La morale chrétienne d'après les conciles des Xe et XIe siècles

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Analecta Mediaevalia Namurcensia ...
MAY 1 6 1988 ...

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ANALECTA MEDIAEVALIA NAMURCENSIA 15

POUR DE

LA

LA

L'HISTOIRE

THÉOLOGIE

MORALE

D'APRÈS

MORALE

CHRÉTIENNE

LES

CONCILES e

DES

X

ET

XI®

SIÈCLES

PAR

Henri MAISONNEUVE

PROFESSEUR A LA FACULTÉ DE THÉOLOGIE DE LILLE

ÉDITIONS NAUWELAERTS 2 , PLACE CARD . MERCIER LOUVAIN

LIBRAIRIE GIARD ROYALE RUE 2, LILLE

Series.

BJ 1217

M34

1963 LA MORALE D'APRÈS LES CONCILES DES Xe ET XIe SIÈCLES

I. Les conciles du Xe siècle .

Les années qui s'écoulent entre l'anarchie carolingienne et la Réforme grégorienne - soit environ deux siècles -- accusent une décadence générale de la société chrétienne . Si la foi demeure encore vive , la superstition ne l'est pas moins ; si la morale maintient ses exigences, la moralité est extrêmement basse. Les circonstances, il est vrai , ne sont guère favorables dissolutions des structures politiques, invasions barbares , bouleversement de l'économie concourent à une évolution nettement régressive de la civilisation. Tout cependant n'est pas qu'anarchie dans les « âges obscurs » que traverse l'Europe occidentale. Il serait injuste de méconnaître les efforts qui ont été faits par l'Église, tant pour se réformer elle- même que pour christianiser des peuples à demi- barbares ou rechristianiser des populations revenues à la barbarie. Ces efforts sont d'origine et de caractères différents . On se contentera de noter ici l'œuvre réformatrice des conciles ou synodes qui se sont tenus au cours de cette période . Il serait présomptueux et sans doute assez vain de les énumérer et d'analyser en détail leur contenu canonique. D'abord beaucoup de conciles ou synodes ne présentent qu'un intérêt très secondaire ou sans rapport direct avec la morale . Il est souvent question de bénéfices ou d'élections , de dîmes ou de juridiction , toutes choses relevant plus du Droit Canon que de la Morale. Il est vrai qu'on peut toujours les inclure dans des catégories morales , sous la rubrique de la justice et de la paix ou plus simplement sous la rubrique de l'obéissance . Aussi bien, il a paru qu'un choix s'imposait . On a retenu pour le xe siècle une douzaine de conciles, pour le x1e une vingtaine, qui abordent plus directement que d'autres les problèmes d'ordre moral, pour dénoncer les vices et indiquer les remèdes. I. LES CONCILES DU Xe SIÈCLE . Nous avons retenu les noms de plusieurs conciles francs : d'abord un concile de la région austrasienne , celui de Trosly dans le diocèse de Laon, en 909. Nous y ajoutons, d'après Mansi, des constitutions de Gautier, archevêque de Sens , qui auraient été promulguées avant 923 dans un concile tenu à Sens précisément, sur lequel nous n'avons aucun autre renseignement , d'après Hefele- Leclercq : Histoire des Conciles,

