Humanisme et culture géographique à l'époque du Concile de Constance: autour de Guillaume de Fillastre: actes du colloque de l'Université de Reims, 18-19 novembre 1999 9782503511221

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Humanisme et culture géographique à l'époque du Concile de Constance: autour de Guillaume de Fillastre: actes du colloque de l'Université de Reims, 18-19 novembre 1999
 9782503511221

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T E R R A R V M

O R B I S

Histoire des représentations de l’espace: textes, images History of the Representation of Space in Text and Image

H umanisme e t culture g éo g r a ph iq u e À L’ÉPOQUE DU CONCILE DE CONSTANCE autour de

G uillaume F illastre

Actes du Colloque de l’Université de Reims 18-19 novembre 1999 édités par

Didier

M arcotte

BREPOLS

T E R R A R V M

O R B I S

General E ditor of the Series Collection dirigée p ar P atrick G a u t i e r D a l c h é oyen de Reims avant d’etre cardinal, un des artisans, avec Pierre d’Ailly, de la résolution du Grand schisme d’Occident, Guillaume Fillastre a constitué, jusqu’à sa mort en 1428, une riche bibliothèque qui témoigne de sa formation d’humaniste et de son intérêt plus particulier pour la géographie de la tradition gréco-romaine. Son époque, qui est aussi celle du Pogge, voit le renouveau des études classiques s’imposer à toute l’Europe. A côté de la personnalité de l’érudit et de l’homme d Eglise, on aborde ici les relations entre les premiers humanistes français et l’Italie, l’activité des philologues, les travaux des géographes et des cartographes dans les premières décennies du XVe siècle. Une place toute spéciale a été réservée à la Géographie de Ptolémée, dont la fortune, à la fin du moyen âge, a trouvé en Fillastre un de ses principaux vecteurs.

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L’éditeur Didier Marcotte est professeur de langues anciennes à l’université de Reims; ses travaux portent sur la géographie antique et sur la tradition des classiques grecs et latins à la fin du moyen âge et à la Renaissance. Les contributeurs Jean-Yves Boriaud, Jean-Patrice Boudet, Christiane Deluz, Patrick Demouy, Louis Duval-Arnould, Christian Forstel, Patrick Gautier Dalché, Patrick Gilli, Colette Jeudy, Hélène Millet, Nicole Pons, Giuseppe Ragone.

ISBN 2 - 5 0 3 - 5 1 1 2 2 - 8

9782503511221

Couverture : Pomponius Mela, D e chorographia

7825

51 221

[Reims, Bibliothèque municipale 1321, f. 13 )

TERRARVM ORBIS 3

T E RRARVM ORBIS Histoire des représentations de l’espace: textes, images History of the Representation of Space in Text and Imag Collection dirigée par General Editor of the Series Patrick G a u t i e r D a l c h é

2002

BflEPOLS

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u m a n is m e e t c u l t u r e g é o g r a p h iq u e

À L’ÉPOQUE DU CONCILE DE CONSTANCE autour de

G uillaume F illastre

Actes du Colloque de PUniversité de Reims 18-19 novembre 1999 édités p ar

Didier M a r c o t t e

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BREPOLS

Illustration de la couverture: Pomponius Mela, De chorographia {Reims, Bibliothèque municipale 1321, f. 13)

© BREPOLS® PUBLISHERS n .v ., T u rn h o u t, B e lg iu m

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D/2002/ 0095/43 ISBN 2-503-51122-8

AVANT-PROPOS

«Liement», - la devise était d’un humaniste que les troubles du temps n’avaient pas éloigné des belles-lettres. Guillaume Fillastre, à qui ce volume est pour partie consacré, a su en effet, dans les crises de l’Église et du siècle dont il eut à connaître, conjuguer la détermi­ nation d’un médiateur opiniâtre et une réceptivité joyeuse aux prémices de la Renaissance. Créé cardinal de Saint-Marc par Jean XXIII en 1411, en même temps que Pierre d’Aiüy, il a eu l’occasion de participer avec ce dernier au concile de Constance, où il put retrouver d’autres figures de l’humanisme français et européen. On connaît depuis longtemps le rôle qu’il y a joué en faveur de l’élection d’un nouveau pontife, Martin V, en 1417, au terme de débats dont il a consigné la teneur et décrit la tournure dans ime forme de «journal», révélée au monde savant à la fin du xixe siècle. On sait aussi que son séjour prolongé dans la cité allemande l’a nécessai­ rement mis en rapport avec plusieurs docti qui devaient lui rendre éclatante la curie papale, tels le Pogge, Cencio de’ Rustici ou Sozomène de Pistoia, dont le flair était notoire dans la chas­ se aux textes nouveaux, mais encore Manuel Chrysoloras, mort à Constance même, qui repré­ sentait alors à lui seul tout le continent des lettres grecques. On peut tenir pour assuré, enfin, qu’après l’épisode conciliaire, dans ses missions de nonce en France et jusqu’à sa mort à Rome en 1428, il resta attentif aux progrès de la philologie; la présence, parmi ses livres, du Brutus de Cicéron, que Gherardo Landriani retrouvait à Lodi en 1421, témoigne de sa curiosité soutenue. De fait, le parti que le cardinal a tiré de ses relations du moment est illustré au premier chef par la collection qu’il a constituée pour le chapitre de Reims, dont il était resté doyen jus­ qu’à la veille du concile. Naguère répertoriés par Ezio Ornato, une quinzaine des manuscrits confiés à la bibliothèque capitulaire renfermaient des classiques, que le prélat devait aux éru­ dits présents à Constance ou au milieu italien. C’est autour de ce fonds, modeste et exceptionnel tout à la fois, dont la Bibliothèque municipale de Reims conserve la substance, que les contri­ butions rassemblées ici trouvent leur unité. Le colloque qui les a suscitées il y a trois ans s’inscrivait dans la célébration du 450e anniversaire de la fondation de la première université de Reims. Il s’agissait, avec cette ren­ contre, de faire un sort à une personnalité qui a marqué la vie intellectuelle rémoise en amont de l’institution de 1549 et de réévaluer sa place dans la redécouverte des classiques, en face de l’humanisme déjà affermi des cercles transalpins. Pour la circonstance, Colette Jeudy a bien voulu se charger d’un inventaire analytique des quelque cinquante-cinq livres qu’on peut prê­ ter à la libraria de Fillastre; on le trouvera en fin de volume. Le catalogue auquel notre col­ lègue a procédé met en lumière le primat dévolu à Cicéron ; il fait apparaître aussi ime étroite relation de contenu entre trois des livres décrits (Reims, BM mo-nii et 1992, inv. 273) et le grand manuscrit autographe de Nicolas de Clamanges, Paris, BnF lat. 14749, qui est lui-même, par­ tiellement, une copie du Vetus Cluniacensis, témoin fameux de l’orateur, dont la réapparition, en 1415, est restée associée au nom du Pogge.

AVANT-PROPOS

6 S’il fallait encore l’établir, c’est dans le domaine de la géographie que l’apport de Fillastre a été le plus marquant. Le Mela de Reims, avec son introduction à la Chorographia, et le Ptolémée de Nancy, avec son appareil de cartes et de gloses, ont assis cette réputation. On a pu soutenir que l’affluence, à Constance, de lettrés issus de tout l’horizon chrétien était natu­ rellement propice à la réflexion sur l’œcumène et ses représentations, et constater qu’au reste Chxysoloras jouissait dans cette assemblée du prestige de détenir un exemplaire de la Géographie de Ptolémée en grec. Pour avoir été le premier à signaler l’achèvement de la traduction de ce texte en latin, Fillastre s’est aussi flatté d’avoir été le vecteur de son introduction en France, conviction outrecuidante, sans doute, que l’examen des cas posés par Pierre d’Ailly ou Jean Fusoris devrait faire nuancer, comme on le verra plus loin. Plusieurs des articles réunis ici font voir le rôle que pouvaient assigner aux sciences de l’espace d’autres contemporains illustres, comme Alberti ou Buondelmonti. Enfin, pour donner à l’ensemble la cohésion d’une mono­ graphie, il a paru opportun de demander à Patrick Gautier Dalché de reprendre l’étude qu’il avait consacrée en 1992 à l’œuvre géographique de Fillastre dans les Archives d’histoire doc­ trinale et littéraire du Moyen Age; après le catalogue de la bibliothèque déjà évoqué, sa repro­ duction à la fin du volume fournit à celui-ci son second instrumentum. Il m’est agréable de remercier celles et ceux qui ont rendu possible la publication du présent livre, en particulier Danielle Quéruel et Charles Vulliez, dont j’ai reçu le soutien confra­ ternel dans l’organisation du colloque de 1999, mais aussi Delphine Quéreux-Sbaï et Nicolas Galaud, gardiens qualifiés et généreux de l’héritage de Fillastre à la Bibliothèque Carnegie de Reims, qui ont, comme les conservateurs des Bibliothèques municipales de Cambrai et de Nancy, autorisé libéralement l’illustration du volume. Une série s’est créée naguère sous le signe œcu­ ménique de l’orbe triparti; celui qui en est le maître d’œuvre a bien voulu l’ouvrir à nos contributions; s’il peut ainsi s’excuser d’avoir franchi les frontières de sa province, l’helléniste signataire de ces lignes salue en l’ami médiéviste l’alliance du yecoypà\ $'I&gSrßßif'4(ynm l^Uiútè- ■

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Somptueux frontispice» de Nicolas de Son LA CATHÉDRALE DE RETMS ET LE CLOÎTRE NOTRE-DAME

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Aménagement intérieur de la cathédrale avant les bouleversements des années 1740 LA CATHÉDRALE DE REIMS ET LE CLOÎTRE NOTRE-DAME

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Le cloître Notre-Dame au milieu du xvme siècle, avant la réalisation de la place Royale, d’après Legendre: ï. Préau - 2. Ecoles de diéologie (premier étage: Librairie) - 3. Salle capitulaire (premier étage: Cliartrier) 4. Revestiaire - 5. Pretiosa. Plan tiré de P.

D espo rtes,

Fasti Ecclesiae Gallicanae, t. Ill, Diocèse ele Reims, Turnhout, 1998, p. 56.

LA CATHÉDRALE DE REIMS ET LE CLOÎTRE NOTRE-DAME

L’HUMANISME FRANÇAIS AU TEMPS DU CONCILE DE CONSTANCE

P a t r i c k G illi (Université de Montpellier-Ill - Institut universitaire de France)

Ainsi donc, par un singulier hasard, l’année 1418 vit tout à la fois la fin du concile de Constance, dont on sait depuis longtemps le rôle qu’il joua dans la redécouverte et la diffu­ sion de manuscrits antiques1, et les massacres bourguignons perpétrés à Paris, dont on sait, tout aussi sûrement, le coup d’arrêt qu’ils représentèrent pour l’avant-garde lettrée parisien­ ne2. Au sein de cette épopée européenne des manuscrits qui commençait à prendre forme, les lettrés français jouèrent un rôle non négligeable. Depuis quelques décennies déjà, il existait une quête philologique proprement française, destinée à alimenter la soif de connaissances d’un pubbc aussi numériquement réduit qu’intellectuellement impatient. Les résultats aux­ quels ce petit groupe était parvenu ne laissent d’impressionner si on les rapporte précisément au nombre de ceux qui étaient en mesure de pratiquer cette chasse aux textes3. Si l’Italie avait été fécondée par le travail fondateur de Pétrarque, il faut rappeler que ses lettrés avaient dû repartir, non pas de zéro, mais d’un point très bas après la mort du fondateur. Les nombreux ouvrages manuscrits que le Lauréat avait accumulés de son vivant n’avaient pas immédiate­ ment diffusé dans les milieux italiens : à sa mort, sa bibliothèque fut divisée en deux parts, 1 Pour un aperçu des redécouvertes de cette période, le renvoi d’usage demeure à R. S abbadini, Le scoperte dei codici latini e greci n e’ secoli xiv e xv, t. I, Florence, 1905 (réimpr. 1967), p. 72-84. 2 Le drame de 1418 constitue non seulement une césure dans la fraîche et fragile tradition humaniste fran­ çaise, mais en outre, il représente une véritable charnière dans l’historiographie récente de ce mouvement. À bien des égards, les études initiées par Franco S imone (Il Rinascimento francese. Studi e ricerche, Turin, 1961), ampli­ fiées ensuite par Gilbert Ouy, Ezio Ornato et leur équipe de la CEMAT depuis des décennies, ont visé à réduire la por­ tée «intellectuelle » de la tragédie (massacre ou peste) qui a vu décimer ou condamner à l’exil la fine fleur de cette intelligentsia, thèse de «Thumanisme avorté» défendue en son temps par G. Vbigt, à la fin du XIXe siècle, puis aggra­ vée par Alfred C oville dans Gontier et Pierre Col et l ’humanisme français au temps de Charles VI, Paris, 1934. L’essentiel de ces recherches visait à montrer les continuités du mouvement après 1418, en établissant les chaînons manquants qui relient la génération des Montreuil, Clamanges, Gerson, à celle des Fichet, Tardif, Gaguin, après 1450. 3 R. S abbadini, op. cit., t. II (Florence 1914), p. 87; à compléter par le travail exhaustif d’E. O rnato, Les huma­ nistes français et la redécouverte des classiques, in C. R ozzolo et E. O rnato éd., Préludes à la Renaissance, Paris, 1992, p. 1-45; du même, La redécouverte des classiques, révélateur de ruptures et de continuités dans le mouve­ ment humaniste en France au xve siècle, in D. C ecchetti, L. S ozzi et L. T erreaux éd., L’aube de la Renaissance, Genève, 1991, p. 83-101.

l’humanisme français au temps du concile de constance

42 Fune alla à son gendre, Francescuolo da Brossano, Fautre aux Carrare de Padoue4. Elle ne ser­ vit donc pas de réservoir auquel puiser librement. En réalité, ses épigones durent reprendre quasiment à nouveaux frais la recherche et surtout la diffusion des précieux documents, si bien qu’il n’est pas exagéré de dire que les deux dernières décennies du xive siècle, celles pendant lesquelles prend naissance le premier humanisme français, correspondent aussi en Italie à la période d’un véritable épanouissement philologique. En termes purement quantitatifs, il n’est pas sûr, si Fon se place, admettons, en 1410, que les cercles humanistes italiens, essentiellement lombards et florentins, aient eu à leur disposition un nombre réellement supérieur auctori­ tates antiques. Certes la situation va radicalement changer à partir des années vingt du xve siècle; mais si, encore en 1395, Jean de Montreuil s’afflige de la médiocrité de sa bibliothèque5, quelques années plus tard, il se trouve à la tête d’un fonds manuscrit non négligeable6. Plus tard, au concile de Constance, Guillaume Fillastre et d’autres chercheront à accroître le stock disponible en France des auteurs latins7. Reste que, si la recherche anxieuse des meilleurs textes de l’antiquité relève assurément d’une démarche nouvelle, elle ne correspond qu’en partie aux contours, au demeurant mou­ vants, de ce courant alternatif de la culture européenne que l’on appelle humanisme. Nos let­ trés français présentent, collectivement, des traits spécifiques bien mis en valem par des études récentes et que le présent travail ne vise qu’à recenser. 1 . Comment devenir humaniste en France au début du xve siècle?

La question de la formation aux humaniores litterae pose de redoutables problèmes. L’inadaptation des institutions culturelles françaises aux exigences nouvelles est connue. Plus que «françaises», il faudrait dire «parisiennes», car - et c’est un point essentiel qui distingue le premier humanisme français de son pendant italien - seule la capitale du royaume a accueilli des jeunes gens désireux de participer aux explorations, intellectuelles autant que phi­ lologiques, dans lesquelles s’aventuraient leurs homologues transalpins. Les études de Jacques Verger pour le midi français accusent le retard marqué des régions méridionales ; - plus qu’un retard, à dire vrai, une absence presque totale de relais de l’opinion lettrée. Quelques florilèges rhétoriques repérés ici ou là ne font pas le printemps de l’humanisme méridional8. Avignon 4 G. Billanovich, Petrarca letterato. I. Lo scrittoio del Petrarca, Rome, 1947, p. 298; plusieurs discours cicéroniens découverts dès les années 1330 par Pétrarque ne furent connus et commentés qu’à l’extrême fin du XIVe siècle par Antonio Loschi, secrétaire du duc de Milan, Jean Galéas Visconti (Sabbadini, op. cit.. t. II, p. 123). 5 Jean de Montreuil, Opera, 1 . 1, Epistolario, éd. E. Ornato, Turin, 1963, lettres 108 et 150 (lettre à Filippo Corsini, vers janvier-février 1395, dans laquelle Jean de Montreuil déplore la rareté des ouvrages cicéroniens en France; lettre à Philippe de Mézières, vers juillet de la même année, sur le même thème). 6 E. Ornato, Les humanistes français..., art. cit. (n. 3), p. 9-10. 7 Id ., p. 20. Les informations sur l’action de Clamanges à Constance sont mal connues: voir P. Glorieux, Notations biographiques sur Nicolas de Clamanges, in Mélanges offerts à M.-D. Chenu, maître en théologie, Paris, 1967, p. 299; sa présence même semble plus vraisemblable qu’avérée. 8 J. Verger, Le livre dans les universités du Midi, in M. Ornato et N. P ons éd., Pratiques de la culture écri­ te en France au Xl/J siècle, Louvain-la-Neuve, 1995, p. 402-420; I d ., Peut-on parler d’humanisme dans les univer­ sités méridionales avant 1500?, in P. Gilli éd., Humanisme et Église en Italie et en France méridionale (xP-milieu xvf siècle). Actes du colloque tenu à l’École française de Rome en février 2000, à paraître.

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43 elle-même, victime du Grand Schisme, n’est pas en mesure de dormer la réplique à Paris. Certes, la première soustraction d’obédience entre 1398 et 1403 n’a pas détruit totalement le foyer avignonnais qui avait servi de raccord entre les lettrés français et l’humanisme italien depuis Pétrarque et, après la restitution de novembre 1403, plusieurs secrétaires pontificaux de la curie avignonnaise qui avaient rejoint Paris ou qui s’étaient égaillés sur les lieux de leurs bénéfices, tels Jean Muret ou Nicolas de Clamanges, retournent en Avignon dès la fin de cette année-là. Mais la seconde soustraction de 1408 portera un coup fatal à l’humanisme curial en sonnant la retraite de ce fragile milieu. Peut-être d’ailleurs ce constat pessimiste mériteraitil d’être nuancé. Après tout, à la fin des années 1420, l’humaniste lombard Cosma Raimondi est appelé à enseigner la rhétorique au Studium avignonnais : si, dans certaines de ses lettres à des collègues restés en Italie, il se plaint du désert culturel dans lequel il opère9, dans d’autres il évoque avec une pointe d’ironie et d’autosatisfaction l’empressement d’un public néophyte marqué par ses propres ouvrages sur l’éloquence et qui désormais en redemande10. Malgré un frémissement à Montpellier et à Toulouse représenté par un Jean Serra, qui ensei­ gnera la rhétorique dans les deux universités entre 1445 et 1457, ou par un Pierre Flamenc, il n’y a pas de mouvement significatif dans ces régions11. Et pourtant, il s’agit déjà d’une pério­ de où l’humanisme parisien renaît de ses cendres: Guillaume Fichet commence son ensei­ gnement de la rhétorique au collège Saint-Bernard de Paris en 1453, avec davantage de suc­ cès qu’au Sud12. La réference au collège Saint-Bernard nous ramène à notre interrogation liminaire: comment devenait-on humaniste au tournant des xive et xve siècles? À dire vrai, peu de réponses générales sont disponibles. Tout au plus possède-t-on des études de cas. Depuis un article fondateur de Gilbert Ouy, il est connu que le collège de Navarre fut le «berceau de l’hu­ manisme français»13. La présence, dans cette institution, de presque tous les représentants du

9 Voir e. g. la lettre-traité intitulée De laudibus eloquentiae, c. 1431, dans laquelle il s’étonne que la Gaule, si active en philosophie, ignore, voire méprise, l’apprentissage de l’éloquence («Miratus sepe sum atque item miror quid nam sit et unde accidat ut provincia Gallia, que in omni genere optimarum artium et disciplinarum semper floruit, presertim in philosophiam, unam omnium maximam in qua summum sit ornamentum, dicendi peritiam atque orandi facultatem prorsus habet et pene contemptam » ; édition de la lettre à partir de manuscrits ravennates chez P. G illi , Le conflit entre l’orateur et le juriste d’après Cosma Raimondi, humaniste italien en Avignon, c. 14311432, in Rhetorica, t. 16, 1998, p. 258-288 [ici p. 276]). Dans une autre lettre adressée au patricien milanais, Giovanni Corvini, il oppose la florissante situation italienne à celle de la France, dans laquelle on semble même ignorer que Cicéron a existé: «Et bonarum artium studia vehementia in Italia sunt et eorum librorum qui ad elo­ quentiam pertinent magna copia, quos ego hic quamquam in celebro gymnasio sim, reperire adhuc nullos potui, nec reperturum spero, ut qui ad eos homines pervenerim a quibus ne Ciceronis ipsius quidem auditum unquam nomen fuerit» (texte cité par F. N ovati et G. L afaye, Le manuscrit Lyon n° C, in Mélanges d ’archéologie et d ’his­ toire■, t. ii , 1891, p. 400). 10 Lettre de novembre 1432 à Antonio Canobio: «Plurimi [Galli] enim, harum insuetudine rerum admiratique sunt a me in eo libello scripta, que quidem ego minimi facio, ita ad dicendi studium incensi sunt, ut nullam artem pluris quam oratoriam videantur facere» (cf. N ovati et L afaye, art. cit., p. 399-400). 11 Sur ces personnages, voir E. B eltran, L’humanisme français au temps de Charles VII e t Louis XI, in Préludes..., op. cit. (n. 3), p. 122-162. 12 E. B eltran, Une rédaction inconnue de la Rhétorique de Guillaume Fichet, in B.H.R., t. 49,1987, p. 359-365. 13 G. Ouy, Le collège de Navarre, berceau de l’humanisme français, in Actes du 95e Congrès national des sociétés savantes, Paris, 1975, p. 275-299.

l’humanisme français au temps du concile de constance

44 premier humanisme a naturellement incité à y voir le lieu d’incubation de la première géné­ ration d’humanistes parisiens. Pourtant, nous restons très mal renseignés sur le contenu réel des apprentissages : le collège avait certes le privilège de pouvoir dispenser des cours hors des écoles universitaires14. Mais rien ne nous permet de connaître le contenu positif des enseigne­ ments donnés. Si, dès les années 1360, l’attestation de maîtres en théologie est permanente, flanqués de maîtres ou de sous-maîtres en grammaire, la situation de la rhétorique est plus incertaine. Sous Charles VI, l’offre d’enseignement s’enrichit, puisque l’on crée un sous-maître en arts en 1404. Or, si enseignement de la rhétorique et de l’éloquence il y a, c’est certainement dans le cadre de l’apprentissage des arts, plus encore que dans celui de la grammaire, qui ne constituait somme toute qu’une propédeutique à l’étude des Anciens. La question du rôle du collège de Navarre dans le démarrage de l’humanisme français n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît: on entrevoit sans conteste le lien entre mie institution d’enseignement et un. mouve­ ment culturel, mais il est quasiment impossible d’en étudier les modalités concrètes. Au demeurant, rappelons que les maîtres navarristes pouvaient donner librement des cours rue du Fouarre et pas seulement dans les locaux du collège; inversement, ils étaient tenus de lais­ ser assister à leurs lectiones des étudiants extérieurs à l’institution15: autrement dit, la prosopographie du milieu humaniste entendu comme synonyme de milieu navarriste peut laisser des ombres, puisque des non-navarristes (les sources les nomment foranei) auraient pu théo­ riquement recevoir les lumières des maîtres de rhétorique de l’institution. Reste que si les structures d’enseignement ne portent pas trace d’une nouvelle orientation pédagogique (nou­ veau curriculum, exigence rhétorique plus affirmée, lecture complète d’œuvres anciennes), on pourrait s’attendre à ce que la bibliothèque de Finstitution enregistre la marque des recherches philologiques entreprises par ses plus glorieux représentants. Là encore, la déception attend le chercheur. Parmi les ouvrages conservés dans la très riche bibliothèque collégiale (plusieurs centaines de manuscrits !), et dont la richesse n’a cessé de croître au début du xve siècle, pas la plus petite trace de lettres de Cicéron, de Pline le Jeune ou de Sénèque, sans parler de Pétrarque, cette ombre tutélaire admirée autant que détestée du premier humanisme français. Bref, tous ces textes, après lesquels nos jeunes lettrés cornaient et que bien souvent ils parve­ naient à débusquer dans des bibliothèques monastiques, qu’ils recopiaient pour leur usage personnel ou pour le bien commun de cette naissante République des lettres anciennes, ne lem

14 À dire vrai, la possibilité révolutionnaire, dans le cadre parisien, de donner des cours à rintérieur du col­ lège, à l’exclusion de tout autre cursus universitaire, était prévue dès la fondation de l'institution par Jeanne de Navarre en 1305, avec la création de trois maîtres (respectivement en grammaire, arts, théologie). Le caractère très anti-universitaire du projet, profondément attentatoire aux intérêts de la communauté universitaire parisienne, fut tel que le programme pédagogique ne put être mis en application. Il fallut attendre les années 1360 pour que des cours y fussent réellement tenus. Ultérieurement, l’implication de Charles V, entre 1369 et 1374, dans la gestion du collège est un indice sérieux de l’attrait de l’institution sur les gouvernants ; elle ne donne cependant pas de certi­ tude quant à un éventuel changement des programmes pédagogiques. 13 Sur toutes ces questions institutionnelles, voir le travail très complet de N. Gorochov, Le collège de Navarre, de sa fondation (1305) au début du xt* siècle (1418). Histoire de l’institution, de sa vie intellectuelle et de son recrutement, Paris, 1997, p. 149-197. On regrettera seulement que l’auteur n’ait pas poussé ses recherches plus avant en matière de formation proprement intellectuelle et s’en soit tenu à une étude fouillée de l’organisation et de la prosopographie du milieu navarriste.

