La couronne ou l'auréole Royauté terrestre et chevalerie célestielle dans la légende arthurienne (XIIe-XIIIe siècle) 9782503525310, 2503525318

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La couronne ou l'auréole Royauté terrestre et chevalerie célestielle dans la légende arthurienne (XIIe-XIIIe siècle)
 9782503525310, 2503525318

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LA COURONNE OU L'AURÉOLE ROYAUTÉ TERRESTRE ET CHEVALERIE CELESTIELLE DANS IA LÉGENDE ARTHURIENNE (XIIe-XIIIe SIÈCLES)

Culture et société médiévales Collection dirigée par Edina Bozoky

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Catalina GÎRBEA

LA COURONNE OU L'AUREOLE. ~

ROYAUTÉ TERRESTRE ET CHEVALERIE CELESTIELLE DANS LA LÉGENDE ARTHURIENNE (XIIe-XIIIe SIÈCLES)

BREPOLS

© 2007, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium.

All rights reserved. No part of this publication may be reproduced stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2007 /0095/92 ISDN 978-2-503-52531-0 Printed in the E.U. on acid-free paper

PRÉFACE

L'imaginaire de l'élite nobiliaire des XIIe et XIIIe siècles est profondément marqué par la fiction arthurienne. Peu de récits influencent alors autant les mentalités que les hauts faits du roi Arthur et des chevaliers de la Table Ronde. Preuve en est le nombre exceptionnel de manuscrits que cette littérature nous a légué depuis le Moyen Âge : 217 pour l' Histoire des rois de Bretagne de Geoffroi de Monmouth, chiffre jamais égalé pour un ouvrage de nature historiographique, quarante-quatre pour les romans de Chrétien de Troyes, quarante-sept pour le Merlin attribué à Robert de Boron, quatre-vingt-deux pour le Tristan en prose, une centaine pour le Lancelot... Aux XIVe et XVe siècles, ces beaux manuscrits d'apparat, soigneusement copiés et enluminés par les meilleurs miniaturistes du temps, ornent les salles des demeures princières. À une époque où la lecture individuelle et silencieuse est encore rare, ils ne sont que la partie émergée d'un vaste iceberg d'ouvrages récités d'infinies fois et présentés en performance orale devant un public avide de les entendre et, surtout, d'en discuter ensemble. L'audience de la matière de Bretagne est inouïe à la fin du Moyen Âge. Pour le lecteur actuel, toutefois, ces textes dégagent une forte altérité. Ils se laissent difficilement percer, comme si le passage du temps avait modifié en profondeur notre sensibilité, notre culture et notre système de valeurs. Pour les approcher, le savant peut tout au plus choisir un ou plusieurs angles d'attaque, mais en gardant à l'esprit qu'il n'arriverajamais à en appréhender la totalité du sens. La méthode de Catalina Gîrbea, dont nous présentons ici la passionnante étude, tient compte de cette limite. Elle fait preuve de rigueur. Plutôt que de choisir une grille d'analyse univoque, puisée a priori dans les courants critiques à la page, elle part des textes de la philosophie et de la théologie médiévales, qui participent du même contexte intellectuel des romans qu'elle commente. Une familiarité indéniable avec l'œuvre de Jean de Salisbury, de Guillaume de Saint-Thierry ou de Raimond Lulle transparaît entre les lignes de cette étude. Elle n'est nullement incompatible avec la réflexion des penseurs contemporains qui, comme Max Weber, Hanna Arendt, Paul Ricœur ou Louis Dumont, abordent les problèmes du pouvoir ou de l'individu, omniprésents dans la littérature arthurienne. Lisant la plupart des langues européennes, écrivant un français qui, pour ne pas être sa langue mater-

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PREFACE

nelle, n'en est pas moins maîtrisé, l'auteur parvient à intégrer des problématiques nombreuses et variées qu'elle exprime toujours avec clarté. Le va-et-vient incessant entre les idées médiévales et l'épistémè actuelle fait toute l'originalité de ce livre. Strictement contrôlé, il évite les deux écueils de l'anachronisme abstrait et du positivisme étroit, la froide distanciation et le mimétisme redondant, pour aboutir à des remarques justes. Il multiplie autant qu'il le faut les approches afin de surmonter les contradictions apparentes des textes, quand cela est possible, ou par contre d'arrêter tout jugement à leur sujet quand la raison l'impose. Pour reprendre les belles images de l'auteur, la raideur de grilles d'analyse du critique ne saurait aboutir qu'à l'absence de senejiance, ou pire encore à l'effondrement du sens, à l'impossible construction de la forteresse de Vortigern dont les fondations seraient sapées par le combat incessant entre deux dragons. Deux axes guident l'agencement de cet ouvrage: royauté et chevalerie celestielle. Faisant fi de nuances que le lecteur pourra bientôt découvrir, on peut affirmer que le premier relève du séculier et le deuxième du spirituel. La figure géométrique du cercle, attachée à la monarchie, est connotée de façon négative. La Table Ronde, " centre symbolique » de la cour, hérite des dolmens de Stonehenge que la magie de Merlin, fils d'un démon incube, a transportés d'Irlande. Elle renvoie à la roue païenne de la fortune, éternel retour d'un cycle perpétuellement renouvelé, aux antipodes d'une histoire orientée du salut, tendue de façon eschatologique vers la fin des temps. En revanche, cette verticalité chrétienne est le lot de la chevalerie celestielle, dont la Table du Graal, aux formes carrées, est le pôle répulsif de la Table Ronde du roi Arthur. Elle est dominée par la grâce que Dieu répand généreusement à son gré, se choisissant quelques combattants, attirés vers son Amour. Ces heureux élus progressent vers la sainteté dans une continuelle ascension. Ce sont, sans mauvais jeu de mots, des« empêcheurs de tourner en rond», à l'instar de Perceval brisant le cercle de croix du Mont Douloureux ou de Lancelot dispersant la carole magique. En contrepartie, la royauté apparaît bien mondaine. On dirait même que le roman n'a pas intégré la sacralisation croissante qu'elle connaît alors dans la liturgie, le droit et la théorie politique. Si le prince détient le monopole de la violence aux termes d'une potestas coercitive, il n'en demeure pas moins respecté en raison du prestige de son auctoritas, qui lui accorde de gouverner davantage par amour

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que par peur, aux termes du célèbre dilemme énoncé par Machiavel. Cette dualité du pouvoir a été nettement exprimée par le Droit romain et léguée par le bipartisme gélasien à la Chrétienté occidentale. Elle marque profondément nos conceptions politiques : elle a permis dernièrement à Paul Ricœur et à Hanna Arendt d'insister sur la notion de légitimité au détriment de la violence et de la force, que la philosophie politique de Max Weber ou Jürgen Habermas mettaient en avant. Au XIIe siècle, une conception théocratique tend, de même, à favoriser l' « autorité » du roi au détriment de sa « puissance ». Le Policraticus de Jean de Salisbury formule alors le principe de la ministérialité royale : « le prince est le serviteur de l'utilité publique et de l'équité.» L'idée d'un roi soumis à la loi au service de son peuple justifie même le tyrannicide, notion ressuscitée par Jean après une éclipse de plusieurs siècles. Inspiré de la théologie paulinienne, son ouvrage voit dans la société un corps, dont les membres gardent la santé ou souffrent ensemble : le roi en serait la tête et les chevaliers les mains. Cette théorie organiciste apparaît dans Le Conte du Graal et ses innombrables continuations, où la maladie du roi stérilise sa terre, devenue gaste. Aussi nuisible pourrait être l'engagement du monarque dans la chevalerie, surtout s'il n'en assume pas les valeurs, à l'instar de Méléagant dans le Chevalier de la charrette. Il est aussi excessif de présenter Arthur en roi fainéant qu'en roi chevalier, alors que les monarques guerroyant sans raison apparente, comme Marc ou Rion des Iles, sombrent souvent dans un impérialisme brutal. Même si, dans ce roman inclassable qu'est Perlesvaus, Arthur vainc le Chevalier Noir, il se contente ailleurs de combattre à la tête de ses armées, où ses chevaliers lui volent trop souvent la vedette en raison de leurs exploits individuels. Plus que guerrier, le roi est justicier : droituriers comme rois doit estre, lit-on dans La Mort le roi Artu. Il applique ainsi la même loi qui lui lie les mains eu égard à la ministérialité de sa fonction. Ce même roman monte en épingle les péchés et les abus d'autorité du roi, contesté par le pape. Le respect du bien commun impose au prince de se plier à une loi qui le dépasse. Un esprit de service similaire érige Arthur en défenseur de l'Église. D'un autre ordre est toutefois la croisade, toute tendue vers l'accomplissement des temps eschatologiques. En tant qu'homme et neveu maternel du roi, Gauvain y participe, tandis qu'il combatles Perses à Jérusalem au nom du pape, son tuteur. La bannière blanche à croix vermeille des Premiers faits, où Arthur élargit par ses combats l'espace de la Chrétienté au détriment des païens, correspond certes à la croix de Saint-Georges

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adoptée par la couronne d'Angleterre, mais aussi au signe emblématique des Templiers. En définitive, même exercées par Arthur, la fonction militaire et la fonction judiciaire sont déléguées aux chevaliers, mains de la tête qu'est le roi dans le corps social de Jean de Salisbury : le chevalier errant ordonne et civilise tout comme les juges itinérants des rois Plantagenêt d'Angleterre, collaborant au désenchantement et à la politisation du monde à partir de la cour. Cette similitude des tâches d'Arthur et des chevaliers de la Table Ronde n'intervient cependant que dans la subordination. Le roi est toujours obéi et servi par ses délégués : il ne s'abaisse nullement au rôle du primus inter pares. Le pouvoir lui vient directement de Dieu par une sorte d'élection, dont l'épisode del' épée du perron est la parfaite illustration allégorique. Et ce que la Providence ne lui a pas octroyé directement, il l'a arraché à la tête de ses troupes en matant les révoltes aristocratiques dans son royaume et en écrasant les païens au-delà de ses frontières. Des nuances s'imposent cependant à ce schéma. Keu rappelle continuellement à Arthur qu'il doit se plier à la coutume léguée par une tradition ancestrale. Le roi est, de plus, proche de ses hommes, qu'il pousse personnellement vers l'aventure. En somme, dans la littérature des xne et xrne siècles, il ne jouit pas encore de la majesté distante que lui accorderont le césaropapisme et l'aristotélisme politique à la fin du Moyen Âge. Son rapport à la sacralité va de pair : Arthur« manque la modération, l'esprit ascétique et, avant tout et surtout, l'aura de sainteté » de Saint Louis. Sans être donc un chevalier parmi d'autres, Arthur n'incarne pas encore l'absolutisme moderne. Il est un roi de transition. Un archaïsme similaire transparaît dans l'organisation spatiale de la cour, d'où le privé, l'intime et l'aparté sont bannis. C'est toujours en public qu'y agit le roi. Le secret ne fait pas partie de ses méthodes de gouvernement. Les messagers et les émissaires font irruption dans la salle du banquet pour dire haut et fort les affaires politiques. Au même endroit, les sentiments et les passions, comme le deuil ou la soif de vengeance, s'expriment de façon bruyante. Ce lieu gardera même une «tombe curiale», alors qu'un cadavre y est exposé pendant plus d'un an. À ce propos, la sépulture d'Arthur mérite un chapitre à part. Peu de médiévistes ont, à ce jour, traité de sa découverte à Glanstonbury en 1191 avec autant de finesse que l'auteur. À ses yeux, l'invention des restes d'Arthur et de Guenièvre dans ce monastère est davantage l'affaire des moines que d'Henri II ou de Richard Cœur de Lion. Elle sert certes à arrêter l'espoir breton des Gallois résistant à l'expansion anglo-normande ou à démontrer

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l'existence contestée de l'ancêtre glorieux des Plantagenêt. Elle recèle une dose indéniable de propagande politique. Mais elle aide davantage la pastorale ecclésiastique sur l'Au-delà, qui ne saurait être l'Autre Monde de l'Ile de Verre, d'où dieux évhémérisés et troupes de revenants viennent communiquer avec les mortels. Le roman courtois n'adhère guère à cette fermeture d'Avalon, après avoir dressé l'acte de décès de son hôte en bonne et due forme. Il continue de perpétuer le doute sur la survie féerique d'Arthur. Dans cette littérature profane, la royauté échappe partiellement à l'Église. Il en va tout autrement avec la chevalerie celestielle, second axe autour duquel l'auteur articule sa réflexion. Les romans qui lui sont consacrés chassent les fées volages d'Avalon pour y mettre à leur place la relique eucharistique tant recherchée. Comme l'avait démontré Étienne Gilson, ils sont hantés par le thème de la grâce, développé par saint Bernard et ses disciples cisterciens. Ils croient ainsi à l'élection divine d'un personnage et même de sa sainte lignée, tout en préservant son libre arbitre. Le choix personnel entre la poursuite des biens et la gloire de ce monde, d'une part, et le combat ascétique menant vers le salut, de l'autre, est toujours possible, à l'image du carrefour devant lequel Perceval hésite entre la chevalerie terrestre et la chevalerie celestielle. Chutes spectaculaires, rachats généreux ou persévérances sans faille dans le bien se succèdent ainsi au fil des récits. Lancelot, un jour adultère, n'est pas à la hauteur du don reçu de la Providence, mais sa pénitence sera exemplaire. En revanche, son fils Galaad répondra à l'appel divin jusqu'au bout et sans faille. Dans une conception augustinienne de l'homme, la liberté individuelle, guidée certes par la grâce, est toujours présente ; ni la fortune, ni le destin ni le diable ne peuvent l'empêcher. Ces thèmes sont suffisamment présents dans le roman arthurien pour qu'à la translation de l'Empire et du Savoir (translatio imperii et studii) des auteurs carolingiens, attentifs au déplacement progressif vers l'Ouest de toute civilisation, Catalina Gîrbea ajoute la translation de la grâce, qui, elle aussi, s'accomplit vers le couchant depuis la Terre Sainte jusqu'à la Grande-Bretagne. Le chevalier errant devient ainsi un miles viator, en pèlerinage vers l'Au-delà. Il ne fait qu'avec parcimonie usage de la violence, dévalorisée et tout au plus encadrée. Sone de Nansay condamne même, de façon certes exceptionnelle, la mission par l'épée, refusant la demande du pape Milon (qui porte un nom rappelant de façon étonnante le légat pontifical dont l'assassinat déclencha la croisade albigeoise) de

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combattre les Sarrasins. Ce guerrier pratique la confession fréquente, assiste à la messe quotidienne et respecte la chasteté, le jeûn et la pauvreté. Dans son inlassable itinérance, il« purifie» un espace que le roi ne pouvait guère qu' « ordonner ». Toutefois, il se passe le plus souvent de la médiation sacerdotale: par l'oraison, il communique directement avec Dieu et a, tout au plus, recours à des ermites non ordonnés. Détenteur du Graal par une intervention divine, Joseph d'Arimathie n'a pas reçu les ordres sacrés. Il est pourtant, avec les Apôtres, l'un des premiers évangélisateurs, messager efficace de la bonne nouvelle. Ce livre contient d'excellentes pages sur l'usage de la parole et sur la communication. Fondées sur les méthodes récentes de l'analyse du discours, elles soulignent la relation dialogique entre le locuteur et l'allocutaire : empathie, légitimité du preneur de la parole, itération du discours, part du logos et du pathos sont soigneusement analysés. Certains protagonistes du roman arthurien « convainquent » (de convincere, «vaincre ensemble »), d'autres « persuadent» (de persuadere, perse ducere, « amener, tirer vers soi-même »). Les uns prononcent un discours contraignant et violent en public, d'autres préfèrent la persuasion en privé. Merlin, grand orateur, interprète des signes des temps, appartient à la première catégorie; c'est un prophète au sens biblique du terme. En ce qui concerne la seconde catégorie, si le prêtre fait l'exégèse de la Révélation, il n'emporte pas l'adhésion de son interlocuteur aussi facilement quel' ermite, le chevalier ou le prédicateur. Cette communication est avant tout orale. La lecture et l'écriture ne sont guère valorisées pour les laïcs, qui parlent ou chantent, à l'image de Tristan, plutôt que de recourir aux lettres. Cette vocalité ne présente guère qu'une exception de poids : les missives de Lancelot à la reine. Sa prépondérance surprend quand on connaît, par exemple, le prestige dont jouissait le« chevalier lettré » (miles literatus) à la cour des premiers Plantagenêt. Aussi frappante est la façon dont Arthur demande à ses clercs de lui lire une lettre compromettante envoyée par Guenièvre; il préfère sans doute montrer qu'il dispose d'un entourage prêt à l' obéir, plutôt que de démentir la maxime alors en vogue : « un roi sans lettres est un âne couronné. » Dans les romans, le prestige découle de la prise de la parole en public et de l'histoire que l'on raconte devant ses pairs à l'instar de Calogrenant. Le décrochage entre la fiction et les valeurs curiales semble, sur ce point, remarquable. Comme l'écrit l'auteur, « Henri II passe pour un grand protecteur des lettres ; Arthur dans la tradition antérieure, par contre,

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est surtout le pilier d'un engrainage fonctionnant sur le principe de l'échange oral». Cette intuition est corroborée par une étude iconographique des miniatures des manuscrits mettant en scène la prise de la parole ou sa mise par écrit. Une fois parvenu à la fin de cet ouvrage, le lecteur aura compris combien la dialectique, pétrie d'attirance et de répulsion, entre la royauté et la chevalerie celestielle est pertinente. Le héros de la Queste del Saint Graal doit nécessairement quitter la cour mondaine, se retrancher de l'espace dominé par le roi, pour parfaire sa relation avec Dieu. Arthur accuse amèrement Gauvain de trahison pour cet abandon de Camelot. S'il veut s'épanouir personnellement, le chevalier doit pourtant errer à l'aventure, parcourant et donnant du sens aux marches, parsemées d'îles, forêts, châteaux et tombeaux. Au bout de cette traversée, il entamera une conversation avec l'ermite, qui tout comme lui est l'ancêtre de l'individu moderne en raison de leur choix de la marginalité. Son voyage sera intérieur ou ne sera pas. Et c'est aussi à ce voyage que nous invite le beau livre de Catalina Gîrbea.

Martin Aurell Professeur d'Histoire du Moyen Âge à l'Université de Poitiers - C.E.S.C.M. Institut Universitaire de France

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REMERCIEMENTS

Ce travail, issu de ma thèse de doctorat, doit beaucoup à de nombreux chercheurs ou amis, trop nombreux pour que je puisse tous les mentionner. Ma dette humaine et scientifique envers Martin Aurell, professeur d'histoire médiévale au CESCM de Poitiers et membre senior de l'IUF est trop grande pour être exprimée correctement en quelques lignes. Sa vaste érudition, les relectures qu'il a faites de mes pages, les longues discussions sur la politique arthurienne, son esprit de controverse, son soutien amical et la confiance qu'il m'a toujours témoignée m'ont apporté une aide inestimable Je ne saurai jamais remercier M. Claudio Galderisi, professeur de littérature médiévale au CESCM de Poitiers, qui a dirigé ma thèse, de ses judicieux conseils, mais aussi et surtout de la finesse avec laquelle il a respecté mes idées même quand il ne les embrassait pas totalement et de l'attention avec laquelle il a suivi mon travail. Ma gratitude va également envers Mme Dolores Toma, professeur de littérature française à l'Université de Bucarest, qui a co-dirigé ma thèse du côté bucarestois, et dont la connaissance de l'anthropologie del' espace m'a été d'une grande aide. M. Ioan Pânzaru, professeur de littérature médiévale à l'Université de Bucarest, m'a accordé plus d'une fois ses conseils sur la théologie de la grâce et a corrigé mes traductions du latin. Je tiens également à remercier d'autres enseignants-chercheurs qui ont pris un peu de leur temps pour m'envoyer un document ou me donner une information : Mme Edina Bozoky, professeur à l'Université de Poitiers, M. K. Busby, professeur à l'Université de Wisconsin-Madison, M. Jean Flori, directeur de recherches au CNRS, M. Robert Halleux, membre de l'Institut, M. Radu Toma, professeur à l'Université de Bucarest, M. Philippe Walter, professeur à l'Université de Grenoble, M. Michel Zink, Professeur au Collège de France, membre de l'Institut. Ma reconnaissance va aussi vers Mme Marie-Hélène Debiès, directrice de rédaction des Cahiers de Civilisation Médiévale, pour sa disponibilité en matière de renseignements bibliographiques aussi bien que pour son soutien chaleureux. M. Viorel Visan, Directeur du Département de Français de l'Université de Bucarest, a toujours fait preuve d'une grande compréhension lors de chacune de mes périodes de recherches à Poitiers, en dépit de mes tâches d'enseignement au sein du Département. Les collègues médiévistes m'ont parfois aidée avec une référence ou un conseil, il est juste que je les

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REMERCIEMENTS

mentionne : Catherine Daniel, Esther Dehoux, Cristian Ducu, Adrian Papahagi, Stéphane Rivet, Xavier Storelli. Enfin, mon travail n'aurait jamais pu aboutir sans le soutien moral de mes amis, particulièrement Cristina Tudor et Lidia Cotea, et de ma famille, surtout de ma mère, disparue récemment. C'est en sa mémoire que j'ai mené à terme le travail à ce livre.

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INTRODUCTION

S'appliquer à une recherche sur la royauté et la chevalerie celestielle ne signifie pas chercher à tout prix à faire coïncider ces deux notions avec des personnages, avec les figures du monde romanesque dont les ombres incarneraient ces deux représentations. Ce que cette étude se propose est de reconstruire et d'analyser les deux systèmes de valeurs qui régissent le monde arthurien. La royauté et la chevalerie celestielle seront perçues comme deux complexes de valeurs, qui fondent et dynamisent la matière romanesque. Parler de la chevalerie celestielle à travers la matière arthurienne renvoie tout de suite au roman La Queste del Saint Graal. Effectivement, c'est dans ce texte que voit le jour, pour la matière arthurienne, l'expression de« chevalerie celestielle »avant qu'elle soit reprise dans le Tristan en prose. Dans le cadre d'une interprétation de type onomasiologique, le terme« celestiel »1 n'apparaissant que dans la Queste et dans le Tristan en prose, on pourrait penser que ces deux romans sont les seuls à intégrer cet idéal chevaleresque. Cependant, nous partons du principe que les traits essentiels qui définissent la chevalerie celestielle émergent aussi dans d'autres romans arthuriens, de manière fragmentaire. Quels sont les éléments utilisés par la Queste afin de rendre identifiable et reconnaissable cette chevalerie que les auteurs appellent celestielle ? Le roman nous en fournit une définition assez didactique et transparente sur la question : les chevaliers qui poursuivent cet idéal doivent opérer un choix radical, en quittant la vie guerrière mondaine ou tout simplement la vie guerrière : «Si ne devez mie cuidier que ces aventures qui ore avienentsoient >, efficace dans le sens où il est un canal de transmission des vérités éternelles de la foi. c) La mystique du Graal

À travers ces deux perspectives que nous voyons plutôt comme complémentaires, nous retrouvons l'essentiel de la mystique du Graal dans le corpus de fiction arthurien. Nous retrouverons les deux manières de connaître Dieu et les deux principes d'intellection du divin, par la vue et par la parole. N'oublions pas que les romans du Graal se situent non seulement à un « carrefour idéologique » dans un sens politisé, mais aussi à un croisement de spiritualités et de croyances. Ayant largement puisé dans les idées qui les entourent, les auteurs ont fini par fondre dans l'immense four de la création romanesque tout un amas de représentations31 •

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Ibidem. Cf. S. VECCHIO, "Les langues de feu. Pentecôte et rhétorique sacrée dans les sermons des Xll'-Xlll' siècles», dans La parole du prédicateur (Ve-XVe siècles), dir. R. M. DESSI et M. LAUWERS, Nice, 1997, p. 255-269. 30 N. BÉRIOU, op. cit., p. 272. 31 À ce sujet voir K. M. TALARICO, " Romancing the Grail. Fiction and Theology in the Queste del Saint Graal '"dans Arthurian Literature and Christianity, 1999, p. 29-59. L'auteur souligne entre autres la prétention de la fiction arthurienne de construire sa propre" théologie » (p. 30) 29

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LA GRÂCE ET LA FORTUNE

Le Graal peut s'expliquer à travers la grâce du Saint-Esprit. Étienne Gilson ayant admirablement dégagé les traits du Graal qui sont supposés renvoyer à l'idée de grâce, nous ne nous attarderons pas là-dessus. Néanmoins, vu que l'analyse du philosophe insiste surtout sur la Queste, nous préciserons que dès Robert de Boron nous retrouvons l'idée que le saint calice est une source de grâce inépuisable et, dans un passage, grâce et Graal sont clairement synonymes contextuels: « Meisjoseph leur ha commandé/ Que il revignent chacun jour/ A cele grace sanz demour » 32 • De surcroît, le Tristan en prose, bien que plus tardif, garde cette signification extrêmement riche et productive. Dans l'histoire du Graal racontée par Hector, il est question de la « grasce del Saint Graal » et le saint calice est la coupe de laquelle Jésus remplit de grâce les Apôtres : « Et de celui galisce raemplist li fiex Dieu ses desciples du Saint Esperit a Monte Syon ... » 33 • La connaissance de Dieu, les retrouvailles de la créature avec son créateur, voilà tout le problème que pose le Graal, ce mythe tellement déconcertant de la légende arthurienne 34 . Le sommet, le comble vers lequel tendent les chevaliers de la cour arthurienne est ce délice immense et intense de l'union avec Dieu, ce désir de fondre et oublier son altérité, de recouvrer la ressemblance primaire dans la lumière aveuglante du Graal. Néanmoins, signalons que les textes arthuriens ne soulignent pas de manière explicite l'idée d'union de l'être avec Dieu35 . 32

joseph d'Arimathie, éd. R. O'GORMAN, Toronto, Pontifical Institute ofMedieval Studies, 1995, v. 2592-2594, p. 256. La version en prose garde cette synonymie de contexte. 33 Tristan en prose, éd. sous la dir. de P. MÉNARD, 9 t., t I, éd. P. MÉNARD, t. Il, éd. M.-L. CHÊNERIE et T. DELCOURT, t. III, éd. G. ROUSSINEAU, t. IV, éd.J.-C. FAUCON, t. V, éd. D. LALANDE, t. VI, éd. E. BAUMGARTNER et M. SZKILNIK, t. VII, éd. D. QUÉRUEL et M. SANTUCCI, t. VIII, éd. B. GUIDON et]. SUBRENAUT, t. IX, éd. L. HARF-LANCNER, Genève, Droz, p. 255. 34 E. ANITCHKOFF rattache les mystères du Graal aux miracles de l'eucharistie, cf. "Le Saint Graal et les rites eucharistiques'" Romania, 55, 1929, p. 174-194. L'auteur souligne que les bienfaits du Graal sont ceux que dispense la Rédemption chrétienne (p. 194). C'est en effet une interprétation qui doit beaucoup à Robert de Boron, mais nous devrions rappeler que dans la Queste la vision suprême du Graal dépasse les rites fonctionnels eucharistiques. Nous pensons que justement le Graal est dans ce roman un effort de dépasser le rite et de saisir de manière directe !'essence du divin. 35 Comme le remarque aussi M. de COMBARIEU, "Voir Dieu ou !'Apocalypse du Graal'" PRIS-MA, XI, 1, 1995, p. 56. L'auteur souligne avec finesse que l'histoire du Graal est une affaire de compréhension et non pas de possession. Pour nuancer quelque peu ce point de vue, nous dirions que dans certains textes comme le Parzival ou la Continuation de Manessier, la royauté du Graal qui comble le héros risque malgré tout de glisser vers l'idée de possession.

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LA CHEVALERIE CELESTIELLE ET LA GRÂCE

Si Chrétien de Troyes avait laissé dans l'obscurité les significations du Graal, il y a un aspect que l'on ne saurait ignorer: le calice est parole, il est verbe qui doit se dévoiler. Plus tard, Gerbert n'hésite pas à le définir de manière claire et précise comme image totale de la divinité, réunissant les secrets et en même temps l'oeuvre de Dieu dans le monde : « Lors si porriez asalder, / Et lors si porriez demander / Et del Graal et de la Lance, / Et sachiez bien toute affiance / Qu'adont savrez la verté fine, / Les secrez et !'oeuvre devine » 36

À un autre endroit, le Graal se mue en symbole du savoir total de la foi et de la divinité que l'on ne peut oser regarder en face: « Einsi con l'estoire devise, /Li rois Mordrains vit le Graal, / La sainte chose esperital, /Avant ala sanz plus atendre, / Qu'a l'esgarder voloit entendre / por les grans merveilles savoir, / Mais il ne fist mie savoir/ De che qu'il volt avant passer, / Car nus cuers ne porroit penser, /Langue dire, ne oeus veoir /Les grans merveilles, par pooir /Du saint Graal... » 37

Même si dans ce texte la vérité du Graal semble incommunicable, n'oublions pas que Perceval chez Gerbert et Manessier pose des questions et il attend des réponses. C'est donc par le biais de l'enseignement qu'il peut se préparer à la vue des secrets divins. Cette appréhension des secrets divins, c'est ce que le lecteur connaissant déjà le passage sur Mordrain, attend ! Mais la révélation finale du Graal ne correspond, chez Gerbert, qu'à une révélation faite par la parole: le Roi Pêcheur juge Perceval suffisamment digne pour qu'il entende les grands secrets du Graal. Dans cette perspective, la symbolique de la Bête Glatissant telle qu'elle apparaît dans ce roman n'est peut-être pas aussi creuse que la critique se plaît à la considérer : dans un roman centré sur la parole, sur le verbe efficace et rédempteur, le manque d'attention des fidèles quand le prêtre parle peut logiquement passer pour un péché capital 38 . Le Didot-Perceval est encore plus explicite sur ce point: à la fin de sa quête, Perceval apprend et entend ce que le Christ avait dit à Joseph dans la prison, ce que celui-ci avait, à son tour, enseigné à Bron. Néan-

36 GERBERT DE MONTREUIL, Continuation Perceval, éd. M. WILLIAMS, Paris, 1922, t. I, v. 38-42. C'est nous qui soulignons. 37 Ibid., v. 10518-10528. C'est nous qui soulignons. 38 Ibidem, p. 55. C'est le Roi Ermite qui explique au héros que la bête signifie les chrétiens qui font trop de bruit dans l'Église lors de la messe.

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LA GRÂCE ET LA FORTUNE

moins, n'oublions pas que le Seigneur avait aussi parlé de la vue du Graal et pas seulement de la communication de ses secrets : « Tout cil qui ten vesse! verrunt / En ma compeignie serunt, / De cuer arunt emplissement /Et joie pardurablement. /Cil qui ces paroles pourront/ Apenre et qui les retenrunt /As genz serunt plus vertueus, /A Dieu assez plus gratïeus ,, 39 •

La vue du calice provoque donc la jubilation du fidèle, mais c'est par le discours qu'il aura « plus » de grâce. Le regard et la parole viennent en complémentarité, définissant le miracle du Graal. D'ailleurs plus loin, un ange du Seigneur mentionne les «saintes paroles douces et précieuses» que le Christ a dites àjoseph et qui doivent être transmises à l'élu 40 • C'est le Perlesvaus qui inaugure la représentation du Graal comme mystère divin que l'on saisit uniquement par la vue dans ses diverses formes. Les cinq « muances » du Château du Graal devant le roi Arthur déplacent l'accent de la parole et du verbe sur la révélation directe, incommunicable et totale, puisque les cinq formes apparaissent toutes en même temps. Et comment pourrait-on ignorer ce qui est dit dans la Queste à propos du Graal, vu comme une réalité incommunicable? «Sire, toi ador ge et merci de ce que tu m'as acompli mon desirrier, car ore voi ge tot apertement ce que langue ne porroit descrire ne cuer penser. Ici voi ge !'a comencaille des granz hardemenz et!' achoison des proeces ; ici voi ge les merveilles de totes autres merveilles ! Et puis qu'il est einsi, biax dolz Sire, que vos m'avez acomplies mes volentez de lessier moi veoir ce que j'ai touzjors desirré, or vos pri ge que vos en cest point ou je sui et en ceste grant joie soffrez que je trespasse de ceste terriene vie en la celestiel. » 41

Avec la Queste, il semble que nous sommes dans le registre de la vue et de la saisie immédiates42 • De surcroît, les avertissements très nombreux que reçoivent les héros arthuriens trop curieux ou trop empressés de voir le Graal (avertissements inexistants dans le Perlesvaus) rappellent cette vision de la foi en miroir et en énigme qui ne 39

Joseph, éd. citée, v. 917-924, p. 110. C'est nous qui soulignons. Ibidem, v. 3332-3333, p. 322. 41 Queste, éd. citée, p. 278. Nous devons malgré tout nuancer ici que le Graal est appelé " merveille ''> ce qui fait basculer sa signification dans un champ plutôt laïc. 42 Un autre roman qui privilégie la connaissance du Graal par la vue est l'fütoire. Voir aussi à ce sujet M. SÉGUY, Les Romans du Graal ou le signe imagi,né, Paris, Champion, 2001, p. 164 sq. 40

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peut être découverte que lorsque le fidèle fait preuve d'une pureté parfaite. Ainsi, une voix interpelle Bohort dans le Lancelot en prose: "Boorz, ne vien plus avant, car tu n'ies pas dignes de veoir plus que veu as des secrees choses de ceanz. Et se tu sus cestui deffens ies si eschaperas ja sanz perdre le pooir des membres si conme d'aler et de veoir et seras toz dis ausi corne une piece de fust, et ce sera domage, car trop ies preus et hardiz. ,, 43

Par ailleurs, l'histoire du roi Mordrain qui resta meshaigné à jamais pour avoir osé regarder dans le calice alors qu'il avait déjà été prévenu de ne pas le faire par la même voix céleste, nous semble assez révélatrice de ce que signifie essayer de forcer ou de percer les secrets du saint Graal. Nous retrouvons dans la Continuation de Gerbert l'idée de Guillaume qu'il ne faut pas tenter de percer les mystères divins en faisant leur siège par la force. Pour Guillaume il s'agit des armes de la raison dressées par la scolastique naissante. Chez Gerbert cela se retrouve symboliquement dans l'épisode extrêmement intéressant où notre héros se précipite à ouvrir une porte moitié blanche moitié noire, en frappant avec son épée et en demandant impérativement qu'on lui ouvre. Un prud'homme finit par ouvrir et lui dit qu'il se trouve devant le paradis terrestre et que la manière dont il avait tenté d'y entrer allait lui valoir encore sept ans d'errance loin du Graal44 • Les nombreuses mises en garde que les héros arthuriens écoutent le long de leur parcours ne les détournent pas de leur quête. Que cela puisse être l'effet d'un orgueil démesuré, ou d'un désir de gloire mal comprise, comme c'est parfois le cas de Gauvain ou d'autres chevaliers, nous ne le nions pas. Mais pour des esprits comme Lancelot ou comme le roi Mordrain, la force qui les mue, qui les soutient, qui les détermine à regarder au fond de la sainte coupe au risque de leurs vies, est ce désir de voir la face de Dieu quel que soit le prix à payer. Cette folie suicidaire qui pousse l'un après l'autre nos héros à se faire tuer ou meshaigner, juste pour regarder apertement le Graal, n'est rien d'autre que l'amour, dans sa forme la plus totale et la plus intense, l'amour spirituel. Néanmoins, la Queste met en scène un système unique de représentations du Graal qui réunit en même temps la parole et la vue tout en tranchant des étapes d'évolution jusque là non définies. Ainsi nous assistons d'abord à la simple vue du Graal, dans le sens littéral du 43 44

Lancelot en prose, éd. A. MICHA, Paris/Genève, Droz, 1978-1983, t. V, p. 271. Continuation Perceval, éd. citée, t. 1, p. 9.

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terme. Arthur et toute sa cour peuvent le voir, sans rien y comprendre et sans y rester meshaignés non plus. Ils auront néanmoins l'occasion d'être« repeuz de la grasce du Saint Esperit »et« enluminez »45 • Par la suite, les douze élus de la quête communient du saint calice de la main du Christ, qui leur donne en même temps des explications verbales (peu ésotériques, par ailleurs, puisque l'auteur n'hésite pas à les reproduire) : « Ce est !' escuele qui a servi a gré toz cax que j'ai trovez en mon servise ; ce est l'escuele que onques homs mescreanz ne vit a qui ele ne grevast molt. Et por ce que ele a si servi a gré toutes genz doit ele estre apelee le Saint Graal. Or as veu ce que tu as tant desirré a veoir, et ce que tu as convoité. Mes encor ne l'as tu pas veu apertement corn ty le verras ,, 45

Déjà le Christ trace une évolution ultérieure lorsqu'il annonce à Galaad que ce n'est pas tout, et qu'il verra le Graal encore plus« apertement ».Cette vision des choses présente une grâce qui est accordée par degrés et de manière quantitative : plus de grâce apporte plus de révélations, et certains chevaliers ont plus de grâce que d'autres. C'est dans cette perspective et sans perdre de vue cet aspect graduel et quantitatif de la grâce, que l'on comprendra mieux comment elle structure la chevalerie et le système de valeurs arthurien. La vue reste donc dans la Questeet dans les textes qui s'y réclament la manière essentielle de connaître Dieu et, surtout, la plus élevée, alors que la parole vient expliquer là où la compréhension directe et immédiate fait défaut. Le Graal semble essentiellement perçu comme un objet-senefiance qui se donne à voir. 2. Quelques simples affaires de lignages Qu'en est-il du lignage dans la littérature arthurienne? Est-il uniquement un facteur de destruction et de mort, comme nous n'avons que trop tendance à considérer après avoir lu la magnifique clôture arthurienne de la Mort Artu? La grâce qui descend sur les chevaliers est-elle strictement et uniquement individuelle ? Les malédictions tombent comme la foudre sur l'homme arthurien sans aucun rapport avec son entourage ? Que serait Galaad sans son père et sa mère ? Que serait Lancelot sans sa mère ? La grâce descend-elle sans aucun rapport avec le lignage ? Les cycles en prose nous donnent plutôt des

45 46

Queste, éd. citée, p. 15. Ibidem, p. 271.

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raisons de penser que la famille, les ancêtres, comptent pour beaucoup dans le devenir des héros dans la grâce du Saint Esprit. C'est au niveau des problèmes de lignage que nous retrouvons confondues mystique de la grâce et idées sur la prédestination. C'est à travers les sinuosités des liens de parenté verticales ou horizontales que le destin fait irruption en dépit de la couche théologique qui recouvre les romans et se place en travers du devenir chrétien de la chevalerie. Il est vrai que sur ce point la théologie du temps semble avoir plutôt négligé cet aspect que l'on appellera, faute de mieux, lignager et collectif, pour se pencher sur la conscience personnelle du chrétien à la recherche de Dieu. Le rôle des parents du point de vue de la grâce est malgré tout assez limité. Néanmoins, n'oublions pas que les généalogies saintes et compliquées sont avant tout un modèle biblique, que Jean Baptiste ou même Jésus ont des aïeuls bienheureux et qu'il est dit dans les Saintes Écritures que l'on connaît l'arbre par le fruit (Mt. 7, 18-19). Par ailleurs, la logique arthurienne se montre plus d'une fois explicite sur ce point. Pour ne prendre qu'un exemple, le discours qu'un ermite fait à Bohort dans la Queste est riche de significations pour notre propos : « Car si corn Nostre Sires dit, li bon arbrés fet le bon fruit, vos devez estre bons par droiture, car vos estes le fruit del tres bon arbre. Car vostre peres, li rois Boors, fu uns des meillors homes que je onques veisse, rois piteux et humbles ; et vostre mere, la reine Éveine, fu une des meillors dames que je veisse pieca. Cil dui furent un sol arbre et une meisme char par conjonction de mariage. Et puis que vos en estes fruit vos devriez estre bons quant li arbre furent bon. ,, 47

D'autre part, aucun texte n'est plus clair sur la question que le Joseph de Robert de Boron. Joseph d'Arimathie, le héros qui pratiquement crée le Graal, reçoit l'ordre de livrer le saint calice à son beaufrère, de lui enseigner tous les secrets que le Saint-Esprit lui avait enseignés et enfin de lui donner. . .la grâce. Bron saura plus tard les transmettre à sa descendance : « Quant le veissel a Bron donras /Et grace et tout li bailleras,/ Et tu seras desseisiz, / Ces feiz mout bien touz acompliz, / Adonques s'en ira Petrus » 48

47

Ibidem, p. 165.

48

Joseph, éd. citée, v. 3379-3383, p. 326.

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Quoi de plus clair que l'existence d'une lignée des gardiens du Graal, qui, après tout, se trouve à la base de la légende du saint calice ? Une sorte de morale héréditaire semble sous-tendre les mécanismes fictionnels et présider à l'évolution des héros si bien qu'on pourrait réellement parler de« grâce héréditaire »de la même façon qu'après tout, l'histoire d'Adam fait que l'on parle de la damnation héréditaire. Cependant, la sainteté de famille était au XIIe et XIIIe siècle surtout une affaire royale. L'étude monumentale de Marc Bloch sur laquestion des rois thaumaturges montre comment la grâce devient petit à petit héréditaire dans les grandes familles royales de la France et de l'Angleterre. D'autre part, André Vauchez, dans un passionnant article49, met à nu la manière dont la sainteté héréditaire prend corps et se maintient dans la famille royale hongroise tout le long du Moyen Âge. L'auteur souligne aussi, entre autres, que les cultes voués aux membres de la famille royale commencent le plus souvent par des mouvements de dévotion populaire, comme si l'imaginaire collectif avait besoin de doter les saints de quelque ascendance royale et princière50. Rien de pareil dans les lignages dont on va discuter plus loin. La sainteté de famille à travers la matière arthurienne semble plutôt l'apanage de la chevalerie, alors que la royauté arthurienne est dévalorisée et maudite. Nous constaterons, certes, que les auteurs ressentiront le besoin de doter malgré tout Galaad d'une ascendance royale, mais c'est toajours un chevalier et non pas un roi qui sera censé bénéficier de la grâce de ses ancêtres 51 . a) Perceval - ou la rupture avec le lignage arthurien Quel que soit le nom de son père, le premier héros du Graal n'est pas apparenté à la famille royale arthurienne, mais au Roi Pêcheur. Placer le héros du Graal hors du camp familial d'Arthur devrait signifier sa délivrance définitive de l'emprise des jeux de la Fortune et en même temps de la malédiction primaire. Que savons-nous, au juste, 49 A. VAUCHEZ, " Beata stirps. Sainteté et lignage en Occident aux XIIIe et XIVe siècles>>, dans Famille et parenté dans l'Occident médiéval, Actes du Colloque de Paris (6-Sjuin 1974), EHESS, dir. G. DUBY et]. LE GOFF, École Française de Rome, Rome, 1997, p. 397-411. 50 Ibidem, p. 398. 51 Concernant la famille du Graal, nous renvoyons à l'article fondamental de G. D. WEST, " Grail Problems, II : The Grail Family in the Old Verse Romances "• Romance Philology, 25, no. l, 1971, p. 53-73. L'auteur parle uniquement de la famille de Perceval, en montrant tous les changements dans l'arbre généalogique d'un auteur à l'autre.

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de la famille de Perceval chez Chrétien? Rien sauf que ses parents viennent des îles de la mer, et que son père semble avoir été vassal d'Uter Pendragon 52 . Dans l'adaptation allemande de Wolfram, nous apprenons les noms de parents de Parzival, Gahmuret et Herzeloyde, mais c'est tout. Néanmoins, à la différence de Chrétien, l'auteur allemand choisit de donner une descendance à son héros en plus de la royauté du Graal. Tout comme les Continuations annoncent que Perceval aura un descendant croisé, le Parzival prévoit la naissance de Lohengrin, le fils du protagoniste. Chez Chrétien aussi bien que chez Wolfram, Perceval fait partie d'un lignage béni, destiné à la royauté du Graal et, de plus, il apparaît en hypostase de fondateur d'une sorte de dynastie du Graal 53 . La souveraineté de ce lignage sacré annonce et préfigure la royauté de la Jérusalem céleste. Dans le cycle de Robert de Boron, Perceval est le fils d'Alain le Gros, donc le petit-fils de Bron (ou le Roi Pêcheur) ; le héros du Graal n'entretient aucun lien, qu'il soit spirituel ou de sang, avec la famille du Pendragon. Dans le Didot-Perceval on le verra à l' oeuvre, investi de la grâce du Saint-Esprit. Dans les Continuations, on trouvera malgré tout le héros placé dans un rapport de filiation avec Arthur, mais bien évidemment de filiation spirituelle. Les grands cycles en prose parachèvent cette rupture entre le lignage du meilleur chevalier et celui du roi Arthur : dans le LancelotGraal et dans le Tristan en prose, aussi bien que dans la Suite Merlin, c'est Galaad que l'on rencontrera, le héros libre de toute attache de sang par rapport à la descendance d'Uter. b) Perlesvaus - quelques compliquées affaires de lignage La situation des lignages et des familles semble beaucoup plus compliquée que l'on ne puisse le penser dans l'étrange roman Perlesvaus. En lisant ce texte nous avons l'impression qu'au niveau des liens de parenté, nous sommes devant une famille polycéphale où la grâce et la malédiction, la fortune et la prédestination divines' entrecroisent

52

Le Conte du Graal, éd. C. MÊLA, Paris, Le Livre de Poche, 1990, v. 413-418: "Si chaï en grant provreté. / Apovri et desserité /Et essillié furent a tort/ Li gentil home aprés la mort / U ter Pendragon, qui rois fu / Et pere Io bon roi Artu ,, . Par ailleurs nous apprenons aussi que les deux frères aînés de Perceval vont se faire adouber aux cours des rois d'Escavalon et de Gomorret. 53 Voir à ce sujet H. KOLB, Munsalvaesche. Studien zum Kyotproblem, Munich, Eidos Verlag, 1963, p. 54 sq.

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et se confondent de manière continuelle54, et que le seul fil d'Ariadne dans ce labyrinthe familial reste le Graal et sa lumière. Perlesvaus garde de la tradition familiale de Perceval le nom du père du héros, un certain Julien le Gros, qui rappelle de façon étrange Alain le Gros, fils de Bron. Les rapports quis' établissent néanmoins entre Perlesvaus et le Roi Meshaigné se mettent en place par la mère du héros, Yglais. Elle est la soeur du Roi du Graal (ou le Roi Meshaigné) et en même temps du Roi Ermite et du Roi du Château Mortel. Les oncles de Perlesvaus méritent que l'on s'y attarde quelque peu, parce que leur nature et leurs rôles sous-tendent la destinée et le devenir du héros. D'abord le nom de la mère du Bon Chevalier rappelle étrangement l'Église. Cette femme qui reste seule en attendant son fils pour être sauvée de l'agression du Seigneur des Marais 55 , symbolise, selon la perspective allégorique qui éclaire tout ce roman complexe, la «Sainte Église» perdue et vulnérable devant les« Mores» (évidente incarnation de la« gent sarrasine » si bien connue dans les chansons de geste) sans la protection de son fils, du chevalier voué éternellement à son service. Les appels qu'elle lance continuellement à l'adresse de Perlesvaus, son attente désespérée, rappellent les discours du pape Urbain II qui pousse les chevaliers chrétiens vers la croisade. Nous pouvons penser également qu'en fin de compte l'agression d'une femme par ses frères, le secours que lui portent ses fils, sont autant de problèmes qui ne dépassent pas la sphère des relations féodales, et qu'il ne faut pas oublier que les veuves restaient parfois sans protection devant les membres de leurs propres familles 56 • Néanmoins, il serait assez difficile d'ignorer volontairement l' intentio auctoris, qui est d'aller bien au-delà de cette réalité de type social, ne serait-ce que par les noms que l'on attribue aux personnages. Le deuxième frère d Yglais est le Roi Ermite, qui a lui aussi un passé assez intéressant. Ayant renoncé à tout pouvoir politique, ce roitelet devient ermite et se voue à une sainte existence dédiée à Dieu. Mais ne soyons pas dupes ! La conversion du roi suit à un drame des plus 54

Selon M. SÉGUY, le lignage pourrait expliquer l'organisation du roman, puisque" plus que dans tout autre roman du Graal, la généalogie du héros éponyme étend ses ramifications à l'ensemble de l'histoire racontée.,, (op. cit., p. 359). 55 Perlesvaus, éd. W. A NITZE, Chicago, Presses Universitaires de Chicago, 1932, 1. 1080 sq. 56 M. AURELL constate la décadence des droits de la femme, et surtout de la veuve, à la suite de la montée du droit romain. Ainsi, aussi bien dans les régions méridionales que dans le nord, la veuve est plus protégée aux alentours de l'an mil qu'au XIIe et surtout au XIIIe siècle (cf. Les noces du comte. Mariage et pouvoir en Catalogne, ( 785-1213), Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, p. 234 sq. et La Noblesse en Occident, op. cit., p. 67 sq.).

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sanguinaires : son fils Joseu assassine froidement sa propre mère, ce qui provoque la destruction du château royal par la foudre divine, anéantissement sans fin, on pourrait le dire, puisque le château n'arrête pas de brûler depuis le jour du crime matricide. Le cousin de Perlesvaus est donc un chevalier damné, pire peut-être que Mordred, qui du moins a quelque raison de type politique d'attaquer et de finir par tuer son père. Le crime de Joseu est d'autant plus monstrueux qu'il est gratuit et rappelle la malheureuse destinée des héros antiques qui, tel Hercule, massacrent leur famille en proie à un aveuglement temporaire 57 . Certes,Joseu se convertit plus tard et on le retrouve aux côtés de Perlesvaus au moment de la conquête du Château du Graal, preuve que la grâce descend finalement sur lui 58 . Cependant le crime qui se trouve à la base de sa conversion, et pourquoi pas, de celle de son père ne peut pas être effacé si facilement. C'est un meurtre fondateur, qui génère la conversion, le meurtre qui accouche d'une spiritualité et d'une culpabilité rédemptrices. Ce type de crime est d'ailleurs assez souvent rencontré dans ce roman excessivement sanguinaire. Le troisième frère de Yglais, le Roi Pêcheur, est l'une des nombreuses figures qui dans ce texte, représentent le Christ. Ce souverain appelé (de manière tout aussi transparente que dans le cas d'Yglais) Messios 59 , renvoie à l'image du Christ souffrant, torturé et harcelé. Quant au Roi du Chastel Mortel, le dernier oncle de Perlesvaus, il se place à l'opposé de la figure du Roi Pêcheur, en incarnant les forces diaboliques contre lesquelles le chevalier élu est appelé à combattre. L'impossible pureté des lignages est aussi ce qui contribue à rendre ce roman plus obscur que d'autres et surtout accorde une place essentielle au crime fondateur, générateur de sainteté, de même qu'au crime auquel on s'affronte, en se définissant, par un travail de séparation et de délivrance d'une origine chargée de péchés, qui n'est 57

Pour la diffusion du mythe d'Hercule au Moyen Âge, voir l'article de C. GALDERISI,

" Virtus heroica et défi poétique au Moyen Âge. Le mythe d'Hercule entre représentation in absentia et moralisation chrétienne •>, dans Colloque international de Verona sur le mythe d'Hercule, 30-31 mai et !"juin 2002, Verona, Fiorini, 2003, p. 143-173. 58 J. N. CARMAN propose même de voir en lui une figure de l'Évangéliste Jean (cf." The

Symbolisme of the "Perlesvaus" "• PMLA, LXI, 1946, p. 45. Dans un article sous presse, " Conjointure et senefiance dans le Perlesvaus : les apories du roman - parabole ,, , A. STRUBEL conteste à juste titre les prétentions du Perlesvaus à être lu constamment en clef de lecture allégorique. Par ailleurs, l'auteur souligne que, en raison de sa grande incohérence, le roman ne peut pas être vu comme une somme des exempta tirés du Nouveau Testament (cf. La Rose, Renart et le Graal, op. cit., p. 266.) 59 Il semblerait que pour l'auteur du Perlesvaus le symbolisme du poisson, renvoyant au Christ n'ait pas été suffisant et c'est par le nom qu'il essaie de rendre l'image christique plus explicite.

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après tout que la conséquence de la faiblesse humaine qu'il faut laisser derrière. c) La parenté le roi Ban Issu du néant dans Le chevalier de la charrette, Lancelot acquiert un passé, une généalogie et une famille avec les cycles en prose. Non seulement la «parenté le roi Ban » fraye son chemin à travers les romans arthuriens comme une autre grande route à côté de la voie royale de la famille de Pendragon, mais les auteurs des romans commencent à accumuler de plus en plus de données bibliques dans Lancelot. La grâce est un don gratuit, certes, mais pourquoi descend-elle sur Lancelot? Notre chevalier, terrien dans une grande partie du Lancelot en prose, a des origines pour le moins intéressantes : par sa mère Évaine, il remonte jusqu'aux temps bibliques et il apparaît comme le digne héritier de David. En ligne verticale, le lignage de Ban mène tout droit à l'accomplissement de toutes les aventures et selon cette logique la conception de Galaad n'a rien de spectaculaire ou d'inattendu. La famille de Lancelot est la meilleure du royaume de Logres, la plus aimée, la plus comblée. Dans le Tristan en prose ce genre d'admiration trouve son expression la plus parfaite dans le discours même de Lancelot lorsqu'il se prépare à faire la guerre au roi Marc. En rappelant ses origines bibliques, le chevalier affirme sans trop de modestie que les descendants du roi biblique sont les fruits « si vertueus et si gracieus que de la bonté de lui (icelui arbre) est tous li reaumes de Logres enluminez». La mission de cette famille qui a reçu la grâce de Dieu est soulignée aussi par les compagnons de Lancelot : «Vous estes bon, vous estes bel. Vous estes li beneurez lignages que Dex a mandé el reaume de Logres pour mettre a fin les aventures perilleuses que nostre ancessor ne porent achever. » 60

La Queste préfère la métaphore des fleuves pour souligner non seulement la valeur mais aussi la fertilité de Lancelot en ligne directe. La révélation lui est faite au cours d'un songe, et un ermite lui explique le sens de son« avision ».Sa valeur lui vient en tout premier lieu de ses ancêtres, de la hautesce de son lignage 61 • Lancelot voit en fait sept roi rois et deux chevaliers, qui représentent ses aïeuls et son fils 60 61

Tristan en prose, éd.J. BLANCHARD, Klincksieck, 1976, par. 96, p. 129-130. Queste, éd. citée, p. 134.

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Galaad. Il se trouve donc à huit générations de la Passion. La vision de Lancelot s'explique par celle du roi Mordrain qui vit une nuit que de son beau-frère Nascien sortait un grand lac, et que ce lac se séparait en neuf fleuves, précisément les sept rois et les deux chevaliers que le fils de la Dame du Lac avait vus. Descendant d'une lignée royale, Lancelot nous apparaît comme le chevalier prédestiné par excellence. Néanmoins, si l'on se prend au jeu, on oublie les antécédents de cette famille bénie et bienheureuse, dont les représentants se trouvent tous au ciel entourés des anges 62 . Le roi Mordrain, ou Évalac après son baptême, est en fin de compte un roi païen converti par Joseph et par les merveilles du Graal. Mais il est également celui qui refuse d'écouter le conseil du Seigneur et s'obstine à regarder à l'intérieur du Graal, ce qui lui vaut une condamnation à l'éternité. C'est un roi, mais pas un bienheureux, puisqu'il est voué à l'impuissance éternelle jusqu'à la venue de Galaad qui peut le racheter. Au bout du lignage paternel de Lancelot on retrouve l'orgueil et le péché adamique. La force écrasante du lignage de Lancelot, la grâce descendue sur cette famille, se double d'un péché tout aussi écrasant à la base. Son ascendance paternelle, pour glorieuse qu'elle soit, ne réussit pas à cacher un fait essentiel, que c'est par sa mère venant en ligne directe de David que Lancelot hérite de la grâce et de tous ses dons. La Queste n'est pas le seul roman où Lancelot est confronté à son passé dans un rêve : il en va de même pour le Lancelot en prose, où il voit venir vers lui Lancelot son aïeul qui l'exhorte à aller dans la Forêt Périlleuse pour trouver une belle aventure. L'ancêtre lui précise qu'il ne pourrait pas achever cette aventure si sa mère Hélène ne priait pas pour lui jour et nuit et qu'il avait reçu comme nom de baptême celui de Galaad63 • Lancelot procédera a une véritable translation des reliques lors de la visite au cimetière où gît son ancêtre. L'on ne peut ne pas remarquer la manière dont à une époque où le roi Plantagenêt faisait tout pour plonger son lignage dans l'odeur de sainteté 64 , la légende arthurienne n'enregistre pas le roi mais un de ses chevaliers en train de se livrer à une véritable sanctification de lignage. Sanctification, certes,

Ibidem, p. 135. Lancelot en prose, éd. citée, t. V, p. 114-115. 64 M. AURELL, üp. cit., p. 149 sq. Cependant, M. AURELL remarque dans sa communication inédite« Henri II et la légende arthurienne '»prononcée au colloque de Norwich The World of Henri II, 13-17 septembre 2004, que, malgré la tentative de récupération de la matière 62

63

arthurienne par les Plantagenêt, Henri Il n'apparaît jamais directement placé dans la descendance d'Arthur, peut-être justement en vertu de la difficulté clairement enregistrée à représenter un Arthur sanctifié.

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sinon que signifierait le sang à pouvoirs thaumaturges qui coulait des plaies du cadavre, ou les lions qui gardent la tombe pendant des siècles, ou le martyre du bon roi Lancelot assassiné par l'une des trahisons les plus cruelles ? Remarquons, entre autres, que dans l'iconographie, à travers une enluminure du manuscrit Yates Thompson (XIVe siècle, fol. 16lv), l'ancêtre de Lancelot lors de l'ouverture de la tombe nous apparaît vêtu comme un chevalier du Temple, portant le bouclier blanc à la croix rouge. Nous ne concluerons pas que c'est là forcément une allusion aux ordres militaires, quoique le texte mette l'accent sur les qualités de soldat à côté des vertus chrétiennes de notre roi. Néanmoins, au niveau de la réception, il est assez clair que cet ancêtre malheureux avait intégré les rangs des combattants pour la foi chrétienne qui finissent par être glorifiés. Anne Berthelot remarque avec beaucoup de finesse 65 la suppression dans les cycles en prose de la ligne verticale de ce bon lignage béni par Dieu. Elle observe la manière adroite dont les auteurs élargissent les centres concentriques autour de Lancelot, en le dotant de parents et de cousins en ligne horizontale. Cette trouvaille est pour elle la clef de la survivance de cette famille dans le monde romanesque : se concentrer uniquement sur la direction verticale menant de David à Galaad aurait signifié l'autodestruction rapide du récit. Explication fine, intéressante, mais quel' on pourrait nuancer quelque peu. La parenté cognatique de Lancelot est ce qui le rattache au monde féodal et historique. C'est son lien avec la royauté arthurienne et avec le système de valeurs qu'elle représente. C'est son ancrage dans le monde politique et dans cet espace politique dont il sera question plus loin. Dans cette perspective, la Mort Artu est la confrontation du roi avec un groupe de grands vassaux en révolte. Mais surtout, c'est ce qui le rattache à la Fortune, et à ses jeux inattendus. Penchons-nous quelque peu sur la mort de Ban, le père de Lancelot, malicieusement nommé le Roi Douloureux. Pris entre deux feux, entre U ter et Claudas et plus tard entre Arthur et Claudas, ce petit roitelet Ban de Bénoïc voit son trône détruit, ses domaines pillés, son pouvoir réduit à néant. Du haut de la colline d'où il regarde son château brûler, il déplore son sort misérable et son malheur. Les raisons de sa douleur sont des plus « terrestres » : « Li rois Bans voit son chastel ardoir qu'il amoit plus que nul chaste! qu'il eust, car par cestui seul castel es toits' esperance de recouvrer toute sa terre

65 A. BERTHELOT, " Bohort, Blan or, Blihoberis ... : à quoi sert le lignage de Lancelot? ", dans Lancelot-Lanzelet. Hier et aujourd'hui, Greifswald, Reineke Verlag, 1995, p. 15-26.

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et si estoit tous ses confors. Et quant il voit qu'il a che perdu ou toute sa fianche estoit, n'est nulle rien el siecle ou il s'atende mais de nule rien, car il se sent vains et debrisiés .... » 66

Nous remarquons avant tout un souci stratégique et militaire, le château perdu n'est pas son foyer, ni quelque terre sacrée, mais tout simplement l'endroit à partir duquel il pouvait reprendre ses territoires. Le roi douloureux, le roi mort à cause de la détresse, trépassa par peur de la pauvreté et de l'humiliation. Il est vrai d'autre part, que lors de ses derniers instants il pense à Dieu, il bat sa coulpe, et recommande sa famille au Christ : malgré sa souffrance, il ne pense à aucun moment à accuser Dieu de son malheur. Ce n'est néanmoins pas suffisant pour faire de lui un roi béni etc' est plutôt du côté de sa femme, la reine Hélène qu'il faut chercher la vocation à la sainteté héritée plus tard par Lancelot. D'ailleurs il semble que c'est par les femmes que se transmet la vocation à la sainteté dans la légende arthurienne, puisqu'en fin de compte Galaad même doit son origine exceptionnelle à la fille du roi Pellés, qui, elle, descend de Joseph. Nous retrouvons le même phénomène dans la Queste: le roi Évalac-Mordrain passe pour l'ancêtre de Lancelot et donc de Galaad, mais ce n'est pas par lui, en ligne directe, que viennent les héros bénis. Ils descendent tous de Nascien qui est le « serorge », le beau-frère de Mordrain. C'est donc par sa soeur qu'il peut, en effet revendiquer la parenté de la famille qui sera plus tard celle du Graal. En plus, ce rôle de la femme est accentué dans l'Estoire: Nascien n'est plus le mari de la soeur de Mordrain, mais juste le frère de sa femme Sarracinthe qui, elle, était chrétienne depuis longtemps, bien avant l'arrivée de Joseph à Sarraz. Par ce petit déplacement généalogique, l'auteur de l' Estoire met pratiquement Mordrain à l'écart et tranche de manière décisive sur l'importance acquise par les femmes dans ce que nous avons appelé « grâce héréditaire ». Ainsi ce sont les femmes qui assurent le lien entre le monde arthurien féodal, en proie aux diverses heurs et malheurs, et les temps bibliques de la grâce et de la Rédemption. Dans la Questecette attitude envers la femme devient explicite avec la légende de l'arbre de vie: Salomon, exaspéré par la méchanceté de sa femme, fut apaisé par une voix divine qui lui annonça l'avenir de son lignage et la venue de la Vierge, double bénéfique de cet éternel féminin souvent dénigré 67 . 66

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Lancelot en prose, éd. citée, t. VII, p. 23. Queste, éd. citée, p. 221.

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Pour revenir au roi douloureux, on reconnaît bien que Ban est en fin de compte descendu de toute une lignée de rois, mais qui sont païens à l'origine. Le roi douloureux ne réussit jamais à dévêtir l'habit politique et terrien, alors que sa femme, devant le désastre final décide de devenir nonne. Pas un seul instant la reine « douloureuse » ne songe à la mort, comme son époux devant le château en flamme. Pas un seul instant, ayant perdu mari et fils, elle ne souhaite la fin. Ses pensées se tournent entièrement vers Dieu et vers la vie monacale : dans ce sens, la conversion finale de Lancelot dans la Mort Artu, n'est pas sans rappeler celle de sa mère. Là où Ban ne peut pas survivre à son monde politique, Lancelot, comme sa mère, tourne le dos au monde. Produit de ces deux lignées bénies, celle de David et celle de Nascien, l'une ancienne et l'autre nouvellement christianisée, Lancelot en supporte aussi les charges et ne peut incarner la grâce divine plus qu'il ne le fait. Le Tristan en prose nous livre une version extrêmement intéressante de la descendance du roi Ban. Là où Galaad et les fils de Mordred marquent la fin d'une lignée, le clan de Lancelot non seulement est destiné à une descendance prolifique, mais c'est de cette lignée qu'est supposé sortir le plus grand empereur de tous les temps, le plus béni et le plus vaillant chevalier, Charlemagne : « Cil metra en sa subjection le roiaume de Logres et pluiseurs autres roiaumes, et restorera ceste tour, et cil castiax sera plus fort que nus qui soit u roiaume. Cil rois descendra del lignage le roi Ban et resemblera auques de bonté et de cevalerie a ce! lignage. » 68

Quoique assez loin de notre propos ici, il est impossible de ne pas souligner à quel point le lignage de Lancelot et celui d'Uter Pendragon sont antagonistes et surtout à quel point la représentation de la parenté du roi Ban est subversive pour la royauté arthurienne. Humainement Lancelot vole à Arthur sa femme, politiquement il peut être son rival direct, spirituellement il se trouve littéralement à l'origine du plus grand coup donné à la monarchie, la chevalerie celestielle, et nous constatons que l'auteur du Tristan pousse les choses encore plus loin que ses prédécesseurs, en laissant pressentir la conquête totale du royaume de Logres par le descendant de Ban, qui est en l'occurrence Charlemagne. Par le prisme de l'idéologie Plantagenêt, nous constatons là aussi une transformation assez bizarre : si Arthur est vraiment le champion des Plantagenêt dans leur combat contre les 68

Tristan en prose, éd. citée, t. IX, p. 171.

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Capétiens qui leur opposent Charlemagne, il faut avouer que dans ce passage il n'y a pas uniquement subversion de la royauté arthurienne, mais aussi de la monarchie Plantagenêt69 : Arthur s'éclipse et l'histoire fera une grande place à l'ancêtre des Capétiens issu de la plus grande maison rivale d'Arthur ! De quoi faire retourner Henri II dans sa tombe! d) Le Bon Chevalier et ses ancêtres

À partir de l'apparition de Joseph dans la littérature arthurienne, nous pouvons parler de lignée des gardiens du Graal et de sainteté généalogique. Le chevalier élu, le «Bon chevalier», se forge toute une ascendance impressionante, au point que sa sainteté ne peut plus se concevoir en dehors de son lignage. La prophétie du tiers homme

Dans son Joseph, Robert de Boron ne laisse aucun doute sur la manière de transmission de la grâce et de la sainteté: c'est par voie généalogique que se transmettent les mystères du Saint-Esprit, directement communiqués à Joseph dans sa prison et au cours de ses longues prières devant le Graal. Il est vrai que chez Chrétien c'est par sa cousine et, dans la version allemande de Wolfram par son oncle, que Perceval réussit à se faire initier, mais nous sommes encore très loin de l'idée de sainteté de lignage. Neveu du Roi Pêcheur, le Perceval de Chrétien et de ses continuateurs n'est pas encore vu comme le fruit d'une descendance bénie et unique dans laquelle la grâce est une affaire de famille. Le héros du Graal cesse, à partir du joseph, d'être le« nice »sorti de nulle part, élevé par une mère anxieuse et réduit à deviner seul 69

R. MORRIS a d'ailleurs récemment souligné la tendance pro-française de la prose arthurienne, tendance qui se développe à partit du XIIIe siècle (cf. " King Arthur and the Growth of French Nationalism ,, , dans France and the British Isles in the Middle Ages and Renaissance. Essays inMemory ofR. Morgan, dir. G.JONDORF et D. N. DUMVILLE, Woodbridge, Boydell Press, 1991, p. 115-129. ). Voir aussi L. MUIR, "Le personnage de Charlemagne dans les romans en prose arthuriens "•dans Bulletin de la Real Academia de Buenas Letras de Barcelona, 31, 1965-1966, p. 233-241. Par ailleurs, l'apparition, dans la prose du XIIIe siècle, de généalogies de plus en plus développées du côté de Lancelot, qui est Français, venant du continent, pourrait ètre symptomatique de la tentative de récupération de la légende arturienne par les Capétiens.]. AURELL a montré que la forme dans l'historiographie se fait parfois l'écho de changements dans la politique du temps et que le passage des généalogies aux gestes par exemple est révélateur de l'évolution de la monarchie catalane (" From Genealogies to Chronicles : the Power of the Form in Medieval Catalan Historiography», Viator, 36, 2005, p. 235-264). Le phénomène pourrait aussi être valable pour les romans arthuriens.

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son propre nom 70 • Sur l'ordre direct de Dieu, Joseph d'Arimathie procède à une épreuve imposée aux fils de son frère, en essayant d'établir l'élu. Du moment que celui-ci (celui qui ne veut pas se marier) s'avère être Alain, le mécanisme de la généalogie spirituelle se déclenche. Dieu ordonne à Joseph d'éloigner Bron, son beau-frère, et son neveu Alain, et prédit l'arrivée de l'élu, le «tiers homme», petit-fils de Enygeus et de Hebruns 71 • Quelle prophétie - ou devrait-on mieux dire commandement ? pourrait être plus véridique, sinon celle qui vient de Dieu même ? Comme dans le cas de Mordrain et de son beau-frère Nascien, ce n'est pas de Joseph directement que doit venir le chevalier élu, mais le clan se constitue en ligne horizontale, par sa soeur. Quant au lieu qui doit lui revenir, il s'agit du Siège Périlleux qui signifie, à la table du Graal, la place de Judas lors de la Cène. Ce sera plus loin dans le texte que l'idée de grâce qui se transmet apparaîtra sans l'ombre d'un doute: « Et quant il (Bron) sera arrestez / La ou il voura demourez. / Il atendra le fil sen fil / Seürement et sanz peril. / Et quant cil fiuz sera venuz, / Li veissiaus li sera renduz / Et la grace ; et se li diras / De par moi et commanderas/ Que il celui le recommant /Qu'il le gart des or en avant. » 72

Il semble malgré tout que dans le Didot-Perceval, supposé appartenir également à Robert, ce mécanisme de transmission lignagère a quelques failles, et Perceval devra accomplir plus d'un exploit afin de pouvoir assumer réellement ce rôle prédestiné. Néanmoins, par la perspective généalogique, un héros supposé venir à trois générations de distance des temps de la Passion devrait être plus convaincant qu'un personnage comme Galaad. Pourquoi cette logique ne fonctionne-t-elle pas dans le Didot? Peut-être cette communication rapide et la simplicité de la descendance risquerait-elle de mener à l'autodestruction du monde romanesque ? La tare et les échecs de Perceval sous la plume de son maître champenois seraient-ils encore trop forts pour que les continuateurs puissent les oublier? Ou bien Perceval, malgré la sainteté de sa famille ne parvient pas à dépasser les faibles-

Même si on peut penser malgré tout que l'idée de divination du nom personnel renvoie à une prédestination, elle n'est pas pour autant clairement lignagère. 71 joseph, éd. citée, v. 2788-2796, p. 282. 72 Ibidem, v. 3361-3370, p. 324.

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ses du monde arthurien royal auquel il reste trop attaché ?73 Ce sont là autant d'explications possibles, néanmoins les problèmes de transmission de Joseph à Perceval ne devraient pas occulter le principe même de la grâce au sein de la famille du Graal, défini avec précision chez Robert de Boron. Galaad ou la surcharge généalogi,que

Pour revenir à notre question de départ, que serait Galaad sans son lignage ? En très grosses lignes, le chevalier parfait est le digne héritier du roi David et de Nascien par Lancelot et, d'autre part, il descend en ligne directe de Joseph par sa mère, la fille de Pellès. Galaad est, du point de vue généalogique, le point de croisement de toutes les grandes lignées spirituelles du monde. Bohort ne manque pas de souligner cette double provenance du héros : « Et certes, fet il,je ne creroie ja mes riens se ce n'est Galaad, qui fu engendrez en la bele fille au Riche Roi Pescheor ; car il retret a celui lignage et au nostre trop merveilleusement. ,, 74

S'il faut l'attendre lui, c'est aussi parce qu'en lui se rencontrent la grâce de Joseph, chevalier béni et celle de David roi bienheureux. Lorsque le Roi Pellés présente l'enfant de Lancelot à Bohort, les superlatifs lignagers ne manquent pas : « Sire, icestui vostre petit parent ne veistes vous onques mais ; si saciés vraiment qu'il est trais du plus haut lignage qui soit en toute crestianté, et est vostres cousins, de ce soiés vous tous certains. » 75

Mais surtout, le Bon Chevalier est celui qui fait le pont entre le monde biblique de la royauté et l'univers chevaleresque des guerriers bénis. Richard Trachsler remarque avec finesse que Galaad représente l'accomplissement physique de l'union des deux lignages, et qu'il comble toutes les lignées possibles comme le Christ a couronné l'arbre de Jessé7 6 • Néanmoins, nous devons nous séparer de Richard Trachsler77 pour ce qui est de sa lecture du lignage de Joseph en tant que famille historique. Tels qu'ils sont représentés dans le monde 73 Nous nous proposons de répondre à cette question dans notre chapitre consacré à Fortune. 74 Queste, éd. citée, p. 3. 75 Tristan en prose, éd. citée, t. VI., p. 140. 76 R. TRACHSLER, Clôtures du cycle arthurien, Genève, Droz, 1996, p. 72. 77 Idem. Sa vision est également celle d'E. BAUMGARTNER, «Le Graal, le temps : les enjeux d'un motif'" dans Le temps, sa mesure et sa perception au Moyen Âge, Actes du Colloque d'Orléans 12-13 avril 1991, publiés par Bernard RIBÉMONT, Caen, Paradigme, 1992, p. 15.

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arthurien, les lignages historiques ont des racines bibliques, de la même manière que l'univers biblique peut être vu comme historique. Le lignage de David et celui de Joseph se placent en rapport de continuité et d'interdépendance tout comme le Nouveau Testament est inséparable de l'Ancien. Somme de tous les héritages spirituels, Galaad fait en effet la jonction entre le roi-prophète et tout-puissant et la chevalerie sainte, dontJoseph est le parangon et le prototype. Puisqu'au fond, de quoi s'agit-il dans la trilogie de Robert? D'un soldat qui, illuminé par la grâce, se convertit et finit par convertir les autres. Toutefois, il ne reste pas moins un soldat. On sera tenté de se demander pourquoi Galaad a-t-il besoin de neuf générations successives par rapport au temps de Joseph, alors que son «prototype» Perceval n'était supposé se placer qu'à trois? Nous pensons que c'est une manière de doter Galaad d'une parenté riche et diversifiée, faisant de lui l'être total, complexe et complet, beaucoup plus mûr que le «jeune» Perceval qui échoue partout. Par ailleurs, n'oublions pas que si de Joseph à Perceval il n'y avait qu'un pas à franchir et qu'il n'y avait aucun païen sur la route, il en est autrement pour Galaad qui compte parmi ses ancêtres des païens convertis comme Mordrain et Nascien. Et, après tout, la distance de neuf générations répond beaucoup mieux aux critères de véracité historique, et rapproche beaucoup plus Galaad du temps du public arthurien, ce qui, évidemment, risquait de lui attirer plus de sympathie. Comme nous le verrons, ce projet échoue puisque ce sera toujours Perceval qui se montrera plus productif et plus stimulant comme personnage pour l'économie de la narration arthurienne. De surcroît, il nous est difficile d'affirmer, comme le fait Emmanuelle Baumgartner, que les deux lignages sont rendus stériles par la chasteté de Galaad. En effet, dans le Lancelot-Graal, Galaad ne laisse pas d'héritier, ou du moins il ne le fait pas directement. En revanche, Perceval dans la Continuation de Gerbert, se présente comme fondateur d'une lignée de croisés 78 • Mais doit-on oublier si facilement que Galaad est malgré tout issu d'un lignage auquel la légende arthurienne accorde une ampleur et une importance considérable ? Doiton oublier que la «parenté le roi Ban» n'est rien d'autre que la famille de Galaad ? Et il y en a, des héritiers de Ban ! Il y en a des descendants de Lancelot! Nous pourrions dire qu'au contraire, la famille de Lancelot, qui inclut le Bon Chevalier, fait le contrepoids du clan de Pendragon, du clan arthurien qui lui, en effet, s'éteint lamen78

Continuation Perceval, éd. citée, t. I, v. 6932 - 6933.

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tablement. Chasteté et stérilité sont loin d'aller de pair dans les représentations arthuriennes, d'autant plus que dans le Tristan en prose nous retrouvons Charlemagne parmi les héritiers indirects de Galaad. Au bout du compte, c'est le lignage de Perceval qui s'avère moins prolixe, d'autant plus dans les textes qui le montrent en train d'accéder à la royauté du Graal. 3. Les dons et les merveilles de la grâce Après avoir étudié le poids du lignage pour la problématique de la grâce, nous procéderons à une analyse plus centrée sur les individus, sur les dons et les qualités qui leur sont accordés par la grâce. Avant de tenter de les déceler à travers le monde romanesque, nous ébaucherons un bref aperçu des représentations des dons de la grâce à travers la pensée théologique du xne siècle. a) La double nature humaine La clef, le noyau central des idées sur la grâce qui nous préoccupent en rapport avec les chevaliers arthuriens, est la conception paulinienne des deux hommes. Dans l'Epître aux Corinthiens, nous entendons l' Apôtre dire : sed, licet is qui Joris est noster homo corrumpatur, tamen is qui intus est renovatur de die in diem (Alors même que notre homme extérieur dépérit, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour) (2 Cor. 4, 16). Cette idée a été reprise et commentée par Origène, dont on retrouve les influences sur la mystique du xne siècle. Pour Origène, tout homme porte en soi une double réalité, un homme extérieur et un homme intérieur tourné vers Dieu 79 • Nous retrouvons cette conception sur les deux hommes qui habitent en nous à travers les écrits de Guillaume. Il parle de la fusion entre l'être humain ter-

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ORIGÈNE, In Gant., dans PC, 13, 65A, cité et traduit par P. VERDEYEN, op. cit., p. 225 : "Au début des livres de Moïse, où il décrit la création du monde, nous trouvons que deux hommes ont été créés. Le premier est fait à l'image et à la ressemblance de Dieu, le second est fait du limon de la terre. L'apôtre Paul qui connaissait parfaitement les Écritures, se rendait bien compte de cette double création et dans ses Epîtres il écrit ouvertement et clairement que tout homme porte en soi une double réalité. Voici ce qu'il dit: Alors même que notre homme extérieur dépérit, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour. (2 Cor. 4, 16). Et ailleurs il dit: Je prends plaisir à la loi de Dieu selon l'homme intérieur (Rom., 7, 22).J'en conclus que personne ne peut plus mettre en doute que Moise a décrit à la première page de la Genèse la création et la formation des deux hommes. ,,

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restre et le divin ( terrenum divino commiscens), qui se reconnaît à travers l'association de l'âme et du corps 80 . Cette idée de l'existence de deux hommes est forcément génératrice de tensions et de conflits intérieurs, et l'effort essentiel de l'homme est de dépasser son côté terrestre afin de s'élever vers son amour originel. Mais c'est aussi ce qui explique la construction des personnages ambigus comme les chevaliers arthuriens. Comme nous le constaterons, aucun d'entre eux n'est placé de façon unidirectionnelle sous le règne de la grâce. Ils hésitent tous, tiraillés comme ils sont entre leur nature terrienne et l'appel celestiel, ils combattent, l'emportent ou se laissent vaincre. Comme le pèlerin du Pèlerinage de Vie Humaine de Guillaume de Digulleville 81 , certains chevaliers arthuriens, aidés ou délaissés par la grâce, se trouvent constamment dans cet espace indéfini entre la terre et le ciel, aux prises avec leur double nature. Toujours est-il que nous constaterons, par la suite l'impossibilité de classer tel chevalier dans la catégorie de la chevalerie celestielle sous la grâce du Saint-Esprit, et tel autre dans la catégorie de la chevalerie terrienne. b) L'illumination du Saint-Esprit La grâce, dans la théologie de l'époque, n'est pas uniquement un don gratuit fait par Dieu à l'homme. Elle est surtout et avant tout une somme de vertus et une capacité de compréhension immense, qui vient par l'illumination du Saint-Esprit. Or, pour les mystiques, cette illumination est avant tout amour. On remarquera à quel point les auteurs tels que Bernard ou Guillaume de Saint-Thierry ont cherché

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De natura corporis et animae, dans PL, t. 180, 715 B : Nam cui duplicis forma rationis occasiones constituit, corpori animum, terrenum divino commiscens; voluit ut per coguationem et societatem qua ad utrumque potiebatur; altero frueretur, altero vero uteretur : Deo frueretur per diviniorem naturam ; terrenis vero bonis uteretur per coguatum sensum. In opretionem quippe regui commodam et aptam naturam nostram optimus artifex condidit : et in observationibus animae, et in ipsa quoque, ut jam satis dictum est, corporis figura tale praeparavit animal, quale ad reguum oportunitatem haberet. (" Le créateur a établi des occurrences de deux sortes, en mélangeant l'esprit au corps et le céleste au terrestre, il a voulu que par la co-naissance et la compagnie qu'elles s'offraient mutuellement l'un se réjouisse et l'autre profite : l'un se réjouit en Dieu par une nature plus divine, l'autre profite des biens terrestres par la sensibilité née avec lui. Car le grand artiste a fondé notre nature de sorte qu'elle soit adéquate et adaptée au royaume du ciel; et dans la piété de l'âme et en elle-même, ainsi qu'il est dit ci-dessus, il a préparé un animal tel qu'il puisse avoir accês au royaume des cieux. ,, ) (C'est nous qui traduisons). 81 Voir à ce sujet F. POMEL, Les voies de l'au-delà et l'essor de l'allégorie au Moyen Âge, Paris, Champion, 2001.

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à commenter et à comprendre le Cantiqw!3 2 • L'amour-passion, l'amour fou, n'est rien d'autre que le don de Dieu pour l'homme; c'est une capacité qui tend naturellement vers son créateur, mais qui arrive malgré tout à être pervertie et détournée de sa raison initiale. Les racines de cette idée sur l'amour remontent à Augustin, mais la pensée de l'évêque d'Hippone se retrouve transformée sous la plume des mystiques du XIIe siècle, en particulier de Guillaume de Saint-Thierry: cet ami de saint Bernard, en s'appuyant sur Augustin, mais aussi et surtout sur Origène, souligne que la lumière de l'amour divin se communique à travers les passions humaines sublimées83 • C'est aussi par cet amour que le croyant sur lequel descend la grâce du Saint-Esprit se transforme en véritable aide de Dieu. Selon saint Paul, (1 Cor. 3, 9) il s'agit des coadiutores Dei qui se retrouvent sous la plume de Bernard en tant que cooperatores Spiritus Sancti84 . Afin de parvenir à cet amour simple et passionnel, le fidèle n'a pas besoin de chercher Dieu dans les livres ou dans la science, mais dans la foi l'espérance et la charité, bref dans l'amour85 • L'amour, la capacité d'élévation, est donnée au fidèle par l'illumination de l'âme. L'idée est ancienne, on la retrouve déjà chez saint Paul, à la suite duquel les mystiques médiévaux ont traité le sujet : Quoniam Deus, qui dixit de tenebris lucem splendescere, ipse illuxit in cordibus nostris ad illuminationem scientiae claritatis Dei in facie Christi Jesu. (II Cor., 4, 6) (Car le Dieu qui a dit que la lumière brille au milieu des ténèbres, c'est

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Voir à ce propos M. ZINK, Poésie et conversion, op. cit., p. 174 sq. Sur ce point, P. VERDEYEN souligne les racines orientales profondes de la pensée de Guillaume, op. cit, p. 211. 84 BERNARD DE CLAIRVAUX, L'amour de Dieu. La grâce et le libre arbitre, Oeuvres Complètes, XXIX, Cerf, Paris, 1993, intr., trad. et notes par F. Callerot, M.-1. Huille,]. Cristophe, P. Verdeyen, p. 344. 85 Speculum fidei, éd. citée, col. 367AB : Nam et homo fide et spe et caritate subnixus, eaque inconcusse retinens, non indiget Scripturis, nisi ad alios forte instruendos. !taque multi per hec tria etiam in solitudine sine codicibus vivunt. Unde et in illis arbitrorjam impletum esse quod dictum est, quoniam 'sive prophetie evacuabuntur; sive lingue cessabunt; sive scientia evacuabitur' (!Cor. XIII, 2). Quibus tamen quasi machinis tanta in eis fidei, spei et caritatis surrexit instructio, ut perfectum sine illis apprehendant quale potest esse perfectum vite hujus quod per fidem, spem et caritatem, apprehendi potest. ("Car l'homme, appuyé sur la foi, l'espérance et la charité, et s'y agrippant fermement, n'aurait pas besoin des Écritures, sinon pour éventuellement en instruire l'autre. Nombreux sont ceux qui vivent sans la loi, même dans le désert, en observant ces trois vertus. C'est ce qui me fait penser que, même dans ceux-ci, il et manifeste ce qui est écrit: " soit les prophéties sont nulles, soit les langues se tairont, soit science sera tenue pour rien". Dans ces hommes-là, l'éducation divine a atteint une telle altitude pour ce qui est de la foi, de l'espérance et de la charité, comme par l'usage de machines, qu'ils apprennent à merveille, sans la foi, l'espérance et la charité, ce qu'on ne peut d'ordinaire apprendre que par celles-ci, à savoir la perfection de vivre. ,, ) (C'est nous qui traduisons). 83

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Lui-même qui a brillé dans nos coeurs, pour faire resplendir la connaissance de Sa gloire qui rayonne sur le visage du Christ.)

L'amour illuminé fait partie des dons de la grâce du Saint Esprit, idée qui n'appartient pas strictement aux cisterciens, car on la retrouve également chez Hugues de Saint-Victor, par exemple 86 • Par ailleurs, signalons qu'aussi bien chez Bernard, chez Guillaume ou chez Hugues de Saint-Victor, les dons du Saint-Esprit ne sont pas distincts de !'Esprit même. Hugues affirme: dona sunt spiritus et spiritus sunt dona: donum spiritus, spiritus esf' 7 • De surcroît, chez Edmond de Canterbury, la grâce apparaît souvent en tant que don que le Seigneur fait aux hommes et aussi comme une série d'expériences qui ne peuvent pas être communiquées. Dieu se manifeste ainsi par Sa grâce 88 • Ce qui distingue néanmoins un Guillaume de Saint-Thierry ou même un Bernard de Hugues de Saint-Victor, c'est que la grâce n'est pas perçue chez ce dernier comme une élévation, mais surtout comme une sorte d'antidote contre le péché. La différence n'est pas d'essence, mais plutôt d'intensité, puisque nos mystiques essaient de voir surtout la grâce sanctifiante, celle qui rapproche l'homme de Dieu, celle qui lui permet de retrouver la ressemblance initiale, et non pas la vertu fortifiante qui l'empêche seulement de tomber plus bas. Le Saint-Esprit illumine, enseigne, mais surtout aide l'homme à lutter contre le péché qui le ronge et le torture depuis la chute. La chute, encore et toujours! Les racines peccamineuses de la doctrine de la grâce n'arrêtent pas de hanter l'imaginaire théologique des xne et XIIIe siècles. Or, comme nous le constaterons, la matière arthurienne se place plutôt sous le signe d'une vision d'élévation del' être, en tout cas pour ce qui est de la problématique de la chevalerie celestielle. Une valeur importante pour la théologie du temps est aussi la charité, très présente dans l'enseignement paulinien, reprise par Augustin et de là par les auteurs médiévaux. Elle est définie par exemple chez Hugues de Saint-Victor : Charitas secundum Augustinum est motus rationabilis voluntatis in Deum propter Deum, et in proximum propter Deum. 89 • Chez les mystiques le problème de la charité est plus compliComme le remarque R. A. LAURICK, The Catechetical Presentation of Grace in Medieval Times, Michigan, the Catholic Univ. of America, Univ. Microfilm, Inc. Ann Arbor, 1966, p. 241. 87 Septenariis, dans PL, t. 175, 41 lB. 88 Cf. R. A. LAURICK, op. cit., p. 260. 89 HUGUES DE SAINT-VICTOR, Allegoriae in Novum Testamentum, PL, 175, 1885, col. 900.

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qué. Tournés vers la méditation et la contemplation, ils sont moins susceptibles de percevoir la charité sous ses multiples aspects, puisqu'elle est surtout et avant tout ouverture à l'autre et au monde. c) Les miracles et les merveilles Le rapport entre l'exploit d'exception ou le miracle, et la grâce est moins souligné dans la théologie mystique pour qui la connaissance de Dieu est le plus grand miracle en soi. Néanmoins, c'est par l'exceptionnel que le divin se manifeste de manière explicite dans le monde. C'est par le miracle que Dieu agit à travers Ses élus. Nous ne nous référons pas au miracle qui survient en tant que brèche dans l'ordre naturel des choses et que les théologiens médiévaux ont tant cherché à surprendre et à définir, mais strictement aux faits exceptionnels accomplis par un être qui semble particulièrement bénéficier de la grâce divine. Ainsi, les Actes des Apôtres nous permettent déjà de voir comment la grâce du Saint-Esprit accompagne les êtres d'exception dans tout ce qu'ils entreprennent au nom de Dieu. Pierre et Paul n'arrêtent pas de dire que c'est Dieu qui agit à travers eux (Act. 3, 6, Act. 9, 34, etc.) et le Christ même dit : Si autem facio, et si mihi non vultis credere, operibus credite, ut cognoscatis et credatis quia Pater in me est et ego in Patre (jn., IO, 38). Dans la représentation de Jacques de Voragine, cet aspect des choses est même clairement souligné lorsque l'auteur fait demander à Jean, qui s'adresse aux Apôtres, quels autres faits Dieu avait accomplis par leur intermédiaire. Par ailleurs, Alain Boureau observe que les saints ont des pouvoirs thaumaturges et font des miracles dans 194 contes de la Légende dorée 90 • Le miracle sert à authentifier la sainteté personnelle d'un élu de la même manière que pour le Christ91 et évidemment à faire voir aux autres la puissance du Seigneur qui se manifeste à travers ceux qui sont censés jouer un rôle important dans le projet divin. La Bible fournit plein d'exemples sur ce point92 . Selon la doctrine de l'Église, comme l'avait souligné le Cardinal Daniélou, le miracle fait sortir le chrétien du simple domaine de l'ascèse 93 . Les faits hors du commun 90

A. BOUREAU, La Légende dorée. Le système narratif de Jacques de Voragine, Paris, Cerf, 1984, p. 154. 91 T. HEFFERNAN, Sacred Biography, Oxford, Oxford University Press, 1992, p. 128. 92 Cf. art. " Miracle » du Dictionnaire de la Bible, dir. F. VIGOUROUX, Paris, 1908, p. 1111. 93 Cardinal DANIÉLOU," Le miracle: théologie du miracle"• dans Le Livre des Miracles de Notre-Dame de Rocamadour, Actes du 2e Colloque de Rocamadour, 19-21 mai 1972, p. 142.

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qui passent pour des prodiges sont en effet ce qui intéresse le plus un public avide de preuves, c'est pourquoi les récits hagiographiques, œuvres de vulgarisation, à la différence de certains traités mystiques, abondent en descriptions de miracles qui « accréditent » en quelque sorte la sainteté de tel ou tel personnage. Ce sont d'ailleurs les miracles des saints qui servent d'exemple aux prédicateurs qui veulent toucher le coeur de leur public94 • Toute conversion est vue comme un miracle en soi95 . Il ne faut néanmoins pas confondre les miracles de l'Antéchrist avec ceux des élus du Seigneur, comme le remarque Nicolas de Gorran dans son sermon sur les erreurs96 • C'est d'ailleurs la raison pour laquelle le miracle ne vient pas constamment sous la plume des auteurs formés à Paris, qui sont malgré tout de moins en moins enclins à en parler pour éviter que leur discours dérive vers la superstition97 . Il va de soi que le plus grand miracle que peut faire un élu c'est d'opérer une guérison. Sur ce point, les Écritures fournissent une abondance d'exemples attribués au Fils de Dieu. C'est un exemple suffisant pour en faire une preuve de sainteté et de grâce. Par ailleurs Marc Bloch le remarque très bien lorsqu'il affirme que« en vérité, en ces temps, qui disait sacré, disait apte à guérir » 98 . Par ailleurs les guérisons peuvent être vues comme des signes de la guérison spirituelle opérée par le baptême, du moins dans les Écritures99. Longtemps ce sont les prêtres ou les saints qui paraissent capables d'accomplir de tels actes de guérison. Souvent on prêtait à tous ceux qui avaient affaire aux sacrements ou qui participaient à une consécration quelconque, de près ou de loin, le pouvoir de guérir100.

Ainsi, en répondant aux possibles incrédules de son auditoire, Pierre de Limoges raconte comment les Juifs ont soumis une hostie à diverses épreuves afin de voir si le corps du Christ y était vraiment présent. À chaque fois un miracle s'était produit. (D97, fol. 38ra-vb, cité par N. BÉRIOU, op. cit., p. 372). Gilles d'Orléans fait les mêmes efforts pour expliquer à ses fidèles l'essence miraculeuse qui se trouve à la base même des sacrements chrétiens de l'eucharistie. (Sermon 114, fol. 189vb, cité par N. BÉRIOU, ofl. cit, p. 377.) 95 N. BÉRIOU, op. cit, p. 418. 96 D104, fol. 41va, cité par N. BÉRIOU, ap. cit., p. 356. 97 Ibidem, p. 419. 98 M. BLOCH, Les rois thaumaturges, Paris, Armand Colin, 1961, p. 78. 99 N. BÉRIOU, op. cit., p. 147. ioo M. BLOCH, ofJ. cit., p. 77. 94

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4. Les chevaliers arthuriens et les dons de la grâce La grâce qui se retrouve dans la légende arthurienne, cette grâce infuse, ces dons et qualités accordés par le Saint-Esprit aux êtres qui peuplent cet amas de contes et de drames collectifs ou individuels, voilà ce qui explique au départ l'élévation de nos personnages vers la perfection. Les chevaliers arthuriens ne cherchent pas dans les livres ou dans quelque science la vérité et la foi ou l'accomplissement. La raison n'est pas exclue de leur parcours, mais ce n'est pas là la véritable valeur des chevaliers. La raison, la science, le livre, comme nous le verrons dans notre partie sur le savoir et la parole arthuriens, sont l'apanage d'une catégorie restreinte de personnages, les ermites ou les prud'hommes. Ce sont des figures marginalisées, ils n'appartiennent pas au monde romanesque, ils génèrent des enclaves narratives et semblent directement sortis des régions plutôt métaromanesques. Quant aux clercs, maîtres de l'herméneutique et hommes de savoir dans la légende arthurienne, ils sont exclus des miracles et des aventures qu'ils essaient d'éclaircir pour les autres. Et que dire des hommes d'Église, dont nous ne pouvons que souligner l'absence presque totale dans les textes ? Précisons aussi que nous analyserons la grâce pour chaque chevalier en particulier, sans les discuter par groupe d'élus ou par stade d'avancement. À ce niveau-là, chaque personnage arthurien est construit comme unique, quelle que soit la manière dont les chevaliers peuvent être regroupés. Par exemple, l'idée que !'oeuvre de Robert de Boron aurait pu supporter quelques influences de la spiritualité joachimite est mentionnée par Kurt Ruh dans un bref article où il se penche sur le principe de la Trinité à partit du joseph. Le chercheur remarque la manière dont Robert de Boron reprend l'idée de Trinité formant en effet une seule personne, mais une personne« collective». C'est la doctrine de Joachim, condamnée par le concile de Latran IV101 • Les trois chevaliers qui étaient supposés garder le Graal renvoient chez Robert à la Trinité. Sans nier l'influence possible de la pensée joachimite sur la légende du Graal, nous pensons que, à l'exception peut-être du nombre, résonance formelle et absolument pas exceptionnelle, les rapports qui s'établissent entre nos trois élus n'ont rien à voir avec la perspective trinitaire. Par ailleurs, si à la limite on pourrait parler du triangle trinitaire Galaad-Bohort-Perceval, que 101 L'Église soulignait l'unité de nature, d'essence et de substance entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit. K. RUH, ]oachimische Spiritualitat im Werke Roberts von Boron, Zürich et Freiburg, Atlantis Verlag, 1969, p. 171.

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dire du triangle Galaad-Lancelot-Tristan, qui évolue dans le Tristan en prose, qui prend le devant de la scène au détriment des élus de la Queste et où seul Galaad se charge de significations mystiques ? a) Galaad - le fils de la grâce Si un chevalier arthurien est censé soulever le plus de questions par rapport à l'idée de chevalerie celestielle, c'est Galaad. À priori, la fiction arthurienne est aux prises avec un idéal qu'elle a du mal à gérer aussi longtemps qu'elle se reconnaît comme écriture romanesque. Elle a eu besoin de cette figure tardive pour illustrer sans le moindre doute possible son propos et les enjeux de la sanctification de la chevalerie. Création tardive, certes, mais non pas artificielle. L'apparition de ce héros marque le plus naturellement possible l'avènement de l'âge de la grâce offerte aux chevaliers. C'est un être profondément illuminé par le Saint-Esprit, somme de tous les dons de la grâce: « Galaad, serjant Dieu, verais chevaliers de qui je ai si longuement a tendue la venue, embrace moi et lesse moi reposer sur ton piz, si que je puisse , Romania, 70, 1948-1949, p. 37-50. Selon lui, l'origine du motif de l'épée arrachée se retrouve dans 1'Énéide. (p. 39).

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ces deus costes estoient deus diverses bestes. Car la premiere estoit d'une maniere de serpent qui converse en Calidoine plus que en autre terre ; si est apelez ici! serpenz papalustes ; et de ce! serpent est tele la vertu que se nus bons tient nule de ses costes ou aucun de ses os, il n'a garde de sentir trop grant chalor. De tel maniere et de tel force estoit la coste premiere. Et l'autre estoit d'un poissons qui n'est mie trop granz, et si converse ou flum d'Eufrate, et ne mie en autre eve, et cil poissons est apelez ortenax. Si sont ses costes de tel maniere que se nus bons en prent une, ja tant corne il la tendra ne li sovendra de joie ne de duel qu'il ait eu, fors seulement de cele chose por quoi il l'avra prise. Et maintenant qu'il l'avra mise jus repensera ausi corne il estoit acostumé, en maniere de naturel home. » 187

Objet totalisant, renfermant la vie, la mort, la science et le pouvoir, l'épée du roi David n'est pas destinée à un roi, mais à l'être illuminé par la grâce céleste. Le poisson, renvoyant à l'essence du christianisme se rallie dans la constitution de cette épée au serpent qui renvoie à la sagesse mais en même temps aux pouvoirs meurtriers de cette arme. La symbolique du poisson est extrêmement riche et converge en général vers une représentation divine 188 . Nous ne pouvons pas identifier avec précision de quelle espèce de poisson il s'agit. Qu'il vienne de !'Euphrate ne nous avance pas trop puisque c'est un fleuve très poissonneux189. Il en va de même pour le serpent de Calédonie, que l'on n'arrive pas à identifier avec certitude. Le fer issu du serpent et du poisson ne peut être destiné qu'à un héros issu de l'union de l'ancienne et de la nouvelle religion dans tout ce qu'elles ont de meilleur. C'est cette arme, et non pas l'innocente épée du perron qui sert à définir Galaad et à le placer en tête des chevaliers qui ont la grâce. Par ailleurs, nous remarquerons qu'elle se brise aux mains de son ancêtre Nascien, désignant ainsi sa faiblesse. Perceval de son côté a bien une épée à trouver et à exhiber, et chez les continuateurs de Chrétien elle devient même un élément constitutif de sa personnalité. Hélas, après l'avoir reçue, il la brise aux portes du Paradis dont il essaie de forcer l'entrée. La véritable épreuve pour lui n'est pas de la trouver, mais de la ressouder: il trouve le forgeron capable de le faire et combat les bêtes qui gardaient sa porte 190 . 187

Queste, éd. citée, p. 202-203. DUCHAUSSOY, Le bestiaire divin ou la symbolique des animaux, Paris, Éd. Du Vieux Colombier, 1958, p. 179-183. 189 Cf. art. "Poisson'" dans Dictionnaire de la Bible, t. V., Paris, 1912, p. 499. 19 ° Continuation Perceval, éd. citée, v. 755 sq. 188

J.

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Les deux chevaliers du Graal se retrouvent dans les différents textes où il est question de leur devoir de délivrer des âmes symboliquement emprisonnées dans quelque château ou région. Il en est ainsi du Château des Pucelles délivré par Galaad dans la Queste et dans le Tristan en prose, comme du Château de l'Ermite Noir pris par Perlesvaus. Autant de catabases rappelant la descente du Seigneur, ces exploits désignent également l'être qui a la grâce et parvient à faire du bien aux autres aussi. À la différence de Galaad, nous remarquons, du moins dans les Continuations, que Perceval passe par des épreuves qui ont une valeur moins qualifiante qu'utilitaire. Ainsi, il réussit grâce à sa pureté à prendre l'écu qui lui servira dans son combat contre le chevalier au Dragon, mais ce n'est pas là seulement une épreuve de confirmation : nous voyons parfaitement à quoi lui servira cet objet par la suite. d) Les révélations du Graal Si l'on pense à l'épreuve finale, à l'accomplissement du miracle du Graal, entre les deux élus une différence de taille s'établit. Nous ne discuterons pas l'épisode du Graal dans le Perlesvaus. Le mystère du saint calice ne s'ouvre pas devant Perlesvaus qui, une fois le Château du Graal conquis, a comme unique but et mission de christianiser le territoire. Perlesvaus n'est pas un héros de la révélation, mais du combat et les têtes qu'il coupe au nom de la religion chrétienne cadrent assez mal avec la grâce suprême du secret du Graal. En revanche, Gauvain parvient par deux fois au Château du Graal et il réussit à voir le Graal, ce qui nous confirme la préférence de l'auteur de ce roman pour le neveu du roi Arthur. Dans les Continuations, le problème de Perceval n'est plus l'incapacité de poser la question. Il la pose et délivre ainsi toute une contrée qui se trouve en ruine. Son but change radicalement avec Gerbert et Manessier: il pose les questions, mais il ne s'avère pas digne d'entendre la réponse. C'est au moment où, revenu dans la maison du Roi Pêcheur il réussit à souder complètement l'épée qu'il avait brisée aux portes du Paradis, qu'il peut enfin accéder à ce savoir qu'il avait tant souhaité 191 • Dans le Didot-Perceval, ce sera le fait de poser la question qui lui vaudra l'accès aux merveilles du Graal. Comme chez Gerbert, nous 191

Continuation Perceval, éd. citée, t. III, v. 17076-17080.

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sommes ici devant une grâce transmissible et communicable. Lorsque Bron s'agenouille devant le Graal, demandant à Dieu ce qu'il doit faire, c'est le Saint-Esprit même qui lui ordonne d'enseigner à son petit-fils les paroles que le Christ avait apprises à Joseph dans sa prison. En écoutant ces mots, le héros est aussitôt rempli de la grâce du SaintEsprit192. Dans ces deux textes, Perceval est incontestablement le héros de la parole. Il est celui qui doit prononcer des mots et entendre des mots. Le mystère de la grâce divine et du Graal réside et se fond dans le discours. Rappelons-nous que chez Chrétien, la conversion du héros commence au moment même où l'ermite lui enseigne les cent noms secrets de Dieu. D'ailleurs Perceval est le seul chevalier qui, dans les Continuations, fait preuve d'une très grande facilité à parler aux autres. Ainsi, après avoir vaincu le chevalier au Dragon, il lui fait un long sermon sur le repentir193 . Nous sommes très loin du nice qui ne connaissait presque rien du christianisme. Ce passage est un véritable sermon qui témoigne de la préoccupation constante du héros pour la santé spirituelle de ceux qu'il combat. À la différence de Perlesvaus, il ne tranche pas la tête du vaincu qui refuse de se repentir, il tente de le convertir par la parole, en digne héritier de Joseph. Chez Gerbert de Montreuil il finit maître de la maison du Roi Pêcheur, alors que dans le Parzival nous le retrouvons en hypostase de roi du Graal. Le point culminant de son parcours n'est donc pas la révélation du Graal, mais la royauté. L'accent est sérieusement déplacé chez Manessier, où il devient prêtre, ou dans le Didot où il quitte le siècle pour prendre l'habit d'ermite. Au contraire, dans la Queste, Perceval n'a aucune expérience unique et personnelle à l'approche du Graal. Il fait partie des douze élus en première phase, ensuite des trois qui parviennent à Sarraz, mais il est constamment associé aux autres. Ainsi, il assiste aux mystères des sacrements du Graal officiés par le Christ en personne 194. Là aussi Perceval reste l'homme de la révélation par la parole. Il est vrai que, par rapport aux autres textes, il prend le corpus domini de la main même du Seigneur et que c'est en même temps pas la parole et par le toucher qu'il est rempli de la grâce divine, comme les autres élus. Cependant, c'est là que s'arrête son parcours. Accompagner Galaad à Sarraz n'est plus qu'un voyage fonctionnel où il ajuste le rôle de 192

193 194

Didot-Perceval, éd. citée, p. 241. Continuation Perceval, éd. citée, t. II, v. 9907-9913. Queste, éd. citée, p. 270.

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compagnon du seul élu. Il y mourra en ermite, hors du siècle, tout comme dans le Didot, sans plus jamais toucher au Graal et à ses mystères. Galaad connaît, pour sa part, une évolution nettement différente. Avec lui l'idée de révélation suprême de la grâce évolue vers la compréhension totale, immédiate et directe de la vue. Dans la Queste, il passe lui aussi par les étapes de la grâce dispensée par la parole et par l'eucharistie, mais parvient à s'élever à la dernière manifestation de la grâce, à l'instant même où il regarde à l'intérieur du calice. Entre la liturgie du Graal et le moment de sa mort et de sa révélation ultime, il vit deux expériences qui lui font pratiquement retracer le chemin de ses ancêtres: d'une part, comme Joseph, il passe un an dans la prison d'un roi païen et il y est consolé par la grâce du Graal. De l'autre, il est appelé à devenir le roi de Sarraz, toujours pendant un an, renouant ainsi avec la royauté de David et de Mordrain, ses deux ancêtres mythiques. Nous décelons là trois étapes différentes dans le parcours de ce héros qui est supposé n'avoir aucune évolution : il reçoit la couronne d'épines, en souffrant le martyre dans la prison d'Escorant ; suit après la couronne royale qui n'a ici aucune substance politique. Ce n'est que la préparation pour la couronne de gloire, la dernière qui compte réellement. Par ailleurs, signalons que sur l'ensemble du roman, l'année de règne de Galaad à Sarraz occupe à peine la moitié d'une page et que notre héros, à la différence de Perceval, n'a aucune vocation à la royauté, l'ayant acceptée parce que les habitants de Sarraz l'auraient tué s'il ne l'avait pas fait, Toujours à la différence de Perceval, Galaad meurt tout juste après la révélation ultime du Graal : « Et il se tret avant et regarde dedenz le saint Vessel. Et si tost corne il ot regardé, si comence a trembler molt durement, si tost corne la mortel char comenca a regarder les esperitex choses. ,, 195

À ce stade, la merveille du Graal relève de l'incommunicable, or c'est ce que Perceval ne connaît jamais, dans aucun des textes. C'est peut-être ce qui lui permet de continuer à vivre et à vêtir soit l'habit royal, soit celui de prêtre ou d'ermite.

19

5

Queste, éd. citée, p. 278.

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6. Les fondateurs - Joseph et Nascien Si nous avons déjà parlé de Joseph et de Nascien en tant que fondateurs des deux lignages qui, une fois unis, donnent naissance au meilleur chevalier, nous nous occuperons ici de ces deux figures individuellement, en tentant d'examiner leurs présences dans les récits sous l'angle de la grâce. Dans la logique narrative des textes,Joseph et Nascien sont contemporains et forment un couple symbolique « prédicateur - converti » dont l'évolution s'avère avoir le plus grand intérêt pour notre propos. a) Joseph et son histoire d'amour Le premier texte vernaculaire arthurien à mentionner Joseph est le Joseph de Robert de Boron 196 • Ce roman fait de lui le personnage central, au point où certains chercheurs seraient plutôt tentés à intituler ce texte Joseph d'Arimathie1 97 • La figure de notre héros-saint sera ensuite reprise dans tous les romans ayant trait à la tradition du Graal, et fixée de manière inéluctable à la base de la légende du Graal. Joseph a fonctionnellement trois rôles : il est celui qui descend le Christ de la croix, il est désigné pour prêcher la parole du Seigneur après la crucifixion et sa descendance constituera la sainte lignée des gardiens du Graal. Ajoutons à cela que son fils Joséphé apparaît comme le premier évêque ordonné de l'Église chrétienne. Joseph est avant tout un personnage biblique, à la différence des autres figures arthuriennes que nous avons examinées jusqu'ici. Avant de passer par la tradition apocryphe qui lui a assigné un rôle plus important, les Saintes Écritures font de lui un militaire à la solde de Pilate. Dans le roman de Robert, Joseph garde ce rôle et le privilège d'ôter le corps du Seigneur de la croix. Ce don qu'il demande à Pilate pour toutes ses années de service loyal, c'est la première preuve de la 196 Nous ne prendrons pas en compte dans ce chapitre toute la tradition latine et monastique qui fait de Joseph l'un des premiers évangélisateurs de la Grande Bretagne, nous aborderons ce point dans la partie consacrée à la translatio. 197 Nous suivrons ici essentiellement l'édition de R. O'GORMAN,joseph d'Arimathie, Toronto, Pontifical Institute of Medieval Studies, 1995. William Nitze a donné à son édition le titre de Roman de l'Estoire dou Saint Graal suivant le premier vers " Ci commence li romanz de !' estroire dou graal ,, et compte tenu du fait que Robert de Boron réfère à plusieurs reprises (v. 2684, 3487, 3493 de !'éd. O'GORMAN) à son texte comme Estoire dou Graal. Néanmoins, A. MICHA a bien démontré (Étude sur le Merlin de Robert de Boron. Roman du XII/' siècle, Publications Romanes et Françaises, Genève, Droz, 1980, p. 7) que ce titre désigne principalement la trilogie de Robert en entier.

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grâce qui l'habite. Par ailleurs, aucun texte ne relie de manière plus spécifique la grâce et l'amour. Dans sa prison, Joseph voit plus que le Graal, il voit le Christ en face, lui parle et l'écoute. Le Fils de Dieu lui explique son élection par le miracle de l'amour198 • L'apparition du Christ n'est après tout que l'effet de la grâce qui avait déjà été accordée à Joseph lorsqu'il avait fait la demande rédemptrice à Pilate et c'est ainsi que son coeur fut rempli de la plus grande des vertus, l'amour infini, gratuit, qui n'attend rien en retour, et capable de tout renoncement et de tout sacrifice. Sur ce point, la quête interminable et obsessionnelle des chevaliers des temps arthuriens n'est qu'un voyage infini à la recherche de cette histoire d'amour exceptionnelle que le premier chevalier Joseph avait vécue avec le Christ. De plus, Robert laisse entendre que Joseph a même plus d'amour que les disciples du Christ, donc plus de grâce. L'auteur inconnu qui a procédé au dérimage original va encore plus loin sur cette voie, en soulignant de manière assez audacieuse et sans le scrupule de ménager le texte biblique, l'ignorance dans laquelle se trouveraient les évangélistes : « Einsin remestJoseph en la prison, ne de ceste prison ne palerent pas li apostre ne cil qui establirent les Escriptures, que il n'en sorent riens fors tant que nostres Sire volt que ses cors li fust donnez, que aucune amor avoit il en lui » 199

Par ailleurs, le Graal qui illumine Joseph dans la prison où il est jeté par les Juifs après la Résurrection le remplit explicitement de la grâce divine: « Et quant Joseph la clarté vist, / En son cuer mouts' en esjoïst. / Diex son veissel li aportoit / Ou son sanc requeillu avait. / De la grace dou seint Esprist / Fu touz pleins, quant le veissel vist. .. » 200

La grâce du saint calice n'est rien d'autre que la grâce des sacrements rendue possible par les flots de sang versé par le Christ sur la croix, don que Joseph avait surpris et fixé dans le Graal. Notre décurion n'est pas seulement quelqu'un qui voit le Graal, il avait créé d'une certaine manière cette relique de la Passion. C'est, entre autres, la raison pour laquelle il apparaît si naturel que son descendant regarde dans le calice et en perçoive les mystères.

198

Joseph,

199

Ibidem, p. 117. Ibidem, v. 720-726, p. 92.

200

éd. citée, v. 827-844, p. 104. C'est nous qui soulignons.

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Une fois délivré et après avoir fondé la Table du Graal, Joseph passe non seulement pour un être pourvu de la grâce, mais pour un dispensateur de grâce. Moïse, le disciple pécheur qui demande désespérément à être intégré, n'hésite pas à le voir de cette manière: «Pour Dieu, prïezjoseph que j'aie/ De la grace ki vous apaie

».

Et aux disciples de transmettre à Joseph: « Il nous prie que te prïons / De la grace que nous avuns / Icilec en ta compeignie /A grant joie et a seignourie, / Qu'avec nous en soit parconniers, / Car nous le vouluns volentiers. » 201

La réponse de Joseph enlève pourtant cette confusion, puisqu'il souligne que ce n'est pas à lui d'accorder la grâce mais à Dieu uniquement202. À travers la voix de notre personnage, Robert de Boron nous livre également sa conception de la grâce, don gratuit du Seigneur, dont bénéficient Ses élus. Représentation renfermée en quelque sorte sur elle-même, image d'une élection somme toute dépourvue de critères logiques, mais après tout, n'est-ce pas ce que les théologiens mystiques répètent à l'envi lorsqu'ils soulignent l'irrationalité de la grâce? Joseph n'est pas uniquement un guide, il accomplit son oeuvre selon les commandements directs du Saint-Esprit. Nous le retrouvons en communication directe avec le Seigneur lorsqu'on lui ordonne de faire la Table du Graal, ou lorsqu'on lui communique le sort du fils de Bron, Alain 203 . Mais surtout, Joseph reçoit la grâce de la parole efficace, du verbe qui persuade et convertit. On le retrouve dans cette hypostase dans la Queste (aussi bien dans la version française que dans sa traduction italienne), dans le Tristan en prose, ou dans les Continuations Perceval, dans Sane de Nansay et surtout dans l' Estoire. Sur ce point, Robert de Boron s'est peut-être montré soucieux de respecter la tradition biblique selon laquelle Joseph ne quitte pas l'Orient, puisque ce sont Petrus et Bron qui reçoivent la tâche de convertir les pays de l'Occident, alors que Joseph, lui, reste sur place 204 . Bron, le frère de Joseph est nommé le Bon Pêcheur et chez Robert de Boron il se transforme en évangélisateur de la Grande Bretagne et en fondateur de la

201

Ibidem, Ibidem, 2o 3 Ibidem, 2o4 Ibidem,

20

2

v. 2709-2710, p. v. 2740-2746, p. p. 246 sq et 322 v. 3455-3460, p.

266 et v. 2733-2738, p. 268. 268. sq.

332.

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lignée des gardiens du Graal. La tradition postérieure accorde un rôle beaucoup plus actif à Joseph. Dans la Continuation de Gerbert, la Queste, le Tristan ou l' Estoire, notre héros a un fils. Avec l'apparition de Josephé sur la scène arthurienne, il semble que Joseph perd la grâce divine et son éclat au profit du premier représentant du sacerdotium. b) Nascien et la conversion Selon les auteurs qui s'écartent de la version originale de Robert de Boron, Joseph acquiert donc la grâce des Apôtres et accomplit l'oeuvre missionnaire de répandre la parole de Dieu. C'est par lui que sont convertis les fondateurs de la lignée de Lancelot, Mordrain et Nascien. La Queste, qui se trouve probablement à la base des versions postérieures de ces épisodes dans le Tristan en prose, dans les Continuations et surtout dans L'Estoire, montre Joseph, accompagné par ses disciples, en route vers Angleterre, suivant toajours les ordres du Seigneur. Passant à Sarraz, il joue un rôle immense dans la conversion du roi païen qui y régnait et de sa famille. Il est néanmoins très étrange que, malgré la relation privilégiée qui s'établit entre Mordrain et Joseph, c'est Nascien qui reçoit la véritable couronne de gloire. Dans la Queste, nous avons juste une brève mention de la conversion de Nascien, par les paroles de Mordrain 205 • De plus, c'est Mordrain qui avait eu une vision salvatrice, c'est toujours lui qui s'est entretenu sans cesse avec Joseph, mais c'est son beau-frère qui se convertit en premier. La grâce du baptême, qui descend ainsi sur lui, se manifeste également, comme par contagion, sur un manchot inconnu qui passe et qui se retrouve guéri et marqué du signe de la croix. Nous pensons que ce passant n'est rien d'autre qu'une sorte de Doppelgiingerde Seraphe: par son baptême, notre« mesconnu »,qui était resté jusque là en retrait, change non seulement de nom, mais aussi d'essence. Seraphe, l'inconnu sans religion se transforme en Nascien qui porte en son corps le signe du Crucifié. Le nom même du personnage nous invite à une telle interprétation : Nascien, le nouveau né issu des eaux du baptême, mais aussi celui qui donne naissance, l'accoucheur des fleuves de la grâce. Tout en détaillant l'épisode de la conversion de Seraphe, l'Estoire nuance de manière intéressante les faits. Ainsi, le miracle de l'homme au poing coupé ne survient pas lors du baptême, mais avant et c'est 'os Queste, éd. citée, p. 33.

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une preuve de la puissance et de la grâce de Dieu qui finit par convaincre le païen incrédule. Tout comme le passant retrouve son poing lorsqu'il touche à la croix, nous retrouvons, en miroir, Seraphe guéri de ses blessures au moment du baptême. Par ailleurs, le texte del' Estoire est beaucoup plus précis sur ce que signifie la renaissance par le baptême et souligne longuement les divers aspects de la métamorphose du prince 206 • Illuminé par le Saint-Esprit, Seraphe reçoit également le don d'interpréter les Saintes Écritures, et se transforme en cette aide de Dieu si importante aux yeux de saint Bernard. C'est par ses remontrances qu'Évalac accepte de se faire baptiser aussi. Par rapport à la Queste, nous constatons là un renversement de taille : ce n'est plus Seraphe qui reçoit la foi chrétienne parce que le roi n'arrêtait pas d'en parler depuis sa vision, c'est Évalac qui devient Mordrain parce que Seraphe-Nasci en lui parle. La vision du Christ crucifié, le miracle du poing coupé, enfin toutes les paroles de Joseph n'avaient pas suffi: c'est Nascien seul qui ramène le roi sur la bonne voie. D'autre part, il y a malgré tout un point qui reste inchangé dans la Queste comme dans l'Estoire: le roi se fait baptiser après Seraphe. Ce n'est pas un hasard et c'est loin d'être un détail sans importance. La voix qui parle à l'assemblée en annonçant que les derniers auront pris la place des premiers livre la clef d'interprétatio n del' épisode et de la conception du lignage saint à partir de Nascien et non pas de Mordrain. Ayant le coeur plus pur, et beaucoup plus d'entrain à recevoir le baptême, Nascien passe avant le roi qui semblait l'élu à l'origine. Par ailleurs, c'est un principe qui semble régler l'évolution de ce lignage si tourmenté, puisque nous avons déjà vu Galaad prendre la place de Lancelot ou, à une échelle métatextuelle, Galaad détrônant Perceval, l'élu des« pères de la matière arthurienne ». À partir du moment de sa conversion, la grâce accompagne Nascien de la même manière qu'elle accompagne Joseph. Enfermé dans 206

Estoire, éd. citée, p. 147: "Et sitost corn il fu bauptiziés, si descendi sor lui une mout grans clartés que estoit a veoir a tous ciaus laiens estoient. Et lors es toit avis que toute la sale fust de fu esprise. Et si virent tout apertement un brandon de fu ardant qui li entra en la bouche. Après oïrent une vois qui dist mout haute mout espoentablement: 'Li daerrein ont as premerains tolue lor honour de lor cors par isneleté de creance.' Tantost que la vois ot parlé, si senti Nasciens que il estoit tous sanés et garis ; et tantost fu ses cors aemplis del Saint Esperit Nostre Signour. Et puis dist Nascines : 'Li Sains Esperit me demoustre toutes les oscurtés ! Et que alés vous atendant, vous qui avés les tables mises ? Pour coi ne lavés vous vos mains, et si alés mengier? Et saciés que li pereçous ouvriers, par sa perece, rechevera son loiier. Et bien sace Amalac que Tholomé est orendroit fenis et departis de cest siecle. Ensile m'a demostré li Sains Esperis, qui tous poissans est, par la soie grasse et par sa grande debonaireté.' "

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la prison de Galafre, le prince est délivré par une main de feu et emporté sur une île étrange 207 • Son fils Célidoine, ayant apparemment « hérité » de la grâce de son père, se fait jeter du haut des murs de la forteresse de Galafre, mais il sera soutenu dans l'air par neuf mains blanches208 • Nous ne pouvons pas ignorer la ressemblance de cet épisode avec la tentation de Jésus, lorsque le diable veut Le convaincre de se jeter du haut d'une tour pour prouver qu'Il est le Fils de Dieu lorsque les anges viendront Le soutenir (Mt. 4, 6-8). Il est vrai, d'autre part, que Nascien tombe dans le même péché que les futurs chevaliers de la Table Ronde, celui de regarder à l'intérieur du Graal alors qu'il avait été prévenu de ne pas le faire. Le téméraire sera affligé par une cécité temporaire pour avoir vu le visage de Dieu209 • La somme de toutes les révélations que Nascien perçoit dans le saint calice lui vaut l'aveuglement temporaire, ce qui rappelle les avertissements des mystiques cisterciens sur l'impossibilité de voir Dieu de trop près. Le texte de l' Estoireva plus loin que la Queste, puisque le héros affirme sans aucune hésitation «j'ai vu Dieu». Cependant, la grâce de Le voir en face ne semblait pas lui avoir été accordée. Il est d'autant plus intéressant de remarquer la signification impressionnante que reçoit l'ancêtre du chevalier élu: une fois aveugle mais instruit, c'est lui qui prévientjosephé, l'évêque ordonné, de ne pas regarder dans le calice au risque de rester à jamais meshaigné. Et, plus intéressant encore, Josephé l'écoute. Là où les chevaliers arthuriens ne peuvent pas contenir leur élan vers le Créateur au péril de leurs vies, un membre du clergé ordonné se refrène 210 • Ayant reçu la grâce du Saint-Esprit, le rôle de Nascien, fixé depuis la nuit des temps, reste quand même limité et c'est ce que l'on comprend à travers l'épisode de l'épée aux étranges « renges ». Nous avons pu observer qu'elle était destinée par Salomon à son descendent Galaad et à nul autre et comment elle avait provoqué la mort du roi Varlan ou l'infirmité du roi Pelan. Nascien est le seul qui, dans la Queste, tire cette fameuse épée de son fourreau et ne reçoit qu'une punition très légère et brève : mené par Dieu dans une île étrange, il est forcé de combattre un géant. Comme il était désarmé, il se voit contraint à enlever, malgré l'interdiction, l'épée merveilleuse, qui ne

207 208 209 210

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. 215 sq. p. 220. p. 158. p. 159.