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t. IV, p . 733. Suivent dans l'ordre chronologique un concile de la région neustrienne ou normande, sans autre précision de lieu ni de date, peutêtre du milieu du siècle : 950 ; puis un troisième, dans la région bourguigonne, à Anse, en 994, un autre en Aquitaine, à Poitiers, en 1000. Seul, le premier de ces conciles donne une liste d'évêques : autour de l'archevêque de Reims, Hervé, qui préside l'assemblée, siègent les évêques d'Amiens , Beauvais , Cambrai , Châlons, Laon, Metz , Noyon , Rouen , Senlis , Soissons , Thérouanne. Les autres conciles, s'ils ne paraissent pas avoir la même importance , réunissent la plupart des évêques de l'ouest et du sud - est de la France. Si nous n'avons pas la liste des Pères du concile normand , nous savons que le concile d'Anse réunit les deux archevêques de Lyon et de Vienne, et la plupart des évêques de la région, soit Autun , Chalon , Grenoble , Mâcon , Tarentaise et Valence , et l'abbé de Cluny. Le concile de Poitiers , qui se tint sous la présidence de Guillaume le Grand , comte de Poitou et duc d'Aquitaine, réunit l'archevêque de Bordeaux, les évêques de Poitiers, Limoges, Angoulême et Saintes et une douzaine d'abbés . A ces quatre conciles francs nous ajoutons deux ou trois conciles. anglo-saxons, le premier tenu à Gratley, en 928, sous la présidence du roi Etheltan, assisté de son (sic) archevêque Wulfhelm, et de ses (sic) évêques. Il y a lieu d'ajouter une constitution de Oda, archevêque de Cantorbéry au temps du roi Edmond, vers 943, et différentes lois d'Edmond lui- même qui furent promulguées dans une assemblée miecclésiastique, mi-laïque à Londres , en 944. L'autre concile, non localisé, s'est tenu en 969 sous la présidence du roi Edgar et de l'archevêque Dunstan, des évêques de Worcester et de Winchester. Aux conciles francs répondent cinq conciles allemands auxquels la participation plus ou moins effective du Prince donne un caractère spécial. Le concile d'Altheim , en pays franconien , s'est tenu en 916 sous la présidence du roi Conrad Ier et de l'évêque d'Ortona (plutôt que d'Orta) en Italie méridionale , Pierre, légat du pape Jean X. Les textes ne donnent pas la liste des évêques . Le concile de Coblence en 922 réunit, autour des rois de France et de Germanie , Charles le Simple et Henri Ier, les archevêques de Cologne et de Mayence, les évêques de Minden, Osnabrück , Paderborn , Strasbourg, Worms et Wurtzbourg. Celui d'Erfurt , moins important, se tint également, en 932 , sous la présidence du roi Henri : il réunit autour de l'archevêque de Trèves une douzaine d'évêques de Saxe et de Bavière . C'est encore autour du roi de France dépossédé Louis IV d'Outre- Mer et du roi de Germanie Othon Ier que se tint le concile d'Ingelheim, en 948, avec la participation du côté franc de l'archevêque de Reims et des évêques de Cambrai et de Laon, du côté germanique des archevêques de Cologne, Hambourg, Mayence, Salzbourg, Trèves et de la plupart de leurs suffragants , entre autres Ulrich d'Augsbourg et Conrad de Constance . Enfin le concile d'Augsbourg de 962 réunit sous la présidence de l'archevêque de Mayence

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les archevêques de Milan, Ravenne , Salzbourg et la plupart de leurs suffragants ¹. De cette liste conciliaire l'Italie est à peu près absente , non qu'aucun concile ne s'y soit tenu il y en eut même beaucoup - mais les questions qui y furent traitées sont d'ordre juridique et ne se réfèrent que de loin à la morale, voire à la moralité 2. A cette exception près , d'importance il est vrai , c'est dans tout l'ancien empire carolingien qu'un mouvement de réforme se manifeste qui, en s'amplifiant, aboutira dans une centaine d'années à la Réforme Grégorienne. Le plus intéressant peut-être de tous ces conciles est celui de Trosly, tant par les doléances de l'archevêque sur les malheurs du temps que par les sources auxquelles il se réfère pour justifier l'œuvre réformatrice qu'il entreprend. Dans son discours inaugural, l'archevêque Hervé brosse un tableau extrêmement sombre de la désolation de la société chrétienne : désolation matérielle ou économique, désolation spirituelle ou morale , liées l'une à l'autre comme l'effet à sa cause : N'est-il pas évident que la colère de Dieu éclate contre nous et que sa puissance s'élève pour nous frapper ? Tous les ans , notre sol est dans sa plus grande étendue frappé d'une affligeante stérilité ; le peuple dépérit et meurt un peu plus chaque jour, nous le voyons bien : villes dépeuplées , monastères détruits ou incendiés , campagnes transformées en solitudes : vraiment nous pouvons dire que le glaive est enfoncé jusqu'à l'âme. Ces calamités ont une cause ; l'archevêque n'en voit qu'une le péché ; et de développer le thème du malheur- châtiment d'après quelques textes d'Écriture et leurs commentaires patristiques 3. « Le malheur, dit Job, 5 , 6, ne sort pas de la poussière et du sol ne germe pas la douleur », mais , explique saint Grégoire dans les Moralia ( liv. VI , ch. 12 , 14, dans P. L. , 75, cc. 736-737) , si les créatures insensibles blessent l'homme créé à l'image de Dieu , c'est à cause de ses perversités occultes 4 comme il est dit dans la Sagesse, 5, 20 : « La terre entière combattra pour le Seigneur contre les insensés . >» « C'est Moi , dit le Seigneur , d'après Isaïe, 45, 7, qui fais la paix et qui crée le mal », c'est- à- dire , explique l'archevêque, la haine et la guerre 5 , et de poursuivre dans l'esprit de saint Augustin : Le mal ne veut pas dire ici le contraire du bien , mais un intermédiaire synonyme d'affliction par quoi est enlevée secrètement quelque chose avee S 1. Voir HEFELÉ-LECLERCQ, Histoire des Conciles, t . IV, pp. 721 ss.; les textes dan MANSI, Amplissima Collectio, t . XVIII a , col . 240 ss , et t . XIX , col . 99 ss . 2. L. DUCHESNE , Les premiers temps de l'État Pontifical, Paris , 1911 . 3. G. FOURURE, Malheur et châtiment, Paris , 1959. 4. « Per occulta merita mentium, aperta prodeunt flagella poenarum . Dolor namque quasi de humo egreditur, cum homo ad Dei imaginem conditus de rebus insensibilibus flagellatur, ... 5. Le texte de MANSI porte : otium et bellum : il faut plus probablement lire : odium et bellum.