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45 semblaient pas en mesure d’être «offerts» aux plus jeunes condisciples de Navarre16. C’est d’ailleurs hors du collège, et bien plus tard, qu’un effort timide de renouvellement pédago­ gique se fait jour au travers de la réforme conduite par le cardinal d’Estouteville en 1452: aux statuts universitaires de 1366, le cardinal ajoute, afin de passer la déterminance du baccalau­ réat, l’exigence d’une connaissance de la métrique17. Faible indice d’une sensibilité accrue à l’égard des studia humanitatis et de la poésie latine. On conviendra qu’il s’agit d’une ouver­ ture très réduite, qu’une comparaison avec les programmes théoriques de formation lettrée rédigés par les Italiens ou les témoignages des expériences vécues à Ca’ Giocosa chez Vittorino da Feltre à Mantoue ou chez Guarin de Vérone à Ferrare rendrait plus cruelle encore à l’égard des Français. En réalité, le collège de Navarre semble plus avoir été une structure d’accueil de jeunes gens que d’autres cornants poussaient à l’étude de sources nouvelles, qu’un lieu sui generis d’inculcation de nouveautés. Quant à l’Université proprement dite, elle apparaît au mieux indifférente, au pire rétive à ces innovations intellectuelles. Même Gerson, dans une œuvre de jeunesse, le brouillon de son traité contre Juan de Monzon, dresse un bilan peu enthousiasmant de la situation parisienne : le talent est présent, mais la crainte de ne pas trou­ ver de travail et de vivre dans l’indigence, incite les universitaires à ne pas explorer les voies nouvelles18. Vouée au souvenir de ses gloires passées, l’Université néglige le présent19. Une étude récente de G. M. Roccati établit clairement la discordance chronologique entre les périodes de formation de nos jeunes lettrés et la date à laquelle ils commencent à produi­ re des œuvres clairement «estampillées» humanistes20, comme si le moule «navarriste» n’avait pas immédiatement façonné les esprits. Dans cette ignorance presque générale de qui furent les précepteurs de l’humanisme français, il faut faire la part de quelques fragiles indi­ cations qui jettent une faible lueur. Jean Gerson est peut-être le seul à faire exception à l’as­ sertion précédente, selon laquelle les artiens de Navarre n’auraient rien produit «d’humanis­ te» durant leurs années de collège. F’on sait, nous y avons fait allusion, qu’il rédigea une

16 Affirmation à nuancer toutefois, puisque, après 1421, Nicolas de Clamanges offrit à FUniversité de Paris un recueil de discours de Cicéron (voir G. Ouy, La dialectique des rapports intellectuels franco-italiens et l’huma­ nisme en France aux xrve et XVe siècles, in Rapporti culturali ed economici fra Italia e Francia nei secoli dal Xiv al xn, Rome, 1979, p. 149). 17 Présentation et traduction du texte de la réforme par N. G orochov, dans P. Gilli éd., Former, enseigner, éduquer dans l ’Occident médiéval, t. II, Paris, 1999, p. 182-191: «Nous ajoutons à ces prescriptions en défendant formellement aux maîtres de permettre que les écoliers passent aux leçons de logique, s’ils n’ont pas reçu d’avan­ ce une instruction suffisante dans les matières sus-énoncées [i. e. en grammaire] et dans la métrique» (p.186) ; texte latin chez H. D enifle et E. Châtelain, Chartularium universitatis Parisiensis, t. IV, p. 728. 18 G. Ouy, La plus ancienne œuvre retrouvée de Jean Gerson, in Romania, t. 83,1962, p. 472: «Ingenia tamen ad id peragendum nostris defuisse non video... Sed ipsi, aut studiis suis ac rerum magnitudine detenti, eloquentie curam reliquerunt, qualiter fecisse Platonem, Aristotelem ac Socratem Cicero refert, aut accessit in quibusdam ut arbitror, inpie metus, iustus fortassis si in studio remunerationis exsorte tererent tempus suum». Voir, à ce propos, E. Ornato, Jean Muret et ses amis Nicolas de Clamanges et Jean de Montreuil, Paris-Genève, 1969, p. 37. 19 Ibid. : « Sepe equidem opponit se michi videndam, maximum illud orbis luminare, Parisiensis studii uni­ versitas [...]. Itaque, de tot inclitis qui in ea floruerunt, deque tot bene actis suis prudenter equidem, ingenue ac constanter nichil pene ad nos dilapsum est, preterquam vox incerto auctore anceps ac tenuis quorundam memo­ ria. » 20 G. M. R occati, La formation des humanistes dans le dernier quart du xive siècle, in Pratiques de la cul­ ture..., op. cit. (n. 8), p. 55-75, surtout p. 59-61.

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46 églogue, une lettre et un brouillon de son traité contre Juan de Monzon dans les années 1380, c’est-à-dire à un moment où il était maître en arts21. Le même Gerson, intervenant dans la Querelle du Roman de la Rose, vers 1401-1402, rappellera «avoir goûté dans [sa] jeunesse à toutes les sources, ou presque, qui alimentent le cours de cet ouvrage, comme autant de cours détournés »22. Quant à Pierre d’Ailly, énonçant, au début d’un cours sur la Bible, une liste sur­ prenante d’œuvres antiques dont il dit s’être inspiré dans sa jeunesse, il y a bien longtemps que les spécialistes en ont remarqué le caractère improbable23. Seul, peut-être, un passage dans une lettre qui semble avoir échappé à la critique24 pourrait laisser à penser que Gerson a tiré profit de son apprentissage navarriste pour y acquérir les éléments essentiels de sa cul­ ture; dans ime lettre de 1400 aux «Messieurs de Navarre», il dit à propos de sa formation: «Traxi mores ex convictu25»; le collège était bien cette structure qui donnait certes le gîte et le couvert, mais aussi ce tempérament particulier, qui distinguait ses membres des autres étu­ diants parisiens. Maigre indication, on en conviendra. Il vaut mieux admettre l’existence d’un apprentissage informel dans des cénacles privés, ce que suggère d’ailleurs Nicolas de Clamanges dans une lettre célèbre, Quod in superiori, datable de 1430. Censée avoir été écrite au cardinal de Pietramala (mort en 1398), elle fut en réalité rédigée au moment de la réfection du recueil épistolaire de l’humaniste vieillissant. Ce qui nous retient ici, c’est moins cet aspect fameux de la «querelle inventée26», qu’un passage dans lequel Clamanges reproche à Pétrarque d’avoir affirmé que seule Fltalie a su enseigner les arts. Ce à quoi le trésorier du Chapitre de Langres répond que lui-même les a appris pour partie in studio Parisiaco où il a suivi des cours de rhétorique cicéronienne, pour partie en privé27. Dans la suite de la lettre, cependant, l’humaniste rectifie le tir : Clamanges confesse que s’il est vrai que seule lTtalie est en mesure d’enseigner les belles lettres, ce n’est pas pour autant qu’elle est devenue le seul pays capable de porter des poètes et des orateurs. En d’autres termes, c’est aux fruits que l’on juge d’un arbre et non l’inverse. Clamanges se trouvait ainsi contraint de dévaloriser les struc­ tures d’enseignement humaniste pour mieux invoquer le génie irréductible de l’humaniste, façon élégante de reconnaître que lui-même (et quelques confrères parisiens) n’avaient que plus de mérite à être parvenus à ce niveau de maîtrise de l’éloquence, errs qui n’avaient pas eu les mêmes facilités institutionnelles que leurs rivaux transalpins28. Convenons que la natu21 G. Ouy, L’humanisme du jeune Gerson, in Genèse et débuts du Grand Schisme d ’Occident, Paris, 1980, p. 253-268. 22 Cité par G. M. R occati, art. cit., p. 59 et 73. 23 Ibid. ; l’auteur rappelle le jugement sceptique de R. Sabbadini. 24 Sur la formation de Gerson, voir en dernier lieu G. M. R occati, La formazione intellettuale di Jean Gerson (1363-1429) : un esempio di rinnovamento umanistico degli studi, in L. R otondi Secchi-T aruggi éd., L’educazione e la formazione intellettuale nell’ età dell’ umanesimo, Milan, 1992, p. 229-244. 25 Gerson, Œuvres complètes, t. II, Les lettres, éd. P. Glorieux, i960, p. 30. La lettre se poursuit par la liste des auteurs à étudier. 26 D. Cecchetti, Petrarca, Pietramala e Clamanges. Storia d i una «querelle» inventata, Paris, 1981; l’auteur a réédité toutes les sources de cet épisode si important dans ce qu’il révèle comme ambiguïté à l’égard de l’Italie. 27 I d ., p. 172: «Dicet forte aliquis propterea hoc Franciscum dixisse, quod magis solent in Italia artes ille doceri et disci quam in aliis terris. [...] Vidi equidem in studio parisiaco sepe tullianam publice legi rethoricam, sepe item privatim. » 28 Ibid. : « Deinde esto, in sola Italia illarum disciplinarum studia vigerent, non proinde consequens erat ora­ tores illic aut poetas esse : neque enim continuo eloquens est qui studiosus eloquende est, sicut nec est sapiens qui

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47 re même de cette lettre polémique, où tous les arguments sont destinés à faire mouche, n’in­ cite guère à rutiliser comme une source fiahle sur la réalité pédagogique de la fin du xrve siècle. Cependant, Clamanges, dans ime autre lettre «retravaillée» et fictivement adressée à Pietramala, la Perpulchras pater, reconnaît avoir eu pour seuls maîtres l’étude, l’entraînement constant et l’exercice, et la lecture des bons auteurs, ceux-là mêmes que conseillait Augustin29. Force est de constater que le collège n’apparaît plus vraiment comme ce berceau de l’huma­ nisme, mais davantage comme le heu cardinal où se croisaient d’autres influences actives. Parmi ces canaux, G. M. Roccati suggère l’idée d’une lecture de Pétrarque, dont les œuvres circulaient abondamment30. Dès le milieu du xive siècle, en effet, tout un groupe de lettrés français, de culture cléricale, s’évertuaient à diffuser l’œuvre du Lauréat; le paradoxe tient à ce que, originellement, ce n’était pas toujours comme restaurateur de la culture antique, mais comme philosophe moral, que ce dernier était admiré. C’est dans ce paradoxe que gît peutêtre le caractère fécond du pétrarquisme en France comme précepteur de l’humanisme: Pétrarque jouait tout à la fois le rôle d’un grand savant, ce qui lui valait le respect de ceux qui en France tentaient de répandre la culture antique par des traductions, tel Bersuire, et d’un contempteur des logiciens anglais, ce qui lui valait la reconnaissance des théologiens hostiles aux barbari Brittani, comme Gerson31; finalement, mais plus tardivement, ce fut l’œuvre phi­ lologique qui retient l’attention d’un Jean de Montreuil ou d’un Nicolas de Clamanges. C’est dans cette perspective-là que se situe l’humanisme français au temps du concile de Constance. Formés à FUniversité et/ou au collège de Navarre, les membres de la délégation française attentifs aux studia humanitatis (Guillaume Fillastre, Jean Gerson, un temps peut-être Nicolas de Clamanges et Pierre Col), avaient en commun ce fonds de connaissances antiques, acquis de bric et de broc, mais suffisamment solide pour leur donner le sentiment qu’ensemble, ils formaient une nouvelle sodalitas capable de rivaliser avec les maîtres italiens. Les biblio­ thèques parisiennes, celle du collège de Navarre et celle de la Sorbonne, leur fournissaient quelques bases livresques dont ils avaient besoin. La bibliothèque universitaire possédait, grâce au legs de Richard de Foumival au collège de la Sorbonne, plusieurs manuscrits pré­ cieux32, dont les huit premiers livres des lettres Ad familiares de Cicéron; à la fin du xive siècle, studiosus sapientie»; et p. 173: «Non enim magnam meretur laudem qui bene inchoat, sed qui bene inchoata recte prosequitur fehciterque consummat. » Ajoutons que Clamanges finit même son argumentaire en suggérant, chez les Français de la fin du XIVe siècle, une position homologue à celle de Pétrarque en son temps : parti de rien, il a créé sa propre réputation; les Français peuvent en faire autant (p. 174) : «Perspicis, ut credo, pater inclite virque dissertissi­ me, virum illum minime dicere debuisse, minime decuisse, extra Italiam suo tempore oratores aut poetas nullos esse, opio se unicum in orbe poetam oratoremque confirmaret quod apertissime ex suo dicto consequi monstravimus. » 29 Id., Lettre Perpulchras litteras tuas, p. 143: «Deinde nequaquam concesserim nullos omnino me magistros in illa [i. e. dans la solitude des forêts] percipienda habuisse. Multos sane habui: studium, exercitium, assiduam attentamque lectionem auctorum eloquentium cum aliquantula forte ingenii aptitudine, quos i doneos in discenda eloquentia esse magistros Augustinus in quarto libro de doctrina Christiana te docebit. » 30 N. Mann, La fortune de Pétrarque en France: recherches sur le De remediis, in Studi francesi, t. 37,1969, p. 1-15; Id ., Petrarch’s Role as Moralist in Fifteenth-Century France, in A. T. Levi éd., Humanism in France, Manchester, 1970, p. 6-28. 31 G. M. R occati, art. cit. (n. 20), p. 68-69; sur Gerson et les logiciens, Z. Kaluza, Les querelles doctrinales à Paris. Nominalistes et réalistes aux confins du XIVe et du XVe siècles, Bergante, 1988. 32 R. Fl. R ouse, Manuscripts Belonging to Richard de Foumival, in Revue d ’histoire des textes, t. 3, 1973, p. 253-269.

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48 un humaniste lombard, Andreolo Arese, offre à la bibliothèque un exemplaire des Verrines (peut-être en 1395-1396)33; la modification du statut du texte cicéronien se manifeste dans le fait que désormais le manuscrit (dont le collège possédait déjà depuis longtemps un exem­ plaire) se trouve enchaîné aux pupitres de la magna libraría : il devient donc plus accessible que les textes demeurés à la parva libraria, de consultation malaisée34. Point de diffusion rapi­ de pourtant des œuvres cicéroniennes, pas plus, du reste, que de celles de Quintilien, dont le rôle fut décisif dans l’expression de Fhumanisme italien au xve siècle35, que les Français connurent sous la forme de codices mutili, au moins jusqu’à la copie des Declamationes maiores exécutée à l’instigation de Guillaume Fillastre au concile de Constance, en 1416. Le bilan se révèle bien maigrelet: il faut certainement se résoudre à considérer que les lettrés français se formaient par l’imitation personnelle, plus que par un curriculum fixé, en recopiant aussi les lettres de leurs amis ou condisciples, comme le fit Pierre d’Ailly avec les lettres de Jean de Montreuil36. Point de Salutati auprès duquel les jeunes gens ambitieux vins­ sent écouter les lectures d’Anciens et en discuter les contenus37; tout au plus des discussions entre amis, navarristes ou non38. Derrière cette carence, apparaît déjà un aspect fondamental de ce courant français, souvent évoqué par les spécialistes, à savoir son très faible enracine­ ment institutionnel. Cette fragilité structurelle prolonge ses effets dans les autres aspects de ce premier humanisme parisien. 2 . Nature de l’humanisme français

Que l’on n’entrevoie guère les étapes de l’apprentissage des studia humanitatis ne doit pas masquer qu’il existe ime avant-garde lettrée parisienne aux contours intellectuels assez particuliers. Reprenons-en les éléments constitutifs, une fois encore en faisant fond sur les nombreuses enquêtes conduites ces dernières aimées, tant par l’équipe de Gilbert Ouy et Ezio Ornato que par les épigones turinois de Franco Simone.

33 E. Ornato, La redécouverte des discours de Cicéron en Italie et en France à la fin du xive et au début du XVe siècle, in Acta conventus Neo-Latini Bononiensis. Proceedings o f the Fourth International Congress o f Neo-Latin Studies, éd. R. J. Schoek, Binghamton, 1985, p. 573; Id ., Les humanistes français..., art. cit. (n. 3), p. 15. 34 E. Ornato, La redécouverte des classiques..., art. c it (n. 3), p. 100, n. 41. 35 D. Cecchetti, La traditio quintiliana nel Quattrocento francese, in L’arte di interpretare. Scritti critici offerti a Giovanni Getto, Cuneo, 1984, p. 145-164. 36 G. Ouy, La dialectique..., art. cit. (n. 16), p. 141. 37 Voir, à titre d’exemple, la lettre de Leonardo Bruni évoquant le «cetus factus apud Coluccium» dans L. Bertalot, Forschungen über Leonardo Bruni Aretino, in Archivum Romanicum, t. 15, 1931, p. 323. 38 On en a un indice à travers un passage d’une lettre de Nicolas de Clamanges, le plus respecté des huma­ nistes français, où se révèlent les attentes qu’il suscitait: «Rogabunt omnes ut crebro revisam: quod nisi faciam, contempni se putabunt suspicabuntque me mores suos minime probare quoniam mox, ut semel illos vidi, suum consortium neglexi. Si frequentare perseverem, rogabit imus ut historias, alius ut poeticas, tertius ut Ciceronis artem exponam» (ms. Montpellier, Faculté de Médecine, H. 87, f. 44, cité par E. Ornato, Jean M uret..., op. cit. [n. 18], p. 77). Par delà le topos du superbe isolement que cultive le trésorier du Chapitre de Langres, il faut voir derrière ces fugitives indications une des modalités concrètes de la transmission de la passion de l’antiquité et des connaissances s’y rapportant fraîchement remises en circulation.

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49 Peut-être en raison même de cette absence d’enceinte pédagogique idoine les humanistes ont-ils développé l’idée que le fondement de la connaissance des Anciens résidait dans la lec­ tio, dans la relecture incessante des œuvres. Jean de Montreuil, s’adressant à un ami (non iden­ tifié), maître d’école parisien, qui lui demandait des précisions sur les différences notables dans la rédaction des œuvres cicéroniennes selon leur genre, lui répondit en ces termes : «Pour te répondre en deux mots, cher frère, tu veux connaître les différences et les niveaux de style chez Cicéron et les caractéristiques de ses cursus, et avoir réponse sur-le-champ ? Lis et relis Cicéron lui-même. Je t’assure sans hésiter: personne ne te l’apprendra et ne te l’expliquera mieux que Cicéron»39. Une idée semblable avait été avancée par Nicolas de Clamanges, dans une lettre à Pietramala40. Le culte de Cicéron apparaît d’ailleurs comme un thème central et partagé par de nombreux humanistes41; il s’associe à la valorisation de la figure de Vorator. Chez Jean de Montreuil comme chez Nicolas de Clamanges, il s’agit d’une dimension consti­ tutive du travail des lettrés. Dans une lettre, de date et de destinataire inconnus, le prévôt de Lille affirme, au reborns de ce que beaucoup pensent, que les grands auteurs de l’antiquité, tant latine que grecque, tant profane que patristique, ont tous été versés dans l’art oratoire et qu’il y a donc une nécessaire conjonction entre savoir et éloquence42. Plus encore, la rhétorique devient le pivot de la formation intellectuelle. Même la poésie devient son auxiliaire; c’est à ce titre qu’il prend la défense de Virgile: le poète (qu’Ambrogio Migli, secrétaire du duc d’Orléans, venait de critiquer) possède toutes les qualités des grands orateurs, affirme Montreuil dans ime lettre à Clamanges de la fin de l’année 1397434, comme si ce qui rendait supérieur le poète était précisément cette aptitude à l’éloquence. Il s’agit d’une véritable reductio artium ad rhetoricari14. En conséquence, la lecture des poètes est rendue nécessaire

39 Jean de Montreuil, Opera, 1 . 1, p. 76: «Vis tu, frater carissime, ut perquambreviter me absolvam, ac TuHii distinctiones divisionesque stilorum cursuumque naturas suorum noscere et incunctanter assequi quod exigis? Eundem lege Tullium relegeque, firma assevero tibi fide: appositius nullus te Tullio aut melius id docebit. » Pour la datation, c.1404, voir Jean de Montreuil, Opera, t. IV, Monsteroliana, éd. E. Ornato, G. Ouy, N. P ons, Paris, 1986, p. 126. Voir aussi la lettre 165 (op. cit., t. I, p. 253). 40 Cf. supra n. 29, lettre Perpulchras pater. 41 Bien évidemment, il ne s’agit nullement d’une singularité française; l’humanisme italien a, le premier, contribué à affirmer le statut particulier du rhéteur romain, tout particulièrement durant les premières décennies du XVe siècle: voir W. R üegg, Cicero orator noster, dans W. L udwig éd., Eloquence et rhétorique chez Cicéron. Entretiens sur l ’A ntiquité classique, t. 28, Genève, 1982, p. 283 sq. 42 Lettre 170 (Nugis ex), p. 260: «Ad te redeo, pater carissime ac venuste, hoc unum orans rogansque et obsecrans, ne tuam discretionem ab hac nostra suasione dismoveat aut revocet turba plerorumque imperita, falso existimentium doctrinam cum eloquentia coniungi non posse, aut eloquutionem sententias comitari [...]. Et ut eos circa id in reprobum sensum datos noscas, ante oculos tue considerationis antiquos adducas quotquot voles, Grecos Latinosque qui etiam tempus Gratie precesserunt, aut professores catholicos : nullum repereis stilo caruisse, aut non fuisse potissimum eloquentes. » 43 Id ., p. 189: «Sed ad Maronem regem nostrum redeundo, quis unquam Latinorum, quacumque micuerit reputatione, gramática, ornatu, iuncturis et contextura vocum, artificiosissima dignitate, elegantia, claritate, etg prope naturam sententiisque gravibus et pregantibus, ac omnibus figuris tam constructionis quam loqutionis et metaphoris, variatione, disgressione compartionibus coloribusque magis proprize clarius et generaliter singulis que ad scribendum loquendumve quocumque in genere pecipua sunt, usus fuit? » 44 Voir D . C ecchetti, Sic me Cicero laudare docuerat. La retorica nel primo umanesimo francese, in Pratiques de la culture..., op. cit. (n. 8), p. 53.

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50 en vue de l’apprentissage de Vars oratoria. Quant à Nicolas de Clamanges, il n’hésite pas à faire de son travail de rhetor ime arme à mettre au service de l’Eglise45. Dans une autre lettre, Ut tibi, rédigée ime première fois en 1394, puis retravaillée entre 1420 et 1430, Clamanges énon­ ce les principes de son écriture épistolaire. La lettre a excité la sagacité des spécialistes de l’hu­ manisme, car l’illustre professeur dénonce avec une acerbe ironie les retouches que des amis bien intentionnés avaient fait subir à une lettre rédigée au nom de l’Université et adressée à Benoît XIII46. Mais, par delà tout ce que l’épisode illustre (ou laisse supposer) comme rivali­ tés inter-universitaires, voire comme censure politico-stylistique, le contenu même du docu­ ment donne la mesure de la conception que Clamanges se faisait de lui-même et de ses écrits. L’humaniste laisse exhaler la certitude d’être bien au-dessus de ses correcteurs, en matière de rhétorique. - Corrigez autant que vous voulez le fond, dit-il en substance, mais ne touchez rien à la forme. Je n’ai rien à apprendre de vous. L’art oratoire est le plus difficile qui soit et, citant Cicéron, il affirme qu’il n’y a guère plus de trois grands orateurs vivant en même temps. Mais surtout, poursuivant son implacable raisonnement, il en vient à considérer que le rhetor a une totale libertas dicendi, incompatible avec le travail de corrections opéré par des tiers, fussentils animés des meilleures intentions47! On pourrait s’étonner d’une telle revendication d’autonomie du style chez Clamanges, d’autant plus qu’il s’agit d’un clerc qui a lu Augustin et qui sait que Veloquentia est ancilla sapientiae. De fait, dans une autre lettre, Gratulor plurimum, adressée à Martin Talayero vrai­ semblablement entre 1413 et 1416, il développe longuement ce thème: l’éloquence sans sagesse n’est qu’un téméraire bavardage; Martianus Capella, en faisant (dans les Noces de Mercure et de Philologie) du dieu de l’éloquence, Mercure, l’époux de Philologie, s’est trompé: à un homme il revient de commander, d’être obéi, de diriger; or, l’éloquence n’est même pas digne d’être une épouse, selon Augustin; elle est seulement une servante48. Mais il serait erroné d’y 45 N icolas de Clamanges, Opera omnia, éd. I. M. L ydius, Leyde, 1613, pars II, epist. 10 (Non egent), p. 295, à Nicolas de Baye : « Quamquam profiteor, quando oportunitatem videbo ex statu ac dispositione Ecclesie rectorumque eius aliquid stilo proficiendi, meum qualecunque stilum non inerti ocio dormiraturum, qui nulla alia me putarem re felicius natum quam si aliquid possem pro Ecclesia fructuosum agere» (cité par D. Cecchetti, art. cit., P - 54)46 E. Ornato (Jean M uret..., op. cit. [n. 18], p. 22-30) cherche subtilement à rapprocher le «caviardage» de la lettre des enjeux éminemment politiques qui sous-tendent ce travail de «réécriture » : le Grand Schisme, l’extrême complexité des options politiques à la cour de France, et les rivalités au sein de FUniversité. 47 N icolas de Clamanges, op. cit., p. 11-12: «meos itaque, obsecro, errores in scribendi arte michi relinquite, in qua ut ego insolens modicum quid glorier, paululum me per vos doceri posse existimo. In aliis, ut libet, docete, corripite, reprehendite: equo animo omnia patiar, immo gratias agam. Vestri autem non debet iuris esse in arte, quam non professi estis, alios instruere. Et quamvis in hac arte satis doctore opus habeam, vellem tamen - quod cum vestra sit pace dictum - doctores in illa habere paulo vobis illius professionis eruditiores. [...] Ait Tullius in libro de oratore (I, 2, 8) nunquam oratores tanta fecunditate floruisse, ut in eodemque tempore plus quam tres viverent, qui hoc nomine digni essent. [...] Credo tibi non malivolo animo esse factum, credo sincero, fi deh, amico, credo etiam, si vis, fraterno, neque enim de te aliud suspicari licet, sed ne artis inopia atque ignorantia vestrum a recto aberraverit iudicium, vehementer dubito. Non satis, ut opinor, tu et ilh ahi mei emendatores compertum habetis, quanta sit rhetorum in dicendo libertas, quousque illis progredi liceat, ubi sistere atque habenas adduce­ re deceat» (cité par D. Cecchetti, art. cit. [n. 44], p. 57). 48 N. de Clamanges, op. cit., p. 188: «Mercurius siquidem apud gentiles deus eloquende fertur, de quo connu­ bio idem Martianus duos libros edidit, sed in eo erravit vehementer, quod eloquende, quam per Mercurius designat, viri nomen et officium et personam tribuit, cum caput esse sapiende eloquentiam minime deceat, sicut virum caput

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51 voir une répudiation de l’éloquence; en réalité, Clamanges contourne la difficulté (ou la contradiction) en faisant de cette ancilla la servante la plus proche de sa maîtresse, et la plus intime ; c’est en outre la plus élégante des auxiliaires de la sagesse, mieux même celle qui lui apporte l’élégance49. C’est le même thème qui est développé dans la fameuse lettre Perpulchras pater, censée être adressée au cardinal Pietramala (mort en 1398), mais «retouchée» entre 1420 et 1430, dans laquelle notre humaniste appelle son correspondant à respecter les arts libé­ raux, singulièrement l’éloquence parée de toutes les vertus civiques, sociales et morales50. C’est toujours au nom de l’éloquence que Jean de Montreuil estime nécessaire de défendre la poésie attaquée par un juriste, au motif que l’activité poétique est nuisible51. S’appuyant sur Coluccio Salutati, chancelier de Florence et maître incontesté en son temps de l’art oratoire et épistolaire, le secrétaire royal affirme qu’il n’y a pas de contradiction entre la poésie et le respect dû aux enseignements des Pères, puisque même ces derniers n’y sont pas aussi hostiles qu’on le prétend. De cette valorisation de la rhétorique s’ensuivent quelques conséquences personnelles autant que «corporatives», entendons par là communes à la sodalitas-, d’abord, un très fort sentiment de singularité, particulièrement chez le plus accompli de ces humanistes, Nicolas de Clamanges. Chez lui se retrouve l’idée d’une mission particulière qui lui revient de droit en raison de son talent propre. Dans une lettre à Gontier Col de 1408, l’ex-secrétaire pontifical52 explique quel est son rôle dans la renaissance des lettres en France: «Quoique ici d’autres fleurs se soient épanouies avec élégance, durant des années plus heureuses, et y aient engen­ dré des fruits, cependant depuis déjà de nombreuses années, l’antique éloquence n’avait plus

esse mulieris apostolus docet, quam virili potius imperio subditam esse opportuerat, illius freno duci, auctoritate regi, mandatis parere, legibus obedire. Quocirca rectius multo quam Capella sensit Augustinus, qui nec uxoris qui­ dem nomine dignam duxit eloquentiam, quin potius sapientie tantummodo ancillam vel pedissequam esse pronunciavit, ne clarissimo sapientie connubio supra merita illam honestando nimis extolleret. » 49 Ibid. : « Satis hoc ipsa honoris habet, quod inter sapientie ancillas ipsa praecipua est domineque magis inti­ ma ac proxima. Habet nempe ista imperiosa ac prepotens domina alias multas cum ista ancillas, quam minime equum est sola ancilla comitatam in publico prodire, que forma quidem prestantes sunt omatuque conspicue, sed ista longe formosior atque ornatior, utpote que et dominam ornat et decoris elegantiam ceteris prestat. » 50 Edition par D. Cecchetti, Petrarca, Pietramala e Clamanges, op. cit. (n. 26), p. 147-149: «Nec te horum studiorum, pater cultu et veneratione dignissime, peniteat, quemadmodum nec penitere certo scio, que tibi ad honorem, ad famam, ad gloriam, ad tui nominis etemam memoriam futura sunt, que preterea ad decus tui gene­ ris et patrie, ad tue dignitatis ornamentum, Ecclesie fulcimentum, reipublice defensionem, bonorum presidium, malorum coercionem ac confusionem amplissima poterunt utilitate proficere. Hec sunt libero atque ingenuo homi­ ne digna studia propterea merito a maioribus ingenua ac liberalia appellata ... ». Sur cet argument, voir D. Cecchetti, L’elogio delle arti liberali nel primo umanesimo francese, in Studi francesi, t. 28,1966, p. 1-14. 51 J ean de Montreuil, op. cit., 1 . 1, p. 142; voir aussi les précisions sur cette lettre dans le t. IV des Opera du même (cf. n. 39), p. 178-179. On constate que rhumanisme français naissant a dû combattre les mêmes adversaires que son homologue transalpin, ltd aussi, en cette fin du XIVe siècle, occupé à justifier la lecture des Anciens contre les détracteurs des studia humanitatis. Parmi une vaste littérature sur ce sujet, voir C. M ésoniat, Poetica theologia. La «Lucula noctis» di Giovanni Dominici e le dispute letterarie tra ’3 00 e ’4 00, Rome, 1984. 52 Au moment où pèse sur le pape la menace d’une nouvelle soustraction d’obédience, Benoît XIII lance une bulle d’excommunication de Charles VI, que les universitaires parisiens estiment rédigée par Clamanges lui-même. Le secrétaire rentre en France et tente de se justifier. Cette lettre à Gontier Col s’inscrit dans ce climat tendu.

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52 reverdi, dans la suavité de ses fleurs, non seulement ici, mais dans presque toutes les régions du monde où elle était presque oubliée et déliquescente. Ce n’est pas pour autant que j’ai méri­ té d’être tenu en haine dans mon pays ou d’en être exclu, car je me suis consacré considéra­ blement à ces études hautement libérales, ô combien célébrées dans les siècles passés vénérés, et je me suis appliqué à faire renaître cette éloquence longtemps enterrée en Gaule et à la faire refleurir, quoique très loin des exemples antiques, au point que de même que la Gaule n’est pas inférieure de nos jours airs autres régions du monde pour toutes sortes de qualités, de même elle possède quelque vertu en art oratoire et que, si elle n’est pas tout à fait égale à d’autres, du moins elle ne puisse plus être considérée comme en étant dépourvue53.» fl s’agit donc d’enraciner cette fragile renaissance en la diffusant auprès des jeunes Français54. Conscience d’une renaissance, pour reprendre la formule de Franco Simone55, dont on trouve aisément trace chez un autre navarriste, Jean Gerson; dans son traité inachevé contre le dominicain Juan de Monzon, il n’hésite pas à considérer que la France, jusque là dépour­ vue d’écrivains eloquentes, est en train de rattraper son retard et ne pourra plus être gaussée par les adversaires de la Gallica fama56. fl faut souligner combien le sentiment de franchir une nouvelle étape dans l’histoire culturelle de la France vient s’articuler étroitement chez les humanistes à un topos de grande circulation dans les milieux universitaires ou lettrés, celui de la translatio studii, inlassablement reproduit à la fin du XIVe siècle et au début du siècle sui­ vant57. Très significativement, ce thème réapparaît dans une autre œuvre du chancelier de l’Université, un long poème sur la Sainte Famille intitulé Josephina et rédigé durant la deuxiè­ me décennie du XVe siècle; dans le prologue de ce poème écrit en hexamètres virgiliens, le théo­ logien rappelle les quatre fleuves de l’Université de Paris, source unique du savoir héritée des temps adamiques58. Vieille matière revêtue d’une forme neuve! L’humanisme français ne serait-il alors qu’une habile manière d’accommoder les restes ? ;>:î Ms. Montpellier, Fac. de Médecine, H. 87, f. 78: «Quamvis autem flores illi, qui annis felicioribus tam sua­ viter ibi redoluerunt suosque fructus peperunt iam pridem inde evanuerint multisque annorum curriculis non modo in illis regionibus, sed in abis pene universis ipsa quasi obbterata atque obsoleta eloquentia prisca florum suavita­ te emare desierit, non proinde tamen aut in patria odio haberi aut patria ipsa pelli merui, quod his ingenuissimis studiis, tanta superioribus seculis celebritate veneratis, operam ahquantulam impendi, atque ipsam eloquentiam, diu sepultam in Galbis quodammodo renasci novisque iterum floribus, beet priscis imparibus, repullulare labora­ vi ut, sicut in ceteris laudibus Galbs etiam his temporibus ceteris regionibus non inferior est, ita etiam oratorie vir­ tutis ahquid haberet, quo, etsi abis non fortassis equaretur, prorsus tamen expers esse argui non posset», cité par E. Ornato, Jean M uret..., op. cit. (n. 18), p. 44. 54 Ibid.-. «Licet enim in ibis studiis olim preclarissimis non me multum profecisse vel iactare possim nec debeam, tamen quicquid, id est quod in eis profeci, non ad patrie cessit aut cedet opbrobrium, generosisque animi atque ingenii galbeis adolescentibus magis fortassis proficiendi stimulos imprimet, quibus saltem ad ipsa ingredien­ da studia, que generosos maxime animos delectant, meo exemplo previoque ducatu viam diutius obseptam abquatenus aperui, in qua ad patrie gloriam ahos gaudebo magis proficientes id assequi posse, quod ipse forte non potui. » 55 F. Simone, L a coscienza della Rinascita negli umanisti francesi, Rome, 1949. d6 G. Ouy, La plus ancienne oeuvre..., art. cit. (n. 18), p. 472: c’est l’incipit du traité. Gerson ajoute que la pérennité des lettres est plus sobde que cebe des vibes : «Adeo longevior vivaciorque est scriptorum quam urbium duració. » 57 Sur la diffusion de ce topos dans le milieu universitaire, voir S. L usignan, «Vérité garde le Roi». La construction d ’une identité universitaire en France (xiif-xV siècle), Paris, 1999, p. 261-281. 58 G. M. R occati, Humanisme et préoccupations rebgieuses au début du XVe siècle : le prologue à la Josephina de Jean Gerson, in Préludes..., op. cit. (n. 3), p. 107-122; texte p. 121.*) *)

L HUMANISME FRANÇAIS AU TEMPS DU CONCILE DE CONSTANCE

53 Le fait est que la plupart des thèmes développés par cette jeune garde savante manifes­ tent un certain conformisme intellectuel. Contrairement aux lectures rapides et souvent erro­ nées d’un Alfred Coville, il n’y a guère de discordance entre humanistes et théologiens en France59; mais il y a plutôt un actif investissement des auteurs antiques par les tenants d’une culture rénovée dans son enseignement. En 1392, Gerson, futur chancelier de FUniversité, ne cesse de rappeler, dans un sermon latin, la Collatio de Angelis, la nécessaire solidarité des deux aspects du savoir: le sacré et le profane: «Qui m’interdira de lire les œuvres morales de Sénèque, les Paradoxes, les Devoirs, la Vieillesse, YAmitié, FHortensius de Cicéron, la Conso­ lation de Boèce, VÉthique d’Aristote et de Platon, et d’autres livres du genre ? Assurément, la poésie, la rhétorique et la philosophie peuvent s’accompagner et se mêler à la théologie et aux Saintes Ecritures»60. Dans le fond, ce qui frappe, c’est l’étonnante convergence entre la tradi­ tion scolastique (et cléricale) et les fondements d’un nouvel humanisme. Rien de comparable à la tension si caractéristique entre ces deux mouvements en Italie (tension qui n’exclut évi­ demment pas la collaboration ou le franchissement des frontières). L’Université, singulière­ ment la faculté de théologie, n’est guère menacée par les thèmes humanistes : un Nicolas de Clamanges est diplômé en théologie et il écrit des ouvrages typiques de cette culture cléricale ; Gerson en fait de même. Si l’on pense, en outre, aux efforts que les humanistes transalpins ont déployé pour fonder une pédagogie humaniste, d’abord extra-universitaire (pendant les pre­ mières décennies du xve siècle), plus tard au sein des universités elles-mêmes - qu’il suffise de citer les traités les plus précoces, tels le De Ingenuis moribus de Pier Paolo Vergerio ou le De studiis de Leonardo Bruni61 - on remarquera aussitôt que ces efforts furent inexistants en France. La cohabitation, somme toute pacifique, entre studia humanitatis et studia divinita­ tis n’incitait guère à la recherche de formules plus originales et plus tranchées et à la naissan­ ce d’institutions éducatives nouvelles. Le sentiment d’une compatibilité entre les deux ordres de la connaissance explique certainement que Nicolas de Clamanges n’ait pas hésité à offrir son propre exemplaire annoté des discours de Cicéron à la bibliothèque des theologi de Navarre, auxquels probablement il dispensait des cours62. Cette absence de revendication mili­ tante, alternative, donne une coloration conservatrice à la première littérature humaniste fran­ çaise. Sur le fond, le contenu des textes proprement humanistes de nos auteurs ne présente pas beaucoup d’originalité par rapport à d’autres textes, tant latins que vernaculaires, d’auteurs que l’on ne saurait qualifier d’humanistes. Qu’il s’agisse de thèmes rebattus, comme le mépris des auteurs antiques ou Yinvectiva in curiales, aucun d’entre eux ne se trouve exprimé pour la

59 A. CoviLLE, Gontier et Pierre Col et l ’humanisme français en France au temps de Charles VI, Paris, 1934; déjà André C ombes avait justement rectifié ce point de vue [Jean de Montreuil et le chancelier Gerson. Contribution à l ’histoire des rapports de l ’humanisme et de la théologie en France au début du xri siècle, Paris, 1942). 60 J. Gerson, Collatio factum est. Infesto S. Michaelis Archangeli, in Id., Œuvres complètes, éd. P. G lorieux, t. V, Paris, 1970, p. 321: «Quis prohibet ne Senece Mores, ne Tullii Paradoxa, Officia, Senectutem, Amicitiam, Hortensium, ne Boetii Consolationes, ne Aristoteles Platonisque Ethicam legam, et similia? Potest utique et poe­ tria et rhetorica et philosophia cum theologia et sacris litteris admitti et misceri. » 61 Parmi une très vaste littérature, voir B. K ohl, Humanism and Education, dans A. Rabill Jr., Renaissance Humanism. Foundations, Forms and Legacy, t. Ill, Philadelphie, 1988, p. 5-22. 62 G. O uy , Le thème du taedium scriptorum gentilium, in Cahiers de l ’A ssociation internationale des études françaises, t. 23,1971, p. 14.

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54 première fois par les humanistes français ; tous ont une longue histoire et trouvent des échos contemporains parmi des écrivains nullement humanistes63. C’est que, bien évidemment, être humaniste ne signifie pas vivre dans la solitude (malgré le succès rhétorique des topoi conjoints de la laudatio ruris et du sapiens fugit mundum) ; ces lettrés vivent, en réalité, au contact de leurs collègues de travail, en particulier dans les chancelleries royale ou princières, ainsi que dans les organismes centraux de la monarchie, où se côtoient des humanistes «de stricte obédience», tels Jean de Montreuil, Gontier Col, et des lettrés de formation plus ordi­ naire, tels Jean de Cessières, greffier au criminel de 1375 à 1404, ou Nicolas de Baye, greffier au civil de 1400 à 1416, sur lesquels Claude Gauvaxd a récemment attiré l’attention64. Les idées politiques du premier humanisme sont marquées par la récupération de thèmes nationalistes et légitimistes, rendus plus vifs par l’occupation anglaise, auxquels elles apportent un surcroît d’élégance formelle sans élargir véritablement le périmètre conceptuel qui leur préexistait. Ainsi un Jean de Montreuil ou un Gontier Col65 ne cessent-ils de s’engager au service de la monarchie et des Armagnacs, via la rédaction d’opuscules et de missions d’ambassade, ce qui leur vaudra une fin terrible au moment de la conquête bourguignonne. Depuis longtemps, des études ont mis en évidence l’importance de la rhétorique «nationaliste » chez Jean de Montreuil, en établissant les liens entre sa culture politique et sa formation humaniste. Quoique d’un strict conformisme doctrinal et sans grande originalité, sa production comme propagandiste (symptomatiquement en français comme en latin) s’enrichit de modestes inno­ vations stylistiques destinées à renforcer les effets attendus66; la même démarche se retrouve chez cm ami de Montreuil et Clamanges, Laurent de Premierfait67. Tout au plus pourrait-on signaler aussi la convergence entre quelques idées de «réformation » du royaume, notamment en matière de justice, et des thèmes chers à certains humanistes du début du xve siècle. Ainsi a-t-il été montré que le terme précis et antique de scelus se trouve utihsé de manière discri­ minante par nos auteurs pour désigner spécifiquement les forfaits contre l’Eglise ou l’État68.

63 Sur la critique de la cour, voir e. g. F. Autrand, De l’Enfer au Purgatoire: la cour à travers quelques textes français du milieu du xrve à la fin du xve siècle, in P. C ontamine éd., L’É tat et les aristocraties (France, Angleterre, Ecosse). Actes de la Table ronde du C.N.R.S. (Oxford, 1986), Paris, 1989, p. 51-78. 64 C. Gauvabd, Les humanistes et la justice sous le règne de Charles VT, in Préludes..., op. cit. (n. 3), p. 217244. 65 Voir récemment, F. Autrand, Gontier Col, un «conseiller» diplomatique de Charles VI, in D. Clauzel et C. Giry-D eloison éd., Arras et la diplomatie européenne, XV’-x r f siècle, Arras, 1999, p. 27-45. 66 Sur la «percolation» entre les traités de propagande monstéroliens et les pratiques de chancellerie, voir N. P ons, Un exemple de l’utilisation des écrits politiques de Jean de Montreuil: un memorandum diplomatique rédi­ gé sous Charles VII, in Pratiques de la culture..., op. cit. (n. 8), p. 243-264. 07 N. P ons, Propagande et sentiment national: Jean de Montreuil, in Francia, t. 8,1981, p. 127-147. Il est ten­ tant de comparer cette exaltation patriotique rédigée par un humaniste à la propagande plus classique, quelque­ fois en latin aussi: voir N. P ons, La propagande de guerre française avant Fapparition de Jeanne d’Arc, in. Journal des savants, 1982, p. 191-214; sur Laurent de Premierfait, voir G. Ouy, Poèmes retrouvés de Laurent de Premierfait: un poète «engagé» au début du XVe siècle, dans Préludes..., op. cit. (n. 3), p. 207-241. Avec une connaissance par­ faite de la métrique latine, Laurent exerce son talent de poète à rédiger des pièces de circonstance, notamment une critique de Benoît XIII. 68 C. Gauvard, «De grace especial». Crime, État et société en France à la fin du Moyen Age, t. I, Paris, 1991, p. 117, et E ad., Les humanistes et la justice sous le règne de Charles VI, dans Pratiques de la culture..., op. cit. (n. 8), p. 217-243.

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55 Mais pour autant, ce terme technique ainsi ressuscité dans une acception qui n’était pas éloi­ gnée de son sens et de son usage originels ne fut pas une «invention » proprement humaniste : la littérature historiographique et politique du temps, notamment la Chronique du Religieux de Saint-Denis, s’y référait, sans qu’il s’agisse d’une historiographie humaniste. La commu­ nauté d’idées que l’on retrouve chez un Gerson, un Nicolas de Clamanges, un Philippe de Mézières ou ime Christine de Pisan au sujet de la peine de mort s’accorde parfaitement au mouvement de «purification» du royaume qui est à l’ordre du jour sous le règne de Charles VI et qui voit s’amplifier les discours en faveur de la peine capitale, notamment après 1389 et l’arrivée au pouvoir des «marmousets»69. Mais il serait erroné d’y voir la marque de l’huma­ nisme français : celui-ci a plutôt suivi le mouvement général, qui engageait tous les lettrés, les théoriciens et les praticiens de la justice et de l’Etat dans un sens plus répressif. Le fait que cet humanisme se soit épanoui dans les chancelleries (outre les noms cités précédemment, il faudrait ajouter ceux de Jean Lebègue, greffier de la Chambre des comptes, Jacques de Nouvion et Ambrogio Migli, secrétaires de Louis d’Orléans)70 explique ses caracté­ ristiques politiques: une culture engagée, en quelque sorte. Encore faut-il ajouter que cela n’a rien d’original: après tout, l’humanisme italien naissant n’a-t-il pas tiré parti d’une situation institutionnelle analogue? Tous les grands (et les moins grands) noms des chancelleries ita­ liennes du premier Quattrocento ont mené ime activité politique parallèlement à leurs activi­ tés de philologues, traducteurs ou commentateurs des textes anciens: il suffit d’évoquer les figures des grands chanceliers florentins, de Salutati au Pogge, en passant par Leonardo Bruni, et celles des serviteurs de la cour ducale des Visconti, tel Antonio Loschi, puis des Sforza. Et l’on trouverait chez ces auteurs une reprise somme toute classique des principales idées poli­ tiques élaborées au Trecento71, mises au service des dirigeants qui les recrutaient. Bien rares sont les auteurs français à faire preuve d’une certaine indépendance de jugement. La seule exception qui se pourrait relever serait Nicolas de Clamanges, qui s’était construit une image de solitaire réfractaire aux honneurs faciles. Probablement victime d’une cabale à la suite de la deuxième soustraction d’obédience, comme secrétaire de Benoît XIII, il a toujours mainte­

69 E ad., art. cit., p. 228-231. 70 Sur tout ce milieu, voir N. P ons, Les chancelleries parisiennes sous les règnes de Charles VI et Charles VII, in G. Gualdo éd., Cancelleria e cultura nel Medio Evo, Stoccarda, 1990, p. 137-168. On y trouvera le tableau le plus complet de ce personnel politico-culturel parisien et une illustration très claire des interrelations qui unissaient ce «tout petit monde», où circulent des idées et des livres entre personnes qui ne sauraient être unanimement consi­ dérées comme humanistes, mais qui partagent des idées communes. 71 Pour des exemples précis de récupération, aggiornamento ou de rectification des idées politiques anté­ rieures par les humanistes du Quattrocento, je me permets de renvoyer à P. Gilli, A u miroir de Vhumanisme. Les représentations de la France dans la culture savante italienne c. ig6o-c. 1490, Rome, 1997. Encore convient-il d’ajouter que les humanistes italiens ont apporté à la culture politique de leur temps un surcroît de nouveauté et d’interrogations nouvelles, dont on ne trouve pas d’équivalent chez les auteurs français, qui apparaissent à la remorque de penseurs nullement humanistes : pas un représentant de la jeune garde française dont la réflexion poli­ tique soit à la hauteur de celle d’un Nicole Oresme, par exemple. Inversement, Bruni, Pier Candido Decembrio, Leon Battista Alberti, pour ne citer que quelques noms, ont apporté une contribution souvent neuve à la tradition politique italienne (quelques exemples dans P. Gilli, Dictature, monarchie et absolutisme en Italie aux xive-xve siècles, in. Revue des idées politiques, t. 6, 1997, p. 275-289).

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56 nu une attitude de prudente défiance envers les représentants de la monarchie française. Certes, il écrit en 1408 au précepteur du dauphin Louis, Jean d’Arsonval, et au dauphin luimême des lettres d’exhortation à la justice, mais à coup sûr il n’est pas un défenseur acharné des droits à la régence autoproclamés par Charles, futur Charles VII, en 1418 : dans le De lapsu et reparatione lus tide, achevé en cette même année, il place son espoir clairement chez Philippe le Bon72. Plus tard, ce sera Henri V, le roi anglais, qui alimentera ses espoirs de res­ tauration de la paix. La raison n’en est pas seulement cynique (il est alors chantre de l’église de Bayeux et son bénéfice relève d’une région tenue par les Anglais), elle procède de l’examen des qualités du souverain, qui semble très au-dessus de son rival français. Ce n’est pas un hasard s’il est alors le seul humaniste français à justifier le transfert de la monarchie des lis à la dynastie des Lancastres73, ce qui n’exclut pas une certaine rudesse de ton à l’égard de l’oc­ cupation anglaise, dont il déplore la brutalité74. Mais ne nous trompons-pas: les idées de Clamanges constituent assurément un unicum dans la pensée politique des humanistes fran­ çais de son temps. Ses collègues s’en tiennent à un strict légitimisme dynastique. Comment en serait-il autrement, puisque tous doivent lem carrière à leur engagement au service de la monarchie ? Ils vivent professionnellement, socialement et culturellement en contact avec l’éli­ te aristocratique qui gravite dans l’entourage royal et qui se retrouve dans ce «Rotary Club» du temps que représente la Cour amoureuse75. À dire vrai, plus que la présence de ces humanistes dans les chancelleries, ce qui devrait surprendre c’est finalement lem faible nombre et la faiblesse de leur influence culturelle sm lem maître. Nicolas de Clamanges en était bien conscient. Dans une réponse à Jean de Montreuil, qui l’invitait à rejoindre la chancellerie parisienne après que Clamanges eut quitté celle d’Avignon, au moment de la première soustraction d’obédience, le trésorier de Langres répondit: «En quelle langue, dis-moi, devrais-je écrire? En latin ou en vulgaire? Je ne pense pas que tu me dises en latin, puisqu’il a été chassé des cours françaises. Si tu me réponds en français, comment peux-tu affirmer que je suis rompu à ce geme d’écriture, alors que je ne l’ai jamais pratiqué? Peut-être diras-tu qu’il pourra m’arriver d’écrire en latin. Si cela arrivait - chose bien rare - mon style n’est en rien conforme à celui qui est généralement suivi. Soit il me faudra corrompre de façon réfléchie et assmée mon style pom le rendre absurde; il aura un parfum d’inculture, d’inélégance, de pauvreté rhétorique, et non cette force de l’éloquence

72 N icolas de C lamanges, Opera omnia, éd. L ydius, t. I, p. 42; le passage essentiel est cité par F. Bérier , L’évolution des idées politiques de Clamanges, in Pratiques de la culture..., op. cit. (n. 8), p. 109-125; en l’occur­ rence, p. 114-115. 73 Voir les textes cités par F. B érier , ibid., p. 116-117. 74 N. DE C lamanges, Expositio in Isaiam: «ecce in manu hostili, in manu crudeli, in manu aquilonari, in manu Anglorum vetustissimorum hostium atque crudelissimorum Franciam nostram gemimus, qui hostili animo odio cuncta dissipare, confundere, exterminare et profligare gloriantur», d’après F. Bérier , Nicolas de Clamanges, Opuscules. Thèse p ou r le doctorat de 3e cycle, Paris, 1976, p. rv bis, qui cite l’édition de A.-E. B ernstein , Nicolas de Clamanges. Biographie critique avec une bibliographie de ses œuvres éditées, in Mémoire (sic), Paris, 1968, p. 17-18. Le commentaire date des années 1423-1426; la datation montre assez clairement que l’attitude de Clamanges n’est tout de même pas celle d’un « collaborationniste » ! 75 Sur l’intégration des humanistes dans la «Cour amoureuse», voir l’étude de C. B ozzolo , H. L oyau et E. O rnato, Hommes de culture et hommes de pouvoir parisiens à la Cour amoureuse, in Pratiques de la culture..., op. cit. (n. 8), p. 245-278.

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57 que je m’efforce de pratiquer quelque peu; soit ces ignares me jugeront ignare. En effet, ni nos princes, ni ceux qui dirigent leur chancellerie ne connaissent quoi que ce soit de l’éloquence pour juger convenablement de ces choses76. » C’est un passage capital, nous semble-t-il, pour comprendre les faiblesses de cet humanisme: le principal «débouché professionnel» de ces maîtres parisiens de l’éloquence apparaissait, aux yeux du plus brillant d’entre eux du moins, comme inaccessible à ces nouveautés. Du reste, aussi zélé cju’il fût, Jean de Montreuil, de son côté, reconnaissait lui aussi que la situation n’était pas idéale. Du moins tentait-il d’y remé­ dier, puisque dans une lettre à Antonio Loschi, vers 1398, il précise que, de temps en temps, il délaissait son travail de scriptor pour dormer des leçons d’are dictaminis à de jeunes scribes de la chancellerie, en leur montrant les lettres pubhques et privées de Salutati qu’il venait de se procurer77. Ainsi, la tradition française des chancelleries ne semblait-elle pas suffisamment propice à l’enracinement d’une éloquence fondée sur des critères nouveaux. La francisation de la pro­ duction officielle apparaissait de plus comme un obstacle dirimant78. Cependant, il faut nuan­ cer cette appréciation. L’argument de Clamanges est-il réellement recevable? La dichotomie radicale entre humanisme et langue vernaculaire qu’il semble poser correspond assurément à sa propre conception des studia humanitatis, puisque lui-même n’a jamais écrit en français et qu’il s’en targue, mais ses collègues ne partageaient pas totalement cette intransigeance. Du reste, les humanistes italiens eux-mêmes n’hésitaient pas à accorder à la langue vernaculaire un statut de langue respectable, comme l’atteste lem débat sur Dante et les réflexions sur les langues79. Nombreux sont les Français à manier les deux langues, dans l’idée qu’il n’y a pas de discordance irréductible entre les deux, que l’éloquence vulgaire a son efficacité et sa noblesse: le travail qu’opère Gerson dans le maniement et la traduction de certaines de ses œuvres latines l’atteste clairement; la recherche précise d’équivalences lexicales manifeste

76 Ms. Montpellier, Fac. de Médecine, H. 87, f. 31: «Die, si placet, quo sim ydiomate scripturus; latine an vul­ gari? Non latino te puto dicturum, quod a nostris iam gallicis curiis repudiatum est. Si vulgari dixeris, quomodo in eo scribendi genere me dices edoctum, quod necdum attigi ? Sed forte dices latino nonnumquam sermone scri­ bi contigere. Si quando id contigerit - quod raro credo esse - stilus meus illi qui observari solet nequaquam congruit. Vel, igitur, consulta et certa sententia in ineptum me degenerare stilum oportebit, qui non cultum, non elegantiam, non splendorem orationis, non aliquam vim servate quam aliquantulam studeo conservare, redolebit, vel me ignarum ignari judicabunt. Neque enim aut principes nostri, aut hi qui cancellis eorum presunt quidpiam eloquentie didicerunt ut idonei rei illius iudices sint»; cité par E. O rnato, jean M uret..., op. cit. (n. 18), p. 68. 77 J ean de M ontreuil, Lettre Fit apud, dans Œuvres complètes, op. cit., 1 . 1, p. 131-132: «Ego sum Johannes ille, qui ab illo latialis eloquentie principe, quantum michi conicere datum est, aut ei eripias sertum illud, scilicet Coluchio, cancellario florentino, ferme ducentas epistulas, tam familiares quam civiles, impetravi emendatas qui­ dem et correctas [...] et pro eloquutionis eruditione pueris meis plerisque aliis non rudibus sunt exemplar. » 78 Sur le développement du français comme langue de chancellerie, voir S. L usignan, Parler vulgairement. Les intellectuels et la langue française aux x iif et xn* siècles, Montréal, 1989, et surtout Id ., Quelques remarques sur les langues écrites à la chancellerie royale de France, in K. F ianu et D. J. G uth éd., Ecrit et pouvoir dans les chancelleries médiévales: espace français, espace anglais, Louvain, 1997, p. 99-109. 79 Voir récemment, M. I. M cL aughlin , Humanism and Italian Literature, in J. K raye éd., Cambridge Companion to Renaissance Humanism, Cambridge, 1996, p. 224-245, et A. M azzocco , Linguistic Theories in Dante and the Humanists. Studies o f Language and Intellectual in Late Medieval and Early Renaissance Italy, Leyde, 2000.

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58 l’idée d’une possibilité de faire franchir le cap de l’éloquence latine à la langue française80. C’est peut-être aussi une caractéristique de cet humanisme français que de rechercher un usage efficace de la rhétorique à travers les différents media linguistiques dont il disposait. Gerson n’était pas le seul à pratiquer le bilinguisme; Laurent de Premierfait agissait de même en multipliant les traductions en français d’auteurs anciens et de plus récents comme Boccace. Sur tous ces aspects, le petit cénacle français partage les mêmes attentes que ses confrères ita­ liens qui, à l’exception de quelques intégristes du latin, tel Niccolò Niccoli, n’ont nullement rejeté en bloc l’usage du vulgaire. La comparaison avec l’Italie n’est bien sûr pas gratuite; jusqu’alors, nous avions évoqué incidemment des analogies ou des discordances entre les deux faces de l’humanisme européen naissant, sans affronter la quaestio vexata des liens entre la France et Fltalie. Pourtant, il a été souvent dit et répété, depuis Alfred Coville au moins et surtout depuis Franco Simone, tout ce que le premier humanisme français avait thé de son homologue transalpin: des échanges épistolaires nombreux, des polémiques anti-pétrarquiennes réitérées après que le Lauréat eut osé prétendre qu’orateurs et poètes ne se trouvaient pas hors d’Italie, l’orgueil bafoué des intel­ lectuels français accablés de voir se prolonger la translatio studii sur les bords de l’Arno ou du Tibre, et qui les pousse jusqu’à inventer une écriture «humanistique » qui leur serait propre81. L’affane est connue et la bibliographie interminable82. A dire vrai, Fltalie constitue l’horizon d’attente de tout ce groupe, même si c’est à regret que tel ou tel lettré français évoque sa dette envers la patrie des studia humanitatis. Inutile donc de revenir sur ce sujet. Il vaut mieux, pour conclure, nous en tenir à quelques traits qui distinguent la fragile pousse parisienne des luxuriantes frondaisons italiennes. 3 . Les raisons d’une diffusion «pelliculaire» de l ’humanisme

Ezio Omato, terminant une enquête sur la diffusion des classiques en France au début du XVe siècle, remarquait que l’humanisme français avait manqué d’esprit de conquête. Seul Jean de Montreuil s’était montré un infatigable prosélyte de la nouvelle culture, d’autant plus zélé que lui-même d’ailleurs était loin d’atteindre aux canons revendiqués; l’œuvre de Guillaume Fillastre intrigue également: à quoi donc pouvait servir ce travail de récupération bibliographique entrepris à Constance et «stocké » à la bibliothèque de Reims ? Avait-il pour objectif de faire de sa cité, à l’instar peut-être de ses grands devanciers comme Hincmar, un centre de rayonnement culturel83? Or le bilan est maigre, sous quelque forme qu’on le décli­ ne. Une prosopographie du personnel humaniste stricto sensu en 1418 se réduirait à quelques noms. Le bilan intellectuel n’est guère plus satisfaisant: il tient à quelques recueils épistolaires, 80 En dernier lieu, voir G. Ouy, Gerson bilingue. Les deux rédactions, latine et française, de quelques œuvres du chancelier parisien, Paris, 1998. 81 E. O rnato, La redécouverte des classiques..., art. cit. (n. 3), p. 84: les humanistes français mettent au point une belle écriture humanistique, la littera antiqua, qui s’inspire de l’écriture de chancellerie du XIIe siècle. 82 Outre l’article de G. O uy, La dialectique..., art. cit. (n. 16), voir, dans le même recueil, G. M ombello, Dalla cattività avignonese alla calata di Carlo VIII. Le tappe dell’influenza culturale italiana in Francia. Risultati e pros­ pettive, ibid., p. 157-207. Pour une étude de cas remarquable autant que singulière, voir D. C ecchetti, op. cit. (n. 26). 83 E. O rnato, Les humanistes français..., art. cit. (n. 3), p. 42-43.

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59 doublés de quelques traités. Mais leur substance ne se distingue pas véritablement par la nou­ veauté des thèmes. En quoi la littérature mystique, exégétique, «sermonnaire » ou politique de Gerson innove-t-elle par rapport à ses contemporains? Certes, sa maîtrise rhétorique est reconnue et unanimement appréciée ; c’est un premier point, si l’on se rappelle que l’éloquen­ ce est la vertu prínceps de l’humanisme - que l’on compare sa prose à celle d’un Pierre d’Ailly et la différence saute aux yeux. Cependant l’ensemble ne donne pas le sentiment qu’un nou­ veau paradigme culturel s’impose sur les bords de Seine. De fait, aussi exaltés soient-ils dans la recherche frénétique des manuscrits, les premiers humanistes parisiens n’apportent pas une réflexion neuve sur les sujets intellectuels du temps. La difficulté d’un bilan tient précisément en cela: qu’entend-on par humanisme? S’il s’agit de la quête philologique, il est désormais acquis que les Français n’avaient pas un si grand retard au début du xve siècle, et qu’en outre, le concile de Constance allait apporter son lot de nou­ veautés supplémentaires. Mais l'humanisme se réduit-il à la philologie? C’est alors que la dif­ férence avec l’Italie révèle plus qu’un hiatus quantitatif: une véritable différence de natene. La pluralité des formes politiques italiennes (monarchie angevine, puis aragonaise, république florentine, duché de Milan, etc.) suscitait ou allait susciter un engagement accru des huma­ nistes dans les chancelleries ou dans les cercles lettrés qui entouraient les princes84: ce poly­ centrisme politique favorisait un polycentrisme culturel et l’émulation; mais surtout, il impli­ quait des productions humanistes, sous forme de traités ou d’échanges épistolaires, souvent opposées les unes aux autres, comme les différents régimes étaient en butte les uns aux autres. Le conflit d’idées (pour rhétorique qu’il fût) doublait les conflits politiques, obligeant chaque camp à approfondir ses arguments85. Rien de tout cela en France, où prévaut un unanimisme des conceptions politiques (avec un bémol pour le cas de Clamanges, comme nous l’avons vu). Plus lourde de conséquences encore, la convergence de vue au sein du milieu humaniste pari­ sien ne poussait guère à l’affinement des thèmes. Comment ne pas être surpris par l’absence de discussions, de contestations même sur la diffusion de l’humanisme ? Dès le début, le poten­ tiel de conflit que recelait la lecture des auteurs profanes a été annihilé par des auteurs qui ont pris soin de montrer la conformité de ces traditions païennes avec la tradition chrétienne. Que l’on pense alors aux vifs échanges des successeurs italiens de Pétrarque avec les opposants aux studia humanitatis, à la virulence d’un Cincio Romano attaquant, au début du XVe siècle, l’Église de Rome responsable de la dégradation de la culture86. Qu’ait existé dès le début, c’està-dire dès Pétrarque, un humanisme chrétien ne saurait masquer les tensions entre studia humanitatis et studia divinitatis et la possibilité revendiquée par les humanistes italiens, fina­ lement, d’une dimension laïque de la culture et des institutions pédagogiques, pouvant débou­

84 Voir, par exemple, les relations de ses séjours curiaux laissées pax Giovarmi Conversino da Ravenna après son service à la cour de Francesco da Carrara à Padoue à la fin du XIVe siècle: B. J. K olh et J. D ay éd., Two Court Treatises, Munich, 1987. 85 Un seul exemple suffira: H. Baron, The Crisis o f Early Italian Renaissance. Civic Humanism and Republican Liberty in an Age o f Classicism and Tyranny, Princeton, 1955, à compléter toutefois par A. L anza, Firenze contro Milano: gli intellettuali fiorentini nelle guerre contro i Visconti (ißgo-1440), Rome, 1991, qui élargit le corpus à des productions non-humanistes. 86 On en trouvera une traduction dans P. Gilli éd., Former, enseigner..., op. cit. (n. 17), t. Il, p. 236-238.

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60 cher occasionnellement sur un authentique anticléricalisme humaniste87. L’humanisme fran­ çais est, au contraire, monocolore: Gerson et Clamanges, malgré des destins publics différents, sont des théologiens88. L’Université n’est pas hostile à l’hmnanisme: elle lui est indifférente, comme s’il ne représentait pas un danger pour elle, du moins pas au début89. Aucun Français ne critique la tradition scolastique à l’instar d’un Bruni critiquant les traductions latines d’Aristote opérées au xme siècle, devenues bases de l’enseignement universitaire90. Au mieux trouve-t-on les remarques que Nicolas de Clamanges adresse aux futurs docteurs en théologie pour les inciter à ne pas se contenter de la vaine gloire des titres académiques, mais au contrai­ re à s’engager dans la pastorale et la prédication91. Il est même frappant de constater que Guillaume Fillastre, ayant fait copier à Constance la version latine réalisée par Bruni du Phédon de Platon, accompagne l’envoi de cet exemplaire à la bibliothèque de Reims d’une lettre-préface dans laquelle, à son tour, il atténue les risques induits par une telle lecture : «Les opinions de ce philosophe, lorsqu’elles s’éloignent de la foi chrétienne, ne doivent pas détour­ ner le chrétien; mais, comme sur de nombreux points, elles concordent avec sa foi, le chrétien peut l’admirer et s’en réjouir, et peut devenir plus résolu et se renforcer dans sa foi du moment que l’on y affirme si solidement l’immortalité de l’âme, les récompenses en relation avec les mérites, et les peines qui seront infligées en relation avec les fautes, après la séparation de l’âme et du corps; le même philosophe, dans le Gorgias, expose de façon très claire que la confession et la pénitence des pêchés en ce monde sont absolument nécessaires pour ime vie sainte; autant de vérités que nous avons reçues de l’autorité de la Loi92.» Si l’on pense aux

87 Sur ce thème, paradoxalement peu travaillé, voir notre contribution à paraître, Les formes de l’anticléri­ calisme humaniste: anti-monachisme, anti-pontificalisme, anti-christianisme, in Humanisme et Eglise..., op. cit. (n. 8). 88 Par exemple, les vives critiques de Clamanges contre les theologi qui abusent les simples gens, contenues dans son Commentaire à Isaïe, ne constituent pas un document isolé et rare : c’est un topos classique qui refleurit chez divers auteurs en ces temps de schisme (sur le texte, voir F. Bérier, art. cit. [n. 72], p. 122-123). Dans le De lapsu et reparatione Ecclesie, Clamanges s’était déjà montré très virulent contre la Curie (voir A. Coville, Le « Traité de la ruine de TÉglise» de Nicolas de Clamanges et sa traduction française de 1564, Paris, 1936) ; il adres­ sera de sévères critiques aux évêques dans le Contra prelatos simoniacos (cf. édition du texte par F. Bérier, op. cit. [n. 74], vol. 2, p. 136-149; l’ouvrage date de 1412). On trouve également une dénonciation des gens d’Eglise, en par­ ticulier de certains maîtres en théologie parisiens, dans les lettres de Jean de Montreuil, notamment celle qu’il adres­ sa à Nicolas de Clamanges en 1417, Epilogo quem, où il accuse des clercs d’être responsables de la ruine de la France, de favoriser l’esprit de clan et de parti au détriment de l’intérêt général: il cite alors ce dominicain, maître en théo­ logie, qui proclamait qu’il aurait préféré dîner avec le diable plutôt qu’avec un Armagnac ! (lettre 215, op. cit., p. 347). II conclut cette lettre en rappelant l’inconséquence des théologiens réunis à Constance, qui ne parviennent pas à se mettre d’accord, triste illustration des défauts de leur culture. 89 Lorsque Guillaume Fichet se mit à enseigner la rhétorique à l’Université de Paris, il suscita de nombreuses oppositions: voir E. Beltran, Une rédaction inconnue..., art. cit. (n. 12), p. 363. 90 Texte dans L eonardo Bruni, Opere letterarie e politiche, éd. P. Viti, Turin, 1996, p. 150 sq. 91 Edition du texte par F. Bérier, op. cit. (n. 74), t. Il, p. 104-135. 92 Ms. Reims, BM 862, f. 5IV: «Huius autem gentilis philosophi dicta, ubi a fide Christiana deviant, non moveant Christianum sed quomodo in multis concordant admiretur et gaudeat fiatque promptior ad credendum et firmior solidetur in fide cum et animas perpetuas premia pro meritis, penas pro culpis accepturas post separatio­ nem a corpore tam constanter affirmet. Itemque philosophus in Gorgia suo confessionem et penitenciam peccato­ rum in hac vita omnino necessariam ad vitam beatam evidentissime probat, quod nos ex legis auctoritate recepi­ mus. » Voir J. H ankins, Plato in the Italian Renaissance, t. II, Leyde, 1990, p. 496-497.

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61 difficultés que l'aristotélisme avait eues pour s’imposer à l’Université de Paris durant le xme siècle, on demeure stupéfait par la capacité de ces théologiens humanistes français à intégrer («à tenter d’intégrer» serait plus juste) sans coup férir le platonisme, en éliminant par avan­ ce tous les points sensibles de discordance entre la doctrine grecque et la foi chrétienne93. Ainsi, avant même que les œuvres platoniciennes ne soient pleinement reçues en France, notamment à l’Université, d’illustres personnages s’évertuaient à les rendre compatibles et conformes. Devant une telle audace, on ne sait s’il faut davantage admirer chez ce prélat l’ef­ fort de tolérance ou la tentative d’émasculation du platonisme ! Le «préchristianisme » suppo­ sé de Platon n’est-il qu’un paravent avancé par Fillastre pour permettre une lecture «désar­ mée» du philosophe ou, au contraire, s’agit-il d’un garde-fou qui doit impérativement s’im­ poser à qui s’aventure sur ces chemins nouveaux? Pas de discordances doctrinales entre théologiens et humanistes, pas de divergences poli­ tiques parmi les quelques lettrés: l’humanisme français ne consistait qu’à revêtir de beaux atours une tradition culturelle ne varietur (si l’on excepte l’arrivée de textes platoniciens - en nombre encore très restreint - dans lem traduction latine) depuis le milieu du xive siècle. Bien sûr, il était intimement vécu et ressenti par ceux qui pratiquaient ce culte de l’éloquence. Mais l’absence d’alternative culturelle portée par cette rhétorique renouvelée pouvait-elle susciter un engouement durable ? Alors que l’humanisme devenait, au prix de tensions sans cesse répé­ tées, le support dominant de la culture italienne du Quattrocento, son homologue français semblait plutôt une mode mal enracinée, touchant quelques happy few convaincus de la supé­ riorité de leurs écrits, mais négligés par les gouvernants laïques et religieux. Car, au final, l’échec du premier humanisme français (que son acte de décès soit désormais postdaté au delà de 1418 ne représente, somme toute, qu’une variation négligeable : les œuvres de Clamanges, Montreuil, etc. n’ont eu aucune postérité dans la France du XVe siècle; on ne ht pas leurs manuscrits94) renvoie à l’organisation politique dominante, c’est-à-dire à l’aristocratie, struc­ ture portante de la royauté, et à ses attentes culturelles comme mécène. Or, la monarchie, les princes fleurdelisés et leurs vassaux ne se sont pas empressés auprès des tenants de l’huma­ nisme. Certes, les navarristes constituent une pépinière de «hauts fonctionnaires», mais leur marque propre ne semble pas s’imposer comme xme claire nécessité auprès des dirigeants. La culture courtoise si violemment prise à partie par les lettrés humanistes (depths Pétrarque) continue de vivre un «bel automne»95. Le contraste est marquant avec les débats du premier humanisme florentin et milanais sur la noblesse, qui remettaient en question la classe nobi­ liaire96. S’il existe xme dénonciation de l’incapacité de la noblesse à assurer son rang, à

93 Les thèmes qu’évoque Fillastre (immortalité de Fâme, récompenses et punitions célestes proportionnées aux mérites et aux fautes ici-bas, etc.) sont précisément ceux qui poussèrent Etienne Tempier à condamner Aristote en 1277: voir, parmi une vaste littérature, F.-X. P utallaz, Insolente liberté. Controverses et condamnations au x n f siècle, Paris, 1995. 94 L’enquête est en cours, mais la plupart des auteurs du «deuxième humanisme» français, c’est-à-dire les Jean Jouffroy, Guillaume Fichet, Francesco Fiorio, etc., ne semblent pas avoir connu les textes de leurs illustres pré­ décesseurs: voir E. Beltran, L’humanisme français au temps de Charles VII et Louis XI, in Préludes..., op. cit. (n. 3), p. 61. 9d Cf. J.-P. Boxjdet, Histoire culturelle de la France, t. I, Moyen Age, Paris, 1997, p. 225 sq. 96 C. D onati, Videa di nobiltà in Italia. Secoli xir-xnu, Rome, 1988, p. 5-17, et P. Gilli, A u miroir de l ’huma­ nisme..., op. cit. (n. 71), p. 467-476. Encore faudrait-il remarquer l’adéquation entre la critique humaniste de la

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62 défendre la France, elle n’est pas à rechercher prioritairement chez les humanistes français, mais dans les chroniques ou dans les journaux tenus par des bourgeois exaspérés par les impôts et rinefficacité des armées françaises97. Même si l’on retrouve le thème de la «Deploratio status regni » chez Clamanges ou Gerson, il ne débouche pas sur ime délégitima­ tion de la noblesse ou de la monarchie98. Il est tout à fait significatif que rien n’ait filtré en France, dans ces années 1400-1420, des polémiques interitaliennes sur la meilleure forme de gouvernement, et notamment sur les avantages du régime républicain, tels que les humanistes florentins les défendaient. Il faut cependant ajouter que ces caractéristiques du premier humanisme français se retrouvent presque inchangées dans le «deuxième humanisme», qui refleurit au milieu du xve siècle; ses thématiques ne sont guère renouvelées, mais, cette fois-ci, on ne lui coupera plus les ailes : ses plus illustres représentants investissent TUniversité de Paris, voire quelques univer­ sités de province. Ils rédigent des grammaires latines; mais le fondement de leur démarche demeure essentiellement philologique. La plupart de leurs écrits manifestent le même confor­ misme doctrinal que celui de leurs aînés. On chercherait en vain une originalité dans les thèmes abordés. Sur le fond, l’humanisme de Fichet et Tardif apparaît comme un calque du premier humanisme; les succès sont, du reste, assez progressifs. Et pourtant, désormais le pli est pris. L’appui dorénavant acquis des rois favorise un plus sûr enracinement institutionnel: d’une certaine façon, le recours à des humanistes dans les ambassades, voire à la tête d’am­ bassades, témoigne de cette proximité politique retrouvée entre une nouvelle élite culturelle et la royauté, - mais Gontier Col, Jean de Montreuil, puis Jean Chartier avaient ouvert la voie.

noblesse des cités italiennes et l’extrême fluidité sociale de ce groupe aristocratique dans ces mêmes cités, compo­ sé de quelques magnati et de représentants du popolo grasso, qui ont accaparé les fonctions politiques, situation que l’on ne retrouve pas en France. En d’autres termes, l’absence de critique sociale et le conformisme idéologique des humanistes français correspondent tout à la fois à leur position de classe et de fonction, qui les rend solidaires de l’aristocratie nationale et à l’inexistence d’une véritable alternative dans la société politique de la France de Charles VI. Le fait que la plupart de ces premiers humanistes français soient issus des milieux populaires ou de la petite bourgeoisie n’a abouti qu’à un surcroît de conservatisme social. Plusieurs lettres de Jean de Montreuil sont pleines de mépris pour le peuple et son ignorance. 97 Voir, par exemple, F. Autrand, La déconfiture. La bataille de Poitiers dans quelques textes français des xive et xve siècles, in P. Contamine, C. Giry-D eloison et M. Keen éd., Guerre et société en France, en Angleterre et en Bourgogne, xi^- xÿ1 siècle, Lille, 1991, p. 93-121. 98 Le De lapsu et reparatione Iusticie de Nicolas de Clamanges (révisé après 1418) renvoie même l’image d’une stratigraphie sociale à restaurer: noblesse, clergé, peuple, avec comme pierre de touche le roi, garant de la stabilité du système (voir F. Békier, Nicolas de Clamanges, op. cit. [n. 74], 1 . 1, p. xxxix).

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GUILLAUME FILLASTRE E T MANUEL CHRYSOLORAS: LE PREMIER HUMANISME FRANÇAIS FACE AU GREC

Christian

F

o rstel

(Bibliothèque nationale de France)

Composée de nombreux auteurs classiques, la bibliothèque réunie par le cardinal Guillaume Fillastre pour le chapitre de Reims est considérée à juste titre comme un des témoignages les plus éclatants de la diffusion de l’humanisme en France. Dans cette collection, les textes grecs ne sont pas absents : y figurent en effet plusieurs dialogues platoniciens, YEthique d’Aristote, des Vies de Plutarque et la Géographie de Ptolémée1. Ces textes toutefois ne sont représentés qu’en traduction latine: leur présence ne signifie en rien une quelconque maîtrise du grec et, de ce point de vue, Fillastre ne paraît guère se dis­ tinguer des lettrés français qui l’ont précédé dans son intérêt pour la littérature antique. Pour eux comme pour lui, le vieil adage Graecum est, non legitur semble garder toute sa valeur. Cette méconnaissance du grec transparaît jusque dans les manuscrits d’auteurs latins possédés par Fillastre: dans l’exemplaire du De officiis de Cicéron (Reims 871) que Fillastre a fait transcri­ re en 14162, les quelques mots grecs cités par Cicéron sont translittérés en caractères latins. Néanmoins cette translittération des citations grecques de Cicéron ne doit pas induire en erreur : à y regarder de plus près, la transcription du copiste employé par Guillaume Fillastre se révèle en effet souvent parfaitement correcte. Or, cette relative correction est en elle-même hautement significative. Dans les manuscrits médiévaux d’auteurs classiques latins, les passages grecs avaient en effet été défigurés au fil des copies au point de devenir totalement méconnaissables. Ce n’est qu’à l’extrême fin du xive et au début du xve siècle, dans l’entourage du chancelier de Florence, Coluccio Salutati, et sous l’impulsion du lettré byzantin Manuel Chrysoloras que l’on commence à rétablir les passages grecs disséminés dans les œuvres de Cicéron, comme chez d’autres auteurs latins. Telle que l’on peut l’observer dans quelques manuscrits de la bibliothèque de Salutati,

1 Cf. E. Ornato, Les humanistes français et la redécouverte des Classiques, in Préludes à la Renaissance. Aspects de la vie intellectuelle en France au xve siècle, éd. C. Bozzolo, E. Ornato, Paris, 1992, p. 1-45: 20-23; C. Jeudy, La bibliothèque cathédrale de Reims, témoin de l’humanisme en France au XVe siècle, in Pratiques de la culture écrite en France au xve siècle, éd. M. Ornato, N. P ons, Louvain-la-Neuve 1995, p. 75-91: 82-88; P. Gautier D alché, L’œuvre géographique du cardinal Fillastre ( f 1428). Représentation du monde et perception de la carte à l’aube des découvertes, in Archives d ’Fiistoire doctrinale et littéraire du Moyen Age, t. 59, 1992, p. 319-383. 2 Catalogue des Manuscrits en écriture latine po rta n t des indications de date..., t. V, Paris, 1965, p. 289.

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64 cette restauration s’est faite en plusieurs temps: le passage grec à l’origine écrit en onciale, mais devenu totalement illisible, est transcrit dans une minuscule contemporaine, souvent par Manuel Chrysoloras lui-même, puis traduit en latin et parfois même translitéré3. Cette restitution exigeait, on le voit, une maîtrise parfaite de la littérature grecque, ainsi qu’une bonne connais­ sance du latin, deux qualités que seule une collaboration entre l’un des plus grands intellec­ tuels grecs de son temps et les humanistes florentins pouvait offrir. Pour le De officiis, Fillastre avait, selon toute vraisemblance, eu accès à un modèle déjà corrigé et donc au moins indirectement issu du milieu des premiers élèves de Manuel Chrysoloras. Mais ce recours à une source émanant du cercle florentin autour de Chrysoloras ne signifie pas en lui-même que Fillastre portait un intérêt particulier au grec. Le choix du modèle pou­ vait somme toute être motivé par de nombreuses autres raisons ou n’être que fortuit. Loin d’être accidentel, l’intérêt de Fillastre pour le grec est pourtant bien réel. Il est démon­ tré par un document capital, édité par James Hankins dans son ouvrage classique sur Platon à la Renaissance italienne : le prologue que Fillastre a fait placer en tête de l’exemplaire du Phédon qu’il envoie de Constance au chapitre de Reims en 1416 {Reims, BM 8Ó2)4. Dans ce prologue, Fillastre défend contre les critiques la lecture du Phédon en s’inspi­ rant notamment d’un passage de la Cité de Dieu d’Augustin, avant d’insister, en conclusion, sur les bénéfices d’une lecture chrétienne du dialogue. Rien d’inattendu, somme toute, puis­ qu’il s’agissait d’accompagner l’envoi d’un ouvrage païen à une bibliothèque capitulaire qui n’était pas encore ouverte à la production littéraire humaniste. Plus intéressant pour nous est le paragraphe que Fillastre insère au milieu de cette apo­ logie : après la référence à saint Augustin, auteur éminemment susceptible de lui valoir la bien­ veillance de ses confrères chanoines, Fillastre en vient à parler de la version latine du Phédon. Le manuscrit renferme en effet la traduction composée par Leonardo Bruni, élève de Manuel Chrysoloras et protégé de Coluccio Salutati, avant de devenir secrétaire apostolique de Jean XXIII et d’assister à ce titre à une partie des séances du concile de Constance. En 1416, la réputation de Bruni était déjà grande, grâce notamment à ses œuvres littéraires comme les Dialogi ad Petrum Paulum Istrum (1403)5, dont Fillastre fit d’ailleurs copier le premier livre pour la bibliothèque de Reims6, mais aussi grâce à ses traductions de Platon et d’Aristote7. La version du Phédon, quant à elle, remonte à 1404-14058 et constitue la seconde version latine conservée du dialogue, puisque celui-ci avait déjà été traduit par Henri Aristippe au milieu du XIIe siècle9. 3 Cf. C. Bianca, éd., Coluccio Salutati, De Fato et Fortuna, Florence, 1985, p. lxiii; V. F era, Un nuovo libro della biblioteca del Salutati, in Munusculum. Studi in onore di Fabio Cupaiuolo, éd. G. P olara, Naples, 1993, p. 35 et n. 25, ainsi que dernièrement A. R ollo, Problemi e prospettive della ricerca su Manuele Crisolora, in Manuele Crisolora e il ritorno del greco in Occidente éd. R. Maisano, A R ollo, Naples, 2002, p. 31-85:79-81. 4 J. FIankins, Plato in the Italian Renaissance, t. II, Leyde-New York, 1990, p. 496-497. Pour la description du manuscrit, cf. ibid., p. 714 et C. Jeudy, art. cit., p. 84 et n. 31. 5 P. Viti, éd., Opere letterarie e politiche di Leonardo Bruni, Turin, 1996, p. 78-143 et surtout S. U. Baldassarri, éd., Leonardo Bruni, Dialogi a d Petrum Paulum Histrum, Florence, 1984, dont le texte repose sur l’étude de l’ensemble de la tradition manuscrite. 6 Reims, BM m i; Cf. Baldassarri, op. cit., p. 18-19 et 101-102. 7 Cf. FIankins, op. cit. (n. 4), t. II, p. 367-378. 8 Cf. H ankins, op. cit., p. 378 et V iti, op. cit., p. 44. 9 Cf. L. Minio-P aluello, Phaedo interprete Henrico Aristippo (Plato Latinus, II), Londres, 1950, p. IX.

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65 Évoquant la traduction de Bruni, dont le manuscrit de Reims constitue au demeurant un des tout premiers témoins datés, Fillastre s’exprime en ces termes : «Je n’omets pas le choix du traducteur Leonardo, un Latin sachant le grec, qui a traduit par­ tout animum ou animus, là où je me demandais non sans hésiter s’il ne fallait pas plutôt tra­ duire le grec par anima. A cette occasion, je me suis enquis auprès d’un Grec très expert dans les deux langues, Emmanuel, qui m’a fermement assuré que les Grecs possédaient deux mots pour animus et anima et qu’il existait en grec un mot qui signifie anima. Ainsi ils donnaient à ce livre le titre suivant: Phédon de Platon ou De anima, de même que l’on dit le De anima d’Aristote10. » Comme l’a vu Hankins, F «Emmanuel» dont parle Fillastre ne peut être que Manuel Chrysoloras : appelé dès 1409 par le pape élu à Pise, Alexandre V, Manuel se trouvait depuis 1410 auprès du successeur d’Alexandre V, Jean XXIII, d’abord à Bologne, puis à Rome11. Guillaume Fillastre se trouvait à la curie depths 1411, date de sa nomination comme cardinal du titre de Saint-Marc. Fillastre a donc rencontré Manuel Chrysoloras et cette rencontre a pu avoir lieu à Rome dans l’entourage du pape Jean XXIII, ou à Constance dans les premiers mois du concile. À l’instar de Fillastre, et même si c’est à un niveau moins élevé, Chrysoloras occupait en effet une position importante à la Curie romaine, non seulement comme ambassadeur et proche conseiller de l’empereur d’Orient, mais aussi comme conseiller du pape. Ce dernier rôle large­ ment ignoré ressort clairement de plusieurs documents contemporains : en 1410, Chrysoloras fut ainsi chargé de porter des lettres du pape au patriarche de Constantinople Matthieu; relaté par le chroniqueur de Funion des églises Sylvestre Syropoulos12, cet épisode permet de com­ prendre la nature de la mission qu’avait confiée le pape romain à Chrysoloras : de toute évi­ dence, Chrysoloras devait servir d’intermédiaire entre l’église romaine et l’église orthodoxe et ainsi faire avancer la cause de Funion des églises. La conclusion d’une telle union aurait en effet considérablement renforcé la position du pape de l’obédience pisane. Dans une lettre datée de 1413 et adressée à Uberto Decembrio, son ancien élève lombard, Chrysoloras indique ainsi que Jean XXIII l’avait retenu à la Curie en lui faisant comprendre que sa présence serait utile pour les relations «avec les régions orientales de la chrétienté, en vue de Funion de l’Eglise et du combat contre les infidèles »13. Même si les négociations avec Constantinople n’ont pas donné de résultat probant, Chrysoloras est demeuré proche du pape : en 1413, il est chargé de parti­ ciper à la mission qu’envoie Jean XXIII en Lombardie pour négocier avec Sigismond d’Autriche

10 Voici le texte latin: «Nec pretermitto sensum interpretis Leonardi qui Latinus fuit cum pericia lingue grece et ubique “animum” vel “animus” interpretatus est ubi ego [ergo ego Hankins, mais ergo est barré dims le manus­ crit] hesitavi utrum “animam” pocius interpretari debuisset ex greco. Hac occasione percontatus [permutatus Hankins] sum a Greco utriusque lingue peritissimo Emanuele qui michi constanter asseruit Grecos duas dictiones habere pro animo et pro anima, et in greco haberi verbum quod animam significat, quinymo apud eos hunc librum intitulari “Phedon Platonis seu de anima”, sicut dicitur Aristotelis “de anima” liber. » 11G. Cammelli, I dotti bizantini e le origini dell’umanesimo, 1 . 1, Manuele Crisolara, Florence, 1941, p. 148-150. 12 V. L aurent, éd., Les ‘Mémoires’ du Grand Ecclésiarque de l ’Eglise de Constantinople Sylvestre Syropoulos sur le concile de Florence, Paris, 1971, p. 108, 1. 13-22. 13 «Erga illas orientales partes, quoad unionem Ecclesiae et quoad infidelium oppressionem» (Cammelli, op. dt-, p. 153).

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66 les modalités de la tenue du concile œcuménique : l’ambassade pontificale est formée par deux membres influents du collège des cardinaux, le Florentin Zabaxella, le Savoyard Challant et Manuel Chrysoloras, miles Constantinopolitanus14. Décédé quelques mois après l’ouverture du concile, en avril 1415, Manuel Chrysoloras fera l’objet d’éloges appuyés de la part des humanistes italiens : l’épitaphe rédigée par Pier Paolo Vergerio, ancien élève de Chrysoloras à Florence, précise qu’il était tenu en telle estime par les participants au concile, qu’il était consi­ déré comme digne «du sacerdoce suprême»15. Malgré l’exagération rhétorique, l’éloge de Vergerio est révélateur de la position qu’avait acquise Chrysoloras aussi bien à la curie que dans les débats conciliaires. Cette influence rend vraisemblable qu’il ait rencontré Guillaume Fillastre, un des membres les plus en vue du collège des cardinaux. L’important, toutefois, ce n’est pas tant qu’une telle rencontre ait eu heu, mais c’est qu’elle ait eu pour objet la solution d’une question à la fois linguistique et philosophique. Si l’on résume les indications contenues dans le prologue au Phédon, Fillastre avait donc soumis à Chrysoloras ses doutes sur un point particulier de la traduction de Leonardo Bruni, la tra­ duction du mot grec Dans le Phédon, Bruni traduit en effet constamment \]ro%fi par animus, alors que Fillastre s’attendait à trouver le vocable anima. La différence peut paraître dérisoire, tant animus et anima ont une signification proche. Malgré cette proximité séman­ tique, le choix de Firn ou l’autre terme n’en est pas moins hautement significatif. Pour Bruni, le recours à animus est en effet parfaitement conscient et voulu: dans le Phédon, cette tra­ duction est systématique, comme le remarque Fillastre, et ce parti pris apparaît clairement dès la préface16 qui figure dans le manuscrit de Reims immédiatement après le prologue de Fillastre et avant la version du Phédon proprement dite. Dans cette préface, dédiée au pape Innocent VII, Bruni affirme vouloir informer le pape de ses études les plus récentes : il lui envoie donc sa traduction du Phédon, Platonis librum de immortalitate animorum, écrit Bruni17. Placé dans le titre que donne Bruni au Phédon1 ani­ mus ne peut être qu’un mot mûrement choisi. Dès la préface, le choix de animus comme équi­ valent de \|ro%f] est donc clairement posé. La phrase qui suit immédiatement la mention du titre latin attribué au Phédon permet cependant d’aller plus loin : si Bruni envoie le livre au Pape, il le fait en effet «afin que celuici, qui a obtenu du ciel la charge des âmes (animarum cura) puisse comprendre ce que Platon pensait au sujet de l’âme (de animo) ». Ce livre plaira donc au pape et sera utile aux autres hommes tant pour leur doctrine que pour la confirmation de la foi chrétienne. «Car n’est pas une part négligeable de la religion, celle qui traite de nos âmes après la mort de l’homme (1quae ad animas nostras post mortem hominis pertinet)18. »

14 Cf. Cammelli, p. 162 et n. 1. Considéré de toute évidence comme un document capital pour Fhistoire du concile, le texte de la bulle pontificale nommant les trois négociateurs est également cité par Ulrich von Richenthal dans sa chronique du concile: cf. O. F eger, éd., Ulrich von Richental, Das Konzil zu Konstanz, t. I, StambergConstance, 1964, p. 157-158. 10 «Obiit ea existimatione u t ab omnibus summo sacerdotio dignus haberetur», Cammelli, op. cit., p. 167-168. 16 Ed. H. Baron, Leonardo Bruni Aretino : Humanistisch-philosophische Schriften mit einer Chronologie sei­ ner Werke und Briefe, Leipzig, 1928, p. 3-4. 17 Ibid., p. 4 , 1. 4-5. 18 Ibid., p. 4, 1. 8-13.

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67 Dans la préface, Bruni recourt, on le voit, alternativement à animus et à anima; il écrit animus lorsqu’il est question de la doctrine platonicienne. En revanche, lorsqu’il évoque la charge des âmes qui incombe au pape, il choisit anima : cette fois-ci le contexte est en effet purement chrétien. La terminologie chrétienne s’impose également dans la remarque plus géné­ rale sur la place de la doctrine des âmes dans la religion. Ces quelques phrases de la préface offrent la clef du choix lexical qu’opère Bruni dans sa traduction. Si Bruni choisit animus pom: rendre le \jrojcn de Platon, c’est pour établir ainsi une ligne de démarcation lexicale entre l’âme platonicienne et l’âme chrétienne. En ayant recours à deux termes différents pour désigner Pâme selon qu’elle est mentionnée dans un contexte pla­ tonicien ou chrétien, Brani prend ses distances par rapport à Platon et souligne son adhésion à la doctrine chrétienne. Mais ce choix a également une autre raison d’être, plus littéraire celle-là, mais tout aussi fondamentale aux yeux de Bruni. La traduction de \|/u%fi par animus a en effet des antécé­ dents illustres qui à eux seuls suffisent à en légitimer l’usage dans le milieu des humanistes italiens: c’est la traduction adoptée par les auteurs latins classiques et plus particulièrement par Cicéron. Légitimée par l’auteur dont Pétrarque disait qu’il lui vouait la plus grande amitié et véné­ ration19, la traduction du \|/u%f| platonicien que retient Bruni n’en est pas moins contestée par Fillastre. La réaction de Fillastre n’est cependant pas due à une méconnaissance de l’attitude cicéronienne ; une note de première main portée en marge du passage du prologue dans lequel est évoqué l’opinion de Chrysoloras signale en effet: Tullius tamen ubique scribit animus, super hoc vide Lactantium De utroque homine20. Fillastre savait donc que Cicéron désignait l’âme par le terme animus et le fait même qu’il fasse ici référence à Cicéron semble indiquer qu’il identifiait en lui le véritable modèle de Bruni. Cette constatation n’est pas sans importance: Fillastre était de toute évidence au fait de l’in­ fluence exceptionnelle qu’exerçaient les écrits de Cicéron sur les humanistes italiens. La connaissance de la terminologie cicéronienne dont témoigne la note n’est cependant pas directe: la véritable source de Fillastre est le De ira Dei de Lactance, qui est ici cité sous son titre médiéval. Dans ce traité, Lactance rapporte en effet un passage du premier livre des Tusculanes où Cicéron aborde la question de l’origine des âmes21. S’inspirant de la philoso­ phie platonicienne, Cicéron y affirme que l’origine des âmes n’est nullement terrestre, mais bel et bien divine: Animorum nulla in terris origo inveniri potest. La traduction cicéronienne de \|/u%f| par animus apparaît clairement. On peut cependant se demander pourquoi Fillastre ne renvoie pas directement aux Tusculanes : il connaissait en effet ce texte, qu’il a fait trans­ crire également pour la bibliothèque de Reims22. La réponse, c’est probablement que la cau-

19 « Homine michi super omnes amicissimo et colendissimo » (G. F racassetti, éd., Francesco Petrarca, Opere: Epistolae de rebus familiaribus, Florence, 1975, p. 1248, 1. 3). 20 H ankins, op. cit. (n. 4), p. 497. Le copiste a inséré le signe de renvoi juste après la référence au De anima d’Aristote (v. plus haut note 10). 21 L actance, La colère de Dieu, éd. C. Ingremeau, Paris, 1982 (Sources Chrétiennes, 289), p. 140, 1. 216-224 et p. 249. La citation est tirée des Tusculanes I, 66. 22 Même manuscrit Reims, BM 862. Cf. C. Jeudy, art. cit. (n. 1), p. 84 et n. 31.

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68 tion chrétienne que fournit Lactance lui importait plus ou tout au moins autant que la seule citation cicéronienne. Mais au-delà du contenu de ce passage, le renvoi au De utroque homine de Lactance, titre médiéval qui recouvre en fait le De ira Dei et le De opificio Dei, est en soi significatif: ces deux textes venaient en effet seulement d’être redécouverts à l’époque à laquelle Fillastre écrit son prologue23. Là encore, cette œuvre est présente dans les livres envoyés par Fillastre à Reims2425. Bien qu’elle puisse se prévaloir du précédent cicéronien, la traduction de \|/t>%f| retenue par Bruni ne trouve pas grâce aux yeux de Fillastre; ce rejet ne doit cependant rien à un quel­ conque mépris pour le latin classique. Cicéron, on le sait, est massivement représenté parmi les livres que Fillastre envoie à Reims. La sélection qu’opère Fillastre couvre aussi bien les discours que les œuvres philosophiques et elle est largement influencée par les humanistes ita­ liens, élèves de Pétrarque. La critique de Fillastre ne porte donc pas sur le modèle cicéronien qui inspire Bruni, elle s’adresse exclusivement à Brani lui-même. A ce titre, les termes mêmes de la lettre d’envoi sont évocateurs : Leonardo Bruni y est en effet qualifié de Latinus cum peritia linguae Graecae. Concernant un des humanistes ita­ liens les plus en vue, ce jugement n’est pas excessivement chaleureux. Fillastre se montre net­ tement plus élogieux à l’égard de Manuel Chrysoloras, qualifié de Greco utriusque linguae peritissimo. Ceci s’explique sans doute en partie par la défiance entre humanistes français et italiens, défiance alimentée par la situation politique et religieuse, mais dont la source doit être cherchée du côté des remarques condescendantes de Pétrarque à l’égard de la culture fran­ çaise. Dans ce domaine, le protecteur de Bruni, Coluccio Salutati, n’était pas en reste : «les Français », écrit-il ainsi en 1406, «écrivent un latin extrêmement barbare » - Gallos, quibus lati­ nitatis est summa barbaries25 - et l’on pourrait multiplier de tels exemples. S’ils y ont incontestablement contribué, les jugements peu amènes des humanistes ita­ liens sur leurs homologues français ne suffisent toutefois pas à expliquer à eux seuls la réser­ ve de Fillastre. Si Fillastre rejette l’équivalence animus/\\ix>yf\, c’est qu’il refuse la séparation formelle entre âme chrétienne et âme platonicienne que cette traduction permet d’établir. Le choix d’anima, en revanche, permet de souligner la continuité entre la doctrine platonicienne de Fimmortalité de l’âme et la foi chrétienne. Aux yeux de Fillastre, cette continuité ne signifie toutefois pas que la doctrine platoni­ cienne précède la veritas chrétienne : bien au contraire, à l’instar des auteurs chrétiens de l’antiquité, à l’instar notamment de Lactance, auteur qu’il connaissait manifestement fort bien, Fillastre pense que Platon n’a fait qu’emprunter à la révélation chrétienne l’essentiel de sa philosophie26. Nul doute qu’il aurait accepté le célèbre jugement attribué à Numénius et rap­ 23 Cf. E. W alser, Poggius Florentinus, Leben und Werke, Leipzig-Berlin, 1914, p. 54 et 55 n. i: cette redé­ couverte est mentionnée dans la lettre que Cencio dei Rustici envoie de Constance à Francesco da Fiano, cf. L. Bertalot, Cincius Romanus und seine Briefe [1929-1930], in Studien zum italienischen und deutschen Humanismus, éd. R 0 . K risteller, t. II, Rome 1975, p. 131-180: 146. 24 Reims, B M 381; cf. C. J eudy, art. cit. (n. 1), p. 86 et n. 44. 25 F. N ovati, éd., Epistolario di Coluccio Salutati, t. IV, Rome, 1905, p. 220. 26 Cette opinion est presque un lieu commun dans la littérature chrétienne de l’antiquité: voir les témoi­ gnages de Justin, Clément d’Alexandrie, Origène et Eusèbe rassemblés dans H. D örre, M. Baltes, Der Platonismus in der Antike. Grundlagen, System, Entwicklung, t. II, Der hellenistische Rahmen des kaiserzeitlichen Platonismos, Stuttgart-Bad Cannstatt, 1990, p. 198-216 et 488-505.