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lui est d'ailleurs d'aucune aide parce qu'elle se brise entre ses mains 211 • Par la suite, il sera frappé par une épée céleste à l'épaule, étant ainsi averti de son péché de désobéissance envers son Créateur. La version reproduite par l'Estoireest plus complexe et peut-être plus impressionnante: dans la même nef, devant la même épée, Nascien pense l'espace de quelques secondes que cet arrangement pourrait être le fruit de quelque fausseté. Il est tout de suite puni et jeté à l'eau par une main invisible (peut-être la même qui l'avait fait sortir de la prison de Galafre) et condamné pour avoir douté de la vérité de l'oeuvre de Salomon212 • Les deux scènes montrent beaucoup de similarités, mais nous ne devrions pas être dupes: dans la Queste, Nascien n'est pas destiné à tirer l'épée du fourreau et, même s'il le fait, justifié par le péril et par la nécessité de défendre sa vie, il sera puni pour désobéissance en vertu d'un principe qui est, après tout, mécanique et aveugle. Il en est tout autrement dans l'Estoire, dont l'auteur choisit de faire de son héros un élu sur tous les plans. Soucieux de préserver l'épisode del' épée probablement pour ne pas trahir l'esprit de la Queste, l'auteur de l' Estoire donne une causalité immédiate et profonde à la punition de Nascien : ce sont ses pensées impures et sa mauvaise conscience qui lui valent la colère divine. c) Un roi-ancêtre ou la grâce impossible Nous avons tenté de montrer combien la mystique de la grâce sert non seulement à définir de manière intrinsèque nos chevaliers, mais également l'existence de ce concept comme valeur en soi, destinée à trancher entre les chevaliers arthuriens et les autres, définissant le degré de « compétitivité » ou de perfectionnement et les chances de chaque héros de devenir un chevalier celestiel. Nous avons pu remarquer également à quel pointJoseph lui-même bénéficiait de la grâce divine et à quel point il était aimé par Dieu, ce qui s'encadre naturellement dans la logique de formation de la chevalerie céleste. Néanmoins, parvenus à ce point de notre analyse, nous sommes tenus de signaler un certain malaise que les sources transmettent à propos d'autres figures« ancestrales», fondatrices de la lignée « gracieuse » des chevaliers du Graal. David et Salomon sont certes, 211 Queste, éd. citée, p. 207. Cet épisode pourrait se trouver à l'origine de l'épée brisée de Perceval dans les Continuations. 212 " Par foi, fait-il, je ne sai que dire de moi meïsmes corn les merveilles de cest lit me deçoivent, car ensi grant chose corn ci a ne porroit pas estre sans aucune racine de fauseté. », Estoire, éd. citée, p. 275.

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des repères réunissant tous les dons de la grâce, mais il semble qu'entre leur temps et la Passion une coupure s'est produite quelque part et que la royauté est devenue, de manière imperceptible au départ, incapable d'assumer la grâce ou de la transmettre. Il nous suffit d' examiner de plus près un roman comme L'Estoire del Saint Graal, mal étudié, hélas, mais extrêmement intéressant pour notre propos. Dans ce texte apparaissent plusieurs personnages royaux qui nous posent problème. Évalac, devenu après son baptême Mordrain, nous semble être la figure la plus représentative pour ce qui est de la royauté dans la perspective de la grâce, à partir d'un noeud narratif précis dans nos textes. Nous retrouvons Mordrain dans la plupart des romans, que ce soit le Joseph, la Queste, le Tristan en prose, les Continuations ou l' Estoire, recouvert de ses plaies qui ne se referment jamais, menant une vie exemplaire et maudit à vivre sous le poids d'une immortalité suffocante et torturante. Néanmoins, tout dans la construction de ce personnage laissait présager un développement impressionnant et une profonde spiritualisation. Que nous dit-on sur lui, après tout ? Aussi bien la Queste que les Continuations racontent brièvement que Mordrain, roi païen, avait été converti par Joseph. Ce dernier lui avait promis la victoire dans sa guerre contre Tholomé, s'il embrassait la religion chrétienne. Histoire assez brève, que nos deux textes (y compris la reprise de cet épisode dans le Tristan en prose) délaissent au profit de la description du châtiment et des circonstances dans lesquelles il acquiert la vie éternelle. C'est 1'Estoire qui nous livre beaucoup plus de détails de la conversion de notre roi. À en croire ce texte, il apparaît de manière incontestable qu'Évalac avait la grâce avant même son baptême. D'abord assez peu confiant dans les paroles de Joseph, il retient malgré tout les conseils de celuici pour la bataille contre son adversaire. Par ailleurs, notons que s'il n'avait pas encore fait exécuter le messager de cette nouvelle religion qu'il ne comprenait pas, ce n'est pas par extrême tolérance mais tout juste parce que Joseph lui avait montré qu'il pouvait faire des miracles. Avant le combat contre Tholomé, le prêcheur lui offre un écu marqué du signe de la croix, et lui dit de s'en souvenir et d'y faire appel au moment où il se trouvera en péril extrême. Capturé par Tholomé et n'ayant plus aucune solution d'être sauvé, notre roi n'a d'autre choix que d'enlever le voile qui recouvrait l'écu. C'est à ce moment et à partir de ce geste que nous pouvons parler de manifestation de la grâce divine : Évalac, le païen superficiel, le guerrier sans pitié voit le Christ crucifié sur l'écu. Il regarde en face et revit le moment de la

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Passion à l'instant même où il est aussi sur le point de vivre son propre Calvaire. Sa réaction mérite d'être examinée de plus près: « Et sambloit que les mains et li pié li degoutaissent de sans ; se li atenri li cuers. Et conmencha mout durement a plourer et dist entre ses dens : 'Ha ! Biaus Sire Dix de la qui mort je port le signe, amenés moi sain et sauf a vostre creance recevoir, pour moustrer as autres par moi que vous estes vrais dix et tous poissans de toutes terriennes choses. '>> 213

Avant tout signalons que, selon les remarques d'Eugène Hucher, les parenthèses manquent dans le manuscrit Fr. 2455 de la BN, qu'il utilise comme manuscrit de contrôle 214 • Le passage de Mans fait surgir une abondance de détails ayant tous trait d'abord à un saisissement d'ordre visuel, ensuite à l'affectivité et aux réactions émotionnelles que provoque la vue du Christ souffrant. « Se li atendri li cuers moult durement», « plourer moult tenrement », autant de précisions qui ne laissent aucun doute sur la conversion du roi Évalac, qui est immédiate, pleinement vécue et surtout de tout coeur. Ce n'est pas de l'esprit qu'il s'agit dans ce passage, le texte ne nous permettant à aucun moment d'interpréter sous un angle intellectuel le saisissement du roi. C'est par l'âme et par la pitié que le païen est amené vers le Christ. Par ailleurs, il fait preuve d'un entendement total et complet, d'une illumination-intellection qui lui fait découvrir l'essence même de cette nouvelle religion consistant à croire et à faire croire : c'est ce qui ressort de la prière par laquelle il demande au Sauveur de lui permettre de vivre afin de se convertir et de faire savoir aux autres que le Christ est le Dieu tout-puissant. À partir de cet instant, Évalac sera constamment assisté dans la bataille contre Tholomé par le mystérieux chevalier sorti de la forêt, qui lui sauve la vie, combat aux côtés de ses gens et finit par disparaître comme il était venu. Sa description 215 ressemble beaucoup à celle 213 Estoire, éd. citée, p. 121. Dans le manuscrit de Mans édité par E. HUCHER, la description s'attarde plus longuement sur l'attendrissement du roi : " Et quant il le vit (en tel maniere) se li atenri li cuers (moult durement) et il coumencha (tout esraument) à plourer moult tenrement et dist entre ses dens: 'Ha biaus sire Diex ! De la qui mortjou porch le signe, ramenés moi sain et sauf à vostre créanche recevoir, pour moustrer as autres, par moi, que vous estes vrais Dix et poissans de toutes coses.'» (éd. citée, p. 255.) 214 E. HUCHER, éd. citée, n. 3. 215 " Si tost corn il ot cele parole dite, si resgarda devant lui et vit un chevalier issir de la forest tout armé, le hiaume en la teste, a son col l' escu blanc a une vermeille crois ; et ses chevaus estoit autresi blans corne flours. » (Estoire, éd. citée, p. 121). Sur les apparitions des chevaliers blancs et merveilleux en pleine bataille voir E. DEHOUX, " 'Con avés non, vasal al ceval blanc?' Les apparitions de saints guerriers lors des combats, notamment dans la

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du chevalier blanc de la Queste, qui châtie Baudemagu pour s'être emparé d'un écu destiné à un autre 216 • Elle ressemble également à l'apparition étrange dans le Tristan en prose qui commande à Galaad de se séparer de son père 217 • Ce qui distingue ce chevalier de ces deux êtres qui pourraient représenter soit des images d'archanges soit des chevaliers du Temple, c'est l'écu blanc à la croix vermeille. C'est une sorte de précurseur de Galaad qui portera le même écu, image archétypale de guerrier de Dieu. Quoi qu'il en soit, ce ne sont ni les miracles que Joseph avait accomplis devant lui, ni les paroles de conversion, mais la vue immédiate et troublante du Christ sur la croix, vision privilégiée se manifestant en pleine bataille, qui conduit le héros à la conversion. C'est là une preuve de la grâce qui descend sur ce roi pécheur et cruel, sans qu'il ait eu le moindre mérite. Cependant, le récit est extrêmement complexe et nous sommes tentés de mettre en doute ce postulat de la grâce. Déjà, par rapport à la Queste, Évalac, nommé Mordrain après son baptême, ne se place pas à la tête du lignage qui engendrera le Bon Chevaliers et c'est là un point qui le met sous un jour assez défavorable. De plus, il avait vécu une vingtaine d'années avec Saracinthe, qui était chrétienne, sans se convertir à la religion de sa femme. Pourquoi ne l'avait-il pas fait ? Le texte nous en donne une explication assez claire et simple à première vue: lorsque Joseph demande à Saracinthe comment s'explique le fait que son mari n'avait pas embrassé sa religion, ou surtout comment c'était possible qu'elle n'eût jamais essayé de le convertir, elle lui répond qu'elle avait attendu que le Seigneur montre Sa vérité au roi 218 • Non seulement le roi n'avait rien reçu comme révélation divine, mais il était tellement cruel que sa femme même le craignait. De plus, nous apprenons sur lui qu'il gardait une image en bois constamment dans sa chambre et qu'il entretenait avec elle des rapports sexuels. Plutôt que de voir là un signe du péché charnel, nous proposons de comprendre cet épisode de manière symbolique : à la place de sa femme chrétienne, donc du christianisme, il avait préféré pendant de longues années l'idolâtrie et la fausse croyance. La pratique bizarre à laquelle il s'adonnait avec la femme en bois ne fait que

Chanson d'Aspremont '"dans L'epopea normanna et il territorio, dir. S. GUIDA, Colloque de Reggio Calabria (26-27 mai 2006), sous presse. 216 Queste, éd. citée, p. 29. 217 Tristan en prose, éd. citée, t. IX, p. 211. 218 Estoire, éd. citée, p. 142.

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souligner davantage son péché et son aveuglement219 : c'est l'image renversée en miroir de la vraie union qui devrait s'accomplir entre le chrétien et le Christ, dans la vraie religion. Par ailleurs, on nous dit que le nom reçu par Évalac lors du baptême renvoie, selon le manuscrit 2455, à un mot Chaldéen : « Mogdanis, ce est une parole en Caldeu qui valt à tant à dire corn fait an franceois: tardis en creance » 220 • Mordrain garde donc dans son nom même la marque de sa conversion tardive et étrange, nous dirions même non naturelle: tardive par rapport à sa femme, au monde, à Dieu. Il est vrai que l'essence de la religion chrétienne veut que le dernier venu soit reçu de la même manière que le premier et que, selon la doctrine de la grâce, et celui qui l'accorde c'est le Seigneur, par Son immense générosité. Qu'arrive-t-il, en échange, lorsque le roi, converti et plein de bonne volonté, veut regarder dans les profondeurs du Graal et voir en face ce miracle de la même manière qu'il avait pénétré les secrets de la Passion ? Évidemment, dans la Queste comme dans l' Estoire il en reste meshaigné. Rappelons-nous que la grâce de la révélation s'offre à l'homme lorsque Dieu le décide, et ce n'est pas à l'homme de tenter de faire violence au Seigneur pour qu'Il se montre. Pendant la bataille contre Tholomé le roi n'avait pas cherché une vision, mais elle s'était offerte à lui. Voir le Graal est, en revanche, une transgression et la punition en est immédiate, comme pour les autres personnages arthunens. Ce qui rend Mordrain unique est son immortalité. D'un côté, il est vrai qu'elle ressemble plutôt à l'enfer qu'à la grâce divine. Ayant demandé à Dieu de ne pas mourir jusqu'au jour où il pourrait voir le neuvième descendent du lignage de Nascien (ou bien, selon la Queste, de son propre lignage), le roi voit son voeu exaucé et il survit, aveugle et couvert de plaies jusqu'à l'arrivée du chevalier élu qui le guérit. Si 219 C.-A. VAN COLPUTT discute longuement cet épisode dans son article " La poupée d'Évalac ou la conversion tardive du Roi Mordrain », dans Continuations. Essays on Medieval French Literatures and Languages. In Honor ofJohn L. Grigsby, éd. N.]. LACY, G. TORRINIROBLIN, Birmingham, Alabama, Summa Publications, 1998, p. 166-170. Pour cet auteur il s'agit d'un écho au péché d'inceste et de transgression sexuelle stigmatisée aussi bien par le paganisme que par le christianisme. L'argument central qu'elle donne pour cette interprétation est la honte du roi et son secrétisme, même avant sa conversion. Nous pensons que dans la logique allégorique qui sous-tend notre roman, la poupée du roi est une manière de souligner son attachement profond et inébranlable au paganisme, l'union perverse et obstinée avec une fausse religion. 220 Estoire, éd. E. HUCHET, p. 293, n. 6. C'est nous qui soulignons. Le manuscrit de Bonn S 526 édité par P. WALTER garde cette explication, Mordrain signifie toujours " tardif en creance,, (éd. citée, p. 148).

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l'auteur de la Questese contente de laisser un serviteur raconter devant Perceval l'histoire du roi, celui du Tristan en prose nous livre le discours même du personnage 221 . En échange de ses souffrances, le roi demande comme salaire, de ne pas mourir et Dieu le lui accorde. Est-ce là une preuve de la grâce? Représentation étrange et difficile à interpréter. Nous ne saurions essayer de répondre dans un sens ou dans un autre sans faire du tort à l'esprit même des textes. D'une part, nous l'avons déjà signalé, le roi s'enferme dans l'enfer éternel de son propre souhait. De l'autre, il continue à vivre comme une âme bénie, de la « grâce du Saint-Esprit » 222 , idée qui apparaît dans le Tristan en prose, mais pas dans la Questeoù Mordrain, émerveillé devant l'apparition de Galaad, lui tient un discours renvoyant plutôt l'image de la damnation: « li feus clou Saint Esperit est en toi si espris et alumez que ma char, qui tote estoit morte et envieillie, estja tote rajuenie et en bone vertu. » 223

Le vieillissement et la mort suggèrent le péché et la condamnation divine, plutôt que la grâce du Seigneur, et Galaad se présente ici non seulement comme un guérisseur de corps mais aussi et surtout comme un sauveur d'âmes. L'idée de demande que Mordrain formule devant Dieu n'est ni unique ni originale. Ce serait plutôt un écho de la figure biblique de Symeu qui, lui aussi demande de ne pas mourir avant de voir le Messie (Luc, II, 25-35). Ainsi, ce vieillard qui, selon l'Évangile apocryphe de Nicodème, est un grand prêtre, parvient-il à recevoir le Christ enfant dans ses bras, lorsque Marie le présente au Temple. La Questesouligne de manière explicite le rapprochement entre le roi et le prêtre Symeu, immortels par la grâce du Saint-Esprit224 . Cependant, Symeu ne reste pas meshaigné pour l'éternité. La plaie, la maladie, la cécité, tout en créant l'impression que ceux qui en souffrent sont damnés pour avoir osé violer les commandements divins, sont aussi des signes d'élection. La cécité de Mordrain nous rappelle l'écharde dans la chair de saint Paul, après sa conversion sur la route de Damas, ou bien la hanche luxée de Jacob qui a marqué sa rencontre avec le Seigneur ( Gen. 32, 25-33). Tout comme ces figures bibliques, notre roi païen porte dans son corps et dans sa chair le signe de sa rencontre avec Dieu. Le prix 22

1

222 223 224

Tristan en prose, éd. citée, t. VIII, p. 107. Ibidem, t. IX, p. 207. Queste, éd. citée, p. 263. Ibidem, p. 86.

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du regard furtif qu'il ajeté à l'intérieur du saint calice est le calvaire continuel, qui, à son tour, est le prix de la longévité anormale. L'idée de marchandage avec la divinité, assez rare pour les romans arthuriens, en ressort au cours de la prière de Mordrain dans la Queste, quand le roi demande à Dieu sa« rente » 225 • Ce terme ne laisse aucun doute sur la nature du pacte qui s'établit, dans l'univers de croyance de notre personnage, entre lui et le Seigneur. Néanmoins, nous ne saurions dire que c'est là un prix à payer pour la grâce, sans contredire la nature de ce don du Seigneur, don gratuit, suprême preuve d'amour qu'il accorde à Ses fils. Selon tout ce que les auteurs du temps pensaient de ce concept, il est tout sauf une « rente ». Rappelons aussi que Mordrain n'est pas le seul personnage puni pour son audace et sa trop grande soif de Dieu. Lancelot ou Bohort subissent des punitions similaires. Ce qui rend Mordrain si exceptionnel c'est la durée du châtiment tout au long des années qui suivent jusqu'à la neuvième génération, durée que lui-même avait implorée à la miséricorde divine. L'accomplissement de son voeux ne peut pas passer pour une preuve de grâce puisqu'il doit payer cela de tourments interminables. De plus, dans la Continuation de Gerbert, la longévité du roi est clairement présentée comme une punition et non comme l'effet d'une prière exaucée 226 • Quoi qu'il en soit, grâce et royauté apparaissent comme totalement incompatibles dans l'exemple paradoxal et intéressant de ce souverain. Nous voyons à quel point il est dangereux, voire impossible pour un roi de se placer dans un système de valeurs ayant pour centre la grâce divine. Lorsqu'il regarde à l'intérieur du Graal, il cesse physiquement de pouvoir gouverner. Mais nous avons déjà vu Lancelot et Bohort recouvrer leur santé après leurs expériences au château du Graal. Par contre, à partir de l'instant où Mordrain souhaite pouvoir vivre jusqu'à la venue du Bon Chevalier, il est écouté, mais il cesse à tout jamais d'être roi. La messe à laquelle assiste Perceval dans la Queste pose, certes, un petit problème à cette interprétation : pendant la messe, Mordrain porte sa couronne et l'enlève une fois qu'il reçoit la communion227 • Le roi adresse sa prière au Tout-Puissant à partir de sa position de souverain, de la même manière qu'il assiste à la messe et reçoit la communion muni des enseignes de la royauté. Par ailleurs, la cou225 225 22

7

Ibidem, p. 82. Continuation Perceval, éd. citée, t. Il, p. llO. Queste, éd. citée, p. 83.

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ronne est le deuxième détail que Perceval observe lorsqu'il voit Mordrain. Néanmoins, il s'agit d'un symbole dépourvu de toute connotation politique, le signe de la grâce qui descend lors des saints sacrements sur cet être voué à ne pas mourir avant de voir le Bon Chevalier. La royauté de Mordrain, aussi bien que la royauté du Roi Pêcheur, lui aussi meshaignéet peut-être emprisonné dans l'immortalité, dans l'attente de Perceval, reste coupée du monde et perd toute connotation liée à une fonction de gouvernement. 7. Le Bon Sarrasin Afin de compléter notre vision sur les élus de la grâce, nous ferons un détour par le monde païen, autant que les textes nous le laissent entrevoir. Serait-il possible que la grâce divine puisse accompagner des chevaliers qui ne soient pas chrétiens, alors que la grâce est avant tout dispensée par le baptême ? La généreuse vision de Guillaume de Saint-Thierry nous laisse entendre que si 228 • Les auteurs des textes arthuriens se gardent bien, en général, de chanter les louanges des héros païens. La légende arthurienne dans son ensemble, sans manifester l'aversion face au Sarrasin que nous retrouvons dans les chansons de geste, ignore plus ou moins ce monde. Nous sommes habitués aux païens gentiment convertis par les paroles d'unJoseph ouJosephé (et qui par là passent rapidement dans les rangs des chrétiens et sont traités comme tels) ou par les coups d'un Perlesvaus, aux méchants rois qu'il faut vite anéantir comme Crudel ou Galafre. Ce n'est que rarement que nos textes réservent une place réelle au païen ayant sa vie fictionnelle propre et son aventure unique. Deux romans retiendront notre attention sur ce point, le Tristan en prose et Parzival. a) Pallamède La malheureux chevalier sarrasin amoureux d'Iseut est souvent tout aussi méconnu que son père Esclabor, malicieusement surnommé « le Mesconnu » par un auteur qui semble lui accorder une sympathie des plus marquée. Issu d'une famille de sarrasins convertis au christianisme, Pallamède est le seul parmi ses onze frères à refuser obstinément de passer à la religion chrétienne. Le seul cas dans lequel il accepterait de renier 228

Ainsi Guillaume affirme que la constance dans le bien qui peut caractériser un païen (comme c'est le cas de Pallamède) vient de la grâce. (Exposé sur l'épître aux Romains, op. cit., p. 80).

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sa foi, ce serait pour la conquête d'Iseut. Disposition donc quelque peu frivole et en tout cas des plus terriennes, qui nous autoriserait à faire de lui un beau représentant de la chevalerie rattachée au monde et à ses valeurs, mais en aucun cas un candidat à la chevalerie celestielle229. Cependant, nous ne saurions trancher de manière si simple le problème d'un héros qui témoigne d'une immense complexité. Certes, Pallamède est un grand amoureux, le double païen de Tristan en quelque sorte ! Certes, Iseut se situe au centre de sa vie et de ses préoccupations ! Mais Lancelot n'est-il pas aussi un grand amoureux? Et nous avons vu qu'il s'en fallait de peu pour qu'il n'échoue devant le Graal ! De plus, rappelons-nous que le grand amoureux de la Table Ronde, Lancelot, est peut-être malheureux, mais il revêt et enlève la haire de pénitence selon le bon plaisir de l'auteur et de la mode, et entretient une relation tourmentée avec Dieu et sa conscience. En tout cas, il n'est ni vierge, ni chaste et son amour est un péché surtout parce que partagé. Or, que savons-nous sur Pallamède, sur ce point? Nous savons qu'il aime Iseut au point de renoncer à tout pour elle, mais son amour n'est jamais partagé et s'il n'est peut-être pas chaste en pensée, il se peut fort bien qu'il soit, comme Galaad ou comme Perceval dans la Queste, un chevalier vierge. Devrait-on le juger comme plus superficiel que Lancelot seulement parce que son amour n'est pas partagé? Le chevalier Sarrasin passe, par ailleurs, pour le meilleur du monde avec Galaad et Tristan 230 • Il montre à plus d'une occasion qu'il a plus de vertus que certains membres chrétiens de la Table Ronde 231 , et il accomplit tout ce que l'on demande à un parfait chevalier terrien. Mais avant tout, nous retenons son amitié avec Galaad. Entre le chevalier élu et Pallamède il y a une relation privilégiée qui se forme, on dirait même unique dans le parcours de Galaad à travers la légende arthurienne. Remarquons aussi un phénomène assez étrange qui caractérise Galaad: le meilleur chevalier n'a pas d'amis dans les autres romans. Il est, certes, admiré, attendu, désiré, Perceval devient presque fou de désespoir dans la Queste au moment où il perd sa trace mais, malgré tout cela, Galaad n'a pas d'amis. Il arrive à la nef merveilleuse et au pays de Sarraz avec Perceval et Bohort, mais c'est juste 229 ]. TRACHSLER, dans son article " Observations on the Beste Glatissant in the Tristan en prose"• Neophilologus, vol. 74, no. 4, 1990, p. 507, porte sur lui un jugement assez sévère, lui

interdisant tout accès possible à la chevalerie celestielle. 230 Tristan en prose, éd. citée, t. IX, p. 248. 231 Nous pensons en particulier à Gauvain, qui dans ce texte est présenté en couleurs plutôt sombres.

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parce qu'ils étaient destinés tous les trois à faire ce voyage. Dans le Tristan en prose, entre Pallamède et Galaad une relation d'amitié profonde prend forme. Or, la proximité du chevalier élu est en soi-même une preuve d'élection. Galaad est celui qui chasse les démons et les mauvaises consciences par sa seule présence. Dans le Tristan en prose, il combat les mécréants là où il les trouve. Mais il ne touche pas à Pallamède qui, de son côté, se déclare prêt à faire n'importe quoi pour lui, sauf devenir chrétien 232 • Il y a toutefois un moment où Galaad semble réellement placer Pallamède en position inférieure à cause de son identité religieuse : il s'agit du combat contre l'armée du roi Marc. Galaad combat seul avec deux chevaliers contre toute l'armée ennemie, en vertu de l'idée qu'ils sont trois et avec Dieu quatre, et il n'accepte pas que Pallamède se joigne à eux pour les aider parce qu'il n'est pas chrétien. Vexé, Pallamède se prépare à rejoindre Marc, mais à la vue des blessures de son père qui combattait aux côtés de Galaad il revient à de meilleurs sentiments. Ce qui rend unique notre Bon Sarrasin c'est son combat continuel et obstiné contre la Bête Glatissant. Comme nous le remarquerons, cet animal étrange a une longue carrière derrière lui et une évolution des plus impressionnantes. Mais dans le Tristan en prose, où ses traits démoniaques sont déjà bien constitués, la chasse du monstre est liée inexorablement à Pallamède. Le héros cherchait la bête bien avant que les chevaliers de la Table Ronde ne se mettent à la recherche du Graal. Dans son article,Janina Trachsler fait de cette quête un passetemps superficiel pour le sarrasin, qui, à défaut de pouvoir atteindre Iseut, s'amuse à chasser le monstre 233 • Nous pensons que c'est là une vision quelque peu excessive. N'oublions pas que Pallamède avait déjà perdu ses frères, tués par cette monstrueuse bête. De plus, même lorsqu'il intègre la Table Ronde, honneur qu'il est le premier à reconnaître, il ne renonce pas à sa recherche obstinée. Loin d'être une manière de conquérir Iseut, la chasse du monstre nous apparaît plutôt comme une forme de combat contre les forces du mal, le rattachant à la représentation de la chevalerie de Dieu. La conversion de Pallamède, même si tardive, n'est pas sanctionnée comme celle de Mordrain et il semble que l'auteur du roman ne condamne pas, comme celui de l'Estoire, le héros qui accepte trop tard la foi chrétienne. Pallamède accepte la loi chrétienne au moment où son coeur le lui dit, avec autant d'honnêteté qu'il l'avait jusque-là 232

Tristan en prose, éd. citée, t. VIII, p. 78. TRACHSLER, art. cit., p. 504.

2 33 ].

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refusée. Il n'a pas besoin de miracles ou de preuves exceptionnelles pour le faire. Il ne le fait pas non plus à la suite des paroles de Galaad. Il se laisse convaincre par le roi Arthur, de manière naturelle. Lorsqu'il devient chevalier de la Table Ronde, à la suite de sa conversion, il met cela sur le compte de " la grasce de Dieu » 234 et souhaite partir aussi à la quête du Graal. Ayant donc reçu la grâce, Pallamède se rapproche de la sanctification par sa mort : il est parmi les rares figures arthuriennes à subir véritablement une mort de martyre. Gauvain, en le rencontrant, et malgré le serment qu'il avait prêté de ne jamais attaquer à son escient un autre compagnon de la Table Ronde, malgré le fait que Pallamède était déjà blessé et dans l'incapacité de se défendre, n'hésite pas à le massacrer de la manière la plus basse. Ce geste a une double signification235 : d'une part il jette un blâme ineffaçable sur les procédés éthiques des chevaliers de la Table Ronde, en rendant bien meilleur qu'eux un chevalier nouvellement christianisé, un ancien païen mais de coeur pur. D'autre part, ne l'oublions pas, Gauvain est un personnage assez odieux, sinon diabolique, dans ce texte, l'un des pires représentants de la chevalerie terrienne, sans aucune chance d'intégrer un jour les armées celestielles. En se faisant assassiner par lui, Pallamède se range par opposition du côté de la chevalerie sainte. Après tout, dans le même texte les chevaliers de Dieu se définissent également par rapport aux forces du mal qui ne cessent pas de leur faire la guerre : «Et de ce qu'ele te dist qu'ele le guerroieroit nuit et jour dist ele voir et tu meismes le ses bien, car onques ne fu ne ne sera qu' ele ne guerroit les cevaliers Jhesu Crist et ciaus qui sont bien afermés en la creance en qui li Sains Esperis est hebergiés. » 236

Certes, l'opposition à un mauvais chevalier terrien n'est pas une preuve automatique de l'élection pour la chevalerie celestielle. Cependant nous ne pouvons pas ignorer les traits profondément diaboliques caractérisant Gauvain dans ce roman, et le fait que lors de l'assassinat de Pallamède il se comporte presque comme un possédé n'ayant plus rien à voir avec la chevalerie, qu'elle soit bonne ou mauvaise.

234

Tristan en prose, éd. citée, t. IX, p. 250. En dehors de l'explication intéressante de R. TRACHSLERsur la guerre des récits, voir supra, p. 119. 236 Tristan en prose, éd. citée, t. VIII, p. 133.

235

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Faisant donc preuve d'une immense tolérance, l'auteur du Tristan en prose nous présente le premier sarrasin de l'histoire arthurienne à refuser longtemps la conversion tout en étant comblé par la grâce. b) Feirefiz et le Graal Le bon païen a bien moins de profondeur chez Wolfram que chez l'auteur du Tristan en prose, pourtant nous ne saurions ignorer qu'il s'approche, lui aussi, de la chevalerie sanctifiée. Déjà dans la version allemande du Perceval, Feirefiz, le prince païen qui surpasse en vaillance bien d'autres chevaliers chrétiens, n'est pas l'ami de l'élu du Graal, il est son frère. Certes, nous avons déjà vu dans le Perlesvaus comment les relations fraternelles peuvent tourner en combat entre les religions, néanmoins Feirefiz est loin d'apparaître chez Wolfram de la même manière que le roi du Château Mortel dans le Perlesvaus, par exemple. Même si Parzival et Feirefiz se livrent un combat acharné, ils cessent de lutter dès qu'ils se rendent compte qu'ils sont frères 237 • La conversion de notre chevalier a l'air quelque peu léger : comme Pallamède, qui était prêt à renoncer à sa religion seulement pour la femme aimée, Feirefiz franchit le même pas par amour pour Repanse, la porteuse du Graal, et non pas pour le saint calice. Mais où s'arrête l'admiration devant l'éclat de la femme et où commence l'éblouissement devant le Graal ? Rappelons-nous que dans le Lancelot en prose, Lancelot, sans être païen ni superficiel, et en plus amoureux de la reine, se laisse aveugler par la beauté de la porteuse du Graal au point de ne plus voir la relique même. On pourrait même se demander si ce motif de l'admiration pour la pucelle du Graal n'aurait pas son origine dans la version allemande de Wolfram. Il est vrai que Feirefiz, une fois au Château du Graal, ne parvient pas à voir le saint calice parce qu'il n'est pas chrétien, mais l'accès au château même ne lui estjamais refusé, or, on s'en rappelle, dans le Lancelot en prose ou dans le Tristan en prose les chevaliers indignes se voyaient refuser l'entrée même dans la demeure du roi du Graal. Lié par des liens de sang au chevalier élu, Feirefiz s'unit aussi, bien que de manière indirecte, par son mariage avec Repanse, au Graal. La porteuse du Graal incarne les mystères du Graal, dans la seule forme visible pour le prince oriental qui n'est pas encore chrétien.

237 Rappelons, par ailleurs, que dans la Queste, lorsque Bohort et Lionne! se combattent, il faut que Dieu Lui-même fasse cesser cette lutte fratricide.

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Au-delà de tout érotisme, la vierge, par sa beauté et par son éclat, participe de la même nature que la coupe. Par ailleurs, D.D. Roy Owen a tenté de montrer dans un article intéressant, que la lumière du Château du Graal, du moins chez Chrétien, provient de la pucelle qui le porte et non de la coupe elle-même 238 • Il voit une équivalence entre la pucelle du Graal et la Blonde Esmeree qui apparaît dans la même luminosité dans Le Bel inconnu239 • SelonJean-Charles Huchet, la femme et le Graal sont assez rapidement identifiés dans la lyrique occitane. 240 Que la lumière du Graal vienne ou non de la porteuse, il est néanmoins sûr et certain qu'elle fait partie intégrante des mystères du Graal et que s'unir à elle signifie d'une certaine manière être comblé par la grâce. Si nous pensons à la porteuse du Graal dans les versions françaises en prose, nous nous rappelons qu'elle engendre Galaad à la suite d'une nuit d'amour illicite avec Lancelot. Feirefiz, bien que païen converti un peu en hâte et par amour pour une femme, fonde une lignée royale bénie par le sacrement du mariage. 8. Les pouvoirs thaumaturges

À une époque où seuls les saints et les rois participent du pouvoir sacré de guérir, nous retrouvons avec assez d'étonnement dans la matière arthurienne des chevaliers investis du don thaumaturge. Preuve incontestable de la grâce, manière aussi pour la chevalerie de remplacer le roi dans sa fonction de père salvateur, la guérison miraculeuse surgit au coeur de la littérature arthurienne avec toute la force nécessaire à ébaucher les prémisses de la sainteté chevaleresque. Si les rois tirent apparemment leur force thaumaturge des pouvoirs exceptionnels conférés par l'huile du sacre 241 , les chevaliers arthuriens semblent revendiquer cette vertu exceptionnelle directement de Dieu qui les a élus. Nous pourrions être tentés de faire correspondre l'huile 238

D. D. R. OWEN," The Radiance in the Grail Castle,,, Romania, 83, 1962, p. 108-117. Ibidem, p. 114 sq. M. TYSSENS, dans son article" Une si granz clartez ,,, Le Moyen Âge, 49, 1963, p. 299-313 s'oppose à cette vision des choses, répliquant que rien ne justifie le rapprochement entre la Blonde Esmeree et la demoiselle du Graal. 240 J-C. HUCHET, "Jaufré et le Graal,,, Vox Romanica, 53, 1994. L'auteur cite comme exemple les vers du poète Rigaut de Barbezieux : " Autressi con Persavaus / el temps que vivia, que s'esbahït d'esgardar /tant que non saup demandar /de que servia /la lansa ni 1 grazaus / et eu sui atretaus, / Miels-de-Dompna, quan vei vostre cors gen, / qu'esissamen / m'oblit quan vos remir / e-us cug prejar, e non fatz, mais consir. ,, (p. 159). L'auteur poursuit sa démonstration sur Jaufré, en essayant de montrer que dans la réception du Conte du Graal dans le monde occitan le Graal de Jaufré est en fait sa bien-aimée Brunissen. (p. 163

239

sq). 2• 1

M. BLOCH, ofl. cit., p. 78.

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du sacre royal au sang contenu dans la relique de la Passion qu'est le Graal, parce que les chevaliers ne participent à la consécration du Graal, au « sacre du Graal » que très tard, généralement à la fin de leur quête et lorsque leur sainteté a déjà été prouvée. Par ailleurs, comme nous le verrons plus loin, ce ne sont pas seulement les chevaliers impliqués dans la quête du Graal qui témoignent de ce pouvoir. Avant de commencer notre analyse, rappelons que le héros du Graal est censé faire figure de guérisseur: qu'en-est-il de la question que Perceval devait poser au Château du Roi Pêcheur? Ce que l'élu était supposé accomplir c'était avant tout une oeuvre de guérison. Mettre un terme aux souffrances d'un pays rongé par le cancer de l'infertilité et d'un roi consumé par une blessure qui ne fermait jamais. L'acte thaumaturge est le but même de la quête du Graal, telle qu'elle apparaît à ses origines. Cette signification primaire diminue sensiblement chez les continuateurs de Chrétien et disparaît totalement chez Robert de Boron, du moins dans le joseph, où il n'est pas question de maladie à guérir par le Bon Chevalier. Avec Galaad nous revenons dans le registre de la guérison, mais ce n'est plus là le but primaire de la quête. Les pouvoirs de guérisseur de Galaad, même s'ils fondent en grande partie les prétentions à la sainteté de la chevalerie celestielle, ne sont plus que des histoires transitoires, intercalées sur le chemin de perfection menant notre héros vers l'accomplissement final. L'une des guérisons les plus spectaculaires qu'il opère est évidemment celle du roi Mordrain. Dans la Queste, conformément à la demande que le roi avait faite au Seigneur, c'est la simple présence du chevalier qui,« par la volenté Nostre Seigneur», lui rend la santé 242 • Par contre, l'auteur du Tristan en prose a choisi de faire coïncider le pouvoir de Galaad avec celui du Graal : le chevalier fait tomber quelques gouttes de sang sur les plaies de Mordrain, suite au conseil de ce dernier243 • Ici il est donc nécessaire que trois forces différentes collaborent : la sainteté de Galaad, les pouvoirs divins du sang du calice et enfin la sagesse de Mordrain. Il serait intéressant de remarquer qu'ici la grâce de la guérison est censée venir en grande partie du sang du calice, mais n'oublions pas que ce même

242 243

Queste, éd. citée, p. 263. Tristan en prose, éd. citée, t. IX, p. 253.

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Graal, qui rend la vue au roi, la lui avait enlevée dès le début244 • C'est pourquoi nous trancherons en faveur de la puissance thaumaturge de Galaad. Le même schéma se retrouve dans la Queste, où le Christ en personne commande à Galaad de guérir le Roi Meshaigné avec le sang de la lance 245 • Un autre épisode, cette fois-ci largement inspiré du Nouveau Testament, vient confirmer la représentation de Galaad en tant que chevalier thaumaturge : à l'entrée de Sarraz, il croise un invalide et le prie de l'aider à porter la table d'argent qu'il devait faire entrer au Palais Spirituel. Devant les protestations de l'invalide, Galaad lui ordonne de se lever, ce qu'il arrive à faire sans problèmes 246 • Le même épisode est repris dans le Tristan en prose. Galaad semble avoir déjà évolué: à l'entrée de la cité de Sarraz, il était déjà parvenu au stade de la connaissance anticipée du projet divin. En revanche, ce n'est pas lui qui guérit directement le malade par le toucher ou par la parole. Le malade même ne semble pas dupe, puisqu'il raconte« le miracle de Dieu». À la différence des rois thaumaturges qui font disparaître les écrouelles de leurs propres mains, les textes arthuriens nous mettent en présence d'un être qui provoque par un discours profondément performatifla manifestation du divin, sans en être la cause première. Nous retrouvons également l'élu du Graal en train de guérir une demoiselle possédée 247 . Cette scène se place plutôt entre l'exorcisation et le geste thaumaturge, mais nous ne saurions ignorer son poids. Quelques pages après, une lépreuse demande à revêtir la haire du chevalier et elle est guérie de sa maladie 248 • C'est là une image en miroir de la guérison de la lépreuse dans la Queste par la soeur de Perceval, qui sacrifie sa vie pour que la demoiselle malade puisse se baigner dans son sang. De son côté, Perceval apparaît aussi comme guérisseur dans les Continuations, mais, à la différence de Galaad, ce n'est pas sa seule présence qui opère les miracles. Il rend la santé à deux chevaliers de 244 Il est vrai, néanmoins, que le Graal fait plutôt figure de relique ayant le pouvoir de guérir ou de nourrir. L'épisode du chevalier guéri par le Graal devant les yeux émerveillés de Lancelot est trop célèbre pour que l'on puisse l'iguorer, d'autant plus qu'il est représenté dans plusieurs enluminures des manuscrits de la Queste, ce qui nous fait penser qu'il a eu un certain retentissement au niveau de la diffusion de !'oeuvre. Mais il ne faut pas oublier que ce même Graal devient une force de destruction et qu'il laisse plus de meshaignés que de guéris. 4 2 s Queste, éd. citée, p. 272. 246 Ibidem, p. 276. 247 Tristan en prose, éd. citée, t. VIII, p. 247. 248 Ibidem, t. VIII, p. 256.

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la Table Ronde 249 , au moyen d'une lettre qui lui avait été accordée lors de son passage aux portes du Paradis terrestre. Par ailleurs, il réussit à gagner une sorte de potion magique. Cependant tous ces détails témoignent d'un malaise quant à la représentation de ses capacités thaumaturges. N'ayant pas été capable d'accomplir la plus importante des guérisons, celle du Roi Pêcheur, il reste marqué à jamais par cette grâce qui se dérobe et qui le quitte lorsqu'il en a le plus besoin. Il est vrai que dans la Continuation de Gerbert une demoiselle le prend pour un Sauveur, parce qu'il avait enfin posé la célèbre question et que le pays entier avait retrouvé la fertilité 250 , mais nous ne saurions faire de lui, du moins dans les Continuations, un guérisseur dans le vrai sens du mot. Son pouvoir thaumaturge s'apparente trop dangereusement à la magie plutôt qu'à la grâce chrétienne. Sur ce point, nous ne saurions établir une différence tranchée entre lui et la vieille qui utilise des potions bizarres pour ressusciter des morts. C'est dans le Didot que Perceval accomplit réellement son destin de guérisseur, en délivrant le Roi Pêcheur de ses souffrances, lors de sa deuxième arrivée au Château du Graal. Dans ce roman c'est son seul geste thaumaturge, l'unique, mais le plus important, celui auquel il avait été prédestiné. Le problème est posé différemment dans le Perlesvaus, où il n'y a aucune relation de type «malade-guérisseur» qui s'établisse entre Perceval et Messios. Le Roi Pêcheur est un souffrant, certes, mais sa maladie, de même que la stérilité de ses terres, vient du silence même de l'élu. Le pouvoir destructif prend ici la place des forces thaumaturges. Par ailleurs, Perlesvaus est lui même malade et le texte ne nous donne aucun détail sur la longue période où il reste enfermé et souffrant chez le Roi Ermite, après sa défaillance au Château du Graal. Une seule forme de guérison devrait être opérée dans ce roman, celle de Fortune qui portait son bras attaché au cou, handicap qui lui est infligé par la faute de Perlesvaus en personne 251 • Si on veut retrouver d'autres chevaliers qui ont des pouvoirs thaumaturges, il faut penser en particulier à Lancelot dans le Lancelot en prose. Lors d'un premier épisode, Arthur rencontre un chevalier blessé qui était transpercé par le tronçon d'une lance. Celui-ci demande au roi de retirer le tronçon, ce que le souverain refuse, mais Lancelot qui

249

Continuation Perceva~ éd. citée, t. I, p. 32.

250

Ibidem, t. I, p.

251

Nous analyserons cet épisode de manière détaillée dans la partie " La Fortune libérée par la grâce ».

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venait d'être adoubé accepte l'épreuve et finit par guérir le malade 252 • Une deuxième fois, Lancelot est désigné en tant que meilleur chevalier du monde et seul capable d'extraire une épée de la main d'un chevalier blessé 253 • Enfin, une troisième fois, le cortège d'Arthur rencontre un chevalier blessé par une flèche à la cuisse, qui gît sur une litière. Seul le meilleur chevalier du monde réussira à le guérir, etc' est Lancelot qui le fera plus tard dans le récit sur l'Île Étrange 254 • Nous pouvons donc constater que le grand rôle de guérisseur est accordé au meilleur chevalier du monde avant la naissance de Galaad. Après tout, il nous semble quelque peu logique que ce pouvoir thaumaturge soit conçu comme une affaire de famille, à une époque où on le voyait comme tel pour les dynasties régnantes française ou anglaise. Néanmoins, si les gestes de Galaad et même de Perceval apparaissent, en perspective symbolique, comme des délivrances spirituelles aussi bien que physiques, on ne saurait aller jusque là pour Lancelot. Il se contente de guérir des blessures de guerre, et rien dans le texte ne nous permet de penser qu'il se préoccupe de la santé spirituelle ou du salut de quelqu'un. Conclusion

La grâce apparaît donc comme un principe moteur dans la matière arthurienne, dirigeant et conditionnant les chevaliers. Elle est explicitement mentionnée en rapport avec toute une série d'exploits et d'aventures, comme nous avons pu le constater. Elle est en même temps signe et confirmation d'une élection, mais il ne s'agit pas de l'élection royale comme nous pourrions le penser, mais de l'élection des êtres destinés à la chevalerie celestielle. Le fonctionnement de la grâce du Saint-Esprit dans la matière arthurienne estjuste partiellement tributaire de la théologie de l'époque. Les auteurs arthuriens semblent intégrer dans leurs oeuvres des idées appartenant essentiellement à la mystique cistercienne, mais aucun principe théologique ne se retrouve limpide et correct à travers le foisonnement de personnages, aventures et miracles que nous venons d'analyser. La fiction reprend et réinterprète à sa guise des idées qui se chargent de connotations littéraires et sont valorisées en fonction de leur importance pour l'économie romanesque.

252 253 254

Lancelot en prose, éd. citée, t. VII, p. 280 sq. Ibidem, Ibidem

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Ainsi, nous avons pu observer que même en étroit rapport avec l'amour, la grâce est loin d'être un don unique et intouchable. Elle est représentée comme quantitative, dans le sens où certains chevaliers ont plus de grâce que d'autres. Cette représentation est essentielle pour la compréhension des degrés hiérarchiques qui structurent la chevalerie arthurienne, rapproche les uns et éloigne les autres de l'idéal celestiel. C'est toujours ainsi que nous comprenons pourquoi aucun des chevaliers n'incarne de manière claire et certaine l'idéal celestiel. La grâce est avant tout le don qui permet à l'être de rencontrer son Créateur. Dans ce sens, elle se présente comme un élément incontournable de la quête de Dieu. Par ailleurs, nous devrions souligner le peu de cas que les textes font de la grâce dispensée par le biais des saints sacrements : la plupart des personnages que nous avons examinés la reçoivent de manière directe et non médiée. La grâce est en même temps un don que Dieu fait à l'homme et un don transmissible d'une génération à une autre, comme un héritage. Elle est une affaire de lignage au même titre que la sainteté dans les représentations de l'époque. Cependant, ce n'est pas une affaire de lignage royal, comme nous pourrions le penser, mais l'apanage des familles de chevaliers. Le guerrier voué à Dieu et destiné à devenir celestiel usurpe ainsi dans la légende arthurienne les attributions royales et la vocation à la sainteté souvent attribuée aux souverains.

II. ROYAUTÉ ARTHURIENNE ET FORTUNE Prendre le monde arthurien pour point de mire à travers l'immense lentille de la Fortune s'avère une tâche encore plus difficile que de le faire à travers la problématique de la grâce ; la déesse toute puissante n'apparaît que trop peu dans notre corpus, et elle est souvent invoquée comme une abstraction, comme si la Providence prenait par instant un autre nom, plus païen. Il nous faudra donc aller au plus profond de la structure de nos textes pour prouver le rôle essentiel de Fortune pour la souveraineté arthurienne et dans l'élaboration de l'univers qui s'y rattache.

1. Fortune, hasard ou destin? Nous ne mentionnerons pas ici les traits du culte de Fortuna dans !'Antiquité gréco-romaine, cela dépasse de loin les limites de notre

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travail. Néanmoins, il nous faut poser dès le départ quelques distinctions méthodologiques. Le lecteur de la littérature de fiction n'a que trop tendance à confondre souvent Fortune, destin et hasard, sans tenir compte de ce que chacune de ces notions a de spécifique. Les auteurs médiévaux ont hérité en vrac toute une série de traditions et de cultes de la puissante déesse, qu'ils réemploient à tort et à travers (ce qui, avouons-le, ne facilite en rien la tâche du chercheur moderne qui se penche sur cette question.) Néanmoins, avant même d'entamer cette partie de notre étude, nous devons signaler avec Jacqueline Champeaux que c'est surtout la représentation iconographique médiévale de Fortune les yeux bandés et debout sur sa roue qui nous livre son image comme une personnification de la chance ou du hasard 255 • La littérature dans son ensemble réussit assez bien à jouer avec les distinctions nécessaires entre les diverses significations de cette divinité encore païenne mais qui laisse une si forte empreinte sur l'imaginaire médiéval. Déjà avec Isidore de Séville qui suit Augustin, l'étymologie du nom de Fortune s'explique par un renvoi à l'idée de hasard aveugle, d'accident, de chance 256 • Rien d'étonnant alors que dans beaucoup de textes médiévaux nous nous retrouvons devant une allégorie de la Fortune-Hasard. Or, ce n'est surtout pas ce que signifiait cette puissante déesse dans !'Antiquité romaine, où elle fait figure de divinité cosmique, providentielle, une sorte de mère universelle et nourricière formant souvent un couple avec Jupiter ou avec Junon. Le Moyen Âge doit beaucoup à la pénétration de la mythologie grecque en Italie à la suite de laquelle Fortune devient une divinité du hasard et de la chance. À Préneste on vouait un culte à une Fortune Primigenia qui manifestait des pouvoirs oraculaires et qui apparaissait comme déesse de la destinée plutôt que du hasard. Maîtresse des événements à venir, elle est aussi capable de les prévoir, de les annoncer. Son existence cesse d'être le signe de l'accident et se moule dans une vision du monde nettement plus «finaliste». Il est vrai que chez Cicéron ou chez Plutarque nous retrouvons sous un mauvais jour l'image de Fortune et des tirages au sort : elle était déjà devenue, à leur époque, la déesse aveugle qui règne sur le contingent non divin et sur le chaos du monde. Or, ce n'est pas de cette manière qu'est vue la Fortune de 255 J. CHAMPEAUX, Fortuna. Le culte de la Fortune à Rome et dans le monde romain, Rome, École Française de Rome, 1982, p. VIII. 256 Isidore de Séville, VIII, 11, 94. Ibidem, p. IX.

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Préneste, qui semble avoir le même poids que l'oracle de Delphes 257 • Par ailleurs, ce type de prophétie, liée au printemps (les fêtes de Préneste se déroulant les 9 et 10 avril) signifie l'inscription de la déesse Fortune dans le grand projet divin. Participant pleinement à la bonne marche du monde, cette Fortune oraculaire s'allie avec la Providence et permet aux hommes de connaître ses intentions. Mère souveraine, être cosmique apparenté au premier dieu, oracle, hasard ou destin, la liste des diverses significations de Fortuna dans le monde préchrétien n'a d'égal que celle de ses cultes. Il serait donc inutile de tenter de définir et de distinguer une seule catégorie en la séparant des autres afin de procéder à une interprétation des romans arthuriens à travers telle ou telle valeur de la déesse devenue allégorie. Transformées continuellement, et évoluant en spirale au cours même de !'Antiquité, les représentations littéraires ou iconographiques de la Fortune ont traversé de la même manière hésitante le Moyen Âge. Retenons avant tout que les divers noms liés aux cultes - tels Fortuna Mulieribus, Primigenia, e. a. - sont absents à l'époque médiévale ; nous avons affaire dans la plupart du temps à une Fortune tout court, qui n'est plus la déesse réelle à qui on voue un culte positif dans !'Antiquité, mais une allégorie qui peut servir plusieurs buts et visions. a) Fortuna - déesse cosmique Comme nous l'avons déjà signalé, Fortune passe dans la mythologie romaine pour la fille ou la mère de Jupiter. Elle apparaît tout aussi souvent comme une déesse astrale, dont l'image se rattache au soleil et au firmament. Dans cette perspective, de nombreux chercheurs ont tenté d'élucider les rapports qui pourraient exister entre la fête de Saint-Jean, le 24 juin, coïncidant avec le solstice d'été, et le culte romain de Fortune. Cette fête, serait-elle une métamorphose chrétienne d'un événement religieux romain 258 ? Frazer semble en douter, ainsi que bon nombre des chercheurs, en particulier en raison des hésitations du calendrier romain à fixer une date exacte du solstice d'été. Néanmoins, Jacqueline Champeaux essaie de trancher la question en rappelant que la fête de Saint-Jean n'est pas uniquement marquée par le feu, mais aussi 25

7

J. CHAMPEAU, op. cit., p. 60.

258

P. WALTER, dans Mythologie chrétienne, Paris, Éditions Entente, 1992, attache une grande importance au calendrier celtique, par exemple, qui se retrouve sous un jour christianisé dans la matière arthurienne.

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par l'eau. De même, Fortuna dans le monde romain est souvent reliée à l'eau et à la purification par l'élément aquatique, et Ovide et Cicéron nous ont laissé des témoignages précieux sur les rites purificateurs par l'eau et le culte de Fortuna Fortunatis lors du solstice d'été 259 • Par ailleurs, l'une des coutumes les plus intéressantes de la fête de SaintJean au Moyen Âge était le jeu avec des roues enflammées, que l'on laissait glisser du haut d'une colline. La roue en flammes peut bien avoir son origine dans les représentations antiques du cercle solaire, mais elle peut très bien s'apparenter à la roue de Fortune, dont l'image s'était déjà imposée au Moyen Âge 260 • b) Fortuna et la souveraineté L'un des rôles de la plus haute importance que le monde pré-chrétien ait assigné à la déesse Fortuna est celui de compagne de la souveraineté. Protectrice des rois et des gouvernants, c'est une divinité qu'il ne faut pas contrarier de peur de se retrouver renversé des sommets du pouvoir. Fille ou mère de Jupiter, elle envahit le champ du pouvoir et le contrôle. Ainsi, selon Plutarque, elle apparaît comme déesse tutélaire du roi Servius, qui proclame lui-même sa dette envers elle 261 • Le souverain est sa création, vu que ses origines humbles ne lui permettent pas d'accéder au pouvoir autrement que par l'entremise d'une puissance supérieure au monde humain. Pour Georges Dumézil, Servius apparaît comme le type du roi candidat qui est porté au trône en même temps par ses mérites que par une immixtion surnaturelle, prototype qui se retrouve aussi dans le monde indien, dans la personne de Prthu 262 • Retenons également que Servius passe pour avoir été l'amant de la Fortune, ce qui ne l'apparente pas au monde indien, mais plutôt à la mythologie celtique où la femme est à plus d'une reprise porteuse du principe de souveraineté263 •

J. CHAMPEAUX, op. cit., p. 216-217. Entre autres choses, l'auteur signale qu'à la veille de la Saint:Jean l'eau semble acquérir des pouvoirs miraculeux et des capacités thaumaturges. 260 P. WALTER, Mythologie chrétienne, op. cit., p. 211-217. 261 Cf. J. CHAMPEAUX, op. cit., p. 324. Néanmoins, l'auteur émet des réserves (p. 327) quant à la généralisation du culte de Fortune comme protectrice de la souveraineté dans le monde romain, et se demande si elle n'était pas juste une divinité propre à Servius. Apparemment la Rome républicaine n'a conservé que très peu de souvenirs de cette image de Fortune, liée à la souveraineté. 262 G. DUMÉZIL, Servius et la Fortune, Paris, Gallimard, 1943, p. 103-124. 263 Nous ne citons que l'exemple bien connu du roi Lug qui passe la nuit avec une femme mystérieuse venue de l'autre monde et qui se nomme " la Souveraineté d'Irlande ,, ou le cas de la reine irlandaise Mebd, épouse successive de tous les rois d'Irlande. 259

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La statue de la déesse, dressée dans le temple du Forum Boarium, drapée d'une toge masculine, une toga rqja, nous laisse penser qu'il s'agit là d'une divinité représentant l'union des deux sexes dans l'exercice du pouvoir, d'une image de marque de la souveraineté politique264. Avec le temps, Fortuna est peu à peu remplacée par Vénus, Diane ou Junon, et elle devient la divinité capricieuse et inconstante dotée d'un pouvoir maléfique que le Moyen Âge nous présente souvent. Tributaire en quelque sorte de cette image de la Fortune inséparable du pouvoir royal, l'iconographie chrétienne médiévale n'hésite pas à représenter Fortune couronnée, en hypostase de reine toutepuissante265. De même, elle apparaît souvent en tant que puissance qui dirige les cours princières et les affaires mondaines. Ainsi, pour Gautier Map c'est à elle qu'il faut reprocher l'instabilité de la cour: Si quod Boecius de fortuna veraciter asserit de curia dixerimus, recte quidem et hoc, ut sola sit mobilitate stabilis266 • Nous retrouvons tout aussi souvent sous la plume des auteurs médiévaux le thème de la Fortune qui peut causer l'exile ou la chute de quelqu'un après l'avoir élevé à une position privilégiée 267 . Pour Howard Patch, ce thème de la hauteur et de la chute, cette idée de changement brutal et déséquilibré dans la destinée d'un être humain constitue la seule forme que revêt le tragisme au Moyen Âge2 68 . De la souveraineté protégée par la Fortune, le Moyen Âge a donc retenu surtout l'aspect le plus déchirant et le plus cruel, la chute de l'homme de pouvoir, d'autant plus dure qu'il tombe de haut: la déesse n'est plus qu'une divinité inconstante et capricieuse qui s'amuse enjouant avec les hommes comme avec des poupées impuissantes. Cette image marquera en profondeur la littérature médiévale, obsédée par le problème de la gloire éphémère, exaspérée encore plus par le discours chrétien qui fait de toute grandeur dans ce monde une affaire mineure et dépourvue de véritable consistance. Sous la plume de Christine de Pisan, par exemple, la Fortune accomplit tout simplement son oeuvre destructrice ici-bas, ce qui, pour le vrai croyant, 64 2 265

J. CHAMPEAUX, op.

cit, p. 327. Cf. H. PATCH, The Goddess Fortuna in Medieval Literature, New York, Octagon, 1967, p.

60. 266

GAUTIER MAP, De nugis curialium, éd. M. R. James, Oxford, Clarendon Press, 1983, p. 5. Gautier Map s'appuie sur ConsolatioPhilowphiae, Il, par. 1. Sur l'interprétation de Fortune par Boèce, voir The Fate ofFortune in the Middle Ages, Leiden, E. J. Brill, 1988, p. 30 sq. 267 H. PATCH, op. cit, p. 67, n. 2. 268 Ibidem, p. 68. L'auteur prend appui en particulier sur la définition de Chaucer de la tragédie, de même que sur Boèce.

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n'est qu'une raison de plus pour mépriser ce monde et aspirer à la vie céleste 269 • Après tout, les théologiens chrétiens ont essayé depuis l'Antiquité tardive de récupérer Fortuna au profit de la nouvelle religion, en faisant d'elle une sorte de force agissant avec le consentement de Dieu et sous ses ordres, en punissant les hommes pour leurs péchés ou en les dégoûtant des biens terrestres 270 • Une des images les plus fortes de la Fortune vue comme reine toute-puissante et souveraine apparaît dans le cycle des romans antiques que nous discuterons plus loin. Signalons pour l'instant que dans les quatre romans reprenant la matière préchrétienne, il y a des représentations qui rapprochent Fortune de son ancêtre royal et souverain. c) Fortuna et Aventure Un autre sens que le Moyen Âge a donné à Fortune est celui d'aventure. C'est une idée qui lui semble propre, et qui n'a pas assez de consistance pendant l'Antiquité. Ainsi, chez Watriquet, Aventure est représentée de la même manière que Fortune : «Frère, on m'apele Aventure, /En terre m'a Diex establie; /Au main lever pas ne m'oublie,/ Tantost sui où je veil aler; /Je fais le trop haut devaler, /Nus n'a en moi juste fiance./ Bien en vois la senefiance /A mon cors de double figure,/ Qu'en moi n'a point d'uevre seüre. /Nus n'i doit estre asseürez, / Tant soit riches ne eürez / Ne par Fortune aventureus. » 271

Nous remarquons également que l'idée d'aventure assimilée ou associée avec Fortuna semble plutôt répandue en France, sil' on tient

269 CHRISTINE DE PISAN, Livre de Mutatcion de Fortune, Paris, Picard, 1959, v. 7171-7172. Par ailleurs, la description du château de Fortune dans son livre rappelle l'éternel mouvement de la roue : «La siet un hault chaste! querré / Assis trop merveilleusement, / Ce semble droit enchantement, /Car III chayennes soustiennent / Le lieu, ne scay se elles tiennent/ A quelque chose ou a noyant, /Mais toudis va en tournoyant/ La couverture, corn sus roe / Fust assise, qui entor roe / Ne un point cil lieux ne sejourne / Et le dessus sans cesse tourne, / Ne nul n'y a le pié afferme, / Si est trop folz qui la s'afferme ! ,, (v. 1466-1478). Fortune apparaît comme une sorte de Janus Bifrons, montrant tantôt un bon, tantôt un mauvais vîsage (v. 1927-1947). 21o H. PATCH, op. cit., p. 9 sq. 271 WATRIQUET, Li Mireoirs as Dames, II, 158-169, dans Dits, éd. Scheler, p. 6, cité par H. PATCH, ojJ. cit., p. 29.

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compte des écrits comme Renart le Nouvel, Le Dit de l'Alerion272 , ou des poèmes de Charles d'Orléans 273 ou d'Alain Chartier274 . C'est de cette manière, cachée sous le nom de Ventura ou Aventura que Fortuna préserve quelques-uns de ses traits archaïques de déesse de la chance et du hasard. L'aventure est un accident, elle se déroule dans un espace purement contingent et, ainsi récupérée, notre déesse acquiert probablement le sens le moins chrétien que la littérature médiévale peut lui conférer. d) Les romans antiques Passer en revue toutes les apparitions de Fortuna et leur symbolisme dans l'ensemble de la littérature et de l'iconographie médiévales serait non seulement une entreprise gigantesque, nécessitant probablement une thèse à part, mais aussi, pour notre propos, inutile. Du tableau synthétique ébauché plus haut on aura déjà compris que Fortuna est héritée au Moyen Âge dans un mouvement de syncrétisme où tous ses traits d'origine se confondent. Selon les auteurs et leurs intentions, Fortune devient à tour de rôle tout ce quel' on veut qu'elle soit et elle sert parfaitement plusieurs maîtres. Le but de notre recherche étant l'étude du rôle de Fortune à travers la matière arthurienne, nous nous attarderons sur l'ensemble des romans antiques, les plus susceptibles de retenir des traits de la déesse que les auteurs de la légende arthurienne auraient pu emprunter. Par ailleurs, entre ces romans et la matière bretonne reprise dans les textes arthuriens il y a un rapport de continuité et de parenté que l'on ne saurait ignorer. Dans le Roman de Thèbes, Fortuna joue curieusement le rôle de Dieu dans le système de valeurs de Polynice : « D'ore en avants'estcomandez /A Fortune, cui s'estdonez; / Etdeprie les diex forment/ Qu'il le conduient salvament. » 275

Dans ce texte il semble que là où le chrétien se recommande à Dieu et Le prie de le conduire sans péril sur les sentiers de la vie, Polynice se recommande à Fortune : preuve que non seulement la déesse anti272

Guillaume de Machaut, Le Dit de l'Alerion, dans Oeuvres, éd. E. HOEPFFNER, Paris, 19081911, II, V. 4275 ou 4281. 273 Poésies, éd. C. D'HÉRICAULT, 1, Paris, 1896, p. 188. 274 Oeuvres, éd. A. DUCHESNE, Paris, 1617. 275 Le Roman de Thèbes, éd. F. MORA-LEBRUN, Paris, Le Livre de Poche, 1995, v. 663-667, p. 82.

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que passe encore à l'époque où fut rédigé le Roman de Thèbes pour une divinité protectrice, mais aussi qu'elle assume un rôle providentiel de la plus haute importance, qui n'a rien en commun avec ses représentations, en tant que divinité du hasard. Il est vrai d'autre part que nous devons tenir compte du fait que les romans antiques tentent de reproduire dans la fiction l'atmosphère et les systèmes de valeurs préchrétiens et que donc remplacer Dieu par Fortune dans ce genre de passage est l'une des manières les plus commodes d'accomplir ce projet. En revanche, quelques vers plus loin, nous apprenons que Tydée chevauche seul là où Fortune veut bien le mener 276 . Fortuna est donc assimilée ici plutôt à la Ventura, à l'aventure qui prend le héros par surprise et en même temps assure la dynamique du récit. N'oublions pas que plus tard la matière arthurienne reprendra les mêmes expressions pour parler de l'aventure 277 . Si nous repérons deux représentations différentes de Fortune dans le Roman de Thèbes, la situation se complique encore plus avec le Roman d'Énéas. Elle y apparaît sans l'ombre d'un doute comme la divinité capricieuse qui peut en même temps protéger et détruire les grands et les vaillants de ce monde. Ainsi, Énéas se réjouit lorsqu'il réussit à récupérer tous ses bateaux, et c'est vers Fortune que se tourne sa pensée reconnaissante278. D'ailleurs, la matière arthurienne restera tributaire de cette vision sur la guerre de Troie. Dans Escanor, les affrontements des Grecs et des Troyens apparaissent sur les murs du château de Brian et sont explicitement mis sous le signe de Fortune, seule force qui préside ces affaires de guerre et de politique 279 . Divers types de sources mettent donc en évidence Fortune en tant que divinité tutélaire de la souveraineté, régissant de manière aléatoire ses hauts et ses bas, dans une contingence fuyante le long d'une mécanique implacable de l'histoire. Que cela se passe verticalement, selon un mouvement d'élévation et de chute, ou circulairement, suivant la roue de Fortune, l'histoire et les rois semblent se mouler aux caprices de Fortune qui possède une consistence littéraire propre et se présente parfois comme fortement personnalisée, loin de constituer seulement une sorte d'image allégorique vide comme la critique l'a trop souvent affirmé. 276

Ibidem, v. 756-757, p. 88. Dans la plupart des textes en prose, on nous dit que le chevalier chevauchait" où l'aventure l'amène•>, expression qui devient pratiquement un leit-motifnarratifromanesque. 278 Roman d'Énéas, éd. A. PETIT, Paris, Livre de Poche, 1997, \'. 626-641, p. 85. 279 Escanor, éd. citée, v. 15600-15616. 277

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2. Heurs et malheurs des souverains arthuriens Le schéma qui régit la souveraineté arthurienne est extrêmement simple et n'a, après tout, rien d'original dans le contexte des xne et XIIIe siècles. La grandeur et la décadence, la gloire et la misère, voilà les deux grands mouvements presque mécaniques auxquels répond la royauté romanesque que nous étudions ici. Comme nous avons pu remarquer, Fortune apparaît selon certaines traditions comme une divinité protectrice qui aide et qui abandonne selon son bon plaisir. Dans la Mort Artu elle est incontestablement la divinité tutélaire du roi arthurien. À deux reprises dans le texte, le roi la nomme sa mère: « Hé ! Fortune, chose contraire et diverse, la plus desloial chose qui soit el monde, por quoi me fus tu onques si debonere ne si amiable por vendre le moi si chierement au derrien ? Tu me fus jadis mere, or m'ies tu devenue marrastre, et por fere moi de duel morir as apelee avec toi la Mort, si que tu en deus manieres m'as honni, de mes amis et de ma terre. » 280

Ou bien: « Girflet, Fortune qui m'a esté merejusque ci, et or m'est devenue marrastre, me fet user le remenant de ma vie en douleur et en courrouz et en tristece. » 281

Curieusement, d'ailleurs, Arthur n'a pas de père dans le sens générique du terme. Dans la Mort Artu le Christ et Dieu même sont très peu mentionnés et n'ont pas un rôle de protection. C'est Fortune qui préside à son avènement et à ses victoires, pour finir en belle-mère méchante et capricieuse. Toute communication du souverain avec Dieu s'avère impossible. Lorsqu'il tente de demander des comptes à la justice divine pour son malheur, Sagremor lui explique qu'il s'agit en fait des jeux de Fortune 282 • À l'appel désespéré du souverain répond le discours classique sur la cécité de Fortune et sur ses mouvements contraires. Sagremor a ici un rôle strictement fonctionnel, dans le sens où il devient le porte-parole de toute une tradition de la royauté aux prises avec les jeux de Fortune.

2so 281 282

Mort Artu, éd. citée, p. 221. Ibidem, p. 247. Ibidem, p. 243.

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a) Le lignage de Pendragon Avant d'être un roi comblé, parangon de toute souveraineté, centre du monde et roi très puissant, Arthur appartient à un lignage et se présente comme le digne héritier d'une famille royale. Son existence et son pouvoir s'insèrent dans une structure généalogique marquée par la destruction et la mort. Le monarque arthurien, qui efface toutes les autres figures royales du monde romanesque, porte les cicatrices de la malédiction, avec une ascendance soumise aux jeux capricieux de la Fortune et en fin de compte vide de transcendance. Uter Pendragon

Examinons quelques instants le legs que le grand Uter Pendragon a laissé a son fils dans les romans et en particulier dans la prose. Une grande renommée de conquérant, certes! Personne ne mettra en doute la valeur de la progéniture d'un tel père. Un goût pour l'impérialisme et l'uniformisation forcée, cette pax arthuriana parfois tellement douteuse. Les textes s'efforcent en vain de le tempérer ou de l'occulter et de le vêtir de la robe courtoise. Uter est un pilleur, un dévastateur et un déloyal, ou en tout cas c'est ce que nous dit le Lancelot en prose. Ainsi le pays du roi Claudas était-il appelé la Terre Déserte parce qu'il avait été complètement déserté par Uterpendragon 283 • Chrétien avait fait de Baudemagu le roi d'une contrée maléfique et de Méléagant un représentant du mal absolu qui se sert de la reine pour faire défaillir la puissance arthurienne. Le Lancelot en prose reprend la vision conflictuelle entre le lignage d'Arthur et celui de Baudemagu, mais en nuançant et en expliquant les origines de ce conflit, qui ne mettent pas Uter sous un jour très flatteur. Ainsi, on nous dit que l'oncle de Baudemagu, le roi Uriens, attaqué par Uter qui ne voulait rien d'autre qu'étendre ses territoires, décide d'aller se confesser à Rome. Les hommes du Pendragon le surprennent en route et l'enlèvent, en demandant à Baudemagu, en guise de rançon, tout son héritage. Celui-ci accepte par amour pour son oncle, Uriens est délivré, il reconquiert sa terre et il la laisse à Baudemagu284 • La coutume qui veut que tout chevalier arthurien qui passe par le royaume de Gorre soit emprisonné trouverait donc son origine dans ce conflit entre lignages, qui donne tort après tout à Uter. Le père d'Arthur est donc loin de se présenter comme la figure« orthodoxe » 33 2 284

Lancelot en prose, éd. citée, t. VII, p. 2. Ibidem, t. I, p. 82.

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du roi qui conquiert des territoires pour répandre la bonne religion chrétienne. Nous voyons bien que les ennemis d'Uter sont non seulement chrétiens eux-mêmes, mais aussi - le texte le sous-entend - plus fervents que le Pendragon. D'autre part, le Tristan en prose donne une image plus noble d'Uter, en le présentant comme un guerrier, de plus quelqu'un qui attaque des territoires d'infidèles 285 : le roman semble suivre sur cet aspect la tradition du Merlin, qui fait d'Uter une figure profondément positive, un roi chrétien combattant contre les Saxons. Pensons également à la manière dont est conçu Arthur, en péché et par une tromperie. C'est le héros issu d'une faute fondatrice 286 , le héros exceptionnel dans la représentation duquel la faute est valorisée et devient la base même de ses rapports avec l'au-delà. Richard Trachsler remarque d'ailleurs à quel point les romans en prose se servent de cette faute primaire pour faire planer sur le monde romanesque le spectre du péché originel287 . Néanmoins, sur ce point délicat de la mythologie arthurienne, il n'y aurait aucune différence entre la conception du roi et celle de Galaad : les deux sont le résultat de tromperies, les deux sont engendrés sans le consentement de l'un des parents. Les deux transgressent des lois et des coutumes. Ou, en tout cas, c'est ce que l'on pourrait penser. Mais là où la naissance de Galaad se présente comme un événement qui trouve bien sa place dans le projet divin, seuls Merlin et la libido déchaînée d'Uter sont responsables du péché qui marque Arthur à tout jamais du sceau de la malédiction. De plus, pour qu'Arthur voie le jour, le monde mythique prend appui sur le phénomène dont René Girard a déjà montré l'importance, le meurtre fondateur du duc de Cornouailles. Par cela, Arthur se rattache à toute la tradition antique du héros condamné d'avance, il s'accroche aux structures profondes de l'imaginaire de la violence et de l'erreur fondatrice que, selon le même anthropologue français, le christianisme a su déjouer. Arthur et fils

Toujours en ligne verticale directe, suivant le fil du lignage agnatique, nous nous retrouvons face au plus grand criminel arthurien, 285

Tristan en prose, éd. citée, t. IX, p. 137-138. Cf.]. de VRIÈS, Heroic Songs and Heroic Legends, Londres-New York-Toronto, Oxford University Press, 1963, p. 210-226, cité par R. TRACHSLER, Clôtures du cycle arthurien, op.

286

cit., p. 14, n. 6. 7 R. TRACHSLER, Clôtures du cycle arthurien, op. cit, p. 14.

2s

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Mordred, ayant été lui-même conçu dans le péché. Arthur a un fils de sa soeur Anne. De père en fils, les membres du lignage de Pendragon semblent condamnés à répéter les mêmes fautes jusqu'à la destruction finale. Merlin même, qui avait bien toléré les fautes et les caprices du roi chez les premiers auteurs, traite Arthur de « dyables et anemis Jhesucrist »dans le cycle Post-Vulgatif!. 88 • La confrontation entre le fils et le père dans La Mort Artu a donné lieu a de nombreuses interprétations que l'on ne reprendra pas ici 289 • Au~delà de la logique du cycle qui veut que le lignage d'Arthur s'auto-détruise à la fin, nous pensons qu'il peut y avoir là quelques influences du modèle comportemental des Plantagenêt. N'oublions pas que le conflit entre Henri II et ses fils avait fait beaucoup de bruit ; il en va de même pour les affirmations répétées de Richard, qui se considérait descendant d'une famille damnée, dont les membres étaient fatalement destinés à se faire la guerre jusqu'à l'anéantissement. L'épisode du serpent qu'Arthur fait peindre sur les murs de l'église Saint-Étienne de Camalot290 , préfigurant sa progéniture qui allait le tuer, rappelle entre autres la peinture qu'Henri II fait faire sur les murs de son palais à Winchester, représentant un aigle dévoré par ses quatre petits 291 • Influence des Plantagenêt, reprise du motif antique oedipien, nous ne pouvons qu'émettre des hypothèses. Toajours est-il que le motif du serpent semble constitutif de la lignée arthurienne. À partir du dragon primordial sous le signe duquel se placent Uter et les débuts de la monarchie arthurienne jusqu'à Mordred, le serpent semble omniprésent. L'un des épisodes-clef indispensables à la compréhen288

Merlin, éd. G. PARIS, 1, 154. Le passage est discuté par F. BOGDANOV dans son article «La chute du royaume d'Arthur. Évolution d'un thème'" Romania, 107, 1986, p. 512. N'oublions pas néanmoins, comme R. TRACHSLER le fait remarquer, la bienveillance de Merlin dans la Suite Vulgate et sa tolérance face à l'inceste du roi. R. Trachsler explique cela par le souci politique de Merlin de consolider la royauté : Anne d'Orcanie, une fois l'inceste commis, sera l'un des plus grands appuis de son frère, et instigue ses fils à se révolter contre le roi Loth, leur père (Clôtures du cycle arthurien, op. cit., p. 107). Nous pensons qu'il s'agit là plutôt d'une autre représentation de la Fortune toute-puissante, de la faute que les personnages ne peuvent pas éviter et que le prophète mème est incapable de prévenir. 289 Par ailleurs, R. TRACHSLER souligne que pour le cycle de la Vulgate, à la différence des sources initiales (Geoffroi, Wace et même l'auteur du Didot-Perceva[) la fin d'Arthur vient justement de l'intérieur de son propre lignage et montre comment les auteurs des textes ont magistralement orquestré l'étau dans lequel Arthur et les siens se sont retrouvés emprisonnés. (Clôtures du cycles arthurien, op. cit., p. 114). Voir également l'article de E. ARCHIMBALD, «Arthur and Mordred: Variations on an Incest Theme '"dans Arthurian Literature VIII, 1989, p. 1-27. 29o Lancelot en prose, éd. citée, t. V, p. 220. 291 GIRAUD DE BARRI, De principis instructione, éd. G. F. WARNER, Londres, 1981, t. 8, III, 26, p. 295-296, voir M. AURELL, L'Empire des Plantagenêt, Paris, Perrin, 2002, p. 49.

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sion du fonctionnement de ce lignage maudit est celui où Bohort, au château du Graal, rencontre un immense serpent aux yeux rouges 292 • Sur le front du monstre sont inscrites des lettres mystérieuses qui ne seront jamais expliquées par la suite : « Ce est la senefiance dou roi Artu ». Bohort assiste sans bouger au combat entre le gigantesque animal et un léopard, et observe comment le serpent met bas et comment lui et sa progénitures' entre-tuent. « ce est la senefiance dou roi Artu » ? Serait-ce tout? Tout ce que représente la monde arthurien ou le roi en personne ? Et pourquoi cela ce passe-t-il au château du Graal ? Beaucoup de questions qui restent irrésolues, toutefois nous sommes là en présence du reflet en abrégé de toute l'histoire du lignage arthurien. Par une curieuse perversion du sens, l'auteur choisit de présenter ou plutôt de re-présenter comme senefiance ce qui souvent passe pour une semblance: normalement dans le mécanisme interprétatif des textes, l'image symbole - ici le serpent, le léopard et les petits serpents - est une semblance. L'auteur du Lancelot choisit d'inverser ces rôles: à travers Arthur c'est le serpent qui est désigné, le serpent géant, le dragon primordial, le même qui porte en lui son propre commencement et sa propre fin. Et ce n'est qu'au château du Graal, sous le règne du signe par excellence que cela pourrait se passer. Lire la Mort Artu à la lumière rétrospective de cet épisode implique couper court à toutes les interprétations qui font de Lancelot la cause primaire de la chute du royaume arthurien. Le serpent ne fait que combattre le léopard, mais il est loin d'y trouver sa fin. C'est d'ailleurs la re-présentation d'une image de combat que le lecteur du Lancelot connaît déjà : dans un rêve, Galehaut voit un lion lutter contre un léopard et les clercs lui expliquent qu'il s'agit d'Arthur et de Lancelot qui allaient s'affronter293 , mais là non plus le léopard ne tue pas le lion. Entre le rêve de Galehaut et la vision de Bohort au château du Graal il y a un immense écart symbolique : le prince de Sorelois ne voit qu'une facette d'une réalité qui ne peut être regardée « apertement » qu'au château des révélations, une réalité d'ailleurs qui se présente dans sa lumière la plus crue, portant la marque de la malédiction gravée sur son front. Quoi qu'il en soit, s'il nous faut lire la Mort Artu dans la logique du Lancelot, on aboutit à l'idée que la vraie cause de la destruction d'Arthur et des siens n'est pas la faute de Lancelot, ou que cette faute n'en L'épisode appartient au Lancelot, éd. citée, t. VI, p. 264, et il est repris intégralement et sans changement dans le Tristan en prose. 293 Lancelot en prose, éd. citée, t. 1, p. 43-53.

292

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constitue que le prétexte, la petite impulsion qui déchaîne le dragon et sa force auto-destructive. D'autre part, on pourrait aussi penser bien sûr au fait que Lancelot est malgré tout au coeur du cycle en prose qui porte son nom: dès lors, l'auteur (ou les auteurs) n'a peut-être pas voulu lui assigner un rôle trop désagréable, et il a laissé la hache du bourreau aux mains d'Arthur seul. Le seul fils d'Arthur qui s'avère en fait digne de ce nom est Lot, qui dans le Perlesvaus se fait tuer par Keu. Étrange coïncidence pour ce lignage qui se détruit de l'intérieur, que la seule progéniture d'Arthur qui ne manifeste pas des intentions parricides soit assassinée non pas par le père en personne, mais par la « main droite » du père, ce mauvais génie de la cour arthurienne, le frère de lait du souverain. Il est vrai que le Tristan en prose pourrait nous sembler quelque peu déconcertant, parce qu'il y apparaît un Arthur le Petit qui n'est ni lâchement assassiné, ni ne se tourne contre son père. Mais, d'un côté, le Tristan en prose se montre beaucoup plus clément pour la royauté arthurienne que d'autres romans. Même s'il reprend en partie le Lancelot, notre grand roman assigne un rôle central à Arthur et à sa cour. D'autre part, la figure d'Arthur le Petit est construite de manière assez caricaturale. Impétueux et assez incontrôlable, agressif jusqu'à friser le ridicule, le fils du roi manque de toute grandeur et de toute complexité. Il arrive d'ailleurs dans le récit que l'on oublie ses origines princières et devant des chevaliers tels Galaad, Lancelot ou Tristan les meilleurs du monde dans ce roman conciliant - il a tendance à s'effacer totalement. La Bête Glatissant et Arthur

Cet animal étrange et fantastique qui apparaît de temps à autre de manière fulgurante dans les romans arthuriens a enflammé l'imagination de nombreux chercheurs. Généralement on a retenu son symbolisme religieux294 , ou ses traits démoniaques, mais on a songé rarement à le mettre en rapport avec Arthur 295 • 294

C. ROUSSEL," Le jeu des formes et des couleurs : observations sur la Beste Glatissant"•

&mania, 104, 1988, p. 49-82; E. BOZOKY," La Bête Glatissant et le Graal. Les transformations d'un thème allégorique'" Revue d'histoire des religions, t. 188, 1974, p. 127-148;]. P. TRACHSLER, " Observations on the Beste Glatissant in the Tristan en prose '" Neophilologus,

vol. 74, no. 4, 1990, p. 499-509. 295 Par ailleurs, la monstruosité dans les romans médiévaux apparaît souvent soit comme signe distinctif, soit comme opposant, ayant un rôle de faire-valoir· pour un héros. Sur la fonctionnalité du monstre dans la littérature, voir l'article de C. FERLAMPIN-ACHER," Le monstre dans les romans des XIIIe et XIVe siêcles "•dans Écritures et modes de pensée au Moyen

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Que nous dit-on sur la Bête dans le Perlesvaus? Mis à part son apparence composite et étrange qui ne nous intéressera pas directement ici, le rôle essentiel de ce monstre à la fin du xne siècle est celui de l'être qui se fait déchirer par les enfants qui sortent de son ventre. La même image apparaît dans la Continuation de Gerbert de Montreuil. Certes, les auteurs des textes nous livrent des explications allégoriques à chaque fois : dans le Perlesvaus l'animal symbolise le Christ, alors que chez Gerbert il est l'image des fidèles trop bruyants dans l'Église. Mais au-delà de ces mots, n'y-a-t-il rien d'autre? Penchons-nous un instant sur la naissance de ce monstre bizarre. L'épisode est donné dans les ms. fr. 112 et fr. 24400 de la BN296 • Nous apprenons que la bête qui est destinée à se faire tuer par les petits qui sortent de son ventre est l'enfant de la fille du roi de Logres Ypomenes. Spécialiste en nécromancie, elle tombe amoureuse de son frère qui repousse avec horreur son amour. Sur le point de se suicider, la princesse est séduite par le diable qui lui conseille de faire tuer son frère en l'accusant d'inceste. Le jeune homme est torturé et mis à mort, mais avant il annonce à sa soeur qu'elle mettra au monde l'enfant du diable qui n'arrêtera pas de parcourir le monde jusqu'à l'arrivée de Galaad qui est supposé le tuer. Nous retrouvons des similarités frappantes avec l'histoire même d'Arthur: déjà le drame se passe dans la maison du roi de Logres, qui est. ainsi marquée dès ses origines par le péché. Et quels péchés! Le désir incestueux d'une soeur pour son frère, la conception d'un enfant avec le diable et enfin le filicide ! Autant de parallèles possibles avec les amours entre Arthur et Anne, la conception de Merlin et la mort de Mordred de la main de son père. Par ailleurs, il semble que la fille d'Ypomenes ait emprunté des traits à Morgane, puisqu'elle a des affinités avec la magie. Certes, la Bête ne croise presque jamais directement Arthur. Seulement dans la Suite Ruth du Merlin, Arthur, après avoir conçu Mordred et après avoir été troublé par un rêve bizarre, se retrouve dans une forêt où il voit passer la Bête, dont les aboiements lui font peur. Il la regarde stupéfait et la seule chose qu'il puisse faire est le signe de la croix 297 • Âge, dir. D. BOUTET et L. HARF-LANCNER, Paris, Presses de !'École Normale Supérieure, 1993, p. 69-87. 296 Nous suivrons la version du ms 24400, éditée par A. LABIA à la fin de son article " La naissance de la Bête Glatissante,, d'après le ms BN fr 24400 '" Médievales VI, 1984, p. 37-47. 297 F. BOGDANOV, The Romance of the Grail, Manchester, New York, Manchester University Press, 1966, p. 124.

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La rencontre entre le roi et la bête est révélatrice : est-ce vraiment un hasard quel' auteur de la Suite ait choisi de mettre le roi face à face avec l'animal juste après la conception de Mordred? De plus, la naissance de la Bête telle que l'on vient de la raconter apparaît aussi dans le ms. fr. 112 de laBN, daté vers 1470298 , donc plus ancien que le 24400 qui est du XVIe siècle. Or le ms. fr. 112, qui présente plus ou moins la même histoire, avec quelques variations mais ne fait d'elle qu'un épisode de la Queste, contient également la Mort Artu. Impossible donc, au moment de la description de la bête, de ne pas avoir en tête également la scène monumentale du parricide qui clôt le cycle arthurien ! Au XVe siècle on était déjà loin des moments où dans le monde fictionnel Arthur faisait peindre sur les murs de l'église de Camelot le grand serpent destructeur, alors que dans le monde des realia Henri II faisait représenter l'aigle dévoré par ses rejetons. Mais la Bête est attestée depuis le Perlesvaus, donc vers la fin du XIIe siècle. Ne seraitelle pas aussi, à part ses connotations allégoriques et religieuses, une sorte d'image renversée d'Arthur avec son lignage maudit, qui traverse les romans, traqué par son péché originel et par la conscience de sa fin imminente? Loth et le croisement conciliant

Si en ligne verticale les rapports de famille sont plutôt compliqués et destructifs, nous constatons un essai de conciliation du moins en apparence du côté de la parenté cognatique d'Arthur. Arthur n'est bien sûr pas fils unique, et nous avons tendance à l'oublier trop souvent, étant donné la manière assez brutale dont il accapare le devant de la scène romanesque. Ses deux soeurs contribuent à donner assez de relief à ce lignage tourmenté et bizarre 299 • Anne, la première soeur du roi est, quant à elle, assez effacée dans les textes. Serait-ce parce qu'elle aurait commis le crime d'inceste avec Arthur? Quelle que soit la raison, Anne n'a pas une personnalité propre, même si son rôle est assez déterminant, fonctionnellement parlant. Par contre il y est beaucoup question de Loth, son mari, qui a soutenu Arthur au début de son règne, et de ses fils, Gauvain, Gaherriet, Guerrehes etAgravain. Néanmoins, une autre version des choses se développe à partir du XIIIe siècle, prouvant que la réception du 298 Cf. J. FRAPPIER, Introduction à la MortArtu, Genève, Droz, 1964, p. xxx et E. BAUMGARTNER, Tristan en prose, Publications Romanes 123, Genève, Droz, 1975. 299 Sur les soeurs d'Arthur voir l'article de M. BlAESS, "Arthur's Sisters "•Bulletin Bibliographique de la Société Internationale Arthurienne, VIII, 1956, p. 69-77.

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personnage de Loth est beaucoup plus sombre que l'on ne croyait. Dans Les Premiers faits du roi Arthur, le père de Gauvain est d'abord ennemi d'Arthur et ses fils se tournent contre lui 300 • Nous retrouvons dans la compilation du Triomphe des neufpreux, composée au XVe siècle, le roi Loth en train de s'opposer à Arthur, et faisant partie, par ailleurs, des onze rois qui n'avaient pas encore prêté hommage au souverain breton. On retrouve Loth séparé de sa femme, qui refuse de lui rendre ses enfants tant qu'il n'avait pas encore fait hommage à son frère. Mais surtout, on reprend l'épisode où Uter guette Urien dans la forêt afin de l'enlever et le faire prisonnier: c'est le même genre d'embûche que le père de Gauvain prépare à Arthur 301 • Les tendances parricides de Mordred font également surface dans ce texte : Gauvain menace son père de le tuer s'il refuse toujours de se soumettre à Arthur302 • Quelles que soient les raisons de Gauvain, il n'en reste pas moins qu'aux yeux du XVe siècle, la famille de Loth n'est guère meilleure que celle d'Arthur sur le plan de la fidélité et de l'amour entre les membres du même clan. Du point de vue du lignage, on se rend compte que Gauvain ne fait que contribuer à la fatalité qui fait sombrer dans le néant la maison de Pendragon. L'on ne s'attardera pas ici sur son rôle dans la Mort Artu, ni sur ses traits surnaturels qui font de lui un être faé, le héros dont les forces multiplient avec l'ascension du soleil. Survivance du merveilleux préchrétien, peut-être, cette qualité de Gauvain reprend symboliquement, et c'est ce qui nous semble le plus révélateur ici, les mouvements circulaires et itératifs de la roue de Fortune qui semble présider à la descendance arthurienne. Les forces de Gauvain comme celles de son clan croissent et diminuent selon les mouvements du destin, même si nous avons bien vu que l'auteur de la Mort Artu avait essayé de faire de ces dons surnaturels une preuve de la grâce. Fortune n'est pas seulement le bouc émissaire du roi mourant, mais de la famille de Gauvain aussi. Dans sa plainte funèbre, Gauvain s'adresse à Fortune et non pas à Dieu: « Ha ! Biaus frere, li bras soit maleoiz qui si vos feri. Frere, comment ot il le cuer de vos livrer a mort? Biaus douz frere, comment pot soufrir Fortune vostre destruiement si let et si vilain, qui vos avait garni de toutes bontez? Ja vos seut ele estre si douce et si amiable et vis avait levé en sa 300

Les Premiers faits du roi Arthur, dans Le Livre du Graal, dir. D. POIRION, P. WALTER, Paris, Gallimard, Pléiade, t. I, p. 1310. 301 Triomphe des neuf preux, édité par R. TRACHSLER, Clôtures du cycle arthurien, op. cit., p. 481. 302

Ibidem.

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plus mestre roé. Biaus frere, ce a ele fet por moi ocire et por ce que ge muire de duel de vos. » 303

Tout comme Fortune a élevé Arthur au rang des rois tout-puissants, de la même manière elle a rendu à sa famille, et plus spécialement à ses neveux, la gloire de ce monde. Au moment de la chute de tout le lignage, il n'est pas étonnant que les parents du roi adressent des reprochent à la déesse qui les avait jusque là protégés. Il en va de même pour un roman comme Escanor, oeuvre en vers cette fois, de la fin du XIIIe siècle. Gauvain se place sous le signe de la Fortune, divinité toute puissante équivalant à une sorte de Providence. Allant à la recherche de l'aventure, le neveu d'Arthur est conditionné par les caprices de la déesse 304 • Nous retrouvons le même enchaînement problématique entre Fortune et aventure, hasard et exploit chevaleresque, dont nous avons parlé plus haut. Si d'une part nous avons pu voir à quel point la progéniture d'Arthur est damnée et qu'en ligne directe le grand roi ne va plus rien laisser derrière lui, il n'en est pas ainsi pour son neveu Gauvain. Selon la tradition arthurienne, qui refait surface en dépit du désastre qui aurait dû être définitif dans la Mort Artu, Gauvain laisse un fils qui le surpasse non seulement en qualités chevaleresques, mais aussi en qualités morales. Le nom donné à ce fils, le Beau Desconneu, nous semble assez révélateur : héros mal connu, comme son père, ce chevalier montre qu'en effet la roue de la Fortune tourne, et avec elle le monde romanesque. À l'épuisement de la Mort Artu suivent les belles aventures de la progéniture de Gauvain. Par ailleurs, le personnage de Gauvain se charge d'une immense signification dans le Perlesvaus. L'épreuve de l'épée qui décolla Saint Jean est en fait une arme à double tranchant, et l'on se penchera sur l'un des deux ici. Comme le souligne magistralement Anne Berthelot, l'épée est dangereuse puisqu'elle revendique la fondation d'un nouveau lignage venant d'Hérode et des siens et non plus du roi David305 • Le neveu d'Arthur est le seul héros arthurien attaché à cette relique douteuse des temps de la Passion, en même temps sainte parce que l'instrument du martyre d'un des plus grands saints de la chrétienté, et damnée parce qu'ayant appartenu à un lignage royal maudit à jamais. 303 304

Mort Artu, éd. citée, p. 131. Escanor, éd. citée, v. 1911-1913.

305 A. BERTHELOT," L'épée qui décolla saint Jean-Baptiste dans Perlesvaus: le Haut Livre du Graal •>, CUER-MA, Senefiance 48, Univ. Provence, 2002, p. 26.

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Quoi qu'il en soit, la lignée arthurienne est soumise à la logique de Fortune et de sa roue. Famille de rois et de princes, la parenté arthurienne se laisse prendre aux jeux du hasard et de la fin imminente. Les membres du lignage arthurien ont évidemment commis des péchés, mais la logique qui sous-tend leurs actions est celle de Fortune qui tôt ou tard parvient à faire s'écrouler les empires306 • b) Fortune dans !'oeuvre de Wace Fortune se présente, chez le père de la littérature arthurienne, Geoffroy, comme une force inéluctable qui gouverne les règnes et les âges. Proche de l'historiographie et lui ayant emprunté les principes, l' Historia &gum Britanniae se place sous le signe de la montée et de la descente, du succès et de la chute, en vertu d'un mécanisme où l'on ne reconnaît que trop peu la Providence, mais avec les jeux de Fortune. Chez Wace, il y a deux références à Fortune en relation avec la souveraineté, mais encore une fois, ce n'est pas le roi Arthur ou sa famille qui sont mis en cause. Ainsi, nous assistons à la complainte du roi Lear qui voit son royaume détruit et déchu et qui accuse la déesse toute-puissante : « Fortune, trop par es muable, /Tu ne pues estre un jor es table, /Nus ne se doit en toi fier/ Tant fais ta roe torner, / Mult as tost ta color muée, / Tost es chaoite, tost levée ... /Tost as un vilain hait levé, /Et un roi en plus bas tourné. ,, 3o7

Le passage trouve son origine dans la Historia &gum Britanniae: « 0 irrevocabilia seria fatorum, quae solito cursu fixum iter tenditis ! Cur unquam me ad instabilem felicitatem promovere voluistis, cum major poena sit ipsam amissam recolere, quam sequentis infelicitatis praesentia urgeri ? 0 viata fortuna ! » 308

D'autre part César voit en Rome une fidèle sujette de Fortune 309 • C'est chez Wace, par ailleurs, que nous trouvons la première mention

306

Comme le remarque aussi F. BOGDANOV, art. cité, p. 505. Elle y précise que la destinée du roi et de son lignage - et avec ceci du royaume - est déjà depuis Geoffroi inscrite dans les méandres de la roue de Fortune. 307 Le Rnman de Brut, éd. citée, v. 1965 sq. 308 Historia &gum Britanniae, éd. E. FARAL, !. 95-116. 309 Le Rnman de Brut, éd. citée, v. 3959 sq.

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explicite de Fortune, et non pas dans le Roman d'Enéas, comme certains chercheurs semblent le penser310 • c) Merlin et Fortune Nous avons pu constater qu'il existe une image de Fortune vue comme protectrice de la royauté et de la souveraineté, comme une divinité toute-puissante. La légende de Servius Tullius est plus qu' éloquente sur cet aspect de la question 311 • D'autre part, le monde romain connaît toute une série de cultes rituels dédiés à la déesse Fortune oraculaire, qui pouvait conseiller les rois et prédire l'avenir. Il n'y a pas de divinité tutélaire de la royauté arthurienne et nous rencontrons Fortune, dans la plupart des textes, cachée sous le voile de l'allégorie. En revanche nous retrouvons le devin Merlin qui préside à la naissance de l'État arthurien et qui fait pratiquement d'Arthur le grand roi qu'il est. Merlin, certes, mais lequel ? Le barde fou qui se montre à nous sous la plume de Geoffroy et qui fait preuve des mêmes faiblesses qu'un être mortel ? Le sorcier emprisonné par sa propre élève dans la Suite Merlin ? Ou le personnage puissant qui préside à la création de la Table Ronde dans le « cycle »du Pseudo-Robert de Boron ? Et, somme toute, qu'y a-t-il de commun entre la Fortune des Romains et le devin arthurien dont les origines celtiques sont si transparentes? En effet, les traditions celtiques se trouvant à la base de la création littéraire du personnage de la Vita Merlini foisonnent. Merlin peut être rattaché au barde Myrddin, héros brittonique légendaire, aussi bien qu'au prophète du Livre de Taliesin ou à Lailoken, sans compter l'existence folklorique de Merlin Silvestre et de Merlin Ambroise 312 • Que reste-t-il, par contre, des origines celtiques de Merlin dans le cycle de Robert de Boron ? Que garde Merlin, ce fondateur, ce protecteur infatigable de la royauté arthurienne, de son ancêtre mythique? Lors d'un examen plus poussé du personnage tel qu'il est présenté, force est de constater qu'il se rattache plutôt à la déesse Fortune qu'au prophète - guérisseur fou de la littérature gauloise. Comme la déesse, qui, dans l'imaginaire médiéval est souvent représentée avec deux visages, l'un laid et l'autre beau, Merlin a une FRAPPIER a souligné cet aspect dans Étude sur la Mort le Roi Artu, Genève-Paris, DrozMinard, 1961, p. 262, n. 5. 311 Voir supra, p. 160. 312 Nous rappelons tout ce que nous devons aux travaux de R. L. LOOMIS et, plus récemment, de R. BARTLETT et de P. WALTER, au sujet des origines celtiques de Merlin.

310 ].

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double nature par sa naissance extraordinaire. Le devin fait figure de Janus bifrons, tout comme Fortune. Par ailleurs, de la même manière que la déesse se place à l'extérieur du temps lorsqu'elle fait tourner sa roue, Merlin est capable de jeter un regard simultané sur le passé et sur l'avenir. De la même manière que Fortune n'hésite pas à faire des miracles dans l'intérêt de Servius Tullius, Merlin agit dans l'intérêt d'Uter et de Pendragon. L'épisode du dragon vermeil qui se montre dans l'air lors de la bataille de Salesbières, provoquant la fuite désordonnée des Saxons, est l'un des exemples les plus marquants de la force protectrice du devin 313 • Geste bénéfique, certes, mais qui présage en même temps de la mort de Pendragon et du sacre de son frère U ter : « Il dist que li dragons es toit venus senefier la mort le roi et l' essaucement de Uitier et que il fust mais tozjorz por honor de son frere et por la senefiance dou mostre dou dragon qui pendoit en l'air. Einsis se fist apeler Uiterpandragons. Einsi sorent li baron la loiauté et le bien que Merlins ot conseillié as .II. freres. » 314

Protecteur donc aussi de la souveraineté guerrière, Merlin apparaît encore une fois comme une image en miroir de Fortuna. Comme la déesse peut en même temps combler un être et tuer un autre, Merlin est simultanément bénéfique pour les Saxons et pour Uter mais fatal pour Pendragon. De la même manière, lorsque les derniers instants d'Uter approchent, Merlin lui annonce qu'il vaincra encore une fois ses ennemis, mais qu'ensuite il rendra l'âme. Après la gloire et la passion, viennent la maladie et la chute. Quant à l'avènement d'Arthur, nous retrouvons les mêmes épisodes que dans la légende de Servius Tullius : une élection royale d'un jeune qui ne possède rien en apparence, par la protection d'un être surnaturel et d'une épreuve qualifiante. Certes, le Merlin de Robert de Boron est christianisé, ou du moins en partie et l'auteur tente de placer souvent le déconcertant sorcier en étroite dépendance de Dieu, et de le transformer en Son instrument. Mais n'oublions pas que Fortune elle-même a été récupérée par les théologiens du Moyen Âge et que déjà chez Augustin elle était une sorte d'adjuvant divin: il n'est donc pas étonnant que, tout en remplissant le rôle de la déesse, Merlin soit vu comme un messager de Dieu et de Sa volonté. Par ailleurs, il garde de la représentation de 313 314

Merlin, éd. citée, p. 174. Ibidem, p. 177.

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Fortune les caprices et l'inconstance : il reste à côté du roi au cours des épreuves qu'il lui faut subir dans le Merlin ou dans la Suite Merlin, mais disparaît et abandonne son protégé dans la Mort Artu. De plus, Merlin est complètement absent dans la Queste, oeuvre où les mécanismes de Fortune perdent tout leur pouvoir, dans l'Estoire, ou dans les Continuations, là où la chevalerie celestielle domine la scène arthurienne. Incapable de donner son concours là où la grâce du Saint Esprit baigne le monde arthurien, Merlin disparaît et laisse le roi à sa solitude et à sa déchéance. Au sein du cycle du Pseudo-Robert de Boron, on pourrait dire que Fortune prend la place de la grâce comme Merlin prend la place de Joseph: de l'univers du Graal dont Joseph est le prophète, nous passons au monde arthurien, fondé avec l'aide de Merlin, et voué à la disparition dans le Didot-Perceval. L'immixtion du devin semble fatale à cet édifice royal qu'il avait lui-même contribué à élever315 • d) La royauté arthurienne marquée par le destin Le schéma selon lequel évolue la royauté arthurienne est extrêmement simple et cohérent, nous l'avons déjà dit: à la grandeur de ce monde suit la décadence et la mort, à l'éclat de la réussite suit l'échec et la destruction. La mécanique de la roue de Fortune se retrouve à travers l'ensemble arthurien. Un roman explicite au sujet du rapport qui existe entre Fortune et le monde arthurien est la Mort Artu. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard que c'est précisément en rapport avec ce texte et non pas pour les autres quel' on peut véritablement parler de tragisme arthurien 316 , qui serait probablement impossible si l'auteur, qui qu'il soit, n'avait pas eu l'intuition de génie de mettre en évidence la philosophie de la roue de Fortune. Par ailleurs, l'épisode où Arthur est jeté par la déesse du haut de sa roue, généreusement représenté dans l'iconographie du temps, est problématique. La mécanique de la roue renvoie à l'idée que son mouvement est cyclique et circulaire et qu'elle agit selon son bon plaisir. À la grandeur peut suivre la chute qui, à son tour, peut être suivie par la grandeur. Cependant, Fortune saisit Arthur et le jette en bas de sa roue. En dehors du monde et en dehors du temps. Et c'est ce qu'il adviendra lors de la bataille de Salesbières qui suit, dans le 315

Nous reviendrons sur cet aspect dans notre chapitre sur la translatio. Sur le tragique de la MortArtu, voir en particulier la thèse fondamentale de]. FRAPPIER, Étude ... , op. cit. 316

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roman, le rêve terrifiant du roi. Or, à en juger après cet épisode, Fortune, malgré sa roue, n'entraîne pas un devenir cyclique pour l'être. Chaque époque de l'histoire, une fois finie, est révolue à jamais. Chaque roi, une fois tombé, disparaît à jamais. Ce serait, semble-t-il, l'idée qui transparaît à travers l'épisode-clef de notre roman. Cependant, les auteurs médiévaux continuent à écrire des textes après la Mort Artu. Les Bretons, du moins dans la fiction, continuent de croire au retour du roi. Si la roue de Fortune a tourné définitivement pour le royaume arthurien, la roue de la fiction, elle, continue de monter et de descendre. La même histoire se répète sous la plume de plusieurs auteurs. La fin tragique du roi et des grands de ce monde revient et revient encore. Arthur et le destin

La fin du monde légendaire telle qu'elle apparaît dans la Mort Artu a bel et bien marqué la tradition romanesque arthurienne. Les contemporains et les auteurs ayant écrit quelques décennies après ont très bien su répondre aux mouvements de la roue de Fortune qui semble gérer toute l'économie politique arthurienne. Ainsi, dans le Tristan en prose, qui contient aussi un fragment Mort Artu, un barde qui vient chanter à la cour du roi lui annonce les catastrophes à venir, en les mettant sur le compte de la malveillance de Fortune 317 • Nous retrouvons le roi en proie aux doutes et aux craintes concernant son avenir dans le Lancelot en prose. Arthur fait un rêve bizarre, dans lequel il perd ses cheveux et sa barbe, ensuite ses doigts 318 • La calvitie et le handicap, signes de la perte du pouvoir et du rabaissement, nécessitent néanmoins une explication des clercs. Il est d'ailleurs intéressant de remarquer la similitude entre la réaction de Galehaut qui, devant les signes incontestables du destin demande aux clercs de sa cour de lui expliquer sa vision, et l'attitude d'Arthur. Au bout d'un moment, les sages finissent par dire au souverain les mêmes paroles fatales que le barde du Tristan319 • La fatalité, impossible à arrêter, émerge dans le discours des clercs et annonce au roi les désastres à venir. Selon les comparaisons des sages, la chute d'Arthur fait partie du cours naturel des choses et il serait une faute contre nature que de tenter de la freiner. La signification des trois énigmes, du lion, du médecin et de la fleur, sera dévoilée au roi plus tard dans le récit, par 317 318 319

Tristan en prose, éd. citée, t. VI, p. 248. Lancelot en prose, éd. citée, t. VII, p. 435. Ibidem, t. VII, p. 437.

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un prud'homme qui vient lui parler lorsqu'il se trouve sur le point de faillir devant les armées de Galehaut. Le seul remède contre la mort et la fatalité du destin, lui explique l'ermite, est la sainte Trinité. Le lion est Dieu, le « mire sans medecine »Jésus-Christ et la fleur représente la Vierge 320 • Le long discours herméneutique a pour but de convaincre le roi de la nécessité du salut par la foi. Seule la Trinité peut sauver le roi, par la grâce divine. Nous ne connaissons que trop bien la suite tragique de la royauté arthurienne, et nous pouvons nous rendre compte de l'usage que le roi avait fait des conseils du prud'homme. Dans la Mort Artu, les amours de Lancelot et de Guenièvre sont également mis sous le signe de Fortune, ce qui, de manière indirecte, place la fin du royaume arthurien en relation avec le destin. Ainsi, Bohort qui tente de faire raisonner la reine, fait mention à Fortune comme divinité tutélaire de l'adultère 321 • La Suite Merlin met en rapport Arthur et la fatalité du destin de manière très explicite. Dès le début du texte, la gloire du jeune roi est ternie par son péché d'inceste avec sa soeur. C'est là un problème épineux, qui se trouve non seulement à l'origine de la chute du royaume arthurien, mais aussi de la traditionnelle inimitié qui opposera les deux lignages de Loth et d'Arthur et qui consommera de l'intérieur le monde arthurien 322 • On pourrait très facilement rattacher ainsi la chute du royaume arthurien à toute une dialectique du péché qui ferait balancer le système arthurien sous le règne de la divinité. Néanmoins, un détail est essentiel à retenir: comme Oedipe, comme Paris, Arthur n'est pas conscient de sa faute. Il entre dans un engrenage aveugle qui provoque les fautes en chaîne, mais sans qu'il en ait la moindre idée. C'est ce qui permet à la critique moderne de parler de destin tragique, c'est aussi ce qui place le roi sous le signe de la Fortune, synonyme ici du hasard et du destin aveugle.

320 321

322

Ibidem, t. VIII, p. 23-27. Mort Artu, éd. citée, p. 69. Dans le Lancelot en prose, le prud'homme qui vient visiter le roi et le met en garde contre

ses péchés fait tomber l'accent toujours sur le péché du souverain. Ce n'est pas l'inceste dans ce discours, mais la mort du roi Ban, assassiné sans qu'Arthur lui prête main forte. La passivité et l'indolence sont donc autant de péchés capitaux vouant la souveraineté arthurienne à la destruction. ( t. VII, éd. citée, p. 16).

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Fortune et la mort du roi

Un proverbe méridional dit que« si le jour de la Chandeleur l'ours voit son ombre, il s'en retourne dormir quarante jours encore » 323 • Arthur l'ours rencontre son double, son fils, lors de la bataille de Camlann (ou de Salesbieres selon la Mort Artu), et il disparaît temporairement de la scène. Nous ne nous attarderons pas sur les diverses significations du nom même du roi Arthur, renvoyant toutes aux racines celtiques reliant Arthur à la mythologie ursine 324 • Néanmoins, si séduisante que soit l'hypothèse d'un culte de l'ours comme divinité celtique ou irlandaise, ayant gardé ses traces dans les représentations médiévales chrétiennes du roi Arthur, force est de constater que dans les généalogies celtiques où l'on retrouve quantité de dieux, l'ours n'est pas cité comme divinité 325 • L'ours reste un animal emblématique pour un guerrier mais non en tant que dieu. Par ailleurs, c'est en tant que guerrier que nous percevons la figure d'Arthur dans les premiers témoignages. Les hypostases les plus marquantes pour ce roi mythique sont peut-être celle de la bataille de Mont Badon, où il porte l'image de la Vierge sur ses épaules 326 , ou celle où il combat un ours sur le Mont Saint Michel3 27 . Dans les deux cas, c'est bien un héros chrétien, un héros civilisateur, que les textes nous présentent. Par ailleurs, nous avons du mal à identifier Arthur avec l'ours chez Wace, puisque, quelque peu avant cet affrontement, le roi rêve d'un dragon venu de l'Occident qui terrasse un ours. La dragon, le fils de Pendragon, le roi Arthur, finit par vaincre l'ours celtique. Le passage est extrême323 A. VAN GENNEP, Les Hauts Alpes traditionnels, Voreppe, Curandera, 1992, t. 3, p. 187-189, cité par P. WALTER, "La mort de l'ours. Essai sur les structures calendaires du mythe arthurien »,L'information littéraire, 47, 1995, p. 15. 324 Les travaux de R. S. LOOMIS, de P. WALTER, de W. NITZE ou de C.J. GUYONAVARC'H ont tiré au clair ces significations. Rappelons qu'en breton moyen et moderne, l'ours se dit arz, alors qu'en vieux breton et en irlandais on trouve art, en gal ois artos et en vieux gal ois arth. (cf. P. WALTER, "La mort de l'ours ... "• art. cité, p. 9; C.]. GUYONVARC'H, "La pierre, l'ours et le roi: gaulois ARTOS, irlandais art, gallois arth, breton arzh, le nom du roi Arthur. Notes d'étymologie et de lexicographie gauloise et celtique'" Celticum, 16, 1967, p. 215-238.) 325 M. AURELL, "Autour de l'utilisation idéologique de la légende arthurienne par les Plantagenêt '" communication inédite lors des semaines médiévales tenues à Poitiers du 24 juin au 4 juillet 2003. 326 Détail mentionné chez Nennius et dans les Annales Cambriae. Cf. Historia Brittonum, dans La légende arthurienne. Études et documents, éd. E. FARAL, t. 3, Paris, Champion, 1929, p. 3839. 327 ROBERT WACE, La partie arthurienne du Roman de Brut, éd. 1. D. O. ARNOLD et M. M. PELAN, Paris, Kliencksieck, 1962, v. 2697-2712.

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ment riche de significations et nous laisse voir que déjà chez Wace, la personnalité d'Arthur souffre la pression d'un clivage culturel plus profond quel' on ne pourrait le croire : Arthur le héros chrétien vaincra Arthur l'ours celtique. Le dragon remplace l'ours. Parallèlement, au niveau de l'imaginaire, les significations mythiques de l'ours ont tendance à s'estomper sinon à disparaître vers le milieu du xne siècle : dans les bestiaires de même que dans les textes de fiction, l'ours est de plus en plus remplacé comme roi des animaux par le lion 328 • Il est indubitable que des traits des origines ursines d'Arthur transparaissent dans les récits arthuriens ultérieurs à Wace. La force colossale qui est attribuée au roi dans certains textes suffirait pour prouver que l'ours ne s'estjamais effacé totalement de sa personnalité. Néanmoins nous n'irons pas jusqu'à voir dans le meurtre de Lucan le Bouteiller à la fin de la Mort Artu le réveil de l'ours, comme le pensent certains chercheurs329 • Rappelons brièvement le contexte de cet épisode dans l'ensemble. Le roi mourant arrive à la Noire Chapelle, où il passe la nuit en prières pour l'âme de ceux qui sont morts en combattant pour lui. Au matin, Lucan vient le voir et déplore la mort prochaine d'un si bon roi. Saisi par l'angoisse, Arthur prend son bouteiller dans ses bras et l'étouffe. Nous voyons dans cette scène la preuve de la fatalité tragique qui régit l'ensemble du roman. Comme Balaain, le chevalier malheureux de la Suite Merlin, à qui rien ne réussit, Arthur est irrémédiablement condamné à faire le mal, même là où ses intentions sont bonnes. La grâce divine ne l'accompagne à aucun moment dans ce roman, et la mort de Lucan, dernier crime sur la liste, est profondément significative pour le devenir du souverain qui avait entraîné dans la mort tous ceux qui l'avaient aimé 330 •

328 Cf. M. PASTOUREAU, Figures et couleurs. Étude sur la symbohque et la sensibilité médiévales, Paris, Le Léopard d'or, 1986, p. 159-173. 329 En particulier P. WALTER, qui montre dans son article" L'ours déchu: Arthur dans la Demanda do santo Criai'" Cahiers de Linguistique et de Civilisation hispaniques médiévales, 25, 2002, p. 320-328. Entre autres, l'auteur rapproche la même scène de la mort de Lucan dans la Mort Artu et dans ses traductions portugaise et espagnole, remarquant que dans les deux traductions les traces de la violence aveugle et immodérée, mise ici sur le compte des traits ursins d'Arthur, disparaissent. De son côté, V. GREENE associe le geste brutal du roi aux manifestations incontrôlées du ça d'un personnage effrayé à l'idée de voir sa mort prochaine. (cf. Le sujet et la mort dans La Mort Artu, Paris, Nizet, 2002, p. 324). 330 Un épisode similaire existe dans le Tristan en prose: Tristan étouffe Iseut avec un ultime baiser. Comme Arthur, il tue par amour. Or, la mort de Tristan, comme celle d'Arthur, sont des morts sans Dieu, emprisonnées dans la contingence et dans les limites du monde d'icibas.

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e) La retour d'Arthur L'idée de l'immortalité d'Arthur a soulevé bien des questions et bien des problèmes. Voir dans cette représentation du retour une preuve de la survivance de quelque culte celtique d'une divinité ursine qui ne disparaît pas, mais va hiberner est, certes, séduisante, et elle pourrait expliquer un bon nombre d'énigmes. Cependant, nous devons nous poser plusieurs questions à propos de cette idée. De même, ne l'oublions pas, l'immortalité d'Arthur a été plus d'une fois mise sous le signe de la résistance bretonne contre la domination de Londres et des Plantagenêt, ce qui a transformé l'exhumation de Glastonbury en coup monté par Henri II ou son fils afin de raffermir leur autorité dynastique et calmer l'enthousiasme breton. Nous tenterons de nuancer quelques-unes de ces idées. Les origines du mythe

Nous avons du mal à placer la mort du souverain et son attendu retour en stricte dépendance de l'imaginaire de l'hibernation de l'ours, vu que le cas d'Arthur est loin d'être le seul. L'imaginaire collectif enregistre pas mal d'exemples de souverains décédés dont on pense qu'ils reviendront un jour. Nous savons qu'au XIIe siècle, le retour de Frédéric Barberousse a été longtemps attendu, de même que celui de Charlemagne, Alexandre le Grand, Tamerlan ou GengisKhan. Dans ce contexte, la croyance en la survie d'Arthur n'est nullement étonnante. Sans reprendre les étapes du développement de la croyance au retour d'Arthur au sein des représentations populaires avant le coup de l'exhumation de Glastonbury331 , nous rappelons que déjà en 1112 Arthur passait pour être encore vivant dans les milieux populaires bretons. Nous connaissons l'histoire racontée par le moine Hermann sur le pèlerinage des clercs de Laon qui essayaient de rassembler de l'argent pour reconstruire leur Église : une fois en Cornouailles, ils faillirent se faire attaquer par la population parce qu'un membre de leur suite avait mis en doute la survie du roi Arthur. Ce passage nous apprend que cette croyance était déjà, et peut-être de longue date, un sujet brûlant de dispute entre les Français et les Bretons 332 • Notons, 331 Pour une énumération systématique de ces étapes, nous renvoyons à l'article de R. S. LOOMIS, «The Legend of Arthur survival », dans Arthurian Litterature in the Middle Âge, Oxford, Clarendon Press, 1959, p. 65-71. 332 A. ROBINSON, Two Glastonbury Legends, Cambridge, Cambridge University Press, 1926, p. 51.