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la permission de Dieu à un peuple pécheur ¹ . Ainsi donc , ceux qui dans la paix n'ont pas voulu suivre Dieu sont dans le malheur touchés par la crainte et invités à se convertir comme il est dit dans l'Écriture ( Isaïe, 28 , 19) : « C'est uniquement l'épouvante qui fera la leçon . »> Quels sont donc les péchés du peuple ? La fornication et l'adultère, le sacrilège et l'homicide nous inondent et le sang appelle le sang (allusion à Osée, 4 , 2 ) .... Semblables aux premiers hommes qu'aucune loi ni aucune crainte n'empêchaient de faire le mal mais qui s'abandonnaient en toute liberté aux délectations de la chair et aux convoitises des yeux et à tous les autres vices , ainsi tous et chacun se livrent , sans crainte des lois humaines ni des lois divines et au mépris des ordonnances épiscopales, à tous leurs caprices : le puissant accable le faible ; les hommes ressemblent aux poissons de la mer : ils s'entre-dévorent. A une vague d'iniquité succède une autre vague d'iniquité, plus monstrueuse encore 2. La faute en est peut- être moins à la grossièreté des laïques qu'à l'insuffisance des clercs : Nous-mêmes [ continue l'archevêque] ne sommes point épargnés , nous qui devons corriger les aberrations des autres, nous qui nous disons évêques , mais ne remplissons point nos devoirs d'évêques . Nous avons renoncé à la prédication, nous avons vu nos ouailles s'éloigner de Dieu et se jeter dans le péché, et nous n'avons rien dit. Si quelquefois nous avons commencé à dire des choses déplaisantes à leurs âmes charnelles, ils disent de nous ce que le Seigneur disait de ceux qui étaient assis dans la chaire de Moïse : ils préparent des charges accablantes et insupportables qu'ils posent sur les épaules des hommes, mais eux, ils ne veulent pas remuer le doigt (Matth., 23, 2-4). Et de conclure qu'il faut porter remède sans tarder à une situation d'une si extrême gravité. Seul de tous les autres conciles , celui d'Altheim fait des remarques pessimistes sur les « machinations abominables de certains hommes pervers et sur la responsabilité du clergé. Les Pères du concile, considérant avec le prophète que ce qui fait la ruine du peuple, ce sont les mauvais prêtres (allusion à Osée, 4, 6) et , avec l'évangéliste , qu'il faut d'abord ôter la poutre (Matth. , 7 , 9 ) , déplorent « la multitude de leurs négligences et la quantité de leurs péchés », et ils s'invitent avec leur 1. « Hic enim malum non pro boni contrario , sed medium quiddam, id est afflictionem significat : quae utique a Deo fit, quia eo permittente peccanti populo subterducitur. » Comparer avec saint AUGUSTIN, expliquant le passage d'Isaïe, 45, 7 , dans Contra adversarium legis et prophetarum libri duo, 1. I , ch. 23 , n . 48-49 : « Ideoque hoc loco dictus est creans mala quoniam peccantibus ea convertit in malum dispositione severitatis suae, quae bonitatis ejus largitate bona facta sunt » , dans P. L. , 42 , col . 633. 2. « Fornicatio et adulterium , sacrilegium et homicidium inundarunt, et sanguis sanguinem tetigit .... Et sicut primi homines nulla lege, nullo saltem timore prohibebantur male agere , sed libere ventri et delectationibus oculorum ac caeteris vitiis serviebant : ita nunc posthabito humanarum vel divinarum legum timore, contemptis editis episcopalibus , unusquisque quod vult agit : potentior viribus infirmiorem opprimit , et sunt homines sicut pisces maris, qui ab invicem passim devorantur : ac calcata iniquitate abundat ac convalescit iniquitas » (MANSI, t . XVIII a , col . 265266) .

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clergé à donner en tout le bon exemple, pas seulement dans leurs propos , mais encore dans leurs actes ¹. Ceci dit , nous verrons successivement quels sont , d'après nos textes, les devoirs des clercs , ceux des moines, ceux des laïques.

