La destruction des mythes dans les Mémoires de Philippe de Commynes

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La destruction des Mythes dans les Mémoires de Ph. de Commynes

PUBLICATIONS

ROMANES

fondées par MARIO

ROQUES,

ET

FRANCAISES

publiées par JEAN FRAPPIER

XIX

Jean DUFOURNET

La destruction des Mythes dans les Mémoires de Ph. de Commynes

LIBRAIRIE

DROZ, 1966

GENEVE

UNIVERSITY @F VICTORIA LIBRARY #

Victoria,

6 C

H

1 édition

1966 by

-

Juin 1966

Librairie Droz S. A. 11, rue Massot

Genéve (Switzerland)

A Michelle.

A Monsieur

Pierre Le Gentil.

« Ce n'est pas parce qu’un auteur a eu de méchantes idées ou de mauvaises mceurs qu'il faut écarter la connaissance, le témoignage et la joie que son ceuvre apporte... Je crains les gens qui ne cherchent dans la littérature que ce qui pew justifier leur engagement. Ils s’écartent de a vie. » (E. d’ASTIER

de la VIGERIE,

Sur Saint-Simon,

p. 12).

« Si attentif que soit un écrivain 4 rapporter ce qu il a vu, son récit n’en reste pas moins un ensemble de signes qui renvoient 4 une réalité, et non cette réalité méme. A fortiori lorsque le narrateur se propose non seulement de dire ce qu'il a vu ou de traiter un probléme qui |’intéresse, mais de séduire. » (B. PINGAUD,

Roman

et Réalité,

p.

1).

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AVANT-PROPOS

I. Ce volume que nous publions est le second d’une série consacrée aux Mémoires de Philippe de Commynes dont le premier qui s'intitule Introduction aux Mémoires de Commynes, constitue notre thése complémentaire et contient les renseignements utiles concernant soit la vie et les relations du mémorialiste, soit l’abondante littérature consacrée tant 4 sa personne et A son ceuvre qu’aux personnages et aux problémes qu’il évoque chemin faisant. Pour essayer de connaitre un peu mieux ce chroniqueur, d’autres tomes seront nécessaires, |’un qui étudiera sa sagesse, et qui s’efforcera de présenter une vue synthétique de sa pensée sur la politique, la morale et la religion, un second pour tenter de déterminer la valeur historique de son témoignage, un troisitéme pour définir et apprécier l’art, trop souvent méconnu, de cet écrivain plus adroit qu'il ne parait 4 premiére lecture. Sur les probl&mes que posent les manuscrits, qu'il s’agisse de déceler le meilleur ou de les classer, nous nous expliquerons dans |’introduction A une nouvelle édition que nous sommes en train de préparer. II]. La bibliographie commynienne se trouve dans volume ci-dessus mentionné qui paraitra prochainement.

le premier

III. Nous citons les chroniqueurs d’aprés les éditions les plus récentes, ou les meilleures, ou les seules existantes. Aussi nous sommes-nous dispensé de répéter, chaque fois que l'occasion s'est présentée A nous, que nous renvoyons, pour Olivier de la Marche, 4 1’éd. Beaune et d’Arbaumont ; pour J. Maupoint, a l’éd. G. Fagniez ; pour J. Molinet, 4 celle de G. Doutrepont et O. Jodogne ; pour J. de Haynin, a celle de D. D. Brouwers ; pour la Chronique Scandaleuse et ses interpolations, a celle de B. de Mandrot ; pour les lettres de Louis XI, a celle de J. Vaesen ; pour les lettres de Charles VIII, 4 celle de

P. Pélicier ; pour les dépéches des ambassadeurs milanais, 4 celles de Mandrot (premiéres années du régne de Louis XI) et de Frédéric de Gingins-la-Sarraz (campagnes de Charles le Téméraire de 1474 a 1477) ; pour Mathieu d’Escouchy, a celle de G. du Fresne de Beaucourt ; et, enfin, pour Commynes lui-méme, & celle de Calmette. Pour

G. Chastellain, nous avons dii nous contenter de 1’édition bien imparfaite de Kervyn de Lettenhove, en attendant que soit publiée celle que prépare O. Jodogne avec la collaboration de ses étudiants de Louvain. Quant a Th. Basin,

nous

avons

suivi

l’édition

de

J. Quicherat,

la

seule compléte 4 cette heure, encore que nous soyons persuadé de la supériorité, pour les tomes déjA parus, de celle de Ch. Samaran. Si 1

RE

nous en sommes resté 4 Buchon pour |’intéressant Jacques Du Clercq, c’est que, sur ce mémorialiste, le Panthéon littéraire, qui d’ailleurs reprend l’éd. de Reiffenberg, fut la seule collection & nous étre accessible de fagon permanente. Pour finir, nous citons J. de Wavrin soit d’aprés E. Dupont, soit d’aprés Hardy ; mais, toutes les fois qu’il est question de cet auteur, nous précisons notre source. IV. Il nous est agréable, enfin, d’adresser nos remerciements a tous ceux qui, d’une maniére ou de l'autre, nous ont aidé tout au long de notre travail. D’abord, 4 M. Pierre Le Gentil qui a été pour nous, du début a la fin, un directeur de thése bienveillant, attentif et dévoué ;

a M. Jean Frappier qui n’a cessé de s’intéresser A nos recherches, de nous encourager, de nous manifester de bien des facons une sympathie gui nous honore, et qui a bien voulu accueillir cet ouvrage dans la collection qu'il dirige aux éditions Droz ; 4 M. R. Bossuat dont nous avons été l’éléve a |’Ecole Normale Supérieure et qui nous a persuadé de nous consacrer a l’ancien francais ; A M. R.L. Wagner qui connait bien Commynes ; 4 M. Claude Régnier qui, lorsque nous avons choisi notre voie, nous a donné les meilleurs conseils et qui, par la suite, a toujours répondu a nos multiples questions avec une science inépuisable et une générosité inlassable. En second lieu, aux professeurs de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Montpellier qui ont eu la gentillesse de nous faire une place parmi eux et dont nous apprécions chaque jour davantage la délicate cordialité ; plus particuliérement, A M. Ch. Camproux qui dirige avec libéralisme et efficacité la section des Langues Romanes.

nous est précieuse Michel Terrier.

Pour finir,

: René Martin,

4 quatre amis dont l’estime

Pierre Rétat,

Maurice

Rieuneau, |

INTRODUCTION

Commynes écrivain moderne ? On I'a répété sur tous les tons, de J. Huizinga (1) qui découvre ce caractére dans le réalisme de la description que le chroniqueur nous a laissée de la bataille de Montlhéry, 4 Pierre Le Gentil (2) pour qui les Mémoires signalent un bouleversement profond des habitudes mentales, ouvrant “le domaine jusque 1a inexploré de la politique’, menant l’enquéte avec un état d’esprit nouveau, apportant des promesses que le XVI° siécle ne put réaliser. Il est vrai que L. Febvre se plait a citer notre mémorialiste pour démontrer que la phrase francaise a la fin du XV° n’est pas encore organisée logiquement (3). Sans doute est-il facile de retrouver dans son ceuvre des idées et des themes qu'il partage avec son époque (méchanceté universelle; décadence des grands et de l’humanité en général ; toute-puissance de la mort ; instabilité des royaumes; obsession du temps....) et qu'il s’approprie par la force et l’acuité de sa réflexion. Mais il se distingue de tous les autres chroniqueurs par son habileté 4 détruire — ou a achever de détruire — certains mythes, déja malmenés, il est vrai, par des écrivains comme G. Chastellain dont la richesse ne présente pas que des aspects archaiques ou rétrogrades. Ce volume nous aidera a en apporter la preuve pour les princes qu'il dépouille de la grandeur, de la sagesse et du bonheur, et plus particuli¢rement pour le Téméraire et Louis XI; pour la femme et les jeunes; pour la guerre... Dans un second tome, of nous nous appliquerons a4 définir l’univers mental de Commynes, nous étudierons d'autres aspects de cette pensée face aux croyances de son temps (fortune, manifestations surnaturelles...), face a la religion et a ses représentants. Moderne, il l’est aussi par l’élaboration d’une sagesse (4) politique qui s’appuie sur une analyse lucide de la condition humaine; sur une vision sans complaisance du monde dont il signale le relativisme fondamental, linstabilité, l’incertitude, la méchanceté et la cupidité; sur une conception de la divinité plus proche finalement de l’immanence que de la transcendance (5), malgré les apparences et les embarras du vocabulaire, avec, ¢a et la, l'étude de problémes religieux, 4 travers des exemples privilégiés comme ceux qu'offraient a l'historien Savonarole et Francois de Paule. Mais ce qui rend difficile la connaissance d'un tel écrivain, c'est que, en dépit d’un ton modéré, il n’échappe pas a ses obsessions personnelles, a ses souvenirs (trahison, emprisonnement, échecs multiples), a ses haines — ses idées recevant la marque d'une personnalité hors série, incapable de s'élever entiérement sur les hauteurs de l’abstraction — et que des influences diverses se mélent et se contrarient, celles des Italiens en qui il a reconnu ses maitres en politique (il fait l’éloge de Sforza qu'il loue pour les conseils qu'il donna 4 Louis XI lors de la guerre du Bien Public (5a) ; il admire la constitution et les habitudes de Venise; il n'est pas sans éprouver un certain respect pour ce trompeur que fut Ludovic le More); de Louis XI que, tout bien pesé, il approuve plus souvent qu'il ne le critique; des Bourguignons eux-mémes (qu'il méprise et haisse les habitants de Gand et de Liége (6), ou qu'il accable le légat du Pape, Onofrio (7), et l’ambassadeur du roi, P. de Morvilliers) (8) ; et, finalement, celle des Etats-Généraux de 1484, dont il entreprend la défense si3-—

dans les Mémoires, alors qu'il était jusqu’alors le représentant de l'autoritarisme et qu'on a pu voir en lui l'inventeur du machiavélisme. Aussi notre propos est-il de dégager, dans une ceuvre apparemment objective et impassible, les intentions secrétes derriére les desseins avoués. Peutétre, dans une premiére approche, le meilleur moyen d’évaluer l’originalité d'un historien du XV° siécle est-il d'étudier le Prologue qu'il place en téte de ses Mémoires ou de sa Chronique, en le comparant avec ceux des écrivains qui l'ont précédé ou qui sont ses contemporains. I. Comment se présentent nos chroniqueurs? Ils se nomment, indiquent, le cas échéant, leurs liens avec la noblesse, les charges quils ont occupées et occupent encore, leurs lieux de résidence et de naissance (9). Lefévre de SaintRémy s’attarde sur son office de roi d’armes de la Toison d’Or et sur les nombreuses ambassades qui, 4 ce titre, lui furent confiées (10). Froissart est, selon les manuscrits, plus ou moins loquace, tant6t ne mentionnant que le lieu de sa naissance, tant6t rappelant sa qualité de prétre et la peine qu'il eut pour mener

a bonne fin son ceuvre, tant6t évoquant ses protecteurs,

sa vie aventu-

reuse... Wavrin n’hésite pas, pour se rattacher 4 une noble famille, 4 révéler sa batardise, qui, d’ailleurs, n’avait rien d’infamant a cette époque (11). Chastellain, aprés avoir apporté les précisions habituelles, ajoute quelques maigres indications sur sa jeunesse (12). Jean le Clerc nous apprend qu'il était “notaire et secrétaire dudit seigneur (Charles VII)... serviteur d’ung homme qui scavoit des secretz dudit seigneur et aultres choses faictes oudit temps: au moyen duquel service je fuz constitué oudit office de secretaire.” (13). Les cas de Jean Roye et de Molinet sont plus intéressants. Le premier ne nous dit rien sur luirméme, hormis son Age; ainsi s explique-t-on qu'on ait tant débattu pour identifier l’auteur de la Chronique Scandaleuse. Le second ne nous donne que des références littéraires : il est le ‘‘loingtain imitateur des historiographes” (14) ou le disciple et successeur de G, Chastellain (15) dont il a demandé la charge au duc de Bourgogne. Il semble que ces bréves indications traduisent un sentiment de fierté (16) si l'on en juge par l’importance accordée aux historiens et aux poétes dans le second prologue (17). Comme J. de Roye, Commynes ne se nomme pas; mais, sans utiliser le moule traditionnel, ni énoncer aucun de ses titres de noblesse, jugés peu importants, ou peu stirs (ne lui dispute-t-on pas Talmont, comme on lui contestera Argenton?), ou peu flatteurs (Renescure rappelle la trahison), il trouve le moyen de se présenter avantageusement au lecteur: il a résidé plus que quiconque auprés de Louis XI, avec la fonction de chambellan, et s’est occupé de ses affaires les plus importantes (18) ; il a connu de trés nombreux princes en France comme en Europe occidentale (19) ; il a bénéficié, sous Louis XI, des plus grands bienfaits et subi, sous son successeur, pertes et douleurs (20).

II. A quel moment de leur vie écrivent-ils leurs mémoires? Les uns le font lorsque la vieillesse les a rendus inaptes A toute autre besogne — ce qui signifie, d'une part, qu’ils ont préféré l'action au métier de chroniqueur, et, de l'autre, qu'ils estiment avoir pris part a des événements dont il leur semble important de fixer le souvenir pour la postérité. Tels Lefévre de Saint-Rémy et Jean de Wavrin. Les autres les composent en pleine jeunesse, Jean de Roye

a 35 ans, Du Clercq a 28, Jean Le Clerc a 26. D’autres ne nous donnent aucun

renseignement a ce sujet, comme Mathieu d’Escouchy, G. Chastellain et Molinet. Le cas d'Olivier de la Marche est plus complexe: il écrit la préface qui précéde les Mémoires proprement dits a l'age de 45 ans (21), et le prologue alors que Chastellain et le Téméraire sont morts, qu'il est “plain de jours,

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chargé et furny de diverses enfermetez et persécuté de debile vieillesse’’ (22) et il précise : “je suis en la soixante sixiesme année de ma vie.” (23) Le seigneur d’Argenton, autant qu’on puisse en juger par les points de repére quil nous fournit lui-méme sans que, toutefois, il indique son Age, rassemble ses souvenirs aprés avoir connu la disgrace et la prison, c’est-a-dire aux alentours de 40 ans 4 un moment de transition (a ce qu'il pense) ot il fait le point et prépare sa rentrée politique. III. Pourquoi écrivent-ils? Les motifs différent, et les auteurs en alléguent souvent plusieurs; mais certains reviennent, identiques. Le plus fréquemment énoncé est, sans doute, le désir de ne pas rester oisif, qu’on soit arrivé aux portes de la décrépitude ou dans la force de l’age :témoin Jean de Roye (24), Jean Le Clerc (25), Jacques Du Clercq (26), Jean Lefévre,:Wavrin, ou La Marche (27). D'autres, presque aussi nombreux, ont a cceur de recueilfir les hauts faits des “nobles et vaillans hommes’, voire des soldats de toutes les classes sociales, afin qu'ils demeurent dans la mémoire de leurs successeurs et servent d’exemples. Ainsi Mathieu d’Escouchy (28), Molinet (29), Monstrelet (30) ; tradition qui remonte 4 Jean le Bel (31) et a Froissart dont le dessein est de rapporter les “grans merveilles et li biau fait d’armes’” (32), plus répandus a son avis qu’a nulle autre époque (33) ; il en profite pour exalter la vertu de prouesse, incomparablement supérieure A la noblesse de la naissance et a la tichesse (34), et dont les nombreuses manifestations encourageront les ‘jones bacelers” a la pratiquer avec ferveur ; il ne renonce pas au plaisir d’énumérer les plus illustres preux. Il en est qui écrivent pour la plus grande gloire des puissants de ce monde (anglais, comme Jean le Bel et Wavrin; francais et bourguignons, comme Chastellain (35), bourguignons comme Molinet) (36), incités a le faire par leur maitre ou leur protecteur (37), et soucieux de combler une lacune (38) ou de rétablir la vérité: Jean le Bel s’en prend dans son prologue a une histoire en vers sur le “proeu et gentil roy Edowart’”, qu'il accuse d’accumuler de “grans fautes et bourdes controuvées’” et des exagérations qui pourraient rendre les lecteurs sceptiques au sujet des exploits réels des chevaliers. La volonté d'étre utile prédomine souvent, qu'ils pensent a la postérité en général, comme J. du Clercq (39), a la classe chevaleresque ou 4 leur jeune maitre, tel Olivier de la Marche qui entend démontrer que Philippe le Beau appartient par sa mére et son pére a la plus haute noblesse — qu il doit s'efforcer d'illustrer par la pratique de la vertu; prouver qu'il a des droits réels sur les terres que lui ont injustement

enlevées ses ennemis;

raconter

les faits

mémorables survenus dans cette prestigieuse maison afin qu'il se régle sur les grandes et bonnes actions, remercie Dieu des bonnes fortunes et médite sur les échecs (40). N’oublions pas ceux qui, plus modestes, cédent au plaisir de se souvenir — ainsi le méme La Marche lorsqu’il rédige sa préface (41) et quiil n'est pas encore devenu le personnage important et symbolique qu'il fut par la suite — ou se proposent de distraire le lecteur comme Jean de Roye (42). Se distinguant de tous les autres — et cette originalité est significative — Commynes apparait dans cet ensemble comme l'un des moins ambitieux : il dicte ses Mémoires pour complaire 4 A. Cato qui a l'intention d’écrire en latin une histoire de Louis XI (43) ; et s'il a cédé 4 la requéte de l’archevéque, c'est mi par un sentiment de reconnaissance

envers son maitre défunt.

IV. La plupart (44) affectent ['humilité la plus grande, et se prétendent indignes de la haute mission qu’on leur a confiée, ou dont ils se sont chargés. Jean le Bel, au style rapide de l'homme d'action, suggére ses limites (45). Ses a5

successeurs soulignent l’écart qui existe entre la difficulté et la grandeur de leur tache, et les maigres ressources de leur esprit, qu'ils ont tendance, de plus en plus, A minimiser ; «..jassoit ce que de ce sois indigne, trop simple et ignorant; et que, pour traicter de sy haulte matiére, fust neccessité la compiller, couchier et mettre en ordre par homme de meilleur entendement.» (Mathieu d’Escouchy)

(46) Les insuffisances de leur style s’ajoutent 4 la débilité de leur intelligence: La Marche se dit “lay, non clerc, de petit entendement et de rude langage.” (47). Aussi un historien comme Wavrin demande-t-il qu'on s'intéresse au contenu plutét qu’a la forme (48). D’autres, Lefévre (48a), La Marche (48b), affirment qu'ils se bornent 4 réunir des documents qu’ils mettent a la disposition de confréres plus doués. Bien plus, ceux qui peuvent passer pour des écrivains professionnels, et dont I’ceuvre poétique est abondante, tels Chastellain et Molinet, affichent la méme modestie — qu’ils n’insistent pas comme le premier qui se juge “non digne de ce emprendre”’ et le “‘mineur des autres” (49), ou que, comme le second, ils s’humilient avec ostentation (50). Dés lors, il serait étonnant que Commynes, qui entend capter notre bienveillance, a force de modestie, n’ait pas sacrifié 4 une telle tradition; et c'est pour lui l'occasion de flatter son puissant ami, Ymbert de Batarnay: « Et la ou je fauldroye, trouverez mons™ de Bouchaige et autres myeulx vous en scauront parler et le coucher en meilleur langaige moy.»

qui que

(51)

Mais n’est-on pas en droit d’estimer que, s'il admet qu'il puisse se tromper, il ne s'appesantit pas, comme

certains de ses contemporains, sur son ignorance

ou sur la médiocrité de son intelligence, et que, surtout, il met l'accent davantage sur les défauts de son style, de moindre importance a ses yeux? On s'explique que bon nombre de ces chroniqueurs demandent au lecteur bienveillant de corriger ou de compléter leur ceuvre (52). Le seigneur d’'Argenton conseille 4 Cato de s’adresser 4 du Bouchage. V. Tous ces historiens se piquent d'impartialité, écrivant, comme le dit Jean le Bel “au plus prés de la verité’’, et chacun reprendra la formule avec de trés légéres variantes, 4 commencer par Froissart qu'imite son fidéle disciple, E. de Monstrelet (53). Jacques Du Clercq affirme solennellement qu'il n'a rédigé ses Mémoires ni pour s'enrichir, ni pour plaire, ni pour nuire; qu'il

n'a voulu étre favorable ou hostile 4 personne (54). Lefévre de Saint-Rémy, a la suite de ses maitres et amis bourguignons, note: «..ce€ qui par moy a esté faict, dit et redigé par escript, les ay faict le mieulx et le plus veritablement que j’ay peu, et sans aulcune faveur...» (55)

Mathieu d’Escouchy, dont on connait, grace A son éditeur, la vie tour-

mentée et sans scrupules, adopte la méme attitude, précisant, avec certains de ses devanciers, qu'il n'a cédé ni a la prévention, ni a la précipitation (56). Tout aussi net, Chastellain ne mentira a aucun prix: «..léal Frangois avec mon prince, osant prononcer verité contre mon maistre oi besoin sera, et non me feingnant de mesme contre Francois, ny Anglois, desquels la gloire n’est 4 esteindre pour l’un parti, ny l’autre, mais a chascun garder sa portion selon l’advenir et fortune des cas. » (57)

— encore

que, dans

la seconde

préface,

soucieux

de ne

pas

passer

pour

l'Homére partial de ses maitres bourguignons, alliés des Anglais, il affirme surtout sa qualité de Frangais : “Doncques qui Anglois ne suis, mais Francois”.