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par contre, que Virginie Greene a magistralement mis en doute, dans un article récent, les raisons de généraliser l'anecdote des clercs de Laon 333 . De même, nous rappelons que dans d'autres textes précédant Geoffroy, Arthur est supposé avoir une tombe et non pas revenir de l'au-delà. Ainsi, dans la Gesta Reg;um, en parlant de la tombe de Gauvain, Guillaume de Malmesbury affirme qu'il y aurait aussi un sépulcre du roi légendaire, mais qu'il n'a pas été trouvé. L'auteur s'inspirait probablement d'un poème gallois du Livre Noir de Carmathen 334 • Ce qui est sûr et certain, c'est que c'est avec les oeuvres de Geoffroi et de Wace que le mythe du retour possible d'Arthur prend vraiment corps dans le discours écrit et dépasse les bornes de la seule circulation orale. De même, la diffusion et le grand succès 335 de la Historia Reg;um Britaniae, nous laissent penser que le mythe de la survie du roi légendaire dépasse l'espace limité de la Bretagne. Remarquons malgré tout que si d'un côté le Rnman de Brut renforce le motif de l'attente du roi par les Bretons 336 , de l'autre Geoffroi, tout en reprenant le thème de la survie du souverain, dans la Vita Merlini, met son retour entre parenthèse: ce n'est plus Arthur qui est supposé revenir pour sauver les Bretons de la menace saxonne, mais les héros armoricains Conan et Cadwaladr337 •

333

V. GREENE," Qui croit au retour d'Arthur'" Cahiers de Civilisation Médiévale, 45, 2002, p. 87-103. 334 GUILLAUME DE MALMESBURY, Gesta Regum Anglorum, Oxford, 1998, II, 287: Sed Arthuris sepulchrum nusquam visitur; unde antiquitas neniarum adhuc eum venturum fabulatur. Sur le poème gaulois ayant pu influencer Guillaume, voir également G. ASHE, "Welsh Arthurian Literature '" dans The New Arthurian Encyclopedia, New York/ Londres, 1991, cité par A. CHAUOU, L'idéologie Plantagenêt. Royauté arthurienne et monarchie politique (XJ/'-XIII' siècles), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001, p. 213, n. 51. De même, au sujet des influences folkloriques sur le scénario de la découverte,]. CAREY a montré qu'il a pu être copié sur celui de la découverte de la tombe de Clonmacnoise,J. CAREY, "The Finding of Arthur's Grave : A Story from Clonmacnoise '" dans A Festschrift for Proinsias Mac Cana, éd. ]. CAREY,]. T. KOCH, et P-YLAMBERT, Andover etAberystwith, 1999, p. 1-14. 335 Le nombre de manuscrits de la Historia, diffusés au cours du XII' siècle s'élève au chiffre de 58. (cf A. CHAUOU, op. cit., p. 58.) 336 ROBERT WACE, Roman de Brut, dans La geste du roi Arthur, éd. E. BAUMGARTNER et 1. SHORT, Paris, 1993, p. 258 - 259: "Arthur, si la geste ne ment/ fud el cors nafrez mortelement; / en Avalon se fist porter, /pur ses plaies mediciner. /Encore i est, Bretun l'atendent / sicum il , Speculum, 18, 1943, p. 114. 39 F. N. ESTEY, art. cit., p. 115 sq. 40 Isidore de Séville a également lancé le plan circulaire de la terre, cf. P. ZUMTHOR, op. cit., p. 320.

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sera reprise dans bon nombre de cartes des x1e-xn1e siècles, n'a rien à voir avec les cercles concentriques, elle coupe le globe en trois suivant trois continents différents. Dans son article sur la table de Charlemagne, Francis Enstey tente une reconstitution de la table d'argent41 • Les signes célestes y apparaissent, le Zodiaque est représenté au complet et autour de la table, dans le dernier cercle, il y a des guerriers. Nous pourrions voir combien les descriptions des deux tables, celle de Charlemagne et la Table Ronde, se rapprochent. Répétons-le, la Table Ronde n'est décrite que dans la Queste et nulle part ailleurs. Certains textes ne la mettent pas sur le compte de Merlin, mais du père de Guenièvre, qui l'aurait donnée en dot à sa fille pour son mariage. Mais là non plus la table n'est pas décrite. Dans la Queste, les signes célestes sont mentionnés, de la même manière qu'ils apparaissent sur la table de Charles. Le monde y est représenté. Nous ne savons pas, par contre, en quoi est faite Table Ronde 42 . Dans le Merlin, nous savons que le devin demande qu'on la fasse pour Uter, mais c'est tout43 • Par contre, les chevaliers qui prennent place autour d'elle ressemblent étrangement aux guerriers symbolisant sur la table de Charlemagne l'être humain aux prises avec les vicissitudes du monde. Or, quoi de plus éloquent à ce sujet que les chevaliers terriens de la Queste, assis virtuellement autour de la Table Ronde? En revanche, Dieu n'est pas mentionné dans la description de la table de Charlemagne, et Il n'apparaît nulle part de manière explicite. Si l'on regarde les cartes post-isidoriennes, nous constatons que Dieu est souvent placé en tête du cercle, et que la tête signifie l'est, l'Orient. Or, c'est vers l'Orient qu'iront les chevaliers de notre roman, vers ce Sarraz mystérieux et inquiétant, afin de rencontrer le Seigneur. De plus, dans une enluminure du ms fr. 343, fol. 3, du XIVe siècle, la Table Ronde est représentée avec ses chevaliers tout autour : le Siège Périlleux, celui quel' élu du Graal est censé occuper, est placé en haut de la table, là où sur les cartes des XIIIe-XIVe siècles nous retrouvons souvent Dieu ou le Christ. Un seul détail nous semble curieux. Dans un manuscrit du XVe siècle, BN fr. 116, fol. 610v, nous voyons la Table Ronde représentée 41

F. N. ESTEY, art. cit., p. 116. Seule une source non arthurienne parle du matériel de la table : " Si fist faire la ronde tauble, /Non pas de sapin ni d'erauble, /Mais de cristaul a l'or bendee, /Et si fut tot entor orlee / Espés de preciouses pierres,/ Des muez vai!lanz et des plus chieres. »,cf. ROBERT DE BLOIS, Enseignement des princes, éd. Ulrich, v. 1653-1658. 43 Merlin, éd. citée, p. 186-187. 42

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juste au moment où le Graal fait son apparition à la cour. Les chevaliers, pour la plupart couronnés, tournent le dos aux spectateurs, positionnés en cercle. La table a au milieu un vide renvoyant au système des cercles concentriques. Et c'est toujours au milieu que le Graal y est représenté. C'est peut-être du fait de la volonté de quelque artiste qui ne pouvait pas concevoir le Graal ailleurs qu'en position centrale, ou c'est peut-être une manière de remplacer par le Graal la divinité du milieu de la table de Charlemagne. Par ailleurs, mentionnons que la Table Ronde, à chaque fois qu'elle est représentée, est recouverte d'une nappe blanche, et nous ne saurions émettre des spéculations sur la manière dont elle est ornée. Quant au nombre des chevaliers qui prennent place à la table d'Arthur, il ne faut pas oublier que parfois ils sont douze - ce qui, nous l'avons vu, a donné lieu à une série de spéculations sur la table de la Cène - douze comme les mois de l'année, comme les signes du zodiaque. Il y a en plus la mention très explicite dans le Chevalier a deus espees où l'on parle de 366 chevaliers. D'autre part, il ne faut pas oublier que dans beaucoup de romans il est question de cent cinquante chevaliers ou d'un nombre infini. Or, dans ce cas, nous pourrions nous demander de manière légitime quelles auraient pu être les dimensions de cette table ? La valeur symbolique totalisante del' objet, pour ces textes-là, est indiscutable. Cependant, l'on pourra nous reprocher de tirer trop vite les conclusions sur le rapprochement de cette table arthurienne circulaire et de la table de Charlemagne, vu que nulle part Wace ne mentionne vraiment une table céleste. Nous laissons à Robert de Boron la charge de répondre à cette question. Dans son livre sur Merlin, il est aussi question de trois tables, comme pour l'empereur. Nous parlons, évidemment, de la table du Graal, de celle de la Cène, et de la Table Ronde. La dernière est mise en place par Uter et non par Arthur, probablement pour trancher encore plus la différence entre le spirituel et le profane. Nous devons souligner aussi qu'il est impossible que les auteurs arthuriens du xnre siècle, période où la table est identifiée de la manière la plus directe à l'univers, ne connaissent pas le modèle de Charlemagne : Roger II de Sicile, le cousin d'Henri II, fait faire en 1154 (curieusement la même année que Wace écrivait son texte), une table ronde en argent représentant une carte cosmique 44 • Ce n'est pas un hasard que ce soit Roger celui qui la demande, vu qu'il n'arrête pas d'attaquer l'empe44 H. EBERLEIN-WESTHUES, op. cit., p. 236. Mentionnons, par ailleurs, que Roger II avait aussi commandé en 1154 soixante-huit cartes illustrant le Kitab-al-Rudjar, à l'usage des navi-

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reur romano-catholique et le basilée byzantin. Le désir d'hégémonie universelle et de domination politique sur l'ensemble du monde transparaît dans cette décision. Plus tard, n'oublions pas qu'Édouard III fait faire en 1344 une immense table à Winchester qui elle, est formée de trois cercles concentriques. Elle n'est pas faite en argent, mais en bois massif. Connaissant probablement très bien la Table Ronde, la table de Charlemagne et celle de Roger de Sicile, Édouard choisit de la faire faire en bois et non pas en argent probablement pour souligner son originalité et l'unicité du pouvoir angevin, qui suit les traces de ses ancêtres de souche impériale mais sans les imiter jusqu'à la dernière limite. D'ailleurs, en comparant les cartes du XIIIe siècle et la table de Winchester, nous constatons que le Plantagenêt va beaucoup plus loin que les auteurs arthuriens ou que Charlemagne même : la place qui appartient souvent à Dieu sur les cartes circulaires, en haut et vers l'Orient, est prise par le trône royal occupé par un roi muni des enseignes de son pouvoir séculier. Nous nous sommes tout naturellement posé la question : pourquoi, puisque la table de Charlemagne était connue déjà en 1154 quand Wace écrivait son texte, Henri II n'a pas choisi d'employer cette image que Roger de Sicile ne se gênait pas d'utiliser? Probablement parce que Charlemagne étant l'ancêtre favori, la figure essentielle de propagande des Capétiens, une imitation si brutale aurait pu sembler grossière à un esprit aussi fin que celui d'Henri 1145 • Par ailleurs, il faut le dire : à ce moment-là, !'Angevin était plutôt préoccupé par les frontières concrètes que par les frontières symboliques ; comme nous l'avons vu, le texte de Wace mentionne les chevaliers des territoires soumis à Londres et que le roi avait assez de mal à maintenir sous sa domination46. Les précisions territoriales que nous avons là ont un enjeu beaucoup plus important pour le Plantagenêt que le symbolisme de la

gateurs, en imposant ainsi, sous l'influence du savant marocain Idrissi la vision de la sphéricité de la terre (cf. P. ZUMTHOR, op. cit., p. 223 et 320). 45 M. AURELL souligne cependant que Charlemagne était finalement récupéré aussi par les Plantagenêt, étant donné que la comparaison entre Henri II et l'empereur apparaît plusieurs fois sous la plume de Pierre de Blois, les comtes d'Anjou se veulent les descendants de Geoffroi, porte-gonfanon de Charlemagne, les reliques de Roland se trouvent à Blaye, dans le domaine du duc d'Aquitaine, etc. (cf. «Henri II et le légende arthurienne '"sous presse dans les Actes du colloque de Norwich, The World of Henri II, 13-17 septembre 2004). 46 M. AURELL insiste sur les difficultés que rencontrait le roi Plantagenêt à maintenir la soumission et l'unité des territoires qui se trouvaient sous sa domination, L'Empire des Plantagenêt, op. cit., p. 205 sq.

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royauté universelle. Ce sera la Queste, oeuvre beaucoup plus abstraite et plus riche de significations qui tranchera sur la question de la Table Ronde à un moment où l'empire Plantagenêt était en plein déclin; d'ailleurs, elle rejettera du même coup l'empire dans le système profane: la chevalerie célestielle, elle, choisira de s'éloigner de la table, avec tout ce qu'elle signifie, pour franchir une autre frontière cette fois, celle du monde, du monde terrien et du ciel astrologique. b) La carolle de l'amour S'il existe un épisode qui réunit parfaitement les différents symboles et significations liés à la cour arthurienne, c'est l'épisode de la carolle de l'amour dans le Lancelot en prose. Lancelot erre à travers les bois et il arrive à un champ où il trouve toute une noble assemblée formée de dames et de chevaliers en train de danser en rond : « Si ont tant alé qu'il vindrent en .I. molt bele praerie devant .I. tor ou il avoit tandu desqu'a .XXX. pavillons les plus biax et es plus riches que Lanceloz eust onques mes veu a son esciant. An mie les pavillons avoit . III. granz pins parcreuz et estoit li uns contre l'autre autresi corne a la reonde, et en mie leu avoit une chaiere d'yvoire couverte d'un vermeil samit et desus le samit avoir .I. couronne d'or granz et pesanz. Tout entor les pins avoit chevaliers et dames, si estoit li un des chevaliers armé et li autre desarmé et queroloient tiex I avoit, les hiaumes laciéz, ausi corn se ce fust fermaille, et tiex I avoit qui queroloient en cotes et en mantiaux et tenoient damoiseles par les mains et tiex en avoit qui ne tenoient ne dames ne damoiseles, ainz tenoient chevaliers par ses mains dont il i avoit assez plus que de damoiseles. ( ... ) si oublie sa dame et ses compagnons et soi meesmes en tel maniere qu'il ne l'en souvient mais, ainz descent de son cheval et le baille a garder au vallet, si giete sa lance et son escu a terre et s'en vait a la querole toz armez, le hiaume lacié, et se prent a la premiere damoisele qu'il encontre » 47 •

À première vue ce n'est qu'une aventure parmi d'autres, une merveille ou une bizarrerie parmi d'autres 48 • Néanmoins, lors d'une analyse plus poussée du fragment, nous constatons des similitudes extraordinaires entre la carolle magique et la Table Ronde de la cour arthu47

Lancelot en prose, éd. citée, t. IV, p. 234. Selon C. FERLAMPIN-ACHER, l'espace a la structure que Dante donne a l'enfer et que les mappemondes attribuent à l'univers. (op. cit., p.

86) 48

Cette danse comporte en soi des connotations magiques et elle a été interdite par l'Église qui y voyait une survivance inquiétante des croyances anciennes. (C. FERLAMPIN-ACHER, op. cit., p. 85).

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rienne. Les premières lignes pourraient bien induire le lecteur en erreur et lui donner l'impression qu'il est devant un locus amoenus où tout le monde est heureux. L'abondance des superlatifs, destinés à souligner l'opulence de la petite société chevaleresque qui s'y trouve, nous fait néanmoins penser aux moyens descriptifs mis en oeuvre généralement par les auteurs arthuriens afin de représenter la puissance et la richesse de la cour arthurienne. Cependant les similitudes ne s'arrêtent pas là, ce qui nous autorise à considérer l'épisode de la carolle comme une véritable mise-en-abyme de l'histoire arthurienne. Au milieu de la carolle se trouve une chaise en or sur laquelle est placée une couronne. Or, nous sommes bien habitués au Siège Périlleux de la Table Ronde aussi bien qu'au trône d'Arthur. La chaise que nous retrouvons dans ce passage télescope les valeurs des deux sièges : d'une part elle est un objet d'épreuve, comme nous le verrons par la suite dans le récit, de l'autre, par la mention de la couronne, elle renvoie à un trône de souverain. Les trois pins disposés comme en cercle nous font retrouver la figure familière de la ronde que nous avons déjà eu l'occasion d'étudier. Leur rôle dans l'épisode est essentiellement symbolique, puisque nous ne pouvons pas dire qu'ils tracent quelque frontière destinée à délimiter, à marquer, l'espace magique de la carolle du reste du monde. Dames et chevaliers, certains armés, certains non, en train de danser dans un milieu brillant et resplendissant, voilà bien une représentation familière qui nous fait penser à la courtoise atmosphère régnant dans les résidences arthuriennes ; nous voyons Lancelot en train de déposer les armes, de laisser son cheval à son valet et d'aller rejoindre cette noble compagnie comme s'il était ensorcelé. Le motif de la danse magique qui fait perdre la mémoire et qui donne envie à ceux qui la rejoignent de ne plus jamais l'abandonner ressemble étrangement à ce que ressentent les chevaliers du royaume arthuriens après leur premier contact avec la Table Ronde. Dans le Merlin, en effet, une fois que la Table est faite, les chevaliers et les barons venus de tous les coins du monde n'ont plus le désir de partir, comme si quelque philtre les retenait : « Sire, nous n'avons mie en talent que nos de ci nos movons jamais, ne que nos soions en leu que nos ne resoions chascun jor a ore de tierce a ceste table ; et ferons venir nos femes et nos enfans et toz nos estaiges en ceste vile et einsis vivrons au plaisir N ostre Seingnour, quar riels est nostre coraige. ( ... ) et si nous merveillons molt que ce puet estre qu'il i a de tels de nos qui onques ne nos estoions entreveü, et poi en i a de nos dont li

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uns fust acointes a l'autre. Or nos entramons autant ou plus corn filz doit amer pere ne jamais ne nos departirons, se morz ne nos depart. » 49

La danse de l'amour chevaleresque qui commence le jour où Merlin fait la Table Ronde se retrouve de manière synesthésique dans la danse magique des chevaliers et des dames de la carolle. Tout comme les chevaliers s'étonnent dans le Merlin de leurs propres sentiments et désirs, de la même manière Lancelot, comme tant d'autres chevaliers avant lui, reste interdit devant cette danse qu'il ne veut plus quitter pour rien au monde. Le motif de la danse ensorcelée peut bien venir de la mythologie allemande, de la danse des Erlen. La cadre naturel aussi bien que la folie soudaine qui frappe tous ceux qui rejoignent les danseurs nous semblent bien autoriser un tel rapprochement. Par ailleurs, nous apprenons que la carolle durait depuis des années et qu'elle avait été mise en place par l'enchantement d'un clerc amoureux: le jour du mariage de la reine Guenièvre avec Arthur, le roi Ban, le père de Lancelot, qui allait avec toute son escorte prêter hommage aux époux le jour de leurs noces, rencontre une série de dames et de chevaliers en train de faire la fête dans les champs et de danser en rond. Un jeune clerc de l'entourage royal tombe amoureux de la fille qui se trouve au milieu et lui demande son amour. En échange, il lui promet de faire en sorte que la carolle, la fête et la bonne humeur ne cessent jamais. Nous voyons bien que la promesse se rattache plutôt à une malédiction qu'à une merveille, puisque le clerc même ne peut pas faire cesser la magie avant la venue du meilleur chevalier. « Il avint quand li roi Artus ot fiancie ma dame la reine Genievre et les noces durent estre, que tuit li haut home qui del roi tenoient vindrent en ceste terre por !or fiez recevoir et por faire lui homage. Si avint bien XV. jorz aprés ce que les noces fussent, que li rois Bans vostre peres chevauchoit par ceste forest entre lui et ses chevaliers ... » 50

Nous remarquons d'ailleurs que l'auteur insiste non seulement sur l'événement mondain à l'origine de la carolle et de l'enchantement, mais aussi sur l'aspect social, et les liens féodaux et politiques que cet événement laisse mettre en oeuvre, précisément la concession des fiefs et l'hommage de vassalité. La carolle, la politique, l'amour et la magie

49

Merlin, éd. citée, p. 189.

50

Lancelot en prose, éd. citée, t. IV, p. 288.

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présentent des analogies fines et subtiles, se rattachant en vrac au système de valeurs de la royauté. Les danseurs, emprisonnés depuis des années dans leur cercle, coupés du monde et sans mémoire, virevoltant dans un temps suspendu, ressemblent aussi étrangement à la mesnie Hellequin, la cohorte des morts condamnés à errer sans trouver le repos. Ce ne sont pas des zombies, mais de jolies dames et de beaux chevaliers ; cependant, nous ne saurions oublier que les clercs de la cour Plantagenêt semblaient obsédés par la comparaison entre le milieu curial et la mesnie Hellequin. Lieu de luxure et de perversion de l'âme, la cour apparaît sous la plume de nombreux auteurs comme un endroit de perdition alors que les courtisans sont plus d'une fois comparés avec les pauvres âmes damnées de la cohorte des morts 51 • De surcroît, n'oublions pas que la mesnie Hellequin est parfois nommée la mesnie d'Arthur, en vertu de la diabolisation de la figure royale dans les exempla. Si nous comparons le passage de Gautier Map, sur la mesnie Hellequin au passage du Lancelot en prose, nous pouvons bien constater les ressemblances qui existent entre la carolle magique et la cohorte des damnés : Unde fabulam dat illum Herlam regem errore semper infinito circuitus cim exercitu sua tenere vesanos sine quiete vel residencia. 52

L'errance folle de la cohorte damnée semble avoir cessé donc l'année même du couronnement d'Henri II, toujours selon Gautier. Comme pour le cas de la carolle magique, nous remarquons une daterepère liée à quelque événement curial, un couronnement d'une part, un mariage royal de l'autre. Sous la plume de Gautier Map, entre la mesnie Hellequin et la cour Plantagenêt s'établissent des correspondances discrètes mais solides et le milieu royal apparaît comme tout aussi damné que les âmes destinées à traverser la nuit des temps sans repos et sans espoir. Nous pourrions lire de la même manière l'épisode de

51

Sur les critiques et les satires curiales des clercs de la cour Plantagenêt, voir E. TÛRK, " Curialis Nugator - Il perfetto Cortegiano ,,, dans La cour Plantagenêt, op. cit., p. 217-229 et M. AURELL, L'empire des Plantagenêt, op. cit., p. 71-80. E. Türk montre bien que la veine de la satire du milieux curial, d'origine ecclésiastique, remonte à Boèce et se continuera jusqu'au XVI' siècle qui voit se constituer le portrait parfait du courtisan. Par ailleurs, il signale les auteurs qui, au XIII' siècle, époque de composition du Lancelot en prose, se sont fait l'écho des clercs du XII' siècle (op. cit., p. 218, n. 5). Nous pouvons penser donc que l'auteur de notre roman arthurien était bien familiarisé avec ce genre de discours. 52 GAUTIER MAP, De nugis curialium, éd. citée, p. 30. "Et ainsi nous raconte l'histoire que le roi Herla continue sa course folle avec sa cohorte, dans une errance éternelle, sans s'arrêter ou se reposer.,, C'est nous qui traduisons.

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la carolle magique, bien que le texte du Lancelot soit moins explicite que celui de Gautier. Le texte arthurien nous fournit un dernier indice nous autorisant à le rattacher à la cour arthurienne ; la carolle magique est mise sous le signe de la royauté : Lancelot entre dans la danse et au bout d'un moment il est invité à prendre place sur la chaise d'or et à essayer la couronne, qui n'est autre que celle de son père. Or, à l'instant même où il met la couronne sur sa tête, une image qui se trouvait en haut d'une tour tombe. C'est la représentation d'un roi couronné, une sorte d'idole présidant la scène enchantée. Le passage est riche de significations et mérite que l'on s'y attarde: « E il dist qu'il i ira volontiers, puis qu'ele le velt: si se vait asseoir en la chaiere et cele li mest la couronne en la teste et li dist : Biax sire, or poez dire que vos avez la couronne vostre peres en vostre teste. Et il se resgarde et voit chaoir de la tor en haut une yinage qui ert faite en samblance de roi et ert entaille moult richement et flati a la terre si durement qu' ele fu toute desquassee. Et maintenant failli li anchantemenz, si revindrent tuit en lor sans et en lor mimoire dont il avoient esté longuement soufraiteux. Et quant Lancelot s'aperçoit qu'il avoit couronne d'or en son chief, si la prant et la giete jus et saut fors de la chaiere ou il ne doit mie seoir, ce li est avis, por ce que signe de roi senefioit. » 53

L'idole royale qui éclate en morceaux marque la fin des enchantements et de la danse folle. Certaines enluminures représentant la scène de la carolle semblent d'ailleurs retenir la royauté comme élément central. Ainsi, dans l'image qui se trouve dans le ms. du xrve siècle fr. 122 de la BN (fol. 137), la chaise« coiffée »d'une couronne se trouve en plein centre et elle a des dimensions spectaculaires, dépassant en hauteur les personnages. Dans l'image du ms. du XIIIe siècle fr. 123 de la BN (fol. 108v), non seulement la chaise que Lancelot venait d'occuper se trouve au centre, mais nous voyons un homme couronné en train de tomber. Ce n'est plus une idole, mais un être humain en chair et en os, une sorte de personnification de la royauté, qui trouve sa mort dans l'aventure menée à bout par Lancelot. Nous pensons ne pas forcer le texte si nous voyons là une reprise en termes symboliques de la chute du royaume arthurien et une miseen-abyme du parcours de Lancelot. Les similitudes ne sont que trop évidentes. C'est essentiellement par Lancelot que se casse en mille 53

Lancelot en prose, éd. citée, t. N, p. 287.

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petits morceaux l'imposant édifice arthurien dans la Mort Artu. C'est par lui que le roi se retrouve jeté du haut de la roue de Fortune tout comme l'image en semblance de roi que nous avons dans la tour de la carolle. C'est par ce même héros que prennent fin les jeux du pouvoir et les ambitions de la cour arthurienne, ainsi que l'errance sans fin et sans repos des chevaliers emprisonnés par l'impératif« trouve l'aventure». De même, dans le passage de la carolle, Lancelot réveillé de sa transe magique rejette avec dégoût la couronne d'or, puisque c'était, comme le texte nous le dit, signe de souveraineté. Or, ce geste nous semble pour le moins bizarre, vu qu'il ne s'agit d'aucune forme d'usurpation, c'est la couronne qui avait appartenu au roi Ban, son propre père, couronne qui lui revenait, après tout, de droit. Le rejet est donc profondément symbolique et significatif. C'est de la même manière que notre chevalier, une fois que la descendance de Mordred est anéantie et qu'Arthur est vengé, se réveille de sa course folle de l'amour et de la guerre et se retire dans l'ermitage où il finira ses jours. Par ailleurs, à aucun moment dans le texte Lancelot ne semble porté vers la royauté ou vers le pouvoir politique. Le passage de la carolle nous montre bien qu'il y était prédestiné, mais qu'il refuse d'en tenir compte. Le premier grand rival potentiel d'Arthur, la plus grande force féodale du royaume de Logres, rejette la couronne dans pratiquement tous les moments de crise de la royauté arthurienne. Son rôle est celui de briser le cercle de la souveraineté politique et non pas de l'entretenir. C'est ainsi d'ailleurs que nous pouvons bien comprendre son amour obstiné pour la reine. Quoi qu'il en soit, le Lancelot en prose, par l'épisode de la danse magique, nous met devant l'une des clefs symboliques de la royauté arthurienne : le cercle, mais le cercle mauvais, le cercle de la sorcellerie et de la folie, qui appelle à être brisé. d) La roue de Fortune La roue solaire marque et domine les représentations de l'âge de bronze des îles britanniques 54 et se perpétue tout au long de la préhistoire romaine en pays celtique. Nous retrouvons des roues en miniatures sur les tombes, des médaillons en forme de roue 55 • Les antiquisants ne s'empressent pas pour autant à conclure qu'il s'agit là d'une continuité du culte solaire sous forme de roue depuis l'âge

J.J. BUTLER, Bronze Age Connections Across the North Sea,

1963, p. 167-175. M.J. GREEN, «The Wheel as a Cult-Symbolic in the Romano-Cel tic World», Revue d'Études Latines, 1984, p. 30sq. 54 55

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du bronze jusqu'à l'époque pré-romaine: la véritable liaison entre la roue et le culte solaire peut vraiment être établie lorsque nous retrouvons la roue en rapport avec le culte céleste de Jupiter dans la Gaule Romaine et en Bretagne 56 • Symbole de pouvoir donc, de suprématie, le cercle solaire est censé accompagner le premier des dieux romains. Éternel retour, force vitale, le soleil émerge dans l'imaginaire de l'homme antique avec constance. Nous savons, par ailleurs, qu'à Délos on peut trouver des modèles de roues dans les temples et que la roue qui existe à Rhodes au VIIIe siècle av. J.C. se rattache au culte de Hélios 57 . L'une des roues cosmiques les plus spectaculaires dans la mythologie préchrétienne est celle de Taranis, le Jupiter gaulois, renvoyant soit au soleil soit à la tonnerre 58 . Les chercheurs qui se sont penchés sur la symbolique de la roue de la Fortune ont eu parfois tendance à transformer la déesse même en divinité solaire précisément en raison de son association fréquente avec une roue ou un globe. Comme nous venons de le voir, la roue était un symbole solaire par excellence, et on ne s'étonnera pas que le celtisant Gaidoz tenta de faire de Fors Fortuna une incarnation féminine du soleil 59 . La célèbre roue que l'iconographie médiévale reprend sagement presque chaque fois que l'on représente Fortuna n'est en fait pas un attribut de la déesse dans la mythologie romaine archaïque. Il semblerait qu'elle ait emprunté cet objet à d'autres divinités comme Tyché ou Némésis 60 • Quoi qu'il en soit, à partir de la première mention connue de Fortuna rotam chez Cicéron, nous sommes en présence d'un symbole de la versatilité du destin, du perpetuum mobile de la vie 61 • Nous ne saurions la confondre avec la roue solaire de la mythologie celte, 56

Ibidem, p. 41. A. B. COOK, A Study in Ancient Religion, Cambridge I, 1914, p. 330. Voir également M.J. GREEN, op. cit., p. 75. 58 R. LEFORT DES YLOUSES, " La roue, le swastika et la spirale comme symboles du tonnerre et de la foudre», Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 1949, p. 152-155. Voir aussi].]. HATT," Rota flammis circumsepta. À propos du symbole de la roue dans la religion gauloise», Revue Archéologique de l'Est, II, 1951, p. 82-87. 59 H. GAIDOZ, "Le dieu gallois du soleil et le symbolisme de la roue '"Revue Archéologique, V, 1885, p. 191-195. Voir aussi Études de mythologie gauloise, I, Paris, 1886, p. 56-60. Cette interprétation est réfutée par J. CHAMPEAUX, qui argue qu'il existe déjà à Rome un dieu du soleil. (op. cit., p. 211). 50 ]. CHAMPEAUX, op. cit., p. 212. 61 D. M. ROBINSON," The Wheel of Fortune'" dans ClassicalPhilology, XLI, 1946, p. 207216. 57

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nettement plus complexe. Dans la mythologie gauloise, une sorte d'équivalent de la roue comme symbole de la versatilité du destin serait peut-être à trouver dans laArianrhod (roue d'argent) des Mabinogion, que l'on pourrait voir comme une sorte de déesse du destin. De nombreux chercheurs se sont attardés sur la fête médiévale du solstice d'été, le 24 juin, où la coutume voulait quel' on laisse rouler des roues enflammées : on a tenté de voir dans ces rituels une survivance de quelque culte romain du soleil peut-être en connexion avec Fortuna. Les obstacles face à une telle interprétation sont nombreux et Frazer même a hésité à tirer quelque conclusion tranchante dans cette direction62. Quoi qu'il en soit, nous ne saurions ignorer la profonde relation qu'entretient Arthur avec la roue de Fortune. Nous avons pu observer dans le chapitre précédent que Fortune même apparaît comme divinité tutélaire de la royauté arthurienne. Dans la Mort Artu, la chute de l' empire arthurien est mise de manière transparente sous le signe de la roue qui tourne, et Arthur est représenté en train de se fairejeter en bas par la déesse 63 . L'apparition proprement dite de la roue dans le texte qui est supposé conclure le cycle arthurien en dit long sur le rôle du symbole circulaire pour la royauté. De surcroît, Fortune lui fait décrire ce qu'il voit du haut de la roue : «Voire, fet ele, tu le voiz, n'il n'i a granment chose dont tu n'aies esté sires jusques ci, et de toute la circuitude que tu voiz as tu esté li plus puissanz rois qui i fust. Mes tel sont li orgueil terrien qu'il n'i a nul si haut assis qu'il ne le coviegne cheoir de la poesté del monde. ,, 54

Nous retrouvons non seulement l'idée de roue, mais également celle de la circularité du monde 65 . Par ailleurs, Arthur fait ce rêve la veille de son attaque contre la Joyeuse Garde et on se rappellera que cette attaque est régie par la soif de vengeance du roi pour le meurtre de Gauvain. Dans ce cas, peut-on ignorer les correspondances qui s'établissent entre la roue de Fortune telle que le monde médiéval la réinterprète et la roue originale ayant appartenu à Némésis, déesse de la vengeance ? Quoi qu'il en soit, c'est à Salesbieres que Merlin fait dresser les pierres tombales en rond, c'est devant Salesbieres qu'apparaît la roue

Cf.J. CHAMPEAUX, ofl. cit, p. 213. Mort Artu, éd. citée, p. 226. 64 Ibidem, p. 227. 65 C. MÉLA associe cette circularité avec la Table Ronde et avec le zodiaque (cf. "La vie dans la Mort le Roi Artu '" dans La Mort le Roi Artu, Paris, Kliencksiek, 1994, p. 147.)

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de Fortune. Nous ne saurions ignorer le rôle de commencement et de clôture de la roue 66 • e) Le pilier et le cercle - Le Mont Douloureux L'épisode du Mont Douloureux, mentionné vaguement chez Chrétien et repris dans les Continuations, présente des particularités qui nous autorisent à le voir comme un élément composite réunissant de manière symbolique le cercle et l'échelle, les croix et la magie et enfin la chevalerie celestielle et la royauté. Spatialement et allégoriquement, cet épisode est pour nous le point de rencontre de deux systèmes de valeurs, une sorte de point zéro de la matière arthurienne. Sur le Mont Douloureux se trouve un pilier magique, mis en place par Merlin en tant qu'élément d'épreuve pour l'identification, encore et encore, du chevalier élu, du meilleur chevalier du monde. Avant tout, c'est la description de ce pilier qui retient notre attention: « Perceval a remis le frein de son cheval et monte et chevauche seul jusque sur le Mont Douloureux. Là, il admire le pilier et tout l'ouvrage qu'on pouvait bien louer. Il était recouvert de cuivre poli et sa hauteur semblait une portée d'arbalète. Quinze croix l'entouraient dont la hauteur n'avait pas moins de douze toises. Je crois que jamais homme ne vit autre ouvrage si riche comme le conte nous l'affirme qui sur ce point écrit en détail. Perceval reste stupéfait en regardant cette merveille : des quinze croix, cinq étaient vermeilles, cinq autres étaient blanches plus que neige tombée sur branche et les cinq dernières étaient couleur d'azur; teinte n'y avait sinon de nature. Elles étaient d'une pierre dure qui toujours durera. Perceval passe outre les croix qui étaient de grande beauté, regarde encore le pilier haut et doré; un anneau y était attaché,je ne sais s'il fut d'argent ou d'or, mais il valait tout le trésor qu'on pourrait mettre en une tour. Une bande d'argent fin l'entourait qui portait une inscription qui disait en son latin sans mot de nul autre langage que nul chevalier ne devait par outrecuidance attacher son cheval à l'anneau s'il ne pouvait s'égaler au meilleur chevalier du monde. » 67

Nous avons choisi ce passage essentiellement parce qu'il donne la description la plus complète du pilier qui se trouve sur le Mont Douloureux. Encore une fois nous retrouvons Merlin en hypostase d'in66 Voir également au sujet de la roue de Fortune dans la Mort Artu la discussion de V. GREENE, Le sujet et la mort, op. cit., p. 157 sq. 67 Nous suivons le texte cité par P. WALTER, Merlin ou le savoir du monde, op. cit., p. 92-93, qui reproduit la transcription de la Deuxième Continuation par S. HANNEDOUCHE, Paris, Triades, 1968, p. 138-139, donnée d'après le ms. fr. 12577 de la BN.

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ducteur de cercles : nous apprenons de la Continuation de Gerbert que c'est Merlin qui avait fait ce pilier du temps d'Uter Pendragon (donc pratiquement à la même époque où, selon le Merlin, apparaissaient Stonehenge et la Table Ronde). Sauf que, cette fois, le cercle et l'échelle vont de pair, puisqu'au milieu du cercle nous avons un pilier. Il est vrai que c'est le même principe qui se retrouve dans la description du monument funéraire de Salisbury, mais il ne faut pas oublier que les pierres qui se trouvent là semblent pendues au ciel68 , alors que dans l'épisode du Mont Douloureux nous sommes devant un pilier qui s'élance vers le ciel, suivant donc un mouvement inverse. Un autre élément étrange dans la description de notre pilier sont les quinze croix entourant le pilier69 . Nous avons bel et bien un cercle, et sans aucun doute c'est un cercle maléfique, mais il est construit en croix. Le mélange des connotations est frappant et soulève des questions auxquelles la double nature du devin Merlin pourrait apporter quelques réponses : le bien et le mal, le christianisme et le paganisme, les deux mélangés en un seul élément. Il se peut bien, également, que nous soyons en présence de croix celtiques, et que l'auteur ait volontairement oublié de le mentionner, néanmoins, si oubli il y a, il est bien constant, puisque ni Gerbert de Montreuil ni Wauchier de Denain ne rajoutent des éléments supplémentaires qui nous autoriseraient à rattacher les croix en question à la croix celtique. Nous avons constamment retrouvé le cercle en rapport, d'une manière ou d'une autre, avec la royauté. Dans le passage du Mont Douloureux seule la référence à Merlin et à Uter Pendragon rattache le pilier dangereux à la royauté. Cependant, aussi longtemps quel' on considère Merlin comme le père de la monarchie arthurienne, nous pouvons étendre notre interprétation et retrouver le lien masqué avec Pendragon et sa descendance. Le texte de la Continuation nous parle du meilleur chevalier du monde qui pourra passer à travers les croix sans sombrer dans la folie ; or, entre Perceval brisant le cercle de croix du Mont Douloureux et Lancelot brisant la carolle magique l'analogie est assez évidente. De 68

Les Français les appellent, par ailleurs, « pierres pendues "· Pour P. WALTER, la langue de l'inscription serait un vieux dialecte celtique, l'ogam, alors que le chiffre de quinze renvoie à un symbolisme du calendrier celtique, en vertu de la même idée que Merlin est un grand astrologue (cf. Merlin ou le savoir du monde, op. cit., p. 95-96). Nous pensons que le jeu avec le symbolisme numérologique peut mener très loin et que l'on peut trop vite glisser dans le domaine de la spéculation pure, c'est pourquoi nous jugeons le lien avec le calendrier celtique quelque peu excessif. Il se peut bien que le chiffre quinze ne soit rien d'autre qu'un jeu gratuit autour des multiples de trois, fatidiques par définition et pas obligatoirement la moitié d'un cycle lunaire. 69

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la même manière que Merlin apparaît obstinément comme inducteur de cercles, le chevalier destiné à la chevalerie celestielle est un briseur de cercles. Le pilier vers lequel Perceval se dirige renvoie à la perspective ascensionnelle vers laquelle tendent les chevaliers celestiels, à la différence du roi qui ne dépasse jamais le principe de la répétition affolante et la danse en rond. Nous pouvons déceler une autre ressemblance entre la carolle magique et le pilier du Mont Douloureux, dans le passage de la Continuation de Gerbert : « Sire, sor le Mont Dolerous / A un pilier maleürous / Que Merlins par enchantement/ Fistjadis ancïenement, /Et si l'asist desor cel mont. / Cil Dieus qui estora le mont / Confonde celui qui l'i mist, / De grant malisse s'entremist. /Quinze crois trestout entor a,/ Un anemi i estora / Qu'il a enmuré dedens. / Quant nus demande : « Quist laiens » ? / Ja tant n'ert sages ni senez /Que tantost ne soit forsenez » 70 •

Comme pour l'épisode de la carolle, nous remarquons le topos de la perte de la mémoire et de la folie pour tout chevalier qui ose s'aventurer à l'intérieur de ce cercle, à moins que ce ne soit le meilleur du monde, l'élu. Déjà nous constatons chez Gerbert une perspective beaucoup plus radicale : les croix ne renferment ni plus ni moins qu'un démon. Que cela soit l'apanage du cercle ne nous étonne pas, étant donné les connotations hautement négatives que nous lui avons trouvées jusqu'à présent. Mais que ce soit les croix, généralement symboles de protection, qui abritent le démon, voilà un mélange curieux qui nous fait croire que nous sommes devant un épisode unique de la matière arthurienne. Nous ne devrions pas oublier que Perceval, comme nous l'avons vu dans la première partie de cette recherche, est le héros le plus complexe et le plus contradictoire, dans les romans arthuriens et que c'est en lui que prend forme le mieux la tension perpétuelle entre deux systèmes de valeurs. Or, le mélange des croix et du démoniaque, le pilier et le cercle, enfin l'affluence d'oxymorons symboliques que nous avons trouvés dans ce passage, pourrait bien s'expliquer par la nature même du héros auquel cette épreuve est destinée.

° Continuation Perceval, éd. citée, t. 1, v. 963-976.

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f) Le cercle bénéfique

Il est rare que le cercle soit une figure bénéfique dans la matière arthurienne, ou qu'il acquière des connotations chrétiennes. Cependant il existe un épisode dans le Perlesvaus qui nous met devant un tel type de cercle: «Lancelot trait s'espee, e fait .i. grant cerne tot environ la maison, e il furent dedenz » 71 • L'épisode raconte en fait le combat de Lancelot, Gauvain et Arthur contre une bande de chevaliers démoniaques, une sorte de mesnie Hellequin. Un épisode similaire apparaît dans la Continuation de Gerbert, où Perceval fait un cercle autour de lui pour se protéger contre les attaques du démon 72 . Lancelot et Perceval, qui passent en général pour des destructeurs de cercles sont donc ici inducteurs de cercles. Pour Lancelot, cependant, il ne faut pas oublier que, d'une part, il est aux côtés du roi Arthur, de l'autre que le Perlesvaus est un roman à bien des égards atypique. Par ailleurs, en ce qui concerne les figures de Lancelot et de Perceval comme inducteurs de cercles, nous avons déjà souligné dans la première partie de cette étude que les deux chevaliers sont des êtres tiraillés entre deux systèmes de valeurs. Il n'est donc pas étonnant de les retrouver finalement en hypostases si contradictoires. Conclusion Les différents moments-clefs pour la spatialité arthurienne se rattachent tous, comme nous venons de le voir, à la figure symbolique du cercle. Or, ce qui nous semble pour le moins étonnant est que le cercle, normalement une figure euphorique, renvoyant à la perfection, devient dans la légende arthurienne un élément maléfique, associé le plus souvent à la magie et à la mort, tout en définissant de manière subtile mais constante, le principe de souveraineté. Il serait inutile de nous demander à quelle tradition appartient le cercle royal arthurien, puisque nous avons vu qu'il est régi par toutes sortes d'éléments d'origine. Ainsi la ronde des géants est directement sortie de la mythologie celtique et irlandaise, la Table Ronde présente des similitudes avec la table de Charlemagne et renvoie au principe

71 Perlesvaus, éd. citée, 1. 6469-64 70. Pour C. FERLAMPIN-ACHER, le cercle est nécessairement tracé par un chevalier parce que le métal manifeste une vertu protectrice contre les mauvais esprits. (op. cit., p. 84). 72 Continuation Perceval, éd. citée, t. I, v. 2588 - 2590.

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impérial, la carolle magique semble avoir des racines dans les légendes germaniques et enfin la roue de Fortune se rattache à la mythologie gréco-romaine. Ce qui nous intéresse dans ce mélange saugrenu d' éléments imaginaires est la manière dont ils viennent s'agencer dans la matière arthurienne en donnant naissance à un édifice symbolique cohérent à travers des textes différents, appartenant à plusieurs auteurs. La légende arthurienne se sert des éléments venus de diverses traditions afin d'engendrer son propre symbolisme et son propre système imaginaire. Ce qui nous semble extrêmement significatif pour l'espace de la souveraineté arthurienne est le fait que le cercle qui la domine, dans l'occurrence le mauvais cercle, est destiné à une implosion, à une autodestruction. Ce n'est pas la chevalerie celestielle, rattachée à d'autres valeurs et à un autre parcours, qui finit par le briser. Ce ne sont pas non plus les ennemis de Logres qui finissent pas avoir raison d'Arthur et de ses chevaliers. Le cercle se détruit de l'intérieur, par Lancelot et Gauvain d'une part, par Mordred de l'autre. Par ailleurs, remarquons la manière tranchante dont les textes refusent de représenter un bon cercle. Comme nous l'avons vu pour la table du Graal, ce refus est bien prémédité, pour ne pas dire programmatique : Robert de Boron ne conçoit pas de table chrétienne ronde. Comme la table de la Cène, la table du Graal doit être carrée, pour affirmer sa filiation, se déclarer libre de toute attache magique et préchrétienne et en même temps se distinguer une fois pour toutes de la Table Ronde. À la question si c'est là strictement la vision d'un seul auteur, nous ne saurions répondre que de manière négative, puisque nous avons pu remarquer la récurrence des valeurs maléfiques rattachées au cercle à travers d'autres textes. Le cercle a des connotations négatives, il est aliénant, enchanté, ensorcelé, et se rattache à la danse magique et à la perte de la raison. 2. La rationalisation du monde Les problèmes que soulève la notion d'espace public pour la légende arthurienne ne sont que trop nombreux. Tenant compte aussi de l'anachronisme de la notion pour la période médiévale, le chercheur aurait du mal à prouver l'existence cohérente de ce genre d'espace dans la matière arthurienne, espace qui suppose tout un réseau solide et unifié de structures et relations de type public.

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Nous avons choisi de parler de rationalisation progressive 73 , comme d'une activité définissant la relation de la royauté à l'espace; d'une part, la roi arthurien manifeste un désir évident de maîtrise des lieux, de mainmise sur les lieux, d'autre part les lieux ainsi assimilés se rattachent de manière inébranlable à la cour arthurienne, qui, elle, est le lieu privilégié que l'on peut appeler public. C'est là que prend naissance le désir de rationalisation, c'est là que se trouve à l'état de gestation «l'institutionnalisme» arthurien, si tant est que l'on peut parler d'institutions arthuriennes. a) La cour- un espace éminemment public La cour, qu'elle soit à Carleon, à Camalot ou à Londres, est le point zéro de la constitution d'un espace public à l'état rudimentaire. C'est le lieu non seulement ouvert à tous, mais aussi le« centre d'informations » le plus solide du monde arthurien. Si quelqu'un désire faire connaître son état, ou tout simplement se faire connaître, c'est à la cour qu'il va. La curia dans les mentalités médiévales

Selon Georges Duby, entre !'Antiquité et la période médiévale, la royauté, et généralement le pouvoir, perd ses attributions publiques et revêt de plus en plus l'habit du privé. Ainsi, au niveau des représentations spatiales, le palatium antique devient la curia, renvoyant donc vers un espace fermé, où les immixtions externes ne sont pas permises74. La royauté est extrêmement confuse, perdue entre la portée publique de son pouvoir et ses propres affaires de famille. Au niveau des représentations en vogue au XII" siècle sur la notion de curia, Martin Aurell décèle trois acceptions du terme. Ainsi, le terme cour renvoie d'abord aux lieux de résidence du roi, désignant le palais à proprement parler75 . Comme nous savons que la royauté dans la période qui nous intéresse est essentiellement itinérante 76, nous ne nous attarderons pas sur cet aspect. Un deuxième sens est

Nous comprenons le terme de" rationalisation,, dans l'acception de]. HABERMAS, qui la définit comme " rationalité en finalité •>, ayant un aspect instrumental, portant sur la maîtrise du monde (cf. Économie et société, Paris, Pion, 1971, t. 1, p. 57 sq.) 74 G. DUB\: Histoire de la vie privée, op. cit., t. III, p. 106. 75 M. AURELL, L'Empire des Plantagenêt, op. cit., p. 42. 76 Qu'il s'agisse de la royauté angevine ou capétienne, les lieux de résidence sont multiples et l'intérêt d'une recherche là-dessus serait de déceler les stratégies militaires que l'emplacement des diverses forteresses permet de mettre en oeuvre. 73

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celui d'entourage, et se réfère à l'ensemble des membres de la cour royale 77 . Et enfin, nous retrouvons une dernière acception de la notion de curia, la véritable curia regis, le tribunal 78 . Ce dernier terme renvoie aux cours royales de justice, devant lesquelles étaient amenés divers cas destinés à être jugés par le roi ou ses délégués et c'est ce sens, recouvrant la fonction judiciaire de la cour, qui nous intéresse le plus dans le contexte d'une recherche sur l'idée d'espace public. Les cours de justice mises à point beaucoup plus vite en Angleterre qu'en France, où le gouvernement capétien les laisse fonctionner de manière aléatoire et pratiquement non organisée et sans aucune archive 79 . Pour le gouvernement anglais, déjà par Clarendon, en 1166, Henri II établissait le statut des assises royales et le pouvoir de la cour royale de juger même les affaires qui se trouvaient sous la juridiction ecclésiastique 80 • De même, nous retrouvons Henri II en train de répondre à l'abbé du monastère de Battle, qui lui demande une charte de confirmation, qu'il ne fera rien sans le jugement de sa cour8 1 . Plus tard, aux XIIIe et XIVe siècles, la curia regis en tant que tribunal demeure tout aussi active 82 . À la différence des Plantagenêt, les Capétiens réforment leur système judiciaire beaucoup plus tard. La curia regis signifie bien pour eux le tribunal royal, mais la royauté itinérante, ne permettant pas au roi de se référer à un entourage de conseillers homogène, de même que l'absence de tout projet organisé de réunir la cour, rendent la cour - tribunal assez inefficace83 . Ce n'est qu'en 1190 que Philippe

77 M. AURELL, L'Empire des Plantagenêt, ofJ. cit, p. 43 sq. C'est d'ailleurs ce sens qui intéresse le plus l'auteur, dans le contexte d'une discussion sur les phénomènes culturels liés à l'idée de curia. L'acception d'entourage royal se garde par la suite le long du XIIIe et XIVe siècles et nous la retrouvons par exemple sous la plume de Guillaume Rishanger (cf. "Annales Angliae et Scotiae '" dans Cronica Monasterii S. Albani. Willelmi Rishanger, éd. H. T. RILEY, Londres, Rolls Series, 1865, p. 413-414), ou d'Adam de Domerham, cités par F. LACHAUD, " La cour d'Angleterre dans les chroniques du temps d'Édouard Ie' (fin XIIIe siècle - début XIV siècle) '" dans Noblesse de l'espace Plantagenêt, op. cit., p. 93. 78 M. AURELL, L'Empire des Plantagenêt, op. cit., p. 41. 79 J. BALDWIN, Philippe Auguste, Paris, Fayard, 1991, p. 63-70. 80 M. AURELL, L'Empire des Plantagenêt, op. cit., p. 42. 81 Nisi ex judicio curie mee, cf. The Cronicle of Battle Abbey, éd. et trad. anglaise E. SEARLE, Oxford, 1980, p. 310-311, cité par M. AURELL," La cour Plantagenêt (1154-1204) : entourage, savoir, civilité '"dans La cour Plantagenet, op. cit., p. 14. 82 Guillaume Rishanger raconte comment Édouard Ie' chasse plusieurs juges de sa cour à son retour de Gascogne en 1289, cf. "Annales Angliae et Scotiae "•art. cité, p. 419, voir F. LACHAUD, "La cour d'Angleterre '" art. cité, p. 93. 83 J. BALDWIN, üp. cit., p. 63-64.

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Auguste décidera de donner un décret instituant la réunion de trois cours de justice annuelles à Paris84 . La cour arthurienne Cette rapide excursion à travers les différents sens du terme curia entre le xne et le xrve siècle nous permet de mieux déceler la portée de la cour arthurienne. Le terme de cour acquiert plusieurs connotations dans nos textes. Le premier et le plus important est celui de lieu où démarrent les aventures des chevaliers. Le deuxième renvoie à la cour royale en tant que tribunal, instance juridique et enfin, le troisième, est représenté par la simple idée de résidence. Néanmoins, nous ne saurions trancher de manière trop claire entre les deux premiers sens du terme cour à travers nos textes, puisque toute aventure qui se met en place demande de manière ou d'une autre la caution du jugement royal et de ses barons. Toute personne qui se présente à la cour du roi, selon la bonne vieille tradition arthurienne, afin de demander le secours des chevaliers pour quelque affaire épineuse, toute demoiselle qui vient quérir la protection armée ou une décision juridique, ou tout simplement instiguer à une aventure, se place dans un espace public. Par ailleurs, il existe aussi un sens très abstrait du terme de cour dans la légende arthurienne : la cour se confond parfois avec le royaume ou la personne même du roi. Ainsi, dans le conflit qui oppose Uter au duc de Tintagel dans le Merlin, le roi déplore la honte que lui avait faite le duc en quittant sa cour, et s'exprime dans les termes suivants : « Et li rois lor prie et requiert corn a ses homes que il li aïent la honte et la fauture sa cort a vengier e a amender. » 85 Le royaume s'identifie dans ce passage avec la cour royale, le territoire sur lequel règne Uter étant ainsi confondu avec la cour. Nous devons par contre signaler que non seulement cette acception est rare, mais pour le texte du Merlin elle apparaît uniquement dans le manuscrit fr. 747 de la BN. Une question vient tout naturellement à l'esprit: pourquoi les autres copistes ont choisi d'éliminer cette manière de d'exprimer et de parler tout simplement de « ce que le duc avait fait»? Nous pensons que le problème devrait se poser de manière différente. Le 74 7 corrige probablement son modèle de base, alors que les autres manuscrits le respectent. Cette correction pourrait

84 85

Ibidem, p. 186. Merlin, éd. citée, p. 215.

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être en fait le signe d'une volonté de souligner la portée justement publique du geste du duc. Le monde arthurien ne met pas en scène une cour royale fermée et encore moins privée. La cour est, au contraire, l'espace par excellence ouvert à tous et à tout le monde. À la différence de bon nombre de lieux arthuriens où personne ne peut entrer et que l'on discutera par la suite, la cour d'Arthur, quel que soit le lieu choisi pour l'affaire, est un monde ouvert où tout ce qui se passe est vu et connu par tout le monde. Comment pourrait-on parler d'espace privé pour la royauté arthurienne, aussi longtemps que nous n'avons aucune trace de la chambre personnelle du roi, que ses conversations privées avec la reine, qui est finalement sa femme, sont presque inexistantes et que, avec les membres de sa propre famille, le roi choisit de discuter toujours dans quelque grande salle de ses châteaux? Et cela sans oublier d'ailleurs que l'enjeu des discussions est le plus souvent politique ou militaire 86 . Nous dirions même que le roi Arthur est probablement le seul personnage de la légende arthurienne qui n'a aucun espace personnel ni privé, et qui, par sa simple apparition trace une ligne de démarcation au-delà de laquelle commence l'espace public. Le trait essentiel qui distingue la cour en tant qu'espace public est celui de tribunal. Il est vrai que le système juridique arthurien, à travers la manière dont il est appliqué, ressemble beaucoup plus à celui que l'on connaît pour la royauté capétienne qu'aux projets bien mis à point par les Plantagenêt. D'autre part, chaque aventure est démarrée à la cour, donc soumise de manière plus ou moins formelle au jugement de ses membres, et elle est validée par le retour des chevaliers qui doivent raconter devant tout le monde leurs exploits. Le conseil privé Pour que nous puissions concevoir la cour arthurienne comme un espace public, il ne suffit pas de faire référence aux réunions du conseil de barons que le roi a l'habitude de tenir pour régler diverses 86

Cependant, la mesnie de la Table Ronde est perçue comme une grande famille dont le père est le souverain. Cela ne devrait pas nous étonner dans un contexte où le gouvernement Plantagenêt se présente, selon Gautier Map, comme un gouvernement de famille, le roi étant présenté en tant que Paterfamilias. Cela n'exclut pas pour autant la dimension essentiellement publique du gouvernement royal, surtout après la redécouverte du droit romain. (cf. M. AURELL, « 1204, la chute d'un empire »,dans Actes du colloque Plantagenêt et Capétiens, tenu à Poitiers et à Fontevrault, 15-18 mai 2004, dir. M. AURELL, Turnhout, Brepols, 2006).

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affaires juridiques. Nous avons pu remarquer la manière dont les clercs de la cour Plantagenêt désignent l'entourage royal et le conseil que le roi réunit parfois. Le mot latin Jamilia, suggérant l'idée de réunions privées, est pratiquement remplacé dans les textes arthuriens par l'expression« conseil privé». Ainsi, dans le Merlin, nous voyons à plusieurs reprises Arthur aussi bien que d'autres rois comme Ban et Bohort ou même le duc de Tintagel, en train de réunir un « privé consoil » : «Lors prent li rois Artus Merlins par la main et s'en vont a une part et li arcevesques et Autor et Kex et Ulfin et Bretel, icil furent a un conseil privé. » 87

Le vocabulaire employé renvoie à chaque fois à la sphère privée, même lorsque le terme concret n'est pas utilisé. La chambre et le conseil en tête-à-tête suggèrent l'existence d'un espace destiné à la prise de décisions, mais pas de manière publique. Par ailleurs, dans le Merlin, Arthur apparaît souvent en train de recevoir les conseils de Merlin presqu'en cachette et lorsqu'on ne parle pas d'une chambre à part, le roi est pris« à part», souvent avec juste un petit nombre de personnes. La notoriété L'aspect qui tranche entre la dimension publique et la dimension privée d'un conseil royal est justement la notoriété. Pour Jürgen Habermas, par exemple, on ne peut pas parler d'espace public ni de lieu public avant le XVIIe siècle en Angleterre et le XVIIIe siècle en France. Le philosophe allemand fonde son argument sur le fait qu'il n'y a pas d'espace public tant qu'il n'ya pas d'opinion publique 88 • Or, 87

Merlin, dans Le Livre du Graal, éd. citée, p. 783. Nous citons cette édition parce que le passage fait partie de la« suite,, du Merlin propre. Cette continuation, ou« suite,, n'existe pas dans le ms BN 747 qui constitue la base de l'édition d'A. Micha, mais elle est enregistrée dans le ms Bonn S 526, manuscrit cyclique choisi comme base d'édition par Ph. Walter. Voir aussi p. 803 de cette même édition et Merlin, éd. citée, p. 213 pour le duc de Tintagel. 88 Selon J. HABERMAS, « le sujet de cette sphère publique et le public en tant que support d'une opinion publique à la fonction de laquelle se réfère la publicité ( ... ) à peu de choses près, la publicité des débats judiciaires ,, (cf. L'espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, 1962, p. 14). Par ailleurs, le philosophe allemand considère que pour la période médiévale nous ne pouvons pas parler de sphère publique, mais de« sphère publique structurée par la représentation,,, où il n'y a pas de communication politique possible (op. cit., p. 19) et il est réfuté sur ce point pas J.-Ph. GENET qui pense que sa distinction entre «sphère publique politique,, (la ville) et la « sphère du pouvoir public ,, (l'État) vient d'une polarisation de la société trop simpliste et

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nous ne saurions ignorer la place de l'opinion publique dans la matière arthurienne, ne serait-ce que la célèbre renommée qui dicte tant d'attitudes, garde en place tant de codes et régit tellement de destins. Comment pourrions-nous délibérément laisser de côté le fait que la cour arthurienne est surtout et avant tout le réceptacle et la sphère privilégiée de l'opinion que nous pouvons appeler publique, puisque tout ce qui se passe à la cour est nécessairement vu et su par tout le monde et que d'ailleurs c'est le but de la plupart des apparitions qui y sont faites ? La notoriété est le principe essentiel sur lequel est structuré le fonctionnement de la cour, comme nous le verrons dans les lignes suivantes. Ainsi, dans le Merlin, par exemple, les rois Ban et Bohort sont en train de tenir un conseil dans une pièce à l'écart lorsque les messagers d'Arthur arrivent pour les inviter à Logres. Or, nous apprenons qu'ils avaient convoqué grand nombre de personnes devant les portes de leur château avant de s'y enfermer pour discuter89 • D'une part, l'appel à la foule se fait déjà pour légitimer un conseil qui, finalement, se tenait avec les portes fermées. De l'autre, et c'est ce qui est le plus important pour notre propos, les deux rois se préparent probablement à annoncer leur décision devant le peuple dès qu'ils auront fini de discuter. Les textes sont encore plus transparents dans d'autres situations. La notoriété se fait le garant du phénomène public dans le Perlesvaus, dans l'épisode des accusations lancées contre Lancelot par Claudas. Ancien ennemi de Lancelot et de tout son lignage, usurpateur du roi Ban de Benoïc, Claudas envoie un messager à Arthur pour lui demander de lui livrer Lancelot. Celui-ci était supposé avoir commis un crime sur les terres de Claudas. Nous remarquons par ailleurs que l'épisode semble repris avec Gauvain comme protagoniste dans Escanor, et que les similitudes sont frappantes. Ainsi, dans Escanor, Gauvain, qui était parti pacifier la Petite Bretagne, se voit accuser par un inconnu d'un meurtre qu'il n'avait pas commis90 • Cette pomme de discorde nous permet d'étudier le choc effectif entre deux espaces publics situés sous différentes autorités. Arthur tient conseil afin de décider s'il va donner ou non cours à la demande de Claudas. Le problème qui se pose lors de ce conseil est si le meur-

d'une importance trop grande accordée à la cour et à la société de cour, comme chez N. Elias (voir Genèse de l'État, op. cit.). 89 Merlin, dans Le Livre du Graal, éd. citée, p. 803. 90 Escanor, éd. citée, v. 6964 sq.

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tre commis par Lancelot est légitime ou non, précisément, s'il l'avait commis ou non au nom du roi. La notoriété apparaît ici comme critère essentiel pour évaluer les faits de Lancelot. Ainsi, Brian des Iles, en demandant par ailleurs qu'Arthur livre le chevalier à Claudas, s'exprime en ces termes: « Missire Yvains, fait Brien des Illes, il est bien chose seüeque Lanceloz ocist le saignor du Gaste Manoir et Melianz son fil après, eu contenz qui fu de roi Artu e de moi. ,, 91

Dans la traduction de Danielle Régnier-Bohler, « chose seüe ,, est traduit par« il est de notoriété publique » 92 • Nous n'irons pas jusqu'à faire parler aux personnages arthuriens le langage moderne qu'ils ne sont probablement pas préparés à employer. Néanmoins, il est sûr et certain que, Brian des Iles même, qui dans l'occurrence ne veut rien d'autre que de voir Arthur faillir à son devoir de seigneur, n'ose pas contredire ce qui a été fait au vu et au su de tout le monde, donc ce qui est légitime et, on dirait aujourd'hui, légal. Le même principe de la notoriété se retrouve dans le Lancelot en prose, dans l'épisode de la fausse Guenièvre. La messagère de la fausse reine a un discours extrêmement intéressant pour notre propos: « Mais ançois que je descuevre quel droiture ele doit avoir, vos baillerai unes letres que je vos aport qui sont scelees en son seel et covendra que devant tote vostre baronie soient lueus. ( ... ) Sire, fetes ces letres lire ensint corn je vos ai devisé, mais ce sera par un covenant que saiens n'avra dame ne demoisele qui n'i soit por ofrque les letres diront, kar je le vos requier ensi par droiture. Et sachiés que letres de si haut afere corn cestes sont ne doivent pas estre leues en repostaille: kar se tote la greignor cort que vos onques eus tes es toit ci assamblee si n'i avroit si hardi que tos ne fust esbahis de l'escoter. Molt covendroit donques grant plenté de preudomes a conseillier la grant merveille. ,, 93

Nous pouvons remarquer l'abondance des termes renvoyant à un nombre accru de témoins : tous les barons, toutes les dames et les demoiselles, toute la cour, enfin beaucoup de prud'hommes. Par ailleurs, la présence d'un grand nombre de barons rappelle les pratiques coutumières normandes, à travers lesquelles ce sont les barons qui rendent essentiellement le dernier jugement dans une affaire liti91 92 93

Perlesvaus, éd. citée,!. 8054-8056. C'est nous qui soulignons. Perlesvaus, dans La légende arthurienne, éd. citée, p. 277. Lancelot en prose, éd. citée, t. 1, p. 20. C'est nous qui soulignons.

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gieuse 94 . L'appel au témoignage est d'autant plus pressant, parait-il, que l'affaire est grave et importante. Par ailleurs, les femmes semblent être appelées au même titre que les hommes à faire figure de témoins légitimant une entreprise de type légal 95 . La répétition presqu'obsessionnelle des expressions ayant trait à la multitude de personne en dit long sur la manière dont la notoriété construit l'espace public dans la légende arthurienne. En d'autres termes, pour la messagère de la fausse Guenièvre, plus il y a de témoins, plus l'espace devient public. L'expression« en repostaille »,qui signifie« en cachette», est dans le contexte synonyme de« privé »96 • Un autre topos fréquemment rencontré dans les romans arthuriens est celui du parler fort devant la cour. Presque tous les messagers qui viennent faire appel à la justice d'Arthur parlent à haute voix de manière à ce que tout le monde les entendtfl7 • La cour n'est pas un endroit où l'on vient parler au roi seul, mais au contraire, c'est l'espace où l'on se fait entendre par un maximum de personnes. À vrai dire, rares sont les cas où quelque aventure se présente au roi et au roi seul et très souvent il n'ose même pas l'assumer sans la faire passer d'abord devant sa cour98 . Par ailleurs, la cour arthurienne n'est pas vraiment le seul endroit où l'on parle fort de manière à être écouté par tout le monde. Ainsi, dans les Premiers faits du roi Arthur, lorsque le sénéchal Bertelai est jugé pour avoir essayé de ravir la vraie Guenièvre avant son mariage avec Arthur, afin de lui substituer la fausse, sa condamCf. Coutumiers de Normandie, éd. E.:J. TARDIF, Genève, Slotkine Reprints, 1977, t. 1, p. 24-25, cité par]. BALDWIN, Philippe Auguste, op. cit., p. 293. Au fait, pour]. BALDWIN, la présence des barons est une spécificité normande (cf. p. 595, n. 29). 95 Ce qui vient contredire en quelque sorte la théorie de G. DUBY que les femmes vivent exclusivement dans l'espace privé au Moyen Âge. 96 Au XIIe siècle déjà, en ce qui concerne les affaires de la cour Plantagenêt par exemple, le roi pouvait prendre des décisions « en secret» avec son entourage de conseillers. Ainsi, l'on nous dit à plusieurs reprises sur Henri II qu'il était parfois assisté d'un nombre restreint de fidèles de sa familia: Fideles et familiares regis specialiter assistentes secretis, is quorum manu consilia regis et regni negotia diriguntur, (Materials for History of Archbishop Becket, éd.]. C. ROBERTSON, Londres, 1875-1885, t. 5 (Rolls Seri es 67), p. 507), ou Majores quique de regno qui f amiliariis regiis secretis assis tu nt ut quod fuerit sub tantorum presentia constitutum vel terminatum inviolabili jure subsistat, (éd. Ch. JOHNSON, Oxford, 1983, p. 15). Les deux exemples sont cités par M. AURELL, «La cour Plantagenêt (1154-1204) : entourage, savoir, civilités », dans La Cour Plantagenêt, op. cit., p. 14, qui, par ailleurs, note le caractère privé des réunions du roi avec ses conseillers. Nous remarquons la répétition dans les deux citations du mot secretus qui revêt plutôt la signification de privé et non pas de secret. 97 Ces moments sont le plus souvent associés avec les grandes réunions arthuriennes les jours de fête. 98 C'est le cas de la Venjance Raguidel, où un bateau arrive à la cour arthurienne pendant la nuit et seul le roi se réveille et le retrouve. Néanmoins, il fera lire les lettres qui accompagnent le cadavre du bateau seulement dans !ajournée, devant tout le monde. 94

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nation est prononcée à haute voix, «si haut que tut l'oïrent de prés et de loing »,à la cour du roi Léodagan 99 • Toute affaire doit être annoncée devant la cour, toute décision du conseil se doit d'être rendue« publique», de même que, finalement, toutes les aventures privées doivent, elles aussi, devenir publiques par le fait d'être racontées devant tout le monde 100 • Dans ce sens, nous pouvons bien penser que la cour royale, quelle que soit la résidence choisie, a repris le rôle du forum romain. Généralement les affaires que l'on met sous le signe du jugement royal sont présentées devant toute la cour et Arthur ne tient presque jamais conseil en huis clos sur les histoires d'arbitrage juridique. Un exemple extrêmement concluant et peut-être des plus complexes pour ce qui est du rôle de la notoriété dans la constitution d'un espace public, est celui de la complainte de Mador de la Porte devant le tribunal royal. « 'Voire, fet Mador, certes ce est dommages, car moult estait mes freres preuz, et tant l'anmoie de bon cuer comme freres doit amer autre; si en querrai la venjance tele corne ge porrai.' Moult fet Mador grant duel de son frere et demeure illuec tant que la grande messe fut chantée ; et quant il sot que li rois fu assis au mengier, il se parti de la tombe son frere tout en plorant et vint en la sale devant le roi et parole si haut que tuit cil de leanz le parent entendre, et commença einsi sa reson: 'Rois Artus, se tu es droituriers came rois doit estre, tient moi a droit en ta cort, en tel maniere que se nus m'i set que demander a ame qui i soit, droit m'en face l'en einsi comme la cort esgardera.'. Li rois respont que ce ne li puet li pas veer ; or die ce qu'il voudra, il en fera droit a son pooir. 'Sire, fet Madors, geai esté quinze anz vostre chevaliers et ai de vos terre tenue ; or vos rent ge vostre homage et vostre terre, car il ne me plest ore pas que ge des ore mes tiengne terre de vos'. Lors passe avant et se desvet de toute terre que il tenoit del roi ; quant il ot ce fet, si dist : 'Sire, or vos requier ge comme a roi que vos me faciez droit de la reine qui en traison a ocis mon frere ; et se ele le velt noiser et mesconnoistre, que ele traison n'ait fete et desloiauté ... ' » 101

99

Premiers faits, éd. citée, p. 1299.

Gauvain est a.~sez souvent particulièrement angoissé que ses mésaventures puissent être connues par tout le monde. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que dans certains romans comme le Lancelot en prose, ou le Tristan en prose, les chevaliers doivent jurer sur les reliques qu'ils vont raconter leurs exploits à leur retour, sans rien y cacher, que cela soit à leur gloire ou à leur honte. Quelle autre manière meilleure de récupérer des expériences individuelles privées au profit de la cour, donc du lieu public ? 191 Mort Artu, éd. citée, p. 85. C'est nous qui soulignons.

100

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Nous sommes devant un passage de la plus grande importance pour l'étude de la notion d'espace public dans les textes romanesques. En premier lieu il y a un découpage au niveau du texte entre l'espace privé et l'espace public : la douleur de Mador près de la tombe de son frère, ses larmes et le mot venjance, qu'il emploie dans ce discours devant la tombe sont des marques de la présence d'un espace privé dans le texte. Par contre, au niveau de la phrase «il se parti de la tombe son frere tout en plorant et vint en la sale devant le roi», une séparation entre espace privé et public est opérée. Mador se présente dans la sale où le roi se trouvait à table, endroit où, comme on l'a déjà mentionné, le roi se laisse voir. En plus, la séquence « parole si haut que tuit cil de leanz le parent entedre » enchaîne sur un discours public, qui équivaut à un appel à témoins. D'ailleurs, le mot venjance au début du passage est remplacé par droit, qui apparaît à quatre reprises dans le discours du réclamant, comme si ce dernier voulait souligner à satiété la légitimité de sa demande. De manière similaire à Mador, le messager qui vient à la cour d'Arthur dans Escanor afin de demander que l'on fasse justice contre le supposé crime de Gauvain, fait appel à la justice royale tout en soulignant à maintes reprises la légitimité et le droit de sa demande : «Pour ce vouz ai moustré la chose / Que, s'il deffendre ne s'en ose, / Biauz sire, que drois m'en soit fais./ Mais tant estes d'onor parfais/ Et si preudonz et si honestes /Que, je croi, por moi deshonestes /Ne serez, tant en ai oy / Por ce mie ne m'esbahi /Se j'ai a vo neveu affaire. » 102

La demande vient, comme dans le cas de Mador, devant le tribunal royal qu'est la cour arthurienne, elle est adressée comme pour Lancelot et pour Guenièvre contre un membre de la cour, et le cas sera débattu par les chevaliers de la Table Ronde en commun. De plus, dans ce texte, on souligne qu'Arthur devait ne pas décevoir ceux qui faisaient appel à lui et doit se montrer impartial, même s'il s'agit de son propre neveu. C'est toujours au vu et au su de tout le monde que, dans la Suite Merlin, s'affirme la légitimité du roi. Ainsi, Merlin conseille à Arthur tout de suite après son intronisation, de faire venir ses barons à Carduel pour qu'il leur annonce sa naissance noble. L'épisode est complexe et de la plus grande importance pour notre discours. La révélation n'est pas faite d'un seul coup ni de manière directe, mais exige 102

Escanor, éd. citée, v. 6985-6993. C'est nous qui soulignons.

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toute une série de préparatifs presque rituels. Les barons sont convoqués à la cour sans qu'ils sachent pourquoi. Il en va de même pour Ygerne, la mère d'Arthur. Lorsque tout le monde est assemblé, commence tout un jeu entre Merlin, U rfin et le roi, destiné à révéler petit à petit les circonstances de la naissance du roi, de son abandon entre les bras de Merlin et enfin de son couronnement. Toutes ces étapes ne sont rien d'autre qu'un appel à témoin savamment orquestré, destiné à donner plus de crédibilité aux paroles du devin. Par ailleurs, le discours d'Urfin, qui déclenche le jeu des aveux, commence par la même allusion à la nécessité d'être entendu par tout le monde : « Quant les tables furent mises et il furent assis par laiens, Ulfins vint par devant le roi et dist si haut que tout le porent bien oïr. .. » 103 • Par la suite, Merlin demandera de manière explicite aux barons de Logres de jouer le rôle de témoins par rapport à ce qu'il avait à leur annoncer: « Lors dist Merlins as barons qui laiens estoient: 'Segneur baron de Logres, me puis je tenir a paiié de che que cil vont tiesmoignant ?' ,, 104 •

L'épisode est raconté de manière très différente dans Les Premiers faits du roi Arthur: ce sont les barons révoltés qui convoquent Arthur, suite aux conseils de Merlin, et, malgré les révélations faites au sujet de la naissance du roi, ils continuent de refuser sa souveraineté. Néanmoins, l'élément commun de l'histoire reste la cour, supposée être un lieu de reconnaissance et légitimation. Nous retrouvons également la notoriété au coeur de l'affaire de légitimation du roi: « Mais ancois fu li rois Artus molt bien armés d'un court haubergon ains que il issist de sa maistre tour. Et quant il en vinrent devant les barons si trouverent molt grant gent qui estoient venu pour oïr ce que Merlins diroit en audience. » 105

L'idée de la notoriété légitimante se retrouve également lors de l'apparition de Merlin en ville : « Et lors avint chose que Merlins vint en la vile et se moustra a tout le peuple corne cil qui bien voloit que on le conneüst. » 106

103 104 105 106

Suite de Merlin, éd. citée, p. 20. Ibidem, p. 26. Les Premiers Faits, éd. citée, p. 778. Ibidem, p. 776.

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Se montrer, se laisser voir et prendre les autres pour témoins, c'est le principe essentiel qui fait fonctionner l'espace public et lui confère toute sa valeur. Les convocations à la cour Quitter la cour d'un suzerain est l'équivalent d'une trahison, selon les pratiques légales tenues aussi bien par les Capétiens que par les Plantagenêt107 • Or, c'est exactement le problème qui fait exploser le conflit entre Uter et le duc de Tintagel: le duc quitte la cour sans l'accord du roi. Les réactions des barons prouvent la légitimité de la colère du roi : le duc est pratiquement traité de fou et son acte de totalement déplacé 108 • Quitter la cour équivaut à une désertion qui autorise le roi à envahir par la suite les terres de son vassal. Les vassaux même du duc de Tintagel ont besoin de longues explications de la part de leur seigneur pour accepter de le défendre contre les armées du souverain 109 • Nous savons qu'en 1202, Philippe Auguste se sert de l'astuce juridique de la convocation à la cour pour légitimer son attaque sur les territoires de Jean sans Terre : le roi français cite le Plantagenêt à comparaître devant sa cour à Paris pour défendre sa cause contre les accusations portées contre lui par les Lusignan. Jean est cité en tant que duc d'Aquitaine et de Normandie, ayant prêté hommage à Philippe Auguste. Dans sa réponse, ne se reconnaissant pas vassal du Capétien en tant que duc d'Aquitaine, Jean transmet qu'il est prêt à venir seulement à la frontière de la Normandie, selon les coutumes normandes 110 . C'est le geste qui permet à Philippe de faire marcher ses armées sur la Normandie et d'accepter l'hommage d'Arthur de Bretagne pour l'Anjou, le Maine et la Tourainern. Nous ne savons pas si l'auteur du Merlin, qui qu'il soit, ait emprunté quelque chose à cet épisode pour l'histoire de la révolte du duc de Tintagel. Cela nous autoriserait en tout cas à prendre l'année 1202 comme terminus ante quo pour la composition du Merlin. Certes, l'auteur n'a évidemment pas inventé cet épisode de toutes pièces, mais son insistance sur l' erreur juridique grave commise par le duc nous fait penser que ce ne serait pas impossible qu'il se soit inspiré d'événements réels.N'oublions

J. F. LEMARIGNIER, La France médiévale. Institutions et société, Paris, Armand Colin, p. 135. 108 Merlin, dans Le Livre du Graal, éd. citée, p. 216. 109 Ibidem, p. 217 sq. 110 J. BALDWIN, of!. cit., p. 137. rn Ibidem, p. 250. 107

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pas que dans notre histoire, celui qui dicte la convocation à la cour a le droit de son côté, mais il a moralement tort :Jean sans Terre serait ainsi innocenté à travers la fiction. Escanor et la justice Le roman d'Escanormet le lecteur devant un type de tribunal curial ayant un rapport direct avec les représentations de l'espace. Ainsi, comme nous l'avons vu, les frontières sont beaucoup plus importantes que l'on croit pour la royauté arthurienne et l'influence d'Arthur sur des territoires étrangers relève d'autres ressorts que le simple capital symbolique. Arthur reçoit un messager qui l'annonce que la Petite Bretagne s'était révoltée et qu'il doit envoyer Gauvain pour y rétablir l'ordre. Il est intéressant d'observer le vocabulaire qui est employé par le messager devant le roi : « Cil de la Petite Bretaingne, / Dist il, sire, m'envoient cha, / Car puis un peu de tanz en cha / Est li païs si affolez/ Que, se regardant n'i alez, / Vos païs iert en mauvais point: / Autrement ne fusse je point / Maintenant venuz, ce sachiez. ( ... ) / Nous avons bien genz en la terre /Pour un tel païs gouverner,/ S'il est qui les sache mener./ Mais a ce point d'ore n'i viengne / Honme nul tel qui n'i couviegne : / Monseignor Gavains, s'il vous plaist, /A nostre gent point ne deplaist. / Biauz sire, s'avoir le poonmes, /Nul autre ne vouz requeronmes » 112 .

Le « païs », le territoire, s'identifie ici avec l'autorité royale et la justice. Le problème de la Petite Bretagne est qu'elle est en train d'être conquise par un groupe de rebelles qui entretiennent l'état de guerre. Le messager demande au roi d'envoyer Gauvain sur place, non seulement pour qu'il y combatte la révolte, mais pour qu'il gouverne également le territoire. Or, nous pouvons comprendre cette exigence du« païs »comme une affirmation sans conteste de la soumission au pouvoir arthurien et de la reconnaissance de la Petite Bretagne comme espace public. Le messager ne demande pas un autre gouverneur que le neveu d'Arthur, manière de souligner le rattachement à l'autorité royale. Par ailleurs, l'auteur nous montre un groupe de traîtres qui complotent afin de tuer Gauvain à l'aide d'un autour maléfique qu'ils détiennent d'une sorcière : le merveilleux et

112

Escanor, éd. citée, v. 1644-1651.

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la loi royale arthurienne, l'espace merveilleux et l'espace public sont, de cette manière, clairement mis en opposition. Cela n'est d'ailleurs guère étonnant, pour un roman comme Escanor où le terrible et non charismatique sénéchal Keu monte en tant que protagoniste du texte, plaçant ainsi la royauté de manière indirecte en première ligne. Par ailleurs, c'est toujours dans ce texte que nous retrouvons Arthur en tant que chef incontestable de l'espace public. Ainsi, lorsqu'Escanor de la Montagne se présente à la cour, on lui tend une embuscade au cours de laquelle il est gravement blessé. Deux pucelles sont envoyées à la cour royale afin de se plaindre au roi et de lui réclamer justice, vu qu'il avait garanti la sécurité de passage : « Li chevaliers, en qui prouece / Ert paree de haute honor, /Vous ot sanz nule deshonor / Demandé qu'il peüst venir/ A la cort son droit maintenir : /Et vouz, sire rois, li donastes / Seür conduit et li juras tes,/ Si conme faire le deviez/ Et conme a costume l'aviez./ Il s'en revint en son païs / Et prist de ses meillors amis: / Belement a cort s'en venoit. ( ... ) / Ausi seür con nouz fuissonmes / En no païs quidames estre / En vo conduit. Desuz cel tertre / De cel bois nouz a on gaitié / Et mon seingnor a mort traitié. ,,m

Nous pouvons constater que, par rapport à d'autres textes où l'on fait appel à la justice arthurienne parce que le roi est considéré comme une sorte d'étalon international en matière de droit, dans ce cas précis le roi est sommé non pas en tant que souverain, non pas en tant que modèle détenteur d'un certain capital, mais comme une figure tutélaire de l'espace public dans le cadre duquel il est supposé garantir le libre passage. Les reproches des deux messagères s'adressent en fait à l'incapacité d'Arthur d'assurer une police des routes, donc de protéger l'espace devenu ainsi public. b) Les frontières et perception de l'espace Nous savons que la frontière est considérée au Moyen Âge comme un élément relativement instable et difficile à définir et que c'est surtout la notion de marche qui semble plus opératoire. Les véritables frontières sont supposées être les frontières politiques114 etc' est ce qui 113

Ibidem, v. 8672-8683 et v. 8690-8694. Les marches, qui apparaissent souvent sous le nom de marca ou marchia, ont en général un sens de limite, parfois précise, parfois plus instable et, dans ce cas l'on parle de région de marche. Par ailleurs, les limites peuvent être marquées par un cours d'eau, par un arbre114

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intéresse le plus la matière arthurienne qui, en ce qui concerne la royauté, ne semble pas se préoccuper trop des limites concrètes des territoires. Par ailleurs, la légende arthurienne ne parait pas enregistrer des frontières véritables : la royauté arthurienne impose son influence et son pouvoir par le fait qu'Arthur détient un capital symbolique impressionnant et que la renommée de ses chevaliers déborde les limites de Logres 115 • Or, la lecture attentive des conflits armés essentiels de la légende arthurienne nous prouve qu'à chaque fois qu'il y a une guerre, c'est une guerre de frontières, et que le problème qui apparaît est de type spatial. Nous pourrons constater par contre que ce n'estjamais la « marche » qui intéresse le plus, mais la frontière de type politique, qui est, dans notre cas, la limite du monde arthurien. Les guerres menées par la royauté arthurienne visent à une conquête del' espace, à un recul de la limite avant tout abstraite et psychologique, et non pas à une maîtrise à proprement parler de tel ou tel territoire. Escanor et la constitution d'un espace public

Les guerres qui se déroulent dans le roman d'Escanor, par exemple, sont à chaque fois des conflits de frontière. Le roman est une longue histoire sur la manière dont la terre de Northumeberland est soumise à la royauté arthurienne par le biais de Keu. Ainsi, le roi de Northumberland meurt, et son frère Aiglin tente d'empêcher An drive te, la fille du roi, de faire hommage à Arthur pour ses terres. Par ailleurs, Andrivete tient ses terres d'Arthur, ce qui rendrait son hommage tout-à-fait logique 116 • Le conflit qui oppose Aiglin à la fille de son frère concerne Arthur non pas en tant que roi parangon de la justice et garant de la loi, mais en tant que souverain qui exerce un droit sur un territoire. C'est en cette qualité qu'il marche sur Banbourc suite aux demandes de Keu. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard qu'Andrivete et Keu tombent amoureux et que c'est le sénélimite ou par une tombe-limite (cf.J. F. LEMARIGNIER, &cherche sur l'hommage en marche et les frontières féodales, Lille, Bibliothèque Universitaire, 1945, p. 5 sq.). Sur la notion de frontière au Moyen Âge, voir aussi l'article de R. I. BURNS," The Significance of the Frontier in the Middle Ages"• dans Medieval Frontier Societies, éd. R. BARTLETT et A. MACKAY, Oxford, Clarendon Press, 1989, p. 307-330, où l'on retrace les lignes directrices des diverses visions sur la frontière au cours du vingtième siècles. 115 Voir D. BOUTET, Charlemagne et Arthur, op. cit. 116 Escanor, v. 10604-10619. Nous constatons que l'action d'Aiglin est qualifiée de traîtrise et félonie. Par ailleurs, l'oncle d'Andrivete est appelé "traître et félon,, dans les vers suivants: "D'autre part a fin souhaidier /Nus chevaliers plus desloiauz /Ne plus traïtres ne plus mauz /De son oncle ne porroit estre.,, (v. 10642-10645).

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chal du roi qui exige d'Arthur qu'il aille contre Aiglin 117 • N'oublions pas, d'ailleurs, que le sénéchal deviendra roi de Northumberland, mais qu'il laissera son royaume à la garde de quelqu'un d'autre pour suivre Arthur à la cour. À la fin de l'expédition, Andrivete se marie avec Keu et fait hommage de ses terres à Arthur118 • Il est intéressant de remarquer l'originalité de Girart d'Amiens concernant le modèle du mauvais oncle, généralement opposé aux valeurs arthuriennes, et du neveu révolté : à la place d'un Tristan ou d'un Cligès, nous retrouvons une femme, et non pas un neveu, mais une nièce qui se bat pour son droit d'héritière. Comme nous avons observé pour le cas de Gauvain qui va pacifier la Petite Bretagne dans le même roman, ce passage revient sur l'idée qu'aussi longtemps qu'Arthur veille sur un territoire, l'espace est gardé contre toute agression externe, mais, en même temps, cela signifie que le roi est directement concerné par tout ce qui se passe ou qui peut arriver sur un territoire qu'il a en sa« saisnie ». Par ailleurs, il existe une autre expédition importante dans notre roman ayant encore trait à un problème de frontière et de l'intégration d'un espace autre dans le domaine public: il s'agit de l'expédition pour la rescousse de Gifflet et du siège du château de Traverses. Gifflet avait été enlevé par Escanor de la Blanche Montagne et fait prisonnier à Traverses qui tombera devant les armées arthuriennes, alors qu'Escanor finira par rendre hommage au roi pour sa terre de la Blanche Montagne. Les chercheurs se mettent d'accord à voir dans cette expédition une reprise politisée à fond de la marche d'Édouard Ier au pays de Galles en 1277119 • Escanor de la Blanche Montagne serait une image du prince de Galles, seigneur de Snowdonia, la 117

Pour B. SCHMOLKE-HASSELMANN, Escanorest un texte de propagande au profit de la royauté anglaise (cf. "Ausklagung der altfranzôsischen Artusepik: Escanor und Meliador '" dans Spiitmittelaterliche Artusliteratur. Symposium der Gorres-Gesellschaft Bonn, éd. K. H. Coller, Paderborn-Munich-Vienne-Zürich, Schoningh, 1984, p. 41-52). Dans cette perspective, l'auteur explique pratiquement le choix de Keu en tant que protagoniste du roman par le besoin de trouver un personnage lié de très prés au roi, puisque le roman est centré sur la prise et la soumission de Northumberland (cf. art. cit.). Sur Keu, voir également la monographie de L. GOWANS, Cei and theArthurian Legend, Cambridge, D. S. Brewer, 1988, Arthurian Studies 18. Par ailleurs, R. TRACHSLER, dans l'introduction de son édition d' Escanor, remarque le rôle structural de Keu dans bon nombre de romans, que son caractère soit bon ou mauvais : le nouveau arrivé à la cour arthurienne doit généralement résister devant l'attitude hostile du sénéchal (cf. R. TRACHSLER, éd. citée, p. 71). Sur le rôle de Keu voir aussi]. HAUPT, Der Truchsess Keie im Artusroman. Untersuchungen zur Gesellschaftsstrucktur im hofischen Roman, Berlin, Schmidt, 1971. us Escanor, éd. citée, v. 22918-22925. u 9 R. TRACHSLER, " Introduction '" Escanor, éd. citée, p. 78.

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région qui entoure le Snowdon, la montagne la plus élevée de l'Angleterre et du pays de Galles 120 . D'autre part, Escanor pourrait bien passer pour une figure de Llewelyn ap Gruffyd, soumis par Édouard lors de sa campagne en Galles 121 . Ce genre d'écho peut très bien venir du besoin de Girart d'Amiens de magnifier la royauté anglaise, d'autant plus que le roman est dédiée à la reine Aliénor de Castille122. À la fin del' expédition, non seulement Gifflet est libéré, mais aussi, Escanor de la Blanche Montagne fait hommage de sa terre àArthur123 , qui s'assure d'un seul coup deux nouveaux territoires, la Blanche Montagne et Banbourc, en élargissant en même temps son domaine et les cercles concentriques de l'espace public autour de sa cour. Les rois et l'espace

Un regard d'ensemble porté sur la matière arthurienne nous fait remarquer le nombre extrêmement élevé de rois couronnés qui se trouvent à la cour d'Arthur. Que se passe-t-il pour ces têtes couronnées qui apparaissent si souvent, aussi bien dans les récits que dans l'iconographie de la Table Ronde ? Pourquoi ne sont-ils pas dans leurs terres, en train de gouverner, comme tout roi doit le faire ? C'est là qu'apparaît de la manière la plus transparente la problématique de la curialité arthurienne en rapport avec l'espace public. Par leur présence à la cour d'Arthur, tous ces rois engagent leurs territoires sous le contrôle d'Arthur et, du même coup, dans l'espace public dont le centre est, comme nous l'avons vu, la cour. En principe, le royaume arthurien ne dépasse pas, à proprement parler, les limites de Logres, sur l'île. Les autres territoires ne sont que des terres avoisinantes qui échappent à première vue au contrôle d'Arthur. Néanmoins, lors d'un examen plus approfondi des frontières de Logres et des royaumes dont il est question le plus souvent dans les textes, quelle que soit l'époque, nous constatons que la plupart des rois et des princes sont d'une manière ou d'une autre liés à Arthur. Ainsi, nous savons que l'un des plus célèbres chevaliers arthuriens, Yvain, est le fils du roi Urien. Lorsqu'il devient roi de la terre de Lau120

Voir aussi D. STEPHENSON, The Last Prince ofWales, Buckingham, 1983. M. PRESTWICH, Edward 1, Londres, Methuen, 1988, p. 180. Voir également D. STEPHENSON, The Governance of Gwynned, Cardiff, University of Wales Press, 1984, p. xxivxxx. 122 Escanor, éd. citée, v. 8 sq. 123 Ibidem, v. 21534-21539. 121

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dine, il prête hommage au roi pour son territoire ainsi que pour l'héritage de son père. C'est également le cas pour Érec et la Bretagne continentale : Érec recevra sa couronne à Nantes des mains mêmes d'Arthur. Le Lancelot en prose nous met devant toute une histoire savamment orquestrée qui raconte comment les royaumes du continent, Caunes et Benoïc, passent sous le contrôle arthurien par l'intermédiaire de Lancelot et de la défaite de Claudas de la Terre Déserte. Toujours dans ce grand roman, nous retrouvons le Sorelois rattaché à la cour arthurienne par Galehaut qui voulait d'abord lui faire la guerre et les cycles en prose reprennent aussi le royaume de Gorre par l'adoubement de Baudemagu à la cour. Un royaume différent de Logres et apparemment indépendant devrait être l'Orcanie, mais nous pouvons voir dans Les Premiers faits du roi Arthur de quelle manière les fils de Loth d'Orcanie et de la soeur d'Arthur se rallient à la cause d'Arthur et finissent par lui faire hommages pour leurs terres. Enfin, dans Escanor, Girart d'Amiens raconte la prise de Northumberland ainsi que du royaume de la Blanche Montagne par Arthur et ses armées et le couronnement de Keu, le sénéchal du roi. Seul le Cornouailles reste apparemment indépendant par rapport à Logres, mais l'auteur du Tristan en prose tente de remédier à cela en mettant en scène une grande guerre entre Marc et Arthur, alors que Tristan, l'héritier de droit de Cornouailles, est intégré par les chevaliers arthuriens. Or, tous ces rois ayant fait hommage à Arthur ou appartenant à sa famille sont pratiquement présents à la cour dans chaque récit arthurien. Les textes ne sont néanmoins pas vraiment cohérents quant au temps que ces souverains passent à la cour. Dans le Merlin, par exemple, le texte dit en toutes lettres que les chevaliers de la Table Ronde ne souhaitent plus quitter la cour, alors que dans beaucoup d'autres textes Arthur doit d'abord envoyer des messages« à tous ceux qui de lui tiennent terre ,,1 24 en leur fixant des dates précises pour les réunions à la cour. Mais, qu'il s'agisse d'un cas ou d'un autre, c'est la cour qui constitue le centre qui transforme tous les territoires constitutifs du monde arthurien en formes d'espace public. C'est également pour cette raison que le lecteur des romans arthuriens a souvent l'impression que le roi est connu partout et que tout le monde lui obéit pour sa renommée et son prestige, enfin que l'univers de la légende est un petit monde égal à lui-même où les seules 124 L'expression apparaît de manière récurrente, constituant un topos de la matière arthurienne.

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frontières véritables sont celles qui existent entre le sacré et le profane, le sauvage et le civilisé ou le merveilleux et le rationnel. Or, les problèmes ne sont pas si simples. Le monde arthurien a bien des frontières tracées dans l'espace, et elles sont respectées. Le prestige du roi s'étend bien au-delà des limites de Logres moins pour sa renommée que pour le réseau d'alliances territoriales que nous venons d'énumérer. Par ailleurs, ce système peut parfois présenter des dysfonctionnements et les conflits qui apparaissent dans nos textes sont des guerres générées justement par le manque de respect d'une frontière ou d'une amitié. Arthur contre Claudas et la problématisation de la frontière Au-delà du noyau anecdotique qui fait de la Mort Artu un roman centré sur le ravissement d'une femme, notre texte présente des aspects liés à l'espace présentés avec la plus grande finesse. Ainsi, le problème qui surgit entre Lancelot et Arthur après le début de la guerre est également un problème de frontière : Arthur assiège Lancelot à la Joyeuse Garde, qui se trouve normalement sur le continent, près de Humper 125 • Or, l'histoire du territoire continental de Lancelot est assez compliquée et remonte au Lancelot en prose. Nous nous rappelons que Lancelot est le fils de Ban de Benoïc, qui avait été dépossédé de ses terres par Claudas de la Déserte et qui était mort de chagrin après la chute de la ville de Trèbes. Déjà Trèbes est identifiée par John-Neale Carmann ainsi que par Jean Frappier avec Chinon 126 . Pourquoi Claudas arrive à dévaster les terres de Ban, l'auteur du Lancelot l'explique avec beaucoup de détails 127 • Ban était vassal du roi Aramont, un souverain de «Bretagne la Menour ». Le conflit qui se profile nous apparaît d'emblée comme un problème de type féodal. Claudas refuse de prêter hommage à Aramont, personnage issu d'ailleurs de la tradition des chansons de geste, en se reconnaissant comme homme du roi de Gaule, ou en d'autres termes, du roi français. Aramont, puissant suzerain dont dépendent en même 125 ]. N. CARMAN, A Study of the Pseudo-Map Cycle ofArthurian Romance, Lawrence / Manhattan/ Wichita, The University Press of Kansas, sd., p. 66. 126 Pour J. CARMANN, op. cit, p. 17 sq, la mort de Ban et celle d'Henri II seraient comparables, en vertu de l'épisode où Ban se tourne pour regarder Trèbes encore une fois (voir aussi supra), de la même manière qu'Henri II après la chute de Le Mans. Par ailleurs il est vrai que les deux rois meurent pratiquement à Chinon, dans une solitude totale. Néanmoins, nous pensons que ce genre de parallèle est quelque peu forcée, puisque, et]. Carmann l'admet lui-même, les similitudes essentielles s'arrêtent pratiquement là. 127 Lancelot en prose, éd. citée, t. VII, p. 1-2.

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temps Gaunes et Benoïc 128 , donc les rois Ban et Bohort, tente de soumettre les territoires de Claudas en lui déclarant la guerre. Ne pouvant pas le vaincre, il fera appel par la suite à Uterpendragon: l'aide d'Uter vient en échange de l'hommage d'Aramont. Le texte n'explique pas de manière claire si cela implique du coup que les rois Ban et Bohort deviennent automatiquement les vassaux d'Uter pour leurs terres, puisqu'ils étaient déjà les hommes d'Aramont. Nous savons qu'Uter dévaste avec ses armées la terre de Claudas qui devient de cette manière la Terre Déserte, mais qu'après sa mort, son successeur Arthur étant très occupé avec ses propres conflits internes, Claudas en erofite pour attaquer le Benoïc. A ce stade, Uter ne semble pas concerné par les problèmes du continent. Ce qui se passe sur la frontière entre la Gaule et l'Armorique ne le touche en rien et Aramont doit aller lui faire hommage pour obtenir son aide. Il est donc clair que l'on ne peut pas parler dans ce cas d'espace public ou d'autorité publique d'Uter. Cependant, le fameux adage« l'homme de mon homme n'est pas mon homme» ne semble pas fonctionner dans le Lancelot en prose. Le roman ne garde pas de trace d'un hommage que les rois Ban ou Bohort aient fait à Arthur. Néanmoins, lorsque Claudas attaque les terres de Ban et prend tout sauf Trèbes, Arthur est clairement désigné comme suzerain de Ban: «Je ne le vous toli mie, fait Claudas, pour chose que vous m'aviés faite ne pour haine que j'aie de vous, mais pour le roiArtu que vous teneis asignor, car ses peres Uterpandragon me deserita. Mais se vous voleis,je vous feroie biau plait : saisisiés moi de ch est chas tel et je le vous renderai maintenant par teil covent que tantost devendrés mes hom et tendrés de moi toute vostre terre. - Che ne ferai je mie, fait li rois Bans, car je me parjureroie envers le roi Artu qui hom je sui liges. - Or vous dirai doncaues, fait Claudas, que vous ferois : envoiés a Artu que il vous sequerre dedens XL jours et se dedens chel terme ne vous a secourut, rendeis moi le castel et devenés mes hons de toute vostre terre, etje le vous acroisterai de riches fiés. »129

128 Pour]. CARMANN, Caunes se trouve plus loin sur le continent que Benoïc. Par ailleurs, Benoïc se trouverait en Normandie, peut-être Anjou ou Touraine, alors que Caunes pourrait renvoyer à l'Anjou ou au Poitou. (A Study ofthePseudo-Map Cycle, op. cit. p. 2-5.). D. RÉCNIER-BOHLER semble placer aussi les deux royaumes dans les mêmes zones (cf. La Légende arthurienne, op. cit., p. 1089). 129 Lancelot en prose, éd. citée, t. VII, p. 6.

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La nature du dialogue entre les deux rois est des plus claires : ce n'est pas de souveraineté qu'il s'agit, mais de suzeraineté. Arthur n'est pas supposé être concerné par les territoires continentaux, pas plus que son père, qu'en qualité de suzerain de Ban. D'une part nous pouvons constater malgré tout qu'Arthur semble avoir hérité d'un hommage qui ne lui avait jamais été prêté directement ni à lui, ni même à Uter, puisque Ban est son vassal à la base par Aramont. Le roi de Benoïc parle de « parjure » envers son seigneur alors qu'il ne lui avait jamais juré fidélité de manière directe. Investir Claudas de ses territoires lui semble néanmoins une forme grave de trahison. L'argument de Claudas, par contre, repose sur les devoirs féodaux, l' auxillium que le seigneur doit à son vassal en situation de crise. Arthur n'est rien d'autre qu'un seigneur féodal dans ce contexte: s'il n'envoie pas les secours demandés à Ban, ce dernier semble légitimé à rompre l'hommage. Cela n'aurait jamais pu être le cas si Arthur était déjà perçu comme une force publique souveraine, puisqu'à ce moment-là, qu'il accorde ou pas son aide, Ban n'aurait jamais eu le droit de le trahir. Or, nous voyons que ce n'est pas le cas: Ban admet devant sa femme que la simple raison pour laquelle il hésite à accepter la proposition de Claudas est qu'il ne fait pas confiance à ce dernier:« Mais je sai cestui a si desloial que s'il avoit ore cest castel, il ne me le renderoit jamais, ne chestui ne de toute l'autre terre point » 130 • À travers toutes ces négociations, nous comprenons que le Benoïc est loin d'être perçu comme terre publique. Par ailleurs, lorsque Ban s'apprête à partir personnellement à la cour d'Arthur pour demander de l'aide, il insiste énormément sur le côté pitoyable de son état: il ne va pas là comme un être en son droit, qui se prépare à demander justice, comme c'était le cas de Mador dans la Mort Artu; il ne pense pas, non plus, que le roi pourrait être concerné sérieusement par ce qui se passe sur le continent. Nous savons que depuis le temps d'Uter la Petite Bretagne est soumise à la Grande, mais cela ne semble pas un argument essentiel pour que la guerre entre Ban et Claudas soit perçue comme une violence de type privée dans le cadre d'un espace public. Cet aperçu sur la vision de l'espace au début du règne arthurien est légèrement modifié par la suite. Lorsque les royaumes de Benoïc et de Caunes sont pris par Claudas et que les enfants de Ban, dont Lancelot, se retrouvent dépouillés de leurs terres, un moine semble 130

Ibidem, p. 7.

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se considérer autorisé d'aller demander justice à la cour arthunenne: « Mais trop este pereceus de vengier les grans hontes et les damages que l'en vous fait: car qui fait a vostre homme damage, il les vous fait car quex damages que vos bons ait, toutes fois en est la honte vostre. » 131

Encore une fois la problématique de l'hommage et de la vassalité de Ban revient à travers les paroles du moine. Par ailleurs, le problème semble concerner directement les descendants de Benoïc et non pas les terres d'Arthur, et le roi est supposé être touché par le fait que ses hommes fidèles ont perdu leur terre en son service 132 • La perte du territoire n'est donc pas encore perçue directement comme personnelle par Arthur. Cependant, nous constatons par la suite que les événements rendront Arthur plus conscient de la nécessité de son autorité sur le continent. Il décide d'intervenir dans le conflit opposant les descendants de Ban et de Bohort à Claudas. Les problèmes qui surgissent entre les gens de Benoïc et de Gaunes laissent percevoir une vision sur Arthur qui est autre que celle d'un simple seigneur ; ainsi, lorsque les habitants des deux territoires désirent mettre à mort Claudas de la Déserte, le croyant responsable de la disparition de leur deux jeunes seigneurs, Pharien intervient pour protéger Claudas : « Por che, seignour, vous monstre jou que vous vaudrais faire ce cheste chose, car se vous volés seürté faire a moi que Claudas n'avra garde de nul de vous, combien qu'il ait forfait, que vous ne l'ochirés sans le jugement de la maison le roi Artu; et je le prendrai en ma baillie a garandir contre tous hommes. » 133

Malgré la légitimité de la vengeance, Pharien demande donc aux seigneurs de Gaunes et Benoïc de faire appel à la justice d'Arthur. Quel est le sens de cette demande? Nous pourrions penser, puisqu'il s'agit du seigneur des royaumes sinistrés, que c'est en tant que suzerain qu'Arthur doit agir. Mais rien n'interdit dans le code féodal que les vassaux d'un seigneur vengent sa mort sans l'accord de celui à qui leur propre seigneur avait prêté hommage. S'il est vrai, semble-t-il, que dans le Lancelot en prose « l'homme de mon homme est mon homme», il n'est pas évident, d'autre part, que« l'homme de mon 131 132 133

Ibidem, p. 97. Ibidem. Ibidem, p. 153. C'est nous qui soulignons.

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homme» n'a pas le droit de venger son seigneur. C'est plutôt en tant qu'autorité publique déjà reconnue qu'Arthur est appelé à arbitrer cette affaire. Lui et lui seul a le droit non seulement de marcher sur les terres de Claudas, mais aussi de décider de sa mort et de son jugement. Cela est d'autant plus intéressant que les gens des deux royaumes désireux de venger la mort supposée des fils de Bohort de Gaunes étaient en même temps les vassaux de Claudas. Le texte le précise à plusieurs reprises, et nous pouvons supposer qu'ils lui avaient juré fidélité lorsque le roi avait pris les deux terres à la mort de Ban et de Bohort. Rome, l'espace et la fiscalité

Nous savons que, pour le Moyen Âge, la première signification du terme public est celle liée à la fiscalité, aux taxes et aux impôts. Nous ne retrouvons pas dans la légende arthurienne cet aspect, quel que puisse avoir été son poids dans le monde des realia, à une exception près: la guerre contre les Romains. C'est encore le texte des Premiers faits du roi Arthur, ou celui du Livre d'Artus dans l'édition d'Oskar Sommer qui nous livre le plus de détails sur cet aspect. Ainsi, nous retrouvons des messagers venant de Rome à la cour arthurienne, pour réclamer un tribut qui leur aurait été dû 134 : « Tu as trespassee droiture quant tu as retenu le service et le treü de Rome, et prens nos rentes et nos terres que tu sés qui au pooir de Rome apartiennent. Por coi fais tu ce ? Ne quel droit i as tu ? ( ... ) Car Julius Cesar nostre ancestre, par sa force et par son hardement prist bataille en Bretagne, si !'en fu treüs rendus. Et autresi fu il des illes environ. Et tu nous le vels tolir par ta folie et par ton orgueil et par le grant outrage qui en toi est. Si te semoing Rome que tu le viengnes droit faire et que dedens le jor de la Sainte Nativité soies a Rome par devant moi apareilliés pour amender ce que tu as mes pris. Et se tu ne le fais je te taurai Bretaingne et toute la terre que tu as em baillie et passerai Mongieu a cest premier esté a si grant force de gent que tu ne m'oseras atendre. » 135

Nous connaissons la suite du conflit. Que cela se passe chez Geoffroi, chez Wace, dans le Didot-Perceval ou dans ce texte, Arthur sort vainqueur de Rome, vainqueur légitime d'ailleurs, puisqu'il est le des134 Nous remarquons la même insistance sur la notoriété dans le comportement des ambassadeurs de Rome, qui exigent que le message de l'empereur Luce soit lu devant tout le monde :« Lors traïst avant une charte enveloppée en un drap de soie et le tendi au roi Artu et li dist qu'il le face lire » (Premiers Faits, éd. citée, p. 1567). 135 Premiers faits, éd. citée, p. 1568.

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cendant d'une génération de Bretons ayant déjà soumis Rome et qu'il est, en plus, l'élu désigné par la prophétie sibylline pour régner sur l'empire. Ce qui nous intéresse lors d'une analyse de ce passage est avant tout le vocabulaire employé par les messagers romains. Déjà nous remarquons une différence flagrante entre la manière dont est désignée d'habitude l'autorité arthurienne et celle de Luce ici. L'empereur ne se nomme pas, il s'identifie avec l'empire. Le Breton est appelé à se présenter à Rome, sinon Rome l'écrasera.Jamais dans les textes romanesques le roi breton n'est désigné par le nom de son pays ou de sa ville de résidence. Les auteurs parlent d'Arthur, ou du roi de la Bretagne,jamais de Logres ou de Carduel. Cela est une preuve que, sans méconnaître les extrapolations possibles d'une identification entre l'État et le souverain, sans méconnaître toute la portée de la représentation de l'autorité publique romaine, les auteurs arthuriens choisissent délibérément sur ce point de décaler personne royale et lieu public. Cela prouve également que la matière arthurienne connaît déjà avec beaucoup de clarté au XIIIe siècle la notion de lieu où réside une autorité publique : l'empire exerce sa fascination et garde le privilège incontestable de l'espace public. Par ailleurs, dans le passage ci-dessus c'est Arthur qui est pratiquement traité de traître et de félon, de fou orgueilleux qui refuse de rendre les impôts perçus par Rome. Nous choisissons d'interpréter le terme« treüs »par impôt et non pas par tribut136 , état donné que les messagers de Rome se comportent pratiquement comme les messagers d'un souverain ayant le monopole sur la fiscalité, non seulement sur la Bretagne, mais aussi sur les «îles environnantes». L'occurrence répétée du terme « droit » dans le discours des messagers prouvent d'une part que, pour une fois, Arthur répond devant une autorité territoriale supérieure, mais aussi que nous assistons pratiquement à un conflit entre deux lieux public qui sont en même temps deux puissances territoriales. Par ailleurs, c'est Luce qui convoque cette fois-ci Arthur à sa cour, comme nous avions vu Uter faire pour le cas du duc de Tintagel. De plus, l'empereur semble pratiquement respecter les mêmes rituels curiaux que le roi arthurien, puisqu'il convoque son vassal pour un jour de fête religieuse. C'est dans ce texte, à travers ce heurt entre deux cours, et entre deux champs politiques, que nous percevons la véritable ampleur de ce qu'est le lieu public.

136 Le dictionnaire de GODEFROY définit le terme treü comme " toute espèce de droit seigneurial,, et inclut l'acception d'impôt.

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De cet aperçu de quelques guerres arthuriennes, nous voyons resurgir une règle, une invariante : l'espace est là pour être maîtrisé. Juridiquement parlant, les guerres menées par Arthur, et sur lesquelles nous reviendront dans la troisième partie de cette recherche, ne sont pas essentiellement des conflits territoriaux destinés à élargir les frontières du royaume. Par ailleurs, le problème ressort avec le plus de clarté lors de l'analyse de la guerre contre Rome : Arthur demande à Merlin ce qu'il est supposé faire une fois Luce vaincu, et le devin lui répond de ne plus avancer avec ses armées. La prise concrète du territoire ne compte donc que trop peu. La conquête de Northumberland ou celle des terres de Claudas ne sont rien d'autre qu'un défi lancé à la frontière en vertu d'un idéal qui dépasse la pure possession du territoire. Relevant du ressort conflictuel féodal, les guerres auxquelles nous assistons dans les cycles en prose ne sont finalement qu'une manière d'affirmer l'influence sur un territoire donné, sans désir de possession véritable. Narguer la frontière est, dans la conception de la royauté arthurienne, une expression de la «politisation» du monde. Que ces conflits soient des guerres justes, publiques, légitimes ou non légitimes, ils expriment tous l'affirmation de la polis centrale qui est la cour arthurienne. c) La rationalisation du lieu Nous avons pu observer de quelle manière le souverain arthurien organise l'espace qu'il contrôle. Structuré entre l'épicentre qu'est la curia et les marches vers lesquelles se propagent les effets de champs générés par ce centre, l'espace de la royauté arthurienne apparaît le plus souvent comme un territoire public. La constitution de cet espace contribue au« désenchantement» et à la rationalisation 137 du monde arthurien. Dans ce sens, le lieu d'inhumation, témoignant des ressorts les plus intimes de la perception sur la mort, s'avère profondément révélateur. Les tombes curiales - la tombe et l'espace public

La représentation de la cour comme centre de l'espace public est nuancée par la présence du lieu d'inhumation essentiellement public. Nous empruntons la terminologie de Max Weber dans son Économie et société, Paris, Pion, 1971, p. 57 sq. Le philosophe appelle" désenchantement du monde» le phénomène progressif qui mène à une représentation du monde réduit au stade d'états de choses, de faits. 137

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À la différence d'autres endroits mortuaires consacrés et bénis, la tombe arthurienne que nous appelons curiale en raison de son emplacement au milieu de la cour, est une tombe publique qui prend son sens à travers les regards des autres. Nous retrouvons ces types de tombes essentiellement dans la Vengence Raguidel et dans les Continuations Perceval. Il est possible que l'auteur de la Vengence se soit inspiré de Gerbert pour ce qui est du motif du cadavre exposé devant tout le monde à la cour arthurienne, ou que les deux auteurs aient eu une source commune à la base. Quoi qu'il en soit, dans les Continuations nous pouvons parler d'une tombe particulière, qui n'a rien à voir avec ce que nous pourrons observer pour les endroits consacrés. Ainsi, le roi découvre un corps transpercé d'un tronçon et demande qu'il soit mis dans un cercueil, dans la grande salle de sa cour : « Trestoz les en prie et semont. /Si m'a cis cors el briefrequis / Qu'enmi ceste sale soit mis/ En un sarcu. ,, 138 .

Placer le corps dans la grande salle, au vu et au su de tout le monde, est un pas en avant non seulement vers la rationalisation de la mort et de la tombe, mais aussi de la vengeance du mort, puisqu'elle devient du même coup une affaire pratiquement publique. Le texte insiste sur le fait que le corps ainsi exposé est vu par tous ceux qui y passent: « Li rois acostumeent / Tenoit ses cors en icel an / En la grant sale a Glormagan. / Laiens en miliu trestot droit / Ert li sarcus ou cil gisoit / Qui ot tot descovert le vis./ i vos di bien, al mien avis, /Que nus apertement nel veïst ((. .. ) /Li chevalier ariere virrent /Et entor le sarcu se tirent. / Celui esgardent qui ens gist, / Chascuns ce que li plot en dist. ,,i 39

La tombe ainsi exposée aux regards de tous passe de manière évidente du domaine sacré et symbolique au domaine des senefiances multiples et en même temps vides, où il y a une seule et unique réalité qui domine, celle de la chose connue et à la portée de tout le monde. Par ailleurs, le geste de Guerrehés de tirer la lame du corps est loin d'avoir les significations thaumaturges qui apparaissent dans le Lancelot en prose, ou même les significations rituelles de la Vengence Raguidel. Sans être approuvé par Gauvain, Guerrehés ne franchit pas pour

138

ContinuationPerceval, éd. W. Roach, v. 14375-14378.

139

Ibidem, v. 14912-14923 et 14935-14938. C'est nous qui soulignons.

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autant un tabou puisque son geste se produit à la cour, sur un corps qui ne peut pas être enterré et qui appartient à tout le monde. Nous ne savons pas en quelle mesure on peut parler de tombe publique, ou plutôt de la cour arthurienne transformée en une grande tombe-cour, une sorte de centre prenant naissance autour d'un mort. Comme nous le verrons pour la tombe même du roi Arthur, qui se transforme en coeur de la légende, la tombe du roi mort de la Continuation devient le coeur de la vie publique des chevaliers arthuriens et d'Arthur en personne. À la différence de ce que nous avons pu constater pour l'épisode de Mador de la Porte dans la Mort Artu, dans ce cas la justice et la vengeance ne semblent pas s'opposer et lafaide est bien assimilée dans le domaine public. Il n'en reste pas moins qu'à la fin, le corps demande à être enterré 140 • À la différence de ce qui se passe dans la Mort Artu avec la tombe du roi, nous retrouvons dans la Continuation la démarche inverse : le texte nous apprend que le mort est le roi Brangemors, mortel seulement par son père, puisque sa mère était une fée. C'est un premier élément destiné à introduire le lecteur dans l'atmosphère du merveilleux irréductible. Exposer le cadavre dans la salle de Carlion est une tentative de rationalisation de cette mort étrange et douteuse, une mainmise de la royauté arthurienne sur ce merveilleux irréductible. Par contre, à la fin du passage, la mère de Brangemors, une fois qu'il avait été vengé, demande son corps qui est mis à l'eau et envoyé sur la mer dans une île féerique par les hommes d'Arthur 141 • Ce ne sont plus les fées qui reprennent un corps blessé pour qu'on le retrouve enterré quelques jours plus tard à la Noire Chapelle, comme dans la Mort Artu, mais, tout le contraire. Nous sommes devant une tentative de rationalisation réussie seulement à moitié, une sorte de miroir renversé de la mort d'Arthur lui-même. Néanmoins, un détail doit être retenu : c'est avec le consentement du roi que le corps retourne auprès de la fée dans l'île merveilleuse, ce qui fait que le souverain arthurien a déjà maîtrisé l'espace périphérique merveilleux. Ce simple consentement ainsi que la demande officielle de la mère du mort concernant l'envoi du corps pour qu'il puisse être enterré transforme radicalement ce que nous pourrions regarder à première vue comme une sortie de l'espace public. Exposer le cadavre pendant un an, tout en l'embaumant et en lui refusant l'enterrement, n'est pas une pratique brutale, presque 140 141

Ibidem, v. 15292-15295. Ibidem, v. 15299.

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barbare comme elle peut sembler à une première lecture, mais l'effort conscient et délibéré de la royauté arthurienne de s'approprier et de maîtriser l'espace et la mort, d'annuler l'élément féerique et incontrôlable qui attend le cadavre. En prenant en mains la vengeance du mort aussi bien que son corps, la royauté arthurienne démontre dans cet épisode comment l'espace peut être rationalisé sans passer par une perspective chrétienne, comme nous le verrons dans la Mort Artu. Dans la Vengence Raguidel, nous retrouvons un épisode similaire, éclairant pour les représentations del' espace public. Un cadavre parvient à la cour arthurienne, logé dans une nef, le chevalier décédé porte une lettre dans son aumônière où il est écrit que la vengeance de sa mort doit revenir à celui qui réussit à lui tirer le tronçon du corps et la bague du doigt. Les motifs sont similaires à ceux qui apparaissent dans la Continuation. Le roi, voyant que la bague ne peut pas être retirée par qui que ce soit, il ordonne à ses hommes de porter le corps à un endroit où il puisse être vu par tout le monde 142 , en insistant sur l'idée de notoriété. Ceci est une forme de rationalisation de la mort, puisque après tout enlever la bague est plus qu'une épreuve: c'est une mainmise de la royauté arthurienne sur la mort et sur l'accomplissement de sa vengeance. Dans ce contexte nous ne saurions comprendre l'acharnement de Keu contre l'inconnu qui parvient malgré tout à enlever l'anneau: Keu, le protecteur de la royauté arthurienne, le sénéchal gardien de la royauté, s'empresse à poursuivre l'inconnu, donc de celui qui n'appartient pas à la mesnie arthurienne et qui compte se prévaler sans autorisation du souverain de l'accomplissement de la vengeance du chevalier mort. Le vol de la bague ainsi que la réaction de Keu peuvent être compris dans la perspective d'une tentative de récupération en même temps du monopole sur la mort que sur la faide. Par ailleurs, nous remarquerons que ce qu'il est reproché à celui qui retire la bague n'est pas, évidemment de l'avoir fait, puisque le corps avait été placé là pour que l'épreuve puisse être tentée par tout le monde. Ce qu'il est vraiment reproché au chevalier inconnu est justement le fait d'être un chevalier inconnu.

142

Vengence Raguidel, éd. citée, v. 292-299.

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La Douloureuse Tour

Nous avons choisi d'examiner de manière plus détaillée l'épisode de la Douloureuse Tour dans le Lancelot en prose puisque ce passage en dit long sur la manière dont la royauté arthurienne investit un lieu enchanté et le transforme en phénomène public. Que Lancelot triomphe de Brandelis et qu'il doit faire cesser les enchantements et les mauvaises coutumes du château, nous l'avons déjà constaté dans notre chapitre sur la grâce 143 . Cependant, l'épreuve capitale de Lancelot dans cet épisode est la rationalisation du cimetière de la Douloureuse Garde. C'est un processus complexe qui explique comment un lieu peut être doublement problématisé. D'abord Lancelot parvient à un cimetière où, comme dans La Charrette, il fera l'expérience de sa propre mort en regardant sa propre tombe 144 • Il parvient à lever la lame, épreuve qui, encore une fois comme chez Chrétien, fera de lui un être libérateur. Néanmoins, le lecteur ne doit pas se laisser aveugler par le rôle de libérateur de Lancelot et ignorer ce que son geste, lorsqu'il est mené au bout, signifie pour la mainmise sur l'espace du point de vue du roi breton. La conquête du château semble avoir eu lieu au nom du roi, ou en tout cas c'est ainsi qu'elle est présentée, puisque la nouvelle doit être portée sur le champ à la cour 145 . Néanmoins, tout s'avère beaucoup plus compliqué. Gauvain et, par la suite le roi même, se retrouvent bloqués devant la porte du château, prisonniers d'ailleurs d'une illusion visuelle qui leur représente un cimetière où seraient enterrés les chevaliers de la Table Ronde. Le lieu n'avait été conquis et exorcisé qu'à moitié et il est loin d'avoir acquis le statut de lieu public. Les portes du château restent obstinément fermées pour le roi qui s'y déplace avec toute sa cour 146 • Le mouvement progressif de la conquête et de la rationalisation del' espace par le roi, ou plutôt par ses mains armées, les chevaliers, est symboliquement représenté à travers le jeu que le prud'homme gardien de la porte impose au roi : « Sire preudom, car nous laisiés entrer laiens. - Sire, fait il, non ferai ore, mais or vous herbergiés huimais et demain endroit prime si m' envoiés .I. chevalier ; et se je lui puis la porte ovrir, je li ouverrai ; et se je ne puis, si m'en enviés un autre i autre endroit tierce ; et si lors n'est ouverte, si m'en

143 144 145 146

Voir supra notre chapitre sur la grâce. Lancelot en prose, éd. citée, t. VI, p. 332. Ibidem, t. VI, p. 334. Ibidem, t. VI, p. 342.

