Initiation au soufisme 2213609039, 9782213609034

Etude des fondements et rites du soufisme, courant mystique de l'islam sunnite. Basé sur les textes traditionnels d

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Initiation au soufisme
 2213609039, 9782213609034

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L'ESPACE

INTÉRIEUR

ÉRIC GEOFFROY

INITIATION

AU SOUFISM

FAYARD

L'ESPACE INTÉRIEUR Documents spirituels

Pne : ns j

Abü-Alà AI-Ma'arri

Rets d’éternité Pin de l'arabe par Adonis _ et Anne Wade Minkowski

Far doddîn Atrir livre de l’Épreuve _” Le persan par Isabelle de Gastines -Sri Aurobindo

4 ea et son ange uns Liran et laphilosophie

: Abin Daniélou : Shiva et Dionysos

Va Le FRE secrète de la déesse Tripurà LA 1 réduit du sanskrit parMichel Hulin

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… L'Edda poétique

textesradin : des langues scandinaves du Régis Boyer

a Re _ Julius Evola A . ©Leyoga tantrique PER ER Haïku anthologie réunie et adaptée en français 1067 pur Roger Munier | préfæede Yves Bonnefoy

Hatha-Yoga-Pradip ikâ |

mduit” sanskrit par TireMichaël

bio Tzutsu Le kôan Zen Christian Jamber L'acte d’être

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https://archive.org/details/lesoufismevoiein0000geof

INTTIATION

AU SOUFISME

DU MÊME

AUTEUR

Le Soufisme en Égypte et en Syrie sous les derniers Mamelouks et les premiers Ottomans : orientations spirituelles et enjeux culturels, DamasParis, Publications de l’Institut français de Damas, 1995. La Sagesse des maîtres soufis, Paris, Grasset, 1998. Le Livre des prénoms arabes (en collaboration avec Néfissa Geoffroy),

nouv. éd. augmentée, Paris, Al-Bouraq, 2000. L'Instant soufi, Arles, l'esprit », 2000.

Actes

Sud,

collection

«Le

souffle

de

Jihâd et Contemplation. Vie et enseignement d'un soufi au temps des croisades, Paris, Al-Bouraq, 2003 (rééd.).

Éric Geoffroy

Initiation au soufisme

Fayard

Système de translittération des caractères arabes

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© Librairie Arthème Fayard, 2003.

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AVANT-PROPOS

Souvent présenté comme la mystique de l'islam, le soufisme propose à l’initié de se livrer au grand #44, c’est-à-dire de lutter contre les diverses passions et illusions assaillant l’homme afin qu’il puisse trouver un espace intérieur et contempler les réalités de l'Esprit. Il repose sur une initiation qui transmet de maître à disciple l’influx spirituel émanant du Prophète. Le véritable maître soufi se rattache en effet à un lignage spirituel qui remonte jusqu’à Muhammad. À partir du xIr° siècle, plusieurs grands saints musulmans ont créé des voies (zariga) qui ont assuré la transmission de la discipline initiatique que doit suivre tout aspirant. Ces voies ont proposé des méthodes différentes pour arriver à la connaissance divine, car,

disent les soufis, « il existe autant de voies menant à Dieu que de fils d'Adam ». Avec le temps, elles se sont institutionnalisées et sont devenues des confréries; les siècles passant, certaines ont décliné, d’autres se sont remises en cause et se sont

renouvelées. Le soufisme dépasse cependant largement le cadre des confréries. Prenant sa source dans le Coran, il s'appuie sur l'exemple du Prophète. Il ne rejette donc nullement ni la loi ni les rites de l'islam. Bien au contraire, il les éclaire de l’inté-

rieur, renouvelant sans cesse leur sens pour le fidèle. Loin d’être un phénomène marginal ou déviant, le soufisme est donc au cœur de la culture islamique. Au cours des siècles, des

7

AVANT-PROPOS

millions de musulmans ont suivi cette voie, qui apparaît aujourd’hui comme un antidote aux divers intégrismes se développant ici et là. Cet ouvrage se fonde sur la conviction que l'islam et le soufisme sont intrinsèquement liés. Il repose sur un pari : celui que l’approche intérieure du soufisme n’est pas incompatible avec une analyse critique. Les soufis ont eux-mêmes défini leur discipline comme une «science spirituelle » : c’est cette perspective que nous avons privilégiée en replaçant les doctrines et les pratiques dans leur contexte.

Nous adressant à des lecteurs francophones, nous n’avons cité qu’un petit nombre d’ouvrages ou d’articles en langues étrangères. Par souci d’allégement, nous n’indiquons les références des citations que lorsque cela nous paraît important. Nous avons indiqué entre parenthèses, chaque fois que cela était possible, les rapporteurs des Hadfîths (paroles du Prophète). Un glossaire, en fin de volume, explicite les principales notions soufies.

CHAPITRE

PREMIER

APPROCHES

DÉFINITIONS

ET BUTS

«Le soufisme n'est qu'idolätrie, car il consiste à préserver son cœur de tout ce qui

n'est pas Dieu; or 1l n’y a pas d'autre que Dieu. » SHIBLÎ « Le soufisme est une réalité sans forme. » IBN AL-JALÀ’ « Celui qui s'exprime sur le soufisme n'est pas un soufi; celui qui témoigne du soufisme n'est pas un soufi. Vivre le soufisme, c'est en être absent. »

IBN BÂKHILÀ

Il existe, dit-on, mille définitions du soufisme. T'en-

tons une première approche. En islam, la tension entre les polarités exotérique et ésotérique est très accentuée. Dans le Coran, Dieu Se présente à la fois comme l’Extérieur (a/-zéhin) et l'Intérieur (4/-bârin)\, sous des Noms

1MCOr 5763;

APPROCHES

en apparence opposés que le soufi devra unifier au cours de sa quête spirituelle. Pour les soufis, l'extérieur procède de l’intérieur, comme l’écorce d’un fruit enveloppe le noyau. En ce sens, le soufisme représente le cœur vivant de l'islam, la dimension intérieure de la Révéla-

tion muhammadienne et non une forme quelconque d’occultisme. Le soufisme peut encore être défini comme un aspect de la Sagesse éternelle. En plusieurs occurrences, le Coran évoque la « Religion immuable » (a/-dîn algayyim), cette religion primordiale, sans nom, dont toutes les religions historiques sont issues. L’islam, dernier message révélé, est venu rappeler l’Unicité divine dont Adam fut le premier héraut. L'Esprit l’a investi comme il a investi d’autres formes religieuses auparavant. Pour désigner les spiritualités du christianisme et du

judaïsme,

certains

musulmans

parlent ainsi de «sou-

fisme chrétien » ou de «soufisme juif». Le soufisme authentique se joue dans cette harmonie que l’initié doit sans cesse restaurer entre le corps et l’esprit, entre la reli-

gion établie sur terre et sa réalité intérieure. Une mystique? Le soufisme « mystique

est communément

musulmane ». Cette

présenté comme

expression

a une

la cer-

taine pertinence si on la comprend comme la connaissance des « mystères », comme une communion avec le divin par le biais de l'intuition et de la contemplation. Le Coran, qui distingue le « monde du Témoignage » (‘âlam

al-shahäda),

c’est-à-dire

le monde

sensible,

du

«monde du Mystère » (‘Z/am al-ghayb), demande aux fidèles de croire en ce Mystère, le g#ayb, littéralement «ce qui est absent de la vue ». L’un des buts du soufisme est précisément de percer l’opacité de ce monde, afin de contempler les réalités spirituelles dans un audelà de la simple foi.

10

APPROCHES

En terre chrétienne, le terme «mystique» a été étendu à des manifestations empreintes de subjectivité individuelle. Pour René Guénon, le mystique est passif, alors que le soufi prend l'initiative de se plier à un « travail », pour se réaliser spirituellement. Le soufisme est donc, par essence, une voie initiatique, dans laquelle la relation de maître à disciple permet la transmission régulière de l’influx spirituel (baraka). Muni de cette protection, l’aspirant peut cheminer sur la voie afin de dépasser les limites de l’individualité, virtuellement ou effectivement, et d’atteindre la délivrance. « Le soufisme est un

état dans lequel toute trace humaine a disparu!.» « Le soufisme, c’est la liberté‘. » Le soufi ne cherche pas à se retirer du monde. Son destin est de se réaliser ici et maintenant, si possible même

«au

milieu de la foule ». « Fils de l'instant », il

doit développer ses qualités spirituelles dans les circonstances où Dieu l’a placé. Pour autant, l’expérience soufie présente des traits proprement « mystiques ». Tout d’abord, les soufis considèrent que c’est Dieu qui

prend l'initiative de les faire cheminer vers Lui, et que leur progrès repose sur Sa grâce. L’aspirant (#wrfd, celui qui veut Dieu) ne se meut que parce que Dieu l’a préalablement « désiré » (muräd). C’est l’idée qu’exprime ce

hadith quasi * : « S'il [Phomme] se rapproche de Moi d’un empan, Je Me rapproche de lui d’une coudée. S'il se rapproche de Moi d’une coudée, Je Me rapproche de lui d’une brasse, et s’il vient à Moi en marchant, Je vais à lui

en M’empressant*. » 1. Qushayrf, Risâla, Beyrouth, 1986, p. 283.

2. Hujwiri, Kashf al-mahj4b, Beyrouth, 1980 (trad. en arabe), p2239, 3. Parole divine rapportée par le Prophète, dans laquelle Dieu parle à la première personne. 4. Ibn ‘Arabi, La Niche des Lumières, ad. de M. Väâlsan, Paris,

1983, p. 56.

11

APPROCHES

Le soufisme repose sur une subtile dialectique entre activité et passivité, dans la mesure où il distingue les « états » spirituels, octroyés par Dieu, et les « stations » initiatiques. Les premiers revêtent clairement un caractère passif, comme le « ravissement » (4dhb), par lequel Dieu « arrache » le soufi à ce monde en lui retirant ses facultés mentales. Connaissance et amour

Les soufis lisent dans le désir de Dieu de Se faire connaître les raisons de la création du monde. « J'étais un trésor caché, et J'ai aimé être connu; aussi J’ai créé

les créatures afin d’être connu », dit un #adîfh qudsi. Le soufisme se place en effet dans la double perspective de la « connaissance » (ma'’rifa) et de |” « amour » (#4habba).

Pour les soufis, ces deux modes d’approche du divin sont intimement complémentaires et se vivifient mutuellement. « L’amour est annihilation de l'être individuel dans la jouissance spirituelle, et la connaissance est contemplation dans la perplexité suprême [du mystère de l’Unicité divine] », dit un maître !. La voie de l’amour

est « mystique » dans le désir d’union qui anime le soufi. Mais cette attitude n’est pas simplement dévotionnelle, elle repose aussi sur la contemplation. Les soufis expérimentent amour et connaissance tantôt alternativement,

tantôt

simultanément.

Beaucoup

s'accordent pour dire que l’un et l’autre sont identiques. Car comment aimer Dieu sans Le connaître, et comment

espérer Le connaître sans L’aimer? « La vie spirituelle n’est pas un choix entre lumière et chaleur’. » Les grands maîtres du soufisme ont prôné des voies différentes : Junayd et Ibn ‘Arabî se sont tournés plutôt 1. Qushayrf, Risdla, p. 327. 2. M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints, Paris, 1986, p. 63.

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APPROCHES

vers la connaissance métaphysique, Hallâj et Rûmfi vers l’ivresse de l’amour.

Toutefois,

dans l’histoire du sou-

fisme, un certain équilibre a été préservé entre ces deux voies, à l’échelle individuelle comme

à l’échelle collec-

tive. La voie de la connaissance peut être placée sous la bannière de la « Majesté » divine (74/41), et la voie de l’amour sous celle de la « Beauté » (jzm@). Or, selon la

tradition islamique, l’une et l’autre se résorbent dans la « Perfection » divine (#am@)).

Qui est le sûfi? Apparu au xix° siècle, « soufisme » traduit le mot arabe tasawawuf, lequel désigne l’action d’être s#fi, ou plutôt d’y tendre. Selon la plupart des auteurs spirituels, le terme sûft est d’essence trop subtile pour avoir une étymologie établie et univoque. Parmi les significations qu’ils proposent, deux sont plausibles sur le plan linguistique. Elles sont d’ailleurs complémentaires. La première, immatérielle, et la plus prisée, fait dériver le terme du verbe arabe s#frya, «1l a été purifié ». « Celui que l’amour a purifié est simplement “pur”

[sf], mais celui que le Bien-Aimé a purifié est s4fi!. » Qushavyri, l’un des grands auteurs du soufisme, donne à cette quête de la pureté (s4/4’) un fondement scripturaire : « Il n’y a plus de pureté en ce monde, a dit le Prophète; il n’en reste que la souillure. La mort est désormais devenue un cadeau pour le musulman”. » Le but majeur du soufisme est de reconduire l’homme à la pureté originelle, dans cet état où il n’était pas encore différencié du monde spirituel. Le s4fi est donc l’initié parfait, le yogf de la tradition hindoue, l’être qui a réussi à remonter l’arc de la mani1. Hujwiri, Kashf al-mahjab, p. 230. 2. Ristlas pers.

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APPROCHES

festation divine et est « parvenu à Dieu » (w4sz/). Selon

une image de Rûmi), il a transformé le cuivre dont est fait

l’homme en or. Il fait figure de « héros spirituel » ({zr4), car peu de personnes affiliées au soufisme réalisent cet état supra-individuel. On distingue ainsi le sf, l'homme « réalisé », du wurasawwif, V'aspirant qui traverse encore les tribulations de la Voie et s’efforce, par la discipline

spirituelle, de parvenir à l’état de s#f. Au cours des premiers siècles de l’islam, les cheikhs se qualifiaient euxmêmes rarement de s4ff, tant ce mot supposait de qualités. Le maître iranien Kharaqânf (m. 1033) « se trouvait

un jour dans l’hospice avec quarante derviches. Ils n'avaient plus rien à manger depuis une semaine. Un inconnu frappa à la porte. Il apportait un sac de farine et un mouton. “J'ai apporté ça pour les soufis!” cria l’homme. Ayant entendu la nouvelle, le cheikh déclara: “Que celui qui se prétend soufi accepte ! Quant à moi Je n’ai pas l’audace de me moquer du soufisme.” Les bouches restèrent closes et l’homme repartit avec sa

farine et son mouton! ». Selon la seconde étymologie, le mot s/f dérive du mot sf, la laine. Le Prophète aurait recommandé à ses disciples de porter une bure de laine rapiécée, en signe de pauvreté spirituelle (fzgr). « Revêtez la laine, lui prêtet-on. Vous ressentirez dans votre cœur la douceur de la foi » (Hâkim). Cette vertu du /agr s'appuie sur un verset coranique: « O vous les hommes, vous êtes les indigents à l'égard de Dieu, alors qu'Il Se suffit, Lui, le Louangé » (Cor. 35 : 15); elle consiste à « se dispenser de tout sauf

de Dieu‘ ». Jusqu'à nos jours, les adeptes d’une voie initiatique sont souvent appelés /gar4’, les « pauvres en 1. Kharaqânf, Paroles d'un soufi, présenté et traduit du persan par C. Tortel, Paris, 1998, p. 91.

2. Selon Shibl, cité dans les ‘Awônif al-ma‘ârif de Suhrawardfî, Beyrouth, 1983, p. 53.

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APPROCHES

Dieu ». À l'instar des prophètes qui l’ont précédé, Muhammad portait des vêtements de laine! et ses Compagnons l’auraient imité dans un même souci d’humilité. Les premiers ascètes de l'Irak portaient également des vêtements de laine, ce qu’on leur reprocha, en même temps que leur penchant à la mortification, sous prétexte que c'était là la coutume des moines chrétiens. Il est possible que le terme s4f ait été utilisé en Arabie avant même l'avènement de l'islam”. Le calife omeyyade Mu‘âwiya (m.680) l’aurait employé pour qualifier un ascète contemporain”, mais il est attesté à l’époque de Hasan

Basrî (m. 728). En tout cas, dès les origines de

l'islam, la laine symbolise la pureté: Mâlik Ibn Dînâr (m. 744), disciple de Basri, affirme qu'il n’est pas digne de porter un vêtement de laine, car il n’a pas encore atteint l’état de pureté intérieure. De Kûfa et de Basra (Bassora)

où vécurent les premiers soufis irakiens, le terme 54/7 est passé à Bagdad, la capitale abbasside où, au 1x° siècle, une école de spiritualité est appelée zsawmuf, « le fait de se vêtir de laine ». Résumant le lien intime unissant les deux sens évoqués, un maître de cette école définit le 54/7 comme « celui qui a revêtu de laine sa pureté“ ». Une réalité sans nom

Beaucoup de musulmans tiennent en suspicion le soufisme pour la seule raison que les termes s#f7 et fasawaæuf ne sont pas coraniques et n’existaient peut-être pas du vivant du Prophète: à leurs yeux, il s’agirait d’une «innovation blâmable ». Ibn Khaldûn, qui lui-même n’était pas soufi, répond qu’à l’époque du Prophète il 1. D’après son serviteur Anas Ibn Mâlik. 2. Cf. par exemple Sarrâj, Luma', Leyde, 1914, p. 22. 3. M. Z. Ibrâhîm, Us#/ al-wusûl, Le Caire, 1995, p. 321. 4, Kalâbâdhi, Traité de soufisme, Paris, 1981, p. 29.

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APPROCHES

à la n’était pas nécessaire de donner un nom particulier alors voie intérieure de l'islam. La nouvelle religion était vécue dans sa plénitude, exotérique comme ésotérique, car les Compagnons de Muhammad voyaient dans le Prophète le modèle de l'homme « réalisé ». Le compagnonnage (s#4ba) résumait à lui seul tout le bénéfice spirituel que l’entourage du Prophète retirait de lui. Dans cette proximité de la source lumineuse prophétique, terminologie et doctrine n'avaient pas lieu d’être. Un cheikh du x‘ siècle affirmait : « Le soufisme était auparavant [à l’époque du Prophète] une réalité sans nom; il est maintenant un nom

sans réalité’. » Pour Shibli, l’un

des grands maîtres de Bagdad, qui affectionnait le paradoxe, le fait que les soufis aient reçu un nom provient des résidus de leur ego. S'ils avaient été réellement transparents, dénués d’attributs propres, aucun nom n'aurait pu leur être attribué.

. La doctrine et la terminologie du tasawwuf prennent forme pour l'essentiel au 1x° siècle, époque de la « collecte » ou

«codification » (/zdæwfîn) de la doctrine

:isla-

mique, qui dès lors se constitue en différentes sciences : les « fondements du droit », les « fondements de la religion», le «droit comparé», la «terminologie du hadîth », le « commentaire coranique » n’existaient pas plus du temps du Prophète que le « soufisme ». Le terme sa/afi, qui désigne les musulmans modernes se réclamant des premiers croyants (s4/af) et rejetant tous les apports doctrinaux, notamment mystiques, apparus au cours des siècles, n’a pas davantage d’appui scripturaire*.C’est donc un devoir de mémoire pour les musulmans contemporains de porter au soufisme un égard 1. Hujwiri, Kashf al-mahjäb, p. 239. 2. Cette remarque émane de cheikhs soufis, mais également de savants musulmans contemporains (cf. l'ouvrage de M.S.R. Bûti, 4/Salafiyya, Damas, 1988).

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APPROCHES

semblable à celui qu’ils montrent pour les autres disciplines de l'islam.

La science des états spirituels Si le soufisme a bien sa place dans le domaine des sciences islamiques, il n’en a pas moins une teneur spécifique. D’essence subtile, il est appelé dès ses débuts la «science des cœurs » ou la «science des états spirituels », par opposition aux disciplines formelles telles que le droit. « Science de l’intérieur » (‘4m al-bârin), par opposition à la science exotérique (‘7/m al-zähir), 11 propose une explication au second degré, paradoxale, du monde, qui est le plus souvent incompréhensible pour les exotéristes. Le prophète Moïse, représentant de la Loi, en fait l’expérience à ses dépens lorsqu'il rencontre Khadir, ce personnage énigmatique qui apparaît à certains saints pour les initier. À son exemple, les soufis se contentent de faire « allusion » (754@ra) aux réalités spiri-

tuelles auxquelles ils ont accès. Le soufisme se distingue encore par son caractère supra-rationnel — non irrationnel — là où la théologie et le droit s’appuient sur la raison discursive et la pensée dialectique. Les soufis ne rejettent pas les autres disciplines de l'islam, mais ils s’en servent comme d’un tremplin, en expliquant que le mot ‘zg/, qui signifie la « raison » ou le mental, veut dire aussi « entrave ». Le monde spirituel n’obéissant pas aux lois de la dualité, c’est par l’union des contraires en effet que le soufi réalise l’Unicité divine. La science soufie repose sur l’inspiration et le « dévoilement» spirituels. L’œuvre d’Ibn ‘Arabî comme les oraisons et poèmes de nombreux maîtres sont donnés comme inspirés directement par Dieu ou, indirectement,

1. Voir le Coran, 18 : 65-82.

17

APPROCHES

par le Prophète. Il faut ici distinguer l'inspiration (7/}4m) de la révélation (way) que seuls reçoivent les prophètes, même si les soufis présentent la première comme l’héritière de la seconde. Quant au « dévoilement » (#as4f), il constitue pour les soufis la principale modalité d'accès au monde suprasensible. Fruit d’une discipline exigeante, il permet de soulever les voiles que le monde sensible (mulk) jette sur l’homme et ainsi d'accéder au monde spirituel

(alakär),

voire

au

monde

divin

(7abarf).

Souvent décrit comme un éclair qui illumine la conscience et s’impose par sa fulgurance et sa limpidité, il aboutit à la vision certaine (yagfr), à la perception directe (‘yän) des réalités spirituelles, et dissipe le doute associé aux sciences spéculatives. Il a notamment pour assise le verset coranique 50 : 22 : « Tu étais inconscient de cela, puis Vous

avons

dévoilé ce qui te recouvrait;

aujourd’hui ta vue est perçante! » Ghazälf (m. 1111) est le premier à insister sur le « dévoilement », en tant que méthode cognitive, mais celle-ci revient si fréquemment

dans le /asawwuf qu’on a pu parler à son égard d’« épisté-

mologie soufie' ». La science octroyée par grâce divine (a/-‘/m al-wahbî) échappe aux canaux habituels de la raison. Elle se distingue de la science acquise par l'effort individuel (a/‘lm al-kasbi),

et peut

de ce

fait échoir

à un

illettré,

simple paysan ou artisan parce que celui-ci ignore les prétentions et les ratiocinations propres à beaucoup d’humains. Dans le soufisme, ces illettrés figurent parmi

les plus grands

saints.

Le zasawwuf a également

été

défini, notamment par Ibn Khaldûün, comme « la science provenant directement de Dieu » (a/-‘/m al-laduni), en

référence au verset 18 : 65 : « Nous lui avons enseigné [à Khadir] une science [émanant] de chez Nous. »

1. A. Knysh, Zs/amic Mysticism, Leyde, 2000, p. 311.

18

APPROCHES

Même dans sa dimension la plus spéculative, le soufisme ne se réduit pas à une philosophie théorique. D’évidence, l’aspirant peut tirer plus de bénéfice de la présence de son maître que de la lecture d’un traité mystique. Le soufisme est avant tout affaire de « goût » (dhawg). Comme un de ses disciples l’informait que certains critiquaient le soufisme car celui-ci ne s’appuyait pas sur l’argumentation, Ibn ‘Arabî lui fit cette réponse: «Si l’on te somme de prouver l'existence de la “science des secrets divins”, demande-leur à ton tour de prouver la suavité du miel. On te répondra qu'il s’agit là d’une science gustative. Rétorque-leur alors qu’il en va de même pour le soufisme'.» C’est en ce sens qu’il faut comprendre cet adage soufi: « Seul celui qui a goûté connaît ». Le soufisme

est une

voie d'éveil, destinée à

développer les états de conscience supérieurs de l'être, à partir de la vie quotidienne, du monde des formes et des

rites. La Voie initiatique Pour intuitive qu’elle soit, l'expérience soufie repose sur des règles et des méthodes éprouvées. Loin de ressortir à quelque « mystique naturelle », elle s’appuie sur une initiation. Sous la direction d’un maître, l’aspirant suit un périple intérieur qui doit l’amener à gravir l’échelle de la hiérarchie universelle de l’être, de même

que le Prophète fut porté, lors de son Ascension nocturne (#71‘râj), jusqu’à la Présence divine. Ce parcours initiatique procède du Coran, qui se définit lui-même comme une « guidance » (4#wdä). Dès la première sourate, la Férha, le fidèle demande à Dieu de

le guider sur la « voie droite » (a/-sirât al-mustagîm). Mais les soufis invoquent fréquemment ce verset : « Ceux qui

1. Ibn ‘Arabi, a/-Tadbtrât al-ilahiyya, Leyde, 1917, p. 114-115.

19

APPROCHES

Nous les auront lutté [spirituellement] en Nous, certes

dirigerons

sur Nos

Dieu

chemins.

est avec

ceux

qui

définir la recherchent l’excellence » (Cor. 29: 69). Pour

éVoie initiatique, les maîtres utilisent le symbole géom e divin Loi la sente tique du cercle. Le cercle repré vie leur toute t (Shart‘a). La plupart des hommes resten sur cette limite, c’est-à-dire se contentent d’une obser vance extérieure de la religion. Seuls certains entreprennent le voyage initiatique qui les conduira jusqu’au centre, là où ils ont accès à la Réalité intérieure (Hagîqa) du message divin et, au-delà, de toute chose manifestée.

« Autant de voies (arfga) que de fils d’Adam » : on peut cheminer vers le Réel (a/-Hagg), Dieu, à partir de toute tradition spirituelle authentique

Sharî'a Loi cosmique et humaine

Norme extérieure de toute religion Voie large, commune

Tariqa Voie étroite,

reliant l'extérieur à l'intérieur l'apparence à l'essence l'écorce au noyau Haqîqa Réalité intérieure de tout ce qui est crée, de toute Loi, de toute religion.

Dieu sous son Nom

al-haga, le Réel

20

APPROCHES

Etymologiquement, les termes Skarf'a et Tariga signifient l’un et l’autre « voie ». La Skarf‘a est la voie large,

balisée

par les prophètes,

que

tous

les musulmans

doivent suivre — étant entendu que, pour l'islam, chaque

règne, chaque communauté suit ici-bas sa propre Skart'a. La Tarîga désigne la « voie étroite » à laquelle seuls sont appelés ceux qui ont quelque prédisposition. C’est la voie des soufis et c’est pour cette raison qu'ils se perçoivent comme l'élite spirituelle (4/-khssa). En ce sens, ils se différencient du commun des croyants (2/-‘ämma)

qui ne connaîtront Dieu que dans l’Au-delà, après leur mort. Mus par l’Amour, les soufis cherchent à connaître Dieu dans ce monde : par la « mort initiatique », ils anticipent la rencontre. La Réalité est immuable, mais il est évident que l’homme ne peut y accéder qu’en suivant la S#arf'a : en islam comme dans tout autre tradition, il ne saurait y avoir d’ésotérisme authentique sans exotérisme. Le symbole du cercle met en évidence non seulement l’orthodoxie intrinsèque du soufisme par rapport à la religion qui en est le support, mais il explique aussi pourquoi les maîtres voient dans le soufisme le cœur, le « noyau » de l'islam. Le soufi progresse sur la Voie en gravissant une double

(maqgâm;

échelle,

celle

pl. magâmär)

(4âl; pl. ahwäl).

des

«stations

initiatiques »

et celle des «états spirituels »

Les premières,

fruits d’une

discipline

spirituelle (#w74hada), restent acquises pour celui qui les a atteintes; les seconds sont des faveurs divines, qui sur-

viennent chez le mystique sans qu’il les ait suscitées, et revêtent donc un caractère fluctuant et fugitif. Par le travail spirituel, l’initié peut « maîtriser » cet état éphémère et le transformer en « station », le but étant de dominer

son 44/ et non l'inverse. Les soufis assignent au terme magâm cette origine scripturaire: «Il n’y a personne 21

APPROCHES

désignée » parmi nous qui n’ait une station (#”agâm) gradation une (Cor. 37 : 164). Le premier à avoir évoqué plus initiatique en dix étapes serait l’imam ‘A, mais en généralement on attribue la formulation de la Voie

stations et états à Dhû I-Nûn Misrf (m. 859). repenParmi les stations figurent, entre autres, le « », tir », le « renoncement », le « dénuement face à Dieu l’« endurance », le « contentement ». Parmi les états: te la « désir de Dieu », l’«amour », la « contemplation »,

« proximité de Dieu », l’« intimité ». Au regard du carac-

tère ambivalent de la conscience humaine, certains états

ou stations sont présentés par couples, ceux-ci étant à la

fois opposés et complémentaires : la « crainte de Dieu » fait face à l’« espoir » placé en Lui, le « resserrement » à la « dilatation », etc. Ces classifications restent « schéma-

tiques », comme le rappelle René Guénon*, car le nombre et l'ordonnance des stations et états varient considérablement d’un auteur à l’autre. Certains soufis laissent entrevoir « mille stations» ou «des stations innombrables ». La Voie initiatique, en effet, n’est pas

exempte d'illusions d'optique: « Chaque fois que je croyais être parvenu au terme de la Voie, confesse Abû Yazîid Bistâmf, on me signifiait que c’en était le début”. » De la même

façon, ce qu’un soufi définit comme

une

«station » peut être qualifié d’« état» par un autre. Il faut donc nuancer l’opposition entre ces deux formes, car l’une et l’autre sont interdépendantes. Ansârî Harawî rassemble les deux sous le nom de « demeures » (”anûâail).

À un certain degré d'initiation, le soufi est libéré de la dualité; pour lui, «il n’y a plus ni état ni station* ». Ibn 1. Sarrâ], Lema;,:p. 130. 2. Initiation et réalisation spirituelle, Paris, 1980, p. 195. 3. Sulami, Zïs'a kutub, Beyrouth, 1993, p. 381. 4. Ibn ‘Abbâd, a/-Rasâ'il al-kubrâ, Fès, 1902, lettre n° 14.

22

APPROCHES

‘Arabf parle à ce sujet de «non-station » (22 magâm), domaine exclusif de la grâce divine!. De façon plus immédiate, tous les maîtres mettent l'accent

sur la sincérité

et la pureté

d'intention

(sd q,

1#hlâs) requises de l’aspirant. Celui-ci devra traquer dans les recoins de son âme toute trace de complaisance pour lui-même et pour les œuvres pieuses qu’il accomplit. La difficulté réside dans le fait que, tant qu'il n’a pas atteint un certain niveau de contemplation, il se perçoit comme adorant Dieu, comme

étant sincère, etc. Pour sortir de ce

labyrinthe, il doit s’efforcer de pacifier l’âme-conscience de soi. À cette fin, l’aspirant devra d’abord pratiquer « l’abandon

vertu

confiant

en

cardinale.

Dieu » (/zwakkul),

Il percevra

station majeure

ainsi que c’est Dieu

et

qui

« veut » (#wrfd) que Son serviteur se rapproche de Lui.

Quelle que soit l’ascèse à laquelle il se livre, quel que soit son degré d’aspiration spirituelle, le disciple ne doit jamais oublier qu'il est préalablement « désiré » par Dieu

(muräd), et que l’amour seul constitue son éner-

gie”. Sous ce rapport, il existe deux voies complémentaires : le «cheminant» (s4/#) progresse de façon consciente,

tandis

que

le «ravi

en

Dieu » (#ajdhäb),

aspiré par Lui, la franchit de façon fulgurante, et comme absent à lui-même. Le second est généralement considéré comme

inférieur au premier, car il a rarement

la

capacité d’aider autrui à accomplir ce voyage; or le rôle du guide spirituel est de faire participer le novice à son expérience.

1. Furthât makkiyya, citées par D. Gril, Les Voies d'Allah, Paris, | V , 1996, p. 100. 2. Cheikh Khaled Bentounès, Le Soufisme, cœur de l'islam, Paris,

1996, p. 72.

23

APPROCHES Des objectifs à portée variable

Au gré de leurs diverses expériences spirituelles, les soufis assignent plusieurs buts à leur discipline. Fonda éresdégén la contre réagir veut mentalement, le soufi cence spirituelle qui a affecté l'humanité, et donc luimême, depuis la création du monde.

En suivant la Voie

initiatique, il retrouve l’état d’« union » qui était le sien dans le monde spirituel, et renouvelle à chaque instant le Pacte (mf#hàâg) scellé entre Dieu et les hommes avant l’incarnation sur terre!. Plus conscient que d’autres de cet engagement, le soufi tente de recouvrer sa pureté initiale en luttant contre les attaches corporelles et mondaines. À cet effet, le Coran et le Prophète mettent fréquemment en garde le croyant contre les pièges que lui tend son âme charnelle (74/5). En écho à cette parole du Pro-

phète : « Le plus farouche ennemi de l’homme est l'âme

charnelle qu'il recèle », un des premiers maîtres définira le soufisme comme une discipline « ne laissant aucune part à l’ego ». Tels sont les fondements de la « grande guerre sainte » (4/-yihâd al-akbar), prônée par le Pro-

phète, et des différentes formes de lutte contre les passions de l’âme auxquelles se sont astreints les soufis au cours des siècles. — Purifier l'âme. Les soufis se sont retrouvés sur la nécessité de s’adonner à la purification de l’âme (zaz#iyat al-nafs), seule voie capable de favoriser chez l'être

humain l'émergence d’un noble caractère (#/4u/ug), d’une juste attitude intérieure et extérieure (adab). Ce faisant, ils ont en vue l’imitation du Prophète : « Tu es certes doté d’un caractère

LAC

COnREL

(#/w/ug) sublime », dit le Coran

TR

24

à

APPROCHES

l’adresse du Prophète (68 : 4). Les nobles vertus (akhl&g ;

pl. de #/ulug) que les soufis s'efforcent d’acquérir sont donc celles de l’islam, auxquelles ils donnent une densité particulière en les vivifiant intérieurement, ces vertus se transmuant de la sorte en stations initiatiques. Ce type de soufisme, il va sans dire, a été accepté par l’ensemble des ulémas. Dans cette optique, il représente une des trois parties de la religion, avec le dogme (‘agida) et la Loi (Skarf'a). Celui qui chemine sur la Voie

ne chercherait donc pas à expérimenter quelque phénomène surnaturel, mais à constater la véracité de la Loi et

à parachever sa soumission à Dieu. — Connaître Dieu.

D’autres

soufis, allant plus loin, ont

considéré que la purification était un moyen, et non une fin en soi, son but étant d’arriver à la connaissance

Dieu, afin de mieux L’adorer. Dieu

à Sa véritable

de

« [ls n’ont pas apprécié

mesure » (Cor. 6: 91). Selon

Qu-

shayri, ce verset signifie : « Ils n’ont pas connu Dieu à Sa véritable mesure.» Les germes doctrinaux de la « connaissance », de la gnose (#a‘r1fa) sont présents chez

les premiers maîtres, et peut-être faut-il y voir le début

d’une influence néo-platonicienne qui fournira plus tard au

soufisme

des

outils

de conceptualisation.

Ma‘rûf Karkhî (m. 815), considéré

comme

Selon

le fondateur

de l’école soufie de Bagdad, le soufisme consiste à « saisir les réalités divines (44g4‘ig) et à délaisser tout ce qui provient des créatures (#4a4/4'iq) ». À la même époque, Bistâmfî affirme que le «connaissant », le gnostique «vole vers Dieu, tandis que l’ascète ne fait que marcher », et Ruwaym que «l'hypocrisie des gnostiques vaut mieux que la sincérité des aspirants [à la seule purification]'».

La

connaissance

1. Qushayri, Risäla, p. 315-316.

25

est

un

miroir,

ajoute

le

APPROCHES

Se même Ruwaym, dans lequel le gnostique voit Dieu de e révéler. Dhû I-Nûn insiste sur cette saisie direct Dieu:

« Comment

demanda-t-on.

as-tu

connu

mon

«J'ai connu

même!. »

Inspiration et dévoilement

ton

Seigneur? », lui

Seigneur

par Lui-

sont indispensables pour

celui qui veut se frayer un chemin vers ce Dieu qui Se présente comme « la Lumière des cieux et de la terre »

(Cor. 24 : 35). C’est pour cette raison que tous les soufis ont cherché à accueillir en eux l’« irradiation » (tajalfi) de

cette lumière. Dégageant la nature humaine de son opacité, de la même

façon que le soleil chasse l’obscurité?,

cette théophanie révèle Dieu au cœur de l’homme. Le simple croyant, observe Sarrâj, voit par la lumière de Dieu, tandis que le gnostique voit par Dieu Lui-même É Plus tard, Ibn ‘Arabî expliquera comment la multiplicité se déploie à partir de l’Unicité, par une succession ininterrompue de théophanies prenant des formes innombrables. Le soufi voit donc Dieu en tout être, en toute chose manifestée. À la différence de l’ascète, il ne rejette

pas le monde puisque celui-ci est pour lui illuminé par la Présence divine. « Les êtres n’ont pas été créés pour que tu les voies, mais pour que tu voies leur Maître en eux », dit Ibn ‘Atâ Allâh*. Le Coran incite l’homme à maintes reprises à décrypter les « signes » (4y4/), à contempler Dieu en contemplant Sa Manifestation. « Nous leur montrerons Nos signes dans l’univers et en eux-mêmes jusqu’à ce qu'ils voient que c’est le Réel [Dieu] » (Cor. 41:53).