—e-—

Et Molinet lui-méme, laisse entrainer par le a une louable équité, pe ee par qui les

si enclin a l'excés, qu'il porte un jugement ou qu'il se flot incontrélé de son vocabulaire pléthorique, s’astreint attribuant “‘gloire et exaltation 4 ceulx d'une partie admirables besongnes seront mises a louables effectz.”

Commynes, tributaire de la tradition et occupé a dissimuler ses intentions secrétes, ne le leur céde en rien, méme dans les termes (“je l’ay faict le plus prés de la verité que jay peu et sceu avoir souvenance.”) (59) Il entend rester fidéle a la vérité: aussi ce qu'il apportera pourra ne pas étre toujours favorable a son maitre; et si, a l'occasion, il le loue, ce ne sera pas pour diminuer les autres (60).

VI. Tous se prétendent bien informés. Ou bien ils relatent leur propre expérience qu’ils complétent, ou non, par le témoignage de personnes dignes de foi. Ainsi, d'un cété, Olivier de la Marche ne rapportera que ce dont il a été lui-méme le témoin (61); de l'autre, J. Lefévre est moins exclusif: ses Mémoires contiendront, nous dit-il, “.., pluisieurs choses que je ay veues, et aultres qui mont esté dictes et recordées par pluisieurs notables personnes dignes de foi.” (62). Ou bien, comme Mathieu d’Escouchy, ils ont tiré leur documentation de personnes assez nombreuses, appartenant aux différents partis, et se recommandant 4 l'historien soit par la noblesse de leur origine (“especialement nobles, chevalliers, escuiers et autres gens notables et dignes de foy’’), soit par leurs fonctions de rois d’armes, hérauts et poursuivants (63). On reconnait 1a l'influence de Froissart (64) qui s'informa, lui aussi, aupre. des uns et des autres; mais c'est peut-étre Monstrelet qui, sur ce point, s'est montré le plus perspicace en s'interrogeant sur la valeur des témoignages et en considérant que les acteurs d'une bataille — qu'ils appartiennent au méme camp ou qu’ils aient combattu les uns contre les autres — ‘“‘faisoient de icelles besongnes ot ilz avoient tous ensemble esté presens, divers rapors et difficiles.” (65) S’expliquant leurs divergences a la fois par la partialité et par une vue fragmentaire de la réalité, il pense toutefois étre en mesure de remédier a ces difficultés de plusieurs maniéres. D’abord, par une longue habitude et une constante assiduité dans la recherche du vrai (66) ; ensuite, par le choix de ses informateurs: des nobles qui mettent leur point d'honneur a ne parler que selon le vrai (67), des rois d’armes, des hérauts et des poursuivants “qui de leur droit et office doivent de ce estre justes et diligens enquereurs, bien instruis et vrais relateurs’’; en troisiéme lieu, par le rejet de tout ce qui demeure douteux, malgré une enquéte consciencieuse (68) ; enfin, par le refus de la précipitation: «,..ay prins mon arrest en la declaracion et rapport des plus venerables, et l’ay fait grosser au bout d’un an, et non devant.» (69)

Ou bien, comme Chastellain, ils recourent aussi bien 4 leur propre expérience qu’aux écrits d'autres chroniqueurs, en particulier des religieux de Saint-Denis (70). Dans son sillage, Molinet réunira et complétera les derniéres pages de Chastellain (71), puis poursuivra son ceuvre avec ‘‘ce qui sera digne de recort que je pourray parcevoir a l’oeul et qui me sera recité par gens dignes de foy ou escripture authentique...” Pour

ce qui est de Commynes,

sortant,

ici encore,

des

chemins

battus,

il s'appuiera surtout sur une expérience personnelle particuli¢rement riche (72), a laquelle, quand elle fera défaut, se substitueront et les propres confidences de Louis XI (73), et les messages et lettres des ambassadeurs “par quoy on

as. oe

peult assez avoir d'informations de leur nature et condicion” (il s’agit des princes). Délibérément, il choisit ceux qui se sont réellement trouvés au coeur de l'action et qui ont connu les dessous de la politique. VII. Quand ces historiens prennent la plume, se donnent-ils des modéles ? Certains se veulent les continuateurs de leurs devanciers qu'ils n’ont pas la prétention d’égaler; A en croire leurs propos, il est facile de dégager une série qui va de Jean Le Bel a Mathieu d’Escouchy. Froissart développe la chronique du chanoine de Liége: ““Voirs est que messires Jehans li Biaus, jadis canonnes de Saint Lambert de Liége, en fist et cronisa 4 son temps aucune cose a sa plaisance ; et j'ai ce livre hystoriet et augmenté a la mienne’’ (74) ; l'éloge est plus étendu dans le manuscrit A (75). Monstrelet reprend le flam-~ beau des mains de “ce prudent et trés renommé historien, maistre Jehan Froissart, natif de Valenciennes en Haynnau; duquel, par ses nobles ceuvres, la renommée durra par long temps.” (76). Et Mathieu d’Escouchy, qui ne se pique pas d’originalité et imite servilement son modéle, succéde a “ce noble homme et vaillant historien, Enguerran de Monstrelet, natif de la comté de Boullenois, qui trespassa prevost et citoien de la cité de Cambray, duquel, pour ses oeuvres, sera renommé grant temps apprez son trespas...” (77). Un second groupe, qui écrit 4 la gloire de la maison de Bourgogne, se situe par rapport au plus grand d’entre eux, G. Chastellain, qui apparait alors comme le parangon des historiens. Lefévre de Saint-Rémy lui envoie ses Mémoires pour qu'il les utilise comme bon lui semblera (78), précisant un peu plus loin qu'il n'y a aucune comparaison possible entre l'indiciaire et lui-méme (79). Molinet, dans son second prologue ot il nomme “messire Jehan Froissart, chanoine de Chimat, et aultres ses successeurs’’ (80), chante le Grand George sur le ton du dithyrambe (81) et le présente comme son maitre dans tous les sens du mot (82). Quant a Olivier de la Marche, dans sa préface, il ne trouve pas de mot assez grandiose pour exalter l'illustre écrivain (83) ; plus tard, écrivant le proesme, alors que ce dernier est déja mort, s'il semble moins enthousiaste, il se juge tout de méme inférieur tant au méme Chastellain qu’a Molinet et 4 Vasque de Lucéne (84). D’autres ne nous donnent aucun point de comparaison et se classent en dehors de toute tradition, signalant le fait comme Jean de Roye qui affirme que son Journal ne mérite pas le nom de Chroniques (85), ou ne s'y appesantissant pas comme J. Du Clercq. Chastellain, s’il sert d’exemple aux autres, ne revendique aucun patronage; il reconnait avoir consulté les Chroniques de Saint-Denis, mais il ne leur accorde qu'une confiance trés limitée, puisqu’il a “fait concordance et espluchemens de verité, osté le superflu, radoubé le mauvais” (86). Qu’en est-il de Commynes? Sur ce point, silence absolu, qui s’explique non pas par l'ignorance d’un génial autodidacte, mais par le mépris qui s’exprimera dans son ceuvre, témoin un jugement du livre V (87). VIII. Les uns et les autres précisent les limites de leur ceuvre. Dans le temps, d’abord. Le plus ambitieux n'est certes ni le plus intelligent, ni le plus original : c'est Jean de Wavrin qui prétend aller des origines au “‘couronnement du roy Edouard IV” et qui, le plus souvent, n’est qu'un compilateur, ainsi que l’'a démontré E. Dupont dans son édition. Olivier de la Marche, dans sa préface, s’en tient aux “choses advenues de (son) temps’ (88); dans le prologue, il se refuse encore a raconter toute l'histoire des ancétres de Philippe le Beau, mais avoue: “...toutesfois ne me puis je passer de dire

ee| ee

aucunes choses dignes de ramentevance, et puis reviendray és prochaines lignies de vostre descente le plus brief et au vray qui me sera possible.” (89). D’autres commencent 1a oi s'est arrété le devancier dont ils se réclament:

ainsi, Monstrelet

continue

Froissart

(90), d’'Escouchy lui succéde,

Molinet

reprend au siége de Neuss la chronique de Chastellain, chacun n’indiquant que le terminus a quo. Certains entendent faire coincider leur ceuvre avec une partie ou avec la totalité du régne d’un ou de plusieurs de leurs princes: Jean Lefévre, né en 1396, ira de 1407 a 1460 (91) ; J. Du Clercq (qui est né en 1420, et annonce une suite), de 1448 a 1467 ; Chastellain (né en 1415) commence a la mort de Jean Sans Peur (1419) une histoire qu'il compte poursuivre jusqu’a son propre trépas (92) ; Jean de Roye se limite au régne de Louis XI (93), dont les Mémoires de Commynes couvriront la majeure partie: «...m’est force de commancer avant le temps que je veinse en son service ; et puis par ordre je suyvray mon propos jusques 4 l’heure que je devins son serviteur, et continueray jusques a son trespas.» (94)

Dans l’espace ensuite. L’'enquéte est plus ou moins large, les uns s'intéressant a la France et aux pays voisins (95), d'autres y incluant les ‘‘marches loingtaines’”’, comme d'Escouchy (96). Commynes n'est pas explicite : se bornera-t-il a parler de Louis XI et, par conséquent, de la France, ou bien, comme le suggére l’énumération de la page 2, (et la lecture des Mémoires), tiendra-t-il compte de tous les pays d'Europe occidentale?

IX. Restent quelques éléments traditionnels, comme [’éloge plus ou moins discret des grands et du prince dont le chroniqueur est le sujet en méme temps que l'historien. Ce trait caractérise surtout les écrits bourguignons, puisque rien de tel n’apparait sous la plume d’un Jean de Roye et d’un Jean Le Clerc. Lefévre de Saint-Rémy et J. Du Clercg énumérent tous les titres de leur maitre, le duc Philippe le Bon (97), le premier parlant de “‘trés hault, trés excellent et trés puissant prince et mon trés redoubté seigneur Philippe”, le second le gratifiant de l’épithéte de Grand. Mathieu d’Escouchy, s'il mentionne, sur la fin, les ‘‘trés excellens

et trés puissans,

de trés nobles

memoires,

Charles

le

Bien Servy, Roy de France, VII* de ce nom, et Henry VI°, roy d’Engleterre, son neveu’’ (98), s'‘intéresse surtout 4 la noblesse en général, aimant a répéter l'adjectif “noble” (99). Olivier de la Marche ne saurait renoncer a la joie de citer toutes les possessions soit de Charles le Téméraire (100), soit de Philippe le Beau (101), “fils de trés illustre et trés sacré prince Maximilian d’Austrice, par la clemence divine Roy des Romains, et de ma souveraine princesse, feue de trés noble mémoire, madame Marie, ducesse de Bourgoingne, dame et seule heritiére de la trés haulte, puissante, doubtée et renommée maison de Bour-

goigne...”” (102), dont il se plait 4 exalter les ancétres (103). Malgré le ton

pessimiste de son premier prologue, Chastellain réussit a y glisser l'éloge des princes francais dans le passé comme dans le présent (104), se présentant comme le panetier “du trés-haut, trés-puissant et trés-fameux prince, mon trés~ redoubté et souverain seigneur, monseigneur le duc Philippe de Bourgoigne...”

(105), écrivant pour la “gloire et exaltation de ce trés-chrestien royaume”’,

et souhaitant que les faits rapportés soient ‘a la gloire et louenge de Dieu, a la perpétuelle décoration des rois et nobles hommes frangois, souverainement du

roy Charles VII* et du noble chevalereux

prince le duc Philippe.”

(106).

Dans le proesme du livre VI, il défend, justifie, glorifie ce dernier qu'il compare a Mardochée (107). Molinet consacre la majeure partie de ses prologues

ala “‘trés illustre et refulgente maison du seigneur et duc de Bourgogne” (108), =

89)—

aux quatre princes et aux quatre Marguerites (109). Sans tomber dans cette grandiloquence imagée, Jean de Wavrin, & son modeste niveau, n’oublie pas de rendre hommage 4 Walerant de Wavrin (110). Ce qui frappe dans les Mémoires de Commynes, c'est moins les phrases

élogieuses a l'égard de Louis XI (“nostre maistre et bienfaicteur, et prince

digne de trés excellente memoiré...... il ne me semble pas que jamais j aye congneu nul prince ot il y eust moins de vices que en luy, & regarder le tout...... se pourra congnoistre la grandeur du prince duquel vous parleray....") (111) que le désir de ravaler les grands au niveau du commun des mortels (112) : «En luy et tous autres princes que j’ay congneuz ou servy, ay congneu du bien et du mal, car ilz sont hommes comme nous. A Dieu seul appartient la perfection... ilz sont plus enclins a toutes choses voluntaires que autres hommes...» (113)

X. Autre trait commun a la plupart des mémoires et chroniques : les invocations habituelles et l'appel a l'aide divine, qu'on retrouve, plus ou moins (115), développés, sous la plume de Jean Lefévre (114), de Jean de Roye

d'O. de la Marche (116), de Chastellain (117), de Mathieu d’Escouchy

(118),

de Molinet (119).... On ne lit rien de semblable dans I'ceuvre de Jean Le Clerc (mais ce ne sont que des interpolations), de Jacques Du Clercq, décidément indépendant sur bien des points, et de Commynes. Sans doute peut-on expliquer cette lacune par le fait qu'il se borne a réunir, & l'intention de Cato, des matériaux qu'il n'a pas élaborés; mais, si l'on accepte cette hypothése, pourquoi un prologue? XI. Pour finir, signalons des éléments qui n’appartiennent qu’a quelquesuns de nos chroniqueurs. D’abord, seuls Chastellain, Molinet et La Marche recourent a l'image ef a la comparaison. Ensuite, seuls Froissart, Chastellain et Molinet (120) font des allusions a la mythologie et a l'antiquité (paienne et juive), encore que Monstrelet (121) cite Salluste pour lui attribuer la paternité du conseil que suivent tous ces historiens (fuir l'oisiveté), et que La Marche en crédite Socrate (122). Enfin, seuls Froissart, Chastellain et Molinet esquissent, & grands traits, une histoire de l'humanité. Le premier énumére les différents royaumes qui. l'un aprés l'autre, virent fleurir la prouesse. Pour le second, ce panorama se réduit 4 une suite effrayante de méfaits et de catastrophes, d'oi n'émergent

que les faits les plus saillants (le meurtre de Cain, le déluge, le chatiment de

Sodome et Gomorrhe, les incursions des Philistins en terre juive, les empires impitoyables, mais finalement détruits, des grands peuples conquérants) et qui se répéte pour la France: aprés une période bienheureuse, les Anglais l'ont mise @ feu et a sang, envoyés par Dieu pour la punir de ses fautes; et s'il est possible de se réjouir de la paix franco-bourguignonne, il n’en demeure pas moins vrai que le spectacle offert aux yeux de l'indiciaire n'est pas réconfortant (123). Le troisieme reprend les développements de son maitre sur la décadence et la succession des empires, mais plus briévement et dans une perspec-

tive plus optimiste, puisqu'il termine par une évocation de la gloire bourguignonne (124).

_

A la lumiére de ces comparaisons, il est facile de voir que Commynes,

s'il emprunte aux prologues quelques traits traditionnels, se distingue déja par certaines additions. ou omissions, ou transformations; mais, ce qui est

beaucoup plus remarquable, c'est qu'il se sert habilement, et de facon origiee tek

nale, d'un genre usé pour se présenter a nous sous le jour le plus favorable — comme homme, comme politique et comme historien. ,

s

-

s

Historien, il veut éloigner,de nous l'idée qu'il a consciemment truqué le réel ;aussi tient-il 4 nous persuader qu'il s'est efforcé d'atteindre la vérité et que ses erreurs, si erreurs il y a, sont involontaires: il n'a pas écrit ses

Mémoires

spontanément; il ne mentira pas, méme

du prince auquel il doit le plus; il a composé il admet qu'il peut se tromper.

pour ménager

son

ceuvre

la réputation

“promptement” ;

Politique, il a joué un rdle des plus importants: confident, chambellan, conseiller, il a vécu auprés de Louis XI plus longtemps que n'importe lequel de ses contemporains, et jusqu’a sa mort inclusivement; il a connu tous les puissants de son temps, directement ou d’aprés les instructions de leurs ambassadeurs; il n'a jamais encouru la disgrace de ce grand roi que fut le fils de Charles VII; il a été chargé des plus lourdes responsabilités. Homme, il se recommande a nous par la reconnaissance qu'il manifeste envers son maitre défunt (125); la grandeur de ce dernier rejaillit sur lui, d'autant plus que notre chroniqueur diminue la distance entre les princes et lui en affirmant qu’“ilz sont hommes comme nous”; son objectivité et son courage d’historien l’honorent ;sa modestie éclate. En outre, il est assez adroit pour prendre les devants et nous parler luicrméme de ses mésaventures sous Charles VIII (comblé par le pére, il a subi, sous le fils, “pertes et douleurs”) ; il se garde de préciser qu'il s'est prononcé en faveur du duc d'Orléans et qu'il a comploté contre les Régents; il nous explique ses revers de fortune

par une sorte de loi qui marque tous les changements de régne (‘‘c’est chose

acoustumée que, aprés le decés de si grand et puissant prince, les mutations soyent grandes et y ont les ungs pertes et les autres gaing.’’) ; ainsi son élimination se perd-elle parmi d'autres : c'est, pour ainsi dire, un phénoméne naturel, extérieur 4 sa personnalité. Enfin, quand il termine par ces mots: “pour vous informer du temps dont ay eu congnoissance dudit seigneur, dont faictes demande, m’est force de commancer avant le temps que je veinse en son service...”, il dissimule ainsi son dessein de justifier sa désertion par une étude comparée du comportement et de la politique de Louis XI et de son vassal de Bourgogne.

(1) Le Déclin du Moyen Age, p. 128: « La description par Commynes de la bataille de Montlhéry est, dans son réalisme, tout a fait moderne. » (2) La Littérature francaise du moyer dge, p. 157: « Entre le moyen age qui s’achéve et l’époque qui commence, l’ceuvre du conseiller de Louis XI fait apparaitre une continuité. Mais le grand pas qu’elle franchit en ouvrant le domaine jusque-la inexploré de la politique et l’esprit dans lequel elle méne cette prospection montrent que le monde est en train de changer profondément. Qui sait méme si les promesses qu’elle apportait ne dépassaient pas finalement ce que le XVI°* siécle luicméme fut en mesure de réaliser ? » (3) Le probléme de lincroyance au XVI®° siécle, p. 389: « Evidemment, tout,

la fin

du

XV®

siécle



tout

n’est

pas

encore

parfait.