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envoiés un autre endroit miedi et puis un autre autre endroit none et un autre a vespres, tant que chil i viegne qui je le porai ovrir. » 147

Le motif du dialogue entre le roi et un portier appartient à la tradition celtique et nous le retrouvons dans le Livre Noir de Carmaethen148. Cependant, il ne s'agit pas d'une simple reprise d'un thème mythique. Le passage sert comme une sorte de faire-valoir du chevalier par contraste avec l'impuissance du roi. Pour que le roi puisse enfin entrer, il faudra que Lancelot revienne et qu'il passe une deuxième fois dans le château. Par ailleurs, le cimetière où Lancelot est passé est seulement illusoire puisqu'il renferme de fausses tombes destinées à des chevaliers arthuriens qui ne sont pas morts. Malgré le passage de Lancelot et de son intervention dans l'espace, le lieu continue de rester trompeur et démoniaque pour les membres de la cour. Après le deuxième passage de Lancelot à la Douloureuse Tour, cette fois au nom du souverain et de la reine, et après qu'il ait conquis le château par les armes, Arthur a un moment d'hésitation et de découragement. Il avait envoyé chaque jour un chevalier à la porte qui restait obstinément fermée, et là que la porte était enfin prête à s'ouvrir il semblait plonger dans une rêverie profonde qui inquiète son entourage : «Et li portiers qui n'osoit dire mot ne hors metre nului fait signe au viel homme qu'il apiaut le roi Artu. Et chil crie - Rois Artus, eure passe, eure passe ! Et autresi commenchent a crier tout li autre si que toute la valee en retentist. » 149

Sans le roi donc, le lieu ne peut pas être totalement rationalisé et les mauvaises coutumes ne peuvent pas être abolies. La présence d'Arthur est ici tout aussi indispensable que celle de Lancelot afin que le lieu purifié par le chevalier devienne enfin un endroit public. Francis Dubost remarque aussi d'ailleurs l'ambiguïté fondamentale et particulière de la Douloureuse Garde, qui se doit d'être conquise en même temps au nom de Dieu, du roi et de la reine 150 .

147

Ibidem, t. VII, p. 342-343. Il s'agit de la discussion entre Arthur et Glewlwyd Gafalfawr (cf. A.O.M. ]ARMAN, "Arthurian Allusions in the Block Book of Carmarthen »,dans The Legend of Arthur in the Middle Ages, dir. P.B. Grount, Cambridge, 1983, p. 107-108, cité par M. AURELL, La légende du roi Arthur à paraître, Paris, Perrin, 2007. 149 Lancelot en prose, éd. citée, t. VII, p. 351. 15 ° F. DUBOST, op. cit., p. 386.

148

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Les tombes, qu'elles soient curiales ou illusoires, contribuent largement à structurer l'espace public qui se construit autour du roi. Un seul lieu, enchaîné par des liens profonds et intimes aux représentations de la monarchie arthurienne, vient déséquilibrer cette construction assez cohérente : il s'agit de la tombe du roi, ou plutôt de l'île féerique où Morgane est supposée avoir emmené son frère après la bataille de Salisbury. Imaginer un roi survivant dans un lieu enchanté, voilà une idée qui peut bien faire éclater la trame publique qui se tisse patiemment autour du trône d'Arthur! Dans les pages qui suivent, nous tenterons d'examiner de plus près cet épisode, afin de dégager ses enjeux par rapport à la perspective de rationalisation du monde que nous avons décelée jusqu'ici. La tombe d'Arthur

Nous savons que l'idée de l'immortalité d'Arthur a une grande portée pour la matière arthurienne, que ce soit à travers ce qui se passe réellement dans le monde ou à travers les phénomènes de fiction. Nous examinerons de manière plus approfondie cette problématique, afin de comprendre de quelle manière la royauté parvient à rationaliser le lieu mortuaire et, par là, le monde. Nous savons qu'en 1191 a lieu la célèbre découverte de la tombe d'Arthur à Glastonbury. Cependant, cette croyance n'est nullement fabriquée de toutes pièces et elle existe déjà avant que les Plantagenêt s'y intéressent directement. Ainsi, dans la Gesta Regum, en parlant de la tombe de Gauvain, Guillaume de Malmesbury affirme qu'il y aurait aussi un sépulcre du roi légendaire en personne, mais qu'il n'a pas été trouvé; l'auteur s'inspire probablement d'un poème gallois du Livre Noir de Carmathen 151 • Le scénario de la tombe à Glastonbury, que nous connaissons grâce à plusieurs sources 152 , n'est pas sorti du 151 GUILLAUME DE MALMESBURY, Gesta Regum Anglorum, Oxford, 1998, Il, 287: Sed Arthuris sepulchrum nusquam visitur; unde antiquitas neniarum adhuc eum venturum fabulatur. Sur le poème gaulois ayant pu influencer Guillaume, voir également G. ASHE, "Welsh Arthurian Literature >>, dans The New Arthurian Encyclopedia, New York/ Londres, 1991, cité par A. CHAUOU, op. cit, p. 213, n. 51. De même, au sujet des influences folkloriques sur le scénario de la découverte,]. CAREY a montré qu'il a pu ètre copié sur celui de la découverte de la tombe de Clonmacnoise,J. CAREY," The Finding of Arthur's Grave: A Story from Clonmacnoise », dans Festschrift für Proinsias Mac Cana, éd. J. CAREY, J. T. KOCH, et P.-Y LAMBERT, Andover et Aberystwith, 1999, p. 1-14. 152 GIRAUD DE BARRI, De principis instructione, dans Giraldi Cambrensis Opera, éd. J. S. BREWER, J. F. DIMOCK, et G. F. WARNER, Londres, 1891, t. 8, p. 126-129; ADAM DE DOMERHAM, Historia de rebus gestis Glastoniensibus, éd. T. HEARNE, Oxford, 1727, t. 2, p.

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néant, preuve en est aussi le texte de Caradoc de Llancarfan, Vita Gildae, qui, déjà en 1130, associe le souverain avec notre abbaye 153 : la reine Guenièvre est enlevée par le roi Melwas qui la garde en otage à Glastonbury. Arthur fait le siège de l'abbaye et les deux souverains se réconcilient grâce aux efforts de saint Gilles 154 • Il n'est pas exclu qu'aussi bien Caradoc que Guillaume aient puisé dans un fond populaire, qui coquettait avec l'image d'une tombe arthurienne. Giraud de Barri le suggère : décrivant pour la première fois la découverte des tombeaux, le chroniqueur anglais affirme que c'est le roi Henri II qui, ayant appris par un barde où est enterré Arthur, indique l'endroit précis aux moines de Glastonbury155 . Les mots de Giraud pourraient bien contenir une part de vérité, précisément l'existence d'une recherche de la tombe du roi, parallèle à la légende de sa survie. À vrai dire, l'une n'exclut pas forcément l'autre, compte tenu du fait que le sépulcre n'est souvent qu'une sorte de demeure d'un bon souverain dans l'au-delà. Les grands monuments funéraires antiques, construits comme des palais, sont les témoins de cette croyance en l'immortalité d'un souverain et constituent la preuve que la tombe est loin d'être une garantie de la mort. En outre, au XIIe siècle, le sépulcre ne coïncide pas de manière obligatoire avec l'endroit où se trouve le corps et les tombes des personnages d'exception sont souvent commémoratives, sans renfermer véritablement des dépouilles. Chez Giraud, à la différence des autres chroniqueurs, l'épitaphe comporte une allusion à Guenièvre en tant que seconde femme d'Arthur. C'est un détail curieux puisque nulle tradition arthurienne antérieure ne le confirme. On a décidé que c'était là une invention de Giraud, puisque son témoignage n'est pas corroboré par les autres chroniqueurs 156 • Nous n'en sommes pas sûrs, surtout que Giraud est le seul ayant pu voir de ses propres yeux la tombe et l'épitaphe. Comment pourrait-on expliquer cette précision autrement que par l'exis341-343 ; RAOUL DE COGGESHALL, éd. J. STEVENSON, Chronicon Anglicanum, Londres, 1875, p. 36. Nous suivons la traduction de E. FARAL, La légende arthurienne. Études et documents, Paris, 1929, p. 437-446. En outre, pour le XIII< siècle, il y a aussi la Chronique de l'abbaye de Margam, dans Annal,es Monastici, éd. H. R. LUARD, Londres, 1864, p. 21-22. 153 CARADOC DE lANCARFAN, Monumenta Germaniae Historica, AuctorumAntiquissimorum , XIII, Chronica Minora, éd. T. MOMMSEN, Berlin, 1898, III, p. 107-110. 154 Avec ce scénario, nous sommes peut-être en présence d'un modèle narratif ayant inspiré Chrétien de Troyes pour son Chevalier de la Charrette. 155 GIRAUD DE BARRI, éd. citée, p. 127. 156 A. GRANSDEN," The Growth of the GlastonburyTraditions and Legends in the Twelfth Century "• dans Journal ofEcclesiastical History, XXVII, 1976, p. 351, n. 3.

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tence d'une tradition populaire parallèle, non récupérée par l'écrit? Qui serait la première femme du roi ? Une explication pour ce curieux détail nous est déjà livrée par R. Barber: il s'agirait d'une allusion aux motifs de la vrai et de la fausse Guenièvre 157 • Néanmoins, on pourrait livrer aussi une autre interprétation pour ce détail. Dans les romans postérieurs à l'exhumation, précisément dans le Lancelot en prose au XIIIe siècle, apparaît l'idée de l'inceste du roi avec sa soeur Anne, la femme de Lot d'Orcanie, inceste à la suite duquel Mordred a été conçu. C'est une image qui, elle non plus, ne s'explique par aucune tradition arthurienne antérieure. On a déjà proposé de voir dans cette scène un écho à la légende d'un autre grand roi, propagée au XIIe siècle : celle de Charlemagne, qui aurait également conçu Roland à la suite de l'union avec sa soeur158 • Mais ne pourrait-on soupçonner l'existence d'un légendaire antérieur au XIIIe siècle, de circulation orale, fixé ensuite de manière explicite dans le Lancelot? Dans ce cas, l'épitaphe réécrite par Giraud de Barri pourrait être vue comme une allusion cachée à cet épisode de la vie d'Arthur159 • Certes, l'inscription est trop laconique pour en être sûr, mais il ne faut pas oublier que parler ouvertement d'inceste dans l'épitaphe d'un roi c'est toucher à un tabou 160 • D'ailleurs dans l'histoire de Charlemagne, le même silence pudique est gardé sur le péché de l'empereur: la Vie de Saint Gilles nous apprend que le souverain avait commis un crime très grave, mais laisse le lecteur sur sa faim et ce sera dans Le roman de Tristan de Nanteuil, dans la Karlamagnus saga, dans la Vita sancti Egidii ou dans le poème Ronsavals que l'inceste est nommé et expliqué 161 •

157 R. BARBER, " Was Mordred burried at Glastonbury? Arthurian Tradition at Glastonbury in the Middle Ages'" dans Glastonbury Abbey and the Arthurian Tradition,]. P. CARLEY, Cambridge, 2001, p. 157. 158 Cf.] .-G. GOUTTEBROZE, " La conception de Mordred dans le Lancelot propre et dans la Mort le Roi Artu. Tradition et originalité '" dans La mort du roi Arthur ou le crépuscule de la chevalerie,]. DUFOURNET, Paris, Champion, 1994, p. 122. Arthur, dont l'image est forgée par les Plantagenêt d'après celle de Charlemagne, deviendrait incestueux par contagion. Voir à ce propos également A. MI CHA, « Deux sources de la Mort Artu '" dans Zeitschrift für romanische Philologie, LXVI, 1950, p. 369-372. 159 Ce qui expliquerait pourquoi le tombeau de la reine disparaît par la suite dans le témoignage de Raoul de Coggeshall. 160 Il est vrai que la Thébaide et le motif de l'inceste sont connus à la fin du XII' siècle, et que le motif central du texte est assez répandu à cette époque, mais il ne faut pas oublier que la matière antique se donne à lire comme une matière d'origine païenne et que donc la prétention à l'exemplarité, beaucoup plus accentuée dans des textes parlant d'un roi chrétien, est moins forte. 161 J.-G. GUTTEBROZE, art. cit, p. 121.

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Certains détails de l'exhumation renvoient à l'immixtion des traditions celtiques locales. Il en est ainsi de la croix tournée à l'envers, portant une inscription du côté de la pierre, qui révèle le nom du gisant. La matière arthurienne enregistre certains épisodes où les pierres tombales remplacent les pierres parlantes de la tradition celtique, en dévoilant des secrets, des prophéties, des identités 162 • Ces motifs semblent avoir influencé tant soit peu la mise en place des détails de la découverte de Glastonbury, comme le témoigne l'épitaphe qui dévoile un secret caché depuis des siècles. Quel est donc l'élément le plus frappant de l'exhumation, supposé avoir le plus d'impact sur les mentalités communes ? Ce sont les ossements, la taille exagérée du squelette, c'est là une preuve qui se veut indéniable; il ne faut pas oublier que l'on n'attendait pas l'âme du roi, mais la personne en chair et en os. D'ailleurs, lorsque Giraud de Barri écrit son témoignage, il insiste beaucoup plus longuement sur la dégradation du corps 163 que sur les autres détails. Exposant ses dépouilles, les artisans du coup de Glastonburyvisaientdonc le coeur du mythe de la survie du roi : Arthur est bien mort, son corps est dégradé, et l'on ne connaît pas vraiment la destinée de son âme. Dans cette perspective, l'apparition d'un tombeau du roi Arthur pourrait signifier, au-delà de toute implication politique, une récupération en perspective chrétienne de l'un des moments-clefs de la fiction arthurienne, la mort du roi. L'exhumation de Glastonbury s'intègre dans un contexte de transformations de quelques traits centraux de la matière arthurienne. À l'orée du XIIIe siècle, nous assistons à une métamorphose assez cohérente des représentations romanesques arthuriennes, qui a comme résultat le renforcement des éléments chrétiens dans nos textes. À partir du joseph de Robert de Boron, les romans arthuriens se transforment de manière de plus en plus transparente en vecteurs de propagation des idéaux chrétiens qui leur sont contemporains. De même, l'île d'Avalon, le pays mythique où Arthur était supposé se trouver, reçoit avec Robert de Boron un tout autre rôle, elle devient l'espace sacré où Joseph d'Arimathie transporte le Graal1 64 • L'espace enchanté et mystérieux de l'autre monde devient ainsi le point de départ de l'évangélisation de la Grande Bretagne.

162

R. COLLIOT, " Les épitaphes arthuriennes '" dans Bibliographical Bulletin of the International Arthurian Society, t. XXV, 1973, p. 164-167. 163 GIRAUD DE BARRI, De principis instructione, dans La Légende arthurienne, op. cit., p. 440. 164 joseph, éd. citée, v. 329-324 : " En la terre vers Occident / Ki est sauvage durement, / Es

vaus d'Avaron m'en irei, /La merci Dieu attendrei. "

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Toutefois, une précision s'impose: nous n'entendons pas montrer que ces transformations s'encadrent dans un mouvement linéaire de christianisation ou qu'elles mènent à l'expulsion del' élément celtique des romans arthuriens. Dans la plupart des cas, lorsque les éléments celtiques font surface dans les romans, ils viennent s'agencer parfaitement dans des structures de pensée chrétiennes. Lors d'une lecture archéologique, nous pouvons encore déceler fonctionnellement leur origine, mais ils servent des idéaux de type chrétien. Jean Marx a déjà souligné la multitude de traditions chrétiennes locales dont se nourrit la légende arthurienne 165 • Ces traditions forment ensemble ce que notre auteur a appelé le «christianisme celtique». C'est là qu'ont puisé les auteurs des romans, plutôt que dans un fond populaire brut. Les travaux récents de Jacques Ribard ont montré que le Graal même pourrait être compris comme un motif chrétien dès l'origine, chez Chrétien de Troyes 166 . Dans son Historia ainsi que dans la Vita Merlini, Geoffroy s'était servi des éléments celtiques, mais à aucun moment nous ne pourrions affirmer qu'il les a empruntés en tant que tels à la tradition populaire, au contraire, il les a fait fondre dans son propre récit. Dès lors, il serait peut-être plus exact de dire que les transformations qui ont lieu à la fin du XUC siècle et au début du XIIIe siècle, consistent plutôt dans un grossissement des traits chrétiens dans la fiction, plutôt que dans une diminution progressive de l'influence celtique. Les fées et le navire merveilleux qui viennent emporter le roi à Avalon, selon la tradition lancée par Geoffroy, sont des éléments d' origine celtique, etc' est déjà un lieu commun de dire que le passage est construit selon les récits immrama du folklore irlandais, dont les traces restent visibles 167 • Mais ce n'est pas là le centre d'intérêt de notre propos. L'île apparaît comme un espace enchanté, le pôle opposé de l'espace chrétien défini et ordonné. L'île, c'est le règne de l'inconnu mythique, et en voyageant vers elle, le roi Arthur échappe irrémédiablement à l'univers chrétien et à ses valeurs. Transformer cet espace étrange et non maîtrisable en terre chrétienne, fixer l'endroit où se trouve la tombe royale, c'est une victoire sur une altérité obscure, 165 166

].

MARX, op.

J. RIBARD,

ci~ p. 10 sq. Symbolisme et christianisme dans la littérature du Moyen Âge, Paris, 2001, p. 173-

189. Les récits immrama peuvent être vus comme des palimpsestes mythologiques : P. WALTER," Les îles mythiques de l'autre monde dans La navigation de la barque de Maelduin, texte irlandais du XIIe siècle "•dans lnsula. Despre izolare si limite in spatiul imaginar, Bucarest, NEC, 1999, p. 43, n. 7. 167

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désormais apprivoisée. À la place d'une île légendaire, indéfinie, inquiétante, un monastère. À la place d'un roi qui ne connaît pas la mort, une tombe chrétienne 168 • C'est une rationalisation de l'espace où l'enjeu de la représentation de la tombe du souverain légendaire dépasse le seul contrôle sur la légende arthurienne. Le Brut de Layamon, nous livre une version intéressante de la fin du roi Breton. L'auteur suit de très près Le Roman de Brut~ mais il introduit une modification, en tranchant de manière beaucoup plus décidée le problème de la mort ou de la survie du roi. Après le combat final contre Mordred, Arthur annonce qu'il se fera porter à Avalon, chez Argante, que ses blessures seront guéries et qu'il reviendra un jour gouverner à nouveau les Bretons 169 . Comme nous pouvons le constater, Arthur est non seulement un souverain immortel mais un prophète. En donnant la parole au roi au moment de sa disparition, Layamon assume l'idée de son retour de manière directe. Il renforce l'idée que les Bretons continuent d'attendre le retour d'Arthur, tout en précisant malgré tout que plus personne depuis n'avait appris ce que le roi était véritablement devenu 170 • Nous pouvons difficilement penser que Layamon ne connaissait pas la propagande de Glastonbury. Si l'exhumation de 1191 avait convaincu quelques écrivains, l'auteur du Brut anglais n'est certainement pas parmi eux. La Mort Artu est peut-être le texte le plus intéressant pour notre propos puisqu'il parle de la disparition non seulement du roi mais aussi de son univers. Son dénouement mérite que l'on s'y attarde un peu. À la fin du texte, l'épisode du navire des fées conduit par Morgane qui vient emporter le roi dans Avalon est contredit par la suite du récit. Girflet regarde le roi se faire emporter par Morgane, mais deux jours après il arrive à la Noire Chapelle, où il trouve une tombe, identifiée par une épitaphe comme étant celle d'Arthur. Un prud'homme lui confirme qu'il s'agit effectivement du sépulcre du roi, qui avait été amené là par « ne sai quex dames » 171 •

168 P. ZUMTHOR souligne magistralement l'ambivalence de la tombe du héros pour le monde médiéval : d'une part, elle rappelle constamment la mémoire des hauts exploits du gisant, et par cela elle tient encore à la vie, de l'autre elle atteste la présence de la mort maîtrisée; cf. La mesure du monde, op. cit., p. 291-292. 169 LAYAMON, Brut, dans Arthurian Chronicles, trad. E. MASON, Londres, 1962, p. 264. 170 Ibid. 171 Mort Artu, éd. citée, p. 251. Sur cet épisode voir également F. DUBOST, "Les dénouements dans La Mort /,e roi Artur», dans La Mort du Roi Artu ou le crépusculR de la chevalerie, op. cit., p. 85-113.

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La signification de ce passage est de taille. Nous sommes devant une entreprise dont l'enjeu est immense. La Mort Artu nous offre en perspective romanesque le mythe de la survie en même temps que sa réécriture. La trame narrative réalise un télescopage entre les croyances fictionnelles et le coup porté par Glastonbury. Les éléments de l'exhumation de 1191 sont repris dans le récit, sauf celui le plus convaincant, le corps. D'abord aucun des personnages du roman ne voit de ses propres yeux Arthur mourir. Ce que nous savons est que Girflet le voit sur un navire avec Morgane. D'ailleurs l'auteur - narrateur identifie luimême, directement, sans aucune médiation, la dame qui se trouvait sur le navire comme étant la fée en personne. Ce que Girflet voit plus tard est une tombe, et seule l'inscription et les paroles du prud'homme attestent que c'est véritablement Arthur qui gît dedans. La seule vérité que le narrateur assume, lorsqu'il ne se prononce pas directement, est celle qu'il montre à travers ses personnages. Ce qui vient après est de l'ouï-dire, c'est ce que l'on raconte, et même pas à lui, mais à l'un de ses personnages. L'opposition entre les deux scènes est celle qui se constitue entre le fait et la parole, et le narrateur prend bien soin de le laisser transparaître. La présence de l'épisode de la tombe dans ce texte s'explique beaucoup mieux en perspective religieuse que politique. Dans ce roman, Arthur commet tous les péchés, se rend coupable de toutes les fautes. C'est pourquoi, se faisant emporter en Avalon, il franchirait la dernière étape de la damnation. Il est un souverain guerrier et au moment de son départ pour Avalon il emporte ses armes avec lui. Son inceste dont il est question dans le Lancelot en prose est présent indirectement avec Mordred. Et qui l'emporte sur le navire? Une autre soeur, Morgane, qui affirme au cours du roman être la femme qui l'aime le plus au monde 172 . La fée est un personnage dévalorisé dans ce roman. Elle se rattache à l'errance et à l'égarement, puisque la seule fois qu'elle apparaît dans le récit, c'est dans une forêt, vivant dans un château merveilleux, où le roi et ses hommes s'étaient perdus. C'est elle qui dévoile l'adultère de la reine à son frère, c'est elle qui avait retenu Lancelot prisonnier. Le narrateur n'hésite pas à la nommer «Morgan la desloial » 173 • Pour Arthur, partir avec elle, c'est condamner son âme.

172 173

Ibidem, p. 25. Ibidem, p. 55.

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Or, par l'épisode de la tombe, le narrateur laisse à l' Arthur chrétien l'espoir d'être sauvé. Entre les deux scènes, celle du navire et celle de la tombe, il y a un parallélisme évident. Le deuxième passage fonctionne comme une sorte de miroir déformé pour le premier. Chaque élément de la première représentation s'intègre dans un schéma chrétien. L'île mythique est récupérée, elle se convertit en terre bénite. Les fées sont «exorcisées» et transformées en «dames». Morgane n'est même plus nommée par le prud'homme. En outre, la Noire Chapelle est en relation avec un autre grand péché d'Arthur : il y avait tué son vassal, Lucans li Bouteilliers, en le serrant trop fort dans ses bras. Girflet, lorsqu'il se dirige vers la Chapelle, cherche à voir si on avait donné une tombe à Lucas, et à la place il y trouve deux : celle du chevalier et celle du roi. Arthur enterré expie son dernier crime à l'endroit même où il l'avait commis. L'épitaphe n'est nullement flatteuse pour le roi. Le guerrier conquérant qui a entraîné son royaume à la perte y est désigné : « Ci gist li roi Artus qui par sa valeur mist en sa subjection XIl 174 royaumes». D'ailleurs, l'épitaphe du roi et celui de Lucan accusant Arthur - « Ci gist Lucans li Bouteilliers que li rois Artus estreint dessus lui» - sont à lire en étroite interdépendance 175 • Le navire est issu de la tradition celtique. L'exégèse chrétienne en parle, il est vrai, mais pour signifier l'Église portée sur l'océan de la vie. Il ne faut pas oublier que dans la Bible, l'arche sauve l'humanité de la colère divine. C'est ce qui se passe dans notre texte: Arthur emporté par les fées vers une île enchantée n'avait aucune place dans l'univers chrétien. Le navire, réévalué par l'épisode de la Noire Chapelle, devient l'élément salvateur qui va l'amener finalement en terre bénite. La seule Rédemption possible pour Arthur est celle de se retrouver enterré à la Noire Chapelle. C'est uniquement de cette manière que le christianisme peut l'accepter. Nous décelons deux lignes de la intentio auctoris: l'auteur « donne à César ce qui est à César», au christianisme ce qui lui appartient, mais il laisse le doute s'installer dans les esprits quant à la survie du roi. Une tombe, une épitaphe, mais pas de corps, pas de certitude. Notre texte est une double démystification: celle du mythe d'Avalon, à première vue, 174

L'allusion aux douze royaumes conquis par Arthur vient de Nennius. Rappelons que, selon le symbolisme des nombres, le chiffre " douze » renvoie à l'universalité du monde. (Cf. H. de LUBAC, Exégèse médiévale. Les quatre sens de !'Écriture, Il, Paris, 1964, p. 24). Par conséquent, la royauté arthurienne pourrait devenir ainsi un symbole de la royauté terrestre universelle, ce qui rend les enjeux de l'enterrement d'Arthur d'autant plus complexes. 1 5 R. COLLIOT, art. cit., p. 172. 1

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mais aussi celle de l'exhumation pratiquée en 1191, dont nous retrouvons le mécanisme déconstruit en pleine fiction : le narrateur ne tente pas de cacher la représentation de l'île magique derrière celle de la tombe, mais il montre les deux cas de figure, tout en suggérant les points faibles dans le parcours de l'un à l'autre. De plus, l'île ne supporte pas vraiment une intervention directe qui la transforme en lieu rationalisé. Elle disparaît tout simplement des cadres narratifs. La conclusion qui s'impose à la suite de cette analyse est que le lieu que l'on ne peut pas modifier ou rationaliser sera exclu. Répétons-le, ce roman parle des péchés et des abus de l'autorité royale. C'est là un discours de type ecclésiastique, et nous pouvons difficilement penser que sur ce point la fiction peut rendre véritablement service à l'idéologie Plantagenêt. La dynastie régnante en a plutôt à perdre. C'est l'un des rares romans arthuriens où le pape fait immixtion dans les affaires royales 176 , ce qui n'est pas sans rappeler les démêles d'Henri II et de Jean avec la papauté. Plus encore, les successeurs d'Henri II et de Richard envisageaient de récupérer le patrimoine arthurien. Quoi de plus subversif alors que la scène où Excalibur disparaît à jamais dans le lac 177 ? En outre Arthur ne laisse aucun héritier. L'aurait-il fait, qu'il n'aurait plus rien à lui léguer178 . La mort du roi est traitée tout autrement dans le Perlesvaus, écrit dans la première moitié du XIIIe siècle, ou, selon certains, à la fin du XIIe siècle 179 . L'auteur du roman connaît incontestablement les détails del' exhumation : chevauchant à la recherche des aventures, Lancelot parvient à Avalon, et il y trouve deux tombes, une préparée pour le roi et l'autre pour Guenièvre, mais seule la reine y est enterrée, le roi se trouvant en vie. Aucune épitaphe, aucune croix ne sont mentionnées180. Lancelot trouve, en effet un sépulcre, mais il est vide. Ce thème se retrouve aussi dans un épisode de la Demanda del Sancto Grial,

176 Mort Artu, éd. citée, p.153 : le pape menace de frapper d'interdit le royaume arthurien, en contraignant le roi de reprendre sa femme. 177 Ibidem, p. 249. 178 Par ailleurs, par rapport aux théories qui tentent de rapprocher de manière trop généralisantes la matière arthurienne et l'idéologie Plantagenêt, nous devons nous rendre à l'évidence, ce texte dans son ensemble cadre mal dans le contexte de l'idéologie Plantagenêt et si!' exhumation est présente dans le récit, nous y voyons l'empreinte d'une influence de nature plutôt religieuse que politique. 179 W. A. NITZE, " The Exhumation of King Arthur at Glastonbury '" Speculum, IX, 1934, p. 355-361. Il y propose la date de 1191 comme terminus ante quo du Perlesvaus. (p. 358). 180 Perlesvaus, éd. citée, p. 263.

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où Girflet trouve la tombe du roi et a l'idée de l'ouvrir: elle est vide1s1. Par contre, dans le colophon du Perlesvaus, le narrateur nous dit que l'histoire qu'il vient de raconter est la traduction d'un livre latin 182 qui se trouve dans une abbaye, là où le roi et la reine gisent, selon les dires des saints religieux qui y vivent. Dans ce cas, nous sommes incontestablement devant une allusion à Glastonbury. Néanmoins, l'histoire passe pour avoir été écrite par un certain Joseph, un personnage mythique, sous la dictée d'un ange. Dans l'économie du récit concernant la mort du souverain nous décelons deux parties, l'histoire révélée, d'origine divine, selon laquelle Arthur était encore en vie, et le métarécit, auquel appartient l'épilogue. De manière très subtile, en plaçant cette remarque finale « hors récit», le narrateur enlève en même temps une partie de sa légitimité. D'ailleurs il n'assume en rien la croyance qu'Arthur était mort et enterré, puisqu'il paraphrase de manière explicite les dires des moines de l'abbaye : même système biaisé que dans la Mort Artu, même procédé narratif. D'ailleurs, lorsque l'auteur veut convaincre de la mort véritable de quelqu'un, il le fait sans problème : la tombe de Joseph dans le pays du Graal est ouverte et le corps y apparaît183 . Cette précision concernant la tombe du roi fait donc figure d'interpolation, elle apparaît comme une sorte de trace visible dans le texte d'une volonté extérieure au récit, un effort d'imposer une certaine vision sur la mort d'Arthur. L'épilogue crée un hiatus entre le temps mythique de la narration et le temps historique du narrateur, mais cadre assez mal dans le texte, surtout que dans le dernier paragraphe184, le narrateur annonce en toute tranquillité une suite des aventures d'Arthur en lutte contre Brian des Îles. Cependant, la tombe d'Arthur est là, dans une île qui ne garde plus rien de son côté mythique et merveilleux traditionnel. Elle est là en tant que signe et non pas en tant que demeure éternelle réelle. Comme pour la Noire Chapelle, la matière arthurienne sembles' obstiner à dissocier le corps du roi et sa tombe, dans un effort de ratio181 J. D. BRUCE, "The developpement of the Mort Artu Theme in Medieval Romance '" dans Revue des Langues Romanes, IV, 1913, p. 432. 182 Aucun écrit latin n'a été identifié comme étant la source du Perlesvaus. C'est pourtant cette affirmation qui conduit des chercheurs comme F. LOT, cité par W. A. NITZE, art. cit., p. 361, n. 1, à penser que l'auteur de ce roman s'était inspiré de Giraud de Barri. 183 Perlesvaus, éd. citée, p. 317-319. 184 Ce fragment figure dans un seul manuscrit du Perlesvaus, (n° 11145 de la Bibliothèque royale des ducs de Bourgogne) datant du XIII< siècle.

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nalisation qui passe avant tout, si ce n'est exclusivement, par l'espace, par les lieux. La royauté continue à investir les lieux, même après la mort du roi comme personne. Conclusion Nous pouvons bien observer de quelle manière la royauté arthurienne investit et maîtrise l'espace. Ce phénomène se produit par deux voies différentes : d'une part nous assistons à une sorte de conquête du monde, d'emprise politique sur les lieux et sur les territoires, de l'autre à une conquête de type symbolique. Dans la première perspective, la cour se manifeste comme un lieu privilégié, endroit où règnent les échanges d'opinions et d'informations. Elle rayonne sur l'ensemble des territoires arthuriens et semble exercer une sorte d'attrait incontournable non seulement sur les êtres, mais aussi sur les terres. Quelles que soient les raisons des différentes guerres que nous avons pu observer, nous constatons à chaque fois la même invariante qui apparaît au premier plan : le désir d'hégémonie, la transformation de tout territoire en lieu lié à la cour. La création de ce réseau de dépendances ayant comme centre l'idée de centre spatial commun et notoire, nous autorise à parler del' émergence du lieu public dans sa forme la plus rudimentaire, telle que la fiction peut la représenter. Dans le deuxième cas, celui de la rationalisation du monde par la rationalisation de la mort, nous sommes devant un instrumentaire différent, mais qui conduit, au bout du compte, vers le même résultat: l'emprise de la monarchie arthurienne sur l'espace par un mouvement de rationalisation progressive. Nous devons souligner que par rationalisation nous ne devrions pas comprendre christianisation. C'est partiellement le cas pour l'épisode de la tombe d'Arthur, mais ce n'est sûrement pas valable pour la Douloureuse Garde ou pour la tombe de Brangemors. Nous avons pu voir que pour la Douloureuse Garde le passage de Lancelot contribue déjà largement à« christianiser » le lieu, mais cela s'avère totalement insuffisant. Pour la tombe de la Continuation la phénomène est encore plus tranchant, la rationalisation du merveilleux est directement opérée par la royauté sans aucun passage détourné par la perspective chrétienne, au contraire, on pourrait même penser que cela se passe à l'encontre de toute représentation chrétienne. Le mot d'ordre dans tous les épisodes que nous avons pu observer dans cette partie de notre étude n'est pas «christianiser», mais« rendre connu»,« rendre expliquable ».

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IL LIEUX DE SENEFIANCE Parler d'espace symbolique ou d'espace signifiant pour un corpus littéraire, alors que généralement c'est une notion que l'on peut employer avec plus de certitudes pour la peinture, soulève d'emblée quelques problèmes. Cela d'autant plus qu'au niveau des techniques picturales la perspective n'avait pas encore pénétré dans les ateliers. 1. Les dangers de la construction d'un espace senefiant La matière arthurienne met en place toute une série de lieux qui, par leurs simples présences ou descriptions, contribuent à définir la relation de l'être au monde. Sans se constituer en véritables cadres pour le récit, les lieux deviennent des cadres épistémologiques lorsqu'ils entrent en contact avec la chevalerie arthurienne. Profondément chargés de potentiel sémiotique, les lieux que nous étudierons plus loin font corps commun avec la chevalerie. L'absence de la perspective spatiale joue pour beaucoup dans cette union de l'être et du monde qui s'avère si productive dans le récit. Par ailleurs, nous devons préciser d'emblée que le sujet arthurien ne connaît pas véritablement la prise de distance par rapport à un lieu. Il ne se constitue jamais strictement en sujet spectateur sans que son regard même n'acquière une forte charge actantielle. En d'autres termes, le lieu arthurien n'est jamais un simple paysage 185 • Cela n'exclut pas que le sujet spectateur puisse éprouver une émotion de type esthétique lors de l'approche d'un endroit186 • Cependant les critères esthétiques sont très souvent trompeurs, un beau lieu peut très bien être maléfique, un haut lieu peut être un endroit infernal. Ce qui contribue à créer une véritable épistèmè est la charge significative, expliquée ou pas, à travers la description de divers endroits dans le texte. Et, plus que le

185 Si l'on accepte la définition généralement valable pour la notion de "paysage'" qui suppose la distance entre le lieu regardé et le sujet qui regarde, qui serait d'ailleurs non opérationnelle pour la matière arthurienne vu qu'elle est réellement théorisée au XVIII' siècle. 186 Gauvain s'arrêtant plus d'une fois pour écouter le chant des oiseux ou pour admirer le jeu d'un rayon de lune dans le Lancelot en prose est un exemple assez concluant. De plus, les lieux sont souvent qualifiés en termes de "beaux" ou "riche"• autre manière de dire " beau " pour les textes arthuriens, montrent assez bien que le facteur purement esthétique n'estjamais totalement négligé.

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symbolisme 187 , c'est la valeur signifiante qui nous intéresse à ce niveau de notre analyse 188 . Le chevalier est essentiellement un miles viator. Son parcours est plus qu'une épreuve continuelle, il est avant tout et surtout, un permanent exercice sémiotique. L'être arthurien qui approche un lieu doit d'abord le décrypter et ensuite y intervenir. Quant à ses interventions ou perceptions, elles sont le plus souvent liées à un processus sémiotique complexe qui renvoie à une série de significations révélatrices. Entre le chevalier et les lieux s'établit un transfert identitaire et sémiotique particulier à la suite duquel nous pouvons établir en quelle mesure l'être se rapproche ou s'éloigne de l'idéal celestiel. 2. Les hétérotopyes La concept d'hétérotopye appartient à Michel Foucault 189 , qui l'emploie pour désigner des espaces différents par rapport au reste du monde, des lieux « autres », constituant des discontinuités chargées de significations, qui leur confèrent une forme d'autonomie. Pour le philosophe français, les cimetières et les îles, par exemples, sont des exemples d'hétérotopyes 190 •

187 De toute manière nous savons qu'au Moyen Âge l'espace est perçu comme profondément symbolique, et qu'il reflète la présence de Dieu dans le monde (voir à ce sujet P. ZUMTHOR, La mesure du monde, op. cit.). Déjà à partir d'Augustin l'espace est l'expression directe de la volonté divine (cf. AUGUSTIN, De civitateDei, éd. B. Dombard et A. Kalb, Paris, Desclée de Brouwer, 1960, p. 412-413, voir V. D EBIAIS, Écriture monumentale, écriture publique

et écriture personnelle. Perceptions, lectures et utilisations des inscriptions dans la communication médiévales (Nord-ouest de la France- XIIFXIV siècles), thèse soutenue à Poitiers, dir. M. AURELL,

2004.) Par ailleurs, selon la définition de P. HAIDU, le symbole est" l'attribution, par quelque moyen littéraire que ce soit, d'une valeur intellectuelle à une réalité physique ( ... ) que celle-ci ne comporte pas dans la langue et l'emploi normaux( ... ) le symbole est pour nous l'emploi littéraire d'un objet comme s'il était un signe linguistique» (cf. Lion-Queue-Coupée. L'écart symbolique chez Chrétien de Troyes, Genève, Droz, 1972, p. 4). Cette définition est nuancée par A. STRUBEL, qui rappelle qu'un objet ne peut pas être un signe, puisqu'il est déjà désigné par un signe (cf. La rose, Renart et le Graal, op. cit., p. 249). 189 M. FOUCAULT," Des espaces autres», dans Dits et écrits. 1954-1988, t. lV, Paris, Gallimard, 1994, p. 752-761. 19 ° F. DUBOST les sélectionne comme espaces privilégiés pour la manifestation du fantastique. À ce titre il les associe aux valeurs de la circularité magique. Il s'agit là d'une extrapolation dont nous ne tiendrons pas compte puisque les cimetières et les îles arthuriens ne sont pas de façon explicite reliés au cercle. Par ailleurs F. DUBOST part de la prémisse que tout ce qui manifeste des connotations magiques est nécessairement circulaire, et que toute clôture est néessairement circulaire (op. cit., p. 284, p. 411 sq.) or nous avons pu constater dans la première partie de ce chapitre que la symbolique du cercle arthurien est avant tout magico-politique ce qui n'est pas le cas des îles et des tombes. 188

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a) Tombes et cimetières S'il y a des lieux qui hantent la matière arthurienne, comme une sorte de noeuds narratifs où se concentrent la plupart des significations du texte, les espaces mortuaires en sont les plus révélateurs. Qu'il s'agisse de tombes isolées ou de cimetières, le lieu d'inhumation est en même temps signe et décryptage, il est consubstantiel à l'espace arthurien, le définit et l'explique. Les romans arthuriens ne laissent pas percevoir un véritable mouvement de christianisation des lieux, dans le sens où la plupart des endroits quel' on peut retrouver dans nos textes sont bel et bien christianisés depuis belle lurette. Néanmoins, ce n'est le plus souvent qu'un vernis, une patine qui doit être renouvelée de manières successives, jusqu'à la sanctification du lieu. Les rituels de consécration de cimetières

Avant de procéder à une analyse de ce phénomène dans nos textes, nous devons faire un bref détour à travers les pratiques liées à la consécration de cimetières au Moyen Âge. Le lieu d'inhumation est perçu plus d'une fois comme une sorte de miroir de ce que l'on peut appeler la« sanctification» de l'espace. Non pas la« christianisation», puisqu'elle était accomplie déjà depuis les premiers siècles du christianisme, mais la sanctification. Nous devons préciser que les lieux d'inhumation sont le plus souvent emplacés près d'un endroit de culte. Les récits de fondation de nombreux lieux de culte au cours du haut Moyen Âge mentionnent la présence d'un saint qui sanctifie l'espace sur lequel il élèvera son petit monastère 191 • Ces saints sont souvent des peregrini qui finissent par se fixer 192 dans un endroit désert et sauvage. La Vie de saint Ricmir, par exemple, raconte comment le saint arrive devant l'évêque Gilbert du Mans et lui demande un endroit dans son diocèse, où il pourrait établir son monastère. Aux propos de l'évêque qui veut lui offrir un endroit riche, Ricmir répond qu'il souhaite trouver, au contraire, un

191

Nous renvoyons pour cette question à l'ouvrage récent de B. H. ROSENWEIN, Negociating Space. Power, Restraint and Privileges of lmunity in Early Europe, Manchester, Manchester

University Press, 1999. 192 A.-M. HELVÉTIUS, "Le saint et la sacralisation de l'espace en Gaule du Nord d'après les sources hagiographiques (VII' -IX' siècles) '»dans Le sacré et son interprétation dans l'espace à Byzance et en Occident, dir. M. KAPLAN, Paris, Publicaitons de la Sorbonne, 2001, p. 139.

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endroit sauvage et inhabité 193 . Enfin, un dernier aspect de la plus grande importance pour notre analyse, le saint parvient souvent à sanctifier l'endroit par sa seule présence et il chasse quelque animal sauvage, symbolisant le génie maléfique souvent pré-chrétien du lieu 194. Nous pouvons penser qu'un cimetière, au XIIIe siècle, est un espace chrétien, placé d'habitude près d'un lieu de culte. Espace culturel, certes, espace bâti, et espace chrétien. Or, les choses ne sont pas tellement évidentes. Jusqu'à la fin de l'époque carolingienne on avait l'habitude d'aménager de grands cimetières extérieurs où l'on pouvait enterrer pêle-mêle chrétiens, juifs et musulmans. Ce n'est que vers le VIIIe siècle que l'on commence à désaffecter ce genre de cimetière195, processus qui dure, à vrai dire, jusqu'au XIIIe siècle, époque où est écrit le Lancelot. De plus, un cimetière commence à être perçu comme lieu saint à partir du xe siècle. Nous en trouvons la première mention en Angleterre, dans les lois d'Aethelstan, où il est dit que le parjure mort sans s'être repenti ne peut pas être déposé in consecratie cœmeterio ou in sanctificato atrio196 • Les premiers rituels de consécration d'un lieu d'inhumation apparaissent, eux aussi, au xe siècle et deviennent assez vite des instruments du pouvoir épiscopal. Nous en gardons la trace dans les recueils de pontificaux, mais les textes diplomatiques, selon les recherches récentes de Cécile Treffort et d'Élisabeth ZadoraRio, mentionnent très peu ce genre de pratique, même aux XIIe-XIIIe siècles. Les rituels de consécration comportent, tels que les pontificaux nous les présentent, trois étapes essentielles, purgare, donc purifier, benedicere ou sanctificare ou consecrare et enfin, en troisième lieu, custodire ou roborare, ce qui signifie défendre les corps ensevelis des attaques du démon.

Les espaces-palimpseste Les romans arthuriens offrent de nombreux exemples de lieux mortuaires, que ce soit des tombes ou de grands cimetières, des lieux 193 Non quaero locum locupletem, nec plurimis aedificiis sublimatum; sed pauperem, in quo ego pauper pauperem Christum sequi et imitari merear, ( Vita Ricmiri abbatiis apud Cenommanos, Bibliotheca Hagiographica Latina et Novum Supplementum 7246, éd. Acta sanctorum, Jan. II, Paris, 1863-1867, p. 541). 1 4 9 A. M. HELVÉTIUS, art. cité, p. 146. 195 C. TREFFORT, " Consécration des cimetières et contrôle épiscopal ,, , voir dans Le sacré et son interprétation dans l'espace à Byzance et en Occident, p. 286. 196 PL, t. 138, col. 464 et 468, voir C. TREFFORT, art. cit., p. 288.

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vrais ou des lieux illusoires. Néanmoins, comme nous allons le constater, il y a une règle presque générale qui préside à la description de ces endroits : ils sont tous situés à proximité d'un lieu de culte, d'une chapelle, d'un monastère, dans une abbaye. En revanche, les textes sont le plus souvent avides de précisions pour ce qui est del' étape de dédicace et de consécration. Nous ne savons pas si quelque évêque, abbé ou ermite avait béni les espaces mortuaires que nous discuterons plus loin. Nous tenterons de montrer que, quoi qu'il en soit, dans la plupart des textes, le passage du chevalier et sa manière d'intervenir sur les lieux équivaut à un action de consécration. La tombe aux lions

Nous avons choisi de discuter en particulier l'épisode de la tombe aux lions du Lancelot en prose parce que, par rapport à d'autres scènes similaires, que l'on mentionnera au passage, ce texte extrêmement complexe renferme presque tous les éléments que l'on a pu trouver éparpillés dans les autres apparitions de cimetières et tombes, et, en même temps, il présente un espace unique et lourd de sens. Le texte raconte comment Lancelot accomplit une épreuve exceptionnelle : il est mis face à face avec son lignage et avec son ascendance, en découvrant et en ouvrant la tombe de son aïeul, le roi Lancelot assassiné par traîtrise et félonie 197 • Il trouve la tombe, il parvient à l'ouvrir, à reconstituer le corps mutilé de son aïeul, dont la tête est plongée dans une fontaine bouillante et il déplace le corps sur un nouvel autel. Examinons plus en détail les éléments fonctionnellement constitutifs de l'espace où se trouve la tombe aux lions: 197

Les circonstances de la mort du roi Lancelot apparaissent aussi dans L'Estoire del Saint Graal, tout comme le motif de la fontaine bouillante : " Et derechief boli la fontainne jusques a tant que Galaad, li fix Lanselot del Lac, i vint. Et encore en avint uns autre miracle, que ne fu mie biaus de cestui, qui fu mout biaus. Car quant on ot sor lui une tombe mise, il en avint si grant merveille que endroit cele ore qu'il avoit esté ocis, isirent goutes de sanc qui avaient si tres grant vertu que ja chevaliers ne fust si fort navrés amort, que s'il en atouchast a ses plaies, qu'il n'en garesist maintenant. Ceste merveille fu anoncie par le pais, et tant que tout li chevalier povre et riche i vinrent tout si tost corn il sorent quant il erent navré.,, (éd. citée, p. 565-566). Nous remarquons une certaine similarité entre le martyre du roi Lancelot assassiné et le duc Guillaume Longue Épée, que l'on finira par canoniser en raison de sa mort violente et de son rayonnement spirituel (cf. P. BOUET, "Dudon de Saint-Quentin et le marl:)Te de Guillaume Longue Épée '" dans Les saints dans la Normandie médiévale, Caen, 2000, Presses Universitaires de Caen, p. 237-259). Par ailleurs, l'enterrement des rois martyrs et des rois saints est un motif qui a une longue tradition hagiographique (voir à ce sujet L. MUSSET," Les sépultures des souverains normands : un aspect de l'idéologie du pouvoir"• Cahiers des annales de Normandie, 17, 1989, p. 19 sq.)

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« Et Lancelot chevauche par mi la forest dusqu'a hore de prime tant qu'il vint en une valee. Lors resgarde, si voit devant lui une me son viez et basse, et il vait cele part, car il voldra veoir que ce puet estre. Et quant il est venuz cele part, si resgarde devant la maison et vit une fontaine desouz grant planté d'arbrisaux, qui sordoit par .I. tune! et chaoit en un vesse! de plonc et d'iluec chiet en .I. doit qui estoit desouz la forest auques pres, et il i avoit I. tombe de marbre qui est entre .II. granz pins et as .II. chies de la tombe avoit .II. granz lions, l'un d'unne part et l'autre d'autre ; si gardoient la tombe en tel maniere que nus n'i poïst avenir se par aux non et se gisoient a la terre. Et si tost corn il virent Lancelot venir, si se drescent en estant et se bat chascuns de sa queue por avoir ire, car tiex est la coustume del lion qu'il ne feraja mal a home ne a fame ne a beste, devant qu'il soit iriez et courreciez. Quant Lancelot voit les lions, si pense bien que a aux le couvient combatte, ne il ne s'an velt partir autrement. Lors garde devant lui et voit une croiz vielle et ancienne et devant avoit un perron de marbre bis. Il vient au peron et voit les lestres escrites qui , et elle est marquée par la présence d'un écu d'or. Nous verrons par la suite que ce jeu de contrastes est loin d'être innocent. Dans notre passage, le marbre donne à voir la tombe comme un lieu d'inhumation royal ou en tout cas comme la demeure éternelle de quelque personnage exceptionnel203 • Le matériel noble de la sépulture de même que le mécanisme sophistiqué de la fontaine entrent profondément en contraste avec l'austérité de la demeure vieille, basse et humble de l'ermite. Pour qu'il y ait un lieu de culte, il faut qu'il existe un personnage fondateur. Dans notre cas, ce premier être est l'ermite qui y avait installé sa chapelle, et dont nous pouvons voir le descendant dans la personne du prud'homme qui guide Lancelot. Cependant, le véritable rôle du saint fondateur est assuré ici par le décédé même : ce sont ses dépouilles qui, en tant que reliques, investissent l'espace de sacralité. À la mainmise sur l'espace, que l'on comprend par la présence de la maison ancienne, suit la sanctification du lieu, par l'emplacement de la tombe d'un être sanctifié et sanctifiant. Un seul élément est inquiétant dans ce paysage commémoratif, la fontaine. Déjà le plomb, lourd et désagréable, prévient le spectateur 202 Par ailleurs, la maison dont il est question n'est rien d'autre que l'abri d'un ermite, qui l'utilise aussi comme lieu de culte. Les vies des saints mentionnent souvent ce genre de "mansio '"et nous savons de la Vie de Winnocqu'elles étaient parfois en bois (cf. VitaAudomari, Bertini et Winnoci, éd. Monumenta Germaniae Historica, Scriptores rerum Merowingicarum, Hanovre-Leipzig, 1884-1951, ch. 26, p. 774). 203 En Bretagne le marbre, et en particulier le marbre des Pyrénées, était utilisé tout le long du haut Moyen Âge pour les sépultures des saints ou des abbés (Les sépultures du haut Moyen Âge en Bretagne, Rennes, Institut Culturel de la Bretagne, Rennes 1, 1989, p. 20). D'autre part, nous savons que lors de la deuxième exhumation d'Arthur en 1278 les dépouilles royales sont transportées dans un tombeau en marbre. Dans le passage de la tombe aux lions, nous retrouvons réunies sainteté et royauté.

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sur le caractère trompeur de la fontaine. La tombe, comme la source d'eau, ne découvrent rien lors d'un regard de perspective, et les deux nécessiteront que le chevalier y focalise son regard. Néanmoins, le marbre et le plomb laissent prévoir la charge de chacun de ces deux éléments du paysage. Fuite d'eau, fuite de sang: un paysage dégoulinant qui appelle au secours. Nous décelons donc là plusieurs types de contrastes, l'un entre l'ancien et le nouveau, le pauvre et le riche, mais aussi bien entre le bénéfique et le maléfique. Au sang à vertus thaumaturges qui coule de la tombe répond l'eau bouillante de la fontaine. Cette tension entre les éléments du paysage désigne à chaque fois les divers moments de l'appropriation de l'espace. Le lieu de culte semble à chaque fois le plus ancien, mais le moins susceptible de sanctifier définitivement les lieux. Les cimetières, qui apparaissent après, renfermant le plus souvent des corps de nobles 204 , ont la vocation de la sanctification, qui elle aussi, se fait en plusieurs étapes. La consécration du lieu Dans notre passage, Lancelot parvient à tirer la tête de l'eau, et à ouvrir la tombe, procédant à une sorte de translation de reliques: l'ermite lui demande d'ôter le corps et de le placer devant l'autel de sa chapelle. Rien de ce qui se passe dans ce texte n'est innocent. Nous pouvons bien supposer que la tombe en marbre n'était sacralisée qu'à moitié, grâce à la sainteté de la personne qui y gisait. Sanctifiée à moitié, tout comme le cadavre se présentait sans tête à l'intérieur. Aucune main extérieure n'était venue «dédicacer» le lieu, puisque l'ermite préfère comme lieu d'inhumation, l'autel de sa chapelle. Cela nous conduit pratiquement à conclure que Lancelot accomplit de manière symbolique ce que l'évêque fait au cours de la liturgie de dédicace. Rappelons que, selon le groupe de pontificaux « anglosaxons »,l'évêque récitait, entre autres, cinq oraisons aux cinq points centraux du cimetière, la dernière au milieu 205 • Or, si nous faisons bien attention aux mouvements de Lancelot, c'est cinq fois qu'il «regarde», après avoir vu la maisonnette: une fois lorsqu'il aperçoit la tombe et la fontaine, ensuite quand il voit la croix, une troisième 204 L'une des pratiques les plus courantes au sein de la noblesse est l'inhumation auprès d'un monastère (cf. C. TREFFORT, art. cit., p. 286), et c'est le cas de nombreux tombeaux dans notre texte. 205 Détail qui apparaît en particulier dans le manuscrit inédit BN, lat. 1686, fol. 6lv-62r, mentionné par C. TREFFORT, art. cité., p. 287.

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fois quand il voit le sang, enfin une quatrième et une cinquième fois lorsqu'il découvre la tête et l'eau bouillante. Ce sont, à notre avis, autant d'étapes successives d'initiation à l'espace environnant et aux mystères de la mort de son ancêtre. Par ailleurs, nous constatons que, s'il« regarde »cinq fois, il accomplit seulement quatre actions : il tue les lions, ce qui rappelle les exploits des saints fondateurs de lieux de culte qui, souvent, étaient aussi des héros saurochtones 206 • On pourrait, par ailleurs, interpréter la présence des lions par la perspective des récits de fondation qui parlent du droit d'asile et de gîte donné parfois aux animaux sauvages 207 • Les dépouilles de la tombe créent un espace où le lion peut trouver refuge, et dont il devient le gardien, alors que, dans une deuxième étape, les lions revêtent l'habit de l'animal diabolique, sorte de démon du lieu, que le héros doit tuer pour purifier l'endroit. Ensuite, Lancelot tire la tête de l'eau, ouvre la tombe et enfin transporte le corps 208 • Il serait intéressant de lire les gestes de notre chevalier comme une sorte de reprise en miroir du rituel de dédicace : il tue les lions et fait sortir del' eau la tête de son aïeul, dont il reconstitue le corps. Ce serait là la première étape, selon ce que l'on a mentionné plus haut, la purification, purgare. Il transporte le corps du roi Lancelot et le fait enfouir devant l'autel de l'ermite: c'est une sorte de translation de reliques qui, avec l'ouverture de la tombe, pourrait jouer le rôle del' étape de bénédiction. Nous savons que selon le rituel de dédicace, les corps enterrés sont censés être protégés jusqu'au jour du Jugement Dernier209 • Or, l'épitaphe du roi dit en toutes lettres que ce corps ne sera pas levé si son descendant ne parvient pas à ouvrir la tombe. Bien évidemment, la translation du corps du roi Lancelot ainsi que son deuxième enterrement devant l'autel rappelle étrangement les pratiques de consécration des autels déjà bien fixées à l'époque où est écrit le Lancelot. Le geste peut bien signifier en même temps une 206 Cf. A-M. HELVÉTIUS, art. cité, p. 147. Voir aussi, à ce sujet, les travaux de G. DURAND sur l'imaginaire. 2o7 A-M. HELVÉTIUS, art. cité, p. 154. 208 Ce n'est pas la seule fois dans le Lancelot en prose que Lancelot est en train de rendre possible un enterrement chrétien ; nous le retrouvons dans cette hypostase dans un épisode moins complexe, lorsqu'il tire de l'eau deux cadavres qui ne pouvaient en être sortis par personne et annonce les habitants du château le plus proche qu'ils doivent être enterrés. Nous remarquons, cependant, qu'il ne se charge pas lui-même de mettre les corps en terre chrétienne. (cf. Lancelot en prose, éd. citée, t. VII, p. 328-329). 209 Cf. Das Sacramentarium Triplex. Die Handschrift C43 der Zentralbibliothek Zürich, Munster, 1978, no. 3560, p. 348, cité par C. TREFFORT, art. cité., p. 289.

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deuxième inhumation du martyr et une dédicace de l'autel par une relique 210 • Ce que Lancelot ne fait pas, c'est éteindre l'eau bouillante, dernière étape de la sacralisation du paysage, destinée à protéger l'espace à tout jamais et qui reviendra à Galaad 211 • L'enluminure du ms BN fr. 111 place d'ailleurs la fontaine au milieu, en plein centre du paysage : la réception du texte deux siècles plus tard vient appuyer notre lecture de la sanctification progressive jusqu'au point central de l'espace. Nous ne tentons pas de démontrer, bien évidemment, qu'entre les rituels de dédicace et le roman arthurien que nous discutons il y a quelque parallélisme voulu et conscient, ni que l'auteur de notre texte a volontairement souhaité guider son lecteur vers une lecture herméneutique de ce genre où le chevalier, qu'il soit Lancelot« dédicaçant» les quatre points ou Galaad bénissant le centre, prendrait la place de l'évêque. Ce genre d'interprétation ne serait que trop spéculative. (Même si, après tout, les rituels de dédicace avaient lieu en public et qu'il n'était nullement exclu qu'ils soient connus et assimilés par nos auteurs). Néanmoins, il est certain que nous avons là des schémas imaginaires similaires qui pourraient nous conduire à tirer des conclusions de nature anthropologique. Par ailleurs, vu que très tôt l'autel devient en même temps table et tombeau 212 , nous pourrions lire le passage de Lancelot à la tombe aux lions aussi bien que les gestes 210 Le plus ancien rituel écrit concernant les dédicaces à reliques est l'ordo XLII et date du VIII° siècle (cf. M. ANDRIEU, Les ordines romani, Louvain, 1956, t. IV, p. 353 sq). Selon cet ordo, l'évèque va d'abord chercher les reliques à l'extérieur, ensuite les enfouit sous l'autel et enfin il effectue toute une série de rites et aspersions. (cf. N. HERRMANN-MASCARD, Les reliques des saints. Formation coutumière d'un droit, Paris, Kliencksieck, 1975, p. 151). D'autre part, selon L. DUCHESNE, Origi,nes du culte chrétien. Étude sur la liturgi,e latine avant Charlemagne, Paris, Fontemoing, 1908, p. 406, la cérémonie est avant tout funéraire et la mise des dépouilles du saint sous l'autel est surtout une elevatio. En revanche, nous devons mentionner qu'au XIII' siècle, Guillaume Durand, par exemple, déplore encore le fait qu'il n'y a parfois pas de séparation stricte entre les clercs et les laïcs pour ce qui est du toucher ou de l'ostention des reliques (cf. Guillaume Durand, De modo celebrandi generalis concilii, dans Tractatus tractatuum, Venise, 1584-1586, t. XII, part. 1, fo. 182, cité par N. HERRMANNMASCARD, op. cit, p. 204). Cela expliquerait pourquoi nous avons parfois l'impression que Lancelot dans ce texte remplace l'évèque en tant que purificateur des lieux d'inhumation. 211 L'épisode du passage de Galaad à la fontaine bouillante est décrit dans le Tristan en prose. Comme dans d'autres scènes de ce roman, Galaad, qui parvient à refroidir la fontaine par le simple toucher, remercie Dieu de lui avoir permis de devenir Son instrument (Tristan en prose, éd. citée, t. VIII, p. 203sq.). 212 H. MICHAUD, " Culte des reliques et épigraphie. L'exemple des dédicaces et des consécrations d'autels '" dans Les reliques. Objets, cultes, symboles, Actes du colloque international de l'Université du Littoral-Côte d'Opale (Boulogne-sur-Mer), 4-6 septembre 1997, éd. E. BOZOKY, A-M. HELVÉTIUS, Brepols, 1999, p. 199.

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rituels qu'il y accomplit, comme une sorte d'annonce, ou de signe préfigurant la table eucharistique du Graal destinée à Galaad. La tombe aux lions peut se lire comme un miroir agrandissant d'un autre épisode du Lancelot en prose, celui de la tombe de Galaad au Saint Cimetière. Les traits communs entre les deux scènes ne sont que très nombreux: à la place d'une petite chapelle ou d'un petit ermitage nous retrouvons une abbaye, et au lieu d'une seule tombe le chevalier retrouve un cimetière : «Après vindrent en .I. grant porpris clos de haut mur environ, et c'estoit uns cimentieres. En cel cimentiere celui qui fu engendrez en Sorelice qui puis fu apelee Gales por lui, kar il i fist la lei en non Nostre Seignor Jhesu Crist. Avec lui i gisaient .XXIIII. de ses compaignons. Laiens avait .II. lames sor .II. tombes ; ,, 213

L'idée de clôture réapparaît dans ce passage, de même que celle de la proximité d'un endroit saint et d'un lieu d'inhumation maudit. Les différences apparaissent par contre dans la suite du récit: il n'existe aucun jeu du regard, aucune économie de la visibilité dans ce fragment. Lancelot est bel et bien mené aux tombes par les moines de l'endroit et il soulève la lame du tombeau de Galaad alors que personne d'autre ne pouvait le faire. En revanche, il ne parvient pas à éteindre la tombe ardente de Symeu, comme il n'avait pas réussi à résoudre le problème de la fontaine bouillante. Cependant, l'ouverture de la tombe de Galaad est accompagnée, tout comme celle de la tombe du roi Lancelot, d'une translation de reliques : le corps est transporté dans le pays de Galles 214 . Quelle est la raison de cette translation, ou de ce transfert, le texte ne nous le dit pas. Est-ce vraiment une translation de reliques, qui doivent être ramenées dans le pays d'origine du défunt? Ce n'est pas évident, puisque le corps qui repose dans la tombe ouverte par Lancelot n'est pas vraiment purifié avant le passage du héros. Par contre, nous pourrions penser qu'une fois que la tombe est ouverte, le chevalier accomplit un geste qui ressemble à une forme de sanctification du lieu. Dans ce cas, la reprise des dépouilles par les gens venant du pays du défunt acquiert des significations plus complexes : nous pouvons parler d'une sorte de récupération d'un corps purifié, comme c'est le cas pour le roi Brangemors dans la Continuation Perceval, mais aussi d'une forme de déplacement des dépouilles sanctifiées par le 2

13

214

Lancelot en prose, éd. citée, t. II, p. 31. Ibidem, t. II, p. 33-34.

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passage du chevalier et destinées à transformer le pays de Galles en une sorte de loca sanctorum215 . Escalon le Ténébreux et la tombe ardente

Nous retrouvons des épisodes similaires dans le Lancelot en prose, épisodes qui se prêtent au même genre de grille interprétative que le passage de la tombe aux lions. Gauvain et Hector voyagent ensemble à la recherche des aventures. Parvenus dans une région déserte, ils aperçoivent une chapelle qui les oriente : « Quant il orent alé entor demie lieue, si troverent unes broces petites et voient a destre partie, pres d'un chemin, uns viels chapele » 216 • Le schéma narratif del' orientation dans l'espace parcouru semble fonctionner de manière similaire pour Gauvain, Hector et Lancelot. La chapelle comporte un rôle d'orientation, remplissant parfaitement la fonction de signe. Il est vrai que dans notre texte les héros ne se dirigent pas vers le lieu de culte, qui par ailleurs est toujours vieux et ancien, de manière gratuite, mais ils espèrent pouvoir écouter la messe. Le lecteur ne sera évidemment pas étonné par la représentation des lieux délabrés et déserts. Nous retrouvons non seulement le principe de l'ancienneté, mais aussi la faille, la brèche dans la sacralité du lieu, figurée par un mur fendu. De quelle nature est cette brèche, nous l'apprenons quelques lignes plus loin : « Mes entre l'autel et le cimetiere avoit une tombe de marbre vermeil ou il avoit letres blanches portaites molt soutilement. Il regardent les letres grant piece et client que por noient ne sont il mie venu cele part, kar sans aventure ne s'en partiront il huimé~. Et Hestor list les letres qui client:

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Le problème de la translation des dépouilles et des reliques est longuement débattu au XII' et XIII' siècles. La plupart des voix s'accordent à considérer que l'on ne peut déplacer les reliques ayant servi à une consécration d'autel, puisque cela équivaudrait à un déplacement de l'Église en entier et donc des loca sanctorum (cf.Jean le Teutonique, Decretum, fo. 642, ou Huguccio, Summa, fo. 284, cités par N. HERRMANN-MASCARD, op. cit., p. 176). D'autre part, à la mème époque, la translation des reliques habituelles ne semble pas poser le même type de problème comme au VIII' siècle, où l'intangibilité des corps saints semblait prévaloir, exception faite des cas d'élévation. Ainsi nous savons que, pour diverses causes, les corps ou les dépouilles d'un saint canonisé ou attendant la canonisation pouvaient bien être déplacées. À la lumière de cette perspective, nous ne saurions lire le déplacement du corps béni par le passage de Lancelot qu'en tant que déplacement de reliques n'ayant pas encore servi à une consécration d'autel, comme c'était également le cas pour le père de Lancelot, déplacement destiné à mieux honorer les dépouilles du personnage. Il est aussi assez évident que le corps doit se trouver là afin d'attendre le passage de Lancelot, ce qui n'aurait pas été le cas dans le pays de Galles. 2l6 Lancelot en prose, éd. citée, t. II, p. 366.

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« Os tu, chevaliers errant qui vals querant aventures, garde que ja ne te metes en cel cimetiere por les aventures achever qui i sont, kar ce seroit paine gastee, se tu n'es li chaitis chevaliers qui par sa maleurose aventures del Graal, celes ou il ne porrajamés recovrer. » » 217

Déjà la tombe en marbre rouge s'investit du rôle d'élément de transition, une sorte de connecteur dans la morphologie de l'espace mortuaire arthurien. Elle fonctionne comme indice d'avertissement et comme seuil destiné à séparer une hétérotopie d'une autre. Les aventures du cimetière sont représentées par un tombe ardente au milieu de douze autres tombes, chacune ayant une épée dressée pardessus218. Malgré leurs efforts, les compagnons ne parviennent pas à toucher la tombe ardente ni à pénétrer dans le cimetière. La relation du chevalier à l'espace se construit selon la logique de l'anomalie à réparer, suivant le même schéma que nous avons pu observer jusque là. Escalon le Ténébreux

Un schéma spatial similaire se retrouve dans l'épisode d'Ascalon le Ténébreux toujours dans le Lancelot en prose. Le principe du contraste fonctionne sans faille. Ascalon, ou Escalon 219 , est un château maudit, plongé dans les ténèbres par la malédiction d'un ermite qui avait vu le seigneur et une demoiselle en train de forniquer dans le monastère lors de la Semaine Sainte. Examinons quelque peu la description du château: « Ensi chevalchent tote jor tant k'il est pres de none, et lors viennent a un chatel ki molt est bials par defors. Et si tost corn il sont venu a la porte, si voient par tot cel chaste! si grant oscurté que nule riens n'i veist gote de tant corn l'en traisist d'un arc. Mais en mi lieu de la vile avoit une place delés .I. gaste mostier, tant corn li cimetiers duroit, ou l'en veolt autresi der corn l'en feist defors les murs. ,, 220

Nous remarquons avec quelle précision le lieu est délimité. Le cimetière apparaît comme le seul lieu vraiment protégé contre la 21

7 218

Ibidem, t. II, p. 367. Ibidem, t. II, p. 367.

Nous ne saurions ignorer la coïncidence du nom qui reprend celui de l'une des cinquièmes villes des Philistins (los., XIII, 3, 1 Reg., VI, 17). Selon une tradition orientale, Ascalon est nommée« la ville misérable que prit Sa Majesté quand elle se révolta» (cf. Xanthus de Damas, dans Hist. Graec. Fragm., 11, t. III, p. 372). 220 Lancelot en prose, éd. citée, t. 1, p. 229.

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malédiction dans tout le château. Non seulement la forteresse, mais aussi le monastère, en l'occurrence le lieu de culte, semblent sujets à la damnation des ténèbres 221 • L'un des détails les plus frappants de cette description est la protection du cimetière qui ne vient ni d'une consécration préalable, ni de la proximité du lieu de culte, mais des corps saints enterrés dedans 222 • Le principe de l'enterrement d'un corps saint sous l'autel pour une meilleure protection de l'endroit se retrouve sans ambiguïté dans ce texte et son efficacité n'en est que plus prouvée. Par ailleurs, la véritable cible de notre passage n'est pas le cimetière en lui-même, puisqu'il apparaît plutôt comme la seule île gardée par la folie des ténèbres. L'espace qui se donne à voir et demande à être sauvé et exorcisé par le chevalier errant est le château, avec son monastère. Les habitants ressemblent étrangement à des âmes en peine, prisonniers des murailles, se voyant en même temps interdire la sortie du château et l'entrée au cimetière 223 • Comme nous avons pu l'observer pour l'épisode de la tombe ardente, le schéma de l'épreuve est le même: le héros doit parcourir l'espace et résister à des coups invisibles. Dans le cas d'Escalon, le chevalier élu doit ouvrir une porte, mouvement naturel si l'on pense que le châtiment des habitants était littéralement la clôture. Ouverture symbolique, remplaçant l'ouverture d'une tombe dans le cas d'autres passages. Ce que Lancelot doit faire afin de jeter les âmes damnées de cet enfer est mener un combat contre l'espace. Par ailleurs nous ne saurions ignorer la profonde symbolique biblique qui se rattache à la porte, puisque Jésus dit: Ego sum ostium. Perme, si quis intruierit, salvabitur et ingredietur et pascua inveniet (jn. IO, 9) 224 • Cette lutte, véritable mise-en-abyme del' errance du chevalier qui aspire à intégrer les rangs de la chevalerie celestielle, semble avoir une place centrale pour l'épisode, puisque l'auteur lui consacre environ une page et demie. Le héros ne se bat pas contre des adversaires visibles, comme c'était le cas de la tombe aux lions, mais nous pourrions tout aussi bien qualifier cette étape de purificatoire, puisque le passage de l'élu, tout comme 221

222

Ibidem, t. 1, p. 229. Ibidem, t. 1, p. 231.

223 " ne nus qui del chaste! soit n'a\Ta pooir del venir en cest cimetiere, ains ont XVII ans esté en tel closture que il ne pueent hors des murs issir ne en cest cimetire entrer en nule maniere. '" ibidem, t. 1, p. 230. 224 La porte comme figure symbolique de la régénération et du salut apparaît plusieurs fois dans la Bible (1 Cor. XVI, 9, II Cor. II, 12, etc).

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la simple existence des corps saints, agit sur l'espace. Par la suite, l'ouverture de la porte équivaut à une bénédiction, signifiée par des moyens différents dans ce texte : là où d'habitude nous retrouvons une fracture, une faille qui doit être fermée afin qu'il y ait clôture parfaite, avec Escalon l'auteur semble se plaire à poser l'ouverture comme principe de sanctification. Quant à la dernière étape, Lancelot est encore une fois incapable de l'accomplir : la protection est d~jà assurée, pour ce qui est du cimetière, et le héros continue son chemin. La présence du lieu d'inhumation dans ce passage est faite essentiellement de contrastes, elle existe d'une part pour créer le jeu des lumières qui fascine le spectateur et l'incite à tenter une épreuve, de l'autre pour souligner de manière subtile les carences de Lancelot. Escanor ou le palimpseste en marche

Nous retrouvons un autre type de lieu d'inhumation-palimpseste, dans le roman de Girart d'Amiens. Escanor le Bel finit sa vie dans un ermitage où il meurt en odeur de sainteté. À première vue, rien de plus simple. Néanmoins, avec ce texte nous assistons à la déconstruction progressive à travers les méandres du récit, du lieu-palimpseste que nous avons pu observer dans les passages ci-dessus. L'ermitage d'Escanor est désigné dès le départ comme un lieu saint225 • L'endroit est déjà récupéré par la présence d'un saint ermite qui y avait élevé une chapelle et une maisonnette 226 • À première vue l'endroit est donc déjà saturé de sainteté. L'arrivée d'Escanor le jour même où le saint homme qui y habite rend l'âme, semble une sorte de relais naturel. L'ermite fondateur est remplacé par un autre. Par ailleurs, nous retrouvons une forme de consécration d'autel lorsque les deux prud'hommes avertis par les anges viennent enterrer leur confrère devant l'autel : « Atant le service Dieu firent / Et le saint hermite enfouïrent /Devant l'autel mout dignement » 227 • À la différence des rites de consécration habituels, le corps saint est encore une fois, comme dans le Lancelot en prose, porté devant l'autel de la chapelle et non pas en dessous. Il semble que la matière arthurienne privilégie décidément cette pratique, qui se retrouve, 225 "Li Biax Escanor s'en vint droit/ A ce! saint lieu con a l'endroit/ Qu'il pooit prime de jor estre. », Escanor, éd. citée, v. 24829-24831. 226 " Car adont si bien l'avoia / Qu'il vint a une maisonete / Ou ilot une chaelete / C'unz sainz hermites avoit faite, / Unz hom qui vie avoit parfaite. '" Escanor, éd. citée, v. 2480024804. 22 7 Ibidem, v. 24947-24949.

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comme nous pouvons le voir, aussi bien dans les textes en vers que dans les textes en prose 228 • Néanmoins, la valeur de la tombe comme signe est rendue transparente lors de la mort d'Escanor le Bel, lorsqu'une tombe apparaît de nulle part pour le recevoir229 • La mort d'Escanor et la présence de son corps enseveli dans la chapelle représentent une deuxième étape dans l'appropriation du lieu. Doublement sanctifié, par les saintes dépouilles du premier ermite aussi bien que par le corps d'Escanor et par la présence de la tombe miraculeusement placée là, le lieu d'inhumation semble ne plus avoir besoin d'un autre surplus de sainteté. Néanmoins, lorsqu'Escanor de la Montagne parvient avec un abbé à l'ermitage et y trouve le corps de son neveu, une troisième étape semble s'imposer : le corps de la sainte femme d'Escanor le Bel, enfoui dans une abbaye, est transporté à l'ermitage pour que les époux soient réunis dans la mort230 • Nous sommes à nouveau devant une translation de reliques, puisque la femme d'Escanor le Bel était également vue comme sainte, translation qui, pour une fois, n'est pas effectuée pour qu'une abbaye en profite. La seule raison pour le déplacement du corps de la reine est son union avec son mari. Girart d'Amiens ne livre aucune explication pour le fait que ce n'est pas le corps du mari qui est déplacé à l'abbaye, mais les raisons sont implicites : puisque Dieu même avait mis la tombe du héros à l'ermitage, comme en témoignait une lettre, personne ne pouvait ni ne devait toucher au corps enterré là231 . À travers la joie de la femme de Girflet, nous retrouvons l'idée de la sanctification finale du lieu, qui est définitivement« amendé ». À la différence d'autres textes, Escanornous livre étape par étape, en diachronie, le processus complexe de la sanctification d'un lieu d'inhumation. Le contraste entre la pauvreté de la maisonnette puis

Nous savons que l'ordo XLII ainsi que le pontifical romano-germanique du X' siècle prévoient que les reliques soient enfouies sous l'autel lors d'un acte de consécration. Néanmoins, ce genre de localisation du sepulchrum, qui correspondait bien à l'architecture des basiliques romanes, n'est plus pratique au XIII' siècle. Dans le pontifical de Guillaume Durand, on admet déjà que le sepulchrum puisse se trouver soit au milieu de la table de l'autel, soit devant, soit derrière (cf. M. ANDRIEU, Le pontifical romain au Moyen Âge, Vatican, 1941, t. III, 1. II, c. 23, rub. 38-39, p. 486, cité par N. HERRMANN-MASCARD, op. cit., p. 159). 229 Escanor, éd. citée, v. 25191-25199. 3 2 o Ibidem, v. 25880-25885. 231 Nous savons que la loi romaine interdit assez tôt le transfert des reliques sans une véritable cause, mais que les corps des défunts peuvent malgré tout être déplacés pour être réinhumés dans leur pays d'origine (cf. N. HERRMANN-MASCARD, op. cit., p. 36).

228

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de la chapelle et la riche tombe du héros 232 s'explique et se résout par la volonté divine. À la différence d'autres lieux-palimpsestes, celui-ci semble ne pas présenter de fracture ni de faille. Mais comment comprendre la translation des dépouilles de la feue reine sinon comme le geste final qui ferme une fente ? L'union des deux corps en un seul endroit n'est-elle pas en même temps une exigence de l'amour qu'une exigence de la foi ? Le lieu ne se prête à première vue à aucune forme de ritualisation ou de bénédiction externe. Dès sa première occurrence, comme nous l'avons vu, il est désigné en tant que lieu « saint», en plus visité par les anges. Il n'y a pas donc d'étape explicite de purification, à moins quel' on ne considère que la présence du premier ermite est en même temps une appropriation del' espace, par le lieu de culte, et une purification. Cette lecture n'est pas à rejeter, puisque le texte insiste longuement sur les dangers de la forêt, et le nombre de bêtes sauvages qui hantent l'endroit. L'arrivée et l'enterrement d'Escanor font bien figure de bénédiction divine et de sanctification de l'endroit, alors que le déplacement des dépouilles de la reine achève le processus par une protection définitive. Malgré l'absence apparente de gestes militants ou combatifs, nous retrouvons donc le même schéma que dans les textes en prose. La simple présence d'un chevalier voué à l'idéal de la chevalerie celestielle semble suffire pour sanctifier un endroit. Cette progression apparemment passive est probablement due à l'esprit de ce roman, profondément tourné contre toute action guerrière, perçue comme structurellement mauvaise. Le chevalier ne vient pas modifier l'espace de l'extérieur, mais il ne fait qu'un avec le lieu, il en devient partie constitutive. C'est probablement la manière la plus profonde de problématiser la relation de la chevalerie celestielle au monde. La tombe de Balaain

Le tombeau et l'île se retrouvent et se confondent à travers un épisode de la Suite Merlin, tout en présentant et en re-présentant un lieu-palimpseste intéressant et complexe. Nous apprenons dans ce roman que Balaain et Balaan s'entre-tuent à la suite d'une malheureuse mésaventure et qu'ils demandent avant leur mort de se faire enterrer sur une île pour être ensemble dans le même « vaissiel »

232

Escanor, éd. citée, v. 25192 et v. 25628.

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puisqu'ils sont sortis également du même« vaissiel »,le ventre de leur mère 233 . La tombe des deux frères frappés par les malheurs de Fortune acquiert de manière transparente des connotations totalisantes et circulaires. La dernière phrase de notre passage donnerait du pain sur la planche aux psychanalystes à la chasse de symboles utérins. De plus, les frères réunis dans la même tombe tentent de réparer la fracture qui domine et explique leur infortune. Fonctionnellement, l'union des deux corps ressemble étrangement à la fragmentation et la restitution du corps de Lancelot, le père de Ban. Néanmoins, le mécanisme par lequel la malédiction est censée se résoudre à travers l'union des deux corps après leur mort semble ne pas convenir dans l' économie du lieu palimpseste et de sa relation à l'être: « Quant Merlins ot che fait, il demoura en l'isle .II. mois et plus et fist illuec enchantements assés diviers. Et dalés la tombe estora un lit si estrange que nus n'i puet puis dormir qu'il n'i perdist le sens et le memoire en tel maniere qu'il ne li souvenistja de chose qu'il eust devant fait tant comme il demourast en l'ille. Et dura chis enchantemens dusques tant que Lancelos, li fius le roi Ban de Benoïc, i vint. » 234

Nous retrouvons sans trop de complications un schéma similaire aux épisodes du Lancelot en prose que nous venons de discuter. Nous pouvons par contre remarquer l'absence de toute forme de christianisation de l'espace. Il n'y a ni chapelle, ni croix ni bénédiction de la tombe. Le rituel pratiqué par Merlin est une cérémonie de consécration inversée, qui transforme un lieu neutre et rationalisé en endroit maudit. Nous savons que les corps saints étaient très souvent enterrés sous un autel, afin de mieux protéger l'endroit. Merlin construit son lit comme une réplique inversée de l'autel. À la place d'un signe de grâce, nous retrouvons ainsi bien ancré dans l'archéologie de la tombe de Balaain, le signe de Morpheus et de la folie. La relation de Lancelot à l'espace se précise encore plus à travers ce texte. Le lieu d'inhumation revêt des significations symboliques profondes et il exige trois passages successifs afin d'être purifié et protégé. Le premier passage est celui de l'enterrement des deux frères, qui, par leur union, est salutaire, et ferme une première fois la fracture. Dans cette perspective, les enchantements de Merlin viennent briser et annuler l'équilibre obtenu par cette union. Le passage 33 2 234

Suite Merlin, éd. citée, p. 192. Ibidem, p. 193-194.

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de Lancelot, deuxième ritualisation, refait l'équilibre et referme la faille, tout en délivrant le lieu du spectre de la fatalité fratricide. Par ailleurs, vu que les deux frères sont prisonniers de l'implacable roue de Fortune et de ses injustices, comme nous avons pu l'observer dans la première partie de notre étude, Lancelot apparaît encore une fois comme briseur de cercles 235 , alors que Merlin ne semble pas manquer à sa vocation d'inducteur de cercles236 • Il neutralise Fortune et purifie les lieux. Ce n'est pas un hasard si, cette fois, il le fait à l'aide d'un anneau magique. Ce n'est qu'un cercle qui peut annuler un autre. Les tombes hantées

Un exemple profondément concluant pour la sanctification du lieu par un chevalier est celui de la tombe hantée dans la Queste. Qu'en est-il de cette tombe que Galaad est appelé à purifier, dans un texte si profondément imprégné d'esprit théologique? Le roman nous livre tous les détails nécessaires pour que l'on puisse comprendre cette expérience comme une oeuvre de « re-christianisation » ou de « rebénédiction », enfin de sanctification. De plus, comme nous le verrons, le lecteur est autorisé à comprendre cette tombe en tant que signe. Nous savons que Galaad s'arrête dans une abbaye dont les moines sont terrorisés par une voix qui sort des profondeurs d'une tombe. Le chevalier est appelé à régler le problème, et il ne semble avoir aucun mal à le faire. Plusieurs éléments nous intéressent dans cet épisode. D'une part, il ne s'agit pas de n'importe quelle abbaye: c'est le lieu qui abrite l'écu béni de Joseph d'Arimathie. De plus, c'est là que se trouve enterré le corps de Nasciens, personnage, comme nous l'avons déjà vu, sanctifié et sanctifiant237 • L'endroit est donc sursaturé de sacralité chrétienne. Sursaturé aussi de symboles, dans le sens où cette tombe est un signe destiné à relier la pré-histoire du Graal et les temps arthuriens, comme ce sera le cas pour la nef de Salomon. Sans parler du fait qu'il s'agit d'une abbaye, donc du coeur même de la protection chrétienne. Et malgré cela, le lieu comporte une faille. Une brèche béante qui contraste avec la surface lisse et immaculée de l'édifice chrétien que nous avons sous les yeux. Un démon se cache dans les dépouilles d'un pauvre chevalier enterré dans le cimetière de l'ab235

Voir supra, notre chapitre " Sous le signe du cercle "· Voir supra, notre chapitre " Sous le signe du cercle ,, 237 Queste, éd. citée, p. 35. La traduction italienne du XIII' siècle respecte presque mot par mot ce fragment. (La Inquiesta del San Gradale, éd. citée, p. 142.) 236

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baye. Nous pourrions même penser qu'entre la tombe de Nasciens et la tombe hantée il existe un parallélisme qui n'a rien d'accidentel. Le chevalier inconnu est le double maléfique de Nasciens. Si l'abbaye a besoin d'une présence extérieure et pure pour exorciser ses démons, si l'espace ne semble avoir reçu qu'un vernis de christianisation, il en est de même avec Nasciens, chevalier païen, ayant reçu le baptême, mais gardant probablement une faille dans son propre être. Quoi qu'il en soit, ce n'est qu'après le passage de Galaad que nous pouvons parler de sanctification de l'endroit et l'épisode nous livre les indices des étapes successives du processus : l'abbaye était là depuis les temps anciens de l'appropriation de l'espace par le christianisme, elle est surinvestie par l'écu de Joseph et par les dépouilles de Nasciens, mais ne peut être réellement purifiée et sanctifiée sans le passage de Galaad. Par ailleurs, nous pouvons remarquer l'absence de toute trace matérielle de ce passage : le chevalier appelé à devenir celestiel marque les lieux en refermant des brèches et non pas en rajoutant des éléments nouveau à l'espace. Sa vocation n'est pas de bâtir, et c'est en cela qu'il se distingue de ses ancêtres, mais de bénir. À la lecture de cet épisode nous comprenons le mieux ce que signifie sanctifier l'espace: le prud'homme le dit de manière très explicite : « Il convient qu'il soit ostez de cest cimetiere et gitez fors, car la terre est benoite et sainti:ftée ; por coi li cors dou crestien mauvés et faus n'i doit remanoir. ,, 238 Ce passage nous livre également une clef de lecture pour la tombe vue en tant que signe et senejiance. Le porte-parole de l'auteur devient dans ce cas le même prud'homme qui avait proclamé la sanctification du lieu. Il construit un échafaudage interprétatif profondément sophistiqué, où la tombe devient le signe du monde, sorte de synecdoque désignant la totalité de l'espace : « La tombe qui covroit le mort senefie la durté dou monde, que Nostre Sires trova si grant quant il vint en terre, car il n'i avoit se dureté non. 239 ( ... ) Li cors senefie le pueple qui desoz durté avoit tant demoré qu'il erent

238 Queste, éd. citée, p. 17. C'est nous qui soulignons. La version italienne suit également le texte de manière exacte : Per mia fé, si farae, ché conviene ch 'elli ne sia gittato fuori di questo cimiterio pero che questo luogo è si bene inudrito et santo che conviene ch 'elli ne sia gittato fuori, inperoe ch'elli non è degno che uno corpo d'uno malvagio cristiano istia in questo luogo né ci debbia rimanere né stare (Inquiesta, éd. citée, p. 145.) 239 Queste, éd. citée, p. 37. Même précision de la version italienne : La prima della tomba que copriva la morto significa la durecca del monda che Nostro Siri ldio trovoe, ché quando venne in terra ellinon ci avea se non durecca (Inquiesta, éd. citée, p. 146).

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tuit mort et avugle par le grant fes des pechies qu'il avoit fet de jor en jor. »240

En dehors d'une identification plutôt superficielle 241 entre Galaad et Jésus, le texte livre une représentation profondément codifiée et pédagogique de la tombe hantée. Ce genre d'explication nous autorise à lire le lieu d'inhumation comme un endroit symbolique et figuratif, destiné à rendre la problématique de l'espace plus cohérente. Par ailleurs nous pouvons constater que la relation du chevalier arthurien à l'espace s'avère plus forte et plus marquante que celle de ses deux ancêtres ou des saints moines qui vivaient dans l'abbaye. Dans une enluminure du XVe siècle (ms. BN fr. 116, fol. 615v), Galaad est représenté en train de soulever la lame du tombeau alors que le diable en sort dans une nue de fumée. Les moines blancs apparaissent en tant que spectateurs, en arrière-plan, et donnent l'impression qu'ils discutent entre eux de ce qui se passe. Cette manière de figurer la scène en dit long sur la perception de la chevalerie celestielle deux siècles après la rédaction de la Queste. Les moines ne sont et ne peuvent être que des exégètes, des interprètes, des patients, tout comme le démon qui n'a d'autre choix que d'obéir à l'approche du chevalier de Dieu. Il est aussi intéressant de remarquer le contraste entre le blanc des vêtement des moines et la couleur noire du diable : Galaad, vêtu de bleu, se place en intermédiaire entre les deux, comme une sorte de pilier entre deux espaces distincts, la tombe d'où sort le démon et l'abbaye sur le seuil de laquelle se placent les hommes de religion. Deux espaces en tension, selon le schéma que nous avons pu trouver dans d'autres endroits d'inhumation arthuriens, dont le chevalier résolut et annule les contradictions. En revanche, nous ne saurions ignorer une contradiction interne du texte qui donne toute une ligne de pensée dans la perception arthurienne de l'espace: le prud'homme explique à Galaad que le corps qui se trouve dans la tombe figure le peuple chrétien dur et incroyant que la venue du Sauveur est censée porter vers la Rédemption, mais c'est le même personnage qui prend soin de demander que ce corps soit ôté de la terre, puisqu'elle était déjà bénite et sanctifiée. Cela prouve que la chevalerie celestielle peut bien sanctifier les lieux,

Queste, éd. citée, p. 39. Version italienne : Lo corpo significa lo popolo che tanto tempo era stato in lordura, peroe ch 'elli erano tutti morti per li moiti peccati mortali che aviano fatti. (Inquiesta, éd.

240

citée, p. 148). 241 Voir supra, notre chapitre sur la grâce.

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mais n'a pratiquement que très peu d'emprise sur les êtres du monde. L 'Âtre Périlleux met en place de manière plus complexe, moins pédagogique, un espace qui fonctionne selon un principe similaire à celui de l'abbaye de la Queste. Les deux lieux, l'abbaye et la tombe, que nous avons entrevus à travers l'aventure de Galaad, et que nous avons pu percevoir distinctement sur l'enluminure du ms BN fr. 116, surgissent cette fois avec nettement plus de clarté dans le texte de l' Âtre. Ainsi, le roman pose dés le départ une opposition entre deux espaces hermétiquement clos : le château et le cimetière du Grand Péril. L'idée de clôture ferme apparaît déjà dans la description du château: « Lors vit devant lui un castel,/ Tout clos de de piere et de quarrel, /Dont li murs ot cent piés de haut » 242

L'insistance sur la hauteur de la muraille ainsi que sur l'idée de fermeture devant toute agression externe transforme le lieu en cellule sans faille et sans communication avec le reste de l'espace. De plus, à l'approche de la nuit, Gauvain tente de se faire héberger dans une forteresse qui lui apparaît sur la route, mais le portier lui refuse l'entrée: « Biax amis, por noient criés, / Car li solax est esconsés ; / N'i ara wi mais porte ouverte, / Ne le matin por nule perte, / Devant cou que sera grant jor, / Car li sire de cest honor, /Et li clerc et li chevalier, / Serjant, borgois et escuiier, / Ont tout conmunement juré, / Que ja por home qui soit né / N' ert li guicés destorelliés, / Puis que li solax ert couciés, / Ains sera levés el demain. » 243

L'énumération de pratiquement tous les états de la société féodale ne nous semble pas innocente : le château est un abrégé de la société, une métaphore de l'espace public. Organisé selon un principe hiérarchique assez strict, le château n'est rien d'autre que la représentation du monde féodal. La décision générale, privilégiant le bien de la communauté, que prennent les habitants de la forteresse, celle de ne pas ouvrir les portes pendant la nuit, place d'emblée le lieu sous le régime diurne, l'opposant du même coup au cimetière dangereux 242 243

Âtre Périlleux, éd. citée, v. 671-673. Ibidem, v. 723-735.

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situé à côté. Dans ce sens, les paroles du portier à Gauvain se chargent de sens: ce n'est pas un gardien qui refuse le gîte à un chevalier errant; c'est tout simplement le monde qui, dans un premier temps, se clôt hermétiquement devant le chevalier élu. Par la suite, ce sera Gauvain qui refusera l'hospitalité du seigneur du château et choisira par lui-même de trouver refuge dans le cimetière 244 • L'âtre périlleux se présente comme une autre cellule close, à deux pas du château, mais qui est en même temps au pole spatial opposé. La vie, l'ordre, la lumière du soleil apparaissent comme des éléments consubstantiels à l'espace du château, alors que, d'autre part, le lieu d'inhumation est lieu de mort, des ténèbres, du chaos : « Sire, fait il, ne savés vous / Que c'est li Atres perellox / U vous avez vostre ostel pris?/ (Ne tenés pas mon dit a fable) / S'i vient herbergier le diable, / U dex u trois, he ne sai quans. ,, 245

La crainte qu'inspire l'endroit hanté entre en opposition avec l'atmosphère rassurante du château où les habitants sont hébergés au cours de la nuit. D'autre part, malgré la constitution apparente de ces deux espaces comme deux monades qui ne sont pas censées communiquer entre elles, comme l'auteur du texte semble vouloir nous le faire comprendre, une voie de communication parvient à se créer ; comme nous l'avons déjà remarqué, elle est tracée par le déplacement de Gauvain entre les deux mondes. De leur côté, les habitants du château ne semblent pas être totalement isolés du cimetière, puisqu'ils sont en mesure de suivre, hissés sur les remparts, le combat entre le neveu d'Arthur et le diable 246 • À l'écart, cloisonnés dans un lieu autre, les bourgeois, tout comme les moines de la Queste font figure de spectateurs. Si d'une part nous retrouvons les traits de l'univers clos à travers la représentation du château, de l'autre le cimetière se présente comme un lieu de type palimpseste. Le premier indice spatial de la présence du cimetière est, comme nous l'avons déjà observé pour d'autres romans, la chapelle:

244

45 2

Ibidem, v. 804 sq. Ibidem, v. 791-797.

"Bien ont oï l'estor de loig /Et les asaus et les cembiax /Cil qui estaient as cretiax; / Bien sevent li que l'un est vencu, /Mais ne sevent li quex ce fu. "•cf Âtre Périlleux, éd. citée, v. 1414-1418. 246

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« N'ot pas le trait d'un arc alé; / Quant il coisi une capele, / Dalés le cemin haute et bele, / Dont l'atre estoit enclos de mur. » 247

Déjà le premier vers de notre passage souligne l'idée de la grande proximité entre le château et le cimetière, ce qui d'ailleurs explique bien comment les habitants de la ville peuvent suivre les événements pendant la nuit. Le lieu, tout comme le château, est placé sous le signe de la clôture hermétique. En revanche, à la différence d'autres chapelles arthuriennes celle-ci est présentée comme étant « haute et belle», et non pas vieille et ancienne. Cela enlève déjà une première couche de notre palimpseste : construite probablement plus récemment, elle est signe d'une christianisation plus tardive de l'endroit. Le texte ne mentionne à aucun moment quelque présence d'un ermite ou d'un moine. Nous pouvons supposer qu'il a existé un fondateur du cimetière, mais c'est tout. Le narrateur focalise sur une seule tombe en marbre, signe d'inhumation royale, une tombe belle et riche 248 , qui abrite non pas les dépouilles de quelque saint ou de quelque chevalier défunt, mais une femme bel et bien vivante. Si dans le Lancelot en prose le marbre comme pierre tombale était profondément valorisé, dans l' Âtre nous devons constater que la richesse et l'opulence ne renferment que le vide. Nous apprenons à travers le récit explicatif de la demoiselle que le diable, à qui elle avait offert son âme, l'avait amenée dans ce cimetière et lui avait assigné en guise de logis une tombe vide 249 • À travers ces lignes nous comprenons à quel point la tombe vide est dévalorisée, au point de devenir la demeure du diable au même titre que le sarcophage d'un mauvais croyant. Néanmoins, le lieu se présente sous le signe du contraste : dans un cimetière abandonné au diable, où le lieu de culte semble manquer de toute efficacité symbolique, la croix qui protège la tombe hantée remplit une fonctionnalité sacrée extrêmement puissante, en maintenant l'espoir de la fille prisonnière du diable et en raffermissant Gauvain lors de son combat. La chapelle et la croix d'une part, le démon déchaîné de l'autre, et au milieu la tombe qui problématise la sacralité du lieu, voilà la fracture que le chevalier est appelé à réparer. Par rapport à d'autres scènes où la relation que le chevalier entretient avec l'espace est plus ritualisée, l' Âtre Périlleux nous met devant

247 24 s 249

Ibidem, v. 748-751. Ibidem, v. 1132-1136. Ibidem, v. 1212 sq.

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un type de lieu qui ne se laisse pas « dédicacer » par le simple jeu du regard ou du toucher. L'endroit devient une lice où deux forces contraires s'affrontent en combat armé. Néanmoins, ne pourrionsnous pas associer le résultat final de la lutte à une purification rituelle ? Après tout, nous savons que tout évêque en train de célébrer une messe est vêtu des« armes de Notre Seigneur», les ornements sacerdotaux. Tout combat armé contre le démon n'est-il pas perçu comme une métaphore du combat spirituel ? Malgré les différences nettes qui opposent cet épisode à d'autres passages sur les lieux d'inhumation, nous reconnaissons un schéma mental similaire, selon lequel l'endroit est christianisé, fracturé et purifié. Nous sommes autorisés à considérer le passage de Gauvain dans l'âtre périlleux comme une étape de sanctification définitive, puisque l'on nous dit que l'âtre avait perdu son nom une fois le diable détruit250 • Les Continuations offrent un cas de figure intermédiaire entre la Questeet l' Âtre. La chapelle de la Main Noire, sans être pour autant un lieu d'inhumation attitré, est polarisée autour d'un cadavre couché sur l'autel. La chapelle est hantée par un mauvais esprit, « l'ennemi », comme le lecteur l'apprendra par la suite : chaque fois qu'un chevalier arrive, une main noire et hideuse le combat et le tue systématiquement. Le Roi Pêcheur explique à Perceval le sens de cette aventure et surtout lui donne des conseils sur la manière de s'y prendre une fois sur place. Le lieu est, à la base, un site chrétien, puisqu'il s'agit d'une chapelle, un lieu de culte devenu non fonctionnel à cause de la présence de la main. Or, le passage de Perceval est en même temps purifiant et sanctifiant. Le chevalier combat la main, et tente de la faire disparaître par la force des armes, de la même manière que nous avons vu Gauvain affronter le démon du cimetière. La première partie de l'épisode n'est en rien différente d'un combat chevaleresque habituel. Cependant Perceval emporte la victoire non pas à l'aide de ses qualités de soldat, mais par la seule force du signe de la croix 251 • Vu sous cet angle, l'affrontement ressemble plus à la scène qui a lieu entre Galaad et le démon de la tombe et rapproche Perceval de l'idéal celestiel. La faille n'est cependant pas fermée par le départ eschatologique du démon, suivi de bruits et d'incendie : Perceval fait un véri-

25 o 251

Ibidem, v. 1440-1443. Troisième Continuation du Conte du Graal, éd. W. ROACH, Paris, Champion, 2004, v. 37402-

37404: " Et li deables s'am parti/ Por la foudre et por le miracle/ Que Diex I fist por Jou saignacle ,, .

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table office religieux de sanctification et bénédiction du lieu, en aspergeant les alentours d'eau bénite à de reprises successives252 • Il fait les mêmes gestes qu'un prêtre au cours d'une cérémonie liturgique pour Pâques ou l'Ascension, comme le texte le précise d'ailleurs. C'est uniquement par la suite que le corps peut être soulevé de l'autel et enterré en paix, avec la bénédiction des ermites du lieu, tous, paraîtil, impuissants jusqu'alors devant le pouvoir démoniaque. Nous sommes là devant un rituel de dédicace d'un lieu d'inhumation chrétien, sans précédent dans les textes arthuriens, où le chevalier usurpe le prêtre ou l'évêque de manière explicite et non pas de manière symbolique, comme c'était le cas dans le Lancelot en prose. La tombe hantée, que ce soit dans la Queste, dans l 'Âtre Périlleux ou dans les Continuations, se présente ainsi comme le lieu le plus révélateur et le plus riche de sens dans la perpective d'une étude des lieux de type palimpseste. Ces lieux fonctionnent en même temps comme des faire-valoir du chevalier et comme des abrégés, des structures téléscopées, renvoyant à la rencontre du chevalier avec le monde et avec le sens. Les tombes spéculaires

Il existe dans les romans arthuriens une série de lieux d'inhumation que nous avons nommés spéculaires en raison du fait qu'ils renvoient aux personnages qui les visitent leurs propres images, qu'il s'agisse d'une rencontre entre le héros et ses ancêtres, son lignage, ou d'une rencontre de l'être avec sa propre mort. La mort de soi Sans poser une hypothèse de type lacanien, et sans entrer dans les méandres de l'approche psychanalytique dans l'étude de la littérature arthurienne, nous sommes tenus de constater que l'être arthurien croise sa propre mort essentiellement dans le cadre de sa relation à l'espace et en particulier de sa relation à l'espace mortuaire 253 • Le chevalier qui trouve sur sa route sa propre tombe est en général mis dans un riche et complexe face-à-face avec sa propre mort, qu'il comprend et qu'il assume. La carrière de ce genre d'épisode est ouverte dans la littérature arthurienne par le maître champenois dans

252

253

Ibidem, v. 37431 sq. Voir V. GREENE, Le sujet et la mort dans La Mort le roi Artu, Paris, Nizet, 2003, p. 89 sq.

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son Chevalier de la Charrette. Le passage est célèbre et il mérite quel' on s'y attarde quelque peu : « S'ontjusqu'a none chevauchié /Et truevent an un leu mout bel/ Un mostier et lez le chancel/ Un cemetire de mur clos. /Ne fist que vilains ne que fors / Li chevaliers qui el mostier / Antra a pié por Deu proiier, ( ... ) /Li chevalier aprés le moinne. /Antre et voit les plus beles tonbes /Qu' an poist trover jusqu'a Donbes /Ne de lajusqu'a Panpelune, /Et s'avoit letres for chascune, /Qui les nons de ceus devisoient /Qui dedanz les tonbes girroient. / Et il meïsmes tire a tire / Comanca les letres a lire, / Et trova : « Ci girra Gauvains, / Ci Looys et ci Yvains. » » 254

Chrétien semble ouvrir par cette description la tradition des lieux d'inhumation clos dans la matière arthurienne. Par ailleurs, le cimetière se place, comme chez les auteurs postérieurs, près d'un lieu de culte, un monastère. Comme dans le cas de la Douloureuse Garde du Lancelot en prose, comme dans le cimetière de Perlesvaus, nous sommes là devant un lieu d'inhumation privilégié et particulier pour l'économie du phénomène arthurien: c'est l'endroit où sont enterrés les chevaliers de la Table Ronde. Chez Chrétien, Lancelot contemple d'abord la mort future de ses compagnons, ce qui crée déjà un premier effet spéculaire. L'emplacement des sépultures extrêmement riches auprès d'un monastère renvoie, comme nous l'avons déjà constaté, à la noblesse des personnages censés être enterrés là. De la même manière que les chevaliers de la Table Ronde n'ont pas d'égal dans le monde, leurs tombes sont uniques, comme le suggèrent les références géographiques de notre passage. Par ailleurs, le motif des inscriptions dans le labyrinthe des tombes contribue largement à innocenter la relation de l'être arthurien à ce type d'espace et fait ainsi croître son efficacité symbolique. Nous ne trouvons par contre aucun type de faille ou aucun effet de contraste dans cette description. Pas d'alliance entre des éléments nouveaux ou anciens, entre richesse et pauvreté. Pas de démon à exorciser non plus. L'intervention de Lancelot est dans ce cas, comme nous le verrons, une transformation del' être et non pas de l'espace : le chevalier trouve la tombe anonyme que personne ne peut, en principe, ouvrir255 • Cette tombe-épreuve du cimetière précise de plus en plus son rôle. Il semble également, à travers cet épisode complexe, que l'auteur lance à l'état larvaire le motif de la célèbre question du château du Graal. 254 255

Chevalier de la Charrette, éd. Foerster, v. 1848-1854 et v. 1868-1878. Ibidem, V. 1883-1906.

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En demandant à quoi sert le sépulcre, comme si tout d'un coup il ne pouvait plus lire les inscriptions largement explicatives, le héros fait un pas en avant vers la connaissance de soi et de son rôle messianique256. La description de la tombe entre dans une relation de bijectivité avec l'élu destiné à l'ouvrir. La plus belle d'entre toutes, belle à l'extérieur mais encore mieux à l'intérieur, la sépulture révèle la nature même de Lancelot. Le seul intérêt réel de cette ouverture n'est pas celui de se reconnaître à travers un membre de son lignage, comme l'auteur du Lancelot en prose le voudra plus tard, mais avant tout et surtout, regarder en soi-même. C'est pourquoi seul celui qui est destiné à reposer dans cette tombe doit en être« l'ouvreur», comme le texte le précise par la suite 257 . La senefiance de la sépulture ne laisse plus aucun doute. C'est le signe clair et transparent de la nature et de la mission rédemptrice de Lancelot dans ce roman complexe et fascinant. Comme le Christ qui soulève la lame de son propre tombeau, Lancelot doit accepter de passer par la mort, de regarder en face sa propre disparition afin de pouvoir mener à bien sa quête aux enfers 258 . Par ailleurs, l'épisode est repris dans le Lancelot en prose à travers l'épreuve de la Douloureuse Garde, comme nous avons pu le constater plus haut. Cependant dans ce cas nous avons assisté à une double problématisation del' endroit : en même temps spéculaire et illusoire, le cimetière de la Douloureuse Garde est un endroit qui se laisse lire sur deux axes de lecture : du point de vue de la chevalerie celestielle, c'est un lieu qui doit être béni. Du point de vue de la royauté, il reste maléfique tant que le roi ne le transforme pas en endroit public. La tombe spéculaire explique et ex-plique la relation de l'être à l'espace et à la mort; elle renvoie Lancelot dans la Charrette à son rôle messianique et à son devenir. Elle est un lieu-signe, dans le sens où cette fois le signe n'est autre que l'indice de l'idéal de la chevalerie celestielle qui transparaît dans les marques de l'espace. 256 On rappelle que l'ouverture de la tombe est destinée à celui qui devait libérer les âmes de l'enfer. 257 Chevalier de la Charrette, éd, citée, v. 1944-1948. 258 Sur cet épisode, voir également]. RIBARD, Le chevalier, üp. cit, p. 83 sq. Nous ne suivrons pas]. RIBARD dans son identification du vieux moine avec la Synagogue (p. 85) : il n'est qu'un guide-type à travers le cimetière arthurien, un herméneute dont le premier rôle est celui de rendre les signes et les symboles plus clairs pour le héros aussi bien que pour le lecteur. En revanche, nous voyons avec]. Ribard (p. 86) le double rôle de la lame soulevée, qui annonce en même temps l'accomplissement de la vieille alliance gravée en pierre par les inscriptions sur les tombes et sa substitution avec la nouvelle loi de "!'Esprit qui donne la vie».

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L'Astre Maleis Tout comme Lancelot doit voir en face sa propre mort afin de comprendre sa mission rédemptrice auprès des âmes emprisonnées à Gorre, Cligès est mis devant son propre tombeau dans Rigomer. Cligès de Grèce, probablement le même personnage de Chrétien de Troyes, parvient à un cimetière où il voit des gens en train de préparer une tombe. On lui apprend par la suite que c'est la sienne, puisqu'il était supposé mourir une fois qu'il avait franchi les portes del' enclos. Il parvient devant un chevalier apparemment mort, enlève le tronçon d'une lance qui lui restait dans le corps, geste fatal, puisque le chevalier se réveille et Cligès doit le combattre. Il parvient à le tuer seulement en lui enfonçant à nouveau le tronçon dans le corps. Comme éléments fonctionnels, nous retrouvons des motifs familiers à la littérature arthurienne, mais avec une signification inversée. Ainsi on se rappelle que le tronçon enfoncé dans un cadavre existe aussi dans les Continuations, aussi bien que dans la Vengence Rag;uidel ou dans le Lancelot en prose. À chaque fois, le retirer est soit un mouvement thaumaturge, et c'est le cas de Lancelot, soit un acte servant à identifier l'élu destiné à accomplir la vengeance. Or, lorsque Cligès enlève le tronçon, il anime, en effet, le chevalier, mais en tant que revenant. Dans un contexte d'inversion évidente des signes, l'espace ne peut que fournir des indices à lire selon la même grille de lecture. Le cadre est rapidement mis en place, et l'auteur nous livre une description approfondie des lieux : « Et quant ce vint ens u demain, / Si trueve une lande florie, / Qui biele fu et raverdie /En la lande garde, si voit/ Une sale q'il i avoit, / Qi tant estoit biele et bien faite,/ Onques n'ot veue si faite./ Bien fu close sans nul trestor / De mur et de fossés entor. / Tant estoit riche par dedens, / Aine nus om ne manja de dens, / Qui veïst millor par senblant. ( ... ) / Si regarde les lui a destre / Et aveu .i. cimentere, / Ne vos en quier estre metere. /Enclos estoit d'un bas muret/ Si que son chief deseure met. / Laiens coisist une capiele / Qui mout estoit bien faite et bele. » 259

La description détaillée nous met devant un endroit qui a tous les attributs du locus amoenus. Profondément esthétisé, à la différence d'autres lieux maléfiques, l'endroit a tout d'une sorte de trompe1' oeil. L'archéologie répond à une sémiologie à l'envers, et tout indice se donne à lire par la suite comme son contraire. L'espace dans ce 2

59

Rigomer; éd. citée, v. 9122-9144.

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texte se mue entièrement en piège, ce qui n'est pas étonnant vu qu'il s'agit d'un roman où la purification du pays enchanté de Rigomer est le but ultime des chevaliers de la Table Ronde. Problématiser la relation de l'être à l'espace dans ce texte est vraiment problématiser l'idéal de la chevalerie. Le lieu de l'aventure de Cligès se donne à lire comme le signifiant paradisiaque d'un signifié infernal. Toute la scène, comme nous le verrons, est mise sous le signe de la lecture erronée des indices de l'espace. La clôture apparaît par deux fois dans l'épisode, d'une part lorsqu'il est question des hauts murs qui entourent la salle, de l'autre pour décrire le cimetière en lui-même. Par contre, à la différence des prisonniers d'Ascalon, les habitants de ce lieu merveilleux ne sont pas physiquement retenus à l'intérieur des murs : seuls y restent les chevaliers qui y entrent armés. L'endroit ne se mue en prison que pour les étrangers et non pas pour les habitants ordinaires. La double clôture, par les murs de la salle ainsi que par les défenses du cimetière est le seul indice qui pointe vers le danger potentiel que notre héros peut courir. Endroit richissime, le cimetière ne peut contenir que des tombes exceptionnelles. Elles sont au nombre de trente et à côté se trouve une trente et unième, que des maçons sont en train de préparer260 • Tout aussi soignée que la description du lieu, celle des tombes n'offre pas davantage d'indices. L'auteur semble volontairement conduire son lecteur sur une fausse piste, en parsemant son texte de superlatifs liés au champ sémantique de la beauté et de la richesse. Les cercueils sont en marbre blanc, renvoyant au spectateur une image pure et rassurante. L'espace est structuré par unités ternaires, puisque nous retrouvons les trente cercueils arrangés par groupes de trois. Chaîne infernale de la continuité spatiale, le schéma ternaire est interrompu dans l'économie du récit par l'arrivée de Cligès. Les trente tombes closes figurent un cycle achevé, clôturé et saturé de sens. En revanche, la tombe vide et celle que les ouvriers sont en train de fabriquer, s'ouvrent comme deux interrogations. Les éléments que nous livre le texte nous permettent d'identifier l'espace comme un lieu qui n'est ni purifié, ni béni, ni protégé. La petite chapelle, qui se présente comme une église cimetériale, n'a pratiquement rien d'un lieu de culte. Nous pouvons déduire qu'elle a été élevée après que le corps du chevalier damné ait été amené dans la clairière en question. Lieu de culte et cimetière sont en même zoo Ibidem, v. 9151-9170.

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mesure construits autour d'un corps maudit et non pas d'un corps saint, ce qui équivaut à une sorte de consécration à l'envers, que le chevalier est appelé à remettre en place. Fidèle au principe de l'inversion qui domine la scène, le tombeau de Cligès est un faux miroir puisqu'il finit par abriter le corps de son adversaire, le chevalier-revenant. En revanche, nous tenons là une mise-en-abyme, savamment fignolée, renvoyant au destin de Rigomer. Nous savons que le mystérieux pays d'Irlande finit par être exorcisé par Gauvain 261 • Le texte nous dit également que la blessure du chevalier-revenant avait été infligée à Rigomer, par le Chevalier aux Armes Triples 262 • La malédiction du cimetière est donc en étroite relation avec les enchantements de Rigomer. En sortant le fer de la plaie, en tuant le chevalier ensorcelé, Cligès rétablit à petite échelle l'équilibre que Gauvain rétablira en Irlande. La fermeture de la trente et unième tombe équivaut à la clôture parfaite que l'on peut attendre d'un lieu sacré. La tombe de Tugan

À une autre échelle, ce qui se passe dans le Chevalier de la Charrette se répète dans la Suite Merlin. À une autre échelle, parce que, si dans le roman de Chrétien nous sommes face à un être qui découvre sa vocation messianique, dans la Suite Merlin nous retrouvons un chevalier en train de garder et regarder la destruction de son propre monde. Nous apprenons que Morgane met en place une tombe enchantée dans le château de Tugan, où elle était hébergée avec les plus grands égards: « En chelui chaste! establi elle une coustume moult mauvaise et moult anieuse, mais non pas si tost comme elle i vint, anchois fu un poi aprés. Car elle mist en mi la maistre sale de laiens une tombe. Dedens la tombe miste elle un escrit qui es toit en une bois te d'ivoire, et dedens !' escrit es toit devisee la mort le roi Artus et chelui qui le devoit ocire, et s'i estoit la mort de Gauvain et le non de chelui qui a mort le devoit metre. ( ... ) De cele tombe avinrent puis maint mal, ensi coume li contes le devisera apertement, et maint boin chevalier en moururent puis, qui voloient savoir des .II. preudommes la verité en comment il fineroient. Et puis fu il tel heure que Gauvain et Hestor de Marés furemt a la tombe por garder la, et lors i

261

Voir supra, notre commentaire sur Gauvain. Encore une fois le symbolisme du chiffre trois dans ce roman renvoie à la malédiction età la mort. 262

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sorvint Lanscelos qui andeus les euust occhis, ache a che che il estoient navré et de che k'il s'estoient combatu ensamble, mais il avint qu'il les connut ansdeus et il connurent lui. » 263

Toute l'histoire de la chute du royaume arthurien est télescopée et figurée au moyen de la construction et du devenir de cette tombe de Tugan. Nous sommes déjà très loin du lieu d'inhumation béni et christianisé et il n'y a pas de trace de récupération de l'espace en perspective chrétienne.L'endroit est simplement enchanté, ensorcelé et acquiert une grande valeur prophétique. Ouvrir la tombe de Tugan ne signifie plus ici apprendre quelque chose qui a eu lieu dans le passé, mais connaître l'avenir. Comme dans le roman de Chrétien, nous sommes devant le motif de la mort future regardée en face et attirant comme un aimant. Nous ne saurions ignorer les similitudes figuratives profondes qui existent entre cet épisode et celui du grand serpent du Château du Graal, qui apparaît dans le Lancelot et le Tristan en prose et exprime la senefiance le roi Artu264 • La mort du roi et de son neveu, l'implication de Lancelot, se retrouvent dans toute leur plénitude significative à travers l'épisode du château de Tugan. Ouvrir cette tombe c'est connaître l'avenir, se munir des prérogatives du prophète. Par ailleurs, il n'est pas étonnant que cette tombe évoque la chute du royaume d'Arthur, puisque tout le roman semble tourné vers cette catastrophe finale, en l'annonçant et en la préparant. En quoi la tombe est spéculaire, on l'aura sans doute compris. Le lieu qui parle de la mort du roi Arthur et de Gauvain sera gardé par Gauvain en personne et par Hector, le cousin de Lancelot. Gauvain garde ainsi le secret de sa propre mort ainsi que de celle de son oncle. Nous retrouvons en même temps le principe du miroir direct, non biaisé, ainsi que le reflet spéculaire du lignage. Nous ne savons pas si Gauvain finira par ouvrir cette tombe, et le passage n'est pas repris dans aucune des continuations de Perceval, même si le texte nous l'annonce 265 • Il est possible que cette reprise ait existé, mais qu'elle ne se soit pas gardée. Quoi qu'il en soit, Gauvain apparaît en position de gardien de sa propre mort, mais il ne la regarde pas en face. Sa relation explicite avec son oncle place la tombe sous le signe de la royauté et nous conduit du coup à la conclusion que la royauté ne peut que protéger 2 53 264

265

Suite Merlin, éd. citée, p. 365-366. Voir supra, p. 168 sq. Suite Merlin, éd. citée, p. 366.

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l'annonce de sa disparition mais non pas la regarder en face. Par ailleurs, cette mort est définitive : à la différence de Lancelot dans la Charrette, qui doit passer par la chute afin d'accomplir son rôle messianique, la royauté arthurienne et son premier gardien, Gauvain, sont contraints à une disparition qui n'a rien de salutaire. Marquée dans l'espace par un enchantement, tout comme pour Balaain et Balaan, tout comme, nous le verrons plus loin, pour Merlin, la tombe de Tugan est spéculaire, mais en mettant la royauté arthurienne devant son insuffisance et sa fin imminente, en accord d'ailleurs, avec l'esprit de la Suite Merlin. Merlin et le miroir Lancelot n'est pas le seul à voir sa propre tombe: l'auteur de la Suite Merlin place Merlin devant une situation similaire. Amoureux de

Nivienne, le magicien se laisse ensorceler par elle et il accepte d'ouvrir la tombe du malheureux Anasten et de sa bien-aimée. Endormi prés du sarcophage ouvert, il s'y fait porter par les hommes de Nivienne et y trouve sa propre demeure éternelle. Àla différence d'autres tombes que nous avons vues jusqu'ici, celle de Merlin ne se trouve pas dans quelque cimetière ou chapelle, mais dans une chambre. Les amants qui se cachent afin d'éviter la colère du père d'Anasten ne semblent pas avoir le droit de se faire enterrer dans un lieu béni. Mais, plus que pour leur propre sort, l'économie du récit interdit que l'on donne une tombe au fils du diable. Ce n'est pas un hasard que c'est là et non pas ailleurs que Nivienne peut l'ensorceler et l'enfermer : l'endroit n'est protégé par aucune croix, il n'y a aucun signe de bénédiction non plus. Tout comme dans le cas de Lancelot, Merlin ouvre la lame du tombeau que personne d'autre ne pouvait ouvrir. Geste rituel habituel pour les romans arthuriens, l'ouverture d'une tombe renvoie généralement à une découverte de soi à travers son lignage, comme on le verra par la suite. Soulever la lame d'un sarcophage peut également signifier l'affirmation d'un principe de légitimité. Dans la Suite Merlin, aucune de ces deux explications ne semble valable. Personnage qui se crée tout seul dans le récit, le magicien prépare toujours seul sa propre mort. L'épreuve de la lame semble être un rite de passage vers l'au-delà.