12 /403,D.23185. PC COOP Nr 3. Luma', p. 41.

4. La Sagesse des maîtres soufis, traduit de l’arabe par É. Geoffroy, Paris, 41996/p:51E

26

APPROCHES

— S’unir à Dieu, ou « s'éteindre » en Lui ? Le but ultime de la vie mystique n’est peut-être pas de connaître Dieu, mais d’être uni à Lui. On ne peut cependant parler en islam de wa unitiva dans le sens de la théologie chrétienne. Au regard du dogme central du #4whfd, qui se focalise sur le seule « Unicité divine », la notion même d’« union » à Dieu est éminemment paradoxale. Une union, en effet, suppose la rencontre de deux entités, de deux substances. Or la profession de foi (skahâda) de

l'islam affirme: « [1 n’y a de dieu que Dieu. » Pour le soufi, cette affirmation négative signifie en réalité : «Il n’y a que Dieu qui soit », puisque le créé, le contingent s’efface devant l’Absolu. Le soufi ne vit donc pas un état d’union à proprement parler, puisqu'il n’y a pas en islam de continuité substantielle entre Dieu et la création. Son but est « l’extinction en Dieu » (fz747). Soustrait aux diverses sollicitations du monde, l’initié connaît alors l’ivresse de l’immersion dans

la Présence divine. S’oubliant totalement en tant que sujet-conscience, 1l devient un miroir dans lequel Dieu Se contemple Lui-même. On peut illustrer cet état, qui s’accompagne d’un retrait temporaire du monde sensible, par un exemple. « Un jour où Junayd était chez lui avec son épouse, Shiblf entra. Son épouse voulut alors se revoiler, mais Junayd lui dit : “Il ne se rend pas compte de ta présence, reste comme tu es.” Junayd parla un moment avec Shibli, et celui-ci se mit à pleurer. Junayd dit alors à

son épouse : “Voile-toi maintenant, car Shiblî vient de sortir de son état d’absence”.» Cet état ouvre paradoxalement l'horizon de la Connaissance car l’homme ne peut avoir accès aux réalités divines que lorsque son ego ne s’interpose plus dans la contemplation, c’està-dire lorsque l’Être divin transparaît en lui’. 1. Junayd, Enseignement spirituel, waduit par R. Deladrière, Paris,

1983, p. 197. | | 2. Cf. par exemple Ansârf, Chemin de Dieu, traduit par S. de Laugier de Beaurecueil,

Paris, 1985, p.120;

27

Ibn ‘Arabi, Le Livre de

APPROCHES

Cette expérience de l'extinction en Dieu, paradigme de

essentiel

la vie

mystique

«témoignage » (shahâda)

contemplation

(#shähada).

savants exotéristes, rieure du dogme Cependant, le fan4’ férentes manières.

en

exotérique Elle

transmue

le

de l'islam

en

islam,

par les

a été validée

qui ont vu en elle la réalisation intéfondamental de l’Unicité divine. a été interprété par les soufis de difCertains, cultivant le paradoxe, ont

laissé croire au sortir de leur extase qu’ils expérimen-

taient réellement l’union avec Dieu (7#rihâd) ou, pis aux yeux de l'islam, l’incarnation de Dieu en eux {4u/41). Ce

n’est pourtant pas ce qu’ils professaient sur le plan dogmatique dans leurs moments de lucidité. Les juristes de l'islam,

évidemment,

ne

sont

pas

entrés

dans

ces

nuances. — Mourir à soi-même, et revivre par Lui. Pour réagir contre

la pente glissante empruntée par les mystiques « ivres », d’autres

soufis, dits « sobres », ont souligné

l’état extatique

du fan4â’,

l’homme

devait

que,

dans

toujours

conserver une lueur de lucidité, et surtout que cet état,

paroxystique mais transitoire, n’était que le prélude à une expérience plus accomplie, celle du #ag4”: ayant consumé ses attributs individuels, l’initié « subsiste » désormais

en et par Dieu, ce sont les Attributs

divins

qui agissent en lui. Selon un #adirh qudsf fréquemment cité par les soufis, Dieu est devenu « l’ouïe par laquelle il entend, la vue par laquelle il regarde, la main avec laquelle il saisit et le pied avec lequel il marche ». Dans la première phase, celle du f4r4”, l'homme ne voit rien en dehors de Dieu; dans la seconde, celle du #agä, il Le

voit en tout. À l’ivresse de l’immersion en Dieu succède

la sobriété

qui permet

à l’initié

d’être

à la fois

l'extinction dans la contemplation, traduit par M. Vâlsan, Paris, 1984, p. 48-49.

28

APPROCHES

avec Dieu et avec le monde. Laissant Dieu disposer de lui comme Il veut, il réalise sa servitude ontologique (‘ubâdiyya) en même temps qu'il se met au service des hommes. Cette double expérience du fan&’/bagä’ est si essentielle dans le soufisme que Junayd considère qu’elle le définit à elle seule. « Le Zasawwuf, dit-il, se résume en ce que

le Réel

[Dieu]

te fasse mourir à toi-même,

et te

fasse revivre par Lui'. » Ce thème est la transposition sur un plan mystique du verset coranique : « Tout ce qui se trouve

sur

terre

est évanescent

(/7#”). Seule

subsiste

(yabgä) la face de ton Seigneur, pleine de majesté et de munificence » (Cor. 55 : 26-27). La mort initiatique, telle

que l’implique l’expérience du fan@’Ibagä’, l’injonction du Prophète : « Mourez avant de Précisément, elle s’inscrit dans l’exemple de mad, qui a été « renvoyé » parmi les hommes guider. Prolongeant le dogme de l’Unicité divine « gustation »

spirituelle

du fand’,

certains

répond à mourir! » Muhampour les

et de la

soufis

ont

expliqué que Dieu est Un au sens où Lui seul possède l'Être : en manifestant les créatures, Il les a dotées d’une

existence émanant de son Etre, mais celle-ci n’a qu’une teneur ontologique relative, voire nulle. Beaucoup de savants exotéristes ont combattu cette formulation métaphysique, connue sous le nom d’« unicité de l’Etre » (wahdat al-wujñd), car elle leur semblait nier la transcen-

dance divine. Pour tous ceux qui cheminent sur la voie du soufisme,

la purification est donc un passage obligé : l’initié considère que les miasmes de son ego sont autant de ténèbres qui l’'empêchent de recevoir la lumière de la gnose ou de S’unir au divin. De la même

1. Qushayrf, Risäla, p. 280.

29

façon, les hommes

et les

APPROCHES

pleifemmes se réclamant du fasawwuf aspirent à vivre nement

l'islam, dans toutes ses dimensions

et non

pas

seulement en adhérant au dogme ou à la loi. En aucun que cas, le soufisme ne saurait être assimilé à une mysti cerSi m. l'isla à ou à un ésotérisme parallèle ou contraire des taire tains soufis, en réaction au formalisme autori juristes, ont adopté des attitudes antinomiques et provo» catrices, ils sont toujours restés — sauf « déviations m. l’isla de e sphèr la caractérisées — dans Bibliographie : Maintes définitions du soufisme sont données dans les manuels de soufisme que nous citons de l’arabe. Deux manuels seulement ont été traduits en français: Kalâbâdhi, Traité de soufisme, wad. par Roger Deladrière, Paris,

1981. Hujwiri, Somme spirituelle, trad. par Djamshid

Mortazavi,

Paris, 1988.

Voir par ailleurs : Titus Burckhardt,

{ntroduction

aux doctrines ésotériques de

l'islam, Alger-Lyon, 1955 (rééd. récemment).

René Guénon, Aperçus sur l'ésotérisme islamique et le taoïsme, Paris, 1973:

SOUFISMES

Une riche palette de types spirituels « La couleur de pient !»: par cette soufi de Bagdad, voies pour accéder

l’eau vient de la couleur de son réciparole très allusive, Junayd, le grand voulait notamment montrer que les au soufisme sont multiples. Selon un

1. Jbid., p. 316. 30

APPROCHES

adage soufi, en effet, « il existe autant de voies menant à

Dieu que de fils d'Adam ». Chacun progresse donc sur la Tarîiga selon ses prédispositions. Au x°siècle, Sarrâ] explique cette diversité en appliquant la parole du Prophète « Les divergences des savants [musulmans] sont une source de miséricorde » aux «savants de l’intérieur », les soufis.

Mais

si chaque

soufi parle selon le

degré spirituel qu'il a atteint, selon son expérience de l'instant, tous retirent profit de cet échange”. Cet appel au pluralisme participe du principe islamique de la « divergence »

observé

(##1/4f),

surtout

dans

le droit

musulman. Loin d’estomper les différences, les premiers auteurs

de manuels

(x°-xI° s.) les mettent

de soufisme

relief, car elles illustrent pour eux la volontiers richesse et la subtilité de l’expérience des soufis. Ceux-ci ne s'entendent donc pas toujours sur la terminologie de leur doctrine ou sont même en désaccord sur en

des points théologiques”.

Très rapidement, ces auteurs posent quelques archétypes de la vie spirituelle, le plus souvent sous forme de

couples antithétiques : ivresse/sobriété; renoncer au monde/l’épouser pour mieux le transcender; mystique «savant »/mystique «illettré»; etc. Certains en viennent ainsi à distinguer le «renonçant» ou ascète (zâhid),

le «pauvre

en

Dieu»

(fagir),

«homme

du

blâme » (#alâmari) et le sûfi proprement dit. Au xr siècle, Hujwirî affine cette classification et dénombre douze écoles soufies selon la qualité spirituelle propre à leur maître, ou selon la doctrine qui leur est attachée: Bistâmi

illustre

l'ivresse

spirituelle,

Junayd

la lucidité,

Mubhäsibi l'agrément du destin, Hakîm Tirmidhf la saininiteté, Kharrâz le fan@’/ bagä’, etc.°. Les futures voies 1. Luma”, p. 107.

|

p. 38-46. 2. Ibid., p. 212; Kalâbâdhi, Traité de soufisme,

3. Kashf al-mahjäb, p. 403-508.

31

APPROCHES

à un tiatiques, ou « confréries », répondront elles aussi ls manue Les autre. tempérament spirituel plutôt qu'à un

et le distinguent également le « cheminant» (s4/k) s vu, «ravi en Dieu » (#ajdhñb). Le premier, nous l’avon

parcourt la Voie entraîné par sa propre volonté, ou du moins croit qu'il en est ainsi: selon l'expression d’un maître persan, il est « volontaire de la Volonté divine ». Quant au second, Dieu l’a attiré à Lui par Sa volonté. Par ailleurs, les maîtres soufis définissent plusieurs degrés dans l’échelle de la sainteté. Pour les soufis, en effet, le monde est régi par les saints (2æ/iy4’), chacun

occupant, selon un schéma hiérarchique, des fonctions correspondant à son degré spirituel : le Pôle des saints (gurb) est entouré de deux assesseurs (74m); en dessous se trouvent les quatre piliers (zæ/äd), puis les sept — ou quarante, suivant les auteurs —, substituts (zbda)), etc. Il

y aurait ainsi cent vingt-quatre mille saints, soit autant que le nombre de prophètes qu’a connus l'humanité. Lorsque l’un d’entre eux meurt, il est aussitôt remplacé par un autre saint de la catégorie inférieure. Dans cette hiérarchie, seul le Pôle a une connaissance

intime de toutes les demeures spirituelles. Un simple initié ne reconnaît donc pas obligatoirement l'autorité de celui qui lui est supérieur et qui a atteint un niveau de « réalisation » auquel il ne peut accéder. Des soufis s’imaginent ainsi avoir atteint le summum de la sainteté, car ils minimisent ou ignorent les progrès spirituels accomplis par d’autres initiés : « Si Abû Yazîd [Bistâmiî] se trouvait parmi nous, lance Shiblf un siècle après la mort du saint, il apprendrait son islam de l’un ou l’autre de nos novices! ! » Bien des déclarations de ce genre égrènent l’histoire du soufisme.

12 Lima, p.897.

32

APPROCHES

La variété des comportements spirituels s’explique également par des points fondamentaux de la doctrine soufie. Selon la doctrine de l’héritage prophétique (æzr4tha), qui affleure chez les premiers auteurs soufis et trouve sa formulation chez Ibn‘Arabî, les saints musul-

mans reçoivent l'héritage spirituel des prophètes du passé à partir de la personne du prophète Muhammad, qui récapitule et synthétise tous les types prophétiques antérieurs. Tel saint sera ainsi, à un moment de sa vie ou plus durablement, « noétique », « abrahamique », « moï-

siaque », ou « christique ». Cet héritage agit comme une sorte de « patrimoine génétique » qui « marque de caractères précis et repérables le comportement, les vertus caractéristiques et les charismes du wa/f (« saint »)! ». Le

degré de sainteté de l’« héritier » sera à la mesure du rang du prophète dont il hérite: simple « prophète »

(rabf), ou « envoyé » (rasäl) avec une nouvelle loi ou à

toute l'humanité. Le soufisme a ainsi connu des saints moïsiaques qui, à l'instar du prophète Moïse descendant du mont Sinaï, se voilaient le visage afin que la lumière intense qui en émanait n’aveugle ou ne tue pas leurs interlocuteurs?. Il a connu également des saints « christiques », qui auraient eu la faculté de ressusciter les morts, comme

La doctrine

le fit Jésus.

de la «théophanie

des Noms

divins »

(tajalli al-asmä”) et de leur manifestation dans les créatures, développée par Ibn ‘Arabf et d’autres maîtres

médiévaux, fournit une autre explication de la diversité

des tempéraments spirituels. On sait que, en islam, Dieu

Se fait connaître des hommes par Ses Noms, dont le nombre canonique est 99. Ceux-ci sont en réalité infinis puisque les créatures sont multiples, mais ils sont tous contenus

fonction

dans le Nom

d’«isthme»,

de l’Essence, A//G/. Ils ont une

c’est-à-dire

de lieu d’échange

1. M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints, P. 96-97. 2. Ibid., p. 95-96, 106.

33

APPROCHES

entre

le Nommé

et l’homme,

chaque

Nom

étant pour

l'être humain un « seigneur particulier » qui lui permet d'accéder à la divinité. Par exemple, la personne chez laquelle Dieu Se manifeste comme l’« Apparent » (a/Zähir) n'aura pas le même comportement que celle investie par le Nom l’« Intérieur » (a/-Bâtin).

Des littératures soufies

La diversité du soufisme vient encore du contraste entre un soufisme d'ordre éthique (« acquérir les nobles vertus coraniques et prophétiques ») et un soufisme d’ordre théosophique ou métaphysique, lequel s'appuie sur les sources scripturaires, mais aussi sur les doctrines néo-platoniciennes et gnostiques. Entre ces deux niveaux bien caractérisés, il y a place pour toute une palette de registres intermédiaires. Cette gradation se repère aisément dans la littérature soufie. Des auteurs comme ‘Abd al-Qâdir Jilânt et ‘Umar Suhrawardf se refusent à évoquer toute dimension métaphysique dans leur œuvre, pour se concentrer sur les aspects pratiques de la Voie. À leurs yeux, l’enseignement ésotérique ne peut se faire qu'oralement, car il est destiné à un cercle restreint de disciples. Ils s'appuient sur des hadîths (paroles du Prophète) pour mettre en garde contre un ésotérisme gratuit : « Parlez aux hommes selon leur degré de connaissance. Voudriez-vous que Dieu et Son Prophète soient démentis ? » (Bukhäâri). Par prudence peut-être, ou tout simplement par conformisme, certains auteurs ont cédé au moralisme et au piétisme sentimentaliste. C’est cette production que

visait le métaphysicien Frithjof Schuon (m. 1998) lorsqu'il parlait de « soufisme moyen » ou d’« ésotérisme mitigé »'. Les concessions à l’exotérisme y sont trop 1. Le Soufisme, voile et quintessence, Paris, 1980, p. 110.

34

APPROCHES

importantes pour que l’on puisse ici employer le terme tasawwuf. Certains, trop soucieux de « légaliser » le soufisme, banalisent la terminologie en la spoliant de tout contenu ésotérique ou initiatique. Le courant du 2#%4 « renoncement

au

monde », « ascèse »), qui a précédé

historiquement le soufisme, s’est en fait maintenu à travers une religiosité teintée de vertus spirituelles, coexistant avec les explorations de nature théosophique. Davantage que les soufis s#ricto sensu, cette religiosité touche le public des mosquées, celui que les sermonnaires cherchent à toucher, à édifier. À l’opposé, des métaphysiciens comme Yahyâ Suhrawardf et Ibn Sab'în ont toujours été marginalisés au sein du soufisme. Le cas d’Ibn ‘Arabî est différent. Puisant pleinement dans le patrimoine soufi, son œuvre en approfondit la doctrine, et redistribue à son tour cet enseignement dans le soufisme ultérieur en lui donnant une veine ésotérique. L'expression médiane du soufisme se trouve sans doute dans les manuels de soufisme des x° et xI° siècles qui, après l’aventure de Hallâj, mettent en « conformité » la doctrine des premiers maîtres avec l’orthodoxie sunnite. Ces manuels ne suppriment pas pour autant les dimensions

allusive,

illuministe,

voire

paradoxale

de

l'expérience soufie, mais ils tendent à la codifier. On voit alors se multiplier les traités de « règles de conduite », destinés

à ceux,

de

plus

en

plus nombreux,

qui se

sentent appelés par la pratique du tasawwuf. Cette expression médiane est enrichie par l'œuvre de Ghazâlf (m. 1111), qui concilie le piétisme sunnite avec la méta-

physique néo-platonicienne. Puis, à partir du xur° siècle, elle est relayée par la littérature des grandes voies initiatiques — en particulier la Kubrawiyya, la Shâdhiliyya, la Khalwatiyya ou la Naqshbandiyya — qui propose un enseignement à degrés variables. Destinée avant tout aux disciples de la voie, elle a une visée essentiellement initiatique, opérative, mais peut manier des registres

35

APPROCHES

divers; la doctrine ésotérique y est prudemment distil-

lée, afin de ne pas heurter le tout-venant

qui, parfois,

écoute les leçons du cheikh, et afin de ne pas attirer l’opprobre des censeurs. L'âge d’or de la littérature soufie se situe au XIII siècle. C’est alors que sont rédigées les grandes œuvres doctrinales en prose, mais aussi poésies mystiques, petits traités initiatiques, manuels concernant les règles de vie, recueils d’aphorismes, textes dévotionnels, dictionnaires

historiques incluant la vie mystique, récits hagiographiques. Beaucoup de maîtres, toutefois, n’ont pas rédigé le moindre texte sur le soufisme — certains étaient d’ailleurs illettrés —, soit parce qu’ils n’avaient pas reçu le « dévoilement de l’expression » (#asäf al-‘ibâra), soit tout

simplement parce que, à leurs yeux, la formulation écrite de la doctrine peut être un obstacle à la saisie immédiate des réalités spirituelles. Les multiples genres de la littérature soufie illustrent la diversité de l'expérience mystique en islam. Il s’en dégage également une tendance à élaborer des modèles — Junayd incarne par exemple la « sobriété » et Hallâj l’« ivresse », bien que ces états soient souvent vécus en alternance par une même personne — et donc à produire non pas une

norme,

mais plusieurs normes.

Si celles-ci

ne sont pas vivifiées de l’intérieur, elle dégénèrent en stéréotypes; cela est vrai en particulier dans le domaine spirituel, où la routine a un effet corrosif. L'’alchimie intérieure

Quels

rapports

le soufisme

entretient-il

avec

les

sciences occultes, celles-ci englobant des disciplines très différentes (astrologie, alchimie, talismans, science des

lettres, ainsi qu’une infinité de procédés divinatoires) ? Les maîtres soufis admettent la validité de certaines d’entre elles, mais craignent leur dévoiement à des fins

magiques. S'agissant de sciences telles que l’alchimie ou

36

APPROCHES

la science ésotérique des lettres (‘7/» al-hurñf), il peut en effet y avoir confusion dans le but poursuivi et dans le niveau de pratique : celui-ci reste psychique si le disciple évolue dans la pensée magique, il devient spirituel si le dessein est initiatique. C’est pourquoi les maîtres insistent sur l’alchimie intérieure qui « transmute » le cœur et non la matière; Ibn ‘Arabf fit ainsi le serment de

ne jamais employer le pouvoir des lettres dans une pers-

pective divinatoire!. Au cours de l’histoire, les soufis se sont souvent adonnés à de telles activités, surtout dans le monde turco-

persan ou au Maroc. Aujourd’hui, dans le monde musulman périphérique, notamment dans les régions où les substrats animistes sont vivants, la pensée magique et ses applications (possession, divination, géomancie, protection par les talismans...) restent très présents, ce que réprouve en principe tout soufi, puisque celui-ci considère que Dieu est le seul Agent réel en ce monde. Le chamanisme, par exemple, est loin d’avoir disparu chez les populations turques, des steppes du Turkestan jusqu’au plateau anatolien, et l’on a pu parler à leur sujet de « chamanisme

soufisé? ». On est ici à mille lieues,

évidemment, de la mystique policée des villes du monde arabe en particulier. Par ailleurs, en Afrique noire, l'islam

confrérique continue à jouer un rôle de médiation essentiel entre les coutumes locales et l’islam arabe. Le pluralisme du soufisme s'illustre également dans les différents rapports à la Loi qu’entretiennent les soufis: certains ont une démarche qui paraît sur ce point 1. En ce qui concerne la science des lettres chez Ibn ‘Arab, cf. le

chapitre de D. Gril dans Les [/uminations de La Mecque, Paris, 1988, p. 385-487.

2. T. Zarcone, « Le brame du saint. De la prouesse du chamane

au miracle du soufi », dans Miracle et karâma. Hagiographies médiévales comparées, Paris, 2000, p. 416.

87

APPROCHES

aussi déconcertante, mais qui peut se révéler tout reux nomb les authentique. Il s'illustre encore dans des débats qui ont cours dans le monde soufi à propos quer prati techniques initiatiques (faut-il, par exemple, ? Est-il l’invocation (4ikr) à voie haute ou à voix basse

profitable sur le plan spirituel de s’adonner à l'audition

î et de chant et de musique?), de l’orthodoxie d’Ibn‘Arab ons relati des », l’Etre de la doctrine de «l’unicité de métature ouver avec les autres religions (de la totale

physique à l’enfermement confessionnel), etc. Si aujourd’hui le soufisme est pour une bonne part l’héritier de l’humanisme spirituel et de l’universalisme de l'islam, il existe par ailleurs un soufisme « intégriste », qui se pose comme une réaction au matérialisme venu d'Occident. Qu’y a t-il, encore, de commun entre la retenue d’un mystique goûtant la doctrine de l'élite et les agapes pratiquées dans certaines confréries populaires, entre un savant soufi au sunnisme strict et policé et un derviche de quartier, grisé par l’ivresse mystique. et peut-être par un peu d’herbe?

En définitive, si le soufisme offre des voies multiples, c’est parce qu’il émane de l'islam, lui-même très pluriel. Pas plus qu’il n’y a en islam de magistère suprême, équivalent de la papauté, il n'existe dans le soufisme une autorité spirituelle unique: Ibn ‘Arabî n’a été appelé le « Grand Maître » (4/-Shaykh al-Akbar) que par certains soufis, et son œuvre demeure controversée. Jalâl al-Dîn

Rûmf est considéré comme un autre pôle de la spiritualité islamique, ce qui a bien souvent été vécu par leurs

disciples respectifs en termes

de rivalité.

D'où,

sans

doute, cette parole de Ruwaym, reprise au fil des siècles

par plusieurs maîtres : « Les soufis ne cesseront de bien se porter tant qu'ils auront des positions divergentes”. »

1. Qushayri, Ris@/a, p. 282.

38

APPROCHES

Bibliographie : Frithjof Schuon, Le Soufisme voile et quintessence, Paris, 1980 (concernant les différents niveaux de la littérature soufie).

SOUFISME ET CHIISME

Des affinités doctrinales Le soufisme ne résume pas à lui seul toute la spiritualité ou l’ésotérisme de l'islam. Le chiisme, le « parti de ‘A », auquel adhèrent aujourd’hui environ dix pour cent des musulmans, se présenta dès les origines comme un mouvement où revendication politique et doctrine ésotérique s’appuyaient mutuellement. Cette alliance s’est effritée lorsque des pouvoirs chiites institués, tels que les Safavides, ont vu le jour. Dès lors, le clergé chute exotériste s’est montré aussi intolérant envers les mystiques que les « juristes » sunnites. On ne saurait donc assimiler le chiisme dans ses divers courants spatio-temporels à une pure gnose, comme le suggérait Henry Corbin. Comme toute religion, le chiisme a ses intransigeances dogmatiques, sa hiérarchie cléricale imposant ses normes, ses pratiques religieuses populaires et, bien sûr, son ésotérisme. Bien que largement minoritaire au sein de l'islam, il est beaucoup plus divisé que le sunnisme puisque de nombreux groupes qualifiés d’« hétérodoxes » par les chites eux-mêmes gravitent autour

de l’imamisme

duodécimain,

devenu

reli-

gion d’État en Iran au début du xvi‘ siècle. L’imam ‘Af a dû ainsi écarter des disciples trop zélés qui le divinisaient,

et cette

tendance

à la divinisation

d’un

être humain,

proscrite en islam, a été récurrente chez certains chiites

dits «extrémistes » (gulär). Il y a par ailleurs dans Île chiisme commun un goût de la « passion » et un dolo-

39

APPROCHES

s risme morbide, qui sont l’un et l’autre peu compatible

plutôt le avec l’idée de gnose; dans le vécu sunnite, c’est

juridisme régnant et le poids des coutumes qui font obstacle à la connaissance. Sur le fond, soufisme et chiisme partagent un même héritage muhammadien, qui se transmet par un enseignement ésotérique. La plupart des chaînes initiatiques (silsila) des ordres soufis passent par ‘Ali, et les sunnites font également leur cette parole du Prophète : « Je suis la cité de la connaissance, et ‘Alf en est la porte » (Taba-

rânî). Il n’est donc pas étonnant qu’au fil des siècles les Imams Ja‘far Sâdiq, Müsà Kâzim et ‘Alf Ridâ, descendants de ‘Al, aient exercé une maîtrise spirituelle sur des soufis tels que Bishr Hâfi, Bistâmi et Ma‘rûf Karkhi,

et qu'ils figurent à leur tour dans la chaîne initiatique des ordres soufis. Ja‘far Sâdiq, en particulier, était reconnu par tous comme une autorité spirituelle, notamment

dans le domaine de l'interprétation ésotérique du Coran. Les affinités doctrinales et initiatiques entre les deux voies sont indéniables, en particulier l’idée que le cycle de la « sainteté initiatique » (wa/äâya) succède à celui de la prophétie (ubuwwa), ce qui garantit la présence toujours vivante d’une voie ésotérique en islam. Les chiites décèlent dans ces affinités une influence de leur propre doctrine sur le soufisme, influence que les soufis nient le plus souvent. Ils invoquent à cet effet la précocité de leur ésotérisme et de leur attachement initiatique à la famille du Prophète. L’investiture du « manteau » (#/irga), qui s’est longtemps pratiquée dans le soufisme, a bel et bien pour source le geste du Prophète recouvrant

de son manteau

‘Alf, Fâtima

et leurs

enfants Hasan et Husayn. Mais le Prophète n’était pas plus « chiite » que « sunnite », et les chiites ne sont pas les seuls à vénérer la famille du Prophète (44/7 al-bayr)". 1. Les sunnites, soufis ou non, portent le plus souvent un jugement sévère sur Mu‘âwiya, qui a usurpé le pouvoir à ‘Ali, et sur ses

40

APPROCHES

Des ulémas et des penseurs sunnites ont détecté à leur tour dans le soufisme des éléments crypto-chiites. Ainsi, pour Ibn Khaldün, la #/irga serait un emprunt à la tradition chiite; le «Pôle spirituel» (gwrb) du soufisme devrait également beaucoup à l’Imam, guide intérieur du fidèle chiite et lui-même pôle de l’univers. Selon Ibn Khaldûn toujours, la propension de quelques soufis à se proclamer Mañdi (le « Bien-Guidé », personnage descendant du Prophète, qui doit venir à la fin des temps pour lutter contre l’Antéchrist et ainsi préparer le retour du Christ sur terre) serait une résurgence chiite. En fait, le chiisme primitif et le soufisme ont puisé à la même source et ont donc été influencés par des expériences parallèles. L’Andalou Ibn ‘Arab a ainsi très nettement imprégné la gnose chiite, contribuant, par exemple, à façonner la doctrine chiite de la wa/äya. L’imam Khomeyni lui-même revendiquera cette influence. Le personnage essentiel dans la diffusion d’Ibn ‘Arabî en milieu chiite est Sadr al-Dîn Qûnawi (m. 1273), son beau-fils et disciple, qui était lié notam-

ment au philosophe iranien Nâsir al-Dîn Tûsf. Une certaine osmose entre soufisme et gnose chiite s’est développée dans ce sillage. Ainsi, pour Haydar Amoli, spirituel duodécimain qui vécut à Bagdad à la fin du xIv® siècle, tout véritable soufi est un chiite, et tout véritable chiite est un soufi; il exhorte en ce sens l’un et

l’autre groupes à se reconnaître”. À la même époque se développent en Iran des voies initiatiques soufies (/4rfga) qui devaient glisser vers le successeurs omeyyades, qui ont persécuté les imams; ils n’en restent

pas moins « sunnites » puisque leur doctrine se réfère à la personne du Prophète. 1. C. Bonaud, L'Imam Khomeyni, un gnostique méconnu du XX siècle, Paris, 1997. 2. H. Corbin, En islam iranien, Paris, 1972, t. IL, p. 149-213.

41

APPROCHES

chiisme.

D’une

façon

générale,

le soufisme

iranien

car les identités oscille alors entre sunnisme et chiisme,

définies. des uns et des autres ne sont pas toujours bien e qui se chiit che bran cette Les ismaéliens par exemple,

à un certain caractérise par un ésotérisme prononcé, sont

Certains moment pourchassés par les autorités sunnites; des gnent rejoi passent alors dans la clandestinité et eux, à t quan tariga soufies. Les Bektachis de Turquie, ent dont les dogmes sont très fluctuants, ont le plus souv été jugés hétérodoxes par les soufis. Deux ésotérismes rivaux

En

dépit de leurs

affinités

doctrinales,

soufisme

et

chiisme ésotérique ont eu au fil des siècles des rapports

qui sont loin d’avoir été idylliques. Le plus souvent, il y a eu incompatibilité entre ces deux formes d’ésotérisme,

du fait précisément qu'ils étaient proches l’un de l’autre. Les maîtres fondateurs d’ordres soufis sont fréquemment eux-mêmes des descendants du Prophète, et posséder une généalogie alide n’est pas l'apanage des

chiites. La différence de perspective réside avant tout dans les modèles respectifs : les soufis vénèrent ‘Alf et les Imams chiites en tant que membres de la famille du Prophète et en tant que grands spirituels, mais leur référence ultime est Muhammad. Au x°siècle, Hallâj luimême, dont les fréquentations paraissent assez troubles à beaucoup de sunnites, ne laisse aucune équivoque sur

ce point : le Prophète est Æ guide. Plus tard, Ghazäâfi, écrivant contre les ismaéliens, martellera cet axiome. Quant à Ibn ‘Arabfî, que Henry Corbin supputait en son temps avoir été nourri par la gnose iranienne, il tient 1. H. Corbin, En islam iranien, p.156. Henry Corbin perçoit comme un « déséquilibre » le fait que les soufis aient réservé à la seule personne du Prophète le « charisme » que les chiites donnent en partage à celui-ci et à l’Imam (La Mérhode spirituelle d'un maître du

42

APPROCHES

des propos assez durs sur les chiites et montre à plusieurs reprises son attachement au sunnisme'. Ses disciples chiites confessent d’ailleurs des divergences doctrinales irréductibles, entre eux et lui, qui paraissent somme toute logiques. Plus généralement, les soufis, qui appartiennent souvent

au milieu des ulémas

sunnites, manifestent

de

l’animosité à l’égard des chiites et approuvent l’exécution d’«extrémistes » chiites dont l’hétérodoxie défraie ici ou là la chronique. Depuis le xr° siècle environ, c’est-à-dire depuis que le chiisme représente un danger politique pour le sunnisme, la plupart des ordres soufis ont aidé les régimes sunnites à lutter contre les chiites. Au xu° siècle, plusieurs groupes chiites ont ainsi pactisé avec les Mongols, lorsque ceux-ci ont déferlé sur tout l'Orient musulman. Seuls quelques ordres persans ou turcs se sont tenus à l'écart de l’antichiisme. Celui-ci culmine au sein de la Naqshbandiyya. Cette voie, surtout répandue dans les territoires orientaux de l'islam, est en contact géographique avec les différentes formes , de chiisme. Les chiites, de leur côté, ne sont pas en reste. À leurs yeux, la seule source d’autorité est lImam, qui seul

détient le pouvoir d’interpréter les textes et d’intercéder

pour les fidèles. Toute autre source d'autorité, telle que

celle du maître soufi, est donc perçue comme une usurpation. C’est pour cette raison que le clergé chiite, contrairement à une idée reçue, a le plus souvent

condamné non seulement le soufisme, mais aussi la phi-

losophie. Les ulémas sunnites, de leur côté, la réprouvaient en raison du relativisme qu’elle leur semblait

soufisme iranien, Nur Ali-Shah, par M. de Miras, Paris, 1973, préface,

p. 9-10). 1. M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints, p.191; CI. Addas, Ibn ‘Arab ou La quête du soufre rouge, Paris, 1989, p. Z81.

43

APPROCHES

introduire dans la Révélation. D’une manière générale, les communautés chiites répugnaient à côtoyer les soufis. Au x1r' siècle, sous les Ayyoubides, lorsque des établissements pour soufis furent créés à Alep, les chiites s’inquiétèrent : ils virent les soufis comme des « gens oisifs » et les dénoncèrent comme des « espions »”.

Partout où le chiisme s’est assis politiquement, le sou-

fisme a fini par être soit étouffé, soit pourchassé. Ce fut le cas dans l'Égypte fatimide, et plus encore dans l'Iran des Safavides. Le fondateur de cette dynastie, Shâh Ismâ‘il (xvi° s.), bannit le terme /asawæuf au profit de irfân («gnose ») et, dans

traque

le prolongement,

les

soufis tout en détruisant les mausolées de plusieurs de leurs saints. Ses successeurs continuent la même politique, obligeant les ordres soufis iraniens à s’expatrier. Les attaques contre le soufisme émanent également de théosophes chiites persans tels que Mollâ Sadrâ qui, au xvir° siècle, reprend la doctrine d’Ibn ‘Arabî mais rejette

tout autre forme de soufisme. Les derviches iraniens de cette époque étaient souvent laxistes et fantaisistes, et donnaient une image très dévoyée du asawæuf. En stigmatisant les « soufis », les théosophes cherchaient également à éviter les attaques du clergé chiite exotériste. Aujourd’hui encore, certains chiites iraniens tiennent pour suspect le terme /asawæuf, et la République islamique d’Iran a manifesté plus que de la réticence à l'égard des soufis. Certains d’entre eux, tel S.H. Nasr et D. Nûrbakhsh, ont ainsi pris le chemin de l’exil. L’intérêt, en Iran actuel, pour des maîtres comme

Ibn ‘Arabf et

Rûmiî s'affirme cependant. Les

différences

de

sensibilité

religieuse,

les écarts

dogmatiques et les intérêts politiques — pensons à l’antagonisme séculaire entre les Ottomans, fervents défen-

p.

a

426.

M. Eddé, La Principauté ayyoubide d'Alep, Stuttgart, 1999,

44

APPROCHES

seurs du soufisme, et les Safavides — étaient trop impor-

tants de part et d’autre pour que les deux formes d’ésotérisme fusionnent. La méfiance traditionnelle qui caractérisait les rapports entre soufis et chiites a actuellement tendance à s’estomper dans le cadre d’un œcuménisme; il n’en reste pas moins que le soufisme doit être défini, dans le principe comme dans l’histoire, comme la dimension mystique ou ésotérique de l'islam sunnite. Bibliographie : Mohammad

Ali Amir-Moezzi, Le Guide divin dans le shf'isme

originel, Lagrasse, 1992. Henry Corbin, En islam iranien, t. WI, Paris, 1972.

Préface à La Méthode spirituelle d’un maître du soufisme iranien, Nur Ali-Shah, par M. de Miras, Paris, 1973. Seyyed Hossein Nasr, « Chiisme et soufisme », dans Essais

sur le soufisme, Paris, 1980, p. 145-169. Thierry Zarcone, « L’Iran », dans A. Popovic et G. Veinstein, Les Voies d'Allah, p. 314-321.