Ferdinand

Brunot

aimait 4 citer une belle phrase de Commynes narrant les débuts de la bataille de Montlhéry : “Cette artillerie, écrit le chroniqueur sans plus s’étonner, cette artillerie tua un trompette en apportant un plat de viande sur le degré” (I, ix, éd. Calmette, I, p. 61). On en pourrait recueillir et citer combien d’autres, dans le méme Com-

mynes... » (4) Ce sera l’objet d’un autre volume, déja annoncé. (5) cf., sur ce point, l’ouvrage de J. Liniger.

=—

(5 bis) Ed. Calm., I, 57: «..le duc de Millan, Francisque, qu'il repputoit son grant amy ; et bien luy monstra... par le conseil qu'il luy donna, entretenant la paix ne reffusast nulle chose que on appellée le traicté de Conflans, ou il luy manda qu'il luy demandast pour separer ceste compaignye, mais que seullement ses gens luy demourassent. » (6) Remarquons que Commynes est beaucoup plus sévére qu’Olivier de la Marche. Puisque nous comparons ces deux chroniqueurs, il convient de signaler qu’ils ont sans doute utilisé la méme relation de la guerre de 1465, que chacun a complétée — et corrigée — A sa maniére, avec ses souvenirs personnels. Voici quelques ressemblances frappantes: Commynes, I, 30-31: ...et sur ce deLa Marche, III, 11-12: Et avint que le bat, le filz d’ung medecin de Paris filz de son medecin, nommé Robert appellé maistre Jehan Cadet, qui estoit Cottereau, monté sur ung fort cheval, a luy, gros et lourd et ort, monté sur vit son maistre en ce dangier, et se ung cheval de ceste propre taille, donvint fourrer au milieu de ce debat, na au travers et les departit. V'espee au poing. I, 32: Du costé du roy s’en fuyt ung III, 14: ...et aultres s’en allarent, homme d’estat jusques a Lusygnen d’une tire, A Partenay et a Lusignen, sans repaistre... et firent grant diligence pour eulx saulver. I, 48: ...Mondict seigneur de CalaIII, 19: ...et d’aultre part se joindit bre... lequel sembloit aussi bien prince avecques eulx le duc Jehan de Calabre, et grant chef de guerre que nul autre ung moult noble prince... et se’ monsque je veisse en la compaignie. troit le duc de Calabre vray et loyal prince en ceste partie. I, 49: Ledict conte de Charroloys et III, 23: Et tous les jours y alloient le duc de Calabre prenoyent grand le duc de Calabre et le conte de Charpeine de commander et de faire tenir rolois, armez et l’espée saincte; et ordre a leurs batailles et chevauestoient habillez de journades pareilchoyent bien arméz, et sembloit bien les et sembloient bien deux princes et qu’ilz eussent bon vouloir de faire deux capitaines qui desiroient plus le leurs offices. debat que la paix... I, 58: Et fault bien dire que ceste TII, 24: Et qui me demanderoit comIsle de France est bien assise, et ceste ment se trouvoient les vivres pour si ville de Paris, de povoir fournir deux grande et puissante armée qu'il y avoit si puissans ostz. Car jamais nous a Paris et dehors, tant de gens d’arn’eusmes faulte de vivres, et dedansmes comme de chevaulx, je respons certes que la cité de Paris estoit lors Paris 4 grand peine s’appercevoyent-ilz fort pleine de bledz et de vins, et fit qu'il y eust homme... A tout prendre, grandement son prouffit de l’armée. ceste cité de Paris est la cité que jamais je veisse environnee de meilleur pays et plus plantureux, et est chose presque increable des biens qui y arrivent. Cf. encore l’avis de Contay: III, 15 15, olen et l'utilisation de tonneaux, III, 22. I, 46.

(7) éd. Calm., I, 147: « Il y avoit ung legat du pape envoyé pour paciffier... Cedict legat, excedant sa puissance et, sur esperance de soy faire evesque de la cité, favorisoit ce peuple et leur commanda prendre les armes et se deffendre et d’autres oe d dors » (Comparer avec G. Kurth, La cité de Liége au Moyen-Age, t. III,

p.

i

id. 4: il répéte, par trois fois, un jugement

du duc Philippe

(I, 120;

II, 191,

(9) Par ex.: « Je, Enguerran de Monstrelet, yssu de noble generacion, resident, ou temps de la. compilacion de ce present livre, en la noble cité de Cambray, ville seant en l’empire d’Alemaigne » (I, p. 1); « Je, Mathieu d’Escouchy, homme lay, natif de Quesnoy le Comte de Haynnault, issu de par ma mere de noble generacion, et estraint de la ville de Peronne en Vermandois en laquelle faiz a present ma residance...» (I, p. 2); « ...Je, Olivier, seigneur de la Marche, chevalier, natif de Bourgoingne, grant et premier maistre d’ostel de vostre maison...» (I, p. 9); cf. encore le méme (I, 185), J. Du Clercq, p. 1...

(10) p. 319-320. (11) La Marche

en fait l’éloge.

_(12) I, 11: « Je doncques, Georges Chastellain, pannetier du trés-haut, tréspuissant et trés-fameux prince, mon trés-redoubté et souverain seigneur... né en l’impériale conté d’Alost en Flandres, extrait de la maison de Gavre et de Mammynes, sobrement instruit és lettres, nourry en fleur de jeunesse és armes, et en la hantise des cours royales et nobles hommes, souverainement des Frangois, enaigri durement és armes et exercité sous longues ennuyeuses contraires fortunes... »

(13) II, 139-140 (14) I, 28 (15) II, 594 (16) qui apparait avec Jean le Bel selon qui “l’istoire est... noble” (I, 2), et Jean de Wavrin (I, 1). (17) II, 592-3: « Ce sont ceulx qui elucident leurs faictz, descripvent leurs legendes, les logent €s memoires des hommes et donnent appetit aux lisants de les glorifier par ~ siécles. » (18) I, 1: -. depuis le temps que je veins en son service, jusquesa l’heure de son trespas, oil j‘estoye present, ay faict plus continuelle residence avec luy que nul autre, de l’estat a quoy je le servoye, qui, pour le moins, a tousjours esté de chambellan, ou occuppé en ses grans affaires. » (19) id. I, 2: « Si ay-je eu autant de congnoissance de grans princes et autant de communication avecques eulx que nul homme qui ait regné en France de mon temps, tant_de ceulx qui ont regné en ce royaulme que en Bretaigne, et en ces parties de Flandres, en Allemaigne, ganeleterre, Espaigne, Portugal, et Italie, tant seigneurs temporelz que spirituelz...

(20) id. 3 (21) I, 185: « Car, a l’heure que j’ay ceste matiere encommencée, j’aproche quarante et cing ans, pourquoy je ressemble le cerf ou le noble chevreul... » (22) id. 9: « ...veantet congnoissant mon cas, et que a cause de mon viel eage ne vous puis faire service personellement selon mon désir, tant en armes, en ambassades ou aultres travaulkx... » (23) Peut-étre se trompe-t-il, si l’on en croit ses éditeurs H. Beaune et J. d’Arbaumont (I, 9, n. 6) (24) I, 1: «..me delectay, en lieu de passe temps et d’eschever oysiveté, a escripre et faire memoire de plusieurs choses advenues au royaulme de France et aultres royaulmes voisins... » (25) id. II, 139: « ...me delecté, en lieu de passe temps et d’eschever oysiveté, a escripre et mettre en forme de cronique plusieurs choses advenues oudit royaulme de France et aultres royaulmes voisins... » (26) p. 1: «...’ay faict en maniere de passer le temps... » (27) I, 183: « Ayant de present en souvenance ce que dit le saige Socrates, que oysiveté est le delicieux lict et la couche ot toutes vertuz s’oublient et s’endorment, et, par le contraire, labeur et exercice sont le repoz, l’abisme ou la prison ot: sont les vices abscondz et mussez, et ne se peuvent reveiller ne resouldre sinon par ladicte oyseuse mere de tous maulx...» cf. encore Lefevre, p. 320: « ...pour eschever occiosité, qui est la mere de tous vices, et que mon ancienneté ne demeurast inutile... » (28) I, 1: « Pour ce que, selon l’advis de pluseurs nobles, sages, puissans, prudens et vaillans hommes, est trés necessaire, convenable et bien de raison que les adventures, nobles entreprinses, conquestes, vaillances et fais d’armes, qui par les nobles et vaillans hommes ont esté faictes, et se font et adviennent encores chascun jour en ce trés crestien Royalme de France, et aussy en pluseurs aultres pais, tant de crestienté comme des infidelles de nostre foy, soient mises et redigéez par escript par aucunes personnes ayans volenté et desir de telles matieres poursieuvre, tant pour en estre memoire en temps advenir, comme affin que les cceurs des nobles hommes du temps present et subsequent, qui verront ou oyront ceste presente histoire, soient plus desireux... de parvenir a la haulte et excellente vertu de proesse, et maintenant et Lona Miuaad seignouries, servant loyalement leur souverain

PURI

et

naturel

seigneur...

(29) I, 28: « ...me suis avancié par son commandement de rediger et mettre par escript les glories proesses, loables gestes et aultres nobles fais d’armes qui dorenavant se feront, a d’ung parti que d’aultre, tant en ceste maison ducale comme a l’environ d’icelle... »; cf. encore II, 590: « A ceste milicie terrienne et chevalerie eS. me suis apresté du tout, comme principale matiére de nostre histoire. » ;

~—

(30) I, 2

:

(31) I, 2: « ...aventures notables et perilleuses et tant de batailles arrengées et d’autres faitz d’armes et proesses, puis l’an de grace mil CCC et XXVI que ce gentil roy fut couronné en Engleterre» ; suit une énumeration des preux anglais

(p. 3).

(32) I, 1. (33) id. 2. (34) p.3 et 4. (35) I, 11: «..mon querant sa privée gloire, mais celle de la sacrée maison francoise, dont il est party et dont il congnoit avoir pris toute sa resultation et splendeutr... » (36) II, 592: « Puis doncques que, en ceste excellente maison de Bourgogne, par labeur continué et diligente veille, se exercitent journellement glorieux faitz d’armes et haultaines emprinses, soubz le tres auguste duc Charles, il est decent et louable de recuellir par escript et coucher en vraye congruité de sens et de langaige les merveilleux faitz et admirables histoires qui s’i tissent incessament, affin que ceulx qui les parpétrent soient registrés ou cler matrologe d’honneur, qu’ilz puissent vivre aprés leur mort entre les hommes, qu’ilz soient vifz exemplaires en temps futur aux preux et vaillans champions... » (37) Chastellain, I, 11 ; Molinet, I, 28 ; Wavrin, I, 2-3... (38) Wavrin, I, 2. (39) p. 1: « ...affin que ceulx 4 venir puissent veoir les choses passées, et prendre exemple aux choses de vertu et fuir celles de vices... » (40) I, 11-14. (41) I, 186: « ..ainsi, sur ce my chemin ou plus avant, je me repose et rassouage souz l’arbre de congnoissance, et ronge et assavoure la pasture de mon temps passé, oti je trouve le goust si divers et la viande si amére que je prens plus de plaisir 4 parachever le chemin non congneu par moy... Et toutesfois, entre mes amers goustz, je treuve un assouagement et une substance a merveilles grande, en une herbe qui s’appelle memoire, que celle seulle me fait oublier paines, travaulx, miseres et afflictions, et prendre plume, et employer ancre, papier. et temps, tant pour moy desannuyer, comme pour accomplir et achever, se Dieu plaict, mon emprise... » © (42) I, 1: « ...pour ce aussy que plusieurs roys, princes, contes, barons, prelatz, nobles hommes, gens d’eglise et aultre populaire se sont souvent delictez et delictee a ouyr et escouter des hystoires merveilleuses et choses advenues en divers © jeux... » (43) I, 1: « Monsieur l’arcevesque de Vienne, pour satisfaire 4 la requeste qu’il vous a pleu me faire de vous escrire et mettre par memoire ce que j’ay sceu et congneu des faictz du roy Loys unziesme...» ; 2: « ..vous envoye ce dont promptement m’est souvenu, esperant que vous le demandez pour le mectre en quelque ceuvre que vous avez intention de faire en langue latine...» Il convient de ne pas accepter pour argent comptant de telles affirmations ; ailleurs, notre auteur entendra donner directement des lecons et de judicieux conseils aux princes et aux grands ; et des desseins secrets apparaissent 4 travers les Mémoires, comme cet

ouvrage

essaiera de le montrer.

(44) a l’exception de J. Le Clerc et de J. Du Clercq. (45) I, 2: « ..s’il estoit qui bien le sceust et voulsist

mielx

faire

que

moy. »

(46) I, 2; cf. son modéle, Monstrelet, I, 3: « ..me suis entremis et occupé d’en faire et composer ung livre ou histoire, en prose, ja soit ce que la matiére requiére plus hault et subtil engien que le mien. » (47) I, 14; cf. du méme, 184: « ..ceste ma petite et mal acoustrée labeur... » ; 185: « ..hors des ronces et espines de mes ruydes et vaines labeurs...» ; Lefévre de Saint-Rémy, p. 320: « ...attendu que je congnois bien mon imperfection, et que les hommes me pourroient bien faire riche, mais saige non... en mon gros et rude

langaige

picard,

Jean de Roye,

comme

I, 2:

ignorance et adresser (48) I, 4. (48 a) p. 319. (48 b) I, 15 ; 184-5. (49) I, 11-2.

cellui

«..en

quy aultrement

leur priant

ne

humblement

sauroit

excuser

escripre

ce qui y seroyt mal mis ou escript... »

ee |)Ue

et

ne

parler. » ;

supployer

4 mon

(50) IT, 594: « Moy doncques, le plus rude de tous les aultres... jassoit que j’en soye indigne et que les plus grants de son hostel, parfons historiens et de vive intelligence, scauroient mieulx conduire ceste matiére que je ne le scauroye penser... »

(51) I, 2-3. (52) D’Escouchy, La Marche, I, 16.

I, 3;

Molinet,

I, 28;

J. de

Roye,

I, 2;

Saint-Remy,

p. 320;

(53) I, 4: Il demande aux lecteurs de l’excuser si son récit ne leur agrée pas “puisque je me suis délibéré d’escripre vérité selon la relacion qui faicte m’en a esté” ; de ne pas l’accabler s’il s’y trouve une erreur ou une mauvaise interprétation: la responsabilité en incombera 4 son informateur (p. 5); de ne pas le louer pous) avoir présenté certains hauts faits: Monstrelet n’est que “simple expositeur”

p.

5).

(54) p. 1: « Et certiffie 4 touts que je ne l’ay faict pour or, ny pour ny sallaire, ny pour complaire a prince quy soit, ny homme ny femme quy

Mais

l’ay faict en maniere

de passer

le temps...

ne voullant

aussy

argent, vescut.

favoriser,

ne

blasmer nul 4 mon pouvoir, fors seulement desclarer les choses advenues. Et prie a touts princes, chevaliers et seigneurs, que sy j’ay en ce mis chose quy les desplaise, que sur moy ne le veullent imputer a4 mal, car je ne l’ay faict a nulle intention de nuire ou vituperer personne, ny par hayne ; et aussy, s'il y a quelque chose quy laise, ne m’en soit sceu gré car je ne l’ay faict pour avoir leur amour, ny pour eur complaire, ny a intention de Jes amender.» Nous retrouvons, sous sa plume comme sous celle de Wavrin (I, 3), le refrain que nous avons signalé: « ...ay enquis au mieulx que j’ay sceu et peu, et les ay mis par escript au plus vrai que j’ay sceu et

peu. »

(55) p. 320. (56) I, 3: « ...desquelles faveurs m’en suis gardé au plus destroit que j’ay peu... Et pour eschiever de commettre faulte 4 mon devoir et pooir, en ce present traictié, ay poursievy ma matiére sans partialité ny faveur aucune a l’une des parties plus que a l’aultre ; et me suis toujours infourmé dilligamment, ung an auparavant que aye rien mis ne couchié par escript. »

(57) I, 12. (58) II, 595. (59) I, 1. (60) que, en tout ne endroit

id. 2: « Et pour que ce que je ne vouldroye point mentir, se pourroit faire quelque endroit de cest escript, se pourroit aulcune chose trouver qui du seroit A sa louenge... Toutesfois ne pretendz en riens en le louant en cet diminuer l’honneur ne bonne renommeée des aultres... »

(61) I, 183-4: « Et n’entens pas de couchier ou d’escripre de nulles matieres par ouy dire, ou par rapport d’aultruy, mais seullement toucheray de ce que j’ay veu, sceu et experimenté ; sauf toutesvoyes que pour mieulx donner a entendre aux lisans et oyans mon escript je pourray a la fois toucher pourquoy et par quelle maniére les choses advindrent et sont advenues... » (62) p. 320 ; cf. Jean le Bel (p. 4).

(63) I, 3. (64) I, 1. (65) I, 3. (66) p. 34: « ..pour ce que dés ma jeunesse et que je me suis congneu, ay esté enclin A veoir et oyr telles et semblables ystoires, et prins voulentiers peine et labeur en continuant a ce faire selon mon petit entendement jusques au temps de mon plus meur aage, pour la verité d’icelles enquerir par mainte diligence, dont je me suis informé des premiers poins d’icellui livre jusques aux derreniers... »

(67) id. p. 4. (68) id. (69) id. (70) I, 12:

«...ay

prins

et recueilly

devers

moy

les escrits

des

historiographes

nouveaux de mon temps, avec ce que de mon costé y ay vu et congnu, et sur toutes les choses escrites 4 Saint-Denys, aussi par autres de ce temps...» (71) II, 594: « ..mon intention est de rassembler plusieurs coyers escripts de la main de mondit seigneur et maistre, tous desemparéz, imparfaictz et sans ordre, pour les aduner en aucuns certains volumes par luy trés grandement avanceés. »

ks, goa

. ® + I 1) ? XI (I, 72) Il a vécu trés longtemps, et plus que quiconque, auprés de Louis plupart des la connu a il ; (id.) s importante plus les affaires des il a occupé princes et des grands de ]’Europe occidentale (I, 2). je (73) id. 1: « Du temps de sa jeunesse ne scauroye parler, sinon par ce que luy en ay ouy parler et dire...» (74) éd. Luce, I, 1. (75) id. 210. (76) I, 5. (7) lease (78) p. 319: «...et ce fait, je les ay envoyés au noble orateur Georges Chastellain, pour aulcunement, a son bon plaisir et selon sa discrétion, les employer és nobles histoires et chroniques que lui faict, ja soit ce que la chose soit de petit fruict au regard de son ceuvre, sinon tant seullement par maniére d’avertissement. » (79) id. 321: « ...je parleray des hauts et loables faicts du duc et des chevaliers de son ordre, non mye sy au long, a la centiesme partye, que en a descript nottable orateur Georges le Chastellain. » (80) II, 592.

(81) id. 593: « ...sire Georges Chastelain, homme tres eloquent, cler d’esprit, tres agu d’engin, prompt en trois langaiges, tres expert orateur et le non pareil en son temps. C’est le vray scribe et scient compilateur qui, par son traict magistral, pellifioit de precieuses gemmes. les sumptueulx personnaiges de ce triumphant manoir..... la fermosité de ses meurs, la melliflue eloquence distillante de sa bouche et la subtilité de son art... » (82) id.: « ...son trés humble disciple, nourry en son escolle plusieurs ans et imbuit, sans y donner approche, en son elegant stil... » (83) I, 184: « ...ce trés vertueux escuyer George Chastelain, mon pére en doctrine, mon maistre en science et mon singulier amy, et celluy seul je puis nommer 4 ce jour et escripre la perle et l’estoille de tous les historiographes qui, de mon temps ne de pieca, ayent mis plume, ancre ne papier en labeur ou en ceuvre. »

(84) id. 14.