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Examinons quelque peu la description de cette tombe qui abritera Merlin jusqu'au moment où Tristan demandera à Nivienne de venir l' ouvrir266 : « Et lors moustre a la demoisele une tombe moult biele et moult riche qui estoit ou chief de la cambre et estoit couverte d'un vermeil samit ouvret a or et as bestes moult cointement. ( ... ) Et elle soulieve maintenant le drap et voit la lame qui estoit dessus la tombe. Et quand elle l'a bien regardé, elle connoist que elle estoit en marbre vermeil. » 267

La tombe semble garder la marque du sacrifice et de l'amour, vu l'insistance de l'auteur sur la couleur rouge, que ce soit le drap ou la lame en elle-même. Il n'est certainement pas un hasard que les sculptures qui apparaissent représentent des animaux : le lieu ne semble être ni chrétien, ni maudit. Ce qui domine dans cette scène est le naturel, le sauvage. C'est la tombe de deux amants qui avaient vécu cachés dans la forêt bien longtemps avant leur mort; elle est destinée à abriter un être qui vit en dehors du temps historique. De plus, le texte insiste longuement sur le fait que les deux cadavres sont supposés être méconnaissables 268 • Cette précision revêt plusieurs rôles dans notre passage. À la lumière de l'histoire des deux amants aussi bien que des animaux emblématiques de la tombe, la dégradation des corps est parfaitement cohérente dans le modèle de l'élément naturel. Néanmoins, cette lecture est contredite par le fait que ce sarcophage présente la particularité de se trouver dans une chambre et non pas au milieu de quelque espace sauvage. Dans un lieu privilégié des enchantements, c'est le merveilleux qui unit les éléments disparates de notre description des lieux. Quant aux corps, nous apprenons par la suite qu'ils sont couverts d'un« blanc samit » 269 , et que Nivienne ne peut pas les voir. Les corps couverts des deux amoureux invisibles fonctionnent comme une image en miroir de la propre histoire de Merlin. Enfermé par amour, il reste prisonnier du tombeau et éternellement invisible. En les regardant, une fois la lame soulevée, Merlin voit en face sa propre mort. Anasten et sa bien-aimée sont les doubles renversés du devin et de la fée. Le jeu de la lame soulevée et scellée à jamais par

266 267 268 269

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

p. p. p. p.

334. 333. 333. 334.

331

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enchantement définit nos deux personnages de manière opposée : le devin devient, contrairement à son habitude, un être de l'ouverture, alors que son apprentie se transforme en être de la clôture magique, en usurpant les fonctions de Merlin. La tombe de Merlin est unique aussi par sa clôture hermétique. Aucune des tombes arthuriennes n'est faite pour rester fermée à jamais. À chaque fois le passage de quelque chevalier semble être à même de résoudre la fermeture. Les tombes sont là, dans la plupart des cas, afin d'être ouverts et de dévoiler quelque arcane. Le sarcophage de Merlin est fermé à jamais et, le texte le dit clairement, la seule personne qui peut l'ouvrir est celle qui l'a enchantée. La tombe de Merlin peut être lue également dans la perspective de l'Esplumoir Merlin, qui fonctionne après tout comme un lieu d'inhumation dans sa première occurrence dans le Didot-Perceval: « Atant s'en torna Merlins et fist son esplumoir, et entra dedens, ne onques puis au siecle ne fu veüs » 270 • Nous retrouvons l' esplumoir aussi bien dans le Meraugis, où il se donne à lire comme un lieu où règne l'interprétation et la science de l'avenir, une sorte de cumul de signes 271 • La clôture imminente est le signe d'une fermeture du récit et même d'un certain temps : Merlin doit disparaître à jamais, et le temps mythique qu'il gère a une fin. Ouvrir une tombe est, dans tous les cas, un geste rédempteur, un geste d'espoir. Chaque ouverture est un pas en avant à la conquête d'un lieu, d'une identité, d'une idée. Par rapport à cela, nous pouvons interpréter la fermeture définitive comme un noeud narratif gordien : un certain type de signe, celui du discours prophétique émanant du diable, doit à tout prix devenir hermétique. Le jeu des sens prend fin. Le lignage et la spécularité

Un exemple extrêmement concluant pour ce qui est de la manière dont une tombe peut devenir un miroir est donné toujours par l'épisode de la tombe aux lions que nous venons d'analyser plus haut. C'est loin d'être un hasard que Lancelot ouvre une tombe où il voit son ancêtre portant le même nom que lui. De plus, si le tombeau pourrait

270

Didot-Perceval, éd. citée, p. 278. Sur l'Esplumoir Merlin, voir les articles de W. NITZE, "The Esplumoir Merlin"• Speculum, 18, 1943, p. 69-79, A. C. L. BROWN," The Esplumoir and Viviane"• Speculum, 20, 1945, p. 426-432, H. ADOLF," The Esplumoir Merlin "• Speculum, 21, 1946, p. 173-193. 271

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donner lieu aux doutes, la fontaine bouillante où le chevalier regarde et où il voit la tête d'un autre Lancelot est une figure du miroir plus que transparente. C'est un Narcisse à l'envers qui surgit ainsi dans notre roman arthurien, un Narcisse qui sauve son propre reflet et se sauve soi-même du même coup. Il en va de même pour l'épisode de la tombe de Galaad, le premier roi chrétien de Sorelice : regardant pratiquement à l'intérieur d'un cercueil où se trouvait quelqu'un du nom de Galaad, Lancelot regarde encore une fois en face son passé et sa propre mort, puisque nous savons que son premier nom, son nom de baptême, est Galaad. Néanmoins, c'est dans le Perlesvaus que nous retrouvons l'exemple le plus intéressant de spécularité à travers l'ouverture d'une tombe. Le premier épisode est celui de la tombe de Joseph, qui n'est supposée s'ouvrir qu'au passage du Bon Chevalier, dans notre cas, Perlesvaus. La première description du cercueil est faite lorsque Gauvain passe vers le Château du Graal : «Après remonte et chevauche tant que il trove un sarqeu molt riche, et avoit un covertoir par desus molt bel, et senbloit a estre assez pres du chaste! ; et paroit q'il i eüst un petit cemetire, car .il estoit clos tot environs, ne n'i senbloit a avoir plus de sarqex. Une voix li huche au passer le cemetire : 'Ne tornez pas au sarqeu, car vos n' estes pas li chevaliers par qui!' en savra qui dedenz gist.' ,,2 72

Le roman de Perlesvaus est hanté par de telles voix remplissant la fonction du discours explicatif. Ce qui nous intéresse dans ce passage est d'abord que le lieu se trouve sous l'emprise d'un tabou avant tout d'ordre spatial: «n'allez pas au cercueil'" l'impératif est suffisamment clair, et notre chevalier ne semble nullement vouloir le briser. La tombe est également placée dans un endroit fermé de tous les côtés, comme la plupart des tombes que nous avons vues dans le Lancelot en prose. La riche tombe a l'air d'un monument funéraire royal ou nobiliaire, imposante d'une part par son opulence, de l'autre par son unicité. Jusqu'ici, nous retrouvons pratiquement tous les topai de la tombe aux lions. La seule différence est que le chevalier n'est pas censé passer là afin de réparer quelque anomalie de l'espace, mais afin de dévoiler le secret du cercueil. Donné comme lieu privilégié d'une épreuve qualifiante, l'endroit mortuaire représente en fait davantage:

272

Perlesvaus, éd. citée,!. 2282-2287.

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«Il esgarde .i sarchou, e ne savoit l'on que e son escu a la chapele, puis areste son cheval et sa mule. Il esgarde .i. sarchou qui mout estoit beau, e il ovre tantost e desjoint, si que la piere desore haucha si que !'on pot veoir .i. chevalier qui la dedenz gisoit, d'ou l'odor issi si douche que il fu vis as preudommes qui l'esgardoient que cil chevalier avoit non Joseph » 273

Comme Lancelot devant la tombe aux lions, Perlesvaus regarde avec insistance avant même d'arrêter son cheval. Le dévoilement du secret est précédé par un rituel visuel plus simple, certes, que dans le Lancelot, mais profondément significatif. En identifiant un lieu dans l'espace, Perlesvaus se donne en même temps comme sujet à identifier. Ce ne sont pas les saintes dépouilles du premier chevalier de Dieu qui sont découvertes par ce geste, c'est en même temps le chevalier élu qui dévoile sa nature. Joseph n'est pas un ancêtre direct de Perlesvaus, c'est pourquoi le principe spéculaire semble fonctionner avec plus de difficulté dans ce texte. En revanche, n'oublions pas que Joseph reste le parangon de la chevalerie de Dieu, de la chevalerie sainte, ayant pour vocation l'évangélisation. Si notre héros ne se place pas dans la descendance concrète de ce chevalier, il entretient certainement avec lui des rapports de filiation spirituelle, puisque nous retrouvons plus tard Perlesvaus en train de convertir les domaines entourant le château du Graal. Une autre tombe dans le Perlesvaus met ses spectateurs face-à-face avec leurs lignages, donc avec leurs essences : il s'agit de la tombe vide de Merlin à Tintagel, qui répond d'ailleurs de manière très subtile à la tombe d'Anasten. S'agissant de Merlin, il ne semble pas qu'il peut y avoir une voie de milieu ; soit le cercueil reste fermé à jamais, soit il est vide. Le texte tisse un entrelacement de correspondances et de liens très subtils entre les trois figures de marque non seulement de ce roman, mais de la matière arthurienne en général. Ainsi, à la tombe vide de Merlin, devant laquelle se trouvent Arthur et Lancelot, répond la tombe vide d'Arthur à Avalon. Les lieux mortuaires définissent subtilement le devenir du roi arthurien : Tintagel est le lieu de sa naissance, Avalon sa demeure éternelle. Or, c'est à Tintagel qu'il voit non seulement la tombe vide qui préfigure la sienne, mais il y apprend également le secret de sa naissance. Confronté au corps absent de Merlin, 2 73

Ibidem, 1. 6120-6127.

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Arthur est également révélé à lui-même et à son propre vide. Par ailleurs, ce n'est pas seulement la tombe qu'il regarde, et ce n'est pas uniquement le cercueil de Merlin : le jeu du regard est accompagné par le jeu de la parole du prud'homme qui lui parle de son propre père, Uter: « Il les en maigne vers la chapele, e a voit .i. grant sarchou par dehorz, qui estoit mout riches e mout beaus. 'Seignors, fait li provoire, en ce! sarchou fu mis le cors de Mellin, car onques ne le pot l'un metre en la chapele ; et sachiez tot de voir que li cors ne gist mie dedens, ne ne gist mie ou sarchou : car tantost corn il i fu miz, en fu il porté de par Deu, o par l'anemi.' 'Sire, fait li rois Artu, que devint li roi Goloé ?' 'Sire, fait li provoires, li rois Uter !' ocist !' endemain qu'il ot jeü a sa feme la nuit; tantost si esposa la reine Ugerne; e d'itant corn je vos di fu li rois Artus concheü en pechié, qui est ore li mieldre roi dou monde.' ,, 274

L'absence du corps et la vue de la tombe vide provoquent chez le roi la question sur son propre passé.« Que devient le roi Goloé »,voilà un appel des origines qui semble émaner de l'absence même. Les paroles du prud'homme deviennent ainsi consubstantielles au lieu. L'épisode est en même temps une explication et un présage. Par ailleurs, tout se déroule devant Lancelot, qui se retrouvera par la suite devant la tombe vide du roi à Avalon. Tout le drame arthurien semble concentré dans les quelques phrases que nous venons de discuter. Le péché, le vide, l'interrogation, tout se retrouve à travers l'espace mortuaire de Tintagel L'Âtre Périlleux - un espace paradoxal

Le lecteur familier avec la matière arthurienne pourrait s'attendre qu'il soit ici question du cimetière ayant donné son nom au roman en vers de Gauvain. Cependant, il y a un autre âtre, non moins périlleux, mais plus déroutant, qui surgit dans le Perlesvaus, roman que nous avons discuté jusqu'ici comme un texte atypique sur beaucoup de points. Le cimetière du« grand danger » du Perlesvaus présente des particularités que nous ne retrouverons pas dans les autres textes :

274 Ibidem, 1. 6599-6608. La précision que le corps de Merlin ne pouvait pas reposer dans la chapelle rappelle encore une fois le tombeau des amants malheureux qui se place, comme nous l'avons vu, dans un endroit où il n'existe aucun lieu de culte.

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« Ne nus ne puet entrer el saint cimitire qui autrui meint avecques soi ; si m'i couvendra par moi aler, et Dex me puist sauver ma vie anuit et mun sens, car li leus est moult periUeus. » 275

Déjà dans cette première description, l'endroit semble en même temps saturé de sainteté et de démonisme. À une ligne de distance, nous retrouvons les termes« saint» et« dangereux», rapprochés avec un naturel surprenant276 • Le cimetière est saint parce qu'il abrite la manteau porté par le Christ le jour de Sa Résurection. En plus, aucun mauvais esprit ne peut s'y trouver, parce que saint André avait béni le lieu de sa propre main 277 • La pratique d'inhumation telle que notre texte l'enregistre semble bel et bien une pratique entièrement chrétienne, comportant en même temps l'impératif del' enterrement exclusif des chrétiens aussi bien que la bénédiction donnée par un Apôtre même. De plus, la présence de la chapelle abritant la tunique de Jésus contribue à sanctifier définitivement le lieu. C'est un véritable symbole, un symbolon, dans le sens de Grégoire de Nysse 278 , qui marque et protège le cimetière. Néanmoins, et c'est là que l'épisode de l'Âtre Périlleux devient étrange et difficile à expliquer, malgré ces trois traits de sainteté qui se rencontrent dans ce lieu, le cimetière est souvent perçu comme un enfer déchaîné, peuplé de terribles chevaliers revenants 279 • Tout comme l'abbaye de la Queste ne semble pas pouvoir être protégée au vrai sens du terme par la présence de la tombe de Nascien, l'Âtre Périlleux du Perlesvaus n'est pas gardé par la tunique du Sauveur, ni par la bénédiction de Son Apôtre. La soeur de Perceval, qui est supposée traverser seule le cimetière afin de prendre la sainte relique du Christ, est tourmentée sur son passage par une cohorte déchaînée de mauvais esprits, des revenants, ayant l'air de la horde de Hellequin. Le texte ne nous livre pas de véritable explication pour ce contraste étrange qui transforme un cimetière chrétien en demeure des diables. 275

Pedesvaus, éd. citée, 1. 5036-5039. F. DUBOST parle de Perlesvaus comme d'un roman à senefiance débordée ou senefiance décapitée, pour souligner son caractère profondément énigmatique qui regorge de senefiances souvent non expliquées (cf. L'Autre, l'ailleurs, !'autrefois. Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale (XII' et XIII' siècles), Paris, Champion, 1991, p. 777). 277 Perlesvaus, éd. citée, 1. 5068-5070et1. 5075-5077. 276

278

Le symbole dans la mystique orientale renvoie aux lieux de Jérusalem qui rappellent la présence même du Christ, à la différence des semeia, les autels par exemple, qui sont juste des lieux de culte mimétiques. 279 Perlesvaus, éd. citée, 1. 5077-5080.

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Néanmoins, nous pourrions lire cet épisode comme une sorte de catabase en miroir de la descente même du Christ aux Enfers. Comme le Sauveur n'a pas hésité à aller dans la demeure des démons afin de délivrer les âmes en peine, la demoiselle de notre roman revit une expérience similaire cette fois pour chasser de la terre le diable incarné par le Roi du Chastel Mortel. Les chevaliers démoniaques croisés par la demoiselle rappellent d'ailleurs les mauvais esprits qui mettent Owein à l'épreuve dans L'Espurgatoire Seint Patrice. Tout comme le chevalier repentant qui finit par atteindre le paradis terrestre, la soeur de Perceval parcourt un espace infernal afin de parvenir dans la sainte chapelle. L'Âtre Périlleux n'en reste pas moins un espace paradoxal, mis sous le signe de l'absurde. À la différence des autres cimetières et tombes que l'on a pu étudier jusque là, ce lieu n'est pas là pour être sanctifié par quelque chevalier. La faille n'appelle pas à être fermée, au contraire: la soeur de Perceval fait immersion afin d'enlever quelque chose à ce lieu, en l'abandonnant par la suite à ses démons et à ses hantises. Par rapport à d'autres épisodes, celui-ci décrit pratiquement un lieu qui échappe à jamais à l'emprise de la chevalerie celestielle et de la royauté, une sorte de non-lieu de la matière arthurienne. Il n'est d'ailleurs peut-être pas un hasard que seule une vierge, la soeur du héros puisse y pénétrer. La femme ne semble pas avoir de véritable emprise sur l'espace, et ce cimetière-là existe seulement et uniquement pour que l'on n'ait pas d'emprise sur lui. Par ailleurs, nous ne devrions pas nous étonner qu'un texte comme Perlesvaus nous livre ce genre d'espace construit dans sa trame romanesque, puisque c'est dans ce même roman que, nous l'avons déjà vu 280 , les principes lignagers sont eux aussi renversés et compliqués, rendus en quelque sorte paradoxaux jusqu'à la limite de l'obscurité du sens. b) L'île - une sémiose discontinue Si la tombe est problématisée de différentes façons à travers l'ensemble arthurien, que ce soit en vers ou en prose, il en va de même pour ce qui est de l'île. L'espace arthurien, nous l'avons dit, est marqué par la discontinuité. Or l'île fait figure non seulement de hétérotopie, peut-être l'une des plus fermée et des plus complexes 281 , mais elle est le signe même de la discontinuité à travers l'espace. 3 2 o 281

Voir supra, p. 79 sq. L. BOIA, " Cu privire la functia imaginara a insulei "• dans Insula. Despre izolare si limite in spatiul imagi,nar, Bucarest, NEC, 1999, p. 7-9, rappelle que dans le registre de l'imaginaire,

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Nous pouvons déceler plusieurs types d'îles dans nos textes. Nous avons déjà pu voir que l'île peut ne signifier rien d'autre qu'un lieu destiné à être intégré dans l'espace public, un espace à conquérir, un appel à l'acculturation de type arthurien. La conquête des îles par Arthur dans les Premiers faits du roi Arthur, des îles du Perlesvaus par Lancelot en disent long sur ce que signifie ce lieu si intriguant. Dans la logique d'un espace qui fait signe et qui revêt pratiquement toutes les connotations symboliques permettant d'établir un rapport entre l'être et le monde, permettant aussi de mieux déceler l'idéal de la chevalerie celestielle, l'île devient un lieu privilégié de la manifestation divine. Nous suivrons deux types de lieux dans notre analyse, d'une part l'île-paradisiaque, de l'autre l'île-révélation. Dans les deux cas, ce sont des enclos, situés à la périphérie du monde connu, comme sur les mappemondes médiévaux282 . L'île-paradis

À travers la route tortueuse de l'homo viatorarthurien, l'île marque une pause et en même temps un lieu privilégié d'un point de vue sensoriel. Ce que nous avons appelé île-paradis est un lieu où la symbolique se manifeste essentiellement à travers les sens et non pas à travers les capacités intellectives des personnages. Fruit d'un imaginaire parfois plus riche, parfois plus limité, l'îleparadis appelle généralement le chevalier à la redécouverte de soi. Perlesvaus et l'Eden L'endroit insulaire paradisiaque peut-être le plus frappant des textes arthuriens est l'Île d'Abondance dans le Perlesvaus. Avant d'aller plus loin dans notre analyse, nous devons rappeler quels sont les éléments centraux de la morphologie de l'espace dans ce grand roman

par île on peut comprendre tout espace isolé, autre, et non pas uniquement un territoire au milieu d'un espace aquatique. D. TOMA," Ludovic al XIV-lea si insula ferrnecata "•dans Insula, op. cit., p. 179-181, décrit l'île comme un exutoire, un espace foncièrement autre, dans lequel le héros doit d'abord se perdre, pour parvenir ensuite à le dominer. Pour F. DUBOST d'autre part, l'espace insulaire est toujours associé à la magie. (op. cil., p. 285). L'auteur rappelle que chez Gossuin de Metz la géographie insulaire est toujours fantastique (p. 286). 282 Comme celle de Ebstorf, ou celle de Beatus de Liebans et Valcavado (cf. K. NEBENZAHL, Maps of the Holy Land, New York, 1986 et L. BAGROW, His tory of Cartography, Harvard, 1964, cités par M. SZKILNIK, op.cil., p. 24.)

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complexe et tortueux. Le texte s'organise selon trois centres-repères: d'une part la cour arthurienne, la vraie Camalot. De l'autre, une deuxième Camalot, le château de la mère du chevalier. Par ailleurs, nous ne saurions ignorer les significations de cette deuxième Camalot qui abrite Igleis : à côté de la cité royale du roi Arthur, nous retrouvons la cité spirituelle de l'Église que Perlesvaus, son fils, doit protéger. Entre ces deux pôles, il y a le Château du Graal, sorte de noeud sémiologique dans l'espace du roman, synthèse et télescopage des deux Camalot, qui, en plus, revêt des valeurs mystiques. Cependant, le lecteur découvrira un quatrième lieu emblématique dans notre roman, qui, par ailleurs, ne fait pendant à aucun des endroits que nous venons de mentionner: il s'agit de l'Île d'Abondance, sur laquelle est supposé se retirer Perlesvaus une fois qu'il aura fini sa mission au Château du Graal. Cette île, paradis terrestre brisant le triangle Camalot- Château du Graal- Camalot, répond à une autre île dans ce roman, Avalon, où se trouvent les tombes d'Arthur et de sa reine. Par un curieux effet d'interversion des lieux, par une curieuse perversion de la morphologie de l'espace, Avalon, l'île où Arthur est supposé vivre éternellement entouré des fées, est rationalisée, comme nous l'avons bien vu 283 , alors que l'île de !'Abondance reprend le rôle d'Avalon mais non pas pour Arthur, mais pour Perlesvaus et devient une sorte d'Avalon à l'envers, retourné comme dans une sorte de miroir christianisant. L'île est décrite en détail et le passage renferme des éléments profondément symboliques : «Il aproucherent le chastel, e oïrent .iiij. arainnes sonner au chief des murs molt doucement, e estoit cil de blans dras vestuz qui les sonnoient. Il sont venu cele part ; tantost comme la nef ot pris port desoz le chastel, e la mer se retret arrieres, si que la neffu a seche terre, ne n'avait dedenz que Perlesvaus e son cheval e le marinier. ( ... ) Il esgarde desouz .i. malt bel arbre, qui granz estoit e larges, e voit la plus bele fontaine e la plus clere que nus poïst deviser, e estoit toute avironnee de riches pilers a or, e sembloit estre la gravele de pierres precioses » 284

Les trompettes d'airain ont une profonde résonance biblique, et ancrent l'île, avant même qu'elle soit décrite, dans une représentation profondément chrétienne. Par rapport à l'île d'Avalon, cet endroit comporte des connotations apocalyptiques véritables ; par ailleurs, 33 2 284

Voir supra, p. 284 sq.. Perlesvaus, éd. citée, 1. 9543-9558.

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l'élément miraculeux, effacé dans le passage qui décrit Avalon, surgit dans cette scène à travers la présence des eaux qui se retirent pour laisser le visiteur entrer dans le château. Le lieu qui semble surgir du milieu des eaux comme une promesse de Rédemption après le déluge, comportant en plus des traits d'un locus amoenus, s'avère par la suite un endroit chargé de sens par de profondes connotations symboliques. Les piliers et la fontaine ne sont pas les seuls éléments qui portent les marques de la richesse, restent aussi les salles du palais dans lequel Perlesvaus est amené 285 • Le végétal et le minéral se rencontrent dans cette description, tout en créant un cadre idéal où semble se développer une spiritualité parfaite, puisque les hommes qui sont là ont tous l'air joyeux et ils sont qualifiés de «saints » 286 • Par ailleurs, c'est toujours là que Perlesvaus avait fait sa première expérience de la royauté et du pouvoir et c'est là qu'il doit revenir pour vivre le pouvoir après avoir quitté le Château du Graal. La couronne et la chaîne en or renvoient, par contre dans ce texte, à une royauté d'un autre type, n'ayant rien à voir avec la monarchie politique, qui, d'ailleurs, voit sa tombe bien préparée à Avalon : « La chaenne descendait par grant compas, e ne tenait a nule rien fors a la volonté Nostre Seignor non. Tantos comme li mestre la virent avaler, il ouvrirent une grant fosse large qui estait enmi la sale, si que l'en en pot vooir le pertuis tout en apert. Tantost corn l'entrée de cette fosse fu descouverte, il en issirent li plus grant cri et li plus dolereus que nus oïst onques. » 287

Par rapport à la couronne royale d'Arthur qui se charge de la royauté du Graal, dans un cadre bien temporel, la couronne qui apparaît dans l'île de !'Abondance, la couronne descendue du plafond du palais nous apparaît comme un signe de la royauté céleste, tout comme ce sera le cas pour Perceval dans les Continuations. D'autre part, nous savons que les hommes qui habitent dans ce château sont des ermites : manière donc de concéder la royauté par l'Église, bien que cela ne soit pas encore sa forme institutionnelle. La chaîne renvoie peut-être à l'attachement de la couronne au palais de l'Île de !'Abondance, ancrant définitivement la royauté dans une sorte de Jérusalem céleste et rendant ses pleines potentialités

285

"Il esgarde tout environ e voit les plus riches tables d'or e d'ivoire que il eüst onques mes veües.,, (Perlesvaus, éd. citée, 1. 9586-9588.) 286 Ibidem, 1. 9582. 231 Ibidem, 1. 9598-9603.

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signifiantes à ce château. Nous savons qu'après les dernières expériences du Graal, Perlesvaus va finir par rentrer définitivement dans cette île paradisiaque et y rester à jamais. Dans le Lancelot en prose, le lecteur se rappellera que le grand amant de Guenièvre vit un épisode similaire à l'expérience d'Yvain: la folie temporaire provoquée par le mépris de la femme aimée. Ayant fait l'amour avec la fille du roi Pelles à cause d'un ensorcellement, Lancelot finit par se retirer sur l'Île de Joie, le lieu même où se trouve la fille du roi Pelles. Le nom de l'endroit est bien expliqué dans le texte: « Mais l'ille n'iert pas ainsi apelee fors seulement por les damoiseles qui estaient avec la fille au roi Pellés qui faisaient la gregnour joie que nus hom veist onques fere a damoiseles ne ja fist yver si grant que eles ne venissent chacunjor queroler entor le pin ou li escuz pendoit, por quoi cil del païs l'apelerent l'ille de Joie. » 288

Frappante ressemblance avec ce qui se passe dans l'épisode de la carole de l'amour: une carole autour d'un arbre qui structure et ritualise profondément l'endroit. Par ailleurs, la carole de l'amour annulait temporairement la raison de ceux qui y entraient. Or, c'est la raison que perd Lancelot lorsqu'il se fait rejeter par la reine. Néanmoins, les deux épisodes sont profondément en opposition, et nous pourrions même interpréter le passage ci-dessus comme le contrepoids de la carole de l'amour. L'écu pendu au pin représente une reine et un chevalier en train d'implorer son pardon. C'est dans un effort d'exorcisation de sa douleur et de sa peine, dans une sorte d'anamnèse picturale, que Lancelot fait peindre cette scène. Les filles qui viennent danser autour de cet écu ritualisent non pas la perte, mais le salut de notre personnage. La carole est une vraie célébration de l'amour, mais non pas dans ce qu'il a d'aliénant, mais en tant que principe moteur d'une redécouverte identitaire. Nous n'avons pas trop d'éléments descriptifs pour l'Île de Joie, outre cette explication de son nom. Lieu-paradis parce qu'habité par la joie pure et par la musique, l'endroit se constitue non seulement comme une césure spatiale, mais aussi comme une hétérotopie par le caractère rituel de la danse des suivantes de la fille du roi Pelles. C'est

288

Lancelot en prose, éd. citée, t. VI, p. 234.

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une célébration et une fête 289 , célébration peut-être aussi de la future naissance du sauveur, de Galaad, conçu par Lancelot et la fille du roi Pelles. L'île-révélation Le lieu-forteresse, ou l'île transformée en château-fort est en même temps l'endroit le plus clos de la matière arthurienne. Cependant, sa représentation la plus suggestive est celle de lieu destiné à la révélation. L'île perdue Comment fonctionne dans le Lancelot en prose le mécanisme de la révélation sur une île fermée, sur un château-fort? L'exemple de l'ile Perdue est assez révélateur. L'auteur prend soin de décrire l'île par le biais de Gauvain : «Lors s'em part la damoisele et commande les chevaliers a Dieu et il lui, sis' en vienent tot droit vers l'ille et voient, quant il sont pres, que cele est toute plaine de haute forest espece et que riens nule n'en pert fors que seulement les batailles et la coverture de la tor qui moult est haute. « Ha, Diex, fait mesire Gauvain, corn chi a riche forteresce et orgueleuse qui est laiens enclose en cele iaue roide et lee et bruiant, ne il n'i a que une entrée par ou on i puisse entrer, car je voi que cis pons torneïs est levés et je ne sai l'art ne l'engin comment nous i puissons les piés metre, car cil de laiens se reponent et destornent al miex qu'il peuent. » » 290

Ce n'est pas une île dans notre texte, c'est une image que l'on pourrait appeler classique de la forteresse entourée d'eau de partout. Le lieu clos, coupé du reste de l'espace par l'eau d'une part, par la forêt de l'autre, se mue en lieu à conquérir et en même temps en endroit symbolique. Il est intéressant que dans ce passage l'on retrouve pratiquement les deux invariantes mécaniques de la spatialité arthurienne, la mer et la forêt. Nous avons déjà proposé de voir la forêt comme un labyrinthe sémiologique, coupé de temps à autre par un îlot de sens ; or, nous constatons que dans notre passage sur l'ile Perdue, la forêt « orgueilleuse » 291 revient avec obstination dans le texte. Il ne faut pas oublier que dans la Bible la danse, qu'elle soit religieuse ou profane, exprime généralement la joie (cf. Dictionnaire de la Bible, p. 1289). 290 Lancelot en prose, éd. citéé, t. VIII, p. 421. 291 Comment comprendre le sens du terme " orgueilleuse » ? Nous pensons qu'il s'agit en tout premier lieu d'un endroit dangereux, maléfique, puisque c'est la connotation qui

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Signe en même temps de clôture et de perte de sens, elle répond aux angoisses de Lancelot enfermé dans la tour et à la demande d'informations qui le hante 292 • L'île perdue est dans notre texte l'objet de la quête des chevaliers arthuriens, un lieu renfermant un grand trésor, le corps du« meilleur chevalier de la Bretagne 293 • Nous ne saurions ignorer la similitude frappante qui existe entre les quêtes spirituelles de la matière arthurienne et celle de Lancelot, la souffrance et les peines apparaissant comme une nécessité inhérente à cette aventure. Par ailleurs, nous retrouvons le mot « corps » pour Lancelot, manière de transformer pratiquement Lancelot en objet passif de la quête. Perceval et l'appel au sens Dans la Queste, l'île devient le lieu privilégié de la révélation par excellence 294 • L'épisode de la tentation de Perceval présente une vision très complexe de l'espace qui est avant tout protéiforme. Ainsi, Perceval, monté sur le cheval du diable, parvient à une grande rivière profonde, fait le signe de la croix et se voit jeter par la bête qui, elle, se lance dans l'eau. Cette scène a lieu pendant la nuit, et le chevalier reste sur terre, tourné vers l'orient, faisant ses prières. Au matin, il s'aperçoit qu'il se trouvait dans une île : «Et lors s'apercoit qu'il est porté en une isle, mes il ne set en quele isle; ( ... ) Et lors se resgarde et voit en mi l'isle une mout haute roche et mout merveilleuse, ou il ne quidoit avoir doute de nule beste sauvage se il s'i estoit mis. » 295

Comment il était arrivé là, nous ne le savons pas et le texte n'en donne aucun indice. Ce qui est, par contre, sûr et certain, c'est que ce n'est pas le chevalier qui est porté quelque part de manière étrange, comme ce sera le cas pour plusieurs personnages del' Estoire, mais c'est l'espace qui change d'apparence et de forme.

semble s'attacher traditionnellement à ce mot dans la matière arthurienne. 292 " Or revient li contes a Lancelot qui estoit en la torde !'Ille Perdue moult angoisseus et moult pensis et moult desire a oïr noveles de sa dame qu'ele li voldra mander. .. si est tote jor sor la tor en haut et esgarde amont et aval, si est moult esbahis ,,_ (Lancelot en prose, éd. citée, t. VIII, p. 420) 93 2 Ibidem, t. VIII, p. 422. 294 Tradition qui semble d'ailleurs s'être gardée dans l'Estoire, puisque toute une série de personnages connaissent des initiations à des endroits insulaires. 95 2 Queste, éd. citée, p. 93.

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Tout comme les réalités de la Queste, le lieu présente plusieurs facettes, développant une polysémie riche et complexe. Le passage du héros de la terre plate sur laquelle il se trouve, de la trajectoire horizontale, sur une île, impliquant également une ligne directrice ascensionnelle par la présence de la montagne, se réalise dans notre texte par des transformations assez brutales de l'endroit. La métamorphose du lieu est essentiellement faite de coupures : à l'eau profonde de la rivière suivent la montagne et l'île. Le texte insiste sur l'idée de clôture et en même temps de sauvagerie du lieu. L'endroit ainsi représenté retient le personnage et en même temps éveille ses capacités herméneutiques. Nous remarquons dans ce passage, tout comme pour l'Île Perdue dans le Lancelot, le regard désespéré du prisonnier, regard qui se porte au loin, à chaque fois, à la recherche d'une réponse et d'une issue. Une fois que la morphologie du lieu a été mise en place, les diverses révélations dont bénéficie Perceval lors de cet épisode peuvent se mettre en marche. Le combat du lion et du serpent, aussi bien que l'arrivée des deux nefs, celle du prud'homme et celle du diable, sont déjà annoncés à travers cette morphologie qui fait que la montagne où Perceval voit le combat du lion et du serpent acquière une fonction de focalisation sur un événement symptomatique. L'île de Perceval est la seule île de la Queste. Lancelot, Galaad et Bohort sont tous en train de naviguer à un moment ou à un autre, fidèles aux principes de la translatio par mer. Par ailleurs, l'arrivée à Corbényc aussi bien qu'à Sarraz se passe par mer. Lancelot se retrouve également devant l'eau Marcoise et il est soumis aux attaques du démon. Cependant, il n'y a pas d'île à proprement parler sauf dans le cas de Perceval. Dans la logique de la Queste, les trois expériences vécues par le chevalier à ce moment-là demandent l'isolement le plus total et ce n'est que dans une île que cela peut se passer le mieux 296 • Le château du Graal

L'un des lieux les plus chargés de sens pour le monde arthurien est le Château du Graal. Espace bâti mais en même temps magique et surnaturel, lieu-caméléon, résidence de toutes les senefiances, la demeure du roi du Graal se présente comme un croisement merveilleux de toutes les voies du sens.

Par ailleurs, l'épisode de la tentation de Bohort se déroule dans une tour, toujours une manière de figurer l'île et un lieu d'emprisonnement. 296

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Le château - une exégèse en soi Aux XIIe et XIIIe siècles, il arrive parfois que l'exégèse soit associée à un château, à une construction. Ainsi, aussi bien Hugues de SaintVictor que Richard de Saint-Victor envisagent l'exégèse comme une construction universelle à laquelle appartiennent les vérités de la foi297. À première vue, il serait osé d'appliquer ce type de lecture aux divers châteaux qui surgissent dans la matière arthurienne, que ce soit dans la Vulgate ou dans d'autres textes. D'abord parce que le nombre de châteaux qui jalonnent le parcours des héros arthuriens est si élevé que nous ne saurions émettre une idée générale là-dessus. Dans la perspective de Georges Duby et de Jacques Le Goff, le château est avant tout l'espace bâti et civilisé qui s'oppose au désert de la forêt. Or, cette perspective binaire ne s'avère pas extrêmement opératoire lors d'une analyse problématisante du château arthurien à travers la perspective de deux systèmes de valeurs. D'une part, les châteaux arthuriens ne sont le plus souvent que des îlots magiques, destinés à déchirer le voile monotone du parcours de la forêt. C'est le cas par exemple du Château de !'Échiquier dans le Didot-Perceval où le merveilleux immerge dans le texte de manière transparente. C'est aussi le cas du château de Morgane dans la Mort Artu, de celui du vavasseur du Chevalier à l'épée. Châteaux magiques dans ces textes, diaboliques dans d'autres, comme le célèbre château Tournoyant dans le Perlesvaus ou celui de Rigomer dans le roman éponyme, ou le château de la Lépreuse dans la Queste, nous avons du mal à parler en terme de lieu bâti - lieu sauvage: l'espace construit et civilisé n'a plus rien d'efficace. Le lieu bâti est en même temps le lieu à reconstruire, ou à détruire, ou à restaurer. Par rapport à la forêt qui se trouve pratiquement au degré zéro de la senefiance, qui ne se prête pas à transformation, le château est le lieu qui demande à être refait et revu d'une manière ou d'une autre, que cela se passe au nom du roi ou au nom de Dieu 298 .

297 H. BRINKMANN, Mittelalterliche Hermeneutik, Tübingen, Max Niemeyer, 1980, p. 132-133. L'auteur précise d'ailleurs que cette idée existait bien chez Origène et chez Bède. 298 F. DUBOST observe aussi que l'opposition lieu bâti - lieu sauvage n'est pas opérationnelle pour le monde arthurien et qu'il y a des châteaux terrifiants et des forêts très rassurantes, comme la forêt du Morois. (op. cit., p._352). Même vision chez C. FERlAMPINACHER pour qui le château est un espace fermé sur lui-même où les coutumes barbares défient parfois les valeurs chrétiennes, courtoises ou autres (ojJ. cit., p. 89).

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Le lieu construit est souvent perçu comme une anomalie à réparer, comme une mauvaise construction et non pas comme un signe de « civilisation », et les chevaliers arth uriens font figure de démolisseursbâtisseurs à plus d'une reprise. Il suffirait de penser à l'exemple du Tristan en prose que nous avons déjà étudié dans le première partie de notre thèse, la tour qui s'effondre sous l'effet de la prière de Galaad, pour avoir une exemplification révélatrice de ce rôle pleinement accompli par le chevalier arthurien. On pourrait associer les châteaux magiques arthuriens, avec leurs coutumes bizarres que les chevaliers du roi sont appelés à supprimer, aux châteaux« adultérins » qui commencent à proliférer au cours des xre-xne siècles dans l'Occident médiéval et que la royauté a tellement de mal à contrôler299 • À ce titre, les châteaux hostiles et magiques de la fiction pourraient être perçus comme une sorte de caricature des places fortes bâties par les seigneurs séditieux sans l'autorisation du pouvoir royal. Cette hypothèse étayerait entre autres l'idée que les textes arthuriens ont plus une tendence royaliste qu'artistocratique. Chaque lieu à reconstruire parle plus ou moins de soi, et remplit avec succès les fonctions référentielle, expressive et parfois conative d'une communication. L'anomalie est pointée du doigt, représentée de manière poétique et enfin il arrive parfois que le héros soit interpellé d'intervenir. Ce qui nous intéresse à ce niveau de notre analyse, par la perspective d'un aperçu sur la qualité signifiante de l'espace, est surtout le château comme interprétation, comme construction parlante, remplissant la fonction métasémiotique de la communication. Gauvain parvenant au château de !'Enquête est l'exemple le plus révélateur de ce rôle du lieu construit. L'endroit est mis dés le départ sous le signe de l'herméneutique : «Al Chastel de l'Enqueste vos n'i demanderoizja chose dont en ne vos die la senefiance, par le tesmoignage de Joseph le bon clerc et le bon hermite par cui nos le savons, et il le set par l'anouncement del saint Esperit et de l'angle. » 300

Il est rare dans le Perlesvaus que le texte soit tellement explicite. Cependant les précisions sont données avec la plus grande clarté pour 299 Le roi interdit par exemple en Angleterre la consttuction des forteresses sans son accord, ces places fortes étant souvent des armes et des refuges dans les mains des seigneurs lorsqu'ils se révoltent. Toute consruction de forteresse a tendence à être perçue par la monarchie comme une menace. (M. AURELL, La Noblesse en Occident, p. 56. sq). 300 Perlesvaus, éd. citée,!. 2157-2160.

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ce qui est des expériences vécues par Gauvain. Mais le château de l'Enquête n'est pas un lieu quelconque parmi d'autres constructions symboliques ou publiques. Cette demeure, gardée par un lion, et entourée de hautes murailles, marque pratiquement l'entrée dans le Royaume du Roi Pêcheur, l'entrée donc dans le domaine du Graal: « E avoit a chascun qernel du mur une croiz, e une chapele desus le mur par ont on venoit d'une grant sale qui o chaste! estoit. E avoit desus la chape le .iii. crois, e desus chascune .i. angle d'or. ( ... ) Sire, ce est l'entrée de la terre le riche Roi Pecheor, e ca dedenz commence on a fere le service du Saint Graal. » 301

Le lecteur peut même avoir l'impression que le château de !'Enquête, qui sera nommé ainsi plus tard dans le récit, est confondu avec le château du Graal puisque l'auteur fait mention à la liturgie du Graal que l'on commence à officier à l'intérieur lors de l'arrivée de Gauvain. Nous apprendrons par la suite que le véritable château du Graal ne se trouve pas là et que le palais situé sur la marche est seulement le lieu où le héros peut obtenir des réponses à ses questions. Le royaume du Roi Pêcheur est donc mis d'emblée sous le signe de l'interprétation précédée d'une épreuve, puisque lors de sa première visite Gauvain trouve l'entrée fermée et qu'on lui demande d'apporter l'épée avec laquelle Jean-Baptiste avait été décapité. Approcher le Graal est donc, dans Perlesvaus, une entreprise vouée ayant tout à l'exégèse et qui demande une préparation. Le château de l'Enquête se charge pratiquement de ce rôle métasémiotique. L'endroit est mis sous le signe de la clôture et exhibe sa position défensive. Les automates de cuivre et le lion s'allient afin de barrer la route de celui qui aimerait pénétrer dans cette demeure de la senefiance sans avoir été d'abord préparé pour cela. Rien d'étonnant d'ailleurs pour un texte où l'interprétation se laisse difficilement discerner, où les discours sont toujours voilés et empreints d'un esprit énigmatique. Les croix qui gardent chaque angle du château, la chapelle et l'ange en or pourraient nous autoriser à prendre le château de !'Enquête non seulement pour la demeure des senefiances, mais pour un lieu béni et sanctifié qui refuse toute sémiotique pervertie. Si l'on suppose que nous avons quatre angles du château, la correspondance

301

Ibidem, 1. 1690-1714.

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avec les quatre sens pourrait bien avoir été dans l'esprit de l'auteur du roman 302 • À la différence de Perlesvaus qui forcera son entrée dans le château du Graal, Gauvain reçoit donc le privilège d'entretenir un rapport particulier avec les senefiances par son passage en douceur. L'existence même de cet endroit au coeur du Perlesvaus nous autorise à penser que le roman est loin d'encourager la violence physique et le combat armé, comme nous laissent penser ses nombreuses scènes sanguinaires. C'est peut-être Perlesvaus qui prendra le château de force, mais c'est Gauvain qui conquiert le sens sans lui faire violence. Perlesvaus n'aura pratiquement affaire qu'au référent, alors que Gauvain parvient à décortiquer le signifié. Le Château du Graal S'il y a vraiment dans les textes arthuriens une île particulière dont nous devrions parler, une île chargée de toutes les connotations de l'hétérotopye et englobant les autres endroits que nous avons mentionnés ici, c'est le château du Graal. Le château apparaît pour la première fois dans le Conte du Graal, sa description étant reprise dans pratiquement toutes les continuations de Chrétien. Ce qui intéresse le plus notre étude est sa qualité insulaire et en même temps son statut de point terminal d'un labyrinthe. L'indice spatial Le château du Graal est pratiquement dans nos textes le référent de tous les lieux signifiants qui apparaissent. Presque à chaque fois, d'une manière ou d'une autre, ce lieu se présente comme le point ultime d'une quête du sens. Dans le labyrinthe spatial de la matière arthurienne, dans l'errance à travers la forêt ou sur l'eau, le lieu où se trouve le Graal est l'équivalent du signe enfin révélé. Le chemin que le héros en quête doit parcourir jusque là est pratiquement à chaque fois l'équivalent d'une poétisation de la fonction conative d'un acte de communication. La promenade dans la forêt narrative est pratiquement un acte interprétatif qui se finalise le plus

302

Nous retenons les réserves formulées par A. STRUBEL sur l'impossibilité d'associer de manière cohérente l'exégèse biblique et le roman du Perlesvaus (" Conjointure et senefiance dans le Perlesvaus, art. cit.), cependant, comme l'auteur l'admet, certaines correspondances peuvent surgir de manière " intermittente "·

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souvent par l'émergence du sens, dans un contexte où le château en lui-même fonctionne comme un référent et le Graal comme le signifié du grand signe qu'est cette agglomération discontinue de lieux arthuriens. Dans certains textes la fonction conative est pleinement représentée par l'occurrence de quelques éléments dans l'espace, indiquant au sujet de l'aventure le chemin vers le château du Graal. Ainsi, dans la Continuation de Gerbert de Montreuil, une main (posée sur une croix) surgit dans l'espace et montre la voie à Perceval3°3 . Le chevalier au milieu du carrefour, ayant besoin des indications de la main enchantée, crée en fait un contexte codé qui résume non seulement la recherche du Graal à travers le labyrinthe arthurien, mais aussi et surtout le rôle signifiant de l'espace dans lequel évolue la chevalerie destinée à l'idéal celestiel. Comme si la croix n'était pas suffisamment significative à elle seule, la présence de la main vient rajouter une nuance et rendre le discours spatial plus transparent. Perceval devant le carrefour remplit parfaitement son rôle d'être tiraillé entre l'idéal terrien et l'idéal celestiel, être qui a besoin d'être guidé et surtout qui doit se définir par rapport aux lieux qu'il parcourt. Si dans la Continuation de Gerbert le chemin vers le château du Graal se présente comme une sorte de voie à travers un labyrinthe, il en va de même pour le Didot-Perceval. Tout comme chez Gerbert, Perceval parvient deux fois au château du Graal. La première fois, il y est guidé par l'apparition de deux enfants dans un arbre 304 et par une voie céleste, alors que la deuxième fois c'est Merlin en personne qui lui apparaît et lui indique le chemin. Lors de la première occurrence d'un signe indicateur, il s'agit d'un arbre: « Et ensi corn il cevaucauoit rnolt dolans et rnolt pensis, et estoit bien none passee et si regarda par devant lui, si vit un des plus biaus arbres qui il eüst onques veü, et estoit sor le fore de quatre voies par dejouste une rnolt bele crois. ( ... ) Et ensi corn il regadoit si volentiers, si vit par desus aler deus enfans de brance en brance tos nus, et estoient bien cascuns, ce li sarnbla, de l'eage de sis ans, et acoloit li uns l'autre etjuoient ensarnble. » 305

303

Continuation Perceval, éd. citée, t. III, v. 16899-16917. Le motif de l'arbre pourrait être inspiré par les écrits apocryphes de la vision de Seth qui mettent en texte une légende de l'arbre de la croix: Seth est envoyé chercher de l'huile dans le jardin de !'Éden et là il y trouve un arbre qui s'élevait vers le ciel (cf. W. MEYER, "Die Geschichte des Kreuzholzes vor Christus'» Abhandlungen der Philosophie, t. 16, 1882, p. 136). 305 Didot-Perceval, ms E, éd. citée, p. 203. 304

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Nous assistons à une accumulation d'indices qui, ensemble, remplissent une fonction conative. En premier lieu la croix attire le regard et marque un début d'interpellation par sa forte charge symbolique. L'arbre semble être placé là afin de souligner encore plus non seulement la route à prendre, mais sa dimension ascensionnelle, motif que nous retrouvons d'ailleurs dans d'autres textes 306 . Ainsi, lors de son errance à la recherche du château du Graal, Perceval trouve, dans la Continuation de Wauchier, un arbre illuminé par une multitude de chandelles. Les lumières s'évanouissent par contre à son approche 307 • Néanmoins, tout en remplissant pleinement sa fonction conative, l'arbre se présente comme un signal perverti puisqu'il est destiné à conduire le chevalier à la chapelle où se trouve la main noire, donc dans un endroit profondément diabolique, comme nous l'apprenons de la Continuation de Manessier : «C'est li arbres d'enchantement,/ illueques les fees s'assamblent ( ... ) / Les clartez qui chandoilles samblent / A ceus qui de bien loinz les voient, / Ce sont les fees qui desvoient / Iceus, ce sachiez sanz doutance, / Qui n'ont vers Dieu nule creance. » 308

C'est d'ailleurs un exemple assez concluant de la manière dont l'indice spatial peut être perverti et fonctionner au profit du labyrinthe. La lumière qui aveugle au lieu d'éclairer entre en correspondance avec le lieu trompeur. Il n'en reste pas moins que l'indice spatial remplit largement sa fonction communicative d'interpellation de l'être, même si c'est pour le conduire vers une sémiose pervertie et renversée. Troisième étape dans le Didot-Perceval, l'arbre s'avère peuplé d'êtres vivants. Le dispositif de signalisation de l'espace est mis en place et le héros est déjà prêt à entendre les révélations faites par le discours des enfants, révélations qui viennent comme une sorte de surconfirmation de la voie tracée à travers le lieu. Puisque l'épisode semble avoir été emprunté à Wauchier309 , où le motif est chargé de connotations négatives, le lecteur comprendra mieux la nécessité des précisions des 306 Nous retrouvons en fait l'image de l'arbre dans les Continuations de Wauchier et de Manessier aussi bien que dans Durmar~ mais il ne s'agit pas d'un motif destiné à guider le héros vers le château du Graal. 307 « Devant soi garde, s'a veü / auques !oing un arbre ramu / enmi sa voie droitemant; et si avoit, mon escient, / sus l'arbre plus de mil chandoilles / autresi cleres con estoilles. ,, (ContinuationPerceval, éd. W. Roach, v. 32071-32076). 308 Ibidem, v. 33000-33001 et v. 33002-33006. 309 Cf. W. Roach, éd. citée,« Introduction and Sources,,, p. 15-130.

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enfants par-dessus la simple occurrence de l'arbre et de la croix. Par ailleurs, le principe du carrefour que nous retrouvons dans ce passage fonctionne comme une sorte d' embrayeur pour le discours des enfants. Le fait qu'une fois le message communiqué les indices disparaissent, ne peut que renforcer l'hypothèse selon laquelle leur rôle n'est autre que de remplir une fonction communicationnelle à travers l'espace. Par contre, la deuxième arrivée de Perceval au château est précédée par une longue discussion avec Merlin qui, dans le contexte, remplit pratiquement la même fonction que la main qui apparaît chez Gerbert de Montreuil. L'accumulation de détails remplissant une fonction phatique dans notre texte sature presque l'espace de signes. Néanmoins, la communication qui s'établit entre le chevalier et les lieux parcourus fonctionne avec plus de difficulté dans ce texte que dans la Continuation, justement parce qu'une telle accumulation s'avère nécessaire. Le labyrinthe semble beaucoup plus sombre ici, d'autant plus que le héros se perd à plusieurs reprises malgré les indications qui lui sont données avec tellement de générosité. Le Roi Pêcheur lui indique d'ailleurs qu'il trouvera sa demeure en longeant une rivière ; cependant, en dépit de ses instructions, Perceval a du mal à la trouver et va jusqu'à maudire le pêcheur pour l'avoir induit en erreur, avant de voir une tour surgir entre deux collines 310 • Ce schéma indiciel reproduit d'ailleurs la première occurrence du château merveilleux dans le roman de Chrétien. Dans le Conte du Graal, l'espace ne s'avère pas suffisamment révélateur pour guider le chevalier et l'apparition de la barque du Roi Pêcheur sera nécessaire. À la suite des conseils du pêcheur, Perceval montera d'ailleurs en haut d'une roche fendue sans voir le château du premier coup. Dépité, il s'empresse de maudire le faux guide lorsque la tour du palais apparaît devant lui dans un val 311 • Dans le Conte du Graal nous trouvons donc trois étapes de type indiciel, l'apparition de la rivière, ensuite du pêcheur et enfin la tour même du palais. Seule la première étape nous autorise à parler d'une fonction conative remplie par le lieu, et nous constatons d'ailleurs qu'elle est mal remplie puisque les deux autres seront nécessaires. Ce sera donc chez les divers continuateurs de Chrétien que l'espace acquerra un rôle plus prononcé dans la communi-

310

Didot-Perceval, ms E, éd. citée, p. 205-206.

311

"Ensin selonc la rive estrive /Tant que a une roche touche/ Et l'eve a cele roche touche / Si qu'il ne pot avant aler, / Tant qu'il vit par l'eve avaler/ Une nef qui d'amont venoit,, (Le Conte du Graal, éd. citée, v. 2932-2937.)

351

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cation - orientation qui s'établit entre les héros et les lieux parcourus. Dans la Queste, par contre, les mécanismes des indices d'ordre spatial semblent être brouillés et les lieux s'avèrent incapables de remplir une fonction conative. Lancelot parvient au château du Graal en naviguant sur mer et en dépit de l'apparition du château il a besoin d'être interpellé par une voix céleste pour qu'il descende de la nef et se dirige vers l'endroit en question 312 • Le labyrinthe est donc total pour un héros réprouvé et les lieux restent muets, en refusant de faire signe. D'autre part, l'espace fonctionne dans le Didot-Percevalcomme un guet-apens, comme un piège destiné plutôt à brouiller les pistes, les lieux se muent en labyrinthe et le héros semble beaucoup plus dérouté que dans les Continuations. Cependant, le degré zéro de ce schéma indiciel semble être atteint dans le Tristan en prose. En effet, dans ce roman l'espace a complètement perdu toute capacité de faire signe. Les chevaliers parviennent à voir le château du Graal et à y pénétrer menés uniquement par l'aventure. Ainsi, nous apprenons quel est le mystère de cet endroit : « Li castiaux de Corbenyc ne se remuoit sans faille, mais Tanaburs, uns encanterres qui esté avoit devant Uter Pandragon, qui ot esté li plus sages hom d'ingremance fors Merlin, cil Tanaburs avoit en tel maniere souduit le castel que nus cevaliers estranges qui le queïst nel trouvast, s'aventure ne li amenast; et s'il eüst esté .C. ans, por ce n'i assenast plus tost. » 313

L'espace a perdu ici toute forme de senefiance et la fonction conative se retrouve totalement inhibée sous l'effet de l'enchantement. Par ailleurs, le texte précise que l'enchantement avait été fait pour des raisons des plus terriennes, afin que nul chevalier ne puisse parvenir à la dame aimée par Tanaburs 314 • Aucun souci de préserver le mystère du Graal, comme dans le Didot ou dans le Conte du Graal, ne se trouve à la base de la construction du labyrinthe. Le château du Graal est soumis à un sortilège des plus païens. La translation de la capacité signifiante vers une entité extra-spatiale s'explique ainsi de manière assez transparente: l'émergence de l'enchantement bloque et condamne les potentialités indicielles de l'espace que le chevalier voué à la sainteté est appelé à ressortir à la lumière du jour.

31

2

313 314

Queste, éd. citée, p. 253. Tristan en prose, éd. citée, t. IX, p. 235-236. Ibidem, p. 236.

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Le Château du Graal comme signe Dans la Continuation de Gerbert, le château du Roi Pêcheur exhibe sa qualité insulaire et son apparence protéiforme à travers les deux apparitions décrites dans le texte. En premier lieu, il disparaît une fois que le héros faillit en oubliant de poser la question essentielle. Lorsque Perceval se réveille le lendemain de son aventure dans la demeure du Roi Pêcheur, il ne trouve plus rien qu'un beau paysage 315 • Les salles du château, ou plutôt de la maison, puisque c'est le terme que le texte utilise pour désigner la maison du Roi Pêcheur, sont remplacées par un buisson dans un pré. Seul un ruisseau continue de rappeler la qualité insulaire de la demeure où se trouve le Graal. Le décalage entre le lieu bâti et le lieu naturel engendre des sens qui se laissent difficilement cerner; cependant, malgré l'apparence de locus amoenusdu champ où se retrouve Perceval, nous ne saurions interpréter cet endroit comme un lieu sacré. C'est plutôt une sorte d'absence paradisiaque, mais néanmoins une absence, qui se donne à lire en tant que telle. La beauté de l'endroit fonctionne comme un signifiant vide de signifié, puisqu'elle est là non pas pour désigner le château du Graal mais sa disparition. Figure de l'absence, la rivière et le buisson printanier sont en même temps symboles du renouveau et de la vie qui reprend, puisque le lecteur aura facilement compris que l'échec de Perceval n'est que temporaire. Lors de la deuxième arrivée de Perceval au château du Roi Pêcheur, Gerbert donne une description qui laisse transparaître le caractère insulaire du lieu : « Lors a choisi, el fons d'un val, / une riviere grant et lee / qui cort par mi une valee ; / sor l'iaue ot un chaste! gaillart, /je ne quit dusque a Popaillart / eüst chaste! miex compassé. ,, 315

Placé sur une rivière au fond d'une vallée, le château du Graal dans la vision de Gerbert semble faire figure d'île. Le contraste semble dominer la scène, puisque nous retrouvons la rivière au fond d'une vallée, lieu de catabase ou d'enchantement. Héros complexe et instable, Perceval ne peut évoluer que dans un lieu où règnent le contraste et le signe double. Nous ne savons pas comment le chevalier parvient dans le château, le texte nous dit par la suite qu'il entre par une porte. Il n'y a pas de pont ni de passage aménagés particulièrement autour 315 316

Continuation Perceval, éd. citée, t. 1, v. 103-113. Ibidem, t. III, v. 16934-16939.

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du château. Doublement connoté, l'endroit semble cependant préserver la continuité de la route du chevalier. À partir du moment où il croise la main indicatrice, Perceval semble instaurer une relation de connivence et de complicité avec l'espace, qui ne peut ni ne doit être brisée par la présence d'un pont ou d'un passage particulier quelconque. La seule rupture que nous pouvons finalement déceler dans le texte est la vallée même, qui fait que bizarrement le héros descend au lieu de monter et que l'accomplissement de l'aventure du Graal se fait sous le signe d'une morphologie de la catabase. Le château est également décrit dans le Didot-Perceval, et il garde pratiquement toutes ses connotations insulaires : « Ensi cevauca tant que il vint a le forterece, et vit le riviere qui entor le castel couroit si riche et si bele corn a devise, et les loges de la sale molt bien assises » 317

Nous retrouvons la rivière mais, par rapport à la Continuation, il n'y a pas de vallée. On remarque un contraste fort entre la clôture que suggère la forteresse d'une part, et la porte ouverte et le pont abaissé d'autre part, suggérant l'ouverture destinée à l'élu. Les mêmes éléments descriptifs se retrouvent pour le Château du Graal tel qu'il apparaît dans le Lancelot en prose: « Si voit .I. petit chastel molt bien seant, kar il estait clos d'eve tot entor et de buens murs bateilliés » 318 • La perspective insulaire aussi bien que la vallée restent pratiquement les mêmes par rapport aux Continuations, et nous retrouvons, de même, le héros, qui est cette fois Gauvain, en train de traverser l'eau pour arriver au château sans qu'un pont puisse être mentionné quelque part. Le chevalier « arrive à l'eau » et par la suite il pénètre dans la rue principale de la ville. La mention de la rue est la seule différence quis' établit par rapport aux Continuations. Corbényc est décrit de façon beaucoup plus réaliste, même si nous sommes amenés à nous demander de quelle manière Gauvain parvient à cette rue en traversant l'eau. Le château du Graal semble se constituer comme un milieu urbain quelconque, et le personnage le traverse comme toute autre ville. Par ailleurs, l'auteur emploie le terme« chas317 318

Didot-Perceval, Ms E, éd. citée, p. 206. Lancelot en prose, éd. citée, t. Il, p. 373. La description est pratiquement similaire dans

l'épisode de l'arrivée de Lancelot à Corbényc: « Einsi chevaichent dusque aprés none tant que il viennent en une valee et voient devant aux el fonz del val .I. petit chaste! molt bien seant, car il est clos tout entor d'eve parfonde et de bons murs batilliez. » (Lancelot en prose, éd. citée, t. N, p. 201). L'eau, le pont et le « maistre palais » sont également gardés dans la description de Corbényc dans le Tristan en prose (éd. citée, t. IX, p. 235 et p. 251).

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tel», pour désigner le lieu, mais c'est plutôt d'une cité qu'il s'agit, qui renferme à l'intérieur une forteresse et un château. D'autre part, si nous pourrions de manière plus ou moins spéculative rattacher la vallée de Gerbert au symbolisme de la descente, le château du Graal dans le Lancelot acquiert sans conteste des connotations infernales en plus de la référence à une simple vallée ; ainsi, la première rencontre que Gauvain fera dans ce château, en passant par la rue principale, est celle d'une demoiselle qui se lamente, plongée jusqu'au nombril dans l'eau bouillante d'une cuve en marbre. Le supplice de la malheureuse est perçu comme une pénitence 319 • Le lieu insulaire est donc placé sous le signe de la double senefiance, des sens entrelacés. Enfer et paradis, endroit en même temps clair et obscur, fermé et ouvert, le château du Graal apparaît dans le Lancelot comme une sorte d'île bivalente, où les signes sont contrariés de manière constante dans leur autoréférentialité. Perlesvaus et le Château du Graal Si la Continuation de Gerbert ne semble pas privilégier la présence d'un pont quelconque, il en est tout autrement de la représentation du même Château dans le Perlesvaus. Les ponts et les passages abondent dans ce texte, au point que le combat de Perlesvaus contre le roi du Chastel Mortel qui s'était emparé, on se souviendra, du château, apparaît pratiquement comme une sorte d'entreprise destinée justement à faire tomber toute une série de ponts320 • D'une part, cela fait de Perlesvaus un pontifex, voué à faire la jonction entre deux types d'espaces différents. Plus qu'un héros libérateur, le chevalier apparaît ainsi comme une sorte d'être-lien, qui unit deux mondes et deux idéaux321 • Par ailleurs, le château est décrit pour la première fois lors de l'arrivée de Gauvain, après son passage au château de !'Enquête : « Missire Gavains s'en passe outre, qant il a la voiz oïe, et aproche l'entrée du chaste!, et voit que il i a trois ponz molt granz et molt orribles a passer, et corent .iii. granz eues par desoz. Et li senble que li premerains ponz ait

319

Lancelot en prose, t. II, éd. citée, p. 37 4. La fille sera délivrée par Lancelot (cf. Lancelot en prose, éd. citée, t. IV, p. 202).

320

Voir à ce sujet]. N. CARMANN, "The Symbolism of the 'Perlesvaus'

»,

art. cit., p. 46-

47. 321

Nous avons déjà souligné à quel point le roman de Perlesvaus parvient à réunir de manière assez atypique les deux idéaux de la royauté et de la chevalerie celestielle.

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une archiee de Jonc, et n'ait pas plain pié de lé. Le pont li senble estroit et !'eue grant et parfonde et rade. » 322

La château du Graal dans ce roman est donc doublement gardé, d'une part par la forteresse de !'Enquête, qui interdit pratiquement à tout profane non instruit pour ce qui est des signes et significations, de pénétrer dans le royaume du Roi Pêcheur, d'autre part par les ponts de son entrée. L'omniprésence de l'élément aquatique souligne les traits insulaires de l'endroit, alors que les ponts étroits, peut-être empruntés à l'épisode du pont de l'épée de La Charrettè3 23 , rappellent que l'entrée au château des révélations ne peut ni ne doit être aisée. Tout comme nous le constaterons pour la Queste, l'obstacle del' entrée est cependant illusoire, puisque le héros verra le pont s'agrandir et lui permettre aisément le passage dès qu'il aura décidé de le traverser. L'emplacement aussi bien que la structure spatiale du château du Graal transforme donc non seulement Perlesvaus, mais tout chevalier qui y pénètre, en pontifex. Par ailleurs, le lieu même guide le lecteur vers une interprétation différente des rôles de Gauvain et de Perlesvaus : là où Gauvain entrera par la compréhension, Perlesvaus aura besoin de sa force armée. Le rapport au château dans ce texte est en même temps le rapport au sens et à l'interprétation, et nous pouvons ainsi déceler l'immense charge symbolique du lieu pour ce qui est du décryptage de la relation de l'être au monde. Comme le lieu public curial et l'endroit chargé de sainteté où est né le héros du Graal se retrouvent dans Perlesvaus unis sous le nom commun de Camalot, les ponts du Château du Graal, sur lesquels le texte insiste tellement, rappellent que le héros est là pour franchir les différences et les frontières entre le monde arthurien proprement-dit, centré sur la Table Ronde, et le monde du Graal qui déborde de spiritualité. Nous devrions rappeler que dans le Perlesvaus le château du Graal reçoit cinq noms différents. Or c'est exactement sous cinq formes différentes que le Graal apparaît devant Arthur après la conquête du lieu par Perlesvaus. Nous ne saurions ignorer ce genre de correspondance et le polysémantisme du lieu qu'elle implique. Tout comme le Graal est protéiforme, le château l'est aussi, non pas par sa position

322

Perlesvaus, éd. citée, 1. 2287-2294. Finalement le pont apparaît souvent comme une épreuve essentielle lors d'un voyage dans l'au-delà et fait des personnages arthuriens des pontifices. 323

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spatiale, comme nous le verrons dans la Queste, mais par ses dénominations différentes 324 • Aux cinq noms du château correspondent cinq formes du calice, dans un jeu riche et complexe entre les signifiants et les signifiés qui sont reliés par l'intervention armée de Perlesvaus, mais qui se dévoile réellement devant le roi. Par ailleurs, vu que la mère de Perlesvaus s'appelle Igleis, pourquoi ne pourrait-on voir dans le Château du Graal le symbole de l'Église même ? L'Église avec ses quatre angles, vus souvent par l'herméneutique médiévale comme les quatre étapes du mystère de la vie du Christ : l'incarnation, la passion, la résurrection et l'ascension 325 ? Dans cette perspective, le Château des Âmes pourrait bien renvoyer à l'incarnation, les Armes à la passion, la Joie à la Résurrection et enfin l'Éden à l'ascension. De surcroît, les quatre noms différents de notre château pourraient très bien renvoyer aux quatre sens de l'exégèse, si l'on exclut la dénomination même de « château du Graal » nécessaire finalement au texte pour des raisons relevant avant tout de l'économie narrative. Le nom, le sens et l'interprétation se retrouvent ensemble dans un seul et même noeud spatial. D'ailleurs le château du Graal dans le Perlesvaus fait clairement figure de lieu doublement problématisé, tout comme c'était le cas pour la Douloureuse Garde dans le Lancelot en prose. Nous voyons d'une part le chevalier forçant son entrée et exerçant une sorte de contrainte sur l'espace tout en l'exorcisant, mais c'est au roi qu'est destinée réellement la conquête. Comme Lancelot lors de son deuxième passage à la Douloureuse Garde, Perlesvaus conquiert le lieu par les armes. Cependant nous ne pourrions pas considérer cet endroit comme un exemple typique de la manière dont l'espace se laisse problématiser en fonction des deux systèmes de valeurs, puisqu'à la différence de Lancelot qui doit passer par deux fois à la Douloureuse Garde, Perlesvaus ne va qu'une seule fois au château du Graal et purifie le lieu tout en le livrant au roi. Nous assistons là à une forme de télescopage, mais qui n'est pas suffisamment explicite pour que l'on puisse la mettre sur les même positions que les expériences du Lancelot en prose.

324 Ainsi le château est nommé en même temps« château des Âmes, de !'Éden, de la Joie et des Armes •>. 325 ABSALON, s. 36, PL, 209C, t. 211 ; cf. 213 C, voir H. de LUBAC, Exégèse médiévale. Les quatre sens de !'Écriture, op. cit., p. 51.

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Corbényc et la Queste Corbényc est présenté différemment dans la Queste, cependant il garde ses traits insulaires. Ainsi, nous l'avons déjà vu, la route vers le château s'accomplit non pas à travers la forêt, mais sur mer. Le lieu est longuement décrit326 . Comme dans les autres textes, le château à proprement parler se trouve dans une rue principale et acquiert toutes les connotations d'un lieu clos, d'une forteresse. L'entrée se fait par l'eau ; par contre, le texte nous dit que la porte reste ouverte jour et nuit, ce qui permettrait de penser qu'une fois arrivé devant le château, le chevalier n'a plus qu'à y pénétrer. C'est d'ailleurs le cas dans les Continuations ou dans le Didot-Perceval. Cependant, dans la Queste un élément pratiquement nouveau apparaît : les lions gardiens de l'entrée. Comme dans le Perlesvaus, pénétrer dans cette île du Graal implique donc un recours à la force. De plus, nous avons déjà vu Lancelot en train de combattre les lions près de la tombe de son ancêtre, ce qui nous autoriserait à faire de lui un héros saurochtone. Or, c'est là que la Queste se différencie profondément des autres textes arthuriens où apparaît le château du Graal ; si dans les Continuations et dans le Didot le chevalier ne trouve pas la porte gardée par qui que ce soit et si dans le Perlesvaus, par contre, l'entrée est forcée par les armes, dans notre roman les lions sont là mais le combat armé ne s'avère pas nécessaire : une main mystérieuse vient arracher l'épée du chevalier et une voix lui reproche de faire plus confiance à ses armes qu'à Dieu327 . Cette scène est révélatrice au plus haut degré, non seulement pour ce qui est du rapport qui s'établit entre le héros et le monde à travers la manière d'investir l'espace, mais aussi pour l'ensemble de l'idéologie chevaleresque qui se retrouve dans la Queste. Il est évidemment difficile de ne pas remarquer la profonde similitude qui existe entre ce passage et la scène où le Christ demande à Pierre de remettre son épée au fourreau à Gethsemani (fn. 18, 10). Nous ne saurions ignorer la manière dont le chevalier entre en connivence avec le lieu insulaire. Par rapport à d'autres portes, que Lancelot franchit dans le Lancelot en prose, par exemple, la porte du château du Graal n'est pas faite pour être prise par combat physique. Le rapport entre l'être et l'espace n'est pas conflictuel, ni ne doit l'être. Par ailleurs, la Queste est peut-être le roman arthurien le moins conflictuel lorsqu'il s'agit de la quête du sens et du rapport qui s'éta326 327

Queste, éd. citée, p. 253-254. Ibidem, p. 253.

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blit entre l'être et l'interprétation. Si dans le Perlesvaus, comme nous le verrons aussi dans la troisième partie de cette étude, l'exégèse est toujours tendue et difficile, dans la Queste tout est expliqué, tout est transparent. Il n'y a pas de véritable combat contre le signifiant pour parvenir au référent : la porte du château du Graal est ouverte et le chevalier, même un réprouvé comme Lancelot, trouve l'entrée libre. Une fois que Lancelot parvient à la forteresse du Graal par contre, l'espace se ferme et se présente sous le signe de la clôture: « Tant a alé Lancelot qu'il vient vers une chambre dont li huis ert clos et bien serré. Et il met la main et le cuide deffermer, mes il ne puet; si s'en efforce il molt, mes rien ne li puet valoir a ce qu'il i puisse entrer. » 328

L'effort du combat pour forcer une entrée est pratiquement proportionnel avec la conquête du sens. La porte ouverte du château répond à la porte fermée de la chambre du Graal. Par ailleurs, le chevalier ne parviendra évidemment pas à l'ouvrir par la force, mais par la prière qui lui laissera voir une partie du sens dont il avait tellement soif. Il en est tout autrement pour l'arrivée de Galaad à Corbényc. Non seulement le château ne supporte plus aucune description, mais il semble avoir perdu sa qualité insulaire, puisque le texte nous dit que les chevaliers chevauchent plusieurs jours avant d'arriver chez le Roi Pelles 329 • Par ailleurs, lorsqu'ils s'embarquent sur la nef merveilleuse qui est supposée les amener à Sarraz, ils doivent encore traverser une bonne portion du territoire avant d'arriver à la mer330 • Il serait difficile de penser à une erreur de la part de l'auteur du roman, qui s'avère tellement soucieux des détails et de la cohérence à bien d'autres endroits dans le texte. Protéiforme donc dans la Queste, le château du Graal s'avère par cela même un espace polysémique, puisqu'il laisse percevoir diverses faces du Graal et diverses manières d'entrer aux divers chevaliers qui y arrivent. De surcroît, nous pouvons constater qu'il est représenté en tant que lieu insulaire aussi longtemps que le rapport qu'il entretient avec le héros arthurien est conflictuel, comme nous l'avons vu pour Lancelot. L'élément aquatique apparaît de manière incontestable ici

328 329 330

Ibidem, p. 254. Ibidem, p. 266. Ibidem, p. 272.

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comme une sorte de barrage, destiné à entretenir la tension 331 • Par contre, lorsque le signifié est prêt à se livrer, comme c'est le cas lors de la rencontre des trois élus, l'endroit cesse de fonctionner comme un lieu conflictuel et il se dévêt de sa qualité insulaire tout comme le Graal livre ses secrets à découvert. Lieu insulaire, pôle opposé de la Table Ronde et de la cour arthurienne, le château du Graal fonctionne donc essentiellement dans nos textes comme une sorte de signifiant qui peut ou ne peut pas permettre la lecture de son signifié. Endroit changeant et protéiforme, il figure de manière magistrale le polysémantisme même du Graal. L'île-tombeau

Il existe un endroit dans le Perlesvaus qui assume en même temps la fonction insulaire aussi bien que celle de lieu d'inhumation : il s'agit de l'Île aux Tombeaux. Par ailleurs, il n'est pas rare dans la matière arthurienne qu'un lieu réunisse en même temps les connotations de l'île et celles de la tombe 332 • Le lieu de notre roman comporte douze chapelles et douze maisons qui entourent un cimetière, dans lequel gît, entre autres, le seigneur de Camalot, (la cité d' orgine de Perlesvaus et non pas le Camalot du roi Arthur) 333 . L'endroit est en même temps un lieu spéculaire, puisque Perlesvaus peut prier sur la tombe de son père, qu'une île destinée à la révélation. Par ailleurs, l'expérience est placée dans le texte entre le passage du héros dans l'Île d'Abondance et la victoire remportée sur l'Ermite Noir. L'Île aux Tombeaux est donc une sorte de connecteur entre les expériences vécues dans un lieu paradisiaque et l'approche de l'enfer, puisque le château de l'Ermite Noir a tous les traits d'un lieu infernal. La château du Graal peut également apparaître comme lieu insulaire à fonction de tombeau. Ainsi, dans le Lancelot en prose, Lancelot se retrouve devant un lieu d'inhumation bien étrange pour un endroit supposé déborder de spiritualité. Étrange aussi parce que ce lieu est 331 En discutant le rôle des cours d'eau dans les textes de Chrétien de Troyes, G. CHANDÈS associe les rivières aux problématiques des frontières et des épreuves de dépassement. Par ailleurs, pour l'auteur, l'animal et l'eau qui apparaissent au même endroit renvoient à l'archétype primordial du dragon, à la fois élément thériomorpbe et aquatique et ici figure même des relations conflictuelles au monde (cf. Le serpent, la femme et l'épée. Recherches sur l'imaginaire symbolique d'un romancier médiéval: Chrétien de Troyes, Amsterdam, Rodopi, 1986, p. 126 sq.) 332 Voir supra, le commentaire sur la tombe de Balaain dans la Suite Merlin. 333 Perlesvaus, éd. citée, 1. 9829-9849.

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en même temps une tombe spéculaire qu'une tombe hantée, comme nous le verrons. Comme dans le roman de Chrétien, la tombe est là afin de marquer une épreuve identifiante : une inscription annonce que la sépulture ne sera ouverte que par le léopard qui engendrera le grand lion. Lancelot parvient à l'ouvrir et y trouve un terrible serpent334. La fonction proprement-dite d'inhumation est complètement occultée par le rôle de signe que cette tombe semble remplir. L'inscription l'annonce comme un lieu spéculaire, mais dans un sens renversé par rapport aux autres tombes que nous avons pu étudier. Ainsi le héros n'est pas supposé se confronter avec son lignage en ouvrant la tombe, mais avec sa future descendance, l'allusion à Galaad, le grand lion, étant des plus évidentes. Comme dans le Chevalier de la Charrette, Lancelot confirme son destin par l'ouverture d'une tombe. Cependant, l'épisode semble télescoper de manière curieuse des éléments d'autres récits. Ainsi le serpent que le chevalier affronte et finit par tuer renvoie d'une part au démon que Galaad chasse dans la Queste aussi bien qu'au meurtre des lions gardiens de la tombe du prince Lancelot toujours dans le Lancelot en prose. Il parait que dans ce roman, Lancelot s'érige en purificateur des lieux d'inhumation tout comme son fils le sera dans la Questé3 35 • Par ailleurs, la présence de la cuve d'eau bouillante à l'entrée même de Corbényc aussi bien que le serpent dans la tombe, mettent le lieu sous le signe de la tension et de la fracture. Comme tous le autres endroits qui appellent l'intervention du chevalier élu, le château du Graal semble investir et se laisser investir par son passage. La tombe dans ce fragment vient compléter la symbolique insulaire de Corbényc, elle fait figure d'une sorte d'indication de lecture supplémentaire, comme le prouve la suppression de tout utilitarisme comme lieu d'inhumation. Les lieux d'inhumation, situés le plus souvent sur la terre ferme sont donc complétés par les îles, qu'elles soient des endroits initiatiques ou paradisiaques. Toutes les deux sous le signe de la clôture, la tombe et l'île apparaissent comme des extensions l'une pour l'autre. Mais ce qui les rend tellement significatives du point de vue d'une analyse de la sémiose spatiale arthurienne est surtout leur qualité de 3 4 3 335

Lancelot en prose, éd. citée, t. IV, p. 203. Nous remarquerions également la similitude de cet épisode et de celui de la Queste: dans les deux cas nous avons affaire à une tombe hantée qui se trouve au coeur même d'un espace qui aurait dû être déjà sanctifié et purifié, dans la Questepar le fait même qu'il s'agit d'une abbaye, dans le Lancelot en prose par la présence du Graal.

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lieux sous tension mais sous tension statique. Ce sont des oasis sur la route du chevalier, qui lui permettent en même temps à lui et au lecteur, de s'orienter et de comprendre. Du point de vue d'une morphologie de l'espace arthurien, nous pourrions dire que les deux types de lieux fonctionnent comme des embrayeurs et en même temps comme des lieux de la glose spatiale. Les lieux dans ce cas reprennent le rôle des discours explicatifs des ermites et remplissent une fonction métasémiotique. La nef de Salomon Entre les tombes qui sont essentiellement des lieux signifiants sur la terre ferme, comme nous avons pu le remarquer, et les îles que nous avons observées, les chevaliers se déplacent soit dans des bateaux soit dans des nefs ou des nacelles. Nous ne prendrons pas en discussion toutes les nefs des romans arthuriens vu que souvent elles ne sont que des moyens de déplacement sur mer. Nous focaliserons notre analyse sur la seule nef qui soit réellement chargée de connotations symboliques, la nef de Salomon. Cette construction est en même temps une hétérotopie, un moyen de maîtriser l'espace et le temps arthuriens, et un symbole. Elle est faite afin que Salomon puisse dire à Galaad qu'il avait été au courant de sa venue, bien des siècles auparavant336 . Elle se présente donc déjà comme un instrument de domination du temps et comme un relais à travers les siècles. Comme nous avons pu voir dans la première partie de cette étude, le phénomène lignagier structure la formation de l'idéal de la chevalerie celestielle. Or la nef de Salomon est un exemple concluant de la façon dont un lieu se transforme en point névralgique et central de la transmission de la sainteté dans le temps et dans l'espace. La représentation de la nef répond à celle du Temple, la grande construction de Salomon dans l'Ancien Testament, comme le texte le précise d'ailleurs 337 • Non seulement la nef renvoie au Temple, mais elle l'inclut, tout comme elle inclut pratiquement tous les symboles essentiels de la royauté vétéro-testamentaire, puisqu'à part l'épée de David, Salomon y dépose sa propre couronne. Viennent ensuite se

336 337

Ibidem, p. 221. Ibidem, p. 223.

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rajouter les trois fuseaux de l'arbre de vie 338 , parachevant la représentation de la royauté idéale que la nef renferme. L' Estoire reprend pratiquement sans trop de modifications la description de la nef et les circonstances de sa construction339 . Le symbolisme des objets est décrit devant Nasciens par un saint homme : le lys signifie la table sur laquelle le Christ est sacrifié chaque jour lors de la transsubstantiation et le lit renvoie à la croix340 • L'Estoire s'avère plus généreuse en détails explicatifs que la Queste pour ce qui est du moment de la consécration de la nef. Dans les deux romans, une fois le bateau garni de tous les objets symboliques, Salomon va dormir et il fait un rêve révélé dans lequel lui apparaît un saint homme qui asperge d'eau l'intérieur de sa construction. Les différences entre les deux scènes ne sont pas considérables, mais elles sont néanmoins intéressantes : « Et quant il fu endormiz, il li fu avis que de vers le ciel venoit uns hons o grant compaignie d'anges, qui descendoient en la nef aval. Et quant il i ert entrez, si prenoit l'eve que li uns des anges aportoit en un saie! d'argent, si en arousoit tote la nef, et puis venoit a l'espee et escrivoit letres ou pont et en l'enheudeure; et aprés ce venoit au bort de la nef et i fesit ausi letres. » 341 « Entour mienuit avint, ensi corn il dormoient tout, que Salemons vit en son dormant que devers le ciel venoit un homo grant compaignie d'angles, qui portoient divers estrumens en !or mains, mes il ne savoit deviser quels. Et nepourquant il vit qe cil a qui li angle faisoient compaignie descendoit en la nef et prendoit aigue, et en arousoit la nef de totes parz et disoit: 'Ceste nef est senefiance de ma novele maison'. Aprés venoit au bort de la nef et faisoit a un de ciaus de sa compaingnie letres escrire. Et quant eles estoient escrites, il disoit : 'Mout sera fols qui cest conmandement trespassera !' » 342

Dans les deux cas donc, le roi Salomon a une révélation onirique de la consécration de la nef, révélation qui a plusieurs étapes. Nous 338 Sur les correspondances établies entre la légende de la croix et la nef de Salomon voir E. C. QUINN, «The Quest of Seth, Salomon's Ship and the Grail », Traditio, XXI, 1965, p. 185-222. 339 Estoire, éd. citée, p. 283 sq. 340 Ibidem, p. 282. 341 Queste, éd. citée, p. 225. Dans le Tristan en prose le scène est décrite de manière similaire à la Queste: « Quant il se fu endormis, si li fu avis que devers le ciel venoit uns hom, et descendoit o grant compaignie d'angles en la nef. Aprés ce, venoit a l'espee et escrisoit el poing et en l'enheudeüre et el fuerre letres, puis venoit au bort de la nef. Et quant il avoit ce fait, si s'aloit coucier el lit, ne des lors en avant ne savoit Salemons qu'il devenoit, ains s' esvanui il et toute sa compaignie ausi. » (p. 288, éd. citée). 342 Estoire, éd. citée, p. 273.

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constatons que pour la Queste, l'aspersion concerne d'abord toute la nef, ensuite l'épée et l'entrée sont bénies par des inscriptions. Le rituel de consécration s'attache donc essentiellement à l'ensemble de l'espace etc' est l'épée qui acquiert le rôle de centre, de noeud essentiel de cette construction symbolique. Dans l'Estoire, il n'y a pas de centre puisque l'aspersion est réalisée uniquement pour l'ensemble de la nef et l'inscription pour l'entrée. Dans aucun des deux cas la couronne n'est pas vraiment prise en considération. Ce rituel de consécration nous permet de tirer toute une série de conclusions. D'une part le rôle essentiel de l'épée dans la Queste renvoie à une centralisation de l'idéal chevaleresque et répond aux rituels de la bénédiction des armes par les membres de l'Église. Le combat est mis au service de la foi, l'épée de David traverse l'histoire comme un axe herméneutique et relie l'Ancien et le Nouveau Testament. La consécration de la nef dans la Queste est parfaitement cohérente avec l'ensemble du roman qui parle des faits d'armes accomplis au nom du Seigneur et pour la foi. Le souci d'écrire sur l'épée fonctionne comme une sorte de mise-en-abyme de l'ensemble du texte: pas de combat sans explication et instructions. D'autre part, l'absence de la bénédiction d'une arme dans l'Estoire répond à la portée communicationnelle de ce roman, et légitime de manière indirecte tous les combats armés qui auront lieu par la suite dans le texte. Centré surtout sur la prédication, ce texte ne pouvait pas mettre au centre de la nef une arme, mais ne rien écrire sur l'épée suggère l'inutilité du geste: les héros de l'Estoire ne peuvent pas accomplir des gestes de violence autrement qu'en étant déjà avisés. De la structure spatiale ternaire de la Queste on passe à la représentation binaire del' Estoire343 • De surcroît, dans l' Estoire nous apprenons que la nef est la nouvelle maison de Dieu, ce qui n'estjamais dit dans la Questeau cours du rituel même. Les lettres qui se trouvent à l'entrée de cet espace surinvesti de sacralité sont en même temps une instruction et une interdiction: «Oz tu, hons qui dedenz moi velz entrer, garde que tu n'i entres se tu n'es pleins de foi, car je ne sui se foi non et creance. Et si tost corn tu guenchiras a creance,je te guenchirai en tel maniere que tu n'avras de moi nule

343 Par ailleurs, la Queste est mise sous le signe de la structure ternaire sous tous les angles : le texte parle de trois tables qui jalonnent le récit, dans la nef il y a trois fuseaux de l'arbre de vie. Pour E. BAUMGARTNER, les trois fuseaux symbolisent justement une conception ternaire du temps (L'arbre et le pin, op. cit., p. 135).

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soustenance ne aide, ainz te lerai chaoir de quele hore que tu seras atainz en mescreance. » 344

Nous ne nous attarderons pas sur cette image comme symbole évident de l'Église, la critique ayant déjà longuement étudié laquestion345. Cette piste de lecture, pour opératoire qu'elle puisse être, se heurte malgré tout à une question essentielle : pourquoi cette nef faite par Salomon pour transmettre un message à son descendant serait à lire comme une image de l'Église dans un texte qui semble laisser de côté l'Église, avec obstination ? Par ailleurs, nous ne saurions ignorer la grande audace de l'auteur de la Queste qui n'hésite pas à figurer l'Église comme une sorte de relais dans le temps et dans l'espace entre deux êtres : elle serait là seulement et uniquement pour que Galaad puisse prendre conscience de sa mission et elle est donc subordonnée à la chevalerie celestielle. D'autre part, Michelle Szkilnik donne une explication séduisante de la nef dans l' Estoire: elle serait une métaphore du récit et de sa construction, la femme du roi, qui en a l'idée à l'origine, symboliserait l'engin, donc l'imagination, et Salomon le sens, donc l'intelligence, qui s'unissent pour faire apparaître la nef3 46 . Elle représenterait en quelque sorte un reflet du livre que Dieu transmet au prêtre-auteur au début du récit. Cependant, nous ne devrions pas perdre de vue la première signification, et peut- être la plus importante, de la nef de Salomon, celle de macro-signe. À travers un espace profondément symbolique et débordant de significations, la nef se présente comme une sorte de conglomérat sémiotique, une sémiose en marche par sa nature même d'instrument de déplacement, destiné à produire du sens et à relier des significations différentes. Après tout, Salomon construit ce bateau en tout premier lieu pour faire signe à Galaad, et c'est le point qui ne change pas dans les trois romans où la nef apparaît. Si les lieux sont 344

Queste, éd. citée, p. 225. Il n'y a pas de différence essentielle pour l' Estoire ou pour le Tristan en prose:" Os tu, hom qui dedens la nefvels entrer, qui que tu soies, bien te gardes que tu n'i entres, se tu n'es plains de foi, qu'il n'a en moi se foi non et creance: et bien saces tu, gangis a creance ge gangiré a toi en tel maniere que tu n'avras de moi aïde ne secours en quelconque lieu que tu seras atains en mescreance.,, (Estoire, p. 274). "Os tu, hom qui dedens moi veus entrer, gardes que tu n'i entres se tu n'es plains de foi, car je ne sui se foi non et creance. Et si tost conme tu guenciras, tu n'aras ne secours ni aide, ains te guerpirai dés ce que tu seras ceüs en mescreance. ,, (Tristan en prose, p. 288). 345 A. PAUPHILET, Étude sur la Queste, op. cit., p. 144 sq. 346 M. SZKILNIK, L'archipel du Graal. Étude sur l'Estoire del Saint Graal, Genève, Droz, 1991, p. 53. L'auteur se fonde aussi sur l'interprétation de T. KELLY," L'invention dans les romans en prose ,,, dans The Craft of Fiction, Rochester, Michigan, p. 120.

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profondément significatifs dans la mat1ere arthurienne et qu'ils contribuent largement à éclairer l'idéal de la chevalerie celestielle, la nef se présente comme le macro-signe spatial par excellence. L'inscription prohibitive gravée à l'entrée de la nef renferme pratiquement toutes les épreuves et toutes les interdictions spatiales qui se retrouvent sur la route de la chevalerie qui aspire à l'idéal celestiel. De surcroît, la nef de Salomon représente en même temps une synecdoque de la translatio. Elle symbolise de manière magistrale le parcours dans l'espace, del' est à l'ouest, tout en renvoyant à la traversée du temps, de l'époque de la royauté davidienne à la chevalerie arthurienne. Elle n'est pas seulement un macro-signe, elle est une sémiose en acte, par sa qualité en même temps d'objet senefiant et d'instrument. Un instrument par lequel s'accomplit non pas la translatio poprement dite, puisqu'il n'est dit nulle part que c'est dans ce vaisseau que monteront Joseph ou ses compagnons, mais la senefiance de la translatio. Par la perspective d'une lecture strictement sémiotique, la nef de Salomon est un signifiant dont le référent est un autre signe, précisément le message de Salomon pour Galaad, et dont le signifié est la translatio Graalis. 3. Translatio religi,onis ou translatio gratiae ? Parmi les grandes structures de la pensée médiévale, le mythe de la translatio permet la mise en place d'une problématique extrêmement complexe concernant l'univers romanesque des XII-XIIIe siècles. Dans les pages qui suivent nous nous proposons de dégager la manière dont la légende arthurienne reprend à son compte et transforme le schéma de la mutatio rerum et plus particulièrement celui de la translatio religi,onis. Avec ce mythe nous sommes devant un système de pensée d'inspiration vétéro-testamentaire : la translation se fait selon la volonté de Dieu par la faute et le péché des Juifs qui ont déçu le Seigneur. Le mouvement de transfert est donc plutôt une punition qu'un mouvement naturel3 47 • Dans le cadre du même complexe de représentations centré sur la mutatio rerum, notre mythe de référence fonctionne souvent en inter-

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V. W. GOETZ, Translatio imperii, Tübingen, 1958, p. 378-381. À partir du mot regnum, les textes théologiques développent deux sens d'interprétation, selon la manière dont il renvoie soit au pouvoir politique tout court, soit au regnum Dei, comme le montre le commentaire sur Sirach de Hraban Maur (cité par W. GOETZ, op. cit., p. 379.) C'est dans ce sens de translation du royaume de Dieu de l'Est à l'Ouest, comme conséquence d'une punition divine, qu'il faut comprendre la translatio religionis.

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dépendance avec un autre, d'une envergure encore plus grande : il s'agit de la translatio imperii. Dans ce cas nous parlons du transfert du pouvoir politique impérial de l'Est à l'Ouest. Nous ne nous attarderons pas sur tous les angles d'interprétation de ces deux notions centrales pour le Moyen Âge. Nous retiendrons néanmoins qu'elles sont souvent en connexion, dans un seul et unique système de pensée selon lequel l'histoire du monde s'accomplit par une continuelle translation de l'Orient vers l'Occident. L'idée de la translatio se retrouve très tôt dans la matière de Bretagne chez Chrétien de Troyes: il s'agit d'un passage célèbre du prologue de Cligès reliant la culture de !'Antiquité à l'Occident par le biais de la chevalerie : « Par les livres que nos avons / Les fez des ancïens savons / Et del siegle qui fu jadis. /Ce nos ont nostre livre apris / Qu'an Grece ot de chevalerie / Le premier los et de clergie. / Puis vint chevalerie a Rome / Et de la clergie la some, / Qui ot est en France venue. » 348

Comme nous pouvons le constater, ce qui apparaît dans ce passage est l'idée du transfert du savoir de l'Orient à l'Occident, la translatio studü349 • Ce mythe, du moins dans un sens, est donc le passage du savoir de l'Orient en Occident, mythe qui connaît son plus grand développement avec la redécouverte des Anciens lors de ce que l'on a appelé la Renaissance du XIIe siècle 350 • Le fragment de Chrétien que nous venons de citer comporte un enjeu de taille : d'un côté il relie clerg;i-e et chevalerie de manière explicite, de l'autre il semble préciser l'espace d'aboutissement de la translatio studii, précisément la France 351 • C'est là un passage riche de sens,

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Chrétien de TROYES, Cligès, éd. A. MICHA, Paris, 1982, v. 25-33. Les origines de ce thème seraient à trouver dans la Chronique de Saint-Gall, où l'auteur envisage Alcuin en tant qu'artisan du transfert du savoir et de la civilisation qui était passée d'Athènes à Rome dans le royaume des Francs (Cf. É.GILSON, Les idées et les lettres, op. cit., p. 183.) Néanmoins, nous devons le développement de ce système de pensée sur la mutatio rerum à Otto de Freising (cité par W. GOETZ, op. cit., p. 118.) 350 Nous retrouvons aussi le terme de translatio sapientiae avec le même sens. 351 À ce propos, un débat passionné a opposé E. Kahler et]. Frappier lors d'un colloque de Heidelberg, le premier soutenant que c'est l'Angleterre qui doit être vue comme dépositaire de la translatio studii, l'autre que c'est la France. Quoi qu'il en soit, il ne faut pas oublier que le Plantagenêt est l'un des premiers promoteurs de la légende arthurienne : même si dans le texte de Chrétien le terme France renvoyait vraiment au regnum Franciae, le reste du roman, qui focalise sur la cour arthurienne, montre que le mythe de la translatio studii rendait service à l'Angleterre. (Cf. A. CHAUOU, op. cit., p. 193.) 349

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promettant de transformer la matière de Bretagne en vecteur de propagation de la translatio studii352• Néanmoins, nous constatons que ni Chrétien ni ses continuateurs n'ont insisté sur cet aspect qui reste le propre du roman antique. Le transfert du savoir et de la culture s'efface devant un nouvel schéma de la translatio qui se met en place avec le Joseph de Robert de Boron. Il ne s'agit plus cette fois-ci du passage du savoir des Grecs et des Romains en Occident, mais du transfert de la foi, du principe même du christianisme, de Jérusalem en Grande Bretagne.Joseph d'Arimathie, après avoir demandé à enlever le corps du Seigneur de la croix et recueilli son sang dans un calice, reçoit de Dieu l'ordre d'envoyer ses descendants en Grande Bretagne, avec le saint Graal, afin qu'ils convertissent les païens à la religion chrétienne. Ce passage dépasse le seul transfert du Graal. La mission de la Sainte Lignée, outre la garde de la relique, est donc d'évangéliser, de convertir la Grande Bretagne, de faire rayonner l'esprit chrétien et le savoir oriental sur les terres occidentales 353 • Mais peut-on vraiment parler d'une translatio religionis dans le contexte de la légende arthurienne ? Le Graal, ignoré et évité par les textes théologiques, peut-il se constituer en vecteur de la translatio religionis, qui est supposée s'accomplir de Jérusalem à Rome ? Avec la légende arthurienne nous nous trouvons devant un sens biaisé, assez peu« orthodoxe» de l'idée de translation, vu que son point d'aboutissement n'est pas Rome, mais l'Angleterre. Pire, le Siège Apostolique est complètement ignoré, il n'y a pas de parcours détourné, Rome disparaît bel et bien de ce schéma littéraire. Pourquoi ce silence ? La réponse réside peut-être dans la tentative des Plantagenêt de s'approprier et de contrôler la légende arthurienne, de la transformer en matière de propagande. Dans un contexte où la France revendiquait le titre de dépositaire de la translatio studii, l'Empire des Hohenstaufen se voulait l'héritier de la translatio imperii et le Siège Apostolique passait pour être le point d'aboutissement ultime de la translatio religionis,

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Par ailleurs, l'idée de translatio telle qu'elle se retrouve sous la plume de Chrétien comporte également une dimension linguistique, l'affirmation de l'identité de la langue romane et de l'émergence d'une conscience esthétique consubstantielle à la langue (Cf. C. GALDERISI, « Productivité et improductivité du modèle narratif au Moyen Âge : problématique esthétique et culturelles '"sous presse, et« D'une translatio à l'autre'" dans Actes du colloque sur la translatio médiévale, Mulhouse, 11-13 mai 2000, Perspectives médiévales, dir. C. GALDERISI et G. SALMON, supplément au no. 26, 2000, p. 7-11). 353 joseph, éd. citée, v. 3263-3271, p. 114. La version en prose de comporte pas de différences significatives.

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la royauté angevine faisait piètre figure. Foyer culturel de taille 354 , la cour Plantagenêt au XIIe siècle fait des efforts afin de réorienter ce système de pensée et de conférer à l'Angleterre le statut de dépositaire de la translatio studii et imperii. Dans cet effort de légitimation du pouvoir, le Plantagenêt n'hésite pas à instrumentaliser le savoir à son profit et la légende arthurienne n'échappe pas à ce contrôle. Sans affirmer en aucune manière que les oeuvres romanesques arthuriennes sont une simple propagande dans le cadre de l'idéologie Plantagenêt, on ne peut ignorer la place de la stratégie politique angevine dans la promotion de ce mythe. L'histoire des origines troyennes de la monarchie arthurienne chez Geoffroi et chez Wace en dit long sur la manière dont le Plantagenêt tente de récupérer à son profit le mythe de la translatio imperii. Quant à la translatio religionis, il suffit de se rappeler les conflits d'Henri II avec la papauté pour comprendre du moins en partie l'absence des références à Rome et au Siège Apostolique. De surcroît, à travers la perspective d'une translatio linguistique, perspective qui sous-tend la conscience littéraire des textes, seul le latin serait réellement digne de représenter la translatio religionis. L'anglo-normand ne peut capter sur papier que la traduction romanesque de cette représentation, une vulgarisation de la translatio religionis, la translatio graalis. Le mythe de la translatio religionis une fois récupéré et réécrit dans le moule romanesque se transforme et se convertit à travers la fiction. Nous proposons donc de voir ce transfert sur le plan religieux qui s'opère, au-delà de tout schéma institutionnel, del' est à l'ouest, plutôt comme une translatio gratiae. Le « saint vessel »est associé à plusieurs endroits à la grâce divine qui passe de Joseph à ses descendants et ensuite à l'Occident355 • Par ailleurs, il est question de la grâce qui sera transmise par le Roi Pêcheur à son petit-fils, le chevalier élu : « Il atendra le fil sen fil/ Seürement et sanz peril. / Et quant cil fiuz sera venuz, /Li veissiaus li sera renduz /Et la grace, et se li diras » 356 .

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Sur le développement culturel de la cour Plantagenêt la bibliographie abonde. Nous retiendrons surtout les ouvrages de E. KÔHLER, L'aventure chevaleresque. Idéal et réalité dans le roman courtois, Paris, 1974, celui de R. BEZZOLA, Les origines et la formation de la littérature courtoise en Occident (500-1200), Paris, 1944-1967, ainsi que le recueil La Cour Plantagenêt (1154-1204), Actes du Colloque tenu à Thouars en 1999, dir. M. AURELL, Poitiers, 2000. 355 joseph, éd. citée, v. 3343-3348, p. 324. 356 Ibidem, v. 3363-3367, p. 324. É. GILSON montre d'ailleurs comment dans la Queste del Saint Graalle calice devient le symbole incontestable de la grâce du Saint-Esprit (Cf. " La mystique de la grâce dans la Queste del Saint Graal», art. cit., p. 64 sq).

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Il serait par contre limitatif de réduire la translatio gratiae à la translatio graalis, puisque le Graal est seulement un élément dans la représentation du transfert quis' opère de l'Orient à l'Occident. Il a, certes, une importance capitale, c'est une relique recouvrant symboliquement toute la sagesse, le savoir, la foi de l'Orient chrétien. Mais la manière dont il faudrait le comprendre à travers le mécanisme narratif de la légende est en tant qu'une sorte de synecdoque pour la translatio qui elle est en même temps l'histoire d'une évangélisation. La mention des« vaux d'Avaron » dans le joseph, centre d'où devait partir l'évangélisation de la Grande Bretagne, a conduit un grand nombre de critiques à penser qu'il s'agit du grand monastère de Glastonbury357 identifié déjà, à l'époque où fut écrit le texte, avec Avalon. Néanmoins, nous pensons que la référence à Avalon est plutôt accidentelle dans le texte, surtout parce qu'elle n'est confirmée par aucun des romans postérieurs à joseph. C'est pourquoi nous avons des raisons pour douter du bien fondé de la théorie de Jean Marx pour qui l'histoire de la translatio du Graal se forme sous l'influence de Glastonbury358. Nous sommes tout aussi sceptiques face à l'idée que Robert 357 Ayant la prétention d'être le premier monastère de l'Angleterre, rêvant de devenir un deuxième Saint Denis et prétendant de détenir un nombre considérable de reliques, l'abbaye de Glastonbury a exercé une grande influence sur la culture de son temps. Parmi les études qui lui sont consacrées nous retenons celles de A. GRANDSEN, « The Growth of the Glastonbury Traditions and Legends in the Twefth Century "•Journal of Ecclesiastical History, XXVII, 1976, p. 337-359, A. ROBINSON, Two Glastonbury Legends, Cambridge, 1926, et surtout le recueil Glastonbury Abbey and the Arthurian Tradition, dir.]. P. CARLEY, Cambridge, 2001. 358 Certes, l'apparition brusque de Joseph dans la littérature soulève de grands signes d'interrogations. Les sources apocryphes qui se trouvent à la base de la légende sont la Gesta Pilati, la î'indicta Salvatoris, et Transitus Mariae. Or, le texte fondamental, Gesta Pilati ou L'Évangile de Nicodème, est connu déjà par Grégoire de Tours. (cf. E. BOZOKY, " Les apocryphes bibliques"• dans Le Moyen Âge et la Bible, dir. P. RICHÉ et G. LOBRICHON, Paris, 1984, p. 431.) Quant à sa diffusion en Grande-Bretagne, une traduction saxonne de ce texte circulait déjà au XI< siècle. (cf. A. ROBINSON, art. cit., p. 31.) Nous ne pouvons donc pas mettre l'inattendue célébrité de Joseph sur le compte d'une découverte de ces apocryphes à la fin du XIIe siècle. Au contraire, M. ZINK pense que !'oeuvre de Robert de Boron se situe plutôt dans la continuation de la tradition biblique apocryphe que dans la descendance de Chrétien de Troyes (cf. cours de littérature française au Collège de France, 20002001). L'auteur appelle L'Évangile de Nicodème la " source pseudo-scripturaire ,, de Robert et rappelle que la version néerlandaise du Joseph réintroduit une traduction littérale de l'apocryphe (cf. Poésie et conversion, op. cit., p. 253). Pour J.-C. HUCHET, Robert de Boron soumet le mythe du Graal à la logique de l'écriture néotestamentaire, logique selon laquelle le joseph serait pour Le Conte du Graal ce que le Nouveau Testament est pour l'Ancien. (cf "Le Nom et l'image. De Chrétien de Troyes à Robert de Boron"• dans TheLegacy of Chrétien de Troyes, II, dir. K. BUSBY, Amsterdam, 1988, p. 1-16). Il est, malgré tout, difficile de croire que Robert de Boron a inventé son histoire de toutes pièces et a décidé seul, par intuition de romancier, d'élever un personnage sans importance exceptionnelle comme Joseph au rang de protagoniste de la translatio. On a pu donc inférer que Robert a sûrement connu

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de Boron ait écrit ayant devant ses yeux un livre latin conçu dans l'abbaye359. Par ailleurs, nous savons grâce à l'étude deJean Gouttebroze, que des modèles narratifs associantJoseph et une relique du Saint Sang préexistent à la légende arthurienne et apparaissent d'abord en rapport avec l'abbaye de Fécamp. Déjà au début du XIIe siècle, Baudri de Bourgueil, évêque de Dole depuis 1107, parle d'une relique du Précieux Sang se trouvant à Fécamp, et provenant de la Terre Sainte, du moment de la Passion où le Christ est inhumé par Nicodème360 . Par la suite, deux traditions apparaissent: l'une qui fait de Nicodème le protagoniste de la Passion et l'autre, élaborée probablement par les jongleurs de Fécamp, et que l'on observe sur les croix historiées, présentant Joseph en train de recueillir le sang de Jésus dans un calice 361 . Pourquoi supposer l'existence d'un récit cohérent à Glastonbury avant Robert de Boron, vu que l'intérêt réel de l'abbaye pour cette légende se manifeste 50 ans après la rédaction du Joseph362 ? Et cela sans oublier que la véritable récupération du saint à Glastonbury a lieu au XVe siècle 363 . D'autre part, ne l'oublions pas, il n'y a aucune mention officielle du Graal dans les chroniques de l'abbaye. Nous pouvons mettre cela sur le compte de la méfiance de l'orthodoxie face au Graal, mais pourquoi on ne mentionne même pas une relique quelconque emportée par Joseph de Jérusalem? La conclusion qui s'impose est que l'on ne peut pas traiter de manière univoque la question. Il est tout aussi risqué d'affirmer que c'est Robert qui s'est inspiré d'un récit de Glastonbury, qu'il l'est de

une histoire authentique de Joseph et du Graal écrite à Glastonbury, supposition renforcée par la mention du" livre latin dans une sainte maison de religion ,, à la fin du Perlesvaus qui serait la source de l'histoire du Graal. 359 Comme semble penser]. MARX, Nouvelles recherches sur la littérature arthurienne, Paris, 1965, p. 141, à la différence de W. A. NITZE qui ne prend pas au sérieux l'hypothèse de l'existence d'une source latine pour Perlesvaus. (Cf" The Exhumation of King Arthur at Glastonbury "• Speculum, IX, 1934, p. 355-361.) 360 BALDRICUS, ItinerariumsiveEpistola adFiscannenses, PL 166, col. 1182, cité par]. GOUTTEBROZE, Le précieux sang de Fécamp. Origi,ne et développement d'un mythe chrétien, Paris, Champion, 2000, p. 29. 361 ]. GOUTTEBROZE, op. cit., p. 62 sq. 362 La première mention sur Joseph et sa mission d'évangélisation, en Grande Bretagne existe dans la chronique de Guillaume de Malmesbury, mais c'est une interpolation faite vers 1250. Guillaume, au moment où il rédige son texte, vers 1130, ne connaît pas Joseph et encore moins le Graal. Voir aussi à ce sujet]. L. BALL.Joseph of Arimathea and Arthurian Tradition, Ann, Arbor Michigan, UMI, 1992. 363 Voir V. LAGO RIO, "The Envolving Legend of Saint Joseph of Glastonbury '» dans Speculum, XLVI, 1971, p. 209-231.

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dire que l'abbaye a brusquement développé un vif intérêt pour Joseph une fois qu'il a été «lancé »par la légende arthurienne 364 • a) Transformations du mythe à travers la légende arthurienne Que le passage du Graal de l'Orient en Occident apparaisse dans la légende arthurienne comme une sorte de transfert de la sagesse dans le sens expliqué ci-dessus, montre bien que la jonction entre la translatio gratiae et le monde arthurien était censée s'opérer à travers le Graal. Dans ce sens, l'oeuvre de Robert de Boron à partir de son Joseph ne laisse pas d'équivoque: l'aventure du Graal, les révélations divines, l'aboutissement de la translatio en Occident sont destinés à s'accomplir par les descendants de Joseph. Si dans le Joseph la destination finale est Avalon, donc l'Angleterre, et le héros provient de la lignée de Joseph d'Arimathie, l'image se complique par la suite avec d'autres éléments qui renforcent le rapport entre la translatio et le monde arthurien. Avec le Merlin attribué à Robert de Boron 365 , une rupture se produit au niveau des représentations arthuriennes en ce qui concerne l'espace d'aboutissement de la translatio gratiae et les personnages destinés à l'accomplir. Le terme plutôt vague d'Occident est remplacé par le royaume d'Arthur et Avalon s'efface devant le royaume de Logres. C'est toujours à ce momentlà que nous nous retrouvons devant une jonction qui est, malgré les apparences, assez inhabituelle pour le corpus arthurien, entre la translatio gratiae, et la translatio imperii : Merlin prophétise en même temps l'avenir d'Arthur en tant qu'empereur de Rome et désigne le monde arthurien comme dernier repère de la trajectoire terrestre du Graal. Il est néanmoins difficile de parler d'une simple transmutation des valeurs par la création du monde arthurien. Il n'y a pas d'identification absolue entre les repères orientaux et occidentaux. Ce qui semble à première vue une transformation est en effet une substitution et 364

Comme le pense A. ROBINSON, art. cit., p. 38. Même si nous sommes plutôt de cet avis, cela signifierait donner peut-être trop de crédit à Robert. La référence à Avalon dans le joseph laisse penser qu'un rapport entre Robert et les traditions locales de Glastonbury a sûrement existé. Que Robert s'est peut-être inspiré d'un récit quelconque, inséré dans la tradition de l'abbaye, sur Joseph et le Graal. Mais nous pensons aussi que l'intérêt de l'abbaye était resté au niveau hésitant et accidentel avant que le " cycle ,, romanesque de Robert n'ait fait de Joseph une véritable figure légendaire. D'ailleurs, selon P. GALLAIS, le texte n'a été rédigé ni en Angleterre ni en France, mais en Orient (cf. !Wbert de Boron en Orient, Poitiers, s.d., p. 313-319.). 365 Signalons toutefois que l'on ne peut pas confirmer l'appartenance du Merlin et encore moins du Didot-Perceval à Robert de Boron, les changements d'un roman à l'autre pouvant donc être !'oeuvre de plusieurs auteurs.

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c'est là peut-être que nous devrions chercher l'origine de l'échec du projet de Merlin par la suite. Cette substitution devient transparente au niveau de l'acte de création de la Table Ronde. Ce n'est pas la Table du Graal qui est transférée dans le royaume de Logres, elle est bel et bien remplacée par la Table Ronde, ce qui implique bien évidemment un déplacement de sens, un ancrage plus fort dans l'univers des valeurs chevaleresques. D'autre part, Joseph, dont la figure dégage un air de sainteté, qui a un rapport direct au Christ, est remplacé par le fils d'un démon incube.Joseph n'est ni prophète ni visionnaire, il ne connaît rien ni du passé ni de l'avenir, sauf ce que Dieu lui communique. Il est plutôt une sorte d'instrument de la volonté divine, un médiateur et rien de plus. Le transfert du Graal en Occident et l'évangélisation de la Grande Bretagne ont lieu suite à un commandement divin explicite. Or, dans le cas de Merlin, les représentations se compliquent et se modifient. Notre prophète fait lui-même figure de divinité. Sa naissance relève du miraculeux. Il possède le don de prophétie ainsi que la science du passé. Il est vrai que lui aussi est en contact avec le monde divin, mais il a une forte volonté personnelle et un esprit d'initiative qui manquent totalement au héros du Joseph. On lui attribue beaucoup plus que la création de la Table Ronde : Merlin est le fondateur de l'ordre arthurien, il est l'artisan de l'unité et des lois du royaume de Logres. Il fait plus que prophétiser, il agit et influence l'avenir. Mais, malgré cela, ses actions sont en effet complémentaires à celles de Joseph, et même plus: Merlin copie Joseph. Il institue la Table Ronde selon le modèle de la Table du Graal et de celle de la Cène, il fait écrire à Blaise un livre qui est une sorte de miroir complémentaire pour celui de Joseph, avec la différence essentielle que là où Joseph assumait le rôle de scribe, suivant la dictée du Seigneur, Merlin remplit la fonction de la divinité et se sert de Blaise comme scribe. Néanmoins, nous constatons par la suite que le projet conçu par notre mage dans le Merlin faillit. Dans le troisième roman de cette suite, le Didot-Perceval, la cour arthurienne est loin de ce qu'elle s'annonçait. Même si les détails fonctionnels placent le Didot dans la continuité du Merlin, nous constatons des divergences de substance entre les deux romans 366 • Tout d'abord, le personnage annoncé dans le 366 La prophétie de Joseph se réalise du moins en partie dans le Didot, comme le remarque aussi R. T. PICKENS qui pense que l'auteur du Didot se conforme à l'esprit de Robert de Boron (cf. " Histoire et commentaire chez Chrétien de Troyes et Robert de Boron : Robert de Boron et le livre de Philippe de Flandres"• dans The Legacy of Chrétien, op. cit., II, p.

20).

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Joseph et repris dans le Merlin, le chevalier qui devrait venir et accom-

plir les aventures du Graal, n'a pas droit à s'asseoir à la Table Ronde dans le Siège Périlleux. Or, à la Table du Graal, le siège vide est justement destiné au chevalier élu, descendent de Joseph, par Hébron et Enygeus, le « tierz hons » 367 • Nous savons que ce descendant, le petit-fils de Bron, le fils d'Alein, est Perceval. Or, dans le Didot, la venue de Perceval à la cour d'Arthur provoque le désastre justement par le fait qu'il insiste à s'asseoir dans le siège en question. À la lumière du Joseph, cette place à la Table Ronde est la sienne. Ce n'est pas du tout ce que semble penser l'auteur du Didot, qui qu'il soit: du moment où notre chevalier s'assoit dans le Siège qui lui est défendu, tout un cataclysme cosmique se déclenche, et une voix du ciel accuse le roi d'avoir permis à Perceval de faire ce geste impie et, aspect très intéressant, d'avoir transgressé les ordres de Merlin 368 • Il semble donc qu'entre l'ordre de Joseph et celui de Merlin il existe une différence de substance qui devient transparente avec cet épisode. L'auteur du Didot fait fi du lignage de Joseph, et l'appartenance de Perceval à ce lignage, loin de le combler de la grâce divine, devient seulement la raison pour laquelle il est maudit au lieu d'être tué comme jadis Moyse 369 • Ce qu'on garde, par contre, de l'esprit du Joseph est que c'est en effet le troisième homme, Perceval, qui est censé accomplir la prophétie que le Seigneur fit àJoseph 370 . À cela s'ajoute le récit du transfert du Graal, récit fait par un ermite de la Terre Gaste, qui à la différence du Conte du Graal, n'est pas le frère de la mère de Perceval, mais de son père : « Biaus niés, saciés que a la çainne, la u nous seymes, oïmes la vois del saint Esperit qui nos commanda a aler en alïenes terres vers Occidant, et si commanda Bron le mien pere que il i venist en ceste partie la u li solaus avaloit ; et si dist la vois que de Alain le Gros naisteroit uns oirs qui le Graal aroit en se baillie, et dist que li Rois Pesciere ne poroit morir dusqu'atant que vos ariés esté a se cort, et quant vous i ariés esté il seroit garis et vous

Joseph, éd. citée, v. 2788-2796, p. 282. Nous devons signaler que le texte en vers ne mentionne pas de Siège à la Table Ronde. Cependant la version en prose comporte une légère modification : " Cil qui de son fil istra aconplira cest leu et un autre qui u non de cestui sera fondez,, (cf. éd. citée, p. 283). Nous pouvons donc observer que non seulement le Siège Périlleux, auquel le texte fait référence, est perçu de manière explicite comme une réplique du Siège de la Table du Graal, mais que la prophétie est modifiée. 368 Didot-Perceval, ms D, éd. citée, p. 150. 69 Joseph, éd. citée, p. 280. 3 37 o Ibidem, V. 3128-3139, p. 109.

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bailleroit sa grasse et son vaissel, et seriés sire del sanc nosre Segnor Jhesucrist. » 371

Autre différence entre le Didot et les textes précédents est l'ignorance absolue du rapport entre Avalon et le Graal. Nous avons remarqué de quelle manière l'île « d'Avaron » devient l'espace béni vers lequel est transporté le Graal en Occident. Or, dans notre texte, Avalon reste l'île mythique où habite Morgain, la soeur d'Arthur, l'endroit où le roi est porté après sa mort, mais elle n'a rien à voir ni avec le royaume du Graal, ni avec le pays de Bron, le roi malade. L'espace d'aboutissement de la translatio est des plus significatifs pour notre analyse, le système de pensée qui a engendré ce mythe étant lui-même centré sur un déplacement de type spatial. Le Joseph ne désigne autre espace que les « vaus d'Avaron »en tant que destination ultime du Graal alors que le Merlin renvoie à la cour et le royaume arthurien. Il en est autrement dans le Didot: le pays du roi malade ainsi que le château du Graal se placent à l'extérieur de l'ordre arthurien et, en, quelque sorte, en dehors du monde. L'endroit où se trouvent Bron et Alain est désigné à plusieurs reprises : dans le ms. D, Merlin annonce à Arthur que le Graal se trouve« en ce païs »372 • Nous pourrions comprendre que ce passage réfère au royaume de Logres, mais le même manuscrit nous livre une autre localisation du Graal dans l'épisode de la révélation faite à Alein par une voix céleste. On lui annonce que Bron et le saint vase sont en ces « illes d'Illande ,, 373 or nous savons que l'Irlande n'appartient pas au royaume d'Arthur. Dans le ms E, Merlin parle àArthur du saint calice qui serait « en ces illes vers Occidant »374 , manière de souligner à nouveau le transfert du savoir vers l'Occident, mais quelques lignes plus loin, toujours dans le ms E, nous retrouvons une précision concernant l'endroit, « ces illes d'Irlande en un des plus biaus li us del monde. ,, 375 Par conséquent nous pourrions affirmer que l'accomplissement des aventures du Graal se fait en dehors de la cour du roi et même à l'extérieur de son royaume, ce qui vient en contradiction avec le Merlin qui annonce les exploits dans le cadre même du pays arthurien. Le passage de Perceval à la cour provoque tout un désastre et s'avère 371

372 373 374 375

Didot-Perceval, éd. citée, ms. E, p. 182. Ibidem, Appendix A, p. 305. Ibidem, ms D, p. 139. Ibidem, Apendix A, p. 305 Ibidem, p. 306.

