Histoire du français en afrique: Une langue en copropriété ? 9782359050073, 2359050079

En 1817 s'ouvre à Saint-Louis du Sénégal la première école en français. Jean Dard, l'instituteur qui en est re

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Histoire du français en afrique: Une langue en copropriété ?
 9782359050073, 2359050079

Table of contents :
Sommaire
INTRODUCTION - Tout commence par la nomination
1 - AUX ORIGINES DE LA PÉNÉTRATION DU FRANÇAIS EN AFRIQUE : SAINT-LOUIS DU SÉNÉGAL
Jean Dard
La carte des congrégations
L’école des otages
2 - DE LA CONFÉRENCE DE BERLIN À LA MISE EN PLACE DU SYSTÈME SCOLAIRE EN AFRIQUE-ÉQUATORIALE FRANÇAISE
La conférence de Berlin et ses retombées linguistiques
Le modèle français et le rôle de l’Alliance française
La mise en place de l’enseignement colonial
L’École normale William-Ponty
Mamadou et Bineta
3 - DE L’AFRIQUE-ÉQUATORIALE FRANÇAISE À LA CONFÉRENCE DE BRAZZAVILLE
Les débuts de l’enseignement
Quelle politique linguistique ?
La conférence de Brazzaville
4 - LE CAS DU « CONGO BELGE »
La « Brochure jaune » (1929)
« Organisation de l’enseignement libre avecle concours des missions nationales » (1938)
Un révélateur : la controverse de Coquilhatville
5 - ACCLIMATATION ET APPROPRIATION DU FRANÇAIS EN AFRIQUE
La première description : Raymond Mauny
L’« après Mauny » : la constitution d’un domaine d’études
Acclimatement et acclimatation
Une régularisation du français ?
6 - LE FRANÇAIS ET LES LANGUES AFRICAINES : LE RÔLE DE LA VILLE
La ville africaine, facteur d’unification linguistique
La forme des langues
Chronique de morts annoncées ?
7 - LE « POIDS » DES LANGUES AFRICAINES
8 - LE TEMPS DES INDÉPENDANCES : LES POLITIQUES LINGUISTIQUES
Langues officielles et langues nationales
Quelles politiques linguistiques ?
Les cas de la Guinée et du Rwanda
La promotion des langues nationales
Les états généraux de Libreville
EN GUISE DE CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

Citation preview

C’est cette histoire que retrace Louis-Jean Calvet, s’appuyant aussi bien sur l’analyse de documents d’archives que sur des enquêtes de terrain, brossant le tableau d’une langue désormais partagée, en copropriété, et évoquant ses possibilités d’évolution. Linguiste de renommée internationale né en Tunisie en 1942, professeur à l’université de Paris-V (Sorbonne) et à l’université de Provence, Louis-Jean Calvet est spécialisé en sociolinguistique. Son essai fondateur Linguistique et Colonialisme (Payot, 1974) est à l’origine de tout un courant africain de linguistique. Il est l’auteur de nombreux livres consacrés à la théorie des langues et à la sémiologie, tels que Roland Barthes (Flammarion, 1990), Les Politiques linguistiques (PUF, 1995), Essais de linguistique (Plon, 2004), Le Jeu du signe (Seuil, 2010), ainsi qu’à l’analyse du discours politique (Combat pour l’Élysée, Seuil, 2006).

Collection « Le français, langue partenaire », dirigée par Amidou Maïga

www.editionsecriture.com ISBN 978-2-35905-007-3 H 50-5357-4-1010 17,95 € prix France TTC

Louis-Jean Calvet

Près de deux siècles plus tard, les pays africains sont confrontés au même type de problèmes. Mais le français s’est en même temps « africanisé », il a pris des couleurs locales, tandis que certaines langues africaines s’imposaient comme langues véhiculaires et que d’autres étaient utilisées dans l’enseignement ou l’alphabétisation.

Louis-Jean Calvet

HISTOIRE DU FRANCAIS EN AFRIQUE Une langue en copropriété ?

HISTOIRE DU FRANCAIS EN AFRIQUE

En 1817 s’ouvre à Saint-Louis du Sénégal la première école en français. Jean Dard, l’instituteur qui en est responsable, fait le choix d’apprendre d’abord à écrire et lire aux élèves dans leur langue, le wolof. S’ensuivront de longs débats, parfois polémiques, sur la place des langues africaines dans l’enseignement et le type de pédagogie à appliquer.

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DU MÊME AUTEUR

Le Jeu du signe, Seuil, 2010. Les Mots de Nicolas Sarkozy, avec J. Véronis, Seuil, 2008. Pour une linguistique du désordre et de la complexité, avec P. Blanchet, D. de Robillard, L’Harmattan, 2007. Combat pour l’Élysée, paroles de prétendants, avec J. Véronis, Seuil, 2006. Cent ans de chanson française (1907-2007), L’Archipel, 2006 ; rééd. augmentée, Archipoche, 2008. Affiches Air France, rêver le monde, avec P.-M. Thibault, Le Cherche Midi, 2006. Essais de linguistique, la langue est-elle une invention des linguistes ?, Plon, 2004. Léo Ferré, Flammarion, 2003. Le Marché aux langues, les effets linguistiques de la mondialisation, Plon, 2002. Les Langues dans l’espace francophone : de la coexistence au partenariat, avec R. Chaudenson (éd.), Institut de la francophonie/L’Harmattan, 2001. La Diversité linguistique dans le monde à l’heure de la mondialisation, Agence intergouvernementale de la francophonie, 2000. Le Plurilinguisme urbain, avec A. Moussirou-Mouyama (éd.), Institut de la francophonie/Didier érudition, 2000. L’Enquête sociolinguistique, avec P. Dumont (éd.), L’Harmattan, 1999. De la (socio)linguistique urbaine à l’écologie linguistique, LynX, vol. 26, Universitat de Valencia, 1999. Pour une écologie des langues du monde, Plon, 1999. Saint-Barthélemy : une énigme linguistique, avec R. Chaudenson, Cirelfa/Didier érudition, 1998. Une ou deux normes ? Insécurité linguistique et normes endogènes en Afrique francophone, avec M.-L. Moreau (éd.), Cirelfa/ Agence de la francophonie/Didier érudition, 1998. Les Politiques linguistiques, mythes et réalités, avec C. Juillard, FMA, Beyrouth, 1997. Vers un atlas linguistique de l’Afrique, avec R. Chaudenson, Agence de la francophonie-Cirelfa, 1997. Les Politiques linguistiques, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1996. Nouvelle Génération française, avec J.-C. Demari, K. Nagano, N. Nishiyama, Daisan Shobo, Tokyo, 1996. (suite en fin de volume)

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LOUIS-JEAN CALVET

HISTOIRE DU FRANÇAIS EN AFRIQUE UNE LANGUE EN COPROPRIÉTÉ

ÉCRITURE

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Collection « Le français, langue partenaire » dirigée par Amidou Maïga

www.editionsecriture.com

Si vous souhaitez recevoir notre catalogue et être tenu au courant de nos publications, envoyez vos nom et adresse, en citant ce livre, aux Éditions Écriture, 34, rue des Bourdonnais 75001 Paris. Et, pour le Canada, à Édipresse Inc., 945, avenue Beaumont, Montréal, Québec, H3N 1W3. ISBN 978-2-35905-007-3 Copyright © Éditions Écriture, 2010.

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Sommaire

Introduction : Tout commence par la nomination AUX ORIGINES DE LA PÉNÉTRATION DU FRANÇAIS AFRIQUE : SAINT-LOUIS DU SÉNÉGAL ...................... Jean Dard ............................................................... La carte des congrégations .................................... L’école des otages ..................................................

9

1.

EN

DE LA CONFÉRENCE DE BERLIN À LA MISE EN PLACE DU SYSTÈME SCOLAIRE EN AFRIQUE-ÉQUATORIALE FRANÇAISE .................................................................

15 16 30 40

2.

La conférence de Berlin et ses retombées linguistiques ........................................................... Le modèle français et le rôle de l’Alliance française ................................................................. La mise en place de l’enseignement colonial ....... L’École normale William-Ponty ............................. Mamadou et Bineta ...............................................

51 51 57 59 64 68

3.

DE L’AFRIQUE-ÉQUATORIALE FRANÇAISE À LA CONFÉRENCE DE BRAZZAVILLE ..............................

75

Les débuts de l’enseignement ............................... Quelle politique linguistique ? .............................. La conférence de Brazzaville ................................

78 85 91

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HISTOIRE DU FRANÇAIS EN AFRIQUE

4.

LE CAS DU « CONGO BELGE » ...............................

97

La « Brochure jaune » (1929) .................................. 102 « Organisation de l’enseignement libre avec le concours des missions nationales » (1938) ....... 110 Un révélateur : la controverse de Coquilhatville .. 112 5. EN

ACCLIMATATION ET APPROPRIATION DU FRANÇAIS AFRIQUE .............................................................. 121

La première description : Raymond Mauny ......... L’« après Mauny » : la constitution d’un domaine d’études .................................................................. Acclimatement et acclimatation ............................ Une régularisation du français ? ............................

122 126 130 139

6.

LE FRANÇAIS ET LES LANGUES AFRICAINES : LE RÔLE DE LA VILLE ................................................... 149 La ville africaine, facteur d’unification linguistique 150 La forme des langues ............................................. 156 Chronique de morts annoncées ? .......................... 161 7.

LE « POIDS » DES LANGUES AFRICAINES ................... 167

LE TEMPS DES INDÉPENDANCES : LES POLITIQUES LINGUISTIQUES ........................................................... Langues officielles et langues nationales .............. Quelles politiques linguistiques ? .......................... Les cas de la Guinée et du Rwanda ...................... La promotion des langues nationales ................... Les états généraux de Libreville ............................ 8.

175 176 183 188 192 196

En guise de conclusion ......................................... 199 Bibliographie ......................................................... 203

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INTRODUCTION Tout commence par la nomination

L’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch, s’interrogeant sur la périodisation de l’histoire africaine, oppose deux approches contrastées. La première divise l’histoire de l’Afrique en trois périodes : époque précoloniale, époque coloniale, temps des indépendances. Or, écrit-elle : « Les trois périodes sont affreusement inégales : quelques millénaires, quelques siècles au plus, quelques dizaines d’années… » En outre, poursuit-elle, il serait faux de penser que la première période serait celle de la « coutume » et la deuxième celle de l’introduction de la modernité. Idée dont on trouve une bonne illustration dans un ouvrage d’Henri Ziéglé, consacré à l’Afrique-Équatoriale française (AEF) : « L’AEF sort de la préhistoire pour entrer dans l’histoire au contact des Européens vers l’an 15001. » À cette vision simplificatrice, fruit de l’ethnologie coloniale, Coquery-Vidrovitch oppose un essai de chronologie en neuf stades, qui vont de l’apparition de l’homme au temps des indépendances2. Dans cette chronologie, les linguistes pourraient s’intéresser plus 1. H. Ziéglé, Afrique-Équatoriale française, Paris, Berger-Levrault, 1952, p. 89. 2. C. Coquery-Vidrovitch, « Un essai de périodisation de l’histoire africaine », in A. Ba Konaré (éd.), Petit Précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy, Paris, La Découverte, 2008, p. 43-58. 9

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HISTOIRE DU FRANÇAIS EN AFRIQUE

particulièrement à certaines périodes. Par exemple, aux rapports entre l’expansion de la métallurgie ou de l’agriculture et celle des langues bantoues. Ou encore à l’importation de l’islam, entre les VIIIe et XIIe siècles, le long du fleuve Niger et sur la côte orientale, qui va tout à la fois marquer le lexique de nombreuses langues et les mettre en contact avec une écriture. Notre propos est à la fois plus large et plus limité. Plus limité, parce qu’il couvre une période relativement courte : moins de deux siècles. Plus large, parce que, cinquante ans après les indépendances de la plupart des pays francophones africains, nous voudrions explorer l’histoire du français en Afrique subsaharienne et de ses rapports avec les langues africaines. De ce point de vue, c’est avec le cabotage sur les côtes occidentales (entamé par les Portugais au XVe siècle), puis avec la traite négrière (jusqu’au XIXe siècle) que débutent les contacts entre l’Occident et l’Afrique, contacts limités dans les premiers temps à quelques forts et à quelques comptoirs. * Découvrant ce qu’il croyait être les Indes et qui était en fait la mer des Caraïbes, Christophe Colomb fut saisi d’une véritable fureur baptismale : les îles, les caps, les baies, il baptisait tout, sans se demander si les indigènes, Caribes ou Arawaks, n’avaient pas déjà nommé leur environnement. Son journal de voyage témoigne de cette activité frénétique, comme le montrent ces quelques extraits : Cette île […] à laquelle je donnai le nom de Santa Maria de la Conception […] au milieu du bras de mer qui sépare ces deux îles, à savoir celle de Santa Maria et la grande à laquelle j’ai donné le nom de Fernandina. (15 octobre 1492) Ce cap où je viens de mouiller maintenant et auquel j’ai donné le nom de Beau Cap parce qu’il est réellement beau. (19 octobre 1492) 10

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INTRODUCTION

Ce cap du sud-est auquel je donnai le nom de cap de la Lagune comme j’avais donné à l’île celui d’Isabelle. (20 octobre 1492) Le lac qui est là près du cap de l’Îlot – ainsi que je l’ai nommé. (22 octobre 1492) L’amiral donna à ce fleuve et à ce port le nom de San Salvador. (28 octobre 1492) Il navigua jusqu’au coucher du soleil, faisant dix-huit lieues à l’est quart sud-est, jusqu’à un cap qu’il nomma cap de Cuba. (12 novembre 1492) Il leur donna le nom de mer de Notre-Dame et le port qui était près de l’embouchure de l’entrée desdites îles, il le nomma port du Prince. (14 novembre 1492) Au-delà il y avait quelques-unes des plaines les plus belles du monde, assez semblables aux terres de Castille, mais qu’elles surpassent encore. Pour cela il donna à ladite île le nom d’île Hispaniola. (9 décembre 1492) Une petite île à laquelle l’amiral donna le nom de SaintThomas, parce que le lendemain était jour de vigile de ce saint. (19 décembre 1492)

Colomb baptise donc à tour de bras et, au gré de sa fantaisie, il utilise, pour nommer ces lieux, des particularités géographiques (cap de la Lagune), des noms de saints tels que San Cristobal (qui deviendra plus tard Saint-Kitts) ou Santa Maria de Guadalupe (nom d’un monastère en Espagne qui donnera le nom de Guadeloupe à une île, ainsi qu’à la cathédrale de Mexico), ou encore les noms des souverains espagnols (Isabelle). Il va jusqu’à utiliser le calendrier : arrivant un dimanche en vue d’une île, il la baptise tout simplement Dominica (la Dominique). Cette référence au calendrier n’est d’ailleurs pas le seul fait de Christophe Colomb : lorsque, le 1er janvier 1502, un navigateur portugais arrive dans une baie de la côte brésilienne, qu’il prend pour l’embouchure d’une rivière, il la baptise Rio de Janeiro (« fleuve de janvier »), actuel nom de la plus grande ville

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HISTOIRE DU FRANÇAIS EN AFRIQUE

du pays… S’il était arrivé la veille, la ville s’appellerait aujourd’hui « fleuve de décembre » ! Tout commence donc par une nomination des lieux, qui apparaît comme la traduction toponymique d’un rapport de force. De la même façon, la première intervention des langues européennes, et plus particulièrement de la langue française en Afrique, a été la nomination du continent, des fleuves, des régions qui deviendront ensuite des colonies, puis des pays. Commençons par le continent. Le mot français « Afrique » vient du latin africa terra, « terre des Afri », expression vieille de plus de vingt siècles, pour laquelle on a proposé diverses étymologies : origine grecque (aphriké, « sans froid »), sémitique (« poussière »), berbère (ifri, « grotte »), sans qu’il soit vraiment possible de trancher. Ce qui est en revanche certain, c’est que le mot africa n’est pas d’origine latine, qu’il a été utilisé par les Romains et que la plupart des langues européennes l’ont ensuite adopté. Cette Afrique, ce sont d’abord des navigateurs qui l’ont approchée, et leur première tendance a été de jeter l’ancre dans des estuaires, de nommer des fleuves et, de là, par métonymie, les territoires qu’ils traversaient. C’est ainsi que désignent aujourd’hui à la fois un fleuve et un pays les mots Sénégal, Congo, Cameroun, Niger, et qu’il en allait de même dans le passé de la HauteVolta ou de l’Oubangui-Chari. Or ces noms propres n’étaient que rarement endogènes. Ainsi, en 1571, un navigateur portugais arrive à l’embouchure d’un fleuve localement nommé Wuri. Constatant qu’il est rempli de crevettes, il le baptise immédiatement Rio dos Camerãos, « fleuve des crevettes », forme qui donnera en allemand Kamerun, puis en anglais Cameroon et en français Cameroun. De la même façon, ce serait la forme de l’estuaire du fleuve Komo qui aurait poussé les Portugais à le baptiser Gabão, parce qu’ils lui trouvaient 12

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INTRODUCTION

l’aspect d’un caban. Et, bien sûr, le nom de la Côte d’Ivoire n’a rien de local. En revanche, en 1482, un autre navigateur portugais, Diego Cão, avait baptisé l’estuaire d’un fleuve à partir d’un mot local, Nzere, qui deviendra Zaïre, puis Congo, par référence au célèbre royaume de Kongo qui donnera donc leur nom à un fleuve et deux pays. De la même façon, le Niger n’est sans doute pas, contrairement à ce que pourrait faire croire une étymologie facile, le « fleuve des Noirs », mais viendrait peut-être du tamasheq Gher n gheren, « fleuve des fleuves ». Le Tchad, pour sa part, devrait son nom au mot kanouri désignant le lac. De ces quelques exemples ressortent d’ores et déjà quelques remarques. Tout d’abord, les populations africaines avaient tendance à baptiser leurs fleuves tout simplement « fleuve », par conséquent, c’est parfois le nom local générique des cours d’eau qui a été utilisé par les Européens. Ensuite, on ne s’embarrassait pas toujours du nom local, comme le montrent les nominations du Cameroun ou du Gabon. Enfin, apparaît ici le droit de nommer l’autre : de la même façon que des parents choisissent le prénom de leurs enfants, les premiers navigateurs européens atteignant les côtes africaines décidaient du nom d’un fleuve, d’un territoire, plus tard d’un État et donc d’une population. C’est ainsi qu’aujourd’hui, des membres de l’ethnie fang sont, d’un côté d’une frontière des Camerounais, et de l’autre des Gabonais. Ou que des Baoulés, des Malinkés, des Sénoufos sont tous des Ivoiriens. C’est sur cette toile de fond toponymique, sur cette cartographie précoloniale, que va se dérouler l’introduction du français en Afrique, et tout d’abord au Sénégal.