(85) I,.2: « ...je ne vueil ne n’entens point les choses cy aprés escriptes estre appellées, dictes ou nommées Croniques, pour ce que a moy n’appartient et que pour ce fayre n’ay pas esté ordonné et ne m’a esté permys...» Au contraire, Jean Le Clerc, qui le suit de prés dans son prologue, qualifie son cuvre de Chronique.

(86) I, 12. (87) II, 172-3: « Les croniqueurs n’escrivent communement que les choses qui sont a la louenge de ceulx de qui ilz parlent et laissent plusieurs choses ou ne les sgavent pas aucunes fois a la verité.» Autre allusion: I, 190.

(88) I, 187. (89) id. 17. (90) I, 5. _ (91) p. 321: « En apprés je parleray, et en brief, de moult merveilleuses et piteuses adventures advenues depuis le commenchement de cestuy petit livre jusques a l’an 1460 ; et pour che j’ay dict que je commencheray en l’an 1407 ».

(92) I, 12. (93) I, 1. (94) I, 3. (95) ex. Jean de Roye,I, 1: « ...plusieurs choses advenues au royaulme de France et aultres royaulmes voisins...» ; J. Du Clercq, p. 1: « ...les choses advenues..... tant au royaulme d’Angleterre comme au royaulme de France et és pays de Philippes-leGrand, duc de Bourgongne... » ; Jean Le Clerc, II, 139 ; Molinet, I, 28: « ...tant en ceste maison ducale comme 4 l’environ d’icelle... »

_ (96) I, 1: « en ce tres crestien Royalme de France, et aussy en pluseurs aultres pais, tant de crestienté comme des infidelles de nostre foy...» ; id. 2: « ...en ce dit tres crestien Royalme de France, és pays voisins, et aultres marches loingtaines... » (97) p. 319 et 1.

(98) I, 4. _ (99) ainsi, a la page 1, 5 fois en meme tonalité (comme — vaillans —

16 lignes, sans compter d’autres adjectifs que nous lisons 3 fois en 5 lignes).

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(100) I, 185. C’est la méme énumération que nous retrouvons partout: « ...duc de Bourgoingne, de Lotrich, de Brabant, de Lembourg, de Lucembourg, et de Gueldres, conte de Flandres, d’Artois et de Bourgoingne palatin, de Haynnault, de Hollande, de Zeellande et de Namur, marquis du Sainct-Empire, seigneur de Frize,

de Salins (101) (102) (103)

et de Malines... » I, 8. id. idv'p;. £1, 13, 16.

p

(104) I, 7: « Certes ainsi firent jadis les princes francois qui armoyés et enoints par divin mystére et eslus pour estre professeurs du divin nom, en diligence et aigreur tousjours icy et la labouroient a mettre en point leur jardin... Sy avoient tousjours leurs espées flamboiant au soleil, qui au milieu de leur tréne reconfortait leurs sujects, et aux foraines nations voisines donnoit frayeur... En eux avoit Dieu aigres et léaulx champions, le monde, confort, et la terre, parement chaud (etc...) ; p. 9: « ..parens prochains, mus de charité, se sont rejoints en amour sous divine cremeur: Charles, roy de France, septiesme de ce nom, et Philippe, duc de Bourgongne... regnans gloriceusement tous deux en ce royaulme et dehors... »

(105) id. 11. (106) id. 12. (107) id. IV, 19. C1O3}o%, 25: = 11,591, 592. (109) 5, 25 ; TL,9591-2. (110) I, 2, 4. (111) I, 1-2. (112) alors que Molinet les présente toujours avec une référence «..comme dit Policratus, le prince du peuple est comme l'image de majesté... » (II, 590) ; cf. encore 595.

Misi.

a Dieu: la divine

1.

(114) p. 319: « Au nom de la trés excellente et glorieuse Trinité, Pére, Fils et Sainct Esperit, ung Dieu éternel en trois personnes, qui tout a faict, créé et composé par sa puissance infinie, sa provue discrétion et vollenté ; et de la glorieuse Vierge Marie, mére et fille de nostre Créateur et rédempteur... »

CLS )et sy1: (116) I, 7, 9 ; I, 185. (117); T° 2: (118) I, 4. (919) 75°28; DE 595: (

(120) Ce deriiex est pour

II, 592). (i2)) Td. (122) I, 183.

ainsi dire le ail a citer des historiens

de l’Antiquité

(123) I, 10: « ..de mes jours la terre a esté toute engraissée de sang humain, et les arbres revestus des corps terrestres, loups saouls de la repue d’iceulx, |’air pénétré de la clameur des hommes, Dieu provoqué a ire en toutes terres et régions, singuli¢érement entre les chrestiens ou cremeur n’a eu lieu, out faulseté a tenu siége, et orgueil son régne ; oti s’est trouvée toute descongnoissance et desréglance, toute déception, tyrannie et rebellion en peuples, desobeissance és subjets, froideur entre parens, dureté és riches, fierté €s povres, rapine és nobles, desvergondance és princes, vaine gloire és prélats, luxure en l’église, scismatique a tous lez, boiteuse et dissolue. Sy ay-je vu honneur estre chassé hors des royaux palais, vérité bannie des siéges, justice des royaulmes, preudhommie des juges, léaulté des mesnages, continence, vergongne et casteté de tous sexes. » (124) II, 590-1: « Comme nous avons veu jadis aucuns royaumes essours en felicité superiore dés leur premiere naissance, et puis decliner avecques leurs jours en basse lamme et absorber ou parfond Caribdis par les grippes de Fortune et par vicieuses attrapes de guerre miserable, nous voyons maintenant par ung contraire ceste bienheurée maison fructifier en honneur, augmenter en vertu et amasser en victoires les unes sur les aultres, quasi miraculeuses et fors de termes de commune acquisition. » (125) S’il le loue, on lui saura gré de sa fidélité; s’il le critique, on aura confiance en son objectivité.

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CHAPITRE CINQUIEME

LES FEMMES

ET LES JEUNES GENS

« Ha! feme, com es enginneuse Et decevans et artilleuse, D’engin trouver puissans et sage, De bastir mal a grant dommage. » AMADAS

et YDOINE.

« Bien est eureux qui riens n’y a. » VILLON,

Ballade

des

Folles

Amours.

« Deux estions et n’avions qu’ung cuer. » id., Testament, oor

eer ere

eee

v. 985.

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« Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes

[gens,

Mais

dans

l’ceil du

vieillard Victor

on

HUGO,

voit de la [lumiére. » Booz

endormi.

I. —

LES FEMMES

(1)

Eloigné autant de la satire facile et lassante des fabliaux et des nouvelles que de l’idéalisation abusive et désincarnée du courant courtois (2), Commynes s'efforca de cerner au plus prés la réalité, peut-étre servi dans ce cas par une culture inférieure a celle de ses contemporains. Au bout du compte, il découvre que la femme, ni plus ni moins que l'homme, se débat au milieu des malheurs et des infortunes, avec, pour se défendre, les mémes armes qui sont, le plus souvent, le mensonge, la tromperie, la trahison. Aussi se refuse-t-il 4 céder au mythe et a la mystification, en donnant a la femme une place exceptionnelle, dans le bien comme dans le mal, se distinguant dans ses Mémoires et d’Olivier de la Marche qui, s'appesantissant sur les noces du Téméraire, permet ainsi aux princesses d’occuper, pour un temps, le devant de la scéne, et surtout de Georges Chastellain que l’amitié et l’admiration qu'il voua a Pierre de Brézé amenérent a narrer par le menu les aventures pitoyables de la reine d’Angleterre, Marguerite d’Anjou. Notre mémorialiste ne consacre que de fugitives allusions au sexe faible, que ce soit pour l'exalter, l’avilir ou le plaindre. Il est significatif de constater que, lorsqu’il lui arrive de décrire les horreurs de la guerre, il ne signale pas particuliérement les viols et violences que subissent femmes, filles, religieuses et enfants, au contraire d’écrivains comme Jean de Roye (3), J. Maupoint (4), Philippe de Vigneulles ou Thomas Basin; pas plus qu il ne loue les vainqueurs de les protéger contre les soudards, comme le font a l’envi les chroniqueurs bourguignons, tel Jacques Du Clercq relatant la prise et la destruction de Dinant (5) ; pas plus qu'il ne reproche a Pierre de Hagenbach d’avoir abusé des dames et des demoiselles, bien qu'il revienne sur son cas a deux reprises pour le critiquer (6), alors que le chroniqueur anonyme de Lorraine (7) ou Pierre Le Prestre (8) s’y attardent, se faisant les échos de la rumeur publique. Sans doute le seigneur d’Argenton se méfie-t-il de ces relations stéréotypées que reprennent la plupart des historiens et mémorialistes pour accabler les adversaires de leurs maitres ou de leurs princes. Mais il est vrai aussi que, comme le dit A. Jeanroy (9), “son coeur est sec, son esprit ironique’’. Quand la

cruauté se déchaine, quelle est sa réaction? S'il s’efforce de nous apitoyer

sur les victimes pour que nous condamnions le bourreau, il ne s’apitoie pas beaucoup lui-méme. Il s'applique plut6t 4 déceler chez le sanglant vainqueur une manifestation de sa démence, et l'annonce de sa ruine prochaine. Les grandes catastrophes, les miséres des petites gens qui voient briler leurs maisons (10) ou qui meurent de faim ou de froid (11), la fin pitoyable des rois (12) ne semblent pas l'affecter outre mesure, encore que la prudence, s’agissant d'un homme aussi secret, recommande de ne pas exagérer et que, modéré en tout (ou affectant la modération), il l’est aussi dans l'expression de ses sentiments.

Tout au plus parle-t-il de ce “‘pouvre peuple’, de “ces misérables gens” (13), de ‘‘ceste povre damoyselle”’ (14). C'est pourquoi, de cet écrivain attentif 4 la médiocrité du réel quotidien, il ne faut attendre aucune transfiguration des silhouettes féminines qui se

profilent dans le monde mesquin des Mémoires. La reine Charlotte de Savoie —

382—

n’émerge du néant que pour une évocation rapide et peu flattée ou se devine le sourire narquois des fabliaux, la grossiéreté en moins: «...la royne n’estoit point de celles ou l'on devoit prendre grant plaisir, mais bonne dame estoit » (15). Une mére de famille diligente, une épouse dévouée, une femme pieuse, une bonne maitresse de maison, soit, mais plus rien de la grandeur altiére, ni du charme séduisant des belles dont le Moyen Age a enrichi ses réveries et Villon ses évocations mélancoliques. Mort aussi l’héroisme surhumain des matrones romaines, manifesté encore dans la Chronique de G. Chastellain qui lui réserve tout un chapitre (16). Au plus fort de la guerre inexpiable qui opposait le duc Philippe le Bon aux Gantois, des chevaliers Jucides et fidéles entreprirent d’éloigner le prince héritier du champ de bataille. En effet, tous les prisonniers, d’un parti comme de l’autre, étaient systématiquement exécutés — pendus, noyés ou décapités. C’est pourquoi, étant donné les périls courus, quelques-uns, parmi lesquels le seigneur de Ternant, firent en sorte que le comte de Charolais, avecla permission de son pére, rendit visite 4 sa mére qui résidait A Bruxelles, a cing lieues de Termonde, Ils étaient mus par le désir de tenir le futur Téméraire a l’écart du danger et d’éviter qu'il n’arrivat malheur en méme temps au duc et A son fils, ce “qui eust esté la totale destruction de tous les pays du duc de Bourgongne” (17). Ils 'envoyérent donc auprés de sa mére qu'ils informérent des menaces suspendues sur la téte de son fils aussi bien que sur celles du pére et de n'importe quel combattant, puisque les Gantois n’épargnaient personne ; aussi estimaient-ils qu'il serait bon, avec son accord et son aide, de « bien mettre mondit seigneur de Charolois hors de tels dangiers » (18). Mais, loin d’écouter ces conseils de prudence que dictaient la sagesse et l'affection, la duchesse n’accepta pas qu'une exception fit faite en faveur de Charles ; le lendemain, au cours d'un banquet somptueux, sans se départir d’une admirable fermeté, devant une nombreuse assistance de chevaliers et d’écuyers, de dames et de demoiselles (un public que nous ne retrouvons jamais dans les Mémoires de Commynes), elle prononga un noble discours. S’adressant a son fils, aprés lui avoir rappelé qu'il était l’étre au monde qu’aprés le duc elle aimait le mieux, elle lui dit: « Or doncques, mon fils, puisque monseigneur vostre pére est en la guerre a Vencontre

de ses rebelles et desobeissans

subjets, pour son

honneur,

hauteur

et seigneurie garder, pour laquelle cause, mon fils, je yous prye que demain... vous retournez devers lui, et gardez bien que en quelconque lieu qu’il soit, pour doute de mort, ne autre chose en ce monde qui vous pust advenir, vous n’eslongiez sa personne, et que en vostre cueur ne ait une seulle estincelle de lascheté, telle que nul s’en pust appercevoir, que vous ne soyés tousjours au plus prés de luy » (19).

Pour finir, elle lui recommanda, partout ou il serait, en rase campagne ou au siége d’une ville forte, de n’admettre dans son entourage ou de n’accueillir A sa table que des chevaliers sages et vaillants, d’exclure les ‘‘meschans gens”, de faire toujours “bonne chiére’’ (et l'expression n'a pas sous la plume de Chastellain le sens qu'elle a en francais moderne, et qui est déja celui des derniers livres des Mémoires, lorsqu’elle s’applique par exemple a4 Charles VIII: c'est plutét ici garder un visage serein et souriant dans toutes les circonstances) (20). Et les Bourguignons, étonnés mais fiers, de juger que ces propos reflétaient non point l’affection inquiéte d’une mére, mais la grandeur et la coura~-

geuse noblesse d’une femme qui conseillait 4 son fils unique, « ot estoit toute son espérance », d’écouter la voix de l’honneur et d’aller vivre et mourir aux —

383—

cétés de son pére. Ils s’attendaient 4 ce qu'elle le retint auprés d’elle; elle fit exactement le contraire. Aussi un certain nombre d’entre eux se répandirentils en louanges: pour une femme, c’était faire preuve d'une 4me magnanime et d’une noble fermeté que «d'envoyer ainsi son seul fils au dangier de la guerre avec son pére, comme dit est, ou le dangier estoit si grand que nul n'eschappoit de mort, car, ainsi qu'il est dit devant, qui n’estoit mort aux champs, on le faisoit morir en la ville» (21). Chastellain est si persuadé qu'une scéne de cette antique noblesse mérite de passer a la postérité dans ses moindres détails qu'il n’hésite pas 4 se répéter, a rappeler les éléments qu'il juge importants. Or, de cette digne personne, est-il question dans les Mémoires de Commynes ?En tout et pour tout, une ligne et demie lui est consacrée, rapportanty, un jugement de Philippe le Bon sur le compte de sa propre femme. Et que nous dit-il d’elle? Elle « avoit esté la plus suspessonneuse dame qu'il eust jamais congneue » (22). Autrement dit, elle l'’espionnait, lui faisait des scénes de ménage, l’accusait (avec raison) de la tromper. Nous voila bien proches de la Margos As Pumetes du Jeu de la Feuiliée qui, selon Adam de la Halle,

“tenche son baron” (23).

Bien plus, & propos d'une situation voisine, notre mémorialiste avec sa sécheresse

coutumiére,

une

courte

scéne

dont

évoque,

les protagonistes

se

situent aux antipodes des héros bourguignons et out les réles sont renversés. Le Téméraire est mort, ses serviteurs trahissent 4 qui mieux mieux, des plus illustres aux plus humbles. Un seul s'obstine a rester fidéle 4 la jeune duchesse, malgré offres ou menaces: c’est le seigneur de Vergy que Louis XI maintient dans les fers pendant plus d’un an, sous étroite surveillance. Finalement, sa mére intervient pour lui donner un conseil. Que lui recommande-t-elle? De se rallier au plus fort et d’en retirer de gros avantages. Ce qu'il fait (et c'est une attitude raisonnable, souligne Commynes), aprés une captivité de plus de douze mois. Le roi lui restitua toutes les terres qu'il possédait ainsi que celles qu'il revendiquait ; il lui donna plus de 10,000 livres de rente, sans compter d'autres revenus trés appréciables. Depuis la pomme du Paradis terrestre, Eve n'a pas fini de tenter les hommes (24). La sainteté et la dévotion, du moins 4 un niveau élevé, n'ont plus cours dans cet univers replié sur sa méchanceté, que Chastellain et Jacques Du Clercq réussissaient 4 illuminer de quelques fant6mes auréolés de pureté, accordant une place de choix, l'un, 4 Madame de Ravenstein qui dissimulait sa piété derriére les mondanités : «O

noble

dame!

cuidié vivre avec

et quelle gloire te convient

les communément

icy, quant

vivants, je te trouve,

toy que

ta vie estant

j’ay

faillie,

de religion estroite par dessus les espéciaux » (25);

l'autre, 4 Catherine de Bourbon, trop tét ravie a l'amour du Téméraire, «la plus humble, la plus bénigne et pleine de meilleurs moeurs que dame que poeult estre » (26), et, dans un milieu beaucoup moins élevé, a la veuve d’un bourgeois d'Arras, Marie le Borgne qui s’appliquait la discipline avec une vigoureuse ardeur, dispensa les débiteurs de son mari de payer leurs dettes, habillait les pauvres, lavait leurs loques, visitait les prisons, distribuait des aumdénes (27). Le malheur ne peut méme pas trouver une consolation dans la grandeur et la noblesse. Il suffit, pour s’en persuader, de comparer les images que nous ont

laissées de Marguerite d’Anjou Chastellain et Commynes.

Le premier, pourtant géné par l’hostilité que ne cessérent

de manifester

les Lancastre contre le grand duc d'Occident, ne se contente pas de s'apitoyer, —

384—

a plusieurs reprises, sur l'ampleur de son infortune, « povre deboutee royne en l’estat de chamberiére » (28), réduite A partager, pendant cing jours, un hareng avec son époux et son fils (29), et, lors d'une féte solennelle, a quémander a un archer écossais une piéce de monnaie pour l'offrir a la messe (30) ; tous ces détails pourraient se retrouver dans les Mémoires; mais surtout l'indiciaire de Bourgogne,,en s’efforcant de ménager la susceptibilité de son maitre, exalte la dignité de la souveraine “‘bestournée” par la fortune, qui « venue avecques trois femmes, en un chariot passager, se comporta et monstra telle comme quand soloit tenir le sceptre 4 Londres en main redoutée » (31) ; son courage et sa fermeté (32) ; son désintéressement de reine et de mére qui la pousse a affronter les pires périls, 4 s’offrir A la mort, a s’humilier devant un affreux brigand pour le salut de son fils (33). Le second se borne a rejeter sur Marguerite d'Anjou la responsabilité de ses malheurs, sans un mot de pitié. Epouse toute-puissante d'un débile mental qui régnait sous le nom d’Henri VI, elle commit la grosse erreur politique de privilégier 4 sa cour une faction (celle de Somerset) aux dépens d'une autre, contraignant a l’opposition le parti de Warwick qui, jusqu’a cette date, avait fidélement servi son souverain comme, auparavant, son pére et son grand-pére. Plut6t que de se prononcer en faveur de l’un des deux camps, elle aurait agi avec beaucoup plus de sagesse si elle s'était limitée 4 jouer le réle d’un juge impartial ou d’un médiateur entre les deux clans. Sa malheureuse et maladroite initiative plongea son pays dans des guerres civiles au cours desquelles périrent presque tous les partisans de l'une et l'autre cause, et qui vouérent sa propre famille 4 la ruine, 4 la dépossession, a la mort (34). De toutes ces tragiques aventures, il ne passe, dans les Mémoires, qu'une faute inexcusable, encore que l’auteur ne prenne pas un plaisir quelque peu sadique a détailler les tribulations de la reine; elle appartient a cette maison d’Anjou qu il ménage. Soucieux d’efficacité, refusant en tout la gratuité, notre mémorialiste réduit au minimum la place des femmes dans la vie d’un prince. Si Louis XI fut un grand roi, c'est, pour une part, parce qu'il élimina de ses préoccupa~tions tous les plaisirs d’amour. En effet, pendant la période commynienne de son régne (et l'écrivain saisit cette occasion pour exalter la fructueuse collaboration

du maitre

et de son

chambellan),

« des dames,

il ne

s’en est point

meslé » (35).