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nuisible. Le seul rapport qui existe réellement entre Arthur et le Graal est en fait la contemporanéité. Le repère spatial, les terres arthuriennes, se transforment en repère temporel-« du temps du roi Arthur». Le lien entre la cour arthurienne et le Graal est extrêmement superficiel, et les deux lignages, celui de Pendragon et celui de Joseph sont parallèles dans l'économie du récit. Il existe malgré tout un détail intriguant dans le Didot qui pourrait éclairer notre texte. Il s'agit du passage de Perceval par la cour arthurienne. Si l'on observe le récit au niveau fonctionnel, on comprend mal pourquoi le fils d'Alain a besoin d'aller d'abord chez le roi Arthur et pourquoi son père tient à ce qu'il soit formé dans ce milieu. À la lumière du Joseph, il aurait suffi que Perceval retrouve son aïeul Bron. Il est tout aussi difficile d'imaginer qu'Alein ignore complètement l'endroit où était Bron. Or, dans notre récit, le passage de Perceval à la cour remplit une fonction de catalyseur pour l'action. Le rapport direct qui devrait s'instaurer entre les deux parents est brisé et biaisé. La cour apparaît comme une sorte d'espace intermédiaire mais non pas nécessaire au jeune Perceval. Et si l'on observe le phénomène par un autre angle, Perceval non plus n'est nécessaire à la cour. Au contraire, nous avons vu à quel point il y sème le désordre et le chaos. Bref, dans l'économie du récit, cet épisode a uniquement des rôles fonctionnels : avertir notre héros du fait qu'il était encore loin d'être préparé pour les aventures du Graal et de déclencher la quête de manière dramatique. En revanche, en examinant cette scène à travers la logique de la translatio, nous constatons qu'elle est non seulement chargée de sens, mais indispensable : nous avons déjà vu dans le Merlin que l'Occident et les« vaus d'Avaron »sont remplacés par le royaume de Logres dont le centre est la cour arthurienne. Une communication directe s'établissant entre Perceval et Bron à travers laquelle Bron transmettrait les secrets du Graal à son descendent ne laisserait pas de place à une véritable translatio vers l'Occident376 • Il est impératif, certes, que le dépositaire des secrets du Graal, le roi du Graal qui prenne la relève, appartienne au lignage de Joseph. Mais il est tout aussi important que Par ailleurs, ce type de situation est fréquemment rencontré à travers la légende arthurienne, (évidemment avec des significations différentes à chaque fois) comme le remarque aussi D. MADDOX, " Lévi-Strauss in Camalot : Interrupted Communication in Arthurian Feudal Fiction ,, , dans Culture and the King. The Social Implications of the Arthurian Legend, New York, 1994, p. 35-54. L'auteur fait remarquer le phénomène qu'il appelle" communication interrompue "• qui dynamise le récit et le rend plus complexe. 376

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ce personnage appartienne à l'Occident par sa formation et par son esprit. C'est pourquoi Perceval ne peut et ne doit connaître les secrets du Graal autrement qu'en tant que chevalier appartenant à la cour d'Arthur. C'est pourquoi son père répète de manière obsessionnelle au début du roman qu'il doit l'y envoyer pour qu'il soit adoubé 377 . C'est ainsi enfin que l'on peut expliquer les reproches de sa cousine lorsqu'il faillit devant le Graal : ce n'est pas parce qu'il n'était pas prédestiné, mais parce qu'il n'était pas« si sage ne si vaillant, ni n'a pas fait tant d'armes ne n'iés si prodons que tu doies avoir le sanc nostre Seygnor en guarde » 378 . Au-delà du mérite dont il est censé faire preuve, Perceval doit également se rendre digne du monde occidental qu'il est supposé représenter en tant que roi du Graal. Les exploits dont il est question sont juste une étape de transition par la chevalerie terrestre dans l'unique but d'assimiler les valeurs du monde occidental, ce qui est confirmé par le renoncement de Perceval, à la fin du roman, à la chevalerie du siècle : « Mes sachiez bien qu'il a de chevalerie pris congié et se voudra des res mes tenir a la grace nostre Seygnor. ,,379 D'ailleurs, il apparaît de manière explicite dans le texte que le meilleur chevalier du monde, celui à qui sont destinées les aventures du Graal, doit appartenir à la Table Ronde, que c'est uniquement lorsqu'un chevalier arthurien viendra que le Roi Pêcheur guérira de sa maladie. Cette référence à la Table Ronde est évidemment inconnue dujoseph380 • C'est uniquement ainsi que nous pouvons comprendre pourquoi Perceval a besoin de passer par la cour arthurienne et de s'asseoir à la Table Ronde. Il fait la jonction entre l'Orient et l'Occident, c'est lui le véritable artisan de la translatio gratiae. Mais qu'en est-il de l'accomplissement de la prophétie de Merlin concernant les aventures du Graal et leur héros ? À en croire ce qu'il dit à Arthur, son discours n'est pas centré sur le chevalier élu, mais sur le royaume arthurien etc' est là un aspect de la plus grande importance pour la lecture de notre texte. Ce qu'il annonce à Arthur est en fait une triple prophétie: il prévient le roi que c'est un chevalier de sa maison qui mènera à terme les aventures du Graal, mais il lui dit aussi qu'à l'instant où le Roi Pêcheur sera guéri et qu'il aura transmis son savoir à son descendant, les enchantements qui pèsent sur la terre 377 En fin de compte, malgré les différences énormes qui existent entre Cligès et notre texte, le système de pensée est le même. 378 Didot-Perceval, ms D, éd. citée, p. 211. 379 Ibidem, ms D, p. 243. 380 Si l'on ne tient pas compte du rajout de la version en prose sur« l'autre siège"·

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de Bretagne cesseront. Troisième prophétie, Merlin désigne le roi breton comme le futur empereur de Rome, à la suite de deux autres souverains de la Bretagne ayant déjà conquis la Gaule et Rome 381 • À la lumière de cette prophétie, qui elle est différente en fait de celle de Joseph, lequel ignore complètement le transfert du pouvoir impérial dans les mains d'un roi occidental et encore moins les enchantements du royaume de Logres, nous constatons que la venue du chevalier élu n'est qu'un épisode intermédiaire. La translatio gratiae prépare, dans la représentation de Merlin, la translatio imperii. Le parallélisme est évident : face au tiers homme, Perceval, qui doit accomplir la translatio gratiae, se dresse un autre tiers homme par qui devrait se réaliser la translatio imperii de même qu'un troisième prophète. La fin des enchantements de la terre de Logres apparaît comme une étape finale de la christianisation du territoire, comme la preuve de l'assimilation ultime des valeurs chrétiennes, comme l'accomplissement de la translatio gratiae et sapientiae telle qu'elle est comprise par les textes arthuriens. Les enchantements et les maléfices sont exorcisés au moment où un chevalier formé en fin de compte dans ce monde se rend maître du Graal. Etc' est à ce moment-là que peut commencer à s'opérer la translatio imperii. Or, nous constatons par la suite dans le texte que cette dernière entreprise est non seulement un désastre, mais elle constitue la fin du monde arthurien et, sil' on peut dire ainsi, l'échec du projet de Merlin. Il y a plusieurs manières dont nous pourrions expliquer cet échec. Pensons d'abord à la manière dont la translatio est conçue à ses débuts dans le Joseph. Il n'est question nulle part de pouvoir politique. La translatio graalis est supposée être une conversion et non pas la prémisse d'un conquête politique. D'autre part, ne l'oublions pas, dans le Didot, la translatio s'accomplit en dehors du royaume arthurien. Le Graal se trouve en Irlande et c'est là que s'établit Perceval une fois que le Roi Pêcheur meurt. La cour d'Arthur n'est qu'un espace de passage pour le héros du Graal, un endroit qui représente en fin de compte une distorsion par rapport à la prophétie initiale de Joseph. Le royaume arthurien n'est pas le véritable espace d'aboutissement de la translatio gratiae. Il n'est pas devenu le regnumDei des théoriciens de la translatio religfonis: comment pourrait-il le devenir, puisqu'il était fondé par le fils du démon? L'on ne doit pas s'étonner alors de ce que le royaume d'Arthur faillit évidemment aussi dans le cas du transfert du pouvoir impérial. 381

Didot-Perceval, éd. citée, Apendix A, ms D, p. 303.

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De plus, le royaume arthurien semble être prédestiné à devenir l'espace d'aboutissement de la prophétie de Joseph mais à travers le « tiers homme » ; la prophétie de Merlin d'autre part est centrée comme nous l'avons constaté sur Logres et non pas sur Perceval ; le lien entre le roi et Perceval est extrêmement faible. Le héros du Graal non seulement accomplit la prophétie en dehors du royaume arthurien, mais il n'a pas de lien de sang, comme nous l'avons souligné, avec d'autres chevaliers de la cour et son passage est bref et superficiel. Il y a donc un déséquilibre entre fait et prophétie, entre virtuel et réel qui pourrait aussi constituer la cause de la chute de Logres. Quant aux nobles raisons qui mènent à la conquête de Rome, n'oublions pas que cette expédition est entreprise en fin de compte lorsque les enchantements du royaume cessent et cela parce que les barons sont mécontents, ils s'ennuient et projettent de quitter la cour. À la lumière de ce quel' on vient de dire, la conquête est donc orchestrée et entreprise par une couche incapable non seulement d'assimiler la sagesse, de se rendre digne de la translatio sapientiae, mais aussi attachée aux dernières réminiscences du paganisme 382 • Les guerriers d'Arthur au lieu d'être comblés par la grâce à la fin des maléfices, en sont chassés puisqu'ils projettent de passer sur le continent. En plus, ce n'est pas un hasard que celui qui conseille au roi de conquérir la France et la Normandie pour retenir ses barons est Keu, le personnage le moins sage à travers la légende arthurienne. L'échec pourrait aussi s'expliquer par la nature même du magicien, par son origine démoniaque. Il est vrai qu'il avait reçu le don de prophétie comme signe de la grâce et en récompense pour sa naissance maléfique, mais sa double nature jette continuellement une ombre sur ses actes et sur ses projets. Il ne faut pas oublier non plus de quelle manière il se sert de sortilèges pour tromper Igerne. De même, si nous sommes sûrs que Joseph agit selon les commandements du Seigneur, il en est autrement pour Merlin, qui n'apparaît jamais à travers les épisodes où il fonde le royaume arthurien en train de communiquer directement avec le Seigneur. À certains endroits, nous avons presque l'impression que Merlin est une sorte de dieu qui fait et défait l'ordre du monde 383 • Il n'écrit

382 Ce n'est pas un hasard que ce roman est le seul à travers le corpus arthurien où Arthur est assimilé à la fin du texte à Hellequin, le conducteur de la chasse sauvage. 383 P. Walter n'hésite pas à le nommer le Verbe réincarné, v. Merlin ou le savoir du monde, Paris, 2000, p. 169.

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quasiment jamais, son rôle étant plutôt celui du conteur384 • D'ailleurs il est intéressant d'observer que la voix qui s'adresse à Arthur, au début du Didot, lui reprochant d'avoir laissé Perceval s'asseoir dans le Siège Périlleux, n'accuse pas le roi d'avoir trépassé les commandements du Seigneur, mais ceux de Merlin 385 • De même, lorsque Perceval hésite devant le Château du Graal et ne sait pas quelle route prendre, une même voix divine lui rappelle les ordres de Merlin. Or, un tel pouvoir immense, non seulement de prédire, mais de créer l'avenir, est dangereux et risqué pour un fils du démon. Rappelons-nous à quelle fin est engendré Merlin : comme Jésus avait sauvé et libéré l'homme, les diables ont besoin d'un être qui fasse le contrepoids de Jésus et qui renverse l'ordre du monde. Dans un certain sens, Merlin s'arroge un pouvoir divin et il transforme le monde. Créé pour être une sorte de Messie à l'envers, Merlin accomplit son oeuvre jusqu'à un certain point, preuve en sont son action mimétique, les simulacres qu'il met en place, la Table Ronde ou le livre de Blaise. Il prend en charge la prophétie de Joseph et il la modifie, puisque les rajouts et les modifications que nous avons remarqués plus haut sont autant de distorsions. Notre devin n'est pas totalement mauvais, bien évidemment, grâce à la pureté de sa mère, et son don de prophétie prouve qu'il n'est pas un réprouvé. Mais son projet reste malgré tout un échec et le monde arthurien sombre dans le néant. L'Estoire rédigée après la supposée trilogie de Robert de Boron semble résoudre ce problème en se consacrant entièrement à la chevalerie celestielle, et en ignorant presque totalement la cour arthurienne comme lieu d'aboutissement de la translatio gratiae. De plus, le texte raconte en détail le sacre de Josephé comme premier évêque, et nous apprenons que l'huile utilisée lors de cette cérémonie sera employée pour tous les autres rois jusqu'à Uter Pendragon. Le Seigneur, qui parle à Joseph à plusieurs reprises, lui indique le chemin à faire petit à petit. Ainsi il lui ordonne d'abord d'aller vers !'Euphrate, par la suite vers Sarraz et enfin vers l'Occident386 • Les

384

Comme l'a bien vu H. BLOCH, (Étymologi,e et Généalogi,e, Paris, 1989, p. 11-15) pour qui Merlin est le prototype du conteur par excellence. Merlin joue un rôle de narrateur et il s'arroge pratiquement des pouvoirs de démiurge propres à l'auteur, mais son éloignement de la parole écrite nous apparaît flagrant. 385 Didot-Perceval, Ms E, éd. citée, p. 204. 386 Pour M. SZKILNIK, l'Orient dans l'Estoire est descentré,Jérusalem n'en est en tout cas pas le centre (cf. L'archipel du Oraa~ op. cit., p. 15 sq). Cependant, l'Occident ne semble pas recevoir un centre quelconque, puisque Dieu parle à Joseph à plusieurs reprises d'une terre

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compagnons doivent traverser la mer sans navire et le Seigneur leur ordonne de faire passer en avant les porteurs du Graal. Une fois qu'ils le font, les cent cinquante gens de Joseph s'en vont vers la terre promise en marchant sur l'eau. L'Estoire s'avère, par rapport au Joseph, d'un exclusivisme qui repousse toute forme de compromis avec la royauté. C'est l'huile du sacre du premier évêque qui est employée par la suite pour les autres rois, c'est Galaad, le fils de Joseph et de sa femme, qui sera destiné à donner naissance à toute une descendance royale. La question de la translatio imperii ne se pose même pas. Tout au plus, nous pourrions parler d'une tentative de faire coïncider la translatio gratiae avec la translatio studii, par la puissante présence de Célidoine, le prince savant, dans le récit. Néanmoins, c'est la translatio du Graal et de la grâce qui occupe le devant de la scène 387 • b) Royauté et chevalerie celestielle conciliées par la translatio gratiae : Perlesvaus Si l'on pense à Perlesvaus, roman écrit à peu près dans la même période que les textes analysés, nous remarquons un respect de l'esprit du Joseph beaucoup plus accentué que dans les oeuvres mêmes qui sont supposées lui suivre. Un premier détail de grande importance est quel' espace d'aboutissement de la translatio gratiaene se place plus à l'extérieur de l'ordre arthurien 388 • En outre, ce qui apparente le Perlesvaus à Joseph est l' oeuvre de conversion accomplie par les chevaliers de la cour arthurienne et par Perlesvaus en personne. Comme dans les prophéties de Joseph, la terre où a été porté le Graal doit être convertie à la Nouvelle Religion : c'est là un topos qui se retrouve de manière presque obsessive dans le texte. La translatio gratiae s'accomplit cette fois réellement à travers les chevaliers de la Table Ronde qui ne sont plus les marginaux réprouvés que nous avons connus dans le Didot: « Joseus demora avec Perlesvaus eu chaste! tant corne il plot, mais li Bon Chevalier recercha la terre la o la Novelle Loi estoit delaïe a maintenir. Il

promise et non pas d'un lieu particulier à l'ouest. Les deux espaces semblent se poser comme une série discontinue de lieux. 387 Le passage de l'Orient à l'Occident dans ce roman pourrait bien se lire selon les quatre sens : un sens littéral et historique, un sens moral qui est le cheminement spirituel des individus, un sens allégorique, postfigurant Moïse et en préfigurant Galaad dans la Queste et enfin un sens anagogique et eschatologique suggérant le passage des âmes par la mort et!' entrée au paradis. (cf. M. SZKILNIK, op. cit., p. 17). 388 Rappelons que dans le Perlesvaus le Graal ne se trouve pas à Avalon.

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toli les vies a toz ceaus qui ne la voudrent croire. Li païs fu maintenus par lui e gardez, e la loi Nostre Seignor essauchie par sa force e par sa valor. » 389

Dans ce texte, la translatio se réalise de manière beaucoup plus cohérente en rapport avec la cour arthurienne. Dès le début, le récit est centré sur le roi qui est vu comme le meilleur roi chrétien depuis les temps apostoliques. Le meilleur chevalier du monde appartient également au lignage de Joseph par sa mère, et son père est Julian le Gros qui n'est pas sans rappeler Alain le Gros du cycle de Robert. Mais la liaison de Perlesvaus à la cour arthurienne est beaucoup plus étroite, ne serait-ce que par le lieu où il avait passé ses enfances et que sa mère la Dame Veuve a en garde: il s'agit de Camalot, château qui porte le nom de l'une des plus célèbres résidences arthuriennes 390 • De plus, l'un des meilleurs chevaliers de la Table Ronde, celui en qui se retrouvent toutes les valeurs courtoises occidentales, Lancelot, est apparenté à Perlesvaus, par son père Ban de Bénoïc. Nous remarquons aussi que le lignage de Joseph est entaché de meurtres et qu'il est loin d'avoir la pureté des temps apostoliques : Joseu, le fils du roi Pellés, devient ermite pour expier son crime, celui d'avoir tué sa mère pour ne pas devenir homme de Dieu. D'autre part, le passage de Perlesvaus à la cour d'Arthur est beaucoup plus qu'une visite fonctionnelle comme c'était le cas dans le Didot: la messagère du Graal laisse à la cour le bouclier de Joseph et c'est uniquement le meilleur chevalier qui pourrait s'en saisir. La translatio cette fois-ci est réellement conçue pour être accomplie dans le royaume arthurien. Quant à la maladie du Roi Pêcheur et celle du meilleur chevalier - détail sans précédent dans nos textes d'ailleurs, puisque si le thème du roi du Graal meshaigné est déjà célèbre à l' époque où a été composé le roman, celui du chevalier malade est original - c'est l'accomplissement de la translatio dans le cadre du royaume arthurien qui est censée les guérir. D'ailleurs la preuve que dans notre texte la translatio est destinée à s'accomplir sur la terre de Logres, est l'implication beaucoup plus directe d'Arthur dans la quête et la libération du Graal : même si le chevalier parfait conquiert le Château du Pedesvaus, éd. citée,!. 6257-6261, p. 269. Il ne s'agit pas pour autant, comme il est souligné de manière explicite dans le texte, du même château : Camalot se trouve à l'entrée de Logres, alors que les domaines de la Dame Veuve sont en Galles. Intéressante coïncidence de nom, qui renvoie à un parallélisme entre le chevalier du Graal et le roi Arthurien, égaux et ayant des rôles complémentaires la seule fois dans le corpus arthurien. 389

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Graal, ce n'est pas lui qui sera initié aux secrets du Graal, mais le roi en personne : la sainte coupe apparaîtra uniquement devant lui sous cinq formes différentes. Si dans le Didot les révélations que le Roi Pêcheur fait à son petit-fils ne doivent pas être dévoilées, dans le Perlesvaus ce sont les apparitions du Graal devant le roi qui ne peuvent pas être décrites. Le détenteur du savoir mystique n'est plus le chevalier mais le roi. « Li Graaux s 'aparut eu secré de la messe en .V. manieres que l'on ne doit mie dire, car les secrees choses dou sacrament ne doit nus dire en apert, se cil non a qui Dex en a grace donee. Li rois Artu vit totes les muances »391

C'est donc devant le roi que le Graal dévoile complètement son secret: le nombre cinq pourrait bien renvoyer aux livres de l'Ancien Testament mais également, comme le fait remarquer le Père Henri de Lubac, aux clous de la croix392 • La révélation des Évangiles se manifeste de manière totale devant le roi occidental. Nous retrouvons aussi les traces du projet de Merlin et de son rôle dans la fondation du royaume arthurien. Ce que nous avons juste entrevu à travers le Didot est confirmé dans le Perlesvaus. Les oeuvres de Merlin provoquent tout un cataclysme sur les terres de Tintagel, selon les explications d'un ermite 393 • Le Graal ne se montra jamais« du tens Merlin.» De même, nous constatons que la nature de Merlin n'a pas été définie jusqu'au moment même de sa disparition, puisque l'ermite raconte comment son corps a été enlevé du sarcophage, on ne sait pas par qui, Dieu ou le diable 394 • Nous retrouvons la même analogie avec l'histoire du Christ et la même dualité douteuse qui caractérise le devin à travers la légende arthurienne. D'ailleurs celuici ne peut pas être enterré dans la chapelle, fait qui tranche, nous pouvons le dire, de manière définitive la question sur sa nature. Rappelons-nous aussi que la narration dans ce roman n'est plus distordue, biaisée par le récit de Merlin comme dans !'oeuvre précédente. Le Perlesvaus est écrit par Joseph sur la dictée d'un ange, il s'agit donc d'un récit révélé au vrai sens du mot, délivré de tous les détournements dans les faits et dans la parole introduits par Merlin .

391

Pedesvaus, éd. citée, 1. 7223-7226, p. 304. H. DE LUBAC, Exégèse médiévale. Les quatre sens de !'Écriture, Il, Paris, 1964, p. 17. 393 Perlesvaus, éd. citée, 1. 6595-6599, p. 281. 394 " ..• tantost corn il i fu miz, en fu il porté de par Deu, o par l'anemi ... '"ibidem, 1. 66036604, p. 282. 392

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La véritable translatios'accomplit dans ce texte, non seulement par la conquête du Graal, qui en fin de compte est seulement un élément de la trame narrative. L'histoire du Haut Livre du Graal est aussi une histoire de translation des reliques, telles le bouclier de Joseph, l'épée qui avait servi à la décapitation de saint Jean ou enfin la cloche du roi Salomon apportée aux ermites du Château du Graal. À sa mort, Perlesvaus n'est pas l'unique dépositaire des secrets du Graal. De même, suite aux commandements divins qu'il reçoit, il distribue aux ermites les reliques placées dans la chapelle du Graal395 • D'ailleurs une relique comme le bouclier de Joseph est gardée, même si c'est temporairement, à la cour du roi. Et évidemment, nous ne pouvons pas ignorer l'invention du calice, à l'image du saint Graal en présence du roi Arthur et les révélations du Château du Graal, qui font de lui en fin de compte l'unique dépositaire des secrets du saint vase. Qu'en est-il de la deuxième structure de pensée dont nous avons parlé plus haut, la translatio imperii? Il n'est pas question ici ni de la conquête de Rome, ni du pouvoir impérial. Néanmoins, c'est plutôt dans ce texte-peut-être le seul dans l'ensemble arthurien-où s'opère un véritable transfert du pouvoir politique dans les mains du roi Arthur. À travers l' oeuvre de conversion que Perlesvaus et Lancelot font au nom du roi sur les domaines païens, nous retrouvons télescopés la translatio gratiaeet imperii. La conversion est plus qu'un transfert de la croyance, l'espace n'est pas uniquement jalonné par des reliques de la Terre Sainte. C'est aussi une véritable mainmise de la monarchie arthurienne sur les domaines qui entourent le royaume de Logres. Nous pourrions affirmer sans exagération que l'esprit des conquêtes et des conversions carolingiennes se retrouvent dans ce texte 396 • Ne l'oublions pas, chaque oeuvre de conversion entreprise par Lancelot et par Perlesvaus se fait au nom du roi : Lanceloz conquist issi e atorna a la loi Nostre Saignor les mescreanz. ( ... )Lancelot les en mercia molt, si !or dit que de cele terre ne d'autre ne seroit il ja roi, se par le roi Artu non, care tote la conques te q'il avoit faite estoit sieue, e par son conmandement i estoit il venuz, si li avoit ses chevaliers chargiez, qui li avoient aidié a reconquerre les terres. » 397 «

395

Ibidem, 1. 10135-10143, p. 407.

Ces histoires de conversions sanglantes sont néanmoins différentes des récits hagiographiques, tels l'histoire de saint Georges où les habitants de Siléna sont convertis par le discours du chevalier et la preuve de sa vaillance, en non pas par son épée. ( « Saint Georges•;, dans JACQUES DE VORAGINE, La légende dorée, 1, trad.J.-B. M. ROSE, Paris, 1967, p. 298.) 397 Perlesvaus, éd. citée, 1. 8540-8553, p. 351.

396

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Pour une fois dans la légende arthurienne les ennemis du roi et les ennemis de la foi sont les mêmes. Comme ici la conquête et la conversion vont ensemble, sans la présence de Merlin dans le texte, dans le respect de la prophétie de Joseph, nous assistons au véritable accomplissement de la translatio dans la légende arthurienne. Notre roman est traversé sans nul doute par l'esprit de la croisade, mais n'oublions pas que le véritable but des croisades occidentales est celui de libérer la Terre Sainte et surtout le Saint Sépulcre. La libération du Château du Graal des mains d'un mauvais roi païen - apparenté lui aussi, de manière curieuse à Joseph - rappelle, certes, l'entreprise des croisés et Perlesvaus ressemble au miles Christi que nous connaissons des écrits de Bernard, mais c'est là une «croisade» qui se déroule en terre occidentale, en terre vierge en quelque sorte, sur laquelle le christianisme n'avait jamais été connu auparavant. Avec ce roman nous nous trouvons devant une sorte de contamination des deux univers, l'Orient et l'Occident, et la translatio ne peut et ne doit s'accomplir sans le concours des deux. De même, ni les descendants de Joseph seuls, ni les chevaliers arthuriens sans appui ne peuvent se charger du transfert du savoir. c) Une translatio gratiae à rebours Il en est tout autrement de la Queste del Saint Graal, roman où le mythe de la translatiofait surface de manière beaucoup plus complexe que dans les romans antérieurs. Nous sommes là devant ce que l'on peut appeler une translatio gratiae à rebours. Si nous constatons, d'un côté, que c'est la chevalerie celestielle qui se charge de l'accomplissement du transfert et de la sagesse de l'Orient en Occident, dans la Queste nous sommes devant le phénomène inverse. C'est avec ce roman d'ailleurs que nous assistons à l'échec absolu de la monarchie occidentale - représentée ici par la cour arthurienne - à faire de l'Occident l'espace d'aboutissement de la translatio gratiae. Si d'un côté nous avions Perceval qui reçoit seul les révélations du Graal et se sépare à tout jamais de l'univers courtois et politique, si de l'autre Perlesvaus met en place un système unique de valeurs conciliant, où royauté et chevalerie celestielle se retrouvent, le chevalier de la Queste, lui, tranche définitivement avec l'univers royal, ne laisse aucune place au transfert du pouvoir politique et sa quête culmine par l'aliénation du Graal pour le monde occidental. Nous retrouvons dans ce roman toutes les étapes de la translatio graalis, et, dans notre cas, de la translatio gratiae. Le texte nous met

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devant une trajectoire beaucoup plus complète et plus complexe, mais cette fois-ci, comme nous allons le prouver, il ne s'agit plus d'un parcours en ligne droite de Jérusalem en Grande Bretagne, mais d'une trajectoire circulaire : la Queste boucle la boucle et rejette du circuit le monde occidental. Ainsi, le chemin parcouru par les porteurs du Graal va de la Cité Sainte à Sarraz398 et de là enfin en Grande Bretagne. Comme dans le Joseph et dans le Perlesvaus, nous sommes en présence d'une entreprise de conversion 399 • La Grande Bretagne est christianisée par la force des armes. Il est par contre intéressant de noter que le personnage qui se charge de cette conversion est un ancien roi païen de Sarraz converti, Évalac devenu après le baptême Mordrain et par la suite dans le récit le Roi Meshaigné 400 • Il semble que la conversion d'Évalac n'est pas complète avant qu'il ne vienne en Grande Bretagne pour aider Joseph qui se trouvait en prison. Comme le Perlesvaus, la Questeest, elle aussi, une histoire de la translation non seulement du Graal, mais aussi des reliques comme le bouclier marqué de la croix faite du sang de Joseph 401 • Pour ce qui est du héros destiné à accomplir les aventures du Graal, dans ce texte il serait lié à la Table Ronde et à la royauté arthurienne, du moins à première vue. Nous sommes loin du parallélisme froid du Didot et même du Perlesvaus, entre la cour arthurienne et la Sainte Lignée : Galaad est le fils de l'un des chevaliers les plus vaillants de la Table Ronde, Lancelot qui descend de Nascien, le frère de Mordrain. Mais il ne faut pas oublier que Lancelot fait figure de marginal par rapport à la cour arthurienne. Son amour pour la reine, ses éternelles errances loin de la Table Ronde, font de lui un chevalier mal intégré dans le monde arthurien. De même, à la différence de Perceval dans le Didot, qui doit être formé et adoubé à la cour d'Arthur, Galaad ne vient à la Table Ronde qu'au moment où sa formation a été achevée. Il est, dès le début du récit, et il le reste par la suite, extérieur au royaume arthurien. De plus, il est complètement indifférent à la destinée de la cour. Dans le Didot les actions de Perceval étaient tant soit peu liées à la Table Ronde par la pierre fendue sous le Siège Périlleux. Dans la Queste incorporée dans le Tristan en prose, Galaad vole au secours d'Arthur lorsque Marc envahit son royaume, ce qui l'implique

398 399 400 401

Queste, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

éd. citée, Paris, 1965, p. 84. p. 83. p. 33. p. 34.

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de manière directe dans le devenir terrestre arthurien. Rien de pareil dans la Queste. La translatio gratiaes'était peut-être mal accomplie dans le royaume de Logres et n'a rien à voir avec la cour. Dès le début le récit précise que l'aventure du Graal n'appartient pas au roi, mais à ses chevaliers. L'espace d'aboutissement de la translatio n'est plus la terre arthurienne. D'ailleurs le Perlesvaus est le seul texte qui décrit une entreprise d'évangélisation du temps d'Arthur. La Queste met en scène l'apparition du Graal à la cour juste pour mieux souligner l'incapacité de la monarchie arthurienne de se muer en dépositaire du savoir et de la foi. Le Graal se trouve dans le château de Corbényc, au bord de la mer, mais ce qui est exceptionnel pour notre propos est que non seulement sa découverte par les trois élus n'a aucun impact sur la terre arthurienne, mais qu'il est porté à Sarraz. Une voix céleste, la même qui avait commandé à Joseph de porter le Graal en Occident, demande à Galaad de le mettre à Sarraz dans le Palais Spirituel402 • Galaad, Perceval et Bohort sont emprisonnés par le roi Escorant, et ils sont réconfortés par le Graal qui leur tient compagnie. L'histoire de Joseph se répète, le cercle se referme. Sarraz est le début et la fin, alors que tout le reste paraît un rêve passager. Il semble que la translatio de l'Orient à l'Occident se transforme dans la légende arthurienne au milieu du XIIIe siècle en transfert inverse. Toutes les valeurs occidentales sont minimisées pour ne pas dire négativisées dans ce texte, Gauvain en est la preuve vivante. La fin de la quête est également la fin du mythe de la translatio de l'Est à l'Ouest. Le Graal retrouve sa place en Orient et la boucle se referme. Une fois à Sarraz, avec la mort de Galaad, la sainte relique disparaît à toutjamais du monde. Ce n'est plus la monarchie arthurienne qui faillit comme dans le Didot, c'est tout l'Occident qui s'avère incapable de se rendre digne de l'héritage qu'il a reçu et le texte le souligne magistralement : « Et en la maniere que je vos ai devisee perdirent cil del roiaume de Logres par lor pechié le Saint Graal, qui tantes foiz les avoit repeuz et rasasiez. Et tot autresi corne Nostre Sires l'avoit envoié a Galaad et a Joseph et aus autres oirs qui d'ax estoient descenduz, par !or bonté, tot autresi en desvesti il les malvés oirs par la malvestié et par la noienté qu'il trova en ax. »403

402 403

Ibidem, p. 275. Ibidem, p. 274-274.

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Le message est assez pessimiste, et nous pouvons mal croire à un accident dû à l'esprit peut-être trop austère de la Queste, à un contemptus mundi trop cultivé que confirmerait la disparition finale du Graal et de la sainte Lance emportées à toutjamais par une main divine. L'auteur du Tristan en prose a malgré tout choisi le même dénouement ce qui laisse penser que nous n'assistons pas à un accident dans la Queste, mais que nous sommes devant un malaise occidental transparaissant dans le trame romanesque. Est-il dû à l'échec et à la remise en question des croisades ? Aux conflits permanents au sein même de l'Église ? Est-ce la conséquence interne, dans le monde de la fiction, de la rupture permanente qui existe entre la sainteté arthurienne et la papauté ? À une incapacité du monde romanesque de supporter le mythe de la translatio du moment qu'il ignore tout rapport avec Rome? Un bref aperçu sur l'assimilation du mythe de la translatio à travers la légende arthurienne soulève toutes ces questions qui touchent aux plus profonds mécanismes de la pensée médiévale. Néanmoins, si la translatio gratiae tourne au désastre et est vouée, semble-t-il, à l'échec total, il en est autrement de la translatio studii. La Queste est pratiquement le seul roman où Arthur ne se contente plus de faire raconter les exploits de ses chevaliers, il commande un livre qui dévoile les hauts faits accomplis en Orient et que le monde arthurien connaît par le retour de Bohort à la cour. Ce n'est plus Merlin, ce n'est plus Joseph, c'est Arthur le monarque resté dans un monde désormais dépourvu de la présence de Dieu, qui assume la responsabilité de l'histoire écrite. La chevalerie, de son côté, se transforme en vecteur de propagation du savoir oriental, ce qui nous fait penser au rôle que lui attribuait Chrétien dans le Cligès. C'est pourquoi nous pouvons conclure à un échec de la trans/,atio gratiae, mais nous devons aussi ménager une porte d'issue, comme le roman le fait, à la translatio studii. Conclusion Les lieux arthuriens sont différemment problématisés, en fonction des personnages qui les investissent. Le roi, par sa qualité de personne publique, génère autour de lui un lieu public, la curia regis, centre du monde et de la civilisation arthurienne. À partir de ce centre, la royauté élargit sa sphère d'influence et fait rentrer dans l'espace public des domaines situés dans les limbes. Comme nous avons pu le constater, le lieu public est en même temps un lieu rationalisé, épuré de ses fantasmes et de tout rituel désordonné. L'emplacement de la tombe d'Arthur à la Noire Cha-

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pelle ainsi que la suppression des mystères d'Avalon témoignent de cette volonté d'ordre. Cependant, si le roi crée le lieu souvent en vertu de sa seule présence ou par l'action de ses chevaliers en son nom, il en va tout autrement des chevaliers voués à la sainteté. Pour ces derniers, la relation à l'espace s'avère plus complexe et plus signifiante. L'être investit le lieu, mais en même temps le définit et le désigne. L'espace public, tel qu'il est représenté dans nos textes apparaît comme une structurecadre de la royauté ; rien de tel pour la chevalerie celestielle : le lieu est consubstantiel à l'idéal sanctifiant et il se donne à lire comme une sorte d'immense inscription divine. Nous avons pu observer qu'aussi bien la royauté que la chevalerie celestielle participent au phénomène complexe que l'on appelle volontiers « la christianisation » del' espace ; dans les deux cas, le processus nécessite une démarche répétitive. Rien d'étonnant pour des constructions imaginaires forgées à travers le christianisme. Cependant il s'agit de deux manières de problématiser la notion de« christianisation ». La royauté contribue à la rationalisation du monde, dans le sens que donne Jürgen Habermas à cette notion : ils' agit d'une rationalité en finalité, ayant trait au bien public. Élargir les marches, éliminer tout élément subversif pour le pouvoir, maîtriser la mort, ce sont autant d'actions qui participent du désir d'ordonner le monde, de faire rentrer des lieux non définis dans des sphères précises et contrôlables. En revanche, cette rationalisation ne s'accomplit pas toujours et pas nécessairement dans le cadre chrétien. Christianisation et émergence du lieu public n'entrent en superposition que de manière partielle. Il en va tout autrement pour la manière dont les chevaliers appelés à la sainteté investissent et christianisent l'espace. L'intention qui se profile derrière leurs gestes et leurs paroles n'est pas d'ordonner, mais de purifier. Ils ne perçoivent pas le lieu comme un instrument à manipuler, mais comme un texte à lire et à comprendre. Les tombes et les îles que nous avons étudiées ne sont pas des espaces à rationaliser, à faire rentrer dans le moule homogène de l'espace royal, comme c'est la cas d'Avalon pour le roi Arthur; ce sont des endroits destinés à rester des discontinuités, des hétérotopyes, des lieux chargés d'altérité; l'être humain tend à les manipuler uniquement en communiquant avec eux. Le rapport à l'espace est un processus de sémiose complexe, alors que pour la royauté le lieu est là pour servir de cadre dominé.

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Les représentations complexes de la translatioviennent confirmer et rendre plus transparentes ces manières différentes de se rapporter à l'espace. À l'exception de Perlesvaus, la translatio gratiae s'avère être incompatible avec le monde politique régi par le souverain. Comment pourrait-elle l'être, d'ailleurs? Le transfert du Graal n'est pas le fruit d'une action en finalité, puisque la relique tourne en rond le long des textes et finit par revenir au point de départ, dans l'Orient. L'espace de l'aboutissement de la translatio est investi de sens par le passage du Graal, mais il est loin d'être rationalisé. La royauté, elle, suit son chemin de la finalité et reprend à son compte la tentative de la translatio imperii qui, nous avons vu, est un échec.

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ÉMERGENCE DE L'ÉTAT ET DE L'INDIVIDU 1. ÉMERGENCE DE L'ÉTAT

Les xne-xrne siècles enregistrent l'émergence d'une idéologie qui tend à placer le roi en haut de la pyramide féodale, dans le cadre d'un processus de transition de la suzeraineté à la souveraineté, par le truchement d'un modèle nouveau qui semble légitimer le pouvoir royal à partir de cette variante du capital symbolique, selon la terminologie de Pierre Bourdieu, le capital juridique 1 . 1. L'État, la loi et la violence légitime - une issue superficielle La constitution de l'image du roi comme persona publica semble beaucoup relever de l'introduction des instruments juridiques dans la sphère de légitimation du pouvoir royal. On n'affirmera tout de même pas que la légitimation du pouvoir royal se réalise uniquement par des instruments juridiques à partir du xne siècle 2 • Il est vrai qu'entre la royauté, monopolisant de plus en plus les compartiments de la sphère publique, et la formation de l'État tel que nous le concevons aujourd'hui s'établit une correspondance continuelle. Néanmoins, au milieu du xne siècle, l'autorité du roi ne se manifeste pas encore en dehors de la sphère religieuse, même si l'on assiste à un glissement du noyau central de la représentation de la royauté de la sphère liturgique vers la sphère du droit. Au cours de ce processus, le roi apparaît de plus en plus comme une autorité transcendant la société, et qui se place en dehors de toute hiérarchie. a) Policraticus et l'émergence de l'idéologie royale L'un des ouvrages théoriques du XIIe siècle traçant une image complète de ce qui est la royauté sacrée est le traité de Jean de Salisbury, Policraticus3. Achevé vers 1159, période où est érigée la char1

P. BOURDIEU, Raisons pratiques. Sur une théorie de l'action, Paris, Seuil, 1994, p. 117. Le capital juridique y est défini comme "forme objectivée et codifiée du capital symbolique'" 2 Sur la légitimation de la royauté par le biais des instruments de la loi voir E. KANTOROWICZ, Les deux corps du roi, Paris, Gallimard, 1976. 3 E. TÜRK n'hésite pas à le nommer " le premier traité exhaustif sur l'État avant la redécouverte de la Politique d'Aristote ,, (Nugae curialium: le règne d'Henri II Plantagenêt ( 11541189) et l'éthique politique, Genève, Droz, 1977, p. 69).

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pente sur laquelle se construira cet édifice imposant qu'est le monde arthurien, ce texte nous permettra de dégager les concepts qui nous serviront de fil conducteur à travers une étude de la royauté dans le monde romanesque. Mais, plus que le critère chronologique, ce sont les conditions d'élaboration de cette oeuvre qui nous ont amené à en dégager les ressorts de base concernant la royauté. Il s'agit là de la production d'un esprit qui a connu en même temps plusieurs influences, aussi bien sur le plan idéologique 4 que sur le plan de sa vie privée 5 • Nous examinerons quelques aspects de base de l'ouvrage, précisément la conception organiciste du monde, la royauté sacrée et le pouvoir public, le rapport du souverain avec la loi 6 , et la dimension militaire de la royauté. Le monde, tel que Jean de Salisbury le perçoit, est un grand organisme où tout se tient. Dans le VF livre du Policraticus, apparaît une explication cohérente de cette conception d'ensemble. Lors d'une entrevue avec Adrien IV, l'auteur se plaint de l'injustice qui règne partout, de la corruption des membres de la cour royale ainsi que de celle de certains prélats de l'Église. Le pape lui répond par une anecdote où il assimile le rôle du prince à celui de l'estomac dans un 4 Jean de Salisbury a beaucoup voyagé, il a connu le monde capétien et l'amitié du roi Louis VII ainsi que le monde Plantagenêt. Il puise ses idées à toutes les sources, qu'il s'agisse de Paris, Rome ou Londres, de même qu'à toutes les traditions idéologiques, le droit canon, le droit romain, ou l'interprétation des Saintes Écritures. À Paris, il a travaillé, entre autres, avec Abélard, Albéric et Robert de Melun (cf. R. BEZZOLA, Les origines et la formation de la littérature courtoise en Occident, 1, Paris, Champion, 1963, p. 20). De même, à la cour du roi de Sicile, il aurait connu des principes de gouvernement suivant de très près la codification justinienne. (cf. W. ULLMANN, "Policraticus in the Later Middle Age"• dans Geschichtsschreibung und geistiges Leben im Mittelalter : Festschrift für H. Lowe zum 65. Geburtstag, K. Hauck et H. Mordeck, Cologne/Vienne, 1978, p. 531 ; voir aussi M. KERNER," Romisches und Kirchliches Recht im Policraticus '"dans The World ofJohn of Salisbury, éd. M. WILKS, Blackwell Publishers, 1994, p. 368). Voir aussi M. CHIBNALL, "John of Salisbury as Historian '" dans The world ofJohn of Salisbury, op. cit., p.169-177. 5 Membre de la cour d'Henri II Plantagenêt et ami de Thomas Becket, auquel il a dédicacé son Policraticus, Jean de Salisbury soutient constamment l'idée de la liberté de l'Église. À l'époque où a été composé le Policraticus, le conflit entre Henri II et l'archevêque de Canterbury n'avait pas encore éclaté. Mais son attitude ultérieure confirme ce que Jean avait écrit: grand ami de Thomas pendant l'exil de ce dernier, le penseur anglais essaie malgré tout de se réconcilier personnellement avec le roi Plantagenêt. (cf. K. GUTH,johannes von Salisbury, Studien zur Kirchen-, Kultur, und Sozialgeschichte Westeuropas im 12. Jahrhundert, EOS Verlag St. Ottilien, 1978, p. 207). D'ailleurs E. TÛRK constate aussi que, si d'une part Jean est très virulent envers les membres de la curia ngis, il est beaucoup plus prudent lorsqu'il parle du roi (" Curia nugator - il perfetto cortegiano: deux manières d'apprendre une même réalité sociale '" dans La cour Plantagenêt. Actes du colloque tenu à Thouars du 30 avril au 2 mai 1999, dir. M. AURELL, Poitiers, CESCM, 2000, p. 220). 6 Voir aussi J. KRYNEN, " Princeps pugnat pro legibus ... : un aspect du Policraticus '" Études d'histoire du droit et des idées politiques, 3, 1999, p. 89-99.

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organisme : Nam stomachi in corpore et principis in republica idem officium est7. Tous les autres membres, qui travaillent afin de le nourrir, se révoltent, mais au fur et à mesure que l'estomac faiblit, l'organisme entier commence à approcher de sa fin. À un autre endroit, le prince est assimilé à la tête de lares publica (V, 2) 8 et toute blessure à la tête atteint l'organisme entier. C'est pourquoi, non seulement tous les membres doivent fonctionner en harmonie, mais les parties inférieures doivent veiller au bien-être de la partie supérieure pour leur propre santé 9 . Cette« organologie »de l'État repose sur un renouvellement des courants de pensée dans la médecine, sur les recherches menées au sujet de l'organisation du corps humain. De plus, l'un des maîtres de Jean de Salisbury, Guillaume de Conches, avait élaboré la théorie de l'État construit selon l'ordre macrocosmique et il se peut bien que son élève ait été influencé par cette vision politique, compte tenu de l'idée répandue au xue siècle que le corps de l'homme est un microcosme qui répète la structure du macrocosme 10 • Il est vrai que, par endroits, l'auteur paraît mettre en texte un monde strictement hiérarchisé et qu'il se place dans une structure bipolaire dominants/ dominés. Le roi est par exemple nommé « ministre des prêtres »11 • Cette idée de ministère suffirait à affirmer une prise de position de Jean de Salisbury dans la controverse entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, dans le cadre de laquelle il se déclarerait pour la supériorité de l'Église, interprétation d'autant plus facile à donner, quel' on sait que, plus tard, il a soutenu Becket dans sa dispute contre le roi. Néanmoins, en parlant du prince comme tête de lares publica d'une part et comme délégué du sacerdoce d'autre part, l'auteur semble établir des rapports de pouvoir contradictoires. Le schéma hiérarchique devient encore plus compliqué si l'on pense à l' exemplum sur Attila, le roi des Huns : l'évêque, représentant du pouvoir spirituel, s'incline devant le tyran et se comporte en inférieur, parce que le chef 7 Policraticus, VI, 24, PL, t. 199, col. 626:" Car l'estomac pour l'organisme et le prince pour lares publicaaccomplissent le même office"· C'est nous qui traduisons. (Nous avons utilisé la traduction en anglais du Policraticus édité et traduit par Cary J. Nederman, Cambridge, Cambridge, University Press, 1990). L'anecdote est reprise de Menenius Agrippa, selon T.

STRUVE, "The importance of the organism for the political theory ofJohn of Salisbury"• dans Theworld ofJohn of Salisbury, ofJ. cit., p. 304. 8 Policraticus, éd. citée, V, 2, col. 540. 9 Ibid., VI, 25, col. 626. 10 T. STRUVE, art. cité, p. 308-309. 11 Policraticus, éd. citée, IV, 3, col. 516.

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des Huns se dit l'envoyé du Seigneur12 . Il est vrai que dans la personne du roi il vénère la majesté divine, mais hiérarchiquement il se soumet à Attila même. Il ne faut tout de même pas être dupe du sens de telles hiérarchisations. Se placer dans une position qui donnerait gain de cause à l'un ou l'autre des deux pouvoirs, temporel ou spirituel, serait déboucher sur une voie fermée et concevoir le monde d'après un modèle trop simplifié. Dans la conception de Jean, le Regnum et le Sacerdotium devraient se compléter de manière réciproque et fonctionner en complémentarité 13 . D'ailleurs ce n'est peut-être pas un hasard si, dans le même chapitre où il est question de la relation entre le souverain et le clergé, Jean de Salisbury rappelle la figure de Melchisédech, en même temps roi et prêtre. Une figure idéale réunit donc pour le philosophe anglais Regnum et Sacerdotium, ou sinon les deux sont supposés fonctionner en complémentarité. D'ailleurs le titre même de l'ouvrage rappelle l'existence d'une société« polyhiérarchique » 14 • C'est une vison intéressante pour un monde qui ne connaît pas de manière théorique le relativisme des valeurs : une polyhiérarchie signifie une multiplicité de pouvoirs, donc de valeurs. Sans que cela transparaisse de manière consciente et organisée sous la plume de Jean, nous décelons derrière sa pensée plusieurs complexes de valeurs. Étant donné que le problème des hiérarchies ne se pose donc pas dans un monde où tout se tient, le véritable centre d'intérêt de l'ouvrage de Jean de Salisbury est la nature du roi et non pas sa place sur une échelle hiérarchique ou ses rapports avec les autres. Dans le rve livre de son texte, Jean donne une définition de la royauté: Est ergo, ut eum plerique diffiniunt, princeps potestas publica et in terris quaedam divinae maiestatis imago15 • 12

Ibid., IV, 1, col. 514. B. SMALLEY, The Becket Conflict and the Schools, Oxford, B. Blackwell, 1973, p. 102. Pour L. DUMONT, ces rapports constituent une " complémentarité hiérarchique ,, (Essai sur l'individualisme, Paris, Seuil, 1983, p. 64). 14 Selon l'expression d'A. BOUREAU:" Cette multitude de hiérarchies sacrales conduit à ce que je propose d'appeler une "polyhiérarchie", en désignant ainsi une situation où coexistent, de façon concurrentielle et exclusive, des hiérarchies sacrales, dont chacune est tenue dans tel ou tel groupe de la communauté chrétienne, pour impérative et révélée. " (cf. " Un obstacle à la sacralité royale. Le principe hiérarchique "• dans La royauté sacrée dans le monde chrétien, Paris, Édition des Hautes Études en Sciences Sociales, 1992, p. 33.) 15 Policraticus, éd. citée, IV, 1, col. 513: "Selon la définition générale, le prince représente le pouvoir public et une certaine image de la majesté divine sur terre "· Le terme publicum est employé ici avec son sens livresque emprunté aux penseurs antiques, précisément" ce qui appartient au peuple et à l'État" (cf. F. GAFFIOT, Dictionnaire illustré latinjrançais, Paris, Hachette, 1934, p. 1272-1273), alors qu'au Moyen Âge ce terme a souvent le sens de" fis13

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Le rôle de médiation dévolu au prince est souligné, puisqu'il est l'image de Dieu sur terre. C'est un reflet par ricochet de la figure divine, une sorte de miroir qui rend la majesté divine intelligible, ou même visible. De plus, en suivant une interprétation radicale de saint Paul, Jean de Salisbury affirme que la source directe du pouvoir du prince est Dieu, puisque le pouvoir ne se sépare pas du Seigneur, mais il est Sa main 16 • Par contre, la notion de pouvoir public ancre la royauté dans le monde historique. C'est un concept qui fonde l'un des ressorts fondamentaux de la représentation de la royauté au xne siècle ; le prince est placé dans un espace public qui lui confère encore une fois un rôle de médiation, cette fois dans le cadre même de la société. Si, d'une part, le roi comme image de la majesté divine, fait basculer l'idée de royauté dans la sacralité, le pouvoir public qu'il est supposé détenir renvoie plutôt à la sphère sociale où le regard et la reconnaissance de l'autre crée et justifie le pouvoir. Représentant de toute la communauté, le roi ne s'appartient pas et il est toujours concerné par les problèmes de la communauté entière 17 . C'est une idée qui s'explique le mieux en relation avec les notions de bien et de personne publics : Publicae ergo utilitatis et equitatis servus est princeps, et in eo personam publicam gerit quod omnium iniurias et damna sed et crimina omnia equitate media punit. 18

La figure du roi apparaît ainsi strictement conditionnée et limitée par son statut de garant de l'ordre public qui oeuvre en vue du bien public. Son autorité est en fait dépendante de son habileté à garantir ce bien. Le roi agit en personne publique aussi longtemps qu'il représente un pouvoir punitif, mais, en même temps, il est légitimé à le faire parce qu'il est le ministre de l'utilité publique et qu'il sert la communauté. Dans ce système de pensée se profile déjà la définition wébérienne de l'État vu comme monopole de la force calité,, ou" tribunal» (cf. D. DU CANGE, Glossarium mediae et injimae latinitatis, Paris, Firmin Didot, 1846, p. 504, col. 2 et 3). 16 Jean a peut-être été influencé par son maître Gilbert de la Porrée, qui affirme que la source de tout bien dans ce monde est Dieu (Media Glosa in I Cor., 15, 28, ms BN lat. 14409, 53ra, BN lat. 2579, 70va, cité par P. BUC, L'ambiguïté du Livre. Prince, pouvoir et peuple dans les commentaires de la Bible au Moyen Âge, Paris, Beauchesne, 1994, p. 134). 17 Policraticus, éd. citée, IV, 1, col. 513. 18 Ibid., IV, 2, col. 515: "Le prince est donc le serviteur de l'utilité publique et de l'équité et il se constitue en persona publica lorsqu'il punit les injures et les fautes, de même que les crimes, avec équité et modération '"

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légitime. Par ailleurs, la royauté constituée en pouvoir public signifie le début de la formation de l'État abstrait qui englobera l'Église. Sur ce point, il suffit de mentionner les décisions des conciles de Latran III et IV, qui permettent aux communes italiennes d'imposer des taxes au clergé, avec l'accord préalable du pape, au nom justement de l'utilité publique 19 • Toutefois, ceci ne renvoie pas à l'idée que pour Jean l'espace public inclut déjà l'Église. Il est plutôt pour lui la totalité des citoyens, des membres de l'Ecclesia, une superposition donc de l'État naissant et de l'Église. De cette façon s'explique aussi mieux le double statut du roi, chef de la société et délégué des prêtres. La notion centrale pour une définition de la royauté chez le penseur anglais est la loi. La différence entre le tyran et le prince, l'un des axes principaux du Policraticus, s'explique de manière cohérente du moment où l'on fait appel au concept de loi 20 . Pour le théoricien anglais, le respect de la loi et des devoirs envers la communauté est même plus significatif pour un roi que son statut de représentant du Seigneur, puisqu'il admet que les tyrans sont aussi les envoyés de Dieu, mais il n'est pas interdit de les tuer au nom du bien public 21 • Le souverain se constitue en véritable autorité en agissant avec équité et modération 22 , il a une forte autorité édictale, il est le gardien de la loi, don de Dieu, mais il est surtout celui qui lui obéit lui-même, tout comme David, Ézéchiel ou Josias, références au coeur de la mythologie royale de Jean de Salisbury. On a beaucoup parlé de la contribution de Jean à la redécouverte du droit romain et de la façon dont il légitime le souverain par le biais de la loi. Mais une différence fondamentale est à établir entre la conception de la loi chez les Anciens et la vision du penseur anglais: alors que, pendant !'Antiquité, la loi est à respecter d'abord parce qu'elle est nécessité, Jean conçoit le principe législatif comme une manifestation qui s'impose

19 G. POST, Studies in the Medieval Legal Thought. Public Law and the State, Princeton, New Jersey, 1964, p. 18. 20 Policraticus, éd. citée, IV, 1, col. 513. 1 2 Ibid., VIII, 20, col. 787. 22 Dès 1130, au concile de Clermont, Innocent II avait reconnu l'autorité laissée aux rois et aux princes d'exercer une justice de paix, en s'entourant du conseil des évèques et des archevèques (cf. O. GUILLOT, A. RIGAUDIÈRE, Y SASSIER, Pouvoir et institutions dans la France médiévale. Des origines à l'époque féodale, I, Paris, Armand Colin, 1994, p. 28). Voir aussi à ce sujet M.-Th. CARON, Noblesse et pouvoir en France, Paris, Armand Colin, 1994, p. 29.

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del' extérieur, conformément à la tradition mosaïque vétéro-testamentaire: Legem imponat principibus Rex magnus super omnem terram23 • On surprend encore mieux l'apport de cette représentation de la loi comme extériorité, si l'on remarque l'insistance sur la connaissance que le prince est supposé avoir de la loi, sur les règles à apprendre. Un commandement inspiré du Deutéronomeveut que le prince lise la loi tous les jours, pendant toute sa vie 24 • On est là devant une sorte d'équivalence entre la loi et la prière, la lecture est élevée au niveau rituel. C'est un véritable rite de passage que le roi est censé accomplir, mais c'est un rite perpétuel une sorte de tâche assignée à la royauté qui conditionne sa légitimité à tous les niveaux. Par ailleurs, la tradition idéologique de l'Empire romain fait de la personne de l'empereur un médiateur entre la divinité et la loi, la «loi animée », la lex animata, dans un contexte où « dire la loi signifie un contact privilégié avec le divin » 25 • On ne peut s'empêcher de remarquer le peu d'importance que l'auteur du Policraticus accorde au rite du sacre 26 , et ce qui l'intéresse est, tout au plus, le mécanisme qui légitime le roi au début de son règne : on peut donc conclure que, pour le penseur anglais, le roi acquiert le statut de souverain et d'autorité publique par une ritualisation continuelle, répétitive, pendant toute la période de son gouvernement. Le rituel interrompu, la faille créée est bien plus qu'une faille dans le politique, elle touche à la personne même du roi, lui obscurcissant l'esprit. De même, la loi est dans la vision de Jean essentiellement morale, puisqu'il affirme que la justice signifie surtout ne pas faire le mal et empêcher qu'il nuise à l'humanité 27 • Si le roi idéal de Jean de Salisbury est le gardien de la paix et de la justice, en revanche il n'apparaît jamais en train de combattre luimême. Le souverain laisse aux autres, précisément aux chevaliers, le 23

Policraticus, éd. citée, IV, 4, col. 519: "la loi qui s'impose aux princes par le plus grand des Rois sur toute la terre ». 24 Adjicitur: et habebit secum, legetque illud omnibus diebus vitae suae (Deut. 17) (Et il est ajouté : et qu'elle reste avec lui, et qu'il la lise tous les jours jusqu'à la fin de sa vie). La loi signifie ici l'enseignement biblique. 25 Y SASSIER, " Le roi et la loi chez les penseurs du royaume occidental du deuxième quart du XI' à la fin du XII' siècle•>, Cahiers de Civilisation médiévale, 171, 2000, p. 259. 26 Sur le sacre royal voir en particulier E. KANTOROWICZ, op. cit., p. 55 sq. L'auteur montre bien comment le roi devient un alius vir, un autre homme, au cours de la cérémonie, en revêtant les prérogatives publiques qui lui incombent. Voir également l'étude de J. P. ALBERT, L'odeur de sainteté. Pour une mythologi,e chrétienne des aromates, Paris, 1990 et J. LE GOFF, " Aspects religieux et sacrés de la monarchie française du X' au XIII' siècle '" dans La royauté sacrée dans le monde chrétien, üp. cit., p. 21 sq. 27 Policraticus, éd. citée, IV, 12, col. 537.

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soin de combattre en son nom 28 . Dans la perspective organiciste de la société, ces soldats sont les « mains de la res publica » et entre eux et le roi existe un transfert de pouvoir sur le même schéma qu'entre l'Église et le roi, toujours pour le bien de la communauté : Restat armata manus, quae castrensem et cruentam, ut dictum est, exercet militiam. In hujus autem moderatione sapientia et justitia principis elucet plurimum. 29. En plus, les devoirs qui incombaient jusque là au roi passent à la charge des chevaliers : défendre l'Église et les pauvres, veiller à maintenir la paix30 . Mais c'est toujours au nom du roi que ces tâches doivent être accomplies. Âpre critique des chevaliers de son temps, Jean de Salisbury conteste tout soldat qui n'est pas élu et ne prête passerment31, ce dernier acte étant constitutif pour la chevalerie légitime. Tous ceux dont l'appartenance à la couche des guerriers n'est pas réglementée par l'adoubement sont des marginaux, inutiles à la communauté et au roi 32 .

28 Nous remarquerons d'ailleurs la différence fondamentale qui s'établit entre la monarchie capétienne et la monarchie anglaise, du XIe au XII° siècle. Dans le cas de Louis VI, selon la chronique de Suger, le roi est bien le gardien de la paix et de la justice du royaume: Ludo-

vicus igitur, Dei gratia rex Francorum, quoniam in adolescentia idipsum consueverat, dissuescere non potuit, videlicet ecclesias tueri, pauperes et egenos protegere, paci et regni defensioni insistere (Or donc

Louis, roi de France par la grâce de Dieu, ne peut perdre l'habitude qu'il avait prise dans sa jeunesse, je veux dire celle de veiller sur les églises, de protéger les pauvres et les indigents, de travailler sans cesse à la paix et à la défense du royaume). ( Vita Ludovici, éd. citée, p. 88.) Cependant, sous la plume de Suger, le roi reste un combattant qui n'hésite pas à se déplacer personnellement là où il existe un problème à régler et A. LEWIS constate que le vocabulaire employé par Suger est surtout un vocabulaire militaire ( « Suger's View of Kingship »,dans Abbat Suger and the Capetians, New York, Metropolitan Art Museum, 1986, p. 51). 29 Policraticus, éd. citée, VI, 2, col. 592 : « Reste la main armée de la res publica, celle qui a en charge les camps et la guerre. La sagesse et la justice du prince apparaissent à travers l'utilisation de cette main "· 3 Ce sont les devoirs mentionnés par Suger en parlant de Louis VI. Par ailleurs, il nomme le roi defensor regni ( Vita Ludovici, éd. citée, p. 87), ce qui prouve que déjà au XIe siècle le souverain était perçu comme une autorité publique. C'est aussi ce que promet le roi lors de son sacre. D'ailleurs, comme]. FLORI l'a bien démontré, le rite d'adoubement des chevaliers a été calqué sur celui du roi (La chevalerie, Luçon, Jean-Paul Gisserot, 1998, p. 20). 31 Policraticus, éd. citée, VI, 7, col. 599 : Verumtamen citra religionem sacramenti ex antiqua lege,

°

nemo militiae cingulo donabatur. ( ... ) Sine juramento nemo nomen militis aut officium sortiretur.

(La ceinture de chevalier ne sera donnée à aucun soldat n'ayant pas prêté serment en conformité avec la loi ancienne [ ... ] Sans le serment, personne ne peut recevoir le nom et les offices de chevalier). La traduction de sacramentum militiae par« serment militaire ,, est proposée par]. FLO RI, « La chevalerie selon Jean de Salisbury '" Revue d'histoire ecclésiastique, 77, 1982, p. 47. 32 Policraticus, éd. citée, VI, 8, col. 600.

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Dans cette perspective, le penseur anglais exclut tout ordre militaire qui échappe à l'autorité du clergé ou du roi. Ainsi les Templiers sont vus comme des hypocrites et de faux croyants. Leur statut de moines-chevaliers lui paraît douteux, compte tenu de leur prétention à s'occuper du sang du Christ alors que leur occupation habituelle est de verser le sang33 • De même, l'une de leurs fautes est la prétention de se charger des offices religieux en terre frappée d'anathème. Le fait apparaît comme suffisamment grave po~r que Jean le reproche au pape même 34 • Le Policraticus se présente donc comme une sorte de somme des idées politiques de l'époque, où royauté, sacerdoce et chevalerie se rencontrent de manière nuancée, entamant des rapports complexes et oeuvrant ensemble pour le bien public. b) Royauté et pouvoir public dans le monde arthurien Dans un monde où les relations de pouvoir fonctionnent sur un modèle contractuel, où entre les agents de la société existe un transfert permanent du pouvoir court-circuitant les hiérarchies et les ordres, où l'on ne peut parler de pouvoir centralisé mais plutôt de pouvoir qui se centralise, de foyers de pouvoir, il est difficile de désigner une personne ou un groupe qui détiendrait la suprématie dans la société. L'existence de la Table Ronde qui organise tout l'espace arthurien en lui servant de repère et de centre soutient, par sa rotondité même l'idée de la fausseté d'une approche purement hiérarchisante. De même, on retrouve dans les romans une vision organiciste du monde où tout se tient : dans Perlesvaus, il semble quel' essence du monde se soit concentrée dans la personne du roi et le mal qui le touche a des retombées sur «li siecle » 35 • De plus, la maladie du Roi Pêcheur porte atteinte aussi à la fertilité de son royaume qui devient la Terre Gaste: c'est une blessure à la tête qui atteint l'organisme entier. Nous suivrons en grandes lignes trois dimensions de la royauté vue comme médiation: l'aspect militaire, l'image sacrée du souverain en rapport avec la loi et son rôle comme représentant du pouvoir public.

33 34 35

Ibidem, VII, 21, col. 695. Ibidem, VII, 21, col. 694. Pe:rlesvaus, éd. citée, !. 542-544, p. 45.

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Les rois et la guerre Si, dans !'oeuvre de Jean de Salisbury, la fonction militaire de la royauté passe à la charge de ses chevaliers, l'univers de fiction enregistre deux manières dont le roi assume une dimension guerrière : d'une part l'image du roi chevalier36 , d'autre part celle du roi vu comme chef militaire. La représentation du roi chevalier entretenue par la fiction et encouragée par l'entourage du monarque Plantagenêt se fonde surtout sur les valeurs courtoises et esthétiques qui circulent au XIIe et XIIIe siècles. Le souverain est un primus inter pares, un guerrier comme les autres, pour qui la vaillance au combat et l'honneur personnel sont des traits essentiels. Mais, si à première vue, le roi arthurien est un roi chevalier, un examen plus attentif des textes montre les distorsions de ce schéma. Dans Didot-Perceval, un épisode qui suit de très près le Roman de Brut présente le roi en train de combattre lui-même au nom des Bretons contre le représentant de ses adversaires37. On est en présence d'une forme de duel judiciaire 38 où le roi est en même temps partie, champion et arbitre supposé veiller au respect des règles du combat. Une forme semblable de combat judiciaire apparaît dans le Partonopeus de Blois39 , où Partonopeus combat contre le roi païen Sornegor, 36 Cette représentation n'est nullement une pure création de la fiction: l'histoire nous a légué la description d'un roi du XII' siècle qui est devenu entre temps le prototype du roi chevalier, plus précisément Richard Coeur de Lion. Il est très probable que le schéma chevaleresque qui se mettait en place dans les romans a eu un impact assez fort sur l'imagination d'un roi réputé comme lettré, mais en même temps il est certain que l'exemple d'un roi qui embrasse les valeurs de l'aristocratie chevaleresque a beaucoup contribué à propager encore plus une idéologie séduisante de la royauté. Pour la figure de Richard Coeur de Lion, le roi chevalier, voir]. FLO RI, Richard Coeur de Lion ou le roi chevalier, Paris, Payot, 1999 ,J. GILLINGHAM, Richard Coeur de Lion. Kingship, Chilvary and Warin the Twelphth Century, Londres, Humblendon Press, 1994, ainsi que l'article de M. AURELL, "Richard Coeur de Lion ou le roi chevalier"• L'Histoire, n° 230, 1999. 37 Didot-Perceval, éd. citée, p. 248-250. 38 De telles attitudes de la part d'un roi restent probablement du domaine de la fiction. K-G. KRAM affirme le manque de preuves attestant un combat entre deux chefs politiques en temps de guerre pour éviter un massacre entre les deux armées (ludicium belli. Zum Rechtscharakter des Krieges im deutschen Mittelalter, Münster /Cologne, Bôhlau-Verlag, 1955, p. 185). Selon A. CHAUOU, il y aurait eu malgré tout un projet de combat judiciaire entre Philippe Auguste et Richard Coeur de Lion, à la suite de la demande de Richard, mais il n'existe pas de preuves qui attesteraient qu'il aurait eu vraiment lieu (Arturus redivivus, dans Noblesse de l'espace Plantagenêt, Table Ronde tenue à Poitiers, le 13 mai 2000, dir. M. AURELL, Poitiers, CESCM, 2001, p. 68). 39 Partonopeus de Blois, éd.]. GILDEA, t. 1, Villanova, Villanova University Press, 1967. Nous avons intégré cet ouvrage parmi les textes arthuriens en raison de sa structure interne proche des romans de Chrétien ainsi que de la fréquence des motifs arthuriens qui s'y retrouvent.

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au nom du roi de France. De même, dans Le chevalier de la Charrette, le fils de Baudemagu, Méléagant, affronte en champ ouvert Lancelot qui venait arracher Guenièvre au royaume de Gorre. Si dans notre premier exemple le mécanisme fonctionne sans faille, Arthur sort vainqueur au nom des Bretons et les Français se retirent (mais là encore il s'agit d'un épisode qui marque le début de la fin du règne arthurien et la victoire n'est, après tout, qu'apparente), il en est autrement dans les deux autres romans. Dans le Partonopeus, se rendant compte de la faiblesse de Sornegor, Marés, son conseiller, envahit le champs de bataille avec ses hommes, violant le code chevaleresque ; dans la mêlée qui s'ensuit, Sornegor, accablé de honte, se tourne contre les siens et traite Marés de traïtor40 : bien public, souci pour la communauté, et engagement personnel chevaleresque deviennent incompatibles. Selon les règles d'honneur de la chevalerie, le conseiller est, certes, un félon. Mais selon la théorie du bien de la communauté, l'intervention de Marés est presque salutaire etc' est le roi qui devient traître. Nous retrouvons le même schéma dans la Charrette: Baudemagu, véritable incarnation de l'ordre et de l'équilibre, avertit à plusieurs reprises son fils de ne pas combattre personnellement contre Lancelot, pour son bien et celui de son royaume 41 • L'orgueil belliqueux de Méléagant, sa mégalomanie chevaleresque, mènent finalement à la perte de Gorre. D'ailleurs, dans les deux derniers exemples, le roi chevalier est un souverain marginal : Sornegor est païen, Méléagant est un agresseur désigné dès le début comme figure chargée de traits maléfiques. De plus, dans L'âtre périlleux apparaît une image déformée, une caricature presque parfaite, du roi chevalier mu par une ardeur chevaleresque belliqueuse qui touche à la folie : il s'agit du Roi de la Cité Rouge, que Gauvain vainc et envoie à la cour d'Arthur. L'on constate donc la difficulté enregistrée par les romans à représenter le roi-chevalier. L'image ne demeure cohérente que pour un bref instant, pour éclater ensuite et bloquer tout le mécanisme qui vient de se mettre en marche. Rares sont aussi les cas où Arthur se déplace lui-même en quête d'exploits et d'aventures. Dans Perlesvaus il combat le Chevalier Noir, mais son départ de la cour est la consé-

40 41

Ibidem, v. 3812, p. 156. Lancelot ou Le Chevalier de la Charrette, dans Oeuvres Complètes, Paris, Gallimard, 1994, v.

3202-3211, V. 3221-3225, p. 585-586 et V. 6337-6341, p. 663.

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quence d'un problème et en aucun cas celle d'un geste naturel 42 • D'ailleurs il faut rappeler que le Merlin de Robert de Boron, qui raconte l'enfance et l'avènement d'Arthur, ne parle pas de son adoubement comme chevalier: l'épée qu'il gagne est celle d'un roi avec toutes les significations qui s'y rattachent, et non celle d'un chevalier ordinaire 43 • Quant à la représentation du roi chef militaire nous constatons qu'Arthur conduisant une expédition «expansionniste» court au suicide dans le Didot-Perceval ou dans La Mort le Roi Artu. Les seuls textes où le souverain mène une guerre légitime contre un usurpateur sont Perlesvaus et Cligès et seuls ces deux romans épargnent le roi et son royaume et le rendent vainqueur à la fin du combat. Marc le criminel Arthur n'est pas le seul envahisseur présenté en couleurs sombres dans la matière arthurienne. Ainsi, nous retrouvons le roi Marc dans le Tristan en prose en hypostase d'envahisseur injuste et agressif. D'une part, sa figure est ternie en tant que souverain, comme personne publique ; il ne se contente pas d'attaquer le territoire de Logres, mais il le fait en alliance avec les Saxons, donc avec des païens. Fraterniser avec l'ennemi traditionnel d'Arthur fait de Marc une figure presque diabolique. L'envahisseur saxon et l'envahisseur de Cornouailles se confondent au point de devenir méconnaissables. De surcroît, Marc est blâmé aussi comme individu ; prenant lâchement la fuite après le désastre de la dernière bataille, il passe la nuit dans un monastère où il tente d'empoisonner le chevalier élu. Plus tard, c'est toujours lui qui tuera Tristan d'un coup de javelot, ce qui n'a rien de chevaleresque. Le parallèle entre Arthur dans la Mort Artu et Marc dans le Tristan s'impose: tous les deux partent à la guerre mus par le désir de vengeance personnelle. En plus, les deux expéditions sont centrées sur la Joyeuse Garde, qui est à chaque fois le lieu du premier siège 44 • Nous 42 Dans Jaufré, le roi parti à la quête des aventures est pratiquement ridiculisé : enlevé par une bête blanche, il reste suspendu en air alors que ses chevaliers assistent impuissants à la scène (éd. citée, p. 12-13). 43 Merlin, éd. citée, p. 289. 44 Lancelot est indirectement mêlé aussi à la guerre entre Marc et Arthur, puisque Marc aurait bien demandé sa femme à Arthur mais il pensait que même si le roi de Logres s'accordait à la lui donner, il n'aurait pas eu le courage de le faire puisque Tristan était aimé aussi bien par lui que par la " parenté le roi Ban ,, (cf. Tristan en prose, éd. citée, t. IX, p. 69.)

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avons déjà vu qu'Arthur paie la guerre qu'il fait à un de ses meilleurs chevaliers par la destruction de son royaume. Dans le cas de Marc, la situation est encore plus compliquée, puisqu'il ne se contente pas d'assiéger Tristan ; il déclenche un conflit politique contre un royaume chrétien voisin, en se servant de l'aide des païens. Si dans le Didot ou dans la Mort Artu nous voyons le roi en train de succomber après ses expéditions d'invasion, dans le Tristan en prose nous retrouvons Marc en hypostase de mauvais roi tyran et criminel, qui finit par conduire son propre royaume à la déchéance. Rion des Iles Il existe dans les Premiers Faits deux figures royales marquantes, foncièrement opposées à l'univers arthurien, qui se détachent del' ensemble des rois et roitelets évoluant dans le texte par leur volonté expansionniste. Nous ne discuterons plus les pratiques guerrières de Claudas de la Déserte, que nous avons déjà évoquées en rapport avec la constitution d'un espace public arthurien. C'est un autre roi qui nous intéresse à ce niveau de notre étude, précisément Rion des Iles qui, à la différence de Claudas, apparaît uniquement dans Les Premiers Faits45 • Le souverain émerge une première fois dans le récit lors du passage d'Arthur en Carmélide. L'on apprend qu'il faisait la guerre au roi Léodagan, père de Guenièvre, et qu'il avait établi le siège devant la cité de Daneblayse. Sa situation militaire est intéressante, puisque Rion apparaît comme suzerain d'une bonne quinzaine de rois 46 , ce qui traduit l'immense pouvoir qu'il possédait. Les romans arthuriens nous habituent en général à ce qu'il y ait des rois couronnés uniquement à la cour d'Arthur, ce qui fait d'ailleurs une grande partie de sa puissance. Rion est donc un roi qui peut faire concurrence au roi de Logres de façon légitime. Nous pouvons comprendre ainsi le mariage d'Arthur et de Guenièvre comme une forme d'alliance à enjeux territoriaux défensifs: l'agresseur Rion, visiblement très puissant, menace d'envahir les terres d'Arthur dès qu'il aura pris le royaume de Léodagan. Le roi fait une deuxième apparition dans le roman à un moment où le pouvoir d'Arthur était déjà consolidé en Grande-Bretagne, et 45

Nous ne savons pas si entre Rion des Iles et le roi Brian des Iles, toujours adversaire redoutable de la cour arthurienne dans le Perlesvaus, l'on pourrait établir un rapport. Toujours est-il que les deux personnages présentent des traits similaires, en dehors de la simple ressemblance de nom. 46 Premiers Faits, éd. citée, p. 897.

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que les Saxons avaient été définitivement défaits à Clarence. Il envoie un messager à la cour d'Arthur, afin de l'exhorter à se soumettre à son autorité : « Roi Artus, si m'envoie li sires et li maistres de tous les Crestiens, ce est li rois Rions des Illes qui est au siege devant le chaste! de Carouhaise, ce est li rois Carmelide, soi disisme de rois qui tous sont si home lige et tiennent de lui terres et fiés et honours, car il les a tous fais aclins a lui par sa prouece et les a tous conquis al' espee par son hardement et de tous les rois qu'il a conquis, dont il en i a .IX par conte, a levees les barbes atout le quir. » 47

Rion apparaît en tant que roi-guerrier par excellence, et le texte le dit de manière explicite, il avait conquis les neuf rois par l'épée et pas autrement. De plus, le souverain se dit chef de tous les chrétiens à un moment où justement Arthur avait pacifié et christianisé la Grande Bretagne. Par ailleurs il se nomme dans sa lettre «Je, rois Rions qui sires est et gouvernerras de toute la terre d'Occident » 48 • La figure de Rion surgit comme une sorte de concurrent à la personnalité impériale qu'Arthur commence à se construire, une sorte de pendant à son monopole militaire, territorial et religieux. Le texte nous met pratiquement devant deux types d'impérialismes qui s'affrontent: d'une part Arthur, lié à ses alliés par des rapports symboliques plutôt que par des rapports de force brutale, de l'autre Rion qui incarne la violence aveugle et primitive. Le roi des Iles manifeste une véritable obsession pour les barbes de ses vassaux49 , détail qui pourrait être lu de différentes manières. La procédure barbare renvoie encore plus au principe de violence et ritualise l'hommage prêté par les rois vaincus. Mal christianisé, Rion semble avoir des problèmes à se libérer d'une sorte de tentation atavique à mutiler physiquement ses adversaires, comme si de cette manière il pourrait emprunter leurs pouvoirs. De plus, dans le même roman la barbe est désignée comme le signe de maturité et de pouvoir, voire de prestige 50 • Il va de soi que Rion finit par être vaincu et qu'Arthur reste le seul chef tout-puissant de la Grande-Bretagne. Par ailleurs, l'ordre intimé par le roi des Iles est presqu'une préfiguration de la menace de l'em41

Ibidem, p. 1537. Ibidem, p. 1538. 49 Dans sa lettre, il n'hésite pas à menacer Arthur de lui enlever la barbe avec la peau (cf. éd. citée, p. 1538). 50 " Et li rois Artus fu soi .XLL.isme avoec Merlin, et furent tous vestu molt richement et jouuenes bacelers de prime barbe, sans les .Il. rois freres qui devant alerent qui estoient auques d'aage molt estoient biau chevalier et grant. » (éd. citée, p. 897) 48

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pereur de Rome qui exige que le roi Breton lui paye tribut aussi bien dans les Premiers Faits que dans d'autres textes. La seule différence entre les deux réside dans le fait que là où l'empereur se présente comme une figure déjà reconnue, Rion apparaît comme un souverain en pleine expansion. Par ailleurs, l'empereur demande juste un tribut, et, comme nous l'avons vu dans la deuxième partie de notre étude 51 , sa requête dépasse les relations féodales, Rion exige qu'Arthur tienne ses terres de lui et demande sa barbe comme trophée. Or, ce que nous pouvons constater dans les deux épisodes où Rion fait son apparition sont les fortes connotations négatives rattachées à sa figure. Non seulement il se présente comme un souverain rébarbatif, un conquérant aveugle et sans dignité royale, mais par son nom même il semble issu d'une marginalité impossible à suspendre. Roi des Iles, autrement dit roi d'un espace marginal qui vient s'opposer à la centralisation arthurienne. Il semblerait que l'impérialisme de marge s'oppose à l'impérialisme central et que nous assistons à un choc entre ces deux mouvements opposés. Le Roi de la Rouge Cité - toute perte de dignité royale Le roi de la Rouge Cité représente une caricature grossière du roi-chevalier. Il s'agit d'un souverain qui, vexé parce que son amie a mis en doute sa capacité à vaincre en combat les chevaliers de la Table Ronde, laisse de côté toute charge de gouvernement qui lui incombe pour se livrer à un jeu dont l'absurde n'a d'égal que la cruauté; ainsi, chaque jour il demande à la demoiselle d'entrer dans une fontaine d'eau glacée et d'y rester deboutjusqu'au soir52 , et il combat tout chevalier qui passe. Une fois le chevalier vaincu, il met sa tête en guise de trophée à côté de la fontaine. Comme pour Rion des Iles, nous remarquons l'obsession du trophée chez ce roi barbare qui semble avoir perdu toute dignité royale. Ce qui a déclenché l'agressivité du roi est le point d'interrogation soulevé par son amie quant à sa valeur chevaleresque 53 • Nous retrouvons là avec quelques nuances la problématique du « con mar i fus » dans Érec. Mais autant ce motif semble acceptable pour un chevalier, autant il apparaît ridicule dans le cas d'un roi.

51

Voir supra. Le motif se retrouve aussi dans le Lancelot en prose, dans l'épisode de la demoiselle dans la cuve à l'entrée du château du Graal. 53 Rigomer, éd. citée, v. 148-156. 52

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De plus, le texte insiste sur le fait que c'est le roi et le roi seul qui doit mener le combat ; ainsi, le souverain promet à Gauvain avant l'affrontement armé que, même s'il se trouve sur son territoire, personne n'interviendra entre eux54 . Figure profondément négativisée, sinon ridiculisée, le roi de la Rouge Cité est une représentation transparente de la manière dont les textes arthuriens subvertissent l'idéal du roi-chevalier qui a la prétention de combattre lui-même. Par ailleurs, il apparaît dans un roman dont l'auteur manifeste déjà dès le début des tendances parodiques même par rapport au protagoniste55. L'épisode est absent du manuscrit de base de l'édition de Brian Woledge, qui se contente de l'éditer en appendice d'après le manuscrit N2. On pourrait se demander pourquoi le copiste du manuscrit de base a évité ce passage. Il se peut que la raison soit la mauvaise qualité de la rédaction, que Brian Woledge a jugé trop défectueuse. Néanmoins, il serait aussi possible que l'épisode soit trop caricatural et trop ironique à l'égard d'un idéal bien exploité au xme siècle dans l'entourage royal anglais 56 , pour qu'il soit repris dans toutes les copies du manuscrits. Le roi comme persona publica

Passivité du souverain due à l'apport de la tradition celtique, comme l'explique Jean Markale 57 ? Inutilité pour le roi de prouver sa valeur une fois qu'il a été désigné et reconnu? Nous proposons une lecture de cet aspect à travers l'acception de la royauté comprise comme pouvoir public. Nous avons constaté chez Jean de Salisbury que le souverain est légitimé aussi longtemps qu'il oeuvre pour le bien public. Or, il est difficile de concilier la contradiction qui existe entre l'engagement individuel comme chevalier et la fonction de souverain gardien du bien public58 • 54

Ibidem, v. 372-375. Ainsi, au début du texte, Gauvain hésite quelque peu avant d'accepter l'aventure qui se présente à la cour, ne sachant s'il doit ou non interrompre le repas du roi. On retrouve là aisément une parodie de l'épisode de l'hésitation de Lancelot avant de monter sur la charrette. 56 On se rappelle l'engouement d'Édouard I" pour la matière arthurienne. 57 L'ouvrage de]. MARK.ALE, Le roi Arthur et la société celtique, Paris, Payot, 1983, propose une lecture du roi arthurien comme une image du chef celtique dont l'importance est diminuée en temps de guerre. 58 Certains témoignages de l'époque insistent sur le même aspect. Ainsi, le chroniqueur Raoul de Diss reproche au roi Henri le Jeune de mettre de côté sa dignité royale pour se muer en chevalier (" Imagines historiarum '" dans Opera Historica, Londres, W. Stubbs, (RS 55

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Le roi arthurien est un médiateur, un véritable pontifex, entre le monde divin et le monde terrestre, comme chez Jean de Salisbury: dans Perlesvaus, le Graal se montre devant lui« eu secré de la messe en .V. manieres que l'on ne doit mie dire, car les secrees choses dou sacrement ne doit nus dire en apert, se cil non a qui Dex en a grace donee »59 • Dans le Merlin de Robert de Boron, Arthur reçoit directement du Seigneur son pouvoir royal. Au moment du sacre, malgré la reconnaissance des représentants de toutes les couches sociales, l'archevêque dit au jeune roi d'aller seul chercher son épée. Les qualités personnelles du souverain sont une prémisse fondamentale de l'équilibre du royaume, sa probité morale est nécessaire au bon gouvernement. Dans ce sens, la célèbre phrase« je suis roi, si ne dois mentir »60 est lourde de significations. Mais ce n'est pas par ses qualités individuelles que le roi se manifeste en tant que médiateur, puisque de ce point de vue il peut être concurrencé par chacun de ses chevaliers. Ces qualités, sans être mises en relation avec son statut royal, n'ont pas de consistance dans le monde arthurien. C'est ainsi que le Roi Ermite dans Perlesvaus, un roi saint par la formule de vie qu'il avait choisie, se confond presque avec un ermite ou un« preudome ».Puisqu'il s'est placé en dehors de l'ordre politique, le titre de roi fonctionne comme un nom propre, une notion dépourvue de toute référence. De plus, le roman où Arthur acquiert le plus de consistance comme individualité, à savoir La Mort le roi Artu, c'est précisément le roman où il disparaît. Le sacre n'est pas, lui non plus, un élément central de la représentation arthurienne. À travers les romans nous avons constaté un intérêt très faible pour le sacre et il y a très peu de scènes sur l'onction royale. Dans le Merlin de Robert de Boron les barons et les prélats, rassemblés dans un esprit par ailleurs très carolingien 61 , sont incapa68), 1876, t. I, p. 428 ; voir J. FLO RI, Richard Coeur de Lion ou le roi chevalier, op. cit., p. 357). La notion de guerra publica (assimilation explicite entre les activités militaires et leur contrôle par l'État) n'est pas attestée avant !afin du XIIe siècle (cf. M. AURELL," Noblesse et royauté Plantagenêt», dans Noblesse de l'espace Plantagenêt, op. cit., p. 18). Mais nous constatons déjà dans une oeuvre comme Policraticus le rejet de toute activité militaire qui n'est pas contrôlée par le souverain, rejet qui a d'ailleurs des racines dans la pensée même de saint Augustin. 59 Perlesvaus, éd. citée, 1. 7223-7225, p. 304. Dans ce mème roman, Dieu lui parle par deux fois, pour lui ordonner de tenir sa cour à Pentecôte et pour lui expliquer le miracle des deux soleils. 60 Érec et Énide, dans Oeuvres Complètes, éd. citée, v. 1749, p. 44. 61 J. GRISWARD a démontré récemment que cette scène de sacre peut être analysée dans une perspective dumézilienne : en réunissant les prélats, les barons et le peuple, Arthur réalise la synthèse des trois fonctions indo-européennes (" Uter Pendragon, Arthur et l'idéo-

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bles d'élire un roi et ils se voient contraints de demander l'aide de Merlin. L'épreuve de l'épée, premier opérateur de légitimité pour Arthur, l'avis du magicien Merlin ainsi que celui de l'archevêque et le droit de sang du fils d'Uter Pendragon viennent s'agencer pour faire reconnaître le nouveau roi. Le rôle de l'archevêque est réduit à la simple confirmation de la désignation divine et on arrive implicitement au type de réflexion formulée par Jean de Salisbury, pour qui tout pouvoir vient de Dieu. La cérémonie de consécration en elle-même n'a pas une importance capitale, en dehors de sa fonction constitutive pour la royauté. L'univers de fiction garde un schéma déformé et modifié de la théorie des deux glaives: le roi reçoit son pouvoir directement du Seigneur, et il le remet dans les mains de l'Église. L'idée selon laquelle la royauté est un ministère du Sacerdoce n'est pas confirmée dans les romans. Le roi promet, certes, de défendre et servir l'Église, mais c'est un élément qui, dans le monde arthurien, reste de l'ordre de la représentation et très rarement de l'action. Une autre scène de sacre royal existe dans Érec et Énide, il s'agit de l'investissement d'Érec. Le principe du droit de sang y apparaît aussi, vu que, dès la mort de son père, le roi Lac, il est appelé pour se faire couronner à Nantes et qu'il succède naturellement à celui-ci, dans les conditions où le principe héréditaire n'était pas encore devenu une habitude officielle 62 • Un détail intéressant est la remise des regalia au futur roi, en même temps par l'évêque de Nantes et par le roi Arthur. La remise du sceptre par le souverain signifie en même temps l'investissement du pouvoir justicier et coercitif universel, vu que tous les êtres de la terre y sont incrustés63 . Mais il est vrai aussi qu'Érec est le vassal d'Arthur, et par son geste, ce dernier marque sa mainmise sur tout ce qui concerne la justice dans sa sphère s'influence. Un cas de figure similaire pour ce qui est de la remise d'une couronne se retrouve dans une enluminure du manuscrit 225 de Rennes, fol. 137: Uter Pendragon est representé en train d'offrir une couronne au roi Aramont, qui venait de lui prêter hommage. Ce geste symbolique

logie royale des indo-européens. Structure trifonctionnelle et roman arthurien '" dans Fils sans père, études réunies par D. HÜE, Orléans, Paradigmes, 2000, p. 112). Mais vu que le roi est supposé être le gardien de!' ordre, nous voyons dans cette réunion plutôt les prémisses de l'équilibre à venir, exigeant que le roi soit reconnu par toutes les couches de la société. 62 Les Capétiens pratiquaient encore, à la fin du XIIe siècle, l'association anticipée. 63 À la différence de la couronne, le sceptre est longuement décrit dans le texte, v. 68646873, p. 167, de !'éd. citée.

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marque non seulement la suzeraineté d'Uter sur son vassal, mais aussi sa souveraineté. Désigné par le Seigneur, le roi arthurien est surtout le garant de l'ordre et de l'équilibre, celui qui oeuvre en tant que persona publica pour le bien du royaume. Malgré l'absence du mot« public »à travers les textes, l'espace public se construit par la récupération des aventures au profit de la collectivité : par les récits qu'il fait faire aux chevaliers réunis autour de la Table Ronde, Arthur fait plus que s'ériger en gardien de la mémoire collective. Le processus diégétique qui se déroule devant le roi et l'assemblée n'est pas une ritualisation de l'aventure, mais une manière de rendre publique une expérience qui relève finalement de la vie privée de chaque chevalier sauf s'il était parti pour accomplir une mission au nom du roi. Les aventures racontées deviennent publiques, et c'est par le fait qu'elles sont publiques qu'elles acquièrent une vraie signification ; autrement elles resteraient les séquences d'un mécanisme narratif qui tourne à vide. Le moment du repas a pour les textes arthuriens une signification d'encadrement et de socialisation de toute expérience. La table a un rôle unificateur, elle se constitue en centre d'un espace commun parce que partagé par tout le monde au cours du repas. Dans Jaufré' 4 et dans Rigomef'5 le roi refuse même de manger tant qu'une aventure n'est pas arrivée à la cour, ce qui crée un lien de dépendance entre le moment du repas et le phénomène de l'aventure et rend le premier inutile en absence du deuxième 66 • De même, la renommée, dont le souci hante les chevaliers de la Table Ronde et le roi en personne, devient le vecteur de propagation du regard de l'autre qui créé et justifie le pouvoir. Ainsi, la plupart des exploits accomplis par le roi et les membres de sa cour trouvent leur sens dans la renommée 67 •

64

Éd. citée, v. 148-152, p. 8. Rigomer, éd. citée, v. 27-31, p. 1-2. 66 Le souverain présidant le repas apparaît en même temps comme un roi nourricier, soucieux de préserver l'ordre social, de s'occuper de la communauté entière et d'exalter son propre pouvoir. Sur le rôle du souverain à table, voir M. AURELL, " Le roi et les élites à table •>, dans Commensalité et convivialité à travers les âges, Actes du colloque de Rouen, avec la participation deJ. LE GOFF, 14-17 novembre 1990, publié en 1992, p. 118-132. 67 Dans Le chevalier à l'épée Gauvain pense que sa mauvaise aventure pourrait ternir sa réputation. De même, Carados affirme qu'il faut être loué pour être reconnu ( Carados, dans The First Continuation of the Perceva~ éd. W. Roach, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1949, v. 3650-3654, p. 99). 65

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Dans la Suite de Merlin, Arthur déplore une aventure manquée qui aurait agrandi le prestige de sa cour68 • Ce prestige disparu, l'autorité de la société arthurienne cesse d'être reconnue, comme en témoigne la demoiselle rencontrée par Arthur dans Perlesvaus qui ne veut plus entendre parler de la cour arthurienne parce qu'elle était déchue 69 • Le seul engagement que le roi peut prendre de manière légitime est en tant que persona publica, au-delà de toute solidarité de lignage et des liens de sang. Le modèle proposé par la cour arthurienne est avant tout une solidarité « idéologique ». Les chevaliers de la Table Ronde sont supposés se soutenir et s'aider entre eux comme des frères, au-delà des liens de sang qui les unissent. La cour arthurienne est surtout un univers qui défait les liens familiaux : Perceval cause la mort de sa mère en la quittant, Cligès, Érec, quittent leurs pères pour aller à la cour du roi breton, Lancelot se sépare de la Dame du Lac, Arthur et Guenièvre perdent leur seul fils dans Perlesvaus. Arthur, le roi Marc, se méfient généralement de prendre parti dans une affaire qui les concerne personnellement, eux ou quelqu'un de leurs familles. Ainsi dans la Charrette, il n'est même pas question que le roi parte luimême à la recherche de la reine. Dans Tristan, Marc hésite à engager son royaume dans une guerre contre son neveu. Le roi et la justice

Le pouvoir royal reconnu comme public trouve sa meilleure expression dans la manière dont le souverain applique la loi. À maintes reprises, Arthur est sollicité à rendre justice, parfois au-delà même des frontières du royaume de Logres, en s'érigeant en gardien de la justice «internationale », si tant est que ce terme peut être utilisé en parlant de l'univers arthurien 70 . Son rôle de gardien de la loi est expliqué déjà chez Chrétien dans un épisode de Érec et Énide :

68 69

Suite Merlin, éd. citée, p. 68. Perl,esvaus, éd. citée, 1. 522-526, p. 44.

70 Lorsque Iseut doit être jugée par ordalie, elle fait appel à Arthur et à ses chevaliers pour qu'ils garantissent le respect de la sentence donnée (Béroul, Le Roman de Tristan, dans Tristan et Iseut. Les poèmes français. La saga norroise, éd. citée, v. 3228-3274, p. 170-172). De même, Arthur propose à Cligès de lui prêter les renforts nécessaires dans son combat contre l'usurpateur de son trône ( Cligès, dans Oeuvres Complètes, éd~ citée, v. 2410-2414, p. 231).

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Reison doit garder et droiture, / Qu'il appartient à leal roi / Qu 'il doit maintenir la loi,/Vérité et foi etjustise. /Je ne voldroie annule guise/ Fere deslëauté ne tort, /Ne plus au faible que au fort. » 71

«

Les deux derniers vers réunissent dans une formule magistrale l'idée de bien commun, donc de bien public, si l'on se rapporte à la théorie de Jean de Salisbury. De même, dans Yvain, Arthur est appelé à rendre justice aux deux soeurs de la Noire Épine, conflit qu'il tente de résoudre par un dueljudiciaire 72 • Comme le combat a lieu entre Gauvain et Yvain et qu'aucun des deux n'est déclaré vaincu à la fin, le roi décide de rendre sa part à la cadette à condition qu'elle fasse hommage à son aînée. Selon Dominique Boutet, cette solution favorise le morcellement féodal7 3 • Mais l'idéal de la royauté arthurienne dépasse le simple principe des relations vassaliques : en réglant de cette manière le problème des deux soeurs, Arthur se comporte en roi qui essaie de limiter les conflits au sein de la communauté ; son choix est celui del' ordre et del' équilibre et il essaie de rendre justice en même temps à l'aînée et à la cadette, en vertu du principe qu'il exprime dans un autre roman: «n'est droit que nul de moi se plaigne ,,74_ L'un des épisodes centraux pour ce qui est de la représentation de la royauté en rapport avec la justice est le moment de crise du Lancelot en prose lorsqu'un prud'homme vient à la cour et expose devant Arthur toute une série de points chers aux théoriciens politiques du temps 75 . Le plus grand péché du roi, comme le souligne aussi Dominique Boutet, est celui de ne pas rendre une justice équitable : « Et tu li as faite teile garde que tu le destruis, qui garder le deusses, car li drois del povre et del nonpoissant ne puet venirjusc'a toi, ains est li riches desloiax oïs et honerés devant ta fache por son avoir, et li povres droituriers n'i a loy por sa poverté. Li drois des veves et des orpehnins est peris en ta signorie et che te demandera Diex seur toutes choses moult cruelment » 76 .

71 Érec et Énide, dans Oeuvres Complètes, éd. citée, v. 1760-1766, p. 44. C'est nous qui soulignons. 72 C'est une manière de résoudre les conflits très répandue au cours du XII' siècle (cf. A. HU GUENIN, Suger et la monarchie française au XII' siècle ( 1108-1255 ), Genève, Slatkine-Megariotis, 1974, p. 13-14). 73 D. BOUTET, A. STRUBEL, Littérature, politique et société dans la France du Moyen Âge, Paris, PUF, 1979, p. 87. 74 Érec et Énide, dans Oeuvres Complètes, éd. citée, v. 1767, p. 45. 75 Lancelot en prose, éd. citée, t. VIII, p. 13-23. Voir aussi D. BOUTET, op. cit., p. 171. 76 Ibidem, t. VIII, p 13.

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Mais l'épisode le plus transparent se trouve dans la Mort Artu lors de la demande de justice de Mador de la Porte : afin de s'assurer que le roi jugera la reine avec objectivité, Mador «se desvest »77 de ses terres, il brise donc le contrat vassalique qui le liait à Arthur et il lui demande « comme a roi » de venger son frère. Deux conclusions se dégagent de cette scène : d'une part le roi, en tant que suzerain aurait pu refuser de juger sa femme, alors qu'en tant que souverain il est obligé d'appliquer la loi. D'autre part, Mador parle de« droit» lorsqu'il s'adresse au roi, et non de vengeance, il adresse au pouvoir légitime sa requête au lieu de choisir la faide. Toute la différence entre droit privé et droit public transparaît dans ce passage. Nous constatons d'ailleurs qu'au moment où Arthur décide d'écouter la voix de son neveu Gauvain et de donner suite à ses ressentiments personnels contre Lancelot, son royaume sombre dans le néant. Le roi arthurien est donc tenu à respecter la loi et les règles tout le long de sa vie et de son règne: comme chez Jean de Salisbury, être l'élu du Seigneur n'implique pas nécessairement que le souverain ne peut pas déchoir. Par ailleurs, les réunions répétitives autour de la Table Ronde se chargent dans l'univers de la fiction de toutes les significations que la prière quotidienne recouvre pour le souverain dans le Policraticus. c) La chevalerie et le combat Le roi ne combat donc pas, il ne s'implique pas de manière directe dans les conflits qu'il est appelé à résoudre. Par contre, il délègue à ses chevaliers les tâches qu'il ne peut accomplir lui-même. L'idéal royal, tel qu'il apparaît dans le Lancelot en prose, reste malgré tout l'itinérance. Le prud'homme conseille à Arthur de se rendre personnellement sur les lieux, afin de rendre justice là où on la lui demandait78 •

77

Mort Artu, éd. citée, p. 85. Le verbe « se desvest,, est un terme juridique signifiant «renoncer à ses possessions» et qui n'est pas attesté dans les chartes avant 1293 (cf. F. GODEFROY, Dictionnaire de l'ancienne langue française, Paris, Librairie des Sciences et des Arts, t. Il, 1938, p. 679, col. 1). Nous le retrouvons malgré tout, avec son plein sens juridique, dans un texte de fiction, ce qui prouve que parfois l'imaginaire enregistre les pratiques et les coutumes plus vite que les témoignages officiels. 78 Lancelot en prose, éd. citée, t. VIII, p. 18-19: «Tu t'en iras vers ton pais, si venras sejourner en toutes les boines vile, en l'une plus, en l'autre mains, selonc ce que l'une voldra miex de l'autre "·Cet idéal était aussi celui du roi Plantagenêt à la fin du XIIe siècle. Ainsi, Pierre de Blois écrivait dans une lettre : « Henri Il ne se repose pas dans son palais comme les autres rois, mais courant les provinces il examine les faits de chacun,jugeant par-dessus tout

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Les mains du roi - un système bipolaire

Il est évident qu'Arthur ne se déplace jamais dans ses terres, ni à Logres ni dans les royaumes tout autour, afin de rendre justice. La souveraineté royale, telle qu'elle est représentée dans les écrits du temps, apparaît comme essentiellement incompatible avec l'exigence de l'omniprésence royale 79 • Par ailleurs, le roi Plantagenêt, qui avait bien compris qu'il ne pouvait pas être partout en même temps, met en place un système judiciaire très complexe, en se servant de juges itinérants, dont le rôle est précisément celui de traquer les problèmes de type juridique et de les régler au nom du roi 80 • Or, c'est plus ou moins ce rôle de «juges itinérants » qu'accomplissent assez souvent les chevaliers de la Table Ronde lors de leurs nombreux déplacements. Il y a une voie explicite par laquelle le roi transfère son pouvoir à ses militaires : dans Cligès, Alis envoie son neveu combattre le duc de Saxe, Marc désigne Tristan comme champion contre le Morholt, dans Yvain ou dans La Mort Artu les conflits juridiques sont résolus par le duel judiciaire à travers le bras armé des chevaliers. Dans Hunbaut, nous retrouvons Arthur en hypostase de souverain impérialiste qui s'informe par le biais de ses chevaliers s'il existe quelque roi dans le monde ne lui ayant pas encore fait hommage 81 . D'autre part, au-delà de ces quelques exemples directs, la nature même du chevalier apparaît comme dépourvue de toute consistance sans l'acte rituel de l'adoubement. Sans ce geste, le chevalier reste un marginal, un personnage non intégré dans la structure et l'organisation politique. Il est vrai qu'à première vue, la tendance générale des chevaliers, telle que les textes l'enregistrent, semble être centrifuge.

ceux qu'il a constitués juges d'autrui.,, (Ép. 66, col. 198A, citée par M. AURELL, L'Empire des Plantagenêt, ofl. cit., p. 38). 79 D. BOUTET remarque d'ailleurs que la demande formulée par le prud'homme relève avant tout de la nécessité pour le roi de se rendre populaire sur ses terres (op. cit., p. 77). Cependant, peut-on vraiment dire qu'Arthur avait encore besoin de se rendre populaire, vu qu'il est déjà précédé par sa renommée de " meilleur roi du monde », ainsi que par la fama de ses chevaliers ? 80 M. AURELL, L'Empire des Plantagenêt, op. cit., p. 38. 81 Hunbaut. Altfranzosicher Arthusroman des XIII]ahrhunderts, éd. J. STURZINGER et H. BREUER, Dresden, 1914, v. 90-97: "Hunbaut, fait li rois, or me di,/ Qui tant as erré par le mont,/ Est il don't nus n'aval n'amont /Qui ne tiegne de moi sa terre ? /Il n'a si coin te en Engleterre, /En France, n'en en Constantinoble /N'en soit iriés,ja tant n'iert noble, / Se mon comandement depieche. "·

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Mais les exploits accomplis par les chevaliers, même s'ils ne sont pas toujours en relation directe avec l'autorité du roi, sont réalisés au nom d'une idéologie royale bien élaborée. Contrairement à ce que pense Marie-Luce Chênerie, pour qui Gauvain seul incarne le côté guerrier de la souveraineté 82 , nous voyons à travers la légende arthurienne comment l'épée du roi se multiplie symboliquement et agit par le biais de chaque chevalier83 • Le départ d'Érec est conditionné par le filtre de l'opinion publique, de la renommée. D'autre part, Yvain apparaît en véritable juge dans l'épisode du combat contre Harpin. La cour arthurienne y est clairement désignée comme une sorte« d'asile de la majesté royale», vu qu'xvain se montre étonné du fait que son hôte n'avait pas encore fait appel aux chevaliers de l'entourage d'Arthur pour résoudre son problème. De même Perceval dans le Conte du Graal s'érige en défenseur des inermes lorsqu'il rencontre la demoiselle chagrinée de la mort de son ami. Nombreux sont les épisodes où les chevaliers errants, ayant quitté la cour royale, soit suite aux commandements du roi, soit par initiative personnelle, ont à parcourir des espaces déserts, sauvages, ou à percer les secrets d'un château : Yvain devant la fontaine merveilleuse, Lancelot dans la Charrette au royaume de Gorre et à Rigomer dans Rigomer, le même Lancelot dans Perlesvaus au château des Barbes, enfin Gauvain devant le Château de la Joie. Et à chaque fois la victoire du chevalier signifie une mainmise sur l'espace en question au nom de la communauté arthurienne. Par leur simple appartenance déclarée à la cour du roi, ces chevaliers convertissent un espace extérieur au monde arthurien en espace public. Le héros errant à la quête d'aventures est un esprit ordonnateur, civilisateur. Comme l'a remarqué Paule Le Rider, c'est la marche du héros qui imprime à l'espace une unité 84 . C'est lui qui identifie et corrige les anomalies qu'il rencontre sur son chemin, il protège et défend les pauvres et les prisonniers, il reprend comme idéal personnel ce qui était au départ un idéal royal.

M.-L. CHÊNERIE, Le chevalier errant dans les romans arthuriens en vers des XII' et XIII' siècles, Genève, Droz, 1986, p. 94. 83 Nous rappelons que tous les chevaliers arthuriens ne sont pas tous les vassaux d'Arthur. L'autorité du souverain sur eux est aussi bien de l'ordre de la souveraineté que de" l'affinité "• (pour reprendre le terme discuté par D. CROUCH, The &ign of King Stephen ( 11351145), Edimburgh Gate, Longman, 2000, p. 166-167 comme une série de relations de famille). 84 P. LE RIDER, Le chevalier dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, op. cit., p. 100. 82

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L'épée que le roi avait reçue directement de Dieu se multiplie symboliquement et agit par le biais de chaque chevalier armé, adoubé dans le cadre de la communauté arthurienne. Un transfert permanent s'opère entre le roi et ses chevaliers qui, une fois en marge de l'ordre politique, perdent leur raison d'être. La désobéissance d'un chevalier par rapport au roi entraîne un déséquilibre profond dans le monde. Ainsi, dans le Didot-Perceval, l'obstination de Perceval à s'asseoir dans le Siège Périlleux malgré les remontrances d'Arthur entraîne un déséquilibre spatial et temporel qui touche à la terre et au « siècle ». Un seul membre de la cour qui ne tient pas compte de l'avis du roi provoque le malheur et la destruction de tout le royaume. De même, dans la Mort Artu, la première fois que Lancelot part en signe de désobéissance, le royaume de Logres sombre dans le chaos. Dans la Suite de Merlin, la déchéance de la « terre gaste » du Roi Pêcheur est en relation causale avec le crime de Balaain qui, par le Coup Douloureux, tue le roi Pelleham. Une figure dont la relation avec le chevalier s'avère intéressante, sinon cruciale, est le Roi Pêcheur. Il est une image d'Arthur, renversée en miroir. Son royaume se situe « hors du monde », dans le sens où par monde on comprend l'univers régi par l'ordre arthurien. La cour du Roi Pêcheur fait pendant à celle d'Arthur. Le Graal se situe à l'opposé de la Table Ronde. Si cette dernière réfère à la totalité du monde, si elle en est le repère et le centre, le Graal marque une brèche dans le temps réel et dans l'espace public. La diégèse autour de la Table Ronde est suppléée par le rituel de l'ostension du Graal. À la place de la communication qui s'établit entre le roi et ses chevaliers se trouvent la fascination et l'apathie. Dans cette perspective, l'action du chevalier destinée à délivrer ce royaume de sa malédiction est une oeuvre de réintégration. Ce royaume hors du monde doit rejoindre l'ordre arthurien grâce à l'un des chevaliers de la Table Ronde. La question que Perceval ne pose pas, au-delà du rôle sacré de la parole, du verbe qui met de l'ordre dans le chaos, est un acte performatif qui appellerait le monde du Roi Pêcheur à l'ordre, qui l'intégrerait dans l'espace public arthurien. Quant à la cause primaire de cette déchéance, si dans le Conte du GraalPerceval est supposé lever la malédiction par ses paroles, dans Perlesvaus elle réside dans un acte manqué d'un chevalier, la question qu'il n'a pas posée devant le saint Graal. De même, alors que normalement, par l'acte de l'adoubement c'est le roi qui est censé armer le chevalier, Perlesvaus présente une distorsion : si dans le Conte du Graal le « roi meshaigné » pourvoit le chevalier de l'épée prédestinée, dans Perlesvaus c'est Gauvain qui

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apporte l'épée au roi. Le monde représenté est une sorte de monde à l'envers par rapport aux repères arthuriens. Le souverain implore le secours de Gauvain. Le roi« meshaigné »est le descendant du roi Pelleham, tué par Balaain ; il est le symbole d'une royauté déchue, à la suite du geste criminel d'un chevalier; il est un roi désormais incapable d'instrumentaliser le bras des chevaliers. La représentation de son royaume est la description d'une anomalie, d'un organisme malade atteint dans son fonctionnement correct. D'ailleurs on constate que là où Gauvain faillit, Perlesvaus réussit : il arrache le royaume du Graal à l'emprise du Mauvais Chevalier, mais ce qui est significatif pour notre propos est qu'il le fait au nom d'Arthur. Détenant son pouvoir de Dieu, le souverain apparaît donc comme gardien de l'ordre et de l'équilibre social. Par sa médiation le monde acquiert une cohérence. Le roi est appelé à résoudre les conflits, à offrir un repère pour toute une communauté, à tous les niveaux, bref, il est une image publique. Là où il n'agit pas personnellement, il le fait par le biais de ses chevaliers. Appelé à combattre le chaos, le souverain maintient la cohérence du monde en imposant la loi, à qui il doit se soumettre lui-même, puisqu'elle est une norme faite pour les hommes, mais qui lui vient de Dieu. Ainsi, ministère de Dieu et pouvoir public se rencontrent magistralement dans la personne du roi sacré. Dans l'imaginaire collectif qui se laisse percevoir dans les romans, le monde acquiert une transparence à travers le souverain. Même s'il n'est pas le seul à communiquer avec un au-delà inaccessible, c'est à sa cour et en sa présence que le surnaturel se charge de sens. C'est pourquoi la mort ou la maladie d'un roi (et par cela on comprend toute anomalie, qu'elle soit physique ou morale), entraîne une perte de sens du monde. Au service du roi - appliquer la justice On examinera de plus près le cas du roman de Rigomer, qui met en scène, comme nous l'avons vu, les exploits du neveu de Gauvain lors de la conquête de la contrée maléfique de Rigomer. Le roman présente les aventures de deux chevaliers en parallèle, selon la technique del' entrelacement. Nous avons suivi le parcours à demi sanctifiant de Gauvain dans ce roman 85 : le héros agit en tant que héros salvateur et réussit à délivrer Rigomer de ses enchantements. Le parcours de 85

Voir supra.

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Lancelot est totalement différent: le chevalier échoue à l'entrée du pays ensorcelé et il perd la mémoire dans les cuisines du royaume. Cependant, l'auteur lui avait réservé jusque là un série d'aventure des plus terriennes, mais qui font de lui dans ce roman un représentant - type de la chevalerie qui agit en tant que bras de la royauté. Ainsi, nous retrouvons trois fois Lancelot dans l'hypostase de chevalier justicier. Une première fois, il combat contre le brigand qui demandait la fille d'un vicomte. L'épisode est une réécriture transparente de l'épisode de Harpin de la Montagne, puisque le texte nous dit : « Lancelos, li preus de Bretaigne, / Conquiert celui de la montaigne » 86 • Par ailleurs, tout comme Gauvain, dans le même épisode, demande au vavasseur s'il n'avait pas pensé à fait appel à la cour arthurienne dans son affrontement contre le géant, Lancelot rassure le vicomte en lui rappelant qu'il fait partie de la Table Ronde, donc qu'il n'hésitera pas à lui accorder son aide : « Car de la terre de Bertaigne / Sui et de la Table Reonde. / Qui me donroit l'avoir del monde, /Ne feroie jo vilounie /Ne traison ne boiserie. » 87

En se recommandant, Lancelot place déjà son geste sous l'égide de la monarchie arthurienne et des valeurs éthiques de la Table Ronde, en se portant garant en même temps de sa propre moralité et de l'acte de justice qui allait être accompli. Par la suite nous retrouvons notre héros aux prises avec un problème juridique complexe, la défense du douaire d'une veuve 88 • Ce geste concorde bien avec l'idéal de la chevalerie comme défense de la veuve et de l'orphelin. Par contre, la défense d'un douaire est perçue comme un geste totalement innovateur et il suscite l'étonnement des spectateurs au combat : «Voir, dist cascuns, mout me mervel, / Car onques mais ne vi rescorre / Douaire, se Dex me secoure./ Mervelles veons orendroit. ,,s9

Si Iseut fait appel à la cour arthurienne parce qu'elle est étrangère en Cornouailles et qu'elle n'a pas assez d'amis ou de parents qui puissent garantir pour son droit, nous retrouvons Lancelot dans Rigomer en train de porter secours à une veuve dans la même situation 86

87 88 89

Rigomer, éd. citée, v. 1001-1002. Ibidem, v. 761-766. Ibidem, v. 1535-1539. Ibidem, v. 1634-1637.

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qu'Iseut, en confirmant de manière indirecte le rôle d'arbitrage judiciaire de la cour arthurienne. Enfin, Lancelot portera secours également à une fille séquestrée par un chevalier. Devant l'offre de la demoiselle, qui veut lui faire hommage de son fief9°, Lancelot refuse, en soulignant ainsi la portée de son geste accompli au nom d'un idéal universel et échappant aux règles féodales. Arthur au service de l'Église

Il n'est pas étonnant que les textes arthuriens enregistrent parfois l'image d'une croisade arthurienne profondément liée à la royauté, comme on le verra plus loin. Il ne faut surtout pas oublier que, depuis Louis VII, la croisade devient une affaire royale et, comme Richard Cœur de Lion l'a montré, elle n'est pas toujours sous la directe dépendance de l'Église. Mais c'est surtout le roi français qui apparaît comme un grand dirigeant des croisés et serviteur de la sainte Église, à commencer par Philippe Auguste et en culminant par la figure controversée de saint Louis. Selon les historiens, la manière dont saint Louis se rapporte à l'idée de croisade est plutôt controversée. Ainsi, pour William Charles Jordan, le roi est obsédé par cette idée tout le long de son règne 91 . Il va sans dire que le monarque arthurien n'est jamais, dans aucun des textes, une image de saint Louis 92 . Il lui manque la modération, l'esprit ascétique, et avant tout et surtout l'aura de sainteté. On aura beau chercher quelques traits communs, on ne les trouvera pas, ou peutêtre au prix de spéculations arbitraires. Cependant, l'image d'Arthur comme roi défenseur de la sainte Église et combattant contre les infidèles se fait sentir dans certains textes du XIIIe siècle. Contrairement à la devise hautement proclamée par la royauté arthurienne, le roi Arthur en personne est rarement surpris en train de se mettre au service de l'Église et de la loi chrétienne de manière directe. Nous avons bien vu que, dans la tradition de Geoffroy, les 90

Ibidem, v. 4455 sq. W. Ch.JORDAN, Louis IX and the Challenge of the Crusade. A Study in Rulership, Princeton, 1979, p. 1979. 92 Pour S. HINDMANN, la réception du Conte du Graal témoigne d'une assimilation entre l'image de saint Louis et l'image de Perceval (cf." Perceval à l'image de Saint Louis: vers une nouvelle lecture des manuscrits parisiens de Chrétien de Troyes »,Bulletin du bibliüphile, 1994, p. 249-271). Cependant, la légende arthurienne ne reprend nulle part de manière explicite ce genre d'assimilation. 91

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auteurs arthuriens respectent l'image d'un Arthur menant une guerre d'expansion n'ayant pratiquement rien à voir avec l'Église. De plus, l'ennemie la plus redoutable de la monarchie arthurienne s'avère, à plus d'une reprise, Rome. La ville impériale, certes, mais quel lecteur ou auditeur d'un texte arthurien au XIIe ou au XIIIe siècle pourrait oublier qu'il s'agit là malgré tout du coeur de la chrétienté occidentale ? Cependant, entre les campagnes militaires d'expansion d'Uter ou de son fils et la guerre que l'on n'hésitera pas à appeler civile dans la MortArtu, certains textes arthuriens ménagent une place aux guerres menées en même temps au nom du territoire public et de l'Église. Un exemple extrêmement concluant est le texte des Premiers Faits. Placé sous le signe d'un début de règne, le roman transforme et rend plus subtile l'image grossière d'un roi envahisseur. L'accent tombe sur le rôle pacificateur et surtout civilisateur accompli par Arthur. Après tout, il ne faut pas oublier que les premières mentions à Arthur parlent d'un chef de guerre luttant contre la menace saxonne. Par ailleurs, les premiers textes parlant d'Arthur le présentent comme un chef chrétien et chez Nennius, nous le retrouvons en train de combattre avec le bouclier de la Vierge. C'est une image qui passera au second plan chez Geoffroi et chez Wace, pour faire la place à un Arthur guerrier expansionniste, soumettant royaume après royaume, moins au nom de la loi chrétienne qu'au profit de son propre pouvoir territorial. Les Premiers Faits semblent renouer avec la perspective que l'on retrouve chez Nennius, vu les longues descriptions des campagnes royales contre les Saxons. Nous retrouvons en même temps l'idée que la royauté doit se mettre au service de l'Église aussi bien que la nécessité de l'union de tous les rois chrétiens contre la menace païenne, comme nous pouvons le voir à travers le discours de Merlin : « Biaus signours, hui est venus li jours de la destrusion de la terre de la Grant Bretaigne se Dix n'i met conseil. Ne ele ne puet estre destournee en nule maniere, ne ceste gent ne sera sevree ne chacie, devant que vous aurés fait pais au roi Artu. Et c'est ce que vous m'avés acreanté. » 93

Comme nous l'avons vu lors du premier appel du pape en 109594 , lorsque les chevaliers du siècle sont exhortés à laisser de côté leurs petits conflits privés afin de s'unir contre la menace païenne et pour 93

94

Premiers Faits, éd. citée, p. 1505. Voir supra, p. 34.

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la délivrance de la terre sainte, de la même manière nous retrouvons Merlin en train de demander aux barons rebelles face à Arthur de dépasser leurs problèmes de succession avec le fils d'Uter et de combattre à ses côtés contre les Saxons. À la différence de l'appel papal, l'accent tombe néanmoins sur l'idée de la défense du territoire plutôt que sur la gloire de la loi chrétienne ou sur quelque mission de délivrance métaphorique comme c'est le cas dans le Perlesvaus pour le Château du Graal ou celui d'Igleis. Cependant, le texte mentionne à plusieurs reprises que les rois alliés à Arthur participent à cette guerre « pour l'amour de Notre Seigneur » 95 • Le porte-parole de cette croisade arthurienne, qui d'ailleurs rappelle constamment les campagnes de Charlemagne en pays saxon, n'est par contre pas le pape, mais Merlin. Fidèle à son rôle déjà amorcé dans le Merlin, le devin se met corps et âme au service de l'Église tout comme le roi qu'il protège et qu'il soutient. C'est lui qui porte l'enseigne royale lors de la dernière bataille livrée aux Saxons à Clarence96. Il semble que, même si dans ce texte nous retrouvons des membres du clergé beaucoup plus nombreux que dans d'autres romans arthuriens, dont la figure imposante de l'archevêque Debrice qui accompagne souvent Arthur lors de ses conseils, c'est toujours le devin qui a un rôle primordial dans la défense de la Sainte Église. Par ailleurs, nous retrouvons lors de la description de la bataille de Clarence un télescopage entre les guerres menées par Arthur au VIe siècle, les campagnes de Charlemagne et la croisade telle qu'elle était perçue à l'époque de la rédaction du texte.L'élément le plus éloquent qui vient appuyer la thèse d'une représentation de la croisade est la présence des enseignes blanches à la croix vermeille, symbole des Templiers: « Et quant cil de la cité voient le caplé si mortel et si dolerous et il virent Crestiens et Saisnes verser a terre si espesement que li un chaoient sor les autres, et il virent les enseignes as crois vermeilles qui blanches estoient, si pensent bien que ce estoit secours que Nostres Sires lor avoit envoié. ,, 97

95 "Et s'en vint grant aleüre tant corn il pot el cheval traire envers le roi Cleoles qui pour l'amour de Nostre Signour estoit venus en cele guerre atout .VII.M. homes qui molt bien le faisoient en l' estour. » (Premiers Faits, éd. citée, p. 1507). Lors de la réunion des barons d'Arthur dans la plaine de Salesbières l'auteur parle des " estranges princes de ce qu'il estoient venu la terre desfendre des mescreans pour l'amour Jhesu Crist. » (Les Premiers Faits, éd. citée, p. 1476). 96 Premiers Faits, éd. citée, p. 1506 sq. 97 Ibidem, p. 1510.

