Initiation tantrique
 9782213026862,  2213026866

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L'espace intérieur 41

Collection dirigée par Roger Munier

DU MÊME AUTEUR:

Houa-Teou. Initiation aux bouddhismes Tch'an et Tien-Taï, Éditions Guy Trédaniel, Paris, 1985.

BRUNO BAYLE DE JESSÉ

INITIA TI 0 N TANTRIQUE Préface de Catherine Despeux

Fayard

A la mémoire de Lia, ma femme.

L'esprit est pour /'esprit un cheval incomparable à chevaucher. MILARÉPA

PRÉFACE Le point de départ du Bouddha est très simple: tout est souffrance, et il existe un moyen de s'en délivrer. Celui-ci ne consiste pas à modifier le monde, mais le regard que l'on y porte, sa relation avec lui. Ce sont les limites de l'individu et ses mécanismes d'appropriation qui sont l'une des origines fondamentales des vues erronées que l'on peut développer sur le monde ou une situation quelconque; nos organes des sens et notre mental sont des bandits redoutables, qui nous enferment dans le cycle infernal du devenir si l'on se fie à eux, ou nous font accéder aux cinq plus hautes sagesses s'ils sont les serviteurs de l'esprit. L'esprit est un maître absolu, un fonds indescriptible, duquel on ne peut ni dire qu'il existe ni qu'il n'existe pas: «Où est le support des mondes? Les pensées comme des traces de brume ont traversé l'esprit venant de rien et n'allant nulle part [ ... ]. S'il y eut un support des mondes, il faut le perdre, car il est intérieur à la magie.» Dans l'Occident marqué par les visions matérialistes du monde, par des conditions de vie ayant fait de tels progrès que quasiment tout semble être soluble un jour et pouvoir mener l'homme vers un bonheur mondain, rares sont ceux qui se tournent vers des philosophies, des modes de pensée qui tendent à relativiser le monde, à considérer l'expérience mon-

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daine comme un rêve une illusion, dont il faut se détacher. Ce détache~ent est d'autant plus difficile que pour le bouddhisme du Grand véhicule, il r:'y ~ pas renoncement au monde, mais réalisation de l 'eveil dans la vie quotidienne, dans l'action elle-mê°:1~: «Les apparences ne sont pas différentes de la vacu1te, la vacuité coïncide avec les apparences et les apparences avec la vacuité» affirme le Sutra du cœur. C'est pourtant dans' cette aventure que nous entraîne Bruno Bayle de Jessé, présentant avec une grande rigueur son expérience personnelle, son cheminement, guidé par de grands maîtres du bouddhisme Tch'an et du tantrisme lamaïque. . La première partie du récit relate sa progression dans le Tch'an (le dhyana), guidé par maître Th ün ou Shaosi, lui-même disciple du maître de dhyana Xuyun («Vacuité des nuées»), qui mourut en 1959 pl us _que centenaire, après avoir passé sa vie en pérégrinations à travers toute la Chine, à rencontrer les plus célèbres maîtres des diverses écoles bouddhiques et à transmettre son enseignement. . L'exercice fondamental du Tch'an est l'assise en si~ence, jambes croisées, le corps immobile, po~r developper la concentration et la stabilité de l'espnt (les différents samadhi*). Mais cette position assise n'est qu~un des multiples moyens habiles (upaya) du bo.uddh1sm,e, destinés à faciliter l'apaisement de l'espnt.' s~n detachement des sensations et perceptions ordmatres._ Lors~u~ le disciple progresse, cette concentrat10n, ams1 que les différents états de conscience développés lors de la méditation assise persistent, que ce soit pendant les activités q uotidiennes ou même le sommeil:« L'esprit rassemblé, les distractions esquivées, la lucidité et la sérénité progressent selon les divers degrés du dhyana. » Le

*

Voir Glossaire.