DEVOIRS DES CLERCS

Refaire un clergé digne et zélé , tel est le souci majeur des conciles , parce que telle est la condition sine qua non de la rechristianisation. Comme la décadence du clergé se caractérisait notamment par la violation du célibat , soit que les clercs majeurs vécussent en concubinage , soit qu'ils fussent mariés 2, il importait de remettre en vigueur la loi de la chasteté cléricale . En cela , les conciles ne prétendaient pas innover. Depuis le ive siècle , en effet , l'Église avait estimé, surtout en Occident, que la continence des clercs majeurs , pour n'être pas d'obligation divine, n'en était pas moins grave. A ce sujet , le concile de Trosly reprend mot pour mot et reproduit à peu près intégralement dans son canon 9 les chapitres 21 à 26 du synode tenu par Hincmar en 852 3, lequel ne faisait que rappeler la discipline traditionnelle de l'Église . Il est remarquable que la plupart des références que donne le synode d'Hincmar se retrouvent dans le recueil pseudoisidorien. Il est facile de les retrouver parmi les décrétales , authentiques ou apocryphes , et la série des canons. Très peu de temps après sa parution le recueil pseudo- isidorien recevait ainsi, au moins en partie , une consécration officielle . On fera une remarque semblable ci - dessous à propos des pseudo - capitulaires de Benoît le Lévite. A la base de toute cette législation, il y a deux textes conciliaires sur la fréquentation des femmes : seules sont autorisées les parentes proches mère et grand'mère, tante, sœur ( Nicée , c . 3) ; les autres ne peuvent être autorisées qu'avec la permission de l'évêque ou du « prêtre » et en présence de témoins sérieux ( IIIe concile de Carthage , c . 25 ) 4. La justification de la continence cléricale est donnée par Innocent Ier dans sa consultation à Victrice de Rouen . Le passage vaut la peine d'être cité : Dans les temps anciens les prêtres avaient le droit d'user du mariage, en vue d'assurer leur succession , puisque seuls les fils de Lévi et les héritiers d'Aaron pouvaient accéder au sacerdoce. Cependant ils ne devaient pas s'éloigner, pendant leur année de service , du Temple de Dieu ni réintégrer leur maison. A plus forte raison, nos prêtres et nos lévites, dont le sacerdoce 1. « Perpedentes et discutiendo nosmetipsos inspicientes et in medium paenitentiae sanctae digno fructu ad terram nos projicientes, de flevimus negligentias innumerabiles et peccata nostra gravissima » . MANSI, ibid. , col . 327. 2. Voir A. DUMAS, Les vices du clergé et les aspirations à une réforme de l'Église séculière, pp. 476 et ss . , dans Histoire de l'Église, coll. A. FLICHE et V. MARTIN, t . VII : L'Église au pouvoir des laïques . Paris , 1943 . 3. Dans P. L. , 125, col. 780-786 ; comparer avec MANSI, XVIII a, col. 289-294. 4. Voir Decretales Pseudo-Isidorianae et Capitula Angilramni, édition P. HINSCHIUS, Leipzig, 1863 ; Nicée , can . 3 , et IIIe Carthage , can . 25, pp. 258 et 298.

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n'est pas héréditaire, doivent-ils demeurer chastes à partir du jour de leur ordination. Comme leur office est perpétuel ... c'est donc toujours qu'ils doivent s'abstenir, suivant l'exhortation de saint Paul adressée à des laïques sur la nécessité de l'abstinence conjugale « afin de vaquer à la prière » (I Cor. , 7 , 5) 1. Un propos de saint Augustin , rapporté par son biographe Possidius : > 1. « ... Cum ergo tanta sit benignitas Domini nostri , non negligamus , non differamus , non tardemus converti ad ipsum , sed , sicut nos hortatur S. Paulus apostolus , adeamus cum fiducia ad thronum gratiae ejus , ut misericordiam consequamur et gratiam inveniamus in auxilio opportuno » ( MANSI , t . XVIII a , 308) .

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II. Les conciles du XIe siècle.