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1 AUX

ORIGINES DE LA PÉNÉTRATION DU FRANÇAIS EN AFRIQUE : SAINT-LOUIS DU SÉNÉGAL

Dès le XVe siècle, les côtes de l’actuel Sénégal sont visitées par des navires occidentaux, portugais puis hollandais, anglais et français. L’estuaire du fleuve Sénégal et le Cap-Vert sont ainsi les premiers lieux de contact et de commerce entre l’Europe et cette partie de l’Afrique. Pour ce qui concerne les Français, c’est à partir du XVIe siècle que les villes de Rouen, Dieppe ou Saint-Malo entament des relations avec la côte africaine. En 1659, des marins de Dieppe débarquent à l’embouchure du Sénégal et fondent Saint-Louis, qui va devenir un comptoir spécialisé dans le commerce de l’or, de la gomme arabique et des esclaves. Des commerçants s’y installent (ils fondent en 1781 la première loge maçonnique d’Afrique) et prospèrent. En 1789, la Révolution donne le statut de communes à Saint-Louis, Gorée, Dakar et Rufisque, les fameuses « quatre communes » dont on a tant parlé et qui constituent en partie un mythe car les droits accordés à leurs habitants ne concernaient guère les Africains. Le cahier de doléances que Saint-Louis enverra par l’intermédiaire d’un certain Lamiral avait en fait été rédigé par des notables blancs ou métis. Plus tard, en 1848, Saint-Louis et Gorée éliront un député, Barthélemy Durand Valentin. Il sera suivi de Jean-Baptiste Lafon de Gauffillé, Jules Couchard, 15

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Alfred Gasconi, Aristide Vallon, Hector d’Agoult et François Carpot, tous blancs ou mulâtres, élus par des commerçants locaux ou venus de Bordeaux : les Africains n’ont en effet pas accès au jeu politique et le changement viendra plus tard. C’est seulement en 1914 que le premier Noir, Blaise Diagne, est élu à l’Assemblée nationale, élection suivie de celles de Galandou Diouf, Amadou Lamine Guèye, Léopold Sédar Senghor, Mamadou Dia et, enfin, Abbas Guèye. Jean Dard Il demeure que la ville de Saint-Louis, première réelle implantation française en Afrique, a été le lieu d’expérimentation de différentes formes de colonisation ; ensuite, le premier lieu d’administration de la région (l’Afrique-Occidentale française [AOF]) ; plus tard, encore le lieu de prises de conscience des élites africaines dont certains membres, nous l’avons vu, seront élus au Parlement français ; enfin, ce qui nous concerne directement, le lieu d’ouverture de la première école française en Afrique et le terrain d’application de certaines formes d’enseignement du français. À ce titre, elle mérite que nous nous attardions sur son histoire. Le 17 juin 1816, à 4 heures du matin, quatre navires français, la frégate La Méduse, la flûte La Loire, le brick L’Argus et la corvette L’Écho quittent la rade de l’île d’Aix, en face de Rochefort, pour se rendre au Sénégal. Les aléas de la navigation séparent bientôt les bâtiments et, le 28 juin, La Méduse arrive seule à Ténériffe, puis poursuit sa route vers l’Afrique. À son bord, le capitaine Le Roy Lachaumareys, dont la suite prouvera qu’il est un piètre navigateur ; Picard, qui a été « greffier-notaire » à la résidence du Sénégal dès 1800, a dû quitter son poste lorsqu’en 1809, les Anglais ont pris le Sénégal et y retourne, accompagné de sa famille (l’une de ses filles, 16

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AUX ORIGINES DE LA PÉNÉTRATION DU FRANÇAIS EN AFRIQUE

Charlotte, racontera cette épopée1) ; le colonel Julien Schmaltz et sa femme ; un pilote improvisé, Richefort ; bien sûr, des officiers et des marins, toute une petite société rapidement divisée : les uns, parmi lesquels Schmaltz, affirment faire toute confiance au capitaine et au pilote, les autres pensent qu’ils sont incapables de diriger un bateau. Les événements donneront raison à ces derniers : le 2 juillet, la frégate s’échoue sur le banc d’Arguin, face aux côtes de l’actuelle Mauritanie, et tous les efforts pour l’en dégager restent vains. La suite est connue : les deux cent trente-trois voyageurs prennent place sur six canots et, après un long périple sur mer, puis à pied, atteignent l’embouchure du fleuve Sénégal. Dix-sept marins restent à bord (trois seulement survivront) ; les autres, cent quarante-neuf marins et soldats, partent sur un radeau de fortune, le fameux radeau de La Méduse dont le peintre Théodore Géricault a immortalisé l’odyssée. Quel est l’objectif de ce voyage, qui aurait pu tourner plus mal encore ? Il s’inscrit dans un changement profond de la politique européenne vis-à-vis de l’Afrique de l’Ouest. Ayant fréquenté les côtes de l’Afrique pour en exporter des esclaves ou de la gomme arabique, les grandes puissances entament, au début du XIXe siècle, une politique d’occupation territoriale : Après la période des comptoirs vient celle de la colonisation, qui passe par la pénétration des territoires. Les conflits entre les Français et les Britanniques ont pris fin avec la défaite des armées napoléoniennes, puis les traités de 18151816 qui confirment la présence française au Sénégal, la royauté est de retour et Louis XVIII envoie en 1816 le colonel Julien Schmaltz comme gouverneur, avec 1. Ch. Dard, La Chaumière africaine – Histoire d’une famille française jetée sur la côte occidentale de l’Afrique à la suite du naufrage de la frégate La Méduse, Dijon, Noellat, 1824 ; rééd. Paris, L’Harmattan, 2005. 17

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mission de reprendre possession de Saint-Louis, puis de Gorée. Schmaltz arrive donc sur place en juillet 1816, mais le gouverneur anglais, qui n’a reçu aucun ordre, demande à ces Français de quitter son territoire pour le Cap-Vert : la passation de pouvoirs n’aura lieu qu’en janvier 1817. Charlotte Dard (qui porte alors son nom de jeune fille, Picard ; elle épousera plus tard Jean Dard) nous décrit ainsi la ville : La population de Saint-Louis est alors d’environ dix mille âmes, dont cinq cents Européens, deux mille nègres ou mulâtres libres et à peu près sept mille cinq cents esclaves. Il n’y a guère à Saint-Louis que cent cinquante maisons bâties à l’européenne. Le reste des habitations se compose de simples cases de roseaux ou huttes de paille qu’une légère étincelle peut faire disparaître en un moment, ainsi que les maisons de briques qui les avoisinent, les rues sont larges mais non pavées1…

C’est donc cette ville embryonnaire qui va devenir le point de départ de la colonisation de la région. Certains Européens ont planté du coton, le botaniste Richard, arrivé avec le gouverneur, crée une pépinière, et l’on songe à utiliser la voie fluviale pour pénétrer dans l’intérieur du pays. Mais le gouverneur Schmaltz se rend très vite compte qu’il lui faut, pour mener à bien sa politique, former des cadres intermédiaires, des Africains sachant parler, lire et écrire le français. Or il n’existe aucun système scolaire en français, et, dans les instructions qu’on lui a remises le 18 mai 1816, rien n’est prévu pour l’enseignement : on lui enjoint surtout d’encourager l’évangélisation. Il décide donc de demander au ministère de la Marine et des Colonies, dont il dépend, qu’on mette à sa disposition un instituteur chargé d’ouvrir une école, « l’école française du Sénégal ».

1. Ibid., p. 89-90. 18

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L’instituteur en question sera Jean Dard (1789-1833). Né à Maconge, en Côte-d’Or, il a étudié à Autun, dans un collège « populaire gratuit » créé par Anne-Marie Javouhey, au sujet de qui nous reviendrons. Au moment de son départ, il enseigne les mathématiques dans l’académie de Dijon et il a publié en 1815 une brochure sur l’enseignement mutuel, ou monitorial system, une pratique pédagogique alors très en vogue, mise au point par l’Anglais Andrew Bell (1753-1832) qui l’avait utilisée à Madras, en Inde, de 1790 à 1795. Joseph Lancaster (1778-1838) avait ensuite créé à Londres, en 1798, une école privée dans laquelle il appliquait les mêmes principes. L’enseignement mutuel était à la pédagogie ce que le système de l’indirect rule était à la gestion des colonies britanniques : il s’agissait d’utiliser les élèves les plus avancés pour enseigner à ceux qui l’étaient moins, palliant ainsi le manque de maîtres et permettant à un seul enseignant de former de nombreux élèves. Cette méthode, grâce aux efforts de Lancaster parti aux États-Unis pour la divulguer, connaissait un grand retentissement au début du XIXe siècle, et l’on comptait alors dans le monde plus de mille « écoles mutuelles ». En France, à la fin des années 1810, on dénombre une bonne dizaine de titres consacrés à cette méthodologie, parmi lesquels ceux de Joseph Hamel, L’Enseignement mutuel ou Histoire de l’introduction et de la propagation de cette méthode par les soins du docteur Bell, de J. Lancaster et d’autres. Description détaillée de son application dans les écoles élémentaires d’Angleterre et de France, ainsi que dans quelques autres institutions (Paris, 1818), du Dr Bailly, Guide de l’enseignement mutuel avec gravures et tableaux (2e éd., Paris, 1818), voire un poème de Xavier-Boniface de Saintine, L’Enseignement mutuel, primé par l’Académie française en 18201. C’est 1. Voir G. Hardy, « L’enseignement au Sénégal de 1817 à 1854 », in Bulletin du Comité d’études historiques de l’Afrique-Occidentale française, 1921. 19

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pourquoi, à son départ, Jean Dard a pour instruction de propager une éducation élémentaire en utilisant la méthode de l’enseignement mutuel qui, selon les termes du ministre, paraissait « devoir être bientôt universelle1 ». La première classe de français en Afrique s’est donc tenue au mois de mars 1817. Mais, à son arrivée à SaintLouis, Jean Dard est quelque peu dépaysé face à des élèves qui, bien sûr, ne connaissent aucun mot de français, et il va très vite s’intéresser à leurs langues, essentiellement le wolof et le bambara, publiant successivement, quelques années plus tard, un Dictionnaire français-wolof et français-bambara, suivi du Dictionnaire wolof-français (Paris, Imprimerie royale, 1825), puis une Grammaire wolofe ou méthode pour étudier la langue des Noirs en Sénégambie (Paris, Imprimerie royale, 1826). C’est à la croisée de deux approches, celle de l’enseignement mutuel et celle de la prise en compte de la langue des élèves, le wolof, que Jean Dard va chercher sa voie, mettant en place un enseignement à la fois bilingue et mutuel : les élèves apprenaient à lire et à écrire dans leur langue avant de passer au français, et les meilleurs élèves aidaient les autres. L’instituteur est tout de suite apprécié par le gouverneur, qui, en 1818, demande que son salaire passe de 1 800 à 2 400 francs par an. En revanche, il va être attaqué par le préfet apostolique au Sénégal, l’abbé Giudicelli, qui l’accuse de vivre en concubinage avec une femme noire qui lui a donné un enfant, de faire des affaires en exportant de la gomme, du corail, en important des vêtements, d’être corrompu… Dans sa violente attaque, le prêtre signale que, selon lui, la moitié des élèves a déserté l’école, parce que les parents en ont assez d’être rackettés par l’instituteur et également parce que : 1. Ibid., p. 104-105. 20

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Le Sieur Dard, pour s’instruire lui-même de la langue du pays (jargon informe), au lieu de la langue française fait apprendre et continuellement parler le wolof à ses élèves. D’ailleurs, le 20 octobre dernier, la boiserie pour l’enseignement mutuel n’avait pas encore été faite1.

Il y a sans doute du vrai dans ce dernier reproche, puisque Jean Dard lui-même, dans l’avant-propos de son Dictionnaire français-wolof et français-bambara (non signé mais sans doute écrit par lui-même, à la troisième personne), pratique un étrange mélange, expliquant à la fois qu’il a appris le wolof grâce à ses élèves et vantant ses résultats pédagogiques : En 1816, le gouvernement du Roi reconnut l’avantage qu’il y aurait de fonder au Sénégal des écoles pour les Noirs et les hommes de couleur. Sur la demande de Son exc. le ministre de la Marine, M. le préfet du département de la Seine désigna un sujet pris parmi les élèves instruits à l’école normale élémentaire. M. Dard fut choisi pour cette mission ; et les sœurs de Saint-Joseph reçurent les mêmes instructions pour diriger au Sénégal des écoles de filles. Les progrès des enfants furent rapides : en deux ans, plus de quatre-vingts jeunes Noirs ou mulâtres profitèrent si bien des leçons de l’école, qu’ils furent capables d’écrire le wolof en caractères français. Leur maître composa avec eux un double vocabulaire ; à force de travail et de rapprochement heureux, il découvrit les règles de leur langage. Des échantillons de leurs ouvrages furent adressés à la société établie à Paris pour la propagation de l’instruction primaire ; elle les fit examiner, et il fut constaté que les jeunes Africains avaient parfaitement vaincu les difficultés des leçons élémentaires ; qu’ils écrivaient et calculaient correctement, et qu’ils exprimaient leurs idées aussi bien que les enfants européens de Saint-Louis, formés aux mêmes leçons. On comprit qu’à l’aide de ces intéressants auxiliaires, le

1. Ibid., p. 108-109. 21

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professeur avait pu faire de grands progrès dans la langue wolofe, progrès qu’on ne pouvait peut-être espérer par aucun autre moyen1.

Sans doute découragé par les attaques du préfet apostolique, Dard demande en 1819 un congé, qui lui est refusé par le ministre, mais parvient à se faire rapatrier pour raisons de santé et sera remplacé par un certain Daspres. Il a entre-temps épousé Charlotte-Adélaïde Picard, dont il aura trois enfants. On trouve alors dans l’école de Saint-Louis, écrit Papa Alioune Ndao, « cent treize élèves dont dix Européens, soixante-huit mulâtres, trente-cinq Noirs2 ». Ne retrouvant pas tout de suite un poste en France, Dard demande, en vain, à être de nouveau nommé à Saint-Louis. Dans une lettre au ministre datée du 20 avril 1822, il suggère de prolonger l’enseignement qu’il a mis en place vers le second degré, de l’étendre également du point de vue géographique : Connaissant à fond la langue de ces peuples, j’ai souvent eu l’occasion de sonder la profondeur de leur capacité intellectuelle, et je ne dois pas craindre de dire à V.E. que rien ne peut s’opposer à la civilisation de l’AfriqueOccidentale, si le Gouvernement veut soutenir ce qui a été déjà fait au Sénégal et l’étendre successivement à l’intérieur. L’établissement d’une école française à Gorée y serait de la plus grande utilité… Les villages de Dagana, chef-lieu des établissements agricoles, de Ndian, de Touby, de Sor, de Gandiole, etc., seraient également très disposés à faire instruire leurs enfants, si le Gouvernement jugeait à propos de leur envoyer des instituteurs… Convaincu, par les liaisons habituelles que j’ai eues avec 1. J. Dard, Dictionnaire français-wolof et français-bambara, Paris, Imprimerie royale, 1825. 2. P. A. Ndao, « Lexicographie coloniale et traitement de l’altérité africaine, une introduction aux paratextes et à la nomenclature de Faidherbe », à paraître dans les actes du colloque « La lexicologie militante » tenu à l’université de Paris 7 en décembre 2006. 22

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les princes et les chefs de l’intérieur, des dispositions que tous les peuples de ces contrées ont pour la civilisation, je ne puis douter que les écoles ouolof-françaises ne se propagent rapidement en Sénégambie, dès que nous pourrons procurer à ses habitants des livres écrits en leurs langages naturels…

Mais, souligne l’historien Georges Hardy, Dard réclamait pour cela d’être nommé « inspecteur général des écoles françaises africaines, sous l’autorité du gouverneur de la colonie du Sénégal », et tentait semble-t-il de faire monter les enchères en indiquant que les Anglais lui avaient proposé d’acheter ses manuscrits sur le wolof et de le nommer directeur d’une « école ouolof-anglaise en Gambie ». Le gouverneur Roger, successeur de Schmaltz, tout en trouvant ces projets intéressants, se méfie de Dard, qui restera donc en France. En 1825, lorsque sort son dictionnaire, il est présenté comme « maître de pension à Bligny-sous-Beaune (Côte-d’Or) ». Quant à l’école à Saint-Louis, le 25 avril 1823, Roger écrit au ministre qu’elle compte une centaine d’élèves, blancs, mulâtres et noirs, parmi lesquels sept fils de chefs plus ou moins pris en otage : Je fonde sur ces jeunes gens de grandes espérances ; de retour dans leur pays, quels débouchés ne peuvent-ils pas offrir à notre commerce ? Il leur est réservé peut-être aussi de nous faire connaître Tombouctou et le cours et l’embouchure du Niger, et tous les mystères de l’Afrique intérieure.