LA PART

FÉMININE

DU

SOUFISME

L'islam originel accordait à la femme une position incontestablement plus enviable que celle qui lui était dévolue dans les autres religions ou sociétés de l’époque. On se contentera de rappeler ici que le Coran distingue souvent

les

« musulmanes »

des

« musulmans », les

« croyantes » des « croyants », afin de souligner l'identité religieuse des femmes, et leur autonomie dans le rapport et au divin. Le Prophète vécut entouré de femmes, interl'amour qu’il portait à la gent féminine doit être que prété avant tout Sur un plan métaphysique, ainsi l’expliciteront les soufis.

45

APPROCHES

Les vieux réflexes misogynes,

cependant,

reprirent

rapidement le dessus, et les juristes « hommes » eurent tôt fait de restreindre la perspective ouverte par le Prophète. Un certain nombre de femmes eurent toutefois leur place dans la société, en particulier dans la transmission des sciences islamiques : elles furent nombreuses à fonder des mosquées ou des wadrasa, et à enseigner aux hommes

le Hadîth ou le droit; plus rarement, elles diri-

Sayyida

Nafîsa

geaient la prière et prononçaient le prône du vendredi. Certaines jouissaient d’une aura de sainteté, comme al(m. 824),

descendante

du

Prophète,

encore très vénérée au Caire. Experte en droit et grande contemplative, elle fut surnommée la « patronne de ceux qui donnent des fatwâ et sont gratifiés de pouvoirs surnaturels », en raison de sa complétude dans les sciences exotérique

et ésotérique.

Elle impressionna

fortement

l’imam Shâfi'i, et Ibn Hajar lui attribue cent cinquante miracles.

L'éternel féminin en mystique musulmane Au cours des siècles, les femmes se sont souvent portées vers la mystique, où elles pouvaient trouver plus facilement un espace de liberté, que vers les sciences exotériques. La spiritualité, sous ses diverses formes, ne relève-t-elle pas de l'intuition dite « féminine », par contraste avec les sciences religieuses rationnelles, qui conviendraient plutôt à l’homme? Certains font ainsi valoir que le soufisme correspondrait au cerveau gauche de l’être humain,

siège de l’intuition, et l’islam exoté-

rique au cerveau droit, où prévaut le mental. Les premiers ascètes et soufis ont reconnu la sainteté des femmes. Voici Ibn Hanbal et Bishr Hâff demandant à Amina Ramliyya d’intercéder pour eux, et Dhû I-Nûn Misrî considérant Fâtima de Nishapour comme son maître.

Mais

c’est surtout

Râbi‘a

‘Adawiyya

(m. 801),

ayant vécu à Basra en Irak, qui a marqué les esprits, ce «témoin de l’amour de Dieu » dont la légende dorée

46

APPROCHES

parviendra jusqu’à Saint Louis et à son chroniqueur Joinville!. Dans

l'Iran du xr° siècle, les femmes

recevaient

l'initiation au même titre que les hommes. Certaines exerçaient la fonction de maître spirituel; l’une d’elles, dit-on, a eu cinq cents disciples, hommes et femmes. À partir du xr siècle, des 7041 (lieux dédiés à la vie

contemplative) réservés aux femmes apparaissent dans plusieurs métropoles islamiques. Des poètes mystiques se montrent alors très sensibles à l’élément féminin de la divinité. Dans la littérature arabe, Laylâ incarne l’Amante, qui initie à un amour supérieur, transcendé. Chez Ibn al-Fârid, elle désigne

Dieu, qui Se voile et Se dévoile à la fois au regard des hommes. Mais il y a aussi Salmâ et bien d’autres. Rûmî voit dans la femme « un rayon de la lumière divine » et la perçoit comme « créatrice bien plutôt que créature ». Ibn ‘Arabf, en « héritier muhammadien

», a souligné la

stature spirituelle de la femme et son rôle dans la vie contemplative des hommes mystiques. Selon sa doctrine, Dieu, en tant que conjonction des contraires, contient les principes mâle et femelle, principes qui participent à part égale à l’union cosmique réalisée dans tout accouplement,

végétal, animal,

humain

ou autre.

Ibn ‘Arabî

donne même la précellence à l’élément féminin, qui correspond à la «Nature primordiale» d’où sont ISSUES toutes les formes existantes. À ses yeux, la contemplation de Dieu dans la femme est plus accomplie que dans tout autre support de la Manifestation divine, et l’amour

de la femme fait partie intégrante de l’exemple muhammadien. Râbi‘a était considérée comme le « diadème des hommes de Dieu », et Ibn ‘Arabf vient confirmer que la « virilité » spirituelle (r/#/iyya) n’est pas liée à la condition humaine biologique : les femmes ont accès à la per-

1. Sur Râbi‘a, voir énfra p. 108-109.

47

APPROCHES

fection spirituelle, et donc à tous les degrés de la sainteté, y compris celui de Pôle. C’est pourquoi elles peuvent, selon Ibn ‘Arabî, diriger la prière. Marie (Maryam)

et certains savants ou soufis

est leur modèle,

lui décernent la fonction prophétique (zwbuwwa). Le Shaykh al-Akbar comptait deux femmes parmi ses maîtres andalous. Il investit du manteau initiatique (#/1rga) quatorze femmes sur quinze de ses disciples, et voyait en Nizâm, la jeune Persane qui lui inspira un recueil de poèmes, une théophanie accomplie. Les effets du machisme ambiant Une

telle ouverture

à l’élément

féminin

n’est pas

l'apanage de tous les soufis. Le soufisme moyen s’est souvent accommodé de l’ostracisme à l’égard de la femme qui s’imposera au fil des siècles dans la culture islamique. Les saintes seront ainsi généralement marginalisées, voire absentes des recueils hagiographiques, et les femmes seront parfois exclues de certaines confréries, dites « orthodoxes », ce qui les amènera à se réfugier dans un soufisme populaire plus tolérant et dans le culte des saints. De nos jours, bien des barrières tombent, et

un nombre croissant de femmes tiennent un rôle initiatique majeur et exercent la maîtrise spirituelle sur des hommes et des femmes, que ce soit à Tunis, à Beyrouth,

à Istanbul ou à Dehli. Bibliographie : Nelly et Laroussi Amri, Les Femmes soufies ou la passion de Dieu, Saint-Jean-de-Braye,

Michel Chodkiewicz,

1992.

« La sainteté féminine

dans l’hagio-

graphie islamique », dans Saints orientaux, Paris, 1995, p. 99-115.

Annemarie Schimmel, Le Soufisme ou les dimensions mystiques de l'Islam, Paris, 1996, p. 518-531. 1. Voir #nfra, p. 142.

48

APPROCHES

—, Mon âme est une femme. La femme dans la pensée islamique, Paris, 1998.

DE QUELQUES

PRÉJUGÉS

CONCERNANT

LE SOUFISME...

Les préjugés à l'égard du soufisme tiennent le plus souvent à l'ignorance, mais ils confinent parfois à la malhonnêteté intellectuelle. Deux d’entre eux semblent

particulièrement coriaces :

Le soufisme = quiétisme, et recherche égoïste du salut individuel Depuis un siècle environ, c’est le grief le plus fréquent sous la plume de certains réformistes musulmans qui oublient que les grands penseurs réformistes ont bu à la source du soufisme et ne l’ont jamais renié. Face à la réalité historique, cette accusation ne tient pas.

Si les spirituels, toutes religions confondues, se sont reti-

rés du monde plus ou moins longtemps, le soufi a vocation à revenir parmi les hommes pour se mettre au ser-

vice de l’humanité.

Il suit ici, comme

dans les autres

aspects de sa vie, le modèle muhammadien du contemplatif engagé dans le monde. Les premiers soufis se sont précisément démarqués des « ascètes » musulmans qui refusaient le monde. Depuis des siècles, les voies initiatiques soufies sont très présentes dans les sociétés musulmanes. Elles traversent les différentes classes sociales : on y trouve aussi le bien le ministre ou le président — autrefois l’émir ou par passant en paysan, ou artisan sultan — que le simple les classes moyennes et le milieu des ulémas. Le souislafisme a été et reste une réalité centrale de la culture Par . indices es quelqu mique. Donnons-en dès à présent

49

APPROCHES

l'islam, sa souplesse, il a largement contribué à répandre Balles e comm notamment dans les zones périphériques ou noire kans, les steppes d’Asie centrale, l'Afrique nt l'Asie du Sud-Est. Dans bien des cas, les soufis étaie ment des commerçants ou l'inverse. Ils assumèrent égale le quant prati en m l’isla de oires la défense des territ d «/hâ du pas nt ciaie «jihäd mineur», qu'ils ne disso soufis es group ins majeur », ou lutte contre l’ego'. Certa sont devenus célèbres pour s’être opposés au colonialisme européen ou à l’impérialisme soviétique, voire chinois. Au sein des sociétés musulmanes, l'influence des maîtres soufis s’exerçait à plusieurs niveaux. Ainsi, les miracles qu’on leur attribuait étaient presque toujours tournés vers la communauté (guérison, multiplication de la nourriture, faire apparaître de l’argent pour le donner...).

sollicités

Très

par

la population,

les

maîtres

étaient les intercesseurs privilégiés du peuple auprès des dirigeants — parfois à leur détriment; ils arbitraient les conflits

(entre

musulmans

et chrétiens,

par exemple),

avaient vocation à accueillir et héberger tous les passants dans leur xéwiya (établissement pour soufis), à intégrer les marginaux et les exclus; ils avaient aussi souvent une fonction de thérapeute (ils prenaient les maladies sur eux,

Cette

de la folie, de la possession...),

guérissaient

fonction

d’«homme-charnière*»,

entre les hommes

etc.

de médiateur

et Dieu, entre les hommes

et le pou-

voir temporel, ne signifie pas que les cheikhs interféraient dans la relation directe que le fidèle musulman entretient

avec

le divin,

ou

pis qu'ils

cherchaient

à

1. Voir par exemple notre J#4d et Contemplation. Vie et enseignement d'un soufi au temps des croisades, Paris, 2002 (rééd.).

2. D'après une formule de Peter Brown, que l'historien appliquait à l'Antiquité tardive (Le Culte des saints, Paris, 1987, traduction l’anglais).

50

de

APPROCHES

« s’associer à Dieu » : elle consistait à canaliser l’énergie spirituelle des uns et des autres et, lorsqu'il le fallait, la ferveur populaire. Des groupes ont sans doute pratiqué ces formes de charité communautaire à des fins de propagande, ou pour s’assurer une forme de clientélisme. Il est vrai également que certains se conduisaient en parasites et profitaient de la crédulité du peuple, notamment en zone rurale. Mais les grandes voies initiatiques ont toujours mis l’accent sur les vertus du travail: l’aspirant doit gagner sa vie par des moyens ordinaires. La mendicité était jadis un exercice spirituel visant au dépouillement et à la remise confiante en Dieu; toutefois, elle ne devait

durer qu’un temps et certains maîtres s’y sont toujours Opposés.

Les soufis ont bâti et bâtissent encore nombre de mosquées, d’hôpitaux et hospices et, de nos jours, des centres de formation professionnelle. Dans les siècles passés, ils concouraient à créer une cohésion sociale en vivifiant certaines célébrations religieuses, et les diverses fêtes de saints qui animent jusqu’à présent la plupart des pays musulmans favorisent sans conteste cette sociabilité. Les soufis prennent souvent aujourd’hui l'initiative de projets culturels, artistiques, éditoriaux, et sont actifs dans le dialogue interreligieux. Ces quelques exemples prouvent que les soufis sont des hommes proches des réalités quotidiennes, soucieux des problèmes des autres, et non des « mystiques » retranchés et s’adonnant

à un nombrilisme spirituel’.

Le soufisme = religion populaire, née en réaction au légalisme de l'islam < orthodoxe » Dès les débuts, les soufis se sont perçus comme l'élite spirituelle (a/-khässa) et comme les héritiers des pro1. On trouvera des exemples précis concernant le Proche-Orient

JL

APPROCHES

phètes : l'inspiration et les dévoilements dont ils étaient gratifiés succédaient à la Révélation, close avec Muhammad. En dépit de réticences initiales, beaucoup de ulémas, qui luttaient contre la pénétration du rationalisme

hellénistique en islam, ont reconnu au soufisme ce lignage prophétique, et donc son orthodoxie. À partir du

xur' siècle, le soufisme a été promu « cœur de l'islam », et

est devenu la voie de réalisation au sein de cette religion. Mais son succès aboutit à un paradoxe : ce n'étaient pas mais

au soufisme,

les clercs qui adhéraient

seulement

aussi des couches plus larges de la population. La « voie étroite », réservée aux héros de l’aventure spirituelle, se vulgarisait. La reconnaissance du soufisme permettait de spiritualiser

la doctrine

et la pratique

communes

de

l'islam, mais un certain /asawwuf évoluait vers des manifestations piétistes; il suscitait et encadrait désormais une religiosité de plus en plus populaire, avec tous les débordements que cela peut comporter. Le prestige des cheikhs était grand, et il était tentant pour des pseudosoufis d’en profiter. À partir du xv° siècle environ, plusieurs régions du monde musulman virent leur niveau culturel

baisser,

et

le soufisme

perdit

de

sa

valeur

comme d’autres secteurs de la vie islamique. Pour autant, certaines voies initiatiques ont maintenu

le cap d’une

spiritualité

exigeante.

Des

maîtres

ont

assuré la relève des « anciens » dont ils se réclamaient, et

déplorent la dégénérescence qui affecte le soufisme. Celui-ci conserve cependant souvent sa teneur initiatique et, dans le sillage de l’école d’Ibn ‘Arabf, la plus haute métaphysique continue d’être distillée par l’écrit ou par l'oral. Mais ce soufisme est plus discret, et les observateurs extérieurs se sont donc davantage arrêtés aux démonstrations spectaculaires des uns qu’aux expémédiéval dans notre Soufisme en Égypte et en Syrie sous les derniers Mamelouks et les premiers Ottomans, Damas,

52

1995, p. 109-119.

APPROCHES

\

riences intérieures des autres. Les Occidentaux ont ainsi désigné sous le terme « maraboutisme » le charisme mimagique, mi-spirituel de cheikhs maghrébins ou africains. Or la doctrine soufie insiste sur le nécessaire détachement par rapport à l’initiation : celle-ci ne doit assouvir aucun

appétit mondain,

même

d'ordre subtil, et ne

saurait servir à délivrer des « recettes ». Depuis la fin du xix° siècle, le soufisme a été bousculé par la pensée réformiste puis par les rapides mutations sociales qu’a connues le monde musulman. Il en ressort aujourd’hui épuré, et les fidèles s’y engagent désormais par conviction, et non par tradition. L’élite des ulémas y reste souvent attachée. Il est donc erroné de présenter le soufisme comme un espace de liberté qui ferait contrepoids à la sècheresse de la religion islamique. Dans la doctrine comme

dans l’histoire, soufisme et islam ne se

sont opposés que lorsqu'ils se sont mal compris, ou en cas de conflit d’autorité, lorsque l’un critiquait l’autre pour garder ses ouailles sous sa coupe.

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CHAPITRE

IV

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

MAÎTRE

ET DISCIPLE

Une relation exigeante « C’est par Dieu qu’on connaît les maîtres et non par les maîtres qu’on connaît Dieu», cette affirmation d’Ibn ‘Arabf ne dispense pas le novice de se mettre en quête d’un maître. Le parcours de la Voie, c’est-à-dire le

périple intérieur conduisant l’homme prisonnier de son ego à l’état potentiel de l’« Homme universel », comporte en effet trop de tribulations et de périls pour être accompli seul. Très tôt, les cheikhs ont recommandé aux aspirants de se placer sous l’obédience d’un guide spirituel (murshid)=. Bistâmi disait en ce sens : « Qui n’a

pas de guide a Satan pour guide. » « Sans éducateur, je n’aurais pas connu mon Seigneur », affirme un célèbre adage

(/aw là al-murabbi ma

‘araftu rabbit). Le

maître

extérieur n’est que le w#roir du « maître intérieur », du Soi vers lequel doit évoluer le soi, et le disciple éclairé 1. Ibn ‘Arabi, Furñhât makkiyya, 1. XI, p. 366.

2. Le maître soufi est en général appelé skaykh; en Iran et dans le sous-continent indien il porte le titre de wwrshid ou de pir.

22%

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

peut trouver matière à enseignement dans toute la création. Il ne peut pour autant se passer d’un cheikh. Celui-ci s’impose par la situation d’exil dans laquelle se trouve

l’homme

ici-bas.

Dans

l’histoire

du

soufisme,

même les saints «inspirés » ou extatiques ont eu un guide terrestre. Le novice qui prétend suivre la Voie sans maître est comme le malade qui veut se soigner sans médecin.

Le

cheikh

est à la fois médecin

des

âmes,

médiateur entre Dieu et l’homme, support de contemplation pour son disciple. « Le rattachement à tel ou tel maître ne sert à rien »;

«il faut chercher seul et en soi-même » : ces formules abruptes de Bah4’ al-Dîn Naqshband ne doivent pas tromper, car elles ne visaient qu’à ébranler le conformisme qui sévissait dans le soufisme de son époque”. Et si des disciples d’Ibn ‘Arabî ont vu dans la seule lecture de ses œuvres un support de réalisation suffisant, le Shaykh al-Akbar revient à plusieurs reprises sur la nécessité, pour le commun des aspirants, de prendre maître. Durant les premiers siècles de l'islam, remarque un cheikh, la fonction de maître éducateur ne s’imposait pas car les musulmans étaient encore immergés dans la présence prophétique. Par la suite, ce sacerdoce est devenu

nécessaire ”. Le Coran lui-même invite le fidèle à interroger ceux qui sont « experts » en Dieu (25 : 59), et plus précisément les « gens du #1kr » (16 : 43). Les soufis invoquent souvent ce verset: « Voilà ceux que Dieu a dirigés. Conforme-toi donc à leur guidance » (6 : 90). « Le shaykh

a le même rang parmi les siens que le prophète dans sa communauté » affirmait le Prophète (Ibn al-Najjâr). Le terme s/aykh signifie également ici «chef», « ancien », mais un sens n'exclut pas l’autre. Les cheikhs assument 1. Kharaqânî, Paroles d’un soufi, p. 65. 2. Ibn al-Mubârak, K7@b al-lbri, t. I, p. 52.

214

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

donc la direction spirituelle qu’exerçaient les prophètes dans leur communauté, mais ils ne sont que les substituts du Prophète, qui est lui-même le Maître des maîtres. Comme l’énoncent notamment Ghazâlf et Suhrawardî, la relation qui unit le cheikh et son disciple est à l’image de celle qu’entretenait le Prophète avec ses Compagnons. Le spirituel musulman ne peut espérer médiateur plus accompli que le Prophète, qui affirmait: « C’est mon Seigneur qui m'a éduqué, et Il a parfait mon éducation » (Ibn Sam'ânî). La relation de maître à disciple trouve un autre arché-

type dans la rencontre de Moïse avec Khadir. Dans le récit qu’en fait le Coran, Moïse montre tant d’impatience à saisir le sens du comportement de Khadir que celui-ci décide de prendre congé de lui'. Ce message doit servir de leçon à tout novice : la relation initiatique est fondée sur la soumission totale du disciple au maître 2. Le but n’est pas d’asservir le disciple, mais de le rendre « transparent », afin qu'il puisse être investi par l’état spirituel de son maître. L’ego du novice, en effet, s’érigeant en perpétuel interrogateur — pourquoi ceci, comment

cela? —, fait obstacle à la lumière et à l'amour

divins qui effusent de son maître. « L’aspirant doit être entre les mains de son cheikh comme le cadavre entre à les mains du laveur de morts » : cette formule attribuée soufisme. de livres les Sahl Tustari se retrouve dans tous Ghazäli emploie une autre image : le disciple doit s’attabord cher à son maître « comme l’aveugle qui marche au

d’un fleuve” ».

1. Cf. supra, p. 96. ir Jazâ’ii, Le Livre des 2. Suhrawardî, ‘Awärif, p. 409; ‘Abd al-Qâd haltes, ad. M. Lagarde, t. I, p. 562-565. 3. 1hy@’ ‘ulèm al-din, 1. III, p. 65.

215

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

Une vénération excessive?

Pour que cette soumission au disciple doit être convaincu que la perfection spirituelle. Il doit pôle, un aimant autour duquel C’est

en

ce

sens

que

cheikh soit efficiente, le son maître est parvenu à le considérer comme un il est comme en orbite.

de nombreux

cheikhs

laissent

entendre que le maître est la véritable gibla (direction de La Mecque). Certaines voies ont d’ailleurs mis au point

des techniques d’«orientation» du disciple vers son cheikh. Chez les Nagqshbandis, la rébita établit un « lien » d'amour,

qui crée une

sorte de communication

«télépathique » entre l’un et l’autre: le disciple se concentre mentalement sur l’image de son cheikh pour arriver à un état de ravissement extatique (7z44ba) qui l’arrache à ce monde.

Les exotéristes, et même

certains

soufis, reprochent à cette méthode de confiner à l’idolâtrie, car lorsque le disciple se figure intérieurement son cheikh tout en invoquant Dieu, est-ce qu’il n’« associe » pas (s#irk) un être humain à la divinité? Les défenseurs

de la rébira invoquent des versets coraniques : « O vous qui croyez! Craignez Dieu et recherchez les moyens d'aller vers Lui! » (Cor. 5 : 35) ou « O vous qui croyez!

Craignez Dieu et soyez avec les êtres véridiques! » (Cor. 9 : 119). Ils s'appuient encore sur ce hadfîth : « Les

meilleurs d’entre vous sont ceux qu’on ne peut voir sans se souvenir immédiatement

de Dieu » (Tirmidhfî).

La vénération du soufi pour son cheikh n’est qu’un support, qui témoigne de celle qu’il porte au Prophète, et de l’adoration qu'il voue à Dieu. Pour autant, les critiques des exotéristes se conçoivent aisément lorsqu'elles visent des disciples se prosternant devant leur cheikh,

ce qui s’est produit.

Les

maîtres

authen-

tiques condamnent également ce type de comportement, même s'ils peuvent en justifier la symbolique; ils rappellent que le guide spirituel n’est que « prémuni »

(mahfñz) contre les péchés tandis que le Prophète jouit

216

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

de l’impeccabilité

(‘sma).

Les

exotéristes

ont critiqué

une autre attitude qui prête à équivoque, et qui n’est apparue que vers le xvir‘ siècle, « l’extinction du disciple dans le maître » (4/-fan&’fi l-shaykh). Les soufis y voient un prélude à l’extinction de l’être humain dans le Prophète (a/-fan&’ fi l-ras4l) et, au-delà, en Dieu (4/-fan4’ fi Lil@h). Par l’amour qu’il lui porte, le disciple en arrive à s’annihiler en son maître. Tel est le but de la relation initiatique, qui doit permettre l’osmose entre maître et disciple, ke transfert de l’état spirituel dù premier sur le second. « Je t’ai pris pour disciple uniquement afin que

tu sois moi, et moi toi! ». Cela explique que, selon un apparent paradoxe, le « serviteur » (#44dim) d’un cheikh devienne parfois son successeur. Dans la pratique, le maître est au service de ses disciples. On le considère comme un être « sacrifié », car sa fonction spirituelle est lourde et réclame qu’il soit toujours disponible.

Un code de conduite réciproque L’aspirant doit observer un code de politesse spiri-

tuelle (zdab) envers son maître, sur lequel insistent tous

les traités de soufisme. Cet zdab est d’abord d’ordre intérieur. Le disciple, par exemple, ne doit pas se rattacher à la légère à un maître éducateur, car il risquerait par la suite d’être amené à le dénigrer; il ne doit rien lui cacher; il ne doit pas scruter son état spirituel ou se poser des questions indiscrètes sur lui ou sa famille. L’adab implique aussi un comportement extérieur, qui reprend les règles que le Coran avait prescrites aux Compagnons : « Ô vous qui croyez! N’anticipez pas sur l’instance de Dieu et de Son Envoyé! » (49: 1); « O vous qui

croyez! N’élevez pas la voix au-dessus de celle du Pro1. Ibn ’Atâ’ Allâh, La Sagesse des maîtres soufis, p. 113.

217

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

phètel » (49:

relevons que cheikh, ni le dit-on, n’ont ciple évitera

3). Parmi

ces

convenances

extérieures,

le disciple ne doit pas tourner le dos à son regarder avec insistance : certains disciples, jamais vu le visage de leur maître. Le disaussi de parler à voix forte en présence de

ques son cheikh, de rire avec excès, de lui faire des remar , et a fortiori de le contredire, sauf si celui-ci l’y invite

etc.!.

Le maître, en contrepartie, suit également un code de

déontologie dans sa relation au disciple. Ce code est moins formel, moins explicite que celui qui oblige le disciple, et les traités de soufisme ne le mentionnent que rarement. Ainsi le cheikh ne doit pas chercher à multiplier autour

de lui les novices,

par

l’ascendant

et la

séduction qu’il peut exercer sur les hommes; il évitera donc d'attirer délibérément à lui les disciples d’un autre cheikh, sous prétexte que celui-ci a un rang spirituel inférieur au sien. Le disciple n’est pas sa possession, mais un « dépôt » que Dieu place entre ses mains. Il doit garder secret ce qu'il perçoit de son disciple, ainsi que les confidences qu’il en reçoit. Enfin, sa charge l’engage face à Dieu et doit susciter en lui une grande humilité. « Rapprochez-vous des maîtres qui disent : “Je sais que je ne sais pas” », confie le cheikh Bentounès À Le véritable éducateur connaît les aptitudes de chacun de ses disciples et le traite donc de façon appropriée. Il doit se mettre à son niveau et, à l’exemple du Prophète, lui parler selon son degré de compréhension. Pour cette raison, il est déconseillé au novice de suivre

un «ravi en Dieu » (»ajdh4b), aussi manifeste soit sa sainteté. 1. On trouvera un EXPOSÉ des principales convenances à respecter sur ce point dans Les Voies d'Allah, p. 548-557 (traduction des ‘Awärif de Suhrawardî par D. Gril); Le Soufisme au quotidien, de KR. Chih,

p. 231-233. 2. Le Soufisme cœur de l'islam, p. 223.

218

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

En principe, le cheikh ne reçoit aucune matémelle

rétribution

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"une

« aumône », comme le suggèrent plusieurs versets coraniques. Aujourd’hui, un maître ayant charge d’âmes n’a généralement pas le temps de travailler; ce sont alors ses disciples qui subviennent à ses besoins. Un seul maître

Le disciple peut côtoyer plusieurs maîtres avant de s'attacher à l’un d’entre eux. Des affinités d’ordre très subtil semblent déterminer son choix, bien qu’en réalité l’aspirant ne choisisse rien: « Je t’attendais depuis dix ans », dit un maître à un novice qui se présentait à lui pour la première fois. Un malade suivant les traitements de plusieurs médecins a peu de chance de guérir. De même, le disciple animé d’une véritable aspiration spirituelle (4imma) fera obédience à un seul maître. A l'instar

de la paternité charnelle, la paternité spirituelle est exclusive. « Le disciple qui a deux maîtres est comparable à une femme qui est entre deux hommes » affirme un adage. Un cheikh osait cette comparaison: « De même que Dieu ne pardonne pas qu’on adore autre que Lui, l’amour que l’on porte à son maître ne permet pas qu’on associe à celui-ci un autre maître 2,» Un soufi peut être affilié à plusieurs confréries, mais il n’aura de véritable lien initiatique qu'avec un seul maître. Pour certains, il ne convient pas à un disciple de se rendre chez d’autres maîtres que le sien sans sa permission; d’autres au contraire encouragent leurs disciples à rencontrer tel ou tel cheikh. La règle, à cet égard, varie

en fonction des époques et des milieux soufis. Parfois aussi un maître envoie un de ses disciples chez un autre 1. Cf. notamment Coran 57 : 36-37, et 76: 9. 2. Sha‘rânî, Anwôr qudsiyya, v. I, p. 187.

219

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

progresser. cheikh, car il juge celui-ci plus apte à le faire ait atteint la Si le cheikh meurt avant que son disciple prendre un doit «réalisation » spirituelle, ce dernier ent 1rremautre guide. Mais le premier maître reste souv e » (r#/4plaçable et, après sa mort, son « entité spirituell é. niyya) peut continuer à instruire un disciple avanc Une seconde naissance

Comme dans toute initiation, l’adepte passe par le double processus de la mort et de la renaissance. Ce protocole ne peut être observé que sous la conduite d’un cheikh qui «éduque» le disciple du début à la fin. Après l’« enfance » du disciple viendra

sa maturité,

la

« virilité » spirituelle (r4ju/iyya) : les femmes ont bien sûr accès à ce degré de réalisation. Tous les novices, cependant, n’arrivent pas au bout de l'initiation. Avant même d'accepter de diriger une personne, le cheikh évalue donc si celle-ci présente les prédispositions nécessaires et si elle est prête à payer le prix de l'initiation. Selon Sha‘rânî, c’est là une condition nécessaire : il ne faut pas brader la Voie, dans l'intérêt même du disciple. Certains cheikhs éconduisent des aspirants, ou les font attendre.

Par le passé, une période probatoire s’imposait, allant de quarante jours à trois ans, mais le maître était seul juge. Après avoir accepté le novice, le cheikh met sa sincérité et sa volonté à l'épreuve. Shiblf, dont le père était

chambellan du calife, se vit imposer par Junayd d’aller mendier pendant une année au bazar. Plus près de nous, le jeune ‘Arabî Darqâwi, également issu d’une famille noble, dut traverser la ville de Fès chargé de paniers de pruneaux. Pour des lettrés aussi distingués, la tâche était

1. Ibn ‘Atâ Alâh, La Sagesse des maîtres soufis, p. 294-295.

220

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

humiliante'. De la même souvent

que

les novices

façon, les maîtres exigeaient abandonnent

leurs livres, car

tous ces acquis risquaient d’obstruer leur contact direct avec le monde spirituel. Il ne s’agissait nullement de renier la science exotérique, mais de l’illuminer par la science intérieure. Pour ceux qui s’engagent réellement sur la Voie, la période de noviciat peut être longue. Chez les Mevlevis, le nouveau venu devait passer mille et un jours au service de la communauté, pendant lesquels il se livrait à toutes des lieux d’habitation, cui-

sortes de tâches (nettoyage

sine..). Certains maîtres sont les premiers à s’y plier. De nombreux textes soufis relatent que des aspirants ont pour la première fois vu le cheikh alors qu'il était en train de balayer les communs ou de laver les latrines de la xéwiya. Ghazâli lui-même, la « preuve de l'islam »,

aurait effectué ces humbles besognes*.

Dans le passé, l'éducation (7rb1ya) était parfois rigou-

reuse. On rapporte que tel maître frappait ses disciples avec

un

bâton, au point de leur rompre

les os, ou les

assoiffait jusqu’à ce qu'ils obtiennent l’« illumination » (fath). Tel autre envoyait son jeune disciple chez un cheikh lointain qui lui donnait une gifle salvatrice. Ces épreuves ne sont qu’un moyen, puisque l'éducation spirituelle n’a pas pour but d’épuiser le disciple, mais de le conduire à Dieu. C’est l’amour qui détermine la relation initiatique; «le disciple doit pouvoir jouir des paroles que lui adresse son cheikh autant qu'il jouit pendant

l'acte sexuel” ».

Père spirituel de son disciple, le cheikh demande parfois à celui-ci de considérer qu’il n’a plus de père biolo1. Hujwirÿ,

Somme

5 ATEN

D T7

spirituelle,

p. 408;

Lettres d'un maître soufi, Milan, 1978, p. 19. 2. Sha‘rânî, Arwër, t. II, p. 160.

221

Sheikh

‘Arabî

Darqâwi,

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

gique. Il est fréquent qu’un disciple avancé ressemble physiquement à son maître. Mais les images employées par les cheikhs évoquent plutôt la maternité, Et Ceux-Ci manifestent à l'égard de leur entourage une miséricorde et une mansuétude proprement maternelles. Abû l-Hasan Shâdhili se comparait à la tortue, qui élève ses petits par le regard. Le terme Zarbiya (« éducation ») signifie « nourrir un enfant ». Le maître est souvent présenté comme une « mère nourricière » qui donne le sein, et le disciple accompli est décrit comme « sevré »', Un cheikh du xx° siècle donnait littéralement la bouchée à ses disciples. D’une manière générale, le maître « couve » ses disciples; il se soucie souvent

même

des

détails pratiques de leur vie. L'éducation spirituelle emprunte divers canaux. Seuls certains cheikhs délivrent un enseignement doctrinal explicite, car l’état spirituel du maître a plus d’efficience que sa parole ou sa plume. L’initiation se fait parfois à l'insu du disciple, par la vertu du silence, car « celui qui ne tire pas profit du silence des maîtres ne peut tirer profit de leurs paroles ». Le regard du maître prolonge en

quelque sorte celui du Prophète sur ses Compagnons, qui a pour source le regard de Dieu sur Sa création: « Heureux ceux qui m'ont vu, et heureux ceux qui ont vu ceux qui m'ont vu » (Tabarânî). Les grands saints du passé, dit-on, pouvaient par leur simple regard amener tel ou tel à la sainteté: « Par Dieu, dit Abû l-’Abbâs Murs, il me suffit de diriger une seule fois mon regard

sur un être pour lui accorder la plénitude spirituelle ?. » À la différence d’un simple « directeur de conscience », le cheikh transmet à ses disciples et, par leur intermédiaire, à toute la création le fluide spirituel (#araka) dont il est

le dépositaire. 1. Voir par exemple M. Chodkiewicz, « Les maîtres spirituels en Islam », dans Connaissance des religions, n° 53-54, 1998, p. 39-41.

2. La Sagesse des maîtres soufis, p. 113.

222

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

Si le maître soufi n’a pas vocation à enseigner la Loi exotérique, il s’y prête souvent car, dans bien des cas, il appartient au monde des ulémas. Un cheikh du xvr° siècle affirmait que le guide spirituel doit connaître tous les statuts de la Loi islamique, mais il entendait sans doute par là qu’il devait les connaître par « dévoilement » spirituel'. Selon les règles communes, le maître peut très bien n’avoir que des connaissances rudimentaires en matière de S#arf'a; sa qualification est d’un autre ordre.

La psychologie soufie, ou de la « science de l'âme » La relation initiatique suppose deux principes : grâce à l’influx

(baraka)

divin

dont

le cheikh

il bénéficie,

apporte son «soutien spirituel » (#adad) au disciple; d’autre part, grâce à la connaissance de l’âme humaine qu’il a acquise par sa propre expérience, il peut appréhender chaque disciple de façon personnalisée. Les soufis ont élaboré une science de l’âme (xafs) et ont mis en œuvre cette connaissance à la fois inspirée et empirique dans une pédagogie initiatique. Alors que les juristes fixaient des lois et les théologiens des dogmes, les maîtres soufis mettaient au point une méthode visant à effectuer un « travail » spirituel sur l’ego. Cette connaissance a été transmise le plus souvent oralement, mais nous en avons la trace dans des textes qui, dès le 1x° siècle,

traitent

des

« maladies

remèdes? ». Le soufisme, comme

l’âÂme humaine.

de

l’âme

et

de

leurs

toute mystique, tend à purifier

Ce processus

de purification suppose

passe une transformation de l’âme qui, selon le Coran,

par trois degrés. « L'âme qui incite au mal », c’est-à-dire aux instincts inférieurs et aux passions doit progressiveson ment faire place à « l’âme qui ne cesse de blâmer » p. 94. 1. Sha‘rânî, Durar al-ghawwäs, Le Caire, 1985, Milan, 1990. Zein, À. par traduit , Sulamf 2. Titre d’un ouvrage de

223

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

propriétaire pour ces penchants et aspire à la lumière. À l'issue de ce combat

intérieur,

elle deviendra

« l’âme

apaisée », épurée, transparente, ne se posant plus en obstacle à la Présence. C’est l’un des buts assignés par la sagesse suivante, parfois attribuée au Prophète : « Celui qui se connaît [ou connaît son âme] connaît son Seigneur. » Cette parole a été interprétée différemment par les uns et les autres, en fonction de leur degré spirituel. Les plus sévères à l’égard de l’âme humaine furent les Malâmatis, pour lesquels il faut lutter sans défaillir contre l’âme obscure, pratiquer le 7444 contre celle qui «prend sa passion pour une divinité » (Cor. 25: 43). D'autres soufis ont considéré qu'il ne fallait pas mettre à mort l’âme, mais plutôt la dompter ou l’apprivoiser, car chaque homme, qu’il le veuille ou non, est un mélange d'états supérieurs et d'états inférieurs. Certains, enfin, virent dans l’âme un effet de l'illusion, sur lequel il ne

faut pas s’attarder puisque seule la vafs divine, le Soi, est véritablement. Dans la lutte contre les vices de l’âme, les

prescriptions varient grandement d’un maître à l’autre. Ceux qui avaient une tendance ascétique préconisaient d’affamer l’âme charnelle afin qu’elle lâche prise, mais en général les soufis ont insisté sur les vertus de l’invocation (Azkr).

