La chimie et la mer: Ensemble au service de l'homme 9782759803392

La mer a toujours fait rêver les hommes. Depuis l'Antiquité, ils ont exploré, commercé, vécu grâce à la mer. C'

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French Pages 208 [200] Year 2009

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La chimie et la mer: Ensemble au service de l'homme
 9782759803392

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La chimie et la mer, ensemble au service de l’homme

Ce livre est issu du colloque « La chimie et la mer, ensemble au service de l’homme » qui s’est déroulé le 22 octobre 2007 à la Maison de la Chimie.

La chimie et la mer, ensemble au service de l’homme Stéphane Blain, Jean-Luc Charlou, Chantal Compère, Daniel Desbruyères, Yves Fouquet, Guy Herrouin, Catherine Jeandel, Michel Marchand, Georges Massiot, François-Xavier Merlin, Françoise Quiniou, Louis-Alexandre Romaña, Paul Tréguer Coordonné par Minh-Thu Dinh-Audouin

Conception de la maquette intérieure et de la couverture : Pascal Ferrari Mise en page : Arts Graphiques Drouais (28100 Dreux)

Imprimé en France

ISBN : 978-2-7598-0426-9

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective », et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (alinéa 1 er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal.

© EDP Sciences 2009

EDP Sciences 17, avenue du Hoggar, P.A. de Courtabœuf, BP 112 91944 Les Ulis Cedex A, France

Ont contribué à la rédaction de cet ouvrage : Stéphane Blain Laboratoire d’Océanographie et de Biochimie de Marseille Jean-Luc Charlou Ifremer – Centre de Brest Chantal Compère Ifremer – Centre de Brest Daniel Desbruyères Ifremer – Centre de Brest Yves Fouquet Ifremer – Centre de Brest Guy Herrouin Direction des Constructions Navales des Services et Systèmes (DCNS) Catherine Jeandel CNRS – Observatoire Midi-Pyrénées

Michel Marchand Ifremer – Centre de Nantes Georges Massiot Institut Pierre Fabre François-Xavier Merlin Centre de Documentation de Recherche et d’Expérimentations sur les pollutions accidentelles des eaux (CEDRE) – Brest Françoise Quiniou Ifremer – Centre de Brest Louis-Alexandre Romaña Ifremer – Centre de Toulon Paul Tréguer Institut Universitaire Européen de la Mer – Brest

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Sommaire Préface : par Paul Rigny ...................................

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Préface : par Bernard Bigot..............................

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Introduction : Les grandes questions en sciences chimiques de l’environnement marin par Paul Tréguer .......................................... 13

Partie 1

Comprendre la mer Chapitre 1 : Des clefs pour comprendre l’océan : les traceurs chimiques et isotopiques par Catherine Jeandel.................................. 29 Chapitre 2 : Faut-il fertiliser l’océan pour contrôler le climat ? par Stéphane Blain .......................................

41

Partie 2

Profiter de la mer Chapitre 1 : Les ressources minérales du futur sont-elles au fond des mers ? par Yves Fouquet ..........................................

55

Chapitre 2 : L’exploitation des nodules polymétalliques : utopie ou réalité ? par Guy Herrouin ..........................................

81

Chapitre 3 : Hydrates de gaz et Hydrogène : ressources de la mer du futur ? par Jean-Luc Charlou ..................................

99

5

La chimie et la mer

Chapitre 4 : Du minéral à la vie : les oasis des grands fonds par Daniel Desbruyères ............................... 121 Chapitre 5 : Les médicaments de la mer : espoir ou illusion ? par Georges Massiot .................................... 135

Partie 3

La chimie pour aider la mer Chapitre 1 : L’homme, la chimie et la mer : connaître la contamination pour la combattre par Louis-Alexandre Romaña et Michel Marchand ...................................... 151 Chapitre 2 : La lutte physico-chimique contre les marées noires : trente ans d’expérience par François-Xavier Merlin.......................... 165 Chapitre 3 : La chimie à l’assaut des biosalissures par Françoise Quiniou et Chantal Compère ....................................... 177 Glossaire ............................................................. 195 Crédits photographiques ................................. 203 L’institut français de recherche pour l’exploitation de la mer ........................... 207

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L’Actualité Chimique veut contribuer à faire connaître à un large public l’impact qu’ont, par leurs résultats, les Sciences Chimiques pour leur vie quotidienne. Dans le même objectif, la Fondation de la Maison de la Chimie organise des colloques et autres manifestations scientifiques qui traitent chaque fois d’un domaine d’application particulier (la santé, l’art et le patrimoine… et beaucoup d’autres champs qui concernent la vie en société). La rencontre entre ces deux initiatives donne naissance aux ouvrages « La chimie et … » dont le premier, « La chimie et la mer », est présenté ici dans le cadre de la collection L’Actualité Chimique – Livres. Cette collection, ouverte en janvier 2008 par la publication de « Radiation Chemistry – from basics to applications in Material and Life Sciences », s’enrichit ainsi d’une nouvelle catégorie d’ouvrages s’adressant non plus aux professionnels de la science mais au grand public curieux. Ces ouvrages stricto sensu, rendus des la Fondation,

ne sont pas, les comptescolloques de même si les

éléments de base des chapitres sont bien les conférences qui y ont été présentées. Un soigneux travail de retouche, éventuellement des ajouts pédagogiques, a dû être fait pour harmoniser les niveaux de formation demandés aux lecteurs. Dans certains cas, un travail d’écriture a dû être fait à partir des simples enregistrements des conférences – une tâche dont on sousestime régulièrement les pièges. Merci à Mme MinhThu Dinh-Audouin de s’être employée à ces tâches d’élaboration des contenus, qui nous permettent de vous proposer cet ouvrage. Merci aussi aux auteurs des conférences d’avoir apporté leur contribution à l’ajustement de leurs présentations. Ce premier livre de la série « La chimie et … » traite de l’un des thèmes scientifiques les plus populaires auprès de nos concitoyens. Les fonds sousmarins excitent les imaginations par l’étrangeté de la vie qu’on commence à y découvrir, et les rêves d’exploitation de ressources, qui de façon préoccupante se mettent à faire défaut à la surface de la planète dans le domaine

Paul Rigny Rédacteur en chef L’actualité Chimique

Préface

La chimie et la mer 8

de l’énergie (nouveaux gisements de matières fossiles ?) et des matières minérales (dépôts métalliques naturels ?). Origine de la vie, la mer fournira-t-elle aussi la solution de nos problèmes ? Ce que la chimie nous apprend

sur la réalité de ces milieux permet de mieux appréhender ces questions. Paul Rigny Rédacteur en chef L’Actualité Chimique

La Fondation de la Maison de la Chimie, conformément à ses statuts établis il y a 75 ans, a pour mission de « développer les relations entre savants, techniciens et industriels, et de contribuer à l’avancement de la Science Chimique dans toute l’étendue de son domaine et aux développements de ses applications ». Elle ne peut donc rester en dehors d’un mouvement de réflexion en faveur de relations vraies et confiantes entre la Chimie et la Société. Elle doit s’impliquer dans les débats qui y sont associés, en favoriser leur tenue et les approfondissements qu’ils permettent.

C’est le sens d’une série de colloques intitulés « Chimie et… » qu’elle organise régulièrement sur des thèmes prenant en compte les préoccupations d’un grand nombre de nos concitoyens. « La Chimie et la Mer, ensemble au service de l’Homme » fut la première de cette série de rencontres scientifiques bisannuelles qui réunit les experts chimistes avec ceux des autres disciplines concernées par les domaines abordés. Ces colloques sont

très largement ouverts au public et permettent à tout un chacun de s’informer, de s’exprimer, de mieux comprendre la réalité des activités liées aux Sciences de la Chimie, leurs apports à la Société autant que leurs limites. La chimie est une composante majeure des relations existantes ou à construire entre Nature, Science, Industrie et Société. Pour cette raison, la Chimie a besoin de l’attention de la Société, de son intérêt, de sa mobilisation vigilante et lucide pour donner le meilleur d’elle même et attirer à elle entrepreneurs, ingénieurs, chercheurs, techniciens et enseignants de grande qualité pour mieux satisfaire les attentes et les demandes dont elle est, sous de multiples formes, l’objet incontournable. C’est avec cet objectif à l’esprit qu’en partenariat avec la revue « L’Actualité Chimique », nous avons souhaité créer une série d’ouvrages destinés à diffuser très largement le contenu des colloques « Chimie et… » en veillant à les rendre accessibles à un large public de non spécialistes, mais intéressés par les possibilités de progrès apportés par la Science dans notre vie quotidienne, dans la compréhension globale et la

Bernard Bigot Président de la Fondation de la Maison de La Chimie

Préface

La chimie et la mer

connaissance du monde qui nous entoure. Le thème de cet ouvrage, « La Chimie et la Mer, ensemble au service de l’Homme » est un sujet de grande actualité au moment où chacun prend la mesure que les ressources naturelles, et particulièrement maritimes, sont un bien précieux commun qu’il convient d’exploiter avec discernement, au moment où le rôle essentiel des océans dans le bon fonctionnement de notre planète est mis en évidence à l’occasion de la large diffusion des travaux du Groupe International d’Étude sur le Climat (GIEC) qui a reçu conjointement avec le VicePrésident Al Gore le Prix Nobel de la Paix, au moment enfin où l’opinion publique est particulièrement sensible aux questions d’environnement et de développement durable, à la préservation de la qualité des eaux maritimes et à la prévention des menaces que peuvent faire peser sur elles le transport ou les rejets côtiers.

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Sur tous ces sujets, la chimie est présente, parfois en première ligne, parfois de manière plus discrète, soit parce que la Science Chimique permet de comprendre les grands phénomènes qui gouvernent le fonctionnement de la Mer, soit parce que la chimie valorise les ressources et produits marins pour différents usages au service de l’Homme, qu’ils soient alimentaires, thérapeutiques, énergétiques, agricoles, ou relèvent des industries métallurgiques, soit parce que la

Chimie au service de la Mer contribue à utiliser de manière raisonnable l’espace maritime pour les transports ou les loisirs, ou bien contribue à préserver la Mer de dégradations diverses ou bien encore contribue à remédier aux atteintes dont elle fait l’objet. Le contenu de cet ouvrage est organisé autour de ces trois grands axes, à travers les contributions des spécialistes des laboratoires universitaires, du CNRS, de l’IFREMER et de l’industrie que je veux remercier chaleureusement ici. L’IFREMER s’est très largement associé aux chimistes de la Fédération Française des Sciences de la Chimie dans la réalisation du colloque et de cet ouvrage et je tiens à en remercier son Présidentdirecteur général Jean-Yves Perrot. La diffusion de connaissances devient mutualisée avec de nombreux acteurs et ne doit être accompagnée que par des spécialistes préparés à cet exercice. La Société ne veut plus être en marge de la Science. L’objectif de cet ouvrage, et plus généralement de la collection, est non seulement de communiquer et de faire partager les points de vue des chimistes, mais de répondre à ses légitimes questionnements et interrogations. Bernard Bigot Président de la Fondation de La Maison de La Chimie

en sciences chimiques de l’environnement marin Embarquons à bord d’un satellite de la Terre et jetons un œil à notre planète par le hublot : au cours d’une révolution nous voyons essentiellement de l’eau. L’océan occupe en effet 70 % de sa surface, et il faudrait donc rebaptiser notre planète la « planète Océan » (Figure 1).

Mais nous pouvons aussi, à partir des enregistrements conservés dans les calottes polaires, remonter dans le temps, décrire les variations du climat et mieux comprendre les interactions entre l’océan et le climat pendant les cycles climatiques passés (Figure 3).

L’océan, un acteur majeur dans l’environnement planétaire

Enfin, nous savons que de nombreux échanges de matière et d’énergie ont lieu entre les différentes composantes du système Terre qui communiquent en permanence entre

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Aussi immense soit-il, l’océan commence à être mieux connu et mieux compris. Les scientifiques du monde entier étudient ce qui se passe à l’échelle planétaire. Depuis la dernière décennie, grâce à des programmes internationaux sur les changements qui affectent notre planète (comme l’International Geosphere Biosphere Program, IGBP), nous avons maintenant acquis une connaissance « globale » de la Terre et de son océan. Par exemple, à partir de données satellitaires, nous sommes capables de reconstituer la variation mensuelle du couvert végétal de l’océan mondial et des continents (Figure 2) au temps présent.

Paul Tréguer Les grandes questions en sciences chimiques de l’environnement marin

grandes questions Les

Figure 1 La Terre, la « planète bleue ».

La chimie et la mer

Figure 2 Des capteurs embarqués à bord de satellites nous permettent de connaître la distribution du couvert végétal des continents et des océans, et sa variabilité temporelle à l’échelle mensuelle et annuelle. Les zones peu productives (en bleu ou violet, au centre des grands tourbillons océaniques des hémisphères Nord et Sud) sont celles qui sont pauvres en matières nutritives.

Figure 3 Grâce aux enregistrements des calottes glaciaires, en particulier dans l’Antarctique, nous pouvons reconstituer la variation des principaux paramètres caractéristiques du climat de la Terre à l’échelle globale. À noter la croissance spectaculaire et rapide des teneurs en dioxyde de carbone CO2 et en méthane CH4 au temps présent. Ces teneurs sont bien plus élevées que celles des quatre précédents cycles glaciaires (minimum thermique) et interglaciaires (maximum thermique). p.p.m.v. = partie par million en volume ; p.p.b.v. = partie par milliard en volume.

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elles (voir l’encart « Le système Terre et ses différentes composantes »). Pour cela, les sciences chimiques sont à même de nous fournir des clés précieuses pour comprendre ces échanges comme le décrit le Chapitre de C. Jeandel. C’est ainsi qu’en étudiant au présent et au passé le fonctionnement du système couplé atmosphère-hydrosphère-cryos-

phère-lithosphère-biosphère (y compris anthroposphère) (Figure 4), nous pouvons espérer prédire notre devenir. Si l’océan n’est qu’un élément de ce système complexe, c’est un composant important. Comment peut-il être caractérisé ? L’océan est d’abord un milieu physique : il obéit aux lois de la mécanique des fluides.

L’océan est ensuite un milieu chimique : la mer est composée d’eau et de sels ; la quantité totale de sels est relativement

constante (en moyenne environ 35 grammes de sels par kilogramme d’eau de mer, quelle que soit la région considérée). Cependant, la mer Baltique est peu salée (environ cinq fois moins que la moyenne) mais la mer Morte, fermée, l’est beaucoup plus (environ dix fois plus que la moyenne). Certains sels de l’eau de mer, tels que les nitrates et les phosphates, sont dits nutritifs, ce qui veut dire qu’ils sont utiles à la vie (ils

Figure 4 Le système couplé atmosphèrehydrosphère-cryosphèrelithosphère-biosphère (dont anthroposphère) de la planète Terre, dont l’océan est une composante.

LE SYSTÈME TERRE ET SES DIFFÉRENTES COMPOSANTES

Les grandes questions en sciences chimiques de l’environnement marin

Son volume est variable : en fonction des transferts thermiques, il est soumis à la dilatation qui conditionne actuellement, et pour une large part, les variations du niveau de la mer – variations que l’on peut suivre grâce au satellite franco-américain Jason.

Atmosphère : enveloppe gazeuse de la planète Terre. Hydrosphère : partie de la planète occupée par l’eau liquide (océans, mers, lacs, fleuves, nappes phréatiques) et solide (calottes polaires, glaciers, banquise). Cette partie solide constitue la cryosphère. Cryosphère : partie de la planète occupée par de l’eau à l’état solide. Lithosphère : littéralement, la « sphère de pierre », est la partie superficielle et rigide du manteau terrestre. Elle est divisée en un certain nombre de plaques tectoniques. Biosphère : système planétaire incluant l’ensemble des organismes vivants et des milieux où ils vivent. La partie occupée par l’homme est l’anthroposphère.

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La chimie et la mer

entrent dans les cycles biologiques des organismes vivants). De façon générale, s’agissant de la teneur en matières nutritives dans la couche de surface des océans, le contraste est grand entre les zones pauvres (au centre des grands tourbillons océaniques) et les eaux riches comme celles de l’océan Austral (Figure 5).

Figure 5 Les quantités de sels nutritifs (ici les nitrates) dans les eaux de surface de l’océan mondial sont réparties de manière inégale : de façon générale, les eaux sont pauvres en nitrates (bleu), sauf dans l’Atlantique Nord, le Pacifique Équatorial Est, le Pacifique Nord, (vert et jaune) et l’Océan Austral (rouge).

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L’océan est délimité par un environnement géologique (la lithosphère forme l’enveloppe rocheuse de la Terre, de nature continentale ou océanique) qui conditionne son expansion et interagit avec lui par exemple en modifiant sa composition. Ceci se fait à partir des rejets de matières diverses depuis les dorsales océaniques actives, dont l’activité hydrothermale engendre d’importants apports chimiques à l’océan, mais aussi depuis les zones littorales et les bassins versants. Le Chapitre de Y. Fouquet donne l’occasion de prendre connaissance de cette activité

géologique intense qui règne au fond de l’océan. L’océan est enfin le support d’activités biologiques – y compris humaines – qui sont directement impactées par les changements climatiques. L’océan est lui-même capable de réponse à ces activités [1]. Enfin, l’océan est producteur de ressources marines, qui sont actuellement très sévèrement exploitées par l’homme, comme le décrivent les Chapitres de Y. Fouquet, G. Herrouin, J.-L. Charlou et G. Massiot. Devant ces multiples rôles joués par notre immense océan, les chimistes marins se posent des questions fondamentales, dont la plupart nous entraînent même dans le débat : « Science ou éthique ? » Avant d’entrer dans le vif du sujet que nous présente cet ouvrage, arrêtons-nous sur quatre questions fondamentales, qui seront illustrées par des exemples concrets :

2 – L’océan est-il perturbé par l’homme ? Comment y répond-il ? 3 – L’homme peut-il devenir le maître des océans ? Peut-on manipuler leur composition pour diminuer l’effet de serre ? 4 – L’océan est-il un réservoir inépuisable de ressouces ? Peut-on les exploiter ?

L’océan est-il le maître du climat de la planète Terre ?

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Nous pouvons prendre conscience du rôle majeur joué par l’océan dans la régulation du climat de la planète Terre à travers deux processus. 2.1. L’océan, régulateur de température pour la planète Pour notre planète, l’océan est un gigantesque réparti-

teur d’énergie thermique. On sait en effet qu’à l’équateur, la Terre reçoit plus d’énergie qu’elle n’en émet vers l’espace : la zone équatoriale est donc une source chaude. Le bilan est dans l’autre sens aux pôles, qui sont donc une source froide. Le maintien de la température moyenne dans ces deux régions exige un transfert thermique de l’équateur vers les pôles, auquel contribue la circulation « méridienne », encore appelée circulation « thermohaline » de l’océan (Figure 6). Dans l’Atlantique Nord par exemple, le courant chaud du Gulf Stream alimente la dérive Nord Atlantique puis le tourbillon subarctique qui entre en mer de Norvège, du Groenland et du Labrador. Les vents violents et froids soufflant sur les zones Arctiques rendent l’eau de surface plus froide et donc plus dense : cette eau coule et alimente la circulation profonde de l’océan Atlantique Nord qui s’écoule

Figure 6

Les grandes questions en sciences chimiques de l’environnement marin

1 – L’océan est-il le maître du climat de la planète Terre ? Contrôle-t-il la teneur en dioxyde de carbone de l’atmosphère ?

La circulation « thermohaline » de l’océan mondial est composée de courants chauds (orange) dans le compartiment de surface et froids (en bleu) dans le réservoir profond. Cette circulation océanique est souvent appelée : le « tapis roulant ». Le temps de résidence de l’eau de mer dans l’océan profond est de l’ordre du millier d’années.

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La chimie et la mer

Figure 7 L’océan peut échanger du CO2 avec l’atmosphère grâce à deux principaux mécanismes dits « pompe physique » (à droite) et « pompe biologique » (à gauche). Le réservoir de surface (en bleu pâle, épaisseur 100 mètres environ) se renouvelle à l’échelle de l’année, le réservoir profond (en bleu foncé, 3 700 mètres de profondeur) à l’échelle du millénaire.

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vers le Sud. Si le réservoir de surface de l’océan se renouvelle à l’échelle de l’année, il faut plus de mille ans pour renouveler le compartiment profond. Le « tapis roulant » océanique met donc plus d’un millénaire pour se boucler. 2.2. L’océan, une pompe à CO2 L’océan est également capable de dissoudre de grandes quantités de CO2, initialement présentes dans l’atmosphère. Or on sait que le climat évolue directement en relation avec la teneur atmosphérique en CO2, lequel est en grande partie responsable du réchauffement climatique par effet de serre. L’océan joue donc également par le biais du CO2 un rôle dans la régulation du climat. Il contient soixante-cinq fois plus de CO2 (sous forme inorganique dissoute) que l’atmosphère ; aussi, dans le contrôle du cycle du carbone, c’est lui qui va « imposer sa loi » à l’atmosphère et non l’inverse. Les échanges de CO2 entre atmosphère et océan se réalisent selon deux mécanismes

(Figure 7). Le premier obéit aux lois de la thermodynamique et est appelé « pompe physique » ou « pompe de solubilité ». De façon générale, les gaz se dissolvent mieux dans les eaux froides que dans les eaux chaudes. Mais le CO2 est un gaz particulier car il réagit avec l’eau. Cette réaction aboutit à la formation d’espèces minérales du carbone : de l’acide carbonique (H2CO3), qui se dissocie en ions hydrogéno-carbonate (HCO3-), en ions carbonate (CO32-) et en CO2 moléculaire dissous, selon un équilibre dépendant de la température et de la pression environnantes. Ceci rend complexe le processus de dissolution-réaction du CO2 avec l’eau. Au final, les eaux polaires sont des « puits » de CO2 (elles absorbent du CO2 de l’atmosphère), et les eaux tropicales et équatoriales sont des « sources » (elles émettent du CO2 vers l’atmosphère). Le second mécanisme fait intervenir la biosphère marine et est appelé « pompe biologique » de CO2 (détaillée dans le Chapitre de S. Blain). Dans la couche de surface de l’océan, du printemps à l’automne, les conditions sont en général favorables pour le développement du phytoplancton (voir l’encart « Le Phytoplancton »). Celui-ci, par photosynthèse, transforme du CO2 dissous en carbone organique particulaire. Ces organismes microscopiques sont broutés par des crustacés planctoniques qui, eux-mêmes, servent de proies aux organismes des niveaux supérieurs de la chaîne alimentaire – on parle de « réseau trophique ». Les différents niveaux du réseau

trophique rejettent du carbone organique particulaire. La matière particulaire, plus dense que l’eau, a tendance à sédimenter. Le carbone finit par être transféré de la couche de surface vers le réservoir profond de la mer, voire vers le sédiment. La matière organique est minéralisée par les bactéries présentes dans l’eau, ce qui conduit à un recyclage du carbone sous ses différentes formes minérales dissoutes. À travers ce mécanisme, l’océan apparaît comme une véritable « pompe biologique » de carbone qui fait disparaître du CO2 de la couche de surface vers le réservoir profond (Figure 7). Le carbone ainsi transféré peut séjourner à l’abri de l’atmosphère pendant des centaines d’années.

Le phytoplancton (du grec : phyton = plante, planktós = errant) est l’ensemble des petits organismes végétaux vivant dans les couches superficielles de la mer, le plus souvent en suspension. Cyanobactéries, diatomées, dinoflagellés, coccolithophoridés et autres algues unicellulaires sont dits autotrophes vis-à-vis du carbone : ils synthétisent eux-mêmes la matière organique (molécules à base de carbone) dont ils ont besoin pour vivre. Pour cela, ils réalisent la photosynthèse : au cours de ce processus de production primaire, ils transforment le carbone minéral CO2 en carbone organique, en utilisant l’énergie du Soleil. Bien que le phytoplancton représente moins de 1 % de la biomasse d’organismes photosynthétiques sur la planète, il assure tout de même près de la moitié de la production primaire planétaire. Figure 8 Oxytoxum constrictum, un dinoflagellé, algue microscopique. Il fait 70 microns et a été pêché à 30 mètres de profondeur dans la mer Ligure entre Nice et Calvi en septembre 2004 pendant le projet PÊCHE : Production and Exportation of Carbon : control by HEterotrophic organisms at small time scales (Dynaproc2).

Les grandes questions en sciences chimiques de l’environnement marin

LE PHYTOPLANCTON

L’océan est-il perturbé par l’homme ? Comment y repond-il ?

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Les preuves s’accumulent pour montrer aujourd’hui que notre mode de développement économique engendre de profondes perturbations de l’océan, à différentes échelles. 3.1. Les perturbations anthropiques1 à l’échelle globale Depuis le début de l’ère industrielle, de plus en plus de CO2 est rejeté dans l’atmosphère. L’océan, grande pompe à CO2, se retrouve à absorber de plus en plus ce gaz produit par l’activité humaine (trafic

1. Anthropique : du grec anthropos = homme, relatif à l’activité humaine.

Figure 9 Vue d’ensemble d’une communauté microbienne complexe d’une mare d’eau douce du campus universitaire d’Orsay montrant des filaments de cyanobactéries et deux cellules de diatomées Bacillariophyta (Heterokont/Stramenopiles). Microscopie optique, contraste interférentiel, X400. En explorant la diversité microbienne dans des environnements divers et souvent extrêmes, les chercheurs s’intéressent à la diversité globale du vivant et à son évolution. 19

La chimie et la mer

d’eau) que benthiques (vivant sur le fond des mers).

Figure 10 Au cours du XXIe siècle, la teneur en dioxyde de carbone de l’atmosphère (pCO2) devrait croître de façon spectaculaire. Ceci devrait engendrer un transfert accru de CO2 dans l’eau de mer. En conséquence, le pH de la mer diminuera, de même que la teneur en ions carbonates [CO32-].

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urbain, usines…). Quels en sont les effets sur l’équilibre des océans ? Lorsque la mer absorbe du CO2, celui-ci réagit avec l’eau en formant des espèces minérales du carbone et en libérant des ions H+ (voir le paragraphe 2.2). Ainsi, dès que la concentration en CO2 dissous augmente, le pH de l’eau diminue : on dit que l’océan « s’acidifie » (Figure 10). Depuis 1850, on estime que le pH moyen de l’océan de surface a diminué de 0,1 unité, passant à 8,1. Si la teneur en CO2 atmosphérique augmente d’un facteur 2 d’ici la fin du siècle – selon l’hypothèse minimaliste –, le pH de l’océan pourrait diminuer d’une unité. Or, dissoudre davantage de CO2 dans l’eau de mer fait évoluer les équilibres des espèces minérales du carbone dissous en défaveur des ions carbonate CO32-. Il en résulte une dissolution des carbonates de calcium CaCO3, constituant la coquille de nombreux organismes marins, aussi bien planctoniques (flottant dans la colonne

Les océanographes ont l’habitude d’appeler « profondeur de saturation » celle au-delà de laquelle les carbonates de calcium se dissolvent. Dans le milieu marin ces carbonates se trouvent principalement sous deux formes : aragonite ou calcite, la première étant plus soluble que la seconde. Actuellement, la profondeur de saturation pour l’aragonite se situe à plus de 2 000 mètres de profondeur dans l’Atlantique et à moins de 1 000 mètres dans le Pacifique. Les organismes carbonatés peuvent donc croître sans problème dans les eaux de surface. Mais avec une augmentation du CO2 dissous, à la fin de ce siècle, ces profondeurs de saturation devraient remonter de façon spectaculaire. Ainsi, pour l’océan Arctique et pour l’océan Austral, les modèles montrent que la profondeur de saturation pour l’aragonite parviendra en surface avant la moitié du XXIe siècle. Autrement dit, les eaux de surface des océans polaires sont en train de devenir agressives pour les organismes carbonatés. Dans ces conditions, nous pouvons prévoir par exemple que les ptéropodes, petits animaux planctoniques à carapace d’aragonite, constituants des chaînes alimentaires marines des océans polaires, pourraient disparaître ! De même, les coccolithophoridés, organismes microscopiques phytoplanctoniques à coquille de calcite, seraient également menacés dans un océan plus riche en CO2. Ceci n’est pas sans conséquence sur le reste

3.2. Les perturbations anthropiques à l’échelle locale L’homme a-t-il perturbé chimiquement les milieux littoraux ? Ceci affecte t-il la biodiversité marine et la structure des écosystèmes marins ? Pour répondre à ces deux questions, nous prendrons l’exemple des flux d’azote nitrique rejeté dans l’Atlantique Nord d’une part, et d’autre part le cas de la rade de Brest avec une modification de la composition du microphytoplancton. À l’échelle globale, l’utilisation intensive d’engrais pour supporter des rendements élevés à l’hectare dans les pays développés a provoqué en moins de quarante ans le doublement des flux d’azote rejeté à la mer, par rapport au niveau naturel. À l’échelle de l’Atlantique Nord, ces rejets sont importants : les flux de nitrates des fleuves de l’Europe du Nord sont nettement supérieurs à ceux de l’Amazone, alors que le débit de ce fleuve est à lui seul dix fois supérieur à celui cumulé des grands fleuves européens (Figure 11). Les apports anthropiques de nitrates dans les eaux côtières de la France, baignées par la Manche et l’Atlantique, sont à l’origine de spectaculaires « marées vertes » qui polluent de nombreuses plages. Ils contribuent également aux efflorescences de dinoflagellés (dont certaines sont toxiques pour l’homme) au détriment des populations

naturelles de diatomées, microalgues à carapaces siliceuses. Ceci est illustré dans le cas de la rade de Brest (Figure 12), où des suivis mensuels d’abondance de microphytoplancton réalisés en 1982, 1993 et 2003 montrent le basculement d’un scénario naturel où les diatomées dominent, en toute saison, à un scénario anthropisé où les dinoflagellés remplacent les diatomées en été. Ceci n’est pas sans conséquence pour le reste de la chaîne alimentaire. Enfin, outre les rejets issus de l’agriculture, de nombreuses substances chimiques provenant des activités maritimes (pêche, navigation, …) exposent la mer à des contaminations qui peuvent affecter profon-

Figure 11 Les flux de nitrates (en tonnes par an) rejetés en Manche et Atlantique par les fleuves du pré-continent armoricain sont comparables, malgré leurs faibles débits, à ceux de la Loire ou de la Seine.

Les grandes questions en sciences chimiques de l’environnement marin

du réseau trophique et donc sur la biodiversité marine [2].

Figure 12 La modification de la composition chimique des eaux de la rade de Brest, du fait en particulier de l’augmentation des rejets de nitrates d’origine anthropique, a induit un changement dans la dominance des diatomées par rapport aux dinoflagellés, de 1981 (gris), à 1993 (bleu pâle) puis 2002 (bleu profond).

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La chimie et la mer

dément les écosystèmes. Des conséquences concrètement observées sur des organismes marins poussent l’homme à surveiller ses activités et à trouver des solutions pour préserver les océans des pollutions chimiques (Voir aussi les Chapitres de L.-A. Romaña et F. Quiniou).

L’homme est-il le maître des océans ? Peut-il le manipuler pour diminuer l’effet de serre ?

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Figure 13 Injection de fer dans les eaux de l’océan Austral : on « fertilise » l’océan en fer. Dans la tâche fertilisée (quelques dizaines de kilomètres carrés) se développe du phytoplancton, et la pompe biologique de dioxyde de carbone est activée.

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L’idée d’utiliser l’océan pour séquestrer du CO2 n’est pas nouvelle. On vient de voir le grand potentiel de l’eau de mer pour dissoudre ce gaz. En matière de mitigation du CO2, C. Marchetti a formulé en 1977 différentes options proposées par les géo-ingénieurs [3]. S’agissant de l’océan, deux voies principales sont proposées. La première consiste à optimiser la pompe biologique de carbone dans certaines régions océaniques en les « fertilisant en fer », la seconde à utiliser l’océan profond comme réservoir de CO2.

4.1. « Fertiliser » l’océan en fer Malgré leur richesse en matières nutritives, l’océan Austral, le Pacifique Est Équatorial et le Pacifique Nord présentent une productivité primaire sub-optimale (Figure 5). Parmi les différentes hypothèses envisagées pour expliquer cette faible productivité, la carence en fer dissous des eaux de surface est généralement privilégiée. Dans le cas de l’océan Austral, les apports de matériel terrigène riches en métaux, déposés sur l’océan par les vents, sont particulièrement faibles. Ceci s’explique par la présence de la calotte glaciaire qui recouvre l’ensemble de la masse continentale. Plusieurs expériences d’injection de fer dans l’océan ont déjà été menées dans le Pacifique Équatorial (1993 et 1995), dans l’océan Austral (1999, 2000, 2002 et 2004) et dans le Pacifique subarctique (2001 et 2002). Ces expériences, décrites dans le Chapitre 2 de la Partie 1, ont toutes montré que l’ajout de fer dans les eaux de surface d’un océan qui en est dépourvu favorise la photosynthèse et le pompage du CO2 atmosphérique par les algues microscopiques (Figure 13). Elles donnent ainsi un support concret à l’affirmation de John Martin (1988) : « Give me a half tanker of iron and I’ll give you an ice age » (« Donnez-moi un demi-tanker de fer et je vous ferai un âge glaciaire ») ; en effet, les périodes glaciaires se caractérisent par une abondance de fer dispersé sur l’océan par les vents, et par une baisse du CO2 atmosphérique (Voir figure 3).

4.2. Injecter du dioxyde de carbone dans l’océan profond Nous avons vu précédemment que le temps de résidence des masses d’eaux profondes est de l’ordre du millier d’années. Plusieurs géo-ingénieurs ont donc proposé d’utiliser le réservoir profond pour stocker du CO2. À haute pression (on gagne une atmosphère tous les dix mètres de profondeur), le CO2 se combine avec l’eau pour former un hydrate. Cet hydrate est plus dense que l’eau environnante et circulerait donc en tapissant d’abord le fond des océans. Si, à la sortie des centrales thermiques ou de tout système concentré brûlant des combustibles fossiles, on adaptait une unité de captation, de séparation et de compression, on pourrait récupérer le CO2 et le faire passer sous forme liquide. On

pourrait imaginer un réseau d’unités de ce type réparties sur le littoral livrant du CO2 liquide à des tankers, qui vont ensuite le disperser en eau profonde, ou à des pipelines délivrant directement du CO2 au fond de l’océan. Imaginons que nous traitions ainsi sous cette forme chaque année six milliards de tonnes de carbone (équivalent à ce nous rejetons actuellement dans l’atmosphère) et que nous les injections dans les eaux profondes. Que se passerait-il ? En prenant un modèle simple pour simuler la circulation des masses d’eaux et les processus chimiques qui contrôlent le cycle du carbone inorganique dissous, Ken Caldeira (Livermore Marine Laboratory, États-Unis) a pu montrer que la modification du pH des eaux de mers profondes gagnerait progressivement l’océan mondial avec une diminution du pH pouvant atteindre une unité (l’océan serait alors pratiquement à pH neutre) dans un millénaire [4]. Ce changement drastique du pH atteindrait alors les eaux de surface, avec les impacts majeurs que nous avons déjà signalés. En somme, nous aurions gagné quelques centaines d’années…

Les grandes questions en sciences chimiques de l’environnement marin

Des chercheurs français ont aussi montré que cette exacerbation de la pompe biologique de CO2 par manipulation de l’océan est particulièrement peu efficace, comparée à l’effet de la fertilisation naturelle en fer qui se produit par exemple audessus du plateau des Îles Kerguelen. Le Chapitre 2 de la Partie 1 décrit les travaux réalisés par l’équipe de S. Blain dans l’océan Austral. On se doute que cette manipulation de l’océan n’est pas sans conséquence sur le réseau trophique. En ajoutant du fer dans l’océan, on favorise la croissance des algues microscopiques avides de ce métal et on modifie les niveaux trophiques supérieurs.

L’océan est-il un réservoir inépuisable de ressources et d’énergies fossiles ? Peut-on/doit-on les exploiter ?

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5.1. De nouvelles sources d’énergie À basse température et/ou sous haute pression, le méthane gazeux CH4 peut se combiner

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La chimie et la mer 24

avec l’eau pour former des « clathrates » de méthane de formule type CH4, 5,7 H2O. Ces hydrates de méthane se présentent sous forme d’un solide blanc, décomposable dans les conditions usuelles de température et de pression, et qui s’enflamme dans l’atmosphère en présence d’une étincelle. On a identifié d’importants gisements d’hydrates de méthane, non seulement dans les zones à permafrost de Sibérie ou d’Alaska, mais surtout et en abondance dans les océans, le long des pentes abyssales des continents. Les réserves ont été évaluées à 12 000 milliards de tonnes, soit plus de deux fois les réserves de charbon au niveau mondial ! Les scientifiques explorateurs ont cherché le moyen de récupérer ces sources potentielles d’énergie (le Chapitre de J.-L. Charlou nous le raconte en détail). Actuellement, des technologies pour l’exploitation de ces gisements sont opérationnelles pour les zones à permafrost. Compte tenu des développements récents des technologies offshore pour l’exploitation des puits de gaz profond, on peut aussi envisager à terme la mise en exploitation de gisements d’hydrates de méthane au fond des océans. Cependant, à maints égards, de telles opérations sont risquées. En effet, la capacité calorifique du méthane est trente-cinq fois plus élevée que celle du CO2. Aussi, en cas de fuite importante de méthane au cours de l’exploitation, les conséquences pourraient ne pas être négligeables et contribuer à l’augmentation de l’effet de serre. De toute

façon, il s’agit d’une autre forme d’énergie fossile dont l’exploitation est peu compatible avec une perspective de développement durable. Alors faut-il l’entreprendre ? Les industriels japonais ont répondu positivement à cette question. Dans le cadre d’une coopération franco-japonaise, une usine pilote fonctionne déjà dans le delta du Mackenzie (Canada) ; des plans d’exploitation industrielle au large du Japon sont tracés pour l’après 2012. Cependant, le Parlement allemand s’est engagé dans une perspective toute différente. Il a demandé en 2004 au gouvernement, d’une part de ne pas financer d’études pour l’exploration des ressources en énergies fossiles, d’autre part de restreindre le financement des études sur les hydrates de gaz à celles liées aux recherches sur le climat, mais d’exclure celles qui envisagent leur exploitation. 5.2. La mer et sa biodiversité, source de médicaments ? La mer est aussi un immense habitat dont la diversité des occupants dépasse l’imagination, comme nous le découvrons dans le Chapitre de D. Desbruyères. Des poissons, éponges, anémones, coraux, ou encore des organismes microscopiques (bactéries, algues et champignons) ont été prélevés et étudiés en laboratoire. On a découvert que certains produisent des molécules aux structures insoupçonnées, des plus simples aux plus complexes, et présentant des vertus thérapeutiques pour l’homme ! Il s’agit d’anticancéreux, antifongiques, antibiotiques etc. Par exemple,

Or actuellement, on ne connaît qu’une fraction infime de l’océan, ce qui conduit à se demander si les fonds sous-marins pourraient être la source des médicaments de demain. Et doit-on pour autant pêcher autant d’organismes pour en extraire les médicaments nécessaires à l’humanité, sachant que ces organismes sont difficiles voire impossibles à élever, souvent peu accessibles dans les fonds (certaines espèces

n’ont été rencontrées qu’une fois), et ne produisent que des quantités infinitésimales de molécules ? Dans le souci de préserver la biodiversité marine, la chimie fournit les moyens nécessaires pour synthétiser en laboratoire des quantités appréciables de ces molécules, sans épuiser les ressources marines et sans porter atteinte à la biodiversité. Mais l’imagination sans limites dont est dotée la chimie permet également de créer des molécules thérapeutiques inédites, souvent inspirées de la nature, comme le montre le Chapitre de G. Massiot.

En conclusion

Les grandes questions en sciences chimiques de l’environnement marin

la céphalosporine a été le premier antibiotique d’origine marine, développé dans les années 1950.

Le développement économique et l’explosion démographique en cours au XXe siècle ne peuvent qu’engendrer de profonds bouleversements de notre environnement marin. Nous avons vu qu’à maints égards l’océan joue un rôle régulateur du changement climatique global, permettant d’atténuer ou de différer les impacts de ces bouleversements. Les sciences chimiques de l’environnement marin sont au cœur des grandes questions que se pose aujourd’hui notre civilisation. Si l’on veut véritablement mettre en œuvre un développement durable, c’est à chaque citoyen d’élaborer sa propre réponse aux interrogations suivantes : - À l’échelle globale, peut-on/doit-on modifier la composition chimique de l’océan pour augmenter son potentiel dans sa maîtrise du climat de la planète Terre ? - À l’échelle locale, peut-on/doit-on continuer à modifier l’environnement chimique du littoral sans souci de l’impact sur la modification de la biodiversité ?

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La chimie et la mer

Bibliographie [1] Tréguer P. (2004). La discrète alliance des algues et du vent. La Recherche, 355 : 40-42. [2] Film « Acidification de l’océan », http://www.euroceans.info/EN/medias/films. php [3] Marchetti C. (1977). On geoengineering and the CO2 problem. Climatic change, 1 : 55-68.

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[4] a) Film « Faut-il manipuler l’océan ? », http://www.euroceans.info/EN/medias/films. php ; b) Wolf-Gladrow P., Riebesell U., Burkhardt S., Bjima J. (1999). Direct effects of CO2 concentration on growth and isotopic composition of marine phytoplankton. Tellus B, 518 : 461-476.

Un cycle de la matière qui conditionne la chimie des océans et le climat

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La Terre, notre planète bleue (Figure 1), est constituée de trois compartiments majeurs : les continents, l’atmosphère et les océans (Figure 2). Ces trois compartiments échangent constamment de la matière, et donc des éléments chimiques. La nature et l’intensité de ces échanges influent sur la composition chimique des océans. Cette composition chimique détermine en particulier la capacité des océans à absorber du CO2. Or nous savons aujourd’hui que la présence de ce gaz dans l’atmosphère influe sur le climat général de notre planète. Il est donc important de mieux comprendre ces échanges, autant dans un passé récent que dans des temps anciens, pour comprendre et préfigurer l’évolution des climats. Avec l’atmosphère, l’océan échange de la chaleur, de l’eau, des gaz, en particulier le CO2. Tous les éléments chimiques de la classification périodique peuvent faire l’objet de transferts des continents vers

les océans. Cela peut se faire sous forme minérale, comme par exemple l’aluminium ou le silicium1 (sable, roches), deux éléments très abondants dans la croûte terrestre et qui seront transportés par les rivières et les vents vers la mer. Les éléments ainsi véhiculés par l’érosion se trouvent aussi sous forme organique, 1. Éléments présents sous diverses formes possibles : sels, ions, complexes, hydrates, etc.

Catherine Jeandel Des clés pour comprendre l’océan : les traceurs chimiques et isotopiques

clefs

Des pour comprendre l’océan : les traceurs chimiques et isotopiques

Figure 1 La planète doit son surnom de « bleue » à l’eau des océans, qui la recouvre à 71 %.

La chimie et la mer Figure 2 Entre les compartiments « océan », « atmosphère » et « continent » du système Terre, toutes sortes d’éléments chimiques sont en perpétuel échange. Notons que les échanges entre atmosphère et continents, dont l’expérience nous apporte quotidiennement la preuve, ne sont pas explicitement représentés sur la figure.

comme les chaînes carbonées des débris végétaux (humus des sols). Enfin, ces transports se font soit sous forme dissoute – en solution dans les rivières ou dans la pluie –, soit sous forme solide, comme les poussières des vents ou les particules solides en suspension dans les fleuves (Figure 3). Une fois dans l’océan, ces éléments chimiques iront « à terme » dans les sédiments. Mais ce terme est extrêmement différent selon les éléments, leur réactivité et leur rôle dans le cycle biologique… car le vivant a aussi son rôle à jouer !

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Pour reprendre l’exemple de l’aluminium, très peu soluble en milieu marin, il va très vite quitter le milieu liquide pour rejoindre les sédiments et sera donc présent à l’état de trace dans l’eau de mer (de l’ordre de la nmol/l). Son transit dans le milieu marin sera court : on dit qu’il aura un temps de résidence court, de l’ordre de quelques décades. Ce comportement l’oppose à celui du chlore ou du sodium, qui sont peu réactifs et ont

un temps de résidence très long… ce qui explique en particulier que la mer soit salée. Quant au silicium, il est un élément nutritif assimilé par les diatomées, ces petites algues de surface, pour participer à la construction de leur squelette. Mais lorsque les algues meurent, le silicium se redissout et est à nouveau disponible pour d’autres algues. Ainsi une fois en mer, il rentre dans un cycle dissous/solide/dissous qui maintient sa concentration assez faible (de l’ordre de la μmol/l), bien que son temps de résidence soit relativement long (environ 40 000 ans). In fine, les éléments piégés dans les sédiments sont emportés, en raison du mouvement des plaques tectoniques, dans des zones de subduction, là où les croûtes océaniques plongent sous les continents. Ils sont alors, mais à une échelle de temps géologique, « réinjectés » dans les croûtes continentales (et océaniques) par des phénomènes tectoniques et volcaniques… et le cycle est ainsi bouclé.

Comprendre le passé du climat terrestre et évaluer l’impact de l’activité humaine actuelle

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Les flux de matière entre océans et continents ont un impact sur la composition chimique des océans à toutes les échelles de temps. Cette composition varie par exemple entre les périodes glaciaires et interglaciaires (voir le Chapitre de S. Blain, Figure 4). Il est essentiel de comprendre les liens entre climat et transfert des espèces chimiques de la terre vers la mer, et les

rétroactions sur le climat que « stimulent » ces espèces chimiques une fois dans l’eau en favorisant (ou non) l’activité biologique et – entre autres – les absorptions/émissions de gaz par la mer. Les géochimistes marins tentent par conséquent de caractériser non seulement la situation présente mais le passé lointain des océans en dosant des éléments susceptibles de témoigner de ce passé. Dans un contexte de changement climatique global, l’action de l’homme modifie les transferts de matière. Dans quelle mesure et à quelle vitesse les éléments chimiques introduits par l’homme vont-ils atteindre le large, vont-ils être sédimentés, dissous ? C’est aussi à de telles questions, importantes pour l’avenir de l’océan, que tentent de répondre les géochimistes marins.

2.1. Quels sont les grands flux de matière que le géochimiste doit quantifier ? La Figure 3 du paragraphe 1 résume tous les processus à l’origine des flux de matière vers l’océan. D’une part, les

vents décollent des flux de poussières, en particulier dans les régions désertiques. Sur tous les déserts on observe ce genre de phénomène jusqu’à des distances assez lointaines. Il y a donc apport par les poussières, qui sont très riches en composés chimiques. Il y a aussi apport par les rivières. L’érosion emporte des composés chimiques solubles et d’autres solides dans les rivières. Ils sont transportés dans les fleuves. Ils peuvent être transformés au cours du mélange estuarien et, une fois dans l’océan, ils peuvent se trouver en concentration différente de celle existant dans la rivière. Un autre vecteur à ne pas négliger : les eaux souterraines, dont on ne soupçonnait pas l’importance jusqu’à quelques mesures récentes. Il faut ajouter à ces vecteurs les sédiments provenant des plateaux et pentes des marges continentales. Les plateaux correspondent à la zone peu profonde depuis le bord de mer jusqu’à 150 à 200 mètres de profondeur. Les pentes correspondent à la brusque cassure qui induit

Des clefs pour comprendre l’océan : les traceurs chimiques et isotopiques

Figure 3 L’apport des éléments aux océans vient de l’effet des vents, des rivières, des flux d’eaux souterraines ou des sédiments des marges océaniques.

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La chimie et la mer

LES ISOTOPES, TÉMOINS DE L’HISTOIRE DE LA TERRE On appelle isotopes des variations du même élément chimique : ces variations affectent le nombre de neutrons, donc le poids du noyau et par conséquent la masse des variations du même élément. Les isotopes auront donc le même comportement dans les réactions chimiques (comportement dû aux électrons, dont le nombre ne change pas entre deux isotopes), mais la légère différence de masse va induire des comportements différents dans les réactions physiques ou biologiques. Par exemple, l’oxygène 16 et l’oxygène 18 ont les mêmes propriétés oxydantes, mais ne se comportent pas de façon identique lors de l’évaporation : l’oxygène 16, plus léger, s’évapore plus facilement que l’oxygène 18, ce qui induit une vapeur d’eau relativement plus riche en oxygène 16 et inversement une eau résiduelle plus lourde, car enrichie en oxygène 18. Certains isotopes se désintègrent spontanément par radioactivité, ils sont radioactifs. D’autres sont le produit de cette radioactivité et sont stables (ils ne peuvent plus se désintégrer, on les dit radiogéniques). Enfin, un certain nombre font partie d’une grande chaîne de désintégration naturelle et sont à la fois radiogéniques et radioactifs. une chute vertigineuse (quelques kilomètres suffisent) des fonds vers les abysses. On considère que la base des marges se situe à une profondeur de 3 000 mètres environ. L’ensemble plateau + pente constitue une marge. On attribuait jusqu’alors un rôle peu important à ces sédiments de marge. On soupçonne aujourd’hui qu’ils apportent des éléments chimiques à l’océan par des processus que l’on ne comprend pas encore complètement.

2.2. Comment quantifier ces flux de matière ? Figure 4

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Comment une particule peut séjourner dans l’eau en changeant de composition, sans pour autant changer de concentration. Ce modèle illustre la complémentarité des informations tirées de l’étude des concentrations et de celle des compositions isotopiques. C (concentration), I (composition isotopique)

Peut-on quantifier ces flux tels qu’ils sont aujourd’hui, mais aussi tels qu’ils étaient dans un passé lointain, grâce à la paléo-océanographie ? Il serait a priori possible de mesurer les vents, le contenu en poussières des nuages, les débits des rivières, leur concentration en particules, et même les concentrations

des éléments dans ces particules à toutes les saisons et sur plusieurs années. Cependant, ce sont des tâches titanesques, qui impliquent de mesurer toutes les rivières et tous les vents du monde. Les risques d’erreur sont importants. En complément à ces mesures – qui sont néanmoins réalisées pour les flux les plus importants –, les géochimistes marins ont recours à des traceurs. On appelle « traceur » un élément chimique ou un isotope d’élément qui est bavard, c’est-àdire que sa présence (ou son absence) en un lieu ou moment donné permet de reconstruire un processus, de raconter une histoire (voir l’encart « Les isotopes, témoins de l’histoire de la Terre »). Les géochimistes s’intéressent ainsi à quelques éléments chimiques particuliers, dont certains présentent des isotopes, dont ils étudient les processus qui contribuent à leur distribution dans les océans. La mesure des bilans isotopiques permet d’éviter des erreurs d’interprétation que rendent possibles les seules mesures de concentration. La Figure 4 permet d’illustrer ce propos : prenons une particule en train de sédimenter dans une eau de mer (ce qui représente une distance qui peut atteindre 6 kilomètres dans l’océan). Lors de cette chute, elle subit généralement une dissolution de matière (résultat de la solubilité des minéraux ou de l’activité bactérienne). Imaginons ensuite que notre particule traverse une couche d’eau de composition chimique différente qui

UN TRACEUR PARTICULIÈREMENT INFORMATIF : LE 143Nd Le Néodyme, élément de la famille des lanthanides (Figure 5), est caractérisé par sept isotopes dont la masse atomique varie de 142 à 150. Parmi ces isotopes, seul le 143, fils du 147Sm, donc radiogénique mais lui-même stable, non radioactif, a une abondance variable. Pour un échantillon donné, on mesure avec un spectromètre de masse, le rapport de l’isotope 143 sur l’isotope 144. On compare ce rapport à un échantillon de référence, qui correspond à la signature isotopique moyenne de la Terre. Cette différence concernant la quatrième décimale du rapport (soulignons ici la précision exigée dans les protocoles d’analyse !), on multiplie par 104 la différence entre le rapport isotopique de l’échantillon mesuré et le rapport de référence, ce qui permet de manipuler des chiffres pratiques. On appelle cette grandeur qui exprime des variations isotopiques « epsilon ε ». Un petit temps de réflexion sur l’équation décrivant ε sur la figure montre que si l’échantillon a le même rapport de 143Nd/144Nd que la référence, εNd sera nul. Si l’échantillon est plus riche en 143Nd que la référence, εNd sera positif. Enfin dans le cas contraire, εNd sera négatif.