Par contre, certains de ses adversaires ou son fils furent de médiocres politiques, car ils se laissérent distraire de leurs devoirs par ces dangereuses sirenes. Edouard IV subit les assauts de l’adversité, contraint 4 la fuite pour avoir trop négligé de se prémunir contre les manceuvres de ses ennemis. Et pourquoi a-t-il été détourné de l’essentiel? Parce que, pendant plus de douze ans, il n’avait pensé qu’a satisfaire ses désirs, qu’a jouir des plaisirs de ce monde, qu’a vivre dans le confort et l'indolence, obsédé par les femmes, bien au-dela des limites raisonnables, au point que, lorsqu'il allait 4 la chasse (une autre de ses passions), il se faisait accompagner de plusieurs grandes tentes pour abriter les dames de sa suite, et ses amourettes (36). Pour la méme raison, il ne fut pas l’égal de Louis XI. Car, desservi par sa beauté et sa puissance, il sacrifia au plaisir, plus que n'importe quel homme d’hier et d’aujourd’hui. Aux plaisirs de l'amour, de la table, de la magnificence, de la chasse,

les uns

et les autres

se mélant

de

facon

inextricable

(37). Lors

de

l'entrevue de Picquigny, un argument, entre autres, Vinclina définitivement a la paix et lui 6ta tout remords: Louis XI, avec des clins d’ceil et des sous—

385—

entendus coquins, l’invita a venir 4 Paris oa «il le festieroit avecques les dames » (38). René d’Anjou abandonna complétement le Téméraire et se livra a Louis XI, contraint, certes, par les défaites de son allié bourguignon, mais aussi amolli, dépouillé de toute volonté et de toute lucidité par les fétes que son neveu donna en son honneur et par les coquetteries des dames dont il fut entouré, son héte étant assez clairvoyant pour flatter ses instincts profonds qui le portaient a tout oublier pour obtenir les faveurs de quelque muse (39). Charles VIII, enfin, perd son temps et court de grands risques, retenu, ici et la, par les gentes Italiennes et par les fétes. A Sienne, par exemple. La phrase de Commynes nous incite a établir une relation de cause a effet entre ces deux séries de faits. On délibéra sur la conduite a tenir pendant six ou sept jours. Est-ce la seule raison qui retarda le retour du jeune roi? Non, car, pour le décider 4 choisir une solution favorable aux Siennois, on lui ménagea des rencontres avec les dames de la ville. Ces aimables entretiens le persuadérent de laisser sur place trois cents hommes d’armes dont ses troupes furent dangereusement affaiblies : «...et cecy amusa le roy six ou sept jours. Et luy monstrérent les dames, et y laissa le roy bien trois cens hommes, et s’affoiblit de tant» (40).

Il est donc périlleux, selon le seigneur d’Argenton, d’accorder une trop grande importance a ces agréables compagnes. Mais, quand votre ennemi ou votre partenaire sont enclins 4 la volupté, il est bon d’en tenir compte et de satisfaire leurs penchants pour les détourner de l’essentiel et les neutraliser. Chastellain et ses congénéres faisaient de la courtoisie une des qualités distinctives de Philippe le Bon. Pour Commynes, c'est, au mieux, un moyen parmi d'autres. Mais, tout autant qu'il convient de rejeter les mythes, il est recommandé de ne pas. étre dupe des apparences et de ne pas dénier aux femmes une influence sur le déroulement de la politique. En effet, leur intervention peut arréter, précipiter ou orienter les événements. Ainsi, souvent, les princes s’ingérent dans les affaires ecclésiastiques et dans l’attribution des bénéfices pouren retirer des avantages dont ils enrichiront des favoris indignes, des hommes mais aussi des « femmes qui en aucun temps peuent beaucoup et qui ont credit » (41). Louis XI l'avait compris, qui s’effraya quand Edouard IV insista pour venir a Paris. Il n’ignorait pas que des amourettes peuvent mener fort loin. Son rival était fort beau, et il aimait les femmes. Il était & craindre qu'il ne rencontrat dans la capitale quelque rouée qui siit l’enjdler et l’enchainer, au point de le décider a renouveler l’expériencé, quitte 4 entreprendre une nouvelle expédition militaire (42). La sénéchale de Normandie, en livrant Rouen aux féodaux de la Ligue, contraignit Louis XI 4 abandonner cette province et a jurer le traité de Conflans (43). En avril 1471, contre toute attente, celle de Warwick comme celle de le plupart des gens qui jugeaient Edouard IV hors d'état de rétablir sa fortune. Londres se rallia au parti yorkiste pour trois raisons, dont deux concernaient des femmes, D'abord, certains de ses partisans, mais surtout la reine avec son fils s'étaient réfugiés dans des lieux de franchise ot ils avaient continué & intriguer en sa faveur. Ensuite, parmi les dames de la noblesse et de la riche bourgeoisie, plusieurs avaient été ses maitresses (Commynes, pudique, emploie une expression euphémique) : elles gagnérent 4 sa cause leurs maris et nombre de leurs parents (44). —

386—

Au mépris du droit comme de son intérét, Charles le Téméraire ne sévit pas immédiatement avec rigueur contre ce forcené qu’était Adolf de Gueldre, car ce dernier avait épousé, 4 la cour de Bourgogne, Catherine de Bourbon (45). Aussi le duc le favorisa-t-il en maintes circonstances; et, dans ce tragique différend qui opposa le pére au fils, plutét que de se prononcer contre le coupable, pendant cing ans,’il tergiversa, temporisa, s'efforcant de les réconcilier, de les amener a conclure un accord a l'avantage du plus jeune, qu'il préférait, bien que sa conduite fat criminelle (46). La mort de la comtesse de Saint-Pol, Marie de Savoie, précéda de peu celle de son époux. En effet, elle le priva d'un appui a la cour de France, of pourtant régnait un souverain peu sensible aux arguments féminins. La reine Charlotte, qui était sa sceur, la soutenait et la favorisait; par suite, de ce cdté-la, le connétable pouvait espérer quelque secours (47). Ce précieux intermédiaire disparu, il fut bientdt seul contre tous ses ennemis coalisés. Ailleurs, une femme ruine définitivement un parti politique. Madame d'Hallwin, par une intervention sans détours, acheva de détruire les chances d'un mariage entre Marie de Bourgogne et le futur Charles VIII. Elle soutint qu'il était nécessaire de placer a la téte de cet immense héritage un homme dans la force de lage, et non pas un enfant; que l’essentiel, pour préserver l'intérét général, était d’assurer la continuité de la dynastie; que la princesse « estoit femme pour porter enfans» (48). Comme elle était premiére dame d'honneur de Marie, son opinion prévalut, méme si elle suscita des critiques. Dés lors, il ne fut plus question que de rechercher le mari qui convenait. La détermination et l’énergie de la veuve de Lancelot, en Hongrie, valurent le tr6ne a son fils, Mathias Corvin (49), tout comme Francesco Sforza dut son duché de Milan a sa femme, une batarde des Visconti (50). Souvent, des femmes gouvernent dans l’ombre et a la place de leurs maris, déchus intellectuellement, telles que Marguerite d’Anjou et la fille d’Alphonse d’Aragon, devenue duchesse de Milan (51). Et le mémorialiste précise que, parmi les grands qui gouvernent ce monde, il ne faut pas oublier de compter les

princesses

qui,

parfois,

en

certaines

régions,

détiennent

la

réalité

du

pouvoir, et la prépondérance, soit que leurs maris les aiment au point de se plier A leurs volontés, soit qu’elles aient la tutelle de leurs enfants, soit que les seigneuries fassent partie de leur héritage personnel (52). Pour finir, nous retrouvons le courant courtois lorsque notre auteur signale que la présence des dames peut, le cas échéant, encourager sinon a croiser le fer avec les ennemis, du moins a parader : « Et puis on leur renvoyoit des gens qui trés souvent aussi renvoyoient les autres jusques bien prés des portes de Paris. Et cecy estoit a toutes heures; car, en la ville, y avoit plus de deux mille cing cens hommes d’armes de bonne estoffe et bien logié, grant force de nobles de Normandie et francs archiers. Et puis veoyent les dames tous les jours, qui leur donnoit envie de se montrer »

(53): Bien plus, et c'est la que notre auteur présente une pensée originale, si le monde se repait encore de mythes, ou la femme est écartée de I’activité politique, qu'elle soit l'objet de l'admiration masculine, ou vouée au mépris, ou détestée comme une puissance diabolique, il n'est pas sot de profiter de ces circonstances favorables et de déjouer la vigilance adverse en recrutant, a l'occasion, ses émissaires parmi le sexe faible. On ne saurait mieux lui reconnaitre une égalité totale avec l'homme. Notons que, si le mémorialiste approuve la loi salique (54), ce n'est pas qu'il juge la femme incapable de régner, mais parce que, par son mariage, elle risque d’amener dans son pays un prince —

387—

étranger qui ne s’entendra pas avec ses sujets. Quoi qu'il en soit, il convient de se méfier de toutes aussi bien que de tous, sous peine de se condamner a l’échec et & la mort, comme nous l’enseignera un peu plus loin un épisode des guerres civiles en Angleterre (55). Dés lors qu'il est impossible de déceler entre les uns et les autres une inégalité fondamentale, elles seront jugées avec les mémes critéres. Nous retrouverons, parmi elles, les constantes que les Mémoires s'appliquent 4 illustrer par l'étude des grands de cette terre. La médiocrité l'’emporte souvent. A Sigismond d’Autriche, correspond, dans la bestialité, une Bonne de Savoie, “femme de petit sens’, menée, d’abord, mais dans son intérét, par Cicco Simonetta; bientét, trompée par Ludovic le More qui agit sur elle par l'intermédiaire de son mignon, Antonio Tassino, et qu'elle rappelle ainsi que ses partisans, bien qu'il soit son ennemi et qu/il la combatte par les armes, et qui tue son favori Cicco, malgré des promesses et des serments solennels, auxquels elle a eu la sottise d’ajouter foi; gouvernée, un temps, par ce Tassino qui habite une chambre voisine de la sienne et qui se proméne sur le méme cheval qu'elle dans les rues de Milan, comblé de biens et ouvrant le premier les sacoches des messagers (56) ; rapidement dominée par Ludovic, couverte de vains honneurs et flattée, mais tenue dans l’ignorance des secrets de l’Etat, pour son plus grand plaisir parce qu'elle se désintéresse de la politique et ne s'‘occupe que de son mignon dont se servent ses adversaires pour parvenir a leurs fins (57) ; passant ses jours dans les fétes et les danses (58) ; peu & peu, dépossédée ; privée de ses deux fils qu’on enferme au chateau de Milan (59) ; éloignée du trésor qui était le plus grand de la chrétienté et sommée de rendre des comptes (60) ; dépouillée de la tutelle de ses enfants au profit du More (61) ; finalement, déshonorée a la face du monde par des lettres envoyées de tous les cdétés qui dénoncent ses débordements (62) ; séparée de son bien-aimé, écarté sans qu'il lui soit fait aucun mal et gardant méme ses biens (63); accusée d’avoir ordonné le meurtre de son beau-frére (64). Mais cet impitoyable portrait ne suffit pas a rattacher Commynes au courant satirique, a l’enfermer dans un dénigrement systématique. En effet, ne nous laisse-t-il pas des images somme toute flatteuses de Marie de Bourgogne, d' Yolande de Savoie, de la marquise de Montferrat? Si la premiére ne manifeste pas de génie politique, si elle commet des fautes et des tromperies, toutefois elle est digne du titre qu'elle porte, « trés honneste dame (dans son caractére et son comportement) et liberalle », aimée de ses sujets, respectée et redoutée d’eux plus que son époux, en particulier parce qu'elle est lhéritiére légitime et directe, fort attachée & son mari et jouissant de la meilleure renommée (65). Encore faut-il noter que ce jugement favorable, qui se situe au moment ou est évoquée la mort de cette princesse et qui tend 4 montrer les malheurs successifs dont sont accablés ses sujets (et que, Commynes écarté, ne sait pas utiliser pleinement Louis XI), s'explique peut-étre par des espérances secrétes qu’avait le seigneur d’Argenton de retourner en Flandre pour y jouer, auprés de Marie, le rdle d’un tout-puissant conseiller; et quil est loin d’égaler, voire d’annoncer l’éloge dithyrambique de Molinet qui, a deux endroits au moins (66), identifie la duchesse a la Vierge salvatrice, ici par une comparaison, 1a par le biais d'un pastiche et d'une reprise des formules évangéliques, et qui l’orne de toutes les vertus : « gratieuseté, honnesteté, fidélité, libéralité, affabilité, debonnaireté, humilité, chasteté, constance,

avoir»

attemprance,

(67), grace,

prudence

gentillesse

et science

que

et joliesse, 4 défaut —

388—

toute

d’une

noble

dame

éclatante

doit

beauté

(68), richesse (69), noblesse de sa famille (70), Plus modeste et moins lyrique,

Olivier de la Marche la pare néanmoins de « toutes les bonnes vertus et graces que dame peut avoir en ce monde » (71). La seconde rivalise avec Louis XI en sagesse et en adresse. Par deux

fois, elle est qualifiée de “‘trés saige’’ (72). En elle, on reconnait la digne

sceur du souverain irancais dont elle pénétre les pensées secrétes aussi bien que lui pénétre les siennes. Aprés Granson, elle ne s’obstine pas a demeurer la ferme alliée du Bourguignon vaincu, mais elle ne rompt pas franchement les ponts, évoluant entre les deux camps (73). Elle essaie méme d’entraver le revirement des amis du duc pour éviter une rupture d’équilibre entre les forces en présence qui donnerait au roi une trop nette supériorité: elle annonce 4 René d’Anjou la défaite, en fardant la vérité, en atténuant l’échec (74). Elle cherche a gagner du temps et ne se rapproche que peu a peu de son frére (75). Toujours est-il qu'elle réussit a mener a bien son ralliement. Arrétée sur l'ordre du Téméraire qui la soupconne et transportée en Bourgogne, elle considére avec lucidité la situation. D'un cété, il lui faut échapper a son gedlier, et les circonstances présentes lui permettent d'espérer une évasion facile avec l'aide de Louis XI: le duc est occupé a rassembler des troupes et ses serviteurs ne le craignent plus comme avant ses revers (76). De l'autre, elle ne tient pas a étre 4 la merci de son frére, une haine vivace les ayant opposés jusque la (77). Aussi prend-elle des précautions et, sachant que Louis XI cherche, par-dessus tout, a isoler son ennemi bourguignon, peut-elle poser certaines conditions. Un premier ambassadeur sonde le roi et s’efforce de savoir a quel prix il acceptera de délivrer sa sceur. Plein succés (78). Cette nouvelle emplit de joie la duchesse, mais elle garde l’esprit clairvoyant. C’est pourquoi, aussit6t aprés avoir entendu le rapport de son émissaire, elle en dépéche un second chargé d’obtenir des garanties formelles: le souverain la laissera libre de retourner en Savoie, il lui rendra ses enfants et ses places, il affermira son autorité; quant 4 elle, elle renoncera a toutes ses alliances antérieures pour se ranger a ses cétés (79). Ses demandes sont acceptées, elle est rapidement libérée (80). Face a Louis XI, elle répond avec une finesse avisée, proclame son atta~ chement a la France et a son frére (81). Sans l’indisposer, elle lui arrache la permission de marier ses filles 4 son gré (82). Elle signe avec lui un traité préparé par Commynes lui-méme ; tous deux jurent de demeurer désormais de bons amis (83). Elle obtient son congé au plus vite, comme elle le deésirait (84). Réussite parfaite, dans l'immédiat, puisqu’elle retrouva sa liberté et que, reconduite avec honneur dans son duché, elle recouvra ses enfants, ses places fortes, ses biens et tout ce qui lui appartenait (85) ; a plus lointaine échéance: ils « sont demouréz depuis comme bon frére et bonne sceur jusques 4 sa mort » (86). Mais ne faut-il pas en féliciter, pour une bonne part, le seigneur d’Argenton lui-méme, puisquil introduisit auprés de Louis XI le premier messager de la duchesse (87), et qu'il eut «la charge du roy de ce qui estoit a faire en ceste matiére: premier, pour trouver argent pour son deffroy et pour s’en retourner et des draps de soye et de faire mectre par escript leur alliance et forme de. vivre pour le temps advenir» (88) ? Il est bien le spécialiste des réussites spectaculaires (Louis XI et sa sceur s'étaient hais pendant de longues années) et durables (aucun nuage n’obscurcit plus leurs relations d'amitié). Il reste qu’ Yolande ne manque pas de sagesse. Une derniére preuve —

389—

nous en est donnée: le roi désire l’éloigner au plus tét, tant il perspicacité (87 a). La troisiéme, veuve du marquis de Montferrat, fille du despote parente de l’empereur de Constantinople, était sage, quoique mourut a 29 ans). Généreuse et favorable aux Frangais, elle préta a Charles VIII qui les engagea pour la somme de 12.000 ducats

redoute

sa

de Serbie, jeune (elle ses bagues (88a). Ici

encore, nous pouvons découvrir de secrétes raisons 4 cette sympathie de notre

auteur : la marquise détestait Ludovic le More (89) qui dupa ou décut Commynes; elle écoutait sans doute les conseils de l’'ambassadeur qui lui écrivit au moment ou se concluait la Sainte-Ligue (90). Mais les Mémoires ne simplifient-ils pas a l’excés une réalité plus embrouillée et moins limpide, si nous tenons compte de renseignements fournis par Maulde-la-Claviére? Louis d’Orléans enfermé dans Novare, Ludovic Sforza obtient de la marquise la rupture d'un pont sur la Sesia, essentiel aux communications d’Asti avec Novare (91). Le méme duc d'Orléans, assiégé, s’efforce de la retenir dans l’alliance francaise, ainsi que son oncle Constantin Araniti, tous deux soutenant avec moins de vigueur l’action du roi; il leur envoie de bonnes nouvelles de lexpédition ; il leur adresse un Albanais prisonnier; il leur écrit (92). Sforza, en juillet 1495, annonce a Galéas que la marquise « dit qu'elle ne veut pas de Francais chez elle» (93). Qui trompe-t-elle? Sforza, et, pour cette raison, le mémorialiste lui attribuerait la sagesse? ou Commynes qui n’aurait pas vu clair dans son jeu? Mais surtout, en bien des occasions, les femmes se révélent plus habiles et plus lucides que les hommes, et, pour le seigneur d’Argenton, ce sont de singuliers mérites. S'il n’avait tenu qu’a la jeune duchesse de Milan, le More efit rencontré plus de difficultés sur le chemin du pouvoir, mais son mari était un débile mental (94) ; la reine Anne ressentit plus profondément que Charles VIII la mort de leur enfant, plus affectueuse et plus clairvoyante (95). Mais plusieurs exemples sont plus éloquents encore. Aprés avoir renoncé au mariage francais, les fidéles de Marie de Bourgogne se divisérent en deux clans. Le duc de Cléves tenta d’obtenir pour son fils la main de la riche héritiére; d'autres, et, parmi eux, l’intéressée et sa belle-mére, étaient plut6t favorables A Maximilien d’Autriche. Le premier essaya d’empécher, par des lettres, que vinssent a la Cour les émissaires allemands; il les retint A Bruxelles; il s’efforca de les mécontenter et de les amener a rebrousser chemin (96). Mais la duchesse douairiére, qui, éloignée par les Gantois, échappait 4 sa surveillance et qui traitait secrétement avec

les ambassadeurs,

les encouragea

A poursuivre

leur route,

les conseilla

sur la conduite a tenir, les renseigna sur les sentiments de Marie et de son entourage (97). Elle réussit 4 les convaincre : ils suivirent a la lettre ses directives et se rendirent tout droit 4 Gand, en dépit de l’ordre contraire qui leur avait été officiellement adressé (98). Mécontentement du duc de Cléves qui n'était pas encore au terme de ses déconvenues et qui ignorait «la volunté

des dames»

(99). En effet, il fut décidé qu'on écouterait

les envoyés

de

Frédéric III, qu'on leur souhaiterait la bienvenue, qu’on remettrait a plus tard la réponse aprés en avoir délibéré, qu'on se bornerait dans l’immédiat 4 ces déclarations ;et Marie donna son approbation. Mais, le jour venu, aprés que les Allemands eurent demandé pour Maximilien la princesse, en alléguant l'accord du Téméraire et de l’empereur, l’adhésion de Marie et ses engagements (ils montrérent des lettres écrites de sa main et le diamant qu'elle avait envoyé “en signe de mariage’), aprés qu’ils lui eurent demandé d’accomplir ce mariage conformément aux promesses de son pére et aux siennes propres, et de décla—

390—

rer publiquement si, oui ou non, elle avait écrit cette lettre, si, oui ou non, elle

avait l'intention de respecter sa parole, cette derniére, sans solliciter l'avis de ses conseillers, donna sur le champ une réponse positive a l'une et l'autre question (100).