L’ambivalence Dieu

puisque,

qui caractérise

l’âme est voulue

par

selon l'islam, Il est à l’origine du bien

comme du mal. Les soufis ont ainsi soulevé la délicate question du rôle de Satan — ou Iblîs — dans la conscience humaine. Le Coran relate comment les anges, d’abord surpris par cet effet de la volonté divine, acceptèrent de se prosterner devant Adam, cet homme qui allait « répandre le mal et verser le sang ». Iblîs, qui n’adorait que Dieu et connaissait le devenir de l’humanité, refusa 1. Les références coraniques concernant ces trois degrés de l’âme sont respectivement : 12: 53; 75 : 2 et 89 : 27-30.

224

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

de se prosterner'. Déchu par Dieu pour son insoumission, il fut dès lors voué à tenter l’homme. Voyant en lui un ange gnostique, certains soufis s’apitoient sur son destin tragique et font de lui, avec le Prophète, le plus parfait des monothéistes, instrument de la colère divine dans l'humanité, tandis que le Prophète est l’instrument de la Miséricorde. Pour la plupart des maîtres, cependant, cette réhabilitation d’un Satan promu martyr n’est accessible qu’à ceux qui ont dépassé la dualité du bien et du mal, et ont compris l’essence des contraires. Elle est périlleuse pour le commun des spirituels, et 4 fortiori des fidèles, car Satan est l’ennemi de l’homme, comme le rappelle souvent le Coran. Son orgueil aveugle — « Je suis meil-

leur que lui [l’homme] » (Cor. 7 : 12) — va à l'encontre de

la soumission demandée au l’«extinction» du mystique

croyant, mais aussi de en Dieu. Si la wa/äâya

(« sainteté ») est proximité de Dieu, le terme arabe s4ay-

rân (Satan) porte en lui l’idée de séparation et d’éloignement.

«Ni

Ma

terre ni Mon

ciel ne Me

contiennent;

seul Me contient le cœur de Mon serviteur croyant » : ce seul Aadith quasi suffit à démentir le mépris qu'Iblis a pour l’homme. Bien que Dieu n’ait accordé aucun pouvoir réel à Iblîs bien (Cor. 15 : 42 et 17: 65), le cœur de l’homme est l'arène où se déroule un combat permanent entre Dieu,

le. assisté par l’ange, et Iblfs, assisté par l’âme charnel s pensée les sont d’autre et Les armes employées de part

On assigne adventices (#hawätir) qui assaillent l’homme.

usuellement

à celles-ci quatre

origines: divine, angé-

e n’a lique, égotique ou satanique. En général, le discipl source. la pas assez de discernement pour en entrevoir sont Satan de ant proven tions Et si les mauvaises sugges

1. Cor. 2 : 30-34.

225

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

légion pour ce qui touche la vie temporelle, elles revêtent un caractère plus pervers dans la vie spirituelle. « Évidente et claire est la satisfaction de l’ego dans la désobéissance, dit Ibn ‘Atâ’ Allâh, mais elle est cachée et sournoise dans l’obéissance [c’est-à-dire les œuvres

d’adoration]. Or la guérison de ce qui est caché est difficile'. » Iblîs, dit-on, peut se manifester en pieux fidèle,

en mystique averti, en cheikh séduisant... C’est pour cette raison que, dans certaines voies, il était demandé au disciple de livrer à son maître toutes ses pensées et visions. À l'inverse de la plupart des thérapies actuelles, cette « analyse », qui visait à structurer vers le haut la personnalité du disciple, reposait sur une alchimie spirituelle entre maître et disciple. Le Coran évoque à plusieurs reprises l’importance des rêves (manâm)

et des visions

(r#’y4). Le Prophète

lui-

même leur accordait une attention particulière et interprétait les rêves de ses Compagnons. La vision de son corps spirituel, durant le sommeil ou à l’état de veille, est

toujours pour l’initié un signe majeur. Rêves et visions représentent pour les soufis un mode de participation à la prophétie puisque, selon un hadîth, la vision est la quarante-sixième partie de la prophétie (Bukhäâri). Ils se produisent dans le « monde imaginal » (‘&/am al-khayä), appelé encore « monde des symboles » (‘&/am al-mifhâ), intermédiaire entre notre monde sensible et celui des réalités divines. Ils permettent aux initiés d’avoir accès au monde invisible, d’être instruits par les prophètes, par Khadir, par les saints du passé ou contemporains. Avant de s’engager à l’initier, le cheikh analyse parfois les rêves de la personne qui désire se rattacher. Chez les Khalwatis, les disciples sont initiés aux sept Noms divins en fonction de leur expérience onirique. Qu'il s'agisse des

1. Hikam, Sagesse n° 151.

226

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

pensées adventices ou des rêves, l’analyse a toujours pour but de libérer l'esprit de l’aspirant, afin que celui-ci procède, par une maïeutique éprouvée, à son propre « accouchement ».

Succession et délégation de l'autorité Le Prophète, à l'heure de sa mort, ne plaça AG Bakr à la tête de la communauté que de façon très allusive. II est rare qu’un cheikh désigne expressément son successeur, comme

s’il préférait laisser le ciel décider : la Voie

n’est pas sa possession; elle vient de Dieu et retourne à Lui. L'absence de désignation peut signifier aussi que le maître n’a pas trouvé parmi ses disciples quelqu'un qui soit apte à lui succéder, ou que celui sur lequel son choix s’est porté ne serait pas accepté par les autres disciples après sa mort. Grande est la stupeur des disciples lorsqu'il arrive que le cheikh investisse un nouveau venu,

un

disciple

très

effacé,

un

serviteur.

Celui-ci

s'impose alors difficilement, et parfois est purement et simplement écarté. Si le cheikh défunt n’a désigné personne, soit personne ne revendique la succession et la voie s'éteint ou sommeille, pour resurgir éventuellement par la suite; soit, le plus souvent, se présentent plusieurs candidats, qui étaient des proches disciples ou des reprécar sentants du maître. La compétition peut être rude, du gestes de ou paroles de chaque prétendant allègue et revencheikh défunt qui trancheraient en sa faveur,

goûte dique l'exclusivité de son héritage. « Tout homme la jalousie », dit à ce propos Sha‘rânfî. son sucMême lorsque le cheikh a stipulé le nom de

devant ses cesseur dans un document écrit, ou oralement

pour contesdisciples, il se trouve souvent des dissidents rité, qui d’auto ts confli Ces ter ce choix et faire scission. de la hes branc res provoquent parfois la créauon d’aut asific diver une voie initiatique, permettent cependant

207

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

tion des tempéraments et des modalités au sein de la Voie. La dévolution héréditaire de la fonction de cheikh a

très tôt coexisté avec la succession purement spirituelle, notamment afin d'empêcher la compétition entre disciples. Dès le xI° siècle, il arrivait qu’un maître désigne son fils ou son neveu: ce fut le cas d’Ibn Abf I-Khayr, puis de Jflânf, de Rifâf, de Ni‘matullâh…

dynasties familiales sont ainsi apparues,

De véritables

perdurant par-

fois pendant des siècles. Ce fut le cas, par exemple, des Jilâni à Bagdad, des Wafà ou des Bakrî au Caire. En effet, il est généralement admis que la transmission héréditaire véhicule la baraka muhammadienne, et les

saints fondateurs des ordres soufis sont souvent des descendants du Prophète. Ce principe permet de limiter les querelles de succession et d’éviter la dispersion du patrimoine foncier acquis par la confrérie. En contrepartie, il présente le danger d'installer la routine et d’affaiblir la teneur initiatique. Il constitue toujours un défi pour le successeur d’un maître au charisme affirmé. Dans d’autres confréries, les cheikhs sont élus par une sorte de « conseil des sages », formé des disciples les plus avancés ou les plus anciens : leur choix sera déterminé par ce que chacun aura reçu du monde onirique. Les disciples du cheikh défunt devront alors renouveler leur pacte d’allégeance.

Parmi les voies initiatiques nées aux xn° et xur° siècles, certaines se sont rapidement développées et leur extension a nécessité une délégation de l’autorité spirituelle. Celle-ci fut d’abord informelle : un maître envoyait quelques proches disciples dans des régions qui lui semblaient propices à l'épanouissement de la voie; d’autres fois, sa renommée attirait des disciples de différentes contrées qui, après avoir séjourné un temps auprès de lui, repartaient dans leur pays d’origine où elles dispensaient l’enseignement du cheikh et, éventuellement, ini-

228

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

tiaient des novices. Le procédé s’est institutionnalisé à partir du xv° siècle, lorsque le soufisme est devenu un « phénomène de masse ». Les maîtres ont alors nommé des représentants (#ka/ifa, mugaddam au Maghreb) soit auprès d’eux pour les seconder si les disciples étaient nombreux, soit dans les différentes provinces où la voie s'était implantée. Ils rendaient visite régulièrement aux communautés disséminées ici et là. De nos jours, il n’est pas rare qu’un cheikh ait des disciples sur plusieurs continents. Si le maître juge un représentant assez mûr pour initier et éduquer autrui, il lui donne une autorisation

(444n),

qui

prend

parfois

la forme

d’un

« diplôme » d’investiture. Il arrive qu’un maître rende indépendants certains de ses représentants, qui accèdent ainsi à la fonction de cheikh. Bibliographie :

Paul Ballanfat, « De l’aspiration à l’amour, l’éducation soufie chez ‘Umar Suhrawardî et ‘Izz al-Din Kashanî », Journal asiarique 285.2 (1997), p. 325-361. Cheikh Khaled Bentounès, Le Soufisme cœur de l'islam, Paris, 1996.

Rachida Chih, Le Soufisme au quotidien. Confréries d'Égypte au

xx siècle, Paris, 2000. Michel Chodkiewicz, « Les maîtres spirituels en Islam », dans Connaissance des religions, n° 53-54, 1998, p. 33-48.

MODALITÉS

ET RITES

René Guénon

RATTACHEMENT

DE

assigne à l'initiation trois conditions:

tout d’abord la « qualification » de l'individu, c’est-à-dire

ses prédispositions à suivre la Voie; ensuite la transmission ininterrompue d’une influence spirituelle, par Le biais du rattachement à une organisation initiatique; s

229

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

enfin le travail intérieur. Parmi ces conditions, la deuxième est la moins compressible ”.Le soufisme, on l’a vu, se caractérise par la transmission de l’influx spirituel muhammadien (#araka), qui vient de Dieu par l'intermédiaire de l’archange Gabriel. Les différents lignages initiatiques qui sillonnent le temps et l”espace n’ont d’autre fonction que de valider cette transmission dont tout cheikh vivant est le récipiendaire. Le maître soufi est donc avant tout un « héritier » qui fait fructifier, selon ses propres qualités, le patrimoine spirituel qu'il a reçu, au profit de ses disciples mais aussi de toute l'humanité. Les rites inifiafiques _ « L'investiture du manteau » (#hirga). Lors de ce rite initiatique, qui était surtout pratiqué au Moyen-Orient et n’a maintenant plus cours, le maître revêtait le disciple d’un « manteau » (#4irga) ou d’une autre pièce de tissu, transférant sur lui sa propre réalisation spirituelle. Audelà du lien unissant l’un et l’autre, l’initié était ainsi rat-

taché à un lignage (si/s1/a) remontant au Prophète. Plusieurs cheikhs ou ulémas ont donné à ce rite le statut d’une Swnna car le Prophète aurait revêtu d’une étoffe une femme nommée Umm Khâlid, lui disant: « Revêts-la et acquiers une noble conduite”. » En recevant la ##irga, V'initié se plaçait sous l’autorité du maître : c’est la #/irgat al-irâda, au terme de laquelle

l’aspirant (#wrfd) acceptait la discipline spirituelle qui lui était imposée. L'autre mode d'initiation, la ##zrgaf altabarruk,

transmettait

une

simple

« bénédiction », un

influx spirituel protecteur. Ce rite, moins exigeant, a prévalu durant l’époque médiévale, mais il a perdu 1. Aperçus sur l'initiation, Paris, 1983, p. 34-35. 2. Voir par exemple Suhrawardi, ‘Awérif, p. 97.

230

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

graduellement de son authenticité et a contribué au formalisme vestimentaire de certains « soufis », qui s’affublaient de tapis, manteaux, cannes et autres coiffes. Les

premiers maîtres avaient déjà reproché à certains derviches d’abriter le charlatanisme sous leur bure rapiécée (muragqa'a). — La « prise du pacte » (‘ahd, bay‘a). Ce rite, qui bénéficie

d’appuis scripturaires incontestables, est aujourd’hui la forme la plus commune de rattachement à un maître et à sa voie. Il réactualise le pacte passé à l’origine des temps entre Dieu et l'humanité (Cor. 7: 172). De façon plus tangible, ce rite renoue l’engagement contracté par les Compagnons avec le Prophète à Hudaybiyya : « Ceux qui font le pacte

avec

toi [Muhammad]

le font avec

Dieu : la main de Dieu est sur leurs mains. Celui qui le rompt est parjure à son propre détriment. Dieu accordera une récompense sans limites à celui qui est fidèle à son 10). « Dieu

engagement » (Cor. 48:

te prêtaient

était satisfait

serment

sous

des

l'arbre »

croyants lorsqu'ils (Cor. 48 : 18). Comme le précise le premier verset, le pacte est scellé par la «poignée de main» (musâfaha). Le rituel se déroule de la façon suivante. Maître et disciple sont en état de pureté rituelle, le second ayant accompli une prière de repentir. Puis l’aspirant place sa main droite sous celle du cheikh; de la sorte, c’est Dieu Lui-même

qui, au-delà du Prophète, pose Sa « main » sur celle du novice.

Cette

est considérée

conversion,

comme

ou

« retour à Dieu » ({awba)

la première

étape de la Voie.

à Après avoir saisi la main du disciple, le maître récite

voix basse plusieurs formules — dont les versets précités — affirme qu’il prend le disciple comme « fils » ou comme « frère », et qu’il accepte de le guider sur la Voie. L’aspirant promet de respecter le pacte, d’obéir à son cheikh

Paret, à travers lui, à Dieu. Parfois, l'accord est tacite.

fois aussi les autres

disciples présents

491

imposent

leur

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

main sur celles du l’un de ses proches oraisons qu’il aura tant que virtuelle.

maître et de l’aspirant. Le maître ou disciples enseigne alors au novice les à réciter. L’initiation n’est à cet InsPour qu’elle soit effective, 1l appar-

n, tient au novice, relié désormais à l’influx muhammadie

d'accomplir un travail spirituel. L'engagement constitue un acte d’allégeance solennel au cheikh. En principe, le pacte initiatique ne peut être rompu, même si l'individu n’a plus de relation apparente avec son organisation. « Rompre le pacte revient à apostasier », affirme Sha‘rânî!, mais le maître égyptien fait ici allusion au pacte passé avec Dieu pour suivre la Voie, non à un engagement avec un maître précis. S'il s'avère que le cheikh n’est pas rattaché à un lignage authentique ou qu’il contrevient notoirement à la Loi, le disciple est en droit de le quitter. Il se peut aussi qu’un cheikh se révèle « stérile » sur le plan initiatique et ne puisse faire progresser son disciple. Si le cheikh refuse de laisser partir son disciple, celui-ci peut passer outre, selon l’avis le plus répandu. Lorsque le disciple n’a plus confiance en son maître, il lui est conseillé de changer de guide, car son compagnonnage perd dès lors toute efficience. — « L'enseignement secret de formules d’invocation » (tal-

qîn). Cette pratique, qui tend aujourd’hui à disparaître, découle d’un usage prophétique. On rapporte qu'après s'être assuré qu’il n’y avait aucun non-musulman dans sa maison, le Prophète s’y serait enfermé avec des Compagnons et leur aurait fait répéter la formule L& 1/aha 11l@ Liläh («il n’y a de divinité que Dieu») en leur expliquant le bénéfice spirituel qu'ils retireraient de cette répétition (Ibn Hanbal). Il aurait également enseigné à ‘Alf l’invocation de Dieu, en lui faisant fermer les yeux

et prononcer trois fois L@ 1/aha 11l& Lläh. 1. Anwôr qudsiyya, t. X, p. 80.

AT

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

« Celui qui ne possède pas d’ascendance spirituelle, dit un adage soufi, est tel l’enfant bâtard. » Le #7/gîn a précisément pour vertu de relier l’initié à sa lignée spirituelle, et ainsi d’en faire un maillon de la chaîne initia-

tique. Les soufis ont comparé le /z/gîn à une semence

plantée en terre : pour que cet enseignement porte ses fruits, il faut l’« arroser » par une pratique régulière du dhikr. Ce rite, qui a souvent perdu sa teneur initiatique, pouvait se révéler si puissant que l’initié, selon Sha’rânî, percevait le langage de toutes les créatures, y compris celui des objets inanimés. Du véritable aspirant au simple affilié La véritable relation initiatique exige que le maître suive l’évolution du disciple afin de parfaire son éducation, mais il existe parallèlement des formes de rattachement plus souples que résume le terme tabarruk. Par ce mode d’affiliation, l’initié cherche simplement à bénéficier de la protection du maître et de sa voie, sans toutefois s'engager comme un vrai disciple; il pratiquera donc

plus ou moins les rites. Il existe ainsi autour d’un maître plusieurs ondes concentriques, partant du cercle rappro-

ché des disciples les plus fidèles jusqu'aux cercles exté-

rieurs des sympathisants qui représentent, par comparai-

son avec le monde chrétien, une sorte de « tiers-ordre ».

D'évidence, au sein des ordres soufis il y a beaucoup d’appelés mais peu d’élus, et les maîtres, souvent sollicités pour des affaires temporelles, se plaignent que les candidats à la réalisation spirituelle soient rares.

Un monde fluide : la multiple affiliation Celui qui se rattache à telle ou telle voie simplement pour bénéficier de la baraka peut multiplier les affilia ue puisq ction, tions et ainsi les voies d’accès à la bénédi nne toutes les /zriga trouvent leur origine dans la perso 239

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

a du Prophète. Fait peu connu, la multiple affiliation le Dans . siècles été largement observée au cours des soufisme primitif, les aspirants sur la Voie se déplaçaient beaucoup, côtoyant plusieurs maîtres à la fois, cherchant «la source la plus fraîche », selon l’expression de Shâdhili. Les procédures de l’affiliation se sont formalisées avec l'apparition des différentes familles spirituelles. Pour autant,

le soufisme

est resté un

monde

diverses influences initiatiques se sont enrichies mutuellement. Doctrines et souvent des similitudes, et un membre généralement participer aux séances

fluide, où les

interpénétrées et rituels présentent d’une /arîga peut de dhkr d’autres

ordres, ou chercher l’intercession de saints défunts issus

d’une famille spirituelle autre que la sienne. La plupart des soufis ont conscience de suivre la même Voie muhammadienne, ce qui doit relativiser l'appartenance à telle ou telle voie particulière. Les initiés passent ainsi d’une farfga à une autre ou, comme le préconise Ibn ‘Arab lui-même, multiplient les rattachements. Sha‘rânî

évoque ses vingt-six affiliations, tandis qu’un autre dit avoir pris le pacte avec soixante cheikhs! Il reste qu’un soufi ne peut prêter allégeance qu’à un seul maître à la fois et, pour certains, seul le premier pacte est valide. Dans les faits, les deux modes d’affilia-

tion coexistent car ils sont complémentaires : le disciple a un maître attitré, mais côtoie d’autres cheikhs qui sont

autant de relais initiatiques. La quasi-règle de la multiple affiliation contraste avec ce qui se pratique dans les mondes chrétien, hindou et bouddhiste'. Elle a permis une large couverture initiatique du monde musulman, et une diffusion de la culture soufie dans toute la société.

1. M. Gaborieau, dans Les Voies d'Allah, p. 211.

234

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT AE À L'initiation uwaysf Les soufis ont pris soin d’entourer la transmission du « secret» muhammadien de garanties; la chaîne initiatique doit ainsi remonter de façon ininterrompue jusqu’au Prophète. Ces généalogies spirituelles avaient pour but premier d’assurer la régularité et donc l’efficacité de l'initiation, mais aussi de parer aux critiques des exotéristes. Face à ces critiques, des savants renommés ont dû authentifier la chaîne initiatique principale du soufisme, transmise par ‘AIî à Hasan Basrî. La règle commune veut que le novice ou le candidat à l’initiation soit en contact physique avec le maître; il doit pouvoir côtoyer le cheikh un minimum pour s’imprégner de son modèle. Pour le disciple avancé, en revanche, le maître est toujours présent, même s’il se trouve à des milliers de kilomètres. Il existe parallèlement une initiation en mode subtil qui n’est pas astreinte aux conditions spatio-temporelles ordinaires : il s’agit de l'initiation #waysf, par laquelle un spirituel est instruit soit par un maître contemporain, mais qu’il n’a jamais vu, soit, plus souvent, par un maître décédé depuis longtemps. Seuls des soufis confirmés peuvent recevoir ce type d'initiation. Le terme ways

vient d’'Uways Qaranî, yéménite dont le parfum de sainteté était parvenu jusqu’au Prophète. Bien que contemporains, les deux hommes ne se sont jamais rencontrés physiquement, mais le Prophète recommanda à ‘Umar et à ‘Alf d’aller à sa recherche. La mystérieuse relation qui unit Uways au Prophète est à l’origine de l'initiation en esprit qu'ont reçue certains spirituels. L’initiateur peut être un prophète, l’énigmatique Khadir, le Mahdi, ou plus simplement un saint défunt. La Khadiriyya, par exemple, fondée par ‘Abd al-‘Azîz Dabbâgh, doit

295

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

r son nom au fait que le saint a été instruit par Khadi directement. Parmi les væwaysf les plus reconnus, citons Abû Yazîd

Bistâmi (m. 875), instruit en esprit par l’Imam Ja’far Sâdiq (m. 765), et Kharaqânî (m. 1029) initié à son tour

par Bistâmf. Ce mode d'initiation a eu cours en particulier au sein de la Naqshbandiyya, qui inclut ces maîtres dans son lignage. Ainsi le maître éponyme de la voie, Bah’ al-Dîn Naqshband (m. 1389), était en contact

avec le cheikh Ghujduwânf (m.1220). Les disciples communiquent avec leur initiateur par l'intermédiaire de son «entité spirituelle » (r#44niyya), qui peut prendre la forme d’un corps subtil. Ce mode d’initiation est souvent associé à un rattachement à un maître vivant, Ce qui permet de préserver une initiation formelle. Bibliographie : Éric Geoffroy, Le Soufisme en Égypte et en Syrie, Damas, IFEAD, 1995, p.194-203. Michel

Chodkiewicz,

« Note

complémentaire

sur les rites

d'initiation dans les turuq », dans ‘Ay» a/-hayât — Quaderno di Studi della Tariga nagshbandiyya, n° 5, 1999, p. 45-64.

RÈGLES DE VIE

Une juste attitude intérieure

Dans le soufisme traditionnel, l’aspirant doit observer un code de conduite qui donne à sa vie une cohésion spirituelle. ‘Toutes ses pensées, tous ses gestes tendent ainsi vers Dieu, et sa vie devient un acte d’adoration sans 1. Kirâb al-Ibrix, t. 1, p. 51-52.

236

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

cessemrenouvelémsilnréalisesencluit lUnicitésdivine (awhid), au lieu de simplement l’affirmer. La prise en charge de tous les aspects de la vie quotidienne est très caractéristique de l'islam, qui n’opère pas de divorce entre la matière et l’esprit. Pour les maîtres, le respect de ces convenances a une telle importance qu’il résume à lui seul le contenu du soufisme!. Dès le x° siècle, des maîtres ont rédigé des traités de «règles de conduite » (444b) à l’usage des novices. Ces

règles tendent à façonner la juste attitude intérieure que doivent acquérir les aspirants. Le comportement extérieur, disent les maîtres, révèle ce que vit le disciple intérieurement,

et chaque

action

doit être considérée

comme un pas sur la Voie. Voyant un homme accomplir la prière rituelle tout en montrant des signes de distraction, le Prophète fit cette remarque : « Si son cœur était plongé dans le recueillement, cela se traduirait dans ses membres » (Suyûti). Les règles concernant

la vie spiri-

tuelle sont dites « intérieures » et celles touchant à la vie sociale « extérieures », mais il n’y a pas de scission entre telle ou telle attitude. Pour les soufis, le modèle en ce domaine est le Prophète, qui incarne toutes les vertus,

intérieures comme À chacun

extérieures. (ouïe, vue,

des cinq sens

odorat,

toucher,

goût) correspondent des règles de conduite particulières. En toute circonstance, le disciple ne doit activer ses sens

qu’en recherchant l'agrément divin. Les règles le plus souvent mentionnées dans les manuels ont trait à l’alimentation,

à l’habillement,

au sommeil,

au voyage

et,

plus généralement, à l’«étiquette spirituelle » qu'il convient d'observer en société. Elles définissent un idéal vers lequel l’aspirant doit tendre sans cesse. Donnons-en quelques exemples :

1. Cf. par exemple Suhrawardi, ‘Awénif, p. 54.

231

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

que pos_ Alimentation. L’aspirant doit limiter autant Il se nourrit sible l'absorption d’aliments et de boissons. prendre pour mais non pour assouvir son désir charnel, eu avait on des forces en vue de l’adoration. « Si Phara

Seifaim, note Bistâmÿ, il n’aurait pas dit “Je suis votre

gneur suprême !”!'» Après s'être lavé les mains, l’aspi prend », Dieu de rant commence son repas par « Au nom un peu de sel, et ne met dans son bol que le nécessaire. Il n’avale que des petites bouchées, qu'il mâche soigneusement. Il ne parle pas et ne regarde pas ce que mangent les autres. Il termine son repas en disant « Dieu soit loué», prend un peu de sel, puis va se laver les mains et se rincer la bouche. _ Habillement. Le novice ne doit prêter qu’une attention minimale à son allure extérieure. Sa bure ou sa djellaba ne doit pas descendre au-dessous de la cheville; elle doit être propre, et d’une seule couleur. Il ne se vêtira de blanc que le vendredi, car cette couleur nécessite plus d'entretien. _ Sommeil. Il est recommandé de se coucher en état de pureté rituelle. L’aspirant ne doit dormir que s'il est vaincu par le sommeil. La nuit étant réputée plus propice que le jour à l’adoration, certains soufis ont pris l'habitude, à partir du xv° siècle, de consommer

du café

afin de se maintenir éveillés. Mais le sommeil est aussi béni

car

c’est

alors

que

surviennent

les visions,

les-

quelles sont des dons de Dieu. Ces visions permettent à l’homme de prendre conscience de sa dépendance physiologique, et de la soumission qui doit en découler.

1. CCor

795174:

2338

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

— Voyage. L’aspirant ne part en pérégrination ou en voyage qu'après avoir obtenu l’agrément de ses parents et/ou de son maître. Il effectue chaque pas en gardant conscience de Dieu: « Et les serviteurs du Miséricordieux, ceux

qui marchent

humblement

sur la terre... »

(Cor. 25 : 63). Il doit emporter avec lui un petit récipient pour faire ses ablutions. Lorsqu'il arrive dans une localité où il y a une zéw1ya, il doit rendre visite à son cheikh. En entrant, il ôte d’abord sa chaussure droite (lorsqu'il sortira, il mettra d’abord la gauche), se lave les pieds, et

accomplit une prière de salutation. Au sein de l’établissement où vivent les « pauvres en Dieu », l’aspirant observe autant que possible le silence, et en aucun cas il n’élève la voix. Lorsqu'il étudie ou médite, il doit être assis en tailleur, si possible en se tournant vers La Mecque, et sa bure ou djellaba doit

recouvrir ses jambes. Il doit demeurer immobile autant qu’il le peut, sans étendre la jambe (surtout s'il est devant

un

frère, ou

devant

la g#b/a). Certaines

de ces

règles sont communes à tous les musulmans un peu éduqués, car elles s’enracinent dans le modèle muhammadien, mais il en est d’autres particulières aux soufis, telle

que la poignée de main’.

Le domaine sur lequel s'étendent les règles de vie des soufis est si vaste qu’il englobe les rites prescrits dans les cinq piliers de l'islam. Là où les juristes énoncent dés statuts juridiques (a#k£äm), à propos de l’ablution, de la prière ou du jeûne, les soufis parlent d’4d@/, ajoutant au cadre strictement normatif une exigence morale et spirituelle, un effort d’intériorisation”. C’est grâce à ce sens 1. Pour une description des règles destinées aux aspirants, cf. Hujwiri, Somme spirituelle, p. 382-410; Sha‘rânî, 4/-Anwär al-qudsiyya (« Les saintes lumières concernant la connaissance des règles du soufisme»),

en

arabe;

Les

Voies d'Allah,

p. 145-148

et en

d’autres

occurrences. 2. Cf, par exemple Sarrâj, Luma', p.141 et sg.; toute la partie de

259

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

, des «convenances spirituelles » que les vrais soufis entre affirme Suhrawardî, peuvent respecter l'équilibre

cirexotérique et ésotérique, en toute chose et en toute

la constance. Lorsque le soufisme s’est enraciné dans en és adopt été ont uels culture islamique, ces codes spirit partie par les croyants. Entre frères

La politesse spirituelle qui prévaut dans la relation de maître à disciple s'applique également aux rapports qu’entretiennent entre eux les disciples: pour polir lego, rien de tel que de se frotter aux « frères » sur la Voie. Les maîtres n'étant pas toujours disponibles pour chacun de leurs disciples, il revient à leurs représentants ou à des disciples confirmés d’encadrer les novices. Comme dans toute relation initiatique, l’adepte doit tendre vers la sincérité, de sorte que ses frères soient pour lui un miroir”, et lui révèlent l’image exacte de son état spirituel.

Les disciples doivent faire preuve de mansuétude, de dévouement et d’altruisme. Lorsqu'un d’entre eux voit un défaut chez un autre, il doit le cacher et non l’exposer; s’il n’apprécie pas tel ou tel de ses frères, 1l doit se remettre en cause, et trouver en lui-même

la source de

cette disharmonie. Certes il peut éprouver des affinités pour l’un plutôt que pour l’autre, mais il veillera à ce que cette préférence ne soit pas trop manifeste. L’entraide est de mise dans tous les domaines de la vie : le disciple averti conseille le novice et se montre indulgent à son

l’Zhya’ de Ghazâlf portant sur les piliers; Suhrawardf, ‘Awärif, p. 275 et sg. 1. ‘Awënif, p. 275. 2. Comme

le suggère ce hadîth : « Le croyant est le miroir du

croyant » (Tirmidhî).

240

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

égard. En échange, celui-ci est prompt à servir la communauté, car cela fait partie de son initiation. Il n’y a pas de place pour l’individualisme au sein de la communauté. « Nous ne prenions pas pour compagnon celui qui disait “Ma sandale” », se souvient un maître. Le soufi « ne prête ni n’emprunte* » : il ne possède plus rien en propre. Cherchant à se départir des attributs de l’ego, comment s’attacherait-il à des effets personnels? Un membre d’une confrérie algérienne nous confiait que les frères prenaient dans la zéw/ya la veste qui leur tombait sous la main, utilisaient l’argent qu'il y avait dans les poches, puis reposaient la veste là où ils l’avaient trouvée. Une telle symbiose ne se réalise pas toujours aisément au sein d’une collectivité, et l’individualisme aujourd’hui n’épargne pas les milieux soufis, pas plus que la jalousie et les mesquineries. Une zariga ne réunit pas que des saints; elle accueille les individus tels qu’ils sont. Les voies initiatiques seraient inutiles si elles n’acceptaient que les êtres accomplis sur le plan spirituel.

Un règlement pour la vie communautaire Dès lors qu’une vie communautaire s’instaure autour d’un maître, des règlements s'imposent. Un des premiers cheikhs à avoir énoncé une règle pour ses disciples a été Abû Sa‘îd Ibn Abî 1-Khayr (xI° s.). Les préceptes édictés par ce cheikh s’appuient tous sur un passage coranique. La plupart des ordres soufis les reprendont : 1. Les disciples doivent garder leurs vêtements propres (Cor. 74: 4) et rester en état de pureté rituelle (Cor. 9 : 109). 2. Ils ne doivent pas bavarder dans les lieux de prière (Cor. 24 : 36). 1. Abû Najîb Suhrawardî, Âdôb al-muridin, Le Caire, s.d., p. 76. 2. Ibid.

241

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

3. Ils accomplissent la prière rituelle en commun (Cor 2329) 4, Il leur est recommandé de prier la nuit (Cor. 17: 81). 5. À l’aube, ils invoquent Dieu par la demande de pardon (ss#ighfâr; Cor. 51 : 18).

6. Puis ils lisent le Coran jusqu’au (Gorul760)

7. Entre

la prière du soir et celle

lever du soleil de la nuit, ils

invoquent Dieu (4iFr) et récitent des litanies (Cor:52%

49). 8. Ils font bon accueil aux pauvres et à tous ceux qui demandent asile (Cor. 6 : 52). 9. Ils ne mangent jamais en solitaires (Cor. 2 : 172).

10. Ils ne s’absentent pas sans prendre l’autorisation l’un de l’autre (Cor. 24 : 62)!.

Ces règlements, qui se sont transmis le plus souvent de façon orale, exprimaient la méthode spirituelle du saint fondateur. Ils ont eu cours tant que se maintenaient la société islamique traditionnelle et les établissements destinés aux soufis (#4ängâh, xâwiya, tekke..).

À bien des égards, des parallèles s'imposent avec les règles régissant la vie des moines chrétiens. Selon les termes d’un hadîth dont l’authenticité n’est pas assurée, «il n’y a pas de monachisme en islam ». Nombre de soufis n’en ont pas moins vécu pendant des siècles dans des conditions proches de celles des moines. S'ils ne faisaient pas vœu de célibat et pouvaient sortir plus facile-

ment que ceux-ci de leur lieu de retraite, ils y résidaient parfois définitivement, cherchant la réalisation spirituelle sur place. D’autres choisirent la vie itinérante et pratiquèrent la mendicité, comme les frères des ordres mendiants de l'Occident médiéval. Les « pauvres en Dieu », 1. Pour plus de détails, voir M. Monawwar, Les Étapes mystiques du shaykh Abu Sa'id, p. 324-325.

242

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

notamment lors de leur noviciat, considéraient la « pérégrination » (s/y4ha)

comme

une

méthode

spirituelle

à

part entière. La sy4ha était en quelque sorte une retraite ambulante, un pèlerinage sans fin, projection terrestre de la Voie initiatique.

LES MÉTHODES

INITIATIQUES

L'invocation (dhikr) Multipliez l'invocation du nom de Dieu au point que l’on dise de vous : « Ils sont fous! » hadîth (Bayhaqî)

— La plus haute forme d'adoration. Le terme arabe dir

signifie à la fois « souvenir », « rappel » et « invocation », « mention ». Appliqué au domaine religieux, il résume tout le propos de la pratique spirituelle en islam. Seul le dhikr en effet permet de lutter contre l’amnésie qui atteint l’homme, oublieux de ses origines divines et du Pacte (wffhàâg) scellé avec Dieu dans la pré-éternité, oublieux encore des leçons répétées que lui donne l’histoire de l’humanité. Le Coran ne cesse de mettre en garde contre cette amnésie: « [nvoque ton Seigneur lorsque tu auras oublié » (18 : 24); « Souvenez-vous de Moi, et Je Me souviendrai de vous » (2: 152), etc. Dans

la sourate La Lune, une question revient sur un rythme lancinant : « Oui, Nous avons facilité la compréhension du Coran en vue du Rappel. Mais y a-t-il seulement quelqu'un pour s’en souvenir? » Les avertissements ne

servent à rien et seul l’amour, but ultime de la création,

peut pousser l’homme à invoquer Dieu.

243

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

En de nombreuses

occurrences

coraniques,

le terme

dhikr signifie le souvenir ou l’invocation de Dieu, et le Coran lui-même est appelé dikr (Cor. 15 : 9). Ce terme générique détermine chez l’être humain tout mode de présence à Dieu, quelles que soient la situation ou l’activité : « ….Ceux qui invoquent Dieu debout, assis OU COU-

chés sur le côté » (Cor. 3 : 191). La pratique du #iFr est donc supérieure à toute autre forme d’adoration : comme le soulignent les soufis, seul le 4hikr est prescrit à tout moment, alors que les rites tels que la prière ou le jeûne ont des temps déterminés et peuvent être l’objet de dispenses. Le Coran est explicite sur ce point : « L’invocation de Dieu est ce qu’il y a de plus grand! » (29: 45); « Ô vous qui croyez! Invoquez souvent Dieu! » (33 : 41). La pratique du dhikr est la clé de la paix intérieure: « Les cœurs ne s’apaisent-ils pas au souvenir de Dieu? » (13: 28), et de l'épanouissement

en ce monde : « Qui-

conque se détourne de Mon invocation mènera une vie misérable » (20 : 124).