Jean Dard est donc – momentanément comme on le verra – évincé. Et il nous faut ici marquer une pause. Le premier instituteur français sur la terre africaine est en effet devenu un mythe. Jean-Pierre Makouta-Mboukou, auteur d’un des premiers ouvrages contemporains sur la problématique de l’enseignement du français en Afrique, le dédie d’ailleurs :

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À la mémoire de Jean Dard, l’instituteur français qui comprit, dès l’abord, que le français qu’il enseignait aux jeunes Wolofs était une langue étrangère1.

On considère généralement que l’intérêt de Dard pour les langues locales, ne plaisant guère aux autorités, a été à l’origine de son éviction. Il est vrai qu’introduire le wolof à l’école revenait à lui reconnaître la qualité de langue, à parité avec le français, ce qui n’était pas dans l’air du temps, le discours colonial considérant plutôt que l’on parlait en Afrique des dialectes, voire des patois (nous avons vu plus haut que l’abbé Giudicelli désignait même le wolof comme un « jargon informe »). Dard était d’ailleurs sur ce point très net : Le langage des nègres wolofs n’est pas une langue écrite […] Malgré ses variations sans nombre, ce dialecte est régulier, uniforme, assujetti à des principes fixes […]

ou encore : On est allé jusqu’à dire que les nègres en général n’avaient pour langage qu’une espèce de gloussement sans règles, sans principes ; un jargon presque semblable à celui de l’orang-outang. Cela est de la plus grande fausseté2.

Il est aujourd’hui difficile de savoir si la solution imaginée et mise en pratique par Jean Dard était efficace, mais il est certain qu’elle se trouvait en décalage avec l’idéologie dominante. Il a expliqué qu’en deux ans, ses élèves parvenaient à écrire sans problème en wolof, et dans sa Grammaire wolofe, il écrivait en 1826 :

1. J.-P. Makouta-Mboukou, Le Français en Afrique noire, Paris, Bordas, 1973. 2. Respectivement : J. Dard, 1825, p. VI et 1826, p. IX. Cité par E. Bonvini, « Interférence anthropologique dans l’histoire de la linguistique africaine », in Histoire épistémologie langage, t. XXIX, fasc. 2, 2007. 24

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La civilisation des Ouolofs est plus que négligée, elle est mise à l’oubli puisqu’on a cessé d’instruire les Noirs au Sénégal dans leur langue. Car quoi qu’on en dise, il faut que les Noirs soient inscrits dans leur langue maternelle, sans cela point d’établissements durables, point de civilisation […] J’ai souvent remarqué que le jeune Noir n’épelle les mots du français que dans le but d’en former des sons propres à son langage maternel. Si après les avoir étudiés, il ne retrouve qu’un son barbare pour ses oreilles, il s’écrie : Kelley don dara (« cela ne signifie rien ») et ne veut plus étudier. Mais si, au contraire on lui donne à épeler un mot africain, alors il le répète jusqu’à ce qu’il puisse l’écrire sur le sable et l’explique à ses camarades1.

Partant de ces constatations, il est facile de considérer que Jean Dard a été la victime du préfet apostolique du Sénégal et des préjugés des autorités locales, et qu’il fut pour cette raison rappelé en France. L’épisode se terminerait alors comme ce qu’il faudrait bien appeler un rendez-vous manqué : la prise en compte de la coprésence du français et des langues des élèves dans la classe aurait peut-être considérablement modifié l’histoire des rapports entre le français et les langues africaines. Mais les choses ne sont probablement pas aussi simples. Tout d’abord, lorsqu’un siècle plus tard, en 1921, Georges Hardy esquisse une histoire de l’enseignement au Sénégal, son jugement est tout sauf négatif : L’effort de Dard était vraiment méritoire ; quelque avis que l’on puisse avoir sur l’emploi de la langue indigène comme langue véhiculaire ou sur les inconvénients de la méthode de traduction, il faut reconnaître que son enseignement, ainsi conçu, ne pouvait être entièrement stérile. Son effort fut suivi par nonchalance plutôt que par esprit de méthode. Après son départ, les élèves continuèrent à 1. Cité par M. Fall, « La baisse de niveau des élèves en français : mythe ou réalité », Revue électronique internationale de sciences du langage sudlangues, http://www.refer.sn/sudlangues. 25

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psalmodier en chœur ou copier lettre par lettre des phrases françaises, dont une traduction en ouolof leur donnait le sens approximatif, et l’on persistait à croire que cette répétition de mots et de formules, sans actions ni impressions correspondantes, finirait bien par rejoindre ou par loger des idées dans l’intelligence des jeunes Ouolofs1.

C’est-à-dire que ses successeurs ont en gros utilisé les méthodes des écoles coraniques, ce que note en 1823 le gouverneur Roger dans un rapport au ministre : Les maîtres d’école qui, dans les villages de cette partie de l’Afrique, enseignent aux enfants nègres la lecture et l’écriture de l’arabe, emploient, comme je l’ai vérifié moimême, des procédés tout à fait analogues à ceux de notre nouvelle méthode.

Pour Roger, il y avait là un fait positif : l’enseignement ainsi mis en place correspondait aux pratiques locales. Mais ses résultats laissent sérieusement à désirer. En 1829, le sous-directeur des Colonies, Jubelin, arrive à Saint-Louis et, le 20 mars, il adresse au ministre un rapport dans lequel il explique que, depuis onze ans, l’école n’a guère atteint de résultats, la raison fondamentale de cet échec étant le « vice fondamental » du système, l’emploi de la langue indigène, langue parlée mais non pas écrite, comme moyen d’arriver à l’instruction des élèves. C’est là l’obstacle sérieux, la difficulté capitale : tant que l’usage du ouolof ne sera pas exclu des leçons de l’école et pour ainsi dire retranché aux élèves, on n’obtiendra jamais de succès réel, et on retombera toujours dans l’inconvénient de n’inculquer aux enfants que des notions superficielles, confuses et passagères, que la plupart oublieront aussitôt qu’ils auront quitté les bancs.

Il semble donc que la méthode mise en place par Jean Dard a continué d’être peu ou prou appliquée. 1. Hardy, op. cit., p. 116-117. 26

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Jubelin prône l’internat, l’abandon de l’enseignement du wolof, autant de méthodes qui évoquent ce qu’on pourrait appeler le « projet Dard ». En septembre 1829, le ministre nomme un professeur de l’école militaire, M. Ballin, chargé de réorganiser l’enseignement. Celuici joue la prudence, refusant en particulier de trancher un débat qui, aujourd’hui, peut paraître loufoque : les Noirs sont-ils, comme le prétendait Jean Dard, aussi doués d’intelligence que les Blancs, ou sont-ils dépourvus de cette intelligence nécessaire à l’éducation ? Ballin se propose par ailleurs de limiter les projets à la lecture et à l’écriture, et d’enseigner uniquement en français. Il entame donc sa refonte de l’enseignement à Saint-Louis au début de l’année 1830, mais, quelques mois plus tard, demande à rentrer en France pour raisons de santé… Il est remplacé par son adjoint Épinat, lequel sollicite en 1832 à son tour son retour en France. C’est alors que se produit l’impensable : le ministère rappelle un revenant, Jean Dard, qui est nommé à Saint-Louis et reprend sa méthode fondée sur le wolof et la traduction. Mais il meurt un an plus tard, le 1er octobre 1833. On comprend donc que l’idée reçue selon laquelle on aurait désavoué ses méthodes en l’expulsant au début des années 1820 ne tient pas. D’une part, souhaitant éviter les conflits, le ministère avait en effet rappelé en France le préfet apostolique Giudicelli, le dénonciateur de l’instituteur, et Dard avait lui-même demandé à partir. D’autre part, ses successeurs ont plus ou moins procédé comme lui et, enfin, il est revenu à la requête du ministère français de la Marine et des Colonies et a repris, brièvement, la même méthodologie. C’est d’ailleurs le sentiment de Makouta-Mboukou, qui notait que l’administration coloniale pensait le plus grand bien de la méthode de Dard, [ce qui] autorise à penser qu’il n’y avait pas une politique assimilatrice clairement définie par Paris, dès le début de la colonisation. 27

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Jean Dard cherchait en effet à éviter les résultats de l’école coranique ; celle-ci [consistait] à éduquer la mémoire plutôt qu’à développer l’intelligence, aider à réfléchir. Car le système maraboutique exerçait l’élève uniquement à lire l’arabe, à réciter par cœur les versets du Coran, sans l’obliger à les comprendre. Or pour libérer le peuple noir, il fallait nécessairement lui apprendre à réfléchir, à raisonner, pas seulement sur les « sciences », mais aussi sur la « langue », et lui apprendre à raisonner sur sa langue maternelle pour atteindre la structure grammaticale des autres, et principalement celle du français ; c’était mieux. Cela explique que Jean Dard se soit prononcé pour la méthode bilingue1.

Mais Makouta-Mboukou tente ici de donner une cohérence théorique ou une stratégie politique à Jean Dard, alors que rien, dans ce que nous pouvons lire de lui, ne va dans ce sens. Il était sans aucun doute un instituteur qui, devant la difficulté des élèves à apprendre le français, imagina une autre solution. Il fut aussi l’un des premiers à considérer les langues africaines comme ce qu’elles étaient, des langues comme les autres. Et c’est déjà beaucoup. Mais pour autant, il n’apparaît pas comme un précurseur de la défense des langues, et « l’épisode Dard » n’est pas aussi limpide que certains l’imaginent aujourd’hui, lui attribuant un statut de héros des langues africaines victime des préjugés coloniaux. Valérie Spaëth, par exemple, écrit qu’il « fut contraint de démissionner2 », ce qui est faux. Il ne fut pas non plus expulsé ni désavoué, puisque, nous venons de le voir, il fut rappelé. Le premier instituteur français à Saint-Louis du Sénégal doit-il être considéré, sur le plan pédagogique, comme un précurseur, anticipant sur ce qu’on appellera plus tard la linguistique contrastive ? Cela est possible, sans plus. Ce qui est certain, c’est que 1. Makouta-Mboukou, op. cit., p. 26. 2. V. Spaëth, Généalogie de la didactique du français langue étrangère, l’enjeu africain, Paris, Didier Érudition, 1998, p. 77. 28

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son action fut bien vite oubliée. Lorsqu’en 1906 Paul Dislère publie la troisième édition de son Traité de législation coloniale, il ne consacre que quelques lignes à l’école de Saint-Louis, sans même citer Jean Dard, et son information apparaît comme extrêmement lacunaire, voire erronée : Au Sénégal il existait, en 1817, à Saint-Louis, une école fondée probablement sous l’occupation anglaise ; pendant quelques années elle donna seule l’instruction à quelques enfants d’Européens1.

Faute d’avoir marqué l’histoire de l’enseignement du français en Afrique, Dard pèsera au moins sur celle du savoir linguistique sur les langues africaines. Dans son Dictionnaire français-wolof et français-bambara, il propose un « tableau comparatif de plusieurs langues de l’Afrique septentrionale et de l’Afrique centrale », dans lequel il prend en compte quinze langues réparties en trois groupes (ouest, centre, est) et sa grammaire est l’une des premières descriptions en français d’une langue africaine. On peut également se demander si l’action de Dard n’est pas venue trop tôt. Emilio Bonvini souligne que dans l’histoire de la description des langues africaines, « les considérations anthropologiques ont croisé fréquemment les raisonnements linguistiques », que dans le contexte colonial on avait tendance à raisonner à partir d’une certaine vision de l’Afrique et de l’homme noir, et que ces préjugés ont déteint sur les premières classifications des langues africaines. La notion de langues « hamitiques » par exemple, aujourd’hui abandonnée, a permis aux linguistes du XIXe siècle de faire remonter les langues de la région à des langues venues du nord-est du continent qui, au cours de migrations, se 1. P. Dislère, Traité de législation coloniale, Paris, Paul Dupont éditeur, 3e éd., 1906, p. 168. 29

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seraient « abâtardies et dégradées au contact de langues non originelles ». Et Bonvini rappelle que le premier « classement exclusivement linguistique des langues africaines, expurgé de toute immixtion de concepts anthropologiques », celui de Greenberg1, « coïncide pratiquement avec la fin du colonialisme en Afrique2 ». Dans ce contexte, face aux préjugés de type anthropologique, Jean Dard n’avait aucune chance : sa tentative de prendre en compte les langues des élèves était vouée à l’échec pour des raisons idéologiques. Mais les accusations portées contre lui – affairisme, prébendes – ont également joué un rôle. Quoi qu’il en soit, nous venons de l’évoquer, sa méthode n’était pas décriée par tous puisqu’il est revenu à Saint-Louis, au même poste. Après sa mort, on le remplacera par un sous-officier de marine, Paulinier, qui dirigera l’école de Saint-Louis jusqu’en 1839, remplacé à son tour par un autre sous-officier. À cette même époque, fonctionnait à Gorée, sous la férule d’un ancien caporal, une école embryonnaire dans laquelle on n’apprenait guère aux élèves que les rudiments de la lecture et de l’écriture. Les autorités vont donc en venir à l’idée que la qualité des enseignants s’avère peut-être plus importante que la méthode choisie. Jean Dard était instituteur, les sous-officiers qui le remplacèrent n’y connaissaient rien. On va alors trouver, ou croire trouver la solution du côté de l’enseignement catholique. La carte des congrégations Les autorités françaises vont jouer la carte de l’enseignement confessionnel en faisant appel à des congrégations. L’école de Jean Dard n’était destinée à recevoir que des garçons et, en 1818, le colonel Schmaltz avait 1. J. Greenberg, Languages in Africa, Bloomington, Indiana, 1963. 2. Bonvini, op. cit., p. 128-129. 30

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déjà lancé l’idée de créer, parallèlement à l’école mutuelle, une école de filles. C’est là qu’interviennent les sœurs de Saint-Joseph de Cluny. Il s’agit d’une congrégation fondée en 1805 par Anne-Marie Javouhey (1779-1851), qui se consacrera aux enfants pauvres et sera basée successivement à Chalon-sur-Saône (1805), puis au lycée militaire d’Autun (1809) et enfin aux Récollets de Cluny (1812), dont elle tirera son nom définitif. À partir de 1817, les sœurs de Saint-Joseph de Cluny se lancent dans une activité missionnaire, à l’île Bourbon, en Martinique, en Guadeloupe, en Guyane et, pour ce qui nous concerne, au Sénégal. Elles travaillaient à l’hôpital de Saint-Louis, situé à l’extrémité sud de l’île, non loin de l’école de garçons, et formaient en même temps quelques jeunes filles. Le nouveau gouverneur général, le baron Roger, succédant au colonel Schmaltz, décide en 1826 de leur confier trois écoles de filles, deux à Saint-Louis (l’une pour les signares, nom local des métisses, et l’autre pour les Noires) et une à Gorée (pour les élèves noires). Mais la pédagogie reste un métier, auquel les sœurs ne sont pas formées, et les parents se montrant par ailleurs peu enclins à faire éduquer leurs filles, le projet démarre très lentement. Face à cette situation, Jubelin demandera en 1829 au ministère que l’on affecte des religieuses compétentes en enseignement, mais ce n’est qu’en 1843 que le personnel pédagogique sera à peu près suffisant. Dès lors, les résultats des écoles de sœurs apparaissent supérieurs à ceux des frères pour les garçons, comme en témoignent plusieurs rapports d’inspection1. En 1852, l’école de filles de SaintLouis comptera cent cinquante élèves, celle de Gorée passe en 1853 de soixante à cent soixante-dix-huit élèves : les parents semblent avoir accepté d’y envoyer leurs enfants et les sœurs de Cluny sont désormais une référence. 1. Hardy, op. cit., p. 334-336. 31

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Déjà, en 1823, la supérieure générale de Saint-Joseph de Cluny, Anne-Marie Javouhey, s’est rendue au Sénégal et a obtenu que de jeunes Noirs soient envoyés étudier en France pour devenir prêtres, religieuses ou enseignants. Dix-neuf jeunes gens rejoignirent, en 1825, Bailleul-sur-Thérain (Oise) puis, à partir de 1829, Limoux (Aude). Certains moururent de froid, d’autres, malades, rentrèrent au pays à la demande de leurs parents. En 1835, il n’en reste que trois : David Boilat (1814-1901), né à Saint-Louis d’un père français et d’une mère signare, Arsène Fridoil (1815-1852), de père anglais et de mère wolofe, et Jean-Pierre Moussa. En 1838, ils entrent au séminaire du Saint-Esprit à Paris, reçoivent les ordres le 19 septembre 1840, mais ne retournent pas immédiatement au Sénégal, où il faut pourtant trouver des enseignants pour l’école de garçons qui, depuis la mort de Dard, vivote vaille que vaille. On décide alors de faire appel, pour l’éducation des garçons, aux frères de l’instruction chrétienne de Ploërmel, congrégation fondée en 1819. Le 21 octobre 1841, deux frères embarquent pour le Sénégal et s’installent à Saint-Louis, où ils seront rejoints en 1842 par un troisième (l’école compte alors cent trente élèves répartis en deux classes). On promet deux autres frères pour le printemps 1842 ; ils n’arriveront qu’en octobre 1843 et s’installeront à Gorée. Une fois sur place, les religieuses et les religieux procèdent à peu près comme bon leur semble, n’ayant pour seule obligation que d’enseigner en français, c’està-dire de prendre le contre-pied de l’action de Jean Dard. Ils continueront cependant d’utiliser l’enseignement mutuel, pour des raisons éminemment pratiques : leur nombre très réduit ne leur permettait pas de s’occuper de beaucoup d’enfants, et ils délégueront en partie aux meilleurs élèves, faisant fonction de moniteurs, le soin d’enseigner aux autres. Mais ces agissements ne font l’objet d’aucune consigne pédagogique 32

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ni méthodologie officielle. En outre, les frères de Ploërmel et les sœurs de Cluny ne seront de toute façon présents qu’à Saint-Louis et à Gorée. Pour le reste, à l’intérieur du pays, on confiera l’enseignement à des militaires. Et lorsque le gouverneur Jubelin, en poste au Sénégal entre 1827 et 1829, effectue une tournée dans les écoles, il écrit : Fort peu d’habitants savent écrire et parler correctement notre langue. La langue wolof règne exclusivement dans la colonie et même les enfants européens parlent le wolof au moins autant que le français1.