Les protestations véhémentes du duc de Cléves n'y changérent rien. Comme il lui reprochait de ne pas avoir suivi la décision prise en conseil et d’avoir commis une faute, elle lui rétorqua que c’était la seule solution possible, quelle ne pouvait aller a l'encontre de ce qu'elle avait autrefois promis (101). Mais pourquoi alors s’étre auparavant engagée a adopter une autre conduite? En outre, les lignes qui précédent ne nous invitent-elles pas a penser que le role joué par les ambassadeurs impériaux leur fut soufflé par la duchesse douairiére, avec l'accord de l'intéressée? Se rendant compte que ses efforts seraient inutiles, vu les dispositions de la duchesse et de plusieurs membres de son entourage, le duc de Cléves renonga a défendre les chances de son fils et se retira dans ses Etats (102). Olivier de la Marche, qui fut mélé de prés ax cette affaire (Marguerite d'York l’envoya auprés de l’empereur et de son fils) (103) et qui mentionne les intrigues contradictoires d’Edouard IV, de Louis XI, du duc de Cléves et du seigneur de Ravenstein (104), ne dit mot de cette “habileté”’, bien qu'il indique que la duchesse était “pressée de toutes pars’ et que se tint un conseil ow elle répondit froidement: «Je entens que monseigneur mon pere, que Dieu pardoint, consentit et accorda le mariaige du filz de l'Empereur et de moy, et ne suis point desliberée d’avoir d’autre que le filz de l’'Empereur » (105). A peu prés les mémes éléments que dans les Mémoires de Commynes, la fromperie en moins.

Habileté, donc, qu'il est difficile de distinguer d'une tromperie, et dont Marie était coutumiére. Elle mentit aux Gantois en prétendant ne rien faire sans leur accord, alors que, par des lettres confidentielles, elle avait averti Louis XI qu’en ses affaires d’Etat, elle ne suivrait que les conseils de Marguerite d’York, du chancelier Hugonet, des seigneurs de Humbercourt et de Ravenstein (106). Elle soutint, ensuite, publiquement, ne pas avoir écrit de lettre au roi, et le pensionnaire de Gand lui infligea un démenti cruel (107). Elle avait déja trompé, une premiére fois,le duc de Cléves et d'autres au sujet de son mariage : « L’on avoit tenu parolles audict duc de Cléves et autres de ce mariage, qui tous furent courroucéz...» (108). A nouveau, l'indéfini on permet d’englober Marie dans une critique qui la vise autant que son entourage, mais sans la désigner nommément. Nous retrouvons une habileté aussi ambigué au cceur des dissensions anglaises. La confrontation est d’autant plus probante que Wenlock, lui-méme trés adroit, avait dupé Edouard IV et Commynes, mais qu'il fut trompé par une demoiselle qui, sous couleur de ramener la concorde entre les factions rivales, traversa la Manche, conduisit et mena a bien des négociations secrétes, lourdes de tragiques conséquences pour Warwick et ses partisans : «...comme

il abusoit

les autres,

il fut deceii

de ceste

damoiselle,

car

elle

alloit pour conduyre ung grant marché, et le mist a fin au prejudice dudict conte de Warvic et de toute sa sequelle » (109).

C'est une réédition de la farce de Maitre Pathelin, perie. Mais le drame a pris la place de la comédie, Aignelet s'est effacé devant une jeune femme. Ce fut le plus bel exemple de ces « tromperie(s) qu’on a pu élaborer, en Europe occidentale, pendant la —

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avec sa double tromet le berger Thibault ou habilité(s) » (110) période que recouvre

la premiére partie des Mémoires et dont Commynes est 4 méme de faire le compte rendu le plus fidéle (parce qu'il est le mieux renseigné et le plus véridique) : «De ces secrettes habilitéz ou tromperies, qui se sont faictes en noz contrées de deca, n’entendrez-vous plus veritablement de nulle autre personne, au moins de celles qui sont advenues puis vingt ans» (111).

D'abord, Wenlock laissa passer son interlocutrice, persuadé qu'elle portait au camp de Warwick des propositions d’Edouard IV (112). Et il n’avait pas tort tout a fait (113). Mais il ne soupgonna pas qu'outre une mission officielle de réconciliation générale, elle était secrétement chargée de gagner Clarence a la cause de son frére et de le séparer de son beau-pére, en faisant appel au sentiment de solidarité familiale et A son intérét bien compris. Elle lui demanda de ne pas aider a détruire sa propre famille et a rétablir les Lancastre sur le tréne d’Angleterre, alors que des années de haine et de multiples offenses séparaient les deux factions et que lui, quoi qu'il en efit, restait un York; elle lui démontra qu'il ne pouvait espérer ceindre la couronne, puisque le prince de Galles avait épousé la fille de Warwick et que ce dernier lui avait déja prété hommage (114). Ensuite, elle réussit parfaitement :Clarence promit d’'abandonner ses amis et de rejoindre le camp d’Edouard IV, “mais qu'il fust en Angleterre” (115). Ce duc, deux fois traitre et transfuge, ne veut pas prendre de risques inconsidérés ; sa défection en sera encore plus odieuse. Ouvrons une parenthése qui nous montrera qu’en bien des endroits, le texte des Mémoires n'est pas d'une clarté immédiate et qu'il requiert de nous une lecture attentive. Dans le membre de phrase que nous venons de citer: « mais quiil fust en Angleterre », qui est représenté par le pronom personnel — il —? Edouard IV ou Clarence? Mandrot ne précise pas; Calmette, lui, est catégorique: « Clarence met donc pour condition 4 sa trahison le retour du roi Edouard IV » (116). Mais cette explication est-elle la bonne? Il est permis d’en douter. En effet, si l'on suit exactement les Mémoires, on s'apercoit qu’au moment ot la demoiselle rencontre Wenlock, puis négocie avec Clarence, Edouard IV est toujours en Angleterre, tandis que ses adversaires se sont réfugiés en France: «...ce jour estoit passé une damoyselle par Callaix, qui alloit en France devers Madame de Clarence» (117). Dans ces conditions, est-il plausible que Clarence subordonne sa défection au retour de son frére qui est encore en Angleterre? Il faut plut6t comprendre qu'il accepte bien de trahir, mais qu’il ne prendra aucun risque et changera de parti au dernier moment, une fois revenu dans son pays. Débarqué avec Warwick, il ne pourra exécuter sa promesse en septembre 1470, pour la raison qu’ Edouard IV, vaincu d'entrée de jeu, s'est enfui précipitamment. Il lui faudra attendre avril 1471, et le retour victorieux de son frére, pour trahir effectivement Warwick son beau-pére. Son revirement 4 la derniére minute s'aggrave d'une longue prémé-

ditation. Une telle explication est, A coup siir, la plus vraisemblable, 4 moins que les négociations entre la demoiselle et Clarence ne se soient prolongées. pendant que Warwick débarquait outre-Manche et chassait Edouard IV, et que la nouvelle n’en soit parvenue aux oreilles du traitre avant qu'il ne repasse luiméme la mer. Mais, si l'on consulte la Chronique Scandaleuse (118), il semble hors de doute que Clarence a repris pied en Angleterre en méme temps que son beau-pére. Et Jean de Wavrin nous le confirme (119): «Ou mois de

septembre, an LXX, se trouverent les dis Warewic et Clarence, et leur compaignie, en Engleterre ; lesquelz, illec arrivez, descendirent a Bristo, oa ilz —

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recouvrerent VII ou VIII" hommes en leur ayde, puis se misrent auz champz,

tyrant droit vers le roy Edouard ». Le pronom — il — désigne donc Clarence, contrairement 4 ce que pensait Calmette. Cette lecture, par ailleurs, s'accorde mieux avec la vision commynienne du monde: les trahisons y sont le plus odieuses possible. Enfin, cette heureuse habileté eut les suites les plus facheuses pour la faction des dupés qui fut anéantie: «Et, quelque habile homme que fust mons™ de Vaneloc, ceste femme le trompa et conduysit ce mystére, dont fust deffaict et mort le conte de Warvic et toute sa séquelle » (120).

Cet émissaire secret accomplit sa mission a la perfection, parce qu'au rebours des idées recues, elle était sensée et discréte; qu’étant une femme, elle put plus facilement et plus librement se rendre vers sa maitresse Madame de Clarence ; qu'elle agit sur celle-ci pour convaincre le mari (ce que suggére,

a deux reprises, le contexte) :

«..mestoit pas folle ne legi¢re de parler; elle eut loysir d’aller vers sa maistresse ; et pour ceste cause y alla-elle plus tost que ung homme» (121).

Bref, Wenlock eut tort de ne pas étendre sa méfiance A quiconque, et en particulier aux femmes, et, grisé par une premiére réussite, de se juger le plus habile de tous. Semblables aux hommes pour tromper habilement, elles le sont aussi pour trahir. Tous les conflits peuvent nous en apporter une ou plusieurs preuves. Pendant le Bien Public, grace 4 une dame que les Mémoires ne nomment pas, et qui prend la peine d’écrire une lettre de sa main, le comte de Charolais, au lendemain de son arrivée sous les murs de Paris, apprend que le roi abandonne le Bourbonnais pour se diriger 4 marches forcées contre lui (122). La veuve de Pierre de Brézé, avec l’appui de certains de ses serviteurs et de ses parents, mais en désaccord avec son fils qui demeura fidéle, livra aux rebelles le chateau, puis la ville de Rouen dans lesquels elle introduisit Jean de Bourbon (123). Selon certains, elle estimait que le souverain avait ordonné a Montlhéry l’exécution de son époux. Commynes ne prodigue pas de détails sur cette affaire, 4 la différence de Jean de Roye (124), de Jacques Du Clercq (125) et de Thomas Basin (126). I] évite de préciser pour deux raisons. D’abord, pour ne pas suggérer l'imprudence du roi, dont la méfiance avait été endormie par de belles paroles et des lettres rassurantes, comme nous en informe la Chronique Scandaleuse. Ensuite, pour ne donner aucune excuse a la trahison de la sénéchale, ni la justifier comme le fait l’évéque de Lisieux. Ici encore, le mémorialiste choisit l’hypothése la plus scandaleuse, aux antipodes d'un Gaguin qui non seulement n’accuse pas Jeanne de Brézé, mais écrit qu'elle dénoncga les menées suspectes de Brequemont, le bailli du palais de Rouen (127). Nous descendons un peu plus bas avec cette femme de la noblesse dont Commynes préserve volontiers l'anonymat (c'est indiquer, par la méme occasion, que l’acte est particuli¢rement répréhensible), et qui invita Louis XI a revenir guerroyer devant Arras et aux alentours (127). Pas de circonstances atténuantes pour cette “femme d’estat’’: le roi était sur le point de se retirer, préférant négocier plutdt que l’emporter par les armes (129) ; son appartenance a la noblesse détermina le souverain 4 suivre ses conseils ; aucune obligation, ni aucune

ces

raison, ni aucun

renseignements

intérét ne la poussaient

(130) ; elle causa

impérieusement

la destruction

a fournir

de nombreuses

villes.

d’Abbeville a Arras (131), et la défaite des troupes bourguignonnes qui perdi—

393—

rent tous leurs chefs et beaucoup de soldats, tués ou prisonniers (132) ; elleméme et sa famille subirent de gros dommages, mais le roi, ‘‘par temps’’, les indemnisa (133). Basin ne parle pas de cette intervention (134), ni Gaguin qui s'attarde a décrire l’embuscade dressée par les Frangais contre les Bourguignons d’Arras (135), ni Nicole Gilles (136). La duchesse de Savoie, aprés avoir été la plus ferme alliée du Téméraire (« De la maison de Savoye, ledit. duc en disposoit comme du sien») (137), aprés l’avoir entrainé, si l’on en croit ce dernier, contre les Suisses (il disait gue « pour secourir la maison de Savoye luy estoit advenu tout ce mal») (138), n’hésite pas 4 se rapprocher de son ennemi le plus acharné quand la mauvaise fortune accable les Bourguignons 4 Granson, — entourant, toutefois, sa défection de précautions, trahissant et se ralliant, d’abord, 4 moitié, pour, ensuite, a la faveur d’une faute de Charles, lier carrément partie avec Louis XI (139). Enfin, au cours de l’expédition italienne, la dame d’Imola passe d'un camp a l'autre sans grand débat de conscience, ni longue résistance: « Et tirérent vers Forly dont estoit dame une bastarde de Milan, vefve du conte Jheromine, qui avoit esté nepveu du pape Sixte, ou l’on le disoit, laquelle tenoit leur parti. Mais noz gens luy prindrent une petite place d’assault, qui ne fut batue que demy jour, pour quoy elle se tourna avec le bon vouloir qu’elle en avoit » (140).

Nous nous enfoncgons davantage dans le crime avec cette femme de la noblesse hongroise qui empoisonna le roi Lancelot. Commynes se complait a accumuler les précisions. Il a rencontré le frére de la meurtriére ; il se borne a écrire: « Et ay veii le frére de la femme dont il (i.e. Lancelot) estoit amoureux ». Il donne a penser qu'il tient ses renseignements d'un témoin privilégié, mais il ne l’affirme pas, Le lieu du crime? Prague, en Bohéme. Le mobile? La jalousie. Cette “femme de bonne maison” était mécontente de ce qu’en dépit des promesses par iesquelles Lancelot s'était engagé envers elle, il fat a la veille d’épouser la fille de Charles VII. Comment? Alors qu'il prenait un bain, elle lui offrit une pomme dans laquelle elle avait glissé un poison, dissimulé jusqu’alors dans le manche d'un couteau (141). Afin de pouvoir raconter cette histoire fort peu édifiante, Commynes remonte au-dela de 1464, année qui ouvre les Mémoires, puisque ce Ladislas que le mémorialiste appelle Lancelot mourut en 1457, sans compter qu'il est trés vraisemblable que c’est la peste qui l’a emporté (142). Si, pour un ceil attentif, la femme, dans son comportement quotidien, ne se distingue pas de l'homme, elle n’échappe pas davantage aux tourments de la vie, proie pitoyable qu’accablent les coups de la fortune ou que malménent de leur brutalité les plus grands des princes. Victimes, la comtesse de Clarence qui, entrainée dans la fuite de son pére et de son époux, accoucha, devant Calais, sur un bateau, dans les pires conditions, se procurant a grand-peine deux flacons de vin, sacrifiée aux intéréts supérieurs de son parti, puisqu’en réalité, le capitaine de cette ville, Wenlock, leur était favorable (143) ; Dona Juana de Castille, 4 qui sa tante enleva la couronne, l’accusant de ne pas étre la fille du roi Henri IV (144) ; les filles d’Edouard IV, déclarées batardes devant le Parlement par leur oncle Richard III, aprés l’assassinat de leurs deux fréres, et privées des armoiries de leur famille (145) ; les deux femmes de Louis XI, la premiére détestée durant toute sa courte vie et la seconde,

jeune

mariée

encore,

assistant

A une

guerre

trés

apre entre son époux et son pére (146) ; la jeune duchesse de Milan, désireuse de rendre 4 son mari sa place et son pouvoir, mais trahie par celui-ci dont la bétise était incurable, dépossédée par son oncle le More, réduite a se jeter a —

394—

ses genoux et a le supplier pour qu'il épargnat les Aragonais de Naples, son ‘pere et son frére, menacés par la coalition franco-milanaise (147) ; Anne de Bretagne, reine de France, qui perdit tous ses enfants les uns aprés les autres, en l'espace de quatre ans, et dont l'un vécut prés de trois ans (148) : on ne peut imaginer plus profonde et plus longue douleur (149); Marguerite de Castille dont moururent, aprés un an de mariage, l'époux et, a la naissance,

Yenfant (150).

Et surtout, Marie de Bourgogne, a qui fait défaut, jeune encore, l’appui de son pére, recevant une succession difficile que dépéce un de ses parents, le roi de France; attaquée, a l’extérieur, par les Francais, et, a l'intérieur, par jes Gantois qui se vengent sur ses familiers de plusieurs années d’oppression; convaincue publiquement de mensonge (151) ; incapable de sauver ses deux conseillers les plus chers, les plus fidéles et les plus compétents, assistant, de surcroit, a leur décapitation (152) ; séparée de sa belle-mére, la duchesse douairiére, et du seigneur de Ravenstein qui l’assistaient dans son malheur (153) ; livrée, poings et pieds liés, aux persécuteurs de sa maison, aux Gan-~tois (154) ; dépossédée d’un grand nombre de trés riches cités qu'elle ne peut espérer recouvrer, vu la puissance de son ennemi (155), pourtant moins redoutable que ses propres sujets ; menacée, contre son gré, d'un mariage avec le criminel et forcené Adolf de Gueldre (156) ; trahie et abandonnée par la plupart, surtout aprés la défection du plus grand et du plus comblé, Philippe de Crévecceur (157) ; morte, enfin, prématurément, peut-étre d'une fiévre pernicieuse, plus probablement d'une chute de cheval; et la fatalité fit qu'elle chevaucha une monture trop nerveuse, un hobin, qu'elle tomba sur « ung grant piéce de boyz » (158). La galanterie désintéressée n'a plus cours, Yolande de Savoie est enlevée, manu militari, avec un de ses enfants, sur l’ordre de son allié, le Téméraire (159) ; et, si son frére la délivre et lui prodigue hommages et honneurs, il n’en demeure pas moins que la haine les a longtemps opposés, et que chacun se méfie de son interlocuteur au point qu’ils désirent se quitter sans tarder (160). Au contraire, Chastellain a consacré de nombreuses pages a étudier, a analyser et a glorifier le comportement courtois de Philippe le Bon envers son ennemie Marguerite d’Anjou : il chargea un de ses chevaliers d’aller la saluer en son nom, elle, la reine déchue et fugitive (161) ; il la protégea contre les tentatives des yorkistes qui voulaient se saisir d’elle, et dont il était pourtant un allié sincére (162) ; quand il la rencontra, il s'inclina, par deux fois, devant elle, et la seconde “‘bien bas comme prés de terre’, sans toutefois que sa conduite fat exempte de tout calcul (163); il lui céda le pas (164) ; il la réconforta par des fétes animées et gaies (165) ; avec beaucoup de délicatesse il la gratifia de dons magnifiques: «le duc monta a cheval et s’en alla. Et prestement luy party et qu’environ pouvoit estre prés d'une lieue loing, vint un chevalier vers elle, et luy porta deux mille escus d’or avec un riche diamant, que le duc luy fist pryer qu'elle le prist en gré. Et estoit le diamant de grant coust. A ses trois damoiselles fit donner a chacune cent couronnes d'or, aussi cing cens escuz d’or au grand seneschal... Et fit faire tous ces personnages apres son partement, pour fuyr les remerciemens des uns et des autres de quoy ne aueroit la gloire » (166) ; il ordonna a sa ville de Bruges de l'honorer (167). Le comte de Charolais, qui plus tard devait enlever la duchesse de Savoie, n’entendit pas étre, sur ce terrain, inférieur 4 son pére (168), Au cours d'une longue scéne, il refusa de se laver les mains en méme temps que la reine exilée et que son malheureux fils: « Sy furent faits plusieurs banquets, souppers et semonces en divers lieux et tous en la contemplation dudit comte et en l’amour de la royne, la ot —

395—

entre autres

er y eut un,

Ja od la royne,

4 prendre

l’eau

pour. seoir

»

a table,

appela le comte pour venir laver avec elle. Lequel sachant son devoir et ensuivant les pas de son pére qui estoient en toute reverence et honneur envers toutes

couronnes,

pleinement

refusa,

et non

soy

vueillant

tant

avancer,

ne

pouvoit mener ladite royne 4 ce faire. Par quoy coste 4 coste de luy toutesvoies et bien legierement prit l’eau a par elle, moult regardant au savoir de son cousin » (169).