Les préoccupations réformatrices des conciles du xe siècle s'accusent plus nettement encore dans les premières années du xie . Tant d'efforts persévérants , dans des circonstances difficiles , annoncent, malgré d'inévitables retards , le grand œuvre de la Réforme grégorienne. Comme les conciles ou synodes de cette période sont extrêmement nombreux, nous n'avons retenu que les principaux, une vingtaine environ, sans pour autant négliger de mentionner les autres , le cas échéant . Deux conciles anglo- saxons, convoqués à Enham et à Haba , en 1009 , 1012 , sur la demande des deux archevêques de Cantorbéry et d'York , par le roi Ethelred , essaient de régulariser la vie des clercs et des moines, et de combattre les déréglements des laïques . Les prescriptions religieuses sont importantes. Elles présentent un caractère général : sanctification du clergé et du peuple, peut- être plus pastoral que canonique. Elles ressemblent davantage à un directoire qu'à un monument législatif. Au reste, les prescriptions d'Enham se présentent sous deux formes, d'ailleurs très ressemblantes : l'une de considérations , l'autre de canons proprement dits. Aux prescriptions religieuses se mêlent intimement des prescriptions d'ordre civil , comme le « service du roi » , l'entretien des ouvrages fortifiés , notamment l'entretien de la flotte . Le concile ou l'assemblée de Haba ne traite que de sujets particuliers , tel le jeûne, tel aussi le devoir d'état des juges . C'est d'ailleurs le seul concile , à notre connaissance , qui insiste sur ce point. Les conciles qui se tiennent sur le continent sont hantés par les graves problèmes que posent à l'Église la situation du clergé ; le nicolaïsme et la simonie, déjà condamnés au siècle précédent , mais non pas disparus , deviennent l'objet de réactions plus vives , et , à partir du milieu du siècle, plus efficaces . Il est devenu classique de distinguer deux périodes ou deux phases, qui se différencient moins par le rappel des principes que par l'emploi des moyens : une phase impériale, sous Henri II et Henri III, qui se traduit par des interventions énergiques, au moins verbales, aux conciles de Pavie de 1023 et 1046 ; une phase pontificale à partir de Léon IX, qui se manifeste dans les conciles réfor mateurs de 1049 tenus principalement à Rome , Mayence, Reims sous la présidence même du pape, et dans les autres conciles tenus dans les années suivantes, également à Rome en 1059 sous Nicolas II, mais en d'autres villes italiennes et étrangères : Saint - Jacques - de- Compostelle en 1056, Gérone en 1068 , sous la présidence du légat Hugues Candide, Toulouse en 1056, sous la présidence du pape Victor II , Vienne et Tours en 1060 sous le légat Étienne , Rouen en 1048 et 1072 , pour ne citer que les principaux . En même temps , les conciles s'efforcent d'enrayer le mal endémique

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de la guerre féodale, en proposant, voire en imposant , des pactes de paix et des trêves de plus en plus longue durée . C'est en Aquitaine que l'initiative de ces pactes et de ces trêves apparaît tout d'abord, mais aussi en Catalogne et Roussillon et en Bourgogne . On ne voit rien de tel ailleurs. Les principaux conciles de la Paix et de la Trêve de Dieu sont Poitiers en 1000 , Verdun- sur-le- Doubs en 1016 , Bourges et Limoges en 1031 , Elne en 1027 , 1050 , Narbonne en 1054 . La moralisation de la société chrétienne suppose encore la légitimité des unions conjugales, le respect du repos dominical, l'accomplissement des peines et pénitences , la pratique des sacrements . Presque tous les conciles rappellent la loi rigoureuse des empêchements de consanguinité et dénoncent les unions adultères. Ceux d'Enham et de Haba , de Bourges, de Coyaca , dans le royaume de Léon, en 1050, insistent davantage sur la loi du repos dominical. La question des jeûnes et de l'abstinence tient une place importante dans les mêmes conciles anglo- saxons et dans le concile rhénan de Seligenstadt , en 1023 ¹ . Ici encore, nous étudierons successivement , d'après nos textes , les devoirs des clercs et ceux des laïques . Il n'est plus guère question des moines .

I. DEVOIRS DES CLERCS .

Les deux vices du clergé étaient, nous le savons , le nicolaïsme et la simonie. Les conditions de recrutement en étaient en grande partie responsables . En effet , les bénéfices ecclésiastiques appartenaient à peu près tous aux seigneurs laïques qui les avaient créés, ou qui s'en étaient emparés, et qui les protégeaient 2. Ces bénéfices, ils les attribuaient à des clercs de leur choix qu'ils proposaient au corps électoral, quand ils ne les lui imposaient pas purement et simplement . Ces clercs n'étaient pas toujours les plus vertueux , mais d'ordinaire les plus offrants . Ils achetaient leur bénéfice, et par voie de conséquence leur office, comme autant de charges publiques , à prix d'argent. Ces clercs , plus soucieux d'intérêts temporels que de sanctification , monnayaient souvent aux fidèles leur ministère et ils en prenaient à leur aise avec la règle du 1. Sur toute cette période, voir notamment A. FLICHE, La Réforme Grégorienne, t. I La formation des idées grégoriennes , dans Spicilegium Sacrum Lovaniense, Études et documents , fascicule 6, Louvain, Paris , 1924 ; A. DUMAS , L'Église au pouvoir des laïques, dans Histoire de l'Église, collection A. FLICHE et V. MARTIN, 7, Paris , 1943, pp. 465-500 ; HEFELÉ- Leclercq, Histoire des Conciles, t . IV, Paris , 1911 , pp. 901 et ss .; textes dans MANSI , t . XIX , col . 280 ss . , et t . XX, col . 34 ss. 2. L'origine de l'investiture laïque se confond pratiquement avec l'exercice du droit de patronage, en vertu duquel les fondateurs ou défenseurs des églises attribuaient directement le temporel de ces églises ou bénéfice — et indirectement les fonctions spirituelles ou office dont le bénéfice était la raison d'être -— à des clercs , élus en principe par le corps électoral ecclésiastique ou désignés par l'évêque, en fait le plus souvent choisis par les « patrons » et recommandés par eux aux électeurs ou plus smplement nommés , voire imposés . Voir l'exposé de A. DUMAS, ouvr. cité, pp . 331 ss .