Jean Dard est donc passé comme un météorite (cinq ans à peine), en deux séjours, et l’on ne sait même pas si sa méthode, peut-être efficace pour le wolof, l’est également pour le passage au français. Ni les sœurs ni les militaires ne firent preuve d’une réelle efficacité et les frères de Ploërmel, venus un peu plus tard, s’acharneront, sans beaucoup de résultats, à enseigner au Sénégal comme ils le faisaient en Bretagne : l’enseignement du français en Afrique est bel et bien en friche. Restaient les trois prêtres originaires de Saint-Louis ordonnés en 1841. Deux d’entre eux, les abbés Boilat et Fridoil, sont affectés au Sénégal en 1842. On confie à Fridoil la cure de Gorée, où il rencontre un certain succès et Boilat écrira à son propos, dans ses Esquisses sénégalaises : Il fit convoquer tous les Wolofs des deux sexes pour se rendre à l’église tous les soirs, à huit heures, pour apprendre les principes de la religion. On ne se serait jamais attendu au succès dont ses peines furent couronnées. Tous les soirs, à huit heures précises, l’église était entièrement remplie de Noirs de tout âge et de tout sexe.

1. Cité par A. Thiriet, « L’enseignement du langage dans les écoles du Sénégal », communication au 7e congrès des langues de l’AfriqueOccidentale, Lagos, 1967. 33

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M. Fridoil avait eu soin de mettre en forme de cantiques tout le dogme catholique, et de le faire chanter sur les airs mêmes des chansons des Noirs1.

Par ailleurs, le gouverneur Édouard Bouët-Willaumez, dans une lettre au ministre d’octobre 1842, se propose de confier à Boilat la direction « d’une école secondaire où seraient enseignés, suivant la méthode usitée dans nos collèges, les éléments de latin, d’histoire, de géographie et de dessin ». Et le ministre appuie fortement cette initiative, dans une lettre du 30 décembre 1842 : Les bons services que l’on est en droit d’attendre des prêtres noirs sortis du séminaire du Saint-Esprit nous ont fait penser qu’il serait important d’étendre cet essai et d’envoyer en France, pour y être préparés à l’état ecclésiastique, de jeunes Sénégalais […] M. Fourdinier fait avec raison observer que les jeunes Créoles qui se destineraient à l’état ecclésiastique ne pourraient être envoyés en France que quand ils auraient acquis dans les colonies les premiers éléments de la langue latine. Cette indication s’accorde parfaitement avec l’idée énoncée dans votre lettre du 18 octobre […] de confier aux deux abbés indigènes la direction d’une sorte d’école secondaire où seraient enseignés, suivant la méthode usitée dans nos collèges, des éléments de latin, d’histoire-géographie, de dessin2.

Il y a donc parfaite concordance de vues entre le gouverneur et le ministre, ce qui mérite d’être souligné car, comme nous le verrons, cette situation ne durera pas. Le 9 février 1843, Boilat est nommé « directeur de l’enseignement » et fonde le collège de Saint-Louis qui, sous sa férule, recrute les meilleurs élèves de l’école primaire, une trentaine, auxquels il commence à enseigner le latin. Mais les frères de Ploërmel ne l’entendent pas de cette oreille : on vient de leur enlever leurs meilleurs 1. D. Boilat, Esquisses sénégalaises, Paris, Paul Bertrand, 1853, p. 18. 2. Cité par Spaëth, op. cit., p. 78. 34

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éléments, ceux-là mêmes qui leur servaient de moniteurs. Il s’ensuivra une guerre entre l’école et le collège, c’est-à-dire entre les frères et l’abbé, qui va durer six ans et tournera presque au pugilat. Les frères, qui ont pour chef de file le frère Euthyme, considèrent que l’école doit fournir aux élèves le minimum d’instruction suffisante pour entrer dans la vie active, tandis que Boilat ne voit dans l’école primaire que le prodrome du collège. L’autorité locale, en la personne du gouverneur Laborel, prend le parti du collège et obtient même que le frère Euthyme, qui mène la bataille, soit rappelé en France. À Paris cependant, sans doute sous la pression des frères de Ploërmel, le ministère va changer de position, craignant que trop d’instruction ne nuise aux projets coloniaux. Une lettre du 20 août 1844 précise : Sans méconnaître le bien que l’on peut attendre de la création d’un collège destiné à l’enseignement secondaire, il ne faut pas perdre de vue que, dans une colonie comme le Sénégal aussi dépourvue de population européenne, un tel établissement ne doit point recevoir une extension trop grande et que c’est l’enseignement primaire et gratuit qui est surtout dû par le Gouvernement à la population du pays1.

Et, pour ce qui concerne l’enseignement du latin, on se demande à Paris : s’il est utile que les enfants de ce pays dans leur généralité consacrent à l’étude d’une langue morte le temps qu’ils auraient pu employer à apprendre la théorie et la pratique des choses du commerce2.

La question est en fait toute rhétorique car le ministère a déjà tranché en faveur des frères de Ploërmel, adoptant une position exactement contraire à celle qu’il 1. Cité par Hardy, op. cit., p. 284. 2. Lettre du 3 septembre 1846, citée par Hardy, op. cit., p. 284. 35

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défendait quatre ans auparavant. Il décide que les élèves ne pourront passer au collège qu’avec leur consentement et celui de leurs parents, qu’il faudra en garder le maximum à l’école primaire comme moniteurs, que l’on limitera à six les bourses prévues pour le collège et que celui-ci ne pourra pas se poursuivre au-delà de la quatrième. Dans ce que Hardy appelle « la querelle des anciens et des modernes », c’est donc le primaire qui l’emporte sur le secondaire. En 1845, l’abbé Fridoil remplace Boilat et propose une modification des programmes, supprimant le latin et insistant sur le français et l’arithmétique. Mais les frères de Ploërmel veulent profiter de leur avantage. Fridoil, accusé de malversations, est évincé et retourne en France en 1852 : il mourra au cours du voyage. Les frères, restés maîtres du terrain, tentent alors de fondre école et collège en une seule entité placée sous leur autorité, et, en 1849, le collège est supprimé. Quant à Boilat, il quittera également le Sénégal en 1852 et finira ses jours comme curé en France. Dans cette guerre de clochers digne de Clochemerle, les frères avaient ainsi transformé Saint-Louis en une place forte pour faire échec au collège, lui affectant tous les nouveaux missionnaires, ce qui laissait l’enseignement à Gorée en friche. C’est la raison pour laquelle le ministère prit contact avec le père Libermann, supérieur de la « mission des comptoirs », de Neuville-lès-Amiens, lui proposant de s’occuper de l’école de Gorée. Mais, encore une fois, les frères de Ploërmel refusèrent cette concurrence et firent obstacle au projet ministériel : la « mission des comptoirs » n’ira pas à Gorée et devra se contenter de Dakar… Cependant, le projet de collège étant désormais quasiment aux oubliettes, il est nécessaire de le remplacer par autre chose afin de prolonger l’école primaire. Le ministère suggère alors de créer une école des arts et métiers destinée, par exemple, à fournir des mécaniciens capables d’entretenir les navires. 36

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Après la révolution de 1848, la décision est prise de créer une telle école dans chaque colonie1. Au Sénégal, les frères de Ploërmel tentent de mettre la main sur ce projet en créant une formation de forgeron et de menuisier, mais le ministère souhaite une véritable école, de type militaire et placée sous la direction d’un officier. On crée donc sur place une commission au sein de laquelle partisans et adversaires des frères de Ploërmel s’opposent. Les débats se prolongeront et ne déboucheront sur rien de concret. Cependant, la situation de l’enseignement n’est guère brillante. Le collège a été supprimé, l’école des arts et métiers n’a pas été créée, les discussions s’éternisent et les frères sont de moins en moins nombreux. En 1851, l’école de Saint-Louis compte cent élèves répartis en quatre classes. Ils apprennent à lire, à écrire, les prières et le catéchisme, l’arithmétique et la grammaire, mais sans beaucoup de résultats. Quant à l’école de Gorée, elle accueille quatre-vingt-quatorze élèves. Dans un rapport du 2 mai 1851, le préfet apostolique Guyard écrit, après avoir inspecté les classes de Saint-Louis : On ne lit pas bien le français ; on écrit passablement ; on ne sait point ou presque point de géographie ; les notions historiques sont presque nulles et récitées sans intelligence ; quelques-uns savent bien l’arithmétique ; on m’a paru généralement comprendre et appliquer assez bien les principes de la grammaire française, j’ai même été très content de la manière dont deux ou trois anciens élèves de la première division ont fait les analyses grammaticales et logiques2.

Il est frappant de constater ici que ces remarques pourraient tout à fait concerner une classe française : en effet, rien dans les programmes ni dans le rapport d’inspection ne laisse percevoir le moindre souci d’adaptation 1. Décret du 22 avril 1848. 2. Cité par Hardy, op. cit., p. 342. 37

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à la situation locale, rien même n’indique que le français n’est pas la langue maternelle des élèves. Nous avons largement utilisé, dans ce qui précède, la longue étude de Georges Hardy (1884-1972) consacrée à l’histoire de l’enseignement au Sénégal jusqu’en 1854. Celui-ci, dans ses conclusions, note qu’en 1854 on comptait deux écoles à Gorée et deux à Saint-Louis, dixsept enseignants, cinq cent quatre-vingt-dix élèves, que l’ensemble était centralisé et contrôlé, et il ajoute : Quant à l’opinion publique, elle est de plus en plus acquise à cette entreprise dont elle comprend enfin la portée utilitaire ; la population catholique confie ses enfants sans résistance aux mains des frères et des sœurs ; la population musulmane redoute toujours le danger religieux, mais l’intérêt commence à prendre le pas sur la crainte, quelques-uns de ses enfants ont déjà pris place sur les mêmes bancs que les petits chrétiens, elle n’attend qu’une ferme promesse de neutralité pour participer à la science des Blancs. Sur les deux points du Sénégal où il avait pu s’installer, l’enseignement des indigènes, garçons et filles, avait cause gagnée1.

Mais Georges Hardy va plus loin, sortant de son statut d’historien pour donner son avis sur ce qui se passera ensuite et qu’il connaît très bien. Il écrit près de soixantedix ans après les faits qu’il relate, mais il a eu une expérience personnelle directe de la situation. Après une agrégation d’histoire et de géographie, il est, de 1912 à 1919, inspecteur de l’enseignement en AOF, poursuit sa carrière au Maroc puis en Algérie et soutiendra une thèse de doctorat sur l’enseignement au Sénégal. Aussi, après avoir, dans le texte que nous avons utilisé, produit une histoire événementielle aussi précise que possible de son sujet, il va proposer une interprétation de ce qui s’ensuivra. Ce n’est plus alors l’historien qui s’exprime, 1. Ibid., p. 483. 38

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mais le pédagogue, qui a travaillé au Sénégal au début du XXe siècle, après la séparation de l’Église et de l’État, l’instauration de la laïcité à l’école, et qui porte un jugement sur les événements qui vont suivre. Tout d’abord, il pose qu’à la fin de la période qu’il vient d’étudier, l’école en Afrique se trouvait à un tournant, et que les congrégations ne constituaient peut-être pas la meilleure des solutions : Vers 1854, l’école importée de la métropole avait donc fait son temps : on apercevait enfin l’impossibilité de subordonner l’instruction des indigènes du Sénégal à leur conversion religieuse ; on rêvait d’une école largement ouverte, toute populaire et destinée à une amélioration rapide de l’esprit local plutôt qu’à la lente formation d’une élite. On comprenait aussi que, si l’instruction générale était utile, elle ne devait pas chercher sa fin en elle-même et que l’enseignement professionnel était le couronnement tout indiqué de l’enseignement primaire. En un mot, l’école indigène, au lieu de rester une réplique imparfaite de l’école française, était désormais considérée, par nombre de bons esprits, comme un organe spécial dont les éléments et les tendances devaient s’adapter aux conditions locales et contribuer à développer, en même temps que l’influence française, les ressources du pays1.

Il est peu probable que ce verdict aurait pu être formulé en 1854, les acteurs n’ayant pas assez de recul face aux événements, mais il n’en est pas moins pour nous très intéressant. Puis Hardy, prenant de la distance, évoque longuement le personnage d’Anne-JeanBaptiste Raffenel (1809-1858), commissaire de la marine, explorateur qui, dans son Nouveau Voyage dans le pays des nègres2, voyait deux objectifs à l’enseignement en Afrique : instaurer le rapprochement de l’élément 1. Ibid., p. 487. 2. Paris, Imprimerie et librairie centrales des chemins de fer, 1856. 39

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colonisateur et de l’élément colonisé, préparer le développement économique du pays. Et il ne cache pas qu’il partage ces vues. Il souligne l’ouverture de Raffenel : On voit avec quelle liberté d’esprit et quelle fermeté de conception Raffenel, dont les ouvrages révèlent pourtant une âme profondément religieuse, abordait les problèmes scolaires du Sénégal1.

Hardy regrette d’ailleurs que Faidherbe, qui va bientôt avoir ces problèmes en charge, n’ait pas entièrement mis en application le programme de Raffenel : Son école franco-arabe et son école des otages répondent à peu près au projet d’expansion scolaire formulé par Raffenel ; mais toute la partie économique de ce projet fut à peu près négligée par lui2.

Ces considérations nous fournissent une excellente transition avec ce qui suit. L’école des otages L’histoire du Sénégal est en effet étroitement liée à la politique, aux choix et souvent à la personnalité des gouverneurs qui vont se succéder. Or, de 1843 à 1850, entre le départ de Bouët et l’arrivée de Protet, le Sénégal a connu quatorze gouverneurs, le plus souvent intérimaires, un tous les six mois en moyenne. Cela, bien sûr, n’était propice ni à une continuité de la gouvernance ni à l’élaboration de projets à long terme. Auguste-Léopold Protet (gouverneur de 1850 à 1854) se préoccupera essentiellement de problèmes militaires (il organisera des campagnes dans la région de Podor) et ne s’intéressera nullement aux questions d’éducation. En revanche, l’homme qui le remplace est une personnalité de premier plan, aux multiples facettes. 1. Hardy, op. cit., p. 484. 2. Ibid., p. 494. 40

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Louis Faidherbe (1818-1889), polytechnicien, officier d’artillerie, a déjà servi en Algérie et en Guadeloupe lorsqu’il arrive au Sénégal en 1852. De 1854 à 1861, puis de 1863 à 1865, il en sera un gouverneur à poigne, « pacifiant » le pays de façon peu pacifique par le moyen de campagnes contre les Toucouleurs, les Maures, les Wolofs. Il se préoccupe aussi du développement de la colonie, de celui du port de Dakar et joue un rôle dans le projet de chemin de fer Dakar-Niger. Enfin et surtout, il semble afficher des positions résolument assimilationnistes, déclarant par exemple en 1856, dans un discours de distribution des prix : Et pourquoi les Sénégalais ne traceraient-ils pas leur activité au milieu des Français ? Les cadres de notre glorieuse armée vous sont ouverts ; les fonctions de toutes natures vous sont accessibles. La France veut l’agrandissement de sa puissance sur ces rives, pour fournir aide aux Sénégalais qui veulent, non pas devenir français : ils le sont déjà, mais compléter leur naturalisation par le contact de la mère-Patrie1.