Politesse courtoise, respect de l’étiquette princiére, toutes choses que méprise et néglige Commynes, attentif 4 pénétrer la réalité profonde au-dela de ces apparences.

I]. —

LES JEUNES

GENS

Vieilli et aigri par les revers de fortune, Commynes ne témoigne aucune indulgence a l’égard de la jeunesse, coupable de n’avoir su (Louis d'Orléans, Pierre de Médicis, Charles VIII...) écouter les conseils pondérés de sa sagesse trop terre a terre, et incarnant & ses yeux la plupart des défauts majeurs qu'il poursuivit de ses sarcasmes. C’est surtout & propos de Charles VIII qu'il en dénonca les insuffisances et les faiblesses. Epoque particuligrement importante dans la vie d'un homme qu'elle doit préparer aux affrontements les plus rudes, la jeunesse est, a l’ordinaire, abandonnée a des éducateurs incapables de former des princes compétents et adroits. En effet, 4 quoi occupe-t-on les jeunes? On les habitue a perdre leur temps dans des fétes ot leur principal souci est de manifester l'élégance de leur costume et de leur esprit; on ne les nourrit pas de lectures substantielles grace auxquelles le monde leur révélerait une partie de ses secrets; on ne les entoure pas de gens sages et savants; on ne les initie pas aux problémes qu’ils auront a résoudre, mais on les accoutume a s'en décharger sur leurs gouverneurs ; on flatte leur vanité (1) ; on leur apprend a supporter de tout-puissants ministres qui s’appliqueront surtout a s’enrichir (2). Quelques-uns, par une grace de la nature, s'apercoivent, par la suite, de leurs insuffisances; mais, quand ils essaient d’y remédier, il est trop tard: la grandeur s’apprend jeune. Encore faut-il que Dieu donne son consentement (3). Nous retrouvons ici un des traits essentiels de la pensée commynienne: a une explication purement humaine (en l’occurrence, le rdle de l'éducation), se superpose et s’entreméle le plus souvent une seconde, d’ordre surnaturel. Prudence de l'historien? Habileté du polémiste? Conviction profonde, découlant d'un sens aigu de la complexité de ce monde? Ou volonté constante d’inciter les princes a tenir compte de tous les facteurs, ou du moins du plus grand nombre possible? Il est difficile d’en juger, et de sacrifier l'une ou l'autre (4). Quoi qu'il en soit, seuls peuvent, en fait, prétendre a la réussite et a la grandeur (les deux se confondant pour le seigneur d’Argenton) ceux que la vie a formés trés t6t a son rude contact, tel Louis XI qui dut fuir la France et se

réfugier 4 la cour de Bourgogne (5).

C'est pourquoi la jeunesse est, ordinairement, une tare qui occupe une place privilégiée parmi les éléments défavorables. Ce qui démontre 4a l'évidence l’intervention de Dieu dans le succés inattendu de René de Lorraine sur le Téméraire, c'est cue le vainqueur non seulement ne disposait que d'une —

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force ridicule, mais encore était trop jeune pour avoir l'expérience nécessaire a un chef d’armée ou d’Etat (6). Pour lui dter tout mérite, Commynes se sert d'une expression qui le rajeunit a l’excés: ‘“‘en fort jeune aage’”’. En fait, le duc était né en 1451. La situation dans les Etats de Bourgogne aprés la mort du duc Charles est catastrophique, et le mariage de l'héritiére n’apporte pas de solution aux difficultés. En effet, Marie et Maximilien sont jeunes, et surtout le second est mal préparé a ses nouvelles fonctions : peu Agé et étranger, il a, de surcroit, regu une mauvaise éducation, du moins sur le plan politique; on ne lui a donné aucune des connaissances théoriques et pratiques qu'il est utile et nécessaire 4 un prince de posséder (7). L’originalité de Commynes apparait mieux quand on compare son témoignage avec celui de Molinet qui exalte la jeunesse, la beauté et la générosité du futur roi des Romains (8). Pour montrer que son ambassade en 1478 a été bénéfique, le mémorialiste énumére les faiblesses de I'Etat florentin et, au premier rang, la jeunesse de son chef et de ses conseillers (9). Pourquoi Edouard IV fut-il acculé a une fuite honteuse ? Parce qu'il avait perdu son temps dans les plaisirs, la bonne chére et la compagnie des dames, et c’est la jeunesse, autant que la beauté, qui l'avait déterminé 4 sombrer dans la facilité et l'insouciance qui devinrent chez lui une seconde nature, méme lorsque I’age l’eut enlaidi (10). Quelquefois, la remarque semble favorable, mais, 4 la lire avec attention, on découvre un élément qui réduit fortement l’éloge: « Une chose avoient-ilz bonne, c'estoit une gaillarde compaignée, playne de jeunes gentilz hommes, mais en peu d’obeissance» (11). Or ne dit-on (et notre auteur le pense) que la discipline est la force principale des armées ? Au contraire, la sagesse accompagne l’age mir, Nestor garde la primauté. Les principaux chefs de l’armée bourguignonne, et les guides les plus sis, pendant le Bien Public, sont de vieux chevaliers, les seigneurs de Contay et de Hautbourdin, dont le rdle fut prépondérant et qui avaient appris leur métier lors des guerres franco-anglaises, au temps d’Henri V, auquel s’était allié Philippe le Bon (12). Dans la foule des personnages qui traversent les Mémoires, un des plus adroits est, sans conteste, John Wenlock, qui « estoit saige chevallier et ancien » (13). Cependant, ce dernier fut trompé par une jeune femme, et Contay céda, sur la fin de sa vie, a une déraisonnable cruauté. Ce qui montre bien que la sagesse n'est jamais acquise une fois pour toutes, qu'il faut éviter de généraliser (Jean II de Bourbon ne fut jamais qu'un vieux fou: chargé d’années, il réve encore de mariage), que, méme lorsqu’on réunit les plus précieux et les plus nets avantages, la partie n’est jamais gagnée d’avance, mais requiert une application et une méfiance de tous les instants. Peut-étre Commynes, méditant sur sa propre expérience, fait-il, inconsciemment et par personnes interposées, son autocritique.

Quoi qu'il en soit, la jeunesse demeure liée a la faiblesse — intellectuelle, morale, politique (14). Certes, le chroniqueur ne nie pas qu'un prince, au printemps de sa vie, puisse étre doté d'une certaine intelligence, mais celle-ci reste virtuelle, tant que l’expérience ne l’a pas faconnée et mirie. Par exemple, Charles VIII n'est pas stupide, il peut méme faire bonne figure parmi les jeunes de son Age (15) ; mais que peut-on attendre de bon d'un souverain qui « n'avoit que vingt et deux ans, et ne faisoit que saillir du nyd» (16)? Commynes admet que ses écarts soient excusables: il ne lui reproche pas personnellement soit de l'avoir maltraité (ce fut dans les premiéres années de son régne, et a l'instigation d’autrui) (17), soit d'avoir perdu son temps a Naples (18). Il n’en est pas moins vrai qu’éclate son incapacité 4 résoudre les graves problémes qui se posent a lui. Si ne se réalise pas le projet d'une attaque —

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par mer du royaume napolitain sous la conduite du duc d'Orléans, malgré de nombreux éléments favorables (l’appui de Ludovic Sforza qui gouverne 4 Milan et, partant, 4 Génes; la dépense de 300.000 francs; l'aide et les conseils d'exilés napolitains), c'est que Louis d'Orléans est « ung homme jeune et beau... mais aymant son plaisir» (19) (dans l’esprit du mémorialiste, le mais est en réalité l’équivalent d'un ef par conséquent) et que le roi «n’estoit pourveii ne de sens ne d'argent ne de aultre chose necessaire a telle emprise » (20). Quelques-uns font partie de ce petit groupe de privilégiés qui, bien que jeunes, se signalent par une intelligence aigué. Ainsi, la jeune duchesse de Milan, “jeune et saige’, qui, pourtant, finira par céder le pas au plus rusé, et plus Agé, Ludovic le More (21) ; la marquise de Montferrat, prématurément décédée (22) ; le comte de Venddme (23), encore que, par cet éloge, notre historien veuille apitoyer son lecteur et, par ce biais, accabler Charles VIII dont la négligence et l'incurie ont, indirectement, provoqué la mort de cet étre d'élite. Mais il lui était nécessaire d’introduire des exceptions, 4 la fois pour tenir compte de la complexité du réel, et aussi dans son propre intérét : il n’avait que vingt et un ans lors de l’entrevue de Péronne ot il se montra supérieur a ses ainés.

D'autres remarques, diverses mais convergentes, sont glissées dans la trame des Mémoires pour condamner la jeunesse. Une fois éloigné de cette zone dangereuse, ne fit-ce que de quelques années, Charles VIII ne commettrait plus les fautes grossiéres dont il jalonna l’expédition d'Italie, allant de l'insouciance a l'imprudence et laissant échapper de précieuses occasions: «...j€ Croy que, si a ceste heure, qui est ’an M CCCC IIIIxxXVII, ung tel bien advenoit au roy, il en scauroit myeulx ordonner » (24).

L’esprit mari par l’age et l’expérience, il reconnait lui-méme ses erreurs, estimant (mais Commynes emploie l’expression: “ef luy sembloit”, qui nous incite 4 la prudence) que, s'il lui était accordé de retourner en Italie et de reconquérir son royaume perdu, il en organiserait mieux la défense qu'il ne l'avait fait la premiére fois (25). Dans les derniers mois de sa courte existence, il se préoccupa de réformer d’abord, sa vie, selon les commandements de l'Eglise ; ensuite, la justice: il établit méme une audience publique ou tout le monde, et surtout les pauvres, avaient la possibilité de lui exposer doléances et requétes; il suspendit certains de ses officiers accusés d’exactions (26) ; en outre, les finances, en sorte de ne plus lever que 1.200.000 francs par an et sous forme de taille, ce qui était la somme accordée par les Etats Généraux de Tours en 1484; enfin, l’Eglise de son royaume : il voulait éliminer les abus des ordres religieux, et en particulier de celui de Saint-Benoit, interdire le cumul des bénéfices ecclésiastiques (seuls, les cardinaux pourraient tenir deux évéchés), contraindre les prélats a résider; il s'entoura de saintes gens et se plaisait 4 les écouter parler, sans compter qu'il prodiguait les auménes aux mendiants (27). Jeune, seuls l’avaient intéressé les tournois et les fétes. Mais il est bon de remarquer aussit6t que, lorsque Commynes évoque les heureuses dispositions de Charles VIII, il laisse apparaitre, comme malgré lui (mais n’est-ce pas conscient ?), son scepticisme. Il écrit : « Davantage, avoit le roy mys de nouveau son ymagination de vouloir bien vivre». Or le mot d'ymagination est, dans les Mémoires, passablement ambigu, quelquefois neutre, mais le plus souvent péjoratif, opposé a la sagesse. De plus, nous lisons un peu plus loin: «il eust eu bien a faire a ranger les gens d’eglise » (28). Ce plus-que-parfait du subjonctif, qui recouvre une, virulente satire des prétres, est bien prés de suggérer que, méme avec les plus fermes résolutions, il aurait —

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échoué, faute de posséder les capacités suffisantes pour venir a bout d’une tache aussi lourde. Le mémorialiste est si intimement persuadé que la jeunesse est a l’origine des fautes du roi que tour a tour il le vieillit et le rajeunit pour le maintenir dans les limites de cet Age ingrat. Ici (29), «le roy estoit ja de dix neuf ans ou plus », alors qu'il n’avait que seize ans, ce qui était trop proche de l’enfance et, par conséquent, de l'irresponsabilité totale; 1a (30), «il n’avoit que vingt et deux ans » : pour l’excuser, il lui 6te deux années . Ailleurs, au moment de déterminer les responsabilités de chacun dans la déshonorante et désastreuse capitulation d’Atella, est esquissé un paralléle entre trois chefs de l’armée francaise qui s’opposérent sur la conduite a tenir. Deux, Virgilio Orsini et Gilbert de Bourbon, comte de Montpensier, voulaient livrer bataille. En l’occurrence, c’était la meilleure solution : la victoire était possible ; en mettant les choses au pire, en cas de défaite, les pertes eussent été moins lourdes qu’elles ne le furent par ce mauvais accord (31). Le troisiéme, Francois de Tourzel, seigneur de Précy, plaida en faveur d’une négociation avec les ennemis aragonais, et l’emporta. Pire conclusion ne pouvait étre donnée a cette guerre. Ce traité fut le plus « villain et infame » (32), le plus « deshonneste » (33) qui ait été fait A cette Epoque comme dans les siécles précédents. Il faut remonter aux Fourches Caudines pour en retrouver l’équivalent. Encore convient-il d’ajouter que le sénat romain refusa d’entériner l'accord conclu par les deux consuls et les renvoya a leurs ennemis (34). Sur le premier de ces trois personnages, il n'est porté aucun jugement. Quant au second, qui appartient 4 la famille de Jean II de Bourbon que notre auteur poursuit de sa rancune, c’était un « bon chevalier et hardy, mais poy saige »; il était indolent, ne se levant pas avant midi (35). Le troisiéme était « ung jeune chevalier d'Auvergne », trés vaillant, mais indiscipliné (36). Qu'a voulu insinuer Commynes? Que la plus mauvaise politique est imputable au plus jeune de ce trio dont, par ailleurs, il ne nous dit pas qu'il manquait de sens; que Gilbert de Bourbon, dépourvu de sagesse, opta pour le parti le meilleur: né en 1443, il avait, sur son adversaire, l’'avantage de l'age. Le mémorialiste tend donc 4 lier cette faute a la jeunesse de Précy (et aussi a la trahison des mercenaires allemands) (37). Guichardin (38) l'attribue plutdt a la jalousie, bien qu'il propose l'autre explication : «Rien n’était dans ce désordre soit que le hasard tienne 4 montrer

plus aisé que (Commynes se qui régne dans que les secours

de tailler en piéces les troupes de Ferdinand borne 4 dire que la victoire était possible, les batailles interdise toute certitude, soit qu’il du roi ne venant pas, l’expédition était vouce

a l’échec), Montpensier et Virginio sentirent tout l’avantage de Voccasion, et le dernier, faisant voir que la victoire était certaine, pressait ses soldats, méme avec larmes, de marcher promptement contre Ferdinand. Mais Persi, l’un des

premiers officiers de l’armée aprés Montpensier, soit par une légéreté de jeune homme, soit plutét, comme on le crut, par jalousie contre ce général, s’y opposa, en remontrant qu’on ne pourrait passer dans ce vallon sans se trouver pour ainsi dire sous

les pieds des ennemis,

dont le camp

était d’ailleurs

dans

une assiette avantageuse ; il alla méme jusqu’a détourner ouvertement les soldats de combattre ».

Peu a peu, surtout dans les deux derniers livres centrés autour de Charles VII, le mémorialiste précise ses griefs contre la jeunesse dont la faiblesse apparait sur les plans intellectuel aussi bien que moral. Les puissances irrationnelles l’'emportent sur la lucidité et la fermeté: «le roy estoit trés jeune, foible personne, plain de son vouloir » (39). Intelligence fréle, elle n’est pas —

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a la mesure des grandes entreprises (40). L’expression poy entendu la caractérise tout naturellement (41), puisqu’elle est incapable d’aller au-dela des mots pour découvrir la réalité et les conséquences qu'ils recouvrent. Quand Charles VIII doit régler l'affaire de Pise, révoltée contre Florence, il ne comprend pas ce qu'implique ce terme de liberté, et il se laisse entrainer par la pitié. surpris et choqué par le traitement que les princes et les communautés d’Italie infligeaient a leurs sujets : « Et le roy, qui n’entendoit

que

ce mot

valoit et qui, par raison, ne leur

pouvoit donner liberté (car la cité n’estoit point sienne, mais seullement y estoit receli par amytié et 4 son grant besoing) et qui commencoit de nouveau a congnoistre les pitiéz d’Italie et du traictement que les princes et communaultéz font a leurs subjectz, respondit qu’il estoit content... » (42).

Il n’avait pas suffisamment d’expérience pour atteindre 4 une certaine insensibilité qui est nécessaire a la réussite politique, commettant, de ce fait, une injustice qui était en méme temps une faute. Critique reproduite, sous forme d’excuse, par ses porte-parole, chargés de répondre aux Florentins qui se plaignaient de sa décision: «Ceulx qu’il commet a respondre de ceste matié¢re excusent disant qu’il ne l’avoit point entendu ne s’entendoit... » (43).

la chose,

Trop jeunes, les princes n’ont pas eu le temps d’étre formés, fortifiés, endurcis par les vicissitudes de la vie, se jetant, comme le Téméraire, dans des actions insensées, sans réfléchir aux suites qu'ils ne peuvent imaginer, faute d'expérience, sans consulter les gens compétents et avisés (44). Ainsi, a Montlhéry, l’auteur luicméme qui n’avait pas encore vingt ans: il n’avait pas conscience du danger, il prenait le duc de Bourgogne pour le plus grand de tous; erreurs dont, vieilli, il a tiré la legon: « Ainsi son gens qui n’ont point d’experience dont vient qu'ilz soustiennent assez d’arguz mal fondéz et a peu de raison» (45). Ainsi, Charles de France « qui estoit fort jeune et n'avoit jamais veii telz exploictz » (46), c'est-a-dire la réalité d’un champ de bataille : il regretta que la rébellion des féodaux efit entrainé un conflit armé, et une multitude de blessés. Ainsi Annibale Bentivoglio, « homme jeune qui jamais n’avoit riens veti (47) »: il ne soutint pas, 4 Fornoue, l’effort du comte™ de Caiazzo. Mal affermie, voire quasi inexistante, la raison est facilement submergée par les forces obscures : le vouloir (48), le sentiment (49), l'amourpropre (50), le vouloir étant, dans la pensée commynienne, proche du caprice. Faiblesse de caractére, aussi. Il est, A plusieurs reprises, question dans les Mémoires de la bonté de Charles VIII. Mais que recouvre ce vocable sous la plume de notre chroniqueur? Il est utile de remarquer, d’abord, que c'est souvent un moyen d’atténuer une virulente critique : — Ill, 81: «...se peult veoir, dés le commencement de l'entreprise de ce voyage, que c’estoit chose impossible aux gens qui le guidoient, s'il ne fust venu de Dieu seul qui vouloit faire son commissaire de ce jeune roy bon, si pouvrement pourveti et conduict ». Il n'a rien, hormis la bonté, de ce qui est nécessaire a la réalisation d'un grand dessein. A Dieu seul, on doit attribuer le succés. De plus, dans ce cas précis, la bonté n’est-elle pas une tare, une géne, plutét qu'une qualité? — III, 141. Quand Commynes le rejoignit 4 Sienne en juin 1495, le roi lui « fist par sa bonté bon recueil et... demanda, en riant, si les Venitiens envoyeroient au devant de luy; car toute sa compaignie estoient jeunes gens et ne croyoient

point qu’ilz fussent nulz aultres gens qui portassent armes». II l'accueillit avec courtoisie (ce qui est flatteur pour l’ambassadeur), mais, péchant par —

400—

inconscience

et par présomption

comme

son entourage

qu'il avait bien mal

choisi, il ne préta aucune attention A ses propos ni a ses conseils.