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célibat . Beaucoup vivaient en concubinage ; d'aucuns même prétendaient régulariser leur situation conjugale par un mariage en forme. juridique et , pour entretenir femmes et enfants, ils dilapidaient le patrimoine de l'Église . Cette dégradation des mœurs cléricales se rencontrait à tous les degrés de la hiérarchie : la papauté ne faisait pas exception . Ce processus de décadence pourrait s'exprimer très schématiquement en termes d'investiture, puis de simonie et de nicolaïsme. Au xe siècle, un processus inverse de réforme se dessine et s'accuse . La réaction d'une minorité cléricale saine porte d'abord avec plus ou moins d'insistance sur le nicolaïsme, peut- être parce que ce vice était le plus spectaculaire ; en même temps et ensuite, elle porte sur la du nicolaïsme ; simonie, comme sur la cause ou une des causes enfin, elle entreprend contre les puissances séculières une lutte qui devait rendre à l'Église la liberté des provisions canoniques. Le mouvement réformateur, commencé au siècle précédent , se pour-

suit sans solution de continuité. Les conciles rappellent aux clercs les règles traditionnelles qui leur défendent tout commerce sacrilège : celui de la chair et celui de l'argent. Leur insistance fastidieuse témoigne de la profondeur du mal, de l'inefficacité dans la plupart des cas de la persuasion , mais aussi de la volonté persévérante de l'Église de rendre au sacerdoce sa dignité . Aussi bien l'intérêt de cette lutte contre le nicolaïsme et la simonie ne vient pas de la nouveauté de la discipline, mais consiste dans l'emploi des moyens mis en œuvre pour l'imposer. Il ne suffit plus d'inviter les clercs , avec le concile d'Enham , à servir Dieu «< caste et continenter » , à s'abstenir de tout commerce charnel avec les femmes , et à se prémunir ainsi contre la colère divine ¹ . Ces pieuses exhortations n'étaient plus efficaces . Aussi bien, les meilleurs évêques, découragés, en arrivaient-ils à inviter leurs clercs, concubinaires et contumaces , à pécher au moins avec discrétion : « Si non caste , tamen caute >» 2. Une offensive énergique contre le nicolaïsme commence au concile de Pavie, en 1023, que président le pape Benoît VIII et l'empereur Henri II 3. Dans un long exorde, le pape dénonce la profondeur du mal et rappelle les fondements théologiques et disciplinaires du célibat ecclésiastique canon 3 du concile de Nicée sur la cohabitation avec les femmes , décrétales de Sirice à Himère de Tarragone et d'Innocent I à 1. Enham, c . 2 : « Sacerdotes itaque , sive presbyteros , summopere obsecramus ut caste et continenter domino jugiter servientes, a connubiis se foemineis omnino abstineant, sicque domini iram devitent ... » (MANSI, t . XIX , col . 306) . 2. D'après ADAM DE BRÈME, Gesta Hammaburgensis Ecclesiae Pontificum, liv. III, ch. 147 , n . 29 , dans M. G. H. ss , t . VII , pp . 346 , 347 , reproduit dans M. G. H. , in usum scolarum, t. V, pp. 115 , 116, note 77 : « Audivimus saepenumero piissimum archiepiscopum nostrum Adalbertum cum de continentia tenenda suos hortatus est clericos : Admoneo vos , inquit, et postulans jubeo ut pestiferis mulierum vinculis absolvamini, aut si ad hoc non potestis cogi , quod perfectorum est , saltem cum verecundia vinculum matrimonii custodite , secundum illud quod dicitur : Si non caste , tamen caute . » 3. HEFELÉ- LECLERCQ , IV, p. 319, estime que ce concile a dû se tenir en 1018 ; 4 A. DUMA Sp. 482 , le fixe à 1023 ; MANSI, t . XIX , cc. 343 ss .