Les Sénégalais sont donc pour lui « déjà français » et il est entendu par les autorités au plus haut niveau : un an après ce discours, le 27 juillet 1857, Napoléon III signe à Plombières le décret, inspiré par Faidherbe, créant le premier bataillon de tirailleurs sénégalais. On peut penser que cette décision n’a que peu de liens avec la diffusion de la langue. Pourtant, même si la langue véhiculaire de commandement des tirailleurs sera d’abord le bambara, on passera ensuite au français, au fur et à mesure que l’origine ethnique des engagés s’élargira : à partir de 1922, on dispensera des cours de français à tous les hommes de troupe, puis on prendra en charge l’enseignement de leurs enfants

1. Cité par P. Gentil, in Hommes et Destins, t. 1, publications de l’Académie des sciences d’outre-mer, Paris, 1975, p. 232. 41

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et l’on réservera enfin des emplois à ceux qui parlent et lisent le français1. Comme Jean Dard quarante ans auparavant, Faidherbe s’intéresse aux langues locales, leur consacrant plusieurs ouvrages (voir encadré), avec une certaine rigueur scientifique. Emilio Bonvini, par exemple2, évalue favorablement ses travaux sur le peul, écrivant qu’il « a vu juste au sujet de l’appartenance de la langue. Après une critique serrée de D’Eichtal3, il compare systématiquement le peul au wolof et au sérère. » Mais concernant l’éducation, Faidherbe campe sur des positions résolument francocentristes, n’imaginant pas que l’on puisse enseigner dans une autre langue que la française. Il va cependant marquer l’histoire du français en Afrique de l’Ouest en ouvrant, en 1855 à Saint-Louis, une école dans laquelle seront scolarisés les fils de chefs ou de notables, l’École des otages (fig. 1). L’idée de départ était double : d’une part, contrôler les chefs, s’assurer au minimum de leur neutralité, en prenant leurs enfants en otage, d’où le nom de l’école ; d’autre part, former en français de futurs alliés, des intermédiaires entre la population et le pouvoir colonial, dans le but d’utiliser ainsi les structures traditionnelles, les chefferies, ce qui peut bien sûr être analysé de deux façons différentes. On peut en effet y voir une volonté de respecter les cultures et traditions locales, ou du moins de passer par elles, de les utiliser, mais on peut également considérer cette politique comme un coup de force ou un chantage intolérable. Fermée en 1871, ou plus exactement intégrée à l’école primaire laïque, l’école ouvre à nouveau 1. Voir sur ce point P. A. Ndao, « L’armée coloniale et la diffusion du français : le cas du Sénégal », in G. Dubois, J.-M. Kasbarian, A. Queffélec (éd.), L’Expansion du français dans les Suds, XV eXX e siècles, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2000. 2. Bonvini, op. cit. 3. L’un des premiers spécialistes de la langue peule. 42

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le 31 mai 1892 sous le nom d’École des fils de chefs et d’interprètes, et, en 1902, elle s’installe sur l’avenue Ballay (qui deviendra plus tard avenue du Général-deGaulle). LES PUBLICATIONS DE FAIDHERBE • Vocabulaire d’environ 1 500 mots français avec leurs correspondants en ouolof de Saint-Louis, en poular (toucouleur) du Fouta, en soninké (sarakhollé) de Bakel, SaintLouis, Imprimerie du gouvernement du Sénégal, 1864, 70 p. • « Étude sur la langue kéguem ou sérère-sine », Annuaire du Sénégal et dépendances pour l’année 1865, Saint-Louis, Imprimerie du gouvernement du Sénégal, 1865, p. 173-242. • « Dictionnaire de la langue poul, par le général Faidherbe, augmenté par le docteur Quintin », Bulletin de la Société de géographie, septembre-octobre 1881, p. 332-354. • Grammaire et vocabulaire de la langue poul à l’usage des voyageurs dans le Soudan avec une carte indiquant les contrées où se parle cette langue, Paris, Maisonneuve et Cie, 1882 (2e éd.), 165 p. • Langues sénégalaises : wolof, arabe-hassania, soninké, sérère, notions grammaticales, vocabulaires et phrases, Paris, E. Leroux, 1887, 267 p.

L’École des fils de chefs, ou École des otages, qui avait donc pour visée de proposer une éducation française, ou en français, à ceux qui, pensait-on, seraient amenés plus tard à jouer un rôle politique dans les structures traditionnelles, va parfois, paradoxalement, former des fils d’esclaves. Ironie de l’histoire en effet, certains chefs, afin de soustraire leurs enfants à ces écoles, enverront à leur place des esclaves, ce qui donnera à ces derniers l’occasion d’une ascension sociale inespérée…

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Fig. 1 – L’École des otages de Saint-Louis. Gravure d’Édouard Riou (1833-1900).

On peut se demander ce qui pousse Faidherbe, soldat, administrateur, à se pencher sur les langues africaines et à le faire de façon scientifique. Ndao souligne par exemple qu’il fait partie du groupe des auteurs dont la production est la plus significative de la réflexion menée sur l’ensemble des langues sénégalaises à son époque1.

Il poursuit en suggérant que, pour Faidherbe, il était fondamental de pouvoir contrôler le travail des interprètes, que pouvoir comprendre les langues locales constituait un atout important dans le travail d’un administrateur. D’où l’idée de manuels de « prêt-à-parler » permettant aux fonctionnaires ou aux missionnaires de se débrouiller rapidement dans la langue de leurs administrés. Il demeure pourtant que Faidherbe travaille en scientifique et qu’il est membre de la Société d’anthropologie de Paris. Marqué par Lamarck et Darwin, il développe des théories associant la « pureté » des 1. Ndao, op. cit. 44

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langues et celle des races. Ndao nous en livre ce résumé frappant : Ainsi cette physionomie générale des langues poul et malinké semble en corrélation avec la conformation des organes de la voix des peuples qui les parlent. Autrement dit la forme et la taille de la bouche détermineraient la qualité des sons qu’elle laisse échapper.

Il cite, à l’appui de cette vision, une phrase de Faidherbe : D’une part le Peul a une petite bouche orthognathe ; de l’autre, le Malinké a une grande bouche, prognathe et lippue (Faidherbe, 1875, p. 21)1.

Il y a là une profonde ambiguïté sur laquelle nous allons revenir.

Fig. 2 – L’École des otages de Kayes, 1887-1888.

Joseph Gallieni (1849-1916), gouverneur général du Soudan français de 1886 à 1891, poursuivra la même politique, ouvrant en 1886 une autre école à Kayes (fig. 2), au Mali, qui sera transférée en 1908 à Bamako. 1. Ibid. 45

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En outre, il décide de créer des écoles dans les différents postes militaires. L’armée française progresse en effet vers l’intérieur du pays et a besoin d’interprètes, d’ouvriers et de techniciens. Si l’École des otages avait une visée politique, souhaitant franciser ce qu’on pourrait appeler les élites, c’est à un problème technique et stratégique que l’on tente ici de répondre. Encore faut-il convaincre les parents… Les postes militaires ont en fait pour ordre de faire venir, par la force s’il le faut, des enfants à « l’école » et les consignes pédagogiques sont réduites au minimum : enseigner le français, la lecture et l’écriture, le calcul… Au départ de Gallieni, sept des dix postes du Soudan posséderont ainsi leur école. Mais son successeur, Louis Archinard (1850-1932), en fermera la plupart, pour des raisons économiques : bref, le système d’enseignement se cherche encore. Il faut, pour clore ce chapitre, souligner que Faidherbe, comme tous ceux qui lui ont succédé, sont des personnages profondément ambigus, au sens étymologique du terme : ils présentent en effet deux faces, deux aspects. Militaires, ils sont chargés de réduire les résistances et procèdent sans états d’âme. Faidherbe combat El Hadj Omar, « pacifie » la région et annexe le pays wolof. Gallieni arrache à Samori la rive gauche du Niger et réprime durement une insurrection. Archinard s’empare de Ségou et Djenné. Trentinian met fin à la révolte du Macina. Mais ils sont en même temps des administrateurs et ont la main sur tout ce qui concerne le territoire dont ils ont la charge. À ce titre, ils se préoccupent, nous l’avons vu, d’ouvrir des écoles et d’en améliorer le fonctionnement. C’est là toute l’ambiguïté de ces hommes dont certains s’intéressent aux cultures et aux langues locales, leur consacrent des articles ou des livres, mais qui tous considèrent que ces langues et ces cultures n’ont pas leur place dans l’enseignement. Comme le souligne en conclusion Ndao à propos de Faidherbe : 46

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Les préoccupations d’ordre polémologique, dominées par la recherche d’une sécurité complète pour le commerce du fleuve Sénégal et le processus de « pacification » des terres intérieures, se mêlent étroitement à la volonté d’une maîtrise pratique de l’environnement dont l’exploitation et la mise en valeur commencent à peine avec Faidherbe1.

Tous veulent donc conquérir, pacifier, obtenir, au moins, la neutralité des chefs traditionnels et former des intermédiaires connaissant le français pour les aider dans cette tâche… Pour atteindre ces objectifs, qui ne sont tout simplement qu’un programme de colonisation, l’école ne joue à leurs yeux qu’un rôle utilitaire. Un rôle que, de toute façon, elle ne parvient pas à remplir. D’une façon plus générale, le choix du français, et du français seulement, à la fois comme langue enseignée et comme langue d’enseignement, est également ambigu, comme va nous le prouver un petit détour par un autre lieu de colonisation, l’Indochine, et une période légèrement postérieure. Il faut ici évoquer la figure de Léopold de Saussure (1866-1925), frère du célèbre linguiste Ferdinand de Saussure, qui, ayant choisi la nationalité française, sert dans la marine nationale, puis, après avoir étudié le chinois, intègre l’administration coloniale en Indochine. En 1899, il publie un ouvrage2 dans lequel il défend résolument le droit des « Annamites » à parler leur langue et proteste contre la volonté d’imposer une langue coloniale et les tentatives d’assimilation linguistique. En effet, pense-t-il, s’il ne faut pas « s’étonner de l’importance prépondérante que les assimilateurs attachent à la destruction des langues indigènes », cette assimilation est impossible pour la raison que « seule la race aryenne s’est élevée, dès son aurore, à la forme 1. Ibid. 2. L. de Saussure, Psychologie de la colonisation française, Paris, Alcan, 1899. 47

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complète de la flexion qui constitue le véhicule par excellence, indéfiniment perfectible, de la pensée1 ». En d’autres termes, les Chinois et les « Annamites », parlant une langue imparfaite parce que monosyllabique, ne pourront jamais tirer le moindre bénéfice d’une langue plus évoluée, comme le français. John Joseph2 a noté que Saussure s’appuyait sur la typologie linguistique de Humboldt et considérait que les locuteurs d’une langue monosyllabique ne pourraient comprendre réellement la pensée de locuteurs d’une langue flexionnelle. C’est d’ailleurs sur cet arrière-plan idéologique que va dans ses premiers temps se constituer la linguistique africaniste, comme je l’ai montré dans Linguistique et Colonialisme 3. Cependant, l’argumentation de Léopold de Saussure laisse songeur : on pourrait en effet imaginer de meilleurs arguments pour justifier une politique qui, défendant la langue des colonisés indochinois, apparaît aujourd’hui comme « progressiste ». Saussure se fondait sur une approche à connotations racistes, évoquant des « races inférieures » et introduisant même une hiérarchie entre les Noirs, inférieurs aux Asiatiques qui eux-mêmes étaient inférieurs aux Aryens. Pour lui, il était vain de chercher à imposer le français, puisque les Indochinois ne pourraient l’acquérir réellement, leur pensée étant façonnée par une langue imparfaite. Or à l’inverse, ceux qui voulaient imposer le français en Afrique présupposaient que cela était possible, que les Africains étaient capables de l’acquérir : le « racisme » tel qu’il s’exprimait chez Saussure portait sur les locuteurs indochinois, considérés comme inaptes à pénétrer les subtilités du français, et, dans le cas africain, 1. Ibid., p. 167-168. 2. J. Joseph, « La grenouille ne devient pas l’égale du bœuf : les limites de l’assimilation linguistique selon Léopold de Saussure », in Histoire Épistémologie Langage, t. XXIX, fasc. 2, 2007. 3. Paris, Payot, 1974. 48

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sur les langues africaines et non pas sur leurs locuteurs. Ces dépréciations inversées, l’une portant sur les locuteurs et l’autre sur les langues, nous montrent toute l’ambiguïté de décisions politiques qui peuvent reposer sur des fondements idéologiques contradictoires. On trouve en effet comme un écho inversé des positions de Saussure dans un texte d’André Davesne, dont nous aurons à reparler au chapitre suivant, mais dont nous pouvons déjà affirmer qu’il jouera un rôle important dans la méthodologie de l’enseignement du français en Afrique. Davesne intervenait à propos d’un article de M. Brachet1 expliquant qu’en Indochine, les classes étaient faites en langue locale car « il était vain et superflu de vouloir franciser toute l’Indochine, du moins au sens linguistique et scolaire de ce mot ». Et Davesne s’insurgeait : Nous avons l’ambition – qui ne nous paraît pas absolument utopique – de franciser toute l’AOF, au sens linguistique et scolaire du mot aussi bien qu’au sens humain. Bien mieux, nous ne croyons pas pouvoir dissocier ces deux préoccupations : enseigner le français, amener les peuples africains à vivre une vie plus humaine ; la langue française nous paraît être un incomparable instrument de civilisation2.

Les arguments qu’il développait peuvent être résumés comme suit : « Les dialectes africains ne sont pas des langues de civilisation » ; « les dialectes sont uniquement parlés » et il serait inopportun de les transcrire car « ce sera l’histoire du latin classique et du latin vulgaire qui recommencera » ; il y a « un goût très vif que les Noirs témoignent pour l’étude de la langue française ». 1. M. Brachet, « L’œuvre scolaire de la France en Indochine », in L’Enseignement public, Paris, 1932. 2. A. Davesne, La Langue française, langue de civilisation en Afrique-Occidentale française, Saint-Louis du Sénégal, Imprimerie du gouvernement du Sénégal, 1933. 49

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Passons sur ce « goût très vif » qu’auraient manifesté les Noirs pour la langue française au début des années 1930 (très peu avaient alors accès à l’école). Ce qui importe surtout est la volonté de Davesne de « franciser » l’Afrique, et il précisait en note : Pas en un demi-siècle, certes, mais combien de temps fallut-il pour franciser la Bretagne ?

indiquant ainsi que son projet s’inspirait directement de ce qui avait été réalisé dans l’Hexagone à propos des langues régionales. Il concluait son texte par une grande envolée, soulignant bien que son propos concernait plus l’avenir de la langue française que celui de l’Afrique : Ce serait désillusionner profondément les populations africaines que de ne pas donner satisfaction à leur désir véhément d’apprendre le français… J’ajouterai, pour terminer, qu’en donnant un enseignement en langue indigène, la France se prive d’un des moyens les plus justifiés d’étendre son rayonnement dans le monde. Quel que soit le sort que l’avenir réserve à nos colonies, il est bon que – dans l’Afrique noire au moins – la langue française soit assez solidement implantée pour pouvoir résister aux événements.

Il va sans dire, et nous le verrons dans les chapitres suivants, que la question se pose aujourd’hui en des termes très différents.

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2 DE

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Au début des années 1880, les puissances européennes sont implantées en quelques points des côtes africaines : les Français au Sénégal et au Gabon, les Portugais en Angola et au Mozambique, les Espagnols au nord du Maroc, les Britanniques en Gold Coast, au Cap, etc. Ces implantations sont à la fois des lieux de traite et des points de départ pour des reconnaissances vers l’intérieur, menées par des militaires ou des explorateurs. Mais ces activités s’effectuent de façon désordonnée et créent parfois quelques conflits, telle, par exemple, la concurrence entre Henry Morton Stanley et Pierre Savorgnan de Brazza au Congo. La conférence de Berlin et ses retombées linguistiques C’est pour tenter d’éviter ou de résoudre ces confusions que s’ouvre à Berlin, le 15 novembre 1884, une conférence réunissant l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, la France, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, le Portugal, la Russie, la Suède et l’Empire ottoman, douze puissances parmi lesquelles on notera, bien sûr, la totale absence de représentants africains. Initiée par le chancelier Bismarck, qui 51

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voyait là l’occasion de renforcer la présence internationale de l’Allemagne, cette conférence verra s’affronter deux approches opposées : celle de Bismarck, qui tenait à affirmer la liberté de commerce et de navigation en Afrique, et celle de Jules Ferry, qui souhaitait à l’inverse délimiter des colonies pour certains pays européens. Elle se terminera le 26 février 1885 et, dans son « acte général », établira quelques grands principes de bon voisinage entre les puissances coloniales. La conférence de Berlin se donnait en effet pour but de : – régler, dans un esprit de bonne entente mutuelle, les conditions les plus favorables au développement du commerce et de la civilisation dans certaines régions de l’Afrique, et assurer à tous les peuples les avantages de la libre navigation sur les deux principaux fleuves africains qui se déversent dans l’océan Atlantique, – prévenir les malentendus et les contestations que pourraient soulever à l’avenir les prises de possession nouvelles sur les côtes de l’Afrique.

Le traité comprend donc en son chapitre I une « Déclaration relative à la liberté du commerce dans le bassin du Congo, ses embouchures et pays circonvoisins » : Le commerce de toutes les nations jouira d’une complète liberté dans tous les territoires constituant le bassin du Congo et de ses affluents.

En son chapitre II, il adopte une « Déclaration concernant la traite des esclaves » : Conformément aux principes du droit des gens, tels qu’ils sont reconnus par les puissances signataires, la traite des esclaves étant interdite, et les opérations qui, sur terre ou sur mer, fournissent des esclaves à la traite devant être également considérées comme interdites.

Le chapitre III, « Déclaration relative à la neutralité des territoires compris dans le bassin conventionnel du Congo », précise :

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Afin de donner une garantie nouvelle de sécurité au commerce et à l’industrie et de favoriser, par le maintien de la paix, le développement de la civilisation dans les contrées mentionnées à l’article premier et placées sous le régime de la liberté commerciale.