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méditant en arrive à considérer d'une manière éoale 0 ce qu'il vit dans le repos ou dans l'action. Au cours de ce processus, de nombreux dangers guettent le disciple dans sa quête, dont celui de s'accrocher à ces états agréables d'absorption et de concentration qui se développent, et qui relèvent encore du domaine des sens et de l'impermanence. Maître Thün disait souvent: «L'important, c'est de passer, de ne pas céder à l'absorption, aux divers samadhi impromptus [ ... ]. Méfiez-vous! Qui entre stupide en samadhi [absorption] en sort plus stupide encore. Il n'est pas de voie sans travail de l'esprit pensant et raisonnant.» On se rend compte en effet que ce cheminement nécessite des efforts soutenus, le développement de qualités, l'accumulation de mérites, l'endurance devant les difficultés, les périodes de désespoir. Dans ce processus, où la vigilance de l'esprit démonte les mécanismes ordinaires et enlève progressivement tout point d'appui, acculant le disciple au doute ultime qui, lorsqu'il s'effondre, mène à l'apaisement suprême, le maître de dhyana utilise toutes sortes de moyens: les coups, les cris, les chocs, rudoyant son disciple et lui manifestant ainsi son bon cœur de bonne vieille grand-mère. L'auteur de ce récit n'a pas échappé à ce genre de procédés, que maître Thün maniait avec brio. Bruno Bayle de Jessé nous conduit dans une errance éveillée, qui toujours surgit du cœur. Voyages intérieur et extérieur s'imbriquent, nous plongeant directement dans une vue non dualiste des choses, où la vacuité et les apparences sont identiques. Il y a un feu qui consume toute différence, et la nature même des choses resplendit dans sa simplicité: le quotidien, l'ordinaire se parent des plus beaux atours, des plus beaux joyaux des royaumes de Bouddha, du monde de l'éveil. L'un des plus grands maîtres de dhyana de tous les temps, le vieux Lin-tsi (fin du 1xe siècle) dit

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un jour lors d'une instruction collective: «Adeptes, il n'y a pas de travail dans le bouddhisme. Le to:it est de se tenir dans l'ordinaire et sans affaires: chier et pisser, se vêtir et manger*.» C'est cet aspect d.u cheminement qui prédomine dans la seconde par,t1e du récit, où l'auteur nous emmène dans les vallees reculées de !'Himalaya, auprès d'un maître tantrique, l'homme à la barbe noire. Le bouddhisme himalayen évoque d'emblée d,es pratiques complexes, avec des rituels très élabores, une pléthore de divinités aux formes paisibles ou courroucées, munies d'attributs divers, ou encore des univers symboliques peuplés de ces divinités, le~ m_and~la: autant de supports pour le pratiquant, qui visualise sous forme de lumière translucide ces formes et récite des mantra. De même que l'assise dans le Tch'an ces rituels et ces visualisations du tantrisme sont un ~oyen habile pour démonter le mécanisme de l'illusion et faire co~~rendre au disciple que le monde extérieur est creation de l'esprit, et qu'il y a coïncidence entre ~es appar~n~e~ et la vacuité. Lorsque l'apprenti visualise une divm1té, symbole d'une qualité de la nature P,~opre. de ,l'éveil, il la fait surgir de la vacuité: il s identifie a la divinité, forme lumineuse et transparent~, tou~ en récitant la formule correspondante, ~el un fils qm appelle sa mère et s'ouvre à sa bienveillance. Lorsque la résonance s'établit entre les deux, l'~~el?t~ ~st empli de~ vibrations et des qualités de la d1vm1te a laquelle Il s'identifie et il termine sa m~ditation par la, dissolution del~ divinité (et de luimeme par consequent) dans la vacuité. Tel est, sommairement, le principe de base des visualisations tantriques. Mais pour celui qui est familier avec la pratique du

* Entretiens

de Lin-Tsi, trad. de Paul Demiéville, Fayard, «Documents spirituels», 1972.

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dhyana, il n'est nul besoin de passer par ces exercices préliminaires servant entre autres à favoriser la concentration de l'esprit: il suffit par un seul mouvement du cœur de s'identifier à une divinité, telle qu 'A valokiteshvara, le tout-compatissant, pour que cette compassion envahisse l'esprit du disciple et tout ce qui l'entoure, de sorte que l'univers entier est porté par ses vagues de don: c'est l'initiation secrète du disciple, celle qui est conférée directement par la nature même de l'éveil. Ainsi, toute expérience vécue, qu'elle soit agréable ou désagréable, est spontanément libérée dans le «pur substantiel des origines». Le tantrisme himalayen a également développé tout un système de pratiques psychophysiologiques très élaborées, destinées à purifier les canaux subtils d'énergie, à y faire entrer les énergies et resplendir les gouttes lumineuses. Mais l'on ignore souvent que ces techniques remarquables, qui sont le fruit des expériences mystiques des grands maîtres de cette tradition, ne constituent pas la doctrine ultime de ce tantrisme. Cette dernière est très proche du Tch'an et fut historiquement influencée par lui. Au vue siècle se déroulèrent en effet au Tibet plusieurs conciles et débats entre les tenants des doctrines indiennes du bouddhisme et les représentants du bouddhisme chinois, notamment le Tch'an. Si les Indiens furent déclarés vainqueurs, les moines chinois n'en continuèrent pas moins à diffuser dans ce pays leur doctrine et à avoir une influence, notamment sur la secte des bonnets rouges. Dans l'école des Anciens, les Rninmapa, la doctrine suprême est appelée Rjogchen ou Perfection totale et, dans l'école de Milarépa, le Mahamudra ou Grand Sceau. Les deux prônent un mouvement soudain et immédiat de l'esprit, qui plonge d'emblée le disciple dans la vision des choses telles qu'elles sont, l'ainsité (tathata): «Se peut-il, écrit l'auteur, que, d'un instant à l'autre, le fond,