Des clefs pour comprendre l’océan : les traceurs chimiques et isotopiques

conduit à reprécipiter certains éléments qui reviennent à leur concentration initiale de surface, ce qui se produit en milieu marin). Cette reprécipitation conduira donc à un bilan nul en concentration, mais changera la composition isotopique de la particule, qui se sera fait « imprégner » de celle de l’eau de mer, sous réserve que celle-ci soit différente bien sûr. En mesurant la particule en surface et au fond, et en raisonnant d’un strict point de vue chimique, on pourrait conclure qu’il n’y a pas eu dissolution puisqu’on ne voit pas de changement de concentration. Pourtant la composition isotopique de l’élément « dissous puis reprécipité » de la particule se rapprochera de celle de l’eau de mer, c’est-à-dire qu’elle permettra de décoder qu’il y a eu dissolution passée. Le bilan isotopique révèlera qu’il y a eu un échange avec l’eau de mer. 2.3. Un rapport isotopique qui confirme des transferts et permet une première quantification Les terrains qui affleurent à la surface de la Terre présentent des compositions isotopiques de néodyme (Nd) hétérogènes (voir encart « Un traceur particulièrement informatif : le 143 Nd »), avec des εNd qui varient de valeurs fortement négatives, (jusqu’à - 50), jusqu’à des valeurs nettement positives autour du Pacifique. Les terrains granitiques et vieux sont très négatifs, les terrains volcaniques et jeunes, comme les basaltes qui affleurent à la surface des continents, sont plutôt positifs (Figure 6). Le sol

Figure 5 Le Nd appartient à la famille des lanthanides (ou Terres Rares). Ses sept isotopes sont stables, mais l’abondance du 143Nd varie car il est le fils du 147Sm (on le dit radiogénique). Ces variations affectent la quatrième décimale du rapport 143Nd/144Nd. On mesure très précisément ce rapport (spectrométrie de masse), que l’on compare à une référence appelée CHondritic Uniform Reservoir (CHUR) et dont la valeur représente la signature moyenne de la planète Terre. Le facteur 104 permet de manipuler des nombres pratiques pour εNd. 33

La chimie et la mer Figure 6 Les signatures isotopiques des roches affleurantes à la surface de la terre sont très variables, de - 50 pour les granites les plus anciens à + 13 pour les basaltes les plus récents. La figure illustre que, par conséquent, les flux de matière à l’océan vont avoir des signatures différentes selon leur origine.

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continental est érodé : il est emporté dans la mer et le Nd d’origine terrestre se retrouve ainsi dans le milieu marin, on dit qu’il est lithogénique (du grec « lithos » : terre). Les mesures de la distribution du Nd dissous dans l’océan permettent d’observer un gradient de composition isotopique depuis des valeurs très négatives du terme εNd dans le nord de l’Atlantique jusqu’à des valeurs proches de zéro dans le Pacifique, en passant par des valeurs intermédiaires dans l’Indien (Figure 7). Comment expliquer ces variations ? Pendant longtemps, la communauté scientifique considérait seulement les apports des rivières et les apports de l’atmosphère, pour constater qu’ils n’étaient pas assez puissants pour reconstruire le gradient observé entre Atlantique et Pacifique. Il faut souligner en effet que les réservoirs d’eau dont il s’agit de modifier la signature isotopique sont gigantesques, ce qui requiert des flux énormes. L’autre énigme à laquelle les chercheurs ont dû faire face, c’est le fait

que la variation de concentration de Nd, en doublant simplement entre Atlantique et Pacifique, ne reflétait pas l’énormité des apports requis pour faire changer la composition isotopique. C’est ce que l’on a baptisé, dans le courant des années 1990, le « paradoxe du Nd ». Enfin, une autre donnée rendait le raisonnement complexe : la majorité des grands fleuves et des poussières qui atteignent le Pacifique ont des valeurs de εNd négatives, autour de - 10. Comment, dans ces conditions, modifier des masses d’eau vers des valeurs « plus positives » en amenant des termes négatifs ? Les chercheurs se sont alors mis à soupçonner que les marges océaniques, dont le rôle était régulièrement évoqué mais non quantifié dans les calculs de bilans d’éléments dans l’océan, pouvaient être un facteur essentiel de cette variation et que, grâce aux isotopes, ils allaient pouvoir quantifier ce rôle. D’autant qu’autour du Pacifique, les côtes sont marquées par des εNd positifs

Les seuls apports permettant d’expliquer ces variations sur la trajectoire de la masse d’eau sont éventuellement les terrains volcaniques de la côte de Papouasie-NouvelleGuinée, très riches en apport basaltiques marqués par un εNd très élévé (+ 7). En outre, le même phénomène a été observé mais amplifié, à 800 mètres de profondeur : des eaux marquées par une valeur εNd de - 8 évoluent vers une valeur de - 3, alors que la concentration en Nd ne varie pas de façon significative. Pour expliquer la variation du rapport isotopique d’une valeur négative (eau de départ) vers une valeur positive (eau passée au nord de l’équateur), alors que la concentration reste constante, il faut admettre que, dans la zone de mesure, il y a apport en Nd à εNd positif, rapidement suivi d’une soustraction de Nd, qui passera alors du dissous vers des particules, marqué par la « signature récemment modifiée » de l’eau, ce qui a pour effet de rediminuer la concentration sans poursuivre

Figure 7 Distribution de la signature isotopique de Nd dans les eaux océaniques, en profondeur, telle que documentée par les donnés disponibles aujourd’hui (environ 650). On observe un gradient qui suit la circulation thermohaline entre l’Atlantique (très négatif) et le Pacifique (plus radiogénique), l’Indien présentant des valeurs intermédiaires.

Des clefs pour comprendre l’océan : les traceurs chimiques et isotopiques

(Voir la Figure 6). Parce que très riches en éléments chimiques par rapport à l’eau de mer, les sédiments déposés sur les marges océaniques ont été assez vite soupçonnés de restituer à un moment donné des terres rares et donc du Nd à l’environnement océanique pour changer la composition isotopique de l’eau de mer. Pour étayer cette hypothèse, des mesures ont été effectuées sur des masses d’eau identiques d’un point de vue hydrologique, appartenant à un même courant (un peu comme s’il s’agissait d’une rivière sousmarine qui ne se mélange avec aucune autre), et qui coule à 200 mètres de profondeur. Ces mesures, faites à 6 000 kilomètres des côtes au milieu du Pacifique montrent que la masse d’eau identique entre son point de départ (12° S) et celui d’arrivée (2° N) (voir plus loin la Figure 10) a changé de composition isotopique. Elle est passée d’une valeur de εNd de - 4,3 à une valeur de - 1,6 sans pour autant changer de concentration en Nd (Figure 8).

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La chimie et la mer

La dissolution de 1 à 7 % du flux annuel érodé suffit à expliquer les variations de signatures

Figure 8 Résultats déduits d’observations suite à une campagne en mer le long de 140° W dans le Pacifique. Ici, au sein d’une eau modale, vers 200 mètres de profondeur, nous avons mesuré une valeur de εNd qui augmente de - 4,3 à - 1,6 alors que la concentration reste constante et que cette masse d’eau ne se mélange avec aucune autre. La seule source réaliste pour expliquer cette augmentation est la dissolution des sédiments déposés sur la marge de Papouasie-NouvelleGuinée, qui ont une valeur de + 7. On évalue qu’il est nécessaire de dissoudre entre 1 et 7 % du flux érodé pour satisfaire la variation de signature isotopique observée.

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la modification de la signature isotopique. Le flux de matériel « à dissoudre » et nécessaire pour modifier la signature de l’eau, qui coule avec un flux très puissant le long des côtes, représente entre 1 et 7 % du flux annuel érodé sur les montagnes du littoral de la Papouasie-Nouvelle-Guinée. On a ainsi établi l’existence d’un échange aux marges qui n’était pas quantifié jusqu’à présent, et que ce couplage entre rapport isotopique et concentration permet de quantifier. Cette hypothèse a été confirmée par des observations menées sur au moins six marges continentales (Figure 9). En parallèle à ces déductions faites sur la base d’observations de terrain et de calculs de bilans, nous avons décidé de tester cette hypothèse de façon plus globale en couplant l’échange aux marges « supposé » à un modèle de circulation générale océanique. Ce modèle simule la circulation océanique

mondiale du nord de l’Atlantique au fond du Pacifique et retour des eaux, en permettant de reproduire autant de fois que nécessaire « la boucle de circulation générale », sur une maille de 2° par 2°, et des couches de 100 mètres de profondeur. Pour injecter le traceur εNd dans ce modèle et tester ainsi si l’échange aux marges était un paramètre important pour expliquer le cycle océanique du Nd, nous avons utilisé un « terme de relaxation ». L’analogie avec un colorant est probablement la plus explicite : si l’eau arrive près d’une marge de signature isotopique (couleur) différente, elle verra sa signature (couleur) changer d’autant plus que la différence des εNd (couleurs) sera grande. Le paramètre γ (similaire à une constante de réaction, en a-1) exprime le rythme auquel se fait cet échange, rythme qu’il nous restait à déterminer en comparant les sorties du modèle aux données (Figure 10). À cette échelle globale, les temps

2.4. D’autres éléments chimiques sont-ils concernés par cet échange aux marges ? Les processus d’échange de matière dans les océans sont trop nombreux pour que l’on se limite à l’étude d’un traceur pour les caractériser. Les sources lithogéniques sont multiples. Il faut aussi comprendre les processus de transport des particules, de chute vers les fonds, de transformation de ces particules lors du transport. Il faut encore étudier la dispersion des matières organiques. Toutes ces questions conduisent à développer la recherche d’autres traceurs et à utiliser le jeu d’informations (convergentes ou divergentes) déduites de ces différents traceurs pour aller plus loin dans la compréhension des processus. Par exemple, le radium apparaît comme un très bon traceur complémentaire du Nd. Sa présence dans le milieu marin résulte de la désintégration du thorium, élément chimique

insoluble qui s’accumule dans les sédiments. En revanche, le radium est soluble et, dès que possible, va s’échapper de la particule pour rejoindre la phase dissoute, tel un fils qui fugue de la maison paternelle (Figure 11). Il présente la particularité d’avoir quatre isotopes de périodes de désintégration très différentes, celle du 226 Ra étant de l’ordre de 1 600 ans, soit le temps de mélange des eaux dans l’océan par la circulation thermohaline. En d’autres termes, il sera relativement conservatif dans l’eau de mer. En revanche, les trois autres isotopes ont des périodes de l’ordre de 4 jours, 11 jours et 5 ans. Par conséquent, la mesure du rapport 228 Ra (période d’environ 5 ans) sur le 226 Ra (constant dans les mêmes échelles de temps) dans les masses d’eau permet de reconstituer la dynamique temporelle du transfert de ces masses depuis le continent

Figure 9

Des clefs pour comprendre l’océan : les traceurs chimiques et isotopiques

d’échange permettant de simuler au mieux les données sont de l’ordre de un an dans les eaux de surface et dix ans en profondeur. Il est en effet probable que, en raison à la fois de la dynamique des courants, plus violente en surface, mais aussi du fait que les flux de particules y sont bien plus importants qu’en profondeur, les processus d’échanges y soient plus efficaces et rapides. Reste maintenant à décrypter quels processus conduisent à ces échanges et s’ils affectent d’autres éléments chimiques.

En haut, un schéma simplifié résume le concept d’échange aux marges : le changement de composition isotopique (assimilé ici à une couleur) impose un apport de matériel dissous de composition isotopique différente. La faible variation des concentrations impose un « départ » d’un flux de matériel qui quitte la masse d’eau pour retourner vers le sédiment, avec une signature modifiée. En bas, le même mécanisme d’échange que celui observé le long de la côte de Papouasie-Nouvelle-Guinée (voir la Figure 8) est soupçonné le long de six différents contacts entre océan et continent, que les terrains soient dérivés de « granites » (Groenland, Mer de Chine) ou de « basaltes » (Papouasie, Java, Kerguelen, Islande).

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La chimie et la mer Figure 10 Résultat de la simulation de la distribution de εNd dans l’océan. La stratégie a été de coupler un modèle de circulation générale océanique à une « coloration » de l’eau de mer en isotopes du Nd, en se basant sur la carte des signatures des marges de la Figure 6 au paragraphe 2.3. En l’absence de données de flux érodés fiables, on a injecté le traceur dans l’eau en se basant : – d’une part sur le gradient de valeur entre l’eau et la marge en contact de laquelle elle se trouve (si ce gradient est nul, pas de « coloration ») ; – d’autre part en déterminant le taux d’échange « gamma », à l’aide d’études de sensibilité. Les couleurs continues en fond de carte correspondent aux valeurs simulées alors que les ronds colorés représentent les mesures, moyennées sur les mêmes niveaux que les simulations. Les gammes de couleurs sont les mêmes qu’en Figure 6. Dans cette simulation, seul l’échange aux marges a été testé, l’idée étant d’estimer si, à lui seul, il pouvait reconstruire le gradient Atlantique-Indien-Pacifique et les valeurs mesurées. La similarité entre modèle et données atteste de la puissance de ce terme comme source de matière à l’océan. Le fond de carte représente les valeurs simulées.

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vers l’océan (en d’autres termes de les voir « vieillir » depuis ce contact avec le continent). Ainsi, les isotopes du Nd racontent le lieu et l’importance du contact, ceux du radium permettent d’en estimer l’âge. Le programme international GEOTRACES qui se met en place pour les 10 années à venir, a pour objectif de rassembler les chercheurs du monde entier qui se consacrent à des mesures de traceurs divers et complémentaires pour quantifier les transports vers et au sein de l’océan (Figure 12).

Les contraintes techniques de la chimie océanographique

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Pour réaliser ces études sur les traceurs isotopiques, il faut échantillonner l’eau, les particules, les sédiments, les résidus biologiques. Cela nécessite en premier lieu un bateau. Par exemple, le Marion Dufresne (Figure 13, Encart « Embarquons pour de la chimie océanographique ! ») est très utilisé par la communauté océanographique. Rentabiliser cet équipement exige de travailler de jour comme de nuit. Les

prélèvements sont effectués à l’aide de bouteilles de prélèvement (Figure 14). Les bouteilles sont réparties en couronne avant la plongée, elles sont munies d’un bouchon en haut et en bas, mais plongent ouvertes pour compenser la variation de pression lors de la plongée. Un câble électrique permet de commander les fermetures de bouteilles à une profondeur choisie. Les traceurs étant très peu abondants, les volumes d’eau prélevés doivent être conséquents. Une fois remontés à bord, les échantillons doivent être traités dans un laboratoire embarqué pour extraire les traceurs recherchés. Les dosages sont effectués de retour à terre, après une délicate extraction chimique de l’élément dont on veut déterminer la composition isotopique. Celle-ci est mesurée par spectrométrie de masse (Figure 16).

L’étude des isotopes radiogéniques (fils du Th) et radioactifs (eux-mêmes décroissent par désintégration) du Ra permet de quantifier le délai écoulé depuis qu’une eau a été en contact avec le continent.

EMBARQUONS POUR DE LA CHIMIE OCÉANOGRAPHIQUE !

Des clefs pour comprendre l’océan : les traceurs chimiques et isotopiques

Figure 11

Figure 13 Figure 12 Le programme international GEOTRACES, propose de mesurer plusieurs traceurs et isotopes simultanément (pour exploiter leur complémentarité) le long de sections océanographiques identifiées et planifiées mondialement, afin de mieux quantifier des processus d’apport, de transformation et de départ de la matière à l’océan.

Une des plateformes nationales de travail, le Marion Dufresne (construit en 1995), navire de la flotte hauturière de recherche de la France, opéré par l’IPEV (Institut Paul Émile Victor).

Figure 14 L’eau est collectée dans les bouteilles de prélèvement, puis analysée directement à bord du bateau. Les bouteilles de prélèvement sont montées sur un cadre appelé « rosette », équipée de capteurs physiques à sa base et reliée au navire par un câble électroporteur, qui permet de déclencher la fermeture des bouteilles à la profondeur désirée. À droite, la collecte des échantillons.

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La chimie et la mer

Figure 15 Au laboratoire à bord : les échantillons sont filtrés ou traités par l’ajout de réactifs (à droite) qui permettent de co-précipiter les éléments chimiques intéressants pour l’étude.

Figure 16 Arrivés à terre : le moment de vérité ! La chimie de purification /extraction des éléments se fait en salle blanche pour s’affranchir des contaminations externes, et ensuite les traceurs sont analysés par spectrométrie de masse.

La chimie pour comprendre l’environnement marin…

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Cette étude de la dispersion dans les océans d’éléments traces et d’isotopes est un exemple de la contribution que la chimie apporte à la compréhension de l’environnement. Une meilleure connaissance des processus complexes d’échanges de matière entre les continents et les océans permettra de mieux comprendre l’histoire et de prévoir le futur du climat planétaire en expliquant les variations de composition chimique des océans… Nul doute que les traceurs chimiques et isotopiques seront encore pour longtemps nos précieux alliés… pour des temps géologiques !

l’océan pour contrôler le climat ? Le CO2, à l’origine du réchauffement climatique

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L’augmentation de la concentration de dioxyde de carbone CO2 dans l’atmosphère est maintenant largement documentée (Figure 1). Le Groupe international d’experts sur le climat (voir l’encart « Le GIEC ») a rassemblé de nombreuses preuves, issues des travaux de la communauté scientifique internationale, démontrant que cette augmentation est en grande partie à l’origine d’un dérèglement climatique mondial inquiétant, par intensification de l’effet de serre. Par ailleurs, les conclusions du rapport du GIEC sont en ces termes : « Il est fort probable que l’augmentation des émissions anthropiques de gaz à effet de serre est responsable, dans une large mesure, de la hausse des températures moyennes mondiales depuis le milieu du XXe siècle. Il est fort peu probable que ce réchauffement soit imputable à la seule variabilité naturelle du climat [1].» Depuis le début de l’ère industrielle, les rejets de carbone dans l’atmosphère (Figure 2)

ont conduit à une augmentation d’environ 100 ppm de la teneur en CO2 : celle-ci est passée de 280 ppm à 380 ppm. À partir de bulles d’air emprisonnées dans les carottes glaciaires, on a pu analyser la teneur en CO2 de l’atmosphère et montrer qu’elle était restée très stable pendant les 10 000 ans qui ont précédé la période actuelle, et qu’il faut remonter à des périodes encore plus anciennes pour rencontrer des fluctuations naturelles du CO2 de la même ampleur que celle qui est actuellement produite par l’homme (Figures 3 et 4). En effet, lors des périodes glaciaires, les concentrations

Stéphane Blain Faut-il fertiliser l’océan pour contrôler le climat ?

Faut-il fertiliser

Figure 1 Évolution du CO2 atmosphérique depuis le début de sa mesure à Hawaï (courbe rouge). Les données précédentes ont été obtenues grâce à l’analyse de bulles d’air dans les carottes de glaces.

La chimie et la mer

LE GIEC (GROUPE D’EXPERTS INTERGOUVERNEMENTAL SUR L’ÉVOLUTION DU CLIMAT) En 2007 a été attribué au GIEC le prix Nobel de la Paix, conjointement avec Al Gore. Créé en 1988 par l’Organisation météorologique mondiale (OMM) et le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE), le GIEC a pour mission d’évaluer les informations d’ordre scientifique, technique et socio-économique nécessaires pour suivre l’évolution actuelle du climat, démontrer la réalité du changement climatique, mieux comprendre les fondements scientifiques des risques qui lui sont liés et la part qui serait d’origine humaine, en cerner plus précisément les conséquences possibles et envisager d’éventuelles stratégies d’adaptation et d’atténuation. Ses évaluations sont principalement fondées sur les publications scientifiques et techniques dont la valeur scientifique est largement reconnue.

Figure 2

en CO2 chutaient d’environ 100 ppm par rapport aux périodes interglaciaires [2]. L’origine de ces fluctuations régulières du CO2 n’est pas encore totalement élucidée mais il est certain qu’elle est à rechercher dans l’océan…

Les activités humaines à l’origine de la pollution atmosphérique.

2 Figure 3 L’historique des fluctuations du CO2 dans l’atmosphère lors des périodes glaciaires et interglaciaires, déduite de la carotte de glace Vostok (Antarctique).

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Comment l’océan absorbe-t-il le CO2 ?

Nous le savons maintenant, au lieu de s’accumuler dans l’atmosphère, environ un tiers du CO2 émis est enfoui dans un « puits » situé dans l’océan.

Nous l’avons vu dans le Chapitre introductif « Les grandes questions en sciences chimiques de l’environnement marin », l’océan est doté de deux grandes « pompes à CO2 » qui lui permettent de jouer le rôle d’un puits pour ce gaz : la pompe physique et la pompe biologique. La pompe physique est principalement présente dans certaines zones polaires et sub-polaires : le refroidissement des eaux de surface augmente leur capacité à dissoudre le CO2 atmosphérique tout en augmentant leur densité. Emportant leur charge en CO2, ces eaux plongent alors en profondeur, où elles seront soustraites à tout contact atmosphérique pour des durées de l’ordre du millier d’années. L’autre pompe, dite biologique (Figure 5), est assurée par le phytoplancton. Ces organismes microscopiques, comme les diatomées (Figure 6), sont présents en quantité importante dans les couches superficielles de la mer et utilisent l’énergie du soleil pour transformer le CO2, initialement présent dans l’atmosphère puis dissous dans l’eau, en particules de matière organique. Par ailleurs, d’autres algues telles que les coccolithophoridés incorporent aussi du carbone dans leurs coquilles calcaires, par la réaction de calcification qui conduit à la formation de carbonate de calcium CaCO3. Toutefois, cette réaction est avant tout une source de CO21. Le carbone entre ainsi dans la chaîne alimentaire avant d’être minéralisé en grande 1. L’équation bilan de la réaction de calcification est : 2HCO3- + Ca2+ → CaCO3 + CO2 + H2O

Figure 4 La Terre a connu diverses périodes glaciaires au cours de son histoire. La période glaciaire « Quaternaire » est la mieux connue et aussi la plus récente, caractérisée par une alternance de phases de refroidissement (glaciaires) et de réchauffement relatif (interglaciaire) qui a commencé il y a deux millions d’années. Nous vivons aujourd’hui dans une phase qui pourrait se prolonger encore 10 000 ans et davantage.

Faut-il fertiliser l’océan pour contrôler le climat ?

partie dans la couche de surface, tandis qu’environ un dixième sédimentera dans les couches profondes de l’océan, et seulement environ un centième s’accumulera sous forme de sédiment. L’entraînement du carbone organique particulaire est appelé pompe biologique molle et l’entraînement du CaCO3 est appelé pompe biologique dure.

Figure 5 Grâce à la lumière, le phytoplancton transforme par photosynthèse le CO2 en matière organique, qui se fixe ainsi au niveau de la couche de surface de l’océan. Le carbone y est stocké pour une durée inférieure à un an, car les bactéries re-minéralisent la matière organique. Une autre partie du carbone sédimente sous forme de cellules mortes et détritus. Le carbone est alors stocké dans les couches profondes de l’océan pour des durées de 1 à 1 000 ans. Seul le faible pourcentage de carbone qui atteint les sédiments est stocké pour des temps géologiques.

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La chimie et la mer

Par ces processus de pompage du CO2, l’océan constitue ainsi le principal puits de carbone planétaire.

L’océan Austral, une pompe biologique « rouillée » ?

3 Figure 6 Un acteur important de la pompe biologique : les diatomées, phytoplancton à squelette siliceux. Sur la photo, l’espèce Eucampia antarctica prélevée pendant la mission KEOPS (Océan Austral), photographie au microscope optique.

L’océan Austral (Figure 7) est l’un des plus grands puits de carbone, absorbant à lui seul jusqu’à 15 % des émissions de CO2 planétaires ! Mais à regarder de près, l’océan Austral est le siège d’un paradoxe aujourd’hui bien documenté en océanographie. Les eaux profondes qui remontent à la surface dans cet océan sont riches en sels nutritifs, azote, phosphore, silicium, qualifiant ainsi cette zone de High Nutrient Low Chlorophyll (HNLC). Pourtant, cette ressource reste largement inutilisée par le phytoplancton, qui par conséquent se développe peu, entraînant une faible efficacité de la pompe biologique de CO2. Deux décennies de recherche ont permis d’établir sans ambiguïté que le phytoplancton des régions HNLC présentait une carence en fer. Le fer serait donc la clé de l’énigme. Mais alors pourquoi la pompe biologique s’était-elle essoufflée, après sa longue activité pendant les périodes glaciaires ? 3.1. L’hypothèse du fer

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En 1990, le scientifique américain John Martin a proposé une explication de ce phénomène qui stipule que la pompe biologique dans l’océan Austral aurait été activée par des apports de fer liés à l’intensification des dépôts de poussières d’origine déser-

tique pendant les périodes glaciaires [3]. Pour cela, John Martin se basait sur ces trois faits principaux : 1) À l’heure actuelle, l’océan Austral contient une énorme quantité de sels nutritifs (azote, phosphore) non utilisés. L’activité biologique y est faible et la pompe biologique tourne au ralenti. 2) Des ajouts de petites quantités de fer dans des bouteilles contenant de l’eau de surface de cet océan induisaient une augmentation de l’activité biologique. 3) Pendant les périodes glaciaires, les apports de poussières dans l’océan Austral étaient plus importants que pendant les périodes interglaciaires. Ces poussières d’origine terrigène proviendraient des grandes régions désertiques ; ce serait selon ce scénario paléoclimatique qu’une quantité importante de fer aurait été apportée dans l’océan [4]. Son hypothèse peut donc être résumée ainsi : pendant les périodes glaciaires, l’ajout de fer a stimulé la pompe biologique de carbone dans l’océan Austral, entraînant une baisse du CO2 dans l’atmosphère. Poursuivant son idée, lors de sa participation en 1988 à un séminaire à Woods Hole, célèbre institut océanographique de la côte Est des États-Unis, John Martin lança, sous la forme d’une boutade, une petite phrase dont l’écho résonne encore vingt ans plus tard : « Donnez-moi un demitanker avec 300 000 tonnes de fer et je vous donnerai un âge glaciaire. » Aujourd’hui les projections faites par le GIEC,

Dans les premières années qui ont suivi sa publication, un très vif débat s’est engagé dans la communauté scientifique sur la validité de cette hypothèse. Les expériences étaient difficiles à réaliser et leurs interprétations n’étaient pas sans ambiguïté. Dans ce contexte, une approche entièrement nouvelle à été proposée : réaliser une « fertilisation » à petite échelle de l’océan et observer sa réaction par comparaison avec une zone non fertilisée. Ainsi, de même que l’on fertiliserait la terre pour faire pousser les plantes, on pourrait envisager de fertiliser l’océan par ajout de fer, pour augmenter la croissance du phytoplancton, l’acteur de la pompe biologique !

Faut-il fertiliser l’océan pour contrôler le climat ?

selon les différents scénarios d’émission envisagés, montrent des teneurs en CO2 dans l’atmosphère à la fin de ce XXIe siècle comprises entre 450 et 800 ppm. De plus, les observations récentes semblent indiquer que nous flirtons avec les scénarios les plus extrêmes proposés par le GIEC. Si une grande majorité des opinions publiques et des décideurs sont conscients de l’urgence de réduire les émissions de CO2, d’autres prônent plutôt la recherche de solutions technologiques. C’est ici que la provocation de John Martin pourrait se transformer en procédé de géo-ingénierie climatique : « fertiliser » l’océan pour activer la pompe biologique et réduire le CO2 atmosphérique. Mais l’hypothèse du fer, telle que John Martin l’avait énoncée, a-telle été totalement validée sur le plan scientifique ?

3.2. Les expériences de fertilisation artificielle Au cours d’une expérience de fertilisation artificielle de l’océan, l’objectif fixé est d’augmenter la concentration naturelle de la couche de surface de l’océan d’un facteur 10 environ sur une surface d’environ 100 kilomètres carrés. Comme les concentrations initiales sont inférieures à 0,1 nmol/l, un simple calcul montre que l’ajout de quelques tonnes de fer suffit. Dans la pratique, du sulfate de fer, tel que celui utilisé en agriculture, est dissous dans de l’eau de mer acidifiée (Figure 8). Afin de suivre ce « patch » qui va se diluer et se déplacer dans l’océan, on injecte simultanément un gaz inerte et facilement détectable, l’hexafluorure de soufre SF6, (Figure 9), puis on

Figure 7 L’océan Austral, ou océan Antarctique, est l’étendue d’eau qui entoure l’Antarctique. C’est en surface le quatrième océan, et le dernier défini, puisque c’est une décision de l’Organisation hydrographique internationale (OHI) qui a accepté en 2000 le nom d’océan Austral. Kerguelen est le plus grand archipel subantarctique français avec 7 215 km2.

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La chimie et la mer

EXPÉRIENCE DE FERTILISATION ARTIFICIELLE : INJECTER DU FER DANS LA MER suit la zone fertilisée pendant plusieurs jours voire plusieurs semaines.

Figure 8 On remplit les cuves avec le sulfate de fer.

Figure 9 On peut voir à gauche deux cuves remplies de sulfate de fer. Des cuves sont mises en place pour l’injection simultanée du fer avec le traceur SF6, à l’arrière du bateau.

Figure 10 Localisation des différentes expériences de fertilisation artificielles (croix blanches) et naturelles (croix rouges). Les zones en orange et vert sont les zones HNLC (High Nutrient Low Chlorophyll) reconnaissables aux fortes valeurs de nitrates dans l’eau de surface. 46

La première de ces expériences de fertilisation artificielle a eu lieu dans le Pacifique Équatorial au voisinage des Îles Galápagos. Elle a été suivie par une douzaine d’autres expériences similaires dans différentes régions (Figure 10) [5]. De ces expériences émergent clairement quelques grandes lignes. Dans chacune d’entre elles, l’ajout de fer a stimulé la croissance du phytoplancton, entraînant bien le creusement d’un puits de CO2 dans la couche de surface, de l’ordre de quelques dizaines de ppm. Ce résultat montre clairement que la première partie de l’hypothèse de John Martin est correcte : le phytoplancton est bien limité en fer dans les régions HNLC comme l’océan Austral. En revanche, ces expériences ont peiné à démontrer que la pompe biologique se mettait réellement en marche, et donc que l’ajout de fer entraînait une augmentation du flux de carbone en profondeur. Dans l’océan Austral, seule l’expérience SOFeX (Southern Ocean Iron Experiment) [6] a mesuré un léger excès d’exportation de carbone sous la zone fertilisée. Comment se fait-il donc que l’exportation de carbone n’ait pas augmenté, alors que l’on observe clairement une augmentation de production primaire ? Plusieurs hypothèses peuvent être avancées. Lors de ces expériences, les scientifiques ont dû quitter les lieux, pour des raisons logistiques, alors que

3.3. Les fertilisations naturelles Cette stratégie avait été proposée dès 1992 par John Martin. Dans son projet déposé au National Science Fondation pour financer la première expérience de fertilisation artificielle IronEx1 (Iron fertilisation experiment 1), il avait également décrit une expérience de fertilisation naturelle appelée PlumEx. L’idée était d’étudier une zone riche en phytoplancton à l’ouest des Îles Galápagos et de démontrer que cette richesse était liée à un apport de fer dû à la présence de l’île. Toutefois, lors de la campagne océanographique réalisée en octobre 1993, la majorité des efforts avaient surtout porté sur l’expérience de fertilisation IronEx1, alors que seules quelques investigations avaient été menées dans le cadre de PlumEx. Elles ont cependant permis de mettre

Faut-il fertiliser l’océan pour contrôler le climat ?

le phytoplancton était encore en bonne santé. L’exportation de carbone aurait donc pu se produire plus tard. Toutefois, les fertilisations à petite échelle semblent aussi sujettes à un important artefact : après sa formation, la zone fertilisée est petit à petit diluée par les eaux environnantes, ce qui a notamment pour effet de défavoriser l’agrégation de la matière qui est susceptible de sédimenter, et donc de réduire l’exportation de carbone. Pour contourner ces difficultés, il fallait donc imaginer une autre stratégie pour tester l’hypothèse du fer… en se tournant plutôt vers la voie des fertilisations naturelles.

en évidence l’apport de fer au voisinage de l’île. Ce n’est qu’une quinzaine d’années plus tard que l’étude d’une fertilisation naturelle a été menée de manière approfondie au travers du projet KEOPS (KErguelen Ocean and Plateau compared Study). Cette étude a été réalisée au voisinage de l’archipel des Kerguelen situé dans le secteur indien de l’océan Austral (voir Figure 7). Les images satellites qui mesurent la couleur de l’eau montrent clairement la présence récurrente d’une efflorescence, ou « bloom », de phytoplancton dans le quasi désert biologique des eaux environnantes (Figure 11). Les trois objectifs du projet KEOPS étaient de démontrer que cet oasis était dû à l’apport de fer, et d’étudier en détail l’écosystème qui s’y développe ainsi que les conséquences de la fertilisation sur les cycles biogéochimiques. Il s’agissait en particulier de résoudre la question de la quantification

Figure 11 Cette image, produite par un satellite qui mesure la couleur de l’eau de surface, fait apparaître le bloom de Kerguelen. Cette mesure permet de calculer la concentration en chlorophylle dans l’eau. Une gamme de fausse couleur est utilisée. Les zones rouges correspondent aux plus fortes concentrations, les zones bleues aux plus faibles. Pendant la campagne KEOPS, de telles cartes étaient reçues en temps réel à bord pour affiner le choix des stations (points blancs). Le trait blanc représente le trajet du navire entre les stations.

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La chimie et la mer

de l’exportation de carbone laissé en suspens par les fertilisations artificielles.

Figure 12 Comparaison des profils de fer sur le plateau de Kerguelen (en rouge) et dans les eaux du larges (en bleu). Ces profils montrent clairement l’enrichissement en fer dans les eaux profondes au dessus du plateau.

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La campagne océanographique s’est déroulée en janvier-février 2005, à bord du navire océanographique Marion Dufresne (voir Chapitre de C. Jeandel, Figure 13). La comparaison des mesures de fer, réalisées sur le plateau et dans les eaux du large (Figure 12), a permis de démontrer clairement la présence d’une source de fer dans les eaux profondes du plateau. Ce fer est rendu disponible pour le phytoplancton par divers mécanismes de mélange vertical. Son apport continu, ainsi que celui d’autres sels nutritifs comme l’azote, le phosphore et le silicium, permettent de maintenir l’efflorescence de phytoplancton pendant une durée exceptionnellement longue – environ trois mois. Pour comparer l’impact d’une fertilisation naturelle à celui d’une fertilisation artificielle, il faut déterminer leurs efficacités respectives. Cellesci sont définies comme le rapport entre l’excès de carbone exporté et l’excès de fer apporté. Les excès sont calculés par différence entre la zone fertilisée et non fertilisée. Les résultats de KEOPS sont sans ambiguïté : la fertilisation naturelle est 10 à 100 fois plus efficace que des fertilisations artificielles [6]. Comment expliquer ce résultat ? Trois arguments peuvent être avancés. La forme chimique sous laquelle se trouve le fer (Encart « Le fer dans la mer : sous quelles formes ? ») en milieu naturel est très différente de celle

obtenue par dispersion de sulfate de fer. Le mode d’injection est aussi très différent : il est continu pour la fertilisation naturelle à Kerguelen et épisodique pour la fertilisation artificielle, et finalement, la longue durée de l’efflorescence permet le développement d’un écosystème qui n’a pas le temps de se mettre en place dans les expériences artificielles de plus courte durée. KEOPS permet donc de démontrer que la fertilisation naturelle augmente l’exportation de carbone et donc active la pompe biologique, ce qui confirme l’hypothèse de John Martin. Toutefois, KEOPS ne clôt pas définitivement le débat sur la validité de cette hypothèse. En effet, le mode de fertilisation naturelle observé pendant KEOPS est très différent du processus de fertilisation par des poussières atmosphériques qui auraient fertilisé l’océan Austral pendant les périodes glaciaires. Ce dernier processus est par nature épisodique et le fer s’y trouve sous une forme chimique différente. KEOPS permetil d’apporter de nouvelles données par rapport aux projets de géo-ingénierie ? 3.4. Les fertilisations à grandes échelles La douzaine d’expériences de fertilisation artificielle avait jeté le doute sur l’efficacité des processus de géo-ingénierie visant à utiliser ce mode de fertilisation des océans à grande échelle pour réduire le CO2 atmosphérique. La plus grande efficacité de la fertilisation naturelle observée pendant KEOPS remet-elle

Pourtant, les projets de géoingénierie n’ont jamais été aussi avancés. Plusieurs sociétés, notamment américaines, travaillent sur le sujet. Lors du congrès international sur la fertilisation de l’océan qui s’est tenu à Woods Holes en septembre 2007 [7], les différentes approches, scientifiques, mais aussi économiques ou légales, ont été évoquées. Plusieurs points importants émergent. Du point de vue scientifique, hormis les doutes sur l’efficacité réelle du procédé pour compenser l’augmentation du CO2 dans l’atmosphère, les possibles effets secondaires de telles expériences ont été discutés. La fertilisation pourrait générer d’autres gaz à effet de serre tel que l’oxyde nitreux N2O – son effet de serre serait 300 fois plus important que celui du CO2 ! – annulant partiellement le bénéfice de l’absorption de CO2, la décomposition en profondeur de la matière organique synthétisée en surface pourrait créer de vastes zones appauvries en oxygène avec de possibles conséquences sur les autres organismes (poissons par exemple), la pénétration de la lumière pourrait être modifiée par la biomasse accumulée en surface. Aucune de ces possibles conséquences n’a pour l’instant été sérieusement étudiée. Faut-il également

LE FER DANS LA MER : SOUS QUELLES FORMES ? Sous quelles formes chimiques le fer doit-il se trouver pour être assimilable par le phytoplancton ? La question n’est pas encore élucidée. D’autant que ces formes diffèrent très probablement d’une espèce d’algue à une autre. Dans l’eau de mer, le fer est peut-être présent sous de nombreuses formes chimiques : forme dite « oxydée » Fe(III) ou forme « réduite » Fe(II) ; forme minérale dissoute (Fe’), forme organique dissoute (complexe de fer, FeL), ou encore particulaire, comme par exemple des oxydes ou hydroxydes de fer. Ces différentes formes interagissent entre elles (d’après les flèches de la Figure 13). Les mécanismes d’acquisition du fer par les cellules du phytoplancton ne sont pas totalement compris par les scientifiques.

Faut-il fertiliser l’océan pour contrôler le climat ?

en cause cette conclusion ? Clairement non ! Le mode d’injection et la forme de fer envisagés dans les projets de fertilisation artificielle sont trop éloignés des caractéristiques des processus naturels pour que les géo-ingénieurs puissent en tirer argument.

Figure 13 Interactions du fer dans l’eau de mer, sous différentes formes chimiques (flèches). Selon la forme où il se trouve, le fer pourrait être assimilé par des « transporteurs membranaires » (T) situés dans les membranes des cellules, après réduction ou non à leur surface.

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La chimie et la mer

LA CONVENTION DE LONDRES 1972 La convention de Londres est un texte majeur sur la protection de l’environnement marin vis-à-vis des activités humaines. Adoptée en 1972 par la Conférence intergouvernementale sur la Convention relative à l’immersion de déchets en mer, elle est entrée en vigueur en 1975. Parmi les étapes majeures qu’elle a franchies, figure l’interdiction, en 1993, de l’immersion des déchets faiblement radioactifs et de l’incinération des déchets industriels. Les efforts des adhérents sont soutenus par un secrétariat permanent accueilli par l’Organisation maritime internationale (OMI). Un Groupe scientifique sur l’immersion, composé d’experts gouvernementaux des Parties contractantes, répond à toutes les demandes scientifiques de la réunion consultative, en particulier pour la préparation de listes de substances dangereuses, le développement de lignes de conduites pour l’implémentation de la Convention, et l’information publique sur l’impact des différentes contaminations sur l’environnement marin.

rappeler que l’introduction de substances dans les océans est interdite, à moins de bénéficier de dérogations particulières (voir Encart « La convention de Londres 1972 ») ? Le deuxième point important est la quantification du carbone soutiré à l’atmosphère. Cette mesure est fondamentale pour donner une valeur marchande au procédé, notamment dans le contexte « vendre des crédits carbone ». Dans l’état actuel des connaissances, elle semble extrêmement difficile à établir. Si la quasi totalité de la

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communauté scientifique juge l’état de nos connaissances trop faible sur le sujet pour rendre un avis définitif sur les projets de géo-ingénierie, elle est cependant partagée sur la conduite à avoir dans le futur immédiat. Une partie de cette communauté semble disposée à poursuivre des recherches pour étudier les questions non résolues évoquées ci-dessus. Ceci impliquerait la réalisation d’expériences de fertilisation à plus grande échelle. Lors de ces expériences, une centaine de tonnes de fer pourrait être dispersée sur une surface d’environ 1 000 km2. Il est probable que ces expériences puissent être financées pour une part sur des fonds privés. De tels projets s’éloignent certainement d’un objectif de connaissance fondamentale du fonctionnement de l’océan et déplacent le questionnement quasi uniquement sur le champ de la faisabilité de la fertilisation en tant que technique de géo-ingénierie climatique. Pourtant, le cycle naturel du fer dans l’océan n’a certainement pas livré tous ses secrets, et les laboratoires naturels tel que celui de Kerguelen présentent encore un large potentiel pour de nouvelles découvertes. À suivre…

[1] Rapport du GIEC : Climate change 2007 : The Physical Science Basis. Source : www. ipcc.ch/pdf/assessment-report/ ar4/syr/ar4_sgyr_fr.pdf. [2] Sigman D.M., Boyle E.A. (2000). Glacial/interglacial variations in atmospheric carbon dioxide. Science, 407 : 859-869. [3] Martin J.H. (1990). Glacial interglacial CO2 change : the iron hypothesis. Paleoceanography, 5 : 1-13. [4] Cassar N. et al. (2007). The Southern Ocean biological response to aeolian iron deposition. Science, 317 : 10671070.

[5] Boyd P.W., Jickells T., Law C., Blain S., Boyle E.A., Buesseler K.O., Coale K.H., Cullen J.J., De Baar H.J.W., Follows M., Harvey M., Lancelot C., Levasseur M., Owens N.J.P., Pollard D.A., Rivkin R.B., Sarmiento J.L., Schoeman V., Smetacek V., Takeda S., Tsuda A., Turner D.R., Watson A. (2007). Mesoscale iron enrichment experiments 1993-2005 : Synthesis and future directions. Science, 315 : 612-617. [6] Blain S., Quéguiner B., Armand L., Belviso S., Bombled B., Bopp L., Bowie A., Brunet C., Brussaard K., Carlotti F., Christaki U., Corbière A., Durand I., Ebersbach F.,

Fuda J.L., Garcia N., Gerringa L.J.A., Griffiths F.B., Guigue C., Guillerm C., Jacquet S., Jeandel C., Laan P., Lefèvre D., Lomonaco C., Malits A., Mosseri J., Obernosterer I., Park Y.H., Picheral M., Pondaven P., Remenvi T., Sandroni V., Sarthou G., Savoye N. Scouarnec L., Souhault M., Thuillers D., Timmermans K.R., Trull T., Uitz J., Van-Beek P., Veldhuis M.J.W., Vincent D., Viollier E., Vong L., Wagener T. (2007). Effect of natural iron fertilization on carbon sequestration in the Southern Ocean. Nature, 446(7139) : 1070-1075. [7] www.whoi.edu/page. do?pid=14617.

Faut-il fertiliser l’océan pour contrôler le climat ?

Bibliographie

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du futur sont-elles au fond des mers ? « Il existe au fond des mers des mines de zinc, de fer, d’argent, d’or, dont l’exploitation serait très certainement praticable. » Jules Verne – Vingt mille lieues sous les mers, 1869

L’humanité a un besoin vital de découvrir de nouvelles ressources naturelles exploitables, en raison de la croissance démographique mondiale et de la demande économique de pays émergents fortement peuplés tels que la Chine et l’Inde. Tout comme les énergies, les ressources minérales sont un élément clé du développement des économies industrielles et ne sont pas davantage renouvelables. L’envolée du cours des matières premières et des métaux nous incite à rechercher de nouveaux gisements (Figure 1). La plupart des gisements riches ou faciles d’accès ont déjà été exploités sur les continents. Ainsi la teneur des gisements terrestres de cuivre a progressivement diminué de 3 à 0,5 % en un siècle. Pendant ce temps, des explorations scientifiques menées depuis près de trente ans ont identifié dans les océans divers types

de concentrations minérales, que nous commençons maintenant à apprécier pour leur intérêt économique. L’immense domaine qu’est l’océan, couvrant les deux tiers de la planète (60 % au-delà de 2 000 mètres de profondeur), est encore relativement inconnu, alors que ses richesses pourraient très bientôt devenir précieuses pour répondre aux besoins mondiaux en énergie et matières premières.

Yves Fouquet Les ressources mimérales du futur sont-elles au fond des mers ?

ressources minérales Les

L’océan, un Eldorado pour les ressources du futur ?

1

Au cours des explorations scientifiques des grands fonds, ont été identifiés plusieurs dépôts métalliques revêtant des formes très caractéristiques, que l’on a nommés nodules polymétalliques, encroûtements cobaltifères ou dépôts de sulfures hydro-

Figure 1 Depuis 2004, les cours de la plupart des métaux, notamment le zinc et le cuivre, connaissent une envolée brutale, sans précédent dans l’histoire industrielle.

La chimie et la mer 56

thermaux. Ont été également identifiées des ressources énergétiques potentielles originales telles que des hydrates de gaz et de l’hydrogène naturel (leur histoire est retracée dans le Chapitre de J.-L. Charlou). Ces découvertes ont ouvert de nouvelles frontières pour la recherche et l’exploitation de ressources minérales et énergétiques dans les océans. En regardant de près les gisements marins, on a pu mettre en évidence la présence d’une multitude de métaux, très différents d’un minerai à l’autre : fer, manganèse, cuivre, zinc, or, argent, cobalt, plomb, baryum, platine, titane, cérium, zirconium, molybdène, tellure, mais aussi des éléments plus rares : cadmium, indium, sélénium, antimoine, mercure… et qui pourraient devenir intéressants à exploiter. Depuis quelques années, l’industrie minière mondiale commence effectivement à se pencher sur ces ressources potentielles marines. Encore mal connues, ces dernières naissent en fait au cours de processus géologiques et géochimiques spécifiquement sous-marins, qui n’ont pas d’équivalent dans le domaine aérien, sur la croûte continentale. D’une part, la salinité de la mer facilite la mise en solution et le transport des métaux sous une forme dissoute. D’autre part, on sait que la température d’ébullition de l’eau augmente avec la pression et donc avec la profondeur : ainsi, à 3 000 mètres de profondeur, la pression est voisine de 300 bars et la température d’ébullition de l’eau dépasse 400 °C, au lieu

de 100 °C au niveau de la mer. La combinaison de ces deux facteurs contribue aux processus de concentration des métaux, lesquels tendent alors à s’accumuler à des profondeurs peu accessibles, posant des difficultés d’exploitation. Dans le cas des nodules polymétalliques, des encroûtements cobaltifères et des sulfures hydrothermaux, les métaux se déposent directement sur le plancher océanique, ce qui faciliterait leur « ramassage » tout en limitant les incidences possibles sur l’environnement, si l’on en vient à les exploiter un jour. Un autre facteur qui nous encouragerait à nous tourner vers ces gisements marins est la facilité à déplacer des installations spécifiques sur un navire. Celles-ci poseraient moins de difficultés que les installations minières terrestres, dont le déplacement est difficile et coûteux. Le défi est lancé. Il faut d’abord comprendre précisément les processus géologiques et chimiques mis en jeu dans la concentration des métaux au fond des océans, et déterminer ensuite la richesse des dépôts métalliques, avant d’étudier enfin la faisabilité de leur exploitation. Géologues, chimistes et biologistes s’associent dans des efforts de cartographie (localisation et inventaire) et d’études environnementales, préoccupation largement partagée au niveau mondial. Chaque ressource minérale de la mer est un défi en soi, chacune ayant son histoire, ses particularités et ses mystères pour l’homme. On en dénombre actuellement huit principaux

qui commencent à attirer notre attention.

– les minéralisations de faible profondeur (< 250 mètres) faisant déjà l’objet d’exploitations ;

Plongeons dans les profondeurs sous-marines et découvrons chacune de ces ressources, du plateau continental aux grands fonds océaniques.

– les minéralisations de grande profondeur (> 1 000 mètres),

Figures 2 et 3 Les principaux types de ressources minérales océaniques.

Les ressources minérales du futur sont-elles au fond des mers ?

types (Figure 2), répartis sur différents niveaux :

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La chimie et la mer

Les ressources minérales océaniques du plateau continental

2

Toute substance minérale concentrée par des processus géologiques et qui pourrait être utilisée par l’homme peut être considérée comme ressource minérale. Comme ressource largement exploitée, on peut citer le sel et les granulats marins, qui représentent une activité très importante et dont l’exploitation est ancestrale et les techniques bien au point. Actuellement, plusieurs réserves de ressources minérales sont connues à de faibles profondeurs d’eau : les placers1, les diamants et les phosphates. 2.1. Les placers de minéraux lourds Certains minéraux de forte densité sont extraits des roches continentales lors des processus d’altération, puis ils sont entraînés par les fleuves pour finir dans les océans sous forme de « placers », dans les formations sédimentaires. On trouve ces placers sur les plages côtières et le plateau continental, et on les exploite pour l’étain (7 % de la production mondiale), l’or, le platine, le titane, le chrome, le zirconium et les terres rares. La Malaisie, premier producteur mondial d’étain, extrait 30 % de sa production des placers

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1. Accumulations de minéraux lourds dont les éléments ont été détachés par érosion des sources primaires de minéralisation et concentrés par des processus de sédimentation faisant intervenir divers agents comme la gravité, l’eau, le vent et la glace.

sous-marins. En Thaïlande et en Indonésie, 50 % de la production d’étain proviennent de l’océan. 2.2. Les diamants Des zones diamantifères sont exploitées au large de la Namibie et de l’Afrique du Sud. L’exploitation s’effectue entre 200 et 400 mètres de profondeur. Depuis le début des années 1990, la société De Beers possède le quasi monopole de l’extraction des diamants au large de l’Afrique et extrait 50 % de sa production à partir des gisements sous-marins. 2.3. Les phosphates Des restes d’organismes marins s’accumulent dans les sédiments et forment des « nodules de phosphate ». Ces boules s’accroissent de 1 à 10 millimètres en 1 000 ans et atteignent des concentrations de 12 à 18 % en phosphates. Ces dépôts de phosphates se forment sur des terrasses sous-marines, dans des zones de forte productivité liée à des upwellings2. Ces formations se trouvent généralement dans des fonds inférieurs à 1 000 mètres dans les régions tropicales. La plupart des dépôts sont d’âge miocène (il y a 5 à 23 millions d’années). Le phosphore est un nutriment nécessaire à la croissance de tous les organismes vivants. 2. Un « upwelling » est une remontée d’eau qui se produit lorsque de forts vents marins poussent l’eau de surface des océans, laissant ainsi un vide où peuvent remonter les eaux de fond, et avec elles une quantité importante de nutriments.

Les ressources minérales potentielles des grands fonds océaniques

3

Par grande profondeur, audelà de 1 000 mètres, on rencontre de toutes autres sortes de gisements : les nodules polymétalliques, les encroûtements cobaltifères et les sulfures hydrothermaux (voir Figures 2 et 3). Que sont ces minerais qui nous attirent ainsi ? 3.1. Les nodules polymétalliques, ces boules au fond de la mer Des concrétions rocheuses en forme de boules sombres de quelques centimètres de diamètre (Figures 4, 5 et 6) ont été découvertes sur le plancher océanique. Ces « nodules » de la mer ont vite révélé leur contenu métallique : manganèse, nickel ou cuivre…, ce qui en fait une réserve minérale potentielle.

3.1.1. Immersion dans l’univers des nodules Les premiers nodules polymétalliques furent récoltés par faible profondeur dans la mer de Kara en 1868. Peu de temps après, entre 1873 et 1876, le navire britannique Challenger découvrit que les nodules étaient communs dans les grands fonds océaniques ; on en a même trouvé plus récemment dans quelques lacs ! Leur intérêt a été souligné dès les années 1950, car leur teneur en divers métaux s’est avérée égale ou supérieure à celles des principaux gisements terrestres ; par exemple, les concentrations en nickel sont au moins égales à celles des gisements de latérites3, celles du cuivre supérieures à celles des grands gisements de porphyre cuprifère exploités à terre (0,5 % de cuivre) et celles du cobalt comparables à celles trouvées sur terre.

Figure 4 Un champ de nodules polymétalliques dans le Pacifique Nord. Clarion-Clipperton, zone du permis minier français.

Les ressources minérales du futur sont-elles au fond des mers ?

Sa consommation mondiale annuelle est de 150 millions de tonnes. Les réserves connues représentent environ une cinquantaine d’années de consommation. En 2007, un permis d’exploration a été lancé par la société Bonaparte sur ce type de dépôt au large de la Namibie. Les nodules de phosphates s’y trouvent à des profondeurs comprises entre 150 et 300 mètres. La découverte d’un gisement suffisamment riche – de l’ordre de 50 millions de tonnes de sédiments contenant entre 10 et 15 % de phosphates – permettrait une exploitation rentable pendant une vingtaine d’années.

Figure 5 Un nodule du Pacifique.

Bien que communs, les champs de nodules ne présentent pas tous le même intérêt, car leur abondance et leur richesse en métaux varient 3. La latérite (du latin later = brique) est une roche rouge ou brune. Elle constitue un produit commun de l’altération des roches continentales sous les climats tropicaux. Elle tient sa couleur de la présence d’oxyde de fer.

Figure 6 Coupe dans un nodule montrant les zones concentriques de croissance.

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La chimie et la mer 60

énormément. Dès 1973, des champs particulièrement denses et à haute teneur en métaux intéressants ont été découverts le long d’une ceinture est-ouest du Pacifique Nord, dans la zone ClarionClipperton.

sédimentation et au relief très particulier, ce qui explique une disposition régionale discontinue des champs de nodules.

Les nodules reposent toujours dans un environnement sédimentaire constitué d’argiles rouges, de boues siliceuses à radiolaires4, ou de boues carbonatées à foraminifères5. Ces sédiments, toujours très chargés en eau, reposent sur une croûte volcanique présentant un relief caractéristique de 100 à 300 mètres de haut, allongé nord-sud sur plusieurs dizaines de kilomètres, et qui s’était formé à l’axe de la dorsale Pacifique il y a 30 à 40 millions d’années. Cette topographie en rides et vallées parallèles permet le déplacement secondaire des particules par le jeu des courants ou de la gravité, et génère localement des zones à faible taux de sédimentation dans lesquelles les nodules peuvent se former. Les sédiments eux-mêmes, constitués de poussières d’origine continentale et de squelette d’organismes planctoniques, s’accumulent très lentement (3 à 10 millimètres par milliers d’années). Or, la formation de nodules, encore plus lente, se fait essentiellement dans ces zones à faible vitesse de

La croissance des nodules, déterminée par datation radiochronologique, est particulièrement lente, même pour un phénomène géologique : de l’ordre du millimètre par million d’années ! Il semble bien exister un taux de sédimentation optimal pour la formation des nodules, une étroite fourchette entre 2 et 10 mm tous les mille ans : en dessous, seuls des encroûtements hydrogénés se forment ; au-dessus, on passe d’un sol marin à un sédiment, inapte à la formation de nodules. On a pu aussi noter des corrélations entre vitesse de croissance des nodules et variations climatiques, la croissance pouvant même s’arrêter pendant les périodes glaciaires.

4. Un radiolaire est un protozoaire (animal unicellulaire) des mers chaudes, dont le squelette est à base de silice. 5. Un foraminifère est un protozoaire à squelette calcaire, vivant à la surface de la mer (espèce pélagique) ou dans les eaux profondes (espèce benthique).

3.1.2. Comment se forment les nodules ?

La plupart des modèles actuels admettent une origine exclusivement sédimentaire des nodules. Mais est-ce aussi simple ? La vie marine à toutes les échelles de temps joue-telle un rôle dans la genèse des nodules ? Quatre sources chimiques d’éléments particulaires ou dissous ont été avancées comme étant à l’origine de la formation de ces nodules : les poussières volcaniques (sans nécessité de volcanisme actif), les apports continentaux par les fleuves, les sources hydrothermales (voir plus loin au paragraphe 3.3 l’encart « Les paysages des

En définitive, il n’y a pas plusieurs phénomènes fondamentaux en jeu dans la genèse et la croissance des nodules, mais des nodules qui ont des histoires géologiques différentes. Outre les phénomènes physiques de sédimentation, il semble bien que la vie, la dynamique des plaques lithosphériques et les variations climatiques globales jouent un rôle essentiel.

6. Le test d’un organisme marin est sa pellicule protectrice minérale.

LES NODULES : DU FER, DU MANGANÈSE ET DE L’EAU Les couches concentriques constituant les nodules renferment principalement des hydroxydes de manganèse et de fer. Les processus d’oxydation des ions ferreux Fe2+ et manganèse Mn2+ jouent un rôle central dans la formation des nodules : 2Mn2+ (aq) + O2 (aq) + 2H2O → 2MnO2 + 4H+ Outre les composés amorphes d’oxyhydroxyde de fer (FeOOH(aq)), deux formes cristallines d’oxyde de manganèse sont présentes : la birnessitte et la todorokite. Les couches les mieux cristallisées sont les plus riches en nickel et en cuivre, insérés dans les réseaux cristallins d’hydroxydes de manganèse et de fer.

3.1.3. La composition des nodules

Les ressources minérales du futur sont-elles au fond des mers ?

fonds marins ») et les organismes d’origine planctonique. On note par exemple que les nodules les plus riches sont issus de la « dissolution » de tests6 d’organismes à base de silice : il existe donc un lien entre productivité planctonique en surface et formation des nodules sur le fond. D’ailleurs, la quantité d’éléments nécessaires à leur formation est pratiquement disponible à partir des seuls résidus planctoniques qui s’accumulent dans le sédiment ! Des fragments d’organismes servent même souvent de point de départ – de « nucleus » – pour la formation des nodules. Enfin, par leur implication dans les processus d’oxydo-réduction, les micro-organismes jouent certainement un rôle important dans les processus de dissolution, de mise en solution puis de précipitation des métaux concentrés dans les nodules, dissolution de carbonates ou précipitation d’oxydes de manganèse et de fer.

Les nodules polymétalliques sont constitués de couches concentriques correspondant à des phases de croissance successives autour d’un noyau central (voir la Figure 6). Ce noyau est souvent constitué d’anciens nodules, de fragments rocheux (basalte, calcaire), de restes d’animaux et parfois de dents de requins ! Les nodules sont principalement constitués de fer, de manganèse et d’eau (40 %) (Encart « Les nodules : du fer, du manganèse et de l’eau »). Dans les nodules du Pacifique, la concentration moyenne est de 0,42 % en cuivre, 0,63 % en nickel, 0,24 % en cobalt et 18,50 % en manganèse. La zone Clarion-Clipperton est particulièrement riche en cuivre (0,82 %), nickel (1,28 %) et manganèse (25,40 %) (voir la Figure 3). Des estimations récentes sur cette seule zone, d’une surface d’environ 9 millions de km2 (soit 15 % des fonds du Pacifique situés entre 4 000 et 5 000 mètres de fond), donnent un poids de nodules de

61

La chimie et la mer Figure 7 La plupart des substrats durs des grands fonds océaniques sont recouverts d’encroûtements ferro-mangnésifères (points jaunes).

l’ordre de 34 milliards de tonnes, soit 7,5 milliards de tonnes de manganèse, 340 millions de tonnes de nickel, 275 millions de tonnes de cuivre et 78 millions de tonnes de cobalt. Tous les nodules ne sont pas identiques et l’on distingue deux grands types morphologiques : – les nodules à surface lisse, générés à partir des éléments contenus dans l’eau de mer (origine purement « hydrogénétique ») : ils reposent sur le sédiment et sont pauvres en manganèse (Mn/Fe < 2,5) ; – les nodules à surface rugueuse, générés à partir d’éléments contenus dans le sédiment (« diagénétiques ») : partiellement enfouis, ils sont riches en manganèse (Mn/Fe > 4). Et il existe même des nodules de type « mixte » : ils présentent une surface supérieure lisse d’origine hydrogénétique et une surface inférieure rugueuse d’origine diagénétique.

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3.1.4. Exploiter les nodules polymétalliques ? Les nodules renferment des quantités de métaux équivalentes et parfois supérieures à celles des gisements terrestres (valeur « métal contenu » : cuivre + nickel + cobalt = 2,4 %, voir la Figure 3). La prise de conscience de l’importance économique potentielle des nodules, et des risques associés, géopolitiques tout autant qu’environnementaux, conduisit le président Johnson en 1966 à demander que les grands fonds soient déclarés « patrimoine commun de l’humanité ». Cette résolution fut reprise en 1970 par l’assemblée générale des Nations unies. En tant que ressources en cuivre, les nodules représentent environ 10 % des réserves continentales et ont fait l’objet de nombreuses investigations dans les années 1970 et 1980. Ces investigations n’ont pas abouti à leur exploitation, pour diverses raisons : mauvaise estimation de la ressource,

L’exploitation des nodules implique de réaliser des cartes haute résolution et de comprendre les processus de formation des nodules les plus riches. La France, qui a obtenu deux permis miniers dans le Pacifique Nord, a proposé différentes approches technologiques pour leur exploitation, discutées dans le Chapitre de G. Herrouin de cet ouvrage. Les réserves sont très importantes, mais les données récentes montrent des répartitions hétérogènes qui impliquent un travail fin de cartographie et d’échantillonnage afin de sélectionner efficacement les zones les plus favorables à une exploitation. Mais avant tout, un problème majeur que soulève tout projet d’exploitation des nodules est l’impact environnemental de leur extraction sur des surfaces considérables. Afin de limiter cet impact, il faudrait préalablement étudier la biodiversité et le fonctionnement des écosystèmes associés. Cet aspect environnemental est primordial pour l’obtention des permis miniers. Donc, si l’on veut chasser les nodules pour leurs richesses minérales, attention à l’environnement !

atteindre vingt-cinq centimètres d’épaisseur et couvrant des kilomètres carrés de sol marin. Au total, on a estimé que 6,35 millions de kilomètres carrés, soit 1,7 % de la surface des océans, sont tapissés de ce qu’on appelle familièrement des « encroûtements » (Figure 7). On les trouve à des profondeurs variant entre 400 et 4 000 mètres, sur les monts sous-marins isolés et les alignements volcaniques, au niveau des élévations sousmarines intra-plaques, ou encore dans les formations coralliennes d’anciens atolls immergés (Figure 8). Les investigations ont réellement démarré en 1981 dans l’océan Pacifique central. Cela fait donc plus de vingt ans que de nombreux pays comme le Japon, les États-Unis, la Russie, l’Allemagne, la France, la Corée, le RoyaumeUni, la Chine, s’intéressent à

Figure 8 Un atoll, île composée de récifs coralliens entourant une dépression qui parfois correspond à un lagon. La Polynésie Française rassemble 85 des 425 atolls que compte la planète, 77 se regroupent dans l’Archipel des Tuamotu.

Les ressources minérales du futur sont-elles au fond des mers ?

coût élevé des traitements métallurgiques, problèmes politiques liés au droit de la mer et effondrement du cours des métaux.

Figure 9 Courbes d’isoteneur normalisée en cobalt dans l’océan Pacifique (intervalle des contours : 0,1 %). Les valeurs maximales en cobalt sont centrées sur la Polynésie française, où se concentrent les encroûtements les plus riches connus à ce jour dans les océans.

3.2. Les encroûtements cobaltifères 3.2.1. Les fonds marins sont parsemés d’un minerai : les encroûtements cobaltifères Dans tous les océans reposent des concrétions rocheuses massives, pouvant parfois

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La chimie et la mer Figure 10 Localisation générale des zones d’encroûtements riches en cobalt et platine connus en Polynésie. L’archipel de Tuamotu, qui compte 78 atolls, est le cœur du gisement. On a également noté d’autres zones importantes sur d’anciens volcans et atolls sousmarins, qui n’ont pas encore été étudiés en détail.

Figure 11 Affleurement d’encroûtements cobaltifères dans la zone des Tuamotu.

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ces encroûtements, qui ont ainsi fait l’objet de 42 campagnes entre 1981 et 2000, dont la majorité a été menée par le Japon pendant quinze ans depuis 1985, dans les régions Ouest Pacifique. Et pour cause, ces concrétions rocheuses renferment de nombreux métaux : fer, manganèse, cobalt etc. Ce sont de véritables minerais, des ressources potentielles ! La principale « mine » se trouve au fond de l’océan Pacifique : parmi les 50 000 volcans immergés, on en a exploré quelques-uns seulement et découvert un trésor de dépôts riches en cobalt et platine, dont la France se trouve être

un heureux héritier. En effet, les dépôts les plus riches se situent en Polynésie, et particulièrement dans les « eaux économiques françaises » (Figure 9 et 10). Les échantillons les plus précieux que l’on ait ramassés proviennent de croûtes parfois continues sur les bords externes des plateaux sous-marins tels que l’archipel de Tuamotu, et sur les volcans à des profondeurs comprises entre 800 et 2 500 mètres (Figure 11). D’où nous viennent donc ces richesses ? 3.2.2. La genèse des encroûtements cobaltifères Il est maintenant admis que les concrétions dites « cobaltifères » (Figure 12) commencent à se former à partir des ions ferreux Fe2+ et des ions manganèse Mn2+ présents dans l’eau de mer, qui précipitent sous forme d’oxydes de fer et de manganèse, en liaison avec des processus d’oxydation (Figure 13). La croissance des encroûtements s’opère très lentement, de l’ordre de un à six millimètres par millions d’années. Ce qui laisse le temps à des métaux, notamment le cobalt et le platine, de s’y concentrer fortement, conduisant à d’épaisses croûtes dont les âges peuvent atteindre les 60 millions d’années. Les composés solides obtenus se déposent alors sur les substrats solides du fond marin (de nature volcanique ou calcaire). Actuellement, on considère que l’ensemble des métaux constitutifs de ces encroûtements provient de l’eau de mer. De plus, il a été constaté

où la teneur n’excède jamais 0,1 à 0,2 %, devant le chiffre-record de 1,8 % en cobalt contenu dans les encroûtements de Polynésie. Or, on considère qu’un site est « potentiellement économique » lorsque les concentrations en cobalt sont supérieures à 1 %, et ce, dans des croûtes ayant au minimum 5 centimètres d’épaisseur et avec une certaine continuité sur des surfaces relativement planes. Le cobalt n’est à ce jour qu’un « sous-produit » de l’extraction d’autres métaux. Mais il est aujourd’hui en forte demande et sa production a doublé

Figure 12 Échantillon d’encroûtement cobaltifère des Tuamotu.

Figure 13 Modèle chimique de la formation des encroûtements : des colloïdes et des phases complexes de métaux se forment.

Les ressources minérales du futur sont-elles au fond des mers ?

que la croissance des encroûtements est renforcée lorsque la teneur en oxygène de l’eau de mer est minimale. Il est probable que les processus de précipitation soient également influencés et renforcés par l’activité bactérienne… Ces hypothèses demandent à être examinées et discutées à partir de données de terrain précises. En effet, on a trouvé plusieurs microsphérules d’origine météoritique dans certaines zones. Elles contiennent du nickel, du cobalt et des platinoïdes en quantité appréciable. Un calcul rapide montre néanmoins que leur contribution ne rend pas compte des teneurs élevées en cobalt et en platine dans des encroûtements. Dommage pour le rêve ! Sur le plan scientifique, des efforts demeurent nécessaires pour mieux comprendre les règles de répartition, la variabilité des épaisseurs et de composition et les divers processus impliqués dans la formation de ces encroûtements. 3.2.3. Composition chimique des encroûtements : pourquoi « cobaltifère » ? Ainsi, comme les nodules polymétalliques, les encroûtements sont essentiellement constitués d’oxydes de fer et de manganèse. Ces derniers sont cependant en moyenne trois fois plus riches en cobalt (voir la Figure 3) et pourraient constituer le premier minerai de ce métal, si bien qu’on les a qualifiés de « cobaltifères ». Ils renferment même beaucoup plus de cobalt que les minerais exploités à terre (deux à trois fois plus que dans les latérites),

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La chimie et la mer

LES PAYSAGES DES FONDS MARINS Le fond des océans présente une morphologie très tourmentée, avec des chaînes de montagnes, des volcans et d’immenses plaines, bordées de fosses gigantesques. Quelle activité règne dans ce paysage ? Au fond des océans s’élève la plus grande chaîne de montagne de la planète, formée des dorsales médio-océaniques, qui courent sur environ 60 000 kilomètres (Figure 14). Ces dorsales soulignent la ligne d’écartement des plaques tectoniques mises en mouvement par les cellules de convection du manteau terrestre (Figure 15). La remontée du manteau surchauffé sous les dorsales permet, par baisse de pression, la fusion de ses roches et la formation à quelques kilomètres de profondeur de chambres de lave en fusion. Lorsque la lave remonte à l’axe des dorsales, elle se solidifie, forme des volcans et constitue une nouvelle croûte de lithosphère océanique, parcourue d’un réseau de failles, fissures et crevasses. C’est ainsi que de part et d’autre des dorsales, le plancher de la mer s’élargit progressivement de deux centimètres (dorsale Atlantique) à plusieurs dizaines de mètres (dorsale Est Pacifique) par an : on nomme ce phénomène l’accrétion océanique.

Figure 14 Les dorsales océaniques (lignes oranges), la plus grande chaîne de montagne de la Planète. Sur ses 60 000 km, le segment le plus long est la dorsale Atlantique (7 000 km).

Figure 15 Dans les profondeurs de la Terre, le manteau, constitué de roches chaudes et pâteuses, est animé de mouvements de convection à l’origine du déplacement des plaques tectoniques de la lithosphère.

L’eau de mer s’infiltre dans le labyrinthe de fissures de la croûte océanique et y circule jusqu’à plusieurs centaines de mètres de profondeur. Elle entre en contact avec les roches profondes, réchauffées par la chambre de lave en fusion (1 200 °C), et devient alors un fluide enrichi en minéraux et pouvant dépasser les 400 °C : on l’appelle le fluide hydrothermal (hydros = mer, thermos = chaud). Moins dense, ce fluide peut remonter à l’axe de la dorsale et jaillir sous la pression hors de la roche, en formant d’impressionnants fumeurs, et parfois, elle se solidifie sous forme de majestueux édifices hydrothermaux pouvant s’élever jusqu’à plusieurs dizaines de mètres (Figures 16 a et b) ! 66

Le deuxième atout des encroûtements, c’est le platine, qui s’y trouve souvent très concentré. Ce métal, très abondant sur certains sites, pourrait également être un sous-produit non négligeable : il est réclamé en particulier par l’industrie des catalyseurs (pots d’échappement et piles à combustible). Enfin, les encroûtements sont une source potentielle de nombreux autres éléments métalliques tels que le titane, le cérium, le nickel, le thallium, le tellure, le zirconium, le tungstène, le bismuth ou encore le molybdène (voir la Figure 3). Les enjeux d’une exploitation des encroûtements pour le cobalt et le platine sont réels. Mais à quel prix et avec quelles technologies ? Il manque encore des données de terrain et des calculs précis : contrôles géologiques de zones riches, continuité des dépôts, rugosité du fond, influence du substratum sur la dilution au ramassage etc. À ce jour, aucune étude de terrain par plongée n’a été réalisée sur ce type de dépôt au fond des océans… mais des projets américains sont en cours autour d’Hawaï. 3.3. Les sulfures polymétalliques hydrothermaux Partir à la recherche d’un autre minerai majeur, les sulfures

Les ressources minérales du futur sont-elles au fond des mers ?

entre 1999 et 2006. Il est en fait principalement utilisé pour réaliser des aciers spéciaux pour les nouvelles technologies, en particulier les alliages pour l’aviation et les batteries. Environ le tiers de la production de cobalt est utilisé dans l’industrie aérospatiale.

C’est par ces phénomènes de circulation et d’émissions hydrothermales que le globe perd progressivement de sa chaleur. Ainsi circuleraient chaque année sur les dorsales près de 1,3 à 9,0 × 1017 grammes d’eau évacuant une quantité de chaleur de l’ordre de 36 à 44 × 1018 calories. Ces chiffres représentent l’équivalent d’une circulation de la masse totale des eaux océaniques au travers des systèmes hydrothermaux, tous les cinq à onze millions d’années. Il s’agit donc d’un phénomène majeur à l’échelle du globe terrestre : depuis l’origine des océans il y a près de quatre milliards d’années, la totalité de l’eau des océans aurait ainsi transité plusieurs centaines de fois au travers de la croûte océanique.

a

b Figure 16 a – À proximité des dorsales océaniques, les évents hydrothermaux – cheminées et fumeurs – sont pareils à une tuyauterie souterraine qui évacuerait une partie de la chaleur interne de la Terre. L’édifice hydrothermal le plus haut connu mesure quarante mètres de haut. b - Fumeurs actifs dans le bassin de Lau (Îles Tonga, Sud-Ouest Pacifique). Les cheminées de fumeurs sur la gauche sont principalement constituées de sulfure de zinc et de cuivre (ZnFeS et CuFeS2) et fortement concentrées en or.

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La chimie et la mer Figure 17 Schéma d’une coupe transversale de dorsale rapide (les échelles ne sont pas respectées) : les phénomènes volcaniques et hydrothermaux se déroulent dans le graben (fossé) axial, lieu d’écartement des plaques tectoniques. Les fluides hydrothermaux, au contact des roches profondes, s’enrichissent en métaux et subissent des mouvements de convection. En remontant à la surface, au niveau de l’axe d’accrétion, les métaux précipitent sur le plancher océanique sous forme d’accumulations de sulfures, une partie des métaux se disperse sur plusieurs dizaines de kilomètres dans le panache hydrothermal.

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polymétalliques hydrothermaux, nous donne ici l’occasion de visiter le relief océanique et de découvrir un univers étonnant, dans toute sa richesse et sa complexité… il semble que Jules Verne n’est pas loin ! Édifices hydrothermaux, cheminées, fumeurs, dorsales et rifts, volcans sous-marins… comment se structure un paysage aussi complexe ? Plongée dans ces reliefs… (Encart « Les paysages des fonds marins ») Depuis trente ans, on a exploré le fond des océans et déniché près de 150 sites hydrothermaux. Lorsque l’on découvrit sur certains sites la présence de dépôts riches en éléments métalliques (voir la Figure 16 b), il apparut que les fonds océaniques pouvaient receler de véritables mines ! Nous avions à faire au phénomène de minéralisation hydrothermale : au cours de la circulation hydrothermale sont extraits, transportés et concentrés des métaux qui se déposent sous forme de sulfures métalliques, associations moléculaires de métaux avec du soufre, dont les

fumeurs regorgent. On avait donc découvert les sulfures polymétalliques hydrothermaux. Exploration des sources de ce minerai : tout débute dans les profondeurs de la Terre… 3.3.1. Quand les sulfures hydrothermaux naissent et s’accumulent dans la mer Loin en dessous de la croûte terrestre, à quelques kilomètres de profondeur, la chambre magmatique renferme de la lave en fusion à 1 200 °C. L’eau de mer, froide et pauvre en métaux, mais riche en sels, pénètre le long des failles et fissures et se réchauffe fortement à l’approche de la chambre magmatique. Dès que sa température dépasse 160 °C, du sulfate de calcium CaSO4 précipite sous forme d’anhydrite, tandis que le sulfate dissous SO42– est progressivement réduit en sulfure d’hydrogène H2S qui reste dissous dans l’eau. En même temps, il se produit d’intenses réactions chimiques qui altèrent fortement les roches traversées et aboutissent à une perte totale du magnésium, lequel entre

Un groupe d’une dizaine de fumeurs noirs de 2 cm de diamètre émettant un fluide contenant 100 ppm de métaux à 2 m/s, produit 250 tonnes de sulfures métalliques par an. Un champ actif peut regrouper une cinquantaine de ces fumeurs et la durée de vie du champ peut être de plusieurs dizaines de milliers d’années. Dans un tel système, environ 1,5 millions de tonnes de sulfures (principalement sulfures de fer, FeS2) peuvent être produites tous les cent ans. On estime toutefois que plus de 95 % des métaux sont dispersés dans l’eau de mer. Il faut donc un piège efficace et des configurations

géologiques particulières pour retenir un pourcentage plus important des métaux. Lorsque les systèmes sont stables, se forment des monts de sulfures polymétalliques pouvant dépasser 70 mètres de haut et quelques centaines de mètres de diamètre. Ces amas de sulfures peuvent totaliser des dizaines de millions de tonnes. Les volumes, tonnages et concentrations en éléments valorisables de tels dépôts sont identiques à ceux de nombreuses mines exploitées à terre. Les monts sont constitués, en surface, d’éboulis de cheminées cassées cimentées par des circulations ultérieures. Ils sont surmontés d’un complexe de cheminées actives sur une surface de quelques dizaines de mètres carrés (Figures 18, 19 et 20). Sur certains sites, les dépôts s’organisent au contraire dans et autour des dépressions formant le cratère du volcan. Les monts se forment non seulement par accumulation de cheminées cassées en surface, mais aussi par précipitation

Figure 18 Cheminée riche en minéraux de cuivre (en jaune), formée à partir d’un fluide de 350 °C. Dorsale du Pacifique Est 13° N.

Les ressources minérales du futur sont-elles au fond des mers ?

dans les minéraux résultant de l’altération la lave. Une des conséquences de ces réactions est l’acidification du fluide, augmentant sa capacité à solubiliser les métaux contenus dans les roches. La forte salinité de l’eau de mer facilite également le transport des métaux sous forme de sels chlorés. Il se génère ainsi des fluides acides, « réduits », chauds (350 °C), dépourvus de magnésium et chargés en autres métaux (Figure 17). De faible densité, ces fluides remontent et subissent des mouvements de convection, pour ressortir sous forme de sources chaudes en formant des fumeurs, dans les zones de fissuration les plus récentes de la dorsale. Au contact de l’eau de mer environnante (2 °C), ces fluides hydrothermaux refroidissent rapidement et les sulfures métalliques solides cristallisent sur le plancher océanique sous forme de grandes et fascinantes cheminées.

Figure 19 Ancienne cheminée riche en cuivre et partiellement oxydée (les minéraux verts visibles en surface sont des chlorures de cuivre).

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La chimie et la mer

de minéraux à l’intérieur, ainsi que par remplacement du substratum. Le résultat final est une accumulation de sulfures massifs. Ainsi l’activité hydrothermale est un important mécanisme de concentration des métaux, qui s’accumulent sous forme d’amas de sulfures polymétalliques : une mine pour l’homme ! 3.3.2. Partir à la chasse aux sulfures polymétalliques hydrothermaux

Figure 20 Affleurement de sulfures massifs oxydés en surface. Ces roches sont identiques aux sulfures des amas sulfurés fossiles exploités sur les continents.

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Figure 21 Principaux champs hydrothermaux connus dans les océans. La nature des roches du substratum joue un rôle important sur la composition des fluides et des minéralisations sulfurées.

Au cours d’explorations, menées en 1962, furent observées les premières minéralisations hydrothermales, associées à des saumures chaudes (70 °C), à l’axe de la mer Rouge. S’en suivit la découverte en

Pour découvrir les gisements de sulfures polymétalliques, les explorateurs ont dû sillonner le paysage volcanique sous-marin, dans des environnements bien diversifiés : dorsales rapides, dorsales lentes, bassins arrière-arc et volcans intra-plaque. Dans le monde de l’océan profond, les risques de surprise sont quasi infinis (Encart « Des sulfures hydrothermaux, à travers les régions volcaniques ») ! 3.3.3. Quelle composition chimique pour les sulfures hydrothermaux ? Les sulfures hydrothermaux se sont révélés être des minerais très riches, davantage encore que les nodules et

les encroûtements cobaltifères : l’ensemble cuivre + zinc atteint 20 % dans les bassins arrière-arc et 15 % sur les dorsales lentes (Atlantique) et rapides (Pacifique Est). De plus, la plupart des sites sont fortement enrichis en argent et souvent en or. Certains sites spécifiques de l’Atlantique, associés à des roches du manteau, sont également très riches en cobalt. On sait maintenant que les sulfures polymétalliques ont tous été extraits et transportés par des fluides hydrothermaux, donc selon un processus unique. Pourtant, ils présentent des compositions très variables. En fait, les facteurs déterminant leur nature – substrat et métaux – sont à chercher dans l’environnement géodynamique, la nature du substratum affecté par les circulations hydrothermales, la profondeur d’eau, les phénomènes de séparation de phase ou encore la maturité des dépôts (Encart « Des métaux différents selon l’environnement géodynamique »)… autant de paramètres différents, autant de possibilités de composition pour nos minerais.

Les ressources minérales du futur sont-elles au fond des mers ?

1978 des premiers fumeurs noirs (350 °C) sur la dorsale du Pacifique Est, à près de 3 000 mètres de profondeur, avec leurs amas de dépôts sulfurés. Ces sulfures polymétalliques observés pour la première fois représentaient seulement quelques dizaines de milliers de tonnes. Mais comme on sait que les fluides les plus profonds sont les plus aptes à transporter les métaux (fortes pressions donc hautes températures d’ébullition), il est certainement intéressant de plonger beaucoup plus bas. C’est ainsi que l’on a trouvé dernièrement les dépôts les plus riches, en descendant jusqu’à 4 000 mètres de profondeur. On connaît maintenant plusieurs champs hydrothermaux, sur lesquels les dimensions et teneurs des minéralisations sont similaires à celles de mines exploitées à terre, c’est-à-dire plusieurs millions de tonnes (Figure 21).

Exploiter les gisements marins : les enjeux économiques et politiques

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Face à l’évolution de la demande mondiale et à l’envolée probablement durable sur le long terme du cours des matières premières, l’industrie minière mondiale s’intéresse depuis quelques années aux ressources minérales des grands fonds. Où en sommes-

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La chimie et la mer

DES SULFURES HYDROTHERMAUX, À TRAVERS LES RÉGIONS VOLCANIQUES Les dorsales rapides : de nombreux champs hydrothermaux mais petits et instables Les dorsales sont dites rapides lorsque leurs plaques s’écartent à des vitesses dépassant 6 centimètres par an et pouvant atteindre 17 centimètres par an, telle la dorsale du Pacifique Est, au nord de l’Île de Pâques. C’est au large du Mexique, à la latitude de 21° N, qu’ont été découverts les premiers fumeurs noirs. Certains prédisaient que l’activité serait particulièrement intense plus au sud, sur la portion la plus rapide de la dorsale (ouverture : 17 centimètres par an), entre les latitudes de 15 et 20° S. De nombreuses campagnes ont été conduites dans les années 1980 et 1990, en particulier par des équipes américaines, françaises et allemandes. Les découvertes se sont effectivement multipliées, depuis le Mexique jusqu’à l’Île de Pâques : 13° N, 11° N, 9°50’ N, 17°30’ S, 18°15’ S, 18°30’ S, 21°30’ S... (Figure 21). Au cours d’une seule campagne de plongées du submersible Nautile (voir encart du Chapitre de D. Desbruyères, « Les robots en mer »), 70 sites hydrothermaux ont été détectés entre 17 et 19° S, sur la dorsale la plus rapide au monde. La démonstration était faite que l’importance de l’activité dépendait de la vitesse d’ouverture. Cependant, le nombre ainsi que la dimension très réduite des champs hydrothermaux – quelques centaines de mètres carrés – traduisent des systèmes extrêmement instables, en raison de la fréquence des mouvements tectoniques et du nombre important des éruptions volcaniques. Cette configuration empêche d’envisager l’exploitation des accumulations minérales observées sur ces sites. Les concentrations de sulfures à l’axe de la dorsale sont insignifiantes du point de vue métallogénique. Les seuls dépôts à fort tonnage sur les dorsales rapides se situent sur des volcans éloignés de quelques kilomètres de l’axe sur lesquels des amas de sulfures de plusieurs millions de tonnes ont été localisés. Les dorsales lentes : des champs hydrothermaux rares mais vastes et stables dans le temps Les dorsales dites lentes, telles que la dorsale Atlantique, s’ouvrent à des vitesses n’excédant pas 2 centimètres par an. Pendant plusieurs années, il était admis que ces dorsales n’étaient pas favorables à la formation de fumeurs noirs – aucun d’entre eux n’y avait encore été observé. L’explication étant que les chambres magmatiques, plus localisées et plus profondes, ne devaient pas permettre aux fluides les plus chauds d’atteindre la surface. En 1985, la découverte, à quelques mois d’intervalle, de deux champs de fumeurs noirs à 26° N et 23° N sur la dorsale Atlantique a démontré que l’hydrothermalisme chaud était un phénomène général sur les dorsales, quelque soit leur vitesse d’ouverture. Depuis, les découvertes se sont multipliées, et une quinzaine de sites à sulfures sont maintenant connus le long de la ride médio-Atlantique. La combinaison de l’effet thermique et topographique focalise les convections hydrothermales sur les points hauts et chauds des segments volcaniques (par exemple le site Lucky Strike, Figure 22). Cependant, des sites sont connus à la base et au sommet des murs du rift axial, leur emplacement est donc contrôlé non plus par le volcanisme, mais par la tectonique. D’autres sites viennent d’être découverts dans les extrémités de segments (Sites Rainbow, Saldanha, et Menez Hom, voir la Figure 22) dans des contextes où la faible productivité magmatique en surface laisse apparaître les roches du manteau. Ces découvertes élargissent considérablement le champ d’investigation potentiel, puisqu’il ne s’agit plus maintenant d’explorer uniquement les sommets volcaniques, mais aussi la base et le sommet des murs du rift : elles démontrent également que les volumes de sulfures des dorsales lentes sont plus importants que ceux des dorsales rapides. Les dorsales couvertes de sédiments Un cas particulier concerne les portions de dorsales couvertes de sédiment, en raison de la proximité des continents. Dans ces environnements, les convections hydrothermales affectent successivement les roches basaltiques de la croûte océanique, puis les sédiments qui jouent le rôle d’écran et de piège vis-à-vis des métaux. La campagne de forage ODP

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Sites hydrothermaux le long de la dorsale Atlantique dans le sud des Açores.

(Ocean Drilling Program) en 1996 (LEG-ODP 169) a démontré l’importance de ces pièges pour la formation d’amas sulfurés : au cours de forages, on y a trouvé le plus grand dépôt de sulfures connu dans les océans. Les estimations obtenues, grâce à un échantillonnage tridimensionnel, atteignent près de quinze millions de tonnes de minerai particulièrement riche en cuivre et en zinc. On a ainsi montré qu’une partie importante des minéralisations ne se forme pas uniquement sur le plancher océanique mais également en profondeur, par remplacement des roches.

Les ressources minérales du futur sont-elles au fond des mers ?

Figure 22

Les bassins arrière-arc et les arcs volcaniques : des domaines de formation de croûte océanique en arrière des grandes fosses océaniques À l’opposé des dorsales, qui sont le lieu de création de la croûte océanique, les bassins arrière-arc se forment dans les environnements où les plaques sont détruites. À la fin des années 1980, ces bassins situés en arrière des grandes fosses océaniques, ont attiré l’attention des métallogénistes, du fait que la grande majorité des gisements fossiles exploités à terre sont formés dans ce type de contexte. En effet, de par leur localisation près des continents, ils s’y incorporent préférentiellement lors des collisions de plaques. Les bassins arrière-arc peuvent être considérés comme de petites dorsales volcaniques formées en arrière des grandes fosses océaniques. L’injection d’eau de mer au niveau des zones de plongement des plaques lithosphériques (zones de subduction) induit un abaissement du point de fusion des roches. En conséquence, les poches de lave formées viennent alimenter les îles volcaniques (arcs volcaniques) formant des alignements en arrière et parallèles à la fosse. Les îles Tonga et les Mariannes sont des exemples d’îles formées par ce processus. Ces contextes sont favorables à l’installation de cellules de convection hydrothermale et abritent plusieurs champs hydrothermaux. La grande instabilité des bassins arrière-arc, ainsi que la grande variabilité de nature des roches volcaniques qui leur sont associées, ont conduit à la découverte de sites hydrothermaux extrêmement variés quant à la composition des fluides et des minéralisations associées. Ces bassins se classent selon leur degré de maturité. Les bassins jeunes peuvent s’ouvrir en domaine de croûte continentale (bassin d’Okinawa) ou de croûte d’arc insulaire (bassin de Lau, bassin de Manus). Dans ce dernier cas, l’influence des produits de fusion issus de la zone de subduction se fait sentir jusque dans la composition de dépôts hydrothermaux associés. Nous pouvons ainsi voir la marque de phénomènes globaux tels que la subduction dans les phénomènes locaux et la formation des dépôts minéraux. Les bassins plus évolués sont comparables à de petites dorsales sur lesquelles le basalte est dominant et les processus minéralisateurs sont très proches de ceux des dorsales. 73

La chimie et la mer

DES MÉTAUX DIFFÉRENTS, SELON L’ENVIRONNEMENT GÉODYNAMIQUE L’interaction eau de mer/roches de la croûte océanique conduit à des dépôts riches en cuivre, zinc et argent En domaine de dorsales rapides, les réactions se produisent sur le basalte. Les dépôts sont principalement constitués de sulfures de fer, de cuivre et de zinc. Leurs compositions varient peu d’un site à l’autre, alors qu’en fonction de la profondeur et des phénomènes d’ébullition, la composition des fluides varie considérablement. Des salinités plus faibles que celle de l’eau de mer correspondent à la condensation des phases vapeurs produites lors de la séparation de phase, alors que les fluides plus salés que l’eau de mer correspondent à la concentration du sel dans les saumures résiduelles. Les métaux ont tendance à se concentrer dans ces dernières phases. Les dépôts les plus jeunes à l’axe sont enrichis en zinc et argent tandis que les dépôts plus anciens, généralement hors axe, sont enrichis en cuivre, le zinc étant alors essentiellement concentré au sommet et en surface des dépôts. Certains sites sont enrichis en certains éléments, tels que le sélénium et le cobalt. L’interaction eau de mer/croûte océanique/sédiments mène à des dépôts riches en cuivre, zinc, plomb, arsenic Dans certains environnements, comme dans le golfe de Californie ou sur la côte Ouest du Canada, la dorsale est proche des continents et peut être noyée sous une couverture de sédiments. Les eaux hydrothermales doivent alors se frayer un passage au travers des sédiments, avant d’émerger sur le plancher océanique. Au cours de cette traversée, l’acidité des fluides, très forte au départ, est neutralisée par réaction avec les carbonates marins. Les réactions chimiques solubilisent certains éléments, tels que le plomb et l’arsenic, qui sont riches dans les sédiments d’origine continentale. Une partie des autres métaux se dépose au sein des sédiments qui constituent un piège efficace. Ces environnements sont donc enrichis en plomb et arsenic par rapport aux sites formés directement sur les basaltes. L’interaction eau de mer/roches de type arcs insulaires produit des dépôts riches en zinc, cuivre, plomb, arsenic, argent et or Dans les bassins arrière-arc, les roches volcaniques ont une composition intermédiaire entre celle de la croûte océanique et celle de la croûte continentale. Les dépôts hydrothermaux qui leur sont associés sont maintenant bien connus, en particulier en arrière des fosses et des arcs insulaires de l’ouest du Pacifique. Les compositions de ces dépôts sont intermédiaires entre celles des dorsales et celles qui se forment en contexte de croûte continentale. En particulier, les échantillons prélevés en surface sont très riches en zinc (comme les fluides) et en plomb. Une particularité de ces sites est leur forte teneur en argent et or dont les concentrations moyennes peuvent dépasser 10 g/t pour l’or et 250 g/t pour l’argent (voir la Figure 3). (À titre indicatif, dans les mines terrestres, l’or est considéré comme un élément valorisable à partir de teneurs voisines ou parfois inférieures à 1 g/t.) L’interaction eau de mer/roches de type continental conduit à des dépôts riches en zinc, plomb, cuivre, argent, antimoine, mercure Certains sites hydrothermaux, tel celui d’Okinawa près du Japon, se forment dans des bassins sédimentaires issus de l’érosion du continent et s’ouvrant dans une croûte continentale. Il s’agit donc ici d’une interaction entre l’eau de mer et la croûte continentale. Les dépôts hydrothermaux associés sont fortement enrichis en plomb (plusieurs dizaines de %), arsenic, argent et or, comparativement à leur équivalent des dorsales et aux bassins arrières arcs.

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Depuis la fin des années 1990, de nombreuses observations ont montré que sur les dorsales lentes, les affleurements de roches du manteau terrestre étaient relativement fréquents. Certaines portions de dorsale, en particulier l’extrémité des segments volcaniques, reçoivent très peu de coulées basaltiques. Comme l’ouverture et l’écartement des plaques se poursuivent inlassablement, la déchirure provoquée porte à l’affleurement des roches sous-jacentes, c’est-à-dire des roches du manteau. Sur la dorsale Atlantique, cinq sites actifs, Rainbow, Logatchev 1 et 2, et Ashadze 1 et 2 sont sur un substratum mantellique. Ces sites résultent de la réaction entre l’eau de mer et les roches ultrabasiques du manteau. Les fluides associés sont exceptionnellement riches en méthane et surtout en hydrogène, qui résulte de réactions chimiques liées à l’hydratation des roches du manteau. Ces réactions se traduisent par une augmentation de 30 % du volume de la roche. Dans ce cas encore, la nature du substratum se marque très bien dans la composition chimique des fluides et précipités hydrothermaux. En particulier, les sulfures se caractérisent par un très fort enrichissement en cuivre, zinc, cobalt. Localement, des teneurs supérieures à 50 g/t en or ont été mesurées. À noter qu’ici, comme dans certains bassins arrière-arc, les teneurs les plus élevées se situent directement sur le plancher océanique à la surface des dépôts. Les boues métallifères de la mer Rouge Les sédiments métallifères de la mer Rouge représentent un cas particulier. En 1948, le navire de recherche suédois, l’Albatros, mesure dans la mer Rouge des anomalies de température et de salinité. Les premiers sédiments métallifères sont découverts au cours des années 1960 dans plusieurs fosses emplies de saumures chaudes (60 °C) à l’axe de la mer Rouge. Dès 1969, deux sociétés industrielles, Preussag et IGS, conduisent des explorations afin d’estimer les volumes des dépôts et de comprendre les conditions de formation dans diverses fosses. La mer Rouge est un océan en tout début d’ouverture ; les fosses sont localisées dans la partie la plus profonde de l’axe volcanique ; 18 fosses sont actuellement connues. La plus grande, la fosse « Atlantis 2 », couvre près de 60 km2. Les sédiments métallifères y atteignent une trentaine de mètres d’épaisseur sous une couche de 180 mètres de saumure ; ils représentent 94 millions de tonnes de minerai et contiennent 1,7 millions de tonnes de zinc, 0,4 million de tonnes de cuivre, et 4 000 tonnes d’argent. En mai-juin 1979, des premiers essais de pompages sont effectués à partir d’un navire de forage en eau profonde. Mais en raison de traitements difficiles de ces minerais particulièrement fins, et du cours des matières premières relativement bas, le stade industriel n’a pas été développé.

Les ressources minérales du futur sont-elles au fond des mers ?

L’interaction eau de mer/roches du manteau favorise la formation de dépôts riches en cuivre, zinc, cobalt et or

Zonation chimique des dépôts L’eau de mer, entrant en contact avec les roches de la croûte ou du manteau terrestre, en extrait de nombreux métaux sous forme de complexes de soufre et de chlore, et leur transport dans les fluides s’en trouve facilité. En raison des pressions élevées empêchant l’ébullition des fluides, ces capacités de transport sont renforcées. Par exemple, dans les conditions régnant sur les sources hydrothermales, le cuivre ne peut rester en solution en dessous de 300 °C et le zinc précipite entre 100 °C et 250 °C. Ces caractéristiques chimiques propres à chaque élément font que les métaux se répartissent dans les cheminées et dans les amas de sulfures selon les températures qui y règnent. Ainsi, le cuivre se trouvera dans le cœur chaud des édifices, tandis que le zinc sera concentré à l’extérieur, où il fait plus froid. Ainsi, cette « zonation » des monts et des cheminées, qui dépend de la température, implique le remplacement des assemblages précoces de basse température riches en zinc par des assemblages plus riches en cuivre. D’autres métaux suivent ces deux grandes familles d’éléments : le cobalt, le nickel, le sélénium et l’indium sont préférentiellement associés au cuivre, tandis que le cadmium, le plomb, l’argent, l’arsenic, l’antimoine et le germanium sont associés au zinc. L’or a un comportement plus complexe et peut être associé soit au cuivre soit au zinc. 75

La chimie et la mer

nous aujourd’hui ? Tandis que l’idée d’exploiter des champs de nodules dans le Pacifique Nord est sérieusement étudiée, l’intérêt pour les encroûtements ne peut encore se concrétiser tant que des travaux de terrain n’auront pas encore identifié de dépôts continus sur des zones suffisamment plates pour un ramassage efficace. En revanche, les sulfures hydrothermaux, de découverte pourtant plus récente, présentent des opportunités prometteuses : contrairement aux nodules et aux encroûtements, ils s’accumulent sous forme de minerais massifs très localisés et situés directement sur le plancher océanique. Cette situation garantirait un impact environnemental minimal en cas d’exploitation, alors qu’une exploitation des nodules ou des encroûtements obligerait à ratisser de très larges surfaces, avec des effets mal connus sur l’environnement. 4.1. Les compagnies minières à l’assaut des nouveaux gisements De nombreux champs hydrothermaux avaient été découverts au cours des campagnes scientifiques dans les grands fonds. Ils attirent aujourd’hui et plus que jamais des compagnies minières à travers le monde, qui sont venues étudier de près les gisements prometteurs.

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Ainsi, le Japon a mené des investigations poussées pour évaluer des minéralisations hydrothermales riches en cuivre et plomb dans ses eaux économiques. La Russie soutient quant à elle un important programme d’exploration

et d’inventaire des ressources minérales hydrothermales le long de la dorsale Atlantique. Du côté de la Chine, l’association COMRA, China Ocean Minerals Research and Development Association, qui a lancé un programme d’explorations pour rechercher les ressources minérales des grands fonds, vient de découvrir en mars 2007 un premier site hydrothermal dans l’océan Indien. Dans le nord de la Nouvelle-Zélande, des explorations sont menées par la compagnie anglaise Neptune Mineral. Une autre compagnie, Nautilus Minerals (Australie), vient d’acquérir des permis autour des Îles Fiji et des Îles Tonga (Figure 23). Elle réalise également des travaux intensifs d’évaluation sur les sulfures hydrothermaux au nord de la Papouasie par des profondeurs de près de 2 000 mètres. En 2006, quatre mois ont été consacrés à l’évaluation des dépôts associés au volcanisme sous-marin dans le bassin de Manus. Au cours de ces campagnes ont été effectuées des opérations de cartographie, de prélèvements d’échantillons à l’aide d’un submersible ROV (voir l’encart dans le Chapitre de D. Desbruyères, « Les robots en mer »), et des opérations de géophysique visant à estimer le volume des dépôts. Pendant deux mois de campagnes (avec un coût de quatre millions de dollars), on a réalisé des forages pour évaluer la composition des dépôts. Verdict : les minéralisations sont particulièrement riches en cuivre et or ! Les exploitations sont prévues dès 2010, a ainsi annoncé Nautilus

Les ressources minérales du futur sont-elles au fond des mers ? Minerals, qui lève dans ce but 334 millions de dollars de liquidités, signant la première opération mondiale d’exploitation minière dans les grands fonds. En parallèle, début janvier 2007, dix-huit nouveaux permis d’exploration ont été déposés sur les sites hydrothermaux à l’ouest des Îles Fiji et près des Îles Tonga. Plus récemment, en avril 2008, la société Tonga Offshore Mining limited, filiale de Nautilus Minerals, a déposé auprès de l’ISA (International Seabed Authority, ISA. Voir le Chapitre de G. Herrouin) une demande d’approbation d’un plan de travail relatif à l’exploration des nodules polymétalliques dans la zone réservée de l’Autorité. L’objectif est de réaliser sur quatre ans des campagnes d’évaluation et de faisabilité d’exploitation des nodules. Nous ne sommes pas encore au bout de nos recherches.

Seule une petite partie de l’océan profond a été explorée, et les dépôts répertoriés à ce jour sont à différents degrés de connaissance scientifique. Il est donc nécessaire de continuer les investigations scientifiques pour comprendre les processus géologiques, chimiques et biologiques qui contrôlent la formation, la taille et la diversité des minéralisations. Bien sûr, il n’est pas question d’exploiter les minerais dans les sites hydrothermaux actifs, car la température qui y règne (400 °C) et l’acidité des fluides qui y circulent rendent illusoire toute tentative, au moins dans l’état actuel de nos capacités d’action. En revanche, sont considérés comme sites d’intérêt minier potentiel les gisements dits matures : une fois leur croissance achevée, on peut envisager de les exploiter. Il sera probablement nécessaire de développer des méthodologies nouvelles pour

Figure 23 État des permis d’exploration de Nautilus Minerals en 2008 dans le Sud-Ouest Pacifique.

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La chimie et la mer

localiser et évaluer plus facilement ces gisements. S’y ajoutera l’obligation de définir un état de référence biologique en vue de comprendre et prévoir l’impact des exploitations éventuelles sur l’activité biologique des grands fonds. Tels sont les nombreux défis qui accompagnent l’arrivée de l’industrie dans les grands fonds. 4.2. Une législation sur les mers qui évolue

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Devant cet engouement pour les gisements marins, se pose la question importante de la législation en œuvre dans les eaux nationales et internationales, ainsi que la coordination des actions industrielles et scientifiques menées sur les mêmes zones. Pour l’instant, mis à part le cas particulier de la zone à nodules du Pacifique, tous les permis miniers se situent dans les « eaux économiques » d’un pays, ce qui peut simplifier les formalités nécessaires pour l’obtention des permis. Cependant, l’ISA, qui coordonne des bases de données interactives sur les ressources minérales dans les eaux internationales – ces eaux représentent 60 % du domaine océanique –, a lancé en 2005 une réflexion scientifique et juridique sur la spécificité des minéralisations hydrothermales. Le démarrage, annoncé pour 2010, des premières exploitations de sulfures dans le Sud-Ouest Pacifique a accéléré le processus d’élaboration d’une réglementation générale concernant les nodules, les minéralisations hydrothermales et les encroûtements cobaltifères. L’ISA envisage en

particulier d’intervenir pour contrôler à la fois les explorations menées et les questions environnementales. Le 20 juillet 2007, elle a conclu sa treizième session par la présentation d’un projet de règlement visant la prospection et l’exploration des sulfures polymétalliques associés aux dorsales et aux systèmes volcaniques sousmarins. Les discussions se poursuivent actuellement pour déterminer la taille des permis et les tarifs qui seront appliqués pour mener des investigations dans les « eaux internationales ». Il pourrait alors exister un risque d’accès limité à certaines zones internationales, en particulier les dorsales, pour mener les recherches scientifiques. L’Autorité a donc organisé une réunion spécifique sur ce point en mai 2008. En parallèle, l’ISA favorise les coopérations entre pays : en février 2008, elle a mis en place un fond pour financer les échanges et la formation de chercheurs. L’Inde s’implique dans le programme en mettant en place une formation technologique en 2008. De même, l’ISA cite en exemple la campagne Nodinaute coordonnée par la France dans le cadre du projet Kaplan, dans le but d’établir un état de référence écologique dans les zones à nodules de ClarionClipperton. 4.3. Les minerais dans l’économie mondiale Aujourd’hui, l’économie européenne est largement dépendante, souvent à plus de 90 % de ses importations

Bibliographie • Cronan D. (2000). Handbook of marine mineral deposits, CRC Press London, 406 p. • Hein J., Koschinsky A., Bau M., Manhein F., Kang J.K., Robert L. (2000). Cobalt-rich ferromanganese crust in the Pacific, In Cronan editor, D., Handbook of marine mineral deposits, CRC Press London, 239-279. • Fouquet Y. (2002). Sulfures polymétalliques hydrothermaux océaniques, Les techniques de l’industrie minérale, 15 : 51-65.

Les ressources minérales du futur sont-elles au fond des mers ?

en métaux. Très longtemps, l’Union Européenne et notamment la France ont délaissé le secteur des matières premières minérales. En revanche, les États-Unis, le Canada, l’Australie et plus récemment la Chine ont maintenu une réflexion stratégique sur ce sujet et dégagé une vision moderne sur la disponibilité des matières premières minérales à l’échelle de la Planète. Les données économiques récentes montrent pourtant que l’accès aux métaux – dont on se souvient qu’il s’agit d’une ressource non renouvelable – peut devenir un enjeu stratégique. Les possibilités offertes par les récentes découvertes ouvrent des perspectives pour tous les pays du monde. La France est particulièrement bien placée grâce à l’étendue de son domaine maritime (deuxième zone économique exclusive mondiale), la variété

de ses fonds océaniques et la qualité de ses équipes de recherche. Les recherches nécessaires, complexes et coûteuses, nécessiteront une collaboration internationale structurée dans laquelle la France s’est déjà fortement impliquée, assurant dans de nombreux cas le leadership des actions. Il est également important que l’Europe se définisse une stratégie géopolitique face aux autres grands pôles mondiaux et finance enfin des recherches dans les eaux internationales au lieu de se restreindre, comme c’est le cas actuellement, à ses seules eaux économiques. C’est un enjeu majeur si l’Europe veut conserver sa position de premier plan mondial au niveau scientifique et technologique, et se positionner sur les enjeux économiques nouveaux que constituent les ressources potentielles des grands fonds océaniques.

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des polymétalliques : utopie ou réalité ? Les grands fonds océaniques recèlent dans leurs profondeurs des concrétions rocheuses se présentant sous forme de boules : ce sont les nodules polymétalliques (Figure 1). Découverts à la fin des années 1960, ils se sont révélés être constitués d’éléments métalliques divers tels que le manganèse, le nickel ou le cobalt, en proportions variables. Ces nouveaux minerais sous-marins avaient provoqué dès les années 1970-1980 un grand engouement auprès de nombreux pays, en tant que ressource d’intérêt majeur, car sources de matériaux non renouvelables [1]. Une exploitation de ces gisements sous-marins avait alors été envisagée, et son principe de faisabilité fut démontré. Ces nodules ont été en partie à la base du traité international sur le droit de la mer signé en 1982 et de l’instauration, en 1994, de l’Autorité internationale des fonds marins (ou ISA, voir l’encart « L’ISA et le droit international de la mer »). Toutefois, les coûts élevés, associés notamment aux risques technologiques à prendre en compte, ainsi que les cours des matières premières relativement bas

à la fin du siècle dernier, ont entraîné une mise en sommeil des projets d’exploitation depuis les années 1990. Il a fallu attendre juillet 2000 pour que l’ONU adopte un code minier qui prévoit en particulier des contrats d’exploration entre l’ISA et les Investisseurs Pionniers. C’est ainsi qu’en 2001, l’Ifremer1, agissant en tant que garant des intérêts de l’État français, signe avec l’ISA un contrat d’une durée de quinze ans pour explorer et répertorier les zones riches en nodules polymétalliques. Ce contrat prévoit en outre une étude de la biodiversité 1. Ifremer : Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer.

Guy Herrouin L’exploitation des nodules polymétalliques : utopie ou réalité ?

exploitation nodules

L’

Figure 1 Les nodules polymétalliques forment des boules de quelques centimètres de diamètre.

La chimie et la mer

L’ISA ET LE DROIT INTERNATIONAL DE LA MER Au milieu des années 1950, les océans étaient régis par le principe de la liberté des mers, qui limitait les droits d’un État sur les océans à une zone maritime étroite, large de 200 milles, le long de son littoral. La France, par exemple, a bénéficié d’une Zone economique exclusive (ZEE), dans laquelle elle est propriétaire des ressources du fond de mer. En 1970, après des années d’efforts intenses, l’assemblée générale des Nations unies a déclaré à l’unanimité que les fonds marins et leurs sous-sols, au-delà des limites de la juridiction nationale, étaient le patrimoine commun de l’humanité et a convoqué en 1973 une conférence qui a conduit à la création en 1994 de l’Autorité internationale des fonds marins, ou International Seabed Authority (ISA). Cette organisation autonome a pour rôle de réglementer, organiser et contrôler l’exploitation des ressources minières dans la zone internationale, en s’assurant que l’environnement marin est protégé de tous effets nuisibles des activités sous-marines. C’est ainsi que l’ISA établit des règlements relatifs à la prospection et à l’exploitation des nodules polymétalliques dans la zone de Clarion-Clipperton, dans le Pacifique (2000), et réglemente actuellement l’exploration des encroûtements cobaltifères et des sulfures polymétalliques.

Figure 2 Le Nautile. Lancé en 1984, ce submersible sous-marin peut intervenir jusqu’à 6 000 mètres de profondeur, et explorer ainsi plus de 97 % de la superficie des fonds marins. Il est doté de bras télémanipulateurs, d’un panier de récolte et de nombreux équipements d’éclairage et d’imagerie. Trois personnes (un scientifique accompagné de deux pilotes) peuvent prendre place à bord. À une vitesse d’environ 1,5 nœuds sur le fond, il a une autonomie de travail d’environ cinq heures.

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et donc l’établissement d’un état de référence de l’écosystème benthique, base de toute étude d’impact environnemental en prévision d’une éventuelle exploitation des nodules. Dans ce cadre, une campagne scientifique a été menée en 2004 dans le Pacifique, avec le submersible Nautile (Figure 2).

Les nodules polymétalliques, une ressource minérale réelle

1

Les nodules, ces intrigantes boules rocheuses de quelques centimètres de diamètre, qui tapissent des régions entières du lit océanique, semblent parfois relever de l’imagination ! Elles suscitent d’autant plus notre curiosité qu’il faut souvent aller les chercher à des profondeurs abyssales, pouvant atteindre les 6 000 mètres. Premières explorations, retour à vingt ans plus tôt… Entre 1975 et 1985, l’Ifremer a mené une trentaine de campagnes, au cours desquelles des zones riches en nodules ont été identifiées dans le Pacifique Nord (Figure 3), à savoir entre les fractures de Clarion et Clipperton, au large du Mexique (Figure 4). La mise en évidence d’importantes teneurs en métaux renfermés dans ces gisements a conduit à bâtir des scénarios d’exploitation, qui ont nécessité des études préliminaires sur les technologies d’exploitation et sur leurs impacts environnementaux. Cet important dossier a servi à étayer les longues négociations avec les autres consortiums pionniers et enfin avec

Citons quelques données de ce « permis » accordé à la France : • Superficie : 75 000 km2 (7 % de la superficie de la France) dont 30 000 km2 de zone très riche en nodules, le cœur du gisement. Le permis comprend deux sites, le principal par 130°, l’autre par 150° de longitude Ouest. • Tonnage de nodules sur cette zone riche : environ 400 millions de tonnes (humides). • Concentration des nodules sur cette zone : environ 14 kg/m2. • Tonnage exploitable par un système de ramassage : environ 120 millions de tonnes soit 1,5 millions de tonnes de nodules (secs) par an pendant cinquante ans livrés à l’usine de traitement.

Partir pour une exploitation des nodules : quelles technologies ? Quels coûts ?

2

Après les campagnes de prospection et les études technicoéconomiques préliminaires menées dans les années 1970, un Groupement d’intérêt public (GIP) dénommé Gemonod2 a été créé et a réuni entre 1984 et 1988 des ingénieurs de l’Ifremer, du CEA3 et de la société Technicatome, pour étudier de manière approfondie la faisabilité de l’exploitation des nodules. Bien que cette étude ait déjà vingt ans, 2. Gemonod : Groupement pour la mise au point des MOyens nécessaires à l’exploitation des NODules polymétalliques : ce groupement d’intérêt public a publié en octobre 1988 l’ensemble des études « Évaluation et étude des moyens nécessaires à l’exploitation des nodules polymétalliques », en 7 tomes ! 3. CEA : Commissariat à l’énergie atomique.

Figure 3 Un champ de nodules dans le Pacifique.

L’exploitation des nodules polymétalliques : utopie ou réalités ?

l’ISA, pour aboutir à l’enregistrement d’une zone d’activités minières. Au terme de ce long processus, un permis international a reconnu des droits miniers importants à l’Association française d’exploitation des nodules (AFERNOD), représentée par l’Ifremer (Figure 5).

Figure 4 Les fractures de Clarion et Clipperton.

• Production annuelle de métaux sur 1,5 millions de tonnes de nodules : Figure 6. Évidemment ce ne sont que des estimations, basées sur des cartographies, des prélèvements et des analyses préliminaires. Elles donnent cependant des ordres de grandeur crédibles et conditionnent toute prospection approfondie et toute mise en exploitation de nodules sur la zone du permis français. 83

La chimie et la mer

GIP Gemonod a dû associer de nombreux laboratoires de recherche et sociétés des domaines de l’offshore, de la mine, du génie des procédés et des technologies sousmarines. Des organismes publics, en particulier l’IFP4, ont également été consultés. De même, des coopérations ont été menées avec des équipes allemandes et japonaises, qui ont apporté leurs connaissances, acquises lors d’essais en mer de systèmes de ramassage expérimentaux. Enfin, suite à de nombreux essais sur maquettes réalisés en mer, un système de ramassage, décrit dans l’encart « Le ramassage des nodules polymétalliques », a été conçu. Figure 5 Situation des permis miniers sur les zones à nodules du Pacifique Nord.

elle reste d’actualité et servira de référence. Elle prend en considération les technologies d’exploitation, consacrées au ramassage des nodules puis à leur traitement métallurgique, et les aspects économiques associés. 2.1. Les technologies d’exploitation

Figure 6 Production annuelle de métaux sur 1,5 millions de tonnes de nodules.

84

Aller chercher les nodules au fond de la mer est loin d’être une simple affaire ! Ne serait-ce que pour étudier le système de ramassage, le

L’extraction des métaux renfermés dans les nodules, étape lourde et coûteuse, doit ensuite être réalisée (voir aussi l’encart « Des tests de préindustrialisation »). Pour cela, les nodules ramassés dans le Pacifique seraient chargés dans des minéraliers adaptés, navires de 60 000 tonnes, qui les transporteraient vers un port en France métropolitaine, via le canal de Panama. Pour l’extraction des métaux, des procédés de traitement métallurgique, spécifiques de ces minerais marins, ont été étudiés il y a plus d’une vingtaine d’années. Les deux principaux procédés retenus sont l’hydrométallurgie, mise au point par le CEA, et la pyrométallurgie, développée par les sociétés Krebs puis Minemet (groupe IMETAL). L’encart « Le traitement métallurgique 4. IFP : pétrole.

Institut

français

du

L’exploitation des nodules polymétalliques : utopie ou réalités ?

LE RAMASSAGE DES NODULES POLYMÉTALLIQUES Le système de ramassage des nodules métalliques est décrit dans la Figure 7.

Figure 7 Le système de ramassage : engin de dragage (1), tuyau flexible (2), tampon (3), pompes (4), conduite rigide (5), plateforme de surface (6).

Ce système comprend les éléments suivants : – Un engin de dragage (Figure 8) de 15 × 15 × 5 mètres, de 300 tonnes, se déplaçant à un peu plus de 2 km/h (un peu plus d’1 nœud). Cet engin sur chenilles pousse un collecteur qui décolle les nodules du sédiment par des jets d’eau. Ces nodules sont acheminés par des bandes transporteuses jusqu’à un concasseur pour réduire la granulométrie puis, après séparation des fines et du sédiment, ils sont pompés dans un tuyau flexible (2) jusqu’au bas de la conduite principale. - Une conduite métallique (en acier haute résistance) de 4 800 mètres de longueur et de diamètre intérieur 400 mm. Cette conduite est du type des « risers » pétroliers, elle se compose de tronçons de 27 mètres assemblés sur le support en surface par des connecteurs.

Figure 8 A) et B) Prototype d’engin de dragage à échelle environ 1/3 ; C) tuyau flexible.

A)

85

La chimie et la mer

B)

C)

– Quatre pompes hélico-centrifuges situées à 1 000 mètres sous la surface (Figure 9).

Figure 9 Les pompes pour remonter les nodules.

Figure 10 Plateforme semi-submersible.

6. Une plateforme semi-submersible, du type grosse plateforme de forage, de 40 000 tonnes (Figure 10). Cette plateforme est munie des équipements suivants : générateurs de puissance, derrick pour la manutention des tubes, manutention des équipements sous-marins, commande du chantier, habitation, stockage des nodules et système de transfert vers les minéraliers sous forme de pulpe. L’ensemble du système se déplace et suit l’engin de dragage qui a une certaine latitude grâce au flexible. Le principe est de draguer les nodules sur les plages minières en évitant les pentes et les obstacles. Ce système a été étudié assez précisément : certains équipements (notamment les pompes) ont été testés, de nombreux essais sur modèles réduits (de collecteurs, d’engin de dragage) ont été réalisés et de nombreuses simulations numériques ont été effectuées. 86

Le traitement des nodules peut être envisagé selon deux voies principales : l’hydrométallurgie et la pyrométallurgie. Ces voies sont décrites en détail sur le site http://www.ifremer.fr. L’hydrométallurgie Un procédé original en phase liquide a été mis au point par le CEA (Figure 11). Il est basé sur différents traitements en milieux acides ou basiques, qui permettent de séparer successivement le manganèse (sous forme de sulfate), le cuivre (sous forme d’oxyde CuO), ainsi que le nickel et le cobalt (sous forme de sulfures).

Figure 11

L’exploitation des nodules polymétalliques : utopie ou réalités ?

LE TRAITEMENT MÉTALLURGIQUE DES NODULES POLYMÉTALLIQUES

Le traitement hydrométallurgique.

La pyrométallurgie Les nodules peuvent être également traités selon un procédé de fusion (Figure 12), dans un four électrique en présence de charbon à 1 400 °C.

Figure 12 Le traitement pyrométallurgique.

87

La chimie et la mer

DES TESTS DE PRÉINDUSTRIALISATION En amont de tout développement industriel, il est nécessaire de réaliser des essais sur des pilotes de tailles variées. Suite à ces essais, il est alors possible de valider les technologies choisies puis de les adapter à des tonnages de minerais importants. Cela est particulièrement vrai dans le cas des techniques de ramassage, où subsistent des incertitudes sur le dragage des nodules et sur la fiabilité du pompage. Un test préindustriel a donc été envisagé sur un pilote de ramassage d’une capacité du 1/10e, soit environ 50 t/h, qui coûterait la lourde somme de 90 millions d’euros. Concernant les technologies métallurgiques, la réalisation d’un test sur pilote n’a pas encore été possible, faute de disposer d’une quantité suffisante de nodules (plusieurs centaines de tonnes). des nodules polymétalliques » décrit brièvement ces deux voies. 2.2. Actualisation et aspects économiques Des études économiques relativement approfondies (coûts en investissement, en fonctionnement et rentabilité) avaient été réalisées vingt ans plus tôt. Pour donner une idée de son ampleur, environ 11 millions d’euros (actualisés) ont été consacrés aux études d’ingénierie. En revanche, aucun chiffrage récent sur l’exploitation des nodules n’a été établi. Or, si l’on veut en actualiser les scénarios, un travail pluridisciplinaire important doit être réalisé : il doit non seulement intégrer les évolutions technologiques et économiques, mais également prendre en compte les impacts sur l’environnement.

88

D’un point de vue technico-économique, alors que les techniques offshore ne cessent de s’améliorer – grâce notamment aux groupes parapétroliers – les technologies métallurgiques sont moins sujettes à variations.

Il n’empêche que les prises de décision dépendent fortement d’une combinaison de facteurs complexes, tels que les coûts énergétiques liés aux traitements métallurgiques (facteur généralement limitatif) et les coûts des matières premières, qui vont déterminer la rentabilité de l’exploitation. Il y a quelques années, une actualisation avait été tentée en collaboration avec la Corée, investisseur pionnier également, mais ne s’est pas concrétisée, faute de perspective d’exploitation à court terme. Il nous est néanmoins possible d’analyser les points qui ont sensiblement évolué. Pour les éléments économiques, nous raisonnerons en dollars car les estimations « Gemonod » ont été faites dans cette devise5. Les cours actuels des métaux seront analysés et sommairement comparés aux estimations prospectives d’il y a vingt ans et les coûts seront actualisés en utilisant l’indice de production américain (voir paragraphe 2.2.3). 2.2.1. Les technologies du système de ramassage L’expérience acquise par l’IFP et par les sociétés d’ingénierie parapétrolière, au cours du programme prospectif « mer profonde » mené dans les années 1980, avait beaucoup servi aux études sur les technologies du système en mer. 5. Les cours des métaux sont donnés en général en $. Les coûts de l’offshore et les investissements miniers sont souvent donnés en $ également. Raisonner dans cette devise évite aussi de faire une prospective sur la parité $/€…

Il restait encore des points de blocage, spécifiques de ces minerais sous-marins, concernant la locomotion d’engins lourds sur des fonds très meubles, le traitement physique et l’utilisation délicate des pompes sous-marines. Mais des progrès ont été réalisés depuis vingt ans et ont permis de lever un certain nombre d’incertitudes, notamment sur les conduites sous-marines de grande longueur, sur l’alimentation électrique en mer et sur la manœuvrabilité des supports de surface. De plus, les innovations importantes réalisées récemment dans l’exploitation des hydrocarbures en mer profonde permettent désormais de disposer, en grande partie, de technologies adaptées à la collecte des nodules. Enfin, il est aujourd’hui envisageable d’utiliser des systèmes sous-marins robotisés munis de capteurs géophysiques, disponibles sur le marché, et qui simplifieraient beaucoup la stratégie de dragage. Les réalisations récentes ont enfin confirmé la faisabilité de systèmes, qui, vingt ans plus tôt, étaient encore du domaine de l’imaginaire. Par exemple, des séparateurs et des pompes multiphasiques ont été testés avec succès sur le fond par près de 2 000 mètres. De même, de très intéressantes

L’exploitation des nodules polymétalliques : utopie ou réalités ?

Ces études avaient porté en particulier sur les conduites profondes (les « risers »), les tuyaux flexibles et les plateformes semi-submersibles, mais elles avaient été mises en veilleuse pendant près de dix ans jusqu’au démarrage de l’exploitation des champs profonds vers 1995.

avancées ont été apportées sur le transport sous-marin d’énergie électrique (câbles, connecteurs) et sur l’emploi généralisé des flexibles pour les liaisons fond-surface. Notons que le système de ramassage pourrait être conçu selon une autre technologie. Par exemple, peut-être remplacerait-on la conduite verticale par des flexibles, chacun de ces flexibles étant relié à une drague sur le fond (la Figure 13 montre le système d’exploitation Dalia de la société Total par 1 500 mètres de profondeur) ; on aurait alors un système plus souple. Mais la production et les coûts associés ne devraient pas être sensiblement différents. L’étude des technologies en mer ne peut être effectuée sans une évaluation de leur impact sur l’environnement. Déjà soulevée il y a vingt ans, cette question est devenue particulièrement sensible aujourd’hui et interpelle particulièrement l’ISA, qui s’est dotée de pouvoirs étendus

Figure 13 Système d’exploitation offshore Dalia de Total utilise des flexibles pour acheminer le pétrole vers la surface.

89

La chimie et la mer

ments (Figure 14). En même temps, au fur et à mesure qu’ils progressent, ils produisent un nuage de sédiments en suspension. Ce nuage se dépose plus ou moins loin de l’engin et recouvre toutes les formes de vie sur le fond. Ces deux phénomènes contribuent à une perturbation des écosystèmes benthiques.

Figure 14 Le seul fait de sillonner à travers les champs de nodules à bord d’un engin de ramassage est une manœuvre délicate pour l’environnement.

Figure 15 Le Nautile vient délicatement prélever une holothurie.

90

pour évaluer les impacts écologiques pouvant être désastreux. De fait, lorsque l’on explore des gisements sous-marins, toutes les couches océaniques peuvent être perturbées, notamment : – Le fond : les engins de ramassage, progressant sur les fonds marins pour collecter les nodules laissent derrière eux une trace dans les sédi-

– La colonne d’eau : les engins de ramassage collectent les nodules sur les fonds marins, les concassent et les remontent en surface sous la forme d’un mélange composé de nodules, de sédiments et d’eau. L’excès d’eau riche en particules est rejeté à la mer à environ 1 000 mètres sous la surface. Les particules ainsi rejetées forment un nuage qui a comme conséquence la perturbation du plancton et du necton, ainsi que l’atténuation de la pénétration de la lumière dans la colonne d’eau, ce qui produit notamment un déséquilibre de l’activité photosynthétique et de la production de nutriments autour de la zone exploitée. Pour établir un état de référence, l’ISA a demandé une évaluation de la biodiversité, de la distribution des espèces et du flux génique dans la province à nodules du Pacifique [2]. C’est ainsi que le Nautile a été envoyé en 2004 par l’Ifremer, pour une campagne d’évaluation de l’impact environnemental [3] (Figures 15, 16 et 17). Les traces de dragage, datant de 1978, sont encore visibles, mais une recolonisation est à l’œuvre. Ces résultats, bien que préliminaires, permettent déjà de formuler quelques recommandations dans la perspective d’une éventuelle

Après leur ramassage, les nodules pourraient être transportés par des minéraliers adaptés pour leur futur traitement métallurgique sur des sites spécifiques. Cependant, comme on le verra plus loin, il est possible que le minerai soit traité localement, dans un site du Pacifique, ce qui réduirait les coûts de transport. 2.2.2. Le traitement métallurgique

en France métropolitaine. Au niveau mondial, il reste cependant que le prix de l’énergie ira croissant, malgré l’utilisation de sources diversifiées, comme l’énergie hydroélectrique ou d’autres sources renouvelables. 2) La production de manganèse. Cette production a été orientée dans les études Gemonod vers du ferrosilicomanganèse à plus forte valeur ajoutée que le ferromanganèse carburé. Cette anticipation a été largement confirmée puisque actuellement, on produit 60 % de ferrosilicomanganèse. Cependant, les prévisions sur le cours de ce composé restent aléatoires. Par ailleurs, le choix du type de traitement métallurgique

Figure 16 Une anémone au milieu d’un champ de nodules.

L’exploitation des nodules polymétalliques : utopie ou réalités ?

exploitation des nodules dans ces zones profondes (voir l’encart « La surveillance en mer »). Ces recommandations portent sur la nécessité de créer des zones protégées (sans exploitation de nodules), en nombre suffisant, réparties sur toute la zone de fracture de Clarion-Clipperton (d’est en ouest). Elles auront la surface requise pour abriter l’ensemble des composantes d’un écosystème benthique dans cette région (différentes morphologies du fond, différents faciès nodulaires par exemple), et pour éviter les effets directs et indirects de la récolte des nodules sur le fond. Ces zones devront être séparées de façon à favoriser la recolonisation des zones impactées par la faune des zones protégées.

Figure 17 Cette holothurie a été découverte dans le cadre du Census of Diversity of Marine Life program.

Le traitement métallurgique est un élément majeur par son poids économique dans l’exploitation des nodules. Afin de départager les deux voies – hydrométallurgie et pyrométallurgie – deux principaux facteurs doivent être considérés : 1) Le coût de l’énergie. L’énergie basée sur l’électricité électronucléaire est particulièrement avantageuse

91

La chimie et la mer

LA SURVEILLANCE EN MER Dans une exploitation des nodules polymétalliques, comme dans une exploitation pétrolière, l’infrastructure mise en place doit être accompagnée de tout un système de surveillance. L’usage de capteurs, de systèmes de détection et de régulation doit permettre de contrôler et d’assurer le bon fonctionnement des engins, des conduites, des pompes… De fait, il est indispensable de prévenir tout risque industriel pouvant avoir des conséquences dramatiques (accidents du personnel, catastrophe écologique à court ou à long terme). Les dépenses substantielles liées à un tel système de surveillance pèseront donc de manière notable dans le chiffrage d’une exploitation des nodules.

est conditionné par des résultats d’essais sur un pilote de traitement – qu’il reste encore à réaliser. 2.2.3. Étude économique [4] Financer les exploitations dans un contexte mondial

92

Les études Gemonod se sont déroulées dans un contexte où l’intervention de l’État français dans les domaines hautement stratégiques était habituelle. C’est ainsi que les coûts de développement, incluant la construction onéreuse du pilote, étaient pris en charge par celui-ci. Si l’investissement important de l’État a permis de fonder des politiques à long terme dans certaines filières telles que le nucléaire ou l’aéronautique, il est maintenant inimaginable qu’un tel soutien intervienne pour un investissement minier. D’ailleurs, les conditions de la concurrence au niveau européen ne le permettraient sans doute pas. En conséquence, d’une part cet investissement pèsera sur la rentabilité ; d’autre part, et surtout, le risque sera entièrement assumé par des investisseurs privés, ce qui implique que la marge bénéficiaire dégagée

devra être sensiblement plus substantielle afin de justifier l’exploitation. De plus, ces études de coûts avaient été effectuées dans le contexte économique des grandes puissances de l’époque, à savoir l’Europe, les États-Unis et le Japon. Par exemple, en France, il était prévu de transporter les nodules par minéraliers jusqu’en métropole, car on considérait au moment de l’étude que l’énergie nucléaire apporterait un avantage financier pour l’économie du procédé. Mais, dès le début des années 1980, les premiers éléments de la montée en puissance de pays émergents tels que la Chine, l’Inde et le Brésil étaient perceptibles, et à l’heure actuelle, il est vraisemblable que l’exploitation soit assurée, totalement ou partiellement, par ces pays très consommateurs de métaux et qui suivent des politiques énergétiques différentes (charbon, hydraulique...). Estimations des coûts d’exploitation : investissement et fonctionnement La justesse des hypothèses faites il y a vingt ans est incontestée. Aujourd’hui, la difficulté est de les actualiser sans étude technologique nouvelle, et en tenant compte de nouveaux facteurs tels que l’impact environnemental. Pour simplifier le problème, on peut obtenir une évaluation crédible en se basant sur un indice global. L’indice choisi est le Producer Price Index des États-Unis, et particulièrement le Total Manufacturing Industries, lequel a progressé d’environ 50 % entre 1988 et 2007,

L’exploitation des nodules est-elle rentable ? Analyse sur les matières premières Les nodules sont-ils une source de métaux rentable ? Rappelons la production annuelle de métaux sur 1,5 millions de tonnes de nodules ramassés : manganèse (382 000 tonnes), nickel (19 700 tonnes), cuivre (17 800 tonnes) et cobalt (3 500 tonnes). L’étude Gemonod avait établi des projections à quinze ans sur le cours des métaux (Figure 20), projections qui semblent être relativement en accord avec la situation constatée actuellement. Ceci est en grande partie dû à une prise en compte de la forte croissance des grands pays émergents : la Chine, l’Inde et le Brésil. Analyse pour chaque métal…

Le manganèse Le manganèse est le métal le plus abondamment extrait des nodules polymétalliques. 6. Évidemment certains coûts peuvent augmenter beaucoup plus pour des raisons conjoncturelles : ainsi le coût journalier des plateformes de forage a énormément augmenté ces dernières années puisqu’il atteint actuellement 500 000 $/ jour, soit cinq fois plus qu’il y a quelques années !

Ramassage 7

Transport

Traitement

Total

654

1 404 + 90

Investissement (M$)

450 + 90

300

Charge8 (M$/an)

48

26

53

127

Coûts operatoires (M$/an)

81

48

233

362

Coût total M$/an (%)

129 (27 %)

74 (15 %)

286 (58 %)

489

Par tonne de nodule ($/t)

La production mondiale de ce métal, 7en 82005, avait atteint 11,8 millions de tonnes9 (dont 40 % par la Chine) – chiffre proposé par les études Gemonod – et, de manière intéressante, 60 % de ce manganèse correspond à du ferrosilicomanganèse, forme qui serait issue des nodules. Son cours moyen sur 20052006, qui s’élève à 0,85 $ kg, est même supérieur aux estimations de Gemonod, qui étaient à 0,65 $/kg.

7. Coût du pilote. 8. Les hypothèses du financement sont 50 % sur fonds propres, 50 % sur emprunts à 7,5 %. 9. Source : Institut international du manganèse. Cette production correspond à 34 millions de tonnes de minerai.

L’exploitation des nodules polymétalliques : utopie ou réalités ?

mais de manière hétérogène : ainsi les métaux primaires ont augmenté de 70 % mais les équipements électriques de 18 % seulement. On retiendra une augmentation de 50 % qui apparaît assez conservatoire (Figure 18)6.

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Figure 18 Coûts d’exploitation : ramassagetransport-traitement.

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La chimie et la mer

Le cobalt

Figure 19 La production mondiale de nickel entre 1935 et 2005 (en tonnes).

Le nickel10 Moins abondant dans les nodules que le manganèse, le nickel est toutefois commercialement plus avantageux. Le cours retenu par Gemonod à long terme était de 7,2 $/kg. Suite à une prise en compte de possibilités d’exploitation de gisements de latérites nickélifères, abondants en Nouvelle-Calédonie, l’analyse des experts a conduit à 11 $/kg. Bien sûr les cours ont atteint ces dernières années des valeurs beaucoup plus élevées – jusqu’à 40 $/kg – mais l’on ne peut pas fonder une exploitation et sa rentabilité sur des valeurs extrêmes ! La consommation mondiale en nickel est de 1,5 millions de tonnes (dont 260 000 tonnes sont consommées par la Chine), comme projetée par Gemonod à l’époque (Figure 19). Or, la part de nickel issu des nodules dépasse à peine 1 % de cette consommation.

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10. Référence : Société Chimique de France.

Le cobalt est un co-produit de la production de cuivre (au Zaïre et en Zambie, pour 55 % de la production mondiale) et un co-produit de la production de nickel (en Russie). La production de cobalt par l’exploitation des nodules atteindrait 3 500 tonnes par an, à comparer avec la production mondiale d’environ 55 000 tonnes, correspondant exactement à la projection qui avait été faite par Gemonod. Notons que la Chine produit 20 % du total à partir de minerai africain. Le prix du cobalt a varié entre 30 et 50 $/kg. La Fédération de l’Industrie Minérale estime que le seuil de rentabilité pour des projets au Congo se situe à 24 $/kg, à comparer au cours retenu dans l’étude soit de 13,6 $/kg qui apparaît conservatoire. Il est proposé de retenir 30 $/kg.

Le cuivre Le cours retenu, soit à 1,9 $/ kg, ne semble pas devoir être remis en cause. De plus, le poids économique du cuivre est relativement faible. Analyse sommaire de la rentabilité et du lancement d’une exploitation industrielle Il serait présomptueux de faire une analyse de la rentabilité d’une exploitation de nodules sans études nouvelles approfondies. On se contentera donc de quelques remarques :

• La comparaison avec les minerais terrestres est complexe à cause du caractère polymétallique des nodules. Le principe est de séparer la part du nickel dans un mélange nickel-cuivrecobalt et de la comparer au nickel des mines riches de latérites, par exemple celles de Koniambo en NouvelleCalédonie. Il faut raisonner en nickel équivalent en tenant compte de la valorisation relative des trois métaux. Cela conduit à 2,37 % de nickel équivalent pour les nodules et 2,35 % pour le projet de Koniambo11. La comparaison des investissements, rapportés aux quantités de métal produites, est aussi du même ordre : 1,4 milliards de dollars pour les nodules, 3 milliards de dollars pour Koniambo. Quant au manganèse, il faut le comparer à celui des exploitations terrestres, en Afrique notamment. 11. Le projet Koniambo (teneur nickel : 2,12 %) est de l’ordre de 3 milliards de dollars pour une production de 60 000 tonnes par an de nickel. Cet investissement inclut une centrale de 400 MW.

Les nodules sont un minerai moins riche en manganèse (30 %) que certains minerais terrestres (35 % à 48 %). L’exploitation du manganèse des nodules pourrait à elle seule payer le transport de l’ensemble ainsi que le coût de son traitement. Ce dernier est élevé mais il est largement compensé par la haute valeur ajoutée du silicomanganèse produit. Au total, la comparaison est plutôt favorable aux nodules, si l’on ne prend pas en compte bien sûr les risques inhérents au ramassage. • Les cours des métaux fluctuent beaucoup. S’ils sont relativement élevés, du fait de la croissance économique

Figure 20 Projection des recettes d’exploitation des nodules polymétalliques. Les taux de récupération par traitement hydrométallurgique sont de : 96 % (Ni), 94 % (Co), 95 % (Cu), 85 % (Mn).

L’exploitation des nodules polymétalliques : utopie ou réalités ?

• Les études Gemonod conduisaient à un taux de rentabilité interne compris entre 10 et 14 % pour une exploitation sur vingt ans (Figure 21), avec le projet que nous avons décrit. Cependant, ce taux prenait en compte la subvention du pilote de ramassage par l’État et ne semblait pas suffisant pour inciter des investisseurs privés à lancer une exploitation de nodules. Il faut rappeler que les règles internationales établies plus tard par l’ISA étaient encore inexistantes il y a vingt ans.

Figure 21 Analyse de la rentabilité : en ordonnées M$ ; en abscisse : le calendrier des opérations (les montants sont ceux de Gemonod sans actualisation).

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La chimie et la mer

mondiale tirée principalement par les grands pays émergents, les sociétés minières ne décident une exploitation qu’en s’assurant que celleci aura un « point mort » au niveau de cours relativement bas. Ainsi, pour Koniambo, le cours prévisionnel sur lequel semble être basée une exploitation serait de 3,3 $/kg. • La marge brute de l’exploitation, calculée à 353 millions de dollars par an, est supérieure à celle d’il y a vingt ans. Toutefois elle est la même en valeur relative par rapport à l’investissement initial, soit 23 %, à cause des charges supplémentaires dues au pilote de ramassage. • La demande en matières premières est très forte et encourage la réalisation de nombreux projets miniers.

Pour le nickel, l’étude Gemonod prévoyait qu’il y aurait, dans un délai de vingt à quarante ans, le choix entre des projets miniers de latérites nickélifères abondantes mais à plus faible teneur que les garniérites,12 et l’exploitation des nodules. Cependant, pour démarrer l’exploitation des nodules, il eût fallu disposer de la preuve de la faisabilité du ramassage par des essais sur pilote. Ce dernier n’ayant pas été réalisé à cause des investissements à risques élevés, il est normal que le choix se soit porté sur les mines terrestres, qui seront amorties sur près de cinquante ans.

12. Les garniérites sont des phyllosilicates, minéraux de la famille des silicates, composés de nickel et de manganèse.

Perspectives

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Où en sommes-nous avec les nodules de la mer ? Notre histoire avec ces boules métalliques remonte bien aux années 1970-1980, où leur intérêt économique était apparu. Ces décennies ont été marquées d’une part par deux chocs pétroliers et d’autre part par des risques sur les exportations des minerais de l’URSS et de pays d’Afrique du Sud. L’occident a alors craint des difficultés majeures d’approvisionnement, notamment en minerais de manganèse et cobalt. Plusieurs pays ont alors entrepris de prospecter les minerais sous-marins et de développer des systèmes expérimentaux pour les exploiter. La baisse des cours dans les années 1980 et la fin de ces craintes géopolitiques ont entraîné la mise en veilleuse de ces programmes dans les pays occidentaux. Parallèlement, d’autres pays tels que la Chine, la Corée du sud ou encore le

La situation géopolitique a évidemment fondamentalement changé depuis ces années. La mondialisation a accru les échanges commerciaux et supprimé les situations de monopole. Des contrats entre des investisseurs pionniers et l’ISA ont été mis en place depuis le début des années 2000 : cela concrétise une avancée juridique internationale. Toutefois, les règles internationales sont plus complexes que celles des permis nationaux, incitant peu les investisseurs. Ces dernières années, les cours ont été soutenus du fait des besoins des pays émergents. Après l’inflexion due à la crise économique, la croissance de la demande de ces pays reprendra de telle sorte que ces besoins entraineront la reprise des investissements dans les mines terrestres.Mais l’on commence aussi sérieusement à se tourner vers les minerais sous-marins. Nous l’avons vu, la situation des nodules dans les grandes profondeurs rend leur ramassage à lui seul complexe et coûteux. Peut-être exploitera-t-on d’abord les d’autres minerais sous-marins tels que les encroûtements cobaltifères et sulfures hydrothermaux (Chapitre de Y. Fouquet), moins profonds que les champs de nodules et situés, pour certains, dans des zones économiques exclusives (ZEE). Toutefois, ces minerais sont plus difficiles à extraire que les nodules. En effet, les nodules sont posés sur les sédiments alors que les autres étant liés au substrat des quantités importantes de stériles sont remontées avec le minerai. Alors exploitera-t-on un jour les nodules polymétalliques ? Peut-être les pays fortement consommateurs de métaux seront-ils disposés à lancer une exploitation de nodules : le terme apparaît lointain, 30-50 ans ?

L’exploitation des nodules polymétalliques : utopie ou réalités ?

Brésil ont manifesté leur intérêt sans toutefois investir dans l’exploitation de ces minerais.

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La chimie et la mer 98

Liens utiles :

Bibliographie

L’Autorité internationale des fonds marins (ISA) : www.isa.org.jm L’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer : www.ifremer.fr

[1] Lenoble J.P. (1992). Édition sciences et technique. Réf : M2389, parution 07/1992. [2] Tilot V. (2006). Biodiversité et distribution de la mégafaune. Écosystème de nodules polymétalliques de l’océan Pacifique Est Équatorial. Technical Series – Commission Océanographique Intergouvernementale, Unesco, 69 : 0074-1175.

[3] Galeron J. (2004). Fiche de campagne Nodinaut 2004, Ifremer. [4] Herrouin G., Lenoble J.-P., Charles C., Mauviel F., Bernard J., Taine B. (1989). French « Study indicates profit potential for industrial manganese nodule venture », 21st Annual Offshore Technology Conference, Houston, May 1-4, 1989. Transactions, vol. 288 Society for mining, metallurgy and exploration, Inc.

ressources de la mer du futur ? La plupart des experts prédisent un plateau de la production mondiale de pétrole entre 2010 et 2030 à un niveau de production compris entre 100 et 120 millions de barils par jour. La demande énergétique mondiale va continuer à augmenter, tandis que l’approvisionnement pétrolier va diminuer. Les réserves de pétrole et de gaz naturel, réserves fossiles, sont par nature limitées. Les gisements pétroliers découverts récemment sont généralement de moins en moins accessibles et entraînent un coût d’extraction de plus en plus important. L’extraction massive de pétroles dits « non conventionnels », comme les bruts lourds et extra-lourds, les sables « asphaltiques » et les schistes bitumineux, au potentiel considérable, mais très denses et visqueux, représente aussi un coût élevé. Bien que l’affinage des techniques existantes ainsi que le développement de nouvelles hautes technologies permettent d’optimiser l’extraction et la récupération du pétrole, d’atteindre des gisements de plus en plus profonds, la production mondiale atteindra tôt ou

tard un plateau, avant de décliner progressivement. Souvent associé aux réservoirs pétroliers, le gaz naturel représente aussi indéniablement une richesse énergétique importante. Mais, comme pour le pétrole, compte tenu des réserves estimées et tenant compte de la croissance et de la demande mondiales, le pic de production gazière se situerait aussi vers 2025-2030. Des réserves de charbon existent encore mais, comme pour les autres énergies fossiles, l’extraction et le traitement de cette ressource, ainsi que son utilisation domestique et industrielle, ont un impact très néfaste sur l’environnement : pollutions diverses et effet de serre. Concernant l’énergie électrique, elle est confortablement produite par l’énergie nucléaire, mais avec un inconvénient majeur, la question du traitement des déchets radioactifs. Quant aux grands barrages, ils présentent des inconvénients en termes d’effets sur le climat local et la biodiversité. De nombreuses questions se posent alors : Sommes-nous

Jean-Luc Charlou Hydrates de gaz et Hydrogène : ressources de la mer du futur ?

Hydrates de gaz et Hydrogène :

La chimie et la mer

en présence d’un troisième choc pétrolier dont les conséquences macro-économiques ne seraient pas encore perçues ? Pour combien de temps aurons-nous encore du pétrole ? Comment se préparer à une telle rupture de la donne énergétique mondiale ? La recherche et le développement de nouvelles sources d’énergie s’avèrent donc nécessaires et impératifs pour parer à « l’après-pétrole ». La transition vers de nouvelles sources énergétiques se fera sans doute progressivement, en prenant en compte des sources non polluantes et renouvelables : l’énergie solaire (panneaux solaires), le vent (éolien), l’énergie géothermique, l’hydraulique, l’énergie dérivée de la biomasse, l’énergie marémotrice, etc. Signalons toutefois que la plupart de ces énergies « propres » ne produisent pas de carburant liquide mais de l’électricité. Dans le contexte actuel de recherche de nouvelles sources d’énergie, il est donc clair que les énergies issues de la mer ont aussi leur place…

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Dans le domaine maritime, l’exploitation de l’éolien en zone offshore a véritablement commencé dans les années 1990, notamment au Danemark. De l’énergie peut aussi être tirée des courants marins thermiques, de la houle, des courants de marée (usines marémotrices), de la biomasse marine. Mais les systèmes de récupération de l’énergie thermique des mers sont encore à l’état de démonstrateurs, et il en est de même pour ceux de la

houle et des courants marins. Des travaux sont menés sur l’électrolyse de l’eau de mer, mais le coût de production reste très élevé, car l’électrolyse consomme elle-même beaucoup d’électricité. Parmi toutes ces alternatives énergétiques de la mer, il y en a d’autres peu connues, sousestimées ou totalement ignorées du grand public. Dans les océans se joue en fait le théâtre insoupçonné d’une usine à matières, à énergies… et à vies ! Il est maintenant démontré que la circulation des fluides joue un rôle important dans la formation de ressources énergétiques, tant au niveau des dorsales médio-océaniques que sur les marges continentales. En effet, les fluides circulant par convection dans la croûte et le manteau terrestre, roche dure et/ou sédiment, sont des agents de transport de matière et d’énergie, d’espèces minérales en solution, de gaz, de composés organiques. Le résultat de cette circulation, de haute ou basse température, est la formation de ressources minérales, de réservoirs pétroliers et de gaz naturel, de dépôt d’hydrates de gaz (Figure 1), et même la naissance d’impressionnants habitats chimiosynthétiques, que nous décrit le Chapitre de D. Desbruyères.

Les hydrates de gaz, petits « glaçons » qui se nichent dans les sédiments des marges continentales, ont été examinés de près par l’Ifremer ces dernières années. Phénomène plus récent encore : on a découvert de l’hydrogène

Hydrates de gaz et Hydrogène : ressources de la mer du futur ? naturel dans les dorsales lentes médio-océaniques, où se produisent des échanges de l’eau de mer avec les roches du manteau terrestre. Alors hydrates de gaz et hydrogène issus de la mer : des ressources énergétiques du futur ?

Des hydrates de gaz dans les sédiments des marges continentales

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1.1. Que peuvent donc être les hydrates de gaz ? La première découverte des hydrates de gaz date sans doute de 1810, lorsque Sir Humphrey Davy, mélangeant du chlore et de l’eau,

décrivit un composé solide stable au-dessus de 0 °C à pression atmosphérique. Il s’en suivit une longue période où cette nouvelle curiosité de la chimie n’intéressait que la recherche fondamentale. Les recherches se sont accentuées après la découverte des premiers hydrates de gaz naturels dans le permafrost [1, 2]. S’en suivirent les premières découvertes d’hydrates en Alaska et au Canada en 1972. La même année, les premiers hydrates de gaz océaniques ont été observés par les géologues russes, sous forme de cristaux microscopiques présents dans une carotte sédimentaire prélevée

Figure 1 A) Des fluides circulent sur les marges continentales, les dorsales médio-océaniques et les zones de subduction, et jouent un rôle important dans le transport et la formation des ressources énergétiques. B) Source d’eau chaude à Yellowstone (la morning glory pool). C) Carte bathymétrique fine du volcan de boue Hakon Mosby sur la marge de Norvège, où des hydrates de gaz ont été collectés.

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La chimie et la mer Figure 2 Les principaux sites de suintements froids (volcans de boue, zones de pockmarks) découverts et étudiés actuellement dans le monde. Les points rouges représentent les quatre zones d’hydrates de gaz étudiés plus particulièrement par l’Ifremer et découverts sur le volcan Hakon Mosby sur la marge de Norvège, dans le bassin du Congo-Angola, dans le bassin du Nigéria, et en mer de Marmara.

Figure 3 Exemple de structure d’un hydrate de méthane (CH4) de type I. La molécule de CH4 est emprisonnée dans une cage constituée de molécules d’eau (H2O). Il y a 6 à 8 molécules d’H2O pour une molécule de CH4.

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en mer noire à une profondeur d’eau de 1 950 mètres durant la campagne de Moskovsky Universitet en 1972. De nombreux ouvrages ont été publiés, révélant au monde leur présence dans les sédiments des marges continentales [3] et traitant de leurs synthèse et propriétés [4]. Aujourd’hui, la présence d’hydrates sous-marins ou terrestres est attestée sur 23 sites par prélèvements dans les sédiments, et suspectée sur 66 autres sites [4, 5]. La Figure 2 montre les principaux sites d’hydrates de gaz découverts. Les publications et colloques scientifiques se multiplient de façon exponentielle depuis quelques années, démontrant l’intérêt croissant des communautés scientifique et industrielle pour ces ressources potentielles, qui pourraient peut-être prendre le relais du pétrole. Les hydrates de gaz naturels sont des solides cristallins gelés, appelés « clathrates », composés de molécules de gaz enveloppées d’eau et qui ont la consistance de la glace (Figure 3). Les molé-

cules de gaz, essentiellement le méthane CH4, sont entourées par un réseau de molécules d’eau qui forment une cage. Ces molécules d’eau sont liées entre elles par de fortes liaisons hydrogènes (voir l’encart « Des liaisons entre les molécules »), alors que les molécules de gaz piégées à l’intérieur forment avec ces molécules d’eau des liaisons de type van der Waals, permettant ainsi de stabiliser l’ensemble de la structure. La forme d’hydrate de gaz la plus courante est l’hydrate de méthane, les autres molécules de gaz pouvant être l’éthane, le propane, le butane, l’isobutane, le pentane, l’azote, le dioxyde de carbone et le sulfure d’hydrogène. Plusieurs types de structures moléculaires ont été identifiés : les structures I, II ou H. Dans la structure I, la plus courante dans la nature, la maille élémentaire est composée de 46 molécules d’eau et peut contenir jusqu’à 8 molécules de méthane. À une température et une pression normales, un mètre cube d’hydrate peut contenir 164 mètres cubes

de gaz méthane, soit plus de 160 fois le volume de l’hydrate (Figure 5A) ! Pour nous étonner encore, les hydrates de gaz sont stables à des températures très basses et à des pressions importantes, conditions qui ne se rencontrent généralement que dans le domaine océanique profond. Et pour le spectacle, il arrive que du méthane en sur-saturation se libère du sédiment sous forme de bulles [6], lesquelles n’ont pas échappé aux yeux admiratifs des explorateurs lors des plongées du submersible Nautile ou du ROV-Victor de L’Ifremer (Figure 5B). Ces conditions de pression et de température extrêmes viennent compliquer l’étude des hydrates de gaz : dès que la pression ou la température changent, ils deviennent instables et se décomposent. De nombreuses campagnes de carottages sédimentaires sur les marges ont permis de ramener des hydrates de gaz à bord, mais faute d’avoir prévu un mode de conservation approprié, ces « glaçons », une fois remontés sur le bateau et exposés à la pression atmosphérique et à la température ambiante, ont vite fait de fondre par dépressurisation, rendant toute étude ultérieure impossible.

Une liaison de van der Waals est une liaison qui s’établit entre des atomes ou des molécules, due aux interactions électriques de faible intensité, encore appelées forces de van der Waals. Elle a été mise en évidence par le prix Nobel de physique 1910, Johannes Diderik van der Waals. Une liaison hydrogène ou pont hydrogène (Figure 4) est une liaison chimique non covalente et de nature électrostatique, qui relie des molécules en impliquant un atome d’hydrogène. Son intensité est environ vingt fois plus faible que la liaison covalente et dix fois plus forte que la liaison de van der Waals.

Figure 4 Une liaison hydrogène entre deux molécules d’eau H2O : un atome d’oxygène (en rouge) se lie avec un atome d’hydrogène (en blanc) d’une autre molécule d’eau.

Une solution efficace pour les préserver et éviter leur décomposition irréversible est de les stocker rapidement à bord dans de l’azote liquide (− 196 °C). Des programmes nationaux et internationaux de recherche en fonds sous-marins ont permis de forer et de carotter des sédiments riches en hydrates, de remonter des échantillons et de les étudier dans de bonnes conditions à bord et en laboratoire. En France, au cours des campagnes Zaïango (2000), Neris (2005), Vicking (2006), Marnaut (2007) de l’Ifremer, des échantillons

Hydrates de gaz et Hydrogène : ressources de la mer du futur ?

DES LIAISONS ENTRE LES MOLÉCULES

Figure 5 A) Bilan de la décompression et/ ou de l’élévation de température, entraînant la décomposition de 1 m3 d’hydrate de méthane solide. B) Des bulles de gaz sortent du le volcan Hakon Mosby (marge de Norvège). Elles sont constituées en partie de gaz méthane libre circulant dans le sédiment associé à du méthane provenant sans doute de la décomposition des hydrates de méthane.

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La chimie et la mer

naturels précieux ont ainsi été collectés, permettant leur étude approfondie en laboratoire, pour en découvrir enfin l’origine, le mode de formation et le degré de stabilité. 1.2. Comment détecter les hydrates de gaz ? Pour qu’il y ait des hydrates de gaz, il faut un apport de gaz important (en sur-saturation) migrant dans la couche sédimentaire qui sert de piège, et ceci dans des conditions de température et de pression où les hydrates sont stables (Figure 6) [3].

Figure 6 Diagramme montrant le domaine de stabilité des hydrates de gaz (en rouge) sur les marges, délimité par les trois courbes : courbe de limite de phase, gradient thermique dans l’eau, gradient géothermique.

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Quand les conditions de stabilité sont réunies, les hydrates de gaz peuvent s’accumuler dans des zones sédimentaires bien localisées, toujours associées à une structure géologique et/ou une structure stratigraphique bien déterminées. On distingue ainsi trois types d’accumulation d’hydrates, en fonction du mode de migration des fluides et de la concentration en hydrates

au sein de la zone de stabilité : – les accumulations structurales : elles sont généralement associées à des systèmes de failles, des volcans de boue, des pockmarks ou autres structures géologiques facilitant un transport rapide des fluides qui peuvent avoir une origine profonde vers la zone de stabilité des hydrates ; – les accumulations stratigraphiques : elles sont généralement associées à des environnements caractérisés par des processus d’advection faibles ou de diffusion ; – des combinaisons d’accumulations structurales et stratigraphiques peuvent avoir lieu, où les hydrates de gaz sont présents dans des sédiments relativement perméables, mais où le gaz migre rapidement le long de failles actives ou diapirs. Il n’est pas simple de détecter des hydrates de gaz sur les marges continentales. Ainsi, l’on ne peut pas compter sur le hasard, mais sur une exploration poussée. Au cours des campagnes de surface, on étudie l’environnement général et on établit précisément des cartes bathymétriques, associées aux profils géophysiques et aux investigations géochimiques dans la colonne d’eau. Cela permet de repérer les structures géologiques intéressantes que constituent les volcans de boue et les pockmarks, et d’identifier précisément les zones actives, souvent associées à un flux de méthane important. Des études de réflexion sismique dans ces zones

Au-delà de l’outil géophysique pour détecter des hydrates de gaz, une autre méthode

est la recherche d’anomalies géochimiques dans la colonne d’eau pour repérer les zones sédimentaires sensibles où le méthane est piégé sous forme d’hydrate, avec toutefois un méthane résiduel libéré dans la colonne d’eau. Ce dégazage est toujours associé à une circulation de fluides dans le sédiment qui libère aussi d’autres gaz tel l’hélium, ou des éléments chimiques comme le fer ou le manganèse, créant donc de fortes anomalies de turbidité (néphélométrie) dans la masse d’eau. Ce type d’investigation a été mené avec succès par exemple dans le bassin du Congo-Angola (campagne ZaiRov-Leg 2 Fluides) [8], ou encore en Méditerranée Orientale durant la campagne Medinaut [9]. La Figure 8 montre les anomalies de méthane observées dans la colonne d’eau sur des pockmarks en Méditerranée Orientale. Les transits réalisés par le ROV-Victor près du fond de cette structure géologique ont permis d’identifier et de localiser avec précision les sorties de fluides et de gaz méthane,

Hydrates de gaz et Hydrogène : ressources de la mer du futur ?

permettent d’étudier les couches sédimentaires, en sachant que les ondes acoustiques transitent plus rapidement dans les roches dures que dans les sédiments plus mous. Par conséquent, si une couche relativement rigide de sédiments sous-marins contenant des hydrates de gaz recouvre une couche moins dense contenant du gaz libre, l’interface entre ces deux couches réfléchira alors fortement les ondes acoustiques vers la surface. Ce type de réflexion est appelé réflecteur de simulation du fond (RSF), ou encore BSR « Bottom Simulating Reflector ». La Figure 7 montre, par exemple, les discontinuités observées dans la couche sédimentaire sur la pente de Storegga sur la marge de Norvège [7] (campagne Vicking, 2006), la présence de conduits de transfert de gaz libre vers la surface, les zones de présence de gaz libre ou des hydrates de gaz solides.

Figure 7 Coupe sismique sur la pente continentale de Storegga sur la marge de Norvège montrant la présence potentielle d’hydrates de gaz et les sorties de fluides [7].

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La chimie et la mer Figure 8 Utilisation du traceur géochimique « CH4 » dans la mise en évidence de sorties de gaz et d’hydrates de gaz souvent associés en Méditerranée Orientale - Campagnes Medinaut/Medineth. A) Distribution de méthane CH4 sur le volcan de boue Napoli. B) Exemple de lac à saumure observé sur le fond à partir du submersible Nautile sur le site Napoli. C) Photographie prise par le submersible Nautile montrant un écoulement de saumure. D) Exemple d’anomalies de CH4 observées dans la colonne d’eau au dessus d’une zone à hydrates de gaz sur « Anaximander ». E) Hydrates de gaz prélevés dans la zone « Anaximander ». 106

synonymes de décomposition d’hydrates de gaz solides récupérés ensuite par carottage. Ajoutons que l’exploration, tant géologique que géochimique, est un passage obligé permettant la découverte des zones d’émission de gaz, lesquelles ouvrent la porte à la découverte et à l’étude de nouveaux écosystèmes et systèmes bactériens de la mer, que nous réserve le Chapitre de D. Desbruyères. 1.3. Comment récupérer les hydrate de gaz ? D’une manière générale, les dépôts d’hydrates de gaz ne sont pas concentrés, mais étendus ou dispersés dans de

larges volumes de sédiments. La méthode la plus simple et la plus commune permettant de les récupérer en vue de les étudier reste le carottage de sédiments par gravité. À partir du navire océanographique, on réalise des carottages sédimentaires permettant de ramener en surface des carottes de 5 à 20 mètres, voire plus. L’ouverture rapide de ces carottes permet de vérifier visuellement la présence ou non d’hydrates de gaz. Ces derniers peuvent être localisés à des niveaux variables dans la couche sédimentaire, et selon le cas se présenter sous différentes formes : flocons blancs très petits et denses, paillettes brillantes, globules

Hydrates de gaz et Hydrogène : ressources de la mer du futur ? blanchâtres ou légèrement brunâtres de taille moyenne et variable de 1 à 3 cm disséminés dans le sédiment, ou blocs d’hydrates de gaz massif formant une couche épaisse et très dure. Dans la Figure 9 une carotte a été ouverte et l’on a isolé un glaçon d’hydrate de gaz de taille moyenne, qui se consume en émettant une flamme [8]. Afin d’éviter leur décomposition rapide, les hydrates de gaz sont rapidement récupérés et

placés dans de l’azote liquide à – 196 °C. Ainsi stockés à bord, ils resteront intacts. Leur structure moléculaire pourra ainsi être étudiée en détail en laboratoire à terre et donnera des indications sur leur origine et leur formation. La Figure 10 montre le détail de ces opérations à bord du N.O. Pourquoi Pas ?, lors de la campagne de coopération Franco-Allemande Vicking (2006) sur la marge de Norvège, dans le cadre du programme européen HERMES.

Figure 9 Étude du pockmark Regab durant la campagne ZaiRov-Leg2Fluides en 2000 dans le bassin du Congo-Angola – Coopération Ifremer/TOTAL (Charlou et al., 2004). A) Carte du bassin Congo-Angolais. L’étoile rouge représente la zone étudiée. B) Submersible ROV-Victor de l’Ifremer. C) Instrumentation développée au Laboratoire Géochimie/Métallogénie-Ifremer pour l’extraction et l’analyse des gaz. D) Stockage des hydrates de gaz décomposés en flacons étanches résistant à une forte pression. E) Globule d’hydrate de gaz prélevé. F) Spécimen d’hydrate de gaz se consumant.

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La chimie et la mer Figure 10 Collecte et préservation des hydrates de méthane à bord du N.O. Pourquoi Pas ? au cours de la campagne Franco-Allemande Vicking (2006) sur la marge de Norvège. A) On ouvre une carotte sédimentaire à bord. B) On stocke à bord des hydrates de méthane dans de l’azote liquide (− 196 °C). C) Les paillettes d’hydrates de méthane se consument dans le sédiment prélevé. D) Globule d’hydrate de méthane se consumant en laboratoire.

1.4. Comment étudier les hydrates de gaz en laboratoire ? La question est de déterminer l’origine des hydrates de gaz et de comprendre comment ils se forment. On cherche en particulier à définir leur domaine de stabilité dans les divers sites géologiques étudiés, et en corollaire à estimer le potentiel énergétique du champ étudié. Pour ce faire, on a recours à la géochimie. Ces études sont actuellement réalisées dans les laboratoires de l’Ifremer (Encart « Les hydrates de gaz, étudiés au laboratoire »). 1.5. Exploiter les hydrates de gaz ?

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Selon les estimations les plus prudentes, les réservoirs d’hydrates de gaz représentent

un volume se situant autour 21 × 1015 m3, équivalents à 10 000 gigatonnes de carbone et représentant environ le double du carbone présent dans l’ensemble des combustibles fossiles de la Planète. Nous avons donc là une puissante réserve énergétique fossile potentielle (Figure 12). Mais leur exploitation demeure difficile et hasardeuse. Des ouvrages traitent des moyens et des problèmes liés à leur exploitation [13], et de leurs aspects économiques [14]. Et même en supposant que nous parvenions à exploiter à moindre coût cette énorme réserve d’énergie, d’autres difficultés apparaissent. Le gaz, qui se trouve piégé dans une structure cristalline de matière solide qui a l’apparence et la consistance de la glace, dans des endroits sous

Hydrates de gaz et Hydrogène : ressources de la mer du futur ?

LES HYDRATES DE GAZ, ÉTUDIÉS AU LABORATOIRE

Figure 11 Détermination de la structure moléculaire des hydrates de gaz. A) Exemples de spectres Raman montrant que les hydrates de gaz du Bassin Congo-Angolais ont une structure moléculaire de type SI. B) Photographie de l’instrumentation Raman utilisée à l’université de Lille dans la caractérisation de la structure moléculaire des hydrates de gaz de la mer de Marmara – exemple de spectre Raman obtenu avec mise en évidence de structure moléculaire de type SII. 109

La chimie et la mer

Les hydrates de gaz naturels actuellement étudiés au Laboratoire Géochimie/Métallogénie de l’Ifremer proviennent de quatre environnements géographiques aux caractéristiques géodynamiques et géologiques différentes et localisés à des profondeurs très variables (bassin du Congo-Angola, z = 3 160 m ; bassin du Nigéria, z = 1 147 m ; marge de Norvège, z = 1 200 m ; mer de Marmara, z = 666 m). On privilégie d’abord l’utilisation de techniques d’analyse physique et/ou chimique non destructrices des cristaux, afin de déterminer la structure moléculaire. Ainsi des techniques plus ou moins complexes et onéreuses, telles la spectrométrie Raman, la diffraction de rayons X et l’accélérateur synchrotron de rayons X, pourront être utilisées. Après décomposition contrôlée des hydrates de gaz, il sera ensuite possible d’analyser leur composition chimique et isotopique. L’ensemble des données de terrain associé aux données chimiques serviront de base aux modèles thermodynamiques, qui permettront de déterminer les zones de stabilité de ces hydrates de gaz dans leur milieu océanique respectif, de prédire et d’estimer l’épaisseur de leurs couches, et d’évaluer leur potentiel énergétique. La Figure 11 montre des exemples de spectres Raman obtenus sur des hydrates de gaz naturels [10, 11, 12].

MODÉLISER POUR PRÉVOIR Associée aux données de terrain, aux expérimentations en laboratoire, la modélisation thermodynamique est un outil informatique qui permet de mieux comprendre les processus géochimiques locaux se produisant sur un site donné. Ces processus locaux correspondent aux phénomènes d’équilibres de phases qui contrôlent les échanges entre la phase gazeuse, l’eau interstitielle et la phase hydrate dans le sédiment. Il est important de rappeler que toute modélisation nécessite au préalable un minimum de données terrain et laboratoire afin d’optimiser les paramètres du modèle et de l’adapter à un site particulier. Ces conditions sont nécessaires aussi bien lors du développement du modèle que lors de son utilisation. Dans l’étude des fluides et hydrates des sédiments marins, connaissant la température, la pression au niveau du sédiment, ainsi que la composition de l’eau interstitielle et du gaz associé, la modélisation permettra de : – déterminer la zone de stabilité des hydrates à l’intérieur du site exploré. Cette zone dépend principalement des conditions de température, de pression et de salinité de l’eau interstitielle ; – déterminer la structure moléculaire de l’hydrate présent, sa composition, ainsi que la quantité de chaleur nécessaire à sa dissociation. Cette dernière propriété, couplée au gradient de température à l’intérieur du sédiment, permettrait d’évaluer la distance minimale entre la source de gaz naturel et le domaine de stabilité des hydrates ; – comprendre le mécanisme de déposition des hydrates de gaz, décrire leur processus de cristallisation, et évaluer l’épaisseur de leur couche dans le sédiment. 110

pression et à des températures extrêmement basses, doit être libéré et remonté à la surface. Des moyens d’extraction de gaz sont proposés, tous basés sur des variations de température ou de pression, entraînant la dissociation des hydrates sous forme de gaz libre. Parmi les méthodes d’extraction, basées sur le principe de dissociation de l’hydrate de gaz, on peut citer l’injection thermique (eau chaude), l’injection d’inhibiteur chimique (par exemple le méthanol), et la dépressurisation artificielle. À l’heure actuelle, on mène des expérimentations d’extraction industrielle des hydrates de gaz sur la marge de Nankai au Japon et dans le delta du McKenzie en Alaska (Figure 13) dans le Nord-Ouest Canadien, où se trouve l’un des gisements les plus riches au monde (forage Mallik). 1.6. Un avenir pour les hydrates de gaz ? L’intérêt scientifique pour les hydrates de gaz augmente à mesure que les connaissances concernant leur répartition sur le globe s’étoffent. Des

Leurs gisements sont considérés comme un enjeu industriel majeur : ils représentent certainement une source importante d’énergie fossile. Toutefois, leur sensibilité aux variations de pression et de

température du milieu fait de ces gisements un promoteur potentiel de glissements sous-marins, mais également un acteur dans l’évolution du climat par dégagements massifs de méthane affectant les cycles océanique et atmosphérique du carbone. Ils pourraient être à l’origine de cataclysmes naturels tels les tsunamis ; ils sont susceptibles de contribuer au réchauffement climatique et peuvent donc influencer les changements globaux… Les hydrates de gaz sont donc une ressource énergétique prometteuse mais très délicate à gérer.

Hydrates de gaz et Hydrogène : ressources de la mer du futur ?

gisements d’hydrates ont été découverts sur l’ensemble des marges actives ou passives du globe, mais également dans le permafrost continental, et représentent des quantités de gaz colossales. Beaucoup reste à faire pour la connaissance de cette ressource potentielle. Les questions concernent toujours leur origine, leur formation, leur stabilité et leur exploitation. Ils demeurent malgré tout très attractifs mais restent aussi un problème complexe pour la science et l’industrie. Ainsi, scientifiques, océanographes et industriels doivent continuer à travailler ensemble afin d’une part de mieux connaître les hydrates de gaz dans leur environnement naturel océanique et d’autre part de faire avancer les technologies nécessaires à leur exploitation.

Figure 12 Répartition du carbone organique global. On estime actuellement que plus de 50 % du carbone organique de la Terre se trouve sous forme d’hydrates de gaz.

De l’hydrogène, produit par le manteau terrestre : une autre source d’énergie nouvelle ?

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2.1. Le contexte actuel : l’hydrogène, une énergie propre Le prix du pétrole et du gaz augmentant, les réserves d’énergie fossile diminuant, l’hydrogène apparaît comme

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La chimie et la mer Figure 13 A) Site Mallik, situé dans le delta de McKenzie en Alaska, où l’exploitation pilote d’hydrates de gaz a été testée pour la première fois par injection d’eau chaude dans le puits. B) Photographie de la station Mallik et spécimen d’hydrate de gaz massif. C) Modes généraux de décomposition des hydrates de gaz testés afin de les décomposer et récupérer le gaz CH4 libéré : injection thermique, injection d’inhibiteur, dépressurisation.

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une source d’énergie idéale que le monde politique et industriel souhaiterait voir comme le combustible de l’avenir. On sait en effet que l’hydrogène est une énergie propre, renouvelable et donc particulièrement prisée. De plus, il est doté d’excellentes propriétés physico-chimiques lui conférant la qualité de combustible universel : une propriété de première importance est son pouvoir calorifique très élevé, trois fois supérieur à celui de l’essence ! En tant que source d’énergie renouvelable et ne provoquant aucun effet de serre, l’hydrogène offre la possibilité de résoudre les

problèmes environnementaux et la dépendance vis-à-vis des carburants fossiles. Il existe actuellement plusieurs solutions pour produire ce gaz. Elles sont toutes basées sur des procédés artificiels, eux-mêmes consommateurs d’énergie avec production de CO2 : la plupart des méthodes nécessitent le recours aux combustibles fossiles. Ces procédés restent donc onéreux, non rentables et contribuent à l’effet de serre. Globalement, 96 % de la production mondiale de ce gaz est assurée par des procédés thermochimiques (48 % par reformage du gaz naturel, 30 % par reformage

Jusqu’à présent, il n’a pratiquement jamais été fait état d’« Hydrogène Produit Naturel ». Mais de nouvelles découvertes réalisées par l’Ifremer le long de la dorsale médio-Atlantique nous montrent que cette ressource naturelle existe… 2.2. Les recherches sur les dorsales lentes médioocéaniques Les dorsales médio-océaniques, ces gigantesques chaînes de montagne qui s’étendent sur 60 000 km le long du plancher océanique, sont le lieu d’une activité intense (voir l’encart « Les paysages des fonds marins », Chapitre de Y. Fouquet). Le fluide hydrothermal qui y circule en fait un lieu privilégié de transfert de matière et d’énergie entre croûte/ manteau terrestre et océan. De nombreux processus physiques, chimiques, biologiques et géologiques y prennent place et des fluides chauds se forment, sous le contrôle de la séparation de phases à haute pression et haute température. Il est maintenant démontré qu’une quantité de gaz importante est produite

lors des interactions de l’eau de mer avec les roches, et plus particulièrement avec les roches du manteau. L’Ifremer est venu explorer ce substratum océanique. Les programmes d’études des dorsales médio-océaniques datent maintenant d’une quinzaine d’années. Il a été découvert une présence anormalement importante de méthane dans la colonne d’eau, et il est certain que la présence à proximité de roches serpentinisées ne soit pas anodine ! En fait, ces roches, appelées serpentines1, se forment au cours d’échanges et d’interactions entre l’eau de mer et les roches profondes du manteau terrestre : les péridotites [15, 16, 17]. Ce processus, que l’on connaît maintenant sous le nom de « serpentinisation », naît dans des systèmes mantelliques [18, 19]. De ces systèmes sortent des évents hydrothermaux, par lesquels est rejeté un flux important d’hydrogène naturel, toujours accompagné d’autres gaz hydrocarbonés comme le méthane [20], tous dérivés de la serpentinisation.

Hydrates de gaz et Hydrogène : ressources de la mer du futur ?

des hydrocarbures et 18 % par gazéification du charbon) et les 4 % restants par électrolyse de l’eau. Une quantité limitée d’hydrogène est également produite à partir des énergies renouvelables par photolyse et par voie bactérienne. Les programmes d’étude actuels restent plutôt d’ordre technologique, tous orientés sur l’amélioration ou l’optimisation de procédés artificiels de production consommant de l’énergie et/ou produisant du CO2.

Ainsi, on a montré que les dorsales lentes possèdent des sources « naturelles » d’hydrogène autres que celles dérivées de l’enfouissement et de la maturation de la matière organique dans les bassins sédimentaires. On montre même que cette production naturelle d’hydrogène constitue une ressource inépuisable et durable. Les travaux de longue haleine, 1. La serpentine est un silicate magnésien de formule : Mg3Si2O5(OH)4.

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menés essentiellement le long de la dorsale lente médioAtlantique dans le cadre des programmes d’exploration des grands fonds océaniques, ont permis la découverte à ce jour de sept sites hydrothermaux « mantelliques » actifs, tous prouvés maintenant être gros producteurs d’hydrogène (Figure 14). Ces résultats sont le fruit d’un ensemble de travaux réalisés sur la durée – de 1985 à maintenant –, associant des équipes pluridisciplinaires et impliquant les domaines de la géologie, géophysique, géochimie, pétrographie, minéralogie, et en coopération avec d’autres pays. Ces travaux ont été progressivement réalisés dans le cadre tout d’abord du programme de coopération Franco-US FARA (French-AmericanRidge-Atlantic) (1989-96), puis des programmes européens MAST-II MARFLUX ATJ (19941997), MAST-III AMORES (1997-2000), sans oublier les coopérations bilatérales France-États-Unis et FranceRussie sur ces périodes. Les nombreuses campagnes d’exploration de surface et/ou plongée réalisées par l’Ifremer sur cette période et jusqu’à 2007 (citons les principales : Ridelente, Microsmoke, Faranaut, Diva, Flores, Iris, Momardream, Serpentine), ont permis de mettre en évidence et de confirmer le lien étroit existant entre la présence de roches mantelliques à l’affleurement et la production d’hydrogène et de méthane. De plus, les travaux plus récents réalisés sur les dorsales ultralentes Arctique et Indienne confirment ces observations. Ainsi, le processus de serpen-

tinisation actif sur les dorsales lentes et ultra-lentes représente un processus intéressant de production d’hydrogène naturel. 2.3. Quel processus chimique produit l’hydrogène dans la mer ? Les dorsales lentes, telle la dorsale médio-Atlantique, sont situées à la jonction de plaques tectoniques, zones fracturées permettant la circulation hydrothermale, phénomène maintenant très bien connu. L’eau de mer entrant dans la croûte terrestre va progressivement se réchauffer, interagir avec la roche, atteindre la zone de réaction profonde (1 000 °C) proche du magma et resurgir, après un transfert adiabatique rapide, sous forme de fluide hydrothermal de haute température (350 °C) sur le plancher océanique (Figure 15). Durant la convection hydrothermale, l’eau va interagir avec les roches profondes du manteau (roche pouvant être de nature très variable : basalte, peridotite, andésite, dacite…). Cette interaction eau/roche, d’autant plus amplifiée que la fracturation est importante, est maintenant prouvée être un phénomène commun aux dorsales lentes et ultra-lentes médioocéaniques. Lorsque l’eau réagit, en particulier avec les péridotites, lesquelles sont riches en olivine (minéral ferromagnésien), il se produit un ensemble de réactions chimiques générant de la magnétite, de la serpentine… et de l’hydrogène (Figure 16). Ce

Hydrates de gaz et Hydrogène : ressources de la mer du futur ? processus chimique naturel produit donc dans un premier temps de grandes quantités d’hydrogène (gaz primaire), puis conduit à la formation des hydrocarbures d’origine inorganique (abiogénique) synthétisés dans le milieu par catalyse à hautes pression et température (selon des réactions dites de type Fischer-Tropsch), en domaine subcritique ou supercritique. Ce type de réaction catalytique est d’ailleurs bien connu et appliqué depuis longtemps dans l’industrie pétrolière dans la fabrication de pétroles synthétiques légers.

2.4. Quelles quantités d’hydrogène naturel ? On sait maintenant que la serpentinisation des roches du manteau terrestre est un phénomène commun à la plupart des dorsales lentes telles que la dorsale médioAtlantique. Elle entraîne une production d’hydrogène (et de méthane), très forte au niveau des sites actifs de haute température bien localisés. Mais il convient de ne pas sous-estimer les émissions d’hydrogène des zones diffuses froides, présentes aussi sur l’ensemble de la dorsale.

Figure 14 Sur la dorsale médioAtlantique, on a découvert des sites hydrothermaux de haute température en domaine mantellique (points rouges). Rainbow à 36 °14’ N ; Lost City Field, à 30 N, Logachev I et II à 14 °454 N, Ashaze I et II à 13 °N. Les deux derniers sites ont été découverts lors de la campagne de coopération Franco-Russe Serpentine en 2007. Le site à 8 °S a été découvert récemment par une campagne Allemande. Tous ces sites montrent un flux d’hydrogène et de méthane très important.

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La chimie et la mer Figure 15 Évents hydrothermaux de haute température photographiés par le ROV-Victor lors des campagnes Flores (1997) et Serpentine (2007, conduites par l’Ifremer. A) Fumeur à 365 °C à Rainbow, H2 = 16 mM/kg ; B) Fumeur à 359 °C à Logachev I, H2 = 13 mM/kg ; C) Fumeur à 320 °C à Logachev II, H2 = 11 mM/kg. ; D) Fumeur à 372 °C à Ashaze I, H2= 19 mM/kg. Le site Ashaze I, le plus profond (z = 4 088 m) découvert à ce jour au monde, est très enrichi en gaz que l’on peut voir sortir sous forme de bulles.

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Il est difficile de calculer les flux et d’estimer les quantités d’hydrogène, car une fois émis, il est rejeté dans la masse d’eau profonde où il se dilue et est progressivement oxydé. On sait par exemple que la concentration en hydrogène extrait d’un évent hydrothermal mantellique au site Rainbow (36°14’ N) est de l’ordre de 10 à 16 mM/kg de fluide pur. Les calculs effectués à partir des données chimiques globales (hélium, hydrogène, méthane) mesurées dans la colonne d’eau et dans les fluides purs au niveau de la zone active donnent une émission totale d’hydrogène de 2,5 à 7,5 millions de mètres cubes par an pour ce site. Ce qui est loin d’être négligeable, si l’on tient compte de la durée de vie d’un site hydrothermal

qui est de l’ordre de 10 à 30 000 ans. Ainsi, considérant le nombre d’évents actifs de haute température à l’échelle d’un site, l’ensemble des zones de diffusion tièdes associées, la durée d’émission pérenne, on peut dire que le flux d’hydrogène issu de la serpentinisation le long de la dorsale lente médio-Atlantique est gigantesque.2 Il s’agit-là d’une source d’hydrogène naturelle, certes non maîtrisée, et dont les flux doivent encore être calculés avec précision, mais qui représente une source 2. Estimation faite selon les calculs préléminaires effectués sur sept sites mantelliques actifs (Rainbow, Lost City, Ashaze 1 et 2, Logachev 1 et 2, site 8 °S) actuellement connus le long de la dorsale médio-Atlantique.

Hydrates de gaz et Hydrogène : ressources de la mer du futur ? d’énergie nouvelle d’ampleur à considérer dans le bilan énergétique global de la Terre (Figure 17). 2.5. Des questions scientifiques se posent De nombreuses questions subsistent quant aux mécanismes naturels mis en jeux dans la production d’hydrogène : processus de circulation des fluides dans la roche et cinétique de génération de ces gaz, conditions thermodynamiques de production à haute pression et haute température, rendement de réaction, bilan de dégazage, devenir et transformation de l’hydrogène (et du méthane) dans la masse d’eau océanique. Et, à plus long terme, comment allons-nous bien pouvoir récupérer ces gaz

d’évents de haute température (> 350 °C) localisés à des profondeurs variant de 2 000 à 4 000 mètres (avec des pressions atteignant les 200400 bars) ? Cette connaissance ne se fera que par une concertation étroite entre océanographes apportant les données de terrain (l’Ifremer remplit très bien ce rôle), expérimentateurs reproduisant ce type de réactions en laboratoire, et experts en modélisation thermodynamique chimique capables de prévoir les conditions idéales de synthèse et de prédire les espèces chimiques synthétisées. Il reste encore à estimer les quantités d’hydrogène et de gaz hydrocarbonés générées à partir du minéral. Les estimations ne pourront se

Figure 16 A) Carte représentant le site Rainbow sur la dorsale médioAtlantique à 36°14’ N. B) Teneur en H2 importante mesurée dans un fumeur à 362 °C à Rainbow (36°14’ N-MAR). C) Réaction de serpentinisation montrant la production naturelle de H2, de CH4 et d’hydrocarbures plus lourds par réaction catalytique de type Fischer-Tropsch.

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La chimie et la mer

Principales origines de H2 produit aujourd’hui dans le monde

Figure 17 Principales origines de l’hydrogène produit aujourd’hui dans le monde. À ces productions devrait s’ajouter la production d’hydrogène naturel, ressource pérenne mais non maîtrisée, produite par serpentinisation des roches mantelliques et dont les calculs de flux précis restent à faire.

préciser que par une exploration continue des dorsales lentes et une connaissance plus poussée de ces environnements mantelliques des grands fonds.

2.6. L’hydrogène naturel de la mer : énergie pérenne mais non maîtrisée L’hydrogène est une source d’énergie propre et efficace. Pour l’instant, nous le produisons à partir d’énergies primaires : énergies fossiles (charbon, gaz naturel…) ou énergies renouvelables

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(l’eau). Mais on a maintenant découvert que la Terre ellemême, avec les roches de son manteau et ses immenses océans, pouvait se charger de produire ce gaz tant convoité par l’homme. L’engouement chez les scientifiques du monde entier est certain, quand on voit que la production d’hydrogène issu du manteau terrestre constitue une ressource inépuisable. Le travail d’exploration doit se poursuivre par la découverte de sites nouveaux. Il sera nécessaire de mener des expérimentations à haute pression et haute température en laboratoire afin de mieux comprendre les mécanismes réactionnels de production d’hydrogène naturel et tenter de le quantifier. Il sera aussi nécessaire d’intégrer des études de modélisation permettant de mieux comprendre les écoulements et transport de gaz en milieu poreux fracturé. Et finalement, il faudra évaluer avec le monde industriel les technologies existantes ou à développer, capables d’extraire l’hydrogène de ces milieux extrêmes et complexes.

Sur les marges continentales dorment des quantités prometteuses d’hydrates de gaz, tandis que les dorsales lentes médio-océaniques sont une usine naturelle à hydrogène qui tourne à vide. Ces deux paysages océaniques représentent pourtant des sources d’énergie qui pourraient sauver l’homme, s’il pouvait un jour les maîtriser… La recherche se poursuit donc : tout en continuant à estimer les ressources de manière précise, il faut approfondir les phénomènes de transport dans le sédiment, pour la formation d’hydrates de gaz, et dans la roche mantellique, pour la production d’hydrogène. Mais deux grandes questions se posent aujourd’hui : Va-t-on faire l’effort suffisant dans l’exploration et la découverte de nouveaux chantiers ? Le monde industriel sera-t-il de la partie ? C’est un beau challenge pour l’avenir…

Hydrates de gaz et Hydrogène : ressources de la mer du futur ?

Quel avenir pour les hydrates de gaz et l’hydrogène ?

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les oasis des grands fonds Le domaine marin profond couvre les deux tiers de notre Planète. C’est un environnement où la lumière solaire ne pénètre pas, où règne le froid (Figure 1) et où, en l’absence de production photosynthétique locale, les apports nutritifs proviennent des couches éclairées de l’océan. Malgré une grande diversité des espèces vivantes, les biomasses y sont en général faibles et les processus biologiques ralentis. Dans les années 1970, ce paradigme fut remis en cause par la découverte de peuplements liés aux sources hydrothermales profondes : dans les zones quasi désertiques et minérales des dorsales océaniques se développaient localement des communautés très riches d’organismes originaux. Mais alors, sans photosynthèse, quel autre processus de production primaire pouvait donc permettre ce foisonnement de vie, là où l’on ne l’attendait plus ? Explorations des profondeurs abyssales…

Le domaine océanique profond, un milieu difficile d’accès

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Plongeons dans les fonds océaniques et traversons les différents étages sous-marins (Figure 2). Poissons expressifs et végétaux colorés nous accueillent dans l’univers épipélagique. En s’enfonçant davantage, tout commence à s’assombrir, et à partir de 1 000 mètres de profondeur, c’est l’obscurité totale, les rayons du soleil ne peuvent plus y pénétrer et ne permettent plus la photosynthèse des plantes. Bienvenue dans le domaine océanique profond !

Daniel Desbruyères Du minéral à la vie : les oasis des grands fonds

minéral à la vie : Du

Figure 1 Les milieux océaniques profonds, caractérisés par le froid, l’obscurité, une pression écrasante, le manque d’oxygène et la pauvreté en nutriments : quelles formes de vie peuvent supporter ces conditions extrêmes ?

La chimie et la mer Figure 2 À partir de 1 000 mètres de profondeur, l’océan est plongé dans les ténèbres.

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Il s’agit d’une zone variant entre quelques dizaines de mètres dans les eaux les plus chargées en particules jusqu’à environ 300 mètres dans les eaux les plus claires. Ce domaine s’étend sur 307 millions de kilomètres carrés soit les deux tiers de la surface de la planète. Ce voyage au fond des océans semble aisé par la pensée, mais ne l’est pas dans la réalité : il est en fait très difficile d’y pénétrer et de l’explorer. Ainsi le domaine profond est l’habitat le plus mal connu de notre Planète. C’est depuis les années 1960 que les scientifiques utilisent

des submersibles habités, équipés de bras télémanipulateurs. Ces engins portent les noms d’Alvin, Cyana, Nautile, MIR 1&2, Shinkai 2000 et 6500, Pisces ou encore de Johnson Sea-Link… ils ont permis à l’homme d’étudier directement les milieux profonds, jusqu’à des profondeurs de 6 500 mètres. Une instrumentation liée permet aussi de développer l’expérimentation sur le vivant, l’observation et la mesure. Plus récemment le développement de submersibles télé-opérés tels que les ROV (Figure 3) a considérablement augmenté nos capacités d’intervention dans l’océan profond, ces engins n’étant pas limités dans leur temps d’intervention sur le fond puisque l’énergie est transférée depuis la surface et les équipes techniques et scientifiques qui sont sur les navires peuvent travailler postées. Les AUV (Figure 4), engins autonomes, sont venus récemment compléter cette panoplie [1] et permettent d’effectuer des approches systématiques pour préparer les plongées des autres submersibles (Encart « Les robots en mer »).

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Des conditions de vie extrêmes

Le milieu profond, où règnent le froid et l’obscurité, a toujours été considéré comme un environnement presque désertique. Au milieu des années 1970, dominait l’idée que l’environnement abyssal, très homogène, était peuplé principalement par une petite faune, peu « dense » mais très variée, constituée d’organismes originaux, dont la

Environ 274 000 espèces marines ont été décrites, ce qui représenterait 15 % de la biodiversité totale, sans que ce chiffre, fortement biaisé par les difficultés techniques d’étude, soit réellement révélateur de la diversité totale de ce milieu. Un groupe de chercheurs américains qui a étudié la pente continentale nord-ouest Atlantique entre 1 500 et 2 500 mètres a estimé par extrapolation à environ 10 millions le nombre d’espèces présentes dans le domaine profond ! Récemment, un chercheur français a donné l’estimation beaucoup plus conservative de 1,4 à 1,6 millions d’espèces marines multicellulaires, en s’appuyant sur la représentation relative des différents taxons d’invertébrés [2]. Dans ce milieu, tous les processus biologiques sont ralentis par les températures basses et les pressions élevées [3].

LES ROBOTS EN MER Les sous-marins habités ont progressivement cédé la place aux robots télécommandés, permettant des immersions plus longues et plus en profondeur, sans mettre en danger des hommes. - Les ROV (Remote Operated Vehicle, ou véhicule commandé à distance), dont l’alimentation provient du bateau de support par le biais d’un câble, ont des durées immersions longues.

Du minéral à la vie : les oasis des grands fonds

biomasse était fortement limitée par les faibles apports organiques – nutriments riches en carbone, produits par la photosynthèse des plantes – provenant de la surface. La biomasse benthique abyssale, généralement comprise entre quelques grammes et quelques milligrammes de matière organique par mètre carré, dépend directement de ces apports, qui se présentent principalement sous forme de flux de particules. Le flux global de carbone au niveau de l’interface profonde est de l’ordre de 0,5 gigatonnes de carbone par an soit environ 1 % de la matière organique synthétisée en surface.

Figure 3 Le ROV Victor 6000 est un engin télé-opéré de grande profondeur, relié au navire de surface par un ombilical de 8 500 mètres.

- Les AUV (Autonomous Underwater Vehicle), à l’allure de missiles franchissent une étape supplémentaire en se débarrassant du câble : ils circulent librement au fond des océans mais ne peuvent pas encore exécuter des tâches aussi complexes que les ROV.

Figure 4 L’AUV Asterix fait partie d’une flottille pour la surveillance sousmarine en domaine côtier. Il peut-être immergé jusqu’à 3 000 mètres de profondeur.

123

La chimie et la mer Figure 5 L’Alvin, du nom de son concepteur Allyn Vine, ingénieur à la Woods Hole Oceanographic Institution (WHOI), est le premier sousmarin léger grande profondeur financé par la Marine américaine. Emportant un pilote et deux scientifiques, il est mis à l’eau le 4 août 1964.

Figure 6 Les cheminées hydrothermales : des crevasses formées par refroidissement du magma de la Terre s’échappent des fumeurs noirs chargés en sulfures et métaux divers.

124

Bouleversement : la découverte des oasis hydrothermales

3

En 1977, la découverte de peuplements liés aux sources hydrothermales profondes remit en cause notre vision de la biologie des grandes profondeurs. Lors d’une plongée du submersible américain Alvin par 2 500 mètres de profondeur (Figure 5), les observateurs qui recherchaient des sources hydrothermales sur la dorsale des Galápagos dans l’océan Pacifique découvrirent, ébahis, une communauté entière d’organismes étranges de grande taille et de morphologie étonnante, qui forment

autour des évents d’eau tiède des peuplements exubérants contrastant avec la pauvreté de ceux des basaltes de la dorsale : grands bivalves, vers géants et faune associée forment des populations très denses dont la biomasse dépasse la dizaine de kilogrammes par mètre carré mais dont la diversité est relativement réduite. Une forme de vie, totalement inconnue jusqu’alors sur Terre, s’était donc développée autour des sources hydrothermales ! L’exploration du système de dorsales se poursuivit rapidement durant les deux années suivantes et conduisit, quelques mois plus tard, à la découverte fondamentale des émissions hydrothermales à très haute température sur la dorsale du Pacifique oriental : par 21° N et 2 600 mètres de profondeur, s’échappent des cheminées hydrothermales un fluide surchauffé à 350 °C, appelé fumeur (Figure 6). À une telle température, aucun organisme ne pourrait survivre1 ! En fait, le milieu hydrothermal est constitué de la zone de mélange entre, d’une part, le fluide surchauffé, acide (pH 3-4), chargé en éléments minéraux dont beaucoup sont toxiques (métaux lourds, sulfures, composés radioactifs), dépourvu d’oxygène, et, d’autre part, l’eau de mer froide, mieux oxygénée et dont le pH est légèrement basique 1. Les organismes procaryotes (bactéries et archaebactéries) ne résistent pas à des températures allant au-delà de 100 °C. Les organismes eucaryotes pluricellulaires sont limités à des températures inférieures à 55 °C.

(pH 7,9). La géométrie de cette zone est complexe, le fumeur étant lui-même entouré de nombreux évents tièdes dont la température est intermédiaire : ainsi de l’eau hydrothermale qui résulte du mélange est émise par les fissures dans le basalte et à travers les éboulis (Encart « Les émissions hydrothermales »). Ce mélange entre deux fluides aussi différents produit des précipitations minérales et de fortes turbulences qui se traduisent par des variations rapides de la température et de la chimie du milieu en un point fixe. 3.1. La vie sans Soleil : la chimiosynthèse En l’absence de photosynthèse, quelle est l’explication de la richesse biologique du milieu hydrothermal ? Deux hypothèses ont été émises pour expliquer la richesse pondérale étonnante de ces « oasis des profondeurs » : – la matière organique qui sédimente de la surface vers les sources hydrothermales serait concentrée par advection. L’étude des rapports isotopiques naturels du carbone dans la matière organique a permis d’écarter cette hypothèse. En effet, le rapport entre les isotopes 12C et 13C, qui est constant dans le CO2 atmosphérique, est modifié lors de son incorporation dans la matière organique en fonction des voies de synthèse utilisées, puis reste presque constant lors de son passage à travers la chaîne alimentaire. On mesure en fait une déviation d13C du rapport isotopique par rapport à une

Dans certaines zones de dorsales océaniques, ont été découverts de véritables champs hydrothermaux : cheminées et fumeurs se dressent ici et là au fond de l’océan, témoignant d’une activité intense et dont l’environnement semblait hostile à toute vie… jusqu’à la découverte des oasis hydrothermales. Tout commence lorsque l’eau de mer se fraie un passage à travers les fissures de la croûte océanique et descend jusqu’à plusieurs centaines de mètres de profondeur. Lors de son parcours à travers les roches profondes, elle se réchauffe et s’enrichit d’une multitude de métaux et de divers éléments chimiques. Ainsi, progressivement, l’eau de mer froide se transforme en fluide hydrothermal. Moins dense, ce fluide peut ensuite remonter en certains points, à l’axe des dorsales. Arrivé à la surface, il peut être rapidement dilué par l’eau de mer environnante froide, et une partie des minéraux qu’il contient précipite pour former les impressionnants édifices hydrothermaux que nous observons au fond des océans (voir encart « Les paysages des fonds marins, Chapitre de Y. Fouquet). Dans d’autres cas, lorsqu’il ne subit pas de dilution, le fluide émis est chaud (typiquement à 350 °C), dépourvu d’oxygène (anoxique), acide (pH voisin de 3) et plus ou moins salé. Il est très riche en éléments tels que les sulfures (en particulier le sulfure d’hydrogène), le méthane, le dioxyde de carbone, l’hélium, l’hydrogène et de nombreux éléments normalement peu représentés dans l’eau de mer (lithium, manganèse, fer, baryum, cuivre, zinc, plomb, silice). Il ne contient que très peu de sulfates, de nitrates, de phosphates et de magnésium [4]. Au moment où le fluide pur est émis sous l’effet de la pression, les sulfures polymétalliques précipitent lors du mélange avec l’eau de mer pour former un fumeur noir (Figure 6 et Figure 7) et parfois des édifices hydrothermaux.

Du minéral à la vie : les oasis des grands fonds

LES ÉMISSIONS HYDROTHERMALES

Deux facteurs principaux agissent sur la composition chimique des fluides : d’une part la composition des roches sous-jacentes (volcaniques ou mantelliques), d’autre part la profondeur d’émission qui peut entraîner des phénomènes de séparation de phase (saumures et fluides enrichis en gaz).

Figure 7 Spectacle d’une cheminée crachant un fumeur noir, par 3 000 mètres de profondeur sur le site Logatchev de la ride médio-atlantique. 125

La chimie et la mer

référence. Le carbone photosynthétique « normal » qui sédimente dans les grands fonds sous forme de particules, a un d 13C compris entre – 22 et – 15 ‰. La faune abyssale extérieure au milieu hydrothermal profond, qui tire sa nourriture de ces particules, a un d 13C compris entre – 25 et – 17 ‰ [3]. Par contre, les rapports isotopiques du carbone des organismes vivant à proximité des sources hydrothermales sont compris entre – 15 et – 9 ‰, ou entre – 38 et – 30 ‰ pour les bivalves. – la matière organique serait produite localement par une voie biologique en utilisant une énergie autre que l’énergie lumineuse. Des bactéries se développeraient en utilisant l’énergie géothermique pour synthétiser de la matière organique à partir de l’eau et du CO2 dissous selon un processus aujourd’hui connu sous le nom de chimiosynthèse bactérienne (Encart « La chimiosynthèse bactérienne »).

126

Bien que la chimiosynthèse soit connue depuis longtemps, nul ne suspectait son importance écologique avant la découverte des sources hydrothermales profondes. L’eau hydrothermale turbide qui est expulsée des évents tièdes des Galápagos contient 1 à 100 millions de cellules bactériennes par millilitre, c’est-à-dire autant que dans les eaux côtières les plus chargées. La diversité microbienne taxinomique et métabolique est très importante dans ce milieu où bactéries et archaebactéries colonisent

pratiquement toutes niches écologiques !

les

3.2. Le ver Riftia : une drôle de créature des oasis hydrothermales L’hypothèse, fondée sur le transfert de la matière organique synthétisée par les bactéries libres vers des hétérotrophes organismes filtreurs ou mangeurs de dépôts, a été rapidement remise en cause par l’étude du ver géant Riftia pachyptila, qui forme les biomasses les plus importantes autour des évents (Figure 9), (pour revue [6]). En effet, ce ver est une créature bien singulière car il ne possède ni bouche, ni anus, ni tube digestif. Le tube que le ver sécrète et dans lequel il passe son existence, constitue une sorte de squelette externe semi rigide constitué de chitine associée à des protéines. L’organe d’échange entre le ver et le milieu est le panache branchial. Il est formé par un axe central sur lequel s’insèrent des lamelles branchiales qui résultent de la fusion de filaments abritant une boucle sanguine qui transporte un sang riche en hémoglobine. Extérieurement, le tronc est une poche indifférenciée qui abrite les glandes sexuelles et un organe massif contenu dans les cavités cœlomiques, le « trophosome » (littéralement « le corps nourricier »). Le trophosome, qui représente 15 % du poids du corps, est fait d’un tissu richement vascularisé ; il est formé de lobules organisés autour de capillaires sanguins et il est constitué de cellules à vacuoles

renfermant de petites bactéries (1-9 μm de diamètre). Un seul type de bactérie représente plus de 90 % de la population ; il appartient au groupe des bactéries pourpres. Le trophosome n’étant pas ouvert sur l’extérieur, on peut s’interroger sur le fonctionnement de ce tissu nourricier. Les premières études portèrent sur la recherche dans le trophosome des enzymes diagnostiques de l’autotrophie et en particulier de la RuBisCO qui catalyse la condensation du CO2 dans le cycle de Calvin-Benson au cours de la chimiosynthèse. D’autres enzymes comme l’ATP sulfurylase et l’APS réductase, qui ont aussi été recherchées, permettent de déterminer le « carburant » des synthèses bactériennes. Cependant, un obstacle majeur demeurait à résoudre concernant le transport des métabolites (CO2, O2, H2S, NO32-…) dont certains sont des toxiques des chaînes respiratoires2. C’est à l’évidence par le système circulatoire très développé que s’effectue le transport : les métabolites sont absorbés au niveau du panache branchial, véhiculés par le sang vers le trophosome où ils sont délivrés aux bactéries qui en retour fournissent la matière organique au ver. Le ver Riftia forme donc avec ses bactéries une symbiose fermée.

Dans ce monde abyssal sans lumière, les bactéries se substituent aux plantes vertes et la chimie remplace le soleil. Dans le milieu océanique profond, l’absence de lumière ne permet pas aux plantes de synthétiser de la matière organique par photosynthèse en utilisant l’énergie lumineuse. La matière organique est en fait produite par une autre voie biologique, la chimiosynthèse. Dans le milieu hydrothermal vivent des bactéries capables de réaliser des réactions chimiques d’oxydation, qui nécessitent à la fois un donneur d’électrons et un accepteur (ou puits) d’électrons. Les donneurs d’électrons inorganiques peuvent être l’hydrogène, des composés soufrés (sulfure d’hydrogène H2S, thiosulfate S2O32-, soufre S0), l’ammoniac NH3, les nitrites NO2-, les ions ferreux Fe2+ et peut-être l’ion manganèse Mn2+. Les puits d’électrons peuvent être l’oxygène O2, les nitrates NO3-, les sulfates SO42- ou même le dioxyde de carbone CO2.

Du minéral à la vie : les oasis des grands fonds

LA CHIMIOSYNTHÈSE BACTÉRIENNE

La plupart de ces bactéries, dites « chimiotrophes », oxydent les composés soufrés en utilisant l’oxygène, selon la réaction globale (1). L’oxygène est d’origine photosynthétique et provient de l’eau de mer. Les composés soufrés sont d’origine géothermale : ils sont issus des fluides émis par les cheminées hydrothermales. Oxydation (1) 2 H2S

+

Donneur

2 SO42-

4 O2 Puits

bactéries chimitrophes

+

4 H+

Énergies chimiques

Même dans une eau peu oxygénée, les réactions d’oxydation peuvent aussi exister en anaérobiose en utilisant le dioxyde de carbone comme puits d’électron et l’hydrogène comme donneur d’électron, selon la réaction globale (2), qui conduit à la production de méthane : il s’agit d’un processus de méthanogenèse. Dans ce cas, le dioxyde de carbone est à la fois source de carbone et puits d’électrons. Ici, la synthèse organique est complètement indépendante de l’énergie solaire puisque le dioxyde de carbone et l’hydrogène sont originaires du manteau terrestre. Oxydation

2. Certains métabolites, comme l’hydrogène sulfuré H2S, inhibent la « cytochrome c-oxydase » et sont connus pour se lier irréversiblement avec la plupart des hémoglobines en formant une sulfhémoglobine incapable de transporter l’oxygène : d’où un blocage de la respiration.

(2) 4 H2 Donneur

+

CO2 Puits

CH4

+

2 H2O

bactéries chimiotrophes

De nombreux composés d’origine hydrothermale peuvent être employés par différents micro-organismes dans la

127

La chimie et la mer

chimiosynthèse (Tableau 1). Toutes ces transformations (métabolismes) sont probablement présentes dans le milieu hydrothermal, mais certains types de souches bactériennes n’ont pas encore été isolés [5]. Tableau 1 - Les métabolismes microbiens détectés ou possibles dans les sites hydrothermaux profonds chez les bactéries (eubactéries et archaebactéries). Donneur d’électron 2-

0

S , S , S2O3

2-

Puits d’électron 0

2

Micro-organismes Batéries sulfo-oxydantes

S2-, S0, S2O32-

NO3–

Bactéries dénitrifiantes sulfo-oxydantes

H2

02

Bactéries oxydant l’hydrogène

H2

NO3–

Bactéries denitrifiantes oxydant l’hydrogène

H2

S0, SO42–

Bactéries soufre réductrices et sulfato-réductrices

Ainsi, les réactions de chimiosynthèse produisent de l’énergie chimique sous forme d’électrons, laquelle est alors convertie en énergie biologique de la manière suivante : les électrons sont pris en charge par un cytochrome de la bactérie, qui les convertit en une molécule riche en énergie, l’ATP (adénosine triphosphate). Cette molécule est ensuite utilisée comme « carburant » dans des réactions de synthèse de matière organique, au cours desquelles le CO2 est transformé en sucre, consommable par la faune. Le processus-clé qui intervient dans ces réactions est le cycle de Calvin-Benson. Les réactions chimiques de ce cycle sont communes à certaines réactions de la photosynthèse, celles qui sont indépendantes de la lumière (Figure 8)3.

Figure 8 Photosynthèse et chimiosynthèse. Dans les oasis hydrothermales, les bactéries utilisent les substances chimiques crachées par les cheminées pour synthétiser la matière organique, qui va permettre la vie dans les profondeurs obscures. 3. Notons que d’autres voies comme le cycle de Krebs inverse ont aussi été mises en évidence comme alternatives au cycle de Calvin-Benson. 128

L’hémoglobine de Riftia est très différente de celle de l’homme. Elle est composée de trois molécules différentes d’hémoglobines extracellulaires dont une est géante, de fort poids moléculaire (2 millions) et de structure très complexe (180 chaînes polypeptidiques). Les sulfures sont en concentration très faible au niveau du panache, à la limite de la détection (inférieure à 3 μM), mais les hémoglobines permettent au ver de concentrer les sulfures du milieu ambiant par un facteur de deux ordres de grandeur [7]. Une liaison réversible hémoglobine-sulfure permet ainsi de maintenir très basse la concentration en sulfures libres dans le sang et donc d’éviter l’empoisonnement des chaînes respiratoires. La molécule d’hémoglobine géante a la capacité de lier simultanément et d’une manière réversible, sur deux sites de fixation différents et indépendants, des molécules d’oxygène et de sulfure. Une moitié du carbone inorganique nécessaire à la symbiose provient du recyclage du métabolisme du système symbiotique luimême. L’autre moitié doit être évidemment acquise à partir du milieu environnant. Dans le milieu extérieur, le CO2 est sous forme de gaz dissous. Son pompage vers le milieu intérieur reste encore mal compris mais semble être le fait d’un processus de diffusion à l’interface puisque la pression partielle du dioxyde de carbone est élevée dans le milieu. Au niveau des cellules branchiales, le CO2 est transformé en ion bicarbonate

Du minéral à la vie : les oasis des grands fonds

par une enzyme, l’anhydrase carbonique. Ces ions bicarbonates sont transportés dans la circulation, sans doute liés à une molécule protéique de faible poids moléculaire. Les protons H+ qui sont en excès dans le sang sont éliminés au niveau des membranes par une pompe à protons qui permet de maintenir le pH sanguin aux environs de 7,5. Certains modélisateurs ont montré qu’un système symbiotique fermé comme celui de Riftia et de son symbiote pourrait être beaucoup plus efficace qu’un système disjoint ingestion/digestion/excrétion.

3.3. Des écosystèmes hydrothermaux de plus en plus surprenants C’est à la généralisation de ces symbioses entre bactéries chimiosynthétiques et invertébrés que l’écosystème hydrothermal doit sa richesse : en effet, ces symbioses trophiques constituent les populations structurantes de ces milieux et se développent sous forme de « récifs » organiques où se nourrissent des espèces de petite taille. Des symbioses trophiques ont été observées par la suite dans différents groupes zoologiques présents dans ces communautés, comme les bivalves Mytilidae (Figure 10) et Vesicomyidae et les gastéropodes Provannidae. Des symbioses externes plus énigmatiques sont aussi observées chez les vers annélides (Figure 11) et les crustacés. Constituées par des populations complexes de bactéries filamenteuses, elles pourraient être impliquées dans la nutrition mais aussi

dans la détoxication de leur micro-environnement (tube ou chambre branchiale) en transformant les sulfures en sulfites moins toxiques.

Une population de Riftia pachyptila, ver géant (annélide polychète, siboglinide) sur la ride du Pacifique oriental.

Aujourd’hui, après trente années d’exploration, différentes communautés d’organismes ont été localisées sur les rides océaniques rapides et lentes, dans le Pacifique, dans l’Atlantique et dans l’océan Indien, dans les bassins arrière arc du Pacifique Ouest, sur les arcs volcaniques et certains guyots actifs. Dans toutes ces zones

Une moulière à Bathymodiolus thermophilus sur le site Rainbow de la ride médio-Atlantique (2 300 mètres). Ces moules vivent en symbiose avec des bactéries sulfoxydantes et méthanotrophes qui se développent dans les cellules de leurs filaments branchiaux.

Figure 9

Figure 10

129

La chimie et la mer

et géochimique est évidemment très différent : l’escarpement de Floride est un tombant calcaire qui s’étend sur plus de 1 000 mètres de profondeur avec une pente de plus de 40°. Des saumures riches en sulfures, en ammoniac et en méthane sourdent de ce tombant dans la zone de contact avec le sédiment hémipélagique du delta du Mississipi. C’est ainsi qu’à partir de ces saumures, la chaîne alimentaire fondée sur la chimiosynthèse bactérienne s’était développée.

Figure 11 Le ver de Pompéi sécrète ses tubes sur les parois des cheminées actives de la ride du Pacifique oriental. Sa face dorsale porte des épibioses bactériennes dont le rôle fonctionnel est toujours débattu.

d’accrétion ou de volcanisme, des communautés sont associées à l’activité hydrothermale (pour revue [8]). Plus de 500 espèces animales appartenant à 12 embranchements ont été décrits de 97 champs visités [9]. 3.4. Quand les sources froides se laissent prendre au jeu de la chimiosynthèse

130

Quelques années après la découverte des écosystèmes hydrothermaux, les explorateurs n’étaient pas au bout de leurs surprises. En effet, ils ne tardèrent pas à découvrir par 3 270 mètres de profondeur, à la base de l’escarpement de Floride, d’autres communautés très denses d’organismes. Dominées par les vers et les bivalves, ces communautés rappelaient à l’évidence celles qui se développent dans le Pacifique oriental autour des sources hydrothermales (Figure 12). Le contexte géomorphologique

Depuis la découverte des communautés liées aux sources froides, que l’on appelle familièrement les « cold-seeps », de très nombreuses communautés homologues ont été signalées dans différents contextes géomorphologiques, que ce soit les marges actives, en particulier les prismes d’accrétion où des fluides riches en méthane sont expulsés par compaction du sédiment (par exemples le prisme d’Oregon, le prisme de Nankai, le prisme des Barbades), mais aussi dans des situations plus complexes comme celle de la Baie de Monterey, des marges érosives du Pérou, des volcans de boue des fosses du Japon, des Kouriles, volcans de boue de Méditerranée orientale ou les marges passives, en particulier le golfe du Mexique, zone très riche en pétrole et en gaz – les communautés sont souvent associées aux hydrates de méthane ! (voir le Chapitre de J.-L. Charlou) –, Golfe de Guinée, marge angolaise, marge de Californie, marge passive de la Caroline du Nord, failles

Du minéral à la vie : les oasis des grands fonds

transformantes du golfe de Californie… pour ne pas tout citer (pour revue [10]). Dans toutes ces zones, les fluides émis sont principalement caractérisés par une très forte concentration en méthane et en général une faible concentration en sulfures (sauf dans le cas de l’escarpement de Floride et dans la baie de Monterey). Le méthane peut se trouver sous forme de gaz ou d’hydrate de méthane. Dans les zones superficielles, sa présence peut se manifester sous forme d’une profusion de bulles, fascinantes pour les explorateurs qui passeraient par là. Les espèces dites thiotrophes, qui ne trouveraient pas dans les fluides émis les sulfures nécessaires à leur survie, peuvent en revanche se servir du côté des sédiments, où se produit une réaction chimique de réduction des sulfates, couplée à l’oxydation du méthane – c’est la « méthanogenèse inverse ». Cette réaction peut être effectuée par des consortiums microbiens formant des symbioses qui associent des agrégats denses de cellules archaebac(méthanogènes) tériennes entourés par une couche de bactéries sulfato-réductrices. La méthanogenèse se résume par la réaction globale : CH4 + SO4 → HCO3- + HS- + H2O. Si les communautés des « coldseeps » sont alimentées par la chimiosynthèse et sont riches en systèmes symbiotrophiques (couples symbionte/ symbiote) très voisins de ceux décrits des sources hydrothermales, ils sont aussi, du fait de leur situation, alimentés par la matière organique terrigène et par un flux pélagique

souvent important. La toxicité moindre du fluide permet à des espèces bathyales (de la zone bathypélagique, voir Figure 2) de pénétrer dans l’écosystème conduisant à des peuplements beaucoup plus diversifiés que dans les sites hydrothermaux profonds. Des groupes zoologiques presque absents des sources hydrothermales peuvent ainsi constituer des peuplements très importants, comme l’éponge carnivore Cladorhiza qui est associée à des bactéries méthanotrophes. Cependant, leur étude n’est encore que dans son enfance et les campagnes menées par exemple actuellement sur la marge africaine montrent combien ces peuplements sont riches et diversifiés. L’étude des parentés entre les espèces hydrothermales et celles des « cold-seeps » démontre que des échanges ont eu lieu au cours de l’évolution entre ces milieux et que les zones de suintements ont pu servir de zones relais pour la dissémination des espèces hydrothermales ou

Figure 12 Sur la marge de l’Angola, les peuplements du site Regab, situé par 3 150 mètres de profondeur, présentent les mêmes caractéristiques faunistiques et fonctionnelles que les communautés hydrothermales.

131

La chimie et la mer

dans certains cas de sources de peuplements.

3.5. Les cadavres de baleines : une mine pour la biodiversité

a)

b)

c) Figure 13 132

Les cadavres de baleines : un écosystème à part entière.

On a découvert d’autres milieux encore plus surprenants, alimentés par la chimiosynthèse bactérienne : les grands cadavres de cétacés qui coulent en grande profondeur (Figure 13). Alors qu’ils effectuaient une étude de routine, les pilotes de l’Alvin découvrirent sur le fond, par 1 240 mètres, dans le bassin de Santa Catalina (Californie), le squelette d’une baleine d’une vingtaine de mètres de long. Les os de baleines sont très riches en lipides (jusqu’à 60 % du poids) et suintent doucement dans le sédiment. L’enrichissement du sédiment avoisinant est considérable et correspond à l’apport d’environ 5 000 années de flux particulaire d’origine pélagique. La dégradation microbienne génère des sulfures à partir de la réduction des sulfates et de la putréfaction de la matière organique. On a observé près de ces cadavres de baleine des mattes4 microbiennes3 de Beggiatoa et plus de quarante espèces d’invertébrés, presque tous endémiques (spécialisés et absents du sédiment environnant) ! Ces communautés liées aux cadavres comprennent des espèces vivant en symbiose avec des bactéries chimiosynthétiques. Il a été suggéré par différents auteurs 4. Une matte microbienne est une épaisse couche de microorganismes.

Si cela reste contestable pour l’époque présente (les distances taxinomiques sont très élevées et aucune espèce n’est commune entre ces milieux), il est probable que ces organismes liés aux grands cadavres ont eu dans les temps géologiques une importance beaucoup plus grande (profusion de grands cadavres de reptiles marins

au Crétacé par exemple) et ont pu constituer une voie de dissémination des peuplements fondés sur la chimiosynthèse bactérienne. On retrouve aussi aujourd’hui des parentés taxinomiques entre les organismes de sources hydrothermales, des « cold-seeps » et la faune qui se développe sur les bois coulés en zone tropicale. Il existe donc bien un ensemble de communautés liées à la chimiosynthèse qui ont des traits communs aussi bien au niveau de la taxinomie qu’au niveau fonctionnel.

Du minéral à la vie : les oasis des grands fonds

que ces communautés opportunistes pouvaient servir de « pierre de gué » pour des espèces spécialisées des sources hydrothermales et des « cold-seeps » [11].

La mer tout un univers habité encore mystérieux Ces quelques exemples de découvertes récentes réalisées dans ce « monde sans soleil » démontrent combien notre connaissance du milieu profond est embryonnaire : moins du millième de la surface de l’océan profond a été aujourd’hui exploré avec des moyens modernes d’étude. La découverte des communautés d’organismes liés à l’hydrothermalisme constitue une révolution pour la biologie marine, non qu’elle change notre vision des grands cycles biogéochimiques mais elle a permis de : 1) réévaluer le rôle de la chimiosynthèse dans l’océan ; 2) montrer que l’océan profond qui constitue la grande majorité de notre Planète n’était pas le domaine quasi-désertique que l’on croyait, mais était constitué d’une mosaïque d’habitats ; 3) redéfinir les limites de la vie sur la Planète en particulier dans le domaine de l’ultrathermophilie microbienne.

133

La chimie et la mer

Il ne fait pas de doute que l’exploration de l’océan profond, la dernière frontière de l’humanité, comme l’avait dit le Président Clinton, nous apportera dans les années à venir de nouvelles informations sur la biodiversité et l’évolution du monde vivant, et ses relations avec l’hydrosphère et la géosphère.

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médicaments

mer

de la espoir ou illusion ? Le milieu marin a toujours fasciné l’homme et depuis quelques décennies, il apparaît de plus en plus comme l’inépuisable réservoir de ce qui nous manque ou manquera sur Terre. Après avoir servi comme voie de communication, comme source de nourriture, nous avons vu que l’océan est présenté comme le nouvel Eldorado de la recherche de nouvelles sources d’énergie ou de matières premières (Chapitres de Y. Fouquet, G. Herrouin et J.-L. Charlou). Depuis que l’homme s’aventure sous sa surface, sa richesse en espèces vivantes – la biodiversité – est de plus en plus manifeste. On connaît tous les milieux coralliens richement colorés et peuplés des mers chaudes et transparentes, mais on connaît aussi l’étonnante diversité de quelques oasis thermales des grands fonds, oasis si l’on peut s’exprimer ainsi car en ces lieux sans lumière, il règne des températures pouvant dépasser les cent degrés et des pressions considérables, comme en témoigne le chapitre précédent. Sur Terre, derrière la biodiversité, se cache la diversité chimique – la chimiodiversité

– c’est-à-dire un ensemble de substances élaborées par le vivant et nécessaires à sa vie ou à sa survie ; on les appelle parfois les molécules de la vie. Ce sont pour leur plus grande part des molécules organiques, souvent très complexes, élaborées à partir de matières premières simples trouvées dans l’alimentation des organismes en faisant appel à des « cascades de réactions enzymatiques ». On compte actuellement un peu plus de 300 000 substances naturelles « terrestres » ; se peut-il qu’il y en ait autant ou davantage sous l’eau ? Ces substances seraient-elles différentes des autres ? Autant de questions auxquelles il était difficile de répondre il y a un demi-siècle, car l’exploration chimique des fonds marins débutait à peine.

Des molécules d’origine marine aux propriétés étonnantes !

1

On a eu assez rapidement une bonne estimation de la valeur du « patrimoine » organique marin grâce à des travaux pionniers sur des toxines marines. Arrêtons-nous sur deux exemples. Le premier est celui de la toxine du fugu, un poisson-

Georges Massiot Les médicaments de la mer : espoir ou illusion ?

Les

La chimie et la mer

LA TÉTRODOTOXINE

Figure 1 La tétrodotoxine, redoutable poison du fugu, ce poisson-coffre étant lui-même un redoutable plat de la gastronomie japonaise !

La tétrodotoxine

136

coffre, grande délicatesse de la cuisine japonaise. Il requiert une éducation spéciale des rares chefs diplômés ayant le droit de découper ce poisson, en vue de le servir sans risque d’empoisonner le client. En effet, son foie et ses ovaires contiennent une redoutable substance nommée la tétrodotoxine (Encart « La tétrodotoxine » et Figure 1). Cette substance est bien complexe, avec ses nombreux cycles qui « s’enchevêtrent » et sa richesse inhabituelle en hétéroatomes (oxygène, azote…). L’élucidation structurale de cette molécule peu commune a pris de nombreuses années à cause notamment de l’impossibilité d’en préparer quelque

dérivé que ce soit sans provoquer un effondrement architectural fatal à la molécule. Inutile de dire qu’une fois la structure connue, la molécule a continué à faire de la résistance face à de nombreux chimistes qui avaient osé la prendre pour cible dans leurs travaux de synthèse au laboratoire ! Le mécanisme d’action de ce poison est maintenant connu : il bloque de façon très efficace les canaux calciques, provoquant la mort par atteinte du système nerveux et arrêt respiratoire. À faible dose, à celle du poison contenu dans les restes du poisson et qui servent à faire une soupe réservée aux gourmets avertis, il paraît qu’elle pique la langue. On a reparlé de cette substance il y a une vingtaine d’années dans un ouvrage traitant des recettes de « zombification » en Haïti [1] : le poissoncoffre entre toujours dans la composition du poison et la tétrodotoxine ne doit pas être étrangère à l’abrutissement prolongé qui caractérise les victimes de ce procédé. La seconde toxine est associée à un phénomène bien connu sur la côte Est des États-Unis et appelé « marées rouges ». Cette coloration du littoral est liée à la multiplication dans des conditions météorologiques favorables de micro-algues dinoflagellées, Gonyaulax tamarensis, ou encore d’Alexandrium (Encart « La saxitoxine, STX » et Figure 2). Elles provoquent des intoxications sévères après consommation des produits de la mer ayant ingéré l’algue en question, et ces observations ont suscité de nombreux travaux sur les

LA SAXITOXINE, STX

Les médicaments de la mer : espoir ou illusion ?

plans fondamentaux et appliqués. Sur le plan fondamental, ce sont les chimistes qui se sont attachés à isoler et déterminer la structure de la molécule – appelée saxitoxine, STX – et à titre d’observateur privilégié de ce type de travaux lors d’un séjour aux États-Unis, je puis révéler les conditions pour le moins extraordinaires dans lesquelles la substance a été isolée. Il s’agissait de chromatographie sur colonne, comme il s’en pratique partout dans les laboratoires de chimie organique, mais le détecteur, ici mille fois plus sensible que la couche mince habituelle, était… la souris. Sur la paillasse, au pied de la colonne, il y avait des souris, qui chacune recevait une fraction aliquote des « éluats » sortant de la colonne, et l’unité souris était la quantité de toxine capable de tuer une souris en une minute ! Parfois dans une fraction il y avait 10 000 unités souris, de quoi faire trépasser 10 000 de ces rongeurs dans la minute. Cela a été une méthode fort efficace pour purifier la STX, permettant ensuite son analyse structurale : celle-ci a révélé une structure de petite taille hautement fonctionnalisée et comportant la rare fonction « hydrate de cétone », ce qui n’est guère étonnant pour une molécule préparée dans l’eau. Des applications, il en a germé immédiatement dans les cerveaux de la CIA, qui eurent tôt fait d’en préparer une dizaine de grammes, en cas de nécessité pour le service. À la faveur d’une alternance, l’agence fut priée de rendre le produit à des études plus classiques et le produit prit

Figure 2 La saxitoxine (STX), toxine des dinoflagellées Gonyaulax tamarensis, ces algues responsables du phénomène des marées rouges.

La saxitoxine

le chemin d’un coffre-fort de l’université où je me trouvais à l’époque. Pendant des années, il avait été tenté d’apprivoiser la STX et d’en faire quelque chose d’utile, comme un anesthésique de très longue durée. Le produit n’étant pas facile à manipuler, l’idée fut abandonnée, non sans quelque expérimentation.

137

La chimie et la mer

l’eau, un milieu qui dilue tout, il faut disposer de puissantes toxines.

2.1. Apprivoiser les molécules : premières tentatives Figure 3 Deux anémones de mer rouges, l’une repliée sur elle-même, l’autre laissant flotter quelquesunes de ses tentacules, à côté d’un escargot de mer dans un trou d’eau.

Figure 4 Bernard-l’ermite (a) et escargot de mer (b), des macro-organismes marins qui ne se déplacent pas vite : les prédateurs les auront vite repérés !

138

2

Tirer profit des molécules de la mer ?

Il y avait donc des molécules de valeur dans la mer ! Petit à petit allait se constituer une communauté de chimistes capables d’isoler ces molécules extraordinaires, présentes en infimes quantités mais dotées de propriétés remarquables, comme celles que nous venons de voir. Un très gros effort allait être dédié aux macro-organismes marins, ces éponges, ascidies, escargots et lièvres de mer, et ils se disaient : « si c’est mou (sans carapace), lent (incapable de se sauver) et paré de couleurs vives, cela doit être capable de se défendre » (Figures 3 et 4). Le grand principe était énoncé, puisque si ces organismes tout mous savent se défendre, c’est qu’ils disposent d’un équipement chimique hors du commun, car pour se défendre chimiquement dans

a)

Voici quelques molécules représentatives des sommets atteints par les chimistes : la palytoxine (Encart « La palytoxine » et Figure 5) et la brevetoxine B (Encart « Quelques molécules représentatives des progrès de la chimie »), molécules qui étaient considérées en leur temps comme les monts Everest de la chimie organique. Comme le mont en question, elles ont été vaincues, c’est-à-dire synthétisées en laboratoire ; comme l’Everest, elles restent, vingt ans après leur isolement, uniques et les molécules les plus compliquées jamais vues. Une autre substance à examiner est un clin d’œil à l’ancien maître de céans, le regretté Pierre Potier, qui voyait dans le lagon calédonien une nouvelle source de médicaments et qui a fait de la girolline (voir encart « Quelques molécules représentatives des progrès de la chimie »), son cheval de

b)

Les médicaments de la mer : espoir ou illusion ?

LA PALYTOXINE

Figure 5 Les Palythoa sp, renfermant dans leur tissu la palytoxine, tapissent des zones rocheuses en compagnie d’algues calcaires.

OH O

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L’une des plus grosses molécules naturelles synthétisées par l’homme

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139

La chimie et la mer

QUELQUES MOLÉCULES REPRÉSENTATIVES DES PROGRÈS DE LA CHIMIE O HO

OH N

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La girolline

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La vidarabine

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La cytarabine

bataille marin. C’est une molécule de taille beaucoup plus modeste que les autres, mais douée d’une toxicité vis-à-vis des cellules qui lui permettait d’entrevoir un avenir thérapeutique. Plusieurs centaines de kilos de la source, une éponge à allure de girolle, une espèce nouvelle à l’époque, et des travaux de synthèse organique, réalisés à l’ICSN1 et chez Rhône-Poulenc,2 ont permis de disposer d’assez de matière pour réaliser des études cliniques de Phase II (voir l’encart « Les essais cliniques d’une molécule »). Le responsable de ce programme en a gardé un assez mauvais

140

H

1. ICSN : Institut de chimie des substances naturelles (CNRS), à Gif-sur-Yvette. 2. Actuellement Sanofi-Aventis.

souvenir, affirmant qu’à cause des effets de la molécule sur le système nerveux central, certains patients préféraient ne pas être traités. Le problème n’a pas été résolu et la molécule semble définitivement abandonnée. 2.2. De la molécule au médicament On a donc des molécules dans la mer, des simples et des complexes et dotées d’une activité biologique certaine. A-t-on des médicaments pour autant ? Deux brefs rappels : comment fait-on un médicament et quelles sont les qualités requises d’un produit naturel pour devenir un médicament ? Pour faire un médicament, il faut dépenser beaucoup d’argent et les

1. Que le produit dispose d’une certaine activité biologique. 2. Que son mécanisme d’action se démarque de celui des produits concurrents. 3. Que l’on puisse bâtir autour du produit une propriété intellectuelle solide.

LES ESSAIS CLINIQUES D’UNE MOLÉCULE Étude de phase I : les essais sont menés sur un nombre limité de sujets sains, sous strict contrôle médical. L’objectif est d’évaluer la sécurité d’emploi du produit, son devenir dans l’organisme, son seuil de tolérance ainsi que les effets indésirables, sans mettre en danger des hommes. Étude de phase II : Les essais cliniques sont réalisés sur des patients afin de tester l’efficacité du produit et de déterminer la dose optimale. L’étude consiste à déterminer la posologie et contrôler les effets secondaires. Étude de phase III : Menés sur de larges populations de patients, les essais cliniques de phase III permettent de comparer l’efficacité thérapeutique de la molécule au traitement de référence ou bien à un placebo. Étude de phase IV : les essais cliniques sont réalisés dans des conditions proches de la prise en charge habituelle. Ces essais ont pour objectifs de repérer d’éventuels effets indésirables rares non détectés durant les phases précédentes et de préciser les conditions d’utilisation pour certains groupes de patients à risques.

Les médicaments de la mer : espoir ou illusion ?

industriels ont cherché depuis longtemps à établir des règles qui permettraient d’aller plus directement au but en dépensant moins d’argent : les plus classiques sont les fameuses règles de Lipinsky dont la cinquième règle, la moins connue, dit que les quatre premières ne s’appliquent pas aux substances naturelles [2]. Alors voici les quatre miennes :

4. Que le produit soit disponible. Les quatre règles sont des conditions nécessaires au succès mais il faut ajouter pour le promoteur de l’idée une qualité : une volonté de fer, car nombreuses seront les embûches et ardents les détracteurs ; Pierre Potier, qui a passé deux fois l’obstacle, en savait quelque chose. Le chemin du produit de la recherche au médicament est long : plusieurs années une fois la touche3 détectée afin de l’amener à la tête de série puis au candidat ; entre les deux, il faut faire de la chimie, améliorer la molécule et commencer à faire la démonstration de l’intérêt biologique du produit. On entre après en pré-développement, avec des quantités plus importantes de produit et des contraintes 3. La première marque d’activité, au sortir d’un criblage généralement.

de plus en plus fortes avec la multiplication d’étapes qualifiées de go/no-go : cela passe ou cela casse, en particulier au niveau des études toxicologiques. Arrivent ensuite les phases cliniques proprement dites, la première administration à l’homme, les vérifications de tolérance et de sécurité, la recherche de la dose maximale tolérée, ou dose bioactive, et la démonstration d’activité ou de supériorité par rapport à l’état de l’art. Tout ceci, même mené tambour battant, prend entre dix et quinze ans, pendant lesquels il faut que le produit soit disponible et abordable économiquement, en quantités de plus en plus grandes à chaque étape et il faut bien le dire, le tout coûte au moins un demi-milliard d’euros, quelquefois beaucoup plus [3]. La protection

141

La chimie et la mer

que les brevets nous accordent dure vingt ans, pendant lesquels personne d’autre ne peut exploiter l’invention. Ce brevet ne doit pas être déposé trop tôt pour bénéficier d’une période d’exploitation exclusive intéressante, ni trop tard car gare à la concurrence. En général, on demande un brevet quand on dispose d’un minimum d’informations sur la série et que l’on « sent » avoir quelque chose de valeur entre les mains. 2.3. Succès et embûches de l’industrie pharmaceutique

142

A-t-on réussi à sortir des médicaments de la mer ? Les revues bien faites et les livres nous citent toujours les exemples de la vidarabine et de la cytarabine (voir encart « Quelques molécules représentatives des progrès de la chimie »), dont les premières molécules ont été isolées au début des années 1950 d’une souche de micro-organisme marin. Ces molécules ont ensuite été reproduites chimiquement par synthèse au laboratoire, puis développées en tant que médicaments pour le traitement du cancer. Quelquefois même, on attribue à la baleine la synthèse de l’AZT. Dans ces trois cas, il y a un lien entre la mer et ces molécules, mais ce lien n’est probablement pas direct, et les recherches ayant mené à ces produits ne devaient pas dès le départ avoir été effectuées dans le but de valoriser les produits marins. En fait le seul et bel exemple d’une continuité dans la démarche a été obtenu en 2007 avec l’autorisation de mise sur le marché par les autorités européennes

de Yondelis (trabectedine, ET 743 : Encart « Valorisation d’un produit issu d’organismes marins : la trabectedine » et Figure 6) pour traiter certains sarcomes. Cette réussite est le fait de PharmaMar, une société de biotechnologie espagnole n’ayant pas peur de la chimie, qui a depuis une dizaine d’années entrepris de valoriser les produits issus d’organismes marins comme médicaments dans le domaine du cancer. Dans les premières phases du développement, le produit était issu du tunicier même, Ecteinascidia turbinata, avec un rendement de l’ordre du gramme à la tonne. Actuellement, il est produit par hémisynthèse4 à partir d’un produit de fermentation. Pour la petite histoire, une équipe de l’ICSN vient d’en publier une synthèse totale.5 Cette réussite, qui sera, nous l’espérons pour PharmaMar, accompagnée de plusieurs autres (plusieurs composés sont dans des phases cliniques avancées), est le fruit des efforts d’une société, mais qu’en est-il des recherches fondamentales dans le même but ?

4. L’hémisynthèse est la synthèse d’une molécule réalisée à partir de composés naturels possédant déjà une partie de la molécule visée. 5. La synthèse totale est la synthèse complète d’une molécule organique complexe à partir de composés de départ simples, le plus souvent disponibles commercialement. Elle implique une succession d’étapes chimiques.

Les médicaments de la mer : espoir ou illusion ?

VALORISATION D’UN PRODUIT ISSU D’ORGANISMES MARINS : LA TRABECTEDINE

Figure 6 La trabectedine

Le tunicier Ecteinascidia turbinata.

La recherche pour de nouveaux médicaments

3

3.1. Le cheminement difficile du discodermolide À partir de trois exemples, nous allons tenter d’extraire quelques facteurs de réussite ou d’échec de telles démarches. Comme premier exemple, choisissons le discodermolide, une belle molécule avec un beau nom. Elle est d’une complexité qui pourrait être qualifiée de moyenne et a été en vogue comme cible parmi les chimistes en synthèse organique ; à ce jour, au moins deux équipes françaises ont préparé ce produit. En 2004, la communauté des chimistes de synthèse et celle des produits naturels ont eu leur attention attirée par un article de Chemical and Engineering News relatant la synthèse de 60 grammes du discodermolide (Figure 7) par quarante-trois chercheurs de Novartis, en vingt mois et

trente-neuf étapes. L’article faisait un rappel de l’histoire de ce produit isolé en milieu académique en 1990 et ayant rapidement démontré un intérêt comme agent de stabilisation des microtubules. On était donc dans un mécanisme d’action analogue à celui du taxol, mais avec deux avantages non négligeables : la molécule était un peu plus soluble que le taxol et surtout elle était efficace contre des lignées cellulaires cancéreuses résistantes à ce dernier. Il était aussi dit cependant dans le même article que l’éponge à l’origine de la découverte, Discodermia dissoluta, était rare et que son abondance naturelle estimée

O

Figure 7 Le discodermolide, une cible très prisée par les chercheurs.

O OH OH

OH O OH

O NH2

143

La chimie et la mer

LA BRYOSTATINE

Figure 8 La bryostatine est extraite du Bugula neritina.

La bryostatine

144

L’analogue de la bryostatine (par Paul Wender) aurait à peine suffi à réaliser les essais cliniques préalables au dépôt d’un dossier. C’était le même langage qui avait été tenu quelque dix ans auparavant à propos du taxol, que l’ensemble des ifs du Pacifique présents en Amérique du Nord ne suffirait à produire en quantité suffisante pour traiter les seuls patients des États-Unis. À la suite de ce fait d’armes, la molécule, dont la synthèse avait été annoncée par un tapage médiatique inhabituel dans notre monde, est rentrée dans les souterrains du développement. Plus de nouvelles, jusqu’à l’ajout en

2007 d’une seule ligne dans le tableau de bord de Pharmaprojects : « Discodermolide : discontinued » ! Il va falloir du temps pour connaître la raison exacte de ce sort : peut-être une analyse économique défavorable, mais on peut imaginer que les calculs avaient été faits avant, plus probablement une toxicité de mauvaise augure. 3.2. La bryostatine ouvre des portes Le second exemple, dont nous allons retracer l’histoire, est celui de la bryostatine. La molécule, isolée au

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L’halichondrine B

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E7389 analogue de l’halichondrine B (par Yoshito Kishi)

début des années 1980 par George Pettit à Arizona State (un haut lieu de la recherche sur les substances naturelles marines) provient d’un bryozoaire Bugula neritina (Encart « La bryostatine » et Figure 8). C’est une substance très puissante (une cytotoxicité de l’ordre du picomolaire), mais un rendement d’extraction faible de l’ordre du gramme à la tonne. Le brevet initial date de novembre 1982. En 1988, l’intérêt du groupe BristolMyers-Squibb (BMS) pour la substance était marqué avec le financement de l’extraction de treize tonnes de l’organisme marin pour en fournir 18 grammes. En 1990, première synthèse totale et maîtrise de l’aquaculture. En 1998, BMS se retire du projet et GPC Biotech reprend la main pour obtenir une autorisation de mise sur le marché avec un statut de médicament

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Les médicaments de la mer : espoir ou illusion ?

L’HALICHONDRINE B

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orphelin dans le traitement du cancer de l’œsophage. En 2004, Pharmaprojects nous apprend que toutes les études cliniques sont interrompues. Un analogue simplifié de la bryostatine, conçu et synthétisé par le professeur Paul Wender à Stanford, est en train de faire son chemin. 3.3. L’halichondrine B : bientôt l’aboutissement ? Le troisième exemple concerne une molécule de complexité analogue et tout aussi puissante, l’halichondrine B (Encart « L’halichondrine B »), dont l’isolement et la démonstration de structure se sont échelonnés entre 1985 et 1990. Rapidement, des efforts considérables sont déployés autour de cette molécule : 600 kilogrammes d’éponge Halichondria okadai sont extraits et la purification,

145

La chimie et la mer 146

dont on peut imaginer la complexité, fournit 12 milligrammes de substance. En 1992, Yoshito Kishi à Harvard met au point la première synthèse totale de la molécule. Chemin faisant, il travaille à la préparation d’analogues simplifiés dont l’un, E7389, est breveté en 2001. En 2007, quatorze essais cliniques de phases II et III sont en cours sur cette molécule dont on peut imaginer une prochaine mise sur le marché. Ces trois exemples montrent que tout espoir n’est pas perdu de voir une substance marine augmenter de façon significative l’arsenal thérapeutique dans un avenir proche. Ce qui apparaît de façon évidente est que deux écueils intimement liés doivent être surmontés : le facteur temps et le « sourcing ». La prise d’un brevet, nécessaire à la protection de toute invention exploitable, déclenche un compte à rebours contre lequel on ne peut rien et les financiers feront comprendre rapidement aux chercheurs et développeurs qu’il est illusoire d’attendre d’eux un soutien à des projets dont la courte durée de vie n’assurera pas le nécessaire retour sur investissement. Le développement exigeant des quantités importantes de matériel, c’est sur cet aspect qu’il faut rapidement focaliser les efforts. Les trois exemples que nous venons de voir ont tous fait de la synthèse totale multistade le moyen de régler le problème dans des délais plus ou moins brefs. Les deux derniers exemples sont particulièrement riches d’enseignements car ils font appel à la synthèse d’analogues,

plus simples, donc a priori plus rapides à préparer. Dans les deux cas, la molécule mère a d’abord été synthétisée et, en ce qui concerne la bryostatine, c’est le produit naturel qui a ouvert le chemin, puis l’analogue, dix ans plus tard. Dans le cas de l’halichondrine B, c’est directement l’analogue E7389 qui a été mis en avant par la société Esai.

Des perspectives pour les médicaments de la mer

4

À un niveau comparable d’avancement des produits, citons deux autres exemples de produits naturels marins porteurs d’espoir (Encart « Deux exemples de produits naturels marins porteurs d’espoir » et Figure 9). Le premier est le ziconotide, un petit peptide isolé d’un cône et connu sous le nom commercial de Prialt, car il est arrivé à un stade très proche d’une mise sur le marché. Encore une fois, c’est à sa puissance que cette molécule doit son succès : c’est un analgésique que l’on annonce de cent à mille fois plus puissant que la morphine. Il est produit par le cône pour immobiliser ses proies par une simple injection et l’on retrouve le concept de départ : pour être efficace dans l’eau, il faut que la molécule soit très puissante. Le dernier exemple illustre une nouvelle tendance de la recherche pharmaceutique marine : il s’agit du salinosporamide A, un inhibiteur du protéasome (complexe enzymatique), actuellement en phase clinique II chez Nereus Pharmaceuticals. Cette société, consciente des problèmes de production, s’est délibérément

H-Cys-Lys-Gly-Lys-Gly-Ala-Lys-Cys-Ser-Arg-Leu-Met-Tyr-Asp-Cys-Cys

Thr-Gly-Ser-Cys-Arg-Ser-Gly-Lys-Cys-NH2

Le ziconotide

Les médicaments de la mer : espoir ou illusion ?

DEUX EXEMPLES DE PRODUITS NATURELS MARINS PORTEURS D’ESPOIR

Figure 9 Culture de Salinispora Tropica.

La salinosporamide A

tournée vers la recherche de micro-organismes marins et c’est d’un de ceux-ci – une espèce nouvelle d’ailleurs, Salinospora – qu’est isolé le salinosporamide A. Il apparaît maintenant de plus en plus clairement que la recherche de substances naturelles marines dans l’optique d’en faire des médicaments est en train de prendre une nouvelle tournure : finies les études de macro-organismes, à la fois producteurs en eux-mêmes de métabolites secondaires6 et hôtes de bactéries jouissant de capacités analogues. De plus en plus, on travaillera directement sur ces microorganismes, du moins sur ceux que l’on saura cultiver, problème récurrent dans ce contexte. Ne nous attendons pas à retrouver les mêmes produits car rares sont les cas où du macro-organisme 6. molécules non nécessaires à la survie telles que les flavonoïdes, terpénoïdes ou alcaloïdes.

ont été isolées les bactéries symbiontes productrices des molécules recherchées (le producteur de la bryostatine fait partie de ces exemples). En principe en suivant cette piste, on devrait pouvoir répondre aux problèmes de fourniture et lancer le développement dans des conditions plus favorables. Outre cette facilité de culture, il semble aussi plus facile d’extrapoler, sur ces organismes, des données de génomique au métabolisme secondaire (la métabolomique), c’est-àdire qu’à partir d’un génome, séquencé entièrement ou partiellement, on pourra apprécier la richesse du métabolisme secondaire qui lui est associé (qu’il soit exprimé ou non, d’ailleurs) (rappels dans l’encart « Les gènes et la génomique »). Cette nouvelle branche des substances naturelles alliant les concepts de métabolome, de « genome mining » (on fouille le génome comme les mineurs fouillent la terre) peut être illustrée par une communication parue

147

La chimie et la mer

LES GÈNES ET LA GÉNOMIQUE Tout individu ou espèce possède un matériel génétique appelé génome, encodé dans son ADN, et dont l’expression se traduit par la synthèse des protéines constitutives de l’organisme. C’est la génomique, discipline de la biologie moderne, qui étudie le fonctionnement d’un organisme à l’échelle de son génome. Les protéines de l’organisme se chargent de son fonctionnement grâce à un ensemble bien organisé de réactions chimiques – le métabolisme – en mettant en jeu des métabolites (sucres, acides aminés, acides gras etc.). La métabolomique est la discipline qui étudie ces molécules.

récemment sur le génome de Streptomyces coelicolor et son métabolisme secondaire [4]. En poussant le bouchon un cran plus loin, on arrive aux initiatives récentes de Craig Venter consistant à considérer la biodiversité comme un tout et d’en explorer la diversité sans séparer les espèces, en séquençant des blocs entiers de génomes appartenant au même biotope : la métagénomique. C’est sur les océans que Craig Venter a

Bibliographie [1] Wade Davis (1988). The passage of Darkness, University of North Carolina Press. [2] Lipinski C.A., Lombardo F., Dominy B.W., Feeney P.J. (2001). Adv. Drug Delivery Rev., 46 : 3. 148

décidé d’explorer le concept et depuis quelques années, lui et son bateau, le Sorcerer 2, ont entrepris un tour du monde à la recherche d’échantillons. Il se dit que la biodiversité est bien plus importante encore qu’on ne l’imaginait et ces fragments de génomes révèlent des combinaisons moléculaires riches, variées et originales. Les molécules de demain y sont probablement… À qui elles appartiennent est une autre question.

[3] Colloque « chimie et santé, au service de l’Homme », octobre 2008, www.maisondelachimie. asso.fr [4] Bentley S.D. et al, (2002). Complete genome sequence of Streptomyces coelicolor. Nature, 417, 141.

, la

et la connaître la contamination pour la combattre Les océans et les mers, qui recouvrent les deux tiers de notre planète bleue, sont bel et bien un immense habitat (voir le Chapitre de D. Desbruyères). Nous y avons plongé et découvert que cet univers est extraordinairement bien organisé, avec des interactions complexes et subtiles entre organismes (faune et flore), minéraux (roches et sels) et molécules organiques en suspension dans l’eau. De véritables cycles naturels mettent en harmonie organismes et matière pour faire vivre les écosystèmes de notre planète. Pendant des siècles, l’humanité a considéré que l’océan était une ressource inépuisable, à même de nous nourrir et d’absorber nos déchets sans discontinuer. Au cours des activités humaines sont introduits toutes sortes d’éléments étrangers à la mer, qui conduisent à une dissémination d’une multitude de molécules susceptibles de perturber les équilibres des écosystèmes. Quand la mer est ainsi contaminée, il faut agir pour la sauvegarder. Dès lors, il est fondamental de comprendre les problèmes de

contamination par les substances chimiques pour mieux saisir leurs effets biologiques sur un milieu extrêmement changeant, et à l’interface avec le continent : le milieu côtier.

Prendre connaissance des ennemis de la mer : les contaminants

1

1.1. Quels sont les contaminants de la mer ? La mer regorge de molécules et d’organismes qui participent à la vie et à son équilibre. Toute substance ne participant pas à cet équilibre est un contaminant de la mer. De manière générale, un contaminant de l’environnement a été défini par la Convention internationale Oslo-Paris (OSPAR) comme « toute substance décelée dans un lieu où elle ne se trouve pas normalement »1. Les contaminants peuvent être de natures diverses : 1. La Convention internationale OSPAR définit les modalités de la coopération internationale pour la protection du milieu marin de l’Atlantique du nord-est. Entrée en vigueur le 25 mars 1998, elle remplace les Conventions d’Oslo et de Paris.

Louis-Alexandre Romaña et Michel Marchand L’homme, la chimie et la mer : connaître la contamination pour la combattre

homme chimie mer : L’

La chimie et la mer Figure 1 Le tableau de la classification périodique de Mendeleïev.

152

biologique (virus, bactéries, etc.), radioactive (présence d’une source radioactive), chimique… Un rapide coup d’œil sur la classification périodique de Mendeleïev (Figure 1) permet de se rendre compte de la diversité des éléments chimiques existants : halogènes (chlore, iode…), métaux (potassium, magnésium, chrome, fer, mercure, aluminium, plomb…), métalloïdes (bore, silicium, arsenic, tellure…), lanthanides (cérium, néodyme…), ou encore actinides (uranium, plutonium…). Une grande partie de ces éléments, comme l’aluminium, le magnésium ou le fer, participent au cycle naturel de la vie : ce sont les oligoéléments. Ils sont donc essentiels au fonctionnement des

écosystèmes… mais à des concentrations bien précises. Ainsi, par exemple pour l’oxygène dissous, dès que la concentration est trop faible ou nulle, les conséquences environnementales sur les écosystèmes marins peuvent être catastrophiques, conduisant parfois à des zones mortes, comme c’est le cas dans le golfe du Mexique, à l’embouchure du Mississipi ; si la concentration est trop élevée (comme pour l’aluminium, le cadmium, le zinc…), ces éléments peuvent être considérés comme des contaminants ! On comprend que dès lors qu’une substance chimique, même naturelle, est artificiellement introduite dans la mer, elle peut la contaminer sérieusement et y causer

Les hydrocarbures sont loin d’être les seules substances chimiques à être transportées par l’homme. Parmi les 37 millions de substances actuellement répertoriées dans le monde, 100 000 sont disponibles sur le marché européen, et parmi celles-ci, 2 000 sont systématiquement transportées par voie maritime ! En effet, s’ajoutant aux substances naturelles, les nombreuses substances que l’homme a inventées pour les besoins de ses activités sont venues diversifier les contaminants potentiels de la mer (Figure 2). On peut citer le tributylétain (TBT), utilisé dans les revêtements antisalissures pour protéger les coques des bateaux de l’adhésion d’organismes marins (voir le Chapitre de C. Compère et F. Quiniou). Ce biocide s’est révélé toxique pour les végétaux et d’autres organismes tels que les mollusques, même à des concentrations extrêmement faibles, si bien que les peintures à base de TBT sont aujourd’hui interdites ; et c’est l’irgarol (biocide pesticide et algicide) qui est venu remplacer le TBT, par exemple dans le bassin d’Arcachon. Il présente cependant des effets directs sur le phytoplancton jusqu’aux plantes supérieures, ainsi que des effets indirects sur le pH de

l’eau, et donc sur l’équilibre des écosystèmes locaux. Des problèmes environnementaux et de toxicité sont également survenus avec l’atrazine. Depuis sa première introduction en 1960 au Canada, cet herbicide a été utilisé de façon intensive à travers le monde pour maîtriser les mauvaises herbes dans les champs de maïs, de colza et de bleuet nain. Toxique pour les poissons, les invertébrés d’eau douce et les plantes aquatiques, il a contaminé les eaux de ruissellement, les nappes d’eau souterraine, les rivières et les fleuves. Il est interdit depuis quatre ans dans l’Union européenne. Autres composés issus de l’activité humaine, les dioxines (ou polychlorodibenzodioxines, PCDD) et les furanes : ils se forment par oxydation lors de la combustion incomplète de divers dérivés aromatiques chlorés.

Figure 2 De nombreuses molécules produites par l’homme sont susceptibles de contaminer les eaux et de les polluer.

L’homme, la chimie et la mer : connaître la contamination pour la combattre

de profonds dommages. Les catastrophes écologiques telles que le marées noires sont malheureusement là pour en témoigner (voir le Chapitre de F.-X. Merlin).

153

La chimie et la mer

Par exemple, des dioxines sont émises lors de l’utilisation de moteurs à explosion, de l’incinération de déchets, ou dans les rejets d’usines chimiques et de papeteries. Chimiquement stables et non biodégradables, les dioxines présentent un fort pouvoir contaminant pour les sols et les eaux. Les polychlorobiphényles (PCB) sont des composés organiques de synthèse qui ont été utilisés jusqu’en 1987, notamment dans l’industrie de l’électricité. Ils sont dits persistants et bioaccumulables, c’est-à-dire qu’ils peuvent s’accumuler dans les tissus adipeux de tout organisme animal, du fait de leur grande solubilité dans les graisses. De ce fait, s’ils sont toxiques, ils peuvent agir directement sur les organismes vivants. Enfin, citons les retardateurs de flamme qui ignifugent le matériel et sont utilisés pour la protection des forêts en période d’incendie. Leur composition chimique (produits phosphorés ou bromés) en fait des contaminants potentiels pour l’eau. 1.2. Quelles connaissances scientifiques sur l’état de la contamination marine ?

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En examinant la littérature relative aux contaminations chimiques (terrestres ou maritimes), par exemple en Méditerranée, un point important nous frappe : deux tiers des publications scientifiques concernent les PCB, le dichlorodiphényltrichloroéthane (DDT) – deux substances aujourd’hui interdites

– et les hydrocarbures aromatiques polycycliques. Toutes les autres substances sont encore peu ou non décrites. Il reste donc un effort considérable à fournir pour développer la connaissance des multiples autres substances réellement utilisées dans le monde, aujourd’hui ou dans le passé, pour connaître leurs effets sur l’environnement et leur devenir.

2

Quand survient une contamination…

Le milieu marin côtier est en contact permanent avec de nombreuses activités (transports, effluents urbains, industriels, agriculture, etc.) ; il est de ce fait particulièrement exposé aux contaminations chimiques. Trois caractéristiques particulières en font un milieu très vulnérable : − il s’agit du milieu récepteur ultime de la pollution terrestre. Tout ce qui est produit finit tôt ou tard dans l’océan ; − la zone côtière est très riche en matériels organiques et composés particulaires fins. Par conséquent, elle constitue un enjeu de recherche scientifique majeur : on peut se demander ce que deviennent ces composés au cours de leur passage dans cette interface mer/terre ; − la zone côtière est sujette à de nombreuses activités (pêche, conchyliculture, saliculture, baignade…), qui sont plus ou moins exposées aux contaminations diverses. De ces spécificités émerge donc la nécessité de surveiller et de comprendre ce qui se passe en milieu côtier, afin de

2.1. Des grandes catastrophes pétrolières aux contaminations diffuses : il faut réagir ! Les grands accidents pétroliers choquent toujours autant l’opinion publique, par leur côté spectaculaire et catastrophique. En amont, ces accidents aux hydrocarbures (qui, rappelons-le, sont des substances naturelles), résultent très souvent d’un problème de contrôle et de massification des transports (voir le Chapitre de F.-X. Merlin). En 1996, le transport maritime mondial de pétrole passe essentiellement par deux ou trois routes, dont certaines sont situées en Europe. Globalement, les premiers déversements pétroliers ont d’ailleurs eu lieu dans les eaux européennes. L’activité en Méditerranée est principalement concentrée entre Marseille, Gênes et la côte corse. Les accidents sont plus fréquents dans ces zones, comme cela a été le cas pour le Haven, lequel, suite à une violente explosion d’une citerne le 12 avril 1991, a pris feu et a coulé dans le Golfe de Gênes (Figure 3). De même, la densité de trafic maritime en Manche est responsable d’un certain nombre de catastrophes bien connues : Amoco Cadiz, Erika, Prestige… Les accidents de déversement de plus de 700 tonnes d’hydrocarbures depuis 1970 jusqu’à

nos jours ont conduit les autorités à redoubler d’efforts en termes de contrôles, ce qui commence à avoir des effets : le nombre d’accidents pétroliers diminue. Moins spectaculaires et moins médiatisées que ces grandes catastrophes, les contaminations chroniques et diffuses font des ravages dont le public ne soupçonne pas toujours l’ampleur. Pourtant, les scientifiques les ont bien dans leur ligne de mire, et de plus en plus. Il est maintenant question de contaminants à l’état de traces. En effet, même une concentration minime en contaminant peut avoir des effets sur les organismes vivants, comme le montre le cas des huîtres du bassin d’Arcachon dans les années 1980 (voir le Chapitre de C. Compère et F. Quiniou et la Figure 4). Ce sont ainsi des écosystèmes entiers qui sont contaminés, et tout un équilibre de vie bouleversé. Pour traquer ces contaminants invisibles, il faut être capable de détecter des traces et donc de passer de quantités de l’ordre du gramme, au milligramme,

Figure 3 Gênes, Italie, avril 1991 : 141 000 tonnes de pétrole…

L’homme, la chimie et la mer : connaître la contamination pour la combattre

parer à toute pollution due aux contaminants. Plusieurs expériences dramatiques vécues dans le passé, qu’elles soient ponctuelles ou chroniques, nous poussent aujourd’hui à réagir.

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La chimie et la mer

puis au microgramme et au nanogramme. Les chercheurs tentent maintenant de déceler des quantités de l’ordre de la dizaine de femtogrammes : 10-15 g ! Il est donc nécessaire de manier des échantillons avec grande précaution et d’utiliser des techniques analytiques très élaborées afin de pouvoir doser ces contaminants à l’état de traces. 2.2. Réglementer les activités maritimes La prise de conscience de la fragilité des océans face aux activités humaines a conduit l’US Costal Society (Tripp & Farrington, 1985) à mentionner trois points clés, qui restent toujours d’actualité : – la santé humaine et les ressources marines peuvent être altérées par les contaminants chimiques, particulièrement en milieu côtier, où la majeure partie des ressources coexiste avec d’importants apports en contaminants ;

Figure 4 À seulement 20 ng/l, le TBT produit un chambrage des huîtres (gonflement de la coquille).

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– il est important de disposer de données sur les niveaux de concentration dans lesquels on trouve les contaminants, de connaître leur cheminement et leur effet sur les organismes et la santé ;

– il est donc souhaitable de prédire les effets possibles et de réglementer les rejets. S’ensuit une volonté internationale de réglementer les activités maritimes, conduisant d’abord à mieux mettre en œuvre les objectifs des conventions internationales (Helsinki, Barcelone, Bucarest). Celles-ci s’accordaient sur un certain nombre de sites ou mers contaminés et visaient principalement les déchets chimiques. Sans vraiment savoir quels moyens déployer, des efforts étaient demandés afin de réduire les apports en contaminants chimiques. Pour mettre en place des systèmes de prévention et de contrôle, deux approches sont progressivement utilisées aux niveaux européen et français. – L’approche préventive concerne la législation des produits chimiques : elle consiste, dès 1976, à classifier les substances dangereuses. Dans les années 2000, une évaluation des risques chimiques a déjà été engagée. REACH (voir l’encart « La réglementation des activités marines ») exige auprès des producteurs de substances, et non plus des États, qu’ils démontrent qu’elles ne sont pas nuisibles sur le milieu. – L’approche rétrospective consiste en la protection et la restauration des milieux aquatiques. En 1976, une directive de la Commission européenne oblige les pays à faire état de la contamination chimique dans les eaux côtières ou de surface. En 2007, la France

est condamnée pour ne pas avoir respecté cette directive. En urgence, une campagne est alors lancée pour déterminer l’état des cours d’eau et du littoral. En 2000, la directive Cadre sur l’Eau (voir l’encart « La réglementation des activités marines ») impose de mesurer le niveau de la contamination chimique et d’être en mesure de la réduire et la rendre compatible avec le développement de la biologie. Cette directive fixe 2015 comme échéance : les milieux moyennement ou fortement dégradés doivent atteindre un bon état écologique. Une nouvelle directive Cadre (Stratégie pour le Milieu Marin) est aujourd’hui étendue aux milieux marins sous souveraineté des États, et vise à préserver de la contamination chimique l’ensemble des eaux côtières européennes.

3

Évaluer l’effet des contaminants

Lors de l’introduction de toute nouvelle substance dans la mer se pose la question : quel risque pour les organismes vivants et l’équilibre écologique ? Autrement dit : quand est-ce qu’un contaminant peut devenir un polluant ? Le recours aux scientifiques, et particulièrement aux chimistes, est incontournable, car ils sont à même de réaliser des mesures précises dans un milieu bien complexe qu’est la mer. 3.1. Analyser et gérer les risques chimiques Afin d’évaluer les risques de contamination dans les

REACH (Registration, Evaluation and Authorisation of CHemicals) REACH est le nouveau Règlement sur l’enregistrement, l’évaluation, l’autorisation et les restrictions des substances chimiques. Entré en vigueur le 1er juin 2007, REACH rationalise et améliore l’ancien cadre réglementaire de l’Union européenne sur les produits chimiques. Les objectifs sont de mieux protéger la santé humaine et l’environnement contre les risques dus aux produits chimiques, la promotion de méthodes d’essai alternatives, la libre circulation des substances au sein du marché intérieur et de renforcer la compétitivité et l’innovation. REACH fait porter à l’industrie la responsabilité d’évaluer, de gérer les risques posés par les produits chimiques et de fournir des informations de sécurité adéquates à leurs utilisateurs. En parallèle, l’Union européenne peut prendre des mesures supplémentaires concernant des substances extrêmement dangereuses. La directive Cadre sur l’Eau Adoptée le 23 octobre 2000 par le Conseil et par le Parlement européen, cette directive définit un cadre pour la gestion et la protection des eaux par grand bassin hydrographique au plan européen. Elle fixe des objectifs ambitieux pour la préservation et la restauration de l’état des eaux superficielles (eaux douces et eaux côtières) et pour les eaux souterraines et entraînera à terme l’abrogation de plusieurs directives. Celles relatives à la potabilité des eaux distribuées, aux eaux de baignade, aux eaux résiduaires urbaines et aux nitrates d’origine agricole restent en vigueur.

L’homme, la chimie et la mer : connaître la contamination pour la combattre

LA RÉGLEMENTATION DES ACTIVITÉS MARINES

La directive Stratégie Marine Elle fixe des principes communs sur la base desquels les États membres doivent élaborer au niveau de régions marines identifiées et en collaboration avec les États membres et les États tiers au sein de ces régions leurs propres stratégies afin d’atteindre un bon état écologique dans les eaux marines dont ils sont responsables. Cette stratégie remplit un double objectif : protéger et remettre en état les mers européennes et assurer la viabilité écologique des activités économiques liées au milieu marin d’ici à 2021. Les eaux marines européennes se divisent en trois régions (avec des sous-régions éventuelles) : la mer Baltique, l’Atlantique du Nord-Est et la mer Méditerranée. Dans chaque région et éventuellement dans les sous-régions auxquelles ils appartiennent, les États membres concernés doivent coordonner leur action entre eux ainsi qu’avec les États tiers concernés. Ils peuvent dans ce but profiter de l’expérience et de l’efficacité des organisations régionales existantes. 157

La chimie et la mer

océans, les scientifiques suivent un protocole bien défini, qui se divise en deux temps : 1) Évaluer la concentration en contaminants dans les eaux (PEC : Predicted Environmental Concentration). Pour cela, on peut effectuer des mesures de grande précision (ces concentrations sont mesurées au ng par litre d’eau, au μg par gramme dans les sédiments). On peut aussi réaliser des modélisations numériques permettant de calculer les concentrations dans le milieu. Il existe également d’autres méthodes (souvent indirectes) à disposition des scientifiques. 2) Calculer les PNEC (predict non effect concentration) à partir de données toxicologiques : ce sont les concentrations en contaminants à ne pas dépasser, et qui tiennent souvent lieu de réglementation. Ces protocoles impliquent une gestion du risque parfois contraignante : recours à des stations d’épuration, à l’industrie… et tout cela coûte ! 3.2. Définir les risques : mais sur quelle réglementation ?

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On estime qu’il y a risque de contamination dès que la concentration d’une substance dépasse une valeur seuil, que l’on a déterminée par réglementation (PNEC). Mais quelle réglementation fait donc foi ? L’exemple d’un insecticide montre que l’on a vite fait de se perdre dans la multitude de réglementations établies pour une même substance :

– utilisé sur un sol, la concentration maximale à ne pas dépasser pour ne pas avoir d’effet sur les vers sera de 1 mg/kg ; – appliqué à l’agriculture en tant que produit phytosanitaire pour la protection des sols, la même substance ne devra pas excéder 100 μg/kg ; – sous forme de produit vétérinaire, cette substance aura une concentration maximale à ne pas dépasser de 10 μg/kg ; – la concentration maximale dans les épandages de boues activées, récupérées depuis les stations d’épuration est de 1 μg/kg. Cette disparité réglementaire entraîne des difficultés de compréhension. Il était donc nécessaire mettre en cohérence les réglementations, et le travail est considérable. Entré en vigueur en juin 2007, REACH constitue une avancée très importante pour la gestion des risques liés aux substances chimiques : les industriels doivent désormais prouver que la substance ne présente pas de risques pour l’environnement et que sa gestion est efficace. REACH constitue une entreprise considérable, car elle concerne 30 000 substances à traiter. Sur ces 30 000 substances, certaines seront sélectionnées, en particulier les persistantes, bioaccumulables et toxiques (PBT), les cancérigènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction (CMR) et les perturbateurs endocriniens, et devront être remplacées par d’autres ayant des effets moins importants.

Le système REACH est donc basé sur la connaissance de l’écotoxicité et du comportement des substances. Or actuellement, les données sur 86 % des substances concernées en termes de toxicité sont faibles ou inexistantes. L’effort à faire pour évaluer la toxicité des substances constitue donc un défi et un réel besoin, exprimé lors du dernier Grenelle de l’environnement.

4

Surveiller la contamination

4.1. Que deviennent les contaminants ? Parce que les modes de transport naturel des contaminants sont multiples – vents, marées, infiltrations, transports biologiques via les organismes vivants, adsorption sur les particules… –, comme nous avons pu nous en rendre compte (voir le Chapitre de C. Jeandel), il faut pouvoir les pister. C’est encore un fois aux scientifiques que revient la lourde tâche de suivre les contaminants et de contrôler leurs effets au cours de leur séjour dans la mer, séjour qui peut être très long, dans un milieu immense, complexe

et échappant vite à notre contrôle. Ainsi l’Ifremer a mis en place, depuis 1974, un réseau de surveillance qui a permis de récolter de nombreuses informations sur le littoral. La surveillance est différente selon la « matrice » de travail : on travaille sur l’eau ou sur les sédiments, ou même sur la matière vivante. 4.2. Suivre les contaminants par le sédiment et le minéral Suivant leur capacité à s’adsorber sur les particules qu’ils croisent sur leur chemin, les contaminants seront transportés de manière différente et leur destin ne sera donc pas le même. Les uns seront des contaminants « dissous » et suivront la dilution classique des eaux ; les autres seront transportés sous forme solide ou par adsorption sur des particules présentes dans le milieu. Et qui peut adsorber ces contaminants ? Le sable par exemple, ou mieux encore, la vase. Celle-ci peut adsorber dix fois plus que le sable, car, à masse égale, elle possède une surface disponible pour l’adsorption dix fois plus importante. Il faut donc surveiller de près les vases, ainsi que tous les échanges entre le continent et l’océan.

L’homme, la chimie et la mer : connaître la contamination pour la combattre

Les substances prioritaires concernées sont les persistantes, dont le temps moyen de dégradation et disparition est supérieur à 160 jours dans l’eau de mer, et à 180 jours dans les sédiments marins. Sont aussi concernées les substances dont le facteur de bioaccumulation est supérieur à 2 000, et celles dont la toxicité doit être inférieure à 0,01 μg/L.

Par ailleurs, les scientifiques peuvent réaliser des prélèvements par carottes sédimentaires, lesquelles donnent des informations sur les effets de concentration en contaminant dans un milieu, et témoignent de l’évolution de celle-ci. 159

La chimie et la mer

4.3. Suivre la contamination chimique dans le vivant 4.3.1. Deux approches basées sur les bivalves Parmi tous les réseaux de surveillance, seules une quinzaine de substances parmi toutes celles évoquées précédemment sont réellement suivies. Les moules, huîtres et les bivalves de manière plus générale constituent la meilleure matrice de surveillance biologique. Par exemple, les moules sont d’excellents bio-accumulateurs. En effet, elles peuvent filtrer 4 à 5 litres d’eau par heure et accumulent donc une partie du matériel filtré pour leur alimentation, et en éliminent une autre partie. Simultanément à la filtration du matériel particulaire nécessaire à leur alimentation (particules extrêmement petites, jusqu’à 1 μm2), les bivalves filtrent les contaminants adsorbés à ce matériel, et éventuellement aussi les contaminants dissous dans l’eau. En concentrant les différentes substances présentes dans l’environnement marin, elles constituent donc d’excellents outils de mesures de la contamination chimique. Deux approches sont adoptées : – l’approche passive, qui consiste à prélever les bivalves directement dans les eaux de production conchylicoles ou sur la côte ; il suffit ensuite de

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2. Pour mémoire, les huîtres, qui possèdent les mêmes qualités bio-accumulatrices, retiennent des particules de taille légèrement supérieure (2 μm2).

mesurer la bioaccumulation pour constater l’étendue de leur contamination ; – l’approche active : des moules issues d’un même territoire (en général des zones de culture) sont prélevées, placées dans des cages à divers endroits du littoral ; à partir des informations recueillies, il est possible de donner des valeurs de concentration en contaminant. Puis, en utilisant des modèles mathématiques de bioaccumulation, un calcul mathématique appelé déconvolution permet d’accéder aux concentrations en contaminant dans l’eau. L’approche passive a ainsi permis de déterminer l’état, en 1994, de la contamination littorale par le PCB et ses 209 combinaisons, depuis Dunkerque jusqu’à la Corse. Il apparaît des résultats que la contamination majeure du littoral français est située à l’embouchure de l’estuaire de la Seine (Figure 5). Cette même méthode, utilisée afin d’établir une comparaison, a donné les résultats suivants, pour la contamination aux PCB : – Seine : 300 ng/l ; − Rhin : 125 ng/l ; − Loire : 100 ng/l ; − Gironde : 80 ng/l ; − Rhône : 20 à 30 ng/l. L’approche active a été utilisée à partir de moules prélevées au large de Palavas-les-Flots, et placées sur l’ensemble du littoral de la Méditerranée occidentale, afin de mesurer la distribution des

4.3.2. Évaluation des tendances de la contamination littorale Les réseaux de surveillance permettent une telle évaluation, dont on peut citer deux exemples. D’abord, l’évolution de la quantité du dichlorodiphényltrichloroéthane (DDT) dans les huîtres du bassin d’Arcachon montre une décroissance permanente, mais ce composé est cependant toujours présent, même après trente ans d’interdiction d’utilisation. L’idée d’une persistance de la contamination sur le littoral émerge notamment de ces résultats.

Le deuxième exemple concerne l’évolution de la concentration en cadmium dans les huîtres de la Gironde, que l’on peut suivre sur la Figure 6. Suite à des études révélant que la source de la contamination se trouvait au niveau de l’usine de la Vieille Montagne (usine minière et de raffinage de minerais située dans le bassin de Decazeville, dont l’activité dura de 1840 à 1993), des mesures ont pu être prises permettant de réduire la concentration en cadmium à 20 μg/g, valeur certes plus élevée que le seuil sanitaire, mais néanmoins nettement diminuée.

Figure 5

L’homme, la chimie et la mer : connaître la contamination pour la combattre

contaminants chimiques prioritaires. Par exemple pour les PCB, les premiers résultats sur la somme de ces composés montrent que les grandes métropoles (Alger, Naples, Marseille, Barcelone) contribuent majoritairement à la contamination.

Contamination du littoral français par les PCB.

4.3.3. La bioaccumulation Les questions classiques liées à la chaîne trophique (Qui mange qui ? En quelles quantités ? Avec quel apport énergétique ?) sont aujourd’hui relativement bien connues. Celles qui se posent à présent

161

La chimie et la mer Figure 6 Évolution de la concentration en cadmium dans les huîtres de Gironde (1979-2004).

concernent les contaminants chimiques et leur bioaccumulation au sein de cette chaîne trophique. En effet, les poissons prélèvent pour leur respiration l’oxygène dissous dans l’eau. En respirant, ils ingèrent une certaine quantité de contaminants. Mais c’est surtout en se nourrissant de poissons pélagiques ou de poissons ou organismes benthiques qu’une autre quantité de contaminants est absorbée par l’organisme. Certains de ces contaminants peuvent être par ailleurs métabolisés et décontaminés par les poissons, et les femelles en perdent également lors de la ponte des œufs. Cela se produit sur l’ensemble des organismes constituant ces chaînes trophiques, mais chacun à des niveaux et à des vitesses qui peuvent être très différentes.

162

Il s’agit donc de comprendre comment la bioaccumulation s’effectue sur certaines

chaînes trophiques… Un poisson plat, le flet, est un exemple significatif de la bioaccumulation progressive dans la chaîne trophique d’un contaminant appartenant à la classe des PCB : le CB153 (Figure 7). Par ailleurs, l’étude de la chaîne trophique montre qu’il est inutile, pour déterminer le niveau de contamination lors d’une catastrophe pétrolière, de chercher à doser la concentration en hydrocarbures polyaromatiques. En effet, ceux-ci sont métabolisés par les organismes, d’où une diminution de leur concentration en remontant la chaîne trophique. Ce sont les métabolites qu’il faudrait rechercher… L’organisme reçoit enfin à travers la chaîne trophique des contaminants à plusieurs niveaux : − au niveau cellulaire, avec pour conséquence des perturbations fonctionnelles ;

L’homme, la chimie et la mer : connaître la contamination pour la combattre − au niveau de l’ADN, avec des altérations primaires, comme par exemple la formation d’adduits, ou des cassures. Cependant, il reste délicat d’extrapoler les répercussions de la présence d’un effet sur des individus à l’ensemble de la population des poissons, et encore moins de ces populations, par rapport à l’écosystème. 4.4. La modélisation numérique Une autre méthode, dite de modélisation numérique, permet aujourd’hui de reproduire avec une certaine précision les concentrations dans un milieu. En introduisant correctement les apports et flux, que ce soit par les

rivières, les industries ou les villes, et en couplant avec des modèles (physiques, modèles de transport sédimentaire, thermodynamique), la concentration peut être reproduite avec une assez grande fidélité. Ces modèles vont permettre progressivement d’allouer les fonds nécessaires à la réduction de la concentration, car ils indiquent quelles sources sont à considérer. L’échelle de gestion est ainsi modifiée : on passe d’une gestion par les industriels à une gestion globale par les administrations. Cette transition n’est cependant pas facile car les administrations ne travaillent pas toutes ensemble ou ne parviennent pas toujours à un accord sur les mesures à appliquer.

Figure 7 Bioaccumulation du CB153 dans la chaîne trophique du flet.

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La chimie et la mer 164

L’avenir : quels défis ? Les défis restant à surmonter sont nombreux : il faut mettre en évidence une relation causale entre contamination chimique et effet biologique, et ce, sur des organismes biologiques plus complexes (individus, populations et écosystèmes) ; il faut distinguer les effets des pollutions chimiques avec les autres stress environnementaux. Et les sources possibles de stress environnemental sont multiples : température, variations de salinité, conditions trophiques, réchauffement climatique, perte d’habitats… Par ailleurs, certaines substances, qui ne sont pas encore réglementées, comme les médicaments humains ou vétérinaires ou les produits cosmétiques, finissent tôt ou tard dans les milieux aquatiques (cours d’eau, estuaires ou littoral) car elles ne sont pas nécessairement métabolisées par l’organisme (humain ou animal). Les effets de ces nouvelles substances sur le littoral sont encore inconnus ! Il y a deux ans, on a relevé dans de l’eau de mer, au niveau de la calanque de Cortiou, 250 μg/l de paracétamol à proximité de la station d’épuration. Quels sont les effets d’une telle concentration sur les organismes ? Il y a alors une réelle vigilance à mettre en œuvre quant aux apports dans les cours d’eau de nouvelles molécules que les populations des pays développés consomment de façon croissante. Les politiques publiques ont aussi leur impact sur le milieu côtier : une interdiction de certaines substances entraîne une diminution progressive de leur concentration, mais d’autres, qui les remplacent, se retrouvent au niveau du littoral. REACH apparaît alors comme un enjeu majeur, qui demandera des efforts considérables relatifs à la toxicologie environnementale et humaine, afin d’approcher au mieux l’ensemble des substances à traiter. Afin de protéger et d’exploiter les ressources marines, leur connaissance est indispensable. Elle nécessite une attention énorme que chaque pays doit porter pour avancer, car, faut-il le rappeler, la mer n’a pas de frontières fixes.

contre les

trente ans d’expérience Les noms d’Amoco Cadiz, Exxon Valdez, Erika, Prestige, Torrey Canyon, sont encore dans toutes les mémoires (Encart « Les marées noires, des catastrophes écologiques », Figures 1, 2, 3). Spectacle tragique qu’est l’énorme masse noire d’hydrocarbures qui pollue la mer et, sous l’effet des vents et marées, atteint et imprègne nos côtes, qui intoxique la faune marine et étouffe les oiseaux, détruit les habitats de nombreux animaux… ces catastrophes écologiques (et économiques) produisent un choc auprès des populations, surtout environnantes. Et il n’y a aucune raison pour que les risques de pollution diminuent : le trafic maritime ne cesse de croître et on voit apparaître maintenant des situations de guerre ou de terrorisme et piraterie. Le problème des marées noires reste d’une cruelle actualité. Y faire face aussi efficacement que possible, avec les bons produits et les bonnes techniques, nécessite l’implication des chimistes et physicochimiques.

Les techniques de lutte antipollution pétrolière en mer ouverte

1

Lorsque le pétrole s’est déversé dans le milieu marin, il convient d’entreprendre au plus vite, avant que la situation n’empire, toutes les actions nécessaires visant à réduire l’impact de la pollution, notamment l’impact à long terme. En mer, les opérationnels ont le choix entre quatre options de lutte : la récupération, le brûlage in situ, la dispersion ou ne rien faire. La récupération On peut tout d’abord tenter de confiner la nappe et de récupérer le pétrole. Mais prenez un peu d’eau, un peu d’huile, mélangez le tout pour réaliser une émulsion d’huile dans l’eau, puis essayez de récupérer l’huile à la petite cuillère… Vous comprendrez rapidement toute la difficulté de l’opération notamment quand elle doit être conduite en mer ouverte et de surcroît agitée. Le brûlage in situ On peut envisager de brûler le pétrole in situ pour s’en débarrasser. Encore faut-il

François-Xavier Merlin La lutte physico-chimique contre les marées noires : trente ans d’expérience

lutte physicochimique marées noires : La

La chimie et la mer

LES MARÉES NOIRES, DES CATASTROPHES ÉCOLOGIQUES…

Figure 1 L’Amoco Cadiz : ce « super tanker » qui transportait 240 000 tonnes de pétrole a fait naufrage au large des côtes bretonnes en mars 1978, provoquant une marée noire considérée aujourd’hui comme l’une des pires catastrophes écologiques de l’histoire.

Figure 2

166

L’Erika : naufrage en décembre 1999 qui a pollué une large partie de la côte Atlantique française. Il transportait 37 000 tonnes de fuel lourd.

Figure 3 Le Prestige : en novembre 2002, ce pétrolier s’est brisé en deux, à proximité des côtes de la Galice, au nord-ouest de l’Espagne. Sa cargaison, 77 000 tonnes de fuel lourd.

La lutte physico-chimique contre les marées noires : trente ans d’expérience

LES MARÉES NOIRES, DES CATASTROPHES ÉCOLOGIQUES… (suite)

que le pétrole contienne assez de composés légers et inflammables pour brûler facilement. De plus, cette technique pose des problèmes environnementaux et de sécurité par l’abondance des fumées qu’elle génère. C’est pourquoi on ne l’utilise que très loin des zones fréquentées, par exemple en zone arctique (Figure 4). Suivre et ne rien faire Une autre option consiste à ne rien faire, et c’est ce à quoi on se résout lorsque l’on n’a pas d’autre solution… La dispersion Il existe une option qui a, depuis trente ans, la faveur de ceux qui sont chargés de la lutte contre les marées noires : la dispersion. Le principe est le suivant : en utilisant des tensioactifs et l’agitation naturelle de la mer,

Figure 4 Essai de brûlage in situ en zone arctique.

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La chimie et la mer Figure 5 Au passage de la vague sur la nappe traitée, le pétrole se met en suspension : il apparaît un nuage beige.

on tente de mettre le polluant en suspension dans la colonne d’eau ; il ne s’agit pas de cacher la pollution, mais de sauver la côte en soustrayant le polluant de l’action du vent qui l’y pousserait inexorablement si elle était restée en surface. De plus, la mise en suspension du polluant sous forme de fines gouttelettes, en augmentant considérablement la surface d’échange eau-pétrole, accélère sa dégradation dans le milieu naturel (Figure 5).

2

De ce fait, la dispersion n’est pas applicable trop près des côtes ou des zones écologiquement sensibles, et lorsque les conditions de dilution sont insuffisantes (manque d’agitation, faible profondeur…)

L’utilisation des produits dispersants peut effectivement présenter des risques pour l’environnement marin : la transformation du pétrole flottant à la surface en une multitude de fines gouttelettes de pétrole dispersées

De plus, la technique de dispersion est loin d’être facile à mettre en œuvre et ses performances dépendent des qualités des pétroles, dont les propriétés physico-chimiques diffèrent suivant leur provenance. Par exemple, plus les pétroles sont lourds, plus ils

Difficultés et limites de la technique de dispersion en mer

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dans la colonne d’eau favorise le contact entre la vie marine (organismes vivant dans l’eau de mer) et le pétrole. En fait, la dispersion potentialise la toxicité du pétrole, et cet effet ne s’estompe que lorsque l’agitation naturelle de la mer (courants et turbulences) a suffisamment disséminé et « dilué » les gouttes de pétrole dispersé.

jours, selon les cas ; on parle d’ailleurs de « fenêtre de dispersibilité » pour désigner la durée pendant laquelle un pétrole donné reste dispersible pour des conditions environnementales données (vent, température). Enfin, d’un point de vue pratique, la dispersion est une technique délicate à utiliser : il faut arriver à appliquer correctement les bonnes quantités de dispersant pulvérisé sur les nappes

LES AGENTS DISPERSANTS : DES TENSIOACTIFS DANS DU SOLVANT Un tensioactif est un composé qui modifie la tension superficielle entre deux surfaces. Les composés tensioactifs sont des molécules amphiphiles, c’est-à-dire qu’elles présentent deux parties de polarité différente : une « tête polaire » (hydrophile : miscible dans l’eau) et une « queue lipophile » (qui retient les matières grasses).

La lutte physico-chimique contre les marées noires : trente ans d’expérience

sont difficiles à disperser. En outre, un pétrole déversé en mer vieillit et change de composition : ses fractions légères s’évaporant, il devient progressivement de plus en plus lourd. De ce fait, au fil du temps, il devient plus difficile à traiter par dispersion. Il en résulte que, si l’on peut souvent avoir recours à la dispersion en début de pollution, lorsque le pétrole est frais, cela n’est rapidement plus possible au bout de quelques heures à quelques

Grâce à cette structure, les tensioactifs utilisés dans les formules de dispersants (neutres, non ioniques) ont le pouvoir de piéger le pétrole (matière grasse) dans l’eau de mer, en formant des micelles : on obtient alors une suspension de particules de pétrole dans l’eau. C’est le principe de la dispersion (Figure 6). Afin d’améliorer ces dispersants, on peut ajouter une petite quantité de coupes pétrolières (bien sûr sans composants aromatiques, c’est-à-dire sans coupes toxiques).

Figure 6 Les tensioactifs forment des micelles, au milieu desquelles sont piégées les particules de pétrole. Le pétrole est donc fractionné et mis en suspension sous forme de gouttelettes dans la mer (phase primaire de dispersion). Par la force des courants et marées, les gouttelettes sont disséminées dans un plus grand volume d’eau (phase secondaire de dispersion). 169

La chimie et la mer

hydrocarbures constituant la nappe de pétrole.

4

Figure 7 Le 18 mars 1967, le pétrolier libérien Torrey Canyon, armé par une filiale américaine de l’Union Oil Company of California, chargé de 119 000 tonnes de brut, s’échoue entre les îles Sorlingues et la côte britannique : premier grand accident pétrolier, qui prend une triste place parmi les plus grands déversements d’hydrocarbures en mer.

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de pétrole plus ou moins fractionnées dans des conditions difficiles (vent, vagues), mais de surcroît il faut la mettre en œuvre sans délai dans les premiers temps de la lutte, avant que le pétrole ne devienne résistant au traitement.

Formulation des produits dispersants

3

On a naturellement fait appel à la chimie et à la physicochimie pour formuler les produits dispersants. Ces produits sont des mélanges constitués de molécules de tensioactif et de solvants (encart « Les agents dispersants : des tensioactifs dans du solvant »). Les solvants (par exemple des éthers de glycol) aident à la diffusion des tensioactifs dans les

Une histoire qui commence mal…

Historiquement la première utilisation de la technique de dispersion a eu lieu en 1967, avec l’accident du Torrey Canyon (Figure 7). Mais à cette époque, les produits dispersants utilisés étaient fortement toxiques (ils contenaient entre autres des solvants aromatiques) ; il en est résulté des atteintes fortes sur l’environnement du fait de la toxicité propre des dispersants. L’utilisation des dispersants sur la pollution du Torrey Canyon a été plus dévastatrice que ne l’aurait été le pétrole laissé tel quel. Depuis, la technique suscite la controverse auprès du grand public. Et pourtant…

Une technique qui a fait beaucoup de progrès

5

5.1. Des produits plus efficaces Depuis la malheureuse expérience du Torrey Canyon, les chimistes ont amélioré à la fois les produits et les façons de les mettre en œuvre. Aujourd’hui, on est passé à des dispersants de « troisième génération », sans solvants aromatiques et plus concentrés en tensioactifs. Ces produits sont maintenant contrôlés et sélectionnés au travers de tests de laboratoire normalisés pour être plus performants, efficaces et également moins toxiques. Toutefois, ces procédures d’essais diffèrent d’un pays à l’autre. Enfin, en France, au-delà de la qualification initiale des

La lutte physico-chimique contre les marées noires : trente ans d’expérience produits, on contrôle aussi périodiquement la qualité les stocks opérationnels de dispersants répartis le long du littoral. 5.2. Une meilleure prise en compte de la toxicité En plus de l’efficacité des dispersants, on vérifie également leur toxicité aiguë. Ainsi ont été mis en place des tests de toxicité également normalisés (Figure 8). Comme précédemment, ces tests ne sont pas les mêmes dans tous les pays. En France et en Angleterre, on teste les produits sur la crevette, tandis qu’en Norvège, on utilise des algues… Depuis les années 1980, la sévérité des tests de toxicité a obligé les fabricants à améliorer considérablement leurs formulations. Si bien

qu’aujourd’hui, on utilise des produits dispersants qui sont même moins toxiques que l’hydrocarbure lui-même. 5.3. Des techniques d’application performantes

Figure 8 A) Montage du test de toxicité utilisé en France. B) Montage du test d’efficacité utilisé en France.

Les conditions d’application et d’épandage à partir de navires ou d’aéronefs ont été améliorées (équipements, logistique). Les avions et hélicoptères permettent de traiter rapidement de grandes surfaces, quelles que soient les conditions de mer. Il y a cependant toujours des pertes de produit, pulvérisé à une certaine hauteur (10 à 30 mètres). Le développement des techniques d’application aérienne a été réalisé au travers d’essais au sol, où les pulvérisations effectuées à partir d’avion ou d’hélicoptère ont

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La chimie et la mer

dispersant à la fois, jusqu’au petit Cesna, qui offre une capacité de traitement de 1,5 tonnes de dispersant à l’aide d’un système modulaire d’épandage fixé sous l’avion (Figure 9 B). Moins réactifs que les aéronefs, les navires sont en revanche plus précis (ils leur est possible d’adapter les doses de dispersant en fonction de l’épaisseur des nappes de pétrole à traiter, en modulant leur vitesse et leur taux de traitement). Ils offrent aussi l’avantage d’amener avec leur vague d’étrave l’agitation nécessaire pour initier la dispersion et favoriser ainsi la dissémination de la nappe de pétrole (Figure 10). 5.4. Des procédures d’intervention

Figure 9 A) Épandage aérien dispersant au Canadair. Essai de calibration au sol de l’épandage. Expérimentation Protecmar. B) Le Cessna équipé du POD en train d’épandre le dispersant. Expérimentation Depol 04.

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été quantifiées tant en taux de traitement (litres/hectare) qu’en taille de goutte (taille optimum 700 μm) (Figure 9 A). L’amélioration conjuguée des performances des produits, des matériels d’épandage et des procédures de mise en oeuvre a permis de réduire les doses de produit à utiliser. L’ordre de grandeur actuel de cette quantité est de 5 % de la masse d’huile traitée. Pour faire face à tout type de situation, on dispose d’une gamme d’engins allant de l’avion C130 Hercule, qui permet de répandre vingt tonnes de

Les procédures de traitement ont été définies : elles prennent en compte le sens et la direction du vent (qui pourrait nuire à la pulvérisation) et précisent les zones sur lesquelles concentrer l’application du dispersant. Ces procédures prévoient également le guidage des moyens d’épandage sur les nappes qui, trop bas sur l’eau, ne distinguent que peu ou prou les nappes qu’ils doivent traiter ; ce guidage réalisé par des aéronefs volant à altitude plus élevée permet aux moyens de traitement de mieux cibler les zones à traiter. Un fait illustre à quel point les procédures de traitement continuent à être améliorées : il y a quelques mois, les Norvégiens ont procédé au traitement d’une nappe

5.5. Des recommandations pour les opérationnels Du fait de la toxicité potentielle du pétrole dispersé, les pollutions pétrolières ne peuvent être dispersées n’importe où et sans limites. Pour permettre aux opérationnels de décider rapidement de l’opportunité de disperser,

des cartes ont été établies précisant où la dispersion est possible sans risque pour l’environnement. Ces cartes, basées sur la profondeur d’eau et la distance à la côte, définissent les zones où le pétrole dispersé est susceptible de se diluer rapidement jusqu’à des concentrations inoffensives (Figure 12). Trois limites géographiques sont ainsi définies le long des côtes françaises correspondant à des scénarios de pollution

Figure 10 Des navires de la marine nationale sont équipés pour épandre des produits dispersants. Expérimentation Depol 04. 25-27 mai 2004.

La lutte physico-chimique contre les marées noires : trente ans d’expérience

en pleine nuit avec guidage infrarouge réalisé par un hélicoptère (Figure 11).

Figure 11 Prise depuis un hélicoptère, image infrarouge du navire dispersant de nuit une nappe de pétrole.

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La chimie et la mer

6

Les améliorations à venir

Il reste toujours possible de perfectionner la qualité et l’efficacité des produits pour traiter des hydrocarbures plus lourds et plus vieillis, et repousser encore les limites d’efficacité des produits dispersants. Des progrès restent possibles sur la connaissance de l’évolution ou le vieillissement des pétroles quand ils sont déversés en mer, afin de préciser leur fenêtre de dispersibilité en fonction des conditions environnementales. Des travaux sont en cours pour améliorer les techniques d’application dans des environnements hostiles, notamment en Arctique, lorsqu’il y a présence de glace. Au niveau stratégie, des améliorations sont possibles concernant l’organisation de la lutte, notamment la disponibilité et la répartition des stocks de produits et des équipements de traitement. Figure 12 Définition des trois limites géographiques françaises fondées sur la profondeur et les distances pour trois niveaux de pollution.

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de 10, 100 et 1 000 tonnes de pétrole à disperser. Enfin, d’une façon générale, tant au niveau national qu’au niveau international, les développements réalisés sur la technique de dispersion ont été finalisés dans des manuels et guides d’emploi de ces produits ; à cet égard, on peut citer le guide de l’Organisation maritime internationale (OMI) [1, 2] rédigé en 1995 par un groupe international d’experts animé par la France, guide qui va être révisé dans les mêmes conditions en 2010 pour y intégrer les avancées les plus récentes.

Les limites géographiques d’emploi sont également susceptibles d’être améliorées : le programme de recherche DISCOBIOL (DISpersion en milieux CÔtiers : effets BIOLogiques et apports à la réglementation), soutenu par l’Agence nationale de la Recherche, cherche à préciser la toxicité du pétrole dispersé pour mieux définir les limites des zones traitables. Ces limites par rapport aux côtes sont actuellement fixées avec un coefficient de sécurité probablement surdimensionné ; on dispose peut-être d’une latitude supérieure pour utiliser des dispersants plus près des côtes.

Un effort mondial d’harmonisation est en cours. Le guide de l’OMI est un exemple. Mais chaque pays a ses stocks de produits, ses équipements, ses procédures d’agrément (tests d’efficacité et de toxicité). Certains pays n’ont pas de procédure propre, mais reconnaissent les produits

agréés dans d’autres pays. Des accords entre Français et Anglais permettent d’utiliser des produits de l’un ou de l’autre pays si un accident survient en Manche. Des accords de ce type concernent aussi des zones géographiques (ex : la mer du Nord). Actuellement, une tentative d’harmonisation européenne est en cours avec l’Agence européenne de sécurité maritime.

La chimie, les dispersants et la mer On voit qu’il est incontournable de faire appel à la chimie pour aider la mer. La chimie n’est jamais à court d’idées et les scientifiques ont même voulu développer d’autres produits que les dispersants pour combattre les marées noires : absorbants, gélifiants, repousseurs, émulsifiants… pour ne pas tous les citer. Mais ils restent marginaux par rapport aux dispersants, lesquels ont fait leurs preuves depuis trente ans. La dispersion reste aujourd’hui une technique privilégiée pour lutter contre les marées noires et en réduire l’impact environnemental. Elle ne les fait pas disparaître, mais, en douceur, elle aide la nature à s’en défaire. Progressivement, on fractionne les nappes de pétrole, et on laisse à la mer le soin de reprendre le dessus. L’expérience passée l’a montré : formuler de bons produits est une chose ; mais savoir les mettre en œuvre fait également appel à un bon sens, qui dépasse le domaine de la chimie. La technique de la dispersion des pollutions pétrolières en mer est un travail d’équipe qui

La lutte physico-chimique contre les marées noires : trente ans d’expérience

Vers une harmonisation mondiale

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La chimie et la mer

regroupe, au-delà des chimistes et physicochimistes qui formulent le produit, les biologistes et environnementalistes qui précisent les conditions d’emploi, les ingénieurs mécaniciens qui conçoivent les équipements et les opérationnels marins qui assurent la maintenance des matériels et la conduite des opérations.

Bibliographie [1]IMO/UNEPGuidelinesonOilSpill Dispersant Application including Environmental Considerations (1995), International maritime organization.

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[2] Traitement aux dispersants des nappes de pétrole en mer. Traitement par voie aérienne et par bateau. Guide opérationnel. (2005), Cedre.

La mer est un monde vivant qui réagit à toute intrusion artificielle, comme la coque d’un navire, un filet de pêche, une bouée (Figure 1) ou toute autre surface, en la colonisant rapidement : bactéries, algues, crustacés, mollusques ou autres organismes marins y adhèrent de manière incontrôlée et forment des salissures marines, encore appelées biosalissures. Les biosalissures peuvent être définies comme l’accumulation de micro- puis de macro-organismes indésirables (végétaux et animaux) sur les surfaces de structures immergées en mer. La multiplication des activités marines, structures offshore, navigation commerciale et de plaisance, aquaculture, a entraîné la recherche de moyens élaborés pour combattre efficacement ces organismes indésirables et leurs conséquences, tant sur le plan économique que sur celui de l’environnement. La lutte contre les biosalissures date de plus de 2 000 ans : on utilisait alors des clous de cuivre ou des revêtements de goudron. À partir des années 1970, l’oxyde de cuivre, employé comme

biocide dans les peintures antisalissures, a été remplacé par les organoétains (le TBT et ses dérivés), en raison de leurs meilleurs rapports efficacité/ longévité/coût. Mais au début des années 1980, la mise en évidence, pour la première fois, dans le bassin d’Arcachon, de l’impact néfaste du TBT pour l’environnement, a conduit la France à la mise en place de la première réglementation interdisant l’usage des peintures à base d’organoétains pour les bateaux de moins de 25 mètres (décret du 17 janvier 1981). Cette mesure a été reprise dans une Directive européenne puis par de

Françoise Quiniou et Chantal Compère La chimie à l’assaut des biosalissures

chimie à l’assaut des biosalissures

La

Figure 1 Des coquillages ont commencé à coloniser la coque d’un bateau.

La chimie et la mer Figure 2 Des biosalissures s’installent sur un capteur océanographique.

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nombreux pays, conduisant à la convention internationale de l’Organisation maritime internationale (OMI) sur le contrôle des produits antisalissures dangereux : interdiction d’appliquer des revêtements au TBT sur les navires à compter du 1er janvier 2003 ; puis, au 1er janvier 2008, élimination des revêtements contenant du TBT actif des navires. De nouvelles contraintes au niveau des bassins de carénage imposent également une totale remise en cause des produits existants, de leur utilisation et de leur gestion en fin de vie (déchets). Ces réglementations, ainsi que l’application de la Directive Biocides (1998) [1] et du règlement REACH (Registration, Evaluation and Authorization of CHemicals, (voir l’encart « La réglementation des activités marines », Chapitre de L.-A. Romaña et M. Marchand) mis en application le 1er juin 2007, ont induit une demande pressante de développements de procédés antisalissures alternatifs appropriés ayant un impact minimal sur l’environnement.

1

Les biosalissures : quels effets ?

Les organismes qui s’installent et croissent sur toutes les surfaces immergées peuvent avoir des conséquences multiples, ayant un très fort impact sur la navigation et l’économie maritime : ils alourdissent les navires, augmentent les forces de frottement, entraînant une diminution de la vitesse et une surconsommation en carburant ; ils diminuent les échanges thermiques, bloquent les fonctions mécaniques, colmatent les canalisations et les systèmes de filtration ; ils augmentent le risque de corrosion des alliages métalliques et de la biodétérioration des matériaux [2] ; ils affectent les propriétés optiques des capteurs océanographiques, dont les paramètres mesurés perdent de leur fiabilité [3] (Figure 2). Ainsi la réaction de la mer est vive : elle entrave souvent les activités humaines. Tout cela entraîne une augmentation des coûts de maintenance, par la mise en place de procédures de nettoyage, non seulement pour les bateaux

La chimie à l’assaut des biosalissures mais aussi pour les installations aquacoles : poches ostréicoles, filets d’aquacultures, etc., qui devront être retournés, relevés et nettoyés (Figures 3 et 4). Plus sournois s’ajoutent les risques de dispersion des biosalissures qui sont transportées au cours des déplacements des navires. Les organismes sont alors susceptibles d’être introduits dans de nouveaux écosys-

tèmes, entraînant des risques de modification de la biodiversité et de pullulation d’espèces qualifiées d’invasives. Ainsi, de nombreuses espèces introduites en Europe auraient pour modalité d’introduction les salissures sur les coques de bateaux [4]. En Pertuis charentais, 45 % des espèces invasives ont pour vecteur le « fouling » des coques de bateaux ainsi que les eaux de ballast, précise le chercheur

Figure 3 Des biosalissures colmatent les mailles des filets du centre de production salmonicole de la compagnie Salmones Multiexport Ltda, Chile.

Figure 4 Les algues vertes n’ont pas épargné les poches ostréicoles en baie des Veys (Normandie), en les colmatant.

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La chimie et la mer Figure 5 A) Moule zébrée, espèce invasive d’eau douce, ici photographiées dans la Deule canalisée à Lambersart, près de Lille, en 2006. Photo prise à Lambersart (nord de la France, Europe). B) La moule zébrée (Dreissena polymorpha), introduite de Russie via des canaux maritimes vers des zones étrangères en Europe aux XVIIIe et XIXe siècles, puis dernièrement vers l’Amérique du Nord où elle a eu d’importants impacts négatifs.

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P. G. Sauriau, qui étudie l’écologie marine [5] – la facilité des échanges augmentant la probabilité d’introduction de nouvelles espèces. C’est le cas de l’annélide polychète Ficopomatus enigmaticus, connu en Australie et en Asie, décrit pour la première fois dès 1923 dans le canal de Caen [6]. Il est maintenant installé sur tout le littoral français où il est la source de gros inconvénients pour les bateaux sur lesquels cette espèce, vivant en colonies, peut atteindre des densités de 20 000 individus au mètre carré ! C’est aussi le cas des crépidules (Crepidula fornicata), mollusque gastéropode dont les observations sur les côtes françaises ont suivi le débarquement des alliés sur la côte Normande en 1945, et qui envahit actuellement une grande partie du littoral. Les tentatives d’éradication de ce véritable envahisseur, ou mieux encore, de valorisation (engrais, alimentation), ne sont pas encore très concluantes. Une autre espèce, qui a beaucoup voyagé : la moule zébrée (Dreissena polymorpha, Figure 5), originaire de la mer Caspienne, envahit depuis 1985 les plans

d’eau américains, où elle est suspectée d’avoir été transportée par des bateaux ; elle est également observée en France. De fâcheuses conséquences écologiques… Face aux problèmes écologiques et économiques causés par les salissures marines, l’homme a tenté de comprendre leur nature et leur mode de formation, afin de trouver des solutions pour y parer de manière durable.

Que sont ces biosalissures et comment s’installentelles ?

2

Les assemblages d’organismes – micro- et macroorganismes – adhérés sur des surfaces et entre eux sont qualifiés de biosalissures. Il s’agit d’organismes aquatiques vivants, tant autotrophes (comme les diatomées) qu’hétérotrophes (protistes, petits invertébrés). On peut trouver d’une part des procaryotes (bactéries), des eucaryotes unicellulaires (protozoaires, levures, diatomées) ou des eucaryotes pluricellulaires pour les micro-organismes, et d’autre part des macroorganismes (algues, crustacés dont les cirripèdes

La chimie à l’assaut des biosalissures

ALGUES, CRUSTACÉS, MOLLUSQUES… ILS SONT NOMBREUX À FORMER CES BIOSALISSURES

Figure 6 Après quelques mois d’exposition en mer, des biosalissures de toute nature s’installent bien solidement sur leur support.

ou balanes, vers, ascidies, bryozoaires, spongiaires, hydraires, mollusques…) (Figure 6, Encart « Algues, crustacés, mollusques… ils sont nombreux à former ces biosalissures »). Jusqu’à nos jours, il a été dénombré plus de 4 000 espèces du périphyton comme responsables de biosalissures [1], cependant seules 50 à 100 espèces sont citées couramment [2]. Toutes ces salissures marines s’installent de manière incontrôlée, et croissent sur les coques de nos bateaux et filets de pêche… mais selon quel scénario ? Voici la chronologie qui a été proposée [9] (Figure 7) : tout débute par l’adsorption par le support de molécules organiques présentes dans

l’eau (protéines, fragments azotés, carbohydrates, lipides, substances humiques…) et d’éléments inorganiques (sels, silice, matières particulaires…) [10]. Ces éléments, dont la quantité et la composition dépendent des conditions du milieu (température, salinité, pH, composition chimique, lumière…) et des surfaces, forment le film primaire ou conditionnant – quoique non continu. Ce film modifie les propriétés physico-chimiques des surfaces et peut alors influencer par la suite l’adhésion puis la colonisation du support par des bactéries, l’étape suivante [6, 11]. Ensuite, des bactéries viennent s’adhérer au film primaire de manière temporaire, puis très vite, elles se

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La chimie et la mer Figure 7 L’installation et la croissance des salissures marines se déroulent selon un scénario bien défini, modélisé par M. Wahl [9] (1989) et repris par C. Rubio [14] (2002).

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fixent de façon permanente (quelques minutes leur suffisent), car elles sont capables de produire une matrice extracellulaire polymère, sur laquelle peuvent ensuite s’accrocher des spores de champignons ou micro-algues puis d’autres protozoaires [12]. L’ensemble, constitué des micro-organismes adhérents et de leur sécrétion polymère, constitue dès lors le biofilm. Celui-ci a été précisément défini comme étant le « dépôt de matières organiques colloïdales et particulaires ainsi que de bactéries et autres microorganismes qui recouvrent les sédiments et autres substrats en milieu aquatique », qu’ils soient minéraux (comme les rochers) ou biologiques (végétaux aquatiques, amphibies…) [13]. Après quelques jours voire quelques mois d’immersion, et selon les conditions d’exposition, vont alors se fixer les plus gros, les macroorganismes. Ils forment alors les fameuses salissures (par définition, elles sont le résultat du « développement d’algues et de mollusques sessiles sur les coques de navires et autres objets artificiels en milieu aquatique

et plus particulièrement marin » [13]). Dès lors, les macro-invertébrés peuvent former des couches de salissures d’épaisseur de quelques millimètres à plusieurs centimètres. On comprend alors que les dégâts constatés puissent avoir des répercussions importantes sur l’économie maritime !

Comment a-t-on lutté contre les biosalissures ?

3

Il y a plus de 2 000 ans que l’homme a tenté de combattre les biosalissures ; il a cherché à s’en débarrasser ou tout simplement à en empêcher l’adhésion sur les bateaux, en développant des produits « antisalissures » de toute nature. De nombreux auteurs et revues en relatent l’historique [7, 15, 16] : remontons dans le temps et découvronsen les moments clés. Dès l’Antiquité, les phéniciens et les carthaginois, habiles navigateurs commerçants, employaient des clous et des revêtements de cuivre, alors que le goudron, la cire et l’asphalte étaient employés par d’autres cultures anciennes. Quelques siècles plus tard,

La chimie à l’assaut des biosalissures

les Vikings utilisaient de la graisse de phoque. Plutarque (45-125 après J.-C.) rapporta la technique du raclage des coques pour enlever algues, animaux et autres saletés, afin de permettre aux navires une meilleure pénétration dans les eaux. En Chine, l’amiral Cheng Ho enduisait les coques de ses jonques avec de la glue mélangée à une huile empoisonnée. Au XIVe siècle fut relaté l’enveloppement des coques dans des peaux d’animaux. Pendant le règne du roi du Danemark Christian IV, une référence de 1618 spécifiait que seule la quille près de la bande molle était cuivrée ou recouverte de cuivre. Le premier dépôt de brevet par William Beale date de 1625 : il s’agissait d’un ciment avec de la poudre de fer et du sulfate de cuivre ou minerai de cuivrearsenic. Il fallut attendre les travaux de Sir Humphrey Davy, au XVIIIe siècle, sur la corrosion du cuivre pour que soit expliqué le rôle de la dissolution de ce métal dans la prévention des salissures. Le développement des bateaux en fer au XVIIIe siècle entraîna une diminution de l’emploi des revêtements à base de cuivre : en effet, l’association fercuivre induit des phénomènes de corrosion galvanique ! S’ensuivit alors un regain d’intérêt pour imaginer de nouvelles compositions de produits antisalissures et le foisonnement de nombreuses tentatives : revêtements à base de zinc, plomb, nickel, arsenic, de fer galvanisé et antimoine, de zinc et étain, suivis par les revêtements de bois traités au cuivre. D’autres innovations, telles que le feutre bitumé, la

toile, le caoutchouc, l’ébonite, le liège, le papier, le verre, l’émail et les tuiles avaient aussi été suggérées, et même un revêtement de bois pardessus le métal !

Figure 8 Carénage d’un Brick Goëlette au Croisic : le carénage se fait par chauffage du revêtement de goudron.

C’est au milieu du XIXe siècle qu’apparurent les premières peintures antisalissures. Elles étaient basées sur la dispersion d’une substance capable de « tuer » les biosalissures – un biocide – dans des liants polymères. Il s’agissait d’oxydes de cuivre, de mercure ou d’arsenic, que l’on dispersait dans des liants tels que de l’huile de lin, du goudron (Figure 8) ou encore des résines qui formaient la base de ces peintures. Puis au cours des années 1950 émergea une nouvelle famille de biocides : les organoétains, dont un représentant bien connu est le tributylétain ou TBT. Ses propriétés antisalissures à large spectre furent démontrées par l’équipe du chercheur G. J. M. Van de Kerk, puis par celle de J. C. Montermoso [7, 15, 16]. En 1964 fut déposé le premier brevet concernant l’utilisation de copolymères d’organoétain [7, 15, 16], et en 1974, celui de A. Milne et G. Hails décrivant le premier copolymère autopolissant (« self polishing copolymer ») à partir de sels

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La chimie et la mer

DES PEINTURES ANTISALISSURES : TUER LES BIOSALISSURES OU EMPÊCHER LEUR ADHÉSION ? Un revêtement antisalissure est un cocktail souvent complexe : solvants, liants, pigments, charges, additifs et biocides selon les cas. Selon la manière dont on veut lutter contre les biosalissures, deux modes d’action sont possibles pour un revêtement : – tuer les biosalissures : les revêtements libèrent de manière contrôlée une substance biocide active ; – empêcher l’adhésion des biosalissures : de faible énergie de surface, ces revêtements anti-adhérents ne contiennent pas de biocide. LES REVÊTEMENTS AVEC BIOCIDES Ces revêtements sont composés d’une « matrice » et d’un biocide : la matrice a pour fonction d’incorporer le pigment, les charges et le biocide, et doit permettre un relâchement graduel de ce dernier dans l’eau. Depuis la seconde moitié du XXe siècle, les premiers revêtements se sont différenciés en fonction du mode de libération des toxiques en eau de mer. Ils sont généralement classés comme : matrices insolubles, mixtes ou autopolissantes. – Les matrices insolubles ou dures : ce type de matrice, développé vers 1955, est aussi nommé « peinture de contact ». Insoluble, elle est généralement constituée de polymères commerciaux de haut poids moléculaire (de type résine acrylique, vinylique ou de caoutchouc chloré). Les biocides sont libérés progressivement par dissolution dans l’eau de mer, qui pénètre dans le film au travers de pores interconnectés et formés après dissolution des pigments solubles. Mais le taux de relargage décroît de façon exponentielle avec le temps, et l’activité du biocide chute rapidement au-dessous de la valeur minimale d’efficacité. Néanmoins, ce type de revêtement est mécaniquement solide : sa durée de vie est estimée entre 12 et 24 mois selon les conditions d’utilisation. – Les matrices mixtes ou érodables : elles ont été développées vers 1950 par incorporation de liants solubles en eau de mer, avec pour objectif de limiter la perte d’efficacité dans le temps. Elles sont constituées du mélange d’un polymère insoluble (généralement une résine acrylique) et d’un liant soluble dans l’eau (le colophane ou Rosine et ses dérivés). Leur mode d’action est caractérisé par une libération simultanée du biocide et du liant, ce qui permet un relargage quasi constant mais durant 12 à 15 mois seulement. Ces revêtements s’oxydent cependant à l’air et exigent une remise à l’eau rapidement après application. Ils sont également sensibles aux pollutions marines. – Les peintures auto-polissantes : les premières peintures auto polissantes ayant vu le jour sont les peintures TBT-SPC, (du nom anglais « Tri Butyl Tin – Self Polishing Polymer »). Elles sont constituées d’un copolymère acrylique (méthylméthacrylate) avec des groupes TBT fixés à la matrice par une liaison ester. Le liant est insoluble dans l’eau mais un mécanisme combiné d’hydrolyse lente et d’échange ionique conduit à une séparation du groupe TBT du copolymère. Le biocide est libéré et peu à peu, le polymère de surface est érodé par l’eau de mer, laissant une nouvelle couche active de copolymère de TBT émerger. La surface est ainsi régénérée, couche après couche. La réaction se produit uniquement à la surface de la peinture, sans pénétration de l’eau de mer dans le film, ce qui augmente le contrôle du relargage de biocide et les propriétés antisalissures. Ces peintures sont formulées pour avoir un taux d’usure de 5 à 20 μm/an. La durée de vie et l’efficacité de ce système à base de TBT étaient particulièrement élevées, de cinq ans, avec un relargage du toxique constant. 215 brevets de revêtement à base d’organoétains ont été déposés depuis 1996, à partir de groupements biocides autres que le TBT [17]. Cependant, ces nouveaux produits ne se sont pas révélés aussi efficaces, probablement en raison de l’impact important de la nature des groupements biocides choisis sur les caractéristiques de la matrice, et en particulier leurs propriétés hydrophile/hydrophobe.

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de TBT révolutionne l’industrie des revêtements antisalissures. Ces revêtements s’avèreront rapidement d’une grande efficacité, éclipsant à l’époque le premier brevet (1977) de revêtements antiadhérents sans biocide qui ont fait leur apparition à la même époque (Encart « Des peintures antisalissures : tuer les biosalissures ou empêcher leur adhésion ? »). 3.1. Les biocides et leurs conséquences : l’exemple du TBT C’est en raison de leur toxicité vis-à-vis d’un grand nombre d’organismes marins que les biocides ont été utilisés dans les revêtements antisalissures. Mais sont-ils spécifiques ? Et quelles sont les conséquences de leur emploi sur les espèces marines non ciblées et plus généralement sur l’environnement marin ? Les peintures à base de TBT se sont rapidement révélées très toxiques, particulièrement pour la conchyliculture.

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LES REVÊTEMENTS À FAIBLE ÉNERGIE DE SURFACE Ces revêtements à faible énergie de surface ne contiennent pas de biocide, ce qui devrait réduire les problèmes de toxicité rencontrés avec les peintures du premier groupe. Leur faible énergie de surface ralentit voire empêche l’adhésion des espèces indésirables. Ils agissent principalement comme couche barrière, lisse et hydrophobe, à faible énergie de surface. Les salissures ne peuvent adhérer solidement et/ou sont éliminées par les frottements de l’eau lors des déplacements ou par jet d’eau sous pression. Les deux groupes de polymères les plus connus sont les fluoropolymères et les silicones. Certains revêtements à base de poly(diméthylsiloxane) sont également apparus ces dernières années. Ces types de revêtement sont bien adaptés pour les bateaux côtiers navigant à vitesse élevée (jusqu’à 30 nœuds) ou pour les navires réguliers de haute mer avançant à plus de 15 – 22 nœuds. En effet, les balanes peuvent se fixer jusqu’à une vitesse de 7 nœuds et les algues ne sont éliminées qu’à partir d’une vitesse de 18 nœuds, alors que l’élimination du biofilm nécessite une vitesse plus élevée (30 nœuds). Ils ont vu le jour au début des années 1970, mais leur développement n’a pas connu l’essor espéré malgré une durée de vie relativement longue (trois ans en général), car ils présentent de nombreuses faiblesses : prix de revient élevé, problèmes d’adhésion sur les coques et incompatibilité avec les sous couches existantes nécessitant une préparation particulière des coques, faibles propriétés mécaniques et difficultés de réparation et de maintenance, bien que les technologies aient fait de gros progrès.

Dès 1981 à l’Ifremer, C. Alzieu et ses collaborateurs montrent que les organoétains perturbent la calcification des coquilles d’huîtres. Au même moment, E. His et R. Robert notent l’effet néfaste d’un dérivé du TBT (l’acétate de TBT) sur les œufs et larves de l’huître creuse Crassostrea gigas, toxicité confirmée par la suite [18, 19]. Mais les ravages du TBT sur l’environnement sont encore plus importants : dès 1971, le soupçon s’est porté sur ce biocide qui pouvait être responsable du développement chez des mollusques femelles de caractéristiques mâles, telles que les organes génitaux (pénis, canal déférent) [20]. Quelques années après, on a pu établir une relation entre concentration de TBT dans l’eau et perturbation endocrinienne [21], les espèces les plus sensibles étant les mollusques : gastéropodes et bivalves. Ainsi le sexe des gastéropodes est modifié dès qu’ils sont exposés à des

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La chimie et la mer Figure 9 Développement d’un pénis chez le gastéropode Ocenebra erinacea femelle, dès que la concentration en TBT dans la colonne d’eau dépasse 1 ng/l.

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concentrations supérieures au nanogramme de TBT par litre d’eau (soit 1 gramme ou un simple quart de morceau de sucre pour un million de mètres cubes d’eau !). On observe alors un pénis qui se développe chez les femelles (Figure 9), lesquelles produisent peu à peu des gamètes mâles. Cette perturbation endocrinienne risque même d’aboutir à la disparition de l’espèce, si les concentrations en TBT se maintiennent ! Il a été constaté que quarante espèces de gastéropodes sont touchées par cette masculinisation (bien que l’influence directe du TBT n’ait pas été établie dans tous les cas [22]). L’indice « Imposex » – l’indicateur d’une imposition du sexe masculin chez les gastéroposes femelles – fait maintenant partie des paramètres recommandés par le Conseil

international d’exploration de la mer (CIEM) pour la surveillance de l’environnement en Europe. La contamination par le TBT est allée plus loin encore : d’abord considérée comme moins importante en haute mer qu’auprès des côtes, on a tout de même décelé de nombreuses perturbations chez les poissons et différentes espèces marines. Il semblerait que ce biocide affecte les structures des macro et meiofaunes (à des taux variant de 30 à 137 μmol de TBT par mètre carré de sédiment seulement !) [23]. L’Organisation maritime internationale (OMI) a même fait, en 1999, état de présence de TBT chez des mammifères ne vivant pourtant pas à proximité des ports ni des routes de navires de commerce : contamination du sperme des baleines et détection de

C’est une catastrophe économique ostréicole qui a finalement été décisive pour que l’on arrête d’utiliser le TBT. En effet, en raison du chambrage des coquilles d’huîtres (et ce, dès les deux nanogrammes de TBT par litre d’eau de mer), leur production dans le bassin d’Arcachon a fortement chuté : elle est passée de 15 000 à 3 000 tonnes en 1981, entraînant une crise économique sévère chez les ostréiculteurs du bassin (Figure 10). Cette crise a été à l’origine de décisions réglementaires, faisant de la France le premier pays au monde à mettre un sérieux frein à l’usage du TBT.

3.2. Une législation exemplaire ou presque La réaction de la France à la suite de cette crise ostréicole s’est traduite par le décret du Ministère de l’Environnement du 17 janvier 1981, qui interdit l’utilisation des peintures à base de TBT sur les bateaux côtiers de moins de 25 mètres. Ce décret a été complété par un arrêté le 19 janvier 1982. L’utilisation des peintures antisalissures à base d’organoétains le (TBT) a d’abord été interdite pour les bateaux de moins de 25 mètres, et pour les autres navires, un taux de lixiviation du TBT était fixé à 4 μg par centimètre carré par jour. La restriction d’emploi du TBT a rapidement fait effet (Figure 11), permettant la

Figure 10 Les organoétains tels que le TBT perturbent la calcification des coquilles d’huîtres. À gauche : chambrage d’une huître creuse (Crassostrea gigas) de trois ans, vivant dans le bassin d’Arcachon en 1979. À droite : reprise de la croissance normale de la coquille chez une huître creuse, remise en eau non contaminée par le TBT, après une période de chambrage dans le bassin. Il est montré que des quantités de TBT supérieures à 20 ng/l perturbent la croissance larvaire, et, au-delà de 100 μg/L, la fécondation est affectée.

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produits de dégradation chez les phoques, otaries et aussi chez les oiseaux…

Figure 11 Après l’application du décret de 1981 réglementant l’emploi du TBT, on observe la reprise de la production ostréicole dans le bassin d’Arcachon.

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restauration des zones de production ostréicole. Cette interdiction a été plus au moins rapidement suivie par d’autres pays, elle a finalement abouti à une réglementation votée par l’OMI en 1999 puis 2001, et signée par vingt-cinq pays représentant 25 % de la flotte marchande mondiale : – interdiction d’application sur les coques de bateaux, de peinture à base de TBT à partir du 1er janvier 2003 ; – interdiction de présence sur les coques de bateaux, de peinture à base de TBT à partir du 1er janvier 2008. Cette réglementation autorise, de plus, chaque pays à interdire l’entrée dans leurs eaux territoriales aux navires soupçonnés d’être encore porteurs de peintures à base de TBT. 3.3. Des biocides alternatifs au TBT Depuis l’interdiction du TBT, on est revenu au cuivre, qui est aujourd’hui la principale substance active biocide employée. Cependant, les ions Cu2+, peu solubles dans l’eau et non lipophiles, peuvent se lier à la matière organique ou les matières en suspension et s’accumuler dans les sédiments, ou avoir un effet synergique avec les « co-biocides » employés dans les peintures, ce qui induit un risque d’augmentation des concentrations dans les sédiments [24].

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En dehors des oxydes de cuivre, les oxydes de zinc (Zn II), de fer et de titane et, pour les peintures colorées, le thiocyanate de cuivre, ont

été retenus en raison de leur bonne solubilité. De nombreux composés organométalliques autres que le TBT et ses dérivés ont aussi été employés comme biocides. Comme l’efficacité du cuivre n’était pas suffisante pour empêcher la fixation de certaines algues vertes du genre Enteromorpha, une approche complémentaire, explorée par des industriels, a été de faire appel à plusieurs composés organiques de synthèse, généralement employés en agriculture (pesticides, herbicides…) en les incorporant comme cobiocides activateurs du cuivre. En France, les résultats du projet européen ACE 19982002 (« Assessment of Antifouling Agents in Coastal Environments ») indiquent qu’en plus des dérivés du cuivre (oxydes et thiocyanates), qui représentent 75 % des biocides, les principales molécules employées sont le diuron, le zinc pyrithione, le chlorothalonil, le dichlofluanide et l’Irgarol. À titre d’exemple, Irgarol et diuron sont des herbicides inhibiteurs de la photosynthèse dont les caractéristiques les rendent peu recommandables pour l’environnement (hydrosolubles et peu biodégradables). De plus, l’Irgarol a une demivie de 100 à 200 jours et il est susceptible de s’accumuler dans les sédiments. Les autres substances actives semblent avoir un meilleur profil environnemental comme le Seanine®, bactéricide à large spectre, algicide et fongicide avec une demi-vie de treize jours, ou les sels de

Si ces biocides alternatifs présentent une dégradation plus rapide que celle des composés organométalliques dans l’environnement marin, il faut noter qu’en comparaison avec le TBT, peu d’études ont été réalisées sur leur toxicité. Quelques données existent sur la toxicité aiguë, mais très peu au niveau sublétal1 ou à long terme, non plus que sur les effets synergiques de cobiocides. Depuis 1998, la « Directive Biocides » réglemente la mise sur le marché des produits biocides pour vingt-trois types de produits (TP) d’usages revendiqués. Les TP 21 correspondent aux biocides à usage antisalissure. Les substances actives et les formulations mises sur le marché doivent répondre aux obligations d’efficacité pour chaque usage revendiqué tout en n’ayant d’impact néfaste ni sur les travailleurs, ni sur les utilisateurs, ni sur l’environnement ou les organismes non ciblés (Encart « L’évaluation de l’efficacité et de l’écotoxicité des substances et revêtements antisalissures »). 3.4. Les nouvelles pistes : des peintures « vivantes » ? Face aux résultats insuffisants des revêtements développés jusqu’à présent, à leur poten1. Sublétal : état proche de la mort.

tiel toxique les rendant peu acceptables pour l’environnement ainsi qu’aux obligations de la Directive Biocides, les recherches portant sur de nouveaux systèmes antisalissures se sont intensifiées et plusieurs stratégies peuvent être citées :

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pyrithione peu hydrosolubles, rapidement photodégradés et peu accumulables dans les sédiments. Cependant, certains auteurs ont décrit des effets toxiques sur des organismes non ciblés [25].

– l’élaboration de nouveaux matériaux biodégradables (polyesters naturels) [31] ; – le développement de matrices nanostructurées : il s’agit d’obtenir une organisation macromoléculaire au sein des revêtements par la juxtaposition de zones hydrophiles et hydrophobes. Les matrices employées sont de type acrylique ou méthacrylique conférant un caractère autopolissant aux revêtements ; – le développement de matrices « core-shell » (« cœur-écorce »), en phase aqueuse, le polymère constituant l’écorce étant de nature hydrophile et celui constituant le cœur de nature hydrophobe ; – la recherche de composés biocides d’origine naturelle, qui est une approche particulièrement séduisante. La variété des solutions trouvées par la nature a conduit tout naturellement à explorer le potentiel offert par les composés organiques issus d’organismes marins [16, 32]. C’est ainsi que l’on a identifié, parmi des produits extraits de 160 espèces marines (algues, éponges, bactéries, mollusques, échinodermes…), des composés ayant des potentialités d’inhibition de l’adhésion de salissures marines. C’est le cas des furanones halogénées,

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L’ÉVALUATION DE L’EFFICACITÉ ET DE L’ÉCOTOXICITÉ DES SUBSTANCES ET REVÊTEMENTS ANTISALISSURES Évaluation de l’efficacité Il n’existe pas pour le moment de protocole normalisé d’évaluation de l’efficacité d’une peinture obligatoire en Europe. Plusieurs procédures existent et sont pratiquées par la majorité des producteurs de peintures antisalissures. Peu de normes sont établies. Parmi les démarches, différentes étapes peuvent être suivies : – L’évaluation in vitro de l’efficacité des substances actives vis-à-vis de l’adhésion de bactéries marines pionnières de l’adhésion. – L’évaluation in vitro de l’efficacité de formulations (coupons peints) sur l’adhésion de larves de balanes [26]. – L’évaluation in vitro de l’efficacité des formulations (coupons peints) sur l’installation de bactéries pionnières de l’adhésion ou encore de micro-algues. – L’évaluation in situ de l’efficacité des formulations (coupons peints) exposés sur les radeaux immergés dans divers environnements [27]. – L’évaluation in situ, de surfaces peintes sur des coques de navires afin de prendre en compte les conditions d’expositions réalistes des peintures (vitesse, position sur la coque, périodes stationnaires et déplacements dans différentes zones géographiques). Évaluation de l’écotoxicité Quelle que soit la substance biocide considérée, l’évaluation des risques pour le milieu marin ne fait pas l’objet de protocoles ni de tests obligatoires, et découle le plus souvent de celle faite pour le milieu dulçaquicole, selon les propositions du TGD (Technical Guidance Document, 1998, 2003) [28] ; les substances et produits antisalissures n’y échappent pas. C’est la raison pour laquelle, suite à un premier projet européen (MAST HTAC : High Antifouling Coating Technologies, 1995-2001) portant sur la recherche de molécules aux propriétés anti salissures mais respectueuses de l’environnement, il a été proposé une batterie d’essais pour l’évaluation de la toxicité potentielle des substances actives et des formulations vis-àvis du milieu marin [29]. En effet, la biodiversité du milieu marin est plus grande que celle du milieu aquatique dulçaquicole, et nombre d’espèces marines sont plus sensibles que leurs correspondantes en eau douce [30]. La première étape consiste en l’évaluation de la toxicité potentielle des substances actives vis-à-vis d’une batterie de bio-essais sur des espèces non ciblées. Ces espèces appartiennent à six différents niveaux trophiques : bactérie, phytoplancton, crustacé, mollusque, échinoderme et poisson. Ces niveaux sont ceux recommandés dès 2003 par l’adaptation du TGD pour le milieu marin qui préconise de prendre six niveaux trophiques marins contre quatre en eau douce La seconde étape consiste à évaluer les effets des revêtements eux-mêmes, en testant des surfaces peintes ou leurs lixiviats sur les mêmes espèces. Ces deux étapes répondent exactement aux exigences de la Directive Biocides (1998) [2] pour les produits biocides à usage antisalissures (TP 21).

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produites par une algue marine Delisea pulchra, et ayant un effet avéré sur l’adhésion de bactéries et d’un certain nombre de macro-organismes marins. Des peptides antibactériens ont également été mis en évidence chez les invertébrés (crevettes, bivalves…).

On a aussi découvert, pour des substances produites par le bryozoaire Zoobotryon pellucidum, des propriétés inhibitrices de l’adhésion de larves de balanes, pour ne citer que quelques exemples. Les produits naturels extraits d’organismes marins

La chimie à l’assaut des biosalissures peuvent avoir des propriétés intéressantes, au-delà de l’anti-adhésion. L’acide zoostérique (acide phénolique sulfaté) extrait de graminées marines, les zostères (Zostera noltii et Z. marina), possèdent une activité antifongique avérée (Figure 12) [33]. Il faut encore citer la némertelline et ses analogues, isolés de vers marins (les némertes), qui possèdent une activité anticholinergique et pouvant empêcher la fixation des crustacés comme les balanes (Figure 13) [34]. Plusieurs brevets et études ont également porté ces dernières années sur l’utilisation d’enzymes dans les peintures antisalissures ou

encore directement d’incorporation de bactéries marines excrétant des produits antiadhésion [35], de véritable peintures « vivantes » ! Les perspectives sont encourageantes. Mais il faut savoir que les études préalables à la mise sur le marché de telles peintures, totalement novatrices, sont longues et souvent décevantes. Entre l’extraction en quantité suffisante du produit, les tests d’efficacité à partir des extraits, l’identification des composés actifs, les dépôts de brevets, les tests d’écotoxicologie, les synthèses à grande échelle… et la commercialisation, il se passe généralement un minimum d’une dizaine d’années.

Figure 12 L’acide zostérique est extrait des zostères (Zostera marina et Zostera noltii). Ici, en laisse de mer sur le littoral du bassin d’Arcachon, Taussat (19 décembre 2004).

Figure 13 Formule de la némertelline, substance anticholinergique (empêchant la fixation des crustacés), extraite de némertes (vers marins).

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Conclusion Depuis qu’il a inventé la navigation, l’homme a cherché des solutions pour protéger les coques des navires et les surfaces immergées des méfaits des salissures marines. Avec l’avancée des connaissances, les premières approches, pragmatiques, ont été remplacées par d’autres plus élaborées, plus efficaces mais pas toujours aussi soucieuses de leurs impacts. Depuis quelques décennies, les notions de protection de l’environnement ont conduit à l’abandon des revêtements contenant des biocides toxiques pour les espèces non ciblées (non responsables des biosalissures marines). Après la mise en place de la réglementation, nationale puis internationale, limitant puis interdisant les peintures à base de TBT, les recherches se sont intensifiées afin de mettre au point des revêtements antisalissures qui soient à la fois efficaces et respectueux de l’environnement, mais aussi adaptés aux spécificités de chaque usage (taille des navires, durée et vitesse des déplacements, zone géographique de la navigation…). Le développement des matériaux biodégradables, des matrices nanostructurées ou « core-shell », ainsi que l’emploi de biocides d’origine naturelles (obtenus par extraction à partir du milieu naturel ou par synthèse) sont prometteurs. L’évolution des connaissances des utilisateurs et la mise en place, au niveau européen, de la Directive Biocides, a conduit à la prise en compte de l’évaluation des risques des substances biocides pour l’environnement, en plus de ceux encourus par l’homme (travailleurs et utilisateurs). Ceci laisse présager une nouvelle ère pour l’environnement. Cependant, il subsiste un risque ne faisant encore l’objet d’aucun règlement, national, européen ou international : celui de l’introduction d’espèces par le biais des biosalissures. La

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« Convention internationale pour le contrôle et la gestion des eaux de ballast et sédiments des navires » proposée par l’OMI en février 2004 est un exemple à suivre. Il serait en effet souhaitable d’imposer des mesures préventives, comme la surveillance biologique des ports et des coques ou structures offshore diverses, le développement du nettoyage des coques avec récupération des déchets et la mise en place de mesures favorisant ce nettoyage avec récupération des eaux de carénage, comme cela commence à se faire dans quelques ports.

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Glossaire

Glossaire Abiogénique : « qui n’est pas issu de la vie », c’est-à-dire qui ne provient pas d’une source biologique. Accrétion (prisme d’) : prisme sédimentaire qui se trouve dans une fosse au niveau d’une zone de subduction. La plaque tectonique océanique plongeante (subduite) fait s’accumuler les sédiments marins et les comprime contre la plaque chevauchante. Il se forme un prisme de sédiment seulement si l’angle de la subduction est faible. Les sédiments sont comprimés jusqu’à former des écailles qui se redressent venant former un bourrelet caractéristique de la subduction, et qui peut parfois émerger par endroits. L’île de la Barbade en est un exemple notoire. Adiabatique : (du grec adiabatos = « qui ne peut être traversé ») lorsqu’un système subit une transformation adiabatique, il ne se produit aucun transfert thermique avec le milieu extérieur. Advection : transport horizontal de certaines « propriétés » par des fluides comme le vent ou les courants. On peut citer l’advection de salinité par la mer, etc.

Amphibie : capacité de certains organismes végétaux ou animaux à vivre à la fois en milieu aérien et aquatique (grenouilles, manchots, castors). Anaérobiose : l’ensemble des conditions de vie des organismes vivants dans un milieu sans oxygène. Annélide : vers vivant essentiellement dans l’eau et ayant la particularité d’avoir un corps divisé en segments : ils ont un corps dit métamérisé. Ils appartiennent à l’embranchement d’invertébrés cœlomates. Il existe trois classes d’annélides : les polychètes, les oligochètes et les achètes. Archaebactérie : du grec archaios = ancien et backterion = bâton. C’est un fossile vivant confiné dans des niches écologiques, reproduisant les conditions existant peut-être à la surface de la Terre il y a trois milliards d’années. Ascidie : invertébré marin appartenant à la classe des tuniciers, dont le corps, le plus souvent en forme d’outre, est recouvert d’une tunique cellulosique. Filtreur et microphage (mangeurs d’algues

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microscopiques, d’animaux unicellulaires), il est fixé, au stade adulte, sur des substrats minéraux et biologiques. Autotrophe : se dit d’une cellule qui peut se développer sur un milieu minéral en produisant sa propre matière organique avec des sels minéraux, de l’eau et du CO2. Elle crée ainsi des glucides, matière riche en énergie. Basalte : roche effusive, formée par le refroidissement brutal des laves. Il est le constituant principal des appareils volcaniques et de la croûte océanique. Bathymétrie : science de la mesure des profondeurs de l’océan. Détermination de la topographie du relief sousmarin. Benthos : du grec benthos = profondeur. Ensemble des organismes aquatiques vivant à proximité du fond des mers et océans. Par opposition, on parle de pélagos (constitué du plancton et du necton) pour désigner l’ensemble des organismes qui occupe la tranche d’eau supérieure, du fond à la surface.

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Bioaccumulation : désigne la capacité des organismes à concentrer et à accumuler des substances chimiques à des concentrations bien supérieures à celles où elles se trouvent présentes dans l’eau qui les environne. L’exemple des PCB illustre ce processus d’augmentation de la contamination quand on passe de l’eau au phytoplancton, puis ensuite tout au long de la chaîne alimentaire

conduisant aux poissons, puis aux mammifères marins. Biocide : étymologiquement : bio + cide = « qui tue la vie », désigne toute substance ou mélange de substances destinée à détruire, repousser ou rendre inoffensifs des organismes nuisibles. Selon la définition de la Directive Biocides, il existe trois types de produits, répartis en quatre groupes : 1) désinfectants et produits biocides généraux ; 2) produits de protection ; 3) produits antiparasitaires ; 4) autres produits biocides, dont les produits antisalissures (TP 21). Biomasse : masse totale des organismes vivants présents sur une surface déterminée. Biotope : ensemble d’éléments caractérisant un milieu physico-chimique déterminé et uniforme qui héberge une flore et une faune spécifiques (la biocénose). Biotope + biocénose = écosystème. Bivalve : mollusque de la classe des Bivalvia dont la coquille est constituée de deux parties distinctes et attachées, plus ou moins symétriques, pouvant s’ouvrir ou se refermer. Cette classe comprend environ 30 000 espèces, notamment les moules, les huîtres et les palourdes. Boues activées : le procédé d’épuration dit « à boues activées » utilise l’épuration biologique dans le traitement des eaux usées. C’est un mode d’épuration par cultures libres qui consiste à mettre en contact les eaux usées avec un mélange riche en bactéries par brassage, pour dégrader la

Glossaire matière organique en suspension ou dissoute. Une aération importante permet l’activité des bactéries et la dégradation de ces matières, suivie d’une décantation à partir de laquelle les boues riches en bactéries sont envoyées vers le bassin d’aération. Bryozoaire : petit invertébré aquatique, surtout marin, appartenant à l’embranchement des ectoproctes. Ce sont des animaux libres (isolés) ou coloniaux fixés. Il ont un corps qui est enfermé dans une loge en chitine (ou zoocécie). Plusieurs espèces sont des constructeurs de récifs coralliens. Calvin (cycle de) : aussi connu comme le cycle de CalvinBenson, est une série de réactions biochimiques prenant place dans les chloroplastes des organismes photosynthétiques. Il a été découvert par Melvin Calvin et Andy Benson (Berkeley, Californie). Durant la photosynthèse, l’énergie de la lumière est convertie en énergie chimique conservée dans l’ATP et le NADPH. Le cycle de Calvin, indépendant de la lumière, utilise l’énergie de ces transporteurs à courte vie pour transformer le CO2 en composés organiques qui peuvent être utilisés par les organismes. Chitine : sucre aminé, polysaccharide, la chitine est un des constituants de la cuticule des insectes, des araignées et des crustacés, elle a ainsi un rôle protecteur. Associée à du carbonate de calcium, elle devient rigide et forme alors l’exosquelette des crustacés et

de tous les animaux à coquille tels que les escargots. Chromatographie : technique de purification dans laquelle un échantillon contenant une ou plusieurs molécules est entraîné par un courant de phase dite mobile (liquide, gaz…) le long d’une phase dite stationnaire (papier, gélatine, silice, polymère, silice greffée etc.). Chaque molécule se déplace à une vitesse différente, selon son affinité avec chacun des phases mobile/ stationnaire. C’est cette différence de vitesse qui permet d’isoler chaque molécule l’une après l’autre. Cirripède : l’ordre des cirripèdes est une sous-classe des crustacés comprenant balanes et anatifes. Ils vivent accrochés à des substrats immergés : rochers, coques de bateaux et navires. Cœlome : cavité générale, complètement bordée par le mésoderme (un type de feuillet cellulaire), qui en forme la membrane. Les animaux qui possèdent un véritable cœlome, comme les annélides, les mollusques ou les chordés, sont des cœlomates (ou eucœlomates). Colloïde : substance sous forme de liquide ou de gel, qui contient en suspension de petites particules de 2 à 200 nanomètres, formant une dispersion homogène. Conchyliculture : du grec konkhylion = coquillage. C’est l’élevage des coquillages comestibles (huîtres, moules, palourdes).

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Convection : la convection thermique est un transfert de chaleur, d’une zone chaude à une zone froide, accompagnant le déplacement de matériaux faiblement visqueux. Cytochrome : coenzymes intermédiaires de la chaîne respiratoire. (Les coenzymes sont des molécules organiques non protéiques de petite taille qui accompagnent la plupart des enzymes.) DDT : pesticide ou insecticide chimique incolore utilisé pour détruire des insectes porteurs de maladies ou destructeurs de récoltes. Bien que ce produit dangereux soit interdit depuis des années en Amérique du Nord, il est encore utilisé dans les pays en voie de développement. De façon générale, le DDT se concentre dans les systèmes biologiques, principalement les corps gras. C’est un produit nocif pour diverses espèces qui se bioamplifie le long de la chaîne alimentaire, atteignant sa plus haute concentration pour les superprédateurs comme les humains ou les rapaces. Diapir : du grec diapeirein = « percer au travers », est une structure géologique globuleuse qui résulte de la remontée de roches légères à travers des roches plus denses, sous l’effet de la poussée d’Archimède. Le cœur du diapir peut être constitué de sels, de magma ou encore de boues.

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Dulçaquicole : du latin dulcis = doux et aqua = eau, avec le suffixe –cole = « qui vit, qui croît (dans) », soit

littéralement « qui vit, qui croît en eau douce ». Efflurescence (algale) : augmentation relativement rapide de la concentration d’une ou de quelques espèces de phytoplanton dans un système aquatique. Cette augmentation se traduit généralement par une coloration de l’eau (rouge, brun-jaune ou vert). Embranchement : en zoologie, l’embranchement est le deuxième niveau de classification classique (c’est-àdire n’utilisant pas la notion de distance génétique) des espèces vivantes. Énergie de surface : c’est une force qui existe au niveau de toute interface entre deux milieux différents (solide, liquide ou gaz). Par exemple, plus un liquide adhère à un solide, plus l’énergie de surface est faible. Eubactérie : eubacteria = « vraies bactéries ». Les eubactéries sont une subdivision majeure des procaryotes, comprenant toutes les bactéries, exceptées les archaebactéries. On peut citer par exemple les chlorobactéries, les protéobactéries, les cyanobactéries, les mycoplasmes, les entérobactéries, les pseudomonades et la plupart des bactéries gram-positives. Eucaryote : organisme vivant possédant un noyau isolé du cytoplasme cellulaire par une membrane et qui contient del’ADN. Les eucaryotes s’opposent aux procaryotes. Facteur de bioaccumulation (FBC) : facteur utilisé pour

Glossaire décrire la mesure de l’accumulation dans un système biologique déterminé. À condition que les valeurs du numérateur et du dénominateur aient la même unité, il s’agit d’une grandeur permettant de caractériser l’accumulation d’un composé dans un organisme. Il s’exprime comme le rapport de la concentration d’un composé dans un être vivant sur la concentration du même composé dans un milieu environnant, par exemple l’eau ou la nourriture. Fouling : terme anglais pour salissures ; « biofouling » = biosalissure. Granite : roche magmatique, formée par le refroidissement lent d’un magma issu de la fusion partielle de la croûte continentale. Guyot : montagne immergée, généralement d’origine volcanique. Hétérotrophe : qualifie un être vivant qui ne peut fabriquer lui-même tous ses constituants et doit, de ce fait, utiliser des matières organiques exogènes. Hydraire : cnidaire hydrozoaire dont le cycle reproductif comporte toujours un polype, forme végétative fixée, et une méduse, forme sexuée généralement libre et nageuse. Les hydraires forment une des quatre classes d’hydrozoaires. Liant : produit dont le rôle est d’assurer la liaison entre d’autres produits peu miscibles. On peut citer l’huile

de lin (peinture à l’huile), la gomme arabique (aquarelle, gouache), une résine alkyde, acrylique, ou vinylique (peintures vinyliques), mais aussi tout simplement de l’œuf. Lithosphère : couche superficielle du globe terrestre formée par la croûte terrestre océanique ou continentale et par la partie supérieure du manteau. Magma : masse de roche en fusion qui se forme en profondeur au-dessous de la croûte terrestre, et qui jaillit du fond marin dans les régions volcaniques, le long des marges océaniques. Manteau terrestre : couche formée de roches chaudes et pâteuses qui s’étend sur 2 900 kilomètres entre la croûte terrestre et le noyau. Le manteau représente les deux tiers de la masse du Globe. Méiofaune : ensemble des animaux de petites tailles, vivant dans les sédiments. Leur taille est comprise entre 0,1 et 1 mm ; ils sont principalement constitués de nématodes et de copépodes. Méthanogènes (bactéries) : les bactérie méthanogènes produisent du méthane CH4. Méthanotrophe : se dit d’une espèce consommatrice de méthane. Microtubules : fibres constitutives du cytosquelette, qui est l’ensemble organisé des polymères biologiques conférant aux cellules l’essentiel de leurs propriétés mécaniques,

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et jouant un rôle clé dans la division cellulaire. La stabilisation des microtubules par un anticancéreux comme le taxol empêche les cellules tumorales de se multiplier. Nector : ensembles des organismes marins capables de nager (poissons, tortues), et se nourissant de plancton (voir phytoplancton). Nœud : Nœud = mille ou mille marin ; un nœud correspond à la vitesse de 1 852 mètres/ heure. Panache : remontée de roches anormalement chaudes, provenant du manteau terrestre. Pélagique : du grec pelagos = haute mer. La zone pélagique est la partie des mers ou océans comprenant la colonne d’eau, à savoir les parties autres que les côtes ou le fond marin (la plaine abyssale). Périphyton : ensemble des organismes aquatiques qui vivent fixés à la surface des plantes ou des substrats immergés.

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)populations. Un perturbateur endocrinien peut interférer avec les processus de synthèse, de stockage, de libération, de sécrétion, de transport, d’élimination ou d’action des hormones naturelles. Pockmark : dépressions superficielles présentes sur le plancher sédimentaire océanique, et formées lors de la remontée de gaz et de fluide. De forme circulaire ou allongée, leurs tailles et fréquences varient en fonction de la taille du grain du sédiment. Les pockmarks apparaissent en général dans les sédiments à grains fins. Seules de petites dépressions de 1 à 10 mètres de large et de moins de 1 mètre de profondeur peuvent se rencontrer dans les sédiments fins sableux. Par contre, les pockmarks de 10 à 700 mètres de large et pouvant atteindre jusqu’à 45 mètres de profondeur ont été trouvés dans les sédiments fins argileux.

Persistant : les polluants organiques persistants (POP) sont des composés organiques qui, à des degrés divers, résistent à la dégradation photolytique, biologique et chimique.

Procaryote : du grec pro = avant et caryon = noyau. Un organisme procaryote ne possède ni noyau cellulaire ni autres organites. Les procaryotes forment ainsi un taxon, regroupant des êtres vivants dont les cellules ont la structure procaryote, s’opposant aux eucaryotes. Exemples : les bactéries.

Perturbateur endocrinien : substances exogènes altérant les fonctions du système endocrinien et induisant donc des effets nocifs sur la santé d’un organisme intact, de ses descendants ou (sous-

Réflexion sismique : la sismique est une méthode de prospection qui visualise les structures géologiques en profondeur grâce à l’analyse des échos d’ondes sismiques. Les ondes sismiques étudiées

Glossaire peuvent avoir des causes naturelles (tremblement de terre) ou artificielles (camion vibreur, explosif, etc.). L’une des techniques utilise la réflexion des ondes sismiques sur les interfaces entre plusieurs niveaux géologiques. RubisCO : ou Ribulose 1,5 bisphosphate carboxylase/oxygénase ; c’est l’enzyme principale sur Terre qui permet la fixation du carbone du CO2 dans la matière organique. Du fait de l’importance de la biomasse végétale, elle est une protéine quantitativement très importante sur Terre. Saliculture : production de sel alimentaire à partir du sel marin. Sessile : désigne une espèce animale incapable de se déplacer car fixée à la surface d’un substrat inerte ou vivant. Les plus connues sont les mollusques bivalves. Spore : du grec spora = semence, corpuscule reproducteur de nombreuses espèces végétales et certains protozoaires.

Symbiose : association intime et durable entre au moins deux organismes d’espèces différentes. Les organismes sont qualifiés de symbiotes, le plus gros peut être nommé hôte. Taxon / taxinomie : la taxonomie est la science qui a pour objet de décrire les organismes vivants et de les regrouper en entités appelées taxons (familles, genres, espèces, etc.) afin de pouvoir les nommer et les classer. Terrigène : provenant de la terre. Se dit des dépôts marins provenant de l’érosion des terres, qui s’opposent aux dépôts pélagiques. Thiotrophe : se dit d’une espèce consommatrice de molécules soufrées. Trophique (niveau) : en écologie, le niveau trophique est le rang qu’occupe un être vivant dans une chaîne alimentaire. Le terme trophique se rapporte à tout ce qui est relatif à la nutrition d’un tissu vivant ou d’un organe. Par exemple, une relation trophique est le lien qui unit le prédateur et sa proie dans un écosystème.

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photographiques CHAPITRE INTRODUCTIF – Fig. 2 : Document SeaWifs. – Fig. 4 : D’après International Pannel for Climate Change, 1999. – Fig. 5 : D’après la base de données Levitus, LDEO, USA. – Fig. 6 : Sylvie Dessert. – Fig. 8 : CNRS Photothèque/ DOLAN John, UMR7093 – Laboratoire d’océanographie de Villefranche (LOV) – Villefranche sur mer. – Fig. 9 : CNRS Photothèque / LOPEZ GARCIA Purification, UMR8079 – Écologie, systématique et évolution (ESE) – ORSAY. – Fig. 11 : P. Aurousseau, comm. pers. – Fig. 12 : Beucher C., Tréguer P., Corvaisier R., Hapette A.-M., Elkens M. (2004). Production and dissolution of biogenic silica in a coastal ecosystem (Bay of Brest), Marine Ecology Progress Series, 267 : 57-69. – Fig. 13 : Boyd P. W., Watson A. J., Law C. S., Abraham E. R., Trull T., Murdoch R., Bakker D. C. E., Bowie A. R., Buesseler K. O., Chang H., Charette M., Croot P., Downing K., Frew R., Gall M., Hadfield M., Hall J., Harvey

M., Jameson G., LaRoche J., Liddicoat M., Ling R., Maldonado M. T., McKay R. M., Nodder S., Pridmore S. P. R., Rintoul S., Safi K., Sutton P., Strzepek R., Tanneberger K., Turner S., Waite A., Zeldis J. (2000). A mesoscale phytoplankton bloom in the polar Southern Ocean stimulated by iron fertilization. Nature, 407 : 695-702. PARTIE 1-CHAPITRE 1 – Fig. 6 : D’après Jeandel et al., 2007. – Fig. 7 : Adaptée de Lacan et Jeandel, 2005. – Fig. 9 : Lacan et Jeandel, 2001, 2005. – Fig. 11 : Hanfland C., AWI. – Fig. 12 : geotraces.org PARTIE 1-CHAPITRE 2 – Fig. 4 : Delphin Ruché / Institut polaire français Paul Émile Victor – IPEV www.institutpolaire.fr – Fig. 6 : CNRS Photothèque / KEOPS / Leanne ARMAND. – Fig. 7 : Service communication de l’Institut polaire français Paul Émile Victor – IPEV – www.institut-polaire.fr – Fig. 9 : C. Law.

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– Fig. 10 : Science 2007, www. m b a r i . o rg / ex p e d i t i o n s / SOFeX2002/ – Fig. 12 : Blain S. et al., (2007), Effect of natural iron fertilization on carbon sequestration in the Southern Ocean. Nature, 446(7139) : 10701075. PARTIE 2-CHAPITRE 1 – Fig. 1 : Diagramme construit d’après les données USGS. – Fig. 4 : Ifremer – Campagne NIXONAUT. – Fig. 5 : Ifremer – Y. Fouquet. – Fig. 6 : Ifremer. – Fig. 7 : Document ISA. – Fig. 12 : Ifremer/Y. Fouquet Campagne NODCO. – Fig. 13 : Modifié d’après Hein et al., 2000. – Fig. 15 : SEED/Schlumberger, www.seed.slb.com/ – Fig. 16b : Ifremer – Campagne NAUTILAU. – Fig. 17 : Modifié d’après Yves Fouquet, 2002. – Fig. 18 : Ifremer/Yves Fouquet. – Fig. 19 : Ifremer – Campagne SERPENTINE 2007. Site Logatchev, dorsale Atlantique 14°45’ Nord. – Fig. 20 : Ifremer – Campagne SERPENTINE 2007. Site Krasnov, dorsale Atlantique 64°38’ Nord. PARTIE 2-CHAPITRE 2

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– Fig. 1 : Ifremer. – Fig. 2 : Ifremer/Stéphane Lesbats. – Fig. 3 : Ifremer – Campagne NIXONAUT. – Fig. 5 : Ifremer. Schéma non à jour.

– Fig. 8 : Ifremer/Genonod. – Fig. 9 : Ifremer/Gemonod. – Fig. 10 : Ifremer/Gemonod. – Fig. 12 : Photothèque CRTgroupe Eramet. – Fig. 13 : Total. – Fig. 14 : Ifremer – Campagne NIXONAUT. – Fig. 15 : Ifremer – Campagne NIXONAUT. – Fig. 16 : Ifremer – Campagne NODINAUT. – Fig. 17 : Ifremer – Campagne NODINAUT. – Fig. 19 : Secrétariat de la CNUCED d’après les statistiques de l’industrie et du Groupe d’étude international sur le nickel. PARTIE 2-CHAPITRE 3 – Fig. 1C : Ifremer -Campagne VICKING (Hakon). – Fig. 4 : CNRS, A. L. Siat – École Estienne. – Fig. 5 : Sauter et al., 2006. – Fig. 7 : Nouzé et al., 2003. – Fig. 11A : Charlou et al., 2004. – Fig. 12 : D’après Kvenvolden, 1999 ; Tsouris, ONRL, Department of Energy, USA. – Fig. 14 : Charlou et al., 2002. – Fig. 15C: Ifremer – Campagne SERPENTINE et FLORES. PARTIE 2-CHAPITRE 4 – Fig. 1 : Ifremer – Campagne SERPENTINE. – Fig. 2 bas : Ifremer – Campagne SERPENTINE. – Fig. 3: Ifremer/Olivier Dugornay – Campagne PHARE. – Fig. 4: Ifremer/Olivier Dugornay. – Fig. 5 : Rod Catanach, Woods Hole Oceanographic Institution.

PARTIE 2-CHAPITRE 5 – Fig. 3 : Sophie G – http:// sophie-g.net/ – Fig. 4 : micro.over-blog. com. – Fig. 5 : Nanozine. – Fig. 6 : PharmaMar. – Fig. 8: Southeastern Regional Taxonomic Center/ South Carolina Department of Natural Resources (USA). – Fig. 9 : Scripps Institution of Oceanography, UC San Diego. PARTIE 3-CHAPITRE 1 – Fig. 1 : Le Van Han Cédric. PARTIE 3-CHAPITRE 2 – Fig. 1 : NOAA, 16 mars 1978, Portsall, Finistère, France. – Fig. 2 : Jean Gaumy/ Magnum, 13 juillet 2005. Bulletin du Cedre N°13 – 1er et 2° semestres 1999

– 1er semestre 2000, page 10. (Centre de documentation, de recherche et d’expérimentations sur les pollutions accidentelles des eaux). – Fig. 3 : BSAM/Douanes Françaises, 19 novembre 2002. Photo réalisée à bord de l’avion POLMAR II des Douanes Françaises. Rapport d’activité 2002 du Cedre, page 7. – Fig. 4 : Cedre, Fanc’h Cabioch, Spitzberg. – Fig. 5 : Cedre. – Fig. 7 : DR, 18 mars 1967, Iles Scilly. – Fig. 8 : Cedre. Laboratoire du Cedre, Brest. – Fig. 9 : (a) Cedre/IFP, 1980, Cuers; (b) BSAM/Douanes Françaises, 25-27 mai 2004. – Fig. 10 : Source : Marine Nationale, 2004. – Fig. 11 : Source SINTEF. Photo Sintef, 2007. – Fig. 12 : Cedre – Fonds cartographique. Source : SHOM, 1998.

Crédits photographiques

– Fig. 6 : Ifremer – Campagne SERPENTINE et FLORES. – Fig. 7 : Ifremer – Campagne SERPENTINE. – Fig. 8 : Kim Juniper (UQAM), Toronto, Canada. – Fig. 9 : Ifremer – Campagne PHARE. – Fig. 10 : Ifremer – Campagne ATOS. – Fig. 11 : Ifremer – Campagne PHARE. – Fig. 12 : Ifremer – Campagne BIOZAIRE. – Fig. 13 : a) Santa Cruz carcass 18 mon – Craig Smith and Mike Degruy. b) Santa Cruz whale 5.5 yr – Craig Smith. c) Whale fall SCrB red and white mats on vert no 3 4.5 yr – Craig Smith.

PARTIE 3-CHAPITRE 3 – Fig. 2 : Ifremer/L. Delauney. – Fig. 3 : Plancton Andino Ltda, Chile – A. Clément. – Fig. 4 : Ifremer/F. Quiniou. – Fig. 5 : (a) F. Lamio ; (b) Amassing Efforts against Alien Invasive Species in Europe. Shirley S. M., Kark S., PLoS Biology Vol. 4/8/2006, e279. http://dx.doi.org/10.1371/ journal.pbio.0040279 – Fig. 6 : Ifremer. – Fig. 8 : Photo extraite de Ar Vag (1979). – Fig. 9 et10 : Ifremer/E. His. – Fig. 12 : M. Grignon-Dubois. – Fig. 13 : A. Bouillon.

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