 149 Patras, 51 Philosophie aristotélicienne, 79, 107 Pîr, 48-50, 55 Plant de ta Verge, 60 Platon, 25, 27, 37, 43, 58, 68-70, 76, 77, 147 Platzek, 12 Plotin, 19, 144, 153 Prophétie, 57, 77, 78, 114, 119, 120, 133 Provence, 40, 41, 144, 155 Qâlb, 113 Rabbi Chlomo ben Abraham ben Adret, 82 Rabbi Hillel de Vérone, 56 Rabbi Yehuda Salmon, 86 Raison, 37, 88, 107, 108, 122 Rasba, 82, 139 Richard de Saint Victor, 58 Rome, 17, 39, 51, 53, 54, 59, 60, 78, 80, 86, 95, 144-146, 148, 151-156 Rûmî, 9, 10, 12, 13, 23-25, 27, 28, 30, 37, 43, 45, 47-50, 54-56, 59, 61-68, 7077, 92, 103, 107, 109-113, 116-129, 131-133, 135, 136, 139-143, 157

162

Djalâl-od-Dîn Rûmî, Raymond Lulle, Rabbi Abraham

Aboulafia

Sadruddin Qonawi, 55 Sugranyes de Franch, 87, 156 Saint Anselme, 58 Sultan Valad, 77, 142 Saint Bonaventure, 59 Syriaque, 16, 38, 147, 154 Sala-Molins, 12, 87 Samâ', 119, 121, 131 Ta'wil, 28 Scholem G., 12, 81, 100, 133, 145, 152, Tartares, 21, 50, 102 155 Tauhid, 130 Sefer 'imre shefer, 57 Tawhid, 135 Sefer 'or Ha-sekhel, 57 Temura, 51, 56 Sefer 'otsar 'Eden Ganouz, 57 Theoria, 120, 144 Sefer ha'ot, 125 Thiryanos, 74, 76 Sefer Ha-Edout, 78 Togarmi, 51, 57 Sefer Ha-Heshek, 84 Tora, 57, 82-85, 108, 112, 114, 141 Sefer Ha-maftéhot, 57 Turcomans, 27, 63, 64 Sefer Ha-Melamed, 79 Turcs, 13, 21, 23-27, 45, 74, 75, 144 Sefer Melits, 84 Sefer Sitre Tora, 114 Ulama, 66 Sepher Yetsira, 56 Sephira, 99 Vajda G., 100, 155-157 Sephirot, 98-100, 149 Shams, 49, 55, 100, 135, 143, 153 Wajd, 119 Shams al-'ârif, 100 Sicile, 10, 13, 19, 20, 23, 29, 43, 44, 47, 48, 52, 80, 82, 83, 85, 132, 139, Xlle Imam, 13, 27, 28, 45 141, 142, 145, 152 Silence, 87, 121 Yoga, 118, 119, 123, 137 Sirr, 121 Yonas, 10, 141 Sis, 76 Sitre Tora, 108, 114 Soriano, 52, 80 Soufi, 13, 25, 27, 28, 69, 74, 76, 96, 101, 113, 114, 119, 121, 122, 128, 131, 135

Zahir, 27 Zohar, 42, 98, 100