Dans le chapitre IV, « Acte de navigation du Congo », on lit : La navigation du Congo, sans exception d’aucun des embranchements ni issues de ce fleuve, est et demeurera entièrement libre pour les navires marchands, en charge ou sur lest, de toutes les nations, tant pour le transport des marchandises que pour celui des voyageurs.

Le chapitre V, « Acte de navigation du Niger », précise de la même façon : La navigation du Niger, sans exception d’aucun des embranchements ni issues de ce fleuve, est et demeurera entièrement libre pour les navires marchands, en charge ou sur lest, de toutes les nations, tant pour le transport des marchandises que pour celui des voyageurs.

Dans le chapitre VI, « Déclaration relative aux conditions essentielles à remplir pour que des occupations nouvelles sur les côtes du continent africain soient considérées comme effectives », on lit : Les Puissances signataires du présent Acte reconnaissent l’obligation d’assurer, dans les territoires occupés par elles, sur les côtes du continent africain, l’existence d’une autorité suffisante pour faire respecter les droits acquis et, le cas échéant, la liberté du commerce et du transit dans les conditions où elle serait stipulée.

Enfin, le chapitre VII présente des « Dispositions générales », en particulier celle selon laquelle : Les Puissances signataires du présent Acte général s’obligent à n’adopter aucune mesure qui serait contraire aux dispositions dudit Acte.

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On trouve certes dans ce texte des « Dispositions relatives à la protection des indigènes, des missionnaires et des voyageurs, ainsi qu’à la liberté religieuse », mais la tonalité générale privilégie avant tout la défense du droit à l’occupation territoriale et celle de la liberté de navigation sur les deux grands fleuves, Niger et Congo. Par ailleurs, il y est précisé que les puissances européennes installées sur les côtes pourront s’étendre à l’intérieur tant qu’elles ne rencontreront pas une zone occupée par une autre puissance. Pour le reste, les « détails » des accords bilatéraux (avec la GrandeBretagne, l’Allemagne et l’Italie, pour ce qui concerne la France) procèdent à un véritable découpage de l’Afrique, précisant la zone d’influence de chacune des puissances. Il est par exemple créé un État indépendant du Congo, propriété personnelle du roi Léopold II de Belgique. Ce découpage sera revu par le traité de Versailles, en 1919, lorsque l’Allemagne vaincue devra renoncer au Cameroun, au Togo et à l’Afrique de l’Est (aujourd’hui le Rwanda, le Burundi et la Tanzanie), qui passeront sous domination belge, britannique ou française. Mais dans l’ensemble, le partage de l’Afrique entre les puissances coloniales européennes est acté à Berlin en 1885 et les frontières ne changeront guère par la suite. Rien dans le texte ne traite de l’enseignement ni des langues, mais c’est dans le cadre de ce découpage que les grandes puissances vont désormais traiter cette question et, pour ce qui concerne le français, à travers la création de deux grands ensembles : l’AfriqueOccidentale française (AOF) en 1895 et l’AfriqueÉquatoriale française (AEF) en 19101. En outre, la division de l’Afrique en colonies dont les frontières resteront inchangées au moment des indépendances va découper en tranches certaines expansions linguistiques, celle du 1. Voir chapitre 3, p. 75. 54

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peul par exemple, langue importante à l’échelle de l’Afrique de l’Ouest mais minorisée par ce découpage dans chacun des pays. C’est pourquoi cette courte présentation de considérations géopolitiques était nécessaire, afin de poser le cadre général dans lequel va se poursuivre l’histoire du français en Afrique noire. Après l’ère de la traite et du commerce côtier s’ouvre donc celle de la colonisation. À Saint-Louis du Sénégal, le fleuve était une voie d’accès rêvée vers l’intérieur du continent, et les gouverneurs successifs avaient pratiqué à peu près la même politique. Faidherbe avait ainsi visé le commerce avec l’intérieur (en particulier le commerce de l’arachide), créé le port de Dakar, promu l’idée du chemin de fer Dakar-Niger (la ligne sera inaugurée en 1904 et achevée en 1924). Une banque du Sénégal avait été ouverte en 1853, établissement d’escompte et de crédit au service quasi exclusif des Blancs, dont le capital était d’ailleurs formé de prélèvements sur les indemnités accordées aux colons après l’abolition de l’esclavage, en 1848. En 1857, pour pallier le manque d’hommes de troupes, il avait constitué les tirailleurs sénégalais et s’était appliqué à réduire les oppositions des Peuls, des Maures et des Wolofs. Sur tous ces points, Faidherbe avait été le promoteur de la colonisation dans cette zone et, d’un certain point de vue, le préfigurateur de l’AOF, qui verra bientôt le jour. Car avec le traité de Berlin (fig. 3), les Français ont désormais la possibilité de donner corps aux différents projets de Faidherbe.

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Fig. 3 – L’Afrique après le traité de Berlin.

Le 16 juin 1895 est ainsi créée l’Afrique-Occidentale française, union de la Côte d’Ivoire, de la Guinée, du Sénégal et du Soudan français. Sa capitale est à SaintLouis et Jean-Baptiste Chaudié en est le premier gouverneur général. Débute alors une nouvelle ère pour l’enseignement : Edgard de Trentinian (1851-1942), qui séjourne au Sénégal de 1895 à 1898, va se préoccuper de multiplier les écoles. On va alors s’interroger sur la méthodologie à utiliser.

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Le modèle français et le rôle de l’Alliance française En 1881 et 1882, Jules Ferry, ministre de l’Instruction publique, fait adopter des lois qui rendent l’école primaire obligatoire, gratuite et laïque pour les enfants de six à treize ans. Il en découle dorénavant la laïcité des locaux et des programmes, la suppression de l’instruction religieuse, l’introduction d’une éducation civique, etc. L’école est donc obligatoire, gratuite et laïque, mais personne ne s’est senti obligé de préciser qu’elle était en outre francophone, la loi restant muette sur ce point. Or c’est là, du point de vue qui est ici le nôtre, l’élément le plus important : l’école républicaine est, dès l’origine, au service de la centralisation linguistique. Les langues régionales – basque, breton, corse, gascon, languedocien, provençal – sont encore vivaces, mais elles n’auront pas droit de cité dans l’Éducation nationale. Il y a là un enjeu fondamental, qui va dessiner le profil linguistique du pays. L’école, puis plus tard le grand brassage des populations pendant la Première Guerre mondiale et enfin l’implantation de la radio vont faire de l’Hexagone un territoire monolingue. Et cela, nous allons le voir, ne concerne pas que la France. À la même époque en effet, en 1883, est créée l’Alliance française, « association nationale pour la propagation de la langue française dans les colonies et à l’étranger ». Un simple regard sur la liste de son comité d’administration nous indique ses liens étroits avec le projet colonial. On y trouve par exemple trois présidents d’honneur qui ont été associés à l’expansion coloniale : le général Faidherbe, qui a fait une partie de sa carrière en Afrique, le cardinal Lavigerie, archevêque d’Alger, et Ferdinand de Lesseps, qui a percé le canal de Suez. Et l’article premier de ses statuts précise qu’elle « a pour objet de répandre la langue française hors de France, et principalement dans nos colonies et

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dans les pays soumis à notre protectorat ». Valérie Spaëth a analysé vingt ans du Bulletin de l’Alliance française (1883-1903) ; elle souligne qu’on y trouve proposées, pour l’enseignement du français en Afrique, deux méthodologies : 1. Dans les écoles des centres civilisés et, par exception, dans les classes où se rencontreront des élèves hors ligne, on emploiera la méthode classique, qui consiste à faire épeler, lire, écrire, orthographier. On se servira de livres de lecture et de grammaire. 2. Dans les écoles indigènes ou les postes avancés, dans les cours d’adultes, partout où la connaissance de la langue est seule utile, on aura recours à la méthode expéditive. On se contentera d’enseigner aux élèves les mots usuels, on causera avec eux, on leur fera répéter des phrases très simples en s’assurant qu’ils les comprennent exactement. On n’aura besoin ni de plumes ni de papiers1.

Dans le premier cas, il s’agit de la méthode maternelle, ou directe, consistant à n’utiliser que le français, à aller des objets ou des actions aux mots, du plus facile au moins facile et de l’oral à l’écrit, et surtout à enseigner un « français réduit ». Ces principes sont ceux de la méthode d’Irénée Carré, De la manière d’enseigner les premiers éléments du français aux indigènes de nos colonies et dans les pays soumis à notre protectorat, publiée en 1891 chez Armand Colin. Cette méthode, largement utilisée en France, jouera un rôle central dans la francisation des régions alloglottes de la France, comme l’a montré Laurent Puren à propos de la Bretagne2. Dans le second cas, la méthode expéditive, on se contente d’enseigner des éléments de langue parlée. Il est donc imaginé une école à deux vitesses, l’une pour les centres urbains, « civilisés », l’autre pour la brousse ou la forêt. 1. Spaëth, op. cit., p. 52. 2. L. Puren, « Pédagogie, idéologie et politique linguistique. L’exemple de la méthode Carré appliquée à la francisation de la Bretagne à la fin du XIXe siècle », in Glottopol, n° 1, janvier 2003. 58

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La mise en place de l’enseignement colonial Pendant ce temps, à Saint-Louis, on s’interroge également. En 1902, le gouverneur général Ernest Roume (1858-1941) charge Camille Guy, agrégé de l’université, de rédiger un rapport sur l’enseignement du français en AOF. Ce dernier, dans un texte remis le 15 octobre 1903, dresse un tableau catastrophique de la situation générale : Faute d’une direction unique et d’une entente préalable, toutes les tentatives méritoires en elles-mêmes n’avaient donné que des résultats médiocres, même si elles n’avaient pas complètement échoué. On peut même affirmer qu’il y avait autant de programmes que d’écoles et autant d’orientations que de colonies1.

L’enseignement religieux n’est guère mieux loti à ses yeux : L’enseignement religieux, dont on ne saurait méconnaître les grands services qu’il a rendus autrefois, était par essence même un enseignement dogmatique, inapte à s’assouplir aux nécessités modernes dont les méthodes surannées étaient trop souvent contraires aux aptitudes intellectuelles des enfants.

Et Guy poursuivait, expliquant que les congrégations entretenaient en outre face aux marabouts une « rivalité religieuse qui ne permettait pas de donner à l’école le caractère de neutralité absolue rêvée autrefois par Jules Ferry ». Ce n’était pas la première fois que le problème des écoles coraniques était posé. Déjà, le gouverneur Duchâteau, dans une lettre au ministre du 16 novembre 1848, soulignait que : la majeure partie de la population de Saint-Louis et de nos autres comptoirs d’Afrique appartient à la religion mahométane. Elle compte parmi ses adhérents de nombreux 1. Cité par I. Seck, La Stratégie culturelle de la France en Afrique : l’enseignement colonial, Paris, L’Harmattan, 1993. 59

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marabouts lettrés qui se vouent à l’instruction de la jeunesse en leur enseignant la langue arabe et en leur expliquant les préceptes du Coran. Ces écoles échappent à la surveillance de l’autorité coloniale et il serait cependant très important que le gouvernement local y exerçât une action qui pût balancer l’influence anti-civilisatrice des marabouts1.

Ce fut le début d’une lutte dans laquelle les frères de Ploërmel s’engagèrent sans déplaisir, mais également l’abbé Boilat, qui avait proposé d’interdire les écoles coraniques et de rendre obligatoires les écoles françaises, dans lesquelles on enseignerait aussi l’arabe. Derrière tout cela transparaissait une inquiétude : les écoles coraniques étaient perçues comme une concurrence forte à l’enseignement que la colonisation souhaitait mettre en place. Le 22 juin 1857, Faidherbe avait signé un arrêté stipulant que l’ouverture d’une école coranique serait soumise à une autorisation préalable, et que leurs maîtres devraient, le soir, emmener les élèves de plus de dix-sept ans à l’école française. Puis, le 28 février 1870, un autre arrêté, signé celui-ci par le gouverneur François-Xavier Valière, déclarait que les maîtres des « écoles musulmanes » devraient connaître le français et l’enseigner. Et en 1893, l’arrêté du 23 septembre précisera que les instituteurs devront également enseigner l’arabe. Plus tard encore, en 1910, William Ponty notera qu’il y avait à Saint-Louis seulement deux cents élèves dans l’école française, contre mille trois cents à l’école coranique. Camille Guy pour sa part contourne le problème en faisant référence à la laïcité, mais l’ensemble de son rapport montre qu’en dehors même de la question religieuse, l’enseignement est en souffrance. Le gouverneur général Roume décide donc de mettre de l’ordre dans cette confusion. Le 24 novembre 1903, il adopte une série de décrets qui créent un service unique centralisé de l’enseignement laïque en AOF, donnent au 1. Cité par Hardy, op. cit., p. 306. 60

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gouverneur tous les pouvoirs de nomination des enseignants et dessinent ce qui sera désormais le profil de l’enseignement colonial. Comme en France, l’enseignement sera gratuit, mais il ne sera pas obligatoire. Les écoles vont alors s’articuler selon un schéma pyramidal, à la fois du point de vue géographique (la ville, les régions, les villages) et du point de vue des contenus de l’enseignement : – l’école de village, ou école de premier degré (niveaux CP et CE), dans laquelle on enseigne la langue française, l’hygiène et le calcul. Elle devait recevoir un minimum de quarante élèves, ce qui impliquait, dans les zones à peuplement dispersé, qu’on réunît plusieurs villages pour parvenir à ce chiffre ; – l’école régionale (niveau CM) qui, à la différence des précédentes, avait un internat. Elle accueillait les meilleurs éléments des écoles de villages, qu’elle préparait aux écoles commerciales ou aux cours d’apprentissage ; – l’école urbaine, avec les programmes de la métropole, sanctionnés par un diplôme, le certificat d’études primaires. Au début des années 1910, il y en avait quatre au Sénégal, à Saint-Louis, Gorée, Dakar et Rufisque ; – les écoles fédérales, qui forment les techniciens et les cadres auxiliaires. Pour compléter l’ensemble, un corps d’inspecteurs de l’enseignement et une « École normale de l’AfriqueOccidentale française » sont créés. Les enseignants venus de la métropole coûtent en effet très cher, touchant le double de leur salaire français, alors que les instituteurs formés au Sénégal perçoivent un salaire « normal », moitié moindre. Le nombre de ces instituteurs sénégalais va très rapidement croître : En 1904 le nombre d’enseignants sénégalais (moniteurs compris) atteignait à peine la moitié du nombre des maîtres européens (28 contre 57). En 1909 il l’égalait, le dépassait en 1911 (67 contre 41) et le doublait en 1913 (75 contre 38). Dans le même temps on diminuait le nombre des maîtres européens et celui des moniteurs qui 61

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avaient la possibilité, dont ils usaient d’ailleurs, de passer les examens de l’École normale pour devenir instituteur1.

À Roume succède Amédée William Merlaud-Ponty (1866-1915), plus connu sous le nom de William Ponty, qui avait été délégué à Kayes (1897-1904), puis nommé lieutenant-gouverneur du Soudan (1904-1908) avant de devenir gouverneur général de l’AOF, poste qu’il occupera jusqu’à sa mort. Se préoccupant surtout de la justice et de l’enseignement, il va poursuivre la politique de son prédécesseur, en particulier pour ce qui concerne l’École normale d’instituteur. Dans une circulaire du 30 août 1910, il dresse le bilan de l’enseignement en AOF et trace des directions prospectives, mettant l’accent sur la nécessité de développer l’enseignement de la langue française jusque dans les villages, liant les missions de l’école à des valeurs humanistes, parlant d’assimilation, mettant sur pied un système d’inspection : bref, il bâtit un véritable programme. Par ailleurs fin politique, il semble avoir entretenu des relations apaisées avec le cheikh Ahmadou Bamba (1853-1927), fondateur de la confrérie des Mourides, que l’administration coloniale avait déporté au Gabon et qui revint au Sénégal en 1910. Il existe en effet un poème en arabe de la main d’Ahmadou Bamba composé à la gloire de Ponty et de sa femme2, ce qui est assez surprenant lorsque l’on sait les relations plus que tendues entre le cheikh et les gouverneurs précédents. C’est à cette même époque que Georges Hardy, dont nous avons utilisé le travail d’historien au premier chapitre, est nommé au Sénégal comme inspecteur, sous l’autorité de William Ponty. Quelques mois après son 1. M.-L. Bayet, « L’enseignement primaire au Sénégal de 1903 à 1920 », in La Revue française de pédagogie, n° 20, juillet-aoûtseptembre 1972, p. 37. 2. Il s’agit d’une ode « en mi », dont tous les vers riment en mi. On en trouve le texte à la fin de l’ouvrage suivant : P. Marty, La Politique indigène du gouverneur général Ponty en Afrique-Occidentale française, Paris, E. Ledoux, 1915. 62

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arrivée, en 1913, il crée le Bulletin de l’enseignement en AOF, dans lequel on peut lire : Nous élaborons petit à petit une pédagogie indigène, très différente de l’autre, et personne de vous n’oserait assurément soutenir que nous voyons en toute netteté, non seulement les moyens, mais le but même de notre enseignement. Cette élaboration, nous allons la tenter en commun […] Rapprochements des collaborateurs, coordination des idées et des expériences, tel sera l’objet principal de ce bulletin1.

Le système d’enseignement en AOF se met définitivement en place, et nous verrons que le modèle adopté sera plus tard pratiquement reproduit en AEF. La carte ci-dessous2 donne la répartition des écoles au Sénégal en 1913-1914.

Fig. 4 1. Cité par C. Eislini, « Georges Hardy, acteur et idéologue de l’enseignement colonial en Afrique-Occidentale française », in « Enseignement et colonisation dans l’Empire français, une histoire connectée ? », Lyon, 30 septembre-2 octobre 2009 (http://colonisation-enseignement.ens-lyon.fr). 2. Bayet, op. cit., p. 34. 63

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On y voit que les écoles de village sont essentiellement réparties le long du fleuve Sénégal et de la ligne de chemin de fer Dakar-Saint-Louis, que les écoles régionales suivent elles aussi cette voie ferrée, et que les écoles urbaines sont situées dans les « quatre communes » historiques. Quant aux écoles de filles, il n’en existe qu’à Saint-Louis, dans l’agglomération dakaroise et en Casamance, à Ziguinchor. L’École normale William-Ponty1 Au fur et à mesure que cette organisation de l’enseignement, créée par conséquent au Sénégal, va s’étendre à l’ensemble de l’AOF, l’École normale va prendre de plus en plus d’importance, chargée de former tous les instituteurs africains. Ouverte en novembre 1903, placée sous l’autorité directe du gouverneur du Sénégal, l’École normale de l’AOF est d’abord installée à Saint-Louis, dans le quartier de Sor, avec celle des fils de chefs et des interprètes créée par Faidherbe. Elle comporte donc deux divisions, l’une formant des instituteurs, l’autre des interprètes, des cadres et des chefs. En 1907, elle est déplacée au centre-ville, rue Porquet, et se consacre alors uniquement à la formation des enseignants. Puis, le 25 octobre 1912, elle est transférée à Gorée, dans la « Maison Laffitte », et prend le nom d’École normale d’instituteur de Gorée. Elle devient en 1915, après la mort de Ponty, l’École normale William-Ponty, nom sous lequel elle est encore connue aujourd’hui. Elle recevra, en 1913, cinquante-deux élèves et comportera cinq internats pour recevoir les élèves du

1. On trouvera d’intéressantes données sur l’histoire de l’École William-Ponty dans un texte dactylographié, non daté, signé Bergo, intitulé L’École normale William-Ponty, pépinière d’hommes politiques africains, conservé aux archives de Saint-Louis sous la cote D866. 64

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Sénégal, du Haut-Sénégal-Niger, de Guinée, de Côte d’Ivoire et du Dahomey. Les élèves sont d’abord sénégalais, mais ils arrivent très vite de l’ensemble de l’AOF, y entrent par concours et en sortent après trois ans d’études avec un « certificat d’aptitude à l’enseignement » qui leur permet d’être instituteurs en AOF, mais pas en France… En 1921, l’École normale William-Ponty s’élargit, ayant absorbé l’« école Faidherbe ». Elle forme à la fois des instituteurs, des agents de l’administration et les candidats à l’école de médecine. En 1938, elle quitte Gorée pour le village de Sébikhotane, à 45 kilomètres de Dakar, dans les locaux d’une ancienne caserne, ce qui occasionnera le doux surnom par lequel l’appellent les élèves : « la caserne ». Puis en 1946, elle est divisée en trois sections : l’une prépare au baccalauréat, permettant d’accéder à l’université, l’autre à l’École africaine de médecine et pharmacie de Dakar ou à l’école vétérinaire de Bamako. La troisième forme les instituteurs. Enfin, à partir du 1er août 1951, l’École n’est plus que « normale », recrutant au niveau de la classe de seconde de futurs instituteurs. Parmi eux, certains connaîtront un destin politique ou littéraire. C’est ainsi que l’on compte parmi ses anciens élèves Modibo Keita, qui sera président de la république du Mali, Mamadou Dia, Premier ministre inaugural du Sénégal, Félix Houphouët-Boigny, futur président de la république de Côte d’Ivoire (il entre à l’École normale d’instituteur en 1919, puis à l’école de médecine en 1921), Hubert Maga, qui sera par deux fois président de la République du Bénin, ou encore Hamani Diori, futur président de la République du Niger. Et du côté des écrivains, Ousmane Socé, auteur de nombreux ouvrages (Karim, roman sénégalais, Contes et légendes d’Afrique noire, Rythmes du khalam…), Fodéba Keita, auteur de Poèmes africains et du Maître d’école, ou Nazi Boni, à la fois homme politique et écrivain (Crépuscule des temps anciens, Chronique de Bwamu)… 65

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LE TÉMOIGNAGE D’AMADOU HAMPÂTÉ BÂ Dans son ouvrage L’École dans le roman africain1, Brigitte Alessandri livre un certain nombre de témoignages littéraires. Celui d’Amadou Hampâté Bâ, dans Amkoullel, l’enfant peul, a l’avantage de présenter plusieurs étapes de la scolarité et d’illustrer l’organisation de l’école en AOF telle que nous l’avons décrite ci-dessus. Il débute par l’école primaire de village, à Bandiagara (Mali) : « J’arrivais à l’école vers 6 h 45. À 6 h 55, sur un signe du maître, l’élève Mintikono Koulibaly (dont le prénom signifie “celui qu’on n’attend pas”) se précipitait sans attendre vers une longue lame métallique suspendue à une traverse et qui servait de cloche […]. À midi chacun rentrait déjeuner chez soi, sauf les punis qui étaient consignés à l’école. […] Les cours reprenaient à 14 heures. Le soir à 17 heures, les vigoureux coups de cloche de Mintikono nous libéraient de nos peines. » Puis il se déplace vers Kati et fréquente l’école régionale de Bamako : « Pour nous rendre à cette école, mes quatre camarades et moi devions parcourir à pied, matin et soir, les douze kilomètres qui séparaient Kati de Bamako. […] Je quittais la maison de mes parents vers 4 h 30 du matin, sans avoir rien mangé. […] Le soir, à 17 heures, notre petit groupe s’égaillait au premier son de cloche et nous reprenions la route de Kati, parcourant nos douze kilomètres en courant et en chantant. Selon mon allure, j’arrivais à la maison entre 19 et 20 heures. » Enfin, il rejoint une école professionnelle dans la capitale, Bamako : « À la rentrée scolaire, je m’installai à l’internat de l’école professionnelle de Bamako. Cette école a une histoire. À l’origine, en 1854, elle fut créée par Faidherbe à Kayes (Mali), qui était alors le chef-lieu de la colonie du Haut-Sénégal-Moyen-Niger. Appelée très officiellement École des otages, elle était alimentée par la réquisition d’office des fils de chefs ou de notables des régions récemment conquises, en vue de s’assurer de leur docilité. »

1. Paris, L’Harmattan, 2005. 66

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Il faut noter que l’École normale William-Ponty ne formait que des garçons. En 1938 est fondée à Rufisque, dans la banlieue de Dakar, une École normale d’institutrices, qui forme également des sages-femmes et recevra en moyenne vingt élèves par an. En 1956, 1 296 jeunes filles auront ainsi été admises dans l’établissement et 990 auront obtenu leur diplôme1. Ces jeunes filles viennent de toutes les régions de l’AOF et doivent parfois faire preuve d’ingéniosité pour parvenir à Rufisque : Du fait moins des distances que des difficultés de circulation, ces voyages étaient ponctués de journées, voire de semaines passées dans l’attente de ce que les jeunes filles appellent une « occasion », c’est-à-dire un moyen de transport susceptible de les acheminer d’une étape à une autre. D’une durée moyenne d’un mois pour les élèves en provenance du Dahomey et du Togo, ces périples introduisaient dans la vie des jeunes filles des moments d’indépendance inédits2.

Un texte non signé3, publié le 12 mars 1942 par l’hebdomadaire Dakar-Jeunes, « Je suis une Africaine… J’ai vingt ans », témoigne du parcours de bien des élèves. Jeune Togolaise scolarisée à l’école publique, puis chez les sœurs, l’auteur anonyme, admise à l’École normale d’institutrices, raconte qu’après avoir obtenu son certificat d’études primaires, elle est partie à Porto Novo, à l’école primaire supérieure Victor-Ballot, puis qu’elle a passé le concours d’entrée à l’École normale, traversant le Togo, le Dahomey, le Sénégal, un long périple à travers l’Afrique-Occidentale française, que bien d’autres encore effectueront pour obtenir le droit d’enseigner : 1. Voir P. Barthélémy, « Je suis une Africaine… J’ai vingt ans. Écrits féminins et modernité en Afrique-Occidentale française (c. 1940c.1950) », in Annales – Histoire, sciences sociales, 2009/4, p. 831. 2. Ibid., p. 832. 3. Mais attribué à F. Lawson. Voir sur ce point P. Barthélémy, op. cit. 67

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l’École normale William-Ponty a désormais le monopole de la formation des instituteurs pour toute l’AfriqueOccidentale française. Mamadou et Bineta Il nous faut à présent revenir légèrement en arrière. La mise en place de l’enseignement en AOF et sa structuration impliquaient en même temps que l’on élaborât des méthodes spécifiques. La première d’entre elles, la plus célèbre, va être Mamadou et Bineta. En 1877, sous le pseudonyme de G. Bruno, Augustine Fouillée publie un livre de lecture pour le cours moyen, Le Tour de France par deux enfants, dans lequel deux orphelins, André et Julien, quittent l’Alsace occupée par les Allemands et parcourent la France à la recherche d’un oncle. Leur périple est l’occasion de leçons d’histoire, de géographie, de morale et… de patriotisme. Modifié pour être conforme à la laïcité, utilisé dans les écoles françaises jusque dans les années 1950, l’ouvrage, devenu un objet culte, est toujours publié aujourd’hui. Cette idée de deux protagonistes itinérants va être directement empruntée pour l’enseignement du français en Afrique. C’est en 1916 que paraît la première méthode de français pour des élèves africains, Moussa et Gigla, histoire de deux petits Noirs 1, qui sera utilisée jusque dans les années 1950 (la 25e édition de l’ouvrage est publiée en 1952). Dans la foulée, Sonolet publie pour la France Les Aventures de deux négrillons en 1924, chez Armand Colin. Concernant Moussa et Gigla, Marie-Laurence Bayet note :

1. L. Sonolet et A. Peres, Paris, Armand Colin, 1916. 68

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À la fin du livre, les deux héros, en devenant agriculteur et soldat, indiquaient aux élèves les deux plus belles carrières à embrasser1.

C’est dans cette même tradition que se situe la méthode Mamadou et Bineta, d’André Davesne (18981978). Fils d’un directeur d’école primaire supérieure, partisan de la pédagogie de Célestin Freinet, il a enseigné au Mali (Bamako), au Congo (Brazzaville), au Sénégal (Thiès) jusqu’en 1939. Rentré en France, il deviendra après la guerre inspecteur de l’enseignement primaire, puis, en 1945, inspecteur d’académie : c’est donc un homme du sérail, un professionnel. En 1932, Davesne publie ses Contes de la brousse et de la forêt. Dès 1930, il a entamé la publication, aux éditions Istra, de la série de Mamadou et Bineta qui couvrira tout le cycle primaire : un syllabaire, Mamadou et Bineta apprennent à lire et à écrire (fig. 5), un livre de lecture, Mamadou et Bineta lisent et écrivent couramment, etc.

Fig. 5 1. M.-L. Bayet, op. cit., p. 38. 69

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Mamadou et Bineta, également enseigné en AEF, constituait l’archétype de la méthode coloniale, créant ou postulant l’existence d’une culture franco-africaine un peu artificielle dans le bain de laquelle furent formés des milliers d’écoliers. Méthode unique pour l’Afrique, elle proposait aux maîtres non seulement une progression didactique (la syllabe, le mot, la phrase, le texte), mais également une démarche rigoureusement balisée, avec répartition hebdomadaire des cours de lecture et conseils pédagogiques ; c’est-à-dire qu’elle visait à former aussi les maîtres, ou du moins à parfaire leur formation. La longévité de cette méthode sera remarquable. Rééditée en 1952 avec certaines modifications, elle sera réclamée à la coopération française par le régime guinéen lorsque, après la mort de Sékou Touré (1984), on décidera de mettre fin à l’expérience de l’enseignement en langues nationales. Et, en 1988, fêtant les « noces d’or de Mamadou et Bineta », Gérard Vigner expliquera : Si nous réimprimons ces manuels, c’est parce qu’ils nous sont toujours demandés. Le titre le plus vendu, Le Nouveau Syllabaire de Mamadou et Bineta, avoisine, sur une année, un chiffre moyen de vente de quatre-vingt mille exemplaires1. TÉMOIGNAGES « Je ne m’étendrai pas longtemps sur les manuels scolaires ; je ne m’attarderai pas à démontrer qu’ils doivent répondre à notre principe du bicéphalisme comme à la diversité des milieux. Il serait facile de prouver, des instituteurs de village me l’ont prouvé, que le fameux Mamadou et Bineta fait merveille en brousse. Mais il n’est pas fait pour des élèves de Dakar : il ne leur parle pas de mille choses familières aux citadins ; je rêve d’un manuel pour chaque école et même, songeant au Télémaque, d’un manuel pour chaque élève. J’attends, je ne rêve plus, le 1. In Diagonales, n° 5, cité par V. Spaëth, op. cit., p. 173. 70

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Mamadou et Bineta du citoyen, et ce livre du cours moyen qui groupera les meilleures pages des écrivains coloniaux, noirs comme blancs, et des écrivains métropolitains, les uns éclairant et complétant les autres. » (Léopold Sédar Senghor) « Quand j’étais enfant, j’aimais beaucoup écouter des histoires. Toutes sortes d’histoires, des histoires de chasseurs mystiques, de sorciers et d’animaux, que me racontait mon oncle. À l’école, j’ai pris goût à la lecture. Comme beaucoup de petits Africains, un des premiers livres que j’ai eus en main, c’était Mamadou et Bineta. C’est à travers ce manuel que j’ai appris le français. Il n’y avait évidemment pas de bibliothèque à l’école à l’époque. Je lisais tout ce qui me tombait sous la main. J’allais même fouiller dans les poubelles du commandant blanc de ma subdivision, espérant y récupérer les journaux que celui-ci jetait après les avoir parcourus. Je passais ainsi des heures entières à déchiffrer ces grandes feuilles imprimées où il était beaucoup question, je me souviens, de la guerre. Plus tard, à Bamako, j’ai découvert la littérature africaine. Elle n’était pas enseignée à l’école. C’est pourquoi, quand on voyait traîner chez un proche un livre avec sur la couverture un nom aux sonorités africaines, on se jetait dessus. C’est ainsi que j’ai lu Chants d’ombre de Senghor, Afrique debout et Climbié de Bernard Dadié. » (Ahmadou Kourouma, interview à RFI, 14 novembre 2003)

Pour conclure ce chapitre retraçant la façon dont la politique scolaire en AOF a été définie au début du XXe siècle, il est intéressant de se pencher sur le Traité de législation coloniale de Paul Dislère, conseiller d’État et ancien directeur des colonies. Dans la première édition de son ouvrage, en 1886, il traite, dans la partie réservée à l’enseignement primaire, de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Réunion, de 71

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Saint-Pierre-et-Miquelon, de l’Inde, de la Cochinchine… et ne consacre que quelques lignes à l’AOF : À Saint-Louis, à Gorée, à Dakar et à Joal, l’enseignement primaire est exclusivement congrégationniste. Il est donné aux garçons par les frères de Ploërmel et les missionnaires du Saint-Esprit et aux filles par les sœurs de Saint-Joseph de Cluny. À Rufisque, un instituteur et une institutrice laïques sont chargés de l’enseignement primaire1.

Vingt ans plus tard, en 1906, il publie la troisième édition de son ouvrage, et la comparaison des passages concernant l’AOF avec ceux de 1886 est éclairante, témoignant en temps réel ou presque de l’évolution de la situation : Le service de l’enseignement a été complètement réorganisé dans les colonies et territoires de l’Afrique-Occidentale française par un arrêté du gouverneur général en date du 24 novembre 1903, selon des conditions essentiellement pratiques et remarquablement adaptées au pays. […] L’enseignement primaire élémentaire est donné dans les écoles de village, dans les écoles régionales et dans les écoles urbaines. Les écoles de village sont dirigées en principe par des instituteurs indigènes ; le programme de l’enseignement y comprend essentiellement la langue française parlée. Les écoles régionales sont établies dans les chefs-lieux de cercles ou dans les centres importants ; les directeurs sont français, la durée des études est de trois ans et les élèves, à leur sortie, reçoivent un certificat portant la mention « agriculture » ou « travail manuel ». Les écoles urbaines ont en principe un personnel européen et l’enseignement y correspond à celui des écoles primaires de la métropole2.

1. P. Dislère, Traité de législation coloniale, Paris, Paul Dupont Éditeur, 1886, p. 408. 2. Op. cit., 3e éd., 1906, p. 491-492. 72

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Le ton est bien sûr exagérément laudatif, et nous avons noté que des rapports successifs seront plus circonspects quant à l’efficacité du système mis en place. Mais Dislère nous montre bien comment, une fois créée l’AOF, l’administration a centralisé l’enseignement de tout le territoire et insisté sur l’utilisation de la langue française. Nous verrons dans le chapitre suivant que le même principe sera appliqué en Afrique-Équatoriale française, et que cette centralisation finira par poser problème, menant à un conflit qui se manifestera avec une particulière acuité lors de la conférence de Brazzaville.