Sur le ton de la confidence, le 4adîfh qudsf évoque la proximité de Dieu à laquelle mène le kr: « Je suis l’Intime de celui qui M’invoque » (Daylamfî); « Je suis auprès de l’idée que Mon serviteur se fait de Moi, et Je suis avec lui lorsqu'il M’invoque; s’il M’invoque en luimême, Je le mentionne en Moi-même... » (Bukhârfi). Le

Prophète lui-même reconnaît l'excellence du &ikr par rapport aux rituels des cinq piliers (Ibn Hanbal). Il incite les croyants à s’adonner au dhikr : « Les cœurs rouillent comme rouille le fer», dit-il à ses Compagnons. « Et qu'est-ce qui les fait briller? », demanda l’un d’eux. « L'invocation de Dieu et la lecture du Coran », répondit-il. Il dit ailleurs : « Celui qui invoque son Seigneur et celui qui ne le fait pas sont comparables l’un à un vivant, l’autre à un mort » (Bukhäârî), et encore : « Ce bas-monde

est maudit, ainsi que tout ce qui s’y trouve, à l'exception de l’invocation de Dieu et de ce qui l’accompagne... » (Nawawi).

244

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

Si les sources scripturaires de l’islam se montrent si prolixes sur les bienfaits du dir, c’est que la répétition de formules de prières courtes, incantatoires, a valeur universelle. À l’exemple du æikr, les méthodes de l’hésychasme, chez les moines du Sinaï et du mont Athos, ou de la «prière de Jésus» dans les Églises russes, du zembutsu japonais ou du y4pa-yoga hindou concourrent au même but: produisant des vibrations rythmiques qui se répercutent dans les différents niveaux de l'être, elles amènent l’homme à s’absorber dans le nommé, qu’il s’appelle Dieu, Jésus, Brahman ou

Bouddha.

Dans le soufisme, la concentration spirituelle

se partage entre l’invocation (dikr) et la méditation (fikr). « L’invocation est une lumière, dit un maître, et la

méditation en est le rayon. » En islam, on ne médite pas

sur l’'Essence divine, mais sur les Noms, les Attributs, sur

les « signes » (4yér) de l’univers, présence tangible de Dieu en Sa création. Le Prophète, on l’a vu, a initié ses Compagnons à l’invocation de Lé il@ha ill@ Lläh («il n’y a de dieu que Dieu »), formule du témoignage de foi de l'islam. À partir des Compagnons, la méthode du dhikr s’est transmise de génération en génération, de maître à disciple. Les premiers soufis la considéraient comme le pilier principal de la Voie et le prélude à la sainteté, car elle a pour vertu de chasser l’état de distraction propre à la conscience et humaine ordinaire. Si la Skarf'a vise à purifier le corps Le l’âme charnelle, seul le dhir peut purifier le cœur. s’y qui celui que est dhikr au but ultime parfois assigné de point au Nommé du ent livre s’imprègne totalem créature La ). madhkär fi s’annihiler en Lui (a/-fan@’ Dieu réintègre alors l’état d’indifférenciation avec le par Mus l. spiritue qu’elle avait connu dans le monde prela de soufis des e, goût de l’hyperbole et du paradox me, p.116; Qushayri, 1. Cf. par exemple Kaläbâädhi, Traité de soufis Risäla, p. 224.

245

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

mière époque ont cependant dénoncé le dhikr comme un voile

cachant

la divinité.

Dès

le xr° siècle,

nombreux

furent les maîtres à traiter dans le détail des modalités du

dhikr, de ses effets,

de ses

dangers,

et du nécessaire

contrôle d’un maître.

Pour favoriser l’efficacité du dhikr, le disciple doit être

en état de pureté rituelle et porter des vêtements propres, invoquer de nuit où dans un endroit sombre (le Prophète, dit-on, pratiquait l’invocation entre l’aube et le lever du soleil). Ce lieu sera parfumé. Gardant

les yeux fermés ou mi-clos, tourné vers la gibla, le disciple est assis en tailleur, les bras posés sur les cuisses;

dans le soufisme tardif, représenter son cheikh cer, il oriente son cœur son état de distraction adventices.

il lui sera parfois demandé de se mentalement. Avant de commenvers Dieu, demande pardon pour et tente de chasser ses pensées

— Les formules de l’invocation. Le dhikr fait l’objet de protocoles précis dans les traités de soufisme, mais ces indi-

cations varient beaucoup avec le temps et le lieu. Les formules majeures sont L@ iläha ill& Ll&h («il n’y a de divinité que Dieu >») et A//4h (« Dieu »). L’une et l’autre

furent utilisées en concurrence au cours des siècles. La première comporte d’abord la négation de tout ce qui n’est pas Dieu (/4 1/äha : « pas de divinité »), puis l’affirmation absolue de Dieu (77/4 Lläh : « si ce n’est Dieu »).

Elle convient aux novices et à tous ceux qui restent prisonniers de la dualité, car le « Nom

de Majesté » A//Gh

ne peut en principe être invoqué que par la personne immergée dans l’Unicité. Ibn ‘Arabf pratiqua longtemps

l’invocation de A//4% avant de privilégier définitivement La iläha ill& Lläh .

1. C. Addas, JZôn ‘Arabf ou la quête du soufre rouge, p. 200-201.

246

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

Les traités s’attardent surtout sur les modalités de l’invocation de Lä iläha illà Ll&h. Le disciple doit accentuer le contraste entre la régarion initiale et l'affirmation résolutive, en renforçant l’attaque phonétique au début de chaque membre de phrase : L@ 1l@ha. IG LIGh. Parfois, il prononce Là iläha en se déplaçant intérieurement du nombril vers l’épaule droite, puis 27/4 L/&h en descendant vers le cœur, centre du «secret» spirituel. Le souffle décrit ainsi un cercle. La tête accompagne ce mouvement ou reste immobile; elle peut encore se balancer de droite et de gauche. En prononçant La 1läha (il n’y a pas de divinité), le disciple évacue les pensées basses, le monde

phénoménal

et la conscience

de SOI,

afin qu’il ne reste plus que Dieu quand on en vient à #4

Liéh (si ce n’est Dieu). « L’invocation [...], écrit Najm al-

Dîn Kubrà, est une vérité qui dissipe les désirs illusoires et établit les vraies réalités". » Les rythmes diffèrent au sein d’une même école. Les Kubrâwîs, par exemple, pratiquent le dir selon des mesures à deux, trois ou quatre

temps’. Le Nom 4/44 est souvent invoqué en visualisant le graphisme lumineux de chacune de ses lettres. Là aussi, la façon de prononcer ce Nom aura des incidences. Avec le temps, les méthodes d’invocation sont devenues de plus en plus sophistiquées. C’est à partir du xur' siècle que les voies initiatiques les ont consignées avec force détails. Dans le soufisme d’Asie centrale et d'Inde, sans doute sous l'influence de techniques hindo-

bouddhistes, la prononciation des formules de dhikr s'accompagne d’un contrôle accru de la respiration. La «rétention

du

souffle»

(%abs-i dam,

en

persan),

qui

consiste à bloquer sa respiration sous le nombril, a pour 1. Fawä'ih al-jamäl, éd. par F. Meier, Wiesbaden,

1957, p.5 du

texte arabe. par traduit et é présent , 2. N. Isfarayini, Le Révélateur des mystères 47-48. p. 1986, H. Landolt, Lagrasse,

247

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

but de purifier le mental; elle se systématise chez les Nagqshbandis. Signalons aussi le « dhikr de la scie », ainsi appelé car un son rauque et puissant accompagne chaque inspiration et chaque expiration. Introduit par Ahmad Yasawi en Asie centrale, ce dhikr s’est répandu jusqu’au Maghreb. L’invocation par le souffle a pour origine l'émission de

la lettre arabe # @), que l’on prononce à partir du basventre pour remonter vers la bouche et être libérée à l'air. Cette lettre arabe, dont la forme circulaire est une

allusion au cœur du mystique, a des fonctions précises dans l’invocation de LA iläha 1llà Lléh et de Aläh. Les soufis invoquent souvent Dieu par des Noms plus elliptiques tels que Huwa (« Lui »), H#; le souffle émis par la lettre # y est déterminant. Ils L’invoquent encore sous la forme du souffle pur A#, quintessence du Nom A/4/ puisqu'il se compose de la première et de la dernière lettre de ce Nom. Se fondant sur une tradition prophétique, ils considèrent ce souffle comme

un Nom

divin!.

Le son 47 lui aussi s’exhale sur différents rythmes, qu’on le répète de façon individuelle ou collective. Certains juristes n’ont admis que l’invocation de L@ 1/4ha 111& LIGh, mais cela n’a pas empêché de grands ulémas de s’adonner à toutes formes de ir lors de séances collectives. — Du dhikr de la «langue» à celui de la «conscience intime ». Dans le soufisme, l'expérience spirituelle part

toujours du monde phénoménal pour s’intérioriser de façon graduelle. L’invocation comporte le plus souvent trois niveaux d’approfondissement: L'invocation de la langue (dhikr al-lisän), où l’on pro-

nonce vocalement la formule, correspond à la dimension corporelle. Il ne faut pas négliger cette invocation, car 1. Najm al-Dîn Kubrâ, Les Éclosions de la beauté, p. 194-198; E. Geoffroy, dans Les Voies d'Allah, p. S15.

248

LE SOUFISME TEL QUIL SE VIT

elle produit une chaleur physiologique, l’on reste immobile,

même

de nature à transmuer

lorsque

l’âme (#afs)

en «esprit » (724). Le soufi doit préserver cette chaleur, et donc ne pas boire d’eau fraîche pendant ou après le dhikr. Celui-ci doit être vigoureux, afin que son effet pénètre tous les membres du corps, « jusqu’aux veines et aux artères ». Le dikr de la langue doit s’accompagner d’une attention du cœur, sans quoi il est vain. Pour les maîtres, il correspond au niveau des débutants et leur sert d’« épée» pour libérer le cœur de l’emprise de l’âme charnelle. L’aspirant doit se montrer résolument combatif, car la lutte est âpre. Même s’il ne parvient pas à se concentrer,

il lui faut continuer

l’invocation.

« Ne

connaîtra l'intimité procurée par l’invocation que celui qui a goûté la souffrance de la distraction », dit Sha‘rânî'. L'invocation du cœur (dhikr al-qalb) a pour siège le cœur physique, symbole du cœur spirituel. Elle est silen-

cieuse, car elle doit à présent s'intégrer aux battements du cœur et suivre la pulsation du sang dans le corps.

L’être humain peut alors éprouver une sorte de libération, une expansion de conscience qui s'accompagne

souvent de visions et d’auditions surnaturelles*, les phénomènes lumineux étant les plus marquants. Par la catharsis qu’il suscite, le hier est un « feu » qui brûle les ténèbres de la conscience superficielle et la transforme en lumière. Le disciple ne doit pas s'arrêter aux manifestations visuelles subalternes, mais rechercher la lumière

principielle lumière

des

évoquée cieux

et

ce verset:

dans de

la terre»

« Dieu

(Cor. 24:

est la

253,51

l'attention se relâche au cours du dhikr silencieux, il faut

revenir à l’invocation de la langue. En réalité, les deux 1. Anvër, t. I, p. 43.

4

|

et 2. Cf. par exemple N. Kubrâ, Eclosions, p. 73-76; G. Anawati . 223-226 p. 1961, Paris, ne, musulma e L. Gardet, Mystiqu

249

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

t niveaux sont étroitement liés; l’un et l’autre peuven ent. être pratiqués de concert, ou alternativem L'invocation de la conscience intime (dhikr al-sirr) peut

être mise en relation avec l’ésén, l’« excellence » qui

coiffe la « soumission » (is/4m) et la « foi » (mn). À ce niveau, toute trace de dualité disparaît, le disciple étant

annihilé dans l’Invoqué. Ces trois degrés restent très schématiques, et les maîtres distinguent parfois cinq à huit étapes. Chez certains Nagshbandis, la progression dans le #kr s'effectue en corrélation avec les centres subtils (/ar4'1f) de l’homme: ceux-ci sont généralement au nombre de cinq,

une position dans le corps et une couleur particulière correspondant à chacun d’entre eux.

— À voix haute, ou en silence ? Les Naqshbandis sont au cœur d’un débat qui a pris une grande ampleur : faut-il

pratiquer l’invocation à voix haute ou en secret? Derrière cette question affleure le problème de la sincérité, car le

disciple peut se laisser prendre au piège de l’extériorisation du souvenir intime de Dieu. L'une et l’autre formes d’invocation

ont en fait un fondement

muhammadien,

puisque le Prophète aurait initié ADû Bakr à l’invocation « secrète » et donc

silencieuse

(dir

khafi),

et ‘AN

à

l’invocation sonore (dhikr jahrf). Les Naqshbandis, dont la chaîne initiatique passe par Abû Bakr, ont généralement opté pour l’invocation silencieuse, encore appelée «invocation du cœur » (41kr qalbi).

Les détracteurs de l’invocation à haute voix s'appuient sur des versets tels que : « Invoque ton Seigneur en toimême,

avec crainte et humilité, et sans élever la voix »

(Cor. 7 : 205). Les partisans de ce type d’invocation leur répondent que ce verset ne concerne que le Prophète, 2

Cf. par exemple Éva de Vitray, Anthologie du soufisme, p. 177-

250

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

qui était déjà réalisé spirituellement, ou qu’il s’explique par les persécutions des premiers musulmans à La Mecque. La plupart des maîtres estiment aujourd’hui que les novices doivent invoquer Dieu à voix haute, pour repousser l’assaut du mental et renforcer la concentration. Cette pratique leur permet également de canaliser l'énergie spirituelle qui brûle en eux. On rapporte qu’au cours d’une séance collective des aspirants périrent après avoir effectué un dikr silencieux; leur foie, dit-on, aurait

grillé comme s’il avait été exposé à la braise. Le d£r silencieux demande un contrôle étroit de la part du maître initiateur et, bien qu'il soit considéré en théorie

comme supérieur, la plupart des ordres s’adonnent au dhikr vocal. Certains groupes pratiquent le 4/kr avec une grande intensité sonore. Ainsi des Rifâ‘is, qui furent

appelés « derviches hurleurs» en raison des sons rauques qu’ils émettent au cours de leur rituel. Les soufis invoquent les Noms divins dans un but initiatique. Chaque Nom produit un effet sur les créatures qui peuvent, en l’invoquant, s'approprier la qualité de ce Nom: celui-ci représente une forme tangible de la divinité et aussi un remède approprié pour chaque individu. Le maître initie ses disciples à l’un ou l’autre Nom, en

fonction de leur personnalité, de leur évolution, des cir-

constances, nombre

etc. Le disciple répète alors ce Nom

de fois déterminé,

de manière

un

à le « réaliser »

intérieurement. Les Khalwatis pratiquent de leur côté l'initiation aux «sept Noms», qui correspondent à

autant d’étapes de la Voie, soit L@ ilâha illà Liläh, AUGÀ, Huwa, al-Hagq («le Réel»), a/-Hayy («le Vivant »), a/-

Qayyum («le Subsistant par Soi ») et al-Qahhär («le Victorieux »). Ce processus initiatique peut durer plusieurs années. Les Noms invoqués sont précédés soit de la particule

Yä, soit de l’attaque vocalique À. Ainsi l’invocation Y4

Lafif (Ô Doux,

Bienveillant)

251

a pour but d’éloigner les

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

épreuves. La subtilité du dir a conduit certains maîtres à introduire des types d’invocation particuliers. Ibn Sab‘în, par exemple, faisait répéter à ses disciples cette formule abrupte, condensé métaphysique de la profession de foi, Laysa illà Lläh, « il n’est que Dieu ». _ Les séances collectives de dhikr. Les soufis s'accordent à privilégier l’invocation en groupe, car elle développe une énergie beaucoup plus forte, de nature à « faire fondre les cœurs », à « soulever les voiles » qui nous séparent du monde spirituel. Les séances collectives, dont l'habitude

s’est répandue après l'apparition des voies initiatiques, sont rapidement devenues le temps fort de la vie d’une tartga. Ces séances ont pour noms wajlis al-dhikr (« séances

d’invocation »), #adra

(« présence » du

Pro-

phète et non spécifiquement de Dieu, car Dieu est omniprésent),

‘mâra

(«se

remplir»

de

Dieu).

Elles

se

déroulent une à deux fois par semaine, dans une mosquée ou dans la zéwiya de l’ordre, le plus souvent le jeudi soir!,et le vendredi après la prière de /umu'a. Une séance de dhikr rassemble parfois jusqu’à plusieurs milliers de personnes;

lors des

grands

rassemblements,

les frères

s'organisent pour regrouper les moyens de locomotion. Le déroulement d’une séance varie évidemment d’une farîga à l’autre, mais on y observe toujours une progression dans l’intensité. Au début de la séance, en position assise, les participants commencent par réciter l’oraison quotidienne (wzr4) propre à la voie, des sourates,

des formules

de prière

sur

le Prophète

ou

des

poèmes à son éloge, ou encore des poèmes mystiques composés par un des maîtres de la voie. Cette phase préparatoire dure souvent plus d’une heure. La tension spi1. En islam, la journée commence la veille au coucher du soleil. Le jeudi soir précède donc le vendredi, jour de la prière collective.

252

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

rituelle monte, et le désir de s’adonner au dir s’exas-

père. Soudain, sur un signe du cheikh ou de son représentant, tout le monde se lève: la position debout traduit le besoin d’élévation spirituelle. Les participants se placent en cercles ou en rangs, et se donnent la main en entrecroisant leurs doigts, ce qui permet au flux de l'énergie spirituelle de circuler sans interruption. Les lumières tantôt restent allumées, tantôt sont diminuées.

Le dhikr commence souvent par le Nom A//&#, pour évoluer vers Huwa, HA ou encore Hayy (il s’agit de l’autre lettre que connaît la langue arabe : ©; ce son est plus guttural que le @). Presque toujours, les participants en viennent ensuite à l’invocation par le souffle 4%, le « dhikr de la scie », sur un rythme de plus en plus profond et saccadé. Le dhikr comprend plusieurs séquences, chaque point culminant étant suivi d’une accalmie, et ainsi de suite jusqu’au paroxysme final. L’invocation s’acompagne de mouvements du corps qui sont l'expression de ceux de l’âme aspirant à retrouver sa patrie spirituelle. Bien qu’à peu près unifiés au sein d’une même assemblée, ces mouvements n’ont rien d’artificiel: certains bougent beaucoup, d’autres à peine. Le cheikh reste souvent immobile parce qu’il domine son état spirituel, et parce qu'il est l’axe autour duquel les âmes se meuvent. Junayd restait impassible durant les séances et expliquait son attitude en citant ce verset : « Tu vois les montagnes; tu les crois figées, alors qu’elles passent à la vitesse des nuages » (Cor322488), L'’extase des spirituels accomplis n’a pas besoin de se manifester : c’est l’« enstase ». Parfois, cependant, c’est le cheikh, jeune ou âgé, qui donne l’impulsion physique à l'assemblée. Les mouvements

varient en fonction

des cadences,

mais aussi des groupes. Tantôt les participants sautillent sur

place,

fléchissant

les genoux,

253

balançant

le torse

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

d’avant en arrière, jusqu’à plier parfois le bassin en deux. comme Ils finissent alors en sautant, la tête relevée et

aspirant à l’air libre, car l’âme-esprit cherche à décoller, à échapper au monde de la matière. Tantôt ils tournent le torse de la gauche vers la droite, puis l'inverse, dans un mouvement de balancier de plus en plus rapide; les bras restent libres, et suivent naturellement l’oscillation. Dans le même temps, des récitants-chanteurs déclament des poèmes mystiques, invoquent le Prophète ou les grands saints; leur voix se détache du souffle collectif en dessinant des sortes d’entrelacs. Le sens des paroles et

les intonations stimulent le transport de l’âme. Des personnes désignées se trouvent au milieu du cercle pour observer l’évolution de chacun. Leur rôle est de veiller à ce que chacun soit en harmonie rythmique avec les autres et de limiter les inévitables débordements. Signalons ici que les « transes » recherchées par certains groupes, lesquelles se situent uniquement au niveau psychique, n’ont pas grand-chose à voir avec l'émotion spirituelle que suscite le #ikr. Ces groupes combinent parfois les deux registres en s'appuyant, consciemment ou non, sur des substrats chamaniques ou animistes. C’est pour cette raison que les Naqshbandis sont si attachés au kr silencieux, qu’ils pratiquent aussi En groupes. L’invocation debout aura duré entre une vingtaine de minutes et plusieurs heures. À la fin du dhikr les participants se rassoient en silence, et l’un d’entre eux récite

des versets du Coran. Peut suivre une parole ou une leçon du cheikh, ou bien l’on sert le thé ou un repas, et les discussions s'engagent entre frères. Les personnes non affiliées à la voie peuvent souvent participer aux séances, et les non-musulmans sont parfois acceptés en tant que spectateurs. Lors des séances, les enfants évoluent librement dans les rangs ou au centre du cercle, mais certains cheikhs refusent leur présence afin d’opti-

254

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

miser la concentration des participants. Les séances de dhikr sont

généralement

mixtes,

mais

les femmes

for-

ment un cercle à part (la séparation peut n'être que symbolique); elles sont dirigées par l'épouse du cheikh ou de l’un de ses représentants. Les femmes tiennent parfois des séances particulières, de préférence dans un lieu

privé.

POÉSIE

ET MUSIQUE

SPIRITUELLES : LE SAMÀ‘

L'écho de la parole divine Le sam‘ poursuit le même but que le kr, car l'écoute de la musique ou du chant a pour effet de réactualiser chez l'être humain le Pacte originel, de faire résonner en lui la parole primordiale « Ne suis-Je pas votre

172). Pour

Seigneur? » (Cor. 7:

le mystique,

la

musique qu’il entend ici-bas est comme un écho du Verbe divin et de la musique céleste. Selon certaines traditions, les anges parvinrent à enfermer l’âme d’Adam dans un corps après l’avoir charmée par la musique. La démarche de l’initié va donc consister à remonter l’axe de la Manifestation en libérant son âme par la musique. Par son origine cosmique, celle-ci est un moyen privilégié d'éveil spirituel. L’extase dans laquelle est alors plongé le mystique se dit en effet wajd en arabe, ce qui signifie que celui-ci a « trouvé » (wajada) Dieu. Le samâ'

est l’une de ces méthodes d'atteindre

l’extase»,

ce

par lesquelles

que

les soufis

on

« tente

nomment

le

fawäjud, issu de la même racine que DA.

Pour l'être « réalisé », tous les sons, naturels ou artifi: ciels, évoquent Dieu car, en réalité, ils L’invoquent

« Les sept cieux, la terre et tout ce qui s’y trouve Le glorifient. Il n’y a rien qui ne célèbre Ses louanges, mais

265

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

soufi n’est vous ne les saisissez pas » (Cor. 17: 44). Le

l se donc pas seulement ce visionnaire devant leque ment égale t lèvent les voiles du monde sensible; il perçoi du les sons terrestres comme autant de réminiscences une lui chez naître faire peut monde spirituel, ce qui grande nostalgie. Ce fut en particulier la voie de Rûmi: Écoute la flûte de roseau Ve ney], comme elle chante la séparafion :

On m'a coupé de la jonchaïe, et dès lors ma lamenfation fait gémir l’homme et la femme. on pour lui révéler la séparati la déchire que cœur un J'appelle douleur du désir. Tout être qui demeure loin de sa source aspire au temps où 1/

lui sera uni’.

— Subtilité et ambiguité du samâ'. À la différence du dhikr,

le samä*

repose

sur une

ambiguïté

musique, en effet, n’est pas bonne

profonde.

Toute

à entendre, on s’en

rend compte chaque jour davantage. Au lieu d'élever l’âme, certaines peuvent la dévoyer, la perdre dans le « divertissement », la distraction mondaine tant stigmatisée par le Coran. La difficulté est de comprendre que c’est l’« écoute » (sam4', au sens propre) qui est spirituelle et non la musique ou le poème qui lui servent de support, car ceux-ci n’ont pas obligatoirement un caractère sacré. De la même façon, pour celui qui a obtenu l’« ouverture spirituelle », ce n’est pas le monde qui change, mais la perception qu’il en a. Les premiers soufis qui se sont adonnés à l’audition spirituelle se sont empressés de distinguer leur art, qu'ils nommèrent samä', de la musique profane, ou gAinà.

1. É. de Vitray, Anthologie du soufisme, p. 183.

256

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

Malgré

ces

précautions,

la question

du samä*

a

entraîné des débats séculaires entre soufis et juristes, et

plus encore entre les diverses tendances de la mystique musulmane. On vit même des juristes autoriser les séances de szmd4', et des maîtres soufis les proscrire tota-

lement à leurs disciples. Ceux qui s’opposaient au samà" mettaient en garde contre l'effet que produit la musique sur l’âme; ils incriminaient aussi parfois l'influence présumée des philosophes grecs (en particulier Pythagore et Platon) sur la théorie du szm4', ou encore celle de l’éso-

térisme ismaélien des « Frères de la pureté » (/#kwûn alsafà). Les maîtres du versant « sobre » du soufisme (Ibn ‘Arabî, les cheikhs shâdhilis et naqgshbandis...) se refu-

saient à écouter la parole humaine, préférant le silence de l’Absolu, éloquent pour eux. Mais de non moins grands saints, tels que Rûzbehân

Baqlf et Rûmf, ont fait

du samä* leur véhicule spirituel. La plupart des maîtres s’accordent à réserver la pratique du sam4‘ à une élite. Le semd', en effet, agit comme un révélateur. Reflétant l’état intime de l’auditeur, il accentue à la fois la grossièreté du profane et la subtilité du mystique. Ainsi est-il #ferdit au novice, qui écoute encore avec son âme charnelle, permis à ceux qui,

délivrés

des passions,

esthétique,

s’arrêtent

et recommandé

aux

cependant

initiés,

à l'aspect

qui seuls

sont

aptes à pratiquer l’alchimie spirituelle du verbe et du son. Les soufis reprennent ici trois grandes catégories du droit musulman. Ils adoptent d’ailleurs un principe essentiel de l'islam pour juger de la licéité du sama” : seule l’intention (#1yya) de l’auditeur constitue un critère

pertinent. Ainsi pour Ghazäfi, la musique et les séances

de sam@ ne sont ni bonnes ni mauvaises en soi; c’est la

disposition intérieure et le niveau d'écoute de l’auditeur qui font qu’elles vont dans un sens ou dans un autre. Les poèmes chantés, on s’en souvient, emploient souvent la terminologie érotique de la poésie courtoise, et les assistants sont censés la transmuer sur un plan spirituel.

297

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

Toute l’ambiguïté du szmä* est résumée dans cette parole de est en appar. ence une source de Shibli: « Le semd4‘ 1 e & . » el spiritu nt trouble, mais il recèle un grand enseigneme —

Une pratique

largement

conviviale,

répandue.

Les

diverses réticences exprimées plus haut cèdent devant la

réalité : d’évidence, les séances collectives d’« audition »

ont été largement pratiquées durant la période médiévale. Celles-ci sont attestées à Bagdad dès le 1x° siècle, pour se répandre ensuite en Iran, puis dans d’autres régions du monde musulman. Signe de l’importance qu'a prise le phénomène au cours des siècles, la plupart des auteurs soufis consacrent un chapitre ou un livre à la question du samä". Les participants se réunissaient dans une mosquée, une xéwiya où dans une demeure privée. Les chanteurs ou récitants déclamaient leurs poèmes en faisant souvent usage d'instruments de musique. Sont surtout à l'honneur le tambour de basque et la flûte; les instruments à

cordes sont plus controversés. Lorsque l’émotion déborde et que l’extase envahit le cœur, le corps lui aussi se met

en

mouvement,

ritualisée que dans le dikr:

mais

de manière

moins

on bat des pieds et des

mains, on pousse des cris et l’on se met à « danser », à jeter son turban, à lancer son manteau vers le récitant ou

à le déchirer. On peut s’évanouir d’extase et parfois, dit-on, en mourir.

Les séances se terminaient souvent par un dîner, voire par un banquet. Certaines d’entre elles ont manifestement dévié de leur vocation spirituelle pour dégénérer en effusions de tout genre, attirant l’opprobe des juristes comme des maîtres soufis. Cependant, selon des

1. Cité par Sha’rânî, Anwër, t. Il, p. 180.

258

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

témoignages, de grands savants tels que le théologien Bâqillânf et le «sultan des ulémas » ‘Izz Ibn ’Abd alSalâm participaient à des concerts de szmd* et se laissaient aller à la « danse » (r4gs). À en croire les sources,

les grandes séances rassemblaient tout ce que des métropoles islamiques telles que Bagdad ou Damas comptaient comme savants et muftis. La position des ulémas sur le samä est donc moins frileuse qu’on pourrait le croire. En témoigne encore l’éloge de la musique, d’une tonalité très mystique, fait par le grand mufti

actuel d’Alep, en Syrie.

Le samä s’est ritualisé à partir du xiv° siècle, notamment dans les ordres qui l’ont adopté comme méthode spirituelle. L'exemple le plus célèbre reste celui des Mevlevis, où musique et danse concourent à former une véritable liturgie. Mais rapidement la pratique du samä en vient à se confondre

avec celle du #ikr; ce dernier

terme tend bientôt à effacer le premier, sans doute parce qu’il bénéficie d’appuis scripturaires plus évidents. En tant que concert ouvert généralement au public et désor-

mais aux touristes, le szm4‘ se maintient toutefois dans

des formes telles que le gawwäli indo-pakistanais. Certaines confréries, comme la ‘Alawiyya, ont conservé le terme szm4 pour désigner l’incantation 4 capella effectuée sur des poèmes mystiques, laquelle précède et clôt la séance de dhikr. Les propriétés thérapeutiques de la musique étaient déjà connues dans les hôpitaux (bimäristân) de l’âge classique de l’islam. Il n’est donc pas étonnant que ses vertus pédagogiques et spirituelles aient été de même largeue, ment admises. En ce qui concerne la poésie mystiq er certains savants ont expliqué qu’on pouvait éprouv

dour) à plus d'émotion (tarab, d’où vient notre mot trouba

e des Der1. En ouverture d’un double CD consacré à la musiqu 1999. Paris, oiches tourneurs de Damas, Le Chant du monde,

259

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

son écoute qu’à l'audition de versets coraniques, car la

disproportion entre la parole divine teur éphémère est si grande qu’elle tion. L’écoute du Coran comme de cite plutôt le recueillement et la

éternelle et son audiempêche cette émotout texte révélé suscrainte révérentielle.

Selon les auteurs, elle constitue la nourriture exclusive

des prophètes et des élus. Le commun des croyants et des « soufis » n’entrent donc pas dans ces deux catégories et ont besoin, parallèlement à la lecture et à l'écoute

du Coran, de supports tels que la poésie et la musique.

Bibliographie : Georges Anawati et Louis Gardet, Mystique musulmane, Paris, 1961, p. 187-234 (développements profonds sur le dhikr, ouverts au comparatisme interreligieux, mais parfois confus).

Rachida Chih, Le Soufisme au guofidien, p. 250-263. Éric Geoffroy, Le Soufisme en Égypte et en Syrie, p. 407-422 (sur les débats soulevés par le #zkr et le samä”). Ibn ’Atà’ Allâh, Zraité sur le nom ALLAH, duction par M. Gloton, Paris, 1981.

introduction et tra-

Najm al-Dîn Kubrâ, Les Éclosions de la beauté et les parfums de la majesté, présenté et traduit par P. Ballanfat, Nîmes, 2001. Les Voies d'Allah, p. 150-155; 157-172; 515 notamment.

Litanies et oraisons" Pour fortifier son attachement à la Zarfga et resserrer le lien qui l’unit à son cheikh, le membre d’un ordre soufi doit réciter, généralement matin et soir, un ensemble de

formules de prière appelé ærr4 (pl. awräd), ce qui lui permet de «se ressourcer» au quotidien. Ce sont les maîtres fondateurs des /arfga ou leurs successeurs, qui ont composé ces litanies; certains affirmaient les avoir reçues de Dieu ou du Prophète. La plupart des voies ont , 1. Par commodité, nous rendons par ces mots à connotation chrétienne les termes awräd et ahzäb.

260

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

adopté des formules de wird qui s’ordonnent selon une gradation tripartite : 1. La demande de pardon (istighfän). Le disciple part de la nature humaine, qu’il cherche à purifier en se retirant intérieurement du monde. 2. La prière de bénédiction sur le Prophète (al-salât ‘alà 1-nabÿ). 1] en existe de nombreuses formes. Par identification avec le Prophète, le disciple quitte son ego pour être absorbé dans la Réalité muhammadienne; il accomplit alors son statut de « représentant de Dieu sur terre » et réalise potentiellement l’état d’« Homme parfait ». 3. L'affirmation de l'Unicité divine (trahi). Le disciple répète la formule Là i/@ha ill& Lläh («il n’y a de dieu que Dieu »), seule ou suivie d’une formule complémentaire.

À ce stade, le Prophète lui-même est absorbé dans la

Réalité divine, car Dieu seul est et, en définitive, Il S’invoque Lui-même. Après être passé par les degrés de

la purification et de la perfection humaine, le fidèle parvient à celui de l’union. Les maîtres présentent parfois cette échelle spirituelle ainsi: la première formule évoque le symbolisme du miroir couvert de rouille — le cœur non purifié — qui ne peut refléter le soleil divin. La deuxième est celle du miroir nettoyé — le cœur purifié — devenu apte à recevoir le soleil. La troisième correspond au soleil sans le miroir, c’est-à-dire Dieu envisagé en Soi, car la réalité divine est au-delà de la conscience humaine.

Dans certaines voies, la lecture d’une sourate, ou plu-

sieurs, précède la répétition des trois formules, lesquelles sont introduites par un verset coranique. Le wird se clôt souvent par la triple répétition de la sourate 112 dite de «l’Unicité» ou du «Culte pur». Selon un réciter hadîth, en effet, réciter cette sourate équivaut à

un tiers du Coran. Le rituel du ærd est donc totalement par intégré à la texture coranique. Il se termine parfois retour du signe te, Prophè le une formule de prière sur du degré divin au degré humain.

261

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

Le disciple doit réciter chaque formule cent fois, en comptant avec les phalanges de la main ou en s’aidant d’un chapelet. Il accomplit le wird matin et soir afin d’effacer ses péchés et de se protéger pour les heures à venir. Il s’en acquitte soit seul en silence, soit à VOIX haute avec d’autres personnes (au sein de la famille, avec

des frères...). Certaines formules sont répétées un nombre de fois très précis, et les conséquences peuvent être graves si l’on transgresse la règle’. Les séances collectives de dir commencent en général par la récitation du wird et de formules apparentées. Lors de son rattachement, le novice est initié à la « litanie commune

»

(al-wird al-‘âmm) à chaque membre de l’ordre. Lorsqu'il a progressé, ou si le cheikh ou son représentant le décide, on lui communiquera la «litanie particulière » (al-wird al-khâss) qu'il devra réciter en plus de la première. Ce wird ne souffre aucune négligence. La récitation de différentes oraisons (4x;

pl. a#x4b)

accompagne souvent celle du æir4. Composées également par les fondateurs des confréries ou leurs héritiers, ces prières incluent des versets coraniques ainsi que diverses invocations et suppliques adressées à Dieu. Elles sont réputées avoir de grandes vertus. L'une des plus célèbres,

«l’Oraison

de

la Mer»

(%ixb al-bahr),

aurait été inspirée par le Prophète à Abû I-Hasan Shädhilf. Elle contient le « Nom suprême de Dieu », selon le cheikh qui affirme que si les habitants de Bagdad l’avaient connue, leur ville n'aurait pas été pillée par les Mongols*.

1. Voir à ce sujet la scission qui eut lieu chez les Tijânis, entre les adeptes de la pratique des « onze grains » et ceux qui introduisirent les « douze grains »: À. Hampaté Bâ, Vie ef enseignement de Tierno Bokar, p. 57 et sq. 2. En 1258. Cf. La Sagesse des maîtres soufis, p. 277-283, où l’on trouvera une présentation et une traduction du Æixb.

262

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

L'efficacité

de ces

oraisons

et litanies

serait

telle,

selon certains maîtres, que le simple fait de les réciter introduit le fidèle dans leur famille spirituelle. Aujourd’hui encore, l’expression « prendre le ærrd > est souvent employée pour désigner le rattachement initiatique. L'ensemble des prières à réciter quotidiennement (awrâd, ahzäb.…..) s'appelle dans certains ordres la wazifa (« office »). Les Naqshbandis se distinguent par ce qu'ils appellent le #hafm al-khwâdjegän, où «invocation des maîtres » de la voie; on y mentionne les noms des cheikhs de la chaîne naqshbandfi, et l’on récite dans un ordre déterminé la Férha, la prière sur le Prophète, et des sourates. La concurrence

entre

les confréries

aidant, certaines

trouvaient inopérantes la lecture répétée des litanies et oraisons que d’autres pratiquaient. D’évidence, pour que ces récitations quotidiennes soient efficaces, 1l faut que le secret

initiatique

du

cheikh,

mort

ou

vivant,

soit

présent. Malgré le risque de routine, les maîtres insistent sur la nécessité de s’y tenir. Ils notent l’interaction existant entre les termes wird et wérid («inspiration mystique »), issus de la même racine arabe: l'inspiration nourrit la pratique du ær4, et celle-ci à son tour rend propice la survenue de l'inspiration. « Pas d’état spirituel (441) sans inspiration, et pas d’inspiration sans récitation », écrit un maître marocain du Xx° siècle. Laissons

conclure Junayd. Quelqu’un le voyant un jour un chapelet à la main s’en étonna, eu égard à son rang spirituel. « Nous ne lâcherons jamais le fil qui nous a conduit là où nous sommes à présent », lui répondit Junayd.

La retraite (khalwa)

Si la « pérégrination » (siyha) constitue une sorte de retraite ambulante,

la « retraite », à l'inverse, peut être

219. 1. J. L. Michon, Le Soufi marocain Ahmad Ibn ’Ajfba, p.

263

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

considérée comme un voyage immobile. Ce voyage initiatique, qui s'effectue de façon condensée par rapport aux conditions de vie ordinaires, doit ouvrir l’être à une

expansion de conscience. Dans toutes les traditions spiri-

tuelles, le retrait ou l’isolement favorise la concentration

sur Dieu. La vie des prophètes en fournit l’archétype. Dieu impose à Moïse une retraite de quarante nuits avant

de

lui parler

au

Sinaï

(Cor. 7:

142),

et Jonas

comprend le véritable sens de sa mission dans le ventre de la baleine (Cor. 21 : 87). Plus directement,

la #/a/wa

fréquentes

son

fondement

dans

les retraites

qu’effectua

Muhammad

dans

la grotte Hir4’, avant

trouve

de

recevoir la prophétie. À l’exemple du Prophète qui préconisait ce retour sur soi-même, les croyants pratiquent le retrait de la société (‘vx/4, 1‘Hk4f) pour un temps donné,

dans

une

mosquée

ou

chez

soi, en

particulier

durant les dix derniers jours du mois de Ramadän. Les premiers ascètes et les soufis qui leur succèdent se retirent dans les déserts et les montagnes, et les « vies

de saints»

nous

les montrent

côtoyant

les bêtes

sau-

vages. Ils aiment méditer dans les ruines et dans les cimetières, qui leur rappellent la vanité de ce monde et les recentrent sur l’essentiel. Toutefois, les soufis se dis-

tinguent des ascètes par l'importance qu'ils accordent à la vie communautaire et la conscience de leur rôle social. Les premiers manuels de soufisme stipulent d’ailleurs que seuls les disciples avancés peuvent s’adonner à l'isolement. Ceux qui répondent à ces exigences, dont les fondateurs des voies intiatiques, commencent toujours leur carrière spirituelle par une stricte retraite, car elle est nécessaire à la purification de l’âme. Ils restent souvent plusieurs années au désert — ‘Abd al-Qâdir Jflânt y demeure vingt-cinq ans — avant de retourner parmi les hommes.

Dans

leur solitude,

ils affrontent

toutes

les

épreuves et les tentations que l’on nous relate à propos

264

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

des ermites chrétiens. De ces rudes « combats contre lego » (yâd al-nafs) et contre les forces ténébreuses, nous ne connaissons que les vainqueurs... — Règles de la retraite. Ghazâlf (m. 1111) pratiquait la retraite dans un minaret de la Mosquée des Omeyyades, à Damas, ou dans la Coupole du Rocher, à Jérusalem.

Ce n’est que vers le xur° siècle, lorsque apparaissent les voies initiatiques, que la #4a/wa commence à faire l’objet de prescriptions précises. Elle s’effectue désormais dans des cellules affectées à cet effet, au sein des établissements dédiés aux soufis (#4@ngäh, zâwiya..). Le manuel de Suhrawardiî, Les Dons de la Connaissance (‘Avârif al-

ma‘àrif), marque cette mutation : il expose les bienfaits et les périls de la #ha/wa, et en dessine les modalités. La règle cardinale que le soufi doit observer est la sincérité (z#hlàs), car il se plie à la retraite pour se rapprocher de Dieu, non pour obtenir quelque pouvoir surnaturel ou jouir d’une aura parmi les hommes. On n'entre.en retraite qu'avec la permission du cheikh et sous son contrôle, en raison des risques encourus pour le corps et surtout le psychisme. Une #ha/wa mal conduite ou faite sans la protection d’un maître peut mener à la folie, comme en témoignent de nombreuses anecdotes. Dans

certains cas, le reclus doit d’ailleurs visualiser l’image de

son cheikh. Lorsque celui-ci vient le voir, il lui confie ses rêves ou visions. Les règles pratiques rappellent celles que nous avons mentionnées à propos du dhikr: assis

de dans un endroit sombre, le reclus doit rester en état

pureté rituelle et, tourné vers la gibla, invoquer Dieu constamment par les formules Lé #läha 111@ Liläh où Al}. Après les prières rituelles, il doit réciter des formules particulières ou se livrer à des exercices de visualisation. s. 1. A/-Mungidh min al-daläl, p.99-100 du texte françai

265

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

La Æhalwa se faisait toujours en état de jeûne, parfois

continu sur plusieurs jours, mais une telle rigueur n'est plus recommandée de nos jours, sauf si la retraite a lieu

pendant le mois de Ramadân. Dans tous les cas, le reclus mangera peu (Suhrawardf limitait la nourriture au pain et au sel) et évitera de consommer de la chair animale. Il dormira peu, et veillera autant que possible car la nuit est propice à l’«illumination ». Il évitera de parler, si la khalwa s'effectue à plusieurs. Il effectuera les prières rituelles avec d’autres reclus quand il le peut, notamment la prière du vendredi si la #4a/wa a lieu dans une mosquée.

La retraite durait en principe quarante jours. Ce nombre a une valeur ésotérique reconnue dans toutes les traditions spirituelles. Les soufis se fondent en particulier sur les quarante nuits pendant lesquelles Moïse se

prépara à la Révélation et sur ce hadîth : « Celui qui se voue totalement à Dieu durant quarante jours verra la sagesse jaillir de son cœur sur sa langue”. » La durée de la #halwa fluctue considérablement en fonction des maîtres, des voies, et des retraitants bien sûr. Tel dis-

ciple obtient les résultats escomptés en quelques heures; un autre sera placé à nouveau en retraite après y avoir passé quarante jours. Certains ne connaîtront jamais l’« illumination ». De nos jours, les confréries qui pratiquent la #/a/wa préconisent une durée de trois jours et trois nuits, Où parfois moins. Jadis il était demandé

au

reclus de ne pas penser au temps qu’il passait en ##a/wa ni au délai de sa sortie. Il devait considérer sa cellule comme étant sa tombe jusqu’au jour de la résurrection. Les descriptions que donnent les auteurs de la cellule (elle doit être

sombre,

étroite

et hors

d’atteinte

des

bruits environnants) suggèrent en effet que l’entrée en

1. Cité par Suhrawardî, ‘Awérif, p. 207.

266

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

khalwa équivaut à une entrée au tombeau. Contrairement à ce qui se passe dans la vie ordinaire, le physique et le mental doivent se taire, les sens extérieurs doivent

être oblitérés afin de développer les sens intérieurs. Les premiers soufis creusaient leur tombe de leur vivant pour s’y adonner aux actes cultuels ou s’y allonger; ils se familiarisaient ainsi avec la terre où ils allaient reposer'. À Satan qui demandait à l’un d’entre eux ce qu’il mangeait, ce qu’il portait comme vêtement et où il habitait, celui-ci répondit: « Je me nourris de mort, je m’habille de linceul et j'habite la tombe. » Shiblf recommandait déjà la #4alwa en ces termes: « Cherche la solitude, efface ton nom

de la mémoire

des hommes,

et fais face

au mur jusqu’à ta mort. » Dans leur zéw1ya, les cheikhs avaient souvent une trappe, sorte de cellule souterraine,

où ils se retiraient pour des périodes plus ou moins longues?. Les Naqshbandis, pour leur part, pratiquent la « méditation de la mort », exercice qui consiste à s’ima-

giner mort, enterré et en état de décomposition avancée. La £halwa est donc ce laboratoire où la mort initiatique se transmue en renaissance spirituelle. — Ne pas s'arrêter aux phénomènes surnaturels. Éereclus

ne doit donc pas penser aux modalités de sa retraite, mais à Dieu uniquement. Il pourra ainsi chasser les mauvaises suggestions qui ne manqueront pas de l’assaillir, tout comme les perceptions surnaturelles qui s'offrent à lui. Le maître est ici nécessaire car il sait distinguer un authentique phénomène spirituel d’une simple hallucination. Les auteurs soufis évoquent les « dévoilements » des 1. É. Geoffroy, « La mort du saint en islam », Revue de l'histoire |

religions, n° 215, 1998, p. 17-34,

f, dans 2. On peut encore visiter celle d’Abû I-Hasan Shâdhil grand un dans sé enchâs rs son sanctuaire de Tunis qui est d’ailleu

cimetière.

267

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

successifs qui conduisent le reclus à un élargissement parfois prodigieux de la conscience, et qui attestent la réalité de son «illumination » (fwfh). L’initié verra par exemple ce que font les gens dans leur maison ; 1l percevra la vérité intrinsèque des lois révélées ou le degré d'authenticité des paroles du Prophète, connaîtra les diverses langues de l’humanité et comprendra le langage des règnes minéral, végétal et animal, etc.'. À l’issue d’une retraite de sept ans, Muhammad

Hanafñï, maître

shâdhili du xv° siècle, découvrit qu’il avait la faculté de lire dans les âmes : il voyait les uns avec un visage lumineux, les autres avec une face de porc ou de singe. Il retourna alors dans sa cellule pour demander à Dieu d’être délivré de cette vision. Le retraitant, en effet, ne saurait se complaire dans ces dévoilements: il ne doit pas s’arrêter aux réalités intermédiaires, certes séduisantes sur le plan spirituel, mais

qui peuvent être l’effet de la ruse divine. Le monde islamique médiéval, comme

toute civilisation traditionnelle,

était sans doute plus réceptif aux phénomènes suprasensibles que le monde occidental moderne. Pour autant, de tels charismes devaient rester exceptionnels par le passé. Si le reclus ne perçoit aucun de ces signes durant la retraite, assurent certains maîtres, mieux vaut

qu'il la quitte pour s’adonner à la science religieuse exotérique ou à une activité mondaine. Il semble pourtant que, dans la pratique, l’on ait pris fréquemment les moyens pour la fin. La #/a/wa s’est systématisée à partir du xiv° siècle. Prescrite aux novices, la retraite cellulaire est censée garantir un minimum d’« illumination » à tout aspirant et attirer la survenue d'états spirituels (4/w4/) auxquels ils n’auraient pas accès en temps normal. La Khalwatiyya a même pris son nom

1. Sha‘râni, Anwër, t. Il, p. 105-117.

268

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

de la #kalwa, qu’elle a érigée en pilier de sa méthode. Cette vulgarisation a suscité les critiques de Sha‘rânî, pour qui les visions obtenues par le commun des disciples relèvent du délire. Pour les maîtres du soufime tardif, la #/a/wa reste un

support privilégié. Au début du xix° siècle, le cheikh Khâlid introduit la retraite de quarante jours dans la voie nagshbandfi, car il considère qu’elle est plus propice à l'initiation que le compagnonnage traditionnel entre maître

et disciple

(s#4ba).

Au

début

du xx sieclemnle

cheikh algérien Ahmad ‘Alawî apporte également cette innovation dans la voie shâdhili-darqâwî. Sous son contrôle, le reclus invoque le nom 4/44 plusieurs jours, ou même,

s’il le faut, plusieurs mois. Les visions lumi-

neuses et d’autres phénomènes tels que la lévitation étaient, paraît-il, fréquents, mais on ne s’y arrêtait pas’.

_ La «retraite au milieu de la foule ». La retraite cellulaire ne peut être que passagère, car la vocation du spirituel

musulman est d’être parmi les hommes. Cette présence au monde, souligne Ibn ‘Arabi, est plus bénéfique au spirituel que son isolement. Il en va de même, à fortiori, de pour un dirigeant temporel : à l'issue de la prise de cheikh le 1455, en ns Constantinople par les Ottoma en celui-ci entrer faire Mehmed le Conquérant refuse de

khalwa, car le plaisir qu’en éprouverait le sultan l’amène la dans rait à abandonner le pouvoir”. L'idéal réside donc au milieu de retraite intérieure, perpétuelle, la « retraite

que la foule » (a/-khalwa fi l-jalwa), principe nashbandî gnosLe « . manière d’autres ordres ont pratiqué à leur

tout en étant tique, notait déjà Qushayri, est celui qui,

». proche des hommes, est loin d’eux par son secret

témoignages, p.76, 1. J. Cartigny, Cheikh AI Alawi. Documents et £ 86-87. Syrie, p. 129. 2. É. Geoffroy, Le Soufisme en Egypte et en

269

LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

Rares, en effet, sont les saints musulmans qui restent reclus toute leur vie et auxquels on ne peut pas rendre visite. La grande majorité retourne dans le monde. Après avoir connu le f#r4’, l'extinction en Dieu, ils expérimentent dès lors le #zg4’, « subsistant » en et par Dieu, sans que cela se traduise nécessairement dans leur apparence. Pour les êtres moins réalisés, la «retraite au milieu de la foule » est un défi permanent, tant les solli-

citations extérieures sont grandes. Mais d’évidence ce type de retraite convient mieux à la vie moderne que la retraite cellulaire. Ne faut-il pas comprendre en définitive la #/a/wa comme l’a fait Ibn ‘Arab, soit comme un retour au vide originel

(#/a/4”),

une

réalisation

de

notre

« vacuité »

ontologique que seule la présence divine peut emplir? De toute façon, écrit encore Ibn ‘Arabf, «il n’y a pas réellement de retraite en ce monde, car le lieu même



tu te trouves t’observe' » Bibliographie : Michel Chodkiewicz, « Les quatre morts du soufi », Revue de

l’histoire des religions, Paris, janvier-mars 1998, t. 215, p. 35-57.

1. Futñhât makkiyya, 1. IX, p. 523; t. IV, p. 340.

CHAPITRE

V

LE SOUFISME ET L'OUVERTURE INTER-RELIGIEUSE «< Nous considérons les voix des divers croyants qui s'élèvent de tous les points de la lerre Comme une symphonie de louanges à l'adresse de Dieu qui ne peut être qu'Unique. » Tierno BOKkAR «Ne prends pas en aversion le juif ou le chrétien, mais ton ego. »

Adage soufi

Le pluralisme religieux en islam Selon la conception cyclique que se fait l'islam de la Révélation, chaque nouveau message prophétique puise dans le patrimoine spirituel de l'humanité. L’islam est particulièrement conscient de cet héritage puisqu'il se présente comme l’ultime expression de la Volonté divine révélée aux hommes depuis Adam, comme la confirmation et l’achèvement des révélations qui l’ont précédé. A ce titre, il reconnaît et reprend les messages des prophètes antérieurs à Muhammad. Le Coran est explicite sur cet héritage : « Dites : “Nous croyons en Dieu, à ce

271

LE SOUFISME

ET L'OUVERTURE

INTER-RELIGIEUSE

aux tribus; qui a été révélé à Abraham, à Isaac, à Jacob et

a été à ce qui a été donné à Moïse et à Jésus; à ce qui Nous eur. Seign donné aux prophètes, de la part de leur nous n'avons de préférence pour aucun d’entre eux; sommes

soumis à Dieu” » (Cor. 2 : 136). Muhammad

est

le «sceau» — c’est-à-dire le dernier — des prophètes, dont le nombre s’est élevé selon lui à 124000. Or le Coran mentionne seulement vingt-sept prophètes, précisant que « pour toute communauté il y a un envoyé » (Cor. 10 : 47). Il faut donc rechercher les autres à une échelle très large dans l’histoire de l’humanité. Les savants musulmans reconnaissent ainsi volontiers en Bouddha, Zoroastre ou encore Akhenaton des prophètes. Ils ont relevé dans le Coran deux allusions au Bouddha, et certains d’entre eux ont vu dans les « avatars », ou

incarnations divines du bouddhisme, l’équivalent des prophètes de l’islam. De la même façon, des ulémas indiens ont considéré les Védas, textes sacrés de l’hindouisme, comme inspirés par Dieu et ont compté les hindous

parmi

les « Gens

du

Livre », c’est-à-dire

les

peuples ayant reçu une écriture révélée.

Le Coran évoque à plusieurs reprises la « Religion primordiale » ou « immuable » (4/-dîn al-gayyim). Toutes les religions historiques seraient issues de cette religion sans nom*°, et auraient donc une généalogie commune. L'’islam considère cependant la diversité des peuples et des religions comme une expression de la Sagesse

divine”. Il existe ainsi une théologie du pluralisme religieux en islam, même

dans son versant

le plus exoté-

rique. « À chacun de vous, Nous avons donné une voie et une règle » (Coran 5 : 48): ce verset justifie la diversité des traditions religieuses, lesquelles se trouvent unies, de façon sous-jacente, par l’axe de l’Unicité divine 1. Cor. 21 : 85, et la sourate 95 intitulée Le Figuier. 2. Voir par exemple Cor. 30 : 30. 3000

A

BOL

OA

272

LE SOUFISME

ET L'OUVERTURE

INTER-RELIGIEUSE

(awhid). Chaque croyant sera rétribué pour sa foi et son observance de sa propre religion: « Ceux qui croient, ceux qui pratiquent le judaïsme, ceux qui sont chrétiens ou sabéens, ceux qui croient en Dieu et au Jour dernier, ceux qui font le bien: voilà ceux qui trouveront une récompense auprès de leur Seigneur. Ils n’éprouveront alors plus aucune crainte, et ne seront pas affligés » (Cor. 21462):

L’universalisme de la Révélation a été confirmé par le Prophète : « Nous autres, prophètes, sommes tous les fils d’une

même

famille;

notre

religion est unique » (Bu-

khâri). À une époque où l’intransigeance religieuse était de mise, la reconnaissance du pluralisme religieux devait se traduire par le respect foncier des autres croyants: « Quiconque fait du mal à un chrétien ou à un juif sera mon ennemi le jour du Jugement. » Par la suite, les enjeux politiques, les intérêts économiques mais aussi les croisades ont souvent mis à mal les idéaux islamiques en la matière, et les savants exotéristes ont restreint cette

large perspective : puisque la loi islamique abrogeait les lois révélées antérieurement, les religions qui en émanaient étaient caduques. D'’interminables polémiques dogmatiques virent alors le jour, notamment entre chrétiens et musulmans. Mais même parmi les théologiens et les juristes il y a toujours eu des esprits porteurs d’une conscience universelle. Écoutons Ibn Hazm (xrs.): «Place

ta confiance

en

l’homme

pieux, même

s’il ne

partage pas ta religion, et défie-toi de l'impie, même s’il appartient à ta religion », ou encore ce cadi du xv° siècle qui affirmait: « Tout homme peut être sauvé par sa propre foi, celle dans laquelle il est né, pourvu qu'il la conserve fidèlement. »

L'unité transcendante des religions Ce sont incontestablement les soufis qui ont donné toute sa dimension au thème coranique de la « Religion

218

LE SOUFISME

ET L'OUVERTURE

INTER-RELIGIEUSE

comprimordiale ». Ils éprouvent plus que d’autres cette à au-del anité l’hum munauté d’adoration que constitue autres aux ture de la diversité des croyances. Leur ouver confessions découle d’une évidence métaphysique : « la doctrine de l’Unicité divine ne peut être qu’une » (af tawhid wâhid).

Les premiers ascètes ont probablement été influencés par les moines et les ermites chrétiens du Proche-Orient. Il semble même que leur modèle ait été davantage Jésus, par sa vie ascétique et errante, que Muhammad.

Par la suite, des maîtres orthodoxes ont avoué leur véné-

ration pour Jésus. La littérature soufie cite abondam-

ment les propos du Christ, Ghazâlf en particulier, mais il n’est pas le seul. Les moines chrétiens ont été respectés au long de l’histoire de l’islam, si l’on excepte bien sûr le terrorisme récent. Les soufis voient en eux des spirituels suivant la voie du Christ, et certains cheikhs présentent à leurs disciples la conduite des moines comme un idéal à atteindre. Hallâj professe évidemment l’universalisme de la « Religion primordiale ». Après avoir tancé un musulman qui s’en prenait à un juif sur le marché de Bagdad, il a ces mots: « J'ai réfléchi sur les dénominations confessionnelles, faisant effort pour les comprendre, et je les considère comme un Principe unique à ramifications nombreuses!.»

Dans

la même

veine, le maître iranien

Ibn Abî I-Khayr affirme que « toutes les religions et tous les hommes sensés reconnaissent que Celui qui est unanimement adoré et But suprême est un seul et même Etre. Il est Un de tous les points de vue et la dualité est impossible en Lui” ». Par leurs propos ou leurs attitudes, Ahmad

Rifâ‘f ou ‘Abd al-Qâdir Jîlânf témoignent d’une

1. Diwän, traduit par L. Massignon, Paris, 1981, p. 108. 2. M. Ebn E. Monawwar, Les Etapes mystiques, p. 65.

274

LE SOUFISME

ET L'OUVERTURE

INTER-RELIGIEUSE

semblable compréhension du pluralisme religieux et de l’universalité de l’adoration divine. C’est encore Ibn ‘Arabî qui a fourni un cadre doctrinal au thème dex l’unité transcendante des religions » (@a/dat al-adyän), bien que l'expression ne soit pas de lui. À ses yeux, toutes

les croyances,

gions sont vraies, car chacune d’un Nom divin; or toutes ces ont leur source en Dieu, le « ainsi une unité fondamentale

et donc toutes les relirépond à la manifestation théophanies particulières Réel », le « Vrai». Il y a de toutes les lois sacrées,

et chacune détient une part de vérité. La diversité des religions est due à la multiplicité des manifestations divines, « qui ne se répètent jamais ». S'appuyant sur le hadith quasi « Je suis conforme à l’opinion que Mon serviteur se fait de Moi », Ibn ‘Arabî conclut d’abord que les

croyances sont conditionnées par les différentes théophanies reçues par les êtres et par la conception nécessairement fragmentaire que chacun se fait de Dieu; ensuite que Dieu accepte toutes les croyances — pas au même degré bien sûr — car les conceptions humaines ne sauraient limiter l’Étre divin. Chaque religion, dit-il, ne

dévoile en réalité qu’un aspect de la divinité. Citant Junayd, il ajoute que les croyances sont comparables à des récipients de différentes couleurs : dans tous les cas, l’eau est à l’origine incolore, mais elle prend la couleur de chaque récipient. Celui qui se limite au stade de ce que Ibn ‘Arabî appelle le «dieu créé dans les croyances » réjéttonle credo de l’autre, car il n’a pas accès à l’être divin d’où émanent toutes les théophanies. Le gnostique, quant à lui, reconnaît Dieu en toute forme car « Où que vous vous tourniez, là est la face de Dieu » (Cor. 2: MÉS)MDbn

“Arabî donne donc ce conseil : « Prends garde à ne pas te

lier à un credo particulier en reniant tout le reste. [...] Que ton âme soit la substance

de toutes les croyances,

car Allâh le Très Haut est trop vaste et trop immense

275

LE SOUFISME

pour

ET L'OUVERTURE

être enfermé

autres.

dans

INTER-RELIGIEUSE

credo

un

des

à l'exclusion

»

Ibn ‘Arabt en arrive à une autre conclusion : quel que soit le destinataire du culte que voue l’homme (Dieu dans ses diverses

nominations,

mais aussi la nature

ou

même les idoles), c’est toujours Dieu qu’il adore, même s’il n’en est pas conscient. Tel est le sens de ce fameux poème :

Mon cœur est devenu capable de toutes les formes Une prairie pour les gaxelles, un couvent pour les moines Un temple pour les idoles, une Ka’ba pour le pèlerin, Les Tables de la Thora, le Livre du Coran.

Je professe la religion de l'Amour, et quelque direction Que prenne sa monture, l'Amour est ma religion ef ma foi És Il ne faut pas voir dans ce poème un « gélatineux syncrétisme* », mais bien plutôt l’expression d’une réalisa-

tion spirituelle accomplie au sein d’une tradition donnée, en l’occurrence l'islam. Le fidèle qui a une approche superficielle de sa religion reste sur la circonférence, au niveau de la norme extérieure; il n’appréhende pas les autres croyances et cherche donc à imposer la sienne. Mais celui qui se réalise dans sa propre tradition parvient à la Réalité universelle

(Æagiga), qui transcende

toutes

les croyances et confessions".

Pratiquer la religion de l'Amour, c’est reconnaître que « Dieu a décrété que vous [les créatures] n’adoriez que Lut»«(Gor:17225)eteque:

homme:

n'asététertéique

1. Fusûs al-hikam, traduction de C.A. Gilis sous le titre Le Livre des

chatons des sagesses, Paris, 1997, t. I, p. 278. 2. Traduction de H. Corbin, L’/magination créatrice dans le soufisme d'Ibn ‘Arabf, Paris, 1958, p. 109. 3. C. Addas, Jôn ‘Arabf et le voyage sans retour, p. 101. 4. Cf. le schéma swpra, p. 20.

276

LE SOUFISME

ET L’OUVERTURE

INTER-RELIGIEUSE

pour l’adoration (Cor. 51 : 56). Plusieurs courants du sou-

fisme postérieur à Ibn ‘Arabf prônent ouvertement cette religion de l’Amour, même s'ils ne citent pas nommément le Skaykh al-Akbar. Ahmad Tijânî, par exemple, n’hésita pas à soutenir lors d’une séance publique que « Dieu aime l’infidèle », ce qui choqua une grande partie de l’auditoire. Le cheikh tijânî Tierno Bokar, surnommé par Théodore Monod «le saint François d’Assise de Bandiagara », enseignait en plein Sahel africain qu’il n’y a qu’une Religion primordiale, « comparable à un tronc dont les religions historiques connues seraient sorties comme les branches d’un arbre. C’est cette Religion éternelle, poursuivait-il, qui a été enseignée par tous les grands envoyés de Dieu et modulée en fonction des nécessités de chaque époque’ ». Dans la logique d’Ibn ‘Arabf, Tierno en conclut que « croire que sa race, ou sa religion, est seule détentrice de la vérité est une erreur. [...] La foi est d’une nature comparable à celle de l'air.

Comme l’air, elle est indispensable à la vie humaine et l’on ne saurait trouver un seul homme qui ne croie véritablement et sincèrement en rien” ». L'un de ses disciples, Amadou Hampaté Bâ, manifesta pour sa part la vénération qu’un musulman peut avoir pour Jésus, et fut

l’un des artisans du dialogue islamo-chrétien.

Au cours des siècles, l’école d’Ibn ‘Arabf et, au-delà,

tous ceux qui reconnaissent leur dette envers le maître andalou ont repris et adapté sa doctrine aux différents contextes historiques. ‘Abd al-Karîm Jilf explora la relation entre

le prophète

Ibrâhîm

(Abraham)

et les ard-

hima, les « brahmanes » ou prêtres de l’hindouisme: à ses yeux, cette proximité consonantique n’est pas fortuite

car,

selon

lui, les hindous

affirment

descendre

d'Abraham et appartenir à sa religion. 1. AH. Bâ, Vie et enseignement de Tierno Bokar, p. 144, 153. 2. Ibid., p. 149.

277

LE SOUFISME

ET L'OUVERTURE

INTER-RELIGIEUSE

L'émir Abd el-Kader fut aussi un digne émule d’Ibn ‘Arabî dans ce domaine. Refusant l’absolutisme de la croyance individuelle, il met l’accent sur l’Unicité divine sous-jacente aux différents credos'. Malgré ses déboires avec l’impérialisme français, il prône le rapprochement avec le christianisme : « Si les musulmans et les chrétiens m’écoutaient, s’écrie-t-il, je ferais cesser leur anta-

gonisme

et ils deviendraient

frères

à l’extérieur

et à

l’intérieur”. » Lorsqu’à Damas, en 1860, il sauve la vie de

onze mille chrétiens menacés par des émeutiers, il ne fait que mettre en application la doctrine qu'il professe*. Animé

par le même

humanisme

spirituel, le cheikh

Ahmad ‘Alawî nourrit une immense curiosité à l’égard de toutes les religions. Connaissant la tradition chrétienne — il apprécie en particulier l'Évangile de Jean — il a prêché toute sa vie l’entente entre musulmans et chrétiens. « Si je trouvais un groupe qui soit mon interprète auprès du monde de l’Europe, on serait étonné de voir que rien ne divise l'Occident de l’Islam », écrit-1l en pleine période coloniale. L’esprit christique qui l’anime, et qui trouvera son explication un peu plus loin, est partagé par ses successeurs. Le cheikh ‘Adda Bentounès (m. 1952) s’écrie : « Si les chrétiens connaissaient l’amour pour Jésus qui, en mon cœur, brûle d’un feu ardent, ils viendraient embrasser mon haleine !*», et son fils, le cheikh Mahdf,

prescrit à un disciple des «formules de prière christiques » (wrrd ‘fsawf). Des membres algériens de la ‘Alawiyya rencontraient régulièrement les moines de 1. M. Chodkiewiez, introduction aux Écrits spirituels, p.35; ‘Abd al-Qâdir al-Jaz’irf, Le Livre des haltes, aduction de M. Lagarde, Leiden, 2001, t. IL, p. 114, 372-375. 2. B. Etienne, Alde/fader, p. 250. 3. Ibid., p. 298.

4. Le Chœur des prophètes. Enseignements soufis du cheikh ‘Adda Bentounès, Paris, 1999, p. 181.

278

LE SOUFISME ET L'OUVERTURE

INTER-RELIGIEUSE

Tibhérine qui ont été assassinés par le suite; ils les avaient d’ailleurs prévenus du danger qu’ils encouraient face au GTA. René Guénon (m. 1951) s’est lui aussi efforcé de rap-

peler l’unité et l'identité fondamentales de toutes les traditions spirituelles. C’est pour cette raison précisément que son œuvre

traite davantage des doctrines hindoues,

par exemple, que du soufisme auquel il était affilié. Les affinités métaphysiques de Guénon avec Ibn ‘Arabî sont évidentes puisqu'il développe la doctrine de l’« unicité de l’Etre ne:

Frithjof Schuon, issu de la ‘Alawiyya, fut proche également de Guénon. Il a signé un ouvrage au titre expliy expose en cite : De l'unité transcendante des religions. évoquées avait ‘Arabf langage occidental les idées qu’Ibn seuls aux tient de façon souvent allusive. Si l’on s’en dogmes, explique-t-il, les différentes croyances paraissent antagonistes, et tout texte sacré semble porter en

lui des contradictions

internes.

En réalité, les dif-

férences de forme entre les religions «ne portent pas atteinte à la Vérité une et universelle » puisqu'elles sont

l'expression de la volonté divine’. Schuon, qui a pris le nom de «cheikh ‘Isâ (Jésus) », a exercé une grande

influence sur certains milieux chrétiens. La vénération qu’il portait à Marie (Maryam) l’a amené à nommer sa voie initiatique la Maryamiyya. « Marie personnifie l’'Essence informelle de tous les Messages, écrit-il, elle est par conséquent la “Mère de tous les Prophètes” ; elle s’identifie ainsi à la Sagesse primordiale et universelle, la Religio Perennis*.» Avant Schuon, d’autres soufis ont 1. M. Vâlsan, L'Islam et p. 28-32. 2. De l'unité transcendante culier le premier chapitre. 3. « Hagia Sophia », dans de Connaissance des religions,

la fonction de René Guénon, Paris, 1984, des religions, Paris, 1979; voir en parti-

| spécial o numér marial, mystère le et Marie n° 47-48, 19%, p. 1-2.

219

LE SOUFISME ET L'OUVERTURE

INTER-RELIGIEUSE

médité sur le personnage coranique de Marie, et ont affirmé être en contact subtil avec la Vierge.

Le pluralisme prophétique en héritage Cette proximité entre les saints musulmans et les prophètes et certaines figures antérieures à l'islam historique doit être placée dans la perspective de l’« héritage prophétique » dont sont investis les saints musulmans'. Cet héritage explique en effet pour une bonne part la conscience universaliste qui caractérise les soufis. Tous les Occidentaux qui ont approché le cheikh ‘Alawî ont été frappés par son apparence christique, et l’un d’eux parle d’une « belle tête de Christ douloureux et tendre ». Cette ressemblance était l’'émanation d’une «station » spirituelle propre au cheikh, qui explique son rayonnement en Occident chrétien. Pour autant qu’on puisse en juger, le type christique est l’un des plus répandus chez les saints musulmans, ce qui n’est guère surprenant puisque l'islam reconnaît à Jésus un statut particulier et un rôle eschatologique majeur. Les soufis, quant à eux, voient en lui le « sceau universel de la sainteté ». Louis Massignon a certainement trop « christianisé » la figure de Hallâj, mais il est vrai qu’Ibn ‘Arabfî le considérait comme

un

héritier de Jésus,

à l’intérieur

de la

sphère muhammadienne bien sûr’. Un autre saint christique moins célèbre, mais tout aussi marquant, est ‘Ayn al-Qudât Hamadäânf (m. 1131), qui connut la « passion »

puisqu'il fut mis en croix à l’âge de trente-trois ans*. Dans la Turquie ottomane, où l'influence d’Ibn ‘Arabî s’étendit rapidement, plusieurs cheikhs se distinguaient 1. CE Cypra D: a. 2. M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints, p. 103.

3. Les Tentations métaphysiques, introduction de Ch. Tortel, p. 27.

280

LE SOUFISME

ET L'OUVERTURE

INTER-RELIGIEUSE

également par leur aspect christique; à l'instar de ‘Ayn al-Qudît, certains passent pour avoir eu le pouvoir de ressusciter les morts, ce qui est en islam un signe du tempérament christique’'. Ils ont été soupçonnés de s'être convertis en secret au christianisme. Ibn ‘Arabî avait pourtant précisé que si un soufi invoquait Jésus, même sur son lit de mort, cela n’impliquait pas qu’il soit devenu chrétien”. Mais dans une région où le syncrétisme était florissant, les autorités exotériques avaient des raisons de se méfier.

D'une façon plus générale, les sources mentionnent un grand nombre de saints qui auraient été en contact avec l’un ou l’autre prophète par l’intermédiaire de son «entité spirituelle ». Les visions du prophète [brâhîm (Abraham) semblent particulièrement fréquentes.

L’« idolâtrie cachée » du commun des croyants

De nombreux

mystiques

persans

(Ibn Abî I-Khavyr,

‘Ayn al-Qudât, Rûmi, Shabestarî..) considéraient que la

croyance du simple fidèle ou encore du théologien exotériste n’est qu’ « idolâtrie cachée ». L'homme non réalisé spirituellement ne peut qu'être idolâtre, voire « infidèle », car il n’adore pas Dieu en vérité; il n’adore que

ce qu’il conçoit être ment d’Ibn ‘Arabf, plus radicaux dans sant ». Ils manient

Dieu. Nous retrouvons là l’enseignemais les soufis persans se montrent leur critique du fidèle « bien-penvolontiers le paradoxe pour éveiller

les consciences: la foi et l’infidélité, le bien et le mal

sont des théophanies différenciées de l’Etre divin; puisqu'elles ont une même source, leur opposition doit être relativisée. Le juge ‘Ayn al-Qudât déclarait en ce

sens :

imCfrGGr. Sartl0:

2. Le Sceau des saints, p. 103.

281

LE SOUFISME ET L'OUVERTURE

INTER-RELIGIEUSE

Las, las ! Cette Loi est la religion de la bêtise,

Notre religion est l'impiété et la religion des chrétiens PUTA Us : 1 L'impiété et la foi, sur notre vie sont une seule chose Et Sanâ” :

L'infidélité et la foi courent sur Sa VOIE,

Unies dans leur louange « Il est Un sans ressemblance ».

Il faut dépasser les barrières dogmatiques, afin de mieux réaliser l’essence universaliste du message islamique et atteindre la Religion primordiale. « Je ne suis ni chrétien, ni juif, ni zoroastrien, ni musulman », affirme

Rûmî dans un poème où il nie toute multiplicité, toute dualité pour se résorber en Dieu seul*. Très ouvert aux autres confessions, Rûmî comparait les voies menant à Dieu aux chemins qui convergent tous vers La Mecque, et lançait cet appel : « Viens, viens, qui que tu sois, infidèle, religieux ou païen, peu importe! » Lors de ses funérailles, «tous les habitants étaient là, les musulmans, mais aussi les chrétiens et les juifs car tous se reconnaissaient en lui [..] Les juifs avançaient dans le

cortège en chantant des psaumes, les chrétiens en proclamant l'Évangile et nul ne songeait à les écarter ». Le sultan fit venir les responsables des communautés juive et chrétienne, et leur demanda pourquoi ils honoraient ainsi un musulman : « En le voyant, nous avons compris la vraie

nature

de Jésus,

de

Moïse

et

de

tous

les

prophètes”. » 1. Les Tentations métaphysiques, p. 280. 2. E. de Vitray-Meyerovitch, Arthologie du soufisme, p. 262.

p.

. à de Vitray-Meyerovitch, 97-98.

/s/4m, l'autre visage, Paris, 1995,

282

LE SOUFISME

ET L'OUVERTURE

INTER-RELIGIEUSE

Dans sa Roseraie du mystère, Shabestarî fait fructifier la doctrine d’Ibn ‘Arabf en milieu persan. En se fondant comme lui sur ce verset: « Les sept cieux, la terre et tout ce qui s’y trouve célèbrent Ses louanges. Il n’y a rien qui par la louange ne Le glorifie — mais vous ne comprenez pas leur glorification » (Cor. 17: 44), il affirme avec résolution l'unité des religions découlant de l’« unicité de l’Étre », et l’unité des divers adorateurs et

chercheurs de Dieu.

La tentation du syncrétisme La frontière entre l’ouverture interreligieuse et le syncrétisme est parfois ténue. Ce dernier peut se limiter à la pure dimension doctrinale, comme chez Suhrawardî Maqtûl qui professe une théosophie où se fondent plusieurs apports, ou chez Ibn Sab‘în qui se nourrit aussi bien d’Hermès et de Platon que des maîtres du asawœuf. Ibn Hüd (m. 1300), disciple d’Ibn Sab'in à Damas,

était appelé le «cheikh des juifs » en raison de l’ascendant qu'il exerçait sur certains représentants de cette communauté.

Par ailleurs, il « accueillait le soleil à son

lever en faisant le signe de la croix », et proposait à ceux qui désirent se placer sous son obédience de choisir et entre trois voies initiatiques : celles de Moïse, de Jésus les par te syncrétis comme de Muhammad. Il a été perçu exotéristes, mais aussi par la majorité des soufis. Certains la compagnons de Sadr al-Dîn Qûnawî auraient confessé

divinité de Jésus, ce qui indignait Rûmî lui-même.

n Peut-être faut-il voir en Ibn Hüûd un saint musulma isme. monothé du « abrahamique », puisant à la source que mal Dans ce Proche-Orient où coexistent tant bien p. 164-165. 1. Rûmî, Le Livre du Dedans, Paris, 1982,

283

LE SOUFISME

ET L'OUVERTURE

INTER-RELIGIEUSE

judaïsme, christianisme et islam, la figure du Patriarche peut évidemment jouer un rôle salutaire. N’y a-t-il pas de nos jours en Israël-Palestine une « voie initiatique abrahamique » (tariga ibrähîmiyya) vivifiée par des soufis palestiniens et des spirituels juifs? Le soufisme turco-persan se caractérise par une plus grande tolérance que le soufisme d'expression arabe. Si certains auteurs persans prônent un s#praconfessionnalisme de nature métaphysique, les derviches anatoliens pratiquent volontiers une mystique transconfessionnelle. Le bektachisme est ainsi un véritable creuset d’influences diverses où se côtoient chamanisme, christianisme, chiisme hétérodoxe. À la fin de l’époque médiévale, les Bektachis étaient si proches des moines grecs que l’on a parfois du mal à distinguer les uns des autres.

En

Anatolie,

l’affranchissement

des

barrières

confessionnelles était chose partagée, et on disait communément qu’ «un saint est pour tout le monde ». Des groupes soufis ont parfois été taxés d’hétérodoxie en raison de leur souplesse dogmatique, mais il n'empêche que celle-ci a été un facteur incontestable d’islamisation. Ibn Hûd a ainsi fait entrer des juifs de Damas en islam, et les Bektachis ont largement contribué à convertir les populations des Balkans. Le syncrétisme religieux a parfois pris une dimension directement politique. L'exemple le plus célèbre est le rêve de l’empereur moghol Akbar (m. 1605), qui voulait libérer hindous et musulmans de tout préjugé confessionnel et tenta de promouvoir une religion universelle (dîn-e ilahi). X fonda à cet effet une école de traducteurs,

afin de mettre en regard le soufisme et le Vedânta hindou. Son arrière petit-fils, le prince Dârâ Shaküûh, fin connaisseur de l’un comme de l’autre, traduisit lui-même

des textes majeurs de l’hindouisme. Dans son Confluent des deux océans (Majma‘ al-bahrayn), À tenta de prouver

l'unité

principielle

des

métaphysiques

284

islamique

et

LE SOUFISME

ET L'OUVERTURE

INTER-RELIGIEUSE

hindoue. S’il fit œuvre de pionnier en matière de mystique comparée, il ne se soucia guère de politique et, accusé d’hérésie par ses propres frères, fut exécuté en 1659. Sauf dans quelques cercles soufis, son exemple n’a guère été retenu en Inde par la postérité. Les pressions de l’exotérisme et de l'histoire

L'ouverture interreligieuse qui caractérise le soufisme a cependant ses limites. Tout d’abord, l’ensemble des soufis n’adhèrent pas à la doctrine de l’unicité de l’Être, qui fonde en quelque sorte celle de l’unité transcendante des religions. Ceux qui professent cette doctrine sont minoritaires

et souvent

considérés,

au sein même

du soufisme, comme des marginaux. Un musulman ou un soufi peut dialoguer avec des représentants d’autres religions ou mystiques sans être convaincu d’une quelconque «unité transcendante des religions ». Par ailleurs, le principe coranique de la « Religion immuable » s’assortit d’une critique, de la part des musulmans,

des

« déviations» que les religions antérieures à l'islam auraient fait subir aux messages divins. L’islam stigmatise en particulier dans le christianisme les dogmes de l’Incarnation et la Trinité. Les livres révélés et les prophètes ayant précédé Muhammad font l’objet d’une reconnaissance qui n’a d’égal que le désaveu des dérives : dogmatiques survenues dans l’une ou l’autre religion la sur s’aligne soufis des sur ce point, l'immense majorité position islamique officielle. entre Par le passé, avant que des contacts prolongés ou civilisations aient été établis, chaque civilisation vers ée tourn même, chaque religion était centrée sur elleautres son propre «soleil ». Même si les uns et les les ils es, avaient connaissance d’autres systèmes solair religion percevaient comme s’opposant au leur. Chaque

285

LE SOUFISME

avait sa cohérence

ET L'OUVERTURE

INTER-RELIGIEUSE

interne, et il n’était pas nécessaire

d’adhérer à toute la vérité, mais à 54 vérité.

Cet exclusivisme se justifiait d'autant plus que les relations qu’entretenaient les différentes civilisations étaient souvent belliqueuses. Un grand mystique chrétien, saint Bernard, appela lui-même à la guerre sainte contre les «infidèles ». Si les croisades ont permis des contacts

entre

musulmans

et chrétiens,

elles ont

aussi

contribué à la détérioration des rapports entre les uns et les autres. Si Ibn ‘Arabî recommande au prince seljoukide Kaykâ’ûs de faire preuve de fermeté vis-à-vis des chrétiens

anatoliens,

c’est en

partie en

raison

des

progrès de la Reconquista en Espagne et de la présence des croisés en Orient. Au demeurant,

cette attitude ne

peut surprendre chez un cheikh qui portait toute son attention au respect de la Loi. En outre, si des soufis Ibn ‘Arabî étaient animés par quelque comme ence universelle, ils ne pouvaient s’en ouvrir à consci leurs contemporains. Ils se devaient d’être solidaires du corps exotérique auquel ils appartenaient, et ne pouvaient donc évoquer l’unité fondamentale des formes religieuses qu’en termes allusifs. Même les soufis considérant que l'islam n’a pas abrogé les religions antérieures restent persuadés de la supériorité de leur religion. Pour Ibn ‘Arabi, l'islam est comparable au soleil, et les autres religions aux étoiles: celles-ci ne disparaissent pas avec le lever du soleil, mais leur lumière est absorbée par celle de l’astre. L’un de ses disciples, ‘Abd al-Razzâq Qâshânt (xiv° s.), auteur

d’un

commentaire ésotérique du Coran, concède que juifs et chrétiens obtiendront le même degré spirituel et la même rétribution que les musulmans exotéristes, ce qui constitue déjà une ouverture considérable dans le contexte de l’époque. Mais selon lui la connaissance de l'Unité, de l’Essence. divine, est-réservée. à l'élite. des musulmans, c’est-à-dire aux soufis. Les limitations inhé-

286

LE SOUFISME

ET L’OUVERTURE

INTER-RELIGIEUSE

rentes au judaïsme et au christianisme, explique Qâshânî, sont résolues par l’islam qui opère la synthèse entre leur tendance respective : l’extérieur (zéhir) pour le judaïsme,

et l’intérieur

(27)

pour

le christianisme.

L'islam représente donc « le sommet absolu et demeure qualitativement supérieur aux autres formes religieuses. Déclarer que toutes les religions “se valent” du fait qu’elles mènent à une Réalité unique n’est exact que jusqu’à un certain degré de réalisation spirituelle. Audelà il n’y a d’autres voies d’accès à la réalisation spirituelle complète que l’Islam, c’est-à-dire la pratique du soufisme à ses degrés les plus élevés” ». Si certains soufis ont admis que toutes les formes religieuses étaient encore valables après l'apparition de l’islam, la grande majorité s’est alignée sur la position dominante en islam, à savoir que chaque religion a eu sa raison d’être en son temps. Or l’islam est la dernière religion révélée. Ainsi, les soufis indiens postérieurs à Dârâ Shakûh

(xvir° s.) admettent

la vérité

des

doctrines

védiques et emploient à l’occasion des termes et des symboles hindous. La plupart, cependant, se montrent sceptiques quant aux possibilités de réalisation spirituelle au sein de l’hindouisme à leur époque. Depuis le xx° siècle, les frontières qui séparaient les ne civilisations et les religions se sont effondrées. Nul est t croyan peut plus ignorer les autres « soleils ». Tout aissant sommé d’être fidèle à sa tradition, tout en reconn

il comme valables les autres formes religieuses, sans quoi ?. n religio propre sa en pourrait être amené à perdre la foi C’est pourquoi,

au siècle dernier, des auteurs

comme

CooRené Guénon, Frithjof Schuon mais aussi Ananda ment maraswamy et Aldous Huxley ont pu énoncer claire p. 135. 1. P. Lory, Les Commentaires ésotériques du Goran, 176. p. 1980, Paris, e, soufism le sur Essais 2. SH. Nasr,

287

LE SOUFISME ET L'OUVERTURE

INTER-RELIGIEUSE

la doctrine de la Sagesse universelle dans ses différents modes d'expression, quelle que soit la tradition à laquelle eux-mêmes aient appartenu. Les divers intégrismes posent le problème des rapports entre l'extérieur et l’intérieur de chaque message révélé, car une même religion peut engendrer aussi bien un dogmatisme aveugle qu’une spiritualité éclairante. La vocation du soufisme a été précisément de résorber la multiplicité dans l’unité, de dépasser le particulier pour accéder à l’'universel. Bibliographie : Michel Balivet, « Derviches, papadhes et villageois : note sur la pérennité des contacts islamo-chrétiens en Anatolie centrale », Journal asiatique, 1987, pp. 253-263. —, « Chrétiens secrets et martyrs christiques en [slam turc », Islamochristiana 16, Rome, 1990, pp. 91-114. Gilis, L'Esprit universel de l'islam, Beyrouth, SR

1998. Leonard

Lewisohn

(dir.), The Legacy of Mediaeval Persian

Sufism, Londres, 1992.

Seyyed Hossein Nasr, Essais sur le soufisme, Paris, 1980.

CONCLUSION

SOUFISME D'HIER, SOUFISME D’AUJOURD'HUI La « dégénérescence du temps » « Les vrais soufis s’en sont allés Et le soufisme n'est plus que désert. L] se résume désormais en cris, claquements de mains, recherche forcenée de l’extase…. Les sciences spirituelles, elles aussi, s’en sont allées.

Plus de science de nos jours, plus de cœur illuminé". »

Ces lignes sans appel n’émanent pas d’un observateur moderne,

mais

d’un

cheikh

du x°siècle.

Le zasawæuf

vient alors de se constituer en discipline islamique et en école initiatique. Au siècle suivant, à écouter Qushayri, la Voie est déjà fermée, les guides authentiques et les vrais disciples ont disparu. Les adeptes ne font plus cas

de la Loi, et la cupidité a remplacé la sincérité”. C’est à

cette époque que Bûshanÿjf constate : « Le soufisme était auparavant une réalité sans nom); il est maintenant un nom sans réalité ». Dans les siècles suivants, de telles

déclarations se multiplient sous la plume des maîtres, détaillant le diagnostic, développant le réquisitoire.

1. Sarrâj, Luma”, p. 27. 2. Risäla, p. 37.

289

SOUFISME D'HIER, SOUFISME

D'AUJOURD'HUI

général de Il faut replacer ces jugements dans le cadre ue siècle est la tradition islamique, selon laquelle chaq de la période igne s'élo pire que le précédent : plus l’on se dégrader. osé prophétique plus le monde est supp à tous les ue Cette dégénérescence du temps s'appliq s n'y domaines de la culture islamique et les soufi s des échappent pas. Au fil des siècles, les constats amer épocheikhs sur la qualité du soufisme pratiqué à leur que tori «rhé e d’un e parti que relèvent donc en des ieure intér me flam pieuse!», destinée à raviver la s toute qu'à aspirants. Leur récurrence témoigne en outre dévia la ses époques l'islam a paru entaché des maux de

tifs tion et de la décadence. Néanmoins, des signes objec

de dégénérescence ont bien affecté le soufisme au cours des âges, comme on l’a vu dans la troisième partie de cet ouvrage.

La maladie du < confrérisme » L'apparition des voies initiatiques à partir des ALUCE xur° siècles, pour providentielle qu'elle ait été, a eu certes des effets négatifs. Si les premières familles spirituelles ont apporté une réelle présence initiatique, avec le temps l'initiative individuelle s’est atrophiée dans une conscience de groupe. La quête de l’éveil, avec l’audace spirituelle qu’elle suppose, semble s’être transférée de plus en plus sur la personne du cheikh, comme si celui-ci, qui a pour fonction d’amener ses disciples à la sainteté, était désormais

le seul « héros » apte à vivre

l'aventure spirituelle.

L'institutionnalisation des voies initiatiques aurait-elle entraîné la démission

des affiliés? De fait, au fur et à

mesure que le soufisme se divulguait, les sympathisants

1. M. Chodkiewicz, dans Les Voies d'Allah, p. 539.

290

SOUFISME

D'HIER, SOUFISME

D’AUJOURD'HUI

sollicitant la #azraka d’un cheikh étaient plus nombreux que les réels aspirants au combat spirituel. Ce fut donc toujours un noyau de disciples, en nombre restreint, qui a vivifié et perpétué le secret initiatique de leur voie. À partir du xv‘ siècle, les signes de sclérose sont patents. Ils s’accompagnent d’une évidente déperdition initiatique: recrutement massif d’adeptes; repli sur elles-mêmes de certaines voies qui revendiquent leur supériorité; cheikhs « gestionnaires du sacré», qui semblent peu investis du secret initiatique; marabouts qui répondent aux sollicitations de la foule et distribuent recettes et formules magiques; rattachements routiniers, calqués sur les modèles

relèvent

de

familiaux hérités, etc. Tous ces symptômes

ce

qu’on

« confrérisme », forme

peut de

appeler

la maladie

dégénérescence

héritée

du de

l’institutionnalisation du soufisme. « L’islamisme est l’ennemi de l'islam», entend-on fréquemment; de la même manière, le confrérisme

représente sans doute le plus grand péril pour le soufisme. Les critiques les plus avisés du confrérisme ne sont d’ailleurs pas les wahhabites ou les salafis, mais les maîtres soufis eux-mêmes. Les principes du soufisme sur ce point sont clairs. Le lien de maître à disciple doit

l'emporter sur le sentiment d'appartenance à telle ou telle confrérie. Ce terme « confrérie », employé usuellement, est sujet à confusion, car il laisse penser qu'une tarîga est une organisation Où association à caractère profane dans laquelle les disciples seraient liés par des relations horizontales, alors que les membres des /ariga visent la sainteté, la « proximité de Dieu », et privilégient donc le rapport vertical vers leur maître. Le terme « ordre » est également impropre, car il suggère que les tariga sont structurées à la manière des ordres monas1. Pour un exemple contemporain, quotidien, p. 176-177.

291

cf. R. Chih, Le Soufisme au

D'HUI SOUFISME D'HIER, SOUFISME D'AUJOUR

ons ÉsOtétiques chrétiens ou de certaines organisati cas. le riques occidentales, ce qui est rarement seulenét Les soufis sont censés ne former qu'une muhamgrande famille, puisqu'ils suivent la même Voie Dès madienne qui fédère toutes les voies particulières. lors, les rivalités qui existent entre

certaines

confréries

le sont contraires à l'esprit de la Voie, si elles dépassent prosé Le uelle. spirit cadre d’une simple incompatibilité la donc est lytisme qui sévit dans quelques confréries négation même du tasawæwuf, lequel cherche la qualité et

non la quantité. L'extension trop grande d’une organisation initiatique « est, assez généralement, une des causes

premières d’une certaine dégénérescence ». Le soufisme a compté de grands saints n’ayant eu qu'un petit nombre de disciples, et en général plus un soufi est évolué sur le plan intellectuel ou spirituel, moins il met en avant son affiliation. Si le disciple doit considérer son cheikh comme son «pôle», cela ne signifie pas que celui-ci soit Æ Pôle. Il se doit donc d'inclure son cheikh dans la communauté des saints muhammadiens et ne pas manquer de politesse spirituelle (adab) à l'égard des autres cheikhs. Lorsque ces codes de la Voie ne sont pas respectés, on aboutit à des comportements de type sectaire qui sont à l'opposé de l’« ouverture » spirituelle et humaine que le soufisme se donne pour but. Au nom d’une doctrine élitiste mal comprise, cette discipline

d'éveil est alors instrumentalisée pour nourrir les pires ostracismes. Il ne faut pas non plus réduire le soufisme au phénomène confrérique, qui n'apparaît de façon caractérisée qu'entre le xvi et le xix°siècle. Le confrérisme a coexisté jusqu’à nos jours avec un soufisme d’exigence, mais qui ne se donne pas à voir. En outre, maître et

1. R. Guénon, Aperçus sur l'initiation, Paris, 1983, p. 74.

292

SOUFISME

D'HIER, SOUFISME

D’AUJOURD'HUI

disciple ont toujours entretenu des relations informelles, en dehors de toute zarîga. On pouvait être un grand spirituel, à l’exemple de Kharrâz, et ne pas être affilié à une

chaîne initiatique. Dans le domaine de l'initiation, la prudence s’impose vis-à-vis de tout ce qui relève de la génération spontanée, mais « l'Esprit souffle où il veut » et seul compte en définitive le mandat du ciel. Enfin, le soufisme a suscité toute une culture, en particulier dans les domaines

artistiques (musique,

danse, architecture)

et littéraire. Son rayonnement dépasse donc largement le milieu des organisations initiatiques.

S’adapter aux conditions cycliques « On raconte que Shiblf chaque soir avait coutume de placer en face de lui un bol d’eau salée et une aiguille pour appliquer le kohol et, chaque fois qu'il était sur le point de s’endormir, il trempait l’aiguille dans l’eau salée et la passait le long de ses paupières !. » Les anciens soufis menaient parfois une ascèse très rigoureuse. En Asie centrale ou en Inde, certains pratiquaient la « prière renversée » (a/-salût al-maglâba),

qui consiste

à se laisser

pendre par les pieds, dans un puits par exemple, et à réciter des formules de prière. On raconte même qu’un soufi égyptien séjournant à La Mecque ne mangeait qu’un raisin sec par jour « de peur de déféquer dans les lieux saints ». De telles mortifications ne sont plus de mise aujourd’hui, et celui qui s’y adonnerait perdrait rapidement son équilibre physiologique et mental. La relation entre maître et disciple a elle aussi beaucoup évolué. Les cheikhs sont en général plus accessibles, et passent outre les marques de déférence que leur devaient auparavant

1. Hujwirf, Somme spirituelle, p. 402.

293

SOUFISME D'HIER, SOUFISME

D'AUJOURD'HUI

de les disciples. Ils n’éprouvent plus le novice de peur à en le faire fuir. Si le vrai disciple a toujours été rare,

croire les maîtres, cela signifie qu’il est quasiment inexistant de nos jours. « Désormais, entend-on fréquemment

en milieu soufi, c’est le maître qui cherche

le disciple. » Les cheikhs ont toujours accueilli les aspirants solides et motivés, mais aussi les âmes en détresse

ou en errance. Ils s’emploient maintenant avant tout à contrecarrer la tentation matérialiste ainsi que l'emprise du fondamentalisme, pour maintenir les fidèles dans un

islam spirituel. Les disciples eux-mêmes perçoivent souvent qu’« ils ne sont plus à la hauteur » des exigences de la Voie’. La vie moderne,

en

Orient

comme

en

Occident,

est peu

propice à la contemplation, et la pression de la SOCIÉTÉ pousse à l’activisme. La tradition islamique affirme qu’en cette fin de cycle dont nous serions les témoins le temps se contracte, ou plutôt que telle est notre perception. Les adeptes du soufisme ont dû s'adapter à ces contraintes. Les pratiques ont été simplifiées. Ainsi, les éléments de prière qui composent le wird, par exemple, sont souvent répétés trente-trois fois et non plus cent. De même, les retraites spirituelles (#/a/wa) se font plus rares ou plus courtes et, au xx° siècle, les adversaires du

soufisme accusaient ceux qui s’y adonnaient de « quiétisme ». Sa pratique a parfois été abandonnée, et certains ordres la réservent aux disciples avancés. Ces changements, toutefois, ne devraient pas entamer

l'essence du soufisme. «Le soufi est temps », dit l’adage, et il peut plus que voir l’effet de la Sagesse divine dans contexte. Il doit abandonner les formes avaient une valeur par le passé, mais qui

1. R. Chih, Le Soufisme au quotidien, p. 243.

294

le fils de son d’autres entren'importe quel archaïques qui entravent main-

SOUFISME

D'HIER, SOUFISME

D’AUJOURD'HUI

tenant la véritable initiation. « L’effort d'interprétation » (ÿrihâd) est requis pour ce qui relève de la Loi extérieure, mais il s'impose également en matière de spiritualité. De nombreux maîtres ont d’ailleurs pratiqué ces deux modes d’rfihàâd, afin de maintenir la vitalité de la Loi et de la Voie, même s’il leur était difficile de lutter

contre

la pesanteur

et le formalisme

croissants’.

Au

début du III° millénaire, ceux qui se réclament du sou-

fisme doivent se concentrer sur l’essentiel, le d#zkr par exemple, et sur certaines méthodes anciennes telles que la « vigilance permanente » (wwräqaba) ou le principe nagshbandî de « la retraite au milieu de la foule », qui n’ont pas perdu leur pertinence.

Vers un redéploiement des rôles du soufisme Comme par le passé, mais de manière plus explicite, le soufisme s’assigne à lui-même des rôles à portée variable. Sa fonction purement initiatique devrait se perpétuer, tout en continuant à se restreindre. Certains cheikhs considèrent que la Voie est close; d’autres, au

contraire, assurent qu’il n’en est rien: le parcours de la Voie s’est adapté aux conditions cycliques et ne connaît donc plus les aspérités d’antan. Plus largement, le soufisme a pour vocation de spiritualiser la vie islamique. Ghazâli s’y employa avec succès, tout comme les cheikhs et les ulémas soufis qui jalonnent l’histoire de l'islam. À l'heure où des défis majeurs se posent à l'humanité, où le repliement confessionnel

n’a plus lieu d’être, l'islam

va-t-il suivre ce lent mouvement de balancier qui va du politique au mystique, comme le pressentait Malraux? Loin d’être une mode passagère, la quête actuelle de spiritualité correspond à un besoin d’une partie au moins médiévale, 1. Pour des exemples concernant la fin de la période . 487-489 412, 390, p. Syrie... en et Égypte voir notre Soufisme en

295

SOUFISME

D'HIER, SOUFISME

D'AUJOURD'HUI

à de l'humanité. À cet égard, le soufisme contribue sant favori en mans, musul des ouvrir le champ de vision les échanges interreligieux et le brassage des cultures. Les attaques virulentes dont le soufisme fut l’objet de la part des salafis comme des « modernistes » avaient, en apparence, fait tomber le soufisme en disgrâce, et jusque dans les années 1970 des orientalistes prophétisaient sa mort. Un renouveau s’est nettement dessiné dans les années 1980 et surtout

1990, à la suite de l’échec

des

diverses idéologies qu’a connues le monde arabo-musul-

man au xx siècle (nationalisme, marxisme, islamisme...),

et du désenchantement de ceux qui suivaient le modèle occidental. Malgré la phase critique qu’il a traversée, le soufisme a maintenu son ancrage dans la culture 1slamique. En 1989, Sa‘îd Hawwâ pouvait déclarer que, au cours des siècles, 90 % des musulmans avaient eu, d’une manière ou d’une autre, un lien avec le soufisme!. 90 %

des Sénégalais seraient affiliés à une confrérie, et on avance le chiffre de un tiers pour les Égyptiens et de deux tiers pour les Pakistanais (mais est-ce encore vrai après la pénétration du virus wahhabo-taliban ?). Le soufisme connaît actuellement un regain de vigueur en pays musulman, alors qu’il suscite un intérêt grandissant en Occident. En terre musulmane, la situation est en fait assez contrastée. Dans la plupart des pays, les jeunes adhèrent en grand nombre aux confréries, alors qu'il y a encore vingt ans l’âge moyen des membres

était assez avancé. Dans d’autres, le soufisme

apparaît en repli relatif. D’évidence, les aspirations spirituelles passent à l’arrière-plan lorsque l’esprit est accaparé par les préoccupations matérielles et le souci de la subsistance,

médias

lorsque

favorisent

le contexte

l'émergence

international

d’idéologies

et

faciles

les

à

1. Tarbiyatu-n@ al-rûhiyya (L'Éducation spirituelle que nous propo” sons), Beyrouth, 1989, p. 12.

296

SOUFISME D'HIER, SOUFISME D’AUJOURD'HUI

consommer, lorsque l’intégrisme sous quelque forme a miné le terrain. La forme confrérique, en revanche, ne montre pas aujourd’hui des signes de bonne santé. Ainsi, lorsqu'un cheikh meurt, dans bien des cas soit il n’est pas remplacé, soit sa succession,

purement

héréditaire,

relève

davantage de l’administration de biens que de la direction spirituelle. Quelques arfga importantes sur le plan numérique versent tantôt dans l'idéologie à caractère islamiste, tantôt dans le sectarisme messianique. Il faut donc actuellement plus que jamais distinguer entre soufisme et confrérisme. Certains cheikhs en sont conscients, qui veulent casser la pratique routinière des zâvwiya pour encourager chez les disciples d’autres formes de travail spirituel. Les divers désenchantements évoqués plus haut poussent un certain nombre de fidèles vers une (re)découverte de la spiritualité de l’islam, mais

dans un environnement souvent plus large que celui des confréries. Cette démarche se rencontre dans des milieux sociaux et intellectuels souvent plus évolués que ce à quoi nous a habitués le soufisme « populaire ». S'il y a eu un soufisme avant les confréries, il peut y en avoir un après. L'avenir appartient-il aux « groupes restreints », au « soufisme anonyme '?» Il reste que les hommes,

dans le soufisme comme

ailleurs, aiment être

pris en charge et encadrés par des structures qui les rassurent.

L'aventure messianique Selon la plupart des ulémas, nous serions entrés dans la « fin des temps », période que le Prophète avait ÉVOquée avec force détails. Cet avènement avait déjà été annoncé à plusieurs reprises par le passé, mais actuelledans Les Voies 1. M. Chodkiewicz, « Le soufisme au xxr° siècle », d'Allah, p. 543.

297

SOUFISME D'HIER, SOUFISME

D’AUJOURD'HUI

ment les allusions se font plus précises. Très schématiquement, le scénario serait le suivant: divers troubles

géologiques et humains annonceraient la sédition de l’'Antéchrist (a/-Dajjâl), incarnation des forces du mal.

Aidé

de justes

parmi

les musulmans,

le Mahdî

serait

alors suscité pour le combattre et préparer la descente de

Jésus sur terre. Il assisterait Jésus dans sa mission de tuer

l’Antéchrist, et « emplirait la terre d'équité et de justice» pendant sept ans, selon certaines sources, avant que Jésus lui-même n’instaure un règne messianique précédant la fin du monde et le Jugement dernier.

Certains

cheikhs

affirment

que

le Mahdî

est déjà

parmi nous, et ils laissent entrevoir qu’ils sont au nombre de ses « ministres », mentionnés par le Prophète. Or les groupes soufis qui revendiquent ouvertement leur participation aux événements messianiques qui seraient en cours ou à venir adoptent parfois des comportements proprement sectaires et appellent de leurs vœux un conflit entre le monde musulman et l'Occident. Un cheikh en particulier annonce régulièrement à ses disciples la Troisième Guerre mondiale et la venue du Mahdfi, lesquelles auraient dû survenir, selon lui, dès les années 80. Chaque

fois, les disciples réunissent des provisions pour les quatre-vingt-dix jours que devrait durer la guerre. En suscitant une telle attente eschatologique, ce cheikh cherche visiblement à attirer à lui nombre d’âmes désorientées. La doctrine messianique de l'islam est donc susceptible de nos jours d’être prise en otage et de donner lieu à de formidables manipulations idéologiques. Le soufisme en Occident A l'échelle de l’histoire, le soufisme a tantôt devancé,

tantôt accompagné l'islam dans son expansion. Son caractère universaliste le portait à s'adapter à des nouveaux contextes et à rayonner hors des terres d’islam. Il a certainement influencé les mystiques juive et chrétienne

298

SOUFISME

D'HIER, SOUFISME

D’AUJOURD'HUI

à l’époque médiévale et peut-être des auteurs comme Dante et le mystique catalan Ramén Laull. À l'honneur dans l’orientalisme depuis le xix° siècle, il n’était pas inconnu d’une certaine élite européenne, intellectuelle ou artistique. D’autres facteurs l’ont amené à pénétrer en Occident au xx° siècle. Le colonialisme a précipité la rencontre

entre

l'islam

et l'Occident,

dans

une

atmo-

sphère oscillant entre la fascination et la répulsion. En pleine période coloniale, des Occidentaux fuyant la CiVIlisation mécaniste et l’idéologie du progrès étaient déjà gagnés par la «mystique du désert». Déplorant la sécularisation

du christianisme,

et sa réduction

à une

morale religieuse qui s’accommodait bien de l’impérialisme européen,

certains ont cherché

dans le soufisme

une regénérescence métaphysique. Après avoir fréquenté diverses chapelles ésotériques à Paris, René

Guénon

fut initié à l'islam soufi en

1912.

Établi au Caire à partir de 1930, le «cheikh ‘Abd alWähid Yahy » suivit la voie shâdhilf tout en poursuivant

la rédaction d’une œuvre dans laquelle il voulait mettre en garde les Occidentaux contre l’« obscurantisme » de la modernité et leur rappeler la doctrine universelle de la « Tradition primordiale ». Il y est moins question de

l'islam que d’autres traditions, bien que Guénon le considère comme la forme la plus opérante sur le plan initiatique, puisque dernière religion révélée. Par cette œuvre et par les conseils qu'il prodiguait inlassablement dans sa correspondance, Guénon a provoqué un sursaut de de conscience chez des Occidentaux, qu’il s'agisse fidèles des diverses religions ou d’adeptes d’organisations initiatiques telles que la maçonnerie, dont certains » au ont opté pour l'islam. Ayant achevé sa « vie simple Caire

en

1951',

Guénon

continue

d'exercer

une

Guénon, Paris, 1958. 1. Cf. P. Chacornac, La Vie simple de René

299

SOUFISME

D'HIER, SOUFISME D’AUJOURD'HUI

influence singulière en Occident et sur quelques milieux en pays musulman.

De Guénon est issue la mouvance dite « traditionaliste » du soufisme occidental!, dont la principale figure en est le Suisse Frithjof Schuon (m. 1998). Artiste et poète, celui-ci a rédigé une œuvre doctrinale puissante. La voie Maryamiyya qu’il a fondée a connu diverses scissions, mais le rayonnement initiatique de Schuon reste indéniable en Occident et dans quelques régions du monde musulman. Plusieurs de ses disciples ou de ses ex-disciples sont à l’origine d’un grand mouvement d'étude et de traduction de textes soufis : Titus Burckhardt (m. 1984), Martin Lings, Seyyed Hossein Nasr ou

encore Michel Vâlsan (m. 1974), qui a déployé les études sur Ibn ‘Arabf en Occident; à l’instigation de Guénon, il a créé sa propre voie en France. De son côté, la “Alawiyya, dont Schuon est issu, a essaimé en Europe dès les années 1920, avant même la première vague d’émigration maghrébine. À partir des années 1970, plusieurs groupes soufis émanant des grandes voies — Shâdhiliyya, Tijâniyya, puis Naqshbandiyya, Qâdiriyya, Burhâniyya, Ni‘matullahiyya — ont vu le jour en Occident. Cette expansion n’est pas une simple conséquence de l’émigration, car les cheikhs « orientaux » considèrent depuis longtemps l'Occident comme une terre providentielle. Constatant que la pression socio-politique qui pèse dans leurs pays peut entraver le développement individuel, ils voient dans l'Occident un espace de liberté et constatent une réelle attente dans le domaine spirituel. Des musulmans de souche, étudiants ou travailleurs, découvrent ainsi en Occident un soufisme dans lequel ils ne voyaient que superstition ou routine. Quelques maîtres « orientaux »

1. M. Sedgwick, Le Soufisme, Paris, 2001, p. 94-95.

300

SOUFISME

D'HIER, SOUFISME

D’AUJOURD'HUI

s’y établissent bientôt, tandis qu’un petit nombre d’'Occidentaux formés opèrent comme représentants d’un maître étranger, ou accèdent au statut de cheikh. Toute cette mouvance se prévaut d’un soufisme orthodoxe, car les affiliés restent fidèles aux prescriptions de l’islam et sont parfois versés dans les sciences islamiques. La plupart des membres gardent un lien avec l’un ou l’autre pays musulman. La question de l'adaptation au contexte occidental n’est pas résolue dans tous les cas : parmi ceux qui ont été initiés et formés en Orient, certains ont tendance à importer des coutumes arabes, africaines ou autres. Le soufisme reste un

grand facteur d’entrée en islam, même si les profils des Occidentaux embrassant cette religion sont maintenant très diversifiés. D’autres groupes se sont en revanche détachés de la forme islamique pour mieux dégager, à leur yeux, l’universalisme de la sagesse soufie. Ouvrant la porte du syncrétisme, ces groupes appellent de leurs vœux une sorte de « mondialisation » de l'Esprit. L’« Universel », issu de la Shishtiyya indienne et dirigé par Pir Vilayat Khan,

s'inscrit dans ce sillage. De son côté, Idries Shah, d’ori-

gine afghane, enseignait une philosophie inspirée de sa propre vision du soufisme, mais que d’aucuns qualifient de charlatanisme. Les disciples de l’un et de l’autre entrent rarement en islam. Les adeptes du soufisme «islamique » condamnent évidemment ce syncrétisme. Rappelant qu’il n’y a d'initiation qu’à l’intérieur d’une forme religieuse définie, et qu’il est dangereux de diffuser cette initiation tous azimuts, ils estiment que le res-

pect des traditions spirituelles de l'humanité impose de n’observer qu’une tradition à la fois. En

Occident,

le soufisme

est désormais

exposé

au

mercantilisme: ici et là, certains prospectus promettent la transe où même la « possession ». Le sufi-business se porte bien. Si quelques individus présentent les garan-

301

HUI SOUFISME D'HIER, SOUFISME D'AUJOURD'

ties de sérieux nécessaires dans toute démarche

spiri-

former le tuelle, il est probable que l'Occident va trans

fait soufisme en objet de consommation comme il la e d’autres techniques orientales. L’« ésotourisme » touch même le monde musulman. Au Maghreb par exemple, les Aïssaouas (de la confrérie populaire ‘Isawiyya), connus pour leurs rites de possession

et d’automutilation,

sont

exhibés très officiellement pour attirer le client, tandis qu’à Istanbul des Occidentaux se font rapidement « initier» par les derviches tourneurs mevlevis'. Entre l'extrême ouverture qui dilue les contours de l’appartenance religieuse et le sectarisme qui prétend à l’exclusivité du salut, le soufisme occidental a parfois du mal à trouver son équilibre. Encore faut-il distinguer le soufisme américain,

parfois folklorique,

du soufisme

euro-

péen, réputé plus sobre et certainement plus islamisé *. Dans

nos sociétés passablement

destructurées,

où la

diversité des expériences individuelles peut donner le vertige, le soufisme a plus que jamais un rôle thérapeutique, qu'il partage bien sûr avec d’autres voies spirituelles. « La première étape de la voie consiste à apaiser, puis à faire disparaître, les conflits psychiques, les complexes et les frustrations ainsi que les tendances négatives et destructrices chez le disciple, afin qu'il parvienne à un équilibre psychique, mental et affectif. Puis lors de la deuxième étape, le disciple recouvre les attributs

divins », confie

Djavad

Nurbakhsh,

maître

de la

Ni‘matullâhiyya et psychiatre de son état*. Il y a tous ce ; Voir le constat dressé par T. Zarcone (Les Voies d'Allah, p. 3778). | 2. M. Hermansen, « Hybrid Identity Formations in Muslim America : The Case of American Sufi Movements », 74e Muslim World 90, n° 1-2, 2000, p. 187. 3. Dans la taverne de la ruine. Manuel du soufisme traditionnel, Cabrières d'Avignon, 1997, p. 21.