— IH, 257-8. Aprés le retour en France, «si petit homme de corps ne fut jamais que ledit roy et poy entendu, mais si bon qu'il n'est possible de veoir meilleure creature ». C’est le meilleur des hommes, mais aussi un dégénéré — physiquement et intellectuellement, et a un degré trés profond. —

Ill, 313-4. A l'heure de sa mort, les Mémoires

récapitulent : « Et davan-

taige la plus humayne et doulce parolle d’'homme que jamais fut estoit la sienne ; car je croy que jamais 4 homme ne dist chose qui luy deiist desplaire ». Pas la moindre once de méchanceté. Mais cette crainte de déplaire, de la part d'un chef d’Etat, n’est-elle pas suspecte? En outre, s’il a été bon envers les autres, il fut trés dur envers Commynes, le plus dévoué des serviteurs. Ensuite, cette prétendue bonté est, a l'ordinaire, excessive : il comble les jeunes gens qui l’entourent, ses chambellans et une douzaine de gentilshommes, plus que ses prédécesseurs, et plus quiils ne le méritent (51). Guichardin l'a énoncé en termes clairs, mais c'est sans aucun doute la pensée profonde de Commynes : «..c€ gu’on pouvait appeler bonnes qualités en lui, 4 l’examiner de prés, tenait plus du vice que de la vertu. Son penchant pour la gloire était moins un

sentiment

décidé

qu’une

saillie

de tempérament ; libéral,

mais

par

caprice,

il plagait ses bienfaits sans discernement et sans mesure; la constance qu’il faisait paraitre quelquefois dans ses résolutions était plutét une opiniatreté aveugle qu’une véritable fermeté; enfin, sa bonté était une vraie faiblesse »

(52). En effet, dans les Mémoires, cette qualité, qui, du reste, n'est pas toujours une vertu politique, n’est en fait, au mieux, que de la courtoisie, au pire, que de la faiblesse et de la facilité contraires 4 ses intéréts. Deux exemples suffiront a le prouver. En 1496, tout le monde en France s’accordait A reconnaitre que les meilleures conditions se trouvaient réunies pour une nouvelle descente en Italie; les Florentins conjuraient le roi d’'envoyer une armée avec, a sa téte, le duc d’Orléans. Mais celui-ci préféra rester en France, et Charles VIII ne voulut pas le contraindre a se charger de ce commandement, bien que lui-méme désirat retenter sa chance outre monts (53). Au début de 1495, le chateau de Naples s’étant rendu, les vivres, fort abondants, en furent distribués 4 qui les demandait; plus tard, ils firent cruellement défaut aux derniers défenseurs de la place. Commynes ne ménage pas son jeune maitre: rien ne s'est fait 4 son insu, c'est luicméme qui a procédé 4 la distribution (54). "Que cette bonté ne soit pas une vertu, éclate, plus nettement

encore,

¢a

et 1a dans l’ceuvre. I] n’hésite pas, en accord avec ses chambellans, a exposer le seigneur d’Argenton aux plus grands dangers (55). Tout comme le Téméraire. Il y a pire. Quand meurt son fils et héritier, quelle est sa réaction ? Certes, il en a du chagrin, mais pendant trés peu de temps. Trés tét, il se laisse reprendre par sa vie de plaisirs, au point d’organiser des danses pour distraire la reine. Pour

aggraver

son cas, Commynes

dit, par deux

fois, que sa tristesse

fut. de courte durée (56), et il l’accuse consciemment, puisque, lorsqu’il se répéte, il ajoute: « comme dit est». Il lui oppose la violente et profonde douleur qui accabla Anne de Bretagne (57) ; pour nous inciter a cette comparaison, il utilise le méme schéma formulaire: pour le roi, « poy luy dura»; pour sa femme, « longuement luy dura». Et méme on ne peut manquer de se rappeler que Louis XI, lorsque trépassa le jeune Frangois, en fut affecté a un point tel qu'il jura fidélité 4 la reine et qu'il tint sa promesse (58). —

401—

Enfin, le chroniqueur précise que, si Charles VIII souffrit peu de cette mort, c'est qu’au fond de lui-méme, il redoutait déja son fils qui, malgré son age tendre, manifestait une beauté, une hardiesse, une fermeté exceptionnelles, dont était totalement dépourvu le pére (ce qui est précisé trois lignes plus loin), lequel craignait que trés tdt le prince héritier n'imposat sa riche personnalité et ne détournat a son profit l’autorité : «..et vous dis que, pour ces raisons, le pére en passa aiséement

son

deul,

aiant desja doubte que toust cest enffant ne fust grant, et que, continuant ces conditions, il ne luy diminuast

l’auctorité et puissance » (59).

Troisiéme reprise du méme grief, et, maintenant, impossible de se tromper : n’accusons donc pas le roi d’‘inconstance, mais plutdt d’hostilité et de jalousie latentes. Aprés quoi vient un jugement que nous avons déja cité: il était « si bon qu'il n'est possible de veoir meilleure creature », On ne saurait étre plus perfide. Reste 4 savoir si l’on peut suivre l’auteur sur ce terrain. D’autres témoignages permettent tout au moins de douter. Le 17 aodt 1495, Charles VIII écrivit de Turin 4 ses chambellans qui s’occupaient du dauphin pour leur prescrire les mesures capables de préserver son fils de la maladie contagieuse qui sévissait dans la ville d’Amboise (60). Le 22 septembre 1495, ii commanda a un de ses envoyés de passer par cette cité et de lui rapporter des nouvelles de son héritier. En outre, les Mémoires n'embellissent-ils pas cet enfant? Si l'on en croit un biographe de Charles VIII, J.A. Néret, «le portrait de Bourdichon nous montre au contraire un pauvre étre aux joues tombantes, et si Charles efit di redouter quelqu’un, ce n’était pas ce fils souffreteux, mais son cousin d'Orléans» (61). La Praguerie hantait notre mémorialiste. Cette bonté n'est, en réalité, quun terme euphémique et fallacieux, destiné a évoquer un manque flagrant de fermeté. Ce prince n'a ni la persévérance, ni la dureté, ni la lucidité, nécessaires a l’'exercice du pouvoir, Ce sont, d’ailleurs, comme nous le verrons, les reproches qui sont adressés a Charles de France par le duc de Bourgogne: irréfléchi, inconstant, trop impressionnable, allié peu sir (62). Son neveu lui ressemble. Quand il a donné un ordre, il nen impose pas l’exécution. Malgré les serments réitérés qui l'’engageaient envers les Florentins, il ne réussit pas a obtenir de Robert de Balsac qu'il leur rendit Pise et leurs autres villes (63) ; il résista aux pressions des seigneurs favorables aux Pisans, mais il en resta la: « Bien vertueusement les renvoya le roy; mais aultre chose n’en fut depuis» (64). Ses rapports avec son cousin Louis d’Orléans fournissent contre lui un témoignage accablant. De méme qu'il ne sut le déterminer a prendre le commandement d'une nouvelle expédition en 1496, de méme, alors qu'il lui avait ordonné de se borner a défendre Asti, il le laissa s'emparer de Novare et ne lui en tint pas rigueur (65). Quand Trivulce proposa de soutenir a Milan le fils du dernier duc décédé contre l'usurpateur Ludovic, Charles VIII refusa pour ne pas indisposer le duc d'Orléans (66), commettant une double faute;

politique,

a coup

sir,

en

permettant

& un

dangereux

ennemi

de

se

maintenir a la téte du duché; morale, peut-étre, en ne soutenant pas l’héritier légitime, cette question prétant, d’ailleurs, 4 discussion dans l’esprit méme du mémorialiste

pour

qui rien n'est évident

en ce monde,

et surtout

en ce qui

concerne les droits de tel ou tel sur une seigneurie ou une principauté. Plus tard, revenu en France, influencé par les uns et les autres, il enjoignit a ce méme Trivulce et d’envoyer des troupes 4 Génes pour appuyer Baptista di Campofregoso et a Savone afin d’aider Julien de la Rovére, et de se garder d’attaquer le duché de Milan (67), ne sachant ni se rallier a la meilleure solu—

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tion, ni ensuite se faire obéir, puisqu’il ne suivit pas les suggestions raisonnables de Trivulce qui proposait de s’en prendre uniquement a Ludovic, et qu'il ne put l’empécher de se saisir, sur ce dernier, de trois ou quatre petites villes. A tous les moments, manque de netteté aussi bien pour déterminer une ligne de conduite que pour en assurer l'application. Ainsi encore, avant de se jeter dans l’aventure napolitaine, de nombreuses hésitations (68) : il redonne sa faveur au cardinal de Saint-Malo aprés l'avoir boudé pendant quelques jours (69). Dépourvu de ces qualités élémentaires de l'intelligence et du caractére, il n'a méme pas le mérite de la bonne volonté, puisqu’il se désintéresse des questions politiques, passant la plupart de ses jours dans les fétes et les plaisirs comme le font les compagnons de son Age « qui est le temps qu’ilz nont autres pensées que a leurs plaisirs » (70), Au lieu de parfaire et d’affermir la conquéte du royaume de Naples, « tout se mist a faire bonne chére et joustes et festes» (71), l'indéfini englobant maitre et serviteurs. Mais Commynes est assez fin pour renoncer aux attaques (médisances ou calomnies) trop basses ; aussi ne rapporte-t-il pas, comme Molinet (72), que Charles VIII « concquist la grosse verolle ». Dédaigneux d’organiser et de prévoir, «il ne pense que a passer temps » (73). Certaines lettres du jeune roi nous inciteraient a nous méfier d’affirmations aussi catégoriques, ou, a tout le moins, a supprimer l’'adverbe de négation. Par exemple, celle du 28 mars 1495 « Tous les jours, sans cesser, jay fait et fais donner ordre au fait de la justice de ce royaulme. Lequel royaulme j’ay trouvé en si grant desordre et les gentilz hommes et subjectz tant oppressez que plus n’en pouvoyent... Dés que

jauray

pourveti

aux

places

et seiirté

du royaulme,

je

prendray

mon

chemin pour m’en retourner et gaigner les monts avant que les grandes challeurs viennent. Mon frére, j'ai receu plusieurs lettres de vous, par lesquelles vous me faictes savoir bien au long l’estat et disposition en quoy sont mes affaires de dela, dont je vous remercye. Je vous prie, en continuant ce qu’avez fait jusques icy, que souvent m’en veuillez escripre ». Le méme, dans les Mémoires, ne se préoccupe pas de poursuivre sa route pour éviter un heurt avec ses ennemis, mais s’attarde a Sienne, séduit par le charme des Italiennes (74). Sur ce point, il serait utile de comparer l’'ceuvre de notre auteur avec le Vergier d’honneur. Dans la premiére, la prédominance des intéréts personnels (Ligny impose ses vues), l'infidélité, la sottise politique. Dans le second, un climat de courtoisie, d’élégance et de gloire, avec le récit (75) d'un banquet a l’hétel de ville « ou lesdictz seigneurs l’avoient invité et les dames de ladicte vile, auquel lieu elles se trouvérent triumphamment et singuliérement accoustrées, belles par excellence, et festi¢érent le Roy magnifiquement, ce que jamais ne firent a prince ne a roy qui la arrivast et tout par honneur,.. Ledict seigneur print congé desdictes dames humainement, comme celluy qui le scavoit bien faire ». Bref, l’endroit et l’envers du décor, la scéne et ses coulisses. Le voici maintenant a Turin : il s’en échappe pour se rendre a Chieri « ot quelquefoiz alloit pour son esbat » (76). A Lyon, peu lui importent les nouvelles dont lui fait part Commynes : il préfére s'appliquer « a faire bonne chére » (l’expression a déja le sens moderne) et a jouter ; « et de nulle aultre chose ne luy challoit» (77). Il ne cesse de se livrer a cette vie frivole, de Lyon & Moulins, de Moulins a Tours, en juin et juillet 1496 : « partout faisoit des tournais et des joustes et ne pensoit a aultres choses » (78). Sacrifiant l’essentiel a ses plaisirs, il s’en remet a ses serviteurs (79). S'il avait envoyé 4 temps aux troupes restées dans le royaume de Naples les sommes d'argent nécessaires (et cette exactitude efit été A la fois profitable, et —

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beaucoup moins cofiteuse que la négligence), jamais l’expédition ne se serait achevée par des malheurs, la honte et la division. Mais il était inévitable qu'il en fiat ainsi, puisque Charles VIII ne réglait aucun probléme par lui-méme, qu'il n’écoutait pas les émissaires qui lui apportaient des nouvelles d'Italie, qu'il se déchargeait des mesures 4 prendre sur des serviteurs sans expérience ni zéle. Certes, il désirait rester maitre des places fortes ou il avait installé des garnisons ; il ne regardait pas 4 la dépense, « mais nulle payne ne vouloit prendre pour entendre a son affaire » (80). Quand en septembre 1495 Commynes lui expose les faits, lui déconseille de risquer, pour un prétexte sans valeur, sa vie et sa puissance dans une nouvelle bataille, quand il lui rappelle le danger qu'il a couru 4 Fornoue et l’invite 4 conclure avec ses adversaires un traité de paix qui préservera son honneur, le roi le renvoie au cardinal (81). Le mal ne serait pas tellement grave s'il choisissait avec discernement et contrélait avec clairvoyance ses conseillers. Mais qu’en est-il dans la réalité ? Comme tous les jeunes, il recherche la compagnie de ses semblables. Aussi n’est-il pas entouré de familiers avisés et compétents, de bons capitaines (82) qui lui représentent le danger auquel il s’expose (83), que ce soit au début ou au retour de l’expédition italienne (le temps n’apportant, dans l'immédiat, aucune amélioration), qu'il s’agisse de conduire une guerre (ses mentors sont de jeunes présomptueux) (84) ou d’entreprendre la réforme de I'Eglise: « ...il estoit jeune et mal acompaigné pour conduyre une si grand ceuvre que de réfor-

mer l'Eglise » (85). Ce sont soit de jeunes nobles orgueilleux, soit de petites gens que leur naissance n'a pas destinés au maniement des grandes affaires (86). Les uns et les autres, qui manquent de maturité et d’expérience, sont d’autant moins discrets que leur incompétence est plus flagrante : « et (je) le diz voulentiers pour ce que souvent petites gens en menoient grant noise » (87). Autant que leur maitre, ils manifestent une dangereuse assurance : a Pietrasanta, moins d'un mois avant la bataille de Fornoue, ils ne redoutent en rien leurs ennemis (88). Bien plus, ils ne sont méme pas fidéles. L'un d’eux, que Commynes ne nomme pas pour étendre la suspicion 4 tous, est sans doute d’intelligence avec le Pape (89). Ils ne pensent qu’a leur profit (nous l’avons vu pour Vesc et_ Brigonnet) soucieux de leurs intéréts plus que de ceux du roi, abusant de sa confiance pour s’enrichir (90), en sorte quiils « ont trés bien faict leurs besongnes et mal les siennes (91), recevant de l'argent d’alliés peu sirs (Sforza versa 8.000 ducats a certains de ses chambellans pour l'investiture de Génes) a son détriment, voire 4 sa honte. Car ou bien Charles VIII était au courant des tractations entre Vesc et Ludovic, et il fut bien inférieur 4 son pére gui, d'une opération identique, retira 50.000 écus comptant, ou bien il les ignorait (le doute subsiste : le seigneur d’Argenton ne se prononce pas personnellement, mais se borne a rapporter une affirmation nécessairement suspecte des bénéficiaires dont la cupidité est connue), et alors il avait mal choisi ses serviteurs qui, plut6t que de renforcer la puissance de leur maitre en lui assurant la possession de Génes, acceptérent de lui causer un grave préjudice pour arrondir leur fortune personnelle ;et méme sur ce plan ils furent d'une incurable médiocrité (92). Pour servir de contrepoids a ces incapables cupides, il ne se trouve personne, bien que les hommes sensés et expérimentés ne manquent pas, a commencer par Commynes (93). Mais on ne les écoute pas, et leurs avis n'ont aucun crédit, en sorte que le désordre, l'anarchie et la gabegie régnent a tous les niveaux, dans l’organisation de la vie quotidienne (on ne se préoccupe, par exemple, ni de fixer et de préparer des logis 4 chaque étape, ni de rassem-~bler des vivres) (94) comme dans l’élaboration de la politique : on ne s’infor—

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me pas auprés des gens compétents (06). on les écarte

méme,

que l'on méprise

de peur quils ne prennent

et néglige une

(95); par

trop grande place

Le plus grave est gue Charles VIII s’en remet a quelques conseillers seulement, voire 4 un seul, ou a une seule famille. Lors d’une réunion ot personne nose avancer un avis, il décide avec le seul Briconnet de la conduite a tenir, lui parlant @ voix basse (97). Il lui donne tous les pouvoirs, craignant de le courroucer (98), lui concédant une telle autorité que notre mémorialiste évite de le contredire, et de faire entendre la voix de la raison, car il a connu de telles difficultés au début du régne qu'il redoute de susciter contre lui, en s entremettant, l'inimitié de ce favori omnipotent, excessivement puissant (99) et jouissant d'une confiance absolue (100). C’est pourquoi ou bien il n'y a pas de débats : brillant d’entreprendre la conquéte de Naples, malgré sa jeunesse, Charles VIII ne révéle ses secrets désirs qu’a Vesc et 4 Briconnet (101) ; plus tard, l’échec consommé, sa politique est incohérente en Italie, parce qu'il la dirige de loin, dans tous les sens du terme, expédiant des ordres et des émissaires sans prendre le temps de la réflexion, sans avoir recueilli de multiples opinions ni provoqué de discussion sur des problémes d'une complexité extraordinaire et d'une importance capitale (102) ; ou bien il n'est tenu aucun compte de l'avis de la majorité : 4 Sienne, en juin 1495, tout le monde approuve lintervention de Commynes, mais on fait le contraire (103) ; un peu plus tard, il est décidé a l’unanimité, par < beaucoup de gens de bien et cappitaines », de ne pas affaiblir larmée royale en prélevant des hommes dont la mission sera de préter main-forte 4 une faction qui doit se soulever 4 Génes, comme le demande Julien de la Rovére (104) : néanmoins, et bien que cette opinion ait été rapportée au roi, il envoie, vers cette ville, sous la conduite de Philippe de Bresse et de quelques autres, une troupe de 120 hommes d’armes et de 1.500 arbalétriers < venuz tous fraiz de France par mer », donc les plus utiles (105). Il eit été raisonnable qualifiés (au double point l'expédition napolitaine, il exactement le contraire de

qu'il assemblat autour de lui et consultat des gens de vue politique et militaire) ; mais, durant toute ne réunit un tel conseil que trois fois, et ordonna ce qui avait été décidé en commun (106).

Le souverain et ses familiers sont voués a l'échec, inaptes 4 adopter une attitude réaliste et cohérente. Ils ne recherchent ni renseignements, ni conseils, quils rejettent avec mépris. Bien que Commynes les ait avertis de l'imminence d'un débarquement espagnol a Reggio de Calabre, ils ne se préoccupent pas d’y envoyer des troupes; pourtant, l'information était sire: elle venait de Yambassadeur aragonais lui-méme qui le lui avait dit, croyant que l’opération avait déja eu lieu; et les conséquences en furent graves: ce fut le commencement de la fin (107). Le seigneur d’Argenton a beau leur donner par écrit le nombre des soldats engagés par les Vénitiens contre le roi, il a beau les presser de s'en aller au plus tét : ils s’attardent 4 délibérer — mal — sur des problémes secondaires (108). Il leur est conseillé, 4 l'unanimité, de rendre Pise a Florence et de refuser les offres de Sienne: ils optent pour les solutions opposées (109). Ils répugnent 4 écouter les émissaires qui leur sont adressés (110). C'est sans doute un orgueil stupide qui leur inspire une telle attitude et les pousse 4 mépriser leurs ennemis: