Jason le guérisseur au service d'Héra 9782343033341, 234303334X

Jason ne serait-il pas un enjeu de pouvoir entre les anciens dieux issus de Gaia et les nouveaux dieux gouvernés par Zeu

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Jason le guérisseur au service d'Héra
 9782343033341, 234303334X

Table of contents :
UNE MORT QUI FAIT RÉFLÉCHIR
PARTIR REVENIR
UN ÉQUIPAGE PARTICULIER
UN ALLER PROMETTEUR
LE SÉJOUR EN COLCHIDE ET LE VOYAGE RETOUR
UNE SUITE DE SYMBOLES
MÉDÉE ET SES AMOURS IMPOSSIBLES
L’ENSEIGNEMENT CACHÉ
BIBLIOGRAPHIE
TABLE DES MATIÈRES

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POUR COMPRENDRE OUR COMPRENDRE

Gilbert ANDRIEU

Jason le guérisseur au service d’Héra

Jason le guérisseur au service d’Héra

Pour Comprendre Collection dirigée par Jean-Paul Chagnollaud L’objectif de cette collection Pour Comprendre est de présenter en un nombre restreint de pages (176 à 192 pages) une question contemporaine qui relève des différents domaines de la vie sociale. L’idée étant de donner une synthèse du sujet tout en offrant au lecteur les moyens d’aller plus loin, notamment par une bibliographie sélectionnée. Cette collection est dirigée par un comité éditorial composé de professeurs d’université de différentes disciplines. Ils ont pour tâche de choisir les thèmes qui feront l’objet de ces publications et de solliciter les spécialistes susceptibles, dans un langage simple et clair, de faire des synthèses. Le comité éditorial est composé de : Maguy Albet, Jean-Paul Chagnollaud, Dominique Château, Jacques Fontanel, Gérard Marcou, Pierre Muller, Bruno Péquignot, Denis Rolland.

Dernières parutions Jean-Baptiste ESAÜ, Les élections présidentielles Aux Etats-Unis, 2014. Gérard PETITPRÉ, Les trente Glorieuses de la Ve République (19581988), 2014. Xavier BOLOT, Les Trois Réalités. Physique, perçue, représentée ici, maintenant, évolutions, 2014. Alain DULOT, Ce que penser veut dire. Essai, 2013. Claude-Michel VIRY, Guide historique des classifications de savoirs, 2013. Maixent LOUBASSOU-NGANGA, L’immigré et la gestion du patrimoine, 2013. André MESIN, De Smith à Marx : deux approches du capitalisme, 2013. Xavier BOLOT, Comment représenter l’action. Le bonheur d’appliquer les sciences de la vie aux arts du vivants, 2012.

Thomas SEGUIN, Le postmodernisme. Une utopie moderne, 2012. Nicolas BALTAZAR, La place des salariés dans l’entreprise de demain. Que cache la rationalisation des entreprises françaises ?, 2012. Denis MONNEUSE, Les jeunes expliqués aux vieux, 2012. Gérard PARDINI, Grands principes constitutionnels. Institutions publiques françaises, deuxième édition, 2012.

Gilbert ANDRIEU

Jason le guérisseur au service d’Héra

Du même auteur Aux éditions Actio L’homme et la force, 1988 L’éducation physique au XXe siècle, 1990 Enjeux et débats en E.P., 1992 À propos des finalités de l’éducation physique et sportive, 1994 La gymnastique au XIXe siècle, 1997 Du sport aristocratique au sport démocratique, 2002 Aux Presses Universitaires de Bordeaux Force et beauté. Histoire de l’esthétique en éducation physique aux XIXe et XXe siècles, 1992 Aux éditions L’Harmattan Les Jeux Olympiques un mythe moderne, 2004 Sport et spiritualité, 2009 Sport et conquête de soi, 2009 L’enseignement caché de la mythologie, 2012 Au-delà des mots, 2012 Les demi-dieux, 2013 Au-delà de la pensée, 2013 Œdipe sans complexe, 2013 Le choix d’Ulysse, 2013 À la rencontre de Dionysos, 2014 Être, paraître, disparaître, 2014 La preuve par Zeus, 2014 Pour comprendre la Théogonie d’Hésiode, 2014

© L’Harmattan, 2014 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris www. harmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-03334-1 EAN : 9782343033341

UNE MORT QUI FAIT RÉFLÉCHIR

Entre Héra et Zeus, Jason pourrait bien n’être qu’un intermédiaire ! Entre les dieux de première génération et les Olympiens, il pourrait également représenter un exemple d’évolution qui trancherait fondamentalement avec celui d’Héraclès. Il pourrait se situer entre la Terre et le Ciel. Toute sa vie et, plus particulièrement, son voyage vers la Colchide représenteraient l’accomplissement d’une mission décidée par les Olympiens, principalement le couple divin formé par Héra et Zeus, autrement dit le frère et la sœur, mais encore sous contrôle de la Terre Mère. Jason est connu pour son voyage plus que pour le reste de sa vie et s’il doit figurer parmi les héros de la quatrième race hésiodique, il reste que ses exploits n’ont pas la renommée de ceux d’Héraclès. Ils ne rentrent pas dans le cadre réservé par Homère aux demi-dieux, mais aussi par un Zeus adulte qui, d’après Hésiode, serait à l’origine de la quatrième race. J’aborderai plus tard la quête de la Toison d’Or, mais il m’a semblé utile, pour la compréhension de l’ensemble, de commencer par étudier la mort de Jason qui résume ou symbolise toute la vie du héros. Il est assez surprenant de voir que cette mort n’est pas évoquée par tout le monde. Pierre Grimal n’en parle pas dans son Dictionnaire de mythologie grecque et romaine ! La naissance et la mort des héros sont pourtant hautement symboliques. Les morts d’Héraclès, d’Œdipe ou de Thésée ne sont pas négligées et donnent du sens à leur vie. Dans le cas de Jason, elle révèle le sens de sa vie, certainement mieux que tous les détails qui lui ont donné une place importante dans la mythologie comme le voyage sur l’Argo.

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Comment ne pas être surpris de voir que l’étude de Jason, chez ceux qui la font, peut se situer à part de la quête de la Toison d’Or, comme s’il s’agissait de deux mythes différents ou complémentaires ? Cette quête pourrait-elle exister sans Jason ? N’est-ce pas la recherche du pouvoir à Iolcos qui conduit Jason à se doter d’un navire, à regrouper autour de lui d’autres héros et à faire ce long voyage vers la Colchide ? Ne serions-nous pas influencés par ceux qui, comme pour Ulysse, se sont focalisés sur le voyage comme s’il s’agissait d’un voyage exploratoire ou un voyage dominé par un esprit de conquête ou de commerce ? Je traiterai plus tard du voyage vers la Colchide, autrement dit vers le Soleil levant, symbole de l’origine de la vie et de la pureté, grâce à cette lumière qui tous les matins émerge victorieusement des ténèbres. Le mythe a été récupéré par des psychologues comme Paul Diel qui se sert de sa légende pour étudier le combat contre la banalisation de la vie et c’est à partir de son travail que je vais commencer mon analyse. Lorsque Gaston Bachelard, qui préface son livre, nous dit que le mythe est un drame humain condensé et fait de Jason un homme qui possède « un surconscient, un moi et un subconscient », il nous entraîne dans son monde qui n’est pas celui de Jason1. Nous sommes habitués, depuis longtemps, à voir dans l’homme une fonction psychique et le complexe d’Œdipe n’a fait que confirmer la relation entre les mythes et ce psychisme. Pour autant, ce rapprochement ne va pas de soi et c’est ce que nous verrons par la suite. Lorsque Gaston Bachelard ajoute que « le combat du héros est moins un combat historique qu’un combat psychologique » (p.12), nous avons envie de le rejoindre, mais nous sentons aussi que ce transfert peut cacher d’autres éclairages. Sans vouloir le critiquer, je dirai que cette vision du mythe est une vision culturelle, une vision largement influencée par un ensemble de connaissances qui se veulent objectives. J’aurais aimé que G. Bachelard nous

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DIEL P. Le symbolisme dans la mythologie grecque. Paris, Payot, 2002 (1966), p. 11.

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propose une pensée plus proche de celle qu’il avait évoquée en parlant de Narcisse. Pour Paul Diel, qui se démarque de Freud, de Jung et d’Adler, « la symbolisation mythique est un calcul psychologique exprimé en langage imagé » (p.25) et son travail consiste à étudier le calcul psychologique qui permet de comprendre le combat que les hommes livrent au fond d’euxmêmes contre l’automatisme subconscient, contre l’exaltation imaginative. Pour lui, l’homme doit avancer vers la lucidité visà-vis de ses intentions inconscientes et la spiritualisation permet d’atteindre la vérité en dissolvant le mensonge ou en écartant le refoulement. Le mythe parlerait de la souffrance psychologique des hommes et de leur désir de la surmonter, il raconterait leur combat héroïque : « combat destiné à surmonter cette erreur vitale qu’est la fausse introspection-interprétation et son incessant calcul de justification mensongère » (p.23). On comprend bien que Zeus étant le symbole de l’esprit, les intentions symboliques des divinités puissent être la projection des intentions réelles des hommes. Il est peu probable que nos ancêtres aient été sensibles à cette distinction entre les différents éléments de la conscience ! Le danger, pour l’homme qui raisonne, reste de comprendre le passé à partir de ce qu’il sait. J’y reviendrai à la fin de cette étude qui cherche à dégager, avant tout, un enseignement caché sous les symboles. Le mythe traiterait à la fois de la cause première de la vie et de la conduite sensée que les hommes peuvent lui imposer, la première étant un mystère, une sorte d’esprit absolu. À l’homme reviendrait la tâche de donner un sens à la vie, autrement dit de développer sa vraie qualité en se spiritualisant. Dans tous les combats héroïques, le héros est opposé à un monstre qui symbolise son exaltation imaginative. C’est par l’intermédiaire d’une spiritualisation ou d’une sublimation qu’il peut vaincre le monstre. Ainsi, tout combat peut aboutir à l’une des deux solutions possibles : le pervertissement ou la sublimation qui correspond à la spiritualisation. Le mythe, qui est une « création collective du rêve surconscient de la vérité » (p.40), se rapporterait à la délibération intime intérieure et à 7

l’activité sensée. Paul Diel oppose alors l’élan évolutif qui devrait permettre la spiritualisation et la déformation psychique qu’il nomme « l’euphorie banale » et précise : « Pendant pervers de la surtension angoissée due à l’accumulation des désirs exaltés, la banalisation se présente comme un état de sous-tension énergétique. Chaque désir est immédiatement contenté, aucun désir ne peut être retenu : aucune tension sensée, aucune énergie évolutive, ne peut se former, l’énergie s’épuise en agitations vaines. Puisqu’il n’y a pas de désirs retenus, aucun travail de spiritualisation ou de sublimation n’est possible. Il ne reste que le vide intérieur. » (p.41) Le héros est l’homme qui lutte pour réussir cette délibération intérieure, mais il ne peut le faire qu’avec l’aide des dieux, qu’avec les armes symboliques des divinités que Paul Diel regroupe sous l’étiquette de « clairvoyance spirituelle » (p.43) et qu’il associe à la « pureté de l’activité » (p.43). Le travail de Paul Diel est orienté vers la justification d’une morale qui ne serait ni une convention sociale ni une obligation surnaturelle, « mais un phénomène naturellement inhérent à la vie.» (p.44) Sur ce point particulier, je le rejoins aisément. Toutefois, je reviendrais sur l’usage d’une morale qui reste un objet qui ne dépend pas de nous, mais des autres. Elle correspondrait à la recherche d’un désir essentiel qui ne pourrait être obtenu qu’en harmonisant et en dépassant les désirs secondaires : elle « est l’économie du plaisir et la valorisation surconsciente qui cherche le plaisir sublimé. » (p.44) La clairvoyance surconsciente qui permettrait ce choix correspondrait à notre conscience, autrement dit au pressentiment d’une loi « qui stipule qu’à toute déviation essentielle correspond l’angoisse vitale : le tourment de la culpabilité. » (p.44) De là proviendrait le sentiment religieux. Le combat que livreraient tous les héros représenterait la situation conflictuelle de la psyché humaine. On comprend mieux que les héros mythiques puissent être observés à partir de leur degré de sublimation, de leur atteinte de l’objectif qui consiste, symboliquement, à devenir des dieux ou l’égal d’une divinité. C’est ainsi que Jason, Thésée ou 8

Héraclès peuvent être étudiés par rapport à leur combat contre la banalisation à l’opposé d’Orphée et d’Œdipe qui le sont par rapport à la banalisation ou Icare et Persée par rapport à l’exaltation. Il convient de retenir ici les précisions apportées par Paul Diel en ce qui concerne la banalisation. « Pour peu que l’homme oublie l’esprit, qu’il exalte ses désirs vers la matière (vers la terre-mère), il se banalise. » (p.155) « L’esprit humain est la manifestation la plus éclatante de l’Essence-Mystère. La séduction banale, l’attachement exclusif à la terre-mère, apparaît sous cette perspective non seulement comme une révolte de l’intellect contre l’esprit, mais comme une chute originelle, comme une faute de l’espèce humaine à l’égard de «l’essence-mystère». Cette faute se définit comme l’oubli de la profondeur mystérieuse de toute vie. Le mythe appelle symboliquement cette faute essentielle « la mort de l’âme ». La signification psychologique de ce symbolisme est la banalisation. » (p.156) Je n’ai pas à faire ici l’analyse de l’analyse, mais je voudrais souligner sans tarder le sens unique retenu par Paul Diel : lorsque le héros ne monte pas vers le Ciel il commet une faute, il régresse en retombant sur Terre ! L’ensemble du travail de Paul Diel est à prendre en considération ne serait-ce que pour approfondir les mythes dans leur sens symbolique. Toutefois, il me semble que cet approfondissement est orienté par un choix personnel, un choix de psychologue du XXe siècle. Il serait possible d’ajouter de psychologue chrétien. Il semble compréhensible que chaque héros puisse trouver sa place sur le vecteur psychologique qui conduit vers la spiritualisation. En opposant Zeus et Gaia, en concevant le sens de l’évolution qui conduit de la matière à l’esprit, il ne pouvait que faire de Dionysos le symbole du déchaînement du désir terrestre, parler de banalisation dionysiaque et replacer le tout dans une Grèce décadente. On peut dès lors entrevoir que Jason ne sera pas le héros idéal, qu’il subira la punition de la banalisation.

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Voyons, pour commencer, comment Paul Diel observe le personnage mythique. Au départ, Jason et ses compagnons de voyage sont tous confrontés à la banalisation et ils s’embarquent pour s’en libérer. C’est si vrai que le navire qui les emporte s’appelle l’Argo qui signifie le vaisseau blanc. L’Argo devait les conduire vers la pureté que symbolise le blanc. De plus, l’objectif confirme cette quête puisqu’il s’agit de la Toison d’Or, « L’or-couleur est représentatif de la spiritualisation, tandis que la toison – le bélier, figurant l’innocence – est le symbole de sublimation. La Toison d’or à conquérir indique que le but de l’entreprise est la conquête de la force de l’esprit (vérité) et de la pureté de l’âme. » (p.212) Paul Diel rappelle alors que la pureté, dans le mythe chrétien, est symbolisée par l’agneau qui a la même signification que le bélier ! Peut-on véritablement comparer l’agneau chrétien au bélier grec qui aurait enlevé Phrixos et Hellé au moment où Athamas se préparait à les sacrifier sur les conseils de son épouse Ino ? Sur ce point particulier, il faudrait revenir. Pour accentuer la nature de l’objectif, il ajoute que la Toison est suspendue à l’arbre qui est le symbole de la vie et qu’elle est gardée par un dragon, symbole du pervertissement, qu’il faut tuer pour s’emparer du trésor sublime. Paul Diel de conclure cette entrée en matière : « En affrontant le dragon, en cherchant la Toison d’or, les Argonautes vont-ils surmonter leur danger symbolisé par le dragon, ou vont-ils, en dépit de la victoire apparente, succomber à la tentation qu’ils devraient combattre ? En remplaçant la Toison d’or, symbole clair de pureté, par le symbole plus général du trésor dans sa signification équivoque, apparaît clairement le dilemme : les Argonautes pourront échouer sur le plan essentiel du sens caché et, au lieu de conquérir le trésor sous sa signification sublime, ne trouver le trésor que dans sa signification perverse. » (p.213) Il est alors facile de comprendre que, pour le psychologue, l’expédition sera un échec. Les Argonautes ne reviendront qu’avec un trésor pervers, avec un simple objet nécessaire à la 10

revendication du pouvoir. Comme le précise Paul Diel, selon que la conquête aura une signification sublime son règne sera un bon règne, selon qu’elle sera perverse, son règne sera un mauvais règne. Parce que Jason prétend au trône, il devient à son tour le symbole de son peuple, des hommes dans leur ensemble. N’oublions pas que le roi, comme l’arbre, se dresse entre la Terre et le Ciel, qu’il symbolise un intermédiaire et que de ses qualités dépend le sort de ses sujets. De lui dépend l’harmonie du monde. Notons que Jason se trouve à la tête de l’expédition en tant que fils de roi et que c’est justement pour régner qu’il est obligé par Pélias de partir conquérir la Toison d’Or. C’est parce que Pélias a usurpé le trône que Jason doit montrer sa capacité à le reprendre. Si le trône lui revient par sa naissance, il est en quelque sorte contraint de le reconquérir en effectuant ce voyage et en rapportant la preuve d’une véritable identité de monarque. Déjà là, il faut retenir que ce n’est pas la naissance qui assure la royauté, mais la qualité de l’homme qui doit avoir acquis ce que représente la Toison d’Or. Peut-être faudrait-il s’interroger également sur le pourquoi de ce rassemblement de héros. Faut-il le comparer à d’autres rassemblements comme la chasse au sanglier de Calydon, à laquelle Jason aurait participé, ou aux guerres contre Thèbes ou contre Troie ? Le voyage en Colchide entre-t-il dans les perspectives de Zeus et fait-il partie des combats voulus par lui pour éprouver les demi-dieux de la quatrième race ? Pénétrons dans le mythe. Lorsque Jason revient demander le pouvoir à Pélias, qui l’a usurpé, il ne porte qu’une sandale. Or un oracle lui avait dit de se méfier d’un homme qui se présenterait à lui dans ces conditions. Paul Diel nous dit alors que « la sandale manquante est le symbole de l’âme mal protégée. Le pied déchaussé de Jason est une nouvelle figuration de l’homme « boiteux », déformé par l’éducation » (p.214) Sur ce point, on peut s’interroger déjà puisque son éducateur n’est autre que celui d’Héraclès ou bien d’Achille, c’est-à-dire Chiron. Je reviendrai sur ces symboles. Dire que Jason est déformé par son éducation ne suffit pas pour 11

comprendre les caractéristiques de Jason arrivant devant Pélias. Il faudrait dire en quoi cette éducation a pu le déformer alors que Chiron lui aurait appris la médecine, comme il l’avait fait avec le fils d’Apollon et que son nom Jason, ou Iason, signifierait le guérisseur ! Il faudrait alors se demander en quoi il est un guérisseur ! La lecture de Paul Diel peut surprendre, surtout lorsqu’elle nous donne des raccourcis utiles à sa démonstration. Nous sentons trop que l’auteur suit sa pensée et que l’étude du mythe n’est là que pour confirmer ses conclusions préalables. Loin de traquer l’enseignement caché de la mythologie, il utilise cette dernière pour imager ses analyses psychologiques. Tantôt, il accentue certains faits, tantôt, il en oublie d’autres, tantôt, il néglige la réalité d’une autre époque en privilégiant une vision chrétienne et moderne de la vie. Toujours est-il que Jason doit revenir avec la Toison pour monter sur le trône et que, dans cette optique, la Toison doit représenter la banalité vaincue : Jason doit être digne de régner. Paul Diel retrouve le double sens du combat puisque Pélias voudrait bien que Jason périsse dans l’aventure et il nous dit : «Le travail à accomplir est le combat héroïque, qui, dans tous les mythes, est imposé par le roi symbolique, l’esprit. Le roi réel qui exige l’épreuve par traîtrise se trouve, sur le plan symbolique, remplacé par l’exigence sublime susceptible de caractériser la situation essentielle » (p.215) Il faudrait s’interroger sur la nature des hiérarques dans la mythologie. Il suffit de comparer Pélias avec Eurysthée pour s’apercevoir que, comparativement aux héros qui sont amenés à leur obéir, ces monarques sont de piètres mortels ! La mer symbolise la vie avec toutes ses difficultés, tous ses dangers et Paul Diel retient le passage des Symplégades, deux rochers qui s’élancent l’un contre l’autre en menaçant le navire et l’interprète ainsi : « La terre écrasante, le rocher, étant symbole de banalisation, les deux rochers sont figuratifs de la double menace qui plane sur toute l’entreprise : débauche et tyrannie.

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L’Argo échappe de justesse au péril, mais, présage funeste, une partie du gouvernail est emportée. » (p.215) Paul Diel laisse alors entendre que l’expédition est vouée à l’échec. Il ne parle pas des autres épreuves vécues par les Argonautes et se limite à noter que cette épreuve met en évidence la fin du sublime, la disparition d’une des deux qualités possibles de l’aventure à son origine. Faut-il associer une partie de la poupe au gouvernail ? Je ne vois pas, personnellement, comment un navire pourrait continuer sa route et se diriger vers son but sans gouvernail. Or, l’Argo arrive en Colchide pour permettre à Jason de conquérir la Toison. Il faudra revenir sur ce voyage en deux grandes parties ; l’aller et le retour, voyage symbolique qui se fait d’abord vers l’Est, le Levant, la lumière, ensuite vers l’Ouest, le Couchant, l’ombre pour ne pas dire la mort, un peu comme ceux d’Héraclès ou d’Ulysse. Il serait possible de s’interroger aussi sur l’absence de gouvernail sur un navire surveillé par Athéna. Ne serait-il pas possible de dire que cette destruction partielle, et limitée au gouvernail, si l’on en reste à ce que nous dit Paul Diel, peut signifier que les dieux prennent en charge l’Argo et qu’il n’a plus besoin d’être dirigé par un mortel ? La suite des difficultés rencontrées ne fait que confirmer cette vision du résultat final. Aeétès demande à Jason d’atteler deux taureaux qui soufflent le feu et de labourer un champ avant d’y semer les dents du dragon que Cadmos avait combattu avant de construire Cadmée, la future Thèbes, après quoi il resterait à vaincre le dragon qui gardait la Toison. Arrivé à ce stade de l’analyse Paul Diel nous dit : « Labourer la terre à l’aide des taureaux domptés signifie donc : faire preuve de force sublime, de la sagesse qui seule assure le règne fécond, parce qu’elle sait « dompter » le danger de l’abus brutal qui inhère à la prétention au pouvoir. Caractéristique de la force brutale, les taureaux sont symbole de la domination perverse. Leur souffle est la flamme dévastatrice. L’attribut « d’airain » ajouté au symbole « pied » est une image fréquente dans la mythologie grecque qui sert à caractériser l’état d’âme. Attribués aux taureaux, les pieds 13

d’airain, symbolisent le trait marquant de la tendance dominatrice, la férocité et l’endurcissement de l’âme. » (p.216) La seconde partie de l’épreuve consistait à semer les dents d’un dragon, des hommes armés devant naître de ces dents. « Les dents symbolisent la force de mastication, l’agressivité due aux appétitions des désirs matériels. Les dents du dragon figurent l’agressivité de la perversion dominatrice : la mastication dévorante. En semant les dents du dragon auparavant héroïquement vaincu par Cadmos, et en s’opposant aux « hommes de fer », Jason devrait prouver qu’il est lui aussi capable de devenir roivainqueur, qu’il est de taille à réprimer avec vigueur et justice tout germe de désordre et de sédition. » (p.217) On peut être surpris de voir que Paul Diel note que l’épreuve n’est pas dominée puisque Jason « use d’intrigue » au lieu de vaincre en usant d’une force sublime. C’est bien en jetant des pierres au milieu des hommes de fer qu’il réussit à les exterminer. Paul Diel ajoute : « L’intrigue ne vainc pas l’injustice ; elle la propage. » (p.219) Pourquoi ne souligne-t-il pas que le début de l’épreuve est réussi grâce à un onguent donné par Médée, grâce à la magie ? Le mot intrigue peut surprendre et demanderait à être mis davantage en rapport avec les faits. Comment s’est faite la rencontre entre Jason et Médée ? Quelle place joue la magie dans ce mythe et pourquoi les anciens Grecs ont-ils cru bon de l’associer aux combats héroïques ? Pourquoi Jason serait-il banalisé et la magie serait valorisée à travers Médée qui, selon la légende, serait transportée aux Champs Élysées ? Paul Diel ne condamne pas entièrement Jason et attend l’épreuve finale, c’est-à-dire la lutte contre le dragon en précisant : « le dragon est symbole suprême de sa propre perversité. Le dragon héroïquement tué deviendra symbole d’affranchissement réel ». (p.219) Or, une fois encore, Jason utilise la magie. « La magicienne règne sur les forces terrestres à l’aide de la puissance démoniaque. C’est précisément cette forme de domination que Jason aurait dû éviter avant tout. En succombant aux charmes de la magicienne et à la tentation de 14

profiter de son secours, Jason s’apprête à s’assurer le règne de la domination à l’aide des forces démoniaques du subconscient, et non pas grâce au combat de purification. À partir de cette résolution, l’issue de l’entreprise s’avère fatale. » (p.220) Pour le psychologue, Jason a esquivé le vrai travail intérieur, le travail de purification. Sa fuite devant Aeétès signifierait le refoulement, la fuite devant l’esprit accusateur et la mort du frère de Médée signifierait la mort « du fils de l’esprit », autrement dit de la vérité. Paul Diel nous explique alors l’image symbolique du démembrement du frère de Médée. « Pour y parvenir (échapper aux conséquences de ses méfaits), Médée coupe le « fils » tué – la vérité sacrifiée – en petits morceaux : elle morcelle la vérité sur la coulpe de Jason et offre à l’esprit accusateur une multitude de petites excuses mensongères (images du refoulement), croyant parvenir à retarder la poursuite, espérant faire taire la coulpe de Jason, par ses conseils et encouragements… Médée détruit ainsi en Jason l’esprit sous la forme du regret qui seul aurait pu le sauver, et le voue définitivement à la perdition. » (p.222) Lorsque Jason veut se séparer de Médée, elle devient l’« instrument fatal de sa punition et de sa souffrance » (p.224) Ici, il faudrait se demander qui décide de tuer le frère de Médée et que représente le démembrement de l’enfant ? Ne trouvons-nous pas des démembrements aussi violents chez d’autres personnages mythiques, en particulier celui de Pélops ou celui de Zagreus ? Il est probable que le démembrement a une signification symbolique qui échappe à Paul Diel, obnubilé par l’idée de refoulement ! Quant à Aeétès, qui habituellement demande à Médée de mettre à mort tout mortel débarquant en Colchide, on voit mal comment il pourrait représenter l’esprit. Enfin en ce qui concerne la mort de Jason, il reprend la version la plus significative à ses yeux de la légende. Jason serait mort alors qu’il dormait à l’ombre de l’Argo, « une poutre du vaisseau » étant tombée sur lui. Il symbolise alors cette mort ainsi : 15

« L’Argo est le symbole des promesses juvéniles de sa vie, des exploits d’apparence héroïque qui lui ont valu la gloire. Il a voulu se reposer à l’ombre de sa gloire, croyant qu’elle suffirait à justifier sa vie entière. Tombant en ruines, l’Argo, symbole de l’espoir héroïque de sa jeunesse, devient le symbole de la ruine finale de sa vie. La poutre est une transformation de la massue. C’est l’écrasement sous le poids mort, la punition de la banalisation. » (p.224) Cette longue série de citations permet de suivre l’analyse de Paul Diel qui se déroule essentiellement dans le cadre de la banalisation. Si nous comprenons le psychologue et son besoin de retrouver ses repères, à la fois scientifiques et chrétiens, nous ne pouvons qu’émettre des réserves et aspirer à une analyse symbolique plus fouillée, moins enfermée dans une volonté de démontrer ce qui pourrait passer pour une idée préconçue, ou une vérité qu’il suffit de retrouver, quitte à la déformer ou à négliger nombre d’éléments, plus encore d’oublier que le temps est créateur de changement. Plus de trois mille ans séparent la légende d’une telle interprétation et, comme je l’ai souvent dit, il faut éviter d’analyser le passé à partir de nos connaissances actuelles. La mythologie qui peut se percevoir à l’origine de la chrétienté n’est pas la mythologie que s’efforce de retrouver Hésiode dans sa Théogonie. Le mythe des Argonautes est certainement bien antérieur aux écrits d’Homère ou d’Hésiode, plus encore de Pindare, d’Euripide, d’Apollonios de Rhodes ou de Diodore de Sicile. Il faut donc rester sensible à l’influence du temps et comprendre que les symboles eux-mêmes évoluent, que l’enseignement caché de la mythologie n’est pas orienté vers les mêmes valeurs à des époques différentes. Certes, nous avons tendance à les interpréter spontanément à partir de ce que nous sommes devenus par l’intermédiaire de l’éducation. Notre éducation n’est plus celle que Chiron donnait à ses élèves, il faut bien le reconnaître ! Si j’ai commencé par m’interroger sur la mort de Jason, c’est parce qu’elle me semblait délivrer un message, dire plus ou moins ouvertement que Jason ne meurt pas simplement, 16

mais comme un héros, comme un être que les dieux, Zeus en particulier, veulent guider au-delà de la vie, comme ils l’ont fait pour d’autres demi-dieux. Cette mort est hautement symbolique et ne peut que nous entraîner bien au-delà du changement luimême, la mort mythique et la mort ordinaire ne pouvaient pas être pensées jadis comme nous aurions tendance à le faire aujourd’hui. En nous arrêtant sur la fin de l’aventure, sur la mort de Jason plus précisément, il est possible de s’interroger autrement que n’a pu le faire Paul Diel. Dans Le Who’s Who de la mythologie Michael Grant et John Hazel nous disent : « Une légende indique que Jason trouva la mort à Corinthe, soit qu’il fût tué par Médée, soit qu’il se suicidât. Mais, selon la tradition la plus connue, il survécut encore quelque temps, rêvant à sa gloire passée ; mais un jour, alors qu’il se reposait à l’ombre de son vieux bateau, à Corinthe, un élément de la carcasse – peut-être la proue aux dons prophétiques, qui venait de Dodone – se détacha et, en tombant, tua Jason sur le coup. 2» Dans ces quelques lignes, nous trouvons un élément qui ne peut pas passer inaperçu et pourrait remettre la conclusion de Paul Diel en question. Quelle est cette partie de l’Argo qui tomberait sur Jason et lui apporterait la mort ? Pour répondre à cette question, il faut revenir à la construction du navire dont les particularités ne peuvent pas être négligées, tout au moins sur le plan symbolique. M.Grant et J.Hazel nous disent à propos de la construction du navire par Argos : « Le navire, disait-on, avait été construit par Argos, avec l’aide d’Athéna ; sa figure de proue venait d’une tranche du chêne sacré de Zeus, à Dodone : c’était un don d’Athéna qui l’avait douée de parole. » (p.59) Pour sa part, Pierre Grimal nous dit dans son Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine : « Le navire fut construit à Pagasae, qui est un port de Thessalie, par Argos avec l’aide de la déesse Athéna. Le bois 2

GRANT M. et HAZEL J. Le Who’s Who de la mythologie. Les dieux, les héros, les légendes. Paris, Seghers, 1975, p.256.

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provenait du Pélion, sauf la pièce de proue, apportée par la déesse, et qui était un morceau du chêne sacré de Dodone. C’est elle-même qui l’avait taillée, et elle l’avait douée de la parole, si bien qu’elle pouvait prophétiser. » (p.47) Nous avons là des précisions qui doivent nous faire réfléchir. Si la pièce de bois qui tue Jason, en tombant sur lui au moment où il se repose, autrement dit au moment où il dort à l’ombre de l’Argo, provient du chêne sacré de Dodone, cette chute ne peut être que symbolique. Le seul fait que nous retrouvions une allusion au site de Dodone chez Homère, dans l’Iliade, permet de situer la référence, et donc le mythe de Jason nettement avant l’écriture du poème d’Homère. Notons ce que dit l’aède au chant XVI de l’Iliade : « Sire Zeus, dieu de Dodone et des Pélasges, dieu lointain ! toi qui règnes sur Dodone, l’inclémente, au pays qu’habitent les Selles, tes interprètes aux pieds jamais lavés, qui couchent sur le sol ! tu as déjà entendu ma prière, tu m’as rendu hommage, en frappant lourdement l’armée des Achéens : cette fois encore, accomplis mon désir. 3» Cette précision nous est donnée quand Homère fait parler Achille, juste avant que Patrocle, revêtu de ses armes, n’entre en guerre à sa place et vole au secours des Achéens. Par contre, dans l’Odyssée, c’est Ulysse qui, dans la peau d’un étranger, raconte à Pénélope ce qu’il est devenu et qu’il est sur le point de rentrer à Ithaque. Il apporte cette autre précision : « Ulysse était parti, disait-on, pour Dodone ; au feuillage divin du grand chêne de Zeus, il voulait demander conseil pour revenir à la terre natale ; après sa longue absence, devrait-il se cacher ou paraître au grand jour ? 4» Dans le Dictionnaire critique de l’ésotérisme, sous la direction de Jean Servier, nous lisons à l’article correspondant à Dodone : « Sanctuaire oraculaire de Zeus Naios et de la déesse Dioné situé aux confins du monde où l’on parlait grec, en Épire (Thesprôtie), au pied du mont Tomaros. Cette situation 3

HOMÈRE Iliade. Préface de Pierre Vidal-Naquet, traduction de Paul Mazon. Paris, Gallimard, 1975 (1938), p.331. 4 HOMÈRE Odyssée. Préface de Paul Claudel, traduction de Victor Bérard, introduction et notes de Jean Bérard. Paris, Gallimard, 1955 (1931), p.379.

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excentrique ne sera un frein ni à sa réputation ni à sa fréquentation jusqu’à l’époque romaine » (p.436) Dans l’article qui s’efforce de rassembler toutes sortes d’informations, je retiendrai une hésitation qui n’est pas sans importance. Elle porte sur la nature des oracles et met en lumière l’opposition traditionnelle entre Zeus et Gaia, entre le Ciel et la Terre. « Certains commentateurs en ont déduit que la pratique de l’oniromancie par le moyen de l’incubation était le mode primitif de divination à Dodone. Mais dans ce cas, les Selloi furent-ils les prophètes de Zeus ou bien ceux de la Terre (Gaia) dont ils sont si respectueux des effluves qui s’en dégagent ? Ou ont-ils pratiqué deux types de divination, l’une «inspirée» (interprétation des bruissements), l’autre ténébreuse en se livrant à l’incubation ?» (p.436) L’article fait aussi référence à Hérodote et ajoute : « Hérodote rapporte une tradition encore différente où il n’est plus question des hommes prophètes, les Selloi, mais d’un personnel féminin chargé d’interpréter le bruissement du feuillage mêlé cette fois au gazouillement des oiseaux perchés dans le chêne, qui devient du même coup un élément oraculaire parmi d’autres – ce qui n’atténue nullement les caractéristiques naturalistes de l’oracle. » (p.436) Hérodote aurait reçu ces précisions de la part des prêtresses de Dodone. Quant à Strabon il semble que l’article retient sa conclusion pour clore l’article : « Aux origines donc, des hommes exerçaient la fonction prophétique, et sur ce point, le poète (Homère) est clair ; il les appelle hypophetai… Par la suite, ce sont trois vieilles femmes qui furent chargées de cette fonction, lorsque le sanctuaire devint commun à Zeus et Dioné » (p.437) Dans l’Atlas du monde grec, de Peter Levi, nous apprenons que Dodone est situé au cœur des monts du Pinde, non loin de la frontière albanaise. L’auteur fait aussi référence à Homère, mais ajoute que de nombreux vestiges attestent d’une activité remontant à la fin de l’âge du bronze5. 5

LEVI P. Atlas du monde grec. Traduction de Monique Vergnies. Paris, Nathan, 1982 (Time-Life Books, Amsterdam), p.63.

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L’étude la plus poussée sur le sujet est celle de Jacques Brosse6. Il nous entraîne au-delà des oracles de Dodone et nous aide à mieux connaître ce Zeus archaïque, époux de Dioné et vénéré sur un site ancien bien avant Homère. Aux VIe et Ve siècles, le sanctuaire de Dodone aurait été éclipsé par Delphes, mais Apollon, qui avait pris la place de Thémis, se disait prophète de son père, ce qui pour Jacques Brosse consistait à reconnaître la priorité de Dodone sur Delphes. Plus intéressante peut-être est l’explication permettant de mieux connaître le Zeus Naios et le Zeus crétois. Zeus enfant, transporté en Crète pour ne pas être dévoré par son père Cronos, était caché dans une grotte de l’Ida et son berceau d’or était suspendu à un arbre représentant sa mère absente. Rhéa était une déesse du chêne et de la colombe. Jacques Brosse, en partant des quelques jalons donnés par les mythographes sur Dodone, se demande si un rapprochement ne peut pas se faire avec le Zeus crétois. « Cette figure d’un dieu jeune et mortel, d’un dieu du chêne sacré, incorporé au prix de distorsions sensibles dans la mythologie olympienne des dieux immortels, est donc préhellénique. Nous la retrouvons clairement évoquée dans ce que l’archéologie nous a fait connaître de la religion crétoise. Il y a en effet en Crète un dieu arbre, prédécesseur de Zeus… Zeus a donc été d’abord en Crète l’un de ces dieux secondaires, enfants ou adolescents, dont la vie et la mort étaient étroitement liées au cycle de la végétation… Dans le culte de l’arbre sacré, le dieu n’intervient qu’en second, la véritable divinité de l’arbre est toujours une déesse, la Grande Mère, la Terre, maîtresse de la végétation, source première de toute nourriture, figurée sous l’arbre, parée de fleurs et soutenant ses seins gorgés de lait… Dans le couple de la Grande Mère et du dieu adolescent, ce dernier joue le rôle du fils amant… Or, dans la tradition, Rhéa, mère de Zeus, disparaît après sa naissance, mais elle se manifeste par la suite sous la forme de Cybèle, dont le culte fut introduit en Grèce et avec laquelle elle se confondit. On peut donc se poser la question de savoir si le Zeus crétois ne fut pas lui aussi l’amant de sa mère… » (p.94) 6

BROSSE J. Mythologie des arbres. Paris, Payot, 2001 (1989), p.83-99.

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La question ne trouve-t-elle pas, déjà, une réponse dans l’association entre Gaia et Ouranos ? Gaia possédait la faculté divinatrice et régnait à Delphes avant qu’Apollon ne s’y installe, or un sanctuaire lui était consacré à Dodone et Jacques Brosse ne peut écarter l’idée qu’elle ait pu être la divinité originelle du lieu, avant sa fille Rhéa. « De telle sorte que l’on peut se demander s’il ne s’agit pas des trois avatars successifs d’une déesse unique, représentant trois générations divines et vénérées par les trois populations qui se succédèrent elles aussi dans le temps, les Pélasges, les Égéens et les Hellènes. Autrement dit, le légendaire de Dodone témoigne du passage d’un culte célébré par des femmes, comme dans la religion créto-égéenne (les Péléiades) à un culte dont les desservants furent des hommes (les Selloi). » (p.99) Dioné pourrait bien être l’équivalent de la déesse crétoise des montagnes boisées, du chêne et des colombes ! Il faudrait reprendre cette étude qui associe finalement l’histoire et la mythologie, mais je retiendrai surtout cette relation entre les déesses et les dieux, entre les origines terrestres, chtoniennes, et les nouvelles orientations religieuses avec la montée en puissance du culte de Zeus d’abord enfant puis monarque tout puissant. Il est clair qu’Ulysse, ou même Achille, ne s’adressent pas à un Zeus enfant même s’ils font référence à un sanctuaire comme celui de Dodone et non celui de Delphes. Du moins, nous pouvons le penser en lisant Homère, mais le doute peut subsister et, si Achille ou Ulysse faisaient référence à un Zeus enfant et amant de sa mère Rhéa, cela pourrait donner un sens particulier à l’intervention d’Achille en faveur de Patrocle, ou d’Ulysse cherchant la façon de retrouver les siens. L’effort d’analyse, ou de compréhension peut conduire à établir une chronologie qui n’existe probablement pas dans l’esprit des poètes, et dans les récits mythiques. Il faut donc éviter de lire les mythes à l’aide d’un questionnement d’historien ou d’archéologue. Certes les associations nous y poussent souvent ! Il ne faut pas oublier que les mythes ont été conçus, imaginés, racontés avant d’être 21

écrits, pour instruire des auditeurs qui n’étaient pas tous des enfants à la recherche d’une distraction fabuleuse. Les mythes ont un sens caché, il faut trouver leur enseignement dans les symboles qu’ils accumulent pour en diluer la force et pour obliger ceux qui le peuvent ou le veulent à faire effort pour transcender leur vie7. Devant le récit mythique, devant ses symboles, chacun de nous, à partir non seulement de ce qu’il sait, mais aussi de ce qu’il est, perçoit une vérité qui l’atteint profondément dans ce que nous pourrions qualifier rapidement d’inconscient. Devant le mythe, l’affectif est probablement plus réactif que le rationnel, mais la raison fait écran et prétend nous protéger de toutes ces fables qui nous délivreraient d’une norme essentiellement politique. L’ordre voulu par Zeus, plus exactement pensé par des hommes, n’est pas uniquement un ordre politique, il n’est pas seulement une morale particulière à un moment donné. Il faut croiser les informations, les mythes, pour tenter de dégager un sens que l’homme veut donner à la vie à chaque étape de son évolution. Ce n’est pas la formulation des mythes qui doit nous inquiéter, mais davantage le moment où ils ont pu s’imposer. Le mythe de Psyché, par exemple, ne saurait être isolé d’une pensée chrétienne qui ne pouvait pas exister avant ou même dans l’Iliade et l’Odyssée ! Aussi, lorsque nous cherchons à comprendre le mythe de Jason, il faut le situer plus de mille ans avant l’ère chrétienne, il ne peut être contemporain de ceux qui ont tenté de le faire connaître de nombreux siècles après. Comme pour Œdipe il me paraît difficile de commencer l’analyse symbolique à l’époque des tragiques qui ont voulu donner un sens moral à des légendes anciennes8. Pour comprendre la mort de Jason, il faut donc l’associer à une époque où le sanctuaire de Dodone s’imposait encore dans les esprits, où une forme primitive du culte de Zeus pouvait

7 ANDRIEU G. L’enseignement caché de la mythologie. Paris, L’Harmattan, 2012. 8 ANDRIEU G. Œdipe sans complexe. Paris, L’Harmattan, 2013.

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encore jouer un rôle en conseillant à ceux qui consultaient l’oracle ce qu’il était bon de faire ou de ne pas faire. Ce qui doit nous interpeller, c’est que Jason ne pose pas de question et qu’en tombant sur lui, la parcelle de l’Argo, qui proviendrait du chêne oraculaire de Zeus, semble lui imposer la mort. Sa mort n’est pas une réponse à une question ! Il s’agirait de la proue, autrement dit de l’avant du bateau, la partie à laquelle Athéna avait donné la parole et qui pouvait prophétiser puisqu’elle provenait du chêne de Dodone. Déjà nous pouvons noter que lors du passage des Symplégades c’est la poupe qui est endommagée comme l’avait été la queue de la colombe. On pourrait penser que l’arrière d’un bateau est plus en rapport avec la navigation, avec son gouvernail. L’Argo est-il un navire ordinaire ? Malgré l’avarie, la navigation de l’Argo avait pu se poursuivre et rallier la Colchide ! Faut-il négliger le rôle d’Athéna dans l’ensemble de la légende ? On sait comment Athéna peut accompagner un mortel tout au long de ses aventures initiatiques, le cas d’Ulysse est plus que légendaire9. Il faut donc se pencher sur cet avant du navire, cette partie qui se trouve la première à rencontrer les obstacles de la navigation, ou de la vie si nous la comparons à un voyage. En tombant sur Jason, la proue met fin à sa vie et nous pouvons nous demander s’il s’agit bien d’une fin de vie ou s’il s’agit d’une nouvelle orientation du voyage, la mort n’étant alors qu’un moment particulier qui impose un changement dans la façon d’être, la vie après la vie n’étant pas un obstacle intellectuel comme il peut l’être aujourd’hui. Faut-il voir dans cette mort la vraie fin de l’aventure, la fin de la recherche de la Toison d’Or ? Jason ne pose pas de question, il se repose à l’ombre de son navire, on pourrait même penser qu’il dort, à l’ombre du navire avec lequel il est allé chercher la Toison. Que prophétise la proue en tombant sur Jason ? Pour Paul Diel, il s’agit d’une punition ! La proue serait l’équivalent d’une massue qui écraserait Jason sous son poids mort mettant un terme aux espoirs héroïques de sa jeunesse. On 9

ANDRIEU G. Le choix d’Ulysse. Paris, L’Harmattan, 2013.

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se souvient que la massue est l’arme d’Héraclès, elle n’est pas seule, mais elle peut avoir un sens différent selon qu’elle est utilisée par un héros ou par un brigand. Elle est ordinairement associée à la force brutale et à l’écrasement du pouvoir par la force. Toutefois, il faut rester prudent et ne pas situer l’événement en partant de l’idée que Jason serait à la recherche de l’esprit, un esprit qui serait mieux représenté par un Zeus adulte ou tyran que par un Zeus enfant. Dodone est en rapport avec un Zeus enfant, lui-même en rapport avec un dieu amant de sa mère, un dieu qui meurt et renaît, un esprit qui serait encore englué dans la matière qui serait représentée par le chêne. Le chêne symboliserait simultanément la force et la sagesse, il serait le lien indispensable entre la Terre et le Ciel. Peut-on dire que la proue n’est qu’une représentation de la force, une force aveugle et brutale ? Ne peut-elle pas être la représentation d’une sagesse qui met un terme aux erreurs d’une expédition manquée ? La massue pourrait être envisagée comme la flèche ou la foudre, elle pourrait tuer ou faire renaître. Si l’on admet que la proue est une partie du chêne de Zeus, on peut aussi admettre que c’est Zeus lui-même qui décide de cette mort, et lorsque Zeus intervient ce n’est pas systématiquement pour condamner. N’a-t-il pas sauvé son fils Héraclès au dernier moment d’une vie qui n’est pas à proprement parler une réussite ? Alors que sa fille Athéna suit de près les héros, Zeus intervient souvent au dernier moment et définitivement. Ou bien Zeus considère que Jason a assez souffert, ou bien il le détruit comme il a détruit les Courètes en éliminant une race belliqueuse et en faisant naître une race de demi-dieux. Mais aussi, ou bien Dioné, qui est une déesse de première génération, une fille de Gaia et d’Ouranos, décide du sort de Jason en le faisant redevenir matière, ce qui lui permettrait de renaître et de retrouver une chance de progrès, ou bien Zeus intervient en l’immortalisant, sans pour autant en faire un dieu. N’oublions pas qu’au moment où Médée met le feu au palais de Créon, à Corinthe, fait brûler Créüse et son père, Jason échappe à ce feu destructeur. Pourquoi la mort ne le saisit-elle pas à cet instant ? Médée le quitte en s’envolant sur un char envoyé par le Soleil et il reste seul. Il ne sera pas roi d’Iolcos. Il ne le sera pas non plus de Corinthe, il ne le sera jamais ! Après avoir fait 24

la guerre à Acaste, le fils de Pélias, avec l’aide de Pélée, le père d’Achille, et celle des Dioscures, il place le fils qui lui restait : Thessalos sur le trône d’Iolcos. Il serait donc revenu à Corinthe pour s’y reposer et nous pouvons penser que c’est pendant qu’il dormait, à l’ombre de l’Argo, que la proue met un terme à sa vie de mortel, un mortel qui n’a jamais pu ou voulu être roi. Le mythe de Jason laisse entendre que chaque fois qu’il pourrait monter sur le trône il y met quelqu’un d’autre ce qui semble être une décision de sa part. Comme j’ai montré qu’Ulysse ne veut pas de l’immortalité, je crois qu’il est évident, ici, que Jason ne veut pas de la royauté. Il resterait à comprendre pourquoi. Comme Héraclès qui ne vient pas à bout des têtes de l’Hydre de Lerne qui renaissent si on ne les brûle pas, Jason n’est pas venu à bout par lui-même des épreuves qui lui étaient imposées, du moins comme un de ces demi-dieux qui semblent nés pour combattre. Alors qu’il ne peut obtenir la royauté à cause de la magie de Médée, il laisse le trône à son fils au moment où il pourrait le prendre, ayant vaincu ses adversaires mortels. Jason a-t-il compris à cet instant que ses combats étaient inutiles et que sa volonté de puissance n’était qu’un piège ? Aurait-il choisi en s’endormant la voie de la matière et non celle de l’esprit, celle de Gaia, ou Dioné et non celle de Zeus adulte ? La proue, dans ce cas, ne ferait que rappeler à Jason qu’il est d’abord matière et que toute lutte pour gouverner selon l’esprit est une chimère ? Comment ne pas penser ici à la mort d’Œdipe ou même celle de Thésée ? N’oublions pas que Zeus enfant est un dieu qui meurt ! Il semble difficile de trancher, de porter un jugement définitif et catégorique sur Jason en considérant que la proue représente l’esprit et que toute la vie de Jason mérite la mort. Comment tenir compte des actions de Médée qui ne semble pas inquiétée le moins du monde pour sa cruauté, pour son crime à l’égard de son frère, du roi de Corinthe et de sa fille, de ses enfants ? Jason peut-il être tenu pour responsable des crimes de Médée ? N’a-t-il pas été le jouet des dieux, d’Héra en particulier, du moins au début, de Zeus ensuite ou alors les dieux veulent-ils l’éprouver d’une autre façon ? 25

Peut-être faudrait-il commencer par éviter de se poser des questions qui relèvent de notre culture, de notre morale, de nos croyances actuelles. Reconnaissons que c’est difficile. En se rapprochant le plus possible du moment où de tels mythes ont pu naître, disons que ce sont les hommes d’un autre temps, d’un autre monde, que nous cherchons à comprendre. Ce n’est pas leur intelligence que nous cherchons à évaluer, à comparer avec la nôtre, c’est leur sensibilité profonde, leur ressenti affectif, leur crainte devant l’absolu et la mort, mais aussi leur aspiration à l’immortalité, bien plus que la déité. Jason est l’un de ces hommes et, si ce n’est pas lui qui parle à la première personne, le mythe s’efforce de le faire revivre tel qu’en lui-même.

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PARTIR REVENIR

Comme les autres héros de la mythologie, Jason doit entreprendre un voyage initiatique. Je voudrais essayer de ne pas entrer dans les détails, mais de montrer que ce voyage, que l’on distingue habituellement du personnage, ce qui n’est pas le cas pour Héraclès, colle à la peau de Jason et que c’est bien de lui qu’il s’agit lorsqu’il se retrouve sur l’Argo avec une cinquantaine de compagnons. Pierre Grimal nous dit qu’ils étaient accourus à l’annonce de l’expédition décidée par Jason, mais il ne dit pas qu’eux aussi partent à la recherche de la Toison d’Or. Il semble impossible d’en faire de simples rameurs ! S’il n’est pas permis de parler d’expédition punitive, comme dans le cas de la guerre de Troie, s’il n’est pas permis, non plus, de parler d’une expédition exploratoire ou commerciale, par contre, il semble possible de comparer ce long voyage maritime, parfois terrestre, à d’autres regroupements comme celui décidé par Méléagre, fils d’Oenée roi de Calydon, pour combattre un sanglier féroce envoyé par Artémis pour punir Oenée de l’avoir oubliée lors d’un sacrifice aux dieux. On dit même que Jason aurait participé à cette chasse au sanglier qu’Homère éprouve le besoin de rappeler dans l’Iliade. Pierre Grimal, donnant les noms des héros venus seconder Méléagre, cite en effet Jason, comme les Dioscures, Thésée, Pélée, et tant d’autres, sans pour autant situer cette chasse par rapport à la recherche de la Toison d’or. Il semblerait que l’enchaînement des faits nous invite à situer cette participation de Jason après son retour à Iolcos. Cela nous permettrait de dire que Jason ne se serait pas contenté d’un voyage initiatique pour tenter de conquérir l’immortalité. Cela dit, Jason ne joue pas un rôle

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précis dans cette aventure symbolique et son nom pourrait bien être un effet poétique. Les différentes légendes qui regroupent ainsi un grand nombre de héros nous présentent des demi-dieux, des mortels qui manifestent l’union des forces célestes et terriennes. Ils possèdent un pouvoir surnaturel jusqu’à leur mort qui ne coïncide pas toujours avec l’acquisition de l’immortalité. Disons, pour simplifier, qu’ils sont à sa recherche et que la forme de cette recherche ne fait que montrer la difficulté de l’entreprise. Le personnage le plus connu, le modèle par excellence, reste Héraclès qui obtient l’immortalité en épousant Hébé, la jeunesse éternelle. Lorsque nous pénétrons dans la mythologie, il semble bien que le héros soit la manifestation d’un état évolutif chez l’homme, cet état étant étroitement lié à la psyché et faisant du héros le défenseur de l’esprit. Le héros serait celui qui remporte la victoire sur tout ce qu’il y a de matériel en lui et l’exemple d’Héraclès montre bien la difficulté d’atteindre le pur esprit, autrement dit l’immatériel. C’est contre lui-même que combattrait le héros, chaque combat figurant la victoire sur une partie de ses passions, des passions représentées par les multiples têtes de l’Hydre de Lerne. Nous savons qu’Héraclès ne les brûlera pas lui-même alors qu’il l’aurait fallu pour éviter qu’elles ne repoussent en tant que passion, ce qui le laissera dépendant de la matière jusqu’au dernier moment. Chaque héros suit sa voie, livre combat contre des forces qui lui sont envoyées par les dieux, souvent par Héra, et qui lui sont commandées par des hiérarques mortels. Eurysthée sera celui d’Héraclès. On peut dire que pour Jason l’hiérarque serait Pélias. On verra que Pélias peut être considéré comme l’intermédiaire entre Jason et Héra de façon assez surprenante puisque ce serait Héra qui aurait souhaité la mort de Pélias ! Bien entendu, il resterait à expliquer pourquoi Héra voulait la mort de Pélias. Préalablement, je voudrais parler des nombres qui jouent un grand rôle dans la plupart des mythes comme le calcul de la distance qui sépare le Ciel de la Terre et la Terre du Tartare. 28

Selon Hésiode, il faut neuf jours et neuf nuits à une enclume d’airain pour faire le trajet entre chaque lieu, il faut aussi neuf jours à Déméter pour chercher sa fille Perséphone et neuf jours et neuf nuits à Léto pour accoucher d’Apollon… Comme le dit le Dictionnaire des symboles : « Neuf semble être la mesure des gestations, des recherches fructueuses et symbolise le couronnement des efforts, l’achèvement d’une création. » (p.663) Je crois qu’il faut être sans cesse à l’écoute de ce que nous disent les nombres. Le neuf se retrouve souvent, mais il n’est pas le seul nombre utilisé par ceux qui veulent nous faire chercher la vérité plutôt que de nous la livrer de façon explicite. Le douze est un nombre qui est aussi très important. Nous connaissons les douze travaux d’Héraclès qui symbolisent les différentes épreuves initiatiques du héros. Nous savons aussi que ces douze épreuves ne suffiront pas pour conduire Héraclès jusqu’au Ciel, mais le douze garde toute sa valeur. On connaît également les douze signes du zodiaque ou les douze mois de l’année. Le douze semble donc symboliser l’univers dans son déroulement cyclique, dans sa complexité. Le douze correspondrait aussi à la multiplication des quatre éléments que sont la terre, l’eau, l’air et le feu par leurs trois états successifs d’évolution, de culmination et d’involution. Le douze doit être considéré comme symbolisant un accomplissement, la fin d’un cycle et je retiendrai cette précision du Dictionnaire des symboles : « Ainsi dans le Tarot, la lame du Pendu (XII) marque-t-elle la fin d’un cycle involutif, suivi par celle de la mort (XIII) qu’il faut prendre dans le sens de renaissance » (p.366) Il est clair que là aussi il faut être prudent dans l’usage d’explications qui ne sont pas sans référence au moment de leur utilisation ou de leur conception. Ce que nous pouvons déjà remarquer, dans le cas d’Héraclès, c’est que le passage des douze travaux peut signifier que l’initiation est réussie, mais qu’il faut y ajouter l’intervention de Déjanire et la fin tragique du héros pour commencer une autre vie, celle d’un immortel. En étudiant Ulysse, principalement son retour vers Ithaque, j’ai 29

pu retrouver là encore douze étapes, cette fois avec un sens différent puisque, pour moi, Ulysse refuse l’immortalité. On peut aussi situer la mort d’Ulysse, tué par le fils qu’il aurait eu avec Circé comme le début d’un nouveau cycle. En ce qui concerne Jason, il est possible de considérer deux cycles de douze étapes que je vais seulement mentionner maintenant : Premier cycle, ou aller vers l’Orient, vers la lumière, vers les origines de la vie, le Soleil étant alors une image plus symbolique que mythique avec ses deux trajets, plus particulièrement son retour à l’Est pour s’élancer dans le Ciel : 1. Mise à l’eau de l’Argo à Pagasae et sacrifice à Apollon 2. Ile de Lemnos et union avec les femmes du pays 3. Ile de Samothrace et initiation à ses mystères à la demande d’Orphée 4. Ile de Cyzique et bienvenue au pays des Doliones 5. Second passage à Cyzique et mort du roi des Doliones, funérailles et jeux funèbres 6. Arrêt sur la côte de Mysie et abandon d’Héraclès 7. Pays des Bébryces et bataille dominée par Pollux 8. Escale du côté Thrace au pays de Phinée, fils de Poséidon, qui était harcelé par les Harpyes et victoire des fils d’Éole sur les Harpyes avant de pénétrer dans le Bosphore 9. Passage des Symplégades 10. Arrivée dans la Mer Noire au pays des Mariandynes, chasse au sanglier et mort du pilote Tiphys 11. Embouchure du Thermodon, pays des Amazones 12. Arrivée en Colchide à l’embouchure du Phase 30

Second cycle ou retour vers Iolcos, vers la vie concrète, celle qui se trouve dominée par la politique et la royauté, par la justice humaine, même si elle reste sous la surveillance des dieux, un retour qui pourrait être comparé à celui d’Ulysse vers Ithaque : 1. Fuite de Colchide après le vol de la Toison d’Or 2. Mort d’Apsyrthos, frère de Médée, dans un temple d’Artémis à l’embouchure du Danube 3. Remontée du Danube jusqu’à l’Adriatique 4. Colère de Zeus qui demande aux Argonautes de se faire purifier par Circé et retour en Méditerranée en prenant le Pô puis le Rhône pour arriver au royaume de Circé 5. Héra demande à Thétis de les guider à travers la mer des Sirènes 6. Passage entre Charybde et Scylla 7. Arrivée chez les Phéaciens 8. Refus de rendre Médée aux Colchidiens, Médée étant devenue physiquement la femme de Jason 9. Tempête le long des côtes de Libye, arrivée au pays des Syrtes, transport de l’Argo et arrivée au lac Tritonis ou Triton leur indique une issue vers la mer 10. Arrivée en Crète et affrontement avec le robot Talos 11. Jason implore Apollon pour sortir de la nuit qui les enveloppe et Apollon envoie un trait de flamme qui leur fait découvrir l’île qu’ils appelleront Anaphé et sur laquelle ils lui élèveront un sanctuaire 12. Escale à Égine et arrivée à Iolcos Ces deux aperçus du voyage des Argonautes pourraient symboliser deux cycles achevés, chaque cycle étant suivi par des événements qui ne font pas partie du voyage, mais en sont les motivations essentielles ou les conséquences : la conquête de la Toison après la première partie du voyage, la mort de Pélias après la seconde partie du voyage qui ne conduit pas à la reprise du pouvoir comme cela devait arriver.

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La suite des événements : le bannissement de Jason et de Médée, leur vie à Corinthe, la répudiation de Médée pour épouser Créüse, la mort de Créüse, de son père et de deux enfants de Jason, la fuite de Médée, la guerre contre Acaste avec Pélée et les Dioscures, la mise sur le trône du dernier fils de Jason : Thessalos, le retour de Jason à Corinthe et sa mort pourraient représenter des suites découlant de ce double voyage, la partie la plus ordinaire de la vie de Jason. En fait, il faut se garder de banaliser cette cascade d’événements qui nous instruisent sur l’évolution de Jason et la possibilité ou non pour le héros de devenir immortel. Il est certainement difficile de comparer Jason avec Héraclès ou Thésée. Ces deux derniers héros sont des fils de divinités, Héraclès descend de Zeus et Thésée de Poséidon, du moins dans la légende, alors que Jason n’est que le fils d’un mortel Aeson, lui-même fils de Créthée qui était fils d’Éole qu’il ne faut pas confondre avec le fils de Poséidon, ou le maître des vents. Cet Éole n’était que le petit-fils de Deucalion et de Pyrrha ! Autant dire que nous avons avec Jason un héros qui part vraiment de la Terre pour conquérir le Ciel. Il est un descendant des cailloux que Deucalion et Pyrrha avaient jetés par-dessus leurs épaules ! Je crois que pour être précis quant à la vie propre de Jason, il ne faudrait pas tenir compte de ce que décide ou fait Médée lorsqu’elle est seule en cause. Les légendes semblent en effet oublier Jason pour considérer Médée, poursuivant sa propre existence, fuyant Corinthe pour rejoindre Égée et lui donner un fils avant que Thésée ne se fasse reconnaître. En résumant la vie de Jason, en isolant les principales étapes de cette vie mouvementée, il deviendrait possible de retenir les étapes suivantes : 1. Naissance de Jason et éducation auprès de Chiron 2. Retour à Iolcos pour demander le trône qui lui revient de droit 3. Voyage aller pour conquérir la Toison d’or réclamée par Pélias 32

4. Voyage retour pour donner la Toison à Pélias et découverte de la mort de son père 5. Mort de Pélias et bannissement du couple Jason Médée vers Corinthe 6. Répudiation de Médée pour épouser Créüse, mort de Créüse, de Créon et de deux fils de Jason 7. Combat contre Acaste avec l’aide de Pélée et des Dioscures, Jason place son fils Thessalos sur le trône d’Iolcos après la mort d’Acaste 8. Participation à la chasse au sanglier de Calydon 9. Mort de Jason Nous sommes alors surpris de retrouver le chiffre neuf qui symbolise, comme je l’ai souligné, l’achèvement d’une création, la fin d’une recherche fructueuse et le couronnement d’un ensemble d’efforts. Jason, en mourant, trouverait-il ce qu’il cherchait au début de sa vie et si c’était le cas il serait permis de dire qu’il ne cherchait pas véritablement le pouvoir ? Ne peut-on pas voir dans ce nombre neuf le retour vers l’unité, la fermeture d’une boucle qui commence avec la naissance de Jason et s’achève avec sa mort ? Certes, en structurant de cette façon la vie du héros, il est toujours possible d’obtenir le chiffre que l’on espère trouver, ou un autre chiffre dont le sens symbolique pourrait être différent. S’il semble difficile d’enlever une étape à cette organisation particulière, il est possible d’imaginer une dixième étape difficile à situer dans l’ensemble. Les légendes disent que Jason aurait conduit l’Argo à Corinthe pour le consacrer à Poséidon. On ne sait pas à quel moment cela aurait pu se faire et, dans la logique du retour et de la quête du pouvoir, cela n’aurait pu se faire sans avoir d’abord réglé le problème de succession sur le trône de Iolcos. Il est difficile d’imaginer Jason conduisant seul le navire jusqu’à Corinthe, alors qu’il lui avait fallu une cinquantaine de rameurs pour assurer son voyage jusqu’en Colchide. Serait-il possible d’envisager une dixième étape en tenant compte des dix années de vie de couple durant lesquelles Jason

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et Médée devaient avoir des enfants ? Ce serait alors la sixième étape d’une série de dix. Sur le plan symbolique, que représente le chiffre dix ? Revenons à la lecture du Dictionnaire des symboles. « Il a le sens de la totalité, de l’achèvement, celui du retour à l’unité, après le développement du cycle des neuf premiers nombres. La décade était pour les Pythagoriciens, le plus sacré des nombres, le symbole de la création universelle. » (p.359) « Il n’est pas surprenant que le dix puisse exprimer aussi bien la mort que la vie, leur alternance, ou plutôt leur coexistence, étant lié à ce dualisme. » (p.360) Comment ne pas penser alors que la mort de Jason est un signe positif plus que négatif, qu’il symbolise l’achèvement d’une quête qui ne serait pas, comme la légende nous invite à le croire, la Toison d’Or ? Certes, Jason revient avec la Toison après un long voyage, mais tout ce qui se passe ensuite montre que la Toison perd toute valeur d’échange vis-à-vis du trône d’Iolcos, ce qui était décidé au départ de l’Argo. Faut-il lire la quête de Jason et de ses compagnons autrement ? Faudrait-il envisager une autre explication, à savoir que la naissance et la mort de Jason seraient indépendantes de la quête de la Toison et même de l’association entre lui et Médée ? Partir à la conquête de ce que représente la Toison démontrerait-il autre chose que la quête de l’immortalité ou de la vérité à laquelle s’ajoute celle de la pureté ? Avant de répondre à ces questions, il faut rappeler ce que représente la Toison d’Or sur le plan mythique. Dire que la Toison d’Or serait celle d’un bélier offert par Hermès à Néphélé, la première femme d’Athamas, ne suffit pas à nous instruire quant au sens qu’il faut donner à cette peau très particulière. Athamas serait le fils d’Éole, lui-même fils d’Hellen, fils de Deucalion, celui de qui devait naître la quatrième race hésiodique. Avec Néphélé, Athamas avait eu deux enfants : Phrixos et Hellé. Lors d’un second mariage, après avoir répudié Néphélé, Athamas avait épousé Ino, la fille de Cadmos, le fondateur de Thèbes. Il avait eu cette fois encore deux enfants. Ino étant 34

jalouse des deux premiers enfants aurait projeté de les tuer et avait conduit Athamas à accepter un oracle de Delphes qui avait été déformé par Ino. Il s’agissait de sacrifier se deux premiers enfants. C’est alors, au moment du sacrifice que Néphélé aurait donné à ses deux enfants un bélier à toison d’or, capable de voler et de les enlever sur son dos. Partant d’Orchomène, le bélier se serait dirigé vers l’Orient, mais, en route Hellé serait tombée dans la mer, seul son frère parvenant en Colchide près du roi Aeétès. Phrixos aurait alors sacrifié le bélier à Zeus et aurait offert la toison au roi qui l’aurait consacré à Arès et cloué à un chêne sacré dans le bois consacré au dieu. Il ne semble pas utile de savoir ce que devint Athamas, de connaître l’intervention de Dionysos en faveur d’Ino qui avait été sa nourrice. Par contre, il est plus important de savoir qu’Aeétès est fils du Soleil et donc que Médée, est la petite fille du Soleil. Ajoutons que Circé étant la sœur d’Aeétès elle est la tante de Médée. Pour Diodore de Sicile, Médée serait la fille d’Hécate qui serait la femme d’Aeétès ! En ce qui concerne Hécate il est bon de retenir ce que nous dit Pierre Grimal dans son Dictionnaire de la mythologie : « Elle est indépendante des divinités olympiennes, mais Zeus lui a conservé ses anciens privilèges et les a même accrus. Elle répand sur tous les hommes sa bienveillance, accordant les grâces qu’on lui demande. Elle accorde notamment la prospérité matérielle, le don d’éloquence dans les assemblées politiques, la victoire dans les batailles aussi bien que dans les jeux. Elle provoque d’abondantes prises aux pêcheurs ; elle fait prospérer le bétail, ou dépérir à son gré. Ses privilèges s’étendent à tous les domaines… On l’invoque comme déesse nourricière de la jeunesse au même titre qu’Artémis et Apollon. » (p.176) Hécate est aussi la déesse qui préside à la magie et aux enchantements. Autant dire qu’avec Hécate, Circé et Médée, nous nous trouvons chez les dieux plus que chez les mortels et que le seul fait pour Jason de rencontrer Médée a certainement une signification. La Toison est donc la peau d’un bélier qui vole, comme Hermès, qui appartient aux dieux et ne peut être utilisé 35

par les mortels que sous certaines conditions. Ici, le bélier intervient pour sauver Phrixos et Hellé les deux enfants de Néphélé, indirectement voués à la mort par Ino. Les légendes ne nous aident pas pour approfondir la représentation symbolique de la Toison. Ce que nous pouvons retenir c’est la provenance du bélier volant, un cadeau d’Hermès, l’intermédiaire entre les dieux et les hommes. Pourquoi fallait-il tuer cet animal une fois sa fonction bien remplie ? Ne sommes-nous pas dans le domaine de l’immatériel ? Faut-il lui attribuer uniquement un sens symbolique et négliger ce voyage aérien que la légende voudrait nous rendre réel en donnant un point de départ et un point d’arrivée ? Phrixos serait donc passé d’Orchomène en Colchide ; d’Occident en Orient grâce à Hermès qui ne décide rien sans l’accord des dieux ! Le bélier d’Hermès symbolise le passage d’un monde à un autre, d’une rive à l’autre, du royaume des mortels à celui des immortels. N’oublions pas qu’Hermès est un berger, un passeur aussi bien pour accompagner les ombres jusqu’en Enfer que pour accompagner les mortels vers le Ciel. Que dire de Néphélé ? Faut-il s’enfermer dans l’image d’une épouse d’Athamas ou bien considérer qu’il s’agit d’une nuée magique façonnée par Zeus, comme celle qu’il avait façonnée à la ressemblance d’Héra pour tromper Ixion qui voulait lui faire violence ? Pour le Dictionnaire des symboles, la Toison d’Or réunirait deux symboles celui de l’innocence représentée par le bélier et celui de la gloire représentée par l’or. Ne faut-il pas revenir sur cette notion d’innocence qui n’est peut-être pas première dans la symbolique du bélier ? Le bélier est un animal puissant et obstiné dont la nature bouillonnante sert une agressivité naturelle, un élan primitif de la vie. L’article sur le bélier se termine par cette précision : « Sa force de pénétration est toutefois ambivalente : elle fertilise, blesse ou tue. » (p.115) Astrologiquement, le bélier est en rapport avec le feu originel. Il représente le feu créateur et destructeur, qui se 36

diffuse dans toutes les directions. Il est en affinité avec Mars et le Soleil. « Le Bélier zodiacal correspond à la montée du soleil, au passage du froid à la chaleur, de l’ombre à la lumière ; ce qui n’est pas sans rapport avec les quêtes de la Toison d’or. » (p.115) Nous lisons aussi à ce propos : « Si les quêtes de la Toison d’Or sont surtout celles d’un trésor spirituel, c’est-à-dire de la sagesse, elles sont peut-être aussi des ordalies royales » (p.114). Cette réflexion est extraite du livre de Rammoux Cl. La Nuit et les Enfants de la Nuit dans la tradition grecque, publié en 1959. Nous trouvons aussi cette allusion à des rites pastoraux chez les Doriens où l’on adorait un dieu bélier, Apollon Karneiros, un dieu célébré pour protéger les troupeaux et éduquer les bergers. Quant à la comparaison avec l’agneau chrétien, elle ne pouvait être négligée et le bélier serait l’animal qui s’offrirait alors à la mort. Dans l’article consacré à la Toison d’Or, on perçoit clairement l’influence de la psychanalyse, plus particulièrement celle de Paul Diel. Il ajoute que pour Jung, le mythe symboliserait la conquête de ce que la raison juge impossible. En interrogeant directement Jung, on peut relever des observations importantes en ce qui concerne certains héros et plus particulièrement Jason. Dans Métamorphoses de l’âme et ses symboles, il aborde le problème que représente la naissance du héros. Retenons d’abord cette réflexion générale : « En tant qu’individu, l’homme est un phénomène suspect dont on pourrait, d’un point de vue biologique, contester le droit à l’existence, puisqu’ainsi considéré, il n’a de sens que comme être collectif, ou comme partie d’une masse. Or le point de vue culturel accorde à l’homme une valeur qui le sépare de la masse et qui, au cours des millénaires, a abouti à former la personnalité en même temps que se développait parallèlement le culte du héros.10» 10

JUNG C. G. Métamorphoses de l’âme et ses symboles. Genève, Librairie de l’Université, 1983, p.303.

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Il ajoute presque aussitôt : « Ce n’est pas du tout l’homme que l’on cherche dans la forme humaine visible, mais le surhomme le héros ou le dieu, l’entité analogue à l’homme qui traduit les idées, formes et forces qui s’emparent de l’âme et la façonnent. » (p.304) Je retiendrai surtout cette remarque qui pourrait nous conduire à lire le voyage des Argonautes d’une certaine façon : « Les héros sont souvent des voyageurs. Le voyage est une image de l’aspiration, du désir jamais éteint, qui ne rencontre jamais son objet, de la recherche de la mère perdue. La comparaison avec le soleil se comprend aisément sous cet aspect. C’est pourquoi les héros sont toujours semblables au soleil et l’on se croit finalement autorisé à dire que le mythe du héros est un mythe solaire. À ce qu’il me semble, il est en premier lieu, l’autoreprésentation de l’aspiration de l’inconscient qui cherche, qui a un désir insatisfait et rarement apaisable de la lumière de la conscience. » (p.345) Le Dictionnaire des symboles produit un article important sur le voyage. Nous pouvons lire : « Le symbolisme du voyage, particulièrement riche, se résume toutefois dans la quête de la vérité, de la paix, de l’immortalité, dans la recherche et la découverte d’un centre spirituel. » (p.1027) En réalité, le voyage s’accomplit à l’intérieur même de l’être. Il est aussi un ensemble d’épreuves préparatoires à l’initiation, une progression spirituelle. Il s’agit souvent d’une progression de l’âme vers des états qui prolongent ceux de la manifestation, vers un état suprahumain. Le voyage exprimerait un désir intense de changement intérieur. On peut noter alors cette synthèse : « À travers toutes les littératures, le voyage symbolise une aventure et une recherche, qu’il s’agisse d’un trésor ou d’une simple connaissance, concrète ou spirituelle. Mais cette recherche n’est au fond qu’une quête et, le plus souvent, une fuite de soi… Le seul voyage valable est celui qui fait l’homme à l’intérieur de lui-même. » (p.1029) Jason n’est pas seul à entreprendre un long voyage, un voyage qui le conduit vers un monde inconnu, ici la Colchide. 38

Héraclès a voyagé pour ramener les troupeaux de Géryon, Ulysse a voyagé pour revenir à Ithaque, Orphée, Héraclès, Ulysse, Thésée et Pirithoos, Dionysos ont voyagé pour descendre en Enfer, au royaume d’Hadès et de Perséphone. On peut suivre effectivement les héros dans des voyages qui diffèrent par leur nature, plus rarement par leur sens symbolique. La mythologie semble prendre un véritable plaisir à envoyer ses héros à travers le monde et les dieux eux-mêmes sont appelés à voyager, comme Apollon partant chez les Hyperboréens avant de venir s’installer à Delphes. Autant dire que le voyage ne fait pas que montrer les efforts des hommes pour se construire une personnalité et pour atteindre un niveau supérieur de conscience. Dans son poème symbolique Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche ne nous propose-t-il pas un voyage lui aussi ? Pour comprendre le mythe de Jason, et celui des Argonautes, il faut donc tenir compte de ce symbole que représente le voyage. Je reviendrai plus longuement sur la notion de voyage, mais il faut juste noter ici que ce voyage n’est pas un simple passage entre deux rives, entre deux mondes, qu’il se compose d’un aller et d’un retour, d’un débarquement dans un monde imaginaire, idéal, spirituellement compris comme un aboutissement et d’un retour comme pour ramener une preuve de son existence. La Toison est alors cette preuve qui doit être échangée avec une royauté qui revient de droit à Jason et qui a été usurpée par son oncle Pélias. Peut-être faudrait-il, également, tenir compte du peu d’intérêt que le mythe réserve aux autres héros qui accompagnent Jason. C’est d’ailleurs ce qui arrive aussi aux héros qui secondent Méléagre dans sa chasse. Tout le monde n’est pas logé à la même enseigne dirons-nous ! Il ne faut peut-être pas négliger le fait qu’il s’agit d’une navigation, d’un voyage sur mer à l’aide d’un navire. Faut-il comparer l’Argo au bateau construit par Deucalion et qui permet de subir le déluge avant de donner naissance à la quatrième race, celle des demi-dieux ? Faut-il le comparer à la coupe du Soleil empruntée par Héraclès pour transporter le troupeau de Géryon ? Faut-il le comparer avec le radeau

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construit par Ulysse pour revenir à Ithaque en partant de chez Calypso ? Ne faut-il pas envisager un double symbole ou un symbolisme particulier dans l’aller et le retour de l’Argo ? Si l’aller semble animé par une véritable quête, celle de la Toison d’Or, peut-on dire que le retour est motivé par la reprise du pouvoir, rendu difficile par le vol de la Toison et la mort du frère de Médée ? On comprend bien que la construction du navire ait une certaine importance dans l’analyse du voyage, mais quel rapport établir entre le voyage et la mort de Jason, tué par la proue du navire, en dehors du voyage proprement dit ? Nous ne pouvons pas éviter de considérer la notion de navigation qui domine le mythe. Il n’y a pas que les mythes grecs qui font appel à la navigation pour nous instruire. Si nous laissons de côté l’arche d’Alliance qui se rapporte davantage au bateau de Deucalion, il reste que toutes les cultures utilisent le voyage avec un sens symbolique. Les Égyptiens s’en servent religieusement tout comme les hindous et Maître Eckhart rappelle l’abandon de la barque ou du radeau à la fin du voyage. Le Japon n’est pas en reste et situe la naissance de son empire lorsque le petit-fils de la déesse solaire est descendu du ciel sur un navire ! Le voyage situe les voyageurs entre deux rives, pas forcément des territoires repérables objectivement sur une carte, et l’eau symbolise souvent les passions : atteindre l’autre rive c’est atteindre la paix, la tranquillité ou la fin de l’existence pour les bouddhistes. Le navire de Jason serait-il en rapport avec la barque de Janus qui pouvait naviguer dans les deux sens ? Héraclès utilise la coupe du Soleil pour naviguer et ramener le troupeau demandé par son cousin, autrement dit pour montrer qu’il est devenu lui aussi un berger. Dans tous les cas, il s’agit d’un changement psychologique ou spirituel qui nécessite une navigation souvent périlleuse. La présence de certaines divinités ne peut que nous interpeller. Athéna pour commencer, car c’est elle qui accompagne habituellement les héros dans leurs quêtes qui ne sont jamais tout à fait les mêmes. Si elle accompagne Ulysse de façon plus directe et tout au long du voyage, elle intervient en faveur de Jason au moment de la création du navire en 40

fabriquant elle-même sa proue avec une partie du chêne de Dodone et en lui donnant la parole pour qu’elle puisse prophétiser, ce qu’elle fera lors du retour. C’est Athéna qui avait formé Tiphys à l’art de la navigation, à la maîtrise des vents. En réalité, il devait diriger le navire jusqu’à la Mer Noire, trouvant la mort au cours d’une chasse et étant remplacé par Ancée qui sera lui-même tué lors de la chasse de Calydon par le sanglier d’Artémis. Il semble que Pierre Grimal hésite entre deux héros pour prendre la succession de Tiphys. En effet, il nomme aussi Erginos, un fils de Poséidon ce qui pourrait surprendre sur le plan symbolique. C’est pendant le voyage retour que l’on trouve le plus de divinités auprès des Argonautes. D’abord Zeus irrité par la mort du fils d’Aeétès. Il provoque une tempête et demande aux Argonautes d’aller se faire purifier par Circé. En fait, c’est la proue qui le demande aux marins. Ensuite Héra qui semble tout faire pour que Médée arrive à Iolcos. Elle demande à Thétis de conduire le navire à travers la mer des Sirènes. Aphrodite sauve alors un marin qui s’était jeté à l’eau, Boutès, le reste de l’équipage étant sauvé par les chants d’Orphée. Le dieu Triton les aide ensuite à traverser le lac Tritonis. Enfin, Apollon, que les Argonautes ont imploré, leur fait voir une île au milieu de la nuit et les sauve en leur permettant de jeter l’ancre et de poursuivre leur route après lui avoir offert un sacrifice. N’oublions pas que l’Argo ne prend la mer qu’après un sacrifice offert à Apollon par les navigateurs. Les dieux surveillent donc les deux voyages directement ou indirectement et nous devons essayer de comprendre la nature de leurs interventions. Constatons que la plus grande différence avec l’Odyssée réside dans l’absence de Poséidon, l’Ébranleur de la Terre. Ce n’est pas lui qui déclenche la tempête, mais Zeus, un peu comme il l’a fait pour les marins d’Ulysse lorsqu’ils ont mangé des vaches du Soleil. Faut-il classer les magiciennes avec les dieux ? Circé est certainement plus proche des dieux que Médée et c’est pour cette raison qu’elle peut purifier Médée et Jason. Nous sommes loin de la relation particulière d’Ulysse et de Circé puisque cette dernière aurait refusé l’hospitalité à Jason. En tout cas, Médée, on le perçoit sur la fin, reste proche du Soleil qui lui envoie un 41

char ailé lorsqu’elle veut s’enfuir de Corinthe. Si Médée est à l’origine de la mort de son frère, comment Circé aurait-elle pu la purifier sans recevoir l’ordre de Zeus ? Ce qui importe ici, dans le mythe de Jason, c’est la place réservée à la magie. Nous verrons qu’elle joue un grand rôle dans la conquête de la Toison d’Or, mais qu’elle joue aussi un rôle non négligeable dans la séparation de Jason et de Médée. Le mythe de Jason est probablement le mythe où la magie joue le plus grand rôle. Pour Ulysse, c’est Circé qui en use sur ses marins imprudents et c’est Hermès qui le sauve de la magie en lui faisant connaître l’herbe de vie. Enfin, il faudrait ajouter « momentanément » puisque ce serait le fils qu’il aurait eu avec Circé qui lui donnerait la mort. Ici, la magie intervient autrement et Jason, qui semble s’en servir en Colchide pour dominer les épreuves imposées par Aeétès, ne fait que céder à ses enchantements après son retour à Iolcos. Dans l’Iliade, c’est Héra qui s’en sert pour enflammer le désir chez son mari et l’endormir afin que les Achéens puissent reprendre le dessus et repousser les attaques d’Hector. Pourquoi Héraclès disparaît-il au début du voyage, soidisant pour chercher un autre bois qui remplacera la rame qu’il a cassée ? Certes, il va partir à la recherche d’un ami envoûté par les nymphes, un peu comme Narcisse, mais pourquoi le navire reprend-il la mer sans lui ? Fallait-il que le fils de Zeus soit au départ d’Iolcos et n’arrive pas en Colchide et pour quelle raison ? Si Héraclès n’est pas encore un immortel, il est en passe de le devenir et l’on peut penser qu’il est déjà largement intervenu dans la guerre contre les Géants aux côtés de son père. Parmi les enfants divins, on trouve aussi les enfants d’Éole : Zétès et Callais, les enfants de Zeus et Léda ; Castor et Pollux, un fils d’Hermès : Aethalidès. Comment négliger la présence d’Amphiaraos ce devin qui devait participer à la Première Guerre contre Thèbes ? Si Poséidon n’intervient pas dans l’aventure, force est de prendre en considération son fils Erginos qui fait partie de l’équipage. Quant à Tiphys, le pilote, il avait appris à naviguer avec Athéna, une navigation assez particulière qui n’existait pas avant le lancement de l’Argo.

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Cela suffit pour dire qu’il faudra tenir compte de tous ceux qui participent à cette conquête aux côtés de Jason. Le sort de Jason ne peut se comprendre qu’en le liant étroitement à celui de ses compagnons et en l’interprétant par rapport aux différentes interventions divines. En partant de sa mort, nous voyons qu’il est difficile de conclure en faveur d’un résultat positif ou d’un résultat négatif. Nous ne pouvons pas affirmer, hâtivement que la quête de Jason, en dehors d’un pouvoir politique est essentiellement celle d’un pouvoir sur lui-même, une recherche de spiritualité ou d’immortalité. Peut-on parler sereinement de spiritualisme et de matérialisme à l’époque de Jason ? Certes, Zeus, en imposant son ordre contre le Chaos, donne l’impression d’imposer la supériorité de l’esprit sur la matière, et nous sommes invités, dans de nombreux mythes, à privilégier cette hypothèse11. Mais cela n’est pas une constante dans les différentes légendes. Le mythe d’Œdipe par exemple ne privilégie pas l’esprit et semble, au contraire, privilégier la matière. Peut-on dire que l’esprit domine le retour d’Ulysse ? L’esprit doit-il être confondu avec la ruse ? Entre une Athéna qui enseigne la navigation à Tiphys et une Athéna qui protège la vengeance d’Ulysse n’y a-t-il pas une différence importante ? Quel rôle jouent les Phéaciens et leur monarque Alcinoos ? Sont-ils encore des passeurs, et leur intervention vis-à-vis de Médée est-elle de même nature que celle vis-à-vis d’Ulysse ? De nombreux détails du mythe de Jason se retrouvent dans celui d’Ulysse, mais faut-il penser que les poètes utilisent les éléments mythiques comme des briques pour construire un édifice plus ou moins solide et plaisant ? Si l’on admet qu’ils sont à l’origine d’un enseignement caché, qu’ils sont capables d’utiliser les symboles, avec art, pour faire comprendre aux mortels, qui les écoutent, comment ils doivent se comporter dans la vie, alors le mythe de Jason possède un sens qui lui est propre et il faut le trouver. Rappelons que Jason précède Ulysse !

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ANDRIEU G. La preuve par Zeus. Paris, L’Harmattan, 1914.

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Pour le découvrir, il faut maintenant suivre les péripéties de ce double voyage puis la vie de Jason au-delà de ce voyage, d’abord avec Médée puis sans Médée. Je ne crois pas que l’absence de Médée, aux côtés de Jason à la fin de sa vie, puisse être sans signification. En principe, tous les détails d’un mythe ont leur importance, ils participent au sens global qu’il faut donner au mythe, ils conduisent au sens en l’éclairant progressivement. Petite-fille du Soleil, elle n’aide pas Jason sans raison et l’attirance pour le héros avant qu’elle ne décide de l’aider n’est qu’une fausse piste. N’oublions pas que si les dieux se sont fait longtemps la guerre, entre première et seconde générations, ils participent ensemble à l’évolution des héros de la quatrième race. Héra est ici secondée par Athéna, mais aussi par Médée et nous comprenons aisément que l’objectif d’Héra soit prioritaire dans cette première partie de l’aventure. C’est elle qui a choisi Jason pour réaliser ses objectifs ce qui n’interdit pas, au passage, de mettre à l’épreuve l’ensemble des mortels qui l’accompagnent. Comme pour Héraclès, elle intervient pour éprouver les héros en aidant son illustre époux. Le voyage vers la Colchide est un voyage à double sens puisqu’il permet aux mortels de s’aventurer sur le chemin de l’Olympe et, en même temps, de faire venir Médée afin de punir Pélias. Il faut noter ici que l’évolution d’Héraclès n’est pas de même nature et que c’est bien pour cela qu’il débarque sous un prétexte futile et ne remonte pas sur l’Argo. Il disparaît de l’aventure de Jason ce qui nous permet de penser qu’il symbolise un autre enseignement, chacun ayant pour but d’inviter les mortels les plus croyants à s’engager dans la recherche de l’immortalité. Rappelons qu’un grand nombre d’entre eux y sera également invité par l’enseignement de Chiron !

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UN ÉQUIPAGE PARTICULIER

Le premier voyage de Jason est en rapport avec sa volonté de prendre le pouvoir à Iolcos. Cette aspiration au pouvoir va le conduire jusqu’en Colchide où se trouve la Toison d’Or que Pélias, monarque en place, lui demande en échange d’une restitution. Il faut bien souligner, en effet, que Jason ne recherche la Toison d’Or que pour obtenir le trône de son père. Aeson, fils de Créthée et de Tyro est le père de Jason. Il se serait marié avec Polymédé, la fille d’Autolycos. Autolycos était fils d’Hermès et la légende en fait alors le grand-père de Jason. La généalogie des demi-dieux est toujours complexe. Pour bien comprendre la situation, il faut tenir compte de la vie de Tyro plus que de celle de Créthée. Tyro était devenue amoureuse du dieu-fleuve Énipée et se rendait souvent sur ses rives pour pleurer. C’est là qu’un jour Poséidon, en se faisant passer pour Énipée, s’unit à elle et lui donna des jumeaux : Pélias et Nélée. Tyro était alors malmenée par sa marâtre, mais lorsque les enfants grandirent, ils délivrèrent leur mère en tuant sa marâtre qui était la seconde épouse de Créthée. Tyro aurait alors épousé Créthée et lui aurait donné trois fils : Aeson, Phérès et Amythaon. Les difficultés commencent avec l’adoption des deux premiers enfants de Tyro, les enfants de Poséidon. Il faut donc revenir en arrière. Comme cela arrive souvent, Créthée ne pouvait pas avoir d’enfant et Tyro avait exposé ses deux enfants pour ne pas subir les foudres de son père. La légende nous dit qu’un troupeau de chevaux passant par là, une jument aurait frappé Pélias d’un coup de sabot lui laissant sur le visage une tache livide d’où son nom. Il est dit aussi que pour punir Sidéro, la marâtre de Tyro, Pélias l’aurait poursuivie jusque dans le temple d’Héra pour la 45

tuer, méprisant ainsi la déesse qui ne pouvait que chercher à se venger. Pélias et Nélée s’étant disputé le pouvoir, Pélias avait expulsé son frère qui s’était retiré à Pylos pendant qu’il prenait le pouvoir à Iolcos. Les légendes ne disent pas clairement comment Aeson aurait perdu le pouvoir et comment Pélias l’aurait pris, mais on sait qu’il aurait poussé son demi-frère au suicide avant que Jason ne revienne de Colchide. La légende, une fois encore, peut surprendre : Aeson se serait empoisonné en buvant du sang de taureau ! Deux formules sont évoquées pour la prise de pouvoir par Pélias : soit il aurait chassé son demi-frère à qui revenait le trône de droit, soit il aurait pris la régence pendant que Jason se préparait à l’assumer en recevant l’éducation de Chiron. Cela nous conduit à souligner que Jason aurait été confié à Chiron pour son éducation et nous pouvons penser qu’il n’était pas, au même moment, son seul élève. Comme pour Héraclès ou Achille et tant d’autres, Chiron devait enseigner à Jason aussi bien les arts militaires que la médecine ou la musique et faire de lui un véritable Grec au sens plein du terme. Nous pouvons penser qu’il s’agissait d’une éducation aristocratique ou, si nous tenons à préciser, une éducation pouvant conduire l’élève à devenir un homme supérieur, un athlète au sens de combattant, un demi-dieu, un héros, un aspirant à l’immortalité. Par l’intermédiaire de cette éducation, nous sommes amenés à situer Jason dans un cadre particulièrement réservé aux demidieux, Chiron, l’enseignant divin par excellence, étant celui qui donne à chacun d’eux les qualités indispensables pour affronter les obstacles de leur future initiation. Chiron ne participe pas à l’enseignement mystique, à la métamorphose en immortel, il prépare seulement ceux que nous pourrions appeler des élus. À noter que les élus sont souvent des enfants de Zeus ou des enfants de ses enfants, disons ses protégés. Il suffit de dire que Pélias ne connaîtra pas cette préparation pour montrer, au moins partiellement, l’opposition qui peut exister entre Pélias et Jason. L’oncle appartiendrait au clan de Poséidon, le neveu à celui de Zeus, d’Héra, d’Athéna ou d’Apollon. Il est difficile de dire que cette éducation a conduit Jason à s’habiller de façon bizarre avec une peau de panthère et à tenir 46

une lance dans chaque main, le tout pouvant être pour le moins surprenant. Posséder une seule sandale n’est pas non plus ordinaire. En ce qui concerne la sandale, la légende donne une explication acceptable : Jason aurait été interpellé par une vieille femme lui demandant de l’aider à passer une rivière et, ce faisant, Jason aurait perdu une sandale. La légende va plus loin en proposant une sorte d’entente. Héra, car c’était elle la vieille femme, n’aurait pensé qu’à utiliser Jason pour châtier Pélias. Soit elle aurait suggéré à Jason de faire sa demande, soit elle aurait imaginé une stratégie plus compliquée et souhaité utiliser Jason pour amener Médée à Iolcos et lui donner l’occasion de tuer Pélias. Le meurtre de Pélias ne serait plus alors l’affaire de Jason, mais celle d’Héra secondée par Médée. On peut convenir assez facilement que les dieux peuvent être friands de sacrifices et surtout vigilants quant aux honneurs que les mortels doivent leur rendre. Les autels sont des lieux sacrés et il n’existe rien de pire que d’en violer leur territoire. On retrouve ce genre de conflit tout au long de la mythologie, et l’on se souvient de l’inquiétude des habitants d’Athènes quand Œdipe arrive à Colone et pénètre sur le territoire des Bienveillantes, autrement dit les Érinyes. On peut donc accepter qu’Héra puisse être courroucée contre Pélias. L’est-elle parce que Pélias est un enfant de Poséidon ? La question mérite d’être posée. Si Poséidon n’intervient pas comme dans le mythe d’Ulysse, il intervient ici indirectement par l’intermédiaire de son fils et nous pouvons dire que le geste de Pélias, qui pourrait largement bénéficier d’une purification par un autre monarque ou une autre divinité, n’explique pas tout. Lorsque Zeus veut imposer son fils à Delphes, Apollon n’est-il pas obligé de tuer Python ? On sait qu’Héra intervient assez souvent pour conduire les héros à se distinguer, à combattre des dragons ou toutes sortes de monstres et l’on sait aussi que les monstres sont plus souvent des productions de Poséidon, ou de la Terre. Or, ici, il est dit que les taureaux que doit affronter Jason seraient un cadeau d’Héphaïstos. Ils ne seraient pas de même nature que le taureau envoyé par Poséidon à Minos avec lequel Pasiphaé aurait enfanté le Minotaure. Ordinairement, les taureaux indomptés, qui n’ont jamais connu le joug, représentent le déchaînement de 47

la violence et sont consacrés à Poséidon, mais c’est aussi sous la forme d’un taureau que Zeus séduit et enlève Europe pour la conduire en Crète. À noter qu’il ne s’agit pas ici de sacrifier les taureaux d’Héphaïstos, mais de les placer sous le joug pour cultiver ensuite la terre et semer les dents du dragon tué par Cadmos, et dont on sait qu’elles donneront naissance à des hommes armés. Le joug est un symbole d’asservissement, de discipline et dans le cas de Jason il est possible de parler de maîtrise de soi autant que de maîtrise des forces hostiles à son projet. Mettre les taureaux sous le joug pour semer les dents du dragon et combattre les hommes armés qui doivent sortir de terre pourrait vouloir dire que Jason est capable de dominer les forces matérielles qui lui interdisent l’accès à la Toison d’Or. La Toison étant ce qui reste du bélier envoyé par Zeus pour sauver Phrixos et Hellé, on peut penser que les taureaux sont là pour défendre le présent de Zeus, pour rendre difficile l’accès à la Toison, pour imposer à Jason, qui veut être initié, un combat indispensable pour s’en montrer digne. S’ils soufflent le feu, c’est le feu des forges du fils de Zeus et non le feu habituel des monstres de Poséidon. Il s’agit davantage du feu de l’esprit divin, de la foudre, que du feu de la Terre, de la matière. Héra serait-elle aussi chargée par Zeus de pousser Jason à s’engager sur le chemin de l’immortalité ? À l’origine, on peut penser que Jason vient simplement réclamer son dû : la régence, si c’est le cas est terminée, il est devenu un homme ! Connaissait-il seulement l’existence de la Toison d’Or avant qu’il ne rencontre Héra ? Ce serait Pélias qui aurait amené Jason à s’engager dans cette voie en lui demandant ce qu’il ferait s’il était roi à un homme qu’il saurait appelé à le détrôner ! C’est alors que Jason aurait répondu qu’il l’enverrait chercher la Toison d’Or. Pierre Grimal nous dit alors dans son Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine : « Peut être cette réponse lui fut-elle dictée par Héra qui voulait ainsi amener la magicienne Médée à Iolcos, et rendre possible la mort de Pélias. Quoi qu’il en soit, Pélias prit Jason au mot, et l’envoya conquérir la toison d’or. » (p.354) Cette réflexion de Grimal pourrait être dictée par une connaissance de l’ensemble de la légende et le besoin de trouver un enchaînement logique dans cette aventure mythique. 48

Le crime mériterait sanction ! Mais l’ensemble du mythe de Jason est comme un tissu de crimes ! C’est bien Jason qui vient demander le trône, la royauté, l’union du Ciel et de la Terre, il vient le demander de façon hautement symbolique avec sa peau de panthère et ses deux lances. Son pied gauche dénudé serait-il le détail qui importe le plus et nous laisse entendre que Jason privilégie les forces de la Terre, comme le Géant Antée qui contraignait les voyageurs à lutter contre lui et les tuait après les avoir vaincus ? Antée restait invulnérable tant qu’il touchait sa mère, autrement dit la Terre et Héraclès l’avait vaincu en le soulevant et en l’étouffant dans ses bras. Jason serait-il comme Antée, invulnérable tant qu’il garde au moins un pied nu en contact avec le sol ? Il semble que ce pied nu est plus en rapport avec l’oracle qui avait averti Pélias. Or il s’agissait de l’oracle de Delphes et l’on sait que cet oracle était dominé par Apollon. Pélias, fils de Poséidon, avait donc était averti qu’un serviteur de Zeus, en l’occurrence Jason, viendrait lui demander de céder la place qu’il avait usurpée. On est bien dans une rivalité entre deux divinités : Zeus et Poséidon, entre deux conceptions du monde, entre deux conceptions de la vie et de la mort. Si nous nous attardons sur le costume de Jason à son arrivée à Iolcos, il tient une lance dans chaque main. Que signifient ces deux lances. Le Dictionnaire des symboles nous aide à proposer une réponse : la lance est un attribut d’Athéna. Elle représente à la fois l’autorité guerrière et l’autorité politique, pour ne pas dire spirituelle, le pouvoir étant alors accordé à l’esprit sur la matière. Nous pouvons dire que Jason, à son arrivée, se sent détenteur des deux pouvoirs : une lance politique et une lance humaine, à la fois physique et psychique, matérielle et spirituelle. Il revendique les deux pouvoirs, le politique lui venant de son père, le spirituel pouvant provenir de son éducation auprès de Chiron. Il réclame le commandement politique et le commandement sur lui-même et la conquête de la Toison d’Or prend alors tout son sens. Non seulement le trône devait lui revenir en échange de la Toison d’Or, mais la conquérir serait aussi le signe de la dimension héroïque de l’exploit, de l’initiation reçue par Jason. 49

En ce qui concerne les pieds de Jason, l’un recouvert d’une sandale l’autre non, nous pouvons dire déjà qu’il ne s’agit pas d’une blessure, comme dans le cas d’Œdipe, il n’a pas « les pieds enflés ». Il ne s’agit pas non plus du talon d’Achille ! Il ne s’agit pas de la boiterie d’Héphaïstos, Jason ne boite pas. C’est son pied gauche qui est déchaussé, autrement dit en contact avec la terre. À cela rien de bien surprenant si l’on ajoute qu’ordinairement le côté gauche serait le côté femelle et le côté droit le côté mâle d’un individu. C’est avec le bras droit que l’on envoie la lance contre un ennemi, la droite symbolise la force, l’adresse, la victoire, tout ce qui vient de gauche est sinistre ! Si l’on ajoute que par les pieds l’homme capte les énergies telluriques alors que par la tête il capte les énergies célestes, on peut penser que le pied gauche de Jason met sa dimension affective, matérielle, femelle si l’on veut, en rapport avec la Terre tandis que son pied droit en est protégé par une sandale. Par sa droite, Jason est à la recherche de l’ordre, la stabilité, l’autorité, la hiérarchie, la tradition, et devient émule de Zeus, par sa gauche il recherche une justice qu’il n’a pas, il la demande aux dieux, en particulier à la Terre. Si nous ajoutons à ces remarques que la sandale peut être ailée comme chez Hermès et, dans ce cas, représenter une élévation, le pied nu de Jason représenterait un manque d’élévation du côté gauche. Jason serait-il un personnage double et symboliserait-il l’homme dans sa dualité originelle, moitié matière moitié esprit ? Une lance dans chaque main signifierait qu’il voudrait bien dominer les deux parties de luimême ! Dans le Dictionnaire de Jean Claude Belfiore sur les croyances et les symboles nous trouvons une explication quant à la peau de panthère que porte Jason. Il nous rappelle que pour les pythagoriciens, la panthère est un animal qui conduit les âmes des morts vers le séjour des dieux12. La panthère, ne l’oublions pas, est l’animal consacré à Dionysos. Pour J. Cl. Belfiore, la panthère est l’animal protecteur des héros. Héraclès avait fait de la peau du Lion de Némée sa cuirasse ! On peut 12 BELFIORE J. Cl. Dictionnaire des croyances et symboles de l’Antiquité. Paris, Larousse, 2010, p.618.

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penser que Jason était plus proche de Dionysos que de Zeus, quoi qu’il en soit, il se plaçait, en arrivant à Iolcos, sous la protection des dieux souverains comme avait dû le lui enseigner Chiron. Je crois que l’on peut avancer cette idée que Jason est un héros qui organise un voyage pour que les héros puissent combattre en faveur de l’esprit symbolisé par la Toison d’Or. Jason ne fait pas que réclamer une royauté, cela aurait pu se passer plus directement sans traverser les mers et sans faire intervenir la magie. La demande de Pélias, précédée par l’oracle de Delphes signifie que le gouvernement de la matière doit prendre fin et que l’esprit doit prendre sa place. Ce qui complique une telle interprétation est alors la présence de la magie dans ce changement de royauté ! Il reste à suivre Jason pour voir si cette analyse résiste aux événements, ceux des voyages et ceux de la vie du héros jusqu’à sa mort. Les deux voyages vécus par Jason devraient nous aider à mieux comprendre cette quête du pouvoir de l’esprit sur la matière. C’est bien vers le Levant, que l’Argo prendra la route ce qui, symboliquement, signifie que les Argonautes sont à la recherche d’une vérité, de la lumière, de l’esprit ou de l’ordre tel que Zeus veut l’imposer. Mais avant de partir, il faut s’attarder sur le navire lui-même et son équipage. Il est dit que le navire aurait été construit par Argos, le fils de Phrixos. Argos l’aurait construit à Pagasae, un port de Thessalie, avec l’aide d’Athéna. Le bois provenait du mont Pélion, sauf la proue qui provenait du chêne sacré de Dodone. Le mont Pélion est rattaché à de nombreuses légendes dont celle de Pélée allant chasser avec Acaste, ce dernier l’ayant abandonné endormi après avoir caché ses armes et espérant que les centaures lui donneraient la mort. Il avait été sauvé par Chiron. C’est aussi dans ces lieux qu’Apollon, puni par Zeus, était devenu berger pour le compte d’un mortel. Les forêts du mont Pélion se trouvaient en bordure du littoral, non loin du golfe de Volo et nous savons, aujourd’hui, que non loin de Volo 51

se trouve le site d’Iolcos comprenant les vestiges de deux palais mycéniens, et de Pagasae. C’était une région riche en chevaux ce qui peut expliquer la légende de Pélias autant que celle des Centaures. Il est clair que le sanctuaire de Dodone, situé au cœur des monts du Pinde, était fort éloigné de Pagasae, mais pour les dieux les distances ne comptent pas. Dire qu’Argos aurait construit le navire, tient évidemment de la légende, comme Ulysse construisant son radeau. Après son mariage avec la fille d’Aeétès, Phrixos avait eu des enfants, dont le premier était Argos et, tandis qu’il était resté au palais de son beau-père, son fils, après avoir été élevé en Colchide, avait voulu réclamer l’héritage de son grand-père Athamas. À la suite d’un naufrage, il se serait retrouvé sur une île où il aurait été recueilli par les Argonautes. Une légende dit que Jason et Argos se seraient rencontrés en Colchide et qu’Argos aurait provoqué la rencontre entre Jason et Médée. Enfin, une autre légende parle d’Argos, fils d’Arestor qui aurait construit le navire. Autant dire qu’il est difficile de trouver des éléments suffisamment précis pour donner un semblant d’histoire objective à cette navigation. Le navire avait besoin d’un équipage et les dieux certainement l’avaient prévu. Les catalogues des Argonautes sont nombreux et il n’est pas vraiment utile de chercher à connaître tous les héros qui suivirent Jason dans son aventure. Il est permis de penser qu’ils avaient tous une intention commune ce qui n’interdisait pas que chacun soit décidé à combattre pour son propre compte. Pierre Grimal s’efforce de synthétiser les informations et surtout distingue les héros de ceux qu’il désigne sous le nom de figurants, je préférerais dire de simples rameurs, car il en fallait aussi. Jason commandait l’expédition, mais c’était Tiphys qui la pilotait à la demande d’Athéna. Elle lui avait appris « l’art encore inconnu de la navigation » nous dit Grimal (p.46). Il était le fils d’Hagnias et Athéna l’avait doué d’une grande connaissance des vents et des astres. Il ne devait pas participer aux différents combats terrestres. Il ne devait pas finir le voyage et mourir de maladie chez le roi Lycos sur les bords du PontEuxin. Ancée devait le remplacer. M. Grant et J Hazel parlent

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de deux argonautes qui avaient le même nom13. Le premier serait le fils de Lycurgue et passait pour être le plus fort rameur après Héraclès, il aurait trouvé la mort lors de la chasse au sanglier de Calydon. Le second serait le fils de Poséidon et c’est lui qui aurait remplacé Tiphys. Il aurait trouvé, lui aussi, la mort avec un sanglier qui l’aurait attaqué dans son vignoble. Faut-il reparler ici la cicatrice d’Ulysse pour rappeler qu’une morsure de sanglier et la mort provoquée par un sanglier sont une blessure ou une mort symbolique ? Grimal ne parle pas d’Ancée, mais d’Erginos qui aurait remporté la victoire à la course lors de jeux organisés par les Argonautes, cet Erginos n’étant pas le roi d’Orchomène. En fait, il faut éviter de s’enfermer dans des listes de noms qui n’ont qu’une valeur relative, tout particulièrement au regard de la dimension symbolique de la légende. Grimal s’appuie essentiellement sur la liste produite par Apollonios de Rhodes plus que sur celle d’Hygin qui lui est nettement postérieure. Cela dit, le travail d’Apollonios de Rhodes est déjà tardif et date du troisième siècle avant notre ère, alors que le mythe est connu d’Homère et d’Hésiode ce qui laisse à penser qu’il leur est nettement antérieur. Il s’agit donc, ici, non pas de retrouver une liste exhaustive de héros ou de mortels engagés pour permettre la navigation, mais de chercher à mieux connaître le contexte héroïque dans lequel se situe Jason. Ce ne sont pas les noms qui importent, mais les qualités de ceux qui les portent, des qualités qui peuvent correspondre à celles de combattants ordinaires ou des qualités qui ont un sens exclusivement symbolique. Dire qu’Héraclès figure au nombre des héros embarqués est certainement moins important que d’apprendre qu’il débarque lors du voyage aller et qu’il n’ira pas jusqu’en Colchide. Je crois qu’une recherche portant sur les symboles, bien que ne pouvant pas écarter les différentes étapes des deux voyages, ne doit pas en faire l’essentiel ni porter à croire que ce voyage a pu exister. La conquête de la Toison d’Or reste une légende, autrement dit un enseignement caché pour ceux qui, comme les 13

GRANT M. ET HAZEL J. Le Who’s Who de la mythologie. Paris Seghers, 1975, p.39.

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héros accompagnant Jason, sont à la recherche d’une vérité subjective, un dépassement de soi. Au beau milieu des héros voyageant sur l’Argo, il y avait Orphée, poète dont les chants devaient faciliter la traversée de la mer des Sirènes. C’est lui qui donnait la cadence aux rameurs. À côté de lui et d’autres héros se trouvaient des devins : Idmon, fils d’Abas, Amphiaraos, fils d’Oeclès et peut-être aussi Mopsos fils d’Ampyx. Idmon était chargé d’interpréter les présages. Si son père mortel était Abas, son père immortel était probablement Apollon. Lui aussi aurait été tué par un sanglier lors d’une escale. Amphiaraos était un devin protégé par Zeus et Apollon. Cela ne l’empêchait pas d’être un guerrier reconnu pour sa bravoure. Il y avait peut-être aussi Mopsos, fils d’Ampyx que l’on retrouve aux jeux funèbres après la mort de Pélias. Si l’on en croit Grimal, il aurait aussi participé à la chasse au sanglier de Calydon et serait mort, piqué par un serpent au cours de l’expédition des Argonautes, lorsqu’ils étaient en Libye autrement dit durant le voyage de retour à Iolcos. Si Jason a participé, lui aussi, à cette chasse de Calydon, il ne pourrait l’avoir fait qu’avant de partir chercher la Toison d’Or ! L’aurait-il fait avant de revenir à Iolcos pour demander le pouvoir ? Parmi les héros qui accompagnaient Jason, il faut encore citer d’autres personnages mythiques comme les deux fils de Borée : Zétès et Calais de même que les deux fils de Zeus et Léda : Castor et Pollux. Comme les fleuves sont des dieux et peuvent épouser des mortelles, les vents sont aussi des manifestations qui peuvent avoir des enfants. Fils d’Éos, l’Aurore, Borée est le dieu du vent du Nord. Il habite en Thrace, la partie la plus froide de la Grèce. C’est un démon ailé doué d’une grande force physique. Ses deux frères sont Zéphyr et Notos et avec eux il appartient à la race des Titans. C’est avec la fille du roi d’Athènes Érechthée qu’il aura ses deux enfants qui s’embarqueront sur l’Argo. Ces deux enfants étaient doués d’une grande rapidité dans leurs actes. À leur naissance ces jumeaux, qui étaient nommés les Boréades, avaient une apparence humaine ordinaire, mais en grandissant des plumes 54

avaient poussé à leurs épaules et ils avaient bénéficié de belles ailes d’or. M.Grant et J.Hazel nous disent que le destin avait prévu de les faire mourir s’ils ne parvenaient pas à attraper un fugitif. Or c’est ce qu’ils firent lors de l’expédition en rattrapant les Harpyes qui persécutaient le roi Phinée. Les légendes ne présentent pas toutes les mêmes enchaînements et d’autres légendes mettent les fils de Borée en échec, d’autres encore les font mourir sous la main d’Héraclès parce qu’ils auraient conseillé aux Argonautes de repartir sans attendre Héraclès qui était descendu à terre pour se tailler une rame neuve. (p.91) Les Dioscures participèrent eux aussi à la chasse de Calydon. Avec Jason, ils se comportèrent comme des guerriers pendant le voyage aller. Leur participation à la recherche de la Toison d’Or se situe avant la guerre de Troie, tout simplement parce qu’ils avaient été divinisés avant qu’elle n’ait lieu. Par contre, Grimal nous dit qu’ils auraient aidé Jason à ravager Iolcos, probablement lorsque le trône était occupé par Acaste le fils de Pélias. Il semble permis d’ajouter que les Dioscures avaient préalablement combattu les Athéniens pour reprendre Hellène, leur sœur, qui avait été enlevée par Thésée avant de descendre aux Enfers avec Pirithoos qui voulait épouser Perséphone ! Les mêmes héros se trouvant dans plusieurs légendes ou participant à différentes actions collectives orientées par une recherche d’immortalité, il est difficile d’ordonner l’ensemble, mais le plus important reste le but unique et symbolique de toutes ces conquêtes, de tous les combats qui sont sensés ouvrir les portes du Ciel. La légende concernant les Dioscures et leur divinisation n’est pas ce qu’il y a de plus important ici. Retenons que Zeus ayant sauvé Pollux de la mort et ce dernier n’ayant pas voulu devenir immortel sans son frère, Zeus avait alors décidé qu’ils seraient immortels un jour sur deux, le second jour se passant en Enfer. Il y avait aussi les deux cousins des Dioscures : Idas et Lyncée, fils d’Apharée. Eux aussi avaient participé à la chasse de Calydon et c’est certainement après l’expédition commandée par Jason qu’ils entrèrent en conflit avec leurs cousins, la fin de ce conflit s’achevant par la divinisation particulière des Dioscures. Idas et Lyncée aimaient leurs cousines, mais les 55

Dioscures les avaient enlevées d’où leur querelle et leurs combats mortels. Grimal cite enfin, avant de considérer les autres navigateurs comme de simples mortels, le fils d’Hermès : Aethalidès qui était un archer remarquable. Je retiendrai ici les compagnons les plus intéressants sur le plan symbolique parmi ceux que Pierre Grimal qualifie de figurants. Admète, fils de Phérès et de Périclymèné. Plus tard, devenu roi, il devait avoir Apollon comme bouvier, selon la volonté de Zeus. On dit que s’étant épris d’Alceste, la fille de Pélias, ce dernier avait admis de donner sa fille à celui qui conduirait un char attelé d’un lion et d’un sanglier. Apollon l’avait aidé à obtenir un tel char. Lors de son mariage, Admète ayant négligé de sacrifier à Artémis, elle aurait envoyé des serpents dans la chambre nuptiale et Apollon serait intervenu encore une fois en sa faveur. En même temps, Apollon aurait demandé à ce qu’il ne meure pas le jour fixé par le destin si quelqu’un acceptait de mourir à sa place. Seule sa femme aurait accepté de prendre sa place et c’est Héraclès qui serait descendu aux Enfers pour la ramener à la vie. Perséphone admirant le geste d’Alceste aurait accepté spontanément. Acaste, fils de Pélias, s’était embarqué contre l’avis de son père. Périclyménos, fils de Nélée, petit-fils de Poséidon, avait reçu de son grand-père le don de se métamorphoser. Pendant l’expédition, il se serait transformé en abeille pour attaquer Héraclès, mais le héros avait été averti par Athéna et il l’aurait tué. Polyphème, fils d’Élatos et d’Hippé, serait fils de Poséidon, frère de Caenée. En tant que Lapithe il aurait participé au combat contre les Centaures. Lors du voyage aller de l’expédition, il serait resté en Mysie où il aurait fondé la ville de Cios. Caenée, à sa naissance, était une femme. Ayant été aimée par Poséidon, elle avait demandé au dieu d’être transformée en homme invulnérable. C’est sous cette nouvelle forme qu’il lutta lui aussi contre les Centaures. Comme les Centaures ne 56

pouvaient le tuer, ils finirent par l’enterrer vivant ! La légende dit aussi que Caenée, rempli d’orgueil, voulait que l’on rende un culte à sa lance et Zeus avait dû intervenir en envoyant les Centaures contre lui. Eurytos et Échion sont des fils d’Hermès et d’Antianira, la fille de Ménétos. Il ne faut pas confondre, ici, Échion avec l’un des survivants des hommes qui naquirent des dents du dragon tué par Cadmos. Augias, fils d’Hélios et frère d’Aeétès aurait fait le voyage dans le seul but de connaître son frère. Il est permis de penser que l’expédition vers la Colchide est antérieure à l’intervention d’Héraclès pour nettoyer ses écuries en détournant les eaux du fleuve Alphée. Céphée, fils d’Aléos et de Néère aurait pour frères Amphidamas, Lycurgue et Augé. Il aurait participé à la chasse contre le sanglier de Calydon. En guerre contre Lacédémone, aux côtés d’Héraclès et de son frère Iphiclès, il aurait trouvé la mort dans la bataille. Palaemon fils d’Héphaïstos aurait hérité de son père son habileté manuelle. Euphémos, fils de Poséidon et d’Europe, tenait de son père le don de marcher sur les eaux. C’est lui qui lança la colombe avant de franchir les Symplégades. La légende dit aussi qu’au lac Tritonis, il aurait reçu du dieu Triton une motte de terre magique présage de la venue en Cyrénaïque de ses descendants. Pélée et Télamon sont les fils d’Éaque et d’Endéis. On connaît surtout Pélée parce qu’il est le père d’Achille. On sait moins qu’il avait un demi-frère Phocos que son père avait eu avec la Néréide Psamathé. Pélée et Télamon étaient jaloux de Phocos et avaient décidé de le tuer. Désigné par le sort, Télamon lui aurait envoyé un disque à la tête. Éaque ayant découvert le crime, Pélée et Télamon avaient été bannis. Ils avaient donc quitté Égine, Télamon pour Salamine, Pélée pour Phthie en Thessalie où Eurytion l’aurait purifié de son crime. Eurytion lui aurait donné sa fille en mariage ainsi qu’une partie de son territoire. Avec Eurytion, Pélée aurait participé à la chasse de Calydon et c’est là qu’il aurait tué accidentellement son beau-père. De nouveau exilé, il se réfugia à Iolcos à la cour d’Acaste qui le purifia. Pierre Grimal, traitant de la personnalité 57

de Pélée, parle à peine du voyage en Colchide, pas davantage de la première guerre contre Troie avec Héraclès ou de la guerre contre les Amazones. On peut penser qu’il avait eu lieu avant la chasse de Calydon. Par contre, il nous précise le sens de la guerre contre Acaste. Astydamie, la femme d’Acaste, était tombée amoureuse de Pélée, mais il avait refusé ses avances. Après avoir fait croire à la femme de Pélée qu’il était sur le point d’épouser la fille d’Acaste ce qui l’avait conduit à se pendre, elle avait dénoncé Pélée à Acaste et prétendu qu’il avait voulu lui faire violence. Acaste ne pouvant lui-même tuer celui qu’il avait purifié, avait choisi d’emmener Pélée à la chasse sur le mont Pélion. Le soir venu, Pélée fatigué s’était endormi et Acaste en avait profité pour l’abandonner après avoir caché son épée sous du fumier. En se réveillant, il vit qu’il était entouré par les Centaures. Il aurait succombé si Chiron ne lui avait pas rendu son épée. On comprend mieux que Pélée ait voulu se venger en prenant la ville d’Iolcos avec l’aide de Jason et des Dioscures. Il aurait dépecé le corps d’Astydamie puis l’aurait répandu dans la cité lorsqu’il y avait fait son entrée. Iphitos, fils de Naubolos, roi de Phocide, aurait accueilli Jason lorsqu’il serait allé consulter l’oracle de Delphes. Il se serait joint aux Argonautes plus tard et ses fils auraient conduit un contingent devant Troie. Poeas, père de Philoctète est le fils de Thaumacos et de Méthoné. Il joue un rôle peu important dans l’expédition. Une tradition, tout de même, lui attribue la victoire sur le robot crétois qui s’appelait Talos. L’honneur en revient le plus souvent à Médée qui avait su le rendre vulnérable. Ce serait lui qui aurait allumé le bûcher sur lequel Héraclès voulait en finir avec ses souffrances. En récompense, Héraclès lui avait donné ses flèches et son arc et Philoctète les tenait de son père. Il faudrait relire Homère pour comprendre comment cet arc était nécessaire à la prise de Troie. Iphiclos, fils de Thestios, est moins connu que son père. Thestios, en effet, eut de nombreux enfants au nombre desquels il faut citer : Althée, la mère de Méléagre, Léda, la mère des Dioscures d’Hélène et de Clytemnestre, et les oncles de Méléagre qui furent tués lors de la chasse de Calydon. Il existe 58

un autre Iphiclos dont la légende est assez particulière et qui aurait également fait le voyage en Colchide. Il descendrait par son grand-père de Deucalion. Étant jeune, il était frappé d’impuissance. Son père ayant interrogé le devin Mélampous, il lui apprit qu’à sa naissance son père qui était en train de châtrer des béliers avait laissé un couteau plein de sang près de l’enfant. Ce dernier avait dérobé le couteau et l’avait planté dans un chêne sacré. Depuis ce temps, l’écorce avait recouvert le couteau. Si l’on retrouvait le couteau et si l’on faisait boire pendant dix jours de l’eau contenant la rouille qui le recouvrait, Iphiclos aurait un fils, ce qui arriva et il donna naissance à Podarcès que l’on retrouvera devant Troie à la tête du contingent Thessalien après la mort de son frère Protésilas. Méléagre est le fils d’Oenée et d’Althée. Il est surtout connu à cause de la chasse du sanglier de Calydon et de la guerre qui s’en suivit, de son attitude rapportée dans l’Iliade parce qu’elle est semblable à celle d’Achille. Si l’on retrouve presque tous les héros qui accompagneront Jason en Colchide au cours de cette chasse, ce qu’il y a de plus symbolique est probablement la mort de Méléagre. Quelques jours après sa naissance, les Moires avaient rendu visite à sa mère et lui avaient fait savoir que la vie de son fils était liée à celle du tison qui brûlait dans la cheminée. Méléagre mourrait lorsque le tison serait entièrement consumé. Althée se pressa d’éteindre le tison et de le placer dans un coffre bien dissimulé. Ayant appris que Méléagre avait tué ses oncles à la fin de la chasse parce qu’il voulait donner à Atalante les dépouilles de l’animal et qu’ils s’y opposaient, indignée, sa mère aurait alors jeté dans le feu le tison qu’elle gardait précieusement et Méléagre avait expiré comme l’avaient prévu les Moires. Lorsqu’elle s’aperçut qu’elle avait agi sous l’emprise de la colère et qu’elle avait tué son fils, elle devait se pendre. D’autres légendes disent que Méléagre ne pouvait mourir et qu’il avait été tué par une flèche d’Apollon. Boutès, fils de Téléon ou de Poséidon, et de la fille du fleuve Éridan, fut le seul membre de l’équipage à se jeter à l’eau dans la mer des Sirènes. Aphrodite l’aurait sauvé et lui aurait donné un fils Eryx qui donna son nom à un sanctuaire qui lui était consacré : Erycine. 59

Ce qui ressort de cette liste, ou des différentes listes connues, c’est que les auteurs semblent avoir regroupé tous les héros connus par des mythes bien enracinés dans les siècles passés. À partir du moment où la quête de chaque héros était, finalement, celle de chacun et de tous, il devenait possible de les associer dans une entreprise commune. Nous allons voir que les actions ne sont pas réellement partagées, mais il faut s’élever au niveau du symbole et dépasser les événements qui donnent à l’expédition une allure de voyage difficile, mais réaliste. Le voyage ne m’intéresse pas en tant que tel. Je dirai même qu’il n’a aucune valeur sur le plan de la navigation ou sur le plan des différentes rencontres ou des différentes guerres. Le mythe, au premier degré, nous fait voyager certainement, mais c’est parce que nous suivons ses différentes étapes comme une succession logique de découvertes et de difficultés pour arriver dans un monde inconnu qui n’existe que parce que nous pouvons l’éclairer aujourd’hui par un certain nombre de détails objectifs. Nous avons du mal à nous transporter dans un passé assez lointain pour comprendre que le navire et la navigation n’étaient pas des éléments réalistes comme nous aimerions qu’ils le soient. La légende le dit clairement : Athéna a enseigné la navigation au pilote avant que le navire soit mis à l’eau, juste avant ! Je dirai qu’il n’est même pas nécessaire de faire naviguer l’Argo. L’expédition n’est pas une découverte de territoires, elle est une découverte de soi. En suivant les Argonautes, nous suivons des héros, pas des marins. Le voyage de Jason n’a rien à voir avec celui d’Ulysse, même si nous pouvons le tracer sur une carte. Ce qui importe ici, c’est davantage la façon dont Jason récupère la Toison d’Or et remplit sa mission. C’est bien de la sienne qu’il s’agit et non ce celle de tous les héros embarqués sur l’Argo. On ne peut même pas dire que les héros s’entraident durant le voyage, si ce n’est qu’ils rament vers un but, un idéal, une découverte d’euxmêmes et peut-être l’immortalité. La comparaison avec la chasse au sanglier de Calydon montrerait que cette chasse n’est pas une affaire de groupe, mais une affaire d’individus côte à

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côte seulement associés par rapport à un animal mythique envoyé par les dieux pour les éprouver. Avant d’étudier de plus près ce voyage fantastique, il n’est pas inutile de donner la parole à Hésiode qui, à la fin de la Théogonie, parle, toujours en mots couverts, de Jason, de Pélias de Médée et d’Aïétès : « La fille d’Aïétès, roi nourrisson de Zeus, C’est le fils d’Éson – selon les vouloirs des dieux éternels – Qui l’emmenait d’auprès d’Aïétès, au terme des épreuves qui le firent gémir, Ces épreuves que lui imposait à foison un grand roi plus que vaillant, L’insolent Pélias, plein de folle présomption, aux œuvres brutales. À leur terme, il revint à Iolcos après bien des peines, Emmenant sur son vaisseau rapide la jeune fille aux yeux vifs, Le fils d’Éson ! Il fit d’elle son épouse florissante. Et elle, domptée par Jason berger de son peuple, Eut pour fils Mèdéios, celui que, dans les montagnes, élevait Chiron Né de Phillyra – et ainsi l’esprit du grand Zeus en venait à ses fins.14 » On peut noter, comme le fait J. P. Vernant, que le poète montre tout au long de son récit sa dévotion en faveur de Zeus. Zeus a tout pensé et tout décidé, ce qui ne facilite pas notre analyse, éventuellement la distance que nous pourrions prendre à l’égard du tyran du Ciel. Peu importe l’orthographe des noms, pour Hésiode Pélias est un mauvais roi qui manque de vaillance et impose à Jason l’ensemble des épreuves. Médée est une fille aux yeux vifs et

14 HOMÈRE Théogonie. La naissance des dieux. Traduction par Annie Bonnafé. Précédé d’un essai de Jean Pierre Vernant. Paris, Rivages Poche, 1993, p.153.

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Médéios semble être le seul enfant qu’elle aurait eu avec Jason. Toujours est-il que Zeus en venait à ses fins ! Zeus avait-il réellement tout prévu ? C’est un peu ce que je serai amené à vérifier. Pindare à son tour chantera Jason. Si, dans la troisième Néméenne, il rappelle que Jason vécut chez Chiron, à la profonde pensée, c’est dans la quatrième Pythique qu’il nous parle plus longuement du héros. Notons quelques précisions qui montrent que le mythe était bien connu de Pindare, du moins l’épreuve imposée par Pélias. D’abord le personnage : « … Or à la longue Arriva tenant lances jumelles un homme Stupéfiant : double vêture le ceignait, La nationale des Magnètes Ajustée à ses membres superbes ; D’une peau de panthère il s’abritait aussi contre les pluies frissonnantes ; De ses cheveux les boucles n’avaient pas, saccagées, disparu, les brillantes, Mais gerbaient tout son dos d’étincelles. Allant vite et droit Il s’arrêta, mettant son projet intrépide à l’épreuve, Sur la place encombrée par la foule.15 » Ensuite, la rencontre avec Pélias : « Les uns et les autres tour à tour Jasaient ainsi. Mais haut sur ses mules Et sur son chariot poli à bride abattue Pélias Se hâtait d’accourir : et il fut aussitôt atterré En lorgnant bien en vue la chaussure, L’unique, au pied droit… » (p.191) L’objet du retour à Iolcos après vingt ans passés chez Chiron.

15 PINDARE Œuvres complètes. Traduction de J. P. Savignac. Paris, Éditions de la Différence, 1990, p.189.

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Après l’avoir énoncé auprès des siens et surtout de son père, il le formulera plus martialement devant Pélias, lui abandonnant les troupeaux, mais réclamant la couronne : «… je reviens Dans ma maison pour recouvrer l’antique, Celui de mon père, royal Et usurpé que jadis Zeus octroya au Meneur de peuple Éole et Ses enfants, l’honneur. » (p.191) « Mais pour le sceptre monarchique Et le trône où jadis le Kréthéide Siégeait et rendait la justice à sa chevalerie, Cela, sans tourment mutuel, Délivre-le ! » (p.195) Pour Pindare, il n’y aurait pas la moindre hésitation. Ce serait Pélias qui aurait demandé la Toison : «…………………………….. Je serai Tel, mais déjà la partie vieillissante de l’âge Me cerne ; toi, la fleur de ta jouvence Se dilate encore. Tu peux arracher la rancœur des Infernaux. Car me semond de ramener son âme Phrixos, en allant au château d’Aïétâs, Et de prendre la peau du bélier, touffue, Par lequel jadis il fut sauvé des flots Et des flèches athées de sa marâtre. » (p.197) On retiendra cette précision qui donne l’esprit de la mission, du moins pour Pindare : « Héra allumait dans les demi-dieux L’irrésistible doux désir De la nef Argo, pour que personne abandonné Ne demeurât près de sa mère à faire cuire Âge sans risque mais, fût-ce au prix de la mort, S’arrogeât le superbe élixir de sa vaillance Avec ses autres camarades. » (p.199) Pindare note quelques étapes du voyage, rend compte de l’aide de Médée donnant à Jason un onguent pour éviter les 63

brûlures des flammes exhalées par les taureaux en compensation d’un mariage. Il compare ensuite les dents du dragon, qui retient la Toison dans sa gueule, à un navire d’une longueur de cinquante rames. Mais Jason, qui ne semble pas ici bénéficier d’un filtre de Médée, enleva la Toison et Médée, « consentante ».

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UN ALLER PROMETTEUR

Commençons le voyage. L’Argo est mis à l’eau après un sacrifice à Apollon. Idmon aurait alors interprété les présages, et ils avaient appris que tous reviendraient vivants, sauf lui. Je crois qu’il faut dire, sans attendre, qu’il ne s’agissait pas d’un petit bateau pour faire du cabotage, longer la côte en évitant les grandes tempêtes et surtout en ne sortant pas d’un périmètre bien connu. L’expédition pouvait être en soi dangereuse et c’est pourquoi Athéna avait instruit Tiphys pour qu’il conduise l’Argo en toute sécurité. Ce navire qui était fait pour voyager loin, était semblable à ceux qui devaient partir en Troade pour ramener Hélène, disons qu’il était fait pour un grand nombre de rameurs, une cinquantaine environ à qui Orphée devait donner la cadence. Il est rarement fait état de navigation à la voile et nous pouvons imaginer que les héros, puisqu’il est dit qu’Héraclès était le plus fort des rameurs, n’étaient pas de simples voyageurs et que la navigation dépendait essentiellement d’eux. Si je souligne ce fait, c’est pour montrer comment le mythe pourra faire, bien plus tard, avancer l’Argo non plus sur mer mais sur terre ! Si tous les hommes ramaient, en dehors du pilote et du batteur de cadence, il est probable qu’Athéna était présente, même invisible, et que la proue pouvait, à tout moment, donner des informations utiles. Le fait que les marins aient sacrifié à Apollon, montre qu’ils avaient placé leur voyage sous sa protection, ou celle de Zeus, du moins des Olympiens. Il est probable que c’est au pasteur, au bon berger qu’ils avaient offert le sacrifice. Apollon est en quelque sorte le guide dont les Argonautes ont besoin sur le chemin de l’immortalité, du moins de l’initiation, ce qu’est 65

ordinairement un voyage lorsqu’il prend la dimension de celui de Jason. Apollon n’est pas qu’un beau jeune homme, il est aussi un dieu qui conduit au dépassement de soi-même, à la victoire sur soi bien plus que sur les autres. Il allie la passion et la raison et recherche l’équilibre entre toutes les forces. Il n’est pas que le dieu des arts, de la musique, il est aussi le dieu de la médecine et surtout symbolise la spiritualisation. Les Argonautes auraient peut-être sacrifié à sa sœur Artémis s’il s’était agi d’une grande chasse, mais ici l’objectif serait plutôt une lutte contre tous les obstacles que les demi-dieux renferment encore en eux, comme nous l’apprenons en suivant la rédemption d’Héraclès. Notons bien que si tous les héros rament ensemble, ils sont tous engagés à titre privé et que seul Jason part conquérir la Toison d’Or au sens le plus réel qui soit. Les autres partent conquérir une autre Toison, une Toison symbolique qui doit pouvoir les faire voyager, comme Phrixos, ou les conduire jusqu’au Ciel. Disons que les compagnons de Jason et Jason lui-même demandent à Apollon de leur accorder la sagesse et les forces indispensables pour mener à bien leur entreprise. N’oublions pas que la proue de l’Argo est faite avec une parcelle du chêne de Dodone ! Le navire quitte donc le golfe de Volo au fond duquel se trouve la ville d’Iolcos. Après être sorti du golfe, le navire se dirige vers le Levant et on est en droit de se demander si les demi-dieux ont une idée précise du voyage qu’ils entreprennent. Cela est probablement sans importance. L’essentiel est d’aller vers l’Est et de faire face à tous les dangers rencontrés. C’est à l’Est que se trouve la Toison d’Or, autrement dit la vérité qu’elle symbolise et cette vérité, selon le sens que lui donne Zeus, ou son fils Apollon, correspond à la lumière qu’apporte l’esprit en guidant l’intelligence et en maîtrisant la matière. La première escale sur la mer Égée sera Lemnos au-delà des îles Sporades. Les Argonautes ne vont pas découvrir l’île en tant que pays, mais en tant que lieu mythique et nous comprenons déjà que les lieux importent moins que les symboles qu’ils représentent. La légende dit que les Argonautes 66

vont s’unir aux femmes restées seules et leur faire des enfants : des fils. Il est dit qu’elles avaient mis à mort tous les hommes. Ils y seraient restés un an ! Auraient-ils oublié la Toison d’Or ? Pour comprendre cette première escale, il faut faire référence aux colères d’Aphrodite, la fille de Zeus. C’est elle, en effet, qui avait châtié les femmes de Lemnos qui ne l’honoraient pas en les affligeant d’une odeur insupportable de sorte que leurs maris les avaient abandonnées. Ils s’étaient tournés vers les captives thraces et les femmes abandonnées avaient tué tous les hommes pour fonder une société entièrement féminine. Lors de cette tuerie généralisée, une femme avait sauvé un homme. Hypsipyle, aurait sauvé la vie à un dénommé Thoas à la suite de quoi, elle aurait été condamnée à être vendue comme esclave. Hypsipyle serait la petite fille de Dionysos et d’Ariane. Thoas régnait alors sur l’île de Lemnos. D’autres légendes disent qu’étant la fille de l’ancien roi de l’île, elle aurait, au contraire, été choisie comme reine juste avant l’arrivée des Argonautes. Hypsipyle serait devenue la maîtresse de Jason et lui aurait donné des jumeaux : Euméos, que l’on retrouve devant Troie et qui est nommé par Homère, Nébrophonos et un dernier enfant nommé Thoas en souvenir de son grand-père. Ce serait après le départ des Argonautes qu’Hypsipyle aurait été démasquée et qu’elle se serait enfuie puis aurait été enlevée par des pirates et vendue à Lycurgue, roi de Némée. Retenons donc que cette première épreuve consiste à épouser la reine des femmes de Lemnos, comme Thésée devait épouser la reine des Amazones avant d’épouser Phèdre. Bien entendu, les unions des Argonautes et des Lesbiennes sont symboliques et nous pouvons penser que les héros mettent un terme à la vengeance d’Aphrodite. De Lemnos, l’Argo continue sa route vers l’Asie et finit par arriver en vue de l’île de Samothrace. C’est alors qu’Orphée aurait conseillé aux Argonautes de se faire initier aux mystères qui existaient sur cette île. Nous ne sommes qu’au début du voyage et déjà les héros sont confrontés avec la dimension religieuse de leur voyage. En revenant vers l’Est, il semble que la mythologie les invite à remonter le temps ou, du moins, à 67

faire connaissance avec des croyances qui ne sont pas celles que Zeus voudrait imposer et pour lesquelles il a demandé à son fils Apollon de les développer à Delphes. C’est Orphée, embarqué sur l’Argo qui le demande ! Orphée semble ne pas avoir fait le voyage en tant que rameur, mais en tant que maître de nage, son plus grand travail consistant à donner la bonne cadence. Nous verrons qu’il aura l’occasion d’intervenir autrement au cours du voyage. Notons seulement ici qu’Orphée est un personnage mythique, il aurait Oeagre pour père, un dieu-fleuve et la muse Calliope pour mère, ou bien aussi Polhymnie ou encore Clio. Il serait né en Thrace. Retenons qu’il joue de la lyre et que ses chants sont si suaves qu’il serait suivi par les bêtes fauves. Nous verrons qu’il permettra à l’Argo de passer sans encombre la mer des Sirènes grâce à son chant. La légende disait qu’il aurait été transporté aux Champs Élysées après sa mort, son voyage en Enfer pour chercher Euridice lui aurait donné des enseignements pour éviter les obstacles qui surgissent après la mort. Ce serait après sa mort qu’une théologie orphique serait née, vers le Ve siècle avant notre ère sous le nom d’orphisme. C’est en Égypte qu’il aurait approfondi ses connaissances mystiques et serait devenu le plus instruit des Grecs dans la science des mystères. Par sa présence sur l’Argo, Orphée nous fait voyager dans l’espace et dans le temps. Il nous impose un retour en arrière, des siècles avant Homère dont il passe parfois pour l’ancêtre, et un retour vers le Levant, vers un continent que les Grecs ont exploré avant d’établir des colonies marchandes vers le IXe siècle av. J.C.16. Il faut relire Pierre Lévêque pour comprendre comment les religions grecques se sont succédées, mélangées ou comment elles ont cohabité17, ce qu’elles étaient à l’époque mycénienne à la fin du Bronze ancien. Comme il le dit :

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Dans son livre La Grèce antique, C.M. Bowra présente une carte des colonies grecques qu’il ne fait remonter qu’en 750 avant J. C. Il faut considérer que le voyage des Argonautes se situe nettement en amont de cette période, bien avant Homère et Hésiode. (p.53) 17 LÉVÊQUE P. Introduction aux premières religions. Bêtes, dieux et hommes. Paris, Le Livre de Poche, 1997.

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«C’est donc un monde nouveau qui émerge et qui trouve son plein essor à l’époque suivante, le Bronze récent (15801100), dit aussi période achéenne (du nom des Achéens que les Grecs portent le plus souvent dans Homère) ou mycénienne (du nom du site le plus fameux). Le passage au Bronze récent vers 1580 ne constitue certainement pas un changement brusque… » (p.200) Étudiant le panthéon de cette époque, P. Lévêque note l’importance des déesses, de la Déesse Mère, Poséidon étant alors l’époux de la Terre. « Les structures de ce panthéon sont la suite directe de la religion crétoise, c’est-à-dire, de manière plus lointaine, de la religion néolithique. Les Grandes Mères, accompagnées de leur parèdre assurent la fécondité, la fertilité et la vie d’outre-tombe et règnent aussi bien sur la nature sauvage, sur les champs, sur les maisons et les palais, sur les sépultures. » (p.206) Pour revenir à Orphée, on dit qu’il serait devenu méfiant envers les dieux, à la suite de son échec pour ramener Eurydice à la lumière de la vie. On dit aussi qu’il se serait tourné vers un amour entre hommes et son ami, qui était aussi sur l’Argo, n’était autre que Calais, le fils de Borée. Nous verrons un peu plus loin qu’il n’était pas seul dans ce cas et qu’Héraclès était aussi accompagné de son ami intime. Jean Servier nous aide à mieux comprendre ce que pouvaient être les mystères. « Les mystères sont des cérémonies d’initiation au terme desquelles, un contact fulgurant avec le divin entraînait l’expérience personnelle d’une promesse de félicité dans l’audelà. 18» Il cite celui des Cabires à Samothrace. Dans le Dictionnaire des symboles, nous pouvons lire : « Les Cabires seraient des démons phalliques… Au nombre de trois, quatre, sept, tantôt ils descendent d’Héphaïstos, tantôt ils sont identifiés à Déméter, à Perséphone, à Hadès, à Hermès… Ils font partie du cortège de Rhéa… Parce qu’ils sont ses serviteurs, ils sont confondus avec les Corybantes et les 18

SERVIER J. Dictionnaire critique de l’ésotérisme. Paris, PUF, 1998, p.888.

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Courètes ; parce que, tardivement, ils sont censés protéger les navigateurs, on les rapproche des Dioscures… Sans doute correspondent-ils à l’aspect le plus secret, le plus caché de la divinité, au mystère incommunicable de l’énergie divine. 19» Jean Servier laisse entendre qu’il existerait deux types de mystères : des mystères « officiels » et des mystères « sectaires ». Les mystères pourraient se dérouler dans la cité sans devenir une religion d’État et seraient publics. D’autres pourraient se dérouler en privé et auraient un caractère plus mystique, comme les mystères orphiques. Il s’agirait alors d’initiation privée, d’une démarche individuelle en rupture avec la vie politique, celle de la cité. Il faut admettre, compte tenu de la nature du voyage, de son objectif, de la nature du navire luimême, que les mystères auxquels Orphée conviait les héros étaient de la seconde catégorie. Comme le note Jean Servier : «Privés d’ancrage dans le sol banal du quotidien, les rituels sont insignifiants, au sens propre du mot, puisque sans aucune application significative dans le domaine mondain… Ne proposant aucun dogme, mais requérant la participation à une action sacrale ultra-mondaine, les cultes à mystères n’avaient ainsi aucune chance d’être dévoilés. » (p.889) Orphée les connaissait pour les avoir vécus, il ne pouvait qu’encourager les compagnons de Jason à les connaître à leur tour. Ils furent donc initiés et commencèrent à vivre intensément le sens du voyage. L’Argo, après son escale à Samothrace, devait s’engager dans l’Hellespont. Cette ancienne vallée fluviale qui permettait de passer de la mer Égée à la mer Noire, après avoir traversé la mer de Marmara, formait une sorte de bras de mer long de 70 kilomètres et devait devenir une voie de colonisation et de commerce pour les Grecs vers le VIIe siècle avant notre ère. C’est probablement dans la mer de Marmara qu’ils rencontrent l’île de Cyzique, le pays des Doliones dont le roi 19 CHEVALIER J., GHERBRANT A. Dictionnaire des symboles. Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres. Paris, Robert Lafont, 1982, p.153.

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s’appelait Cyzicos. En essayant de mieux connaître ce monarque, nous pouvons comprendre comment les Argonautes sont reçus loin de chez eux. Cyzicos serait issu de la Grèce septentrionale et serait donc un des leurs. Son père serait Aenée, lui-même fils de Stilbé qui serait la fille du dieu-fleuve Pénée qui se trouve en Théssalie. Stilbé se serait unie à Apollon dont elle aurait eu deux fils Centauros et Lapithès. La légende lui attribue également Cyzicos. Aenée était le roi des Doliones en Mysie certainement avant que Cyzicos n’accède au trône. Sa mère serait Aenêté, fille du roi de Thrace Eusoros. La légende dit aussi que les Doliones avaient Poséidon pour origine ! Jason et ses compagnons seraient arrivés au moment où Cyzicos venait de se marier avec Clité, la fille du devin Mérops qui était de Percote en Mysie. Mérops aurait-il averti Cyzicos de la qualité des navigateurs ce qui permettrait de comprendre son accueil bienveillant ? Il savait pourtant que ses fils ne reviendraient pas de la guerre à laquelle ils tenaient à participer devant Troie. Ils devaient être tués par Diomède, le meilleur ami d’Ulysse. Le mariage venait d’avoir lieu et les Argonautes avaient d’abord participé à la fête, mais, sans que l’on sache vraiment pourquoi, ils avaient repris la mer en mettant le navire à la voile. Notons que c’est la première fois que le mythe évoque une navigation à la voile. Ce détail était-il indispensable ? En tout cas, une tempête s’étant levée, l’Argo allait être repoussé sur la côte qu’ils venaient de quitter, mais en pleine nuit. Se croyant attaqués par des pirates, ce qui arrivait fréquemment et ne reconnaissant pas les Argonautes, les Doliones livrèrent bataille et Cyzicos vint prendre part au combat. Dans la bataille, Jason devait le tuer puis, lorsque le jour se leva, le malheur fut constaté, chacun reconnaissant ses erreurs. Tous se lamentèrent et pendant trois jours poussèrent des clameurs rituelles. Ils firent aussi des jeux en l’honneur de Cyzicos, des jeux funèbres comme le demandait la tradition. Clité se pendit de désespoir et les Nymphes la pleurèrent si intensément qu’une fontaine se forma. Une autre tempête leur interdisant de partir vers leur destination, les Argonautes dressèrent sur le mont Dindyme une statue de Cybèle, la Grande Mère. 71

C’est peut-être le détail le plus important de cette étape. Cybèle est la déesse de la terre, elle symbolise l’énergie de la terre. Elle maîtrise, et dirige la puissance vitale. Elle est la Grande Mère asiatique qui symbolise la fécondité et nous la retrouvons en Grèce sous le nom de Gaia, ou de Rhéa, mais en perdant la dimension extatique et déréglée de son culte. On a surtout retenu d’elle son culte orgiastique. Faut-il oublier que rendu fou, par la volonté d’Héra, Dionysos avait erré de pays en pays, jusqu’à ce qu’il soit accueilli en Phrygie par Cybèle ? La Grande Mère l’avait alors délivré de la folie et lui avait enseigné son culte avant qu’il ne rencontre l’hostilité de Lycurgue. Partis en sacrifiant à Apollon, donc à Zeus, les Argonautes en sont maintenant à sacrifier à Cybèle que Zeus s’efforce de faire oublier ! Ne faudrait-il pas considérer, dès cette étape du voyage que les Argonautes se trouvent pris entre deux orientations divines, entre un besoin de se conformer soit aux valeurs de la matière, soit à celles de l’esprit ? Leur voyage semble ici se situer en amont du règne de Zeus, longtemps avant la fin des guerres de pouvoir que mènent les Olympiens contre leurs ancêtres. En partant vers l’Est, ne vont-ils pas vers une origine qui appartiendrait à Gaia et aux Déesses Mères ? L’étape suivante pourrait bien être une confirmation de la transformation religieuse qui s’opère au sein des Argonautes. En poursuivant sa route, l’Argo qui se dirige toujours vers l’Est s’approche de Mysie. Il est difficile de savoir où exactement. La Mysie est une région de l’Asie Mineure qui se situe entre la Lydie au sud, la mer Égée à l’Ouest, la Phrygie à l’est et la mer de Marmara au nord. Autant dire que l’Argo n’est pas encore entré dans la mer Noire. Cette fois les Argonautes furent accueillis avec des présents. Alors que les marins préparaient le repas, Héraclès, ayant brisé son aviron, descendit du navire pour en fabriquer un autre dans la forêt. Pendant ce temps, Hylas, qu’il aimait bien dit la légende, avait été chargé de ramener de l’eau douce pour le repas. Au bord d’une source, il aurait alors aperçu des Nymphes qui dansaient et qui lui auraient probablement ravi l’esprit. 72

Éprises de sa beauté, les Nymphes l’auraient attiré jusqu’à la fontaine où il se serait noyé. En disparaissant dans la fontaine, Hylas avait poussé un cri que Polyphème, un autre Argonaute, avait entendu. Polyphème s’étant précipité pour porter secours à Hylas, il aurait rencontré Héraclès et ils se seraient mis tous les deux à le chercher. Ils auraient cherché toute la nuit et lorsqu’ils étaient revenus vers le navire, l’Argo était parti. Pierre Grimal, dans son Dictionnaire de la mythologie nous donne cette conclusion de l’étape : « C’est donc sans Héraclès et sans Polyphème que les Argonautes durent continuer leur voyage, car il n’était pas dans l’ordre des Destins que les deux héros participent à la conquête de la Toison » (p.47) Je crois que cette conclusion ne permet pas de saisir la rupture qui pourtant saute aux yeux. Héraclès est le fils de Zeus, il ne peut donc poursuivre une action qui pourrait être contraire à la politique mystique de son père, à celle d’Apollon et de l’ensemble des Olympiens. L’érection de la statue de Cybèle marquerait cette rupture. Toutefois, si rupture il y a, elle ne vaut que pour Héraclès puisqu’il n’est pas dit qu’Athéna abandonne l’Argo et Tiphys qui conduit le navire. Ce qui, par contre, semble plus acceptable, et rejoindrait les Destins, c’est qu’Héraclès, l’homme certainement le plus fort de tout l’équipage faisait ombrage à Jason et il ne semble pas écrit dans le Destin d’Héraclès qu’il doive ramener la Toison pour son propre compte. Cette conquête ne fait pas partie de ses travaux légendaires. La Toison ne peut appartenir qu’à un seul Héros, du moins concrètement, il fallait bien trouver un moment particulier pour éloigner Héraclès qui, tout compte fait, n’a rendu aucun service aux Argonautes, si ce n’est de ramer plus fort qu’eux ! Sa conquête de l’immortalité doit se faire d’une autre façon. Diodore de Sicile envisage une autre solution, mais elle me semble peu crédible, et mélange la première expédition d’Héraclès contre Troie avec la recherche de la Toison d’Or. En fait, il écrit essentiellement pour conter l’histoire du fils de Zeus et ne fait qu’utiliser l’expédition de Jason pour mélanger les deux actions.

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Avant de s’engager dans le Bosphore, les Argonautes font escale au pays des Bébryces où régnait le géant Amycos. Amycos était un fils de Poséidon. Il avait l’habitude d’attaquer les étrangers qui abordaient sur son territoire. Il les obligeait à boxer avec lui et les mettait à mort avec ses poings. C’est Pollux, qui était aussi un pugiliste qui sauva la situation en affrontant ce géant qui ne put venir à bout de l’agilité de son adversaire. Vainqueur, Pollux ne chercha pas à tuer le Géant, mais il le persuada de ne plus intervenir désormais comme il le faisait avec les étrangers. Il obtint de lui un serment solennel, un serment digne des dieux. Certaines légendes disent qu’après le combat et la défaite de leur roi, les Bébryces auraient voulu se battre contre les Argonautes, mais qu’ils auraient été battus et se seraient même enfuis. Notons seulement ici que c’est encore un fils de Zeus qui place sous le joug d’un serment un enfant de Poséidon. Les nouveaux dieux se montrent, par descendants interposés, supérieurs à Poséidon qui peut être associé aux anciens dieux. Il est permis de voir que les héros qui composent l’équipage de l’Argo sont tous des mortels ou des demi-dieux favorables aux nouvelles idéologies divines, aux Olympiens, dont ils sont issus par bonne entente ou simplement par conviction et par initiation. Jason et ses compagnons en voyageant vers le Levant, seraient-ils des colonisateurs sur le plan religieux bien plus que sur le plan politique ou économique ? L’enchaînement des obstacles surmontés le laisserait penser. Notons qu’il n’y a pas ici opposition véritable entre les anciens et les nouveaux dieux. L’étape suivante continue à nous entraîner vers cette explication mystique. Sur le point de s’engager dans le Bosphore, pris par la tempête, l’Argo dut faire escale sur la côte Thrace, au pays de Phinée. Nous sommes encore dans la mer de Marmara. Le plus important ici est la légende qui accompagne le personnage de Phinée. Phinée était un devin aveugle, lui aussi fils de Poséidon, mais que les dieux avaient condamnés à subir une malédiction particulière. Les légendes sont nombreuses, mais il semble que ce roi de Thrace avait choisi de vivre vieux en faisant le 74

sacrifice de ses yeux. Il était devenu aveugle et probablement devin en même temps. Inutile de rappeler les aventures de Tirésias, lui aussi aveugle et devin, condamné à perdre la vue par Héra et doué de claire vision par Zeus. Retenons ici que l’aveuglement est hautement symbolique. Certaines légendes laissent entendre que Phinée était un parent de Calais et Zétès, qu’il avait épousé en première noce leur sœur et qu’à sa mort il s’était remarié avec la fille du roi Dardanos. Celle-ci ayant prétexté que les enfants de sa première femme avaient voulu lui faire violence, Phinée les aurait aveuglés et jetés en prison. Zeux voulant le punir, lui aurait alors proposé de choisir entre la mort et la cécité. Phinée serait alors devenu aveugle ce qui n’aurait pas satisfait Hélios. Le Soleil indigné aurait condamné Phinée en lui faisant subir l’intervention permanente des Harpyes. Ces démons ailés lui interdisaient de prendre toute nourriture où lorsqu’elles ne pouvaient pas lui subtiliser ses aliments, elles les souillaient de leurs excréments. Phinée aurait été puni pour avoir révélé aux mortels certaines vérités divines. On peut penser que ces vérités appartenaient aux Olympiens, bien plus qu’à la Grande Mère ou à Poséidon. Ne faut-il pas rapprocher toutes les légendes qui parlent d’aveuglement et de cécité ? N’est-il pas en effet instructif de mettre côte à côte le destin de Phinée et celui d’Œdipe ? Certes, c’est Œdipe qui se crève les yeux alors que c’est Zeus qui passe pour avoir aveuglé Phinée. Cependant, la cécité n’est-elle pas symboliquement et étroitement liée à la connaissance d’une vérité qui n’appartient pas aux mortels ? Pour connaître la vérité des dieux ne faut-il pas être aveugle à certaines réalités qui sont celles de la vie mondaine ? Phinée passerait aussi pour un prêtre d’Apollon de qui il détiendrait ses dons prophétiques. Parce qu’il serait allé trop loin dans ses révélations, Zeus lui aurait lui-même envoyé les Harpyes., ces déesses de la première génération divine puisqu’elles seraient les filles du Titan Thaumas. Les Argonautes voulaient demander à Phinée de les aider à trouver leur chemin, mais Phinée leur demanda en échange de commencer par le délivrer des Harpyes qui rendaient sa vie impossible.

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Ce furent alors les fils d’Éole qui intervinrent, comme leur destin les y préparait, destin qui correspondait à celui des Harpyes en sens inverse, ce qui tendrait à montrer que les destins n’étaient pas que des tissages individuels réalisés par les Moires. Le destin de Calais et Zétès était qu’ils mourraient s’ils ne réussissaient pas à attraper un fugitif ! Lorsque les « ravisseuses » vinrent persécuter Phinée, Calais et Zétès qui portaient eux aussi des ailes se mirent à les chasser et à les poursuivre jusqu’à ce qu’elles promettent de ne plus importuner le roi aveugle, la promesse se faisant comme à l’accoutumée en jurant par les eaux de Styx. Rassuré sur la fin de son supplice, Phinée donna aux Argonautes les précisions qui leur manquaient pour poursuivre leur voyage jusqu’en Colchide. Il leur donna aussi un sage conseil pour franchir les Roches Bleues sans dommage, roches encore appelées les Cyanées ou les Symplégades. Les Roches Bleues étaient des écueils mobiles qui se heurtaient l’un contre l’autre et pouvaient écraser le navire au moment de son passage. Il fallait donc agir avec prudence et Phinée leur avait conseillé de lancer une colombe et de la faire passer devant eux. Si elle passait ils pourraient aussi franchir cette difficulté. La colombe devait y laisser seulement quelques plumes et l’Argo devait être légèrement endommagé au niveau de sa poupe. Le Dictionnaire des symboles nous livre une analyse qui nous éclaire partiellement. « L’image de ces rochers mobiles, fréquente dans les rêves trahit la peur d’un échec, d’une agression ou d’une difficulté et exprime une angoisse. Mais cette angoisse peut être surmontée par une juste intelligence du problème, par la découverte de sa solution et par l’acceptation anticipée du risque d’y laisser des plumes. La conscience réfléchie peut ici vaincre la terreur inconsciente. Les Symplégades symbolisent les difficultés qu’un intelligent courage peut maîtriser. Symbole paradoxal qui montre à la fois la difficulté et la solution, le franchissement par l’intérieur d’un obstacle et qui illustre la dialectique

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symbolique si souvent évoquée par Mircea Eliade de la coïncidence des opposés. » (p.914) Lorsque Pierre Grimal nous dit : « Les Argonautes ayant ainsi pénétré dans le Pont-Euxin – la mer Noire – parvinrent aux pays des Mariandynes, dont le roi Lycos les accueillit favorablement. » (p.48), nous comprenons qu’ils ont franchi un passage qui pouvait être redouté par les marins à l’époque où le mythe avait pu naître. Ce passage pouvait engendrer des angoisses et provoquer une certaine peur chez les marins, du moins une certaine prudence chaque fois qu’ils tentaient de s’engager dans la mer Noire. Dans l’Atlas du monde grec, Peter Levi, nous donne une carte permettant de positionner les colonies grecques entre le IXe et le VIe siècle avant notre ère. En légende, il ajoute : « Les colonies de la mer Noire, presque toutes milésiennes, servaient, Olbie mis à part, d’entrepôts commerciaux. C’est par elles que transitait le blé d’Ukraine dont les Grecs avaient si grand besoin. » (p.67) Historiquement, Milet, ancienne ville d’Asie Mineure, sur l’embouchure du Méandre, fut colonisée au IXe siècle par les Ioniens d’Attique avant de devenir, un siècle après, la plus importante des douze cités ioniennes. Elle fut aussi le centre de l’école philosophique ionienne avec Thalès, Anaximandre, Anaximène ou Archélaos. On peut comprendre que cet essor du commerce grec n’arriva pas brutalement et que, préalablement, les premiers explorateurs aient pu éprouver quelques inquiétudes avant de franchir des rochers qui semblaient vouloir les envoyer par le fond. C’est peut-être le moment du récit où la navigation l’emporte le plus sur la mission, où la difficulté de conduire un navire, important par sa taille, sur une mer inconnue laisse la place à l’analyse, la réflexion, le calcul du risque, plus que la recherche de l’immortalité. Toujours est-il que rechercher cette qualité particulière, ce privilège divin, demande de prendre des risques et que nous pouvons associer les deux registres. Vouloir atteindre le Ciel demande non seulement de croire qu’il existe un monde divin accessible, mais demande aussi de prévoir les dangers qui peuvent surgir à tout moment et broyer tout mortel qui ne prend pas ses précautions pour mener à terme son voyage. 77

Est-ce pour cela que certains des héros vont mourir ? Le devin Idmon meurt des blessures d’un sanglier, Tiphys meurt également et doit être remplacé par Ancée. Alors qu’Abas était son père mortel, Idmon avait Apollon pour père divin et Cyrène était sa mère. Le seul fait qu’il meure d’une morsure de sanglier montre qu’il n’avait pas besoin d’aller plus loin, qu’il avait atteint la fin de son propre voyage vers l’immortalité. Tiphys, ne connaîtra pas cette mort symbolique puisqu’il meurt de maladie, sans qu’il soit précisé laquelle. Reconnaissons que les Argonautes, participant à une chasse au sanglier chez le roi Lycos, se livrent à une chasse qui ressemble à celle de Calydon ou à bien d’autres encore. Symboliquement, le sanglier représente l’autorité spirituelle. Le solitaire, surtout, s’apparente au sage qui se retire dans la forêt, de quelque culture qu’il soit. Il se nourrit des fruits du chêne qui est l’arbre sacré par excellence. On le disait hyperboréal et pour cela primordial. Si dans la chrétienté, il symbolise le démon, ce n’est pas le cas en Grèce. Il ne saurait être assimilé à l’image de la débauche, par contre il symbolise le courage et la témérité. Il est souvent l’image du spirituel traqué par le temporel. C’est bien ainsi qu’il faut le découvrir dans la légende de la chasse de Calydon, c’est aussi comme tel qu’il faut l’associer à la mort du devin Idmon. Il ne pouvait en aller autrement puisqu’il était le fils spirituel d’Apollon ! Lycos, quant à lui, était le petit-fils de Tantale. Tantale on se souvient était fils de Zeus ce qui ne l’avait pas empêché de connaître un supplice plutôt raffiné aux Enfers. Lycos avait un fils : Dascylos. Après les funérailles offertes aux deux Argonautes qui venaient de mourir, il aurait donné son fils aux marins pour les guider jusqu’en Colchide, peut-être en reconnaissance pour l’avoir délivré d’un voisin qu’il ne supportait pas, autrement dit Amycos. Après avoir dépassé l’embouchure du fleuve Thermodon, ils devaient longer le Caucase avant de parvenir en Colchide, à l’embouchure du Phase. Ayant traversé la mer Noire, on peut comprendre que les premiers Grecs qui le firent aient pu être impressionnés par cette masse montagneuse, culminant à plus de 5000 mètres d’altitude, que représentait pour eux le Caucase. Entre la mer Noire et la mer Caspienne, les montagnes 78

dominaient et il ne devait pas être facile de trouver un port pour mouiller le navire. En regardant une carte, même aujourd’hui, on peut comprendre l’ampleur de la dernière étape et la nécessité d’avoir un guide pour trouver l’embouchure du Phase où devait s’élever plus tard un comptoir que Peter Levi appelle Phase. Il semble bien que le mythe nous conduise dans cette partie du Caucase qui se situe non loin de la partie nord de la Géorgie actuelle. Avant de longer le Caucase vers le sud, ils étaient passés devant l’embouchure du Thermodon dont on fait parfois le pays d’origine des Amazones. En suivant les Argonautes, on découvre certaines origines des légendes qui nous font revivre les découvertes des premiers marins grecs qui osèrent s’aventurer loin de chez eux à travers des mers souvent inhospitalières. On peut aisément comprendre que Prométhée ait pu être attaché au Caucase qui représentait la Terre dans toute sa sauvagerie et dans sa force, qu’Héraclès soit aussi allé jusque-là pour le délivrer, que de nombreux guerriers aient pu combattre les Amazones dont l’éloignement permettait de multiplier des souvenirs imaginaires. À chaque étape du voyage, on découvre l’enracinement des légendes dans le sol, dans la mer comme dans les montagnes, dans les fleuves aussi, dans les volcans lorsqu’ils en rencontraient. Il se pourrait que la Colchide soit le continent le plus éloigné du moment en se dirigeant vers le Levant. Il reste que le voyage, héroïque en lui-même, ne pouvait être entrepris que par des héros et nous comprenons que la geste de leurs exploits ait pu donner naissance à des mythes qui ont traversé les âges. Ce que nous pouvons ajouter, maintenant, c’est que, dans l’ensemble, il faut noter l’oubli de la mission tout au long de ce voyage aller. Les héros vivent collectivement ou séparément des épreuves qui n’ont pas vraiment de rapport direct avec la recherche de la Toison d’Or. Seule cette recherche a motivé la mise à l’eau d’un navire construit exclusivement à cet effet. La légende des Argonautes semble oublier le projet de Jason, mais cet oubli n’est que relatif. L’objectif disparaît sous la succession des épreuves rencontrées qui ne font que confirmer la difficulté de l’entreprise. 79

Il est compréhensible que Pierre Grimal puisse distinguer dans son Dictionnaire de la mythologie la légende de Jason et celle des Argonautes. Certes, ces derniers n’auraient pas existé sans Jason, mais, comme pour d’autres associations mythiques, la légende d’un projet commun met en lumière un objectif qui dépasse largement des intérêts individuels. Chaque héros est animé par sa propre motivation, mais il faut bien admettre que toutes les motivations convergent vers un enjeu commun qui peut être partagé. Les poètes, ou les éducateurs d’un autre temps ont donné du relief, de la chair, à ces projets collectifs en les illustrant par ce qui leur semblait le plus attractif pour des auditeurs habitués à mettre des visages, des actions, sur des idéaux que seuls les symboles pouvaient faire émerger. Achille, plus qu’Hélène ou Hector, ou tant d’autres héros, est le personnage qui donne son actualité à la guerre de Troie, telle qu’elle est décrite par Homère. Polynice, plus que son frère, plus qu’Œdipe et bien d’autres encore, permet de traverser les guerres qui détruiront Thèbes. Méléagre se trouve au cœur d’une analyse faite par Homère, mais révélée par la légende bien avant son siècle. La chasse au sanglier de Calydon est bien autre chose, comme la guerre de Troie. La bouderie de Méléagre et son refus de combattre ne sont pas l’essentiel ! Lorsque nous survolons les légendes sans nous laisser émouvoir par tel ou tel personnage, nous comprenons que l’enseignement caché est ailleurs. Comment ne pas s’apercevoir que le sanglier, par exemple est plus important qu’Ulysse lui-même et tous ces héros qui sont mordus plus ou moins cruellement au cours de leur vie, je devrais dire à des moments particuliers de leur vie ? Lorsque l’on s’intéresse aux Argonautes, au milieu desquels se trouve Jason, on ne peut pas dire, en suivant ce voyage aller, qu’ils sont tous à la recherche de la Toison d’Or, qu’ils sont partis pour réaliser un exploit. Ils n’en parlent pas, ils ne semblent pas préoccupés par cette Toison que la légende nous invite à considérer comme une monnaie d’échange. La Toison contre le trône d’Iolcos, telle est le véritable objet de l’expédition, du moins l’objet le plus matériel. Il est clair qu’un tel objet ne peut être celui d’Héraclès, ou de Pélée, ou de bien d’autres comme Orphée ! Il existe donc un autre but à ce voyage et ce but n’est pas clairement exprimé. Il se cache à 80

travers les symboles que nous pouvons observer tout au long de la légende. Si le trône était le seul motif concret, les héros seraient amenés à se battre, à s’exterminer jusqu’à ce qu’un seul puisse régner. Nous comprenons vite que ce n’est pas l’enjeu de la navigation, même si elle reste dominée par la demande de Pélias et la récupération du trône qu’il a usurpé. Nous sommes bien obligés de dépasser le simple récit à la fois guerrier et presque commercial du voyage si l’on tient compte des expéditions qui l’ont précédé pour des raisons économiques et qui permettent aux auteurs de légendes de donner plus de crédibilité à leurs propos. L’expédition des Argonautes n’est pas une synthèse des expéditions qui la précèdent, elle ne retrace pas l’histoire des tentatives d’expansion grecques, elle possède un sens ésotérique et il convient à chacun de nous de le trouver. Ce sens ésotérique est caché et Homère, dans l’Iliade, nous laisse entendre que l’expédition contre Troie, symbolique avant tout, est précédée d’expéditions commerciales ou guerrières. Toutes les légendes qui racontent les exploits de la quatrième race d’Hésiode sont des légendes qui mettent en scène des héros, des demi-dieux, il ne faut pas l’oublier. Or Zeus, en concevant successivement cinq races différentes, en les éliminant l’une après l’autre parce qu’il n’était pas satisfait, veut que la quatrième fasse l’effort de s’élever jusqu’à la maîtrise de l’esprit en dépassant la matière que symbolise la mort. Cette fois, ce n’est pas un cataclysme ou un jugement divin qui met fin à l’ensemble d’une race, c’est une mort individuelle qui frappe chaque demi-dieu, une mort méritée, pour ne pas dire dominée. Lorsque les demi-dieux, devant Troie, analysent leur conscience au moment où la mort s’approche d’eux, ils font comme Achille, ils choisissent entre plusieurs destins, au moins deux, une mort héroïque qui permet de se retrouver aux Champs Élysées ou une mort sans gloire, non maîtrisée. Ici, il faudrait rappeler que dans l’ancienne conception de la vie et de la mort, celle qui correspond à Gaia, ou bien Cybèle, peut-être également Dionysos, l’homme meurt et renaît naturellement, la matière qui le compose reprend forme, il ne semble pas qu’il 81

devienne une ombre privée de sang, envoyé en Enfer pour être jugée par des demi-dieux recrutés par Zeus. Achille a son ombre, comme Héraclès et le bûcher qui détruit la chair semble libérer l’ombre des demi-dieux. Le changement qui se perçoit entre Gaia et Zeus pourrait se comprendre comme la fin d’une renaissance spontanée après la mort, comme la possibilité de renaître ailleurs et autrement, en tant que pur esprit et non en tant que forme manifestant la matière. Ce que les Argonautes recherchent, ce n’est pas la Toison d’Or, mais une façon de vivre qui leur permettrait de ne plus renaître comme simple mortel. En tant que demi-dieux, ils ont déjà effectué une partie du voyage. Le seul fait de s’inscrire dans une action collective souhaitée, déclenchée, imposée par des dieux, Zeus n’étant pas seul à intervenir, représente déjà un choix dont la réalité matérielle nous donne seulement une partie de la nature de l’engagement. Je crois que nous devons être très prudents quant à nos analyses et notre prédisposition à juger de la réussite ou de l’échec de tel ou tel héros devant la mort. Ce ne sont pas les hommes qui jugent de la victoire ou de la défaite, mais les dieux. Nous pouvons imaginer que tel demidieu mérite de devenir immortel, tel autre ne le mérite pas en partant de notre morale qui n’est en rien comparable à l’idéal antique. Ainsi, nous aurions tendance à refuser l’immortalité à Amphiaraos, à la fin de la Première Guerre contre Thèbes, puisqu’il s’enfuit sur son char, ce qui ne sera pas le choix de Zeus, qui semble juger de la bravoure du devin autrement que nous. Que dire de Tydée à qui Athéna la refusera pour des raisons d’anthropophagie ? On pourrait multiplier les exemples. Le demi-dieu doit plaire aux dieux qui sont seuls juges, un peu conduit par le destin semble-t-il, mais qui sont ces fileuses qui tissent le destin de chacun ? Apollon n’a-t-il pas barre sur elles selon la volonté de son père ? Les demi-dieux combattent, mais ce combat qui séduit les auditeurs d’un autre temps est un combat qui s’effectue sur deux plans de conscience : il se fait contre des monstres ou des obstacles divers, il se fait aussi au plus profond d’eux-mêmes. Le demi-dieu est conscient du danger qui le menace, mais il est aussi conscient d’un choix qui reste sa propriété, sa véritable façon d’être ou de mourir. Il se sait regardé par les dieux, 82

accompagné, aidé ou bien découragé, affaibli, condamné. Mais les dieux sont en lui, ce sont eux qui débattent avec lui pour faire le bon choix. On pourrait comprendre ce qui se passe en comparant plusieurs héros de cette quatrième race. Œdipe est bien différent d’Ulysse ou de Thésée, dans la façon dont ils évaluent leurs épreuves, dans la façon de les considérer, dans la façon d’en débattre avec les divinités. Chaque demi-dieu est différent des autres, mais l’objectif est le même. Il est voulu par Zeus qui a décidé de les mettre à l’épreuve. En arrivant en Colchide, les Argonautes laissent la place à l’un d’entre eux : Jason. Il va vivre une partie de sa propre initiation en essayant de conquérir la Toison d’Or, une autre partie de l’épreuve l’attend, lui sera imposée, car d’autres difficultés doivent être surmontées et non des moindres. Les autres marins, le laisseront faire, ils disparaissent dans le récit et ne réapparaîtront qu’au moment de la fuite devant Aeétès, une fuite qui va donner une autre dimension au voyage retour. Je comprends que d’autres lecteurs se soient laissé séduire par la dimension purement maritime du voyage, il faudrait dire des deux voyages, car ils n’ont pas le même sens. L’aller est un bond en avant, freiné par quelques obstacles essentiellement humains, le retour sera une fuite devant les soldats d’Aeétès et les obstacles matériels seront plus nombreux. Nous allons voir que le séjour en Colchide et les actions de Jason, et de Médée, vont engendrer la suite de la navigation de l’Argo, que le retour ne sera pas un simple retour par voie de mer. D’ailleurs, Tiphys est mort. Il n’est plus là pour tenir le gouvernail ce qui semblerait dire qu’Athéna n’est plus là, elle aussi, pour veiller sur l’Argo. Au départ, elle a formé un pilote idéal pour conduire un voyage idéal ! La mort de Tiphys ne serait-elle pas symbolique ? Faut-il penser qu’Athéna a pris soin des Argonautes tant qu’ils allaient vers l’Est ? En partant à l’Est, les Argonautes auraient-ils tenté un éternel retour ?

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LE SÉJOUR EN COLCHIDE ET LE VOYAGE RETOUR

Lorsque nous lisons Pierre Grimal, nous pouvons être surpris de ne plus trouver, sur la scène de ce théâtre légendaire, que Jason et Médée, les autres argonautes semblant attendre sagement que le héros revienne à bord avec la toison. Si le voyage est l’affaire de tous, il fallait bien que des hommes rament en cadence pour traverser l’étendue liquide, cette mer vineuse selon l’expression d’Homère. Le but du voyage n’appartiendrait-il pas uniquement à Jason ? La cause du voyage, autrement dit le trône d’Iolcos, ne serait qu’un problème personnel et les autres marins ne seraient là que pour l’aider dans sa quête de pouvoir. Il est alors normal de les voir disparaître, attendre, puisqu’il y aura forcément un voyage retour. Est-ce à dire que Jason est seul à tenter l’ascension vers le ciel, la conquête de l’immortalité, l’accession au pays des divinités ? La légende nous ferait plutôt pencher pour cette vision des faits. Pierre Grimal dit seulement que les héros avaient débarqué, on peut penser qu’ils étaient au moins en attente sur le rivage, Jason étant parti seul à la rencontre du roi Aeétès pour lui exposer sa mission. Soulignons que le roi ne fut pas hostile à la conquête de la toison par Jason. C’est faire abstraction de la nature particulière de ce roi qui ne supporte pas le moindre étranger sur ses terres. Il ne pouvait tolérer la présence des Grecs, mais la légende dit qu’il aurait tenu secret son ressentiment. Il aurait fait semblant de croire que le seul but du voyage était la conquête de la Toison d’Or et accepté cette mission en l’assortissant d’un certain nombre d’épreuves.

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Aeétès était fils du Soleil et de l’Océanide Perséis. Il avait régné sur Corinthe avant de venir s’établir en Colchide, au pied du Caucase. Il avait deux sœurs : Circé que l’on connaît mieux grâce à l’Odyssée d’Homère, et Pasiphaé qui devait devenir la femme de Minos. La magicienne Hécate était sa nièce. Lorsque Phrixos était arrivé en Colchide, sur le dos du bélier à la toison d’or, il lui avait donné une de ses filles en mariage. Après le mariage, Phrixos avait sacrifié l’animal et donné sa toison à Aeétès qui l’avait clouée à un chêne dans un bois consacré à Arès. Lorsque Pierre Grimal nous dit qu’Aeétès pensait que Jason ne réussirait pas à enlever la toison du chêne où elle était clouée, qu’il ne dominerait pas les épreuves qu’il allait devoir subir, il reste au niveau du conte et ne tient pas compte de la personnalité d’Aeétès, de sa dimension divine et de la possibilité, pour ce fils du Soleil, d’être une sorte d’hiérarque, comme Eurysthée vis-à-vis d’Héraclès. Il est permis de le considérer comme une sorte d’arbitre délégué par les Olympiens pour mettre Jason à l’épreuve et contrôler que chacune de ses actions sera conforme au contrat divin. Fils du Soleil il ne peut qu’épouser la volonté de Zeus et les épreuves imposées peuvent être considérées comme voulues par Zeus. • Il devait imposer seul le joug à deux taureaux aux sabots d’airain qui soufflaient le feu par les naseaux. Ils étaient un présent d’Héphaïstos et n’avaient jamais été attelés. • Il devait ensuite labourer un champ. • Enfin, il devait semer le reste des dents du dragon, fils d’Arès, qu’avait tué Cadmos avant de construire Cadmée. Athéna avait donné ces dents à Aeétès. Inutile de reprendre le mythe traitant de la naissance de Thèbes, retenons seulement que les dents du dragon, en étant semées, devaient donner naissance, une fois encore, à des êtres armés. L’airain, ou le bronze est en rapport avec la troisième race d’Hésiode caractérisée par la démesure. Mais ce métal qui sert à forger des armes est aussi le symbole de l’incorruptibilité, et de 86

l’immortalité. N’oublions pas que les Courètes ont sauvé l’enfant Zeus en dansant devant la grotte où il vagissait, le soustrayant à la voracité de Cronos. N’oublions pas également la biche aux pieds d’airain d’Artémis qu’Héraclès devait rapporter sans la tuer. Ce métal a probablement une signification complexe et nous ne pouvons pas ignorer que le bronze sert à fabriquer des canons ou des cloches ! Cette ambivalence est fréquente en mythologie et, dans le cas de Jason, on peut penser que ces taureaux légendaires sont des intermédiaires par rapport au Ciel. Leurs sabots d’airain leur permettent de ne plus être en contact avec la Terre, donc d’être plus proches du Ciel. Le taureau, pour sa part, symbolise la force créatrice, la puissance divine. Or ces taureaux indomptés, qui n’ont jamais connu le joug, sont les présents du dieu boiteux. Qui dit joug dit asservissement, discipline et là encore on peut voir une ambivalence : ou bien l’asservissement est subi ou bien il est voulu et si Jason réussit à atteler ces bêtes farouches, il démontrera alors qu’il met sous le joug ses passions, tout ce qui en lui fait encore obstacle à sa montée vers le Ciel. N’oublions pas que le taureau est considéré comme l’incarnation des forces chtoniennes. Ils soufflent le feu, nous dit la légende. Autrement dit, ils soufflent le feu de la Terre, celui de la forge d’Héphaïstos qui en a fait cadeau à Aeétès, un feu jugé destructeur qui doit être maîtrisé lui aussi. Atteler ces deux taureaux signifierait donc que Jason est arrivé au terme d’une partie de son initiation et qu’il doit montrer sa capacité à se dominer pour avoir le droit de poursuivre son cheminement vers le Ciel. Labourer un champ pour y semer les dents du dragon. Le dragon, ici fils d’Arès, est en principe le gardien d’un trésor ou encore le symbole du mal qui doit être vaincu. Cadmos a terrassé le dragon, il ne reste plus que ses dents, des dents données par Athéna à Aeétès. Le seul fait qu’Athéna soit l’instigatrice de cette épreuve montre que Jason est invité à revivre ce qu’a vécu Cadmos. Faut-il rappeler que c’était aussi Athéna qui avait demandé cette épreuve à Cadmos ? Le labourage est une action sacrée et représente un acte de fécondation de la Terre. Mais pourquoi semer des dents de dragon ? Si nous tenons compte que la dent est aussi un 87

symbole ambivalent, qu’elle est à la fois le symbole de l’agressivité et de la force, à la fois celui de l’assimilation de la nourriture spirituelle, nous pouvons préciser l’épreuve. Dans le Dictionnaire des symboles, nous retrouvons une citation de Paul Diel : « Les dents symbolisent la force de mastication, l’agressivité due aux appétitions des désirs matériels. Les dents du Dragon figurent l’agressivité de la perversion dominatrice : la mastication dévorante. De la semence des dents du Dragon naissent des hommes de fer : les hommes à l’âme endurcie qui, se croyant prédestinés au pouvoir, ne cessent de s’entrecombattre en vue de satisfaire leurs ambitions. » (p.349) Elle ne traite pas de l’autre dimension du symbole. Certes, les dents vont donner naissance à des hommes armés, mais Jason doit les dominer s’il veut poursuivre son voyage spirituel. Cadmos a imaginé la solution, mais Jason pourra-t-il l’imaginer à son tour ? Jason doit maîtriser ces forces de la nature, considérées comme toutes les perversions qui font barrage à son évolution. Il doit anéantir tout ce qui reste en lui en relation avec la Terre. Nous sommes toujours confrontés à l’opposition qui existe entre la matière et l’esprit, entre la Terre et le Ciel, entre Gaia et Zeus et le changement que Jason doit opérer consiste à abandonner tout ce qui reste de matériel, de bestial, de forces non domestiquées en lui. Il doit passer le joug à toutes ces forces qui sont en lui, il doit labourer son propre champ, autrement dit son être matériel pour le placer sous l’autorité de son esprit, seul admis à rejoindre les dieux. Le mythe, après nous avoir décrit la nature des épreuves, nous dit que c’est avec l’aide de Médée que Jason va les vivre. Nous retrouvons un peu la même situation que celle qui devait être vécue par Thésée au moment d’affronter le Minotaure. Ici, ce n’est plus Ariane qui s’éprend de Thésée et décide de l’aider en lui demandant de lui promettre de la prendre pour femme après sa victoire, c’est Médée qui s’éprend de Jason et lui demande, comme Ariane, de l’épouser après sa victoire. Peuton considérer que cette aide diffère peu de celle qu’Héraclès devait demander au fleuve Alphée pour nettoyer les écuries d’Augias ? Dans tous les cas, il s’agit pour le héros de se lier 88

avec une force qu’il n’a pas lui-même et de se faire aider pour vaincre. Ariane était la fille de Minos, Médée est la fille d’Aeétès, ce qui fait d’elle la petite-fille du Soleil et la nièce de Circé. Si nous suivons la version de Diodore, Aeétès était marié à Hécate, patronne de toutes les magiciennes et Médée serait la sœur de Circé. Hécate descendrait directement des Titans et serait indépendante des Olympiens. Hécate répandait sur les hommes sa bienveillance, leur accordant la prospérité matérielle, le don de l’éloquence, la victoire dans les combats guerriers ou assurant la prospérité dans les troupeaux. Elle ne serait devenue magicienne que peu à peu, se trouvant liée au monde des morts avant d’être considérée comme celle qui devait inventer la sorcellerie. Il en allait de même pour Médée qui, à l’origine, passe pour être très humaine et opposée à la politique de son père qui ne supportait pas que des étrangers abordent sur ses terres et les faisait mourir. Irrité contre sa fille, Aeétès l’avait mise en prison lorsque les Argonautes étaient arrivés en Colchide. Mais peuton mettre en prison une magicienne ? Médée ne pouvait que lier son sort à celui des Argonautes et nous pouvons imaginer qu’Aeétès n’aurait pas hésité à immoler tous ces étrangers si Jason n’avait pas réussi ses épreuves. D’ailleurs, Aeétès pensait bien que Jason ne réussirait pas ! C’était sans compter l’aide de Médée qui possédait tous les remèdes à l’impuissance relative du héros. J’y reviendrai, mais il ne faut pas oublier que Jason est un guérisseur, autrement dit quelqu’un qui pourrait se passer de Médée et inventer lui-même les moyens de contourner l’obstacle. Toutefois, il faudrait éviter de faire de la magie une action purement négative, du moins à cette époque. Nous pouvons penser que Jason et Médée sont faits pour s’entendre et partager cette façon détournée de vaincre et de ravir la Toison. Jason ayant promis de prendre Médée et de l’amener en Grèce, il ne restait plus qu’à la magicienne d’intervenir en faveur de son idole et contrairement aux désirs de son père. Juste une remarque avant de retrouver Jason. Aeétès est fils du Soleil et la Colchide est ce territoire le plus à l’est que les Grecs découvrent à la fin de leur voyage aller. La Colchide 89

représente l’endroit où se lève le Soleil et nous pouvons comprendre qu’Aeétès soit le défenseur non pas d’un simple royaume, mais celui d’un monde qui ne fait que précéder l’Olympe. Il est celui qui met à l’épreuve tous les étrangers qui veulent changer de monde, qui veulent aller vers le Ciel. Il ne peut mettre à mort que ceux qui ne peuvent pas passer d’un monde à l’autre. Tous les héros qui accompagnent Jason effectuent un voyage initiatique, et la Colchide est un peu l’étape qui permet d’accéder au Ciel. Jason semble seul en cause, mais il est celui qui agit pour l’ensemble, c’est l’ensemble des héros qui doit ramener la Toison. Or, il va le faire en utilisant la magie de Médée et l’on comprend mieux pourquoi Héraclès ne se trouve plus sur l’Argo à la fin de cette première partie du voyage. C’est avec un baume magique que Jason affronta les taureaux furieux. Il en avait enduit son bouclier et son corps pour les affronter. Ce baume le rendait invulnérable au feu et au fer. Médée avait aussi indiqué le stratagème pour détruire les soldats qui naîtraient des dents du dragon. Tout cela devait se faire en un jour. Il faut bien admettre, avec notre logique ordinaire que nous avons du mal à voir comment Jason, avec son bouclier pourrait passer le joug aux deux taureaux soufflant le feu. Mais il s’agit bien d’une épreuve symbolique et non d’un combat semblable à ceux que nous montre Homère dans l’Iliade. L’essentiel reste que Jason est rendu invulnérable par la magie et qu’il réussit l’épreuve sans mériter les suites, c’està-dire la conquête de la Toison. La Toison est un trésor et, comme tous les trésors, elle est gardée par un dragon. Jason va-t-il vaincre le dragon pour s’emparer de la Toison ? Non, il utilise un philtre qui endort le dragon, le rend inoffensif, et c’est bien grâce à la magie qu’il peut prendre la Toison dans le bois sacré. Le dragon aurait pu représenter un véritable affranchissement de Jason vis-à-vis de toutes ses impuretés, or il l’endort. Il est donc vaincu par son dragon intérieur et va rester soumis à Médée qui devient l’obstacle à toute évolution. Il est aussi possible de dire qu’il impose cette défaite spirituelle à tout l’équipage et que le

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voyage retour ne fait que ramener en Grèce des héros transportant une simple peau de mouton ! Si Jason revient avec la toison il est possible de considérer qu’il y a vol et non conquête. La légende dit qu’Aeétès avait l’intention de brûler l’Argo et de faire périr son équipage. Cela correspondrait assez bien à la tradition, autrement dit la mise à mort, véritable ou symbolique, de tous ceux qui ne méritent pas de poursuivre leur voyage initiatique. C’est donc, comme des voleurs et des fuyards que tous ensemble ils reprendront la route vers Iolcos, amenant Médée comme Jason l’avait promis. Il ne s’agirait donc pas d’un enlèvement, sauf pour son père qui ne pouvait pas connaître le contrat passé entre les deux amants. Par contre, nous pouvons être surpris d’apprendre comment Médée s’efforce de retarder Aeétès et son armée qui les poursuivent. Elle aurait tué son frère Apsyrtos, l’aurait mis en morceaux et Aeétès aurait était freiné dans sa poursuite par son désir de rassembler tous ces morceaux avant d’enterrer son fils. Faut-il souligner la notion d’enterrement qui peut surprendre lorsque l’on sait qu’Aeétès est fils du Soleil et défenseur de la lumière, donc opposé aux rites funéraires propres à Gaia ou aux rites anciens ? Comment ne pas penser ici au démembrement de Zagreus par les Titans, avant que son cœur soit récupéré et permette à Zeus d’enfanter Dionysos ? Toutefois, le retour reste une épreuve et il commence par subir la colère de Zeus. On se souvient, dans l’Odyssée, que les lamentations du Soleil contre les marins d’Ulysse avaient déclenché la colère de Zeus et mis à mal son dernier navire. Ici, Médée, avec ou sans Jason, cela dépend des légendes, aurait démembré un descendant du Soleil et Zeus ne pouvait pas rester sans réaction. Une fois encore, sans l’aide de son frère Poséidon, il lança une tempête contre les marins de l’Argo et leur navire fut détourné de sa route. Au lieu de revenir vers la Méditerranée, ils se retrouvèrent à l’embouchure du Danube, près d’Istros. Une légende dit que Jason et Médée avaient tué Apsyrtos au sein même d’un temple dédié à Artémis, situé à Istros. Une autre 91

légende affirme qu’Aeétès, après avoir recueilli les membres de son fils l’aurait enterré à Tomes, sur la côte occidentale du Pont-Euxin, autrement dit la Mer Noire, à l’opposé de la Colchide. On pourrait imaginer assez facilement que les marins d’Aeétès, chargé de poursuivre Jason et Médée, leur avaient ainsi barré la route de la Grèce. Ce faisant, ils ne pouvaient plus revenir par la route traditionnelle et devaient affronter d’autres difficultés. Ce serait au cours de la tempête que l’Argo se serait mis à parler, révélant la colère de Zeus et ajoutant que pour effacer les crimes commis, tous les héros et Médée devaient aller se faire purifier par Circé. Alors seulement la colère de Zeus prendrait fin. Il faut penser, à cet instant, que Circé vit sur une île qui se trouve approximativement entre la côte italienne, la Corse, la Sardaigne et la Sicile, autrement dit dans la mer Tyrrhénienne, non loin de l’île des Sirènes. Comment se rendre chez Circé sans prendre la route ordinaire ? La légende n’hésitera pas et fera passer l’Argo à travers des montagnes lorsque les fleuves ne seront pas navigables. Le périple est inimaginable de nos jours, mais pouvait être pensé à une époque où l’on croyait que le Danube permettait de passer de la Mer Noire à la Mer Adriatique ! Les légendes ne cherchent pas à nous faire revivre avec exactitude des trajets qui ne pouvaient être connus que par de très rares individus. À mon avis, le trajet est sans importance à côté des épreuves qui s’imposent aux Argonautes. Le navire aurait ainsi traversé la Thrace, la Thessalie, l’Illyrie, l’Étrurie en prenant d’abord la route du Danube. Lorsque nous regardons une carte géologique, nous voyons bien que le Danube coule au nord d’une vaste chaîne de montagnes et ne peut permettre en aucun endroit de la traverser. Comment l’Argo pouvait-il franchir la Chaîne des Balkans ? Seul le mythe en avait la possibilité, un mythe aidé par l’imagination des poètes et celle de ceux qui rêvaient d’explorer le monde. Michael Grant et John Hazel sont un peu plus explicites en utilisant la version d’Apollonios. Apsyrtos, qui avait été envoyé à la poursuite de Jason et de Médée, aurait bloqué toutes les issues de la Mer Noire, mais il 92

aurait oublié un bras du Danube qui allait permettre aux fuyards de lui échapper. Ils auraient alors utilisé des fleuves pour se retrouver dans la Mer Adriatique sans qu’il soit précisé lesquels. Ce serait en arrivant dans l’Adriatique qu’ils auraient retrouvé Apsyrtos, sur une île consacrée à Artémis. Jason aurait d’abord parlementé avec lui, ce dernier consentant à laisser la toison à Jason, mais exigeant que Médée revienne en Colchide. Bien entendu, Médée ne pouvait accepter et les deux amants auraient attiré Apsyrthos pour le tuer ce qui aurait provoqué la colère de Zeus. C’est là que Zeus aurait lancé contre eux sa tempête, leur interdisant de descendre le long de l’Adriatique et leur demandant de rejoindre l’île de Circé. Apollonios de Rhodes n’est pas moins imaginatif et fait revenir l’Argo par le Pô, puis le Rhône afin de déboucher dans la Mer Tyrrhénienne20. Ce qu’il faut comprendre, au fil de la légende, c’est que le crime est porté par Jason et Médée et que ce sont eux qui doivent être purifiés, non l’ensemble de l’équipage. Circé se fit tout raconter et purifia les deux jeunes gens, sans toutefois leur offrir l’hospitalité. Elle les renvoya horrifiée par ce qu’ils avaient fait, mais elle avait fait ce que Zeus demandait. Faut-il rappeler que Médée était la nièce de Circé, qui était elle-même la fille du Soleil et une puissante magicienne qu’Ulysse ne put combattre qu’avec l’aide d’Hermès ? Dans cette légende, elle est relativement contrainte d’intervenir, Héra veillant sur le retour du navire, guidé par Thétis elle-même. Thétis aurait été élevée par Héra et ne pouvait intervenir qu’en suivant ses décisions. C’est elle qui prendra la direction du navire pour traverser la Mer des Symplégades, là où les Sirènes auraient pu mettre à mal le désir de retour. C’est à ce moment qu’Orphée put intervenir en chantant ses mélodies qui ravirent les marins mieux que le chant des Sirènes. Comme Ulysse, ils durent passer devant Charybde et Scylla, puis devant les îles errantes pour arriver au pays des Phéaciens, c’est-à-dire au pays d’Alcinoos. La légende nous dit qu’ils étaient attendus par un groupe de Colchidiens, toujours animé 20

GRANT M., HAZEL J. Le Who’s Who de la mythologie. Les dieux, les héros, les légendes. Paris, Seghers, 1975, p.63.

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des mêmes intentions, autrement dit ramener Médée en son pays. Alcinoos, après avoir consulté sa femme, aurait alors répondu aux Colchidiens qu’il accepterait de livrer Médée si, après examen, elle apparaissait comme vierge. Arétè, la femme d’Alcinoos, prévint Médée et Jason s’empressa de faire ce qu’il fallait pour faire disparaître la virginité de Médée. Les soldats d’Aeétès, ne voulant pas essuyer la colère de leur roi se seraient établis chez les Phéaciens tandis que les Argonautes reprenaient la mer. Cette action pourrait se traduire simplement en disant que les amants sont enfin unis physiquement, ce qui concrétise l’union qu’ils avaient envisagée lors d’une entrevue préparatoire aux épreuves imposées par Aeétès. Mais il est aussi permis de tenir compte de la dimension symbolique de la virginité. Elle sépare le connu de l’inconnu, le manifesté du non manifesté, les mortels des immortels. En enlevant sa virginité à Médée, Jason accède à un autre monde, un monde non manifesté, un monde qui ne peut être que divin. N’oublions pas que Médée en plus d’être une femme est fille d’un dieu. Jason accède-t-il ainsi au royaume des dieux ce qui pourrait le condamner ultérieurement lorsqu’il décide de répudier Médée pour épouser Créüse. Comment interpréter le fait que ce soit chez Alcinoos que cela puisse se passer ? Nous le comprenons mieux en retrouvant Ulysse qui sera passé par les Phéaciens avant que leur vaisseau soit figé en subissant la colère de leur père qui n’est autre que Poséidon. Poséidon ne tendrait-il pas un piège à Jason, un piège qui se refermerait sur lui à Corinthe ? Les Argonautes n’étaient pas au bout de leur peine. Une nouvelle tempête les entraîne d’abord vers les côtes de Lybie. Là ils doivent transporter l’Argo sur leurs épaules jusqu’au lac Tritonis, demeure du dieu Triton. C’est lui qui devait les aider à trouver une issue vers la mer. Une autre légende dit qu’ils auraient été transportés dans le désert par une énorme vague. Or qui dit vague dit Poséidon ! Là, Jason aurait vu trois nymphes qui lui auraient donné la solution sous forme d’oracle et ce serait Pélée qui l’aurait interprété : lorsqu’Amphitrite aurait dételé le char de son mari Poséidon, ils seraient quittes envers leur mère des peines qu’elle avait eues 94

lorsqu’ils étaient dans son sein. Ne sommes-nous pas invités à confondre cette situation à celle de Gaia avant qu’elle ne soit délivrée par Cronos ? Leur mère était l’Argo et ils devaient le porter pendant neuf jours jusqu’au lac Tritonis qui était proche du Jardin des Hespérides. Mais, arrivés au lac, ils ne pouvaient en sortir, le lac n’ayant aucune communication avec la mer. Après avoir fait des offrandes et des prières aux dieux locaux, tout particulièrement au dieu Triton, sur les conseils d’Orphée, ils reçurent son aide et purent retrouver la mer, Triton ayant poussé le navire sur une rivière en remerciement. Après avoir longé les côtes de la Lybie, ils croisèrent devant la Crète où vivait un géant du nom de Talos. C’était un homme de bronze que Minos avait chargé de défendre l’île et qui en faisait le tour trois fois par jour. C’était un robot monstrueux construit par Héphaïstos. Pour défendre l’île il détachait des rochers énormes qu’il jetait sur les étrangers qui cherchaient à débarquer. Il semblait invulnérable, mais il existait chez lui un point faible. Sa vie dépendait d’une veine qui se trouvait à sa cheville et qui entraînerait sa mort si elle s’ouvrait. Médée, par ses enchantements, réussit à mettre le monstre en colère et à le rendre furieux ce qui finit par l’amener à déchirer la veine qui conservait sa vie. Une fois Talos mort, les navigateurs purent accoster et passer la nuit sur l’île. Au matin, après avoir élevé un sanctuaire à Athéna ils repartirent. C’est sur la mer de Crète qu’ils furent alors enveloppés par une nuée qui leur interdisait toute vision en les jetant dans l’obscurité et leur faisait craindre tous les périls. Jason ayant imploré Phoebos-Apollon, le dieu exauça sa prière et, lançant un trait de lumière, leur fit voir une petite île où ils purent jeter l’ancre. C’était une île des Sporades. Ils l’appelèrent Anaphé, la Révélation. Là, ils voulurent faire des offrandes à Apollon qui les avait sauvés, mais comme il n’y avait pas ce qu’il fallait sur l’île ils les firent avec du vin à la place de l’eau. Les servantes phéaciennes qu’Alcinoos avait donné en présent de noce et qui les accompagnaient se moquèrent des Argonautes et la cérémonie fit naître des scènes joyeuses qui sont désormais répétées sur l’île chaque fois que des offrandes sont offertes à Apollon. 95

Après une escale à Égine ils parvinrent enfin à Iolcos. Comme toutes les légendes, celle de Jason cache un certain nombre d’enseignements. Retenons, pour commencer, ce qui se perçoit mieux dans cette seconde partie de la mission. Si l’Argo est conduit par Thétis tout au long de ce retour vers Iolcos, à la demande d’Héra, c’est bien parce que tout n’est pas dit au moment où Jason et Médée s’emparent de la Toison grâce à la magie. Si tous les héros jouent un rôle dans cette légende, le moins qu’ils puissent faire étant de ramer ou de porter l’Argo sur leurs épaules, c’est bien parce qu’ils accompagnent Jason avec la même détermination, le même désir d’immortalité. Seul Héraclès doit suivre une autre voie d’évolution. Tous ces héros sont donc soutenus dans leurs efforts par Héra ce qui montre que le voyage envisagé par Jason pour reconquérir le trône qui lui revient de droit n’est pas le but essentiel et exclusif de l’expédition. Les dieux auraient pu les faire périr, ils ne font que les éprouver. La seconde remarque, qui semble s’imposer à la fin de cette seconde partie du voyage, est que le crime de Jason et de Médée n’est pas un obstacle à la réussite de l’opération. Jason, Médée et tous les héros qui l’accompagnent reviennent bien avec la Toison d’Or. Ce qui se passe sur le territoire d’Aeétès, n’est qu’une partie de l’épreuve si nous la considérons dans son ensemble. Le voyage compte autant que l’enlèvement de la Toison et ses péripéties en font un voyage initiatique, alors que la Toison seule en fait presque exclusivement une affaire politique. En ramenant la Toison, Jason peut revendiquer le trône qui était occupé par son oncle Pélias. Il est clair que cela ne change en rien la vie des autres navigateurs. S’il n’y avait que cela dans le mythe, nous pourrions penser que Jason avait surtout besoin de rameurs ou de soldats pour affronter des ennemis pouvant s’interposer dans sa mission. Tous les marins qui l’accompagnent perdraient ainsi leur valeur, ne serait-ce qu’Orphée par exemple. N’oublions pas que ce genre d’action collective est une sorte de norme mythique. La chasse au sanglier de Calydon, la guerre de Troie, mais aussi les deux guerres contre Thèbes, le voyage de l’Argo comme celui d’Ulysse sont autant de rassemblements voulus par les dieux qui cherchent à mener les 96

demi-dieux vers un idéal, à les mettre devant des difficultés que la vie normale n’offre pas. La toison est bien un simple motif de rassemblement, comme le sanglier de Calydon ou l’enlèvement d’Hélène dans la guerre de Troie. Le plus important reste le comportement des hommes, leur détermination, leur volonté pour se dépasser et affronter la mort pour devenir l’égal des dieux qu’ils honorent. Le voyage reste l’essentiel et ce qui peut surprendre c’est, symboliquement, le double trajet, le premier allant vers la lumière, l’Orient, le pays où peut naître, ou s’apercevoir, la vérité divine, le second allant vers le couchant, l’Occident, le pays où meurt la vie ordinaire, la vie non divinisée, non transcendée par l’exploit. Il est alors possible de penser que le voyage ne représente pas la totalité de l’enseignement mythique, que cet enseignement doit se lire dans la vie de Jason qui reste le héros principal. D’ailleurs, Jason revient avec la Toison, mais c’est la suite de sa vie qui nous apprend ce qu’il y a de bon ou de mauvais dans cette vie qui reste soumise au bon vouloir des dieux. N’oublions pas que si Héra surveille le voyage avec Thétis, Athéna joue également un grand rôle, ne serait-ce que dans la construction du navire. La légende suggère que l’idée d’aller chercher la Toison en Colchide était une idée d’Héra qui voulait faire venir Médée afin qu’elle fasse périr l’oncle de Jason dont elle était mécontente. En fait, peu importe, car l’essentiel n’est pas là certainement. La mort de Pélias ne nous apprend pas grandchose sur le comportement qu’il faut avoir pour devenir immortel, au sens où Zeus le demande. Nous nous trouvons au moment où Zeus a créé la quatrième race, mécontent de la troisième qui ne pensait qu’à la guerre. Désormais, si la guerre existe encore, elle doit avoir un sens et la victoire ne doit servir qu’à montrer le courage et l’honneur des héros. Se battre pour devenir un dieu, autrement dit avec intelligence, ce qui n’est pas le propre d’Arès contrairement à Athéna, telle est la raison de cette création de Zeus si l’on en croit Hésiode. Le voyage des Argonautes n’est pas une expédition guerrière comme celle qui consistait à reprendre Hélène que Pâris avait enlevée. Dans les deux cas, il s’agissait

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de ramener un appât divin ! Cette fois, Jason sera seul à livrer une sorte de combat, mais en usant de magie. Reste que ce long voyage, certains parlent de quatre mois ce qui n’apporte pas grand-chose sur le plan symbolique, rassemble des épreuves qui doivent être surmontées pour mériter le soutien des divinités. Le retour se fait avec Médée, mais, jusqu’à Iolcos, elle intervient peu, si ce n’est pour tuer le robot de Minos. Sa magie n’est pas très utile et les dieux le sont davantage, qu’il s’agisse de Triton ou plus encore d’Apollon. Zeus peut paraître en colère, mais sa colère n’est-elle pas nécessaire pour que les héros continuent à faire des efforts, à surmonter des obstacles ? Le plus important n’est probablement pas la purification de Jason et de Médée. Elle sert surtout à guider l’Argo à travers les difficultés qui sont prévues et que les dieux ensemble utilisent pour tester les héros. Les dieux les éprouvent et les aident en même temps ! Ils utilisent ce voyage pour les amener le plus loin possible dans leur effort de perfectionnement, de régénérescence. Comme pour Ulysse, nous retrouvons les Sirènes, Charybde et Scylla, les Îles errantes. Si nous n’avons pas de détails sur la navigation de l’Argo, comme nous en avons pour Ulysse de la part d’Homère, c’est peut-être, comme le suggère Pierre Grimal, parce que le mythe de Jason précède celui d’Ulysse. Lorsque nous connaissons l’Odyssée, nous avons envie d’utiliser les aventures d’Ulysse pour mieux éclairer celles des Argonautes, pour donner plus de relief à chaque épreuve. Il nous semble que le mythe, raconté par Apollodore ou Apollonios de Rhodes, n’atteint pas la dramaturgie du mythe d’Ulysse écrit pas Homère. Il n’en demeure pas moins vrai que le sens du mythe reste bien celui d’un enseignement qui laisse la meilleure place aux dieux et aux héros qui surmontent les épreuves qui leur sont imposées. Retenons à la fin du voyage quelques symboles. La tempête pour commencer. Elle symbolise la colère des dieux et leur toute-puissance. Ici c’est Zeus qui crée la tempête comme dans l’Odyssée avant qu’Ulysse ne soit confronté seul aux derniers obstacles qui lui sont imposés. Ici, elle pourrait 98

bien s’identifier à l’orage car elle n’est pas un châtiment et s’accompagne d’une sorte de révélation. Si le navire est écarté de sa route, sa proue qui est faite d’un morceau du chêne oraculaire de Dodone, donne un avertissement, dicte une conduite à tenir. Circé doit purifier les Argonautes, ou essentiellement Jason et Médée qui sont seuls auteurs du crime en la personne du fils d’Aeétès. Le trait de flamme envoyé par Poebos alors que le navire est prisonnier d’une obscurité redoutable est aussi symbolique. On pourrait penser à l’éclair, l’arme par excellence de Zeus, mais il n’y a pas lieu d’exterminer qui que ce soit ou l’Argo en particulier. La flamme symbolise la lumière, mais aussi la pureté, l’amour spirituel. Le navire se trouve brutalement dans l’obscurité, la nuit et ce sont les supplications de Jason qui font réagir Apollon. Apollon envoie à Jason, et aux Argonautes, un signal non pas de destruction, mais d’amour, de réconfort, de protection, de pureté retrouvée. Non seulement il sauve le navire et son équipage en lui permettant de naviguer sans risque, de s’abriter, de naviguer en pleine lumière, mais il leur apporte une aide spirituelle, divine, comme si la fin des épreuves était arrivée. La lumière qu’Apollon leur envoie est celle de la pureté, une pureté qui efface en quelque sorte toutes les impuretés qui auraient pu naître pendant le voyage. Nous pouvons dire que le voyage est une réussite puisqu’Apollon le fait sortir de l’obscurité et le fait renaître dans la lumière. Comment ne pas penser qu’Apollon, en tant que berger des âmes, est satisfait et permet de retour à Iolcos ? Il faudrait associer cette obscurité envoyée par les dieux et la vague qui transporte l’Argo au milieu du désert en Lybie. La vague symbolise les irruptions soudaines de l’inconscient, tout ce qui est contraire à l’effort demandé par les dieux. Elle soulève l’Argo comme le ferait un dragon en venant des profondeurs de la mer. L’Argo est projeté loin de la mer, en plein désert ! Le désert est ici le symbole d’une étendue stérile qui cache la réalité, autrement dit l’existence des dieux. Dans les deux cas, la situation est celle d’un danger de mort, de naufrage, de fin d’aventure et dans les deux cas, les dieux interviennent en faveur des Argonautes. Ici dans le désert les nymphes révèlent la fin des souffrances par un oracle. C’est en 99

portant l’Argo pendant neuf jours qu’ils arrivent au lac Tritonis et que le dieu Triton va pouvoir les aider à retrouver la mer. Apollon, Triton, même comportement divin, même sortie de crise pour les Argonautes. Bien entendu, ils ne portent pas le navire sur leurs épaules concrètement. Il s’agit là d’une image. Ce qu’ils portent c’est leur matérialité. Ils doivent subir la pesanteur de la chair, de la manifestation avant de trouver la lumière que leur donnera Apollon à la fin du voyage. Les épaules symbolisent pour leur part la volonté de réaliser l’exploit, elles sont le siège de la force physique mise au service de la vérité divine. Ce que les Argonautes portent avec toute leur puissance c’est leur devenir, leur volonté de changement, leur croyance dans leur capacité à devenir des dieux et leur soumission aux décisions divines. Ils vont sortir du désert pour rejoindre un lac. Le lac passe pour être l’œil de la terre, le lieu où les hommes, issus de la terre, peuvent apercevoir la lumière, regarder le Ciel. Ce passage du désert au lac, comme celui de l’obscurité à la lumière, montre que la navigation arrive à sa fin et que le résultat est bon, du moins que les dieux le considèrent comme tel. Si les Argonautes doivent porter leur bateau pendant neuf jours pour atteindre le lac Tritonis, c’est parce que le passage du matériel au spirituel, de la terre à l’eau, de l’obscurité à la lumière demande un effort et que cet effort représente la fin d’un état et la découverte d’un autre. Il faut neuf jours et neuf nuits pour passer de la Terre au Ciel selon Hésiode, il faut neuf jours et neuf nuits pour que les Argonautes entrent dans un monde nouveau, celui que les dieux jaloux de leurs privilèges n’ouvrent que s’il est mérité. Une fois dans le lac Tritonis, c’est bien le dieu Triton qui les aide à retrouver la mer. Très vite, les Argonautes sont rattrapés par les dieux qui veulent les éprouver. Triton les a aidés, les a sauvés d’une certaine façon, leur a permis de perdre leur nature terrestre pour pouvoir accéder à leur nature céleste, mais Apollon fait encore barrage et veut savoir s’ils ont vraiment choisi le Ciel. Il plonge l’Argo dans l’obscurité totale et le navire peut se briser à tout moment sur les récifs.

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C’est Jason qui implore le fils de Zeus, le dieu de la lumière, autrement dit qui demande l’aide des dieux, sentant bien qu’eux seuls peuvent les sortir de ce dernier piège, de ce dernier effort de la Terre pour les garder en son sein. Apollon, n’attend pas. Il connaît la rivalité entre les dieux et, en bon berger, intervient pour permettre aux mortels qui le demandent de poursuivre leur chemin vers l’Olympe. À la fin de ce voyage initiatique, il est clair que l’évolution des héros qui accompagnaient Jason et celle de Jason lui-même ne sont pas terminées. La Toison est bien revenue de Colchide jusqu’à Iolcos, elle n’assure pas la transformation de tous ces mortels en immortels. La suite des événements va le montrer abondamment. Ils ont franchi une étape, mais ils ne sont pas au bout de leurs peines. Si l’on en croit la légende et le fait qu’Héra accompagne Jason, le protège et prend en charge l’Argo ainsi que son équipage constitué de mortels en chemin vers l’Olympe, nous comprenons que la mission imposée par Pélias ne pouvait qu’être réussie, quelle que soit la façon dont la Toison avait pu se retrouver dans les mains de Jason. Parce que l’expédition n’est pas simplement celle de Jason, elle ne peut se limiter à la conquête de la Toison d’Or. Le retour vers Iolcos est certainement plus précis quant à l’effort que doivent faire les héros qui portent l’Argo sur leurs épaules pendant neuf jours, ces neuf jours n’étant qu’une durée symbolique qui pourrait tout aussi bien signifier neuf années de galère ! L’expédition est réussie et l’aide d’Apollon, après celle de Triton, montre que les héros ont réussi leur examen de passage, grâce à Jason il faut bien le reconnaître puisque c’est lui qui fait confiance aux dieux dans la dernière épreuve. Reste que Jason est revenu pour récupérer le trône et que la suite de l’aventure est là pour nous montrer comment les dieux vont le prendre en charge après l’avoir assisté tout au long du voyage.

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UNE SUITE DE SYMBOLES

Les légendes diffèrent et il est difficile d’en faire une synthèse. Le plus important semble bien être l’enchaînement des épreuves subies par Jason en tant que simple citoyen si nous considérons qu’il n’a pas régné à Iolcos comme nous pouvions nous y attendre. Dans leur ensemble, les légendes semblent en effet retenir ce fait : Jason ne sera pas un roi. Il aurait pu le devenir et il était venu à Iolcos pour réclamer le trône qui lui revenait de par son père et que son oncle avait usurpé. Faut-il rappeler qu’Héra, qui ne portait pas Pélias dans son cœur avait tout fait pour guider Jason vers une rencontre qui lui importait davantage, celle de Médée ? Le mythe nous dit qu’en chemin, après avoir quitté le mont Pélion où il venait de recevoir l’enseignement de Chiron, en même temps que d’autres futurs héros comme les fils d’Asclépios ou bien Achille, Jason devait traverser une rivière qui était en crue. Alors qu’il allait la traverser, une vieille femme s’était présentée à lui et lui avait demandé de la transporter sur l’autre rive. C’est en traversant la rivière et en portant cette femme qu’il aurait perdu une sandale, sans imaginer un instant qu’il avait transporté la déesse Héra ellemême. Elle l’avait mis à l’épreuve comme les dieux le font souvent en visitant les mortels pour mieux connaître leur nature et pour les éprouver. Nous retrouvons un peu la même situation que celle d’Héraclès lorsque le centaure Nessos veut violenter Déjanire au moment de traverser une rivière. Le symbole reste bien le passage d’une rive à l’autre. D’autres légendes disent qu’elle aurait révélé son identité et qu’elle avait promis de l’aider jusqu’au jour où Pélias serait mort. Lorsque l’on sait que Pélias était fils de Poséidon, on voit 103

vite que Jason fait les frais d’une opposition constante entre les deux frères qu’Homère nous présente souvent en train de se quereller. Poséidon et Zeus ne sont pas que deux frères ayant Cronos pour père, ils sont surtout le symbole de deux mondes : celui du Ciel et celui de la Terre, de la lumière et des ténèbres, de l’ordre et du désordre. Pour comprendre la haine d’Héra, il faut remonter jusqu’à la naissance de Pélias. Reprenons la légende. Il était né de Poséidon et de Tyro, la fille de Salmonée, luimême fils d’Éole qui descendait de Deucalion et d’Alcidicé sa première épouse. Poséidon avait aperçu Tyro et la trouvant très belle en était devenu amoureux. Il avait alors profité de l’amour que Tyro portait au dieu du fleuve Énipée, il avait pris sa forme et l’avait enlevée, dissimulant leur rencontre dans une énorme vague. Craignant la colère de Sidéro, sa belle-mère, Tyro avait abandonné ses enfants ou du moins les avait exposés, ce qui n’est pas sans signification sur le plan symbolique. Des marchands de chevaux les avaient recueillis et les avaient élevés jusqu’au jour où Tyro put s’enfuir et se faire reconnaître des enfants auxquels elle avait donné naissance avec Poséidon. Avant cela, Sidéro, qui ne croyait pas à la paternité de Poséidon, avait marié Tyro avec Créthé, le roi d’Iolcos et ils avaient eu trois fils : Aeson étant l’aîné. C’est lui qui aurait dû succéder à Créthé. Tyro ayant été reconnue par ses fils, Pélias et son frère jumeau décidèrent de venger leur mère des mauvais traitements qu’elle subissait et Pélias s’étant saisie d’elle l’avait tuée alors qu’elle s’était réfugiée dans le temple d’Héra. Peu après Pélias avait usurpé le trône d’Iolcos. Déjà, là, nous pouvons comprendre la colère d’Héra dont Pélias avait violé le temple. Aeson qui s’était marié et avait donné naissance à Jason avait préféré faire croire qu’il était mort et l’avait envoyé chez le centaure Chiron en secret. Symboliquement, nous avons là une précision qui laisse entendre que les dieux sont à ses côtés. Chiron est l’enseignant de presque tous les héros et Jason, comme Achille, ne pouvait qu’apprendre à se gouverner, à respecter les dieux, à suivre leurs commandements.

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Enfin, la légende dit que Pélias avait été averti, par un oracle de Delphes, qu’il devait se méfier d’un étranger de la famille d’Éole qui n’aurait qu’un seul pied chaussé. Ce dernier causerait sa perte. Au moment de la rencontre, Jason savait qu’il était le fils d’Aeson et que le trône lui revenait. Il est permis de penser que Chiron le lui avait révélé avant qu’il ne prenne le chemin d’Iolcos pour se rende à l’invitation de Pélias. Après être resté cinq jours avec son père, il aurait réclamé le trône à Pélias le sixième jour au moment où il se préparait à donner un sacrifice à Poséidon. Pélias avait convoqué ses sujets à cette fête et il avait invité Jason comme les autres jeunes gens du pays. Les légendes ne sont pas toujours très claires dans l’enchaînement des faits, probablement parce que notre logique n’est pas la leur. Peu importe quand et comment Pélias et Jason se trouvent face à face, le plus important étant le résultat de la rencontre. Pélias aurait alors demandé à Jason ce qu’il ferait à un homme qui voudrait le détrôner et Jason lui aurait répondu qu’il l’enverrait conquérir la Toison d’Or. Il est ajouté que cette réponse aurait été dictée par Héra qui voulait faire venir Médée à Iolcos pour faire mourir Pélias ! Nous pourrions dire ici que les enchaînements sont tirés par les cheveux. Pourquoi Héra aurait-elle besoin de Médée pour faire périr celui qui l’aurait offensée ? Elle aurait pu agir tout autrement et utiliser d’autres épreuves qui auraient pu confondre Pélias en le faisant périr. Quel rapport existerait-il entre le trône d’Iolcos et la Toison ? Pourquoi cette annonce au cours d’un sacrifice à Poséidon ? Comment Pélias connaissait-il l’existence de Jason puisque son père l’avait cachée ? Toujours est-il qu’il fallait trouver une raison à l’éloignement de Jason, Pélias voulant garder le pouvoir et pensant que Jason ne reviendrait pas. Tout se passe comme si Pélias bannissait Jason tout en souhaitant sa mort. Après avoir écarté Aeson, il écartait son fils en l’envoyant aux confins du monde. Toutefois, cela ne suffisait pas à rendre Pélias insupportable aux yeux d’Héra et de Zeus certainement. Une fois le fils parti vers la Colchide, Pélias souhaita la mort d’Aeson. Ce qui entraîna une série de morts 105

qui ne pouvaient être que vengées. Aeson fut contraint au suicide et il aurait choisi de s’empoisonner avec du sang de taureau. Alcimédé, la mère de Jason, après avoir maudit Pélias s’était pendue et le frère de Jason encore enfant avait été à son tour supprimé par Pélias. Comment ne pas comprendre la colère d’Héra ? Mais là c’est notre logique qui l’emporte et il vaut mieux considérer que Pélias avait surtout violé son temple. Si l’on se limite à dire qu’Héra est la protectrice des épouses, il est alors difficile de comprendre son attitude à l’égard de Pélias. Certes elle semble lutter contre les infidélités de son époux volage, mais ce n’est qu’une traduction imagée qui cache mal l’aide qu’elle lui apporte dans ses principales décisions. Homère nous la présente comme une femme capable de tromper Zeus et d’encourir sa colère, mais elle participe aussi à la lutte contre les Géants et Zeus prend souvent sa défense ou bien la protège contre ceux qui veulent lui faire violence. Ici, durant l’expédition, c’est elle qui protège l’Argo au moment d’affronter Charybde et Scylla ou les roches errantes. Héra, par ses actions diverses, donne à chaque effort d’évolution l’importance qui doit être la sienne. Elle ne fait, en réalité, que seconder Zeus dans cette quête d’immortalité et c’est pourquoi nous pouvons dire qu’elle accompagne les héros tout au long du voyage, aussi bien durant l’aller que durant le retour. Sa volonté de punir Pélias n’est qu’un prétexte pour pousser Jason vers la Colchide, elle veut surtout obliger les héros à se montrer dignes d’une reconnaissance divine. Ce qui peut surprendre c’est que ce n’est pas elle, mais Poséidon qui conduit Jason à enlever la virginité à Médée. En fait, l’expression n’est certainement pas bonne, mais dans la situation qui était imposée à Médée : ou bien donner sa virginité à Jason, ou bien revenir chez son père pour subir sa colère, elle peut se comprendre ainsi. Certes, les deux objectifs sont étroitement liés et la suite de la légende le montre puisque la mort de Pélias s’imbrique dans l’avenir du couple Jason-Médée. En revenant à Iolcos, Jason était en droit de confondre Pélias et de lui demander le trône qu’il usurpait. Il semble qu’il 106

n’en fit rien. Les légendes diffèrent, mais aucune ne le situe sur le trône. Nous pouvons penser que Jason avait toutes les raisons qu’il fallait pour tirer vengeance de Pélias qui avait fait mourir, pendant son absence, son père, sa mère et son jeune frère. Pourtant il n’est pas certain que ce soit lui qui ait tué Pélias. Les légendes aiment décrire le surnaturel et puisque Médée était une magicienne, elles en profitent. Jason et Médée étaient mariés, que ce soit dès le début en Colchide, que ce soit chez les Phéaciens. Aussi, la mort de Pélias retombera sur leurs épaules et ils devront quitter Iolcos, comme des bannis, pour se réfugier à Corinthe. Que s’était-il passé ? Médée, grâce à sa magie, avait trompé les filles de Pélias en leur faisant croire qu’elles pouvaient le rajeunir en le faisant bouillir dans une potion de son invention. Pour bien les persuader, elle avait dépecé un vieux bélier, elle avait plongé les morceaux dans un chaudron qu’elle avait placé sur le feu et, au bout d’un moment, un agneau en était sorti tout joyeux. Ne doutant plus des effets promis, les filles de Pélias avaient dépecé leur père avant de jeter les morceaux dans le chaudron de Médée, mais Pélias ne revint jamais à la vie. Fautil souligner ce nouveau démembrement qui pourrait correspondre aux traditions des dieux anciens ? Ses filles s’enfuirent horrifiées. Il est dit parfois qu’avant de faire cuire le vieux bélier, Médée s’était transformée en vieille prêtresse d’Artémis pour se rendre au palais, abandonnant Jason afin de ne pas éveiller les soupçons du monarque. Ce n’est qu’après le crime que Jason aurait rejoint Médée. Là encore les légendes diffèrent, et le couple infernal aurait été banni par Acaste ou bien Jason aurait mis Acaste sur le trône, le fils de Pélias qui avait voulu faire le voyage contre la volonté de son père. Dans les deux cas, Médée et Jason avaient pris la route de Corinthe. Le crime ayant vengé Héra, plus que Jason, la déesse n’avait plus à protéger le héros et son épouse Médée. Est-ce à ce moment-là que Jason aurait conduit l’Argo jusqu’à Corinthe pour le consacrer à Poséidon ? Le fait est que le couple devait vivre un certain temps à Corinthe. Désormais, il ne devait plus être question des Argonautes. Cependant, il semble difficile d’imaginer Jason tout seul prenant la mer à 107

Iolcos et conduisant l’Argo jusqu’à Corinthe en faisant ce long périple empruntant la Mer Egée puis la Mer Ionienne pour faire le tour du Péloponnèse. Une fois encore nous sommes bien dans un récit mythique et symbolique. Pourquoi consacrer l’Argo à Poséidon, alors qu’il est l’œuvre d’Argos et d’Athéna ? Pourquoi Jason veut-il honorer Poséidon alors que le voyage est terminé ? Peut-être pour le remercier de n’avoir pas fait périr les Argonautes et lui-même en faisant sombrer le navire comme il le pouvait ? Poséidon n’a fait qu’éprouver les Argonautes en les envoyant dans le désert puis en les confiant à son fils Triton ! Jason et Médée se retrouvaient alors sur le territoire de Créon, roi de Corinthe à ne pas confondre avec le roi de Thèbes. Après quelques années de vie tranquille durant lesquelles ils auraient eu trois enfants, Créon imagina de marier sa fille, Glaucé ou Créüse selon les légendes, à Jason. Jason pouvait répudier Médée, car selon la loi grecque et en tant qu’étrangère, elle n’avait pas le droit de l’épouser. Certains disent que Jason s’était lassé de Médée, d’autres que Créon auraient banni Médée, d’autres que Jason auraient proposé à Créon d’abandonner Médée pour s’attirer ses bonnes grâces. Médée aurait alors demandé un délai d’un jour avant de partir et avait mis à profit cette journée pour préparer sa vengeance. Elle aurait offert à la mariée une robe empoisonnée qui allait la brûler vive. Elle l’avait fait parvenir par les enfants qu’elle avait de Jason, enfants qui brûlèrent avec la mariée de même que son père en essayant d’enlever la robe qui consumait sa fille. Seul, Thessalos, l’un des trois enfants de Médée devait survivre. Il devait régner plus tard sur Iolcos à la suite d’Acaste. D’autres légendes disent que les enfants de Médée et de Jason seraient morts lapidés par les Corinthiens, car ils avaient apporté la robe empoisonnée à leur reine. Devant ce crime horrible nous pourrions penser que justice devrait être rendue ou, au moins, que Médée, devrait être purifiée ! Il n’en est rien et, au contraire, Médée s’enfuit sur un char céleste, celui du Soleil, tiré par des dragons ailés. Il n’est pas nécessaire de suivre Médée qui épouse Égée à Athènes et nous plonge dans le mythe de Thésée qui ne se rapporte en rien 108

à celui de Jason. Par contre, nous pouvons penser que ce crime est sans importance au regard des dieux et que Médée ne fait là que se faire justice elle-même. Jason aurait survécu encore quelque temps à Corinthe, rêvant à sa gloire passée, disent les légendes, jusqu’au jour où la proue tomba sur lui alors qu’il dormait à l’ombre de l’Argo. À quel moment se situent d’autres actions telles que la guerre contre Acaste, la prise d’Iolcos avec l’aide de Pélée et des Dioscures et la mise de Thessalos sur le trône d’Iolcos ? À quel moment se situe la chasse au sanglier de Calydon puisque Jason figurerait parmi les hérauts rassemblés autour de Méléagre ? Il est probablement inutile de chercher une chronologie dans ces aventures qui suivent le retour de Colchide. Par contre, nous pouvons considérer que Jason continue à œuvrer pour évoluer, pour suivre la voie que Chiron lui a certainement tracée. Après avoir été le serviteur d’Héra, il devient un simple héros de légende qui continue à rechercher l’immortalité, ne serait-ce qu’en allant chasser le sanglier de Calydon. La liste des héros nous indique un Jason d’Iolcos ce qui permettrait de penser que la chasse se serait déroulée après le retour de Colchide, avant ou après que Médée n’épouse Égée et rencontre Thésée. Toutefois, comme dans la même liste nous trouvons un Thésée d’Athènes en même temps que les Dioscures ou Pélée, nous devons abandonner toute tentative d’ordre qui ne serait que politique ou historique au sens traditionnel des termes. L’essentiel est la quête d’immortalité que Jason poursuit tout au long de sa vie et qui s’articule en plusieurs temps forts : • L’enseignement de Chiron qui lui révèle les vérités essentielles, • Le passage de la rivière en portant Héra qui lui révèle son identité et sa future mission, • Les épreuves pendant le voyage, en admettant qu’il se comporte comme les autres héros, ne serait-ce qu’en portant l’Argo sur ses épaules,

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• L’appel lancé à Apollon au nom de tous les navigateurs, • La chasse au sanglier de Calydon, • Sa mort provoquée par la proue du navire qui provient du chêne de Dodone. J’ai déjà souligné que la mort de Jason n’était pas une mort seulement accidentelle. C’est la proue de l’Argo qui lui apporte la mort, autrement dit le chêne prophétique de Dodone. Il faut donc considérer que le mythe de Jason est bien antérieur à celui d’Ulysse ou d’Héraclès qu’il fait référence à des hiérarchies divines qui ne sont pas les mêmes dans chaque mythe. Je voudrais reprendre ici l’étude que nous offre Pierre Lévêque dans Introduction aux premières religions. Bêtes, dieux et hommes. Il nous aide à comprendre le rôle que peut jouer Héra dans le mythe de Jason. « Au reste, le personnage de Zeus ne s’impose pas sans difficulté et même reste ambigu. À Dodone et à Olympie, sa prépotence n’est pas d’emblée nette en face des divinités féminines qui au Bronze dominent ces sanctuaires : à Olympie notamment, Héra est très vite logée dans un temple qui est l’une des premières créations de l’architecture dorique du Péloponnèse, tandis que lui devra attendre le Ve siècle pour en avoir un. D’autre part, en Crète, où son culte revêt une importance considérable, il est toujours lu comme un enfantdieu, sans rien à voir avec le maître du panthéon indoeuropéen. » (p.231) Héra a précédé Zeus et nous devons en tenir compte pour comprendre l’attitude de Jason à son égard. C’est elle qui est au sommet de la pyramide des dieux, elle n’est pas encore l’épouse de Zeus, monarque ou tyran qui gouverne l’Olympe. C’est avec Héra sur son dos que Jason entreprend de passer d’une rive à l’autre ce qui est le premier symbole important de sa légende. Certes, il s’agit d’une rivière, mais le symbole reste le même que s’il s’agissait de traverser les mers. Lorsqu’Héraclès tue le centaure Nessos qui voulait faire violence à Déjanire, il a traversé la rivière avant son épouse et nous sommes bien devant le même symbole. Jason a traversé et en le faisant, il n’a perdu qu’une sandale. 110

Nous pouvons penser que le costume de Jason devrait nous permettre d’interpréter le mythe. Ce qui s’impose à nous c’est la traversée de la rivière, Jason portant Héra, et la perte d’une sandale. C’est donc avec un pied nu que Jason aborde l’autre rive, une moitié de lui pouvant puiser directement les énergies terrestres, les forces de Gaia. Héra, d’une certaine façon lui a offert une sorte de baptême et Jason n’est plus un de ces adolescents qui ne connaissent rien de la vie. Il peut affronter ses adversaires en bénéficiant des énergies divines. Nous sommes bien dans une période où la nature joue encore un rôle très important, où les déesses jouent un rôle essentiel vis-à-vis des mortels. Héra peut-être considérée comme responsable de la perte d’une sandale ce qui montre qu’elle a déjà orienté la vie de Jason. C’est Héra qui enlève cette partie du vêtement d’autant plus symbolique qu’elle est encore, à cette époque, une Déesse-Mère. Nous ne sommes pas encore sous la loi du tout esprit, de l’effort pour anéantir en soi toute trace de la matière. La matière est encore utile parce qu’elle met en résonance l’homme et la nature. Je ne suis pas le seul à penser au statut d’Héra pour expliquer l’histoire de Jason. Dans Les mythes grecs21, Ariane Eissen étudie les différentes interprétations du mythe jusqu’à nos jours. En parlant de Robert Graves elle rappelle : « Robert Graves est aussi persuadé qu’au départ la quête de la toison d’or célébrait le pouvoir de la Déesse Mère, divinité primordiale que supplantèrent ensuite les Olympiens. Selon cette hypothèse, la Toison d’Or serait un instrument du culte de Zeus, ravi par Phrixos à l’instigation de la Déesse Mère ; celle-ci aurait plus tard demandé à Jason de venir à Aia pour ensevelir Phrixos, selon les rites grecs, car les funérailles à la mode en Colchide, qu’on lui avait données, ne permettaient pas le repos de son âme. En somme, de déformations en suppressions et d’additions en modifications, le récit d’un voyage réel, fabuleux simplement par son ampleur et l’éloignement des pays visités, aurait peu à peu pris la forme du mythe que nous connaissons. » (p.119)

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EISSEN A. Les mythes grecs. Paris, Belin, 1993.

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Elle note tout de même qu’à cette époque, il n’y a pas eu de relations commerciales suivies entre la Grèce et la Colchide ! Comment interpréter la chute de la proue qui tue finalement Jason alors qu’il a échappé à tant de périls ? Rien ne dit qu’elle tombe sur sa tête ce qui orienterait la réflexion. Mais, si l’on imagine un navire construit pour cinquante rameurs, la proue ne pouvait qu’avoir une certaine taille et un certain poids. On peut penser simplement qu’elle écrase Jason en tombant sur lui. C’est bien une partie du chêne de Dodone qui le tue en écrasant son corps. Il faut éviter de confondre les époques et de lire le mythe de Jason comme s’il était contemporain de celui de Psyché. Il n’y a pas ici une vision ternaire de l’homme : corps âme esprit, juste le corps fait de matière et aspirant à devenir pur esprit. C’est Zeus qui fait disparaître le corps de Jason et lui donne la possibilité de devenir esprit. La proue de l’Argo termine l’œuvre commencée par Héra. Cette fois ce n’est plus le pied qui se trouve en rapport avec les forces de la nature, c’est l’ensemble du corps qui laisse sa place aux forces divines. La mort de Jason représente non la mort d’un homme, mais la disparition de tout ce qu’il y a de matériel en lui. Le mythe dit simplement que Jason se reposait à l’ombre de l’Argo. Ne faut-il pas considérer que l’image est ici symbolique et que l’ombre attribuée à l’Argo est aussi l’ombre de la vie de Jason, tout au moins de son voyage en Colchide ? L’ombre s’oppose à la lumière ordinairement. Or la lumière divine, celle que Zeus défend avec son fils Apollon, est le contraire des ombres que laissent les humains, qu’ils soient ou ne soient pas des héros. En faisant tomber la proue de l’Argo sur Jason, Zeus met un terme à la naissance d’une ombre, il fait de Jason un mortel sans ombre, autrement dit une divinité. Zeus fait sortir Jason des limites imposées par l’existence corporelle, il achève son évolution. De la même façon qu’Apollon a envoyé un trait de lumière pour sauver l’Argo et son équipage, Zeus envoie la proue de l’Argo sur Jason, non pour le tuer, mais pour le faire monter au Ciel. Le mythe commence avec la suprématie d’Héra et s’achève avec celle de Zeus. Nous pourrions penser qu’il s’agit là d’une histoire mettant en lumière les rapports évolutifs entre 112

les dieux. Nous pouvons penser aussi qu’Héra a amorcé le début d’une transformation mystique tandis que Zeus l’achève, les deux s’associant pour montrer leur toute-puissance. Je ne crois pas que l’on puisse voir dans le mythe de Jason une interprétation de la lutte des sexes au sein des dieux, mais il n’est pas impossible que le mythe puisse se situer entre deux règnes : celui de Gaia et celui de Zeus. Le temps du mythe n’est pas le nôtre et la vie de Jason ne correspond certainement pas à une vie d’homme telle que nous l’entendons aujourd’hui. Si nous retenons que Pélias avait demandé le retour de la Toison d’Or et de l’âme de Phrixos, nous sommes bien placés devant une double mission : matérielle et spirituelle. La mort de Jason pourrait bien souligner la prépondérance de Zeus vis-àvis de tous les dieux et son pouvoir sur les mortels. Désormais, il déciderait seul de la fin de leur quête d’absolu ! La vie de Jason pourrait bien durer assez longtemps pour qu’elle puisse accompagner l’évolution des rapports entre les dieux. N’oublions pas que Jason est un personnage mythique et, comme on peut le voir dans le mythe d’Héraclès, tout ne s’est peut-être pas fait en une seule vie d’homme ! Si l’on tient compte des différentes informations en ce qui concerne les interventions divines pour la construction de l’Argo ou le voyage lui-même, on peut penser que nous nous trouvons aussi à un tournant de la structure olympienne. N’oublions pas qu’Athéna, n’est pas la fille d’Héra, mais celle de Métis, qu’entre le mariage de Zeus avec Thémis et celui avec Héra il se passe un temps difficile à mesurer, mais suffisant pour que les rapports entre les dieux puissent changer. C’est Athéna qui participe à la construction de l’Argo, mais c’est Apollon qui le sauve lorsqu’il est en perdition juste avant d’achever son périple. Chiron avait-il prévu tout ce qui allait arriver à Jason ? Il ne semble pas l’avoir prévenu pendant qu’il l’éduquait. Chiron lui avait appris la médecine et lui avait donné le nom de guérisseur. Nous pouvons faire référence au Dictionnaire des symboles pour tenter de comprendre la nature de Jason. On sait que Chiron connaissait l’art de guérir voire de faire revenir un mort 113

à la vie grâce à Athéna qui lui avait donné le sang de la Gorgone. Si le sang qui coulait dans ses veines du côté gauche était un poison violent, celui qui coulait du côté droit était bénéfique et pouvait redonner la vie. C’est parce qu’Asclépios se servait adroitement de ce sang que Zeus jaloux l’avait foudroyé, entraînant la colère d’Apollon. « Le symbole d’Asclépios, le médecin foudroyé, souligne le caractère sacré de la vie, qui n’appartient qu’à Dieu. L’homme maître de la vie, c’est l’homme qui a supplanté Dieu. Le mythe rappellerait le sens de la mesure dont l’homme doit faire preuve dans sa recherche de la connaissance. Il illustre un moment de la quête éternelle de la Vérité qui risque de se confondre avec l’orgueil de se rendre l’égal de Dieu » (p.621) Le surnom de Jason, pourrait bien expliquer son rôle dans le mythe : Jason n’est pas seulement un mortel qui veut ramener la toison d’or, il est aussi un mortel instruit qui guide d’autres mortels vers une guérison. Cette guérison ne peut porter que sur la maîtrise du corps au profit de l’esprit, ce que nous retrouvons chez Héraclès, pour ne citer que lui. En partant pour la Colchide, Jason est déjà un guide, et nous pouvons concevoir l’intervention d’Héra comme une confirmation de l’enseignement de Chiron. En partant de chez Chiron, Jason a surtout appris la médecine et la musique ce qui le différencie d’Héraclès ou de Thésée dont les exploits sont essentiellement physiques. Héraclès n’avait-il pas assommé son maître de musique ? La musique était probablement la cause de l’amitié entre Apollon et Chiron, mais il faut tenir compte du sens qui était alors donné à ce mot. Le Dictionnaire des symboles nous rappelle les considérations des Pythagoriciens, mais dit aussi : « Le recours à la musique avec ses timbres, ses tonalités, ses rythmes, ses instruments divers est un des moyens de s’associer à la plénitude de la vie cosmique. Dans toutes les civilisations, les actes les plus intenses de la vie sociale ou personnelle sont scandés de manifestations dans lesquelles la musique joue un rôle médiateur pour élargir les communications jusqu’aux limites du divin. » (p.655) Jason guérisseur est d’abord un mortel instruit qui peut communiquer à ses compagnons l’idéal que le centaure a fait germer en lui. Cet idéal n’est pas de vaincre des monstres, mais 114

d’aller chercher la Toison d’Or. En ce sens, la chasse au sanglier monstrueux de Calydon, envoyé par Artémis pour punir Oenée, le père de Méléagre que l’on peut considérer comme un autre guide mythique, diffère de la conquête de la Toison d’Or. Les taureaux monstrueux que Jason doit atteler pour labourer la terre ne sont qu’un obstacle, ils ne sont pas le but du rassemblement de tous les héros. La Toison d’Or représente la vérité, mais plus encore la pureté spirituelle. Devons-nous donner à l’association de Jason et de Médée la dimension négative que lui attribue Paul Diel ? Fallait-il que Jason combatte seul ces taureaux monstrueux, fasse la démonstration de sa force et de son courage au sens guerrier ou moral de ces deux termes ? Jason est un guérisseur avant tout et, comme Chiron le lui a appris, il sait que la violence n’est pas la seule solution pour maîtriser l’obstacle. S’il choisit la magie pour venir à bout de l’épreuve, choix qui pourrait bien être dicté par Héra, ne l’oublions pas, il serait préférable de dire que Jason ne se comporte pas comme un mortel décidé à vaincre ou à mourir dignement comme les héros de la guerre de Troie. Pourquoi a-t-il participé à la chasse de Calydon ? Ne serait-ce pas une simple présence, puisqu’il n’intervient d’aucune façon pour tuer le sanglier d’Artémis, à moins que son nom ne soit qu’une fantaisie de poète ? Quoi qu’il en soit, le mythe insiste sur le désir d’Héra de faire venir Médée à Iolcos afin de punir Pélias. Cela me paraît fondamental et montre que l’association ne peut être jugée négativement, même si notre logique et notre morale nous y poussent. Pour progresser dans ce sens, je voudrais faire référence au Dictionnaire critique de l’Ésotérisme publié sous la direction de Jean Servier : « L’acte magique est avant tout un acte religieux, même s’il se présente comme une inversion volontaire des cérémonies officielles. » (p.788) « Tout acte de magie consiste à lier, à attacher les forces ennemies pour donner à l’homme, par l’intermédiaire d’un ˝ technicien ˝ (mage, sorcière, nécromancienne), une puissance suffisante pour sortir victorieux de cette lutte cachée qu’il mène contre l’ordre des choses. » (p.789)

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L’article concernant la magie place cette dernière en Italie, principalement chez les agriculteurs et lui accorde un grand succès dans les milieux populaires. Si la magie est devenue un phénomène complexe que Pline l’Ancien fait découler de la médecine, de la religion et de l’astrologie, il est dit aussi : « Il est alors difficile de tracer la ligne de partage entre ce qui relève de la ˝ magie scientifique ˝ (modifier les lois de la nature…) et ce qui relève d’une sorcellerie beaucoup plus pragmatique qui s’occupe de guérir les maladies, de donner le succès dans la vie professionnelle ou amoureuse, ou en dernier lieu d’éliminer un ennemi par des incantations et des philtres empoisonnés. » (p.787) Le mythe met bien en évidence cette magie, largement antérieure aux habitudes romaines, et nous fait découvrir la puissance des philtres ou des baumes, la possibilité d’aider l’homme dans ses efforts pour obtenir une victoire ou pour donner la mort s’il le faut. Ne négligeons pas le fait que Circé est fille du Soleil et que Médée en est la petite-fille. Si Circé purifie Médée et Jason, c’est bien parce que le meurtre du fils d’Aeétès peut être oublié, négligé ou accepté par les dieux. Tout ce qui s’est passé avant, autrement dit tout ce qui est magique ne saurait être considéré comme contraire à la volonté des dieux. Si cela nous choque, c’est bien parce que depuis des siècles nous avons fait de la magie un acte répréhensible, ce qui est essentiellement dû à nos croyances et à nos politiques. Peu importe la façon d’obtenir la Toison et si nous ajoutons à cela qu’Aeétès chargeait, ordinairement sa fille Médée, d’exterminer les étrangers qui abordaient sur son territoire, on peut comprendre que le vol de la Toison ne soit pas la cause de la poursuite des Argonautes. Symboliquement ils ont pris pied dans le monde de la lumière, celui qui appartient au Soleil. Aeétès est le fils du Soleil et s’il met à mort symboliquement les mortels qui ne le méritent pas, cette fois il ne peut le faire d’une part parce que Médée s’est placée de leur côté, d’autre part parce que les Argonautes sont des héros qui possèdent désormais la Toison d’Or. Au moment où il s’élance contre les Argonautes, Médée n’a pas encore tué et démembré son frère. La mort d’Apsyrthos 116

n’est qu’une conséquence de la poursuite d’Aeétès qui ne veut pas admettre que les Argonautes méritent d’emporter avec eux la lumière du Soleil, la Vérité, la connaissance, qu’ils ne sont plus de simples mortels. Si nous refusons la magie au moment où Jason combat les taureaux de Poséidon, il faudrait aussi refuser la magie qui permet à Circé de purifier Médée et Jason ! Ce n’est pas ce que veulent les dieux, tout particulièrement Héra qui domine le voyage dans sa totalité, un voyage qui ne peut pas être sans effet sur l’ensemble des héros engagés. La mort de Pélias pourrait paraître plus horrible que celle d’Apsyrthos, au moins de même violence, mais Pélias n’a-t-il pas trois morts à son actif ? N’a-t-il pas également banni d’Iolcos son frère jumeau pour qu’il n’ait pas le pouvoir ? Le fait que Pélias ait un frère jumeau met en relief la dualité en l’homme, le fait qu’une partie de l’individu soit amené à combattre l’autre partie pour détruire le mal et développer le bien. Le Dictionnaire des symboles nous dit à ce propos : « Et ce sera naturellement aux forces spirituelles de l’évolution progressive d’assurer leur suprématie sur les tendances involutives et régressives. » (p.546) Or Pélias représente le contraire de cette évolution et au lieu d’aller vers la lumière, il va vers les ténèbres en chassant cette partie de lui-même qui le dérange dans son désir de royauté. En tuant Sidéro, dans le sanctuaire d’Héra, il ne fait que confirmer les forces de régression qui sont en lui, il ne peut que se condamner à périr. Nous pourrions ajouter qu’en cela il est bien un enfant de Poséidon qui passe souvent pour le contraire de Zeus qui est un défenseur de la lumière. Pélias est le contraire de Jason. Au moment où Jason invoque Apollon pour qu’il aide l’Argo à sortir de la nuée qui lui enlève toute visibilité et peut le précipiter sur les récifs, il s’adresse à un dieu qui, à Delphes, a su imposer son oracle et qui, selon Homère, envoie, comme sa sœur Artémis, les douces flèches de la mort. En envoyant une flèche enflammée, Apollon faisait sortir l’Argo des ténèbres et le conduisait vers une île qui prit le nom d’Anaphé, c’est-à-dire la Révélation. Comment ne pas associer cette action et l’oracle 117

de Delphes rendu à Pélias lui demandant de se méfier de Jason ? Il est possible de dire que tout était voulu, dès le départ, pour que les Argonautes, Jason et Médée remplissent une mission divine. Certes, Pélias semble en faire les frais, à moins que ce ne soit Poséidon lui-même ! Il faudrait tenir compte des rapports souvent conflictuels qui existent entre Poséidon et les autres dieux, par exemple lorsqu’il s’agit de prendre l’ascendant sur une ville ou une région. C’est par rapport à Argos qu’Héra s’était violemment disputée avec Poséidon. Héra avait pour elle la faveur des dieux des fleuves du pays, mais Poséidon avait asséché les fleuves et inondé le pays d’eau de mer. Devenu amoureux d’une des filles de Danaos, il aurait fini par indiquer des sources d’eau pure. La seule ville où il pouvait se considérer comme le protecteur divin était Corinthe. En lutte cette fois contre Hélios, il avait été décidé que la colline surplombant la ville serait donnée au Soleil, tandis que l’ensemble de l’isthme, baigné par la mer, le serait à Poséidon. C’est là que Jason devait consacrer l’Argo. Comment l’Argo pouvait-il être consacré à Poséidon alors que sa proue provenait du chêne de Dodone, qui appartenait à Zeus ? Le navire portait en lui l’opposition des deux frères et Jason ne pouvait éternellement honorer les deux divinités. La chute de la proue qui tue Jason représenterait-elle une punition, une vengeance de la part de Zeus ? À une telle hypothèse, on peut opposer alors une observation qui saute aux yeux : pourquoi le cadeau empoisonné de Médée qui fait périr sa future épouse, son père, deux de ses enfants et incendie le palais n’atteint pas Jason alors qu’il est le futur époux ? Pourquoi Jason se trouve-t-il protégé si ce n’est par les dieux ? Dans ce cas, la protection ne peut venir de Poséidon et ne peut être attribuée qu’à Zeus. Comment Poséidon aurait-il pu embrasser la cause de Jason ? Poséidon est le père de Pélias, Pélias meurt pour avoir offensé Héra. Poséidon est le père du bélier à la Toison d’Or qu’il aurait eu avec Théophané après l’avoir transformée en brebis pour la soustraire aux prétendants qui les poursuivaient.

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Triton est un fils de Poséidon, mais s’il passe parfois pour un être malfaisant, c’est bien lui qui guide les Argonautes vers la mer et leur permet de revenir à Iolcos. Erginos, un autre fils de Poséidon ne devait-il pas prendre la direction de l’Argo lorsque Tiphys, son premier pilote, avait perdu la vie ? Rien n’est simple en mythologie et les légendes se croisent pour compliquer les explications que l’on croit pouvoir donner. Les divinités sont, comme les mortels, capables du meilleur et du pire. Pourtant, il semble que Jason, guérisseur au sens symbolique, serviteur d’Héra en ce qui concerne son désir de vengeance, est bien un symbole de transcendance. Non seulement il est celui qui recherche la Toison d’Or, ce qui signifie qu’il est à la recherche de la Vérité et de la lumière que le corps cache à l’esprit, mais il regroupe autour de lui des héros qui souhaitent vivre la même quête au péril de leur vie. Le guérisseur, qui n’est pas un médecin, est celui qui délivre d’un mal aussi bien physique que mental, qui fait disparaître la maladie. Nous pouvons dire que dans le cas des Argonautes, il est celui qui leur permet d’accéder à la connaissance de la Vérité, qui leur permet de conquérir la Toison d’Or. Nous pouvons plus facilement comprendre que Jason puisse s’associer à Médée, les méthodes d’un guérisseur n’étant pas des méthodes officielles, sanctionnées par un enseignement académique. Jason doit ses connaissances de base à Chiron, un immortel qui connaît toutes les méthodes pour accéder à la vérité, une vérité qui ne trouve plus de frontières dans la mort de la matière ou la disparition du corps. Jason meurt écrasé, ce qui peut nous permettre de dire qu’il renaît sans corps, juste en esprit ! Peut-être faut-il considérer que le mythe de Jason, comme celui des Argonautes, antérieur à celui d’Ulysse, nous situe entre deux époques distinctes sur le plan religieux. Le mythe nous ferait passer d’une époque à l’autre.

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MÉDÉE ET SES AMOURS IMPOSSIBLES

Il est difficile de parler de Jason sans parler de Médée, nous le comprenons vite en étudiant le mythe des Argonautes. Mieux connaître ou comprendre Médée ne peut que nous aider à cerner le personnage de Jason. Ajoutons que cela pourrait nous aider à comprendre celui de Thésée également, les deux héros subissant les amours de la magicienne. Parler d’amours impossibles peut surprendre et peut-être faudrait-il se demander si Médée fut réellement amoureuse dans ses différentes rencontres, que ce soit avec Jason ou avec Égée. Commençons par retrouver la magicienne au moment où elle est bannie de Corinthe. Médée s’était assuré l’aide d’Égée, roi d’Athènes, avant de s’enfuir de Corinthe. Elle lui avait dit qu’elle pouvait l’aider à avoir des enfants, qu’elle pourrait lui donner des fils s’il l’épousait. Cette promesse nous oblige à prendre en considération le mythe de ce roi qui était le père mortel de Thésée en admettant que son père divin fût Poséidon. Malgré ses deux mariages Égée ne pouvait pas avoir d’enfant. Pour comprendre les raisons de cette situation, il était allé à Delphes pour interroger la Pythie. Celle-ci lui avait donné une réponse qu’il ne pouvait interpréter et qui était la suivante : « Ne délie pas, toi, le plus excellent des hommes, la bouche qui fait saillie de l’outre à vin avant d’être parvenu au plus haut de la ville d’Athènes ». En voyage, il s’était arrêté à Trézène chez Pitthée le fils de Pélops. Comprenant l’oracle, Pitthée s’était s’empressé d’enivrer Égée et de l’unir, cette nuit-là à sa fille Aethra. Or, Athéna lui avait envoyé un songe qui l’invitait à se rendre sur une île voisine pour offrir un sacrifice à celui qui avait été conducteur de char de Pélops. C’est à cette occasion qu’elle aurait été aperçue par Poséidon et le dieu lui aurait ravi 121

sa virginité. Un enfant devait naître et pouvait passer aussi bien pour l’enfant du dieu que pour celui d’Égée. Cet enfant n’était autre que Thésée. Égée avait repris son voyage ignorant qu’il aurait un fils. Pourtant, il avait demandé à Aethra d’élever l’enfant, si elle en avait un, et de ne pas lui révéler le nom de son père. Il avait juste laissé sous un énorme rocher des sandales et une épée en ajoutant que lorsque l’enfant sera assez fort pour déplacer le rocher, il pourrait alors partir à la recherche de son père. Égée, revenu à Athènes avait épousé Médée et lui avait donné un fils Médéos. Mais Thésée, devenu adulte, était parti à la recherche de son père et la rencontre était inévitable. Seule, Médée avait compris qui il était et avait poussé Égée à le tuer au cours d’un repas en l’empoisonnant. Égée avait alors invité le jeune homme, mais lorsque celui-ci avait sorti son épée pour couper sa viande, il l’avait reconnu et renversé la coupe où se trouvait le poison, Médée devant s’enfuir avec son fils pour éviter la colère de son mari. Il existe d’autres versions de la même rencontre et de l’échec de Médée, mais l’essentiel ici est de tenir compte de la nouvelle fuite de Médée qui, une fois encore ne pouvait conserver son époux, cette fois à cause d’un fils qui régnerait sur Athènes après la mort de son père. Bannie d’Athènes Médée aurait repris le chemin de son pays, serait allée en Asie puis en Colchide. On dit parfois que Médée ne serait pas morte et aurait été transportée aux Champs Élysées où elle serait devenue la compagne d’Achille en même temps qu’Iphigénie, Hélène et Polyxène ! Ce qui frappe au premier abord c’est l’impossibilité que rencontre Médée pour s’installer durablement en Grèce, fonder un foyer qui ne soit pas brisé par les conséquences négatives de la magie. Le seul moment où cette magie est utile reste celui où Jason doit atteler les taureaux furieux et labourer la terre avant de semer les dents du dragon tué par Cadmos. À Corinthe et à Athènes, la magie de Médée provoque chaque fois son bannissement, épreuve plus redoutable que la mort aux dires du fils d’Œdipe. Mais ce qui frappe aussi c’est la difficulté pour Médée, d’avoir un amour durable qui ne soit pas fondé sur un

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marchandage, que ce soit avec Jason en Colchide, que ce soit avec Égée à Trézène ou même à Corinthe selon Euripide. Comme Circé qui aimait Ulysse et n’a pu le garder près d’elle, bien qu’ils aient eu un enfant, Médée aura des enfants avec Jason et avec Égée et ne pourra pas rester auprès des hommes qu’elle aime, comme elle le souhaitait certainement. On dirait que le sort s’acharne contre elle : Créon souhaite marier sa fille à Jason, Thésée revient retrouver son père. Dans les deux cas, elle n’a pas pu imaginer un seul instant qu’elle serait rejetée. Sa magie ne peut rien contre les douleurs qu’elle endure, contre le destin qui ne semble pas lui sourire sauf à la fin de sa vie si l’on admet qu’elle se retrouve aux Champs Élysées. Les légendes nous font connaître des faits, rarement les sentiments qui les accompagnent. Il faut attendre des siècles pour voir Euripide traduire en mots la violence qui anime Médée, qui la pousse à se venger contre ceux qui lui font savoir qu’elle est une étrangère, qui l’amène à choisir dans la magie une riposte qu’elle regrettera trop tard, peut-être parce qu’elle ne correspond pas à l’ordre qui lui est contraire. Si la magie permet aux Argonautes et à Jason de revenir avec la Toison d’Or, elle n’a plus que des effets négatifs lorsqu’elle l’utilise pour défendre ses amours. Alors qu’Héra avait besoin d’elle pour punir Pélias, elle n’a plus d’égards pour elle, bien que protectrice des épouses, dès lors que Médée a assuré la mort de celui qui l’avait offensée. Désormais, Médée subit la loi des hommes, comme celle de Zeus, et ne peut que se soumettre, fuir et revenir chez elle en Colchide. En dépassant la légende, ne serait-il pas possible de comprendre que la magie qui permet la conquête de la Toison d’Or est une magie encore associée au culte des premiers dieux, ou mieux des déesses, des Grandes Mères alors qu’après la mort de Pélias, elle doit se soumettre à l’ordre tel que Zeus l’impose ? Médée ne serait alors qu’un cas particulier, une personnification de cette force ancienne qui progressivement vient s’opposer aux nouveaux dieux. Dans ce contexte, elle ne peut qu’être mise en échec. Homère ne nous le montre-t-il pas

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dans l’Odyssée22 lorsque les dieux, Zeus en tête, décident de renvoyer Ulysse chez lui ? Athéna le dit clairement à propos de Calypso, mais cela reste vrai pour Circé. « Fils de Cronos, mon père, suprême Majesté, si, des dieux bienheureux, c’est maintenant l’avis que le tant sage Ulysse en sa maison revienne, envoyons sans tarder, jusqu’à l’île océane, Hermès, le rayonnant porteur de message, et qu’en toute vitesse, il aille révéler à la Nymphe bouclée le décret sans appel sur le retour d’Ulysse et lui dise comment ce grand cœur doit rentrer ! » (p.56) Pour ne pas subir les maléfices de Circé, Hermès donnera à Ulysse l’herbe de vie qui lui permettra de ne pas en connaître les effets comme ses compagnons transformés en pourceaux. Les dieux ont décidé et la magicienne ne peut utiliser ses drogues. La magie doit céder devant le décret des dieux et si Circé est considérée comme une déesse, elle n’a pas le rang des Olympiens et doit obéir. Il est probable que cette suprématie n’a pas toujours existé et c’est ce que le mythe de Jason montrerait à condition d’interpréter le voyage de l’Argo comme un voyage initiatique qui se déroule dans un temps nettement supérieur aux quatre mois suggérés par la légende et antérieur à l’avènement de Zeus. Le Dictionnaire critique de l’ésotérisme ne parle pas de la Grèce, mais l’article de Christian Jacq sur la magie en Égypte pharaonique peut nous aider dans notre effort d’analyse. « Force créatrice née avant la création, fille de la lumière, la magie permet d’agir au commencement, de mettre au présent l’origine et de refaire « la première fois » ; grâce à elle, l’ordre né du chaos peut être conservé ici-bas et dans l’autre monde… Il est possible de modifier le destin grâce à la connaissance de cette science… Tout acte cultuel est fondamentalement magique puisqu’il transmet l’intransmissible et manifeste l’invisible… Le magicien manie le verbe, il est fils de la grande mère qui mit au monde le créateur qui n’a pas de mère. Lui, magicien, est père des dieux et les fait vivre. Les maîtres lui reconnaissent

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HOMERE Odyssée. Paris, Gallimard, 1955.

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sa qualité de possesseur de puissance et d’héritier du créateur. » Nous pouvons dire que le rapport de force entre les magiciens et les dieux va changer en passant d’une domination des femmes à celle des hommes. Il faut relire Introduction aux premières religions de Pierre Lévêque pour comprendre que la magie de Médée se situe dans un contexte religieux évolutif et que le mythe se trouve lié à cette lente transformation de la hiérarchie divine. Lorsque le mythe, par exemple, dit que Médée fut transportée aux Champs Élysées à la fin de sa vie, nous pouvons associer à la légende cette remarque de Pierre Lévêque : « L’origine minoenne de la conception grecque des Enfers ne fait aucun doute : ces Champs Élysées (dont le nom n’a aucune étymologie assurée en grec et doit être crétois) sont un séjour souterrain, en conformité avec les croyances des grandes monarchies du Bronze. » (p.192) À cette époque, les forces essentielles sont les Grandes Déesses, ce sont elles qui dispensent la vie éternelle, Héra étant connue encore au Ier millénaire comme la Grande Mère. Zeus, pour sa part, n’est pas encore reconnu comme le maître du panthéon grec. Sa transformation progressive sous l’influence des migrateurs indo-européens, entre le Bronze ancien et le Bronze moyen, conduit lentement à cette vision nouvelle d’un patriarche tel que l’imagine Homère. Après avoir été un dieu enfant en Crète, il devient un Dieu Père. Enfant il était lié à Héra, déesse mère, il s’émancipe donc en devenant le maître de l’Olympe. Pour Pierre Lévêque, Zeus met en lumière le syncrétisme créto-mycénien qu’il situe aussi bien sur le plan religieux que sur le plan politique. Je crois qu’il faut situer le mythe des Argonautes et de Jason bien avant Homère, avant le retour d’Ulysse qui retrouve Pélias en Enfer lorsque Circé l’invite à rendre visite à Tirésias. Le mythe de Jason n’est pas encore celui des héros guerriers tels qu’Homère nous les montre dans l’Iliade alors qu’il commence à le devenir avec Thésée. Il est en effet possible de lui attribuer cette précision de Pierre Lévêque :

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« Le mot crétois ˝ héros ˝ persiste au Ier millénaire, ce qui suppose un intermédiaire mycénien, confirmé au reste par le Tiriseroe (˝ trois fois héros ˝) d’une tablette. Le héros, c’est le Seigneur, le mort princier qui voit sa puissance vitale renforcée par le trépas même et qui continue sa protection charismatique sur la communauté sur laquelle il régnait. » (p.217) Jason n’apparaît jamais comme un héros guerrier. C’est pourquoi il semble préférable de le situer en relation avec la Déesse Mère, autrement dit Héra, même si à la fin de sa vie, Zeus intervient pour le soustraire à son influence en faisant tomber sur lui la proue de l’Argo. Nous pouvons dire qu’il précède la période achéenne, période qu’Homère imagine plusieurs siècles après. Pierre Lévêque nous dit à ce propos : « Cette dernière phase est souvent dénommée période homérique. On a en effet de bonnes raisons de penser que le poète ou plutôt les deux poètes qui ont composé, au VIIe siècle, l’Iliade et l’Odyssée, épopées racontant des événements censés se passer dans la dernière période des royaumes achéens (fin du XIIIe siècle) sont incapables de se représenter la société mycénienne et donnent comme toile de fond à leurs récits des royaumes dont le roi, qui porte le titre de basileus et non plus celui de wanax, n’a qu’un pouvoir fort limité sur la communauté, en fait dominée par les aristocrates détenteurs de grands domaines fonciers. » (p.225) En ce qui concerne Athéna qui joue un rôle presque aussi important qu’Héra dans le mythe de Jason, il faut éviter, là encore, de s’en tenir à une chronologie qui écrase le temps et ne permet pas de tenir compte d’un temps long durant lequel religion et politique évoluent. Si Athéna sort du crâne de Zeus toute armée, rien ne dit qu’il s’agit du Zeus patriarche, monarque tout puissant que l’on connaît chez Homère ou Hésiode. Pour E.O. James23, Athéna fut la survivance d’une déesse minoenne-mycénienne du foyer qui portait un bouclier et protégeait la citadelle et le roi. Il ajoute que c’est au moment où

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JAMES E. O. Le culte de la Déesse-Mère dans l’histoire des religions. Paris, Le Mail, 1989.

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elle aurait été placée au service des princes mycéniens qu’elle aurait acquis son caractère guerrier. Notons cette précision : « Quoi qu’il en soit, elle était la déesse tutélaire de la Crète et des princes mycéniens, plus tard élevée à la dignité de déesse de l’État républicain, l’importante cité attique ayant été nommée en son honneur. » (p.161) Il est clair qu’Athéna ne joue pas un rôle guerrier dans le mythe de Jason. Ne pouvons-nous pas dire que le mythe de Jason et celui des Argonautes nous parlent d’une autre époque, une époque oubliée et réinventée au temps d’Homère, d’une époque où les combats ne sont pas ce qu’il y a de plus important et où il est encore difficile de ne pas tenir compte de la nature, des forces de la Terre ? Pierre Lévêque parle de Poséidon qui signifie en grec « époux de la terre » en ajoutant qu’il est surtout un dieu crétois partenaire de la Terre-Mère dans l’effort d’association des divinités. Ces deux légendes se déroulent bien avant l’époque homérique et, comme celle d’Œdipe, nous placent dans un contexte religieux ancien qui n’a plus rien à voir avec celui de la guerre de Troie par exemple. Si nous ne trouvons pas ici de serpent, nous trouvons par contre deux taureaux qui sont des symboles de cette époque ancienne où les Déesses Mères dominent les croyances. Le taureau, symbole des forces créatrices représente ici le puissant Poséidon et son épouse la Terre. Il symbolise les forces indomptées de la Terre et le fait de les atteler pour labourer la Terre indique que Jason maîtrise ces forces et peut s’en servir. Les hommes armés, nés des dents du dragon qui avaient été semées sont tous anéantis, autrement dit ce qui pouvait naître de la terre et s’opposer à sa mission disparaît lui permettant de poursuivre la conquête de la Toisons d’Or. Alors que Thésée tue le Minotaure, Jason ne fait qu’atteler les taureaux de Poséidon, ce qui montre qu’il peut utiliser leur force de fécondité. Il me semble préférable de considérer qu’il s’agit, ici, d’une domination des forces qui étaient en lui et qui, justement, ne vont pas conduire à l’opposition attendue entre Pélias et lui par rapport au pouvoir. Il n’est pas souhaitable d’aller jusqu’à donner à cette vision psychologique du mythe une place importante. À l’origine du 127

mythe l’esprit ne tient pas la première place dans l’action et la magie qui appartient aux forces de la nature, aux premières divinités puisque Hécate est encore indépendante des Olympiens, ne doit pas être considérée comme maléfique. C’est un peu ce que pense Diodore de Sicile24 lorsqu’il écrit : « Après avoir ordonné à tous ses proches en général de se comporter avec modération et magnanimité, Jason convoqua le peuple en assemblée. Il se justifia de ce qu’il avait fait et montra qu’il avait puni ceux qui, avant lui, avaient mal agi, mais qu’ils avaient reçu un châtiment moindre que ceux qu’il avait lui-même subis… » (p.78) Pélias venait de trouver la mort en étant dépecé par ses filles qui avaient cru en Médée. Entre les enseignements d’Homère et ceux de Diodore se situent ceux d’Euripide. Euripide se saisit du mythe au moment où Jason a décidé d’épouser Créüse et où Médée décide de se venger avant d’être bannie. En lisant l’introduction que Georges Duclos donne à la traduction de la tragédie25, nous comprenons qu’il n’estime pas beaucoup Jason et qu’il s’efforce de comprendre Médée. Euripide a-t-il réellement cherché à défendre Médée et à faire de Jason le pire des hommes ? Je crois que le Coryphée nous dit, à la fin de la pièce, ce qu’il faut considérer en premier : « De maints événements Zeus est le dispensateur dans l’Olympe. Maintes choses contre notre espérance sont accomplies par les dieux. Celles que nous attendions ne se réalisent pas ; celles que nous n’attendions pas, un dieu leur fraye la voie. Tel a été le dénouement de ce drame. » (p.159) Rappelons qu’Euripide n’est plus en rapport avec les religions anciennes ! Nous avons tendance, aujourd’hui à faire

24

DIODORE Mythologie des Grecs. Paris, Les Belles Lettres, 2004. EURIPIDE Théâtre complet 4. Traduction, introduction et notes par H. Berguin et G. Duclos. Paris, Garnier Flammarion, 1966. 25

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ce type d’analyse parce qu’il correspond davantage à nos acquis culturels. Restons dans le contexte d’Euripide. La sagesse populaire connaît la puissance des dieux et nous fait savoir que les mortels ne font pas toujours ce qu’ils veulent. Leurs actions ne dépendent pas de leur seule volonté et, que ce soit dans l’idée ou dans le faire, elles sont d’abord imaginées par les dieux. Autrement dit, c’est nous qui, en suivant les péripéties du drame, donnons à chacun des intentions et des responsabilités qu’ils n’ont qu’en partie. Certes, il est difficile de suivre les arguments des uns et des autres lorsqu’ils justifient leurs choix de vie, mais comment ne pas se sentir obligé de prendre position devant des situations qui nous impliquent moralement ? L’inconvénient est alors que notre morale n’a plus rien à voir avec une dimension religieuse qui elle-même n’a cessé d’évoluer. Ou bien nous prenons position contre Jason qui répudie sa femme et semble cacher sa décision sous des explications qui n’ont qu’une faible valeur face à l’exil de Médée, ou bien nous prenons position contre Médée qui empoisonne Créüse et Créon avant d’égorger ses enfants sous prétexte de faire souffrir Jason qui est responsable de son exil ! Nous sommes invités, par Euripide, à prendre position en faveur de l’un ou de l’autre, à partir de ce qu’ils disent et de ce qu’ils font, à les juger et c’est là que tout devient difficile si nous voulons tenir compte à la fois du mythe, du contexte religieux du temps d’Euripide et de notre morale actuelle. La légende nous éloigne de l’histoire et nous interpelle en tant qu’homme, en tant qu’individu confronté à une situation semblable comme si elle pouvait exister hors du temps. Le mariage est-il un acte si important qu’il puisse justifier la condamnation de Jason et ce qui l’accompagne, c’est-à-dire la mort de sa nouvelle épouse, de son père et de ses propres enfants ? Si Héra a laissé Médée décider de la façon de tuer Pélias, si cette mort affreuse n’est pas à prendre en compte, pouvons-nous dire qu’elle sert Jason ? Non puisqu’ils sont exilés tous les deux et trouvent refuge à Corinthe. Si Jason nous fait savoir que Médée est appréciée pour son intelligence par le peuple de Corinthe, pourquoi justifier l’alliance avec Créon en rappelant qu’elle est une étrangère ? Pourquoi se sont-ils 129

mariés ? Nous le savons d’après la légende. Nous savons, en effet, que chez Alcinoos, Jason avait dû lui prendre sa virginité pour qu’elle ne soit pas renvoyée en Colchide où elle aurait dû rendre compte de ses actes en faveur des Grecs. Il devient donc possible de dire que ce mariage est imposé à Jason. La légende nous fait comprendre qu’Héra l’a voulu puisqu’elle tient à faire venir Médée à Iolcos. S’il est vrai que Jason et Médée vivent heureux pendant dix ans à Corinthe et ont des enfants, deux ou trois selon les légendes, pourquoi, brutalement, Jason veut-il épouser la fille de Créon ? N’est-ce pas Créon qui le souhaite en premier, sans que l’on comprenne clairement pourquoi ? M. Grant et J. Hazel, dans leur Who’s Who, nous donnent une explication qui pourrait nous satisfaire : « Jason et Médée se rendirent à Corinthe, après leur retour d’Iolcos. Créon leur souhaita la bienvenue, et, grâce à lui, ils vécurent en paix pendant dix ans, mettant au monde deux ou trois enfants. Puis, selon Euripide, les Corinthiens commencèrent à avoir peur de Médée qui était à la fois une étrangère et une magicienne. Jason, de même, se lassait d’elle, car, en tant qu’étrangère, elle ne pouvait lui donner d’enfant légitime pouvant être son héritier selon la loi. Créon lui offrit sa fille Glaucé (ou Créüse) en mariage et ordonna à Médée de partir en exil. » (p.115) Euripide, commence par faire dire à Créon qu’il a peur de Médée, peur qu’elle n’imagine quelque mal à sa fille parce qu’elle n’accepte pas son mariage avec Jason. Il a peur parce que Médée est « habile et savante en maints maléfices » d’une part et qu’elle « souffre d’avoir perdu le lit conjugal » (p.126) d’autre part. Cette peur, qu’Euripide cherche à nous faire partager, se justifie par un changement de société, de mœurs, d’idées reçues et surtout de croyances nouvelles. Pour Euripide, nous pourrions dire que la magie est ce qu’il y a de pire, mais il semble que le comportement de Jason soit pire encore. Nous sommes bien dans une époque qui n’est plus celle d’Homère, encore moins celle du mythe à l’origine. Il donne ensuite la parole à Jason qui semble plus explicite pour justifier son mariage :

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« Venu ici de la terre d’Iolcos, traînant après moi tant de malheurs inextricables, quelle aubaine plus heureuse aurai-je trouvée que d’épouser la fille d’un roi, moi, un exilé ? Non pas – ce qui te pique – que je haïsse ta couche, ni qu’une nouvelle épousée excite mon désir, ou que j’ai cure de rivaliser avec d’autres pour une nombreuse postérité : il me suffit des enfants que j’ai et je ne te fais pas de reproches. Mais je voulais – et c’est l’essentiel – que nous vivions dans l’aisance et non dans le besoin, sachant que le pauvre voit fuir et s’éclipser tous les amis ; je voulais élever les enfants d’une manière digne de ma maison, donner des frères aux fils nés de toi, les mettre tous au même rang, n’en faire qu’une seule famille et assurer mon bonheur. » (p.133) Nous pouvons alors considérer qu’Euripide tente de nous éclairer sur les deux principaux personnages, sur le pourquoi de leurs choix respectifs, Jason sur son nouveau mariage, Médée sur sa vengeance. Euripide fait remonter l’origine du mariage à la première rencontre de Médée et de Jason en Colchide et fait dire à Jason : « Pour moi, puisque aussi bien tu exaltes outre mesure tes services, c’est Cypris, à mon avis, qui dans mon expédition m’a sauvé, seule entre les dieux et les hommes. Tu as l’esprit subtil, mais il t’est odieux de raconter tout au long comment Éros t’a obligée, par ses traits inévitables, à sauver ma personne. » (p.132) Il place l’amour de Médée pour Jason sous l’influence d’Aphrodite (Cypris) et d’Éros. Autrement dit, ce ne serait pas Jason qui aurait séduit Médée pour en tirer profit, mais le dieu de l’amour, assisté d’Aphrodite, qui aurait provoqué cette attirance pour le jeune héros venu de Grèce. Nous retrouvons alors les paroles du Coryphée qui ramène tout à la décision des dieux. Ce qu’il ne faut pas négliger, c’est qu’Héra ne s’intéresse plus à Jason après la mort de Pélias et nous pouvons penser qu’elle a tout arrangé pour que Jason soit aimé de Médée. Pour elle, il ne compte pas. Il est bien un simple serviteur. Par contre, le mariage est une institution qui préside à la transmission de la vie et revêt une valeur religieuse en donnant à la virginité une 131

place importante. Nous pourrions dire que ce qui est le plus important entre Jason et Médée reste la virginité de Médée conquise obligatoirement ou volontairement par Jason chez les Phéaciens, certainement pas amoureusement au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Mais, déjà là, nous sentons que la valeur de ce mariage est ambiguë. La pureté qui aurait dû l’accompagner, bien que réelle sur le plan physique, n’est que relative sur le plan psychologique ou religieux. Il est probable qu’Euripide n’est pas entré dans de telles considérations et qu’il a surtout voulu montrer le drame de Médée acculée à la vengeance avant de quitter Corinthe. N’oublions pas que Médée se sait petite-fille du Soleil et qu’elle ne peut admettre d’être traitée comme une simple mortelle. Ce n’est pas une épouse ordinaire qui est exilée pour des raisons qui semblent compréhensibles dans le contexte politique de l’époque, c’est une descendante du Soleil et nous le redécouvrons lorsqu’elle est montée sur son char et dit à Jason : « Ta main ne me touchera jamais. Voilà le char que le Soleil, père de mon père, m’a donné comme rempart contre une main ennemie. » (p.155) Exilée de Corinthe elle va se rendre à Athènes où elle va épouser Égée qui aspire à avoir des enfants et ne sait pas encore qu’il a déjà un fils en la personne de Thésée. La suite des aventures de Médée devrait nous faire réfléchir et Euripide a su prendre dans la légende le passage qu’il fallait pour répondre à un public et une époque donnés. Le fait est qu’en cherchant à mettre à mort Thésée, Médée est une nouvelle fois exilée bien que mariée à Égée ! Nous comprenons que le mariage ne permet pas tout et qu’Héra, qui est la protectrice des épouses légitimes ne peut changer l’ordre des choses. Peut-elle agir contre les fredaines de son royal époux ? En fait, les relations amoureuses de Zeus ne sont pas de simples bagatelles, elles ont un sens religieux et politique puisqu’il s’agit d’ordonner simultanément les mortels et les immortels. Nous pourrions mal juger Jason comme le fait G. Duclos avant de le définir comme un « piètre héros » : « Jason est égoïste, cynique, beau parleur ; la reconnaissance n’est pas son fort… Il appartient à la catégorie 132

de ceux qui abandonnent tout naturellement ceux auxquels ils doivent tout après avoir tiré d’eux les plus grands services. Il est intéressé, cupide peut-être et friserait l’odieux sans son désespoir si vrai et si pathétique au dénouement. » (p.112) Que dire de Médée qui programme ses meurtres avec le souci de faire souffrir le plus possible un Jason qui est devenu le pire des hommes à ses yeux ? Comment qualifier l’orgueil qui lui impose de tuer elle-même ses enfants ? Sa ruse et sa cruauté font d’elle l’héroïne du drame et l’on découvre à la fin de la tragédie qu’elle ne sera pas condamnée par les dieux, bien au contraire. En s’enfuyant sur le char du Soleil pour aller à Athènes, où elle sera sur le point de réaliser un nouveau meurtre en cherchant à tuer Thésée, nous comprenons qu’elle n’est pas de nature à subir la justice divine, du moins celle des nouveaux dieux. Elle n’est pas une simple mortelle et Jason semble oublier qu’elle est la petite-fille d’un dieu. En traitant Médée d’étrangère, il la confond avec une mortelle et ne perçoit pas que même la fille d’un roi n’est qu’une pâle figure à côté d’elle. Jason se comporte comme un simple mortel respectueux, sur le plan politique, des rois et de leur puissance. Il est certainement respectueux des dieux, mais il n’est pas un héros à la recherche de l’immortalité. Il est même permis de se demander pourquoi Médée n’a pas de compte à rendre à Némésis, qui est chargée de combattre la démesure. Si Némésis, fille de la Nuit, mère d’Hélène et des Dioscures après ses amours avec Zeus, est chargée de châtier la démesure, c’est de celle des mortels qu’il s’agit. Faut-il aller jusqu’à dire que Jason a atteint la démesure en voulant épouser la fille d’un roi et que Médée est chargée de le châtier pour cette raison ? Aurait-elle puni Pélias pour sa propre démesure ? Mais Pélias était le fils de Poséidon ! Rien n’est simple en mythologie ! La démesure est une valeur du moment, elle change de sens avec les différentes époques et surtout les nouvelles relations humaines et sociales. Le drame d’Euripide tourne essentiellement autour d’un mariage remis en question pour des raisons qui semblent plus qu’insuffisantes. Jason est un mortel que les événements ne mettent pas en valeur, qu’il s’agisse de la conquête de la Toison 133

d’Or, de son mariage forcé, de l’abandon de son trône et de son exil à Corinthe, de son acceptation d’épouser la fille de Créon. G. Duclos semble qualifier avec justesse Jason de piètre héros. Pourtant Jason n’est pas un mortel ordinaire. Il est fils de roi ne l’oublions pas et, à ce titre, il est invité à diriger l’expédition qui a pour but principal de mettre les Argonautes et lui-même en relation avec le Ciel. Un roi est un intermédiaire entre le Ciel et la Terre ! Le voyage montre bien ce rôle que les dieux lui permettent d’exercer. Serait-il puni parce qu’il ne va pas assez loin dans son désir d’immortalité ? Il part pour conquérir un trône en échange de la Toison d’Or et le voyage se termine par deux morts qui ne donnent pas l’impression de contrarier Héra, tandis qu’il est contraint à s’exiler ! La fin de sa vie se déroule un peu comme celle d’Ulysse qui, pour sa part, a nettement dit non à l’immortalité. Ulysse est bêtement tué par le fils qu’il avait eu avec Circé et Jason par la proue de l’Argo qui l’écrase, alors qu’il se reposait à l’ombre de son navire. Dans les deux cas, si les deux héros sont divinisés, c’est seulement par la volonté des dieux qu’ils accèdent à un statut nouveau. Cette mort de Jason, Médée l’aurait prévue, selon Euripide, et elle semble douée de prescience. « Toi, comme il convient, tu mourras, misérable ! misérablement frappé à la tête par un débris de l’Argo, et tu auras vu les amers résultats de ton nouvel hymen » (p.157) Euripide va certainement trop loin dans l’attribution des capacités de Médée. Elle n’est pas une divinité de première génération et ne peut prévoir l’avenir, un avenir que Circé ne peut prévoir elle-même, puisqu’elle envoie Ulysse consulter Tirésias en Enfer. Lorsque Jason meurt, écrasé par la proue de l’Argo, il se reposait à l’ombre de son navire dit la légende. Si l’on peut prendre cette allusion au sens premier, au sens physique, on peut aussi la prendre au sens symbolique. L’ombre c’est aussi le contraire de la lumière, autrement dit le contraire du Ciel. L’Argo avait été construit pour voguer vers la lumière, il est revenu en apportant à Iolcos cette lumière sous la forme de la Toison d’Or. Or, cette lumière n’a pas empêché les malheurs du 134

couple Jason-Médée. L’Argo est responsable de l’ombre qui permet à Jason de se reposer, peut-être d’oublier ses malheurs, en fait de ne plus penser à la lumière divine. En tombant sur lui, la proue, prophétique, faut-il le rappeler, provoque sa mort qui peut-être aussi envisagée comme une renaissance voulue par la Terre Mère. Dernier détail de la tragédie. Le Coryphée dit à Jason, après qu’il ait tenté de justifier son attitude envers Médée « Jason, tu as fort bien arrangé ton discours. Pourtant, dussé-je parler contre ton attente, à mon avis, en trahissant ton épouse tu n’as pas agi selon la justice. » (p.133) Cela nous invite à penser qu’Euripide nous place dans un contexte politique bien plus que dans un contexte mythique. Il se sert du mythe pour faire valoir un choix de société, un rapport particulier entre les hommes et les femmes. Médée revendique un pouvoir que les hommes, Jason ou Créon, ne lui accordent pas et nous pouvons suivre la tragédie à partir de cette opposition entre les sexes. Pierre Lévêque nous parle de la tragédie à la fin de son livre sur les premières religions et nous dit à leur propos : « Le ferment novateur de la tragédie consiste dans le fait qu’elle réfracte les vieux mythes à travers le prisme du contemporain. Elle est ainsi un moyen incomparable de culture populaire par le discours antithétique qu’elle instaure entre les personnages (qui sont les nobles d’autrefois) et le chœur (qui représente le peuple). Elle s’avère un des lieux privilégiés du débat politique où s’affirme la place conquise du démos dans la cité, en même temps que par un jeu subtil de récupérations, elle contribue à organiser le consentement et l’aliénation des masses au profit des aristocrates. » (p.274) Nous comprenons bien, que nous sommes encore loin d’un statut de la femme tel qu’il pourrait devenir et que les propos de Médée sont des propos qui s’opposent au statut d’une femme butin et concubine, tel qu’on peut le percevoir chez Homère ou chez Hésiode. La justice est encore une affaire d’hommes, et des dieux par leur intermédiaire. Les femmes comptent peu, même les filles de rois, même les déesses en dehors d’Athéna.

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Le Chœur ne parle-t-il pas d’un statut que Médée fait voler en éclats ? « Que me chérisse la chasteté, le plus beau présent des dieux ! Que jamais la redoutable Cypris ne suscite en moi disputes passionnées et querelles insatiables en frappant mon cœur d’amour pour un lit étranger ! Qu’elle respecte les ménages et les pacifie en réglant d’un esprit pénétrant les différends entre époux ! » (p.135) Il faudrait reprendre les études de Dodds26 pour donner une explication un peu plus rationnelle au comportement de Médée. Traitant des tragédies d’Euripide il nous dit : « Le monde démonique s’est retiré, laissant l’homme seul avec ses passions. Et c’est là ce qui donne aux études euripidiennes du crime leur caractère poignant particulier : il nous montre des hommes et des femmes dépouillées face au mystère du mal – et ce mal n’est plus une force étrangère attaquant leur raison du dehors, mais une instance de leur propre être – êthos anthrôpôi daimôn. En cessant d’être surnaturel, il n’en est pas moins mystérieux et terrifiant. Médée sait qu’elle est aux prises non pas avec un alastor (mauvais génie), mais avec son propre être irrationnel, son thumos (cœur). Elle lui demande miséricorde comme l’esclave supplie un maître brutal. Mais en vain : les ressorts de l’action sont cachés dans le thumos où ni la raison ni la pitié ne peuvent les atteindre. » (p.186) S’il est vrai que les tragédies antiques sont plus proches de nous et nous touchent comme si nous étions prisonniers des mêmes événements, il n’en demeure pas moins vrai qu’elles ont pour origine des mythes se rapportant à d’autres hommes, d’autres façons de penser la vie et la mort, d’autres croyances et d’autres valeurs sociales et politiques. Ce qui nous touche est ce qui nous engage dans notre actualité et nous oublions que Jason et Médée sont les reflets d’un monde que nous comprenons difficilement aujourd’hui. C’est en nous efforçant d’interpréter les symboles qu’il est possible d’échapper à des réactions 26

DODDS Les Grecs et l’irrationnel. Paris, Garnier Flammarion, 1977.

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affectives ou morales qui ne pouvaient exister au moment où les mythes ont été conçus. N’oublions pas que nos efforts d’analyse sont aussi prisonniers de notre temps et qu’ils ont tendance à nous cacher une partie au moins de l’enseignement que les mythes essayaient de donner jadis.

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L’ENSEIGNEMENT CACHÉ

Le mythe n’est pas une simple histoire ou une déformation fantasmatique de la réalité vécue par nos ancêtres. Il est un enseignement caché en ce sens qu’il demandait un effort de compréhension pour permettre aux meilleurs de mieux vivre, peut-être de lutter contre l’angoisse de la mort qui n’a pas cessé de nous faire souffrir. Les mythes proposaient des solutions, des conduites de vie pouvant envisager une vie meilleure, peut-être l’immortalité. Il y avait ceux qui les considéraient comme de simples histoires, des contes et ceux qui les considéraient comme des conseils donnés par les dieux et seulement révélés par les plus sages d’entre eux. Je crois que Paul Diel nous donne une explication qui mérite d’être prise en considération27. « Les intentions symboliques des divinités n’étant que la projection des intentions réelles de l’homme, il se crée un courant d’obligations entre l’homme réel et le symbole ˝ divinité ˝. L’homme se trouve, par un retour de sa propre projection idéalisante, comme ˝ invité ˝ à participer par son combat héroïque à la lutte que mènent pour son bien-être les divinités bienveillantes. » (p.19) Tout se passe comme si l’homme portait une divinité en lui, divinité qui le surveille et le conseille, mais divinité qui lui demande en permanence de se dépasser, de lutter pour atteindre le meilleur de lui-même. C’est l’homme qui trouve au plus profond de lui-même cette dualité dont une partie l’aspire vers le Ciel, alors qu’une autre partie l’enchaîne à la Terre. Le mythe prend racine dans la psyché de l’homme et il n’est qu’une traduction symbolique des problèmes qu’il rencontre tout au long de son existence, des solutions qu’il peut leur 27

DIEL P. Le symbolisme dans la mythologie grecque. Paris, Payot, 2002.

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apporter. Lorsque P. Diel ajoute que la symbolisation du combat héroïque a un fondement réel, il n’en demeure pas moins vrai que ce combat symbolisé doit être traduit en langage ordinaire et que chacun de nous, aujourd’hui comme hier, peut apporter ainsi un sens différent à chaque mythe. Les mythes seraient pour P. Diel des thèmes fondamentaux mettant en évidence l’exaltation de l’intelligence conduisant à des erreurs imaginatives à l’égard de la vie. Cependant, cette même intelligence peut conduire à ce combat qui mène vers l’idéal et plutôt que de la condamner, il faut la surveiller. Face au mystère de la vie, notre intelligence ferait fausse route et notre intelligence, isolée de l’esprit, refuserait de tenir compte de la dimension spirituelle des mythes. Notre souci de tout objectiver nous prive d’une grande partie de nos capacités à gérer notre existence et nous cultivons inconsciemment l’angoisse parce que nous fantasmons sur une approche matérielle et intellectuelle du sens que nous voulons donner à la vie. La psychologie rappelle que l’angoisse est composée de deux éléments opposés : l’exaltation désireuse et l’inhibition craintive, ces deux éléments induisant des réactions aussi bien organiques que psychiques. Paul Diel va plus loin en disant : « Les mythes sont des images-guides destinées à influencer sublimement la délibération intime et à préparer ainsi l’activité sensée. » (p.40) En d’autres termes, le mythe est un enseignement qui nous invite à sublimer la vie, mais le mythe est un enseignement qui se cache sous des symboles. Il faut les décrypter. L’homme, confronté à l’expérience de la vie, et de la mort, a divinisé les forces qu’il observait autour de lui, qu’il ne pouvait maîtriser et qu’il ne pouvait que respecter. En les observant, en les utilisant, il a pris conscience du rapport qui existait entre elles et lui et il en a fait des dieux bienfaisants ou malfaisants avec lesquels il a éprouvé le besoin d’établir une communication. Les dieux de l’Olympe sont certainement plus proches des hommes que les dieux de première génération, tout simplement parce qu’ils leur ressemblent, qu’ils vivent comme 140

eux, en société, avec des lois et une organisation politique. En imaginant les dieux comme des êtres supérieurs, ils n’ont fait que les placer au-dessus des rois ou des tyrans. Zeus est bien le roi des rois qui commande aux monarques regroupés devant les murs de Troie ! Toutefois, ces dieux n’existant pas concrètement, les relations imaginées entre les dieux et les hommes sont des relations qui ne dépassent pas l’entendement, qui naissent et meurent dans notre imagination. Les mythes seraient alors le résultat de nos différentes croyances. Il semble plus juste de dire que notre imagination travaille sous l’influence d’un certain nombre de forces intérieures qui nous conduisent à vouloir donner un sens à la vie. Comme la mort, la vie est un mystère, et l’homme qui est à la recherche d’une vie meilleure, une vie idéale, ne peut atteindre ce qu’il cherche qu’en la sublimant spirituellement. Lorsque l’intelligence ne tient plus compte de la dimension spirituelle, elle peut entraîner tous les abus ou toutes les perversions ou bien cacher l’espoir qui était la valeur suprême que Pandore ne devait pas livrer aux mortels. Les mythes sont le symbole de toutes les tentatives humaines pour sublimer la vie, le symbole des réussites et des échecs qui peuvent se produire tout au long d’une vie d’homme. Ils ne sont pas une simple traduction imagée, mais une sorte d’extrapolation de cet effort plus ou moins intense de progrès qui anime les hommes naturellement. L’homme qui s’efforce de devenir ce qu’il rêve d’être se transforme en héros et livre combat contre tout ce qui s’oppose à son devenir. Il faut ajouter que les monstres, ou les obstacles qu’il rencontre ne sont pas extérieurs à lui, mais intérieurs et que les dieux qui l’assistent, ou parfois l’agressent ne sont que les images des forces que l’homme porte en lui sans en prendre conscience le plus souvent. C’est l’homme qui, partout et tout le temps, est responsable de ses choix. Le héros représente l’homme idéal qui tente de se dégager de l’homme ordinaire, la force évolutive qui accompagne l’élan spontané en direction de l’esprit qu’il ne faut pas confondre avec l’intelligence. Zeus, représentant de l’esprit ou du surconscient ne saurait être confondu avec Prométhée, représentant de l’intelligence ou du conscient. 141

C’est parce que l’homme est conscient de vivre qu’il est à la recherche d’une forme de vie idéale et qu’il s’efforce de se comporter comme un héros. Mais ce héros ne peut être une simple image produite par son imagination, par son intelligence que nous pouvons qualifier de « dédalienne » en souvenir de Dédale. Il n’existe pas de héros en dehors de l’effort de sublimation, qu’il soit réussi ou non. Si le mythe a tant de force pour éduquer les hommes auxquels il s’adresse c’est parce que naturellement l’homme le comprend, l’adopte, le reproduit plus ou moins. Ce n’est pas son intelligence, sa raison, sa conscience qui sont sensibles à son message. Je reste convaincu que c’est ce qu’il y a de plus originel en lui qui peut l’entendre. Il existe comme une oreille bienveillante au sein de la matière qui manifeste sa forme, une sorte d’instinct d’élévation qui pousse l’homme à corriger cette forme, à lui donner une valeur qu’elle n’a pas en naissant. L’homme qui vient au monde vient avec cette force en lui et c’est ce qui en fait sa qualité première. Ce n’est pas l’éducation rationnelle, sous quelque forme que ce soit, qui la met au service de l’homme. Cette force est la sœur jumelle de la vie, elle naît et meurt avec elle. C’est parce qu’elle est indépendante de la raison qu’elle ne peut être éveillée que par des symboles. Tous les mythes n’éveillent pas aussi intensément et chacun de nous, étant différent par nature des autres hommes, ne trouve pas le même enseignement dans un même mythe. Le mythe éduque l’homme, mais il lui révèle en même temps qui il est, où il est, entre le Ciel et la Terre. On peut aussi se demander si toutes les morales qui se sont développées, religieuses ou laïques, ne sont pas avant tout le fruit d’un certain nombre de croyances et, dans ce cas, nous pourrions nous interroger sur ce que dit Paul Diel à propos de l’imagination : « La troisième instance spirituelle, la plus primitive, est l’imagination (après l’esprit et l’intellect). S’exaltant trop facilement, lorsqu’elle n’est pas dirigée par l’intellect qui, luimême, doit être gouverné par l’esprit, l’imagination exaltée devient le principe du mal. » (p.48) 142

Or, tout ce qui provient des autres, et là nous retrouvons le discours des Stoïciens, ne saurait émaner de notre for intérieur et nous enlève notre responsabilité qui est nécessaire à la démarche héroïque. Les mythes, en nous situant à la place qui devrait être la nôtre dans la conquête d’un idéal, nous font ressentir ce que notre inconscient nous cachait, un inconscient muselé par un conscient lui-même tributaire de l’intellect. En demandant à l’intelligence, qu’elle soit ou non guidée par l’esprit, de gouverner l’imagination afin de ne pas subir son exaltation, nous nous enfermons dans la toute-puissance d’un esprit qui n’existe pas naturellement en tant que docteur de la loi, dépositaire de l’ordre comme veut l’être Zeus, le tyran de l’Olympe. Ne serait-il pas permis de penser que l’imagination est en rapport avec cette force originelle qui souhaite, à tout moment, que nous entendions son discours ? Je crois qu’il y a deux façons de lire les mythes. La première consisterait à les lire à partir de ce que nous sommes devenus, en adhérant à la morale en cours, aux idées régnantes, aux valeurs unanimement reconnues. La seconde consisterait à les ressentir profondément, loin de toute idée reçue, loin de tout académisme culturel. Être en prise directe avec un mythe c’est devenir le héros de la légende, c’est vivre son combat avec tout ce qu’il contient de positif et de négatif, c’est aussi nous retrouver plongés dans la relation homme-dieu qui est la sienne à tout moment. Vivre un mythe ne consiste pas à imaginer l’histoire de son héros ou de ses héros lorsqu’ils sont plusieurs, comme c’est le cas pour les Argonautes. Vivre un mythe ne peut se faire qu’en devenant le héros lui-même, autrement dit en épousant son combat et en subissant tout ce que les dieux lui imposent. Tant que nous restons observateurs d’un mythe, nous ne pouvons que le connaître, nous efforcer de le comprendre à partir de ce que nous sommes devenus au sein d’une société donnée, nous ne pouvons pas le vivre réellement, viscéralement. Il serait possible de comparer le mythe avec une œuvre d’art. Pour l’apprécier, il faut établir un échange affectif qui ne passe plus par l’intellect et l’ignore en permettant comme une sorte d’extase que la raison ne peut justifier. 143

Lorsque nous prenons connaissance d’un ou de plusieurs mythes, nous le faisons souvent pour nous distraire. Or, ce faisant, nous sentons bien que, quelque part en nous, le mythe trouve une sorte d’écho, nous entrons en résonance avec ce qu’il raconte. Lorsque nous écoutons de la musique, une symphonie, un concerto, nous ne sommes pas sensibles en permanence à chaque note de musique, à chaque phrase musicale, à chaque mélodie. À certains moments, nous avons l’impression d’écrire la musique en même temps qu’elle arrive à nos oreilles. Il en va de même avec le mythe. Nous lisons plus ou moins attentivement l’histoire et parfois nous nous sentons saisis par une sorte de vérité qui nous submerge. Nous pénétrons le héros et nous épousons ses joies et ses peines, ses choix pour aborder une difficulté, combattre un monstre, souvent un dragon. Ce n’est que dans un second temps que nous commençons à comprendre ce qu’il vit, lorsque nous cherchons le pourquoi des choses, après avoir suivi aveuglément le comment. À ce moment-là, nous perdons l’immédiateté de la relation, la possibilité d’être le héros, nous redevenons le lecteur curieux qui veut évaluer la situation. L’expérience me montre que c’est ce qui se passe au cours de la méditation. Le débutant qui veut tout contrôler, savoir s’il médite bien ou mal, ne médite pas. Il se comporte vis-à-vis de lui-même comme un chercheur en laboratoire. Il veut savoir, il veut comprendre et il cherche. Or, tout change lorsqu’il ne cherche plus, lorsqu’il abandonne tout effort d’observation, se contente d’être ce qu’il est ou devient d’instant en instant. Il suffit qu’un changement, si minime soit-il, devienne conscient pour que la recherche d’une explication reprenne le dessus, couvre l’effort d’abandon qui a provoqué ce changement pour que l’individu ne soit plus en état de méditation. Toute notre vie est ainsi partagée, hélas mal partagée, le plus souvent, entre ces deux états. Il en va de même lorsque nous abordons un mythe. Nous passons spontanément d’un état de fusion à un état d’analyse et de compréhension, et comme l’aurait dit Jean Lerède, nous passons d’un plan de conscience à un autre, d’une conscience intuitive à une conscience rationnelle. Je préférerais, pour ma part, envisager un troisième état qui ne serait pas conscient du tout. 144

Le mythe de Jason et celui des Argonautes, comme tous les mythes, nous offre ce genre de retour sur soi indispensable pour saisir notre propre façon de sublimer l’existant. Notre interprétation des mythes nous permet de lire notre propre désir pour sublimer la vie, notre propre combat en faveur du progrès et de la conquête d’une autre forme de vie que nous n’avons peut-être pas encore su impulser. Tout homme porte en lui un héros et le mythe ne fait que réveiller ce héros qui était enchaîné à l’intellect pour ne pas dire au surmoi des psychanalystes. Un seul mythe est insuffisant pour donner au héros que nous voulons être l’élan nécessaire à son combat. L’ensemble des mythes est préférable. Disons que les symboles qui nous pénètrent, lorsque nous lisons les mythes en oubliant leurs récits, sont à l’origine de cet éveil parce qu’ils nous laissent idéaliser chaque combat à partir de ce que nous sommes. L’effort d’explication qui prolonge la lecture et le ressenti du lecteur, comme dans toute expérience spirituelle, ne saurait être parfait et dépend du vocabulaire utilisé pour rendre compte de l’inexplicable. Car, toute expérience qui nous met en relation avec le spirituel ne peut être que superficiellement décrite. Le spirituel ne se traduit pas à l’aide de l’intellectuel. Le spirituel ne peut être que personnel et ne peut que rapprocher des individus ayant vécu le même genre d’expérience. Le mythe agit par contagion. Ce n’est donc que mon ressenti, ou ma propre synthèse spontanée qui peuvent être décrits comme l’enseignement caché que j’ai reçu en lisant le mythe. Autant dire qu’une lecture éloignée de toute idée reçue est pratiquement impossible. Il est très difficile de demeurer au stade de la lecture affective ! Il reste possible d’essayer, tout de même, de faire table rase des acquis culturels en s’efforçant de les débusquer à chaque étape de la lecture. La moindre explication n’est qu’une reprise des acquis culturels, mais comment traduire une impression autrement ? En restant sur le plan de la transcription du ressenti, on ne peut aller très loin et il faut une seconde transcription pour tenter de cerner le pourquoi de ce ressenti. Dire ce que m’inspire le mythe de Jason est une chose, dire pourquoi il fait 145

naître en moi tel ou tel sentiment, tel ou tel écho, pourquoi j’entre en résonance avec lui, ne peut se faire sans faire intervenir l’intellect. Ce n’est qu’un autre lecteur, plus éveillé que je ne peux l’être, qui verra si l’esprit gouverne l’exaltation de l’imagination et l’intellect lui-même. Dans une approche affective, je dirai simplement que Jason est pour moi un homme qui subit. À tout moment, il est dépendant des autres, que ce soit pour décider de la conquête de la Toison d’Or, que ce soit pour la mort de Pélias, que ce soit pour la mort de son père, que ce soit pour son exil à Corinthe, que ce soit pour la furie de Médée lorsque Créon lui propose sa fille, que ce soit lorsqu’il se fait écraser par la proue de l’Argo. Autant dire que Jason ne passe pas pour un héros légendaire. Il ne combat jamais véritablement, il ne lutte pas comme Héraclès ou bien Thésée. Pour moi, Jason est un homme qui souffre. Le mythe ne nous montre pas souvent un homme heureux, sauf peut-être pendant dix ans à Corinthe, et encore. Jason est un homme qui ne semble pas à la recherche d’une quelconque royauté. Il laisse le trône à d’autres lorsqu’il pourrait le prendre. J’ai plutôt envie de le plaindre que de le mépriser. Médée perturbe sa vie et la magicienne lui enlève tout plaisir d’exister noblement. Alors qu’il conçoit ce voyage vers la Colchide pour ramener la Toison d’Or, sa vie est dominée par la magie de Médée à partir du moment où il engage la seule lutte qui aurait pu en faire un héros traditionnel. Que représente sa faible participation à la chasse de Calydon ? J’ai l’impression qu’il est surtout dominé par les dieux qui font de lui un simple servant et lui imposent leur bon vouloir. Zeus, Héra, Apollon, Athéna semblent décider de tout et si Jason honore Poséidon en lui consacrant l’Argo, le dieu de la mer et de la terre ébranlée compte peu. Pourquoi concevoir un mythe à partir d’un tel homme ? Faut-il donner raison à Euripide qui s’intéresse à Médée plus qu’à Jason ? Pourtant, Jason est un guérisseur ! Il permet à d’autres d’entreprendre un voyage qu’ils n’auraient pas fait sans lui. D’une certaine façon, il se comporte comme un guide et j’en arrive à me demander s’il n’est pas d’abord un prétexte ! 146

À la fin du mythe, j’ai envie de comprendre pourquoi Jason diffère des autres héros. Son personnage m’interpelle parce qu’il est différent, parce qu’il supporte le destin qui est le sien, parce que, comme lui, j’aurais imploré Apollon en me trouvant dans l’impossibilité de naviguer entre Terre et Ciel et de poursuivre mon voyage vers le Ciel. Il est certain que ce mythe a été repris de nombreuses fois, souvent agrémenté de détails supplémentaires qui ne changent pas l’essentiel. Peu importe les listes diverses qui donnent des noms parfois inattendus et peu probables comme celui de Thésée par exemple. Il faut, de plus, associer deux mythes liés entre eux par la conquête de la Toison d’Or : celui de Jason et celui des Argonautes. Nous pourrions dire trois, car il faut également tenir compte de celui de Médée. Or il est difficile de parler de Médée, sans parler de Circé et d’Hécate, sans parler aussi d’Ulysse, sans parler de Chiron, sans parler d’Aphrodite ou bien des Sirènes, sans parler des Harpyes, de Cybèle ou encore de Triton. Comme dans de nombreux mythes, plus peut-être, il faut envisager le mythe de Jason dans l’ensemble de la mythologie et remonter, comme l’a fait Hésiode, en amont de la castration d’Ouranos. Le seul fait pour les Argonautes d’ériger une statue de Cybèle montre que nous sommes aussi devant des divinités qui ne sont pas toutes grecques. Cette approche presque viscérale du mythe demande plus d’explications, ne serait-ce que pour comprendre pourquoi j’ai perçu une version du mythe qui n’est pas celle formulée par G. Duclos à propos de la tragédie d’Euripide. Pour moi la mort de Jason n’est pas une mort naturelle. Pourquoi se reposerait-il à l’ombre du navire Argo ? Une telle association ne peut qu’avoir un sens caché. Lorsque je sais qu’il est écrasé par la proue du navire et que cette partie du bateau est une partie du chêne prophétique de Dodone, alors je pense immédiatement que Zeus est le responsable de la mort de Jason. Jason se repose, autrement dit il a abandonné toute forme de combat, le plus éprouvant étant probablement celui qui l’oppose à Médée. Il ne ressent plus de souffrance, il ne veut rien, 147

n’imagine rien, se donne en quelque sorte. Ce qui pourrait compliquer la situation c’est que Jason a consacré l’Argo à Poséidon. Poséidon et Zeus sont souvent considérés comme des frères ennemis, mais c’est Zeus qui a toujours le dernier mot. Ne serait-ce pas encore le cas ici ? Jason est seul, il ne lutte plus, il se repose à l’ombre d’un passé qu’il a consacré à Poséidon, dans une ville qui est placée sous sa protection. J’imagine assez volontiers que Zeus cherche à ravir Jason à Poséidon, cherche à le ramener dans son propre domaine qui est celui de l’esprit, le Ciel, alors que celui de Poséidon est la Terre et la Mer. Tandis qu’Héra a écarté Pélias en le faisant mourir, Pélias étant le fils de Poséidon, Zeus écarte Poséidon en faisant mourir Jason. Le premier serait puni pour manque de respect vis-à-vis d’Héra, le second serait récompensé pour avoir soutenu les Olympiens, pour les avoir écoutés, pour avoir guidé nombre de héros vers le symbole de l’esprit. Il s’empare du héros. Si l’on considère que Poséidon fut autrefois le mari de la Terre, de Gaia, qu’il est toujours l’ébranleur de la Terre, nous pouvons penser que l’opposition entre les deux frères est une opposition qui, au-delà de la mort, porte sur le devenir du héros, de sa renaissance en tant que nouvelle forme ou bien en tant que pur esprit. Zeus a décidé. Pour son fils Héraclès, il est intervenu avec le tonnerre, il l’a soustrait aux flammes du bûcher, pour Jason, il se contente d’être le maître de sa mort, de décider du moment. Pour Thésée, il n’interviendra pas ! Il me semble que cette mort montre que Jason finit par devenir esprit, non parce qu’il a mené un combat en faveur de l’immortalité, mais parce qu’il a accepté les souffrances que Médée lui a infligées et qu’il se laisse prendre, comme un enfant qui s’oublie dans les bras de sa mère. Cette fois, c’est le père qui a le dernier mot. Dire que Jason n’a rien fait pour mériter de devenir esprit ce serait ignorer le voyage en Colchide. La mort de Jason à l’ombre de l’Argo me fait immédiatement revenir à l’expédition des Argonautes. Or, cette expédition fait essentiellement de Jason le responsable du voyage et de la conquête de la Toison d’Or. Les péripéties du voyage ne le mettent pas en première position, il subit comme les autres, parfois moins, les difficultés du voyage. Le seul moment où il intervient de façon 148

symbolique, est le moment où il demande assistance à Apollon pour sauver le navire d’un naufrage possible en pleine obscurité : il demande la lumière au moment où l’obscurité peut mettre un terme au voyage en faisant sombrer l’Argo. Il interpelle Apollon, dieu de la lumière et nous pouvons penser que Zeus le père apporte à son tour la lumière à Jason. Il choisit la lumière contre les ténèbres, le Ciel contre la Terre. Souvent, il est fait état de la réponse des dieux, positive ou négative. Je crois que nous pouvons traduire la fin du voyage en disant que le fils de Zeus lui accorde définitivement son soutien, lui offre la lumière, autrement dit l’esprit ce que Zeus ne fait que confirmer. N’oublions pas qu’Apollon est souvent considéré comme un berger. Il ne faut pas négliger aussi le fait qu’il est le dieu de la religion orphique, une religion qui promet à ses initiés la vie éternelle. Or, c’est bien Orphée qui, à l’avant de l’Argo, donne la cadence aux rameurs et chante ses hymnes à la gloire des dieux ! Ne peut-on pas dire qu’Orphée donne un sens particulier à la conquête ? N’est-ce pas lui qui invite les Argonautes à s’initier aux mystères de Samothrace en suppliant les Cabires qui passent pour être les fils d’Héphaïstos ? Une fois encore, nous nous trouvons en des temps plus anciens. Les Cabires faisaient partie du cortège de Rhéa, ils étaient ses serviteurs. Ils auraient assisté à la naissance de Zeus et on les confondait souvent avec les Courètes ou les Corybantes ce qui les ferait remonter à l’époque minoenne. Si j’associe cette fin de voyage et la fin de vie de Jason, c’est parce que je trouve une correspondance étroite entre les deux. Jason a obtenu la lumière avant de retrouver Iolcos. Il l’a obtenue parce qu’il s’est confié à Apollon, qu’il a écouté Orphée, qu’il s’est initié aux mystères de Samotrace, parce qu’il a honoré Cybèle, la déesse qui devait initier Dionysos, parce qu’il a porté l’Argo sur ses épaules, parce qu’il a honoré Apollon sur l’île de la Révélation en y construisant un sanctuaire. Il n’a pas fait appel à Héra pour sauver le navire, elle qui pourtant semble intéressée au retour de l’Argo pour faire intervenir Médée qui tuera Pélias. Jason ne semble pas soumis à la déesse. L’Argo est construit avec l’aide d’Athéna et sauvé 149

par Apollon. Autant dire que Jason est un disciple de Zeus et des Olympiens alors qu’il n’est que le servant d’Héra. L’Argo qui a servi à répondre à l’attente d’Héra d’une part, mais aussi aux besoins des héros pour sublimer leur vie de mortel d’autre part, se trouve déjà en relation avec la quête de la lumière ou de l’esprit puisque Athéna en surveille la construction et que l’Argos qui le construit est aussi, plus ou moins, un descendant de Zeus. N’oublions pas que Jason, instruit par Chiron, devenu guérisseur après avoir appris la médecine comme Asclépios, ne pouvait être qu’habile dans la manipulation des poisons qui étaient à l’origine de la guérison et même de la résurrection des malades. Là encore, c’est Athéna qui avait instruit Chiron et lui avait donné le poison essentiel qui circulait dans les veines de la Gorgone. Ne faut-il pas considérer Jason comme un mortel élu ? Ne s’est-il pas engagé à regagner le Ciel par toutes ses actions, personnelles ou collectives ? Avant d’être un guerrier, Jason apparaît ici comme un croyant, comme un fidèle, et je crois qu’à partir d’une telle vision de l’homme, on peut comprendre, autrement que G. Duclos, ses propos dans la tragédie d’Euripide mentionnés plus avant. (p.133) Comment est-il possible de haïr autant ce pauvre Jason ? À la différence de Thésée, Jason ne cherche pas à devenir l’égal d’Héraclès en affrontant les monstres du moment. Jason est un enfant instruit, nous pourrions dire un fils de roi, que sa mère, méfiante vis-à-vis de Pélias, a envoyé suivre l’enseignement de Chiron en attendant qu’il devienne adulte. Chiron lui a appris tout ce qu’il savait, particulièrement la médecine, mais il ne faut pas comprendre cet art comme nous l’entendons aujourd’hui. Il est guérisseur, c’est-à-dire qu’il connaît l’usage des poisons qui ont permis à Asclépios de ressusciter des morts. Il est celui qui sait comment il faut mourir en tant que mortel pour renaître immortel et nous comprenons qu’il est plus proche de Narcisse que d’Héraclès. En considérant Jason comme un expert en magie, on peut comprendre sa relation avec Médée autrement que sous la forme d’une domination de la part de Médée. Jason, Médée, Circé, Hécate apportent au mythe une dimension particulière. 150

Chez Euripide, Jason rend responsable Aphrodite de la relation amoureuse qui commence entre les deux magiciens et qui se terminera à Corinthe lorsque Créon voudra marier sa fille à Jason. P. Grimal retient que Médée aurait conçu une vive passion pour Jason. M. Grant et J. Hazel, sont plus détaillés sur la rencontre entre Jason et Médée. Connaissant l’épreuve imposée par Aeétès, Argos, constructeur de l’Argo, serait allé trouver Chaciopé une autre fille d’Aeétès, pour lui demander son aide et elle aurait répondu que Médée, avec sa magie, était mieux placée pour trouver la bonne solution. Il aurait alors convoqué Jason et Médée dans le temple d’Hécate, situé en dehors de la ville. C’est là que Jason aurait promis à Médée de l’amener en Grèce et de lui procurer une situation confortable. Peut-être a-t-il promis le mariage ? Nous savons que leur première rencontre véritablement amoureuse et par obligation se déroulera chez les Phéaciens, les passeurs d’Ulysse. Les légendes semblent ignorer que Jason est aussi magicien. Ils font donc porter sur Médée, les procédés qui vont à l’encontre d’une conquête héroïque au sens habituel du terme. Toujours est-il qu’après avoir reçu les instructions d’Aeétès, Jason aurait offert un sacrifice à Hécate qui serait apparue et aurait accepté les offrandes. Soulignons qu’Hécate, descendante des Titans, donc indépendante des Olympiens, avait conservé ses privilèges grâce à Zeus. Elle était chargée d’accorder sa bienveillance aux mortels et les grâces qui lui étaient demandées. Cela permet de penser que Zeus n’était pas hostile à la façon dont Jason allait s’emparer le la Toison. Pour aller plus avant dans l’inventaire des dieux qui s’opposent ici, notons que la Toison d’Or était clouée à un chêne situé dans le bois consacré à Arès, fils de Zeus et qu’il était gardé par un dragon en forme de serpent. Médée l’aurait endormi et Jason aurait pu emporter la Toison en montant sur lui. La magie, proche d’un art divin, dominerait à ce moment le symbole des puissances chtoniennes. Ne faut-il pas être surpris de voir que seuls Médée et Jason seront reçus par Circé afin d’être purifiés à la demande de Zeus ? Il s’agit alors du meurtre du frère de Médée. Circé ne pouvait refuser l’ordre de Zeus, mais elle refusa l’hospitalité à Jason et à Médée. 151

Lorsque nous revenons à l’opposition entre Pélias et son demi-frère Aeson, nous voyons que Pélias est le fils de Poséidon. En demandant le trône qui lui revient de par son père, Jason ne fait qu’entrer en conflit indirect avec Poséidon. Il est alors soutenu par Héra, mais aussi Athéna, ce qui permet de penser qu’il l’est déjà par Zeus lui-même. Les détails du mythe nous conduisent donc vers une opposition constante entre deux clans divins, celui des dieux de première génération et de Poséidon associé à la Terre, celui des Olympiens placés sous le commandement de Zeus. Le Dictionnaire des symboles nous rappelle ce qui me paraît ici essentiel : « Poséidon, dieux des mers et des terres secouées, serait le symbole des eaux primordiales, des eaux d’en bas et non d’en haut, où la vie prend naissance, mais de façon encore indifférenciée, tempétueuse et monstrueuse… Poséidon est l’expression chtonienne des forces créatrices ; il incarne les forces élémentaires et encore indéterminées d’une nature qui est à la recherche de formes solides et durables. » (p.783) Pour ce qui est de Zeus, on retiendra : « En tant qu’il lance l’éclair, il symbolise l’esprit et l’éclaircissement de l’intelligence humaine, la pensée illuminante et l’intuition envoyée par la divinité ; il est la source de la vérité » (p.1036) Mais parler de ces deux clans divins, c’est parler symboliquement de ces deux natures qui sont en nous et se disputent constamment. Jason, c’est chacun de nous, c’est l’homme pris entre deux forces opposées : l’obscurité et la lumière. Le mythe nous fait comprendre que le passage de l’une à l’autre, le passage entre deux rives en traversant la mer, correspond à notre propre évolution, au passage entre ce qu’il y a de matériel en nous et ce qu’il y a de spirituel, j’ajouterai ce qu’il y a d’observable et ce qu’il y a d’inobservable. Comme Jason, l’homme doit accumuler les preuves de son comportement en faveur du Ciel. L’enlèvement symbolique par Zeus ne peut intervenir qu’au bout d’un long voyage, un voyage 152

qui n’est pas seulement maritime, un voyage qui se fait entre nos deux plus grandes forces d’orientation : celle de la matière et celle de l’esprit. L’intelligence se situe entre les deux et c’est elle qui devrait pouvoir nous aider à faire le bon choix. Jason a choisi depuis longtemps, avant même de s’embarquer sur l’Argo. Sa vie avec Médée n’est que la conséquence de son choix en faveur de la magie pour conquérir le Ciel, pour préférer l’esprit à la matière. S’il est vrai que la matière le rattrape, pendant dix ans à Corinthe, lui fait faire deux enfants à Médée, il est vrai également que Médée les fait disparaître en les tuant de même que sa future épouse et son futur beau-père. Jason, au départ de Médée en direction d’Athènes, se retrouve seul, comme si cet intermède matériel était effacé, oublié. On peut dire qu’il retrouve la situation qui était la sienne au moment où il embarque en direction de la Colchide. Il peut alors se reposer à l’ombre de l’Argo qui est le souvenir matériel de son désir de spiritualité. Cette analyse du mythe, qui demande du temps pour être écrite, accompagne la lecture du mythe lorsque l’on commence à être initié au langage mythique et à l’ensemble de la mythologie grecque. C’est tout au long de la découverte du mythe que la pensée prend conscience de son interprétation. L’analyse qui semble n’être qu’une reformulation a posteriori du mythe, une recherche de sens à l’aide de multiples confrontations se fait en même temps que la rencontre du ou des héros. Le ressenti spontané, que pourrait faire un enfant cède rapidement la place à un ressenti d’adulte, pour ne pas dire d’initié. Celui qui prend plaisir à naviguer d’une rive à l’autre en prenant pour navire tout ce qui est symbolique s’aperçoit qu’il ne raisonne plus, qu’il reçoit de plus en plus profondément un enseignement qui reste le même d’un mythe à l’autre, un enseignement qui montre que la raison ne conduit pas jusqu’à l’absolu de la vie.

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TABLE DES MATIÈRES

Une mort qui fait réfléchir Partir, revenir Un équipage particulier Un aller prometteur Le séjour en Colchide et le voyage retour Une suite de symboles Médée et ses amours impossibles L’enseignement caché Bibliographie

163

p. 5 p. 27 p. 45 p. 65 p. 85 p. 103 p. 121 p. 139 p. 155

L’HARMATTAN ITALIA Via Degli Artisti 15; 10124 Torino L’HARMATTAN HONGRIE Könyvesbolt ; Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest L’HARMATTAN KINSHASA 185, avenue Nyangwe Commune de Lingwala Kinshasa, R.D. Congo (00243) 998697603 ou (00243) 999229662

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POUR COMPRENDRE

Jason le guérisseur au service d’Héra Jason ne serait-il pas un enjeu de pouvoir entre les anciens dieux issus de Gaia et les nouveaux dieux gouvernés par Zeus ? Le voyage en Colchide, avec d’autres prétendants à l’immortalité, n’éclaire pas toute sa vie. Ses mésaventures avec Médée et, plus encore, sa mort montrent qu’Héra se sert de lui pour punir Pélias, puis l’abandonne tandis que Zeus refuse de laisser Jason revenir dans les bras de la Terre-Mère. En tombant sur lui, la proue prophétique de l’Argo, une partie du chêne de Dodone, décide de la fin de sa vie et de son accession à la lumière. Jason n’est pas un anti-héros comme Ulysse, mais il n’est pas non plus un héros comme Héraclès. Une fois encore, c’est pendant le sommeil que les dieux interviennent pour décider du statut des mortels. Si Jason n’est pas un héros qui lutte en utilisant la force de la matière, il n’est pas non plus un héros qui se donne spontanément à l’esprit. Parce qu’il est particulier, Jason nous interpelle et nous fait comprendre que nos choix de vie n’ont que peu de poids devant des décisions qui nous échappent. Est-il le jouet du destin en subissant Héra puis Médée et finalement Zeus ? Telle est la question que l’auteur se pose encore !

Professeur des Universités à la retraite, Gilbert Andrieu, à la recherche d’une meilleure connaissance de soi et séduit par la richesse de la mythologie s’efforce de faire partager son approche symbolique des légendes. Entraîneur d’athlétisme, adepte du yoga et de la méditation, musicien, il associe cette lecture au second degré avec ses propres expériences à la fois sportives et musicales et spirituelles.

Illustration de couverture : huile sur toile de Sarandis Karavousis (1938-2011)

ISBN : 978-2-343-03334-1

17 €