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69 porté par Clément d’Alexandrie et Eusèbe de Césarée : «Qu’est Platon sinon un Moïse parlant attique27? » Une telle conception de l’histoire de la philosophie n’a cependant rien d’original : elle reste en effet encore d’actualité bien au-delà du XVe siècle et elle était évidemment partagée dans ses grandes lignes par Leonardo Bruni. Néanmoins, l’attitude des humanistes italiens et notam­ ment de Leonardo Bruni tend à nuancer le vieux schéma tardo-antique: un passage de la pré­ face de Bruni au Phédon en offre une illustration intéressante. Bruni y explique que Platon s’accorde avec la vraie foi, non seulement en ce qui concer­ ne la théorie de l’âme, mais également dans beaucoup d’autres domaines, «si bien que je ne m’étonne nullement que quelques-uns aient cru que Platon n’ignorait pas les livres des Hébreux. Constatant en effet un tel accord entre les doctrines il leur était impossible de croire que Platon ait dit ces choses de son propre chef, mais ils pensaient qu’il les avait apprises du pro­ phète Jérémie lorsqu’il est allé en Egypte, ou alors qu’il les avait lues dans les livres sacrés que les Septante ont traduits en grec. Même si c’est impossible du fait de la chronologie, cela per­ met néanmoins de faire comprendre ce que je veux montrer maintenant, à savoir que ce phi­ losophe que je t’envoie ne s’éloigne en rien de la vraie religion [...], mais qu’il s’en rapproche à tel point qu’il passe pour avoir tiré les fondements de ses affirmations de nos livres [sacrés]28. » La filiation traditionnelle qui conduit de la sagesse hébraïque à Platon sert ici d’indice démontrant la grande proximité entre la philosophie de Platon et la foi chrétienne. Néanmoins l’opinion de ceux qui pensent que Platon a appris sa doctrine de Jérémie, voire des Septante, pèche par anachronisme: de telles relations sont historiquement impossibles. Pour déceler cette double incompatibilité, la lecture d’une chronique aussi diffusée que celle d’Eusèbe était suf­ fisante. Il n’en reste pas moins une question: pourquoi Bruni cite-t-il une opinion si manifeste­ ment contraire à la vérité historique ? S’il est en effet admis par presque toute la littérature antique que Platon a bel et bien séjourné en Egypte29 et si les chrétiens ont greffé sur ce séjour une influence hébraïque, quel écrivain tardo-antique peut aller jusqu’à soutenir une influen­ ce directe de Jérémie ou des Septante sur Platon ? Bruni ne nomme pas sa source - pas plus que son éditeur moderne -, mais cette source existe bel et bien et elle lui a non seulement fourni l’opinion de ceux qui croient en un lien direct reliant Jérémie ou les Septante à Platon, elle lui a également fourni la réfutation de cette thèse : il s’agit du chapitre n du livre VIII de la Cité de Dieu d’Augustin. La comparaison entre les deux textes ne laisse subsister aucun doute sur l’étroite dépendance de Bruni à l’égard d’Augustin :

27C lément, Stromates, I, 22 (éd. 0 . S tählin , O. F rüchtel, Berlin, i960, p. 9 3 , 1. 10-11) et E usèbe, Préparation Évangélique, IX, 6 (éd. K. M ras, Berlin, 1954, p. 4 9 3 , 1. 19-20) = N uménius, fragment 8 (éd. E. des P laces , Paris, 1973, P- 5F 1- 1.3)28 H. B aron, op. cit. (n. 16), p. 4 , 1.19-33. 29 Voir H. D örrie, M. B altes, op. c i t , p. 166-176, 425-458 et B. M athieu , Le voyage de Platon en Egypte, in Annales du Service des Antiquités de l ’Égypte, t. 71, 1987, p. 153-167.

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70 Bruni, éd. Baron, p. 4, 1. 19-33 Quamquam non in hac dumtaxat parte rectae atque verae fidei Plato consentit, sed in aliis mul­ tis, ut minime equidem admirer fuisse iam n o n ­ nullos, q u i o p in a ren tu r Hebraeorum libros huic philosopho non fuisse incognitos. Cernentes enim tantam doctrinarum convenientiam nullo pacto sibi persuadere poterant ex proprio sensu Platonem illa dixisse, sed aut a H iere m ia p r o ­ p h e ta d id ic isse , cu m in A eg yp tu m p ro fec tu s e s t, a u t in sacris libris, qu os se p tu a g in ta in terp retes in G raecam lingu am tra n stu le ru n t , legisse arbi­ trabantur. Q u od e tsi tem poru m su p p u ta tio non p a titu r , tamen ex hoc intelligi potest — id quod

ego nunc ostendere volo : me scilicet eum philo­ sophum ad te mittere, qui a vera religione, cui tu divino nutu praefectus es, nequaquam abhor­ ret, sed tantam habet convenientiam, ut funda­ menta sententiarum suarum ex nostris libris putetur sumpsisse.

Augustin, Civ. D e i , Vili, i i (éd. E. Hoffmann) Unde n o n n u lli p u ta v e r u n t eum [sc. Platonem], q u a n d o p e r r e x it in A e g yp tu m , H ierem ia m a u d is­ se p ro p h e ta m vel scripturas propheticas in eadem peregrinatione legisse [...]. S e d d ilig en te r su bp u ta ta tem poru m ratio [...] Platonem indicat a tem­

pore, quo prophetavit Hieremias, centum ferme annos postea natum fuisse; [...] ab anno mortis eius usque ad id tempus, quo Ptolemaeus [...] scripturas propheticas gentis Hebraeorum de Iudaea poposcit et p e r se p tu a g in ta viros H e ­ b ra eo s, q u i e tia m G ra eca m lin g u a m n o vera n t, in te rp re ta n d a s h a b e n d a sq u e cu ra v it , anni repe-

riuntur ferme sexaginta. Quapropter in illa peregrinatione sua Plato nec Hieremiam videre potuit tanto ante defunctum, nec easdem scrip­ turas legere, quae nondum fuerant in Graecam linguam translatae [...].

Incontestablement Bruni s’est servi du chapitre de la Cité de Dieu pour son prologue: l’identité parfaite du contenu, les reprises littérales le prouvent amplement. Néanmoins, la démarche de Bruni se distingue de celle de saint Augustin: Augustin en effet ne se contente pas d’opposer l’incompatibilité chronologique à ceux qui soutiennent que Platon a été le dis­ ciple de Jérémie, - opinion qu’il attribue du reste dans un premier temps à saint Ambroise avant de reconnaître ultérieurement que cette attribution était une erreur30 il s’attarde ensuite longuement sur l’éventuelle influence des livres hébraïques sur Platon : celui-ci, écrit-il, a très bien pu connaître les livres prophétiques par l’entremise d’un interprète. Le rapprochement entre plusieurs passages de YAncien Testament et des phrases tirées du Timée l’incitent à pen­ ser, non sans une certaine réserve, que Platon a en effet pu connaître les livres sacrés - «ut paene adsentiar Platonem illorum librorum expertem non fuisse31». Bruni quant à lui ne fait que résumer le chapitre de la Cité de Dieu ou plutôt il n’en retient que deux idées : d’une part la proximité de Platon et des livres hébraïques, d’autre part l’im­ possibilité d’une relation directe entre Jérémie ou les Septante et Platon. La parenté doctrina­ le entre Platon et les livres sacrés - tantam doctrinarum convenientiam - justifie l’envoi du Phédon au pape : Bruni accepte pleinement la réalité d’une telle parenté. En revanche, il semble beaucoup plus réticent face à la thèse de ceux qui postulent un lien de dépendance direct entre les livres sacrés des Hébreux et Platon : dans le prologue, cette opinion est d’abord attri­ buée aux nonnulli que critique saint Augustin, puis elle apparaît comme l’opinion générale «ut [Plato] fundamenta sententiarum suarum ex nostris libris putetur sumpsisse» -, mais à 30 Pour l’ensemble des passages de saint Augustin, voir P. C ourcelle , Les Confessions de saint Augustin dans la tradition littéraire. Antécédents et postérité, Paris, 1963, p. 569-570. 31 Éd. E. H offmann, Prague-Vienne-Leipzig, 1898 (CSEL 40.1), p. 3 73, 1. 8-9.

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71 aucun moment Bruni ne la reprend vraiment à son compte. On voit là se dessiner rembryon d’une critique historique, une critique qui ne s’applique ouvertement qu’à un anachronisme évident déjà dénoncé par saint Augustin, mais qui apparaît également, de façon diffuse, dans le traitement de la vieille filiation entre sagesse hébraïque et philosophie platonicienne. La réserve que manifeste Bruni à l’égard de la filiation traditionnelle qui relie Platon à Moïse ne pouvait guère laisser indifférents les tenants d’une vision plus unitaire de l’histoire de la philosophie. Interrogé sur l’opportunité d’une traduction de ii/uxr par animus, Manuel Chrysoloras devait y voir immédiatement ime mise en cause de la continuité profonde, géné­ ralement admise par les milieux lettrés de Constantinople, entre les doctrines vétérotestamentaires et les grands systèmes philosophiques de l’antiquité grecque32. Pour lui, quxn devait être rendu, que le contexte soit chrétien ou non, par un seul mot latin, anima, et c’est effectivement ce mot et uniquement ce mot qui traduit \|/D%f| dans la seule traduction conservée de Manuel Chrysoloras, celle de la République de Platon, rédigée en collaboration avec Uberto Decembrio lors de son séjour à Pavie dans les premières années du XVe siècle33. Face à Guillaume Fillastre, pour justifier l’équivalence parfaite entre anima et \|/uxn, Chrysoloras avance une explication fondée sur l’usage du latin: les Grecs donnaient en effet aux dialogues de Platon un sous-titre censé résumer le thème abordé et le Phédon était ainsi désigné par le sous-titre rcepi quxfjç, qu’il faut évidemment traduire par de anima, comme le montre la désignation habituelle du traité d’Aristote, qui porte précisément ce titre et que l’Occident a toujours nommé le De anima. Ce renvoi au De anima d’Aristote n’est pas sans intérêt: pour appuyer sa thèse, Chrysoloras choi­ sit de rappeler le titre du traité aristotélicien le plus lu et commenté dans l’Occident médiéval; l’argument était évidemment de nature à convaincre Guillaume Fillastre et il dénote surtout ime connaissance au moins superficielle de la culture philosophique occidentale. En rejetant la traduction de i|/u%ri par animus, Manuel Chrysoloras disposait donc d’ar­ guments puisés directement ou indirectement dans la tradition philosophique latine : cette tradition devait lui être connue par sa fréquentation des milieux latinophrones de Constantinople qui gravitaient autour du couvent des Dominicains de Pera et dont était notamment issue la traduction grecque des Sommes de saint Thomas rédigée par les frères Cydonès vers le milieu du xrve siècle. L’on sait de surcroît que Chrysoloras a contribué personnellement à la diffusion du texte original du De anima en Occident: un témoin parisien des traités physiques et psychologiques d’Aristote, le manuscrit Paris grec i860, en porte la trace; ce manuscrit a en effet été copié par Manuel Chrysoloras34 en collaboration avec d’autres copistes, dont Manuel Calécas; sa riche

32 Voir G. P odskalsky, Theologie und Philosophie in Byzanz. Der Streit um die theologische Methodik in der spätbyzantinischen Geistesgeschichte (i4-/i5- Jh.), seine systematischen Grundlagen und seine historische Entwick­ lung., Munich, 1977, p. 64-66. 33 Sur cette traduction, voir J. H ankins, op. cit. (n. 4), t. I, p. 108-no; j’ai consulté cette traduction dans le manuscrit 194 de la Burgerbibliothek de Berne, cf. D. B ottom, Il Decembrio e la traduzione della Repubblica di Platone: dalle correzioni dell’autografo di Uberto alle integrazioni greche di Pier Candido, in Vestigia. Studi in onore di Giuseppe Billanovich, éd. R. Avesani, t. I, Rome 1984, p. 75-91: 75 et 80-83. 34 Voir A. R ollo, art. cit. (n. 3), p. 70; D. H arlfinger, Die Textgeschichte der Pseudo-aristotelischen Schrift llepi ám pw v ypappâv. Ein kodikologisch-kulturgeschichtlicher Beitrag zur Klärung der Uberlieferungsverhältnisse im Corpus Aristotelicum, Amsterdam, 1971, p. 118; M. Rashed, Die Überlieferungsgeschichte der aristotelischen Schrift De generatione et corruptione, Wiesbaden, 2001, p. 222.

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72 décoration permet de situer plus précisément le lieu et la date de sa copie : le décor enluminé de type occidental est en effet dû à un atelier lombard actif autour de 140035. Si Ton tient comp­ te de ce que l’on sait sur la biographie des deux copistes byzantins, le manuscrit n’a pu être copié qu’entre 1401 et 1403, à Milan ou à Pavie. Ces conclusions sont confirmées par le paral­ lèle que fournit un autre manuscrit récemment attribué à Manuel Chrysoloras, le Parisinus graecus 185136: ce manuscrit porte en effet une souscription autographe de Chrysoloras, qui précise que la copie a été achevée en décembre 1402 au monastère de Sant’ Ambrogio à Milan. Or ce codex renferme un texte étroitement lié au De anima d’Aristote, à savoir le commentai­ re sur ce même traité qu’a rédigé Thémistius au IVe siècle. Ces témoins montrent que le De anima occupe une place de choix parmi les textes grecs que Chrysoloras a diffusés en Occident. Pour le premier de ces manuscrits, l’on peut également préciser la source: le Parisinus graecus i860 est en effet un apographe d’un manuscrit copié à Constantinople autour de 1330, probablement dans le cercle de Nicéphore Choumnos37. Or, dans la Constantinople du XIVe siècle, le cercle de Nicéphore Choumnos se trouve au centre d’une activité d’édition et d’étu­ de des principaux textes philosophiques (et notamment néoplatoniciens) grecs qui a par la suite alimenté la Renaissance italienne3839.Dans sa volonté de diffuser les textes classiques grecs, Manuel Chrysoloras pouvait s’appuyer sur les livres émanant des milieux les plus cultivés de l’Orient grec. En revanche, l’enviroimement culturel constantinopolitain dont est issu Chrysoloras le prédisposait sans doute moins à comprendre l’orientation rhétorique des humanistes italiens : les textes cicéroniens n’étaient certes pas totalement ignorés à Constantinople — vers 1300, Maxime Pianude avait même traduit en grec le Songe de Scipion —, mais leur influence était restée presque nulle dans le domaine grec. L’origine cicéronienne de la traduction de \[iu%r| par animus devait par conséquent échapper à Chrysoloras. Si l’on en croit le témoignage de Fillastre, Chrysoloras soutenait que le latin animus avait lui aussi un équivalent grec qui précisément n’était pas \|/u%f|. Malheureusement, Fillastre ne nous apprend pas quel était ce mot grec. Force est donc de s’en tenir à des conjectures: à vrai dire, un seul mot semble convenir pour répondre à animus dans un contexte platonicien, c’est voûç; notons toutefois immédiatement que vouç n’est jamais traduit par animus dans la version de la République rédigée conjointement par Chrysoloras et Uberto Decembrio, mais presque toujours par intellectus9,9. Au moment où il rencontre Fillastre, une dizaine d’années après l’achèvement de la version latine de la République, Chrysoloras a pu néanmoins désa­ vouer des choix dont on ne sait dans quelle mesure il en était vraiment l’auteur. Si, à ce moment, il retenait bel et bien que animus était l’équivalent exact du voûç employé par Platon, cela vou­

35 F. Avril, M.-Th. G ousset, Catalogue des manuscrits enluminés d ’origine italienne, t. III, xn* siècle, à paraître. 36 Attribution due à A. R ollo, art. cit. (n. 3) p. 68-70. 37 Voir les ouvrages de D. H arlfinger et M. Rashed cités supra n. 34. 38 Cf. J. V erpeaux , Nicéphore Choumnos, homme d ’E tat et humaniste byzantin, Paris, 1959. 39 Voir p. ex. en 511 d 1. La traduction, pour ce passage de la République, a été éditée par J. H ankins, A Manuscript of Plato’s Republic in the Translation of Chrysoloras and Uberto Decembrio with Annotations of Guarino Veronese (Reg. lat. 1131), in Supplementum Festivum. Studies in Honor o f Paul Oskar Kristeller, éd. J. H ankins, J. Monfasani, F. P urnell, Binghamton, 1987, p. 149-188:179,1. 58.

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73 drait dire qu’il en était venu à rejeter la traduction médiévale classique et scholastique de voûç par intellectus ou intelligentia. Ce rejet, si tant est que Ton puisse rétablir, d’une termi nologie technique due à l’influence de la philosophie arabe serait remarquable : il signifierait en effet que Chrysoloras établissait une distinction entre intellectus, terme technique dési­ gnant l’une des hypostases du système fortement hiérarchisé des philosophes néoplatoniciens, et le voûç aux contorns encore imprécis, tel qu’il apparaît chez Platon lui-même. Le témoignage de Guillaume Fillastre n’est pas assez précis pour vérifier ces hypothèses. La seule certitude est que Chrysoloras s’en tenait à la traduction de \|/u%f| par anima, confor­ mément à la tradition médiévale, et que ce parti pris correspondait à l’attente de Fillastre. Ce dernier partageait non seulement le choix lexical lui-même de Manuel Chrysoloras, mais aussi les raisons idéologiques profondes de ce choix. Le refus de la traduction classicisante de Leonardo Bruni était motivé, chez Fillastre comme chez Chrysoloras, par la croyance profonde en la conti­ nuité entre philosophie platonicienne et christianisme, continuité que les témoignages récur­ rents des auteurs antiques et médiévaux sur le voyage en Egypte de Platon et le prétendu contact avec les livres hébraïques permettaient de légitimer sur le plan historique. La relation entre platonisme et christianisme est également au cœur de l’intérêt que Fillastre manifeste à l’égard d’un autre auteur grec, Denys l’Aréopagite. Là encore nous dis­ posons du témoignage de Fillastre lui-même, tel qu’il apparaît dans une note marginale d’un manuscrit lui ayant appartenu. Ce manuscrit se trouve aujourd’hui à Rouen (B M 1131) et ren­ ferme plusieurs chroniques, dont celle d’Eusèbe-Jérôme, celle de Prosper et YAbrégé de l ’his­ toire romaine de Festus. La note, - autographe à en croire son éditeur, Léopold Delisle, et dans tous les cas authentifiée par la mention du nom de Fillastre qui la suit -, figure en marge du passage de la chronique d’Eusèbe où celui-ci relate la grande éclipse solaire contemporai­ ne de la mort du Christ40. Fillastre y rapporte le témoignage de Denys PAréopagite dans sa lettre à Polycarpe : «Saint Denys l’Aréopagite écrit à Polycarpe au sujet d’un certain philosophe Apollophane, que, lui-même et cet Apollophane se trouvant ensemble en Egypte, ils virent en période de pleine lune une éclipse du soleil ainsi qu’une Irme qui, en rétrogradant, parvint jusqu’au soleil lui-même, qui était à son opposé, avant de retourner par ces mêmes étapes jusqu’à son emplacement. Comme ils s’étonnaient de ce phénomène, Apollophane dit que c’étaient là des signes de grands événe­ ments, car ce phénomène s’était produit contre le cours habituel de la nature. Et Denys affirme que c’était là la cause de sa conversion, puisque ayant eu connaissance du Christ par la suite, il lui attribua ces événements41».

40 R. H elm , éd., Eusebius Werke, t. VII, Die Chronik des Eusebius, Berlin, 1957, p. 174-175. 41 «Beatus Dionisius Ariopagita scribit ad Policarpum de quodam philosopho Apolophane, quod, cum ipse et idem Apolophanes simul essent in Egipto, in Eliopoli civitate, viderunt in plenilunio solis eclipsim lunamque retrogradientem, que pervenit usque ad ipsum solem cui erat opposita, et deinde biisdem gradibus ad suum locum redire. Que admirantes, dicit Apolophanes hec fore signa magnarum rerum, quia contra communem nature cur­ sum facta. Et asserit Dionisius hanc fuisse causam sue conversionis, cum post de Christo habuit noticiam, et illa Christo attribuit» (L. D elisle , éd., Chronique de Robert de Torigni, 1 . 1, Rouen, 1872, p. xli ). La lettre de Denys est éditée dans G. H e il , A. M. R itter , Corpus Dionysiacum, t. II, Berlin-New York, 1991, p. 165-170, le passage auquel renvoie Fillastre se trouvant aux p. 169-170.

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74 Puis Fillastre ajoute cette précision concernant sa source: «Ce passage, ainsi que la teneur de la lettre, je les ai obenus d’un certain évêque grec, très savant dans les deux langues, qui m’a traduit en latin cette lettre grecque42. » Quel est cet évêque grec qui a traduit la lettre de Denys à Polycarpe et auquel Fillastre attribue la même compétence en latin et en grec qu’à Chrysoloras - utriusque linguae peri­ tissimo ? Le témoignage de Fillastre est trop peu précis pour permettre l’identification du per­ sonnage. Dans tous les cas, Manuel Chrysoloras lui-même semble exclu, puisqu’il n’a jamais été évêque. Néanmoins, la situation décrite dans la note est proche de celle qu’évoque la lettre d’envoi du Phédon: dans les deux cas, Fillastre s’adresse à un Grec pour obtenir des éclaircis­ sements concernant un texte grec et il est probable que les deux rencontres se soient produites sensiblement à la même époque. La note concernant la lettre dionysienne n’est certes pas datée, mais la souscription qui en identifie l’auteur [G. Cardinalis Sancti Marci) permet de la placer dans les aimées où Fillastre était simplement cardinal de Saint-Marc, c’est-à-dire entre 1411 et 142043. Par ailleurs, le contenu du manuscrit de Rouen recoupe en grande partie celui d’un autre manuscrit de Fillastre, l’actuel Reims, Bibliothèque municipale 1350, que Fillastre envoya au chapitre de Reims avant le mois d’août 1416, date à laquelle le livre a été enchaîné sur un pupitre de la bibliothèque capitulaire44. Ces deux manuscrits ont en commun la chronique d’Eusèbe-Jérôme et la chronique de Prosper d’Aquitaine. Or la présence de ce dernier texte parmi les livres de Guillaume Fillastre est du plus haut intérêt: l’on sait en effet que la chronique de Prosper a circulé lors du concile de Constance parmi les élèves directs de Manuel Chrysoloras: en témoigne le Laurentianus 90 sup. 42, une copie achevée à Constance, le 8 février 1416, par Bartolomeo Aragazzi de Montepulciano45, humaniste et secrétaire pontifical connu pour avoir participé, en compagnie du Pogge et de Cencio dei Rustici, aux recherches de manuscrits menées durant le concile dans les monas­ tères allemands46. Or Bartolomeo Aragazzi a été, comme il le dit lui-même dans une lettre à Ambrogio Traversari, un proche de Chrysoloras et il a surtout mis à profit sa présence à Constance pour perfectionner sa connaissance du grec avant de copier plusieurs dialogues platoniciens : dans le Laurentianus, à la suite immédiate de la chronique de Prosper, figure ainsi le seul témoignage direct de son apprentissage du grec, un glossaire grec-latin rédigé à partir d’une lettre de Manuel Chrysoloras dont l’exemplaire autographe - avec d’autres textes du même auteur - était présent à Constance47. 42 « Hec et tenorem epistole habui a quodam episcopo graeco, utriusque lingue peritissimo, qui pro me grecam epistolam latinam fecit» (L. D elisle , ibid.). 43 Cf. D elisle , p . x l - xli . 44 Cf. C. J eudy , art. cit. (n. 1), p. 83-84. 45 A. D e la Mare, The H andwriting o f Italian Humanists, Oxford, 1973, p. 88 et pi. XVIIIc. 46 P. S carcia P iacentini, Controfigure della storia: Bartolomeo Aragazzi da Montepulciano, Pietro de’ Ramponi da Bologna, in Humanística Lovaniensia, t. 34, 1985 (Roma Humanística. Studia in honorem ... Iosaei Ruysschaert), p. 236-254. 47 Voir C. F orstel , Bartolomeo Aragazzi et Manuel Chrysoloras: le codex Vratislav. Akc. 1949 Kn 60, in Scriptorium, t. 48, 1994, p. 111-121; Id ., Bartolomeo Aragazzi e lo studio del greco, in. Manuele Crisolora, cité supra n. 3 p. 205-221; S. M artinelli T empesta , Un nuovo codice di Bartolomeo da Montepulciano: Wroc. Akc. 1949/60, in Acme, t. 48,1995, p. 17-45.

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75 Ces parallèles incitent à penser que le manuscrit de Rouen a également été confectionné pendant le concile: il est en tout cas très probable que Fannotation de Guillaume Fillastre en marge de la chronique d'Eusèbe ne soit pas sans lien avec l’essor des études grecques que pro­ voqua à Constance la présence de Manuel Chrysoloras et de ses élèves italiens. Dans son annotation, Fillastre précise que la lettre de Denys à Polycarpe lui a été tra­ duite par un évêque grec: si l’on comprend bien, la traduction réalisée pour Guillaume Fillastre portait donc uniquement sur la lettre VII de Denys. Or il ne semble pas que cette lettre du corpus dionysien ait connu une diffusion particulière à la Renaissance : YIter Italicum de Paul Oskar Kristeller ne cite qu’un seul manuscrit renfermant exclusivement la lettre de Denys à Polycarpe, le codex M 1 475a de la bibliothèque universitaire de Salzbourg48. Mais ce manus­ crit date de la fin du XVe siècle et est d’origine autrichienne49*:rien ne permet donc de suppo­ ser qu’il dépende de la traduction qu’avait obtenue Fillastre. Même s’il s’avère pour le moment impossible de retrouver la trace de cette traduction ou d’en identifier l’auteur, le témoignage de Fillastre n’en demeure pas moins significatif à plus d’un titre. La note du manuscrit de Rouen montre ainsi clairement que l’intérêt de Fillastre pour la lettre de Denys tient aux indications autobiographiques que celle-ci contient: en affir­ mant avoir assisté à l’éclipse solaire qui coïncidait avec la crucifixion du Christ, Denys se pré­ sentait comme le contemporain du Christ. Réunie aux autres témoignages autobiographiques disséminés dans le Corpus diortysiacum5°, la lettre VII donnait de la vraisemblance à la fic­ tion entretenue par son auteur, celle d’être le disciple de saint Paul mentionné dans les Actes des Apôtres. Nul doute que Fillastre était particulièrement sensible à ces passages qui devaient prouver à ses yeux l’authenticité du Pseudo-Denys et conforter ainsi la vision traditionnelle de l’histoire de la philosophie, selon laquelle les philosophes néoplatoniciens païens avaient en fait plagié les œuvres de Denys l’Aréopagite. La légende dionysienne conduisait à une dévaluation d’un pan entier de la philosophie païenne, mais elle donnait aussi et peut-être surtout une caution chrétienne à l’ensemble de la philosophie platonicienne. Pour Fillastre, Denys devait être l’un des principaux garants de la continuité entre platonisme et christianisme. Mais Denys n’occupait pas seulement une position centrale dans l’histoire de la philosophie antique, il était également le premier évêque de Paris et le saint patron du monastère royal qui porte son nom et à ce titre il intéressait au premier chef les humanistes français. A travers ses multiples incarnations, la figure de Denys permettait de relier la philoso­ phie platonicienne et le christianisme, la Grèce et la France et, à ce titre, elle pouvait légitimer un intérêt naissant des humanistes français pour le grec. La légende dionysienne était parti­ culièrement bien connue à Byzance, où les textes du corpus lui-même, mais aussi les Vies de Denys, n’ont cessé d’être lus et copiés. En 1408, l’empereur Manuel II Paléologue faisait don­ ner au monastère de Saint-Denis un manuscrit de la bibliothèque impériale comprenant l’en­

48 P. 0 . K risteller , Iter Italicum, t. Ill, Leyde-Londres, 1983, p . 43b. 49 Je dois ces indications à Madame Beatrix Koll, directrice de l’AJbteilung für Sondersammlungen de la Bibliothèque universitaire de Salzbourg, qui a mis à ma disposition une nouvelle description du manuscrit, ainsi que la reproduction de la lettre de Denys. Qu’elle trouve ici l’expression de mes plus vifs remerciements. o0 De Divinis Nominibus, II, i i (éd. B. R. S uchla , Corpus Dionysiacum, t. I, Berlin-New York, 1990, p. 136, 1.18-19) et III, 2 (ibid., p. 140,1. 3-4 et 141,1. 5-10), ainsi que Epistula X (éd. G. H eil , A. M. R itter , op. cit. [n. 41], p . 208-210).

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76 semble des œuvres de Denys dans leur langue originale et orné des portraits de la famille impériale comme de celui de FAréopagite51. D’évidence, il s’agissait de montrer au roi de France qu’un rapprochement avec Byzance était également un retorn aux sources. L’ambassadeur char­ gé de remettre le présent impérial au monastère était précisément Manuel Chrysoloras, celuilà même auquel Fillastre s’est adressé par la suite pour être confirmé dans sa critique de la traduction de Leonardo Bruni. En remettant le manuscrit du corpus dionysien à Saint-Denis, Chrysoloras répétait un geste déjà effectué quelque six cents ans plus tôt: en 827 déjà, l’empereur d’Orient Michel le Bègue avait fait remettre à Louis le Pieux un manuscrit grec des œuvres de Denys, un manus­ crit qui fut à l’origine de la fortune du corpus dionysien en Occident52. Entre ces deux événe­ ments, le corpus dionysien a été traduit intégralement en latin au moins à trois reprises53. Malgré cette disponibilité des œuvres dionysiennes en latin, Guillaume Fillastre a cherché à obtenir une nouvelle traduction de la lettre de Denys. À l’instar du témoignage contenu dans le pro­ logue au Phédon, cette initiative dénote incontestablement une volonté de retourner à la langue originale de l’ensemble de ces textes, le grec.

51 Voir J. I rigoin , Les manuscrits grecs de Denys FAréopagite en Occident, les empereurs byzantins et l’ab­ baye royale de Saint-Denis en France, in Denys lAréopagite et sa postériorité en Orient et en Occident, éd. Y. DE Andia, Paris, 1996, p. 19-29: 26-28. 52 Ibid., p. 20-22. 53 Ibid., p. 21 et 24.

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BIOGRAPHIES D ’HOMMES ILLUSTRES DANS LA BIBLIOTHÈQUE DE GUILLAUME PILLASTRE

C o le tte

Jeudy

(C.N.R.S.)

En dressant la liste des manuscrits donnés de son vivant par Guillaume Fillastre à la bibliothèque capitulaire de Reims, j’ai remarqué qu’il avait acquis, entre 1411 et 1416, trois manuscrits de biographies d’hommes illustres: le De vita et moribus philosophorum du Ps. Galterius Burlaeus {Reims, B.M. 886), le De viris illustribus de saint Jérôme, complété par Gennade de Marseille et Isidore de Séville [Reims, B.M. 1337), enfin cinq Vies parallèles de Plutarque, traduites en latin par Leonardo Bruni et Guarino Veronese [Reims, B.M. 1338). Ces trois manuscrits sont très différents par la date de composition des œuvres et par l’esprit qui animait leurs auteurs. Alors que les textes des deux premiers étaient largement dif­ fusés, les traductions latines des Vies de Plutarque viennent juste de sortir et le Cicero novus de l’Arétin date de 1415. L’étude comparative de ces trois manuscrits et de lem utilisation à travers les marques de lecture, abondantes surtout dans les deux derniers, permettra de mieux comprendre le choix et les intérêts de Guillaume Fillastre. Le premier, Reims, B.M. 886 (O. 887)1 est un petit manuscrit en parchemin de soixante-huit feuillets : deux feuillets de garde en tête et soixantesix feuillets, dont la foliotation ancienne, rubriquée en chiffres romains, commence à partir du folio 3 actuel. Il mesure 246 x 158/162 mm et la justification est de 170 x 100 mm. Les marges sont assez étroites et laissent peu de place aux annotations. Le texte réglé, à l’encre et à la mine de plomb, est copié à pleine page à raison de trente-trois ou trente-quatre lignes par page, sauf au début (f. 3 actuel = f. 1ancien), où la table des noms de philosophes est sur deux colonnes. Les feuillets sont répartis en cinq sériions et un ternion final, avec réclames horizontales enca­ drées d’un trait rouge agrémenté parfois de fioritures, à la fin de chaque cahier. La reliure, en veau rouge avec fermoir en cuivre, a été refaite au XIXe siècle par Joubert, relieur doreur rue Sainte-Catherine à Reims. Il ne reste aucune trace de la relime primitive. C’est un manuscrit soigné du début du xve siècle, en écriture livresque à l’encre marron foncé, avec irne décoration assez traditionnelle. Au f. 3, l’initiale marquant le début de la table est bleue rehaussée d’or. Elle est prolongée, tout le long de la marge latérale gauche, par une tige à demi-fleurs de lys bleus et or, ornées de filigranes alternativement bleus et rouges. Le 1 Pour la description et la bibliographie concernant ce manuscrit, cf. infra, C. J eudy , La bibliothèque de Guillaume Fillastre, p. 267. Voir aussi illustration p. 89.

BIOGRAPHIES D’HOMMES ILLUSTRES

78 titre de la table est rubriqué : «Nomina philosophorum et poetarum antiquorum ad invenien­ dum cito, in quocumque folio infrascripto, mores et vitam atque crónicas eorum, subscripta tabula clare demonstrat. » Elle suit la foliotation ancienne rubriquée en chiffres romains et renvoie, pour chaque philosophe, au feuillet correspondant. Au f. 4 (f. 11 ancien), l’introduc­ tion rubriquée commence par une initiale bleue rehaussée d’or, à filigranes bleus et rouges. Chaque notice de philosophe est précédée d’un titre rubriqué, de même module que le texte, mais le nom du philosophe, en tête du chapitre, est en écriture de plus gros module et orné d’une initiale bleue ou rouge à filigranes opposés. A l’intérieur de la notice, les paragraphes sont indiqués par des pieds de mouche alternativement rouges et bleus. Grâce à cette présen­ tation et grâce à la table du f. gr-v, ce petit manuel pouvait être rapidement et facilement consulté. Dans la marge supérieure du f. 3 figure l’ex-dono autographe de Guillaume Fillastre, doyen et cardinal de Saint-Marc en 1411: «G. Filiastri decanus et cardinalis dédit.» Il a laissé sa signature au verso du premier folio de garde (f. iv actuel = f. Av ancien), après avoir pré­ cisé le contenu du volume: «Origines, nomina, dicta notabilia et tempora philosophorum gen­ tilium. G. Filiastri. » Gilles d’Aspremont a indiqué au verso du dernier folio (f. 68v actuel = lxviv ancien) le nombre total des feuillets: «Folia de minio scripta et munerata munero vul­ gari LXVi, 66 scilicet. » Gomme il est mort le 30 novembre 1414, on peut supposer que le manus­ crit a été mis en chaîne auparavant à la bibliothèque capitulaire. Dans l’inventaire de 14561479, ü figure sous le n° 438, sur le treizième pupitre du côté droit, avec d’autres manuscrits littéraires, alors que les manuscrits précieux de Guillaume Fillastre sont regroupés, sous les nos 360-277, sur le treizième pupitre du côté gauche. Il est ainsi décrit: «Nomina et dicta notabi­ lia antiquorum philosophorum et poetarum continens folia lxv incipiens 30 folio II esse philo­ sophiam finiens penultimo insistere ut ad II Filiastri» (ms. Reims, B.M. 1992, f. 23V). Longtemps attribué au philosophe anglais aristotélicien Walter Burley, mort vers 1344, le De vita et moribus philosophorum2 est en fait une œuvre anonyme, composée entre 1313 et 1320, peut-être par un Italien, d’après Mario Grignaschi23. C’est le premier manuel facilement consultable pour les biographies des philosophes de l’Antiquité, le mot «philosophe» étant compris au sens large. Il englobe aussi les poètes, les orateurs, les grammairiens, les historiens et les médecins, comme nous l’indique le copiste à la fin du manuscrit, au f. 68 (= f. lxvi ancien) : «Expliciunt cronica de vita et moribus philosophorum, medicorum, poetarum, ora­ torum, hystoriographorum, grammaticorum ac quorumcumque naturaliter, moraliter seu supernaturaliter eloquendum, philosophandum ac divinandum. » Il contient cent-vingt-deux notices, qui vont du philosophe grec Thaïes au grammairien latin Priscien, suivant la chrono­ logie adoptée par Eusèbe de Césarée dans sa Chronique. Ouvrage d’honnête vulgarisation, il était très apprécié, surtout dans les milieux cultivés laïcs, comme l’a montré John Stigall4. 2 Éd. H. K nust , Gualteri Burlaei «Liber de vita et moribus philosophorum» mit einer altspanischen Über­ setzung der Eskurialbibliothek, Tübingen, 1886, réimpr. anast. Francfort-s.-M., 1964; J. O. H. S tigall , The «De vita et moribus philosophorum » o f Walter Burley: an edition with introduction, Ph.D., University of Colorado, 1956 (thèse microfilmée: Ann Arbor, Michigan, microfilm n° 22637). 3 M. G kignaschi, Lo pseudo Walter Burley e il « Liber de vita et moribus philosophorum », in Medioevo, t. 16, 1990, p. 131-190; Id ., «Corrigenda et addenda» sulla questione dello ps. Burleo, ibid., p. 325-354. 4 J. 0 . H. S tigall , The Manuscript Tradition of the “De vita et moribus philosophorum” of Walter Burley, in Mediaevalia et humanística, t. i i , 1957, p. 44-57.

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79 Grâce à ses histoires édifiantes et aux exemples moralisateurs, il était aussi utilisé par les pré­ dicateurs. Car les philosophes païens (les «gentiles» écrit Fillastre au f. iv) pouvaient être pro­ posés comme modèles aux chrétiens médiévaux. Sa diffusion est attestée par plus de deuxcent-soixante-dix manuscrits d’après le recensement de Jan Prelog5. Je n’ai trouvé qu’une seule marque de lecture dans l’exemplaire de Guillaume Fillastre: un nota bene inscrit en écriture de note dans la marge droite du f. 50 (= f. xlvïïi ancien), à la hauteur des lignes 33 et 34. A la fin du chapitre 62 consacré à Démadès, adversaire de Démosthène à l’ironie mordante, on lui attribue cette parole célèbre: «Hujus Demadis dictum illud egregium fuit: Amico mutuam me rogante pecuniam, ipsum et pecuniam perdo6. » Déjà citée dans le De nugis philosophorum de Caecilius Balbus7, cette phrase est rapportée deux fois par Vincent de Beauvais8, une des sources du pseudo-Burlaeus. Elle a été reprise ensuite dans toute la littérature sous forme de proverbe. Le nota bene peut être de la main de Fillastre. Le deuxième manuscrit, Reims B.M. 1337 (O. 885)9 illustre toute une tradition littéraire chrétienne, à travers les De viris illustribus de saint Jérôme, de Gennade de Marseille et d’Isidore de Séville (planche 2). Ce petit manuscrit en parchemin de cinquante-huit feuillets a presque les mêmes dimensions que le précédent: 234 x 156 mm. La foliotation ancienne est en chiffres arabes entre deux points. Il est aussi copié à pleine page, à l’exception des tables des chapitres réparties sur deux colonnes au début de Jérôme (f. iv-2v), de Gennade (f. 30V31) et d’Isidore (f. 49). La justification est la même en largeur (100 mm), mais elle est moins haute (150 mm) et le nombre de lignes n’est que de trente lignes par page. La première ligne n’est pas écrite et la réglure est à la mine de plomb. Ainsi les marges latérales externes et infé­ rieures peuvent contenir des annotations, car elles mesurent respectivement 35 et 55/58 mm de large. Le manuscrit est composé de sept quaternions avec réclames horizontales à la fin de chaque cahier, auxquels s’ajoutent deux feuillets de garde à la fin (f. A-B). La reliure a été refaite au XIXe siècle sur plats de carton épais ; seul le dos est recouvert de cuir marron clair. Mais le plat inférieur porte encore, dans le coin supérieur gauche, des traces de basane rose provenant de la reliure primitive de Fillastre. Les bords intérieurs de la contregarde inférieu­ re sont aussi recouverts de basane rose. On peut dater le manuscrit entre 1411 et 1416, car il porte, à l’intérieur de l’initiale ornée du f. ï, les armes de Guillaume Lillastre: de gueules, à la bordure engrelée d’or, à un rencontre de cerf du même, surmontées du chapeau de cardinal. Une note, en haut du f. B, indique qu’il a été mis en chaîne à la bibliothèque capitulaire de Reims le 17 août 1416: «Hic cathenatus .17a. augusti anno 1416o. » Dans l’inventaire de 1456/1479, il figure sous le n° 270, sur le treizième pupitre du côté gauche, avec tous les manuscrits précieux donnés par le cardinal, et juste à côté du manuscrit des traductions latines des Vies parallèles de Plutarque, que nous étudie­

5 J. P relog , Die Handschriften und Drucke von Walter Burleys Liber de vita et moribus philosophorum, in Codices rnanuscripti, t. 9,1983, p. 1-18; I d., Zur Bewertung der Textzeugen von Walter Burleys Liber de vita et moribus philosophorum, in Mittellateinisches Jahrbuch, t. 20, 1985, p. 164-183. 6 Ed. H. K nust , op. cit. (n. 2 ci-dessus), p. 270. 7 Ed. E. WöLFFLiN, Caecilii Balbi De nugis philosophorum, Bâle, 1855, p. 31. 8 Speculum historiale V 29 et Speculum doctrinale VII 15. 9 Pour la description et la bibliographie concernant ce manuscrit, cf. infra, C. J eudy , La bibliothèque de Guillaume Fillastre, p. 279-280.

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80 rons ensuite. D est décrit ainsi: «Jeronimus Gennadius et Ysidorus De viris illustribus conti­ nens folia LVi incipiens II 2° folio Tacianus episcopus finiens penultimo justus qua II. G. Filiastri» (ms. Reims, B.M. 1992, f. 14V). Au premier folio, l'initiale H est bleue sur fond rose et encadrée d’or. Dans la panse du H un peu élargie se trouve l’écu ovale avec les armoiries de Fillastre noircies. L’initiale est accompagnée d’une bordure sur trois côtés, dont les filets sont bleus et or. La bordure est ornée de feuillages et de fleurs bleus et roses, parfois dorés. Chaque notice commence par une ini­ tiale filigranée, alternativement bleue ou rouge, avec des filigranes de couleur opposée. L’intérieur de l’initiale est généralement rempli de tortillons, mais aussi parfois de visages humains. Plus développés que dans le manuscrit précédent, les filigranes peuvent former une ligne continue, comme au f. 48 (planche 2). Pour marquer les paragraphes à l’intérieur du texte, les petites initiales sont rehaussées de jaune. De même module que le texte, titres et explicit sont soulignés. Seules les notices de Gennade sont numérotées en chiffres romains de cxxxvi à ccxxvi. L’aspect de l’écriture et la décoration sont caractéristiques des manuscrits commandés par Fillastre. Aux f. 1-30, le De viris de Jérôme est précédé de la préface (f. i - i v ) , puis de la table des chapitres, au total cent trente-cinq entrées (f. iv-2v). Saint Jérôme le composa vers 392 à la demande de Dexter, pour défendre le christianisme contre les attaques de Celse et de Julien l’Apostat, qui osaient dire que l’Église n’avait pas d’écrivains. Jérôme aurait préféré d’ailleurs, d’après sa préface, intituler son œuvre De scriptoribus ecclesiasticis. Pour lui, De viris illus­ tribus était un titre trop vague pouvant comprendre des biographies de toutes sortes. Dès le départ, il explique pourquoi il réduit son ouvrage aux auteurs ecclésiastiques, aussi bien grecs que latins, commentateurs de l’Écriture sainte. La dernière notice - et la plus développée concerne Jérôme lui-même, qui l’a plusieurs fois remaniée. Comme l’a fait remarquer André Vernet dans un de ses séminaires de l’École pratique des Hautes Études stu les manuels d’his­ toire littéraire, «bien que saint Jérôme se reconnaisse des prédécesseurs, son De viris illustri­ bus reste pour le Moyen Age, comme pour nous, le premier essai critique d’histoire littéraire, mais d’ancienne littérature chrétienne par la force des choses10. » Dans la deuxième moitié du Ve siècle, Gennade de Marseille poursuivit l’œuvre de Jérôme, en ajoutant quatre-vingt-dix notices d’excellente qualité, surtout pour les auteurs de la Gaule dont il était contemporain. La table des chapitres, sur deux colonnes, aux f. 30V-31, comprend effectivement quatre-vingt-dix noms, numérotés en chiffres romains de cxxxvi à ccxxvi. Elle est précédée de cette explication: «Post Jheronimum Gennadius presbiter Massiliensis fecit quid sequitur. » Isidore de Séville, mort en 636, continua la tradition par trente-trois notices sur les écrivains qui ont illustré la littérature chrétienne dans la Péninsule ibérique. Ces deux traités figurent aux f. 30V-48V et 49-56V du manuscrit de Reims, comme la suite naturelle de Jérôme11. La table des chapitres d’Isidore, au f. 49, n’est pas numérotée et ne contient que trente et un noms: il manque Eutropius et Primasius. Mais les deux notices figurent à lem place aux 10 École pratique des Hautes Études. IVe Section. Sciences historiques et philologiques. Annuaire ig fê-ig yg , Paris, 1981, p. 529. 11 Pour avoir la succession complète, il faudrait aussi la suite d’Isidore de Séville par Ildefonse de Tolède, vers 657-667.

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81 £. 5i et 5Óv (notices nos 9 et 32). Le texte du manuscrit correspond à la version brève en tren­ te-trois chapitres (Ri de Dolbeau). Cette dernière est celle qui, d’après la tradition manuscri­ te, a le plus de titres à être considérée comme authentique12. Guillaume Fillastre a laissé dans les marges une vingtaine de notes de lecture assez courtes et inégalement réparties: cinq pour Jérôme, seize pour Gennade et une seule pour Isidore. Elles sont à l’encre plus claire et ne sont pas facilement repérables sur microfilm. Beaucoup se contentent de reprendre des noms ou des mots du texte pour les mettre en valeur. Pour la première notice de Gennade, à propos de «Jacobus cognomento sapiens, Nizihene nobilis Persarum...», Fillastre donne l’équivalent du nom géographique: «Ista fuit Ninive» (f. 31, 1. 8, marge droite). Trois notes plus longues sont de contenu littéraire et montrent son intérêt pour l’histoire ecclésiastique. Ainsi dans la notice d’Irénée de Lyon, Jérôme reprend son invocation, à la fin de son commentaire De Ogdoade, contre l’incurie des copistes et les falsi­ fications (notice 35 de Jérôme; ms., f. 13V, 1. 13-14,1. 12)13. Fillastre ajoute tout en bas, dans la marge gauche du f. 13V: «Istam posuit Jeronimus in libro De temporibus in principio.» Effectivement la souscription d’Irénée de Lyon a été reprise par Eusèbe de Césarée en tête de sa Chronique, traduite en latin par Jérôme14. A propos de Vigilantius, dans le De viris de Gennade (ms. f. 38V, 1. 20-27; notice numérotée CLXX), il rappelle dans la marge gauche le traité de Jérôme, dont il cite Vincipit à la manière médiévale: «Contra ipsum scripsit Jeronimus epistolam que incipit: multa per orbem15.» À la fin de sa notice sur Théodoret de Cyr16 (ms. f. 4 8 , 1. 14-30; notice numérotée CCXXIII), Gennade mentionne, après ses œuvres exégétiques, son Histoire ecclésiastique en six livres, continuant celle d’Eusèbe de Césarée, pour les années 325-428. En fait on a conservé seulement cinq livres que Cassiodore, au VIe siècle, a utilisés pour son Histoire tripartite, grâce à la traduction latine d’Epiphane. Guillaume Fillastre a ajouté dans la marge droite, au bas du f. 48, à la hauteur des lignes 2627: «Nota hystoriam ecclesiasticam post Eusebium. » On sait qu’il possédait deux manuscrits de la Chronique d’Eusèbe: Rouen, B.M. 1131 (U. 81) annoté de sa main17 et Reims, B.M. 1350 (K. 762) donné au chapitre de Reims et enchaîné le même jour que les De viris de Jérôme, Gennade et Isidore, sur le même pupitre, mais en tête (n° 260, treizième pupitre du côté gauche: cf. ms. Reims, B.M. 1992, f. 14V)18. Le troisième manuscrit, Reims, B.M. 1338 (O. 888) nous a transmis des textes beaucoup plus rares : cinq traductions latines des Vies parallèles de Plutarque, dont quatre par Leonardo Bruni, dit l’Arétin19. Ces traductions ont été réalisées entre 1404 et 1415 et, dès 1416, Fillastre a

12 Cf. F. D olbeau, Une refonte wisigothique du De viris illustribus d’Isidore, in De Tertullien aux Mozarabes. Mélanges offerts à Jacques Fontaine, t. II, H au t Moyen-Age (vf-ix8 siècles), Paris, 1992 (Collection des Etudes Augustiniennes. Série Moyen-Age et Temps Modernes, 26), p. 44 et 46. 13 PL 23, 649 lignes 28-34. 14 PL 27, 39-40. 15 C’est le Contra Vigilantium de Jérôme, dont l’incipit varie: «multa in orbe» ou «multa per orbem» (PL 23, 339-352; CPL 611, Lambert, BHM n° 61). 16 CPG 6200-6225. Historia ecclesiastica = CPG 6223; PG 82, 881-1280. Sur Théodoret de Cyr, cf. Dictionnaire de spiritualité, t. XV, Paris, Beauchesne, 1991, col. 418-435 (Y. A zema ). 17 Cf. C. J eudy , La bibliothèque de Guillaume Fillastre, infra, p. 286-287. 18 Ibid., p. 283. 19 Ibid., p. 280.

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82 pu les faire transcrire à Constance, pendant le concile, par un de ses copistes, certes anonyme, mais à récriture caractéristique (planches 3-5). Une de ses particularités est d’agrandir consi­ dérablement la boucle du g, quand cette lettre se trouve à la dernière ligne de la page et qu’il peut utiliser la marge1inférieure. Gilbert Ouy et Ezio Ornato l’appellent le copiste A20. Il a exé­ cuté pour le cardinal plusieurs manuscrits : Paris, BnF, lat. 7831, Reims, B.M. 871, ino, ira, m2, 1320 et Rouen, B.M. 1131 en partie. Au f. iv de notre manuscrit, après avoir inscrit dans un double cercle rubriqué, en écriture de plus gros module, les noms des vies traduites du grec, il a souscrit et daté sa copie de 1416 à Constance: «Scriptum Constancie in concilio generali anno Domini .M°.CCCCmo.XVI°. apostolica sede vacante». Les initiales des personnages et l’initiale de la souscription sont rehaussées de jaune. Son écriture semi-cursive est posée et calligra­ phiée. Le manuscrit est plus petit que le précédent et mesure 211 x 141 mm, mais il a exacte­ ment le double de feuillets: un bifolio de garde (f. A + f. 1) + 115 folios, chiffrés 2-65, 65% 6669, 69a, 70-114 + ï folio de garde (f. B), au total cent dix-huit feuillets. Il est composé d’un bifolio de garde, suivi de quatorze quaternions avec réclames horizontales et d’un binion final, avec foliotation ancienne en chiffres arabes à partir du deuxième folio de garde initial. Il est aussi copié à pleine page, à raison de trente lignes par page. La première ligne n’est pas écri­ te et la réglure est à l’encre. La justification de 135 x 85 mm laisse beaucoup de place, surtout dans les marges latérales externes (35 mm) et inférieures (45 mm), pour les annotations et manchettes du copiste, les marques de lecture du copiste et de Guillaume Fillastre et les anno­ tations de ce dernier. La reliure sur plats de carton recouverts de cuir rouge, avec un fermoir en cuivre, a été refaité au XIXe siècle par Joubert. Mais les anciens feuillets de garde (f. A et B), collés auparavant sur les plats de la reliure primitive, portent des traces de basane rose et la marque d’une chaîne, en bas du f. A, à droite. A Fintérieur de l’initiale du f. 2, sont peintes les armes de Fillastre, surmontées du cha­ peau de cardinal, dans un écu ovale. Une note, en haut du folio de garde final, indique qu’il a été mis en chaîne à la bibliothèque capitulaire de Reims, dès le 25 novembre 1416: «Hic cathenatus 25a. novembris anno .1416. » Dans l’inventaire de 1456/1479, il figure sous le n° 269 (juste avant le manuscrit précédent), sur le treizième pupitre du côté gauche. Il est décrit ainsi: «Vita Demostenis, Tullii, Quinti Flaminii, Cathonis et Sertorii continens CXIII folia incipiens 2° folio - batur ob quam finiens penultimo a multis II. Filiastri» (ms. Reims, B.M. 1992, f. 14V). La décoration ressemble à celle du f. 2 du manuscrit Reims, B.M. 1337, mais elle est beau­ coup plus riche. Au f. 2, l’initiale bleue, encadrée d’or sur fond rose et ornée de motifs blancs rehaussés de bleu pâle porte à l’intérieur les armes de Fillastre et se prolonge sur trois côtés par une bordure, dont les filets sont bleus et or, avec des feuillages et des fleurs bleus, roses ou or. On retrouve la même décoration avec bordure (mais sans les armes) au f. 44 pour Flamininus et au f. 6ov pour Caton d’Utique, où l’initiale est ornée à l’intérieur de petits car­ rés alternativement roses et or. Le Cicero novus au f. 15V et la Vie de Sertorius au f. 97V n’ont droit qu’à une grande initiale rouge et bleue, avec filigrane à l’encre dans la marge latérale. Chaque Vie est précédée d’un titre rubriqué et le nom de l’homme illustre est en écriture de

20 Cf. E. O rnato, Les humanistes français et la redécouverte des classiques, in Préludes à la Renaissance. Aspects de la vie intellectuelle en France au XV1siècle. Etudes réunies p a r C. B ozzolo et E. O rnato, Paris, 1993, p. 21-33 et note 24.

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83 plus gros module. Pour marquer les paragraphes, les pieds de mouche sont rubriques et les petites initiales à ['intérieur du texte rehaussées de jaune, comme dans le manuscrit précédent. Les traductions latines des Vies de Plutarque ont été réahsées par divers lettrés au fin et à mesure de l’arrivée des textes provenant de Byzance21. En 1415, d’après le tableau chronolo­ gique dressé par Marianne Pade22, on disposait de seize traductions : trois de Jacopo d’Angelo da Scarperia, sept de Leonardo Bruni et six de Guarino de Vérone, sans compter le Cicero novus de l’Arétin, qui n’est pas une traduction, mais une œuvre originale. Suivant le principe de Plutarque, le manuscrit rémois commence par deux Vies paral­ lèles, celle d’un Grec, Démosthène, et celle d’un Romain, Cicéron, à la fois orateurs et hommes politiques. La première, aux f. 2-15V, est anonyme et sans dédicace, mais on sait qu’elle a été traduite par Leonardo Bruni, un peu avant décembre 141223. Le copiste a signalé sept passages par des nota («noa») dans les marges des f. 5V, 6 v , jv, I2 v, 13 (deux marques) et 15. Dans une longue note rubriquée, dans la marge inférieure du f. i i v , à propos de l’affrontement de Démosthène et d’Eschine au sujet de Ctésiphon, il ajoute cette remarque: «Iste fuerunt due orationes Eschinis et Demosthenis de quibus scribit Jeronimus in epistula ad Paulinum, que ponitur pro primo prologo Biblie in principio24. » Rappelons que Fillastre avait donné au cha­ pitre de Reims un manuscrit des discours d’Eschine et de Démosthène, traduits du grec par Bruni. Il est mentionné dans l’inventaire de 1456/1479, sous le n° 268, sur le treizième pupitre de gauche. Comme en témoigne une note du XVe siècle, il a malheureusement été égaré de bonne heure2526. La deuxième Vie, celle de Cicéron, est aussi de Bruni. Elle est dédiée à Niccolò Niccoli et date de 141520. Mais l’Arétin, qui n’avait pas apprécié la première traduction de Plutarque par Jacopo d’Angelo en 1401, a rédigé en fait une vie totalement nouvelle de Cicéron, intitulée le Cicero novus. Sa conception de Cicéron était très différente de celle de Plutarque, comme l’a montré Edmund Fryde27. Elle est beaucoup plus vivante et s’intéresse davantage à l’œuvre lit­ téraire de Cicéron. La dédicace à Niccoh, aux f. 15V-16V, est précédée d’un titre rubriqué : «Leonardi Aretini prefacio in Cicerone novo quem ad Nicolaum suum scripsit. Lege feliciter.» Deux initiales 21 Sur la tradition manuscrite du texte grec, cf. J. Irigoin , La formation d’un corpus. Un problème d’histoi­ re des textes dans la tradition des «Vies parallèles» de Plutarque, in Revue d ’histoire des textes, t. 12-13,1982-1983, p. 1-11. 22 M. P ade, The Latin Translations of Plutarch’s Lives in Fifteenth Century Italy and their Manuscript Diffusion, in The Classical Tradition in the Middle Ages and the Renaissance. Proceedings o f the First European Science Foundation Workshop on «The Reception of Classical Texts» (Florence, Certosa del Galluzo, 26-27 juin 1992), éd. Cl. L eonardi et B. M unk O lsen , Spolète, 1995 (Biblioteca di Medioevo Latino, 15), p. 169-183, tableau p. 182-183. 23 Cf. V. R. G iustiniani, Traduzioni latine delle Vite di Plutarco nel Quattrocento, in Rinascimento. Seconda Serie, t. 1,1961, p. 38, n° 22 (a). 24 H ieronymus, Epistula a d Paulinum n° 53, éd. I. H ilberg , Vienne, 1996 (CSEL 54), p. 449 1. 14-15. Cf. le prologue de Jérôme à la Bible: «... et Platonis Protagoram et Demosthenis Pro Ctesifonte afflatus rhetorico spiritu transtulisse » (éd. R. W eber , Biblia sacra ju x ta vulgatam versionem, Stuttgart, 1994, p. 4 1. 31-32). 25 Cf. infra, C. J eudy , La bibliothèque de Guillaume Fillastre, p. 288. 26 Cf. V. R. G iustiniani, op. cit. (n. 23 ci-dessus), p. 38, n° 22 (b); M. P ade , op. cit. (n. 22 ci-dessus), p. 175176 et 182 27 E. F ryde, The Beginning of Italian Humanist Historiography. The New Cicero of Leonardo Bruni, in The English Historical Review, t. 95,1980, p. 533-552. Ed. du Cicero novus avec traduction italienne par P. V iti , Opere letterarie e politiche di Leonardo Bruni, Turin, 1996 (Classici latini), p. 412-499.

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84 rouges et bleues ornées à l’intérieur de tortillons et se prolongeant latéralement par un filigra­ ne à la plume, marquent le début de la préface et celui du texte. Dans les marges, on relève une dizaine de nota du copiste, sans commentaire, aux f. 19V, 20v, 25, 26, 28, 28v, 29, 31, 31V et 41V. Ainsi à la fin de la conjuration de Catilina, au f. 25V, à la hauteur de la ligne 15, un nota attire l’attention sur la célèbre formule par laquelle les Romains annonçaient la mort de quel­ qu’un et que Cicéron adresse à la foule après l’exécution des conjurés : « Vixerunt. Hoc verbum lenius est prolatu et tamen idem significat quod mortui sunt28. » Guillaume Fillastre n’a laissé aucune note, mais les six manuscrits de Cicéron qu’il a légués à la bibliothèque capitulaire de Reims prouvent qu’il s’intéressait vivement à cet auteur, particulièrement à ses discours et à ses traités rhétoriques et philosophiques. Alors que les deux premières vies comparaient un Grec et un Latin, comme dans Plutarque, les trois autres concernent d’illustres Romains: Caton d’Utique, Flamininus et Sertorius. Le copiste explique lui-même la raison de ce choix dans une note rubriquée de six lignes préalablement réglées, dans la marge inférieure du f. 44: «Nemo miretur horum Romanorum vitas Tulli videlicet, Catonis, Flaminii et Sertorii, ex greco in latinum versas, quoniam Greci et maxime Plutharchus plenius et copiosius Romanorum historias scripserunt quam Romani, et plura apud illos reperiuntur que apud Latinos non sunt, nisi ab illis traduc­ ta». D’après lui, Plutarque a écrit les histoires des Romains mieux que les Romains eux-mêmes. Après Cicéron, la troisième fie, aux f. 44-60, est celle de Titus Quintus Flamininus. Anonyme dans le manuscrit, la traduction latine n’est pas de Bruni, mais de Guarino. Elle est dédiée à Roberto di Rossi en 141129. Appelé abusivement «Flaminius» dans les manuscrits, Flamininus, consul et général romain, vainqueur de Philippe V de Macédoine, proclama la liberté de la Grèce à Corinthe en 196 av. J.-C., comme le précise le titre rubriqué : «Incipit vita Titi. Quinti Flaminii qui Grecis libertatem restituit, e greco in latinum versa ex Plutarcho ». Au f. 44, après ce titre, l’initiale de la préface est ornée d’une bordure latérale sur trois côtés, comme au f. 2. On relève un seul nota de la main du copiste, au f. 56V, à la hau­ teur de la ligne n, à propos de l’armée d’Antiochus. Fillastre a laissé deux notes marginales. La première, dans la marge droite du f. 52, à la hauteur des lignes 18-20, renvoie aux Nuits Attiques d’Aulu-Gelle, à propos du mot cives. On ht dans la traduction de Plutarque par Guarino: «... circa Titi tabernaculum clamare destiterunt amicos aut civis obvios pre gaudia salutabant». On remarque un signe au-dessus de civis., qui renvoie à la note de Fillastre: «Pro cives ita sepe et de hoc facit Agelius noctium Atticarum unam noctem». Aulu-Gelle explique effectivement que Virgile emploie tantôt urbis et tantôt urbes comme accusatif pluriel, pour des raisons d’euphonie30. L’emploi du singulier pour le pluriel est aussi fréquent dans l’œuvre de Salluste par exemple. La deuxième note, dans la marge gauche du f. 52V, à la hauteur des lignes 2-4, résume le texte: «Bella Grecorum Atheniensium». Aux f. 60V-97 suit la Vie de Caton, traduite par Bruni. Elle est datée de 1405-1408 et ne comprend pas de dédicace31. Après le titre rubriqué «M. Catonis vita ex Plutarcho in Latinum

28 Éd. V iti (n. 27 ci-dessus), p. 444. 29 Cf. G iustiniani, op. cit. (n. 23), p . 26, n ° 9 ( b ); P ade , op. cit. (n. 22), p . 176 et 182. 30 G e l l . 13, 21 ; cf. P riscianus, Institutiones grammaticae, V H 84, éd. M. H ertz , in Grammatici la tin i t. II, Leipzig, Teubner, 1855,1961a, p. 358 1. 13-359 L n. 31 Cf. G iustiniani, op. cit. (n. 23), p . 36, n ° 20 (b ).

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85 traducta per Leonardum Aretinum incipit feliciter», le début du texte est marqué par ime ini­ tiale bleue encadrée d’or, ornée de petits carrés roses et or disposés en damier et prolongée sur trois côtés par une bordure semblable à celle des f. 2 et 44. Les dix nota marginaux du copis­ te soulignent les traits de caractère de Caton et sa rigueur morale. Trois autres nota, à l’encre plus claire, et se prolongeant par un petit trait ondulé, sont de la main de Guillaume Fillastre aux f. Ó2V, à la hauteur des lignes 15-16 (taciturnitas de Caton), 64V, 1. 17-22 et 84 1. 7. Au f. 95, 1. 4-5, quand Caton, avant de mourir, prend dans ses mains le livre de Platon sur l’âme, l’humaniste rémois renvoie au Phédon dans la marge droite : «De anime immortalitate, qui dicitur Phedo. » Leonardo Bruni traduit De animo, Fillastre De anime immortalitate. Il rejet­ te la traduction de \|n)%T| par animus, comme l’a démontré Christian Forstel32. Le choix à 'ani­ ma. en accord avec la tradition médiévale, est confirmé par Manuel Chrysoloras. Il souligne la continuité entre la doctrine platonicienne de l’immortalité de l’âme et la foi chrétienne. Dans la souscription finale, au f. 97, Caton est qualifié (Pinvictissimus-. «Explicit invictissimi vita Catonis feliciter. Deo gracias. » La dernière Fie, aux f. 97V-114, est consacrée à Sertorius l’exilé. Ancien lieutenant de Sylla, Sertorius, vainqueur momentanément de Pompée, finit sa vie assassiné par un de ses lieutenants, Perpenna. Traduite aussi par l’Arétin, la Vie est datée de 1408-1409 et dédiée à Antonio Loschi33. Elle est intitulée: «Vita Sertorii Romani exulis de greco in latinum versa per Leonardum de Arecio Florentinum. » La dédicace commence par une grande initiale rouge et bleue, ornée d’un filigrane à l’encre se prolongeant dans la marge latérale. Une initiale rouge, filigranée à l’encre, marque le début de la traduction au f. 98V. Le copiste a ajouté dans les marges des nota à l’encre noire et surtout de nombreuses manchettes rubriquées ou soulignées d’un trait rouge, aux f. 103-104,106,107,109-110. Ses interventions sont signalées dans le texte par un signe d’appel au-dessus du mot, qui est repris en marge au-dessus de la note, qui est précédée d’un pied de mouche. Prenons l’exemple des feuillets 103V-104 (planches 4-5). A la fin de la deuxième ligne du f. 103V, au-dessus du mot Maurisiis un signe renvoie dans la marge gauche à l’équivalent latin du mot grec: in Mauritania. De même, au bas du feuillet, à la troisième ligne avant la fin, une manchette rubriquée, à propos des ambassadeurs des Lusitaniens {Lusitanorum), précise que la Lusitanie est une partie de l’Espagne: pars Hispanie. Une autre manchette, à la hauteur des lignes 12-14, concerne le géant Antée, mons­ trueux bandit de très grande taille, qui fut terrassé par Hercule. D’après la légende, Antée, fils de Géa, avait le privilège de reprendre ses forces, dès qu’il touchait la terre de ses pieds. Hercule finit par l’étouffer, en l’enlevant dans ses bras. On peut lire dans la marge gauche: «Corpus Anthei .LXXa. cubitorum. Hunc Hercules vicit. » La traduction latine de Plutarque rapporte que Sertorius, à l’appel des Mauritaniens, triompha d’Ascalius et vint à Tanger (Tingis), où était enterré le géant Antée. Il voulut vérifier par lui-même ce que l’on racontait et fit rouvrir la sépulture d’Antée. Il y trouva un corps de soixante-dix coudées. La coudée cor­ respondant à 44,4 cm, le squelette aurait donc mesuré plus de 31 mètres. Dans le texte, à la ligne il du f. 103V, on remarque au-dessus du dernier mot septuaginta, un appel de note rubri-

32 Cf. supra, p. 66. Description du manuscrit de la traduction du Phédon {Reims, B.M. 862), p. 264-265. 33 G iustiniani, op. cit. (n. 23), p. 31 (a); P ade , op. d t. (n. 22), p. 178 et 182 (date: 1408-1409, contrairement à Giustiniani, qui la date de 1420 environ).

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86 qué renvoyant à un long commentaire de douze lignes réglées et imbriquées que le copiste a réparti dans la marge inférieure des feuillets 103V et 104. En voici le texte: «Hec incredibilis magnitudo videtur, sed non est. Scribit enim Augustinus De civitate Dei. libro •XV. capitalo .Di. se cum aliis vidisse dentem humanum molarem, ex quo centum de nostris fieri potuissent. Ille igitur homo centum hominum nostrorum quantitatem attingebat. Dicit insuper ibidem gigantes ante dihivium majores illo fuisse. Plinius de naturali historia [f. 104 marge inf.)] libro .VIIo. capitulo .XX. scribit in Creta repertam corpus .XLV. cubitorum. Hiis temporibus in Tuscanella in Romanis partibus, circa annum 1410, repertam est corpus .XXIIIIor. brachiorum, que faciunt XLVIII cubitos et amplius. Plura taha scribit Palefrastas in libro incredibilium. Hic autem Antheus omni magnitudine famosior fuit apud hystoricos. »

Saint Augustin raconte effectivement dans la Cité de Dieu qu’il a vu lui-même, avec d’autres, une molaire humaine, dont on aurait pu faire cent des nôtres. Donc cet homme attei­ gnait les dimensions de cent hommes d’aujourd’hui34. Pline écrit qu’on a découvert en Crète un corps de quarante-cinq coudées35. Après ces deux références indiscutables, empruntées à la littérature latine païenne et chrétienne, le copiste rapporte un événement contemporain, daté précisément de 1410 et localisé à Tuscanella, c’est-à-dire Tuscánia, à 24 kilomètres de Viterbe. On a trouvé un corps de vingt-quatre brasses, qui font plus de quarante-huit coudées, c’est-à-dire plus de vingt et un mètres trente. La mise au jour de ces ossements peut être due à de multiples causes (tremblements de terre, inondations, glissements de terrain, voire tra­ vaux publics). Il s’agit plutôt d’animaux que d’hominidés. On sait que des ossements d’ani­ maux de grande taille, principalement des cétacés, furent souvent conservés dans des édifices ecclésiastiques36. La note renvoie enfin à Palefrastus et à son livre Des choses incroyables. Il s’agit de Palaephatos, pseudonyme d’un auteur grec de la deuxième moitié du IVe siècle avant J.-C., qui a rassemblé une collection d’obucrca, de choses soi-disant incroyables qu’il essaie d’expliquer rationnellement37. Son œuvre et ses remaniements eurent beaucoup de succès, particulièrement à Byzance. Il est difficile de préciser la date de la première traduction lati­ ne38. Cette référence est intéressante, même si elle n’implique pas forcément une utilisation directe.

34 Cf. A ugustinus, De Civitate D ei XV 9; éd . B. D ombart et A. K alb, Aurelii Augustini Opera. Pars XIV, 2, Tumhout, 1955 (CCSL 48), p. 465 lignes 20-24. 33 P linius, Naturalis Historia VII 73. D’après Pline, la découverte eut lieu lors d’un tremblement de terre et le squelette aurait mesuré 20 m 424. D’après S olin, Collectanea 1, 91, il aurait mesuré trente-trois coudées, c’est-àdire 14 m 652, et serait apparu après une inondation. 36 Ainsi, à la fin du XVe siècle, il y avait dans le « chiostro » de l’église de San Crisogono, à Rome, suspendus à des chaînes, les os de deux géants, avec une inscription indiquant le lieu de leur découverte, sous terre (Giuliano Dati, Secundo Cantare dell’India, Bibi. Casanaten.se, Incun. 1631). Cf. L. Olschki, I «Cantari dell’India» di Giuliano Dati, in La Bibliofilia, t. 4 0 ,1938, p. 313-316. Voir aussi une liste de ces «reliques », telles qu’elles existaient à la fin du xve siècle, dans le récit de voyage de Jérôme Münzer, édité par L. P. G oldschmidt, Londres, 1938, p. 74 sq. Nous remercions P. Gautier Dalché pour ces informations. 37 Palaephati TCpl dtiiatcov. Heracliti qui fertur libellus uepi àrcíaTcov. Excerpta Vaticana, éd. N. Festa, Leipzig, Teubner, 1902. 38 Dans son répertoire des manuscrits humanístiques, P. O. K risteller (Iter Italicum, t. II, Londres-Leyde, 1967, p. 315) décrit un manuscrit de la deuxième moitié du XVe siècle, Vaticanus lat. 2930, f. 1-15V, contenant des extraits d’une traduction latine, mais où il n’est pas question des géants.

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87 Au f. 104, le copiste a ajouté deux autres manchettes dans la marge droite. La première, à la hauteur des lignes 3-4, résume le texte : «Laudes Sertorii ». La deuxième, à la hauteur de l’avant-dernière ligne, rappelle l’histoire de la biche blanche de Sertorius: «De cerva alba». Sertorius avait reçu d’un paysan une biche blanche et il laissait croire aux gens que celle-ci lui parlait pendant son sommeil et lui annonçait les événements prochains. Par cette ruse, il impressionnait ses soldats, qui lui obéissaient à volonté. Juste au-dessus de cette manchette du copiste, Guillaume Fillastre a inscrit, en écriture plus cursive et à l’encre plus pâle, ime longue glose géographique sur la Libye. Plutarque raconte que Sertorius quitta la Libye pour la Lusitanie, les Lusitaniens l’ayant choisi comme capitaine général. Un appel de note au-dessus du i de Libya, à la fin de la ligne 24, renvoie à la glose de Fillastre: «que Africa est cujus pars inferior Mauritania opposita Hyspanie stricto mari de Marocho medio. De qua Libia Plato scribit in Thimeo libro .1. ». Il définit la position géographique de la Libye, qui est l’Afrique en général, dont la partie inférieure, la Mauritanie, est à l’opposé de l’Espagne, le détroit de Gibraltar étant au milieu. Puis il invoque Platon dans le premier livre du Timée, qui cite la Libye, aux chapitres 18 et 1939. L’humaniste rémois avait aussi fait copier, mais en Italie, entre 1411 et 1416, la traduction latine du Timée par Calcidius, avec les traductions latines du Gorgias et du Phédon par Leonardo Bruni. C’est le manuscrit 862 (I 655) de la bibliothèque de Reims, enchaîné le même jour que le manuscrit Reims, B.M. 1338 et sur le même pupitre, sous le n° 26240. Comparativement aux deux premiers, ce dernier manuscrit est exceptionnel par son contenu et par sa date de copie, très proche de la date de composition des traductions latines des Vies de Plutarque par Bruni et Guarino: le Cicero novus date de 1415 et Fillastre a fait exé­ cuter le manuscrit à Constance en 1416. Il est difficile de savoir comment le copiste a procédé. Avait-il sous les yeux un modèle comprenant les cinq textes dans l’ordre? ou bien a-t-il fait un choix à partir d’un corpus plus vaste ou de plusieurs manuscrits différents et expliqué en par­ tie ce choix dans la note marginale rubriquée du f. 44? En tout cas, nous n’avons pas trouvé de manuscrit au contenu identique dans le répertoire des manuscrits de Bruni établi par James Hankins41. Or, le manuscrit de Fillastre a peut-être servi lui-même de modèle à un manuscrit iden­ tique des Vies de Plutarque, recopié sur place, à la bibliothèque capitulaire de Reims. À la fin du manuscrit Bruxelles, Bibliothèque Royale 10007-10011, qui contient les Orationes de Cicéron dans le même ordre que le manuscrit Reims, B.M. mo, le possesseur anonyme a pré­ cisé au bas du f. 273: «Hunc librum feci conscribi in libraria ecclesie Remensis. » Sur le même feuillet, il a ajouté une longue note décrivant cinq autres manuscrits de la bibliothèque capi­ tulaire qu’il avait l’intention de faire transcrire, dont les Vies de Plutarque: «... in uno volu­ mine, Vita Demosthenis, Vita Tullii, Vita Q. Flaminii, Vita Cathonis, Vita Sertorii42.» Les

39 Ed. J. H. W aszink, in Plato latinus éd. R. K libansky, t. IV, Londres-Leyde, 1962 (Corpus philosophorum medii aevi. Corpus Platonicum), p. 17 1. 4 et io. 40 Pour la description du manuscrit, cf. C. J eudy , La bibliothèque de Guillaume Fillastre, infra, p. 264-265. 41 J. H ankins, Repertorium Brunianum. A Critical Guide to the Writings o f Leonardo Bruni, t. I, Handlist o f Manuscripts, Rome, Istituto Storico Italiano per il Medio Evo, 1997 (Fonti per la Storia dell’ Italia Medievale. Subsidia, 5). 42 Éd. Th. G ottlieb , Über mittelalterliche Bibliotheken, Leipzig, 1890, réimpr. Graz, 1955, p. 338-339.

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88 quatre autres correspondent arts manuscrits Reims, B.M. 381 (Ambrosius, De bono mortis etc.), Inv. 433 (Cicero, De natura deorum etc.), Inv. 427 (Martianus Capella) et Reims, B.M. 862 (Timaeus Platonis etc.). La mention de possesseur, au même folio, a été rayée et on peut déchiffrer seulement ces mots: «Iste liber in Leodio.». Au f. 1 figure Fex-libris des Jésuites de Louvain: «Collegii Societatis Jesu Lovanii», mais on ne retrouve aucun de ces manuscrits dans la liste établie par François Sweerts et éditée en 1628 par Antoine Sanderus43. Le possesseur anonyme du manuscrit de Bruxelles n’a peut-être pas pu réaliser son program­ me jusqu’au bout.

43 A. S anderus, Bibliotheca Belgica manuscripta..., Lille, 1641, réimpr. Bruxelles, 1872 (Archives et biblio­ thèques de Belgi que, 7), p. 325-330.

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