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Victrice de Rouen sur l'incompatibilité entre l'œuvre de chair et le ministère sacerdotal, et justification scriptuaire de cette discipline, décrétales de saint Léon à Anastase de Thessalonique et à Rusticus de Narbonne sur l'obligation de la continence à partir du sous- diaconat ¹ . Or, continue le pape, En dépit de ces prescriptions de la nouvelle et de l'ancienne loi , fondées sur l'esprit de Dieu et sanctionnées par l'estime de tout le monde , les prêtres du Seigneur, tels des chevaux débridés, se ruent sur les femmes : ce n'est pas seulement pour le temps d'une année, c'est pour toute la durée de leur vie qu'ils font de la volupté leur souverain bien, suivant en cela la doctrine. d'Épicure, le pourceau des philosophes . Ces impudiques opèrent effrontément : leur luxure est publique et notoire, leur dépravation pire que celle des laïques ; la fréquentation des courtisanes ne les fait pas rougir. C'est avec juste raison que le Seigneur les menace par la bouche du Prophète : « Je ne veux pas de >>> vos sacrifices impurs ; retirez- vous de moi, parce que vous êtes corrompus

Quel remède apporter ? La peine canonique traditionnelle est la déposition . Le concile l'inflige à tout clerc majeur concubinaire, de l'évêque au sous -diacre, canons 1 et 2. Le pape invoque encore le Droit Romain , ou , comme il dit , la loi justinienne, laquelle , on le sait , donnait aux canons la sanction civile ³. C'est encore en se référant à la loi justinienne autant qu'à la loi canonique que le pape entend préciser la condition juridique de la progéniture des clercs majeurs . Ici , semble- t- il, une distinction s'impose : les fils ou filles de clercs majeurs , serfs d'églises, suivront nécessairement la condition serve de leur père , car « la servitude de la tête s'étend jusqu'aux pieds » 4 , quelle que soit la condition , même libre, de leur mère 5. Quant aux fils ou filles de clercs majeurs de condition libre, ils connaîtront un pareil sort ni la loi canonique , en effet , ni la loi justinienne ne font de distinction entre le servage et la liberté. La question ne se pose donc pas. Au reste, argumente le pape , si les fils de clercs libres n'étaient pas privés comme les fils de clercs serfs , la loi serait en opposition avec ellemême, parce que ce qu'elle défend , le concubinage , elle le défend à tous 1. Voir les textes dans P. HINSCHIUS , Decretales Pseudo -Isidorianae, pp . 258, 521 , 522 ; 619 et 616 . 2. « Contra haec novae et veteris legis statuta spiritu Dei condita et totius mundi reverentia consecrata , sacerdotes Dei , ut equi emissarii in foeminas insaniunt ; nec jam annum, ut veteres , custodiunt , sed toto vitae suae tempore summum , ut Epicurus philosophorum porcus, voluptatem adjudicant ; neque id caute faciunt incauti : cum publice et pompatice lascivientes , obstinatius etiam quam excursores laïci meretricari non erubescant . Merito his per Prophetam Dominus minatur : Nolo vos , ait, nolo sacrificia vestra polluta ; Recedite a me quia polluti estis » (MANSI, t. XIX , col. 345 , 346 ) . 3. Novelles, VI, I , 5 , et CXXIII , I , 14 . 4. « Quia servitutem a capite ad pedes traxerunt » (op. cit.). 5. c. 3 : « Filii et filiae omnium clericorum, omniumque gradum de familia ecclesiae, ex quacumque libera muliere , quocumque modo sibi conjuncta fuerit , geniti, cum omnibus bonis per cujuscumque manus adquisitis, servi proprii suae erunt ecclesiae nec unquam ab ecclesiae servitute exibunt » ; c . 4 : « Quicumque filios clericorum servorum ecclesiae de quacumque libera procreatos liberos esse judicaverit , anathema sit ... » ( MANSI , t. XIX , col. 353) .