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Les enseignes blanches à la croix vermeille émergent tout à coup dans le récit sans que l'auteur nous donne d'autres explications, ce qui nous laisse penser que la mention était là surtout pour guider le lecteur vers une interprétation du combat d'Arthur comme une forme de croisade. Et comment ignorer la similitude qui existe entre la phrase « ce estoit le secours que Nostres Sires lor avoir envoié » et les mots de saint Bernard dans son De laude, «Voilà le secours qui te vient du sanctuaire». Même si nous ne savons pas si l'auteur des Premiers Faits avait connu l'oeuvre de Bernard, rédigée un siècle auparavant, ou s'il a pensé réellement à une association voulue, il faut constater l'analogie qui prend forme entre Clarence etjérusalem dans notre texte. d) Vers la chevalerie celestielle - l'épée du croisé ou le bâton du pèlerin? Dans un contexte largement empreint de l'idéologie de la croisade, force est de se demander si la voie de la chevalerie celestielle passe vraiment par l'esprit de croisade ou par une forme d'errance spirituelle apparentée au pèlerinage. Au service du roi et de l'Église

Le chevalier qui se met le plus souvent au service du roi arthurien et simultanément au service de l'Église c'est Gauvain. Nous le retrouvons à maintes reprises en posture de défenseur de la loi chrétienne et de la monarchie arthurienne. Ainsi, dans Les Premiers Faits, c'est lui le premier soutien du roi dans le combat contre les Saxons aussi bien que lors des batailles contre les barons révoltés, parmi lesquels on compte son propre père Loth d'Orcanie. Mais cela transparait dans le poème latin De Ortu Walwani qui nous livre une image de Gauvain perçu comme le chevalier champion du pape. Ainsi, il est envoyé secourir le peuple de Jérusalem contre les Perses, il se retrouve emprisonné sur une île de l'Égée, et il finit par triompher des païens et rentrer victorieusement à Rome et ensuite en Grande Bretagne. Il ne faut pas oublier d'ailleurs que Gauvain selon l' Historia &gum Bretanniae avait été élevé à la cour du pape et avait reçu de Sulplicius les armes bibliques98 • La ressemblance entre Richard Coeur de Lion et 98

Historia Regum Britanniae, éd citée, par 154, p. 239. Comme nous avons déjà pu le remarquer, Gauvain semble avoir une véritable vocation pour les armes bibliques même dans le Perlesvaus. Néanmoins le schéma narratif que l'on retrouve dans ce roman n'est en rien différent des schémas que nous percevons pour les quêteurs du Graal qui doivent conqué-

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Gauvain dans De Ortu est difficile à ignorer : Richard part lui aussi vers la Terre Sainte et il faillit se faire emprisonner sur une île de Chypre99 • Le texte réussit à concilier de manière remarquable l'idéal monarchique et celui de l'Église, alors que le neveu d'Arthur semble parfaitement incarner le type du chevalier qui se met en même temps au service du roi et de la chrétienté. Lors d'un regard superficiel jeté sur les textes arthuriens, le lecteur pourrait bien être tenté de confondre chevalerie celestielle et militia Christi, et de prendre certains romans du Graal comme une manifestation fictionnelle de l'idée de croisade 100 • Il est sûr et certain que les similitudes entre certains chevaliers arthuriens et les Templiers existent et qu'elle peuvent s'avérer très productives pour une interprétation des textes. Par ailleurs, nous ne devons pas oublier que Wolfram von Eschenbach, dans son Parzival, accorde explicitement aux chevaliers du Temple le rôle de gardiens du Graal : er traf in dâ man hâet den schilt, / sô man ritterschefte spilt, / daz von Munsalvaesche der templeis von dem orse in eine halden reis, / sô verre hin abe / din was sô tief, / daz dâ sin leger wênec sliej1° 1

Le passage ci-dessus, racontant l'épisode où Parzival se rapproche du Château du Graal, mentionne que le chevalier qui attaque notre héros est un Templier. D'autres mentions similaires se retrouvent dans le discours de l'ermite Trevrizent: mir ist wol bekant, / ez wont manec werlichin hant / ze Munsalvâesche bi dem grâl. / Durch âventiur die alle mâl / Riten manege resnie /Die selben templeise1° 2

rir parfois l'épée de David, le bouclier de Joseph, etc. Chez Geoffroi, Gauvain reçoit pratiquement les armes de la main d'un serviteur de l'Église et dans son cadre institutionnel parfaitement légitime. 99 Cf. C. DANIEL, op. cit., t. III, p. 1889. Voir aussi à ce sujet H. NICOLSON, "Following the path of the Lionheart : the De ortu Waluuanii and the ltinerarium peregrinorum et gesta regis Ricardi », MediumAevum, 2000, 1, vol. LXIX, p. 21-33. 100 Voir à ce sujet]. FRAPPIER, "Le Graal et la chevalerie», Romania, 75, 1954, p. 165-210, p. 194 sq et M. VOICU, "Mode! si fictiune. Elogiul noilor cavaleri si cautarea Sfantului Graal '" Verbum, 1991, p. 79-84. La Queste et Perlesvaus montreraient que les chevaliers voués à la chevalerie celestielle se confondent jusqu'à un certain point avec les Templiers. 101 Parzival, VII-XI, éd. A. LEITZMANN, Tübingen, Max Niemeyer, 1955, 444, p. 85: "Le Templier qui venait de Montsalvage a été précipité de son cheval et poussé dans un ravin profond; il y trouva une couche où il ne dormit pas.» (C'est nous qui traduisons). 102 Ibidem, 468, p. 103: «je sais qu'au Château du Graal, à Montsalvage, demeurent de braves chevaliers, ce sont les Templiers mêmes, qui souvent partent à la quête d'aventures '" Des remarques similaires, désignant les Templiers comme une confrérie de gardiens, se trouvent à la p. 107, éd. citée.

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Cependant, mis à part ces précisions dans l'adaptation allemande du roman de Perceval, nous ne retrouvons aucune trace explicite des Templiers dans d'autres textes. Des similitudes peuvent toutefois être décelées. Dans un premier temps, une brève analyse sur le rôle de Perlesvaus par rapport au Graal nous permet d'ébaucher un canevas réunissant les traits essentiels de l'esprit de la croisade. Au début du roman, la demoiselle du Char, homologue peut-être de la Laide Demoiselle du Conte du Graal, se présente devant la cour arthurienne afin d'annoncer les aventures du Graal. Sa manière de parler du saint calice retient l'attention par le fait qu'il ne s'agit pas d'une quête, mais d'une conquête. Quoi qu'il en soit, Perlesvaus fait figure messianique de Sauveur tout le long du texte. Les adversaires contre lesquels il doit combattre appartiennent à deux catégories, les infidèles et les esprits du mal, les deux types d'ennemis du chevalier du Temple dans l'exhortation de saint Bernard. L'image du démon est très transparente lors de sa première apparition dans le roman: il s'agit de l'Ermite Noir, dont le château renvoie à l'Enfer 103 • Pour ce qui est de la deuxième catégorie d'adversaires de Perlesvaus, les adeptes d'une croyance autre que la Loi Nouvelle, leurs apparitions sont beaucoup plus fréquentes dans le texte. Mais la figure la plus importante est celle du chevalier du Château Mortel, l'oncle de Perlesvaus, qui s'empare du royaume du Graal et oblige les habitants à se convertir à la «Loi ancienne », à abjurer le christianisme. C'est dans cet épisode que s'explique le mieux l'idée de la conquête du Graal, le combat de reconquête mené par Perlesvaus. L'appel de la demoiselle au Char devant la cour arthurienne, ainsi que le discours del' ermite qui vise à convaincre Perlesvaus d'aller délivrer le Château du Graal font écho à l'appel du pape aux croisés pour la délivrance de Jérusalem. En outre, la disparition du Graal, la place qui reste vide, rappellent les propos de saint Bernard, qui cite un verset du Nouveau Testament sur la Jérusalem abandonnée: Ecce relinquetur vobis domus vestra deserta (Voici que votre demeure va vous être laissée déserte) (Mt. 23, 38) 104 . De même, l'aide qui doit venir de Perlesvaus aux chré103 Perlesvaus, éd. citée, 1. 749-755, p. 54. D'ailleurs le prud'homme rencontré ultérieurement par Gauvain identifie de manière très explicite l'Ermite Noir avec le démon : " le Chastel au Noir Hermite qui senefie enfer, et que li Bons Chevaliers en gitera çax fors qui dedenz sont, et nos dit que li Noirs Hermites est Lucifers, qui autresi est sire d'enfer comme il vout estre de paradis.,, (!. 2180-2183, p. 109). 104 De laude novae militiae, éd. citée, p. 62.

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tiens du Château du Roi Pêcheur a la même portée prophétique signalée dans le discours bernardin. En soi, le Château du Graal rappelle, bien que de manière indirecte, biaisée, les Lieux Saints. Il abrite le sépulcre où est enterré Joseph, une tombe qui ne doit s'ouvrir qu'à la venue du chevalier prédestiné. Une rivière qui vient du Paradis Terrestre (situé en Orient pour certains penseurs médiévaux) contourne le Graal et, avant de se perdre dans les entrailles de la terre, pourvoit le château de « granz plenté de toz les biens. »105 • Dans De laude novae militiae, Bernard dit sur la Terre Sainte : Terra, inquam, bona et optima, quae in fecundissimo illo sinu tuo ex arca paterni cordis cae/,este granum suscipiens .. . 106 • D'ailleurs, le Château du Graal reçoit trois noms distincts, Château des Ames, de la Joie et de l'Éden, réunissant la symbolique de la Terre Promise. Le Bon Chevalier, gardien de la Nouvelle Loi, ne cesse de combattre tous les adeptes de toute autre religion que la foi chrétienne. Ses interventions le long du roman sont une croisade permanente ; il convertit ceux qui se trouvent dans le Chastel Tornoiant, qui suivent la « Viez Loi», les gens qui «la Tor de Cuevre aoroient, e qui ne creoient en autre deu »107 , les habitants du royaume d'Oriande; enfin dans le pays du Graal, une fois le mauvais roi vaincu, « [il] recercha la terre la o la Novele Loi estoit delaïe a manitenir. Il toli les vies a toz ceaus qui ne la voudrent croire »de façon que « li païs fu maintenus par lui e gardez, e la loi Nostre Seignor essauchie par sa force e par sa valor. »108 La violence sanguinaire de Perlesvaus au nom de la foi chrétienne rappelle, il est vrai, les conversions forcées au temps de Charlemagne. Mais il faut remarquer la nuance qui transparaît à travers notre roman : le chevalier veille à ce que la Nouvelle Loi ne soit pas abandonnée dans le pays du Graal, qui était chrétien avant sa conquête par le Roi du Château Mortel. L'accent est mis sur l'ordre chrétien qui retrouve sa cohérence après la venue salvatrice de Perlesvaus : " Li sains Grauux se representa la dedenz en la chapele, e la lance de coi la pointe saigne, e l'espee de Saintjohan fu decolez, que Misire Gavains conquist. Li hermite r'alerent en lor hermitaje, e servirent Nostre Saignor ainssi corn il soloient. » 109 105 106

Perlesvaus, éd. citée, 1. 7203, p. 304. De laude novae militiae, éd. citée, p. 80-81 : " Oui, terre bonne et excellente, toi qui, dans

ton sein très fécond, reçois le grain céleste sorti de l'arche, c'est-à-dire du coeur du Père.» 107 Perlesvaus, éd. citée, 1. 5923-5924, p. 254. 108 Ibidem, 1. 6258-6261, p. 269. 109 Ibidem,!. 6254-6257, p. 269. C'est nous qui soulignons.

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Comme les Templiers, Perlesvaus ne part pas une fois que le royaume du Graal est libéré, mais il reste sur place, armé, afin de préserver la paix et l'ordre au profit de la chrétienté. De plus, qu'un « homme de Dieu » prenne les armes pour combattre les ennemis de la foi, n'est pas condamné par les ermites. Ainsi, au cours du combat de Perlesvaus contre un chevalier païen, l'ermiteJoseu s'empresse de lutter aussi, avec la bénédiction de ses « confrères ,,uo. Les enseignes portées par Perlesvaus le rattachent à l'image du chevalier du Temple. Il porte un écu blanc avec une croix vermeille, ayant appartenu à Joseph d'Arimathie, écu qui rappelle la croix rouge sur l'habit blanc des Templiers. C'est« l' escu de la croiz »,la pièce qui l'identifiera comme le chevalier venu pou délivrer le Graal. De même, au moment de son départ pour le Château du Graal, l'ermite lui confie sa mule blanche, qui avait au front une croix vermeille. Le chevalier place donc son intervention libératrice sous le signe de la croix rouge, à la manière des Templiers, croisés permanents. Cependant, une nuance s'impose : le héros abandonne à la cour arthurienne un écu orné d'un cerf contre le bouclier templier. Ce geste n'est pas forcément la marque du passage de Perlesvaus vers un statut supérieur. Le cerf est déjà au XIIe siècle un symbole christique par excellence, désignant le sacrifice. En le changeant contre la croix rouge, Perlesvaus abandonne toute forme de spiritualité pacifique pour revêtir l'habit de la violence guerrière au nom du Christ, habit qu'il ne quittera plus jusqu'à la fin du roman. Cet épisode souligne l'écart qui se fait dans le Perlesvaus entre la chevalerie spirituelle centrée sur la compréhension, et chevalerie croisée centrée sur l'action armée, ou, autrement dit, entre Gauvain et Perlesvaus. L'on sait à propos des chevaliers du Temple qu'ils vivaient comme des moines, et qu'ils prononçaient le triple voeu de pauvreté, chasteté et obéissance ; en revanche, on ne connaît pas le style de vie de Perlesvaus. Le seul indice qui existe dans le texte à ce sujet apparaît au moment où la tombe de Joseph s'ouvre devant lui et que les ermites l'appellent« Perlesvaus le chaste ». Pour ce qui est de la pauvreté, le texte est serti de références aux pierres précieuses, à l'or et à l'argent, l'écu que le chevalier élu doit chercher à la cour arthurienne est « bendé d'argent et d'azur e une croizvermeille et une bocle d'or, tot plain de riches pierres ,,m. C'est une représentation qui ne se conforme pas à l'image que saint Bernard et la Règle donnent du che110 111

Ibidem, 1. 6139-6141, p. 264. Ibidem, 1. 610-611, p. 49.

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valier du Temple, qui évite l'opulence. Mais il ne faut pas oublier que Wolfram von Eschenbach, en mentionnant de manière distincte les Templiers 112 , leur fait une description tout aussi brillante. Il est possible que les auteurs des romans, faits essentiellement pour plaire et divertir, aient évité de mettre en scène des personnages trop austères113. La Queste et la croisade

Pour ce qui est de la Queste, le texte est tout aussi avare que le Perlesvaus de détails concrets concernant les Templiers. Néanmoins, plusieurs aspects de la représentation des chevaliers partis à la recherche du Graal nous autoriseraient à faire un rapprochement entre eux et les Templiers. Datant de la première moitié du XIIIe siècle, période où l'ordre du Temple était à son apogée, où il était suffisamment connu et respecté à travers la chrétienté pour que l'auteur ou les auteurs de la Queste puissent être influencés d'une certaine manière par son idéologie. Comme dans De laude novae militiae, une comparaison entre la chevalerie terrienne et la nouvelle apparaît. Il s'agit toujours d'un contraste destiné à discréditer la première et faire le louange de la deuxième, dans un contexte où Galaad est le premier chevalier à ne pas être effrayé par le démon, grâce à sa pureté morale. Dans la même direction, qui dévalorise la chevalerie telle qu'elle était jusque là, se place le discours d'un ermite face à Gauvain. Le saint homme compare l'attitude de Gauvain avant d'entrer dans la quête avec celle qu'il devait adopter pour intégrer la militia Christi, selon laquelle il faut servir Dieu et non pas le diable 114 . Dans le même ser-

112

Parzival, éd. citée, V1I-XI, p. 84-85. D'ailleurs la Règf,e même contient un passage qui contredit ceux où il est question de la pauvreté des vêtements des frères. Il s'agit du discours d'un Templier lors de la réception dans l'ordre d'un nouveau membre: "Car l'escorche si est que vos nos vées avoir beaus chevaus, et beaus hernois, et bien boivre et bien mangier, et beles robes, et einsi vos esmble que vos fusiés mult aisié. » (éd. citée, art. 661, p. 339). Il est vrai que ce texte fait partie des rajouts tardifs à la Règle, à partir de 1230. Il n'est pas exclu que les oeuvres de fiction aient enregistré les changements dans la présentation extérieure de l'ordre qui d'ailleurs, au bout d'un siècle, s'était considérablement enrichi par les donations reçues. Une anecdote racontée par Roger de Howden en dit suffisamment sur ce que l'ordre était déjà devenu: Foulques de Neuilly reproche à Richard Coeur de Lion d'avoir trois filles, la Superbe, la Cupidité et la Luxure. Le roi lui répond qu'il allait donner la première aux Templiers, la deuxième aux Cisterciens et la troisième aux prélats de l'Église (cf. R. HOWEDEN, Cronica, IV, 76-77, cité par J. FLORI, Richard Coeur de Lion ou le roi chevalier, op. cit., p. 486). 114 Queste, éd. citée, p. 54. 113

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mon fait à Gauvain, le meurtre est condamné là où il peut être évité, conformément aux idées de saint Bernard115 : «Et ainsi n'esploita mie Galaad, li Bons Chevaliers, cil que vos alez querant: car il les conquist sanz occire. » 116

Enfin, un autre ermite enseigne à Lancelot la différence entre ce qu'il était avant de partir pour cette quête et ce qu'il doit devenir, un soldat de Jésus assisté par le Saint-Esprit117 • Bref, nous pouvons constater que dans son ensemble le texte dévalorise la violence guerrière et les chevaliers sont tenus à accomplir leurs exploits en y faisant recours le moins possible 118 • L'expression« serjanzJesuschrist »identifie un grand nombre de fois le chevalier arthurien au soldat qui est désormais voué au Seigneur, qui, s'il faut reprendre l'expression de saint Bernard, est à Dieu dans la vie comme dans la mort. En revanche, l'appellation « chevalier Jhesucrist » apparaît juste en rapport avec la chevalerie dont l'idéal celestiel est accompli : «Tout aussi convient il que cil qui jusqu'à cest terme ont esté pecheor, soient changié de terren en celestiel et lessent lor pechié et !or ordure et viegnent a confession et a repentance et deviegnent chevalier Jhesucrist et portent son escu ... ,, 119

D'autre part, les détails sur les devoirs religieux des soldats de la quête rappellent en premier lieu les habitudes d'un ordre religieux, même si les chevaliers n'abdiquent par leur statut primaire de combattants armés. Ainsi, la première obligation qui leur est imposée est celle de se confesser avant de partir de la cour du roi 120 . Nous pouvons aussi constater que le service divin fait partie intégrante de la vie du chevalier à la recherche du saint Graal1 21 • De plus, à chaque fois, le 115 D'ailleurs, le meurtre d'un chrétien est aussi condamné par la Règle, qui le classe parmi les fautes qui peuvent entraîner la perte de la maison ou de l'habit: " La tierce chose est qui tue ou fait tuer crestien ou crestiane.,, (éd. citée, art. 226, p. 153). 116 Queste, éd. citée, p. 54. 117 Ibidem, p. 116. 118 Une exception dans le roman est l'épisode du massacre du château de Carcelois, voir à ce sujet l'article de N.B. BLACK, "Violence in la Queste del Saint Graal et La Mort le Rni Artu (Yale 229) '" dans Violence in Medieval Courtly Literature. A Casebook, éd. A. CLASSEN, Routledge, New York, 2004, p. 151-169. 119 Queste, éd. citée, p. 163. 120 Ibidem, p. 19. 121 Les mentions aux chevaliers qui écoutent la messe chaque matin sont très fréquentes dans les textes, ce qui n'est pourtant pas propre seulement aux ordres monastiques. (p. 26,

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texte fait référence au fait que le chevalier s'arme après avoir entendu la messe, ce qui rappelle un article de la Règle où il était question du chevalier qui est supposé aller à son harnais et à son cheval une fois le service religieux accompli 122 • Dans la même direction, la nécessité que les chevaliers de la quête soient chastes s'impose dès le début du texte. Il n'y a pas de référence explicite à un voeu prononcé par les membres de la Table Ronde. Mais un religieux, appartenant à un ordre qui n'est pas spécifié dans le texte,« un prud'homme vêtu de robe de religion», arrive à la cour arthurienne juste avant que les chevaliers partent pour la quête et leur commande de ne pas amener de femme avec eux 123 • De même, quelques détails concernant la vie du chevalier rappellent certains passages de la Règle. Il s'agit de l'interdiction de consommer de la viande et du vin 124 • D'ailleurs, l'ermite qui sermonne Perceval parce que ce dernier avait été près à succomber à la tentation, lui reproche aussi de s'être laissé entraîner par le démon déguisé en demoiselle à consommer du vin et de la viande 125 • Au moment où les chevaliers quittent la cour arthurienne, ils n' emportent pas de biens avec eux. Leurs uniques possessions pendant cette quête sont le cheval et leurs armes. Quant aux dernières, Galaad est un cas à part parmi les chevaliers de la Table Ronde. Il ne tient ni son écu ni son épée de la main du roi. Il gagne l'épée du perron, qu'il est le seul à pouvoir tirer de son fourreau ; de plus, lorsqu'il est sur le point de quitter la cour d'Arthur, le roi, voyant qu'il n'a pas d'écu veut lui en offrir un. La réponse de Galaad prête à plusieurs interprétations: «Sire, fet il, je me mefferoie se je ceanz le prenoie.Ja nul n'en prendrai devant que aventure le m'amaint. » 126

p. 72, p. 81, p. 46) 122 II s'agit d'un rajout tardif, que l'auteur de la Queste aurait pu avoir connu : " Quant li frere sont issus du mostier, se il ne chevauchent ou l'en ne !or fait autre commandement, chascun doit aler en sa place et appareillier, ou le doit faire apareillier. ,, (Règle du Temple, éd. citée, art. 285, p. 172). 123 Queste, éd. citée, p. 19. 124 II ne faut pas oublier que la Règle s'adresse aux soldats qui devaient avoir toutes leurs forces pour être efficaces au combat, c'est pourquoi il est permis aux chevaliers du Temple de consommer quelques fois " viande de karesme, por la reverance de la paission Jhesu Crist,, (Règle du Temple, éd. citée, art. 28, p. 37). 1 5 2 Queste, éd. citée, p. 114. 126 Ibidem, p. 25.

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Le refus de Galaad de prendre l'écu offert par le roi peut être l'expression de son indépendance face à la royauté arthurienne. En refusant de prendre les armes du roi, il marque ainsi son autonomie. D'autre part, c'est une façon d'identifier le héros comme un être construisant seul sa destinée, et se trouver un écu pourrait symboliser dans ce cas une auto-formation comme chevalier. En troisième lieu, ne pas accepter un objet matériel de la part du roi peut être l'expression d'une volonté de garder une pauvreté totale, selon laquelle il ne doit absolument rien posséder lorsqu'il part de la cour. Dans ce sens, nous rappelons que la Règle affirme qu'il ne faut pas que les chevaliers acceptent des dons, sauf permission du Maître. D'autre part, accepter les armes du roi signifierait pour Galaad se munir d'armes « terriennes», destinées à servir pour un combat habituel, mais inefficaces pour un combat essentiellement spirituel comme celui qu'il allait mener. Quant à la symbolique del' écu, blanc avec une croix vermeille, trouvé par Galaad, elle rappelle le signe distinctif des Templiers, la croix rouge sur le manteau blanc. Un autre aspect à retenir est la haire que Lancelot est censé enfiler lors de sa« conversion »127 : c'est en même temps un signe de pénitence, et un vêtement pauvre qui rappelle le voeu de pauvreté des Templiers. De même, un ermite ordonne à Bohort de vêtir une chemise blanche: c'est un geste qu'il doit accomplir afin de se rendre digne de la chevalerie celestielle 128 . Tout comme la haire que doit porter Lancelot, la cote blanche de Bohort est un signe de pénitence, et représente aussi, symboliquement une sorte de conversion du chevalier qui quitte la chevalerie « terrienne » pour intégrer les rangs de l'élite celestielle. La remise de la haire ou de la cote a le rôle d'un rite de passage, tout comme la remise du manteau blanc aux chevaliers lors de la cérémonie de réception au Temple. D'ailleurs, des étapes de la réception dans l'ordre du Temple se retrouvent dans l'épisode de la rencontre entre l'ermite et Bohort. Ainsi, le premier devoir de Bohort est celui de se confesser, ce qui équivaut à la série de questions posées par un frère du Temple au nouveau venu. Par la suite, l'ermite lui fait manger du pain et de l'eau et le fait dormir par terre, ce qui corespond à une prise de conscience par le chevalier des rudesses de la vie qu'il doit désormais mener afin de se rendre digne du Graal. Enfin, il se lie par serment de se mettre au service de Dieu pour toute sa vie, d'être son « serjanz » et de ne 127 128

Ibidem, p. 129. Ibidem, p. 166.

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jamais outrepasser Ses lois 129 • Afin de combattre les« esprits du mal», pour reprendre une expression qui apparaît dans De laude, le chevalier celestiel doit se servir des armes de la foi et des vertus chrétiennes, à l'image du Rédempteur. Comme dans Perlesvaus, les trois chevaliers sont déjà annoncés par des prophéties anciennes et leur entreprise est messianique. La chevalerie celestielle de la Queste est enracinée dans les temps de la Passion, se trouvant dans la même lignée que l'ordre du Temple tel que saint Bernard le décrit. Néanmoins, il y a des points de non concordance entre l'esprit templier et celui de la Queste. L'ordre est créé essentiellement pour protéger les pèlerins contre les infidèles, ou du moins c'est l'idée qui se dégage du discours de saint Bernard. Or il n'y a pas de chevalier païen dans notre roman, à part le roi de la ville de Sarraz qui d'ailleurs n'est ni combattu ni vaincu par les trois chevaliers élus. Mais il ne faut pas oublier que le combat contre les infidèles dans la pensée de l'abbé de Clairvaux est encadré dans un ensemble idéologique plus complexe qui renvoie à la lutte menée contre tous les ennemis du Christ, y compris les démons. Or l'adversaire qui s'interpose sur le chemin du chevalier de la Queste est presque à chaque fois, le diable, sous toutes les formes que l'esprit du mal peut emprunter. De même, un autre aspect qui s'oppose presque en totalité à la représentation du Templier est l'indépendance du chevalier arthurien dans cette quête, à la différence du chevalier du Temple qui doit respecter une discipline très stricte et être obéissant sur tous les plans. Si les « pauvres chevaliers du Christ » obéissent à leur Maître qui se soumet directement au Saint Siège, les élus du Graal n'ont aucun maître en apparence, au contraire, ils quittent la cour royale et se délivrent de la tutelle d'Arthur. Mais un texte de fiction, ayant l'ambition de construire un idéal de chevalerie en son ensemble, ainsi que des individus en permanente évolution, ne pouvait pas représenter des soldats qui ne font jamais leur propre volonté et qui agissent tous de la même façon. Sur un schéma hiérarchique idéal, les deux niveaux du Maître et du pape se dissolvent, et le chevalier est présenté en relation directe, (ou par l'intercession d'un ermite) avec son vrai maître, le« Hauz Mestre »,comme le texte Le désigne à maintes reprises, le Christ. Le chevalier se place en relation d'obéissance directe, de type vassalique, par rapport au Seigneur, dont il est« l'hons liges » 130 • Le devoir d'obéissance existe toujours pour ces chevaliers qui n'ont 129 130

Ibidem, p. 167. Ibidem, p. 175-176.

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pas de maître en apparence, mais c'est une soumission sublimée dans un monde non politique, et par conséquent à l'écart de toute actualisation dans une hiérarchie institutionnelle. Il n'y a donc pas entre le chevalier du Temple et le chevalier celestiel de ressemblance parfaite. A part les mentions concrètes de Wolfram dans le Parzival, tout rapprochement possible est au niveau de l'idéal d'une milice du Christ, d'une chevalerie à vie monacale. Si encore, dans le Perlesvaus le schéma de la reconquête et l'ardeur belliqueuse du chevalier élu rappellent l'esprit de la croisade, dans la Queste une frontière entre la chevalerie « terriane » et « celestielle » s'impose. L'idéal de cette « nouvelle chevalerie arthurienne » est essentiellement spirituel, de même que le combat qu'elle mène. Perlesvaus reçoit son bouclier de la cour du roi, Galaad le trouve dans une abbaye. Perlesvaus reconquiert le Graal par les armes, mais c'est au roi que sont révélés ses secrets. Galaad trouve la sainte coupe et c'est toujours lui qui perçoit ses mystères. Lors d'une étude approfondie de la Queste et du Perlesvaus, force nous est de constater que certains chevaliers peuvent bien passer pour des chevaliers templiers. Cependant deux grandes difficultés s'imposent à cette lecture. D'une part, dans la Queste, la conquête du Graal n'est pas suivie d'un renouveau pour le monde occidental, comme nous l'avons vu déjà dans notre chapitre consacré à la translatio. De plus, ce n'est pas juste d'une libération que parle le roman, mais d'une évolution spirituelle qui concerne seulement quelques personnages donnés. Or, nous savons bien que la croisade était avant tout destinée à libérer la Terre Sainte et le tombeau du Seigneur. Cependant, le plus grand obstacle que nous rencontrons pour une assimilation de la chevalerie celestielle avec la chevalerie templière est l'esprit profondément pacifiste des chevaliers arthuriens. Dans le Perlesvaus, comme nous l'avons déjà vu, c'est la compréhension et non pas la conquête qui domine le texte 131 , et c'est Gauvain, le «chevalier-pèlerin» qui semble être préféré à Perlesvaus, le chevalier« croisé ».Dans la Queste, c'est le dévoilement du mystère du Graal devant l'élu qui marque l'apogée du roman. Sans parler du Tristan en prose, où l'essence des victoires de Galaad est la prière et non pas le combat rude. Si les Templiers sont surtout des moines qui font des efforts pour se transformer en soldats, les chevaliers arthuriens qui aspirent à la chevalerie celes131

Voir supra.

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tielle sont des guerriers dont les efforts convergent vers la sublimation de la violence et vers la compréhension. Le miles viator et le pèlerinage

La quête du chevalier arthurien, là où elle n'est pas une simple quête d'aventures mondaines destinées à faire accroître la renommée de la cour arthurienne et de son souverain, se présente parfois aussi comme une sorte de pèlerinage. Finalement, le pèlerin est, tel que le chanoine Étienne Delaruelle le voit, « l'un des personnages les plus caractéristiques de cette époque que l'on trouve partout et dans toutes les classes de la société et aussi parmi toutes les sortes de chrétiens. » 132 On sait quels sont les centres essentiels qui attirent les pèlerins au Moyen Âge: il s'agit de Rome, de Jérusalem et de Saint:Jacques de Compostelle. Malgré cela, Rome n'apparaît pas comme centre-but des voyages et des quêtes du chevalier arthurien, à une grande exception que nous étudierons plus loin, Le Roman de Durmart li Galois. Par ailleurs nous devons préciser que souvent Rome au Moyen Âge était un centre des pèlerinages moins pour la personnalité du pape, que pour les reliques de saint Pierre 133 . Durmart et la croisade Le roman Durmart présente l'ascension et le devenir d'un héros depuis sa jeunesse et son statut de simple chevalier jusqu'à la royauté. Nous retrouverons d'ailleurs le même modèle narratif dans Sone de Nansay que nous discuterons plus tard. Du point de vue de la représentation du service de l'Église, Durmartmet en scène une image très complexe qui semble concilier magistralement la croisade et le pèlerinage, la violence et la sainteté, la grâce et le meurtre. Parvenu au bout de ses épreuves, Durmart se voit couronner roi et vit tranquille avec sa femme, sans oublier Dieu ou ses devoirs de gouvernement134. Il semble bien que royauté et chevalerie de Dieu sont parfaitement conciliés dans ce roman, puisque le héros est en même temps un parfait chevalier, un bon gouverneur et aussi un défenseur 132 É. DELARUELLE, Le grand schisme d'Occident et la crise conciliaire (1378-1449), t. 2., Paris, Bloud et Gay, 1964. 133 A. VAUCHEZ, «Église et vie religieuse au Moyen Âge "• dans Religion et société dans l'Occident médiéval, Torino, Bottega d'Erasmo, 1980, p. ll5. 134 Durmart, éd. citée, v. 15469-15540.

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de l'Église. Un jour il s'égare dans la forêt, et il a la vision d'un arbre illuminé, après quoi une voix lui ordonne d'aller à Rome afin d'apprendre de la bouche même du pape le sens de ce qu'il avait vu. C'est également pour l'auteur le prétexte de faire l'apologie de Rome: «A Rome, ce sachies sens dote, / Est li chies de vostre loi tote, / Dont est ce li plus hauz voiages / Et li plus hauz pelerinages / Qui soit nul lieu, c'est verites /Fors en la terre u deus fi nez./ La meismes tienent la gent / La loi de Rome hautement. / Sor tote la crestienete / A l'apostoiles poeste ; / Car el lieu saint Piere est assis/ Qui les des a de Paradis. ,, 135

Le passage est de la plus grande importance pour notre propos. D'une part, malgré le statut royal de Durmart, la voix divine lui parle en l'appelant« chevalier». Autant dire qu'aux yeux de Dieu, le souverain n'est rien d'autre qu'un chevalier de Dieu et que c'est en cette qualité qu'il est appelé au savoir, à la révélation et à la compréhension. L'image de pontifex du roi s'efface devant celle du chevalier. D'autre part, les vers font l'apologie de la papauté d'une manière assez inhabituelle pour la légende arthurienne où, comme nous l'avons déjà remarqué, Rome est loin de se constituer en centre du monde et qu'elle n'est que rarement mentionnée en tant que lieu directeur de l'Église. Nous dirions même qu'il s'agit d'un passage de propagande pontificale, où Rome apparaît comme le seul centre possible de la chrétienté. Durmart se décide d'aller donc à Rome afin de comprendre le sens de sa vision. C'est une démarche qui mérite d'être étudiée de plus près: « Dist li Galois celeement, /Que lui covient aler briement /Droit a Rome en pelerinage, /En tel point i doit son voiage, / Que lui covient par estovoir / Dedens XLjors movoir. » 136

Le voyage à Rome n'est donc par perçu comme une quête ou comme une aventure, mais, explicitement, comme un pèlerinage. Nulle part ailleurs dans les romans arthuriens la quête du sens et le pèlerinage n'apparaissent unies l'une à l'autre de manière si totale et si parfaite. Cependant, la suite du récit retransforme encore une fois ce voyage en croisade, puisque, parvenus devant Rome, Durmart et

135 136

Ibidem, v. 15611-15622. Ibidem, v. 15677-15682.

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son père Joseph trouvent une armée entière de païens qui assiègent le Saint Siège 137 . D'un coup de baguette magique, l'auteur de Durmart télescope en une seule et même démarche quête, croisade et pèlerinage. À la différence de Perlesvaus où c'est le chevalier qui libère le château du Graal, alors que c'est Arthur qui se déplace par la suite en pèlerinage et reçoit la grâce de la conquête du sens, Gauvain restant essentiellement un héros de la quête pure, dans Durmart c'est la seule et même personne qui remplit simultanément ces trois rôles. On remarquera également que la croisade dans ce texte n'est pas centrée sur la Terre Sainte, ni sur quelque terre sauvage qui doit être évangélisée, mais sur le centre de la chrétienté qui se trouve menacé. Nulle trace de conversion ou d'évangélisation dans ce roman, qui semble épuré de tout trait de violence morale ou discursive. L'idéal de base de la croisade, la libération d'un lieu saint de la menace païenne, apparaît dans toute sa nudité, non mélangé avec des scènes de conversion par épée, comme c'était le cas dans Per!Rsvaus ou comme nous le verrons pour Sone de Nansay. On remarquera également qu'à la différence des romans arthuriens auxquels nous sommes habitués, la révélation finale de l'arbre illuminé ne se donne pas à lire comme le but ultime du parcours du héros. L'impératif du décryptage du texte par le pape fait rentrer l'aventure de Durmart dans des schémas bien institutionnels et, pour ainsi dire, «orthodoxes». D'une certaine manière, l'arbre remplace dans le modèle narratif promu par Durmart, la révélation du Graal dans d'autres textes. La différence essentielle de ce roman profondément atypique est que là où les quêteurs du Graal peuvent bien se passer de toute médiation puisque la révélation du Graal est en même temps une forme de communication directe avec Dieu, Durmart ne peut ni ne doit court-circuiter le glaive et l'intelligence spirituelle sans lesquels son devenir ne parvient pas à s'accomplir. Par ailleurs, nous ne pouvons pas ignorer les significations complexes de l'arbre illuminé qui est l'essence même du monde, du moins selon les paroles du pape. Axis mundi, l'arbre se pose comme équivalent narratif de la Table Ronde dans la Queste. Le lecteur n'aura pas oublié que la table représente selon les explications de la recluse le monde et la circonférence des planètes. Or c'est exactement le sens que donne le pape à la vision de Durmart: l'arbre représente le

13 7

Ibidem, v. 15764-15770.

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monde et les chandelles sont les êtres humains, certains bons, brillant par le feu du Saint Esprit, et d'autres mauvais 138 • La révélation de Durmart dans la forêt télescope par un coup de force en même temps le symbolisme mystique du Graal que les significations politiques et impériales de la Table Ronde qui rattache la royauté arthurienne à la royauté universelle. Durmart, en même temps roi tout-puissant et chevalier de Dieu, se présente comme probablement le seul personnage arthurien qui peut incarner pleinement l'idéal de la souveraineté et aspirer à la chevalerie celestielle. Cependant, c'est un personnage qui n'est qu'à moitié arthurien, puisqu'il apparaît dans un texte mettant en scène un monde parallèle au monde arthurien. Nous pouvons bien observer que, même si d'un point de vue narratologique, le roman s'apparente à la littérature à laquelle nous sommes habitués, le contenu d'idées et profondément différent, comme si l'auteur de Durmartne pouvait pas représenter dans le cadre du monde arthurien un type de personnage qui soit en même temps roi et chevalier saint. Un cas tranchant - Sone de Nansay ou la tension entre violence et sainteté Dans Sane de Nansay il existe un épisode profondément révélateur pour ce qui est de la tension entre violence et sainteté. Le roman parle de la translatio du Graal dans le pays de Galoches et del' oeuvre d' évangélisation que font Joseph et ses compagnons. Ce n'est pas une croisade à proprement parler, mais une entreprise missionnaire du même genre que ce quel' on retrouve dans L'Estoire ou dans Les Premiers faits. Néanmoins, l'auteur du roman innove sur un point très important: Joseph se marie avec la fille du roi païen qu'il venait de tuer. Les implications de cet épisode sont de taille, non pas par la représentation d'unJoseph marié, puisque selon la tradition arthurienne Joseph d'Arimathie est le père de Josephé, ce qui veut dire que la procréation ne lui était pas interdite, mais par les circonstances de ce mariage. Examinons ce que le texte nous dit à ce propos: « Le roy ochist qui i manoit, / Ki la plus biele fille avoit / Que on peüst u mout trouver. /Joseph le prist a enamer. / Char ot et cuer et volenté, / De coi il a con folz ouvré. /Car celi a fait baptisier, /De coi elle n'eüst

138

Ibidem, v. 15818-15829.

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mesteir; /Car DieuJesucrist ne creoit, /Joseph sout toutes riens haoit. /Car il avoit son pere ochis /Et grant part de ses bons amis » 139

Le texte ne donne pas énormément de précisions sur les circonstances dans lesquelles Joseph finit par tuer le roi de Norvège et une partie de sa maison. Il semble juste que dans son zèle à répandre la parole du Seigneur et à christianiser les terres païennes, notre héros se sert beaucoup plus de l'épée que de la parole. Rien de nouveau jusqu'ici, puisque nous avons déjà vu Perlesvaus, Lancelot ou Arthur même en train d'entreprendre des exploits similaires, en grands défenseurs de la foi et de l'Église. Cependant, dans notre roman l'évangélisation par l'épée est condamnée de manière explicite, ce qui n'est pas le cas pour les autres textes. Nous apprenons que Joseph rencontre la fille du roi qui n'avait accepté la foi chrétienne que par peur. Il semble d'ailleurs que l'histoire du saintJoseph ne connaît que deux cas de figures, le païen mort ou le païen qui survit en acceptant le baptême. Tout se complique dans cet épisode : « Mais Di ex Joseph fourment am oit,/ Pour cheli tenter le voloit. /Es rains et desous l'afola, / De coi grant dolour endura. / La li preudons ensi estoit. » 140

Le texte est assez obscur quant à la véritable explication de la punition que doit subir Joseph. Il n'y a pas de relation causale explicite entre la femme de Joseph et sa punition. Cependant nous pouvons supposer que la raison pour laquelle Dieu tente notre héros est le fait qu'il avait épousé une femme restée païenne de coeur, sans avoir fait suffisamment attention à ce qui pouvait se passer en elle. Le handicap physique qui suit le mariage apparaît comme salvateur pour l'âme de Joseph, qui devait payer ainsi sa hâte et son comportement irréfléchi. Nous apprenons par la suite que ce sera lui que l'on nommera le Roi Pêcheur. Or, si l'on pense à la Queste ou à L'Estoire, nous nous rappelons que la raison de la plaie du Roi Meshaigné est le fait d'avoir osé regarder dans le saint calice alors qu'il n'était pas préparé pour cela. L'auteur de Sane renverse totalement cette perspective. Joseph est puni non pas par excès de curiosité mais plutôt par excès d'indifférence. D'une certaine manière, ce texte rejoint de manière très subtile la lecture du Perceval de Chrétien. 139 140

Sane de Nansay, éd. citée, p. 122-123. Ibidem, p. 123-124.

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Sone et le pape Le roman présente une véritable croisade menée par Sone à la suite des appels du pape Milon qui lui demande de se rendre à Rome et de ceindre l'épée de saint Pierre pour protéger la sainte Église. Il est néanmoins intéressant de constater que l'appel du pape est suivi d'une menace : si Sone lui refuse son aide, il sera excommunié 141 . Dans la cas contraire, c'est la couronne d'empereur qui attend le héros. Sa femme ainsi que les moines de Galoches lui conseillent de suivre l'ordre du pape, selon l'enseignement de Jésus-Christ. Dans ce texte nous pouvons donc parler d'une manifestation de la croisade qui apparaît sans doute ni ambiguïté. La royauté et la papauté apparaissent ensemble, unies dans le même but du combat contre les Sarrasins. De surcroît, la croisade dévoile des connotations profondément politiques, puisqu'elle semble liée inexorablement à la charge impériale. Sone réunit en même temps trois idéaux disparates : le chevalier voué à la sainteté, le chef politique et le croisé. C'est pourquoi nous sommes plutôt tentés de parler dans ce cas d'un texte atypique pour la matière arthurienne, puisque royauté et sainteté ne semblent pas ici incompatibles. Néanmoins, il faut admettre que la sainteté de Sone a du mal à s'affirmer, noyée comme elle est sous les traits d'un césaropapisme marqué. La croisade est avant tout et surtout perçue comme une manifestation politique, ce qui explique également le fait que le héros semble malgré tout avoir un devenir assez limité. Sone n'est pas voué à la compréhension des mystères de la foi. Son épée est mise au service de l'Église, mais nous ne percevons aucun souci réel pour un quelconque devenir intérieur ou pour un quelconque dialogue avec soimême. C'est la violence pure et dure qui se manifeste dans le texte. De surcroît, l'idée de croisade se superpose dans ce texte sur l'idée d'évangélisation. Or cette manière de court-circuiter ne tarde pas à laisser percevoir ses tares : nous avons bien vu dans le cas de Joseph quels sont les risques des conversions par l'épée. Lors de la description de la campagne de Sone contre les païens, le lecteur se retrouve en présence de la même logique non-discursive, de la violence qui règne. Or, comme nous l'avons déjà souligné, la croisade telle qu'elle est théorisée au xne siècle, n'a pas comme but essentiel la conversion. Notre roman présente non seulement les deux réalités comme liées, mais renverse en fait de manière totale les priorités; ce n'est plus la 141

Ibidem, v. 17842.

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libération de la Terre Sainte qui se trouve au centre d'intérêt de l'action militaire à laquelle on assiste, mais l'évangélisation de territoires européens, puisque la campagne part de Rome. Autre détail intéressant pour ce texte qui semble à première vue exalter la folie meurtrière de la conversion forcée : le seul symbole de la paix dans notre texte apparaît lors del' entrée du païen Madoc dans le camp des chrétiens: il tient dans sa main un rameau d'olivier. De surcroît, c'est avec le personnage de Madoc que nous retrouvons quelque intérêt pour la logique du discours et de l'explication, puisqu'il va parler au chrétien des persécutions que eux, les païens, avaient subies du temps de Jules César, de Clovis ou de Charlemagne 142 • Il nous apparaît donc avec certitude que Sone de Nansay est vu avant tout comme descendant de Charlemagne 143 • Si l'on pense également au fait que Sone se déplace sous la pression de la menace de l'excommunication, que par la suite il accepte de négocier avec les païens uniquement parce qu'ils avaient enlevé sa femme et enfin que c'est un païen qui vient faire le discours de la paix de la position d'une victime, on se demandera à juste titre en quelle mesure l'auteur du roman a vraiment voulu faire l'apologie du combat armé et de la violence. Tout ce qui se construit dans ce texte semble se faire par la peur et non par l'amour. Comment expliquer ce roman qui semble, somme toute, si étrange dans le contexte d'ensemble de la légende arthurienne, et si différent de Durrnart, malgré les similitudes de la trame narrative ? Il faut déjà rappeler que Sonepose un grand problème de datation 144 • Néanmoins, il serait difficile de ne pas percevoir des influences de l'idéologie de la croisade telle qu'elle semble avoir été promue pendant le règne de Saint Louis. La figure de Sone présente des similarités frappantes avec le roi de Norvège Hakon IV, à qui Louis IX avait déjà proposé le commandement des forces navales lors de la croisade de 1248 145 • Il est sacré roi de Norvège et il est sollicité de participer à une croisade, sauf que ce n'est pas par le roi de France, mais par le pape en personne. 142

Ibidem, v. 18233-18358. Dans ce sens, force est de constater que le roman pourrait être lu comme une manifestation pro-capétienne. 144 Comme le souligne C. LACHET dans Sone de Nansay et le roman d'aventures en vers au XIII' siècle, Paris, Champion, 1992, p. 53 sq, les périodes avancées par diyers chercheurs sont contradictoires : il est ainsi daté soit du début du XIII' siècle, soit de la deuxième moitié du XIII' siècle, soit enfin du XIV' siècle. C. LACHET montre bien que le texte pourrait être daté avec le plus de certitude de la deuxième moitié du XIII' siècle. 145 C. KNUDSON, " Les versions norroises des romans de Chrétien de Troves : le cadre », dans Mélanges] Frappier, t. 1, Genève, Droz, p. 537. 143

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Il est évident que ces quelques ressemblances ne peuvent pas nous permettre à elles seules de conclure ni à la datation du roman dans la deuxième moitié du XIIIe siècle, ni au fait que l'auteur était en train de faire un roman de propagande au bénéfice du roi de Norvège. Néanmoins, les tendances impérialistes du textes' expliqueraient avec plus de clarté par la perspective de l'hypothèse de la rédaction au cours du règne de saint Louis, l'épisode de Hakon ayant pu inspirer de près ou de loin le trame romanesque. Quoi qu'il en soit, il est sûr et certain que, sous le voile de l'idéal triomphaliste de la croisade, se cache un malaise ou une insuffisance que l'auteur ne peut ou ne veut masquer totalement. Le texte se présente comme une sorte de réponse, de miroir renversé de l'idéal de la chevalerie celestielle, l'auteur ayant assez bien prouvé sa connaissance des romans du Graal et en particulier de L'Estoire et de la Queste. Les deux systèmes de valeur que nous avons pu déceler dans les textes arthuriens se retrouvent télescopés dans Sone, l'abîme béant quis' était ouvert entre pouvoir politique et accomplissement spirituel semble complètement couvert. On a presque l'impression que le poète anonyme, quel qu'il soit, veut à tout prix montrer que les deux mondes et les deux perspectives ne sont pas incompatibles. 2. La manipulation du langage et le pouvoir Si les armes et toutes les formes de violence physique occupent une place centrale, bien qu'assez controversée, dans le monde arthurien, ce qui après tout n'est guère étonnant pour des romans que l'on considère des romans chevaleresques, le langage et la manipulation de la langue dans nos textes nous apparaît comme un problème encore plus intéressant et épineux. a) Pouvoir des mots dans la pensée médiévale Plusieurs prises de parole sillonnent les textes arthuriens essentiellement à partir de la fin du xne siècle et mettent en texte toute une série de stratégies de persuasion. Que ce soit un ermite, un prud'homme ou un chevalier qui se posent en locuteurs avisés destinés à guider les chevaliers sur la bonne voie, ou le lecteur à travers les méandres du discours narratif, le but de ces syncopes narratives semble bien être édifier et enseigner. Dans ce sens, nous pourrions même regarder le roman arthurien parfois comme une sorte d' exemplum renversé : là où dans le sermon l'exemple narratif vient éclairer par analogie ou par synecdoque la

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leçon de portée générale 146 , dans le roman c'est le discours qui s'enroule sur le fait raconté, l'arrachant au moule romanesque et l'investissant d'une valeur d'exemplarité. Peut-on parler de pouvoir exercé par le biais de la langue dans nos textes, là où très souvent nous avons affaire à des fers qui se rompent, à des châteaux pris par la force des armes ou à des guerres de proportion, menées au nom de Dieu ou du souverain ? Lors d'une analyse des textes force nous est de répondre de manière affirmative à cette question. Ainsi, d'une part, comme nous avons pu remarquer dans la première partie de notre étude, ce n'est que par le discours que les chevaliers parviennent à comprendre et à assumer le sens de leurs quêtes, leurs buts et leurs rôles. C'est par le langage que s'explicite également la première valeur, le moteur qui régit l'idéal de la chevalerie celestielle, la grâce du Saint-Esprit. D'autre part, lors de notre étude sur la manière du chevalier d'investir l'espace, nous avons pu constater que la compréhension du lieu tient en grande mesure au système sémiotique mis en place par l'espace à l'aide de la langue. Cependant, avant d'avancer dans cette discussion, force nous est de poser une distinction fondamentale entre le langage et la violence. C'est, du moins à première vue, la distinction que font les textes arthuriens lorsqu'ils mettent face à face l'éthique guerrière et l'éthique discursive. Mais peut-on parler d'une réelle opposition ? Paul Ricoeur, dans un article écrit en réponse à la théorie d'Éric Weil sur la langue et la violence, s'applique à montrer que cette distinction n'est pas opérationnelle et que la langue peut devenir, et parfois elle le devient, violente. Il donne comme exemple le langage politique, le langage poétique et le langage philosophique qui sont, tous à leurs manières, violents 147 • Pour le phénoménologue français, la seule manière de ne pas être violent dans le langage est de respecter la multiplicité des discours et de pas tenter de faire passer le sien comme le seul et unique pertinent148 •

146 M. A. POLO DE BEAULIEU, Éducation, prédication et cultures au Moyen Âge, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1999, p. 41. 147 P. RICOEUR, "Violence et langage'" dans Lectures 1. Autour du politique, Paris, Seuil, 1991, p. 134. 148 Ibidem, p. 140.

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Afin de soulever le problème de la violence dans la langue, Paul Ricoeur aborde un problème qui est central dans la linguistique, celui de l'intention : « Il est bien évident qu'un tel problème ne serait pas venu si nous étions restés dans une anatomie de langage. C'est seulement quand nous passons à une physiologie de la parole qu'une telle question est susceptible non seulement de recevoir une réponse, mais tout simplement de se poser. La langue est innocente - la langue outil, code - parce qu'elle ne parle pas, mais elle est parlée. C'est l'instance de discours qui porte le problème que nous agitons. » 149

Cette problématique de la violence dans la langue à travers l'intention du locuteur rejoint les préoccupations de la pragmatique 150 et, comme nous le verrons, de la réflexion linguistique médiévale. Nous verrons aussi que la parole arthurienne comprise dans la dynamique de la langue, peut bien être violente à la manière dont l'entend Paul Ricoeur, et cela s'explique en grande partie par les instances du discours. Avant de procéder à une analyse plus affinée de la manière dont s'exerce le pouvoir par le biais du discours, nous sommes tenus à examiner brièvement la place du langage dans la pensée médiévale, et cela du point de vue pragmatique. Il nous faut déjà mentionner que si la pragmatique se donne comme une branche de la linguistique ayant pris naissance au xxe siècle, si elle se donne comme l'invention toute moderne de tout un instrumentaire d'analyse de la langue, le Moyen Âge n'a pas pour autant ignoré les points d'intérêt de la pragmatique. Il existe ainsi toute une préoccupation cohérente pour des éléments comme l'intention, la visée du discours, l'énoncé et l'énonciation. Ainsi, Robert Kilwardby accorde une place extrêmement importante au couple locuteur/ auditeur 151 , rappelant la distinction essentielle et marquante de la pragmatique moderne entre le sens produit et le sens visé. De même, Irène Rosier va jusqu'à étiqueter« d'intentionaliste » les penseurs médiévaux qui écrivent sur la langue en cen149 150

Ibidem, p. 133.

J. AUSTIN, dans sa théorie des actes de langage, distingue entre effets locutoires de la

langue, effets illocutoires et effets perlocutoires. Ainsi, il définit les premiers comme des expressions de contenus objectifs, alors que les deuxièmes signifient« agir en disant quelque chose,, et les troisièmes« causer quelque chose du fait qu'on agit en disant quelque chose». 151 I. ROSIER, La parole comme acte. Sur la parole et la sémantique au XIII' siècle, Paris, Vrin, 1994,

p. 8.

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trant leur discours sur la capacité des énoncés à produire des actes 152 . Certes, l'intérêt pour ce genre d'analyse linguistique commence à se faire sentir essentiellement dans la deuxième moitié du xrne siècle153, alors que les textes arthuriens qui nous intéressent le plus dans la perspective de la parole perçue comme acte sont rédigés dans la première moitié du xnre siècle ou tout au plus autour des années 1250. Néanmoins rien ne prouve que le texte de Bacon, qui est d'ailleurs à lire en rapport avec toute une série de traités anonymes, ne se présente comme un aboutissement des tendances qui, de toute manière, existaient déjà sans être vraiment concrétisées sous forme de traité. De surcroît, l'intérêt pour la distinction entre construction et intellection, ou, on pourrait dire entre énoncé et énonciation, existe bien avant le xnre siècle. Ainsi, les grammairiens distinguent entre complétude première et complétude seconde lors de la construction d'un énoncé. La complétude première n'est rien d'autre que la simple construction grammaticale et se réfère à chacune de ses parties. L'énoncé est donc perçu comme essentiellement matériel et la comparaison avec une maison apparaît souvent sous la plume des philosophes. D'autre part, la complétude seconde se réfère au bene esse de l'énoncé en question, qui est supposé remplir son rôle et sa fonction154. Il est vrai que, par exemple, l'auteur anonyme du 0 magùter pense que cette fonction instrumentale ne doit pas être comprise dans le sens d'acte mais de puissance 155 . Néanmoins, cette distinction entre complétude première et seconde ouvre largement la voie vers une compréhension exhaustive et élaborée de la parole comme acte de langage avant la lettre, justement par ce souci marqué et théorique

152

Ibidem, p. 12. Surtout avec le traité de Roger Bacon De Modis Significandi, qui apparaît à Paris autour de 1270 (cf. I. ROSIER, op. cit., p. 11). 154 Magîster Johannes, Sicut dicit Remigi,us, ms. BN lat. 16618, f. 40r-114ra, éd. par I. ROSIER, 1991, p. 217, texte 1. Cette finalité de la langue, cette fonction d'instrument, s'expliquent par une maxime empruntée au Timée de Platon : Ad hoc nabis datus est sermo ut mutue voluntatis presto fiant indicia (Le discours nous a été donné afin que nous disposions d'un moyen pour indiquer nos volontés mutuelles). 155 0 magi,ster; éd. I. ROSIER, p. 1988, p. 74. À la base de cette théorie se trouve la définition que Priscien donne de l'énoncé: un agencement correct de mots, indiquant un sens complet. Cette définition est elle-même ancrée dans le discours aristotélicien sur les quatre causes. Ainsi l'agencement correct de mots correspond à la cause matérielle, la finalité à la cause finale, l'ordre à la cause formelle et enfin le locuteur à la cause efficiente extrinsèque et les modes de signifier à la cause efficiente intrinsèque (cf. I. ROSIER, op. cit., p. 27). 153

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pour des éléments extérieurs à l'énoncé matériel en lui-même, comme le locuteur, le récepteur, le but ou l'intention. En premier lieu nous devons retenir la première fonction de la parole comme acte telle qu'elle est conçue au Moyen Âge, précisément la charge magique. Même si les sciences du langage, contenues dans le trivium, se veulent tributaires d'un esprit scientifique et d'une volonté de rationalisation 156 , le rôle magique de la parole ne peut pas manquer de marquer les esprits. Ainsi, dans l'Opus Majus, Bacon aborde la question du pouvoir magique des mots, en faisant des renvois aussi bien aux sciences du trivium qu'à l'astrologie 157 • Le philosophe reprend largement la conception volontariste d'Avicenne, qui affirme que le désir et la volonté sont nécessaires à l'acte et qui parle de pouvoirs prophétiques aussi bien que de fascination exercés par la parole 158 . Roger Bacon semble par contre s'être inspiré d'une source orientale, le De Radiis de Al-Kindi1 59 • Nous retrouvons d'ailleurs chez cet auteur qui vécut à Bagdad au IXe siècle l'un des principes de base de la pragmatique moderne, précisément que la parole soit proférée : « avec l'intention du locuteur et l'imagination de la forme même qu'il souhaite faire venir en acte dans la matière, au moyen de la prononciation des paroles » 160 • Il est donc évident que déjà pour un philosophe arabe du IXe siècle il existe bien une différence lors de l'analyse du discours et de ses fonctions, entre le langage signifiant et le langage censé produire un acte. La notion d'intention rappelle les principes de la théorie des actes de langage et la force illocutoire qui se place au centre des recherches de Austin et de Searle. Irène Rosier rappelle dans son étude qu'il existerait certaines objections contre l'hypothèse de l'influence de Al-Kindi sur la pensée de Roger Bacon, puisque le dernier ne cite jamais cette source de manière directe. Néanmoins, l'auteur rappelle que Bacon emprunte largement des passages entiers du De Aspectibus de Al-Kindi sans le citer et que ce silence pourrait bien s'expliquer par le fait que les sources

156 Il ne faut d'ailleurs pas oublier que la rhétorique fait figure de" parent pauvre» entre la grammaire et la logique, qui reçoivent la priorité des chaires universitaires parisiennes. 157 Opus Majus fV, éd.J. H. Bridges, 1900. 158 Avicenne, De anima, Van Riet, 1972, fV, 4, vol. II, p. 65-66, cité par 1. ROSIER, op. cit., p. 214. 1 9 5 1. ROSIER, op. cit., p. 215. 160 De Radiis, éd. M.-T. d'ALVERNY et F. HUDRY, 1975, c. 6, p. 235, cité par 1. ROSIER, op. cit., p. 217.

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arabes font figure de traités de magie attaqués pour leur déterminisme161. L'émergence de la notion d'intention du locuteur, l'insistance sur le fait que chaque acte de langage peut et doit viser à un but concret et à la production d'un acte, montrent suffisamment bien que les notions modernes de la pragmatique ne sont pas anachroniques lors de l'analyse d'un corpus littéraire médiéval, puisque le x111e siècle connaît bien un effort conscient d'élaboration d'une théorie des actes de langage. La parole est performative, l'énoncé s'actualise à chaque fois de manière unique et il n'est à voir qu'en tant que produit matériel surdéterminé par des conditions qui lui sont externes, dans cet ensemble que la linguistique moderne a appelé énonciation : c'est en lignes générales ce que le traité de Roger Bacon nous transmet, ayant été influencé lui-même par d'autres sources. b) L'Église - une abstraction complaisante Nous avons pu remarquer la présence constante de la royauté avec tout ce qu'elle comporte d'institutionnel. Il nous faut maintenant nous pencher vers une autre facette des réalités arthuriennes, précisément la présence de l'Église comme structure, ou plutôt de l'Église comprise comme « institution hiérarchique et corps structuré » 162 . André Vauchez montre bien qu'entre le XIe et le XIIIe siècle des modifications commencent à se manifester au sein de l'Église en tant qu'institution. Elle acquiert de plus en plus de force et de pouvoir, elle formalise de plus en plus ses hiérarchies, changement dû à la faiblesse culturelle des laïcs qui sont de plus en plus incapables à résoudre les problèmes de la société et des fidèles 163 . Or, à la suite d'un regard d'ensemble posé sur les textes, force nous est de constater que l'Église est la grande absente de l'univers arthu-

161 I. ROSIER, op. cit., p. 219. L'auteur rappelle aussi que Gilles de Rome par exemple reproche à De Radiis son esprit trop déterministe et que d'ailleurs Roger Bacon écarte les nuances les plus fortes de déterminisme de sa thèse (cf. p. 223). 162 A. VAU CHEZ, « Église et vie religieuse au Moyen Âge », art. cité, p. 113. Dans le même article, l'auteur reprend l'étude de R. W. SOUTHERN, Western Society and the Church in the Middle Ages, Londres, Penguin Books, 1970, et souligne que l'Église ne doit pas être regardée comme une sorte d'État ayant sa propre police et armée, puisque les seules armes qu'elle avait étaient l'interdit et l'excommunication. Par ailleurs, elle ne pouvait pas s'imposer et manifester une forme quelconque de pouvoir sans l'appui et l'assentiment des laïcs puissants. (p. 114). 163 A. VAUCHEZ, « Église et vie religieuse au Moyen Âge '" art. cité, p. 315.

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rien 164 • Nous avons bien pu voir qu'elle est souvent mentionnée en rapport avec la royauté et en étroite dépendance de la souveraineté, mais elle est loin de se constituer en pivot central et encore moins en structure cohérente des textes. Absence du souci du sermon

Au XIIe siècle, le sermon n'était pas encore une pratique élaborée et répandue et l'Église n'avait que très peu le souci de faire passer le message chrétien vers l'ensemble de la communauté des chrétiens. Nous remarquons le plus souvent que les sermons visent essentiellement à obtenir un effet direct, concret et immédiat de la part des auditeurs. C'est le cas pour tous les sermons prononcés en faveur de la croisade, à commencer par le célèbre appel d'Urbain II. C'est le cas également pour les sermons des évêques italiens au XIe siècle 165 • Par ailleurs, Michel Zink recense dans son étude sur les sermons en langue romane environ sept cent sermons conservés en vernaculaire avant 1300, ce qui signifie très peu, par rapports à la masse des textes de prédication en latin 166 • En 1032, lors du concile de Limoges, la prédication presbytérale est présentée comme un devoir, et les pères conciliaires déplorent le fait que les véritables vocations à la prédication sont tellement rares 167 • Au XIe siècle donc l'Église constate un vide alarmant au niveau de la prédication publique, et souligne la nécessité de l'enseignement à travers les sermons. C'est au XIIIe siècle que nous voyons apparaître les véritables professionnels de la parole inspirée, qui se tournent vers la communauté des fidèles dans le souci de répandre la parole du Seigneur. C'est toujours à ce moment-là que se multiplient les recueils d' exempta ou que l'on traduit la Bible. C'est là que les maîtres de la parole des chaires parisiennes élaborent leur discours de plus en plus et corn164 Sans être ouvertement anti-cléricaux, à la différence d'autres récits littéraires comme le Moniage Guillaume, par exemple (voir à ce sujet M. AURELL, «Conclusions», dans Les Guillaume d'Orange, p. 274 sq.), les romans arthuriens n'en sont pas moins subversifs pour l'autorité de l'Église. 165 Voir l'article de J.-P. DELUMEAU, «Paroles d'évêques (Italie, XI'-XII' siècles) »,dans Religion et mentalités au Moyen Âge, Mélanges en honneur d'Hervé Martin, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003, p. 265-270. L'auteur mentionne, par exemple, la prédication de Jean Gualbert, qui voulait ameuter la foule contre l'évêque de Florence en 1035 ou les discours de Romuald qui tournait le dos à la parole publique sauf quand un effet concret était attendu et qui pensait que !'érémitisme était essentiellement silence et méditation (p. 266). 166 M. ZINK, La prédication en langue romane avant 1300, Paris, Champion, 1982, p. 85. 167 Ibidem, p. 87.

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mencent à se préoccuper de l'aspect esthétique de leur prédication. Au XIVe siècle l'on commence à prononcer des prédications en public à des dates précises 168 et l'acte de la parole devient de plus en plus explicatif. On vise à toucher l'entendement des fidèles et non pas leurs capacités d'agir. Dans ce contexte, force nous est de constater que la légende arthurienne semble suivre d'assez près l'évolution de l'acte de prédication. Ainsi, ce sont les textes du XIIIe siècle qui recèlent le plus de passages à visée éducative, passages qui viennent le plus souvent interrompre la narration. Dans la Queste, aussi bien que dans le cycle de Robert de Boron, dans l' Estoire ou dans les Continuations, ces épisodes se constituent comme une sorte d'enclaves narratives qui alourdissent le texte et lui enlèvent une partie de sa beauté. Les explications à visée pédagogique, fournies par tel ou tel ermite dans la Queste, par exemple, arrachent les épisodes auxquels elles réfèrent au charme romanesque au profit de l'enseignement chrétien. Ce n'est donc pas en vertu des exigences de l'économie romanesque que ces passages se font de plus en plus nombreux dans les textes. Nous pensons qu'à une époque où le souci du sermon perçu comme acte éducatif devient de plus en plus sérieux, et où l'Église tente de briser la tour d'ivoire dans laquelle elle s'était enfermée depuis des siècles, les romans, rédigés le plus souvent par des clercs, se transforment en véhicule de propagation des idées chrétiennes de visée générale. Aucun souci de médiation

Les personnages arthuriens n'ont pas besoin, comme nous avons déjà eu l'occasion de le remarquer, de médiation afin de communiquer avec Dieu. Mais ce qui est le plus important pour notre propos, c'est que la médiation n'est pas valorisée. L'un des signes de la grâce du Saint Esprit est justement cette capacité des héros à entendre la voix divine ou à lire des inscriptions qui apparaissent comme par miracle. L'idéal de tous les quêteurs du Graal est de regarder le vase, ou dans le vase, de voir pour comprendre et moins d'écouter. Certes, la grâce peut se transmettre, comme nous l'avons vu pour le Joseph de Robert de Boron, mais de toute manière par la suite les descendants de Joseph peuvent et doivent communiquer avec la divinité. Voir H. MARTIN, Le métier de prédicateur en France septentrionale à la fin du Moyen Âge ( 13501520), Paris, 1988, p. 550-555 et B. DELMAIRE, «Où et quand prêcher? Deux listes de sermons dominicains et franciscains du XIVe siècle à Douai '" dans Religion et mentalités au Moyen Âge, op. cit., p. 283-290. 168

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Par ailleurs, nous devons constater sur l'ensemble des textes arthuriens une indolence absolue face à la prédication devant les foules. Personne ne prend la parole pour instruire d'une manière ou d'une autre la totalité de la couche chevaleresque. À chaque fois, les prises de parole sont destinées à des individus particuliers, à l'exception de quelques apparitions d'ermites ou prud'hommes à la cour arthurienne, épisodes que l'on discutera plus loin. Ce qui ressort avec encore plus de clarté lors d'une analyse des romans arthuriens est l'absence des membres du clergé ordonné lors des prises de parole. À ce sujet, il convient de rappeler ce que Philippe Buc a nommé la polémique intra-ecclésiale qui se fait sentir entre les XIe et XIIIe siècles pour et contre le phénomène de la prédication laïque 169 • Or il semble bien que dans la légende arthurienne la plupart des actes de prise de parole, même si on n'irait pas jusqu'à les appeler des prédications, sont le fait des laïcs. Cependant, nous devons nous attarder quelque peu sur l'Estoire qui met en scène des actes de prise de parole destinés à convertir des infidèles. Qui parle dans ce texte? Un laïc et un membre du clergé régulier.Joseph et son filsjosephé occupent tous les deux le devant de la scène et semblent collaborer de manière magistrale. Or, sijosephé est le premier évêque ordonné de l'Occident son père, lui, est un laïc qui n'a aucune autre légitimité de prendre la parole que sa sainteté et la grâce du saint Esprit qui semble l'habiter. c) Prises de parole arthuriennes Nous pouvons remarquer la diversité des discours et des types de prises de paroles dans les textes arthuriens. Dans le cas des ermites et des premiers évangélisateurs, les fonctions convergent vers l'effet de persuasion. Les clercs, de leur côté, ont un rôle d'interprétation, voire d'information, et rien d'autre. Quant à Merlin, il interprète, il prophétise et il structure le monde très souvent par la parole, mais il ne vise pas à la persuasion. Deux différences essentielles ressortent de ces types de discours et des intentions des locuteurs : d'une part il y a des prises de parole publiques, et c'est le cas des clercs, de Merlin et, jusqu'à un certain 169 P. BUC, " Vox clamantis in deserto ? Pierre le Chantre et la prédication laïque •>, Revue Mabillon, n.s., t. 4, 1993, p. 5-47. Voir aussi R. ZERFASS, Der Streit um die Laien predigt. Eine pastoralgeschichtliche Untersuchung zum Vertiindnis des Predigtamtes und zu seiner Entwicklung im 12. und 13. jahrhundert, Fribourg/Bâle/Vienne, 197 4.

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point, des premiers évangélisateurs. À chaque fois que ces locuteurs parlent, c'est pour un souverain et à sa demande, alors que l'acte de langage est accompli en plein milieu du lieu public qu'est la cour. Que ce soit, dans le cas de Joseph, qui veut ramener un roi à la religion chrétienne, et, avec lui, tout son peuple, ou dans le cas des clercs qui doivent expliquer à Galehaut son rêve en présence cie tout le monde, ou dans le cas de Merlin annonçant des malheurs à Vertigier, les discours sont prononcés au vu et au su de tout le monde. La parole est ainsi un instrument de manipulation et de pouvoir qui agit sur les représentants mêmes du pouvoir, et, avant tout, sar leur personne publique. Qu'ils soient persuasifs, explicatifs ou annonciateurs, les discours visent à influencer et à transformer toute une communauté à travers la personne du roi. Dans ce sens, le roi se pose comme un récepteur-médiateur, une sorte de canal de transmission d'un message qui ne lui est pas destiné en exclusivité. Nous sommes pratiquement en présence du mécanisme bien décrit par Ricoeur de la morale de conviction qui agit sur la morale de responsabilité 170 . D'autre part, les ermites ou les chevaliers-prédicateurs, toujours des laïcs donc, profèrent un discours qui est à chaque fois tourné exclusivement vers la persuasion, et le récepteur se p>,dans Histoire et société, Mélanges offerts à Georges Duby, N, Aix-en-Provence, 1992, p. 77-85. 172 Estoire, éd. citée, p. 292 : "Lors conmencierent tout a penser a quel chief il porra tourner. Et quant il orent grant piece pensé, si respondent qu'il n'i pueent apercevoir nule certainne

chose.» 173 Lancelot en prose, éd. citée, t. 1, p. 48.

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semblent malgré tout détenir le monopole du savoir et de la paroleinterprétation. Que les sages des rois païens s'avèrent incapables d'expliquer à leurs maîtres une révélation est assez logique dans le contexte d'une diégèse centrée sur les idéaux de type chrétien. Cependant, Hélie explique dans le Lancelot que la science ne peut ni ne doit être capable de rendre compte de tout dans ce monde et que certains messages sont destinés à rester sans décryptage 174 . Par ailleurs, le rôle exclusif qu'a le clerc dans la matière arthurienne est celui d'interprète. Le verbe de ces personnages est à chaque fois tourné vers le décodage d'un message et jamais vers la persuasion. C'est la différence fondamentale quis' établit entre eux et les ermites, les chevaliers ou les prédicateurs qui semblent autorisés à prendre la parole. Ces derniers interprètent souvent, mais leur but est en même temps expliquer et éduquer. Leur langage est en même temps exégétique et persuasif et surtout, il vise à manipuler le récepteur. Derrière leurs paroles nous retrouvons une intention claire de susciter l'adhésion de leur auditoire, le plus souvent dans un but de conversion. Les clercs, de leur côté, ne sont que de simples instruments dont la parole est manipulée d'une manière ou d'une autre par la force coercitive de la royauté. Ils ne veulent ni ne doivent jouer un rôle de conviction quelconque. Rien d'étonnant d'ailleurs: si les auteurs arthuriens semblent finalement laisser la parole de conversion à des laïcs inspirés menant une vie sainte et exemplaire, ils ne semblent pas très tolérants envers des hommes sages, avisés, mais qui n'ont rien d'autre que leur seule science et leur seule raison pour repérer et expliquer les signes. Merlin et la prise de parole publique

Les ermites ou plus rarement les chevaliers semblent avoir le grand monopole de la parole dans la légende arthurienne. Nous venons de voir que les clercs royaux sont, eux aussi, des êtres à même de livrer le sens d'une aventure ou d'expliquer quelque chose, mais sans que cela se passe dans un but de conversion ou de persuasion. Il existe, à côté de ces cas de figure, un autre type de prise de parole qui met face à face les clercs impuissants et un personnage qui n'est ni ermite, ni chevalier, ni un quelconque représentant du sacerdoce : il s'agit de la parole de Merlin. Le personnage n'est pas seulement un devin et un magicien, il est aussi un grand orateur et surtout un grand 174

Ibidem, t. I, p. 48.

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interprète. La légende arthurienne lui doit déjà la parole prophétique, mais ce n'est pas ce qui nous intéresse ici de premier abord. Le devin fait marquer sa présence dans les textes arthuriens le plus souvent par son habilité à expliquer et à convaincre. L'épisode qui nous semble le plus révélateur de ce point de vue est la rencontre entre Merlin et Vertigier dans le Merlin, avec le célèbre épisode de la tour qui s'écroule. Merlin manifeste deux capacités essentielles dans ce texte : d'une part, le pouvoir de mettre en texte des réalités que les autres ne peuvent même pas percevoir, de l'autre !'habilité à expliquer et à décoder les significations du combat des deux dragons. Le devin est donc pratiquement tout aussi à l'aise avec les signes que les ermites ou les clercs dans d'autres textes. À la différence des ermites, par contre, Merlin accomplit deux fonctions par sa prise de parole : d'une part il désigne, puisque c'est lui qui fait vider l'eau afin de faire apparaître les deux dragons ; de l'autre il explique. Le texte nous livre également la clef des prises de parole de Merlin : « Ce sont toutes senefiances des choses qui ont esté faitres et qui a faire sont. Mais se tu me disoies voir de ce que je te demanderei et tu m'asseurasses que tu ne me feroies ne soufferoies qu'il me fust faiz en ton roiaume, je te diroie toutes ces senefiances. » 175

Le passage ci-dessus réunit magistralement en même temps le sens des prises de parole prophétiques aussi bien que celui des interprétations. Merlin ne se comporte pas comme un simple prophète qui n'est qu'un instrument sans volonté et sans réflexion et qui ne fait qu'annoncer l'avenir. Il construit un modèle interprétatif par la force de sa parole, il organise le monde et, comme le texte le suggère, les axes temporels. Il n'est pas le seul personnage de la légende arthurienne dont la parole acquiert autant de puissance ; nous rencontrons, par exemple, dans le Lancelot en prose, un ermite qui annonce à Mordred qu'il sera le meurtrier du roi Arthur176 • Néanmoins ce sont des cas accidentels qui ne caractérisent pas les ermites. C'est Merlin et lui seul qui peut allier la fonction prophétique et la fonction exégétique tout en modifiant le monde du tout au tout. Par contre, les paroles de Merlin ne sont quasiment jamais proférées dans un but de persuasion. Dans l'épisode que nous analysons, il parvient à convaincre Vertigier de ne pas le tuer mais c'est tout. Son autorité étant pratiquement reconnue d'office par tout le monde, le devin ne semble pas avoir 175 176

Merlin, éd. citée, p. 116. Lancelot en prose, éd. citée, t. V, p. 220.

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besoin de faire recours à une stratégie de persuasion ou à une autre, puisqu'il a affaire à des récepteurs déjà préparés et convaincus de la pertinence de son discours avant même qu'il soit prononcé. Par ailleurs, son rôle n'est pas de persuader, mais d'annoncer et, du même coup, de modifier le monde. Dans ce sens, les discours de Merlin sont, à côté de la célèbre question que Perceval doit poser au château du Graal, les actes de langage dont l'effet performatif est le plus réussi dans la légende arthurienne. L'effet performatif est tellement puissant que l'acte de langage précède une réalité impossible à modifier, comme si les paroles du devin figeaient le monde. Cela transparaît avec assez de clarté dans la réplique de Vertigier lorsqu'il apprend qu'il sera tué par les fils de Constant: « Molt fu Vertigiers dolans, quant il sot ces noveles et sot que cele gent venoient, si demande a Merlin : 'Puet il estre autrement?' Et Merlins respont : 'Nenil, il ne puet estre que tu ne muires dou feu as enfenz Costant, ausis corn tu veis que le dragon Blanc ardi le rous.' » 177

«Il ne peut en être autrement» : ce sont des paroles que l'on tenterait d'associer à l'idée de destin ou de prédestination aveugle, à la manière des pièges incontournables tendus aux héros antiques. Néanmoins, la matière arthurienne est trop imbue d'idéaux chrétiens pour que l'on puisse mettre ce présage sur le compte d'un fatum implacable. C'est Merlin et Merlin seul qui se présente comme garant du fait implacable, et il le fait par la parole. Discours de conversion

Parler de conversion pour la matière arthurienne signifie porter la discussion sur un double palier; d'une part, l'on peut déceler la conversion de la chevalerie terrienne en chevalerie celestielle. Il est vrai, certes, que nous ne pouvons pas employer le terme sans tenir compte de son sens premier, qui est celui de passage du paganisme au christianisme ; néanmoins, le chevalier qui reste constamment attaché aux valeurs mondaines et qui commence à aspirer aux valeurs spirituelles en donnant suite à un discours est toujours un être qui se convertit. Ce que nous devons souligner, par contre, est que le discours de conversion visant à opérer un passage de la chevalerie terrienne à la chevalerie celestielle est essentiellement un discours privé, qui se constitue plutôt comme un échange entre deux individus. I77

Merlin, éd. citée, p. 121.

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L'exemple de Lancelot ou de Bohort dans la Queste en est profondément éloquent. D'autre part, nous retrouvons bon nombre de discours destinés à ramener un païen à la vraie foi chrétienne, surtout lorsqu'il s'agit d'un texte relevant plutôt de la préhistoire arthurienne. L' Estoire est un exemple parfait de ce genre de mécanisme discursif. Dans les deux cas il s'agit d'actes de langage à visée performative, dans le cadre de prises de paroles complexes et élaborées. Nous pourrions retenir la distinction faite par Patrick Henriet entre la prédication dans des buts de conversion et la prédication pénitentielle, soit « un enseignement dispensateur de vérités éternelles, ou une invitation à la transformation, à l'action »178 . Dans cette perspective, la prédication que l'on fait pour convertir un païen dans la matière arthurienne peut bien s'apparenter au premier type, alors que le passage de la chevalerie terrienne à la chevalerie celestielle s'apparente plutôt au deuxième type, vu qu'elle exige dans la plupart des cas une remise en question de type pénitentiel. Mais aussi stimulante et efficace qu'elle puisse paraître, cette distinction ne tient pas énormément compte du fait que les deux types de prédication se retrouvent le plus souvent mélangés dans les sermons aussi bien que dans toute prise de parole à visée religieuse. Par ailleurs, une conversion peut tout aussi bien être une transformation et un acte. Conversion et pénitence apparaissant comme liées, nous garderons donc le terme de « conversion» pour les deux cas de figure. Conversions et violence discursive

À première vue, nous constatons à travers les discours de conversion prononcés dans la matière arthurienne un souci constant pour la manipulation de la langue et pour la persuasion. Comme nous le verrons dans des textes comme Sone ou comme Durmart, la légende arthurienne préfère parfois mettre en avant l'épée et non pas le langage, la grâce de la vaillance au combat au nom de Dieu et non pas la grâce du sermon. Cependant, les textes arthuriens privilégiant la chevalerie celestielle se constituent avant tout et surtout comme des exemples de manipulation du langage dans des buts de conviction.

178 P. HENRIET, La parole et la prière au Moyen Âge, op. cit., p. 189. L'auteur rappelle, en reprenant J. J. MURPHY, Rlietoric in the Middle Ages. A History of Rlietorical Theory Jrom saint Augustin to the Renaissance, Berkeley, 1974, p. 277, que Jésus combinait les fonctions d'enseignement avec celles de proclamation prophétique.

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Dans ce sens, les discours que l'on analysera semblent centrés essentiellement sur la communication orientée vers le succès, telle que la perçoit Jürgen Habermas dans le cadre de sa théorie de l'agir communicationnel1 79 • Ce qui compte le plus dans les prises de paroles que nous examinerons n'est pas l'intercompréhension. Les locuteurs qui ont l'initiative de la parole, (précisément tous les personnages assumant des rôles de prédicateurs) mettent en marche le mécanisme discursif en vue d'une fin précise, le rattachement de l'autre à leur système de valeurs. Dans ce sens, rien dans leur attitude, comme nous pourrons le voir, ne laisse penser qu'ils tendent d'une manière ou d'une autre à comprendre le système de valeurs ou les présupposés de leurs interlocuteurs. Nous l'avons dit plus haut, l'un des meilleurs exemples que l'on pourrait donner pour ce genre d'approche est évidemment l'Estoire. L'ancêtre fondateur de la lignée des chevaliers voués à la sainteté est le prototype du prédicateur inspiré à travers lequel s'accomplit le miracle du verbe persuasif. Le passage que nous pourrions prendre comme moment-clef de la conversion discursive se situe lors de l'arrivée de Joseph devant Sarras, le centre de l'Orient « arthurien » et de la translatio graalis: «En cele cité vintJoseph, il et si compaignon, a l'onsiemejour que il se partirent de Jherusalem. Et il vint a l'enttree de la vile, si l'apela Nostre Sires et se li dist : '.Joseph, tu t'en iras en la cité et preeceras mon nom ; et bauptizeras tous ciaus qui vauront croire el non del Pere, et del Fil et del SaintEsperit.' EtJoseph si li dist: 'Ha! Sire, conmentm'entremetroieje de tel chose que je ne sai ?' - 'Or ne t'esmaiier, dist Nostres Sires: car tu ne feras fors que la bouche ouvrir.' » 180

En premier lieu nous remarquons l'impératif du souci propagandiste aussi bien que du souci sacramental. Le Seigneur demande à Son serviteur d'abord de prêcher Son nom et ensuite de baptiser ceux qui seront convaincus par la parole.Jose ph apparaît ainsi comme le premier chevalier-prédicateur (n'oublions pas que c'était un centurion) de la légende arthurienne, réunissant en même temps le pouvoir de l'épée et celui du langage. Du même coup, il incarne de 179 J. HABERMAS, Théorie de l'agix.., op. cit., p. 296. Le philosophe allemand met en opposition la communication orientée vers le succès et la communication orientée vers l'intercompréhension : " Les actions sociales peuvent ètre distinguées en fonction de l'attitude adoptée par les participants, selon que cette attitude est orientée vers le succès ou vers l'intercompréhension. » iso Estoire, éd. citée, p. 40.

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manière magistrale le rôle d'un descendant des Apôtres, qui avaient reçu tous comme mission de prêcher la loi chrétienne et de baptiser les convertis. Les deux algorithmes que l'on retrouve dans le passage ci-dessus sont capitaux pour la compréhension de l'idéal religieux de l'Estoire: pas de conversion sans conviction, pas de baptême sans explication préalable. Transmettre la parole du Seigneur et entraîner l'adhésion de l'auditoire s'avère donc prioritaire par rapport au sacrement en lui-même. Par ailleurs nous retrouvons le thème de la grâce du Saint Esprit qui descend sur le prédicateur lorsqu'il est en train de faire un sermon. La prise de parole se mue en incarnation du verbe par le biais du locuteur élu. La suite du récit nous prouvera par contre que le discours est loin d'être suffisant à une conversion. Ainsi, il nous suffit d'observer de plus près la discussion entamée entre Joseph et le roi Mordrain accompagné par ses clercs. La promesse que le Seigneur fait à son serviteur, précisément qu'il n'aura qu'à ouvrir la bouche, s'avère insuffisante. Examinons de plus près la manière dont le dialogue évolue. Dans un premier temps, l'auteur de l'Estoiremet en place le cadre contextuel de l'énonciation: Évalac est en pleine guerre contre Tholomé et il est sur le point d'être vaincu.Joseph se présente devant lui afin de lui transmettre la parole du Seigneur : « 'Rois Amalac, pour coi fais tu tele chiere ? Fais bele ciere et si te reconforte, car je t'enseignerai, se tu veus, conment tu porras bien avoir victoire sortes anemis, et conquerras la joie quija n'avra fin.' QuantAmalac li rois l'oï ensi parler, si l'esgarda molt fierement et dist: 'Qui es tu, qui victoire me donnes sor mes anemis ?' 'Certes, Amalac,je ne di mie que je te puisse victoire donner. Mais se tu veus a moi entendre, et a ce que je te dirai, tu avras et l'un et l'autre par la grasse du Saint Esperit.' » 181

Nous pouvons bien observer que Joseph met en place toute une stratégie de persuasion tournée vers son interlocuteur. Dès sa première phrase deux objectifs essentiels sont tracés : un premier a trait à la joie spirituelle, à l'idéal chrétien, et un deuxième est lié à la réalité d'ordre pragmatique, la victoire que le roi païen pouvait remporter sur ses ennemis. Ce deuxième objectif fonctionne comme une sorte d'appui discursif pour le premier et le fait que Joseph s'empresse de le mentionner dès qu'il se présente devant Évalac relève de la stratégie de la capatatio benevolentiae et en même temps d'adaptation à l'audi181

Ibidem, p. 41-42.

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toire : en faisant appel aux soucis de son interlocuteur il l'implique de manière directe et immédiate dans le dialogue et, en plus, réalise un ancrage argumentaire dans le contexte énonciatif. Par ailleurs, le contrat communicationnel est posé en termes très clairs dès le début et le dialogue est supposé déboucher sur un échange réciproque : si Évalac se convertit, Joseph est censé lui offrir la victoire sur ses ennemis. La réaction du roi est en premier lieu de tester la validité du contrat communicationnel: il demande à Joseph en vertu de quelle légitimité il pouvait lui promettre la victoire. «Qui es-tu? », c'est en même temps un appel à l'identification qu'à la légitimation. Par cette question, le roi refuse toute naïveté de type pragmatique et il tente de s'assurer que les actes de langage qui seront effectués par la suite ont des chances de réussite 182 • C'est avec cette question que la communication se heurte à un obstacle de la plus grande importance : Joseph ne peut pas se légitimer. Sa réponse est détournée et biaisée et retombe sur la nécessité du dialogue («si tu veux m'entendre »). Par ailleurs, l'appel à légitimation touche à un point névralgique du roman : le statut du locuteur. Nous avons déjà pu observer l'absence des membres du clergé dans les textes arthuriens. Or ce sont eux qui devraient détenir le monopole de la parole d'évangélisation. Dans cette perspective, la question d'Évalac s'avère non seulement légitime, mais nécessaire dans l'économie du récit. Elle dévoile un malaise communicationnel et fournit une explication indirecte pour l'apparition rétroactive de J oséphé dans le récit. Comme nous le verrons, ce sera le fils de Joseph, le premier évêque ordonné, qui mènera à terme le processus de conversion du roi païen que son père avait commencé. N'oublions pas que le roi dira à Joseph: «Tout ce, dist le roi, doije escouter sans faille, etje l'escouterai molt volentiers, se tu le me ses faire entendre ! Mais tu ne me sembles home fondés de haute clergie, que tu me puisses prouver chose qui tant est grans a dire. Car c'est encontre nature et encontre acoustumance. » 183

Ce qui occupe le devant de la scène à travers les paroles de Joseph dans le passage qui nous préoccupe n'est pas son identité mais sa parole.« Si tu veux m'écouter et entendre», c'est encore une fois un 182 Nous savons bien que tout acte de langage est réussi dans la mesure où le locuteur est légitimé de le prononcer. (Austin) 183 Estoire, éd. citée, p. 46.

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appel à la capacité réceptive du roi païen en même temps qu'à sa bienveillance dialogique. « Écouter et entendre »,les deux verbes tracent les axes essentiels de tout échange linguistique, de la même manière que nous avons pu observer dans notre analyse du passage de la tombe aux lions que Lancelot« regarde et voit »184 : ce genre de juxtaposition de type « reformulation » est loin d'être innocente dans la matière arthurienne. Elle renvoie à la manière dont l'être humain doit appréhender le monde afin de toucher à l'idéal celestiel. « Ecouter et entendre », tout comme « regarder et voir », doubles problématiques des jeux de la samblance et de la senejiance' 85 , renvoient vers une demande de décodage et d'interprétation retombant sur le même problème de la quête du sens que nous avons étudié dans notre chapitre sur l'espace symbolique. Une fois que les prémisses essentielles du contrat communicationnel sont posées, et que les deux interlocuteurs ont explicité leurs positions, bref une fois que le cadre énonciatif est mis en place, l'échange argumentatif commence à se dérouler. Joseph se propose de « prover »à Évalac,juste par la force de ses paroles, la vérité de la parole du Seigneur186 • Le dialogue n'est pas sans problèmes et difficultés de compréhension de la part du roi, qui souligne à plusieurs reprises les failles logiques de la démonstration que Joseph lui fait. Au bout d'un moment, Évalac demande que Joseph répète ses paroles une deuxième fois devant l'assemblée de ses clercs. Une fois cela accompli, la première étape du dialogue entre les deux hommes prend fin et le lecteur peut facilement comprendre que le discours de Joseph n'avait pas abouti : le roi lui avoue l'avoir écouté avec bienveillance, mais en avoir assez. Il lui offre son hospitalité et lui demande de revenir lui parler le lendemain, lorsqu'il sera « de greignour loi184

Voir supra, p. 300. Nous retenons les réserves formulées par A. STRUBEL au sujet de ces types de structures linguistiques. En rejetant la théorie de D. M. Murtaugh, qui y voit une " structure profonde régie par des schémas de préfiguration et accomplissement calqués sur l'exégèse biblique", l'auteur affirme que nous n'avons là rien d'autre qu'un "banal procédé de composition " (cf. La Rose, Renart et le Graal, op. cit., p. 252). Certes, il est excessif de voir derrière une structure linguistique couramment employée dans les textes en prose le signe de quelque volonté consciente des auteurs à copier les schémas bibliques. Cependant, aussi longtemps que l'ancien français semble bien fonctionner sans ce genre de procédé redondant, force nous est d'admettre que leur emploi n'est jamais totalement innocent. 186 Joseph dit à plusieurs reprises : "Rois Arnalac, or escoutés se je vous savrai prouver ce que je dis. Il estvoirs qu'il n'estfors uns seus Dix qui toutes choses cria de noient." (p. 46). Ou:" Rois, tu m'as en couvent que tu m'escouteras a prover conment il nasqui de char de feme sans assemblement >, là où on la trouve, se place essentiellement hors du monde. Néanmoins, le roman de Durmart vient mettre le lecteur devant un cas de figure différent. Durmart a la vision d'un arbre illuminé dans une forêt où il s'était égaré lors d'une partie de chasse. Rien de particulier jusqu'ici par rapport au schéma arthurien habituel. Nous sommes en plein espace forestier donc au milieu du labyrinthe, le principe de l'errance existe aussi, et Durmart dans ce passage n'est qu'un chevalier armé qui cherche ses compagnons. Néanmoins, une différence se laisse percevoir: le héros n'est pas en quête explicite, il n'est pas en train de chercher de manière consciente quelque aventure qui lui aurait permis de faire la preuve de sa

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vaillance, de sa valeur ou de lui apporter quelque récompense spirituelle. C'est un roi, un oint du seigneur, au milieu d'une partie d'amusement. De beaucoup de points de vue, on pourrait même dire que le roman est supposé s'achever par le couronnement du héros, parvenu au comble de la chevalerie terrienne. Cependant l'épisode de la révélation mystique n'est ni inutile ni artificiel. Examinons quelque peu la vision : « Lor voit sor i grant arbre en haut / Tant de chandelles atachies, / Si espessement arengiés, / Que nus ne les seust conter, / Et les plusors ardent si der, / Que li Gallois s'en esmervelle. / Noire flanbe inde et vermelle / Les plusors chendoilles jetoient / Et molt obscurement ardoient, / Et les autres qui cleres sont / Getent la flanbe contremont / Droit vers le ciel si clerment, / Qu li airs en luist et resplent. / Li rois Durmars qui tot ce voit / Desore les chadoilles droit / Voit i enfancon aparoir / Que si beas li senble a veoir, / C'ainsmais bealte ne regarda, / Si volentiers corn celi la,/ Et del enfant li a senble, / Qu'il le voit en V liez navre / Et es II mains et es II pies / Et devers destre, ce sachies, / Li senbloit et coste ferus, /Si que li sans en coroitjus. /Et se li senble en l'esgarder, /Que il voit l'enfancon tomer/ Les cleres chandelles a destre / Et les autres devers senestre /Et lues apres s' envanui / Li enfencon et tot aussi/ S'evanuirent les chandoilles, / Ausi comme cleres estoiles / Les unes contremont lancierent, /Et les autres jus trebuchierent, /Si giterent molt grant fumee. » 221

L'auteur insiste longuement sur le passage de l'arbre illuminé, et les détails de la révélation de Durmart sont minutieusement décrits. L'impact visuel semble essentiel, puisque le verbe «voir » apparaît cinq fois. Le passage prend pratiquement la place de l'épisode apothéotique de la vision du Graal dans les textes de la Vulgate. La longue carrière chevaleresque et politique de notre héros est comblée par une révélation fonctionnellement similaire à celle du Graal. Cependant, etc' est là que surgit une autre différence par rapport au schéma arthurien habituel, l'explication de la vision n'est pas donnée à Durmart par un ermite ou par quelque moine perdu au fond d'une abbaye, mais c'est à Rome qu'il doit aller pour la recevoir. Le pape lui explique le sens de ce qu'il avait vu 222 • Là où d'habitude dans le monde arthurien ce sont les ermites qui prennent la parole à chaque fois afin d'expliquer aux chevaliers le sens de leurs visions et leur faire comprendre qu'ils avaient eu la grâce 221 2 22

Durmart, éd. citée, v. 15560-15595. Ibidem, v. 15819-15837.

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d'une révélation divine, c'est le pape en personne qui devient herméneute dans Durmart et qui se charge du décodage correct du message envoyé par le Seigneur. Le processus de décryptage est également suivi, comme dans les autres textes, par une série de conseils, le pontife exhortant le héros à suivre toujours la loi de l'Église et les commandements de Dieu. À la suite de cette analyse, une conclusion s'impose : le roman Durmart est profondément atypique pour ce qui est de la place de la morale de conviction. Non seulement nous retrouvons un membre du clergé ordonné en position de sémiologue absolu, mais ce membre est le pape en personne. Ce qui revient à dire que, symboliquement, rien ne peut s'accomplir à travers une conscience religieuse vécue de façon marginale. Si nous avons pu observer un rejet profond de l'institutionnalisation dans les romans arthuriens, dans le cas de ce texte l'institutionnalisation est menée jusqu'à ses dernières limites, et, de surcroît, sa mise en place est une réussite romanesque. Durmart retourne dans son pays comblé et enfin accompli par le passage à Rome, qui semble être le but final de sa quête, le Corbényc de son monde. Nous devons par contre remarquer le fait que Durmart n'est pas un roman « arthurien » au vrai sens du terme, puisque le protagoniste royal n'est pas Arthur, mais Durmart. Les structures qui se mettent en place dans ce texte sont finalement en dehors du monde arthurien, comme c'est aussi le cas pour Sane de Nansay. Cela explique d'une certaine manière non seulement le caractère atypique, mais la vision programmatique d'exemplarité, foncièrement opposée aux restes des textes arthuriens en vers. Possible raison de l'implosion du monde arthurien ? Si dans Durmart nous avons pu observer un accomplissement presque parfait de l'idéal de la chevalerie celestielle et de la royauté en une seule et unique personne sous la tutelle toute-puissante et sanctifiante de Rome, que peut-on dire d'un roman comme la Mort Artu, par la perspective de la même problématique de la morale de conviction? Comme nous avons déjà eu l'occasion de le remarquer, le roman est non seulement une clôture par rapport au cycle de la Vulgate, mais un échec face à la Queste. La chevalerie celestielle avait quitté définitivement le siècle, et la royauté arthurienne reste aux prises avec ses propres problèmes jusqu'à l'implosion finale. Or les failles essentielles

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telles qu'elles nous apparaissent dans ce roman sont le manque de communication et de compréhension et l'absence de tout idéal spirituel. Dans ce cas, force est de se demander si le fait que la « morale de conviction» se trouve obstinément hors du monde ne serait pas l'une des causes les plus sérieuses de la disparition de l'univers arthurien. Les ermites de la Questeaussi bien que les bons chevaliers qui cherchent le Graal sortent tous du monde régi par la royauté et del' espace public. Lors du retour de Bohort à la cour, les aventures du Graal sont couchées par écrit, autre manière de les aliéner au monde en leur attribuant un statut livresque. Il n'y a pas de guide, pas d'ermite, dans la Mort Artu. Aucune voix ne s'élève pour expliquer au roi ou à Gauvain que leur colère est meurtrière. Aucun prud'homme ne surgit du néant pour faire comprendre à Arthur le sens de son célèbre rêve prémonitoire. Ayant fait une véritable carrière hors du monde, les promoteurs de la morale de conviction ne peuvent pas être valorisés dans le monde politique. Par ailleurs, rappelons que le pape apparaît malgré tout dans ce roman afin de convaincre Arthur de reprendre sa femme. Mais ce n'est qu'une voix faible et dépourvue de toute force de conviction ou de commande. Le pape tel que nous l'avons vu dans Sane est un chef qui ordonne et se sert de la violence symbolique afin de pousser Sone vers la guerre sainte. Le pontife de Durmart se présente plus comme un être qui préfère la sémiotique à la violence et le discours à l'épée. Mais dans un cas comme dans un autre, c'est une personnalité centrale, ayant une consistance individuelle et symbolique. Rien de pareil dans les autres romans arthuriens et surtout dans la Mort Artu. Paul Bretel constate par ailleurs que même s'ils ne disparaissent pas totalement, les ermites de ce roman gardent un silence obstiné qui présage la destruction du monde chevaleresque et du système politique arthurien. De plus, comment oublier que l'érémitisme était et reste un mouvement profondément marginal ? La morale de conviction telle que les textes arthuriens nous la présentent ne part donc jamais du centre mais reste à la périphérie du monde et agit seulement sur les êtres qui parviennent à cette périphérie. Pour pouvoir accéder au discours intelligible il faut donc s'éloigner du centre, voire le quitter définitivement ou le mépriser. De surcroît, tout mouvement de dévotion arthurien relève avant tout et surtout de la spiritualité populaire, d'une sorte de piété qui n'est pas sanctionnée ou validée par l'Église. Mais, d'autre part, faut-il entendre par« Église »ce que les historiens

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des institutions pontificales entendent? Selon André Vauchez, c'est là une vision limitée et inopérante pour le Moyen Âge: s'appuyant sur les travaux d'Étienne Delaruelle, il semble préférer une définition de l'Église comprise comme "peuple de Dieu», formée de fidèles avec leurs pratiques et leurs dévotions 223 . Il est sûr et certain qu'à ce titre l'Église est beaucoup plus présente dans la matière arthurienne que si elle était comprise juste comme un ensemble d'institutions. Dans ce sens, toute la cour arthurienne aussi bien que les périphéries monastiques, érémitiques ou chevaleresques sont comprises sous le vaste chapeau de l' ecclesia. Mais est-ce vraiment ce que les textes tentent de nous transmettre ? Peut-on dire que les arthuriens sont un " peuple de baptisés » dont les meilleurs se détachent pour parvenir à la chevalerie celestielle ? Comment peut-on concilier une vision si généreuse de l'Église avec l'élitisme des textes? Parce que c'est là un grand axe problématique de la légende arthurienne. Nous retrouvons une série de pratiques religieuses plutôt liées à la dévotion populaire appliquées à ce que l'on peut appeler sans trop de nuances une« élite chevaleresque». Nous avons bien vu le poids de la sainteté de lignage dans la première partie de notre étude, aussi bien que le poids de la prédestination et des principes d'élection. Comment parler alors de spiritualité populaire ? Nous l'avons dit et redit, l'Église n'est pas trop impliquée dans le devenir des personnages arthuriens et elle n'apparaît que trop peu dans les textes, laissant une large place aux ermites et aux laïcs de génie mais qui restent malgré tout des laïcs. D'autre part, que peut-on dire sur la position de l'Église face à la légende arthurienne dans son ensemble? Il est sûr et certain qu'il existe une forme de propagande diffuse dans nos textes destinée non pas à exalter l'Église en ellemême, mais à vulgariser toute une série de principes fondamentaux du christianisme. Les longs sermons à parfum théologal qui jalonnent nos textes et qui surgissent comme autant d'îlots de signification discursive au milieu des joutes et des combats armés en témoignent. Néanmoins, nous n'avons aucune preuve concrète du fait que les membres officiels du clergé encouragent dans un but ou dans un autre la prolifération de la légende arthurienne. Nous n'irons pas jusqu'à dire qu'ils considèrent ces textes comme dangereux. A. VAU CHEZ," La spiritualité populaire au Moyen Âge d'après l' oeuvre d'Étienne Delaruelle '"dans Église et société en Occident, op. cit., p. 283. L'auteur paraphrase la définition de l'Église que donne le chanoine É. Delaruelle, en accord d'ailleurs avec Vatican II: "Pour lui, l'Église est avant tout un peuple de baptisés en marche vers l'éternité, à travers les combats de ce monde " (p. 282).

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d) L'écriture et la lecture dans les romans Pour nous autres modernes, le savoir se rattache avant tout au mot écrit, à l'écriture et à la lecture. L'homme médiéval se place-t-il vraiment à une si grande distance par rapport à nous, en ce qui concerne ce sujet? Nous savons à quel point le savoir de circulation orale influence et modifie l'imaginaire médiéval, et nous ne discuterons pas ce problème ici. Ce qui nous intéresse à ce stade de notre recherche est de voir en quelle mesure le mot lu et écrit modèle l'univers de croyance de l'homme arthurien. L'écrit dans les romans

La première question qui nous occupera dans cette étape de notre recherche est : les héros arthuriens savent-ils lire et écrire ? Question inutile, à première vue, superflue et sans fondement, puisque l'on ne peut pas faire deux pas à travers la forêt narrative arthurienne sans croiser une inscription ou une lettre, sans tomber sur un moyen de communication écrit dans les textes. Néanmoins, lors d'une étude plus poussée sur ce sujet, nous remarquerons que la réponse soi-disant affirmative à notre question se doit d'être plus nuancée et plus raffinée. Les chevaliers Les héros arthuriens savent-ils lire? À vrai dire ... Nous ne le savons pas. Ou du moins nous ne le savons pas pour les chevaliers. Le topos des milites litterati224 nous encourage à leur accorder beaucoup de crédit sur ce point. D'ailleurs, sur l'ensemble, nous savons que les chevaliers de la Table Ronde sont à même de lire chaque inscription qui apparaît, comme c'est le cas pour celle qui existe sur le Siège Périlleux dans plus d'un roman, ou sur la tombe de Mador de la Porte dans La Mort Artu, etc. Mais qu'en est-il des compétences de chaque héros en particulier, une fois qu'il sort de ce creuset qu'est la cour arthurienne? Que se passe-t-il avec Perceval, notre jeune nice tellement fameux pour 224

Voir à ce sujet M. AURELL, " Die ersten Këmige aus dem Hause Anjou», dans Die englischen Konige im Mittelalter von Wilhelm dem Eroberer bis Richard Ill, dir. H. VOLLRATH, N. FRYDE, Munich, C. H. Beck, 2004, p. 71-102 et L'Empire des Plantagenêt, op. cit, p. 106-123. L'auteur constate que les deux lignes directrices de la propagande des rois Plantagenêt étaient le savoir et la guerre et que le roi était supposé incarner en même temps le parfait chevalier et le parfait clerc (p. 93).

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sa naïveté et sa sauvagerie? Chrétien nous laisse dans l'ignorance la plus profonde sur ses habiletés littéraires. Nous savons qu'il est directement sorti de la forêt pour se faire adouber à la cour du roi Arthur. Nulle mention sur ce point au sujet d'un quelconque enseignement littéraire. Le texte est tout aussi avare d'informations au sujet del' éducation reçue par Perceval au château de Gornemant. Sa réaction devant les inscriptions et les textes écrits ne nous apprend pas plus. D'ailleurs, Gerbert, qui semble respecter sur beaucoup de points, du moins formellement, les intentions de Chrétien, précise cet aspect que son devancier avait laissé dans un coin d'ombre. Ainsi à deux reprises dans le texte, Perceval est capable de lire de manière explicite. Se retrouvant devant une croix munie d'un parchemin, le chevalier apprend que l'une des deux voies qui se forment à partir de là est la voie vers l'aventure, et il l'apprend« car il avait a lire apris » 225 • De la même manière, Gerbert prend soin de nous expliquer comment Perceval peut apprendre le contenu du message marqué sur l'écu à la croix, qui pend au cou d'une demoiselle : « Letres i ot qui ce devisent / A toz chiaus qui l'escu avisent / Qui de lire ont entendement » 226 • Nous savons également avec certitude que Tristan manie très bien les lettres dans le Tristan de Gottfried et également dans le Lancelot en prose et dans le Trisan en prose ou le Tristan de Béroul. Quelle est, par contre l'attitude de Perlesvaus, dans le roman homonyme ? Est-ce que ce chevalier qui tranche des têtes à volonté, qui déclenche autour de lui des massacres et qui vit dans une permanente atmosphère sanguinaire afin de protéger la sainte loi chrétienne comprend-il les mots écrits? Encore une fois sur ce point l'auteur du texte nous laisse dans l'ignorance. Nous ne savons absolument rien sur les habilités de Perlesvaus devant le mot écrit. Nous avons juste un indice qui irait plutôt dans le sens de son incapacité face à la lecture, précisément à travers l'épisode où Perlesvaus garçon demande à son père la vérité sur la tombe qui se trouve dans son château d'origine à Camalot. Son père lui explique que tout ce qu'il peut lui dire est que la tombe se trouve là depuis longtemps et que les lettres marquées dessus annoncent l'ouverture de la tombe lors de la venue du Bon Chevalier. Cela implique indirectement que le garçon ne sait pas lire puisque c'est son père qui lui fait savoir le contenu du message. Tout au plus nous pourrions nous exprimer à propos de Gauvain, qui dans ce roman se retrouve face à l'inscription du Château du 225

Continuation Perceva~ éd. citée, v. 8269.

226

Ibidem, p 50, v. 8495-8497. C'est nous qui soulignons.

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Graal. Il s'agit de l'inscription non reproduite en tant que telle dans le texte : à côté du Christ en majesté, il y a des paroles qui disent que le maître du château est tout aussi pur que le Christ. Nous ne savons pas du tout en quelle mesure Gauvain a compris les lettres. L'auteur nous rapporte leur contenu, mais non pas si Gauvain en avait pris connaissance. Il en va de même pour Bohort au Château du Graal, aussi bien dans le Lancelot en prosë- 27 que dans la reprise de cet épisode dans le Tristan en prosë- 28 : il voit les lettres marquées sur le front du serpent, mais on ne sait pas vraiment s'il peut lire le message ou si l'auteur nous le faire lire à nous autres lecteurs/ auditeurs. Néanmoins, nous pouvons penser que le héros arthurien généralement parlant connaît les lettres et qu'il peut lire, même si la plupart des moyens qu'on emploie pour communiquer avec lui sont les images ou les discours oraux. Nous constatons par ailleurs que, dans la plupart des cas, le chevalier arthurien communique par voie orale. Ayant oublié ses bouteilles avec la liqueur magique de la vie, Perceval envoie un message à sa femme Blanchefleur, mais il ne s'agit aucunement de lettres : il envoie au château de Blanchefleur un chevalier qu'il avait vaincu au combat229. Ses moyens de communication sont toujours verbaux, même si nous avons bien pu constater qu'il sait lire, du moins chez Gerbert. Il en va de même pour Gauvain, pour Bohort ou pour d'autres vaillants chevaliers de la Table Ronde. Dans le Lancelot en prose, aucun des chevaliers n'écrit à un autre. Quant il faut prévenir le roi de quelque chose il y a toujours quelqu'un qui interrompt la quête pour aller à la cour et parler au roi 230 • Si d'une part le chevalier arthurien se débrouille plus ou moins bien avec la lecture, nous constatons sans le moindre doute qu'il ne communique presque jamais par écrit. Les inscriptions ne sont jamais l'oeuvre d'un chevalier, de quelque nature qu'elle soit, qu'elles soient accusatrices comme c'est le cas pour la mort de Mador de la Porte, informatives ou révélées. Dans le Tristan en prose nous voyons à deux reprises Galaad en train d'enterrer des chevaliers morts, Ansel et Ferrain et à chaque fois il fait inscrire une épitaphe sur la tombe 231 • Dans les deux cas, l'enterrement a lieu dans

227 228 229 230 231

Lancelot en prose, éd. citée, t. V, p. 264. Tristan en prose, éd. citée, t. VI, p. 142. Continuation Perceval, éd. citée, p. 14 sq. Lancelot en prose, éd. citée, t. V, p. 150. Tristan en prose, éd. citée, t. IX, p. 88 et p. 112.

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une abbaye et on nous suggère que la tâche de l'écriture revient aux moines au même titre que le rituel d'enterrement. Perceval, dans le roman de Chrétien où dans les Continuations n'arrête pas d'envoyer des prisonniers à la cour arthurienne, mais jamais des lettres. Quelque impressionnant qu'il soit, Galaad ne semble pas, lui non plus, plus porté vers les messages écrits. S'il y a un monopole de l'écriture dans non textes, il n'appartient surtout pas aux chevaliers. Exception à cette règle fait Lancelot qui communique malgré tout par des lettres avec la reine : lui aussi il a des offrandes à envoyer à la cour, tout comme Perceval. Il fait parvenir à la reine l'échiquier magique conquis au risque de sa vie, néanmoins il joint une lettre avec l'échiquier232 • Tristan, de son côté, compose un lai avec Iseut et se sert de lettres de la même manière que Lancelot. Un seul texte arthurien semble mettre en valeur la chevalerie unie à la clergie selon le bel idéal de Chrétien : il s'agit du Tristan en prose dont l'auteur, un certain Luce del Gat, se recommande en tant que chevalier amoureux, avouant que la mise par écrit de son texte lui a pris cinq ans pendant lesquels il a dû laisser de côté toute chevalene. «Après ce que je ai releu par maintes foiz le grant livre del latin, celui meismes qui devise apertement l' estoire del Saint Graal, mout me merveil que aucun preudome ne vient avant qui enpreigne a translater del latin en francois ; car ce seroit une chose que volentiers orroient povre et riche, puisqu'il eussent volenté d'escouter et d'entendre beles aventures et plesanz, qui avindrent sanz doutance en la Grant Bretaigne au tens le roi Artus et devant, ensi corne l'estoire vraie del Saint Graal nos raconteet tesmoigne. Mes quant je vois que nus ne l'ose enprendre, por ce que trop i avroit a faire et trop seroit grieve chose, car trop est grant et merveilleuse l'estoire,je, Luce, chevaliers et sires del Chastel del Gat, voisin prochien de Salesbieres, cum chevaliers amoreus et envoisiez, enpreing a translater une partie de ceste estoire. » 233

Devrions-nous conclure à la suite de cette analyse que les chevaliers arthuriens ne savent tout simplement pas lire ? Il serait probablement trop simple de penser ainsi. Certes, l'idéal du miles litteratus manque de vitalité dans la légende arthurienne. Certes les précisions de Ger232

Lancelot en prose, éd. citée, t. IV, p. 292. Tristan en prose, éd. R. CURTIS, t. I, p. 39. Voir également D. FLO REAN, « Le prologue du roman de Tristan en prose. Luce del Gat - traducteur et auteur •>, dans Modèles concurrents de l'individu dans la pensée moderne, Bucarest, ARCHES, 5, 2003, p. 19-25. 233

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bert sur Perceval qui sait lire seraient inutiles si vraiment la société chevaleresque du temps était formée de lettrés. Néanmoins l'examen des textes nous révèle une vérité plus profonde: l'écrit n'est pas un moyen de simple communication vulgaire. Pour un chevalier arthurien communiquer un fait brut par le biais del' écriture serait plus ou moins comme si aujourd'hui nous voulions peindre un tableau juste pour envoyer un message élémentaire à un ami. L'écriture acquiert des dimensions artistiques, symboliques et magiques au-delà de son simple rôle d'instrument communicationnel. Lancelot et la peinture Un autre aspect de la plus grande importance pour notre analyse est la manière de communiquer par des images. Lancelot est le producteur d'images par excellence, il est celui qui transforme le signe linguistique en signe iconique, tout en restant probablement beaucoup plus explicite que ceux qui écrivent dans le vrai sens du mot. Emprisonné dans le château de Morgane, Lancelot se met à peindre l'histoire de ses aventures avec Guenièvre, épisode raconté dans le Lancelot en prose et repris dans la Mort Artu. Deux aspects apparaissent comme essentiels à travers cette mise-en-texte d'une iconographie : les raisons ayant poussé le chevalier à exécuter ces images et leur rôle dans l'engrenage narratif. Loin de sa bien-aimée, Lancelot se positionne en tant qu'amoureux malheureux, un représentant parmi d'autres de la fin' amor, et il resterait l'éternel amoureux standard si le texte ne lui ménageait pas cette touche originale qui l'élève au rang de producteur de sens d'une manière esthétique. Ce n'est pas le simple fait de peindre qui le rend vraiment unique ; dans la Continuation de Gerbert nous retrouvons un autre chevalier, Lugarel, qui peint son amoureuse morte sur une croix dans la forêt et qui pratique un rituel d'adoration à l'image 234 • Lugarel dessine sur la croix une image-anamnèse, sa tentative est un effort de capter une réalité disparue et de la faire revivre éternellement dans la pierre. C'est un monument dédié à l'amour, un autel sur lequel sont offertes les offrandes-victimes du rituel de l'amour malheureux. Si touchante qu'elle puisse paraître, l'image de la femme sur la croix n'est rien d'autre qu'une transposition assez facile de l'adoration amoureuse vers l'adoration religieuse. L'amie de Lugarel devient une sorte de divinité représentable mais innommable et sa représentation 234

Continuation de Perceval, éd. citée, t. III, p. 30-32.

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est liée à un tabou en fin de compte narratif: au moment où Perceval demande à Lugarel de lui dire quel est le nom de son amie, le chevalier tombe mort, foudroyé par la douleur235 • En revanche, l'histoire de Lancelot est un rituel de déchirement du tabou narratif qui pèse sur l'amoureux courtois. Le secret de sa relation avec la reine est essentiel, et la seule manière dont le chevalier se permet de briser ce secret est une peinture de type narratif, qui représente tout ce que les mots ne peuvent pas exprimer. Par ailleurs, et on arrive par là au coeur de notre problématique, Lancelot se met à peindre pour défouler ses angoisses et son malheur : « moult il plairait a veoir les biaux contenemenz de sa dame et moult li seroit grant alegement de ses maux ,, 236 • Nous sommes en présence d'un type d'agencement narratif (qui en fin de compte aurait pu être linguistique) provoqué par le désir de défoulement, et surtout de parler de soi et de sa propre individualité. Dans ce sens, Lancelot est un exemple parfait de ce qu'est la subjectivité dans le roman arthurien, sans parler du fait qu'il est élevé au rang de représentant symbolique de l'artiste. À ce niveau de la discussion une petite précision s'impose : dans le Lancelot en prose nous ne décelons aucune trace d'une volonté explicative de la part de Lancelot. La Mort Artu, en revanche, mentionne l'existence d'un bon nombre d'inscriptions - légendes destinées à éclaircir ces images 237 • La peinture de Lancelot n'est pas destinée à commémorer, ni à remémorer pour les autres ses histoires d'amour: c'est une narration auto-refléxive, assez unique dans le système arthurien. D'ailleurs le regard de l'autre posé sur les images ne peut apporter que la destruction et la mort, puisque Morgane se sert de la chambre aux images pour dénoncer à son frère Arthur l'adultère de Guenièvre 238 . D'ailleurs le texte est très spécifique sur ce point, Lancelot aurait beaucoup aimé voir son histoire représentée. La différence que nous venons de souligner entre Lugarel et Lancelot ne doit pas pour autant nous conduire à éliminer le rituel fétichisant de l'histoire. Comme Lugarel, et peut-être de manière beaucoup plus blasphématoire, parce que la reine était bel et bien en vie, Lancelot adore l'image de la femme qu'il aime chaque jour de son 235

Ibidem, p. 32. Lancelot en prose, éd. citée, t. V, p. 52. 237 MortArtu, éd. citée, p. 61. Voir aussi l'article de S. BADHAM," Inscriptions in the Painting '" dans King Arthur's Round Table, dir. M. BIDDLE, Woodbridge, Boydell Press, 2000, p. 255-283. 238 Ibidem. 236

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emprisonnement et lui rend hommage en croyant fidèle, prosterné devant la représentation d'un saint. Sur ce point Lancelot n'est d'ailleurs pas unique, puisqu'en fin de compte l'auteur du Lancelot en prose se sert d'un épisode similaire du Tristan de Béroul, dans lequel Tristan marié avec Iseut aux Blanches Mains construit une cave souterraine où il peint la figure de sa reine et descend pour l'adorer chaque jour sous prétexte de chasser un cerf. Ne se contentant pas de peindre de sa propre main son histoire sur les murs du Château de Morgane, Lancelot manifestera la même tendance plus loin dans le récit. Nous rappelons que l'emprisonnement de Lancelot par une femme amoureuse de lui est loin d'être la seule cause de son éloignement de la reine. Séduite, à la suite d'une ruse, par le beau chevalier, la fille du Roi Pellés se présente à la cour arthurienne. Elle est logée dans les appartements de Guenièvre et Lancelot, convaincu qu'il se glissait dans le lit de la reine, échoue à nouveau entre ses bras. À cette occasion Guenièvre apprend son infidélité et chasse l'amoureux désespéré qui sombre dans un accès de folie semblable à celui d'Yvain. Ayant retrouvé sa raison, Lancelot demande qu'on lui fabrique un bouclier moins commun: il y fait peindre une reine d'argent et un chevalier agenouillé qui implore son pardon. La seule personne capable de déceler la vraie signification de cette image est bien évidemment la fille du roi Pellés. Dans ce passage nous retrouvons pratiquement le même principe de figuration incrusté dans la suite des images du Château de Morgane : la représentation narrative destinée à délivrer le chevalier de ses démons fraye son chemin à travers une légende parsemée en général de moyens de figuration commémoratifs 239 • L'écriture révélée Même si nous constatons la faible implication de la chevalerie dans le phénomène de l'écriture, nous avons bel et bien des exemples d'écritures qui se veulent révélées dans les textes arthuriens. Qui écrit dans ces cas-là, et pourquoi ? 239

Précisons néanmoins que l'habitude de faire peindre une dame sur son bouclier n'était pas exceptionnelle au Moyen Âge. Les chevaliers pouvaient souvent faire représenter leur dame soit sur le devant del' écu soit à l'intérieur, de la même manière qu'ils pouvaient loger des reliques dans la "bosse"· Nous retrouvons dans le Chevalier au Papegau ce type de représentation d'une femme sur le bouclier d'un chevalier: il s'agit de la demoiselle qui demande à Arthur de la sauver de l'emprise d'un monstre et qui lui promet de se faire peindre sur son écu.

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La littérature arthurienne nous laisse des exemples célèbres : celui de Merlin, de Joseph ou deJosephé, l'auteur du Perwsvaus. L'écriture, le livre, envahissent la scène arthurienne en vertu d'une sorte de contamination avec le modèle biblique 240 • Entre Merlin et Joseph il y a néanmoins une distinction à faire : si d'un côté Merlin dicte l'histoire du Graal à Blaise,Joseph exécute lui-même le texte 241 • Merlin est le magicien venant essentiellement de la culture orale. Il n'a pas accès à l'écriture et il a besoin d'un scribe. Il est un auteur au vrai sens du mot, mais il ne peut pas toucher à l'écrit. Ce qu'il dicte à Blaise lui appartient à proprement parler, sans que la divinité et les hommes s'y mêlent de quelque manière. L'iconographie corrobore cette interprétation. Dans le manuscrit BN fr. 95 contenant l'Estoireet le Merlin (fin du XIIIe siècle), nous retrouvons Merlin en train de dicter à Blaise (f. 6). Le scribe se place à droite dans l'image, dans un palais, alors que le mage à gauche, ayant un arbre derrière lui, se dessine sur un arrière-plan avec un ciel nuageux, une étrange lumière venant du fond du paysage. Ce n'est pas un hasard que Blaise est placé dans un château, signe du monde« civilisé», de la culture de l'écrit, auquel il appartient, alors que Merlin est représenté dans un cadre naturel. D'autre part, l'origine surnaturelle de cet acte d'écriture, sa nature prophétique, sont suggérées par la lumière et par le ciel agité, créant une atmosphère eschatologique dans l'image. Joseph relève plutôt d'une autre catégorie, des scribes qui écrivent sous la dictée de la divinité.Joseph n'est qu'un exécuteur. Il en va de même pour Josephé, le clerc ayant écrit le Perlesvaus sous la dictée d'un ange. La question sur cet auteur reste toujours irrésolue. Nous pensons que le texte renvoie toujours à la figure de Joseph d'Arimathie, ou tout au plus à son fils, plutôt qu'à l'écrivainjuifFlaviusJosèphe comme bon nombre de critiques l'affirment. Il est difficile de croire à une paternité juive d'un texte comme le Perwsvaus, qui est imprégné d'un esprit« antisémite » exagéré, un texte qui semble plus dirigé contre les Juifs que contre les musulmans. 240 Sur la question du rôle de l'écrit original dans la littérature médiévale, voir. M. STANESCO, «Le texte primitif"• dans D"armes et d"amour, op. cit., p. 15-25. L'auteur souligne le prestige de la culture écrite, qui justifie la pratique narrative du renvoi à l'original vrai et lui accorde un statut ontologique. Par ailleurs, il rappelle que depuis l'époque alexandrine, l'idée que le monde entier est un livre domine la pensée médiévale (p. 22-23). 241 Rappelons que Luce del Gat, l'auteur supposé du Tristan en prose, affirme également avoir écrit son texte en suivant un original, mais c'est un livre ouvert et accessible à tous qu'il a entre ses mains, et non pas quelque modèle obscur et mystique, comme le remarque aussi E. BAUMGARTNER dans son article " Luce del Gat et Hélie de Boron. Le chevalier et l'écriture"• Romania, 106, 1985, p. 329.