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l'origine, le" pur substantiel" se lève comme la clarté de la lune révélant toute l'ardeur d'exister d'une manière neuve à chaque instant, que le clair de la pleine lune révèle la profondeur des bois autour de la prairie?» Ainsi, cette démarche n'écarte aucune des méthodes, n'en privilégie aucune, et prend en compte tous les éléments de la vie: l'aire de l'éveil est no~re monde de poussière, et il n'est de meilleur exercice pour le disciple aguerri que de s'exercer ai: dhY_ana dans le tumulte de la vie moderne, dans les s1 tua tions les plus complexes. Si le tantrisme est l'une des formes les plus tardives du bouddhisme c'est aussi l'une de cel~es qui ont poussé le plus lo,in l'application des pomts de vue doctrinaux dans le comportement de leurs adeptes. On sait que le maître joue un rôle fondamental dans le tantrisme, où l'on rend hommage non seulement aux trois joyaux (le Bouddha, sa doctrine et 1 ~ co~munauté bouddhique), mais aussi au maître qui 1,es mcarne. Cela, c'est le maître extérieur· Il Y a egalement le maître intérieur, qui est l'esprit d'éveil en ch~cun de nous. Au niveau de la Perfection totale (R.J~gchen) ou du Grand Sceau (Mahamudra), il Y a l.e mai~re secret, qui est tout élément du monde mar.iifeste ou non manifesté toute chose noble ou vile ~~vant laquelle on s'in~line et qui permet l'accè"s à 1 mconcevable. C'est aussi ce qu'enseignait le maitr~ de dhy~na Xuyun, qui dit un jour à ses disciples: «Si vo,.tre pied heurte un caillou au cours de la marche et meme que vous tombiez, alors remerciez, arrêtezvous et proster~ez-vo~s pour remercier, puis so~ez seulement attentifs, le silence de Vimalakirti envahira votre cœur et rien ne vous sera refusé. » Le disciple n'a dans ce cas nul besoin de s'attacher à transmuter son corps ou à parvenir à la délivrance par tous les moyens habiles possibles et imaginables. La conscience d'éveil devient omniprésente, vacuité

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dans sa nudité, révélant dans le cœur un maître, qui est tout aise et liberté. De la sorte, les canaux sont purifiés et parcourus par des énergies subtiles d'une qualité parfaite, sans qu'il soit besoin d'avoir recours aux techniques yogiques complexes. Les phénomènes psychophysiologiques qui peuvent se manifester sont secondaires, et le disciple n'y prête guère attention, car ils relèvent encore des sensations, des changements et de l'impermanence. L'auteur du récit fait d'ailleurs au cours de son cheminement l'expérience de la chaleur psychique, qui est l'une des six techniques fondamentales du yoga tibétain dans l'école de Milarépa. Mais celle-ci se manifeste spontanément lorsque la concentration de l'esprit se stabilise. Il écrit: «Les vibrations à travers le corps deviennent plus lentes et doucement vont en s'élargissant. Le corps est comme présent à soi [ ... ]. Une chaleur se manifeste. Ce n'est pas la première fois qu'elle survient, mais, cette fois-ci, elle grandit avec force.» Progressivement, tout phénomène de la vie est spontanément libéré: «Rien n'est profane ou sacré, c'est notre attitude qui constitue un monde profane ou . bodhisattvique. » Même la relation amoureuse devient l'expression de la conscience d'éveil dans sa nudité, union de la claire lumière et de la félicité. Ce cheminement, plein d'embûches et d'ascèse, mène vers un apaisement doux et subtil, vers «la douceur d'une beauté qui ne se pose nulle part, mais cela n'a pas la moindre importance. Il n'y a là aucune vérité». Catherine

DESPEUX

AVANT-PROPOS

Dès mon enfance, en Indochine, j'entendis parler du bouddhisme; je fus élevé parmi les images du Bouddha et des bodhisattvas de toutes les écoles, compagnons familiers depuis toujours. J'entendais aussi parler des grandes choses faites par le Vénérable Xuyun, le dernier patriarche des cinq grandes écoles du Mahâyana. Tout cela n'allait pas sans intriguer un esprit de dix à quinze ans; n'était-il pas naturel de se demander ce qu'il y avait derrière? Beaucoup d'enfants dont les familles étaient en relation avec les pays