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H. MAISONNEUVE

les clercs , quels qu'ils soient . Les uns et les autres sont livrés, conformément à la loi justinienne , à la « curia civitatis » ¹. La condition des personnes entraîne la condition des choses. Le pape refuse aux fils et filles de clercs majeurs toute participation à la succession paternelle et exige le retour pur et simple aux églises des bénéfices qui auraient été par leur père distraits du patrimoine ecclésiastique en leur faveur 2. La chasteté des clercs a donc une valeur en soi , conformément à la tradition , mais elle présente aussi dans le contexte bénéficial un autre avantage : la chasteté des bénéficiers garantit l'intégrité du patrimoine et dans une certaine mesure la liberté même de l'Église ³ . Les conciles de Bourges et de Limoges de 1031 défendent aux évêques d'ordonner sous- diacre tout clerc mineur qui ne s'engagerait pas solennellement , s'il est célibataire, à ne jamais prendre femme ou concubine , s'il est marié, à se séparer de son épouse 4. Les mêmes conciles défendent encore aux pères de famille de donner leurs filles en mariages à des clercs majeurs ou à des fils de clercs majeurs, et ils interdisent tout remariage aux veuves des prêtres , des diacres et des sous-diacres 5. Quant aux fils des clercs majeurs, ils sont simplement exclus de la cléricature ; toutefois, comme les conciles ne dénient pas aux clercs majeurs, réduits à la communion laïque, la possibilité de contracter mariage, ils ne refusent pas non plus aux enfants nés de telles unions , par conséquent légitimes , l'accès aux Ordres , même si leur père se trouvait réintégré dans la cléricature 6. A partir de Léon IX , la lutte contre le nicolaïsme devient plus intense. En 1049 , les épouses ou concubines des clercs romains , que Pierre Damien appelle « tigresses assoiffées » et « vipères venimeuses >> 7 , sont curieusement condamnés à servir au palais pontifical du Latran ³ . La 1. BENOIT VIII : « Lege autem justiniana aeque deponitur et curiae civitatis cujus est clericus tradetur » ; JUSTINIEN : « Si vero post ordinationem presbyter aut diaconus aut subdiaconus uxorem duxerit expellatur a clero et curiae civitatis illius in qua clericus erat cum propriis rebus tradatur » ( Novelle CXXIII, ch. 14) . 2. Conformément à la loi justinienne : Code, I , III , 45, et Novelle XII , passim : > (MANSI, t. XIX , col . 268) . 3. c. 3 : « Ut episcopi de sacris ordinibus munus non accipiant , nec aliquis eorum neque aliquis de subjectis eorum, sicut pro scribendis nominibus ordinandorum solebant scriptores pretium accipere » ( MANSI, t . XIX, col . 503 ) . 4. c. 12 : « Nullus pretium pro baptismo neque pro poenitentia danda neque pro sepultura accipiat , nisi quod fideles sponte dare vel offerre voluerint » (MANSI, ibid . , col . 504-505) . 5. D'après HEFELÉ- Leclercq, IV, pp. 979 et 985 , ou à Rome en 1047 , d'après A. FLICHE, p. 112 , et A. DUMAS , p. 472 .

LA MORALE D'APRÈS LES CONCILES DU XI

SIÈCLE

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aux clercs qui avaient reçu , même gratuitement , les ordres d'un évêque simoniaque une pénitence de quarante jours ¹ . L'ordination était donc reconnu valide, quoique illicite . Avec Léon IX , la répression de la simonie devint plus sévère . Au concile romain de 1049 le pape aurait envisagé la déposition de tous les clercs ordonnés par des évêques simoniaques ; mais devant l'impossibilité pratique de procéder à de telles réductions dans le clergé il se contenta de rappeler le décret de Clément II 2. Au concile de Reims de la même année, Léon IX renouvela une fois de plus la défense d'exiger quoi que ce soit pour la Sépulture , le Baptême , l'Eucharistie , ou la visite des malades et décida que quiconque aurait acheté ou vendu les Saints Ordres, la juridiction , les bénéfices serait déposé 3. Plusieurs évêques, ici ou là, furent déposés . Dans la pensée du pape , la déposition n'était pas seulement une privation de juridiction ; c'était peut- être encore une privation de l'Ordre lui-même. Léon IX aurait réordonné plusieurs évêques . En fait , il ne semble pas que ces réordinations aient été autre chose que des restitutions de juridiction à des évêques qui en avaient été momentanément privés 4. Ce grave problème de la valeur de l'Ordination dans un contexte simoniaque fut résolu par Pierre Damien dans l'esprit de saint Augustin et selon la tradition ecclésiastique : l'indignité du ministre n'empêche pas la réception ni l'efficacité du sacrement 5. Ultérieurement , la lutte contre la simonie présente un caractère moins exclusivement juridique. Les conciles continuent sans doute d'interdire aux simoniaques l'exercice de l'Ordre et de la juridiction : Rome 1059 , c. 9 ; Vienne et Tours 1060, c. 1 ; Rouen 1072 , c. 13 6. Mais pour les y 1. Raoul le GLABRE, Historiae, liv. V, ch . 5 , éd . M. PROU, dans Collection de textes pour servir à l'étude et à l'enseignement de l'Histoire, Paris 1886 , pp . 133-134 : » MANSI, t. XIX , col . 1071 ) . Références à JEAN, Ep. , II , 10, peut-être aussi au concile e Laodicée , can. 33 , souvent rappelé dans les textes canoniques , qui défend aux orthodoxes » de prier avec les hérétiques et les schismatiques , pratiquement avec es excommuniés : dans P. HINSCHIUS , p. 275. 5.