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Ou enfin que dire de l'Estoire, où le livre est supposé avoir été donné à un ermite par le Christ en personne ? Là nous avons une représentation de la divinité en tant qu'auteur et écrivain. Encore une fois l'iconographie retient et réinterprète cette scène. Il s'agit par contre de manuscrits tardifs, de la fin du xve siècle. Ainsi nous retrouvons l'ermite et la Sainte Trinité (ms Bruxelles 9246, f. 2) : l'ermite est endormi alors que dans les airs flottent Dieu et le Fils, entourés d'un cercle. Le Saint-Esprit figuré par une colombe laisse tomber sur le corps de l'ermite un livre ouvert. Étrangement, Dieu ne regarde pas la scène, mais il regarde le spectateur tout droit dans les yeux : la divinité écrit pour nous, communique avec nous, rompt le silence proverbial. Dieu écrivain a un public auquel il s'adresse, alors que l'ermite n'est qu'un instrument de sa volonté. Dans le manuscrit BN fr. 96 (f. 1), le Christ en personne donne à l'ermite l'estoire. La scène crée un lien beaucoup plus direct entre les deux : l'ermite ne dort pas, il détourne juste son visage comme aveuglé par la majesté du Christ, mais il tend une main vers Lui. L'estoire n'est pas un livre, c'est une sorte de verre transparent, c'est pourquoi là on peut se demander si vraiment l'ermite reçoit le texte, ou l'inspiration de l'écrire, ce qui évidemment l'élèverait au rang d'auteur, même partiel du texte. Déjà le fait que les mains des deux se touchent renvoie vers une communication beaucoup plus directe entre l'homme et le Fils de Dieu et confère à l'homme un esprit d'initiative beaucoup plus grand. Enfin, une autre image dans le manuscrit 225 de Rennes, Bibliothèque Municipale (du XIIIe siècle), f. 2, représente l'ermite en train de dormir tandis que le Christ approche pour lui laisser le livre du Graal. À la différence des autres images, ici l'ermite ne se trouve pas dans une forêt, mais dans un château : il appartient donc au monde civilisé de l'écriture, un monde qui n'est néanmoins plus dépourvu de transcendance. Cette idée d'écriture inspirée, de livre révélé n'est évidemment pas originale. Nous la retrouvons dans les Saintes Écritures présidant aux débuts du christianisme. Comme le remarque Joseph-Claude Poulin, le Christ est le seul Dieu qui est représenté tenant un livre à la main 242 . La portée sacrée d'un livre révélé se fraye le chemin avec les Évangiles.

242 J.-C. POULIN, " Entre magie et religion. Recherche sur les utilisations marginales de l'écrit dans la culture populaire du haut Moyen Âge"• dans La culture populaire au Moyen Âge, Études présentées au IV Colloque de l'Institut d 'Études Médiévales de l'Université de Montréal, 2-3 avril 1977, éd. P. BOGLIONI, Univers, Québec, 1979.

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À ce propos, Alain Boureau remarque la diminution du rôle del' écriture dans l'Évangile de Marc, et il constate que Saint Thomas ne le cite pas et que Jacques de Voragine le loue moins 243 • Plus un livre est confirmé par la voix de la divinité, plus il est sacré. De surcroît, dans le monde des hagiographes, auquel les auteurs des romans ont bien pu emprunter des techniques narratives, écrire c'est une grâce 244 • La garantie de tous les hagiographes est l'estoire, le livre qu'ils disent avoir translaté du latin 245 • Néanmoins il nous faut préciser que Dieu, ou la source latine de l'oeuvre dans les textes profanes, viennent souvent répondre au désir d'authentification des auteurs qui ne traitent pas des sujets sacrés, mais qui veulent écrire 246 • Que l'écrit soit une marque de la divinité, l'apanage de Dieu, est un sujet de controverse et les chercheurs ne s'accordent pas totalement sur ce point247 • Nous pouvons malgré tout conclure en ce qui concerne la légende arthurienne que le diable n'écrit pas, et que le témoignage écrit qui vient du ciel est toujours une preuve de la présence et de la main divine. Il convient de faire une distinction entre les deux types d'écriture révélée que l'on vient de mentionner: les cas de Joseph et de l'auteur de Perlesvaus témoignent d'une collaboration étroite entre Dieu et l'écrivain dans le processus de l'écriture et se greffent sur le modèle des Évangiles. L'Estoire, écrite après la Queste, reprend ce modèle en lui conférant une tournure beaucoup plus radicale où Dieu et Dieu seul est l'auteur et l' écrivain. Cette idée de l'écrit qui tombe du ciel est un trait ancien 243

A. BOUREAU, Le système narratif de Jacques de Voragine, Paris, Cerf, 1984, p. 68. Selon F. LAURENT, on retrouve cette idée dans la Vie de Sainte Catherine ou de Saint Edmond, cf. Plaire et édifier. Les récits hagiographiques composés en Angleterre aux XII' et XIII' siècles, op. cit., p. 132. 245 Ibidem, p. 141. Voir également F. DUBOST, "La pensée de l'impensable dans la fiction médiévale », dans Écriture et modes de pensée au Moyen Âge, VIII'-XV siècles, dir. D. BOUTET et L. HARF-LANCNER, Paris, Presses de !'ENS, 1993, p. 47-68. 246 Cf. E BAUMGARTNER, " Texte de prologue et statut du texte '" Rencevals, II, Padoue, 1982, p. 470. 247 Ainsi d'un côté nous retrouvons chez J.-C. POULIN, art. cité, l'idée que si Dieu peut écrire alors les diables et les anges l'ont appris aussi par contamination (p. 128), idée soulignée aussi par d'autres recherches comme celle de]. BOLTE, Der Teufel in der Kirche, dans Zeitschrift für vergleichende Literaturgeschichte, 11, 1897, p. 249-266, ou celle de W. KOELER, Himmels- und Teufelsbrief, dans Die Religion in Geschichte und Gegenwart, 3, 1912, p. 29-35. D'autre part A. BOUREAU fait remarquer l'illetrisme du diable chez Jacques de Voragine (op. cit., p. 71). Néanmoins nous ne pouvons pas élever Jacques de Voragine au rang d'écrit révélateur sur ce point pour le XIIIe siècle, puisque au moins chez Rutebeuf dans Le miracle de Théophile le pacte avec le diable se conclut par écrit, etc' est aussi le cas pour bon nombre de miracles de Gautier de Coincy. 244

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de la culture populaire, et elle existe depuis toujours, même en Égypte ou en Chine 248 . C'est aussi un modèle de lettre très répandu au Moyen Âge, comme le témoigne la multiplication des lettres de dimanche, des lettres protectrices, amulettes, etc 249 . Il est vrai aussi que l'orthodoxie condamne parfois ce type de procédure, etJ.-C. Poulin constate que les compilations canoniques carolingiennes répètent les interdits officiels sur ces lettres, en même temps que les clercs hagiographes leur ménageaient une place importante dans leurs écrits 250 . Sur son ensemble, la légende arthurienne se tient à l'écart face à ces superstitions. Nous rencontrons une lettre protectrice dans la Continuation de Gerbert, la lettre que Blanchefleur donne à Perceval251, mais c'est là un exemple isolé, et il ne faut pas non plus oublier que dans cette Continuation nous retrouvons aussi des scènes où les morts sont ramenés à la vie et où des armées entières sont constituées de zombies 252 . Par contre dans l'Estoire, le livre tombé du ciel est une écriture totalisante qui renferme tous les secrets du monde. Son premier lecteur, Nascien, en est ébloui et nous ne saurions pas distinguer cette extase de la paralysie du chevalier arthurien devant le Graal. Par ailleurs, le texte parvient à Nascien en rêve, mais entre pour de bon dans le monde, constituant ce que Michel Zink a appelé un « rêve avéré » 253 . D'ailleurs ce livre sera retiré à Nascien de la même manière que le Graal disparaît dans les cieux une fois que ses secrets ont été percés au jour par Galaad 254 . L'écriture révélée, au-delà de toutes ses aventures mystiques, désigne aussi un effort de faire entrer le roman dans un autre monde, là où it'ne serait plus futile ou simple instrument d'agrément. Prétendre à l'authenticité divine est l'un des premiers pas franchis par l'écriture romanesque médiévale vers un statut supérieur, vers l'auto-affirmation comme valeur indéniable que l'on devra désormais prendre au sérieux.

248

Cf.J.-C. POULIN, art. cité, p. 126. Ibidem, p. 127. Voir aussi H. DELEHAYE, "Un exemplaire de la lettre tombée du ciel», Recherches de science religieuse, 18, 1928, p. 166-168. 250 Ibidem, p. 130. 251 Continuation de Perœval, éd. citée, t. Il, p. 6. 5 2 2 Ibidem, t. I, p. 175. 253 M. ZINK, " Le rêve avéré. La mort de Cahus et la langueur d'Arthur (Perlesvaus, branche I) ,,, dans les Actes du Congrès de la Société Internationale Arthurienne, 1981. 254 Au sujet de cet épisode, voir le commentaire de C. ROUSSEL, " Dieu écrivain et ses lecteurs», dans Lecteur et la lecture dans l'oeuvre, Clermond-Ferrand, 1982, p. 163-176.

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Le roi et le conte Arthur n'est pas uniquement le roi qui préside politiquement l'univers de la Table Ronde, il est celui qui en dicte les rituels symboliques. L'habitude arthurienne de rassembler les chevaliers autour de la Table Ronde et de leur faire narrer leurs exploits a fait couler beaucoup d'encre depuis deux siècles. Le rôle de ces récits est loin d'être informatif. Il est peut-être rituel, mais ce qui nous intéresse le plus n'est pas le statut de rituel en lui même, mais sa senefiance: on ne peut pas s'empêcher de mettre en relation cette habitude arthurienne avec un épisode de la Légende dorée où il est question des Apôtres qui racontent devant Jacques leurs exploits d'évangélisation 255 . La coutume instaurée par Arthur semble donner une cohérence au monde de la Table Ronde ainsi qu'aux aventures des chevaliers. Certains textes mentionnent l'obligation du chevalier de revenir pour raconter ses aventures. Ainsi dans le Lancelot en prose, on jure sur les Saintes Écritures de retourner à la cour et de faire le récit des aventures256. Le manuscrit Rylands fr. 1 (du début du XIVe siècle) contient une enluminure (f. l l 4v) qui montre les chevaliers en train de raconter leur quête. Il est intéressant de remarquer la manière dont ils sont placés. Le roi est assis à gauche, alors que les autres sont tous groupés à droite, sur des marches et non pas autour d'une table ronde. Ils ne regardent pas le conteur mais le roi qui est donc la cible de l'attention générale : l'acte du récit est performé pour lui et non pas pour le reste de l'auditoire. Le symbolisme de cette coutume est de taille : d'une part, elle marque l'appropriation de la royauté arthurienne de tout exploit chevaleresque. D'autre part, et c'est le sens peut-être le plus profond du rituel, nous sommes devant une auto-réflexion du récit arthurien, d'une mise-en-abyme continuelle, d'un récit qui n'arrête pas de se regarder et de s'admirer lui-même. La royauté arthurienne gère de cette manière la mythisation de son propre monde. Il est intéressant de mettre en relation cette coutume rituelle avec un épisode du roman Hunbaut qui contribue largement à éclairer cette manière de représenter. Un soir, les chevaliers de la Table Ronde qui cherchent Gau255 JACQUES DE VORAGINE, La Légende dorée, Paris, 1967, p. 279. A. Boureau livre une analyse de ce passage dans son ouvrage La légende dorée, op. cit, p. 66. 256 Lancelot en prose, éd. citée, t. IV, p. 320.

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vain guidés par Arthur en personne, arrivent dans la demeure de la demoiselle du Gaut Destroit. Celle-ci était amoureuse de Gauvain sans l'avoir vu de sa vie, et elle avait fait faire une sculpture, une statue du chevalier dans sa chambre à coucher. La ressemblance entre la représentation et l'original est si grande, que le sénéchal Keu et Yvain croient vraiment voir Gauvain dans la chambre de la demoiselle 257 • Cette manifestation exacerbée de l'amour pour le chevalier transformé en véritable mythe vient sur le fond d'une passion de la demoiselle pour les romans : au moment même où les chevaliers arrivent chez elle, elle était en train d'écouter lire un roman avec ses suivantes. Fiction et légende arthuriennes s'entremêlent et l'on peut lire en filigrane la transformation du récit d'aventure en mythe de fiction ayant pour protagonistes des chevaliers réels. Le roi et l'écriture Nous avons bien pu remarquer le rôle d'Arthur en tant que déclencheur de la diégèse autour de la Table Ronde, mais qu'en est-il de ses capacités d'écriture? Avant de passer à une étape plus fine de notre analyse il convient que nous interrogions les textes sur les capacités du roi Arthur à la lecture. La légende arthurienne, encouragée par la cour des Plantagenêt, si prolifique sur le plan culturel, ne présente curieusement pas un roi lettré et cultivé à la manière dont le roi Henri II ou son fils Richard aimaient se présenter.« Un roi illettré est comme un âne couronné», voilà une maxime qui semble ne pas trouver sa place dans la légende arthurienne.Jamais le roi de Logres n'est présenté en train de lire un livre, et nous n'avons pas de véritables mentions sur son savoir. D'ailleurs les seuls livres qui paraissent intéresser la cour arthurienne sont les Écritures ou les écrits « sacrés » tombés du ciel. Ni Arthur ni les autres rois et roitelets présentés dans les textes ne manifestent de grandes aptitudes littéraires ou d'érudition. Dans le Lancelot en prose, l'épisode de la fausse Guenièvre nous met en présence d'un événement curieux et amusant à la fois. La messagère de la fausse Guenièvre arrive à la cour et apporte une lettre de sa maîtresse. Le roi demande aux clercs de la lire publiquement. Le premier clerc qui prend connaissance du contenu de la lettre commence à avoir une attitude bizarre et refuse de la lire à haute voix. Il en va de même pour le deuxième et le troisième. Le suspens croit, les 57 2

Hunbaut, éd. citée, v. 3103 sq.

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esprits se réchauffent, le roi brûle d'impatience, mais à aucun moment il ne prend lui-même le contenu de la lettre dans ses mains afin de voir de ses propres yeux ce qu'elle dit de si intriguant, même s'il était, lui aussi, gagné par l'agitation générale 258 • Le même type de réaction de la part roi se retrouve dans la Véngence Raguidel, lorsque le roi aperçoit une nef avec un cadavre qui vient vers son palais. Dans la nef il y avait une lettre qu'Arthur voit, mais il ne la lit pas, et il attend que les clercs le fassent le lendemain 259 • La question légitime que l'on est amené à se poser est si le roi est en fait incapable de lire. Nous pourrions aussi penser à un rituel curial exigeant que les clercs soient les premiers à lire une lettre publique devant la cour, surtout étant donné que les clercs semblent jouer un rôle de la plus grande importance dans le Lancelot en prose par exemple, comme le souligne la controverse de Galehout avec Lancelot: à la Joyeuse Garde, Galehout désire connaître la signification d'un de ses rêves et il appelle les clercs pour qu'ils la lui expliquent, au grand amusement de Lancelot qui trouve que les rêves et les clercs ne sont pas fiables 260 • D'autre part, il faut préciser que les remarques faites par Gerbert de Montreuil au sujet de Perceval se retrouvent également dans le cas du roi Arthur qui ne semble pas avoir de régime préférentiel sur ce point. Dans la Mort Artu, le roi se trouvant dans le château de Morgane découvre les images peintes par Lancelot. L'auteur nous fait savoir qu'Arthur fut capable de déchiffrer les inscriptions autour des images parce qu'il connaissait les lettres : « Li rois Artus savait bien tant des letres qu'il pooit auques un escrit entendre » 261 • Si nous ne sommes pas sûrs des capacités de lecture d'Arthur, nous savons encore moins sur sa manière d'écrire. Il envoie souvent des messages vers ses chevaliers et barons et tous ceux« qui tenaient terre de lui » 262 , mais on ne sait jamais sic' est lui-même qui écrit ou s'il dicte les lettres ou encore s'il envoie des messagers qui doivent faire les « invitations » oralement.

258 259

260 261

Lancelot en prose, éd. citée, t. I, p. 20-21. Vengence Raguidel, éd. citée, v. 145 sq. Lancelot en prose, éd. citée, t. I, p. 42. Mort Artu, éd. citée, p. 61.

262 Expression récurrente lorsqu'il s'agit de grandes réunions arthuriennes, comme dans le Lancelot en prose ou dans les Continuations.

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D'autre part, le roi part1Cipe d'une fonction unique 263 , qui lui appartient en totalité : la compétence non pas d'écrire, mais de faire écrire 264 • Lorsqu'il revient de la quête du Graal, à la fin de la Queste et du Tristan en prose ainsi qu'au début de la Mort Artu, Bohort raconte ses aventures devant la cour, comme c'était bien sûr la coutume: « Quant il orent mengié, li rois fist avant venir les clers qui metoient en escrit les aventures aus chevaliers de laienz. » 265 « Lors fist mettre li rois en escript toutes les aventures que li compaignons de la Queste du Saint Graal avoient racontees en sa court. » 266 « Lors fist li rois metre en escrit toutes les aventures que li compaignon de la queste del Seint Graal avoient racontees en sa court. ,, 257

L'exceptionnel dans cela est l'ordre d'Arthur que les aventures de la quête soient couchées par écrit. C'est une étape de la plus grande importance, témoignant d'un début de rattachement de la cour arthurienne à la culture del' écrit. Début assez tardif on pourrait dire, puisque nous sommes à plus de cinquante ans de distance du règne d'Henri II et même à quelques dizaines d'années de Richard. Le début de la Mort Artu ainsi que la fin de la Queste parlent d'ailleurs d'Henri II qui aurait demandé à Gautier Map de coucher par écrit le livre en question 268 • Que ces références sont purement fantaisistes, la critique s'est accordée depuis longtemps. Serait-il question d'une tentative de souligner la dépendance de la légende arthurienne par rapport à l'idéologie Plantagenêt? Nous pensons qu'il s'agit plutôt d'un phénomène d'histoire culturelle. Henri II passe pour un grand protecteur des lettres ; Arthur dans la tradition antérieure, par contre, est surtout le pilier d'un engrenage fonctionnant sur le principe de 263

Merlin aussi fait écrire à Blaise son livre, mais il s'agit là d'une mise-en-texte des aventures du mage, écriture dont on dégagera plus loin les significations. 264 Voir également à ce sujet l'article d'A. LEUPIN, " Qui parle? Narrateurs et scripteurs dans la Vulgate arthurienne '"dans Digraphe, 1979, p. 81-109. 265 Queste, éd. citée, p. 279. Remarquons la petite différence qui existe entre ce texte et celui des deux autres romans : dans la Queste, la mise en écrit des aventures à la cour arthurienne passe pour une habitude courante. C'est nous qui soulignons. 266 Tristan en prose, éd. citée, t. IX, p. 283. 57 2 Mort Artu, éd. citée, p. 1-2. 268 Cf. Queste, éd. citée, p. 280 : " ... si furent mises en escrit et gardees en l'almiere de Salesbiere, dont Mestre Gautier Map les trest a fere son livre del Seint Graal por l'amor del roi Henri son seignor, qui fist !' estoire translater de latin en francois. '" Cf. aussi Mort Artu, éd. citée, p. 1 : " Aprés ce que mestres Gautier Map ot mis en escrit des Aventures del Seint Graal assez soufisanment si corn li sembloit, si fu avis au roi Henri son seigneur que ce qu'il avoit fet ne devoit pas soufire, s'il ne ramentevoit la fin de ceus dont il avoit fet devant mentionet conment et conment cil morurent dont il avoit amenteues les proesces en son livre ; et por ce commenca il ceste derrienne partie. "

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l'échange oral. Parler dans le même livre, à quelques pages de distance, de la demande d'Henri II et de la demande d'Arthur de coucher par écrit des aventures, c'est loin d'être un hasard. Le souci de la vérité historique événementielle est clairement minimal, mais non pas le désir de la vérité d'histoire « culturelle » de la monarchie anglaise. C'est une étape supplémentaire de l'inscription de la monarchie arthurienne dans un modèle culturel. Arthur faisant écrire un livre correspond, sur le plan narratif, à Henri II faisant écrire un livre : nous sommes en présence d'une procédure de mise-enabyme. Dans la manière de représenter cette scène du roi qui ordonne à son scribe de faire un livre nous constatons la même confusion des deux rois. Ainsi le manuscrit fr. 342 de la BN (de la fin du XIIIe siècle) contient une enluminure (fol. 150) qui présente un roi en train de demander à son scribe d'écrire un livre. Nous n'avons aucun moyen d'être sûrs qu'il s'agit du roi Henri ou du roi Arthur269 • L'enluminure est double, en haut est présenté Bohort en train de revenir à la cour et en bas notre scène d'écriture. En haut Bohort se dirige vers un château d'où sort un groupe de personnes, ayant à leur tête le roi Arthur. Entre le souverain de l'image supérieure et celui qui apparaît en bas de l'enluminure il n'y a aucune différence de représentation, c'est le même personnage. Donc, qui qu'il soit, c'est un roi en train de monopoliser le processus de l'écriture. Il est placé à droite dans l'image, assis sur une sorte de banc, et derrière lui il y a un château. Le roi lève ses deux mains comme s'il était en train de dicter au scribe qui est placé à gauche sur une chaise en train d'écrire. Dans cette enluminure le roi est placé presque au même niveau que le scribe et son attitude ne semble pas écrasante, il s'agit plus ou moins d'une image de collaboration que de subordination 270 • Le même jeu gestuel et corporel entre le souverain commanditaire et l'auteur se retrouve dans d'autres manuscrits du XIIIe siècle. Ainsi dans le manuscrit fr. 123 de la BN, nous voyons une enluminure (fol. 229), représentant probablement Henri II et Aliénor d'Aquitaine, et à côté de leur trône à droite se trouve Gautier Map. Les trois personnages semblent prendre une attitude passive, renvoyant non pas au processus de l'écriture, mais à la présence constante d'un auteur 269

Pour R.S. LOO MIS, cette image est nommée conventionnellement " Roi Henri et Gautier Map •>, dans Arthurian Legends in Medieval Arts, Londres, Oxford Press, 1938, fig. 216. 270 Dans le manuscrit fr. 123 de la BN (fol. l 7lv) nous voyons Arthur avec un de ses copistes. Ils semblent avoir la même attitude de collaboration, le scribe se plaçant à gauche, au même niveau que le trône.

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auprès de son patron. L'aspect de la collaboration - communication quis' établit entre Gautier Map et les mêmes souverains anglais ressort avec plus de précision d'une autre enluminure appartenant au même manuscrit (fol. 238), où le roi et la reine se tournent apparemment avec grand intérêt vers leur gauche, en écoutant l'auteur qui semble leur enseigner ou leur raconter quelque chose, en levant la main de manière assez autoritaire. Des scènes similaires sont représentées de manière différente quelques décennies plus tard. Dans le manuscrit Royal 14 E III, (du début du XIVe siècle), nous pouvons observer un roi avec son scribe (fol. 140), dans le même con texte de la Mort Artu et de la Questë- 71 • Cette fois-ci le roi se place à gauche, sur un trône somptueux, tenant son sceptre à la main. Le scribe est à droite, courbé sur son manuscrit272 , alors que dans le ms BN fr. 342 le même personnage se tient droit devant son pupitre. Quant à la manière de les encadrer dans l'image, le roi est beaucoup plus grand que le clerc et paraît l'écraser de sa majesté royale. Enfin, on retrouve la même scène dans le manuscrit Rylands, fr. 2, (du début du XIVe siècle), fol. 212. Le scribe, assis à gauche, regarde le roi de bas en haut, alors que celui-ci, debout, lève une main comme en signe de remontrance et de l'autre il montre quelque chose sur le parchemin. Le rôle non pas de commanditaire mais de censeur du roi arthurien apparaît comme indéniable. D'ailleurs nous pouvons facilement mettre en relation l'esprit de cette enluminure avec l'épilogue inédit du Tristan en prose, ou le roi Henri est désigné sans conteste comme un censeur qui ne se contente pas de faire écrire les livres, mais s'ingénie aussi à les modifier: «Assez me sui ore travailliez de cest livre metre a fin, longuement i ai entendu et longue ovre ai achevee, la Deu merci, qui le sens et le pooir m'en dona d'achever la. Beaux diz plaisanz et delitables i mis par tout a mon/ 273 ... et por les beaux diz qui i sunt, que le roi Henri d'Engleterre a bien veu de chief en chief et voit encor soventes foiz corn cil qui forment se delite, m'est il avis que, por ce qu'il a assez plus trové el livre de latin que tuit li translateor de cestui livre n'ont retret en langue francoise, m'a il requis, et par soi et par aultrui, et perses lettres et par bouche que, por

271

Scène cataloguée toujours par R.S. LOOMIS comme " Henri II et Map '" op. cit., fig.

241. 272

Dans les manuscrits arthuriens du XVe siècle, l'auteur semble avoir pris la place du roi commanditaire alors que scribe acquiert une attitude de plus en plus humble, comme nous le voyons dans les deux enluminures représentant Luce del Gat dans le manuscrit fr. 102 de la BN (fol. 1 et fol. 239).

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ce qu'il a trové que maintes choses faillent en cest livre qu'il i covendroit metre, ne metre ne s'i porroient mie des ore mes, que ge autrefoiz m'en travaillasse de faire un aultre livre ou soit conteneu tot cen que en cest livre fal t. » 273

Au XVe siècle le scribe disparaît presque totalement de la scène. Dans le manuscrit fr. 97 de la BN, nous voyons les chevaliers représentés en train de conter leurs aventures (fol. 414), alors que le roi, assis sur son trône à la droite de l'image, les écoute avec le plus grand intérêt. Le scribe, dont le rôle est de mettre les histoires par écrit, apparaît juste à moitié dans l'image. Il n'est ni aux pieds du roi, ni devant lui, il est carrément caché derrière le trône et seuls sa tête, ses jambes et son parchemin apparaissent. Relégué désormais à l'arrièreplan, le scribe n'est plus qu'un élément du décor. Les quatre enluminures dont il a été question plus haut, fabriquées dans trois manuscrits différents, rendent compte de la manière dont se modifie la vision sur le monopole royal de l'écriture. Il nous apparaît presqu'évident que, du roi qui semble discuter avec son scribe jusqu'au moment où le roi a l'air de le censurer ou de modifier le contenu de ce qu'il écrit il y a un écart assez grand. Sans mentionner, en outre, que dans les trois cas examinés, le souverain apparaît plutôt comme celui qui dicte ce que le scribe écrit, plus que celui qui lui ordonne d'écrire, donc comme une sorte d'auteur virtuel de la légende. Par ailleurs, nous constatons que dans le manuscrit fr. 122 (XIVe siècle) nous avons une enluminure (fol. l 98v), où les deux processus, celui de l'écriture et celui du conte sont représentés en même temps. Ainsi, les chevaliers sont debout, le roi se place à gauche sur son trône, en train d'écouter, et au milieu, à leurs pieds, les scribes sont en train de faire leur travail d'écriture. Le phénomène est surpris dans sa logique paradoxale : les vrais protagonistes de la scène sont évidemment les émetteurs et les récepteurs qui produisent le discours oral, alors que ceux qui se chargent de la transformation des mots en texte pour l'éternité, ceux qui, enfin, se placent dans un rapport de médiation entre les deux types d'attitude communicationnelles, les scribes, sont marginalisés et apparaissent en tant qu'instruments. La même scène apparaît dans le manuscrit fr. 122 du XIVe siècle. Dans cette image (fol. l 49v), le roi est debout, muni de tous les signes 273 Le passage a été transcrit par E. BAUMGARTNER du ms BN fr. 1628, voir" Luce del Gat... '"art. cité, p. 339.

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de la majesté royale, alors que les chevaliers devant lui sont en train de raconter leurs aventures. Le souverain fait un geste de commande, ignorant totalement le scribe, assis à ses pieds. Le clercs' efface de plus en plus, et acquiert un statut d'instrument dépourvu de toute volonté et puissance créatrice. C'est un aspect assez paradoxal, si l'on pense qu'au XIIIe siècle les marques de la conscience de l'auteur commencent à apparaître 274 et que nous retrouvons dans un roman comme Hunbaut la prétention à l'originalité et le désir de se différencier d'un grand maître : «Ne dira nus hon que je robe/ Les bons dis Crestien de Troies /Qui jeta aubesas (deus) et troies /For le maistrie avoir deujeu, / Etjuames por ce maint jeu. » 275

D'autre part, il est vrai que Virginie Greene remarque cet effacement de l'auteur à partir de Geoffroi et de Chrétien de Troyes: on connaît beaucoup mieux un auteur comme lui du XIF siècle que tous les autres du XIIIe 276 • Quelle serait donc la signification de ce geste? La demande d'Arthur est-elle liée à une volonté de capter une écriture révélée, ou s'agit-il tous simplement d'une manière de garder en mémoire les hauts exploits de sa cour? Nous pensons que le but de cette attitude est exceptionnellement laïc et qu'il témoigne d'un désir de plus en plus accru du monde arthurien de s'inscrire dans une historicité. Au moment où Arthur fait écrire les aventures du Graal, le saint calice était disparu dans le ciel, Galaad avait intégré la chevalerie celestielle en quittant définitivement par la mort physique le monde arthurien et ses lois. Écrire les aventures du Graal est un geste qui vient se greffer dans un contexte de désacralisation du monde arthurien et il relève de la chronique et non pas de l'écriture révélée qui n'a strictement rien à voir dans cela. Déjà les aventures que Bohort et les autres racontent sont extérieures, parce que les vrais héros de la quête, Galaad et Perceval, ne sont pas là pour en parler. C'est un monde disparu qu'Arthur s'efforce désespérément d'emprisonner sur papier, et ce geste vide les aventures de leur véritable contenu sacré. D'ailleurs Arthur se préoccupe de la mémoire des événements dans d'autres textes et contextes. Ainsi dans le Huth Merlin nous le 274 275 276

Cf. les études de M. ZINK et de P. ZUMTHOR sur la subjectivité littéraire. Hunbaut, éd. citée, v. 186-190. V. GREENE, Le sujet et la mort, op. cit., p. 91.

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voyons en train de faire élever les statues des rois qu'il a vaincus 277 • Mais son intérêt pour la vérité historique pure ne ressort nulle part mieux que dans le Tristan en prose lors del' épisode du Château Félon. Rappelons brièvement le sujet de ce passage : Dieu fait fondre la tour du château en question, pour délivrer Galaad qui y était retenu prisonnier par les païens. Arthur se déplace sur les lieux avec toute sa cour et tente en vain de reconstruire cette tour. Lorsqu'il se trouve sur le point d'abandonner l'entreprise, on lui dit en rêve que ce n'est pas à lui d'élever ce bâtiment, mais à un autre roi, meilleur que lui, Charles. Ne montrant pas de rancune à l'égard du futur empereur carolingien, Arthur rentre à Camalot et fait tout de suite coucher par écrit l'aventure : « En tel maniere se parti li rois Artus del Castel Felon. Quant il fu venus a Kamaaloth, il fist metre en escrit le non Charle et tout ce qui li ot esté dit de la vois, et fu mis cis escris en la maistre eglise de Kamalooth. » 278

Une perspective légèrement différente apparaît dans la Continuation de Manessier : Perceval revenu à la cour est interrogé par le roi sur ses aventures, il les raconte et Arthur fait tout écrire et sceller dans une « aumaire » à Salesbieres279 • Par la perspective du rapport entre samblance et senefiance, l'intention del' écriture arthurienne se place exactement à l'opposé del' écriture révélée. La dernière s'efforce d'opérer le passage de la samblance à la signifiance, de rendre plus clair le discours fermé des signes. La monarchie arthurienne, au niveau de l'intention des actes de langage qu'elle produit, suit le chemin inverse: la senefiancese perd et reste la semblance éternellement figée dans sa grandeur héroïque et commémorative. L'écriture révélée transforme les chevaliers en signes dont l'agencement produit du sens. Les oeuvres s'adressant à la mémoire politique et non à l'entendement, oeuvres qu'Arthur fait écrire, retransforment les signes en chevaliers tout en générant une inévitable suppression de la senefiance par le fait qu'elle est essentiellement redondante. Dans ce sens, une enluminure du ms. Roy. 14 E. III de la British Library, qui se trouve au fol. 89 280 , est extrêmement significative : Lancelot apparaît debout devant le roi et la reine, mais il ne 277

Le passage est commenté par E. BOZOKY, "De la parole au monument: marquer la mémoire dans la littérature arthurienne "• dans jeux de mémoire. Aspects de la mnémotechnie médiévale, dir. B. ROY et P. ZUMTHOR, Montréal, Presses Universitaires de Montréal, Paris/ Vrin, 1985, p. 81. 278 Tristan en prose, éd. citée, t. IX, p. 137-138. 279 MANESSIER, Continuation de Perceval, éd. W. ROACH, t. V, v. 42426. 28 ° Cf. G. ASHE, Le Roi Arthur: Réve d'un âge d'or, Paris, 1992, p. 75.

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raconte pas ses aventures, il les lit dans un livre. Au niveau de la réception des oeuvres, l'inévitable rebondance, bénéfique pour la mémoire mais générant des anomalies de sens ne manque pas de se manifester2s1.

II. L'ÉMERGENCE DE LA CONSCIENCE INDIVIDUELLE Depuis longtemps, les chercheurs, mus par la codification de la notion de Renaisssance du XII° siècle, tentent d'énumérer parmi les symptômes de la période, l'émergence de la conscience individuelle et de la perception de l'individu comme valeur. Se libérant du spectre de l'anachronisme, les médiévistes ont, tour à tour, exploré la naissance de l'individu, sous divers angles et à travers diverses perspectives. Phénomène assez paradoxal en soi, et qui ne cesse pas de nous étonner, puisque le Moyen Âge passe pour une période « holiste » 282 , caractérisée par la prédominance du tout sur l'individuel. Que serait, dans la période médiévale, un individu sans son lignage? Un chevalier sans son roi ? Un moine sans son ordre ? À coup sûr déviant, un paria, un marginal. Or un marginal pourrait bien être perçu comme un individu, mais non pas comme une valeur en soi. Par ailleurs, John Benton attire l'attention sur l'intolérance particulière du Moyen Âge à l'égard des personnes considérées comme déviantes 283 . 1. Individualisme et christianisme

Nous devrions alors nous demander, en tout premier lieu, si l'attention portée à l'idée d'individu n'était pas une projection de notre subjectivité moderne et si elle ne venait pas, par ailleurs, du fait que notre époque est profondément marquée par l'individualisme. Nous sommes tentés de répondre de manière affirmative à cette question. Virginie Greene constate un immense désordre conceptuel dans les

281

L'enluminure est également commentée par M. STANESCO, "Le Texte primitif'" art. cité, p. 25. 282 La première occurrence du terme holisme apparaît dans le travail d'André LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philowphie, Paris, PUF, 1968, où il est défini comme une " théorie d'après laquelle le tout est quelque chose de plus que la somme des parties. ,, (p. 1254) 283 J. BENTON, Culture, Power and Personality in the Medieval France, Londres, Humbledon Press, 1991, p. 319.

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études médiévales lorsqu'on parle d'individu, personne, sujet, moi 284 • Confusion qui vient à la fois du fait que l'on cherche, en faisant parfois violence aux textes, des signes de l'individualisme là où il n'y a que la manifestation d'un sujet, et du malaise que tout médiéviste, quel que soit son discours sur la question, doit ressentir à faire une place à l'individu dans les structures massives du Moyen Âge 285 • Louis Dumont, dans son Essai sur l'individualisme, distingue entre deux acceptions du terme d'individu : « D'un côté le sujet empirique, parlant, pensant et voulant, soit l'échantillon individuel de l'espèce humaine, tel qu'on le rencontre dans toutes les sociétés, de l'autre l'être moral indépendant, autonome, et par suite essentiellement non social, qui porte nos valeurs suprêmes et se rencontre en premier lieu dans notre idéologie moderne de l'homme et de la société. » 286 Aaron Gourevitch tente de trancher entre la personne et l'individu. D'une part la personne est: «L'individu humain inséré dans des conditions socio-historiques concrètes ; indépendamment de son degré d'originalité, la personne est inévitablement reliée à la culture de son temps, car elle se nourrit de la vision du monde, de la représentation de l'univers et du système de valeurs de la société ou du groupe social auxquels elle appartient » 287 • D'autre part, l'individualité est définie comme « prise de conscience par l'homme de « son être à part » 288 • Ces deux distinctions nous semblent centrales pour toute approche de l'idée d'individu au Moyen Âge, puisqu'elles permettent au médiéviste de ne pas se perdre dans la forêt conceptuelle, parmi les théories qui abondent sur la question et de ne pas se laisser non plus aveugler par les lendemains qui chantent des textes littéraires qui ne parlent parfois que de personnes ou de sujets empiriques. Nous pensons que, si l'on peut parler de l'apparition de l'individu au Moyen Âge, un individu qui réponde aux critères de définition de

284 V. GREENE, Le sujet et la mort, op. cit., p. 161-165, se pose la même question, en parlant des études sur l'individu dans la littérature et en rapport avec le langage. 285 John BENTON signale, d'ailleurs, que le terme " individualiste ,, a été employé pour la première fois par Joseph de Maistre pour mettre en opposition les sociétés modernes fragmentées avec l'ordre social et la religion, structures qui passent pour avoir été particulièrement fortes au Moyen Âge. (op. cit., p. 313, cité par V. GREENE, op. cit., p. 162.) 286 L. DUMONT, Essai sur l'individualisme, op. cit., p. 37. 287 A. GOUREVITCH, La naissance de l'individu dans l'Europe médiévale, Paris, Seuil, 1997, p. 23. 288 Ibidem, p. 24.

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la modernité, c'est avant tout en tant qu'individu se manifestant en relation avec Dieu, dans la foi et pour la foi 289 • a) Les promesses de la Renaissance du XIIe siècle Les études faites sur ce sujet parlent souvent d'une mise en relation de l'individualisme avec ce qui a été appelé la « Renaissance du XIIe siècle». Nous ne discuterons pas ici ce concept, et nous ne reprendrons pas toutes les catégories qui s'y rattachent290 , mais nous retiendrons uniquement les traits susceptibles de dresser le cadre del' émergence d'une conscience de l'individu. Le monde universitaire du XIIe siècle est caractérisé par une redécouverte de !'Antiquité classique, ce qui entraîne une tendance que l'on a qualifié d'humaniste dans les courants de pensée. Pour certains chercheurs, l'humanisme, vu comme une construction anthropocentrique, privilégiant aussi les relations entre les individus, serait à comprendre en rapport avec la montée d'un certain type d'individualisme, bien qu'il ne soit pas encore celui qui nous est familier 291 • Or, à part le fait qu'humanisme ne signifie pas individualisme, les relations entre les hommes sont la base de la pyramide féodale, qui encourage tout, sauf l'individualisme. On assiste, avec le développement des universités, à un effort de rationalisation du monde et du rapport de l'homme à l'univers qui est suivi d'une réflexion plus poussée sur le moi individuel et sur la conscience, définie par M. D. Chenu comme « la totalité des phénomènes psychologiques et moraux, à la fois très divers et continûment entrelacés »292 . Parallèlement, et malgré l'opposition explicite entre le milieu monacal et celui de l'école, les traités De conscientia se multiplient dans les cercles cisterciens293 • Le criticisme rationaliste 294 témoigne d'une volonté d'affranchissement de la tutelle des idées acquises. Ce genre d'initiatives se mani289

E. TROELTSCH attire aussi l'attention sur cet aspect dans Die Soziallehren der christlichen Kirchen und Gruppen, dans Gesammelte Schriften, 1, Tübingen, 1992 290 L'étude de]. VERGER, La Renaissance du XII' siècle, Paris, Cerf, 1996 mentionne en tout premier lieu le renouveau économique (p. 28), ainsi que le développement des corporations indépendantes. Nous pensons que cet aspect serait trop éloigné d'un débat sur l 'émergence de la conscience individuelle pour le reprendre ici. 291 C. MORRIS, The Discovery of the lndividuaL 1050-1200, Londres, SPCK, 1972, p. 7. 292 M. D. CHENU, L'éveil de la conscience dans la civilisation médiévale, conférence Albert le Grand, 1968, p. 11. 293 Ibidem, p. 44. 294 C. MORRIS le perçoit comme une manifestation de l'individu dans une société monolithique, op. cit, p. 61.

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feste à travers une imitation explicite de !'Antiquité, mais la pensée médiévale a repris et modifié les traditions gréco-latines. Dans les tendances du criticisme rationaliste se préfigurent déjà certains éléments qui annonceront la« naissance du sujet » aux débuts des temps modernes. Abélard, sortant d'un cours d'Anselme dégoûté de l'enseignement de cette éminente autorité de son temps 295 , rappelle bien Descartes tournant le dos à ses maîtres pour faire table rase de ses connaissances acquises 296 • La pensée cartésienne présente évidemment un système cohérent dans le cadre duquel l'individu prend conscience de sa valeur personnelle comme objet d'étude ainsi que de sa capacité, comme sujet observateur, à étudier le monde sans l'appui de nulle tradition 297 • Il s'en faut, hélas, de beaucoup au Moyen Âge, et le doute méthodique n'a pas encore germé dans les esprits. On a beaucoup insisté sur les différences et les divergences entre les écoles de ville et les milieux monastiques.Jacques Le Goff oppose «l'école solitude» de l'abbaye à« l'école bruit » 298 de la ville.Jacques Verger observe le combat sourd entre le «cloître et l'école», Colin Morris celui entre un saint Bernard et un Abélard 299 • Il n'en reste pas moins que, même si les monastères cisterciens n'avaient pas d'école 300 , saint Bernard, par exemple, fréquentait des gens issus des milieux universitaires urbains et lui-même avait suivi, dans son enfance l'école des Chanoines à Chatillon-sur-Seine et avait été étudiant à Paris301 • Mais, quelque radicales que soient les oppositions au niveau dogmatique, quelque différents que soient les instruments, philosophiques ou théologiques, au moyen desquels moines et clercs approchaient le monde, ils se rejoignent au point où commence la quête de l'individu comme valeur. Cf]. LE GOFF, Les intellectuels au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1957, p. 42. René DESCARTES, Méditation troisième in Oeuvres philosophiques, textes établis, présentés et annotés par F. Alquié, Classiques Garnier, 1963, t. 2, p. 430. 297 Richard RORTY dans L'homme spéculaire, Seuil, 1990, résume de façon assez concluante

295

296

le rôle de la pensée cartésienne dans la constitution de l'idée d'individu : " Ce qu'il y a de nouveau avec Descartes, c'est cette notion d'espace intérieur unique dans lequel les sensations corporelles et perceptives, [ ... ],bref tout ce qui pour nous aujourd'hui relève du mental, peuvent faire l'objet d'une quasi-observation. Une telle arène intérieure, avec son observateur interne, a bien certains précédents, ici ou là dans la pensée antique et médiévale, mais cette conception n'a jamais retenu l'attention de quiconque au point d'en faire une problématique. ,, (p. 64) ; voir R. TOMA, Les temps qui courent racontés aux littéraires, Bucarest, Babel/ Éditions de l'Université de Bucarest, 2000, p. 38. 298 Op. cit., p. 28. 299 Op. cit., p. 62 sq. 300 ]. VERGER, " Le cloître et les écoles '" dans Bernard de Clairvaux. Histoire; mentalités; spiritualités, Paris, Cerf, 1992, p. 464. 301 Ibidem, p. 463.

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Le milieu scolaire du XIIe siècle a promu une démarcation de l'individu comme entité autonome plus que les Anciens, pour lesquels l'individu est essentiellement le citoyen. Sa volonté est prise en compte en fonction du bien commun. L'homme est le zôon politikon d'Aristote, celui qui vit dans la ville, avec les autres, et qui est par conséquent libre dans la mesure où sa liberté ne nuit pas à la liberté de l'autre. En revanche le Moyen Âge découvre un individu beaucoup plus tourné vers lui-même, sans que pour autant on puisse affirmer, à la manière de Michel Bakhtine, que le Moyen Âge a découvert l'individu solitaire302. La solitude est mal vue jusqu'à très tard. Elle encourage les attaques du démon et aliène l'être humain le réduisant le plus souvent au stade de bête. Les mouvements érémitiques des XIIe-XIIIe siècles n'encouragent pas la réclusion individuelle, mais en groupe. Si les textes de fiction focalisent très souvent sur des personnages surpris dans la solitude, cela est dû, le plus souvent, à des raisons d'ordre narratif. Nous constatons donc toute une série de signes précurseurs et de stades embryonnaires de l'individu tel qu'on le perçoit aujourd'hui, mais que nous sommes forcés de relativiser à chaque fois, soit par souci conceptuel, soit par volonté de respecter le particularisme du Moyen Âge. b) Connaissance de soi - connaissance de Dieu Le véritable problème de l'individu n'est pas amorcé au XIIe siècle, comme on l'affirme à l'envi, mais sous la plume de saint Augustin au IVe siècle. Le moi s'affirme avec clarté et décision dans la phrase : Ego, ego, non fatum, non fortuna, non diabolui° 03 • En rejetant l'idée de l'influence du destin et de la fortune sur l'évolution de l'être humain, en soulignant le peu d'importance de l'action du démon sur nos actes, Augustin rompt avec la mentalité de }'Antiquité qui veut que l'évolution du héros soit régie par le destin, selon un rapport causal bien établi ; en même temps, Augustin assigne une responsabilité accrue à l'homme face à ses propres actes. La différence fondamentale entre le héros antique et le héros chrétien réside dans cet aspect de la responsabilité. Alors que pour le héros antique l'essence précède l'existence, pour le chrétien l'existence précède ou du moins confirme l'essence.

302

303

M. BAKHTINE, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1987, p. 283. Enarratio in psalmum XXX, dans PL, vol. XXXVI, col. 268.

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L'être humain se crée activement à chaque moment de sa vie. L'un des signes de la prise de conscience par l'individu de sa propre personnalité, de son propre moi, est la reprise de la sentence delphique nosce te ipsum, connais-toi toi-même, qui apparaît dans nombreux écrits des penseurs médiévaux, qu'ils soient moines ou professeurs, que cela se passe au XIIe siècle ou plus tôt. Ainsi, chez Grégoire de Nysse, dans son commentaire sur le Cantique des Cantiques, apparaît l'idée que si l'âme est l'image de Dieu, en se voyant elle-même l'âme parvient à voir Dieu304 . Plus tard, Guibert de Nogent affirme dans l'un de ses sermons que pour connaître Dieu il faut d'abord se connaître soimême305, alors que Pierre Damien soutient que l'homme devrait être conscient de la mesure de ses propres forces avant de combattre le démon 306 . Anselme de Canterbury déclare dans son Monologium que l'âme cherche à se connaître afin d'accéder à la connaissance de Dieu307 , de même Hugues de Saint-Victor parle de l'âme qui se voit, dans son De sacra mentis fidei christianaè3° 8 . Le cistercien Hélinand de Froidemont soutient que pour savoir la vérité il suffit d'écouter Dieu qui parle dans le prétoire du coeur309 . Et que dire de saint Bernard qui, en parlant du Cantique des Cantiques, affirme qu'il s'agit là d'un texte conçu pour faire appel à l'expérience personnelle du croyant. Par ailleurs, pour saint Bernard, la quête de la vérité commence d'abord en nous-mêmes et il demande que l'on cherche la vérité, en nous d'abord, puis dans le prochain, enfin en elle-même 310 . Le genre littéraire des confessions, supposant un examen intérieur, fait carrière tout le long du Moyen Âge. Les écrits autobiographiques de Guibert de Nogent311 , !'Histoire de mes malheurs d'Abélard, sont des textes considérés par Aaron Gourevitch comme symptomatiques pour les XIe et XIIe siècles 312 . Néanmoins, ce n'est pas un genre inconnu avant cette période. Augustin a rédigé ses confessions à la fin de l'AnCf. Gant., hom, 2, PC, t. XLIV, 807A, cité par P. COURCELLES, Connais-toi toi-même. De Socrate à saint Bernard, Paris, Études Augustiniennes, p. 256. 305 Cf. C. MORRIS, op. cit., p. 67. 304

306 307 308 309 310

Sermo LXXIV, PL, CXLIV, 921 BC. PL, t. CLVIII, 213A. PL, t. CLXXVI, col. 266. Sermo II, PL, t. CCXII, 489B. Saint Bernard de Clairvaux. Textes politiques, choisis et traduits du latin par P. ZUMTHOR,

Paris, UGE, 1986. Self and Society in Medieval France. The Memoires of Abbat Guibert de Nogent, Harper, Torschbooks, USA, 1970.J. F. BENTON remarque dans l'introduction du texte le nombre élevé de descriptions del' enfance de Guibert, ce qui est rare pour le Moyen Âge et indique une tendance à une présentation de soi plus complexe (p. 21). 312 A. GOUREVITCH, op. cit, p. 14.

311

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tiquité ; cet écrit est marqué par des accents d'une authenticité poignante, où la tension de la recherche de Dieu y transparaît avec une violence très forte. Voir, écouter son âme, nous sommes là devant une véritable impulsion vers l'introspection. Le moi, si tant est que cette catégorie peut être utilisée en parlant d'un homme médiéval, est une entité étrangère à nous-mêmes, qu'il faut apprendre à connaître au moyen des mêmes instruments qui nous font percevoir le monde. Dans la quête de Dieu, de la vérité, de la sagesse, la connaissance de soi est marquée comme un moyen vers le but, comme une première étape, indispensable, une base, sans laquelle toute connaissance est impossible. Or, la connaissance de soi est surtout un moyen pour connaître Dieu et elle est en relation très étroite avec la théologie. Il ne s'agit pas encore de la connaissance de soi comme un but en lui-même et l'on ne pourrait pas aller jusqu'à affirmer, à la manière de Colin Morris, que le XIIe siècle marque la découverte d'une nouvelle psychologie 313 . Nous constatons donc une tendance à l'introspection qui se manifeste de plus en plus, et sera codifiée par le concile de Latran IV, lorsque la confession annuelle devient une obligation. Il n'y a donc pas de connaissance de soi en dehors de la connaissance de Dieu, pas de retour du sujet vers lui-même autrement que dans le but de connaître Dieu. L'être humain ne se considère comme digne d'étude qu'en tant qu'être moral et spirituel, qui tend vers son créateur. c) La liberté et la grâce La liberté de l'homme à construire et à parfaire son évolution est théorisée par les théologiens dans la doctrine du libre arbitre. Au XII° siècle les théologiens insistent sur cet aspect, déjà longuement pris en discussion par saint Augustin. Avec la célèbre théorie abélardienne sur le péché-intention, nous sommes devant une redécouverte des profondeurs de la nature humaine au-delà de la simple observation de ses faits et de ses actes. L'action en elle-même passe au second plan,

313 C. MORRIS, op. cit, p. 77. Sur la question des tendances psychologisantes médiévales, les travaux de S. KAY, P. HAIDU et, plus récemment, de V. GREENE, sont assez révélateurs. Ils cherchent tous, chacun en partant d'angles d'analyse différents, les premiers signes de la constitution du sujet, à travers l'amour, à travers la société, ou en rapport avec la mort et le langage. Néanmoins, il ne s'agit que du sujet, et non pas de l'individu.

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0

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les schémas d'analyse de l'homme se construisent sur une échelle verticale au détriment de l'horizontalité de l'agir. Dans la même direction se développent aussi les théories cisterciennes de la volonté personnelle et du libre arbitre. Dans ce sens saint Bernard prend une part considérable à la prise de conscience de l'individu de sa propre responsabilité. Ainsi il affirme dans son Traité de l'amour de Dieu: «Son bien le plus éminent, que l'homme le cherche dans la partie supérieure de son être, c'est-à-dire dans son âme. C'est la dignité en l'homme le libre arbitre, par lequel il lui est donné non seulement de s'élever audessus de tous les autres êtres vivants, mais de régner sur eux ; science la connaissance qu'il a de cette dignité qui est en lui et qui toutefois ne vient pas de lui ; enfin vertu, ce qui lui fait rechercher avec ardeur Celui dont il tient son être, et qui l'attache à Lui après qu'il L'a trouvé ... ,, 314

On peut donc remarquer la grande importance accordée par saint Bernard à la liberté intérieure de l'homme. Le libre arbitre est en relation avec la volonté de l'homme, dont Bernard traite dans De la grâce et du libre arbitre : « La volonté, dont la propriété est la plus essentielle, ne peut être contrainte ni par la violence, ni par la nécessité à se mettre en opposition avec elle-même, ou à faire quoi que ce soit contre son gré. C'est donc elle qui fait qu'une créature est juste ou injuste, heureuse ou malheureuse, selon qu'elle consent à la justice ou à l'injustice. » 315

Le rôle de la volonté apparaît par conséquent comme un ressort de base pour la pensée de saint Bernard et elle rend l'homme libre face à toute contrainte et face à toute nécessité. Libre de tout déterminisme, c'est par le vouloir que l'être humain se rapproche de Dieu316 •

314

Saint Bernard de Clairvaux, op. cit, p. 25. Ibidem, p. 26. 316 La théorie de Bernard sur ce point aura comme écho le thomisme, au XIIIe siècle : pour saint Thomas, le vouloir, provenant de la raison, est naturellement enclin vers le bien. Et à chaque fois qu'il exerce sa volonté, l'homme opère un choix, critère fondamental de la définition du libre arbitre : Liberum arbitrium ... nihil est aliud quam vis electiva. (Le libre arbitre n'est pas autre chose que la capacité de choisir). Le libre arbitre se situe donc dans la volonté qui à son tour provient de la raison. C'est aussi le point de vue de Richard de SaintVictor, qui distingue entre la tendance profonde [motus] et la volonté consciente [nutus], cette dernière constituant le libre arbitre. Une place à part dans le système thomiste est accordée à la délibération qui précède le choix et où le libre arbitre se manifeste. 315

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On constate en quelle mesure la volition est un phénomène qui, à côté de l'intention, détermine les actes humains. Comme Abélard, comme saint Bernard, saint Thomas dirigera aussi son investigation vers l'intérieur de l'être humain, vers ce qui se passe dans son esprit avant le moment de l'action, et par cela même il relègue l'agir en second plan. Dans cette perspective, on s'explique mieux l'assertion d'Innocent III qui répond à l'archevêque de Bouyes qu'il vaut mieux subir une excommunication que d'agir contre sa conscience 317 • Par ailleurs, cette affirmation du pape est en accord total avec l'idée promue par l'Église du xne siècle qu'il faut avant tout suivre sa conscience puisque c'est la loi privée qui préexiste à toute autre loi et que par conséquent elle est meilleure que la loi commune 318 • Néanmoins, la raison et le libre arbitre, tout en soulignant la présence de l'individu, ne suffisent pas pour le rendre unique et recevable comme valeur. La raison humaine et le libre arbitre sont, nous le savons bien, corrompus par le péché. C'est la grâce, déjà théorisée longuement par Augustin, qui vient parfaire la ligne qui sépare l'individu de l'ensemble. À ce niveau-là, Bernard est beaucoup plus individualiste qu'Abélard. L'individu médiéval se développe à travers l'amour divin et la quête de la connaissance de Dieu, autant de preuves de la grâce. C'est le seul type d'amour qui, dans les représentations médiévales, libère au lieu d'enchaîner. Chez les mystiques du XIIe siècle, l'être humain ne peut et ne doit voir Dieu ici-bas qu'en énigme et en miroir. Ou, pour être plus précis, par la foi. Miroir, énigme, foi, toujours est-il que l'homme ne se contente pas de ce savoir biaisé, et que la patience d'attendre afin de voir cette attitude porter ses fruits lui manque. L'être aspire à la connaissance directe de Dieu, connaissance non médiée, non réfléchie, que nulle énigme ne cache, que nul tamis ne transforme, la vue directe sans voile de Dieu et de Sa puissance. Ce que recherche le croyant pur et ardent est la vue du visage de Dieu, comme le dit Guillaume de Saint-Thierry319 : Le désir de connaître Dieu « tel qu'il est » (I ]n 3, 2) trouve son accomplissement par la grâce, par le biais du Saint-Esprit, comme l'explique Guillaume dans l'exégèse qu'il fait du passage de la Bible 317

Décréta/es, c. 13, X, II, 13, Friedberg, Il, 287, cité par M. D. CHENU, op. cit., p. 29. P. VAN MOOS," L'individu ou les limites de l'institution ecclésiale '"dans L'individu au Moyen Âge, dir. B. M. BEDOS-REZAK et D. IOGNA-PRAT, Paris, Aubier, 2005, p. 278-283.

318

L'auteur insiste entre autres sur le fait que le salut est toujours personnel aux yeux du christianisme. 319 Meditative orationes, PL, 80, col. 227D.

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où Moïse voit le buisson ardent sur la montagne 320 . Notons par ailleurs que Moïse n'est pas pour Guillaume, à la différence de Bernard, un modèle dans la recherche et la connaissance de Dieu. Notre théologien reproche au grand prophète juif sa crainte devant l'image de Dieu, qui le rend pareil au peuple qu'il dirige 321 • La différence entre l'Ancien et le Nouveau Testament est ainsi soulignée, et c'est là une représentation opposée à celle de saint Bernard pour qui la communication entre Dieu et Moïse devrait servir de modèle aux chrétiens 322 • De même, Guillaume souligne la différence essentielle entre les mortels et la Trinité, les hommes ne pouvant jamais connaître Dieu que par la perspective de leur altérité et avec l'aide du Saint-Esprit, alors que les personnes de la Trinité se voient réciproquement sans se percevoir comme autres, puisqu'il y a là identité d'essence 323 • La quête du croyant, qui déjà en elle-même est une preuve de la grâce 324, l'éternelle déchirure de l'homme à la recherche de Dieu est le dépassement de la dissemblance et il n'y a que l'amour, l'amour sans mesure, illuminé par le Saint-Esprit, qui parvienne à rendre l'homme semblable au Christ. La grâce, dans la théologie del' époque, n'est pas uniquement un don gratuit fait par Dieu à l'homme. Elle est surtout et avant tout une somme de vertus et une capacité de compréhension immense, qui vient par l'illumination du Saint-Esprit. Or, pour les mystiques, cette illumination est avant tout amour. L'on a remarqué à quel point les auteurs tels que Bernard ou Guillaume de Saint-Thierry ont cherché à commenter et à comprendre le Cantique. L'amour-passion, l'amour fou, n'est rien d'autre que le don de Dieu pour l'homme; c'est une capacité qui tend naturellement vers son créateur, mais qui arrive malgré tout à être pervertie et détournée de sa raison initiale. Les racines de cette idée sur l'amour remontent à Augustin, mais la pensée de l'évêque d'Hippone se retrouve transformée sous la plume des mystiques du xne siècle, en particulier de Guillaume de Saint-Thierry: le grand ami de saint Bernard, en s'appuyant sur Augustin, mais aussi et surtout sur Origène, souligne que la lumière de l'amour divin se communique à travers les passions

320

Ibidem, col. 212 D-213A. Ibidem, col. 212C. 322 Cf. P. VERDEYEN, La théologie mystique de Guillaume de Saint-Thierry, op. cit., p. 94. 323 Ibidem, p. 90. 324 Deux traités de l'amour de Dieu: De la contemplation de Dieu, De la nature et de la dignité de l'amour, textes, notes critiques et trad. M.-M. DAVY, Paris, Vrin, 1953, p. 37. 321

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humaines sublimées 325 . C'est aussi par cet amour que le croyant sur lequel descend la grâce du Saint-Esprit se transforme en véritable aide de Dieu. Selon saint Paul, (I Cor. 3, 9) il s'agit des coadiutores Dei qui se retrouvent sous la plume de Bernard en tant que cooperatores Spiritus Sancti 326. Selon Guillaume, afin de parvenir à cet amour simple et passionnel, le fidèle n'a pas besoin de chercher Dieu dans les livres ou dans la science 327 . Cet amour, cette capacité d'élévation, est donnée au fidèle par l'illumination de l'âme. L'idée est ancienne, on la retrouve déjà chez saint Paul, à la suite duquel les mystiques médiévaux ont traité le sujet (II Cor. 4, 6). Que l'amour illuminé fasse partie des dons de la grâce du SaintEsprit, c'est une idée qui n'appartient pas strictement aux cisterciens, car on la retrouve également chez Hugues de Saint-Victor, par exemple328. De surcroît, la grâce apparaît souvent non seulement en tant que don que le Seigneur fait aux hommes, mais aussi comme une série d'expériences qui ne peuvent pas être communiquées 329 . L'intérêt profond pour le libre arbitre et la grâce pointe vers une véritable redécouverte de« l'homme intérieur», que saint Paul330 opposait à l'homme extérieur. Dans le discours de !'Apôtre d'ailleurs, l'homme intérieur existe en relation à Dieu. Pour trouver la lumière divine, l'homme doit descendre dans les profondeurs de son âme, de son coeur331 et il devient unique par son amour pour Dieu et par la grâce. N'oublions pas, d'ailleurs, que pour le Moyen Âge la «similitude » et l'analogie restent des catégories d'interprétation opérationnelles. Dans la perspective de Michel Foucault, la ressemblance comme catégorie interprétative du monde fonctionne jusqu'au xvne siècle, qui

325

Sur ce point, P. VERDEYEN souligne les racines orientales profondes de la pensée de Guillaume, op. cit, p. 211. 326 BERNARD DE CLAIRVAUX, Saint Bernard, L'amour de Dieu. La grâce et le libre arbitre, Oeuvres Complètes, XXIX, Paris, Cerf, 1993, intr., trad. et notes par Françoise Callerot, MarieImelda Huille,Jean Cristophe, Paul Verdeyen, p. 344. 327 Speculumfidei, PL, 180, col. 367AB. 328 Comme le remarque R. A. LAURICK, The Catechetical Presentation of Grace in Medieval Times, 1966, The Catholic Univ. of America, Univ. Microfilm, Inc. Ann Arbor, Michigan, p. 241. 3 9 2 Cf. R. A. LAURICK, op. cit., p. 260. 330 ••. ut det vobis secundum divitias gloriae suae virtute corroborari per Spiritum eius in interiorem hominem [Eph. 3, 16] ; condelectorenim legi Dei secundum interiorem hominem ... [Rom. 7, 22]. 331 quoniam Deus, qui dixit de tenebris lucem splendescere, ipse illuxit in cordibus nostris ad illuminationem scientiae claritatis Dei in Jacie Christi Iesu [Cor. 4, 6].

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la remplacera par des taxinomies 332 • Et, suivant la théorie sur les signatures de Oswald Croll (1580-1609) 333 , M. Foucault désigne l'entité qui, dans la pensée médiévale, manifeste des traits analogiques au plus haut degré: l'être humain,« dressé entre les faces du monde » 334 • d) Individu et société Après avoir dressé une ébauche de ce qui est la perception de l'individu tourné vers lui-même, avec une subjectivité et une volition qui le distinguent des autres, la question sur la place de cet individu dans le monde politique et social s'impose de soi. L'on ne peut pas parler d'individu sans le situer par rapport au système de référence qu'est la société avec son organisation. Le Moyen Âge passe pour une période holiste, si on veut bien comprendre par holisme la prédominance du tout sur l'individuel, de l'universel sur le singulier335 • La conception organiciste du monde et de son organisation d'unjean de Salisbury, ainsi que sa théorie sur le bien commun se présentent comme des symptômes de cette prédominance de l'universel sur l'individuel. Les théories du bien commun se rapportent à la même idée, celle que l'individu est supposé œuvrer pour la communauté. Pour ne plus parler de la solidarité de clan et de famille qui était loin de favoriser l'émergence d'une conscience individuelle. C'est ce que Sidney Painter perd de vue lorsqu'il parle de la liberté des grands feudataires du royaume face à la royauté comme pouvoir centralisateur336 • La liberté face au pouvoir central signifie aussi, en même temps, l'emprisonnement par des structures de parenté cognatiques ou agnatiques. Dans cette perspective, les conditions de l'émancipation de la conscience de l'individu comme être moral autonome ayant une valeur en soi sont plutôt rares. Le Moyen Âge enregistre néanmoins des symptômes qui tendent à rendre l'individu plus indépendant face aux structures emprisonnantes qui faisaient de lui une partie soumise au tout. On arrive ainsi M. FOUCAULT, Les mots et les choses, une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 33 sq. 333 CROLLIUS, Traité des signatures, Lyon, 1624, p. 88, cité par M. FOUCAULT, ibidem, p. 37.

332

334 335

Les mots et les choses, ibidem. Cf. L. DUMONT, op. cit., p. 37 : " Là où l'individu est la valeur suprême je parle d'indi-

vidualisme ; dans le cas opposé, où la valeur se trouve dans la société comme un tout, je parle du holisme "· 336 S. PAINTER, Feudalism and Liberty, Baltimore, The Hopkins Press, 1961, p.258.

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au deuxième niveau de cet aperçu, l'individu par rapport au monde. Nous devons nous attarder un instant sur la thèse avancée par Louis Dumont sur les débuts de l'individualisme dans les premiers siècles du christianisme et qui se réfère à la façon concrète dont l'individu, en dehors des principes philosophiques, pourrait parvenir à affirmer son autonomie. Louis Dumont centre son analyse sur des critères d'ordre religieux, parce que «la religion privilégie la société toute entière ... » 337 • Dans ce sens, il suit l'approche de Max Weber dans son Éthique protestante et esprit du capitalisme. Colin Morris a aussi admis que la constitution de l'individu tel qu'il est aujourd'hui doit beaucoup à la pensée chrétienne, centrée sur une « religion intérieure » 338 • À la différence aussi de M. D. Chenu ou de Aaron Gourevitch, il choisit, pour parler de l'individu, de le mettre en relation avec la société entière, de le situer par rapport à elle. Suivant l'approche de l'anthropologue français, le renonçant des premiers siècles du christianisme, l'ermite, serait l'ancêtre de l'individu moderne. N'ayant pas de possibilité de devenir autonome dans une société traditionnelle, l'être humain devient indépendant par rapport au monde, en sortant du monde. À l'exemple des sociétés traditionnelles indiennes, le renonçant chrétien dépasse le holisme en se retirant de l'espace social: «le renonçant se suffit à lui-même, il ne se préoccupe que de lui-même. Sa pensée est semblable à celle de l'individu moderne, avec pourtant une différence essentielle : nous vivons dans le monde social, il vit hors de lui. C'est pourquoi j'ai appelé le renonçant indien un 'individu-hors-du-monde.' » 339 • En retraçant la découverte de !'Antiquité par le Moyen Âge ainsi que la dispute entre le spirituel et le temporel, Louis Dumont démontre comment cet individu extramondain s'engage sur la voie qui le transformera en individu mondain à l'instant où l'Église cesse d'englober l'État et qu'elle« prétend [ ... ] régner directement ou indirectement sur le monde, ce qui signifie que l'individu chrétien est maintenant engagé dans le monde à un degré sans précédent » 340 • Cette théorie est séduisante et a le mérite de surprendre quelques aspects essentiels de la formation de l'individu face à l'ordre social. Cependant, nous sommes encore devant une manifestation embryonnaire. Les renonçants, assez rares, des sociétés médiévales accidenta-

33

1

338 339 340

L. DUMONT, of!.cit, p. 36. C. MORRIS, op. cit, p. 10. Ibidem, p. 38. Ibidem, p. 71.

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les sont des rebelles, des contestataires implicites, obsédés par un contempus mundi mené à l'extrême. Nous verrons que la conception de l'État telle qu'on la retrouve chez saint Bernard se présente toujours comme une prédominance du tout sur le particulier. On est devant un modèle organiciste qui tend à subordonner l'individu à l'autorité: «Dans une cause qui intéresse la communauté, on n'a pas à considérer entre les grands et les petits. Quand la tête est malade, il n'est pas jusqu'aux membres les plus éloignés et les moins considérables qui n'en souffrent. » 341

L'idée du bien commun et de l'harmonie qui est censée régner entre les membres de la communauté vue dans son ensemble ressort d'une manière claire. Qui plus est, pour Bernard la règle première du sujet face à toute autorité est celle d'obéissance. Mais dans le cadre de sa théorie sur l'obéissance, la volonté personnelle del' être humain se trouve en plein centre de la discussion 342 • Bernard affirme : «Ce n'est pas du reste une obéissance de lépreux, ni une patience de chien qu'on attend de vous ... L'obéissance est cette nourriture délectable dont le Seigneur nous dit qu'elle est de faire la volonté de son Père. » 343

Par la suite, la soumission de l'être face à toute autorité est le produit de la volonté personnelle éduquée. Elle est le fondement de toute indépendance comme de toute obéissance. Qu'elle soit employée en vue du bien personnel, puisqu'elle a été corrompue lors de la chute 344 , ou qu'elle soit employée pour le bien de la communauté, le rôle de la volonté n'en est pas moins important, et le sujet del' ordre politique est essentiellement un être exerçant sa faculté de volition. D'ailleurs, tel que le problème est posé par saint Bernard, c'est dans l'obéissance que la volonté humaine se libère vraiment, puisque c'est un acte qui force l'être à se dépasser par la soumission à autrui, une fois qu'il a été corrompu par le péché originel et que ses tendances naturelles vont dans une direction différente. Nous voyons donc comment l'être peut se définir comme individualité autonome et en même temps comme valeur, tout en restant dans le monde. La relation entre obéissance et liberté est l'un des points 341 34

2 343 344

Lettre aux Romains, 243, dans Saint Bernard de Clairvaux, op. cit, p. 132. 4le des Sermons divers, ibidem, p. 124. 2e des Sermons divers, ibidem, p. 126. Lettre aux Romains, 243, op. cit., p. 143.

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centraux lors d'une approche de l'individu médiéval et nous devrions éviter le piège de la confusion entre insoumission et autonomie lorsque l'on parle du Moyen Âge. L'affirmation de sa volonté personnelle ne fait qu'assujettir, alors que le pouvoir de la suspendre apparaît comme un exercice à travers lequel l'être s'affirme comme unique. C'est là un exemple profondément révélateur de la manière dont l'homme peut parvenir au stade d'individu en pleine période holiste, si l'individu est l'être moral et autonome perçu comme valeur. Ancêtre de l'individu moderne dans plus d'un contexte, l'homme médiéval acquiert pleinement son individualité seulement en relation avec Dieu. L'homme intérieur occupe le devant de la scène des idées occidentales depuis la fin de !'Antiquité et atteint son apogée au xne siècle avec les écrits traitant de la connaissance de Dieu, de la grâce, ou de l'amour. Nous pensons que c'est avant tout la relation être humain - Dieu qui se donne comme la clef de la notion d'individu au Moyen Âge, qui ne peut ni ne doit exister et se poser comme valeur autrement que dans sa recherche de la connaissance divine. En tentant de dépasser la dissemblance, qui le rend autre par rapport à Dieu et identique aux autres hommes, l'homme médiéval se perçoit comme un individu unique puisque tendant à participer de l'essence divine et à ressembler au Christ 345 . C'est de cette manière que l'être peut apparaître comme « non social » et rester en même temps un individu perçu comme valeur et non pas comme un marginal. 2. a) Queste et individualisme Si le roman de la Queste del Saint Graa~ 46 se présente par rapport à l'ensemble des textes arthuriens comme une construction à part, c'est parce que le personnage de la quête, le héros à la recherche du Graal, s'arroge une place à part par rapport à l'ordre politique arthurien.

Voir aussi V. DESCOMBES, Le complément du sujet, Paris, Gallimard, 2004, p. 269-280. Le philosophe reprend la théorie de L. Dumont sur la constitution de l'individualisme en tant que manifestation " hors du monde '» tout en se rattachant aussi à l'idée de M. Foucault sur l'individu qui apparaît dans le contexte des exercices spirituels, idée qui vient corroborer l'hypothèse de l'apparition de l'individu comme un être en relation à Dieu. 346 P. ZUMTHOR et R. GUIETTE ont bien montré que le «je" de la lyrique des XII' et XIII' siècles n'est rien d'autre qu'une instance grammaticale, vide de contenu, ne renvoyant à aucune individualité précise. C'est pourquoi une étude sur quelques indices de l'émergence d'une conscience individuelle à partir des poèmes rencontrerait dès le début cette objection.

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C'est pourquoi nous esquisserons d'abord la manière dont le chevalier celestiel se positionne face au modèle arthurien. Pour ce faire, nous analyserons le moment situé au tout début du roman, celui où les chevaliers de la Table Ronde se décident de quitter la cour pour partir à la recherche du Graal. Rien de plus habituel pour le système narratif des romans d'aventures, où les chevaliers sont soumis à l'impératif du départ afin de préserver leur gloire. Seulement, dans la Queste, la gloire vers laquelle tendent les héros n'est plus d'ordre terrestre. Le départ de la cour arthurienne est un lieu de non-retour, un adieu à jamais La réaction d'Arthur par rapport à cette quête marque plusieurs signes d'une nouvelle relation qui vient s'instaurer entre lui et les chevaliers. Lieu de dissolution des liens de sang, la cour arthurienne est l'endroit où les chevaliers de la Table Ronde forment une communauté de « frères » dans le sens spirituel du terme, tout en étant unis par les même idéaux promus par le roi lui-même. Arthur est non seulement le roi médiateur, mais une figure à caractéristiques paternelles. Or, les chevaliers qui partent pour la quête du Graal s'émancipent de la tutelle du roi tout comme ils se sont délivrés de leurs attaches familiales. Le roi qui déplore le départ des gens qu'il considérait comme ses fils ou comme ses frères s'oppose à l'image supérieure de la quête spirituelle. Plus loin il nommera d'ailleurs les chevaliers ses « amis charnez », s'avérant ainsi incapable de se délivrer des liens purement humains au profit d'une évolution spirituelle. L'idée du départ définitif des chevaliers, éduqués et instruits à une cour qui promeut des valeurs essentiellement mondaines, est clairement soulignée, ainsi que la douleur du roi qui a l'intuition de la fin de son univers. C'est ainsi que le mot mort renvoie à la chute du royaume arthurien désormais incapable de répondre à des élans profonds 347 • De même, s'adressant à Gauvain, Arthur l'accuse de l'avoir trahi 348 au moment où il a encouragé les chevaliers à s'engager dans la voie de cette quête. Le terme de trahison employé dans ce contexte oppose de manière presque irréconciliable service du roi et quête du Graal.

347 Le texte insiste longuement sur la douleur du roi à les voir partir et sur ses efforts pour les retenir: "Et quant li rois vit qu'ils avaient fet tel veu, si en fu moult a malese : car bien set qu'il nes porra pas retorner de ceste emprise. Si dist a monseigneur Gauvain. 'Ha, Gauvain, vos m'avez mort par le veu que vos avez fet, car vos m'avez ci tolue la plus bele compaignie et la plus loial que je oncques trovasse, et ce est la compaignie de la Table Reonde.' ,, (éd. citée, p. 16-17). C'est nous qui soulignons. 348 "Gauvain, Gauvain, vos m'avez trahi», ibidem, p. 21.

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L'insistance sur l'amour qu'Arthur porte à ses chevaliers indique une séparation dramatique, sans précédent dans les textes arthuriens. Non seulement les chevaliers risquent de ne plus revenir pour cause de mort physique; comme ils risquaient la mort à chaque fois qu'ils quittaient la cour pour aller au devant de l'aventure, ce n'est pas là un aspect fondamental de la question. C'est leur mort pour le monde arthurien que redoute le roi. C'est le fait que cette fois ils ne partent plus au nom de l'idéal royal, mais au nom d'un devenir spirituel« hors du monde » 349 • Le roi n'est pas celui qui n'a pas la force individuelle des' élever à l'idéal de cette quête, mais il en est banni par sa fonction même de gardien de l'ordre politique terrestre. D'ailleurs la messagère du Graal affirme dès le début que la quête est réservée aux chevaliers et non au roi 350 • Que le départ des chevaliers soit une sortie du monde ordonné et organisé par le politique ressort aussi del' explication sur le rôle de la Table Ronde (symbole du monde par sa rotondité et sa perfection) que la Queste, beaucoup plus didactique à la différence des autres textes, expose par la voix d'une recluse 351 • Se détourner de ce repère signifie donc, dans cette perspective, s'éloigner du monde. De la même façon qu'ils ont quitté leurs familles pour rejoindre cette communauté élue, les chevaliers quittent le roi pour rejoindre une communauté d'un niveau supérieur. Quant à Arthur, il disparaîtra complètement du roman et les seules mentions quel' on fera sur lui seront les discours des chevaliers qui déclarent faire partie de sa cour, selon une formule quasi rituelle qui sert à les identifier. Une fois partis de la cour, les chevaliers avancent péniblement dans ce chemin spirituel, mais afin de toucher à leur but il leur faut non seulement se parfaire, mais se transformer et renoncer à eux-mêmes. Dans ce sens celui qui reste jusqu'à la fin du roman un chevalier mondain, condamné à chercher un Graal pour lequel il n'est nullement préparé, est Gauvain. Il est le symbole par excellence de l'ordre terrestre et il ne comprendra jamais le véritable sens de la quête. Neveu du roi, gardien de l'intégrité politique, partisan des relations claniques dans la Mort Artu, Gauvain se présente dans la Queste comme le prisonnier de ses préjugés, comme l'aveugle qui n'arrive pas à déceler

349 350 351

Si par monde on comprend l'ordre politique arthurien. Queste, éd. citée, p. 13. Ibidem, p. 76.

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les significations de sa propre quête. Dans ce sens, les rencontres qu'il a avec différents ermites sont révélatrices. Ainsi, au moment où l'ermite l'exhorte à se confesser afin qu'il puisse continuer la quête du saint Graal, ce conseil étant destiné à le diriger vers la connaissance de soi-même, Gauvain, à la différence de Lancelot, refuse de le faire. C'est une manière de souligner son incapacité à comprendre le sens transcendant du monde, parce qu'il refuse l'élémentaire, de descendre dans les profondeurs de son âme, de voir ses propres péchés et de se confesser. Il est d'ailleurs intéressant de remarquer le fait que c'est d'abord Gauvain qui soutient l'idée de la quête et qui s'oppose le plus violemment à Arthur au moment du départ. Mais pour Gauvain et pour Hector, le voyage entrepris ne diffère en rien des autres. C'est toujours des aventures qu'ils poursuivent352, c'est le même type de rapport qu'ils ont à l'espace parcouru et à leur propre moi. Les paroles de l'ermite, qui leur conseille de rentrer à Camalot rejoindre le roi Arthur, puisque leur place était en fait là, n'ont pas d'effet. Non seulement ils ne comprennent pas que, tant qu'ils n'ont pas accompli un voyage en eux-mêmes, ils ne pourront jamais trouver ce qu'ils cherchent dans le monde extérieur, mais ils se bouchent les oreilles et ne tentent même pas de comprendre. Gauvain rejette toute médiation de la part de l'ermite, alors qu'il n'est pas encore prêt pour ce geste. Ayant quitté la cour du roi il a perdu un repère. En refusant d'entendre les paroles sages de l'homme de Dieu, il en a perdu un autre. Or, pour parvenir à se poser comme être autonome face au monde, l'homme doit d'abord apprendre à le faire, et le chevalier qui aspire à devenir celestiel est à ce stade d'apprentissage. Gauvain, par contre, agit en vertu de l'imitation des autres, il n'échappe jamais à son« médiateur externe » 353 , qui est ici l'ensemble des valeurs mondaines incarnées par ce que disent et font les autres chevaliers. Comme il aime autre chose plus que Dieu, il est soumis, selon la théorie de saint Bernard, à la« loi du mercenaire » 354 . 352

" Or vos pri que vos nos dioiz por quoi nos ne trovons tant d'aventures corne nos solions,, (Queste, éd. citée, p. 160). 353 Dans l'acception de R. GIRARD, le médiateur externe est un modèle que le sujet imite mais avec qui il n'entre jamais en rivalité, à la différence du médiateur interne qui peut très facilement se convertir en rival. Suivant son médiateur externe, l'homme désire les mêmes objets que celui-ci, mais ce qui est important c'est le désir et non l'objet en soi, qui perd toute son importance du moment qu'il n'est plus convoité par autrui. (Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961). 354 Dans la pensée de saint Bernard, l'amour qui n'est pas tourné vers Dieu est un amour qui enchaîne.

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C'est exactement ce qui se passe avec Lancelot, qui ne parvient pas à la liberté absolue à cause de son amour pour la reine. Néanmoins, dans les autres romans, il apparaît comme l'un des chevaliers les plus indépendants par rapport à la cour arthurienne. Dans le Lancelot en prose, il est élevé dans le monde merveilleux de la Dame du Lac; c'est là qu'il est initié à l'idéologie chevaleresque, et non à la cour d'Arthur. Il a un rôle de médiateur entre ce monde-ci et l'au-delà : dans Rigomer, à un chevalier qui lui demande d'où il était, il répond qu'il vient «, Senefiance 15, Aixen-Provence, CUERMA, 1983, p. 53-80 «L'eau et l'aventure dans le cycle du Lancelot-Graal», Senefiance 15, Aixen-Provence, CUERMA, 1985, p. 111-147. «Les Quêteurs de Merveilles. Étude sur la Queste del Saint Graal», Revue des Langues Romanes, 100, 1996, p. 63-90. « Temps humain, temps romanesque, temps eschatologique dans la Pentecôte du Graal: étude sur la Queste del saint Graal», dans L'Hostellerie de pensée. Études sur l'art littéraire au Moyen Âge offertes à Daniel Poirion, Paris, Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, 1995, p. 119-128. CROI'ZY-NACKET, Catherine, « Le discours de Bohort ou l'impossible dialogue avec la reine »,Revue de littératures française et comparée, 3, 1994, p. 15-23. CURTIS, René, - «The Problems of the Authorship of the Prose-Tristan», Romania, 79, 1958, p. 314-338.

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INDEX A

B

Abélard,65,392,499,501,502,504 Abon de Fleury, 27 Adams, Alison Ruth, 195 Adolf, Helen, 332 Aethelstan, 298 Agravain, 172 Alain de Lille, 69, 205, 520 Alain le Gros, 79, 80, 128, 374, 382 Albert,Jean-Pierre, 397 Alexandre le Grand, 183 Alexis, 34 Aliénor de Castille, 270 Alis, empereur, 413 Al-Kindi, 443 Anasten, 330, 331, 334 Andrivete, 199, 268 Anne d'Orcanie, 168 Anselme de Canterbury, 502 Aquitaine, 240, 265 Aramont, 408 Archimbald, Elisabeth, 168 Arendt, Hanna, 1, 3, 226, 529 Argante, 289 Aristote, 228, 234, 391, 502 Arles, 23 Armorique, 184 Arthur le Petit, 170 Ascalon (Escalon) le Ténébreux, 310 Atanassov, Stoïan, 110 Attila, 393, 394 Augustin, 23, 40, 41, 57, 66, 71, 93, 94, 158, 177, 215, 216, 295, 405, 450, 503,504,505,507 Aurell,Jaume, 87 Aurell, Martin, 16, 23, 26, 49, 80, 83, 126, 168, 181, 187, 232, 240, 244, 254, 255, 257, 261, 283, 296, 346, 368, 392, 400, 407, 409, 410, 413, 445,479 Austin, James, 441 Avalon, 5, 184, 187, 287, 288, 289, 290, 292, 334, 335, 337, 339, 369, 370, 371,372,381,388,389

Bacon, Roger, 442 Badham, Sally, 484 Bagdad,443 Bakhtine, Michel, 503, 518 Balaain, 182, 195, 223, 314, 330, 360, 415,414 Balaan, 314, 330 Baldwin, John, 255, 261, 265 Ban de Bénoïc, 82, 84, 86, 90, 116, 180, 192, 233, 234, 243, 246, 258, 259, 272, 273, 274, 275, 276, 300, 315, 382,402 Banbourc,268,270 Barber, Richard, 286 Bartlett, Robert, 176, 268 Baudemagu, 143, 166,233,271,401 Baudri de Bourgueil, 35, 371 Baudry, Robert, 99 Baumgartner, Emmanuelle, 72, 89, 90, 172, 184,364,486,488,496,526 Beaulieu, Polo de, 440 Benton,John, 500, 505 Bériou, Nicole, 70, 71, 96 Bernard de Clairvaux, 33, 34, 38, 65, 68, 69, 70, 71, 92, 93, 503, 505, 506, 507,508,509,512,516 Béroul, 234 Bertelai, 261 Berthelot, Anne, 84, 120, 174 Bezzola, Reto, 369, 392 Biddle, Martin, 485 Blaess, Madelaine, 172 Blanche Montagne, 269, 270 Blanchefleur, 114, 482, 489 Blonde Esmeree, 152 Boèce, 161,201,244 Bogdano~Fanni, 168, 171, 175,200 Bohort de Gaunes, 273, 275 Boia, Lucian, 337 Boivin,Jean-Marie, 230 Boniface VIII, 27 Bordonove, Georges, 37 Bouchard,28,29,30,58 Bouet, Pierre, 299 Bourdieu, Pierre, 228, 391

589

INDEX

Boureau, Alain, 95, 394, 488, 489 Boutet, Dominique, 171, 236, 268, 412, 414,488,523 Bozoky, Édina, 170, 307, 370, 460, 498 Brandelis, 281 Brangemors,279,293, 307 Brétel, Paul, 99, 473 Brian des Iles, 260, 293, 403 Brinkmann, Hennig, 345 Bron, 63, 73, 77, 79, 80, 88, 114, 128, 132, 136,375 Brouce, Douglas, 235 Brown, Arthur, 332 Bruce, Douglas, 293 Bruyne, Edgar de, 111 Buc, Philippe, 28, 395, 447 Burns, Robert Ignatius, 268 Busby, Keith, 45, 46, 48, 110 Buschinger, Danielle, 110 Butler,]. J., 246

c Cadot, Anne-Marie, 120 Cadwaladr, 184 Cahus,215,216,217,490 Calley, B. L., 205 Camalot, 168, 231, 254, 339, 356, 360, 382,480,498,516 Camlann, 181 Caradoc de Llancarfan, 285 Carduel, 192, 231, 277 Carleon,254 Carley,James P., 286, 370 Carman,John-Neal, 81, 272 Carmélide (ou Tarmélide), 403 Caroff, Fanny, 126 Caron, Marie-Thérèse, 396 Cassard,Jean, 189 Célestin II, 37 Célidoine, 139, 381, 462, 463, 464, 465, 466 Cernnanos, 212 Cerquiglini, Bernard, 460 Césaire de Heisterbach, 189 Champeaux,Jacqueline, 158, 159, 160, 161,248 Chapelle de la Main Noire, 322 Charlemagne, 86, 87, 91, 183, 232, 237, 238, 239, 240, 252, 268, 286, 420, 424,438,465,498

Château de !'Échiquier, 345 Château de !'Enquête, 122, 212, 213, 214, 346, 34 7 355 Château de la Joie, 414 Château Félon, 498 Chauou, Amaury, 184, 186, 189, 233, 284,367,400 Chênerie, Marie-Luce, 72, 414 Chenu, Marie-Dominique, 52, 501, 507 Chevalier au Dragon, 125, 132 Chevalier aux Armes Triples, 328 Chibnall, Marjorie, 392 Chrétien de Troyes, 1, 11, 32, 63, 73, 78, 110, 112, 113, 119, 199,203,232, 285, 288, 296, 326, 328, 359, 366, 370, 373, 414, 418, 438, 469, 471, 496,537 Christine de Pisan, 62, 161 Cicéron, 158, 159, 247 Clarence,403,420,421 Claudas de la Déserte, 84, 166, 192, 23~ 259, 271, 272, 273, 27~ 275, 277,403 Clément d'Alexandrie, 23 Cligès, 232, 269, 326, 327, 328, 329, 367,377,388,402,410,413 Clovis, 438 Colliot, Régine, 14, 287, 291 Combarieu du Grès, Micheline de, 72 Combes, Annie, 119 Conan, 184 Corbényc,344,354,355,356,358,359, 387,476 Cornouailles, 167, 183, 233, 271, 402, 417 Courcelles, Pierre, 503 Croizy-Nacket, Catherine, 207 Crouch, David, 414 Curtis, René, 482 D Damas, 145 Dame du Lac, 83, 126, 410, 517 Daneblayse, 403 Daniel, Catherine, 216, 233, 422 Davy, Marie-Madelaine, 66, 68, 508 Dehoux, Esther, 29, 142 Delaruelle, Étienne, 432, 473, 478 Delmaire, B., 446, 459

590

INDEX

Delumeau,Jean-Pierre, 446 Demoiselle au Char, 211, 212, 213, 214 Demurger, Alain, 23, 35, 36, 37, 38, 40, 41,43 Descombes, Vincent, 513 Dhont, René-Charles, 50, 54 Douloureuse Garde, 117, 126, 282, 283, 294,324,325,357 Dubost, Francis, 227, 283, 289, 296, 336,338,345,488 Dubreucq, Alain, 29 Duby, Georges, 78, 254, 261, 345, 448 Duchaussoy,Jacques, 130 Duchesne, Louis, 163, 307 Duhamel-Amado, Claudie, 28 Dumézil, Georges, 160 Dumont, Louis, 1, 394, 500, 510 Durmart, 350, 432, 433, 434, 435, 438, 453, 474, 475, 476, 477, 525, 538, 539 E

Eberlein-Westhues, Hildegard, 236, 239 Édouard rer, 255, 270, 406 Édouard III, 240 Éginard, 237 Enygeus, 88, 374 Ermite Noir, 119, 130, 213, 214, 360, 423 Escanor, 123, 164, 174, 198, 259, 263, 266,269,270,271,314,538 Estey, Francis, 237, 238 Étienne de Bourbon, 189 Étienne de Rouen, 186 Eudes de Blois, 29 Eudes de Saint-Maur, 28, 29, 30 Eugène III, 37 Évalac, 83, 85, 138, 140, 141, 142, 143, 386, 449, 455, 456, 457, 458, 460, 461,462,463,464,465,466 Ézéchiel, 396

F Feirefiz, 151, 152, 197 Ferlampin-Acher, Christine, 170, 229, 241,252,345 Flori,Jean, 9, 23, 26, 34, 35, 39, 40, 41, 186, 398,400,407,426

Foucault, Michel, 296, 510, 513 Foucher de Chartres, 33, 34 Frappier,Jean, 110, 172, 176, 178, 272, 367,422,438,471 Frédéric Barberousse, 183 Froissart, Jean, 48 G

Gahmuret, 79 Gaidoz, H., 247 Galafre, 139, 140, 147 Galderisi, Claudio, 45, 81, 368 Galehaut, 105, 169, 179, 192, 193, 209, 223,271,448,449,492 Gallais, Pierre, 372 Gaule,27,29,247,297,378 Caunes, 191, 210, 233, 271, 273, 274, 275 Gautier Map, 44, 161, 188, 244, 257, 493,494 Genêt,Jean-Philippe, 228, 258 Geoffroi de Monmouth, 1, 46, 56, 168, 175, 184, 230, 233, 240, 276, 369, 419,497,532 Geoffroi le Bel, 46 Geoffroy de Charnay, 48, 56 Gérard d'Aurillac, 26, 27,28, 29, 31, 57 Gerbert de Montreuil, 73, 75, 90, 114, 124, 128, 132, 155, 171, 251, 252, 349,351,355,481,492 Gervais de Tilbury, 189, 230 Ghetsemani, 358 Gilbert de la Porrée, 395 Gilbert du Mans, 297 Gilson, Étienne, 5, 63, 66, 72, 367, 369 Girard, René, 123, 167, 185, 516 Girart d'Amiens, 123, 269, 270, 312, 313 Giraud de Barri, 168, 284, 285, 286, 293 Girflet fils de Do, 165, 198, 200, 289, 290,293,313 Glastonbury, 183, 184, 186, 187, 191, 215, 28~ 285, 286, 289, 292, 293, 369, 370, 371 Godefroi de Saint-Omer, 36 Goloé, roi, 335 Gornemant, 114,205,471,480 Gorre, royaume de, 166, 233, 271, 326, 401,414

591

INDEX

Gourevitch, Aaron, 14, 19, 20, 21, 504, 511 Gouttebroze,Jean-Guy, 371 Gowans, Linda, 269 Green, M.J., 246, 247 Greene, Virginie, 182, 184, 185, 249, 323,497,500,505 Grégoire de Nysse, 336, 504 Grégoire VII, 35 Grisward,Joel, 407 Gros, Gérard, 464 Guenièvre, 4, 6, 107, 116, 117, etc. Guibert de Nogent, 504 Guillaume d'Orange, 44, 445 Guillaume de Baux, 58 Guillaume de Conches, 393 Guillaume de Malmesbury, 184, 284, 371 Guillaume de Newburgh, 185 Guillaume de Saint-Thierry, 1, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 75, 91,92, 93, 94,98, 106, 107, 119, 147,508,509 Guillaume de Tyr, 36 Guillaume Durand, 307, 313 Guillaume Rishanger, 255 Guillingham,John, 400 Guiot de Provins, 46 Guth, Klaus, 392 H Haidu, Peter, 296, 505 Hakon IV, 438 Hall, Edmund, 12, 19, 20 Harf-Lancner, Laurence, 72, 110, 171, 488 Harpin de la Montagne, 417 Hartmann von Aue, 26 Hassig, Debra, 100 Hatt,J.J., 247 Heck, Christian, 520 Hector, 72, 309, 329, 472, 516 Hélie le Toulousain, 449, 485 Hélinaud de Froidemont, 504 Hellequin, 188, 189, 190, 244, 252, 379 Hélvétius, Anne-Marie, 297, 298, 306 Henri II Plantagenêt, 4, 6, 83, 87, 168, 172, 183, 185, 186, 232, 239, 240, 24~ 255, 261, 272, 285, 292, 369, 391,412,491,493,494

Henriet, Patrick, 69, 453, 465, 467, 470 Henry d'Albano, 27 Hercule, 81 Hermann-Mascard, Nicole, 307, 309, 313 Hérode, 122, 174 Herzeloyde, 79 Hindmann, Sandra, 418 Hipolyte de Rome, 23 Honorius II, 37 Hourlier,J., 27 Hucher, Eugène, 142 Huchet,Jean-Charles, 144, 152, 370 Hüe, Denis, 35, 408 Huguenin, Alexandre, 411 Hugues de Payns, 36, 38 Hugues de Saint-Victor, 94, 345, 504, 509 Humbert de Moyenmoutier, 27 1

Igleis, 339, 357, 420 Île aux Tombeaux, 360 Île d'Abondance, 339, 360 Île de Joie, 341 Île Perdue, 342 Innocent II, 37, 396 Iogna-Prat, Dominique, 27 Irlande, 2, 127, 160, 229, 230, 328, 375, 378 Iseut, 147, 148, 149, 182, 206, 233, 410, 417,482 Iseut aux Blanches Mains, 485 Isidore de Séville, 40, 158, 237

J Jacques de Vitry, 36 Jacques de Voragine, 95, 384, 488, 488, 490 Jaufré, 152,232,402,409 Jean Baptiste, 25, 77, 120, 121, 122, 129,207,347 Jean de Glastonbury, 215, 216 Jean de Montmirail, 30 Jean de Salisbury, 1, 3, 4, 39, 40, 391, 390, 392, 393, 394, 396, 397, 398, 400, 406, 407, 408, 411, 412, 510, 521 Jean sans Terre, 265

592

INDEX

Jérusalem, 3, 34, 36, 37, 39, 79, 114, 236, 336, 340, 368, 371, 381, 386, 421,423,432 Jolivet, Régis, 66 Jordan, Charles, 418 Joseph d'Arimathie, 6, 63, 72, 73, 74, 77, 83, etc. Josephé, 136, 139, 147, 380, 447, 458, 459,460,462,465,467,536 Joseu,80,81,216,221,382,425 Joyeuse Garde, château, 248, 272, 403, 492 JudasMachabée,53, 107, 112, 119 Jules César, 438 Julien le Gros, 80 Jupiter, 158, 159, 160, 247 K

Kantorowicz, Ernest, 391, 397 Keen, Maurice, 56 Kelly, Thomas, 365 Kennedy, Elspeth, 185 Kerner, Max, 392 Keu, 4, 170, 198, 204, 212, 220, 267, 269, 271, 281, 379. Knapp, F.-P., 118 Kôhler, Erich, 199, 369 Koyré, Alexandre, 20 Kram, Kurt-Georg, 400 Krynen,Jacques, 392 L

Label,roi,449,462,463,464,466 Labia, Anne, 171 Lacy, Noris J., 144 Lagorio, Valérie Marie, 371 Lailoken, 1 76 Laon, 184 Lauranson-Rosaz, Christian, 27, 29 Laurent, Françoise, 11, 488 Laurick, R. A., 94, 509 Lauwers, Michel, 27, 28, 29, 71 Layamon,235,289 Le Goff, Jacques, 78, 345, 397, 409, 502 Le Rider, Paule, 11, 414, 471 Lecouteaux, Claude, 196 Lejeune, Rita, 43 Lemarignier,Jean-François, 265, 268 Lemesle, Bruno, 28

Léodagan,262,403 Leupin, Alain, 493 Lewis, Andrew, 398 Llewelyn ap Gruffyd, 271 Lobrichon, Guy, 370 Logres, royaume de, 82, 86, 117, 122, 171, etc. Loomis, Laura, 236 Loomis, Roger Sherman, 176, 181, 183, 494,495 Lot, Ferdinand, 64, 293 Lot-Borodine, Myrrha, 63, 64 Loth d'Orcanie, 110, 168, 172, 173, 180,233,271,421 Louis VI le Gros, 398 Louis VII, 392, 418 Lubac, Henri de, 291, 357, 383 Lucan le Bouteiller, 182 Luce del Gat, 482, 486, 495, 496 Lucifer, 107 Lugarel, 483, 484 M

Maddox, Donald, 376 Madoc, 437, 438 Mador de la Porte, 209, 262, 263, 280,412,479,481 Manessier, 11, 72, 73, 124, 131, 350,498 Marc, roi, 3, 78, 82, 96, 103, 149, 234, 271, 402, 403, 410, 413, 528 Marie de France, 31 Marin le Jaloux, 122 Markale,Jean, 406 Marx,Jean,235,288,370 Matarasso, Pauline, 99 Mazel, Florien, 30, 44 Meinog, Alexius, von, 13 Méla, Charles, 79, 207, 248 Méléagant,3, 166, 207,401 Méliot de Logres, 122 Mélyanz, 520 Ménard, Philippe, 72, 526 Menenius Agrippa, 393 Merlin Ambroise, 176 Merlin Silvestre, 176 Mesure, Sylvie, 13, 15, 18 Micha, Alexandre, 75, 127, 128, 258,286,367

593

274, 132, 233, 527,

134,

INDEX

Michaud, Henri, 307 Milon, 5, 436 Minois, Georges, 23 Moïse, 66, 67, 91, 126, 135, 381 Mont Badon, 181 Mont Douloureux, 2, 249, 250, 251 Mordrain, 73, 75, 83, 85, 88, 90, 98, 133, 136, 137, 138, 140, 141, 143, 144, 145, 146, 149, 153, 386, 455, 466,467,468 Mordred, 81, 86, 167, 168, 171, 173, 188,220,246,253,286,289,451 Morgane, 117, 171,284,289,290,328, 345,375,483,484,485,492 Morris, Colin, 52, 87, 501, 504, 505, 511 Moyse, 29 126, 135, 374 Murphy, Ronald, 25, 453 1

N

Narcisse, 333 Nascien, 83, 85, 86, 88, 89, 90, 103, 130, 133, 136, 137, 138, 139, 140, 144, 316, 317, 336, 363, 386, 448, 462, 489,536 Nebenzahl, Kenneth, 338 4 Némésis, 247 Nennius, 181, 291, 419 Nicolas de Gorran, 96 Nicolson, Helen, 422 Nitze, William, 80, 180, 292, 293, 332, 371 Noire Chapelle, 182, 280, 288, 291, 294,389 Normandie, 231, 265, 273, 299, 379 Northumberland, 269, 271, 278

0 O'Gorman, Richard, 72, 134 Odon de Cluny, 26, 27, 28, 30 Oedipe, 180, 193 Origène, 91, 93, 99, 508 Ovide, 159 Owein, 30, 31, 32, 33, 57, 337 Owen, D. D. Roy, 151 p

Painter, Sidney, 510

Palais Spirituel, 154, 387 Pallamède, 56, llO, 147, 148, 149, 150, 151,220,528 Pânzaru,Ioan, 16,25,99 Paris, Gaston, 45, 167 Partonopeus de Blois, 400 Parzival, 79 Pastoureau, Michel, 181 Pastré,Jean-Marie, 26 Patch, Howard, 161, 162 Pauphilet, Albert, 11, 37, 64, 101, 365 Payen,Jean-Charles, 32 Pendragon, 176 Petrus, 77, 136 Pharien, 274, 275 Philippe Auguste, 255, 261, 265, 400, 418 1 Pierre Damien, 504 Pignot, Henri, 27 Pilate, 134 Plutarque, 158, 160 Poirion, Daniel, 103, 173 Polynice, 163 Posidonius, 235 Post, Gaines, 396 Poulin, Joseph-Claude, 26, 487, 488 Préneste, 158 Prestwich, Michael, 270

Q Quinn, E. C., 363

R Raglan, L., 25 Raguidel, 120, 121 Ramon Llull, 46, 49, 51, 52, 54, 55, 58 Rank, Otto, 25 Read, Piers Paul, 36 Régner-Bohler, Danielle, 260 Reine Hélène, 83, 85 Renaut, Alain, 13, 15, 18 Repanse, 151, 197 Rescher, Nicholas, 12, 13, 15 Rhodes, 247 Ribard,Jacques, 113, 207,288, 325 Richard Coeur de Lion, 4, 43, 400, 407, 418,421,426 Richard de Saint-Victor, 344, 506 Richard,Jean,33,34

594

INDEX

Ricoeur, Paul, 225, 226, 440, 441, 448, 528 Rigaudière, Albert, 396 Rigomer, 118, 120, 124, 217, 326, 327, 328,414,416 Rion des Iles, 3, 403, 404, 405 Robert de Boron, 1, 63, 72, 77, 79, 87, 89, 97, 113, etc. Robert de Melun, 54, 401 Robert de Reims, 35 Robert Kilwardby, 441 Robert Wace, 168, 174, 175, 181, 184, 185, 187, 231, 232, 233, 234, 235, 239,240,276,369,419,532,537 Robinson, D. M., 183, 247, 370, 372 RogerBacon,442,443,444 Roger II de Sicile, 239 Roi David, 84, 89, 90, 362 Roi de la Cité Rouge, 401 Roi du Château Mortel, 80, 81, 337, 424 Roi Ermite, 73, 80, 155, 407 Roi Herla, 188, 244 Roi Lear, 175 Roi Meshaigné, 80, 129, 154, 386, 436 Roi Pêcheur, 73, 78, 79, 81, 87, 102, 112, 131, 132, 146, 153, 154, 155, 204, 214, 221, 322, 347, 351, 353, 356, 369, 377, 378, 382, 383, 399, 415,424,436 Roi Pellés, 85, 89, 106, 125, 341, 382 Romain de Rome, 54 Ronde des Géants, 230 Rosenwein, Barbara, 297 Rosier, Irène, 441, 442, 443 Roussel, Claude, 170, 489 Ruh, Kurt, 97

s Sagremo~ 165, 232 saint André, 336 saint Patrice, 31, 32 saint Paul, 25, 31, 52, 57, 65, 145, 395, 467,509 saint Pierre, 25, 26 Saladin, 45, 46, 47, 186 Salesbieres, 180, 248, 482, 498 Salomon, 36, 85, 129, 139, 140, 206, 316,362,363,364,365,384 San Galagano, 30

Sarraz,85, 132, 133, 137, 148, 154,238, 344,359,380,386,387,430,523 Sassier, Yves, 396, 397 Schmitt,Jean-Claude, 188, 189 Schmolke-Hasselmann, Beate, 235, 236,269 Séguy, Mireille, 74, 79 Seraphe, 115, 137, 138 Servius, 160, 175, 176 Simon de Valois, 30 Smalley, Beryl, 394 Snowdonia, 269 Sane de Nansay, 5, 136, 432, 434, 435, 436, 437, 438, 439, 453, 476, 477, 525,538 Sornegor, 401 Stanesco, Michel, 30, 113, 198, 472, 486,499 Stonehenge,2,229,231,250 Storelli, Xavier, 53 Strubel, Armand, 81, 295, 348, 411, 457 Struve, Tilmann, 393 Suger, 398, 411 Symeu, 126, 145,217,218,308 Szkilnik, Michelle, 72, 338, 365, 381 T Table du Graal, 373, 374 Table Ronde, 1, 2, 4, 100, 104, 105, 109, 111, etc Talarico, K. M., 71 Tanaburs, 352 Templiers, 4, 33, 36, 37, 38, 43, 44, 55, 399, 420, 422, 423, 425, 426, 429, 431 Théodose II, 23 Thibaud de Provins, 30 Tholomé, 141, 142, 144, 455, 460, 464, 527 Thomas d'Aquin, 488 Thomas III, marquis de Saluzzo, 56 Tintagel, 256, 257, 265, 277, 334, 335, 383 Toma, Dolores, 9, 300, 338 Toma,Radu,9,502 Trachsler,Jeannine, 149 Trachsler, Richard, 89, 110, 123, 147, 149, 150, 166, 167, 168, 170, 172, 269

595

INDEX

Treffort, Cécile, 298, 306, 307 Tristan, 6, 56, 98, 104, 126, 148, 170, 206, 233, 268, 270, 329, 402, 403, 413,480,481,485,526. Troeltsch, Ernst, 501, 521 Troie, 164, 206 Tugan,328,329 Türk, Egbert, 244, 391, 392 Tyche, 247 Tydée, 163 Tyssens, Madelaine, 151

u Urbain II, 29, 33, 34, 35, 40, 80, 445 Urfin, 263 Urien, 172, 233, 270 Uter Pendragon, 79, 82, 84, 86, 91, 165, 166, 167, 168, 172, 176, 177, 218, 230, 231, 23~ 238, 239, 249, 250, 256, 273, 27~ 27~ 335, 352, 380, 408,409,419 V

Van Coolput, Colette, 473, 526, 527 Van Winter,J. M., 29 Vauchez, André, 27, 30, 43, 78, 432, 444,478 Vecchio, Silvana, 71 Verdeyen,Paul,67,68,69,91,93,508, 509 Verger, Jacques, 501, 502 Vertigier, 448, 451, 539 Voicu, Mihaela, 422, 469

w Walter, Philippe, 144, 159, 160, 172, 176, 180, 181, 184, 211, 212, 229, 234,249,250,288,300 Wauchier de Denain, 124, 250 Weber, Max, 13, 19, 511 Weil, Eric, 440 West, G. D., 78 Wifred de Milan, 35 Wilks, Michael, 392 Winchester, 168, 240 Woledge, Brian, 111, 406 Wolfram von Eschenbach, 79, 87, 150, 151, 197,422,426,431,525 X Xanthus de Damas, 310 y

Ygerne,263 Ylouses, Lefort des, 247 Yvain, 101, 110, 189, 233, 271, 341, 411, 413,414,485 Yvain l'Avoutre, 215

z Zadora-Rio, Élisabeth, 298 Zénon de Vérone, 520 Zink, Michel, 63, 69, 93, 112, 190, 370, 445,489,497,526 Zumthor, Paul, 234, 237, 239, 288, 295, 497,498,504,513

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TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACE ................ ................ ............... 1 REMERCIEMENTS ................ ................ ....... 9 INTRODUCTION ................ ................ ....... 11 REPRÉSENTATION S DE LA CHEVALERIE DE DIEU ......... 23 La voie vers le sens littéral ................ .............. 23 l. Le combat spirituel ................ .............. 23 2. Le moine - un soldat de Dieu ................ ...... 24 3. La fascination de la guerre ................ ........ 25 4. Vita Sancti Geraldi - la fascination de la sainteté ........ 26 5. Vita Sancti Burchardi - un faux modèle du miles Christi . ................ ................ .. 28 6. La conversion de la chevalerie du siècle - un exemple particulier : L'Espurgatoire Sainz Patrice ............... 30 7. L'émergence des ordres militaires ................. . 34 a) Saint Bernard et les Templiers ................ ... 36 b) De laude novae militiae . ................ .......... 38 La chevalerie « selon l'esprit » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . .44 l. Ordene de Chevalerie - un texte de transition .......... .44 2. La chevalerie de Dieu ................ ........... .48 Conclusion ................ ................ .......... 56 LAGRÂCEETLAF ORTUNE ................ ............. 61 1. LA CHEVALERIE CELESTIELLE ET LA GRÂCE ........ 62 1. La grâce et le Graal ................ .............. 63 a) Le désir de connaître Dieu dans la théologie mystique ................ ............ 64 b) Connaissance de Dieu et le « verbe efficace » . . . . . . . 69 c) La mystique du Graal ................ .......... 71 2. Quelques simples affaires de lignages ................ 76 a) Perceval - ou la rupture avec le lignage arthurien ... 78 b) Perksvaus - quelques compliquées affaires de lignage . 79 c) La parenté le roi Ban ................ .......... 82 d) Le Bon Chevalier et ses ancêtres ................. 87 La prophétie du tiers homme . ................ ...... 87 Galaad ou la surcharge généalogique.. ............... 89 3. Les dons et les merveilles de la grâce ................ 91 a) La double nature humaine ................ ...... 91

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TABLE DES MATIÈRES

b) L'illumination du Saint Esprit ................ ... 92 c) Les miracles et les merveilles ................ .... 95 4. Les chevaliers arthuriens et les dons de la grâce ....... 97 a) Galaad - le fils de la grâce ................ ...... 98 b) Lancelot!' élu ................ ................ 104 c) Gauvain et la grâce ................ ........... 109 d) Perceval - un être béni ou maudit? ............. 112 5. La grâce à travers les miracles ................ ..... 115 a) Exploits exceptionnels et révélations divines ...... 115 Lancelot à mi-chemin ................ ........... 116 Gauvain - le saint chevalier . ................ ..... 118 Escanor et la grâce ................ ............. 123 Le héros du Graal et ks miracles ................ ... 124 b) Sainteté et exorcisation ................ ........ 124 c) Épreuves et exploits ................ .......... 126 d) Les révélations du Graal. ................ ...... 131 6. Les fondateurs - Joseph et Nascien ................ . 134 a) Joseph et son histoire d'amour ................. 134 b) Nascien et la conversion ................ ....... 137 c) Un rois - ancêtre ou la grâce impossible .......... 140 7. Le Bon Sarrasin ................ ................ 147 a) Pallamède ................ ................ .. 147 b) Feirefiz et le Graal ................ ............ 151 8. Les pouvoirs thaumaturges ................ ....... 152 Conclusion ................ ................ ....... 156 II. ROYAUTÉ ARTHURIENNE ET FORTUNE ............ 157 1. Fortune, hasard ou destin ? ................ ....... 157 a) Fortuna - déesse cosmique ................ ..... 159 b) Fortuna et la souveraineté ................ ..... 160 c) FortunaetAventur e ................ .......... 162 d) Les romans antiques ................ .......... 163 2. Heurs et malheurs des souverains arthuriens ......... 165 a) Le lignage de Pendragon ................ ...... 166 Uter Pendragon ................ ............... 166 Arthur et fils . ................ ................ . 167 La Bête Glatissant et Arthur ................ ... 170 Loth et le croisement conciliant ................ .... l 72 b) Fortune dans l' oeuvre de Wace ................ . 175 c) Merlin et Fortune ................ ............ 176 d) La royauté arthurienne marquée par le destin ..... 178 Arthur et le destin . ................ ............. 179

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TABLE DES MATIÈRES

Fortune et la mort du roi . ........................ 181 e) La retour d'Arthur ........................ ... 183 Les origines du mythe ........................ ... 183 Glastonbury et les enjeux politiques . ................ 185 La survie du souverain et la roue de Fortune . ......... 187 3. Les héros arthuriens en proie aux caprices du destin .. 191 a) Fortune et la guerre ........................ .. 191 b) Galehaut et la mort ........................ ... 192 c) Balaain et le Coup Douloureux ................. 194 d) Wigalois ou le chevalier à la roue ................ 195 e) Escanor ........................ ............ 198 g) L'aventure arthurienne ........................ 199 h) Fortune esclave de Dieu ....................... 202 4. L'être arthurien entre la grâce et la Fortune ......... 203 a) Chrétien de Troyes ou l'indécision .............. 203 Perceval, le chevalier-caméfion . .................... 203 b) De la Quête à la Mort Artu ...................... 205 c) Lancelot ou le détour ........................ . 206 d) Bohort ou le retour à la cour ................... 209 e) Un texte conciliant- Perlesvaus ................ 210 Fortune dans le Perlesvaus ...................... 211 Fortune libérée par la grâce . ...................... 213 Arthur et la grâce ... ........................ ... 215 Cahus et la grâce ........................ .. 215 Le glaive enflammé ........................ 217 f) Arthur et les révélations divines ................. 218 Conclusion ........................ ............... 222

LIEUX PUBLICS ET LIEUX DE SENEFIANCE .............. 225 I. LA ROYAUTÉ ARTHURlENNE ET LES LIEUX PUBLICS ........................ ................ 227 1. Sous le signe du cercle ........................ ... 229 a) La Ronde des géants ........................ .. 229 b) La Table Ronde ........................ ...... 231 Question des origines de la Table Ronde ......... 235 c) La carolle de l'amour ........................ . 241 d) La roue de Fortune ........................ ... 246 e) Le pilier et le cercle - Le Mont Douloureux ....... 249 f) Le cercle bénéfique ........................ ... 252 Conclusion ........................ ............... 252

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TABLE DES MATIÈRES

2. La rationalisation du monde ................ ...... 253 a) La cour - un espace éminemment public ......... 254 La curia dans les mentalités médiévales . ............. 254 La cour arthurienne ................ ....... 256 Le conseil privé ................ ........... 257 La notoriété ................ .............. 258 Les convocations à la cour. ................ .. 265 Escanor et la justice ................ ........ 266 b) Les frontières et perception de l'espace .......... 267 Escanor et la constitution d'un espace public .......... 268 Les rois et l'espace . ................ ............. 270 Arthur contre Claudas et la problématisation de la frontière . ................ ............. 272 Rome, l'espace et la fiscalité . ................ ...... 276 c) La rationalisation du lieu ................ ...... 278 Les tombes curiales - la tombe et l'espace public . ....... 278 La Douloureuse Tour ................ ........... 282 La tombe d'Arthur . ................ ............ 284 Conclusion ................ ................ ....... 294 Il. LIEUX DE SENEFIANCE ................ ........... 295 1. Les dangers de la construction d'un espace senefiant ................ ................ ...... 295 2. Les hétérotopyes ................ ................ 296 a) Tombes et cimetières ................ ......... 297 Les rituels de consécration de cimetières .............. 297 Les espaces-palimpseste ................ .......... 298 La tombe aux lions . ................ ............ 299 Un lieu sous le signe de la tension ............ 303 La consécration du lieu ................ ..... 305 Escalon le Ténébreux et la tombe ardente ............. 309 Escalon le Ténébreux . ................ ........... 310 Escanor ou le palimpseste en marche ................ 312 La tombe de Balaain . ................ ........... 314 Les tombes hantées ................ ............. 316 Les tombes spéculaires . ................ .......... 323 La mort de soi ................ ............ 323 L' Astre Maleis ................ ............. 326 La tombe de Tugan ................ ........ 328 Merlin et le miroir ................ ......... 330 Le lignage et la spécularité ................ ....... 332 L'Âtre Périlleux - un espace paradoxal .............. 335

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TABLE DES MATIÈRES

b) L'île - une sémiose discontinue ................. 337 L'île-paradis .................................. 338 Perlesvaus et l'Eden .......................... 338 L'île-révélation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 342 L'île perdue .............................. 342 Perceval et l'appel au sens ................ 343 Le château du Graal. ........................... 344 Le château - une exégèse en soi .............. 345 Le Château du Graal ....................... 348 L'indice spatial ......................... 348 Le Château du Graal comme signe ......... 353 Perlesvaus et le Château du Graal .......... 355 Corbényc et la Queste ................... 358 L'île-tombeau .................................... 360 La nef de Salomon ......................... 362 3. Translatio religfonis ou translatio gratiae ? ............. 366 a) Transformations du mythe à travers la légende arthurienne ........................ 372 b) Royauté et chevalerie celestielle conciliées par la translatio gratiae: Perlesvaus . ............... 381 c) Une translatio gratiae à rebours .................. 385 Conclusion ....................................... 388

ÉMERGENCE DE L'ÉTAT ET DE L'INDMDU . ............. 391 1. ÉMERGENCE DE L'ÉTAT .......................... 391 1. L'État, la loi et la violence légitime - une issue superficielle ................................... 391 a) Policraticus et l'émergence de l'idéologie royale .... 391 b) Royauté et pouvoir public dans le monde arthurien ................................... 399 Les rois et la guerre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .400 Marc le criminel ........................... 402 Rion des Iles ............................. .403 Le Roi de la Rouge Cité - toute perte de dignité royale ......................... .405 Le roi comme persona publica ................... .406 Le roi et la justice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 410 c) La chevalerie et le combat .................... .412 Les mains du roi - un système bipolaire . ............ .413 Au service du roi - appliquer la justice ....... .416 Arthur au service de l'Église ..................... .418

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TABLE DES MATIÈRES

d) Vers la chevalerie celestielle - l'épée du croisé ou le bâton du pèlerin? ....................... 421 Au service du roi et de l'Église . ................... .421 La Qu este et la croisade . ........................ 426 Le miles viator et le pèlerinage . .................. .432 Durmart et la croisade ..................... .432 Un cas tranchant- Sone de Nansay ou la tension entre violence et sainteté ............. 435 Sone et le pape ........................... .437 2. La manipulation du langage et le pouvoir .......... .439 a) Pouvoir des mots dans la pensée médiévale ...... .439 b) L'Église - une abstraction complaisante ......... .444 Absence du souci du sermon ...................... 445 Aucun souci de médiation . ...................... .446 c) Prises de parole arthuriennes .................. .447 Prises de parole publiques ....................... .449 Les clercs .................................... 449 Merlin et la prise de parole publique ................ 450 Discours de conversion ......................... .452 Conversions et violence discursive .............. .453 Célidoine et le roi Label ...................... .462 Les palimpsestes discursifs .................... .464 Le chevalier - prédicateur .................... .468 L'ermite . .................................... 470 L'acte de naissance de la prédication érémitique à visée individuelle .............. .4 71 Rôles des ermites .......................... 472 La « morale de conviction » en dehors du système politique ......................... .4 73 Durmart - une exception .................. .47 4 Possible raison de l'implosion du monde arthurien? ............................... 476 d) L'écriture et la lecture dans les romans .......... .479 L'écrit dans les romans ......................... .479 Les chevaliers ............................. 4 79 Lancelot et la peinture .................. .483 L'écriture révélée ......................... .485 Le roi et le conte ......................... .490 Le roi et l'écriture ........................ .491 II. L'ÉMERGENCE DE LA CONSCIENCE INDIVIDUELLE .499 1. Individualisme et christianisme ................... .499

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TABLE DES MATIÈRES

a) Les promesses de la Renaissance du XIIe siècle .... 501 b) Connaissance de soi - connaissance de Dieu ...... 503 c) La liberté et la grâce .......................... 505 d) Individu et société ............................ 510 2. Queste et individualisme .......................... 513 Le retour à la monarchie au XNesiècle ............. 525 3. Vers la conciliation des deux systèmes .............. 525 Une tentative dans le Tristan en prose ................ 526 Conclusion ....................................... 528 CONCLUSION ........................................ 531

BIBLIOGRAPHIE ...................................... 541 INDEX ............................................... 589

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