302

SOUFISME

D'HIER, SOUFISME

D’AUJOURD'HUI

ces grands blessés, issus des religions établies qu’ils ont vécues comme des carcans; il y a aussi cet ego occidental hypertrophié qui prétend avoir atteint les degrés ultimes de la sainteté sans avoir intégré les règles élémentaires de la politesse soufie. Comme il l’a fait en pays musulman, le soufisme d'Occident peut aussi contribuer à spiritualiser l'islam quotidien, vécu maintenant par des millions d'individus, et apporter une nourriture initiatique à quelques-uns; il peut favoriser l'émergence d’un islam essentiel, délivré des allégeances aux pays d’origine et des réflexes identitaires; il peut également proposer une autre vision de l'islam, établir une sorte de pont entre Orient et

Occident

Si à l’époque actuelle il est permis à chacun de douter de la présence de quelque forme de sainteté, on se rappellera que, selon la doctrine soufie, les saints revêtent les habits de leur temps et qu’ils s’occultent lorsque le contexte l’impose. « Tous les temps sont le miroir de Dieu’. » L’humanité achèvera son parcours lorsque le cycle de la sainteté sera lui-même parvenu à son terme. Bibliographie

Michel Chodkiewicz, « Le soufisme au xxI° siècle », dans Les Voies d'Allah, Paris, 1996, p. 532-543.

Constant Hamès, « Situation présente et perspectives d’avenir», dans Les Voies d'Allah, p. 521-531. Faouzi Skali, Le Face à face des cœurs. Le soufisme aujourd ui, Gordes, 1999.

Revue Soufisme d'Orient et d'Occident, éditée à Paris.

1. M. Lines, Qu'est-ce que le soufisme?, P. 27. Ben2. Le Chœur des prophètes. Enseignements soufs du cheikh ‘Adda gounès, Paris, 1999, p. 158.

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INDEX DES PRINCIPAUX NOMS DE PERSONNES, GROUPES, ETHNIES ET DYNASTIES Les noms de personnes apparaissent selon leur nomination la plus connue. Ne figurent pas les noms de lieu ni les noms à occurrences fréquentes comme Coran, Muhammad,

le Prophète, soufisme, tasawwuf, sûfi...

‘Abd al-Hamîd (sultan ottoman) : 196 Abd el-Kader (émir), ‘Abd alQâdir al-Jazâ’iri :61, 74, 82, 199, 200, 202, 278 ‘Abd al-Rahîm de Qéna: 169 ‘Abduh (Muhammad) : 204 Abraham : 71, 272, 277, 281 Abû Bakr al-Siddîq : 73, 80, 81, 92, 97, 103, 112, 162, 250 Abû Dharr Ghifârf (Compagnon) : 81, 103, 104 Abû I-Hajjâj : 169 Abû Hamza : 116, 120 Abû Hanîfa : 118, 122, 124 Abû Hurayra (Compagnon) : 81 Abû Madyan Shu‘ayb: 165-166, 169 Abû Ya‘zà : 165 Adam : 7, 10, 31, 59, 71, 224, 271 Afghânt (Jamäl al-Dîn) : Z04 Ahbâsh : 209 ahl al-suffa, «les Gens de la Ban quette » : 80 Ahmadiyya : 171-172 Aïssaouas : 302 Akbar (empereur) : 189, 284 Akhenaton : 272 ‘Alawi (Ahmad) : 91, 121, 201-203, 269, 278, 280

‘Alawiyya : 155, 194, 202, 259, 278, 300 ‘AI (cousin et gendre du Prophète) : 39, 40, 42, 81, 103, 104, 105 175,232235250 ‘Alf Ridâ (Imam) : 40 Alûsf :68 Amina Ramliyya : 46 Amolî (Haydar) : 41 Ansârî Harawî: 22, 89, 128-129, 182, 183 Ansârî (Zakariyyà) : 179 l‘Antéchrist (4/-Dajjäl) : 161, 298

307

Atatürk : 207

Aristote : 149 Arslân : 152 “Actâr : 135-137 Averroës : 147, 177 Avicenne : 181

Awliyä’ (Nizâm al-Dfîn) : 164 ‘Ayn al-Qudât Hamadäânîi: 134, 280-281 Ayyoubides : 44, 125, 152, 168 Bâ (Amadou Hampaté) : 198, 277 Badawî (Ahmad) : 171-172, 187 Bakrî (Mustafà) : 84, 194 Bamba (Amadou) : 201 Bannâ’ (Hasan) : 205 barähima, les brahmanes : 277 Basrî (Hasan) : 15, 72, 104, 235

ETHNIES... INDEX DES NOMS DE PERSONNES, GROUPES,

bâtiniyya, aussi

courants

68, 74, 76, 78, 89, 90, 99, 112, 113, 129-133, 136, 142, 165, 176, 181, 215, 221, 257, 265, 274, 295 Ghazäli (Ahmad) : 133-134 Ghaznévides : 164 Ghujduwânt (‘Abd al-Khâliq): 162, 236 Ghulâm Khalil («inquisiteur ») : 112, 116

mais

les Ismaéliens,

d’autres

ÉsOté-

ristes généralement issus de la sphère du chiisme : 67, 68 Baybars : 189 Bentounès (‘Adda) : 278 Bentounès (Khaled) : 218 Bektashis : 42, 141, 173, 174, 284 Bernard (saint) : 286

Guénon (René): 11, 171, 210, 229,

Bistâmi (Abû Yazid): 22, 25, 31, 32, 57, 67, 73, 77, 100, 109-110, 112 113 LIEMTIOUM

279, 287, 299 Habashî (‘Abdallah) : 209 Häfi (Bishr) : 46

LPS

2159230259 Bokar (Tierno) : 198, 271, 277 Bouddha : 245, 272 Bouvyides : 125 Burckhardt (Titus) : 171, 300

Häfiz : 136, 144 Hajjî Bektash : 173

Hallâj (Mansûr) : 13, 35, 36, 42, 73, 110-114, 116-117, 122, 123, 129,

133, 134, 274, 280

Burhâniyya : 172, 300 Büûshanji: 289 Bushîshiyya : 206

137, 139, 164, 182,

Hamadânî (Yûsuf) : 159, 162

Hamallah : 198 Hanaft (Muhammad) : 188, 268 Hanafiyya : 171 Hârûn al-Rashîd : 189 Hasan (petit-fils du Prophète) : 40, 104 Hasan IT du Maroc : 209

Busîri : 84, 142 Büûtf (Muhammad Saïd): 211 Chodkiewicez (Michel) : 57

Coomaraswamy : 287 Corbin (Henry) : 39, 42, 136

Dabbâgh (‘Abd al-‘Azfz): 83, 235 Dante : 299 Dârâ Shakûh : 284, 287 Dârânî (Abû Sulaymân) : 78, 115 Dardîr : 195 Darqâwi (al-‘Arabf) : 194, 220 Darqâwiyya : 155, 194, 202 Dhahabis : 161 Dhû I-Nûn Misri: 22, 26, 46, 61, 62, 116, 123 Disûqî (Burhân al-Dîn) : 172 Emre (Yûnus) : 141

HawwÂ

(Sa‘td) : 205, 296

Hermès : 149, 283 Hifnf : 195 Hujwiri : 62, 94, 128, 164 Hurûfiyya : 173 Husayn (petit-fils du Prophète): 40 Huxley (Aldous) : 287 Iblîs, nom coranique de Satan: 134, 224, 225, 226 Ibn ‘Abbâd : 167, 168

Fâtima (fille du Prophète) : 40

Fâtima de Nishapour : 46 Fatimides : 125, 152, 186 François d'Assise (saint) : 158, 277 Frédéric II de Hohenstaufen : 150 Frères Musulmans : 205, 208 «Gens du Livre » (a4/ al-kitäb): 272 Ghazâli (Ab Hâmid) : 35, 42, 60,

308

Ibn ‘Abd al-Salâm (‘Izz al-Dîn): 176, 259 Ibn ‘Abd al-Wahhäb : 191, 203 Ibn Abî I-Khayr (Abû Saïd): 117, 124, 133, 136, 177, 228, 241, 274, 281 Ibn ‘Abidîn: 195 Ibn Adham (Ibrâhîm) : 106

INDEX DES NOMS DE PERSONNES,

Ibn ‘Arab, le S%aykh al-Akbar : 12, 17419723; 2613393537; 38; 41, 42, 4447, 48" 52,574 67, 68, 13, 74, 78, 89, 91, 94, 97, 107, 114, 115,

129,°137;

139,140,

142,

145-151 156, 157 160, 163#105; 1691700174" 178 "179;2182; 183, 184, 188, 189, 191, 193, 194, 200, 203, 213, 214, 234, 257, 269, 270, 275-281, 283, 286, 300 Ibn al-‘Arîf: 165 Ibn ‘AtÂ’ : 116, 182 Ibn ‘Atâ’ Allâh : 26, 140, 167, 170171177165220 Ibn Bâdîs : 202 Ibn Bâkhilà : 9 Ibn Barrajân: 165 Ibn Battüûta: 157 Ibn Daaîq al-‘[d : 177 Ibn al-Fârid : 47, 142-143, 179, 184 Ibn Hajar ‘Asqalânî : 46, 184 Ibn Hajar Haytâmi: 120, 179 Ibn Hanbal (Ahmad) : 46, 120, 182 Ibn Hazm : 273 Ibn Hirzihim : 166 Ibn Hüûd: 283, 284 Ibn Idrîs (Ahmad) : 195-196 Ibn al-Jalâ’ : 9 Ibn al-Jawzt : 67, 105, 133, 182 Ibn Jubayr : 184 Ibn Khaldûn: 15, 18, 41, 95, 9%, 99, 122, 129, 178 Ibn al-Khatib : 167 Ibn Kathîr : 184 Ibn Mashîsh (‘Abd al-Salâm) : 84, 169-170 Ibn Maymûn al-Fâsf : 190 Ibn Mubârak : 78 Ibn Qasf: 165 Ibn Qayyim al-Jawziyya : 183 Ibn Qunfudh : 177 Ibn Sab‘în : 35, 148, 149-150, 167, 169, 179, 182, 252, 283 Ibn Taymiyya: 74, 147, 182-184, 187, 191,195, 211

GROUPES, ETHNIES...

lkhwân al-safä, les « Frères de la Pureté » : 257 Imâm Shâmil : 195 Iqbal (Muhammad) : 139, 206 ‘Irâqî (Fakhr al-Dfn) : 136, 140 ‘Isawiyya : 302 Isfahânf (Abû Nu‘Aym) : 78, 127 Ismaéliens : 67, 112, 125 ‘Ivyâd (cadi) : 84 Jâmî: 136, 141

Jazûlf Muhammad) : 84, 168 Jazûlf (‘Abd al-Razzâq) : 169 Jean de la Croix (saint) : 58

Jésus 38/71, 2459272274 27, 279, 280, 282, 283, 298 Jilânf (‘Abd al-Qâdir) : 34, 93, 99, 156057 172/0162185 186 228, 264, 274 Jili (‘Abd al-Karîm): 74, 77, 149, 206, 277 Joinville : 47 Jonas : 264 Junaÿd 12,27, 30,31, 36, 59,078, 81, 88, 89, 107, 113-116, 117, 122123212632 NISENPTE 156, 158, 183, 220, 253, 263 Jurjanî : 145 Kalâbâdhfi : 126 Karrâmis : 106, 123 Karkhf (Ma‘rûf) : 25, 78, 120 Khadir (Khidr): 18, 9%, 98, 215, 226, 235, 236 Khadiriyya : 235 Khâlid (Mawlânû) : 195, 269 Khälidiyya : 195 Khalwatf (Umar) : 174 Khalwatis, Khalwatiyya : 35, 174175, 194, 195, 210, 226, 251, 268 Kharaqânf : 14, 117, 129, 159, 236 Kharrâz : 31, 65, 116, 293 Khayyâm (‘Umar) : 144 Khomeini : 41 Khrusraw (Amîr) : 164 Khwâdja Ahrâr : 163 Kubrâ (Najm al-Dîn): 159-161, 164, 247

309

INDEX DES NOMS DE PERSONNES,

Kubrawiyya : 35, 159-160, 161, 247 Kuftârû (Ahmad) : 211 Lings (Martin) : 171, 300

Loloya (Ignace de): 58 Louis (Saint) : 47 Lull (Ramon) : 299

GROUPES, ETHNIES...

43, 159, 162-163, 170, 172, 189, 195, 208-209, 236, 248, 250, 254, 257, 263-267, 300 al-Nâsir (calife) : 153, 187 Nasr (Seyyed Hossein) : 44, 300 Nawawi : 177

Madaniyya : 155, 194 Madyaniyya : 166, 169, 172 Mahdî (le): 41, 161, 235, 298 le Mahdî soudanais, Muhammad Ahmad : 199 Mahmäüd (‘Abd al-Halîm) : 210 Majnûn et Laylâ : 144 Makkî (Abû Tâlib) : 60, 127, 130 Malâmatis : 31, 106, 107, 108, 123, 159, 162, 170, 224 Mâlik (imam) : 119, 123 Mamelouks : 125, 152, 189

Niffart : 77, 95

Marie (Maryam), 279, 280

Ozal (Turgur) : 209

la Vierge: 48,

Ni‘matullâhiyya: 302

161-162,

300,

Nizâm al-Mulk : 125, 130

Nûr al-Dîn Zengui : 152 Nâûrbakhsh (Djavad) : 44, 302 Nûrbakhsh

(Muhammad) : 161

Nûrbakhshiyya : 161 Nûrt (Ahmad) : 78, 116 Nursî (Sa‘îd) : 206 Nwyia (Paul) : 52, 57

Ottomans : 44, 174, 180, 190, 191 Philon : 57

Maryamiyya : 279, 300 Massignon (Louis) : 56, 117, 280

Pir Vilayat Khan : 301 Platon: 149, 257, 283

Massoud (commandant) : 209

Plotin : 57

Mawdûdfî (Abû al-‘Al4”) : 206 Mawlawiyya : 173 Mehmet le Conquérant : 174, 269

Pythagore : 257 Qâdiriyya : 156, 183, 195, 206, 300 galandaris, Qalandaris, Qalandars: 108, 159, 164, 173

Mevlevis : 138, 173, 221, 259

moines bouddhistes : 57, 160 moines chrétiens : 15, 242, 274 Moïse : 33, 71, 96, 98, 215, 264, 212282 Mollâ Sadrâ : 44, 206 Mongols : 43, 137, 153, 160, 163, 262 Mu‘âwiya : 15, 104 Muhäâsibf (Hârith) : 31, 62, 120 Mujaddidiyya : 163 Mudgâtil : 72 Murîdiyya, Mourides : 201 Mursî (Abû 1-‘Abbâs) : 170, 222 Mûsa Kâzim (Imam) : 40 Nâbulusi (‘Abd al-Ghanfî):

Qâshänf : 149, 286

Qaysart : 149 Qizilbashes : 175 Qûnawî

(Sadr al-Dîn): 41, 140, 149, 283 Qushayri:.25,#78; 981126; 183, 176, 269, 289 Räâbi‘a ‘Adawiyya : 46, 108, 109

Râzî (Fakhr al-Dîn) : 178 Râzî (Yahyâ) : 109 Ridâ (Rashid) : 204 Rifâ'î (Ahmad) : 158, 172, 228, 274 Rifâ‘iyya, rifâ‘is : 158, 251 Rûmf (Jalâl al-Dfîn) : 13, 14, 38, 44, 135-141, 172, 174, 206, 256, 257, 281, 282

145,

191 Naqshband (Bah4’ al-Dîn): 162, 163, 214, 236 Nagqshbandiyya, Nagshbandis : 35,

Ruwaym : 25-26, 38 Rûzbehân Baqflf: 134-135, 257 Sad ls7

310

INDEX DES NOMS DE PERSONNES, GROUPES, ETHNIES... al-Sâdiq (Ja‘far) : 40, 65, 67, 118, 236 Safavides : 39, 44, 45, 162, 175, 191

Safawiyya : 175 Saladin : 152, 184

Salmân Fârist (Compagnon) : 103 San’: 282 Sanûsf (Muhammad) : 193, 196

Sanûsiyya : 197 Sarrâj (al-Tûsî) : 26, 31, 61, 76, 78, 126 Satan : 89, 134, 224-225, 267 Sâwi (Jamâl al-Dfîn) : 159

Sayyid Ahmad Barelwi : 194 Sayyida Nafïsa : 46 Schuon (Frithjof): 287, 300

34, 171, 279,

Seldjoukides : 125, 130, 152 Shabestart : 136, 140, 145, 281, 283 Shâdhilî (Abû I-Hasan) : 98, 169170, 176, 186, 222, 234, 262 Shâdhiliyya: 35, 155, 167-172, 177, 194, 196, 202, 204, 257, 300 Shäfi‘î (imam) : 46, 119-120, 124 Shah (Idries) : 301 Shâh Ismâ‘il : 44, 175

Shâäh Ni‘matullâäh Walt : 161, 228 Shâh Waff Allâh : 193 Shams de Tabrîz : 138 Sha‘rânt (‘Abd al-Wahhäb): 96, 180, 193, 220, 227, 232-234, 249, 269 Shâtibî (Abû Ishâq) : 177 Shattârî (‘Abdallâh) : 165

Shattâriyya : 164 Shibli: 9, 16, 27, 32, 77, 82, 88, %, 116, 118, 122, 220, 258, 267, 293 Shirwânt (Yahyà) : 174 Shishti (Mu‘in al-Dîn) : 164, 186 Shishtiyya : 164, 206, 301 Subkt (Täâj al-Dfîn) : 177 Shushtart (Abû 1-Hasan) : 144, 169

Simnânf (‘Al al-Dawla) : 160-161 Sirhindî (Ahmad): 98, 163, 189,

195 Suhrawardî (Abû Najfb) : 156, 160 Suhrawardî (‘Umar): 34, 76, 99,

153, 157,-164, 181, 215, 240, 265, 266 Suhrawardî (Yahyâ, al-Maqtüûl) : SAS TMD UMIS3N285 Suhrawardiyya : 156-157, 164 Sulami : 59, 78, 127, 128 Sultân Walad : 173 Suyûti : 75, 76, 83, 100, 179, 180, 188, 193 Sy (Mustafà) : 209 MA (Did) : 118 Tal (Hajj ‘Umar) : 198 tarîga ibrähîmiyya : 284 Tijânt (Ahmad) : 84, 197 Tijâniyya : 197-198, 209, 277, 300 Timourides : 163, 173

Tirmidhi (Hakîm) : 31, 62, 76, 78, PENSE Tustari (Sahl): 62, 64, 72, 115, 127418632415 Tûst (Nâsir al-Dfîn) : 41, 149

‘Umar 235

Ibn

al-Khattâb:

81, 103,

Uways Qaranî : 235 Vâlsan (Michel) : 300

Wafiiyya : 171, 228 wahhabites : 183, 191-192, 291 Wahid (Abdurrahman) : 209

Yâfi‘t (‘Abd Alläh) : 161 Ya‘qûb al-Mansûr : 166 Yasawi (ou Yesevi, Ahmad) : 141, 159, 173, 248 Yashrûtiyya : 194 Yâsîn (‘Abd al-Salâm) : 206 vogi(s) : 13 Zarrûq (Ahmad) : 93, 168

Zenguides : 152 Zoroastre : 272

INDEX DES PRINCIPAUX TERMES TECHNIQUES (islamiques et soufis)

davla bâtiniyya, V'« État ésotérique des saints » : 188 dhawg, « goût » spirituel, connaissance gustative : 19, 131 dhikr, souvenir, rappel, invocation de Dieu : 38, 90, 95, 121, 124, 170, 178, 179, 186, 202, 207, 214, 224, 233, 243-255, 295 dhikr jahri, invocation sonore, à haute voix : 250-251

abdäl, « substituts », catégorie de la hiérarchie ésotérique des saints: 92, 120, 181, 188 adab, code de politesse spirituelle régissant aussi bien l'attitude intérieure que le comportement extérieur : 24, 217, 292

âdäb (pl. de adab), règles de conduite dans la vie spirituelle : 61,227299

dhikr khafi, invocation silencieuse,

‘ahd, pacte initiatique: 181, 231

encore appelée dhikr galbf, invo-

ahkâm, statuts juridiques : 239 des al-‘âmma, le commun

cation du cœur:

croyants : 21, 65

awtâd, « piliers », catégorie de la hiérarchie ésotérique des saints : 32, 181, 188 bagä’: après le fan4’, « subsistance» de l’homme en Dieu: 28,29, 31 113718 270 baraka,

influx

spirituel

divin

liste du droit musulman:

121,

123, 182 fagr, « pauvreté », conscience de son indigence face à Dieu : 14

ou

muhammadien; bénédiction, protection: 11, 79, 80, 167, 168,

180222220228 2300253979! bâtin, «intérieur », ésotérique: 9,

34, 67, 287 bay'‘a, allégeance, pacte initiatiquet205 251 bid'a, innovation en matière religieuse: 85, 187

162, 249, 250-

251 al-dîin al-gayyim, «la Religion primordiale» ou «immuable » : 10, 272 Jfagih (pl. fugahä”), juriste, spécia-

falsafa, philosophie hellénistique: 181 Jan”, «extinction », annihilation de la conscience individuelle dans la Présence divine: a/Jan&’fi Lläh : 27, 28, 29, 31, 58, 61#82,113,114 2175270 al-fan@ ft l-shaykh, «extinction du disciple dans le maître »: 212

312

INDEX DES PRINCIPAUX TERMES TECHNIQUES

al-fanà’ ft l-rasûl,

Glm al-ahwâl, la science des états

«extinction

spirituels : 97

dans l’Envoyé » : 82, 217

al-fan@ ft l-tawhid, «extinction de l’ego dans l’Unicité »: 89, 114, 132 fath, « ouverture » spirituelle, illumination : 221, 268 fikr, méditation : 245 figh, droit, jurisprudence de l'islam: 87, 93, 122-123 fugar4’, les « pauvres en Dieu », les soufis : 14, 31; voir fagr futuwwa, chevalerie spirituelle, compagnonnage : 153 ghazal, poème d’amour profane à l’origine, transposé sur le plan mystique : 144 habs-i dam, rétention du souffle:

247 hadra, « présence » du Prophète, séance collective de dhikr: 252 hâl (pl. ahwâl), « état » spirituel: 21, 61, 107, 263, 268 Hagiga, Réalité intérieure de tout ce qui est créé, de toute Loi, de toute religion : 20, 93, 94, 95, %6,

133, 276 al-hagiga al-muhammadiyya, Va « Réalité muhammadienne » : 73, 74 al-Hagq, le seul « Réel», Dieu: 20, 74, 94 himma, aspiration, énergie spirituelle : 219 de Dieu huläl, infusion l’homme : 28, 111, 114

‘imâra, «se remplir de Dieu », séance de dhikr : 252 al-insân al-kâmil, «YHomme universel » : 73, 85, 149, 168, 206,

313 Grfân, la gnose chiite iranienne: 149 ishâra, allusion, sive : 17, 66

de l'islam

100, 180, 191, 193, 194, 1%, 2113295 ikhläs, sincérité dans la démarche spirituelle: 23, 265

allu-

plénier:

86, 87, 88,

91, 93, 95, %6, 211, 250 isqât al-tadbir, abandon de la gouverne individuelle au profit de la Volonté divine : 62 Gsma, impeccabilité,

infaillibilité:

217 istinbât, « le fait de puiser de l’eau à un puits », amener à la surface le sens caché d’un verset : 66 ittihäd, union entre de substance entre

Loi, exotérique ou ésotérique:

indication

ishrâg, philosophie illuminative: 153 islâm, îmân, ihsân, les trois degrés

en

hixb (pl. ahxäb) : 262 idhn, autorisation dans le domaine initiatique: 229 ÿtihäd, effort d'interprétation de la

ilhâm, inspiration: 18, 98, 131

“Im al-bâtin, la «science intérieure », ésotérique: 17 ‘lm al-hurûf, la science ésotérique et symbolique des lettres : 37 al-‘ilm al-laduni, \a science émanant directement de Dieu : 18 ‘ilm al-xâhir, la science exotérique: 17 ‘al-‘ilm al-wahbi, la «science octroyée » par la grâce: 18, 177

Dieu

et l’homme:

28,

114, 132, 143 ‘yân, perception directe des réalités spirituelles: 18 jadhb, jadhba, ravissement extatique: 12, 200, 216

Jaläl, la Majesté divine: 13 Jamäl, la Beauté divine: 13 jihâd, effort, lutte contre l’ego ou contre un ennemi extérieur : 7, 24, 50, 106, 152, 167, 184, 196, 198, 199, 200, 224, 265

313

TECHNIQUES

INDEX DES PRINCIPAUX TERMES kalâm,

théologie

rationnelle,

malâma, la « voie du blâme » : 106,

sco-

107 maqgäm

lastique: 121 Kamäl, la Perfection divine : 13

#halifa (pl. khulafa”), représentant, successeur d’un cheikh: 187188, 229 retraite

«station »

magäâm (ou maxär), tombeau, sanctuaire d’un saint : 186 ma‘rifa, connaissance de Dieu, gnose : 12, 25, 67, 108 mawlid (mouloud en dialecte maghrébin), célébration de l’anni-

FHhâdim, serviteur d’un cheikh : 217

khalwa,

(pl. magâmäf),

initiatique: 21, 22, 23, 61

kashf, dévoilement spirituel, intuiur18279798N09 181

spirituelle : 72,

versaire 187

124, 174, 263-270, 294 al-khalwa fi l-jalwa, la retraite au milieu de la foule : 269 #hänqgäh, établissement pour soufis : 106, 123, 124, 126, 129, 132, 160, 184-185, 186, 189, 265

du Prophète:

84, 151,

Miräj, Ascension céleste du Pro-

phète : 19, 77

miîthäâg, Pacte scellé entre Dieu et l'humanité dans le monde spiri-

al-khâssa, V'élite spirituelle : 21, 51,

tuel, avant la création : 24, 243

65, 126 kHhâssat al-khässa, Vélite de l'élite: 65 khatm al-awliy4’, «sceau des

mujaddid, « rénovateur » de la religion islamique: 163 mugaddam, mogaddem, délégué,

saints » : 114, 197 #hawâtir, pensées adventices : 225

229 murâd, celui qui est « désiré » par

khilâf, principe islamique de la « divergence » : 31 khirga, manteau initiatique: 40, 41, 48, 124, 125, 230

murâgaba, vigilance permanente : 62, 295 muragqa‘a, bure rapiécée : 124,

khulug (pl. akhläg), tèrec224,29 205

lat&’if, centres

noble

subtils

Dieu : 1123

231

carac-

du corps

humain : 160, 250

madad, soutien spirituel émanant du Prophète ou du cheikh : 223 madrasa, collège d’enseignement supérieur des sciences isla-

murid, aspirant sur la Voie : 11, 23, 230 murshid, guide spirituel: 205, 213 musâfaha, rite de la « poignée de main » : 79, 231

mushâhada, contemplation : 28 nabf, prophète : 33, 76

138, 156-

nafs, l'âme charnelle, l’ego, siège

réciproque

nubuwwa, prophétie : 40, 48 al-nûr al-muhammadï, la « Lumière muhammadienne » : 71, 72, 74, 131

miques : 46, 124-125,

157, 176, 182, 185 Omahabba, V'amour

représentant d’un cheikh : 197,

des passions: 24, 106, 223, 249

entre Dieu et l’homme : 12, 61,

108, 110 majdhàb, «ravi en Dieu», extatique: 28, 32, 172, 180, 218 majlis al-dhikr, séance collective d’invocation : 252 majlis salêt ‘al& I-nabf, séance de prière sur le Prophète : 186

gibla, orientation

de la prière, de

La Mecque : 216, 239, 246, 265 qurb, proximité de Dieu: 61 qutb, pôle spirituel; le « Pôle suprême » est au sommet de la

314

INDEX DES PRINCIPAUX TERMES TECHNIQUES

hiérarchie ésotérique des saints : 32, 41, 181, 188, 292 râbitat al-shaykh, V'attache au maître : 163, 216 rags, « danse » spirituelle: 259

ribât, établissement 47, 106, 184, 186

pour soufis:

ridâ, contentement Dieu : 62

à l’égard

de

rûhâniyya, entité, forme spirituelle : 82, 162, 220, 236 rujuliyya, virilité spirituelle : 47, 220 rukhsa, dispense dans l’application de la Loi : 156 ruy@, vision, durant le sommeil ou à l’état de veille : 82, 226

al-salaf al-sâlih, les « pieux devanciers » : 105, 182, 203 salafi, salafiyya, réformistes prônant le retour à l’«islam originel », celui des « pieux devanciers » : 16, 203, 204, 205, 296 al-salôt ‘alé l-nabi, la prière sur le

Prophète : 83, 261 sâlik, « cheminant » sur la Voie initiatique: 23, 32 samä, audition spirituelle; séances collectives où l’on écoute de la musique et des chants mystiques : 138, 143, 255-260 shahâda, «témoignage », profession de foi de l'islam: 27, 28

shähid-bâzi, contemplation éphèbe : 133

d’un

sidgq, sincérité de la démarche spirituelle : 23 silsila, chaîne initiatique: 40, 78, 80, 124, 230 siyäha, pérégrination initiatique: 243, 263 sÂf, la laine: 14 sûfiya, «il a été purifié » : 13 suhba, «compagnonnage », relation initiatique de maître à disciple: 16, 81, 269 sukr, ivresse spirituelle : 113 Sunna, modèle muhammadien;

exemple du Prophète : 59, 70, 74, 715:976,.17, 96,,98,,105, 126, 158, 230 tabarruk, affiliation à une voie ou à un cheikh pour la simple « bénédiction » (#araka) ou protection : 230, 233 tahgîq, réalisation spirituelle : 9Z tajalli, théophanie, manifestation de Dieu dans la création : 26, 33

talgin, enseignement secret de formules d’invocation : 232-233 tanzfh, transcendance divine: 148

taglid, imitation en matière religieuse et juridique : 191, 200 tarab, émotion spirituelle: 259 farbiya, éducation spirituelle :221, 222 Tariga, la Voie initiatique, reliant la Skarf'a à la Hagiga : 20, 21, 31, 601, 95, 101 tarîiga, méthode spirituelle, voie initiatique particulière, « confré-

Shari‘a, Loi, la Voie large destinée à tous les croyants: 20, 21, 25,

rie » : passim al-tarig al-muhammadiyya, la « Voie

93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 101, 133, 103, 195, 206, 223, 245 sharîf (pl. shuraf4’, au Maroc shorfa),

du

Pro-

propos

exta-

descendant

phète : 167-168 shath (pl. shatahât),

muhammadienne » : 82, 192 al-tasawwuf al-akhläqgi, le « sou-

fisme des vertus spirituelles », opposé par certains au tasawouf falsafi, où « soufisme philosophique » : 148

tique, paradoxal : 109, 118

tashbth, immanence divine: 148 tawajjuh, orientation du maître

shirk, le fait d’associer dans l’adoration d’autres que Dieu; polythéisme: 74, 192, 216

vers le disciple : 162

515

INDEX DES PRINCIPAUX TERMES TECHNIQUES tawäjud, tenter d’atteindre le wa, l’extase; faire comme si on l'avait atteint : 255 tawakkul, abandon confiant en Dieu : 23, 61, 62 tawhid, affirmation ou reconnaissance de l’Unicité divine, fondement du credo musulman; réalisation intérieure de cette doctrine chez les soufis : 27, 88, 89, 139, 237, 273, 274 ta mil, « reconduire [un verset] à son sens premier », interprétation ésotérique: 66, 67, 143 tekke (mot turc), équivalent de la zâwiya : 185 ‘ubâdiyya, servitude fondamentale de l’homme face à Dieu : 29, 89 uwaysf, mode particulier d’initiation: 83, 235 wahdat al-adyân, Vunité transcendante des religions : 275 al-wahda al-mutlaga, Y'Unicité absolue : 129, 149 wahdat al-shuhñd, V'unicité du

«témoignage» ou de la « contemplation » : 89 wahdat al-wujüd, V'unicité de l’Étre : 29, 89, 132, 139, 147 æahy, la Révélation : 18, 99 wajd, extase, où plutôt «enstase » 5 259 walâya, « prise en charge» par Dieu de Sa-création, d'oû découle sa proximité de l’homme; en retour, proximité

de l’homme par rapport à Dieu, « sainteté ».: 40, 61, 62, 114, 126, 225 walf, ami de Dieu, proche de Dieu : le « saint » : 33, 61, 62, 76 wârid, inspiration mystique : 263 wazffa,

prières

«office»,

ensemble

de

à réciter quotidienne-

ment : 205, 263

wird (pl. awräd), « se ressourcer au quotidien »; formules de prières que l’on récite généralement deux fois par jour; litanie: 252,

260-262, 263, 294 al-wird al-‘âmm, litanie commune : 262 al-wird al-khâss, litanie particulière : 262 vagin, certitude, vision certaine: 18, 64, 87, 99, 131 zähid, celui qui s’adonne au 2444: 31 zâhir, extérieur, ésotérique: 9, 34, 287 zakât, aumône purificatrice : 91, 96 zâwiya, établissement pour soufis : 50, 158, 167, 180, 185-186, 189, 207,2221m239 M2412520065 201,297 xiyâra, visite au sanctuaire d’un saint : 186 guhd, détachement, renoncement ascétique au monde: 35, 104,

105, 108, 197

TABLE DES MATIÈRES

AVANT UE OUS SU

RER

SE SRE

Es

ee ch os

CHAPITRE PREMIER

Approches DÉFINITIONS ET BUTS

#0

pe Aer

Dies cote into

ft

r au pique ere cmmeRero se (RE MYSUQUES tent sons ue ? CHANALSANCE CL AMOUÉS. . mmobnwes

tout ee nome -mnyecieh io DD ET IE UT rose à saines se en em SANS HOT eee co PCI . ......... ......... spirituels La science des états

. pe nr re mersers. PA Voie MtiAtique 2/07 . ......... ......... variable portée à Des objectifs

Purifier l'âme, 24. — Connaître Dieu, 25. — S’unir à Dieu, ou « s’éteindre » en Lui? 27. — Mourir à sot-

même, et revivre par Lui, 28.

Pere de MN berne res vd ie NES Ne OUPISMESS .. ...... ...... ls spiritue types Une riche palette de .. ...... ...... ...... ...... soufies Des littératures He L'alchimie intérieure ............s.ssesessee col.e use. S5r : din. SOUFISME ET CHIISME esse NS: . she Des affinités doctrinales .......... ese sssse sssse Deux ésotérismes rivauX .........s

TABLE DES MATIÈRES

; LA PART FÉMININE DU SOUFISME ......s..-e.sssese +. L’éternel féminin en mystique musulmane ...... Les effets du machisme ambiant .................

45 46 48

DE QUELQUES PRÉJUGÉS CONCERNANT LE SOUFISME... . Le soufisme —= quiétisme, et recherche époïste du ose . Ar terrasses salutindividuel Sem n au réactio en née re, populai Le soufisme = religion . ... ...... ...... » xe orthodo légalisme de l'islam «

49

49 51

CHAPITRE II Soufisme et islam

...

ste 55

ner ss LE MODELE CORANIQUES « Mêler sa chair et son sang au Coran» ........... lé soufichemine dans le Livres: 5522727 Une profusion de sens : l’exégèse soufie Le Aadîth qudsi, où « propos divin »

17 59 61 63 63

LE MODÈLE MUHAMMADIEN ...:.. Le Prophète comme Lumière primordiale

70 71

..............

DEUX NOMS POUR UNE MÊME RÉALITÉ

Le caractère foncièrement coranique du soufisme

La

Réalité

muhammadienne,

médiatrice

entre

les

plans divin et humain ...... La Sunna intérieure Soufisme et Tradition prophétique (Hadith) Le Maître des maîtres Ea dévorion an Prophète nine.

LE 75 78 19 84

L'ISLAM DE L’« EXCELLENCE » ISÉMO NAN NAT

86 86 88 91

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Le soufismeéclairc:les.cinqgpiliers

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Le soufisme, où: l'islam. pléniers.,,, FRMRRROREur

318

TABLE DES MATIÈRES

La Lor (SHARî'A), LA VOIE (TARÎQA) ET LA RÉALITÉ CHASIQA) ET AV let code