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De la même façon que Saint-Louis et le Sénégal dans son ensemble ont constitué une sorte de laboratoire de l’AOF, dans lequel s’expérimentaient les différents modèles d’administration et d’enseignement, c’est à partir du Gabon, puis du Congo, que va se dessiner l’AEF. Et, comme avec le Sénégal et le Niger, c’est par les fleuves que commence la pénétration du territoire. En 1842, le lieutenant de vaisseau Édouard BouëtWillaumez crée sur l’estuaire du Gabon, après avoir passé un accord avec le chef Denis, un centre destiné à accueillir des esclaves libérés, ce qui donnera plus tard son nom à la capitale : Libreville. Le Gabon dépend alors du Sénégal et n’acquerra son autonomie qu’en 1881. Pour l’heure, on se préoccupe d’en explorer le territoire : en 1872, Marche et Compiègne remontent l’Ogooué ; puis, en 1874, c’est Pierre Savorgnan de Brazza (18521905) qui sillonne également l’Ogooué, descend ensuite l’Alima et recule devant une tribu hostile, les Apfourou. Entre 1875 et 1878, il tente en vain de prouver qu’Ogooué et Congo ne forment qu’un seul et même fleuve, fonde Franceville, descend à nouveau l’Alima, traite avec le Makoko, chef batéké, recevant selon les récits une pincée de terre en signe d’obédience, ce qu’Henri Ziéglé qualifiera d’« image d’Épinal ». Puis il 75

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descend la Likouala, explore le Congo entre 1879 et 1882 et fonde le poste de Mfoua (future Brazzaville). Il convient de s’arrêter un instant sur cette illustre figure. On a dit de Pierre Savorgnan de Brazza qu’il n’a jamais versé le sang, qu’il était pacifiste, désintéressé, luttant contre les formes d’esclavage qui se pratiquaient encore dans le territoire. On rappelle qu’il s’est opposé, en 1897, à la décision d’André Lebon, ministre des Colonies, de donner en concession à des intérêts privés les terres dont on dessaisissait les indigènes. Bref, on le présente souvent comme une sorte de saint laïque. Et tout naturellement, la IIIe République, continuellement en quête de héros positifs, a souhaité le transférer au Panthéon. Sa veuve s’y est opposée et Savorgnan de Brazza fut donc brièvement enterré au Père-Lachaise, avant que son corps ne soit transporté et inhumé à Alger, où résidait sa famille. Enfin, à nouveau exhumée en 2006, sa dépouille ainsi que celles de son épouse et de leurs enfants furent transférées dans la capitale du Congo qui porte toujours son nom, Brazzaville. Il repose désormais à côté de la municipalité, dans un luxueux mausolée en marbre de Carrare surmonté d’une coupole en acier et en verre. Tous ces honneurs montrent qu’il est toujours considéré comme un homme probe, respectable, comme le proclamait d’ailleurs l’épitaphe de son ami Charles de Chavannes, que l’on pouvait lire sur sa tombe, à Alger : Sa mémoire est pure de sang humain. Il succomba le 14 septembre 1905 au cours d’une dernière mission entreprise pour sauvegarder les droits des indigènes et l’honneur de la nation.

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Fig. 6 – Brazza la veille de son départ pour la Sangha (L’Illustration, 23 février 1895).

Henri Ziéglé écrira à peu près la même chose en 1952 : « La grande caractéristique de la pénétration française en AEF est d’avoir été pacifique », même s’il ajoute immédiatement après « mais ceci n’exclut pas un long et pénible travail de soumission »1. Le Congo indépendant, cent ans après la mort de Brazza, lui assure donc un retour officiel triomphal. Il s’agit là d’un exemple unique, celui d’un colonisateur dont les cendres sont ramenées en grande pompe sur la terre de ses exploits, d’un colonisateur adulé comme un héros national dans le pays qu’il a colonisé et à la capitale duquel il a donné son nom. Au-delà de ce paradoxe, et sans vouloir spécialement déboulonner les idoles, il est cependant permis de relativiser quelque peu cette image. S’agissant d’image, la 1. Ziéglé, op. cit., p. 100. 77

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photographie de Brazza assis dans un hamac porté par des Noirs, publiée en couverture de La Vie illustrée, est à ce titre célèbre, symbolisant malgré tout certaines pratiques de l’époque coloniale. Les débuts de l’enseignement À la fin du XIXe siècle, les territoires de la future AEF étaient administrés par un officier de marine, « commandant supérieur des établissements français du golfe de Guinée ». Lorsqu’en 1883 le Gabon est détaché de la Guinée, puis en 1888 rattaché au Moyen-Congo, il y a deux lieutenants-gouverneurs : l’un pour le Congo, l’autre pour l’Oubangui-Chari, et un commissaire général du Congo, qui deviendra en 1908 gouverneur général. En novembre 1885, après que la conférence de Berlin a reconnu à la France des droits sur la rive droite du Congo, Pierre Savorgnan de Brazza est nommé commissaire général du Congo français. Qu’en est-il alors de l’enseignement ? Nous avons cité au chapitre 2, à propos de l’AOF, le Traité de législation coloniale de Paul Dislère. Dans la première édition de son ouvrage, en 1886, il écrivait sur ce qui allait devenir l’AEF : L’instruction publique dans les établissements du golfe de Guinée a été confiée jusqu’à ce jour à des missionnaires. Les enfants apprennent les éléments de la langue française et reçoivent une éducation professionnelle comprenant la connaissance de divers métiers et celle de l’agriculture. Des écoles ont, en outre, été organisées par des missionnaires protestants américains ; mais, par un décret du 9 avril 1883, l’enseignement de la langue française y a été rendu obligatoire1.

En réalité, il n’y avait de missionnaires protestants américains qu’au Gabon, dès la fin des années 1840.

1. Op. cit., p. 408. 78

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Quant au Congo, ce sont des missionnaires suédois qui s’y installèrent en 1881 et qui commencèrent à enseigner en langues locales. Qu’importe cependant cette légère imprécision, puisque tous, Américains comme Suédois, sont théoriquement obligés d’enseigner en français. Et l’on constate donc qu’il n’existe au Gabon, au Congo ou en Oubangui-Chari aucune école publique, l’enseignement étant délégué à des congrégations, et que c’est donc par délégation que les autorités imposent leur choix : le français comme langue d’enseignement. Dans la troisième édition de l’ouvrage, en 1906, après avoir présenté la réorganisation de l’enseignement en AOF en trois niveaux (écoles de village, écoles régionales, écoles urbaines), Dislère écrivait : Il n’y a encore d’écoles au Congo français que celles des missions catholiques et protestantes. Toutefois les instructions générales du ministre des Colonies du 11 février 1906 prévoient l’ouverture prochaine d’écoles laïques dans les principaux centres de la colonie1.

L’AEF est alors en gestation. Martial Merlin (18601935), après avoir servi au Sénégal, en Guadeloupe et à Madagascar, arrive au Congo en 1908 et y restera jusqu’en 1917. C’est lui qui va concevoir l’organisation de la colonie en quatre territoires administrativement et budgétairement autonomes (le Gabon, le Moyen-Congo, l’Oubangui-Chari et le Tchad), qui deviendront le 15 janvier 1910 l’Afrique-Équatoriale française, avec Brazzaville pour capitale, et dont Merlin sera le premier gouverneur général. Dans un arrêté du 4 avril 1911, il tente pour la première fois d’organiser les services de l’enseignement. Mais les choses n’évoluent pas pour autant dans un sens favorable. Le gouverneur général Raphaël Antonetti signe en effet en 1925 une circulaire2 1. Ibid., p. 493. 2. Circulaire n° 8 du 8 mai 1925, citée par J.-P. MakoutaMboukou, op. cit., p. 32. 79

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relative à l’organisation de l’enseignement en AEF, dans laquelle il dresse un tableau très négatif de la situation : Trop d’élèves, chaque année, quittent nos écoles avec un mince bagage, sachant vaguement lire, ayant des notions d’écriture, ayant enregistré dans leur mémoire un certain nombre de mots français dont ils ignorent parfois le sens exact, juste assez savants en un mot pour s’écarter de la terre et mépriser leurs frères restés au village, mais incapables de se servir de ce semblant d’instruction dont ils sont si puérilement fiers pour gagner leur vie. Aucun n’est capable de faire un écrivain, un dactylographe, un comptable.

On décide donc de créer en AEF et au Cameroun, qui depuis la défaite de l’Allemagne en 1918 a été mis pour partie sous juridiction française, trois cycles scolaires : – des écoles de village, dans lesquelles on initie en première année les enfants au français parlé, avant de sélectionner les meilleurs pour poursuivre leur enseignement jusqu’à la quatrième année ; – des écoles régionales qui durent trois ans, couvrant l’équivalent du cours élémentaire et du cours moyen ; – des écoles primaires supérieures, qui mènent à un niveau comparable aux actuelles classes de cinquième. Cette organisation n’est pas sans rappeler le modèle mis en place en AOF et semble même pratiquement calquée sur lui. En outre, comme en AOF, l’enseignement est extrêmement centralisé, entre les mains du gouverneur général de l’AEF, qui reçoit chaque année des rapports sur l’enseignement expédiés par les lieutenantsgouverneurs des colonies du Tchad, de l’OubanguiChari et du Gabon. Dans une « Note sur la situation de l’enseignement pendant l’année scolaire 1931 pour le discours du conseil de gouvernement1 », on apprend

1. Deux feuilles dactylographiées, Archives nationales du Congo, Brazzaville, cote GG 485 1. 80

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ainsi qu’en 1931, il y avait 79 écoles comptant 143 classes et 5 217 élèves (contre 104 classes et 4 408 élèves en 1930), dans lesquelles enseignaient 36 instituteurs européens et 60 moniteurs africains. Les écoles sont réparties en : – 18 écoles urbaines et régionales ; – 43 écoles de village ; – 10 sections professionnelles ; – 3 écoles professionnelles ; – 5 cours d’adultes. Le rapport indique en outre qu’« une cinquantaine d’élèves ont été reçus à l’examen du certificat d’études, auquel commencent à prendre part, d’ailleurs, certains établissements privés » et que, « sur les fonds de la dotation de vingt millions consentie à l’AEF par la loi de 1930, des bâtiments scolaires ont été édifiés à Pointe-Noire, Mindouli et Lambaréné ». Un autre document, titré Vingt ans de scolarisation en AEF (1930-1952)1, propose des chiffres relativement différents. On y lit qu’en vingt-deux ans, on serait passé de 138 à 863 écoles primaires, de 9 633 à 108 144 élèves, de 57 reçus sur 74 présentés au CEPE (certificat d’études primaires élémentaires) à 1 839 sur 2 958. Dans le même dossier, on trouve des chiffres sur l’évolution du nombre d’élèves dans le premier degré (dont plus de la moitié est dans le privé) : 1898 2 654

1930 9 633

1935 15 921

1940 21 103

1945 28 083

1950 68 937

Quant à l’évolution du nombre d’écoles sur la même période : 1898 52

1930 138

1935 205

1940 230

1945 260

1950 537

1. Archives nationales du Congo, Brazzaville, dossier GG 487. 81

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Quoi qu’il en soit, tout au long de cette période, la question de la langue d’enseignement se pose toujours dans les écoles confessionnelles, le choix du français n’étant effectivement appliqué que dans les écoles publiques. Le 31 janvier 1938, le ministre des Colonies envoie au président de la République un rapport sur l’enseignement privé en AEF, signalant que le texte du 28 décembre 1920 est dépassé et expliquant qu’il y aurait intérêt : à instituer pour l’AEF une réglementation de l’enseignement privé reproduisant dans ses grandes lignes celle qui a été adoptée en la matière pour les colonies et territoires de l’AOF (décret du 14 février 1922).

Ici aussi, on prend donc pour modèle ce qui a été réalisé en Afrique-Occidentale. Il s’ensuit un décret, signé par le président Albert Lebrun, selon lequel aucun établissement privé ne peut ouvrir sans autorisation administrative : L’enseignement doit être donné exclusivement en langue française. L’emploi des idiomes indigènes est interdit. Toutefois, les écoles coraniques et les « écoles de catéchisme » sont autorisées à donner, dans le dialecte local, un enseignement exclusivement religieux. Ces écoles ne sont pas considérées comme des établissements d’enseignement.

On remarquera en passant les trois termes utilisés pour désigner la même chose, « langue », « idiome indigène », « dialecte local », seul le premier s’appliquant au français, mais on notera surtout que c’est encore le même débat qui est posé (en quelle langue enseigner ?) et la même réponse qui est adoptée (en français), ce qui tend à prouver que les injonctions précédentes étaient restées sans effet. Et les mêmes problématiques se poursuivent. Le 5 janvier 1939, le Journal officiel de l’AEF publie une circulaire « au sujet de l’emploi des dialectes

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indigènes dans les établissements d’enseignement privé », faisant état d’une lettre du ministre des Colonies du 15 décembre 1938 selon laquelle : L’emploi des langues indigènes prévu par les dispositions du décret du 29 septembre 1938 est autorisé à titre complémentaire pour l’enseignement pratique et pour l’éducation professionnelle ou ménagère. Dans ces conditions, il ne peut être étendu à tous les enseignements, notamment dans les classes des élèves débutants. Le cycle complet d’études doit comporter obligatoirement, pour l’enseignement général, l’usage de la langue française.

Puis un décret du 23 septembre 1939 (il ne sera promulgué qu’en 1947) relatif aux écoles coraniques et aux écoles de catéchisme, toujours signé par Albert Lebrun, stipule : L’article 3 du décret du 29 septembre 1937 est, en ce qui concerne l’AEF, modifié comme suit : Toutefois les écoles coraniques et les écoles de catéchisme sont autorisées à donner dans les localités dépourvues d’écoles publiques un enseignement rudimentaire en langue française, portant sur la lecture et l’écriture.

Cette insistance, cette répétitivité des textes législatifs prouvent qu’il y a là un véritable problème, ou un débat récurrent, et que les injonctions des autorités ne sont guère suivies d’effet. En 1952, avec la vision plus détachée que procure le recul historique, Henri Ziéglé aborde, à la fin de son livre consacré à l’AEF, le thème de l’enseignement. Après avoir évoqué le nombre trop faible de médecins dans la colonie, il poursuit : Le service de l’enseignement souffre d’un mal analogue : il ne compte que 950 instituteurs, dont 240 Européens. Il souffre aussi de ce qu’une action éducative d’ensemble n’a été voulue qu’à partir du proconsulat de Reste. Éboué rangeait « la mise en sommeil de l’enseignement » au nombre

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des causes du péril de mort que courait à ses yeux l’AEF (circulaire du 8 novembre 1941).

Ziéglé note bien que « l’action scolaire n’est nullement décevante : les jeunes Aéfiens sont, par comparaison avec les autres Noirs comme avec les Européens, des sujets très satisfaisants », mais surtout, il nous fournit peut-être l’explication des difficultés de la mise en place d’un système d’enseignement efficace dans le passage suivant : Jusqu’en 1937, le service de l’enseignement n’existait pas ; ses attributions normales étaient confiées à la direction des affaires politiques. Sur plusieurs centaines de milliers d’enfants d’âge scolaire, sept mille seulement fréquentaient l’école publique, et une bonne moitié pour y être remis à des moniteurs incompétents ; ni les programmes, ni les horaires ni les méthodes pédagogiques n’étaient définis ; aucune inspection ; l’instituteur indigène était en même temps interprète, l’instituteur européen postier ou comptable […] Cette situation était d’autant plus paradoxale que l’occupation française avait commencé avec une scolarisation très poussée : vers 1880, presque tous les enfants de Libreville (près de trois cents) fréquentaient l’école. C’est aux missions catholiques qu’était dû ce premier effort, et l’enseignement privé garde une importance sensiblement égale à celle de l’enseignement public, qui ne le dépasse légèrement que depuis 1945. La loi de séparation des Églises et de l’État n’étant pas promulguée en AEF, les Églises confessionnelles reçoivent des subventions des divers budgets1.

En opposant « service de l’enseignement » et « direction des affaires politiques », Ziéglé mettait le doigt sur un problème important qui allait bientôt tourner au conflit. En raison de l’extrême centralisation (que nous avons déjà signalée), dans les mains du gouverneur général, et du fait que l’école en Afrique dépendait du 1. Op. cit., p. 183-184. 84

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ministère des Colonies et non pas de celui de l’Éducation nationale, la scolarisation n’était pas nécessairement confiée à ceux qui étaient les plus compétents pour la gérer. Cette question, qui se pose aussi bien en AOF qu’en AEF, est riche d’enseignements et va bientôt apparaître au centre des débats concernant l’école africaine. Quelle politique linguistique ? Il faut en effet réfléchir ici à la situation et aux pratiques de ces gouverneurs généraux qui détenaient tous les pouvoirs, toutes les fonctions, toutes les responsabilités – armée, médecine, école, administration, douanes –, qui s’occupaient aussi bien des taux d’imposition sur les produits importés que du curage des voies d’eau, de la construction du chemin de fer que de celle des écoles, des routes, de la pêche, du nom des rues, de l’exploitation du bois ou des mines, de l’interdiction du port de la chéchia, du fez ou du bonnet rouge aux indigènes non membres de la garde régionale du Congo, ou encore du tarif d’affranchissement des cartes postales1… Le gouverneur général contrôlait tout, décidait de tout. Cette centralisation du pouvoir, cette situation de monopole, devrait nous permettre d’analyser la place que tenait la langue dans cet ensemble, puisque le gouverneur général « régnait » également sur l’école. Quelle politique linguistique, même si l’expression est anachronique, pouvons-nous déceler derrière les différentes décisions, parfois contradictoires, que nous avons retracées, aussi bien en AOF qu’en AEF ? En d’autres termes, quel était le rôle de la langue dans l’entreprise de colonisation ? Y avait-il une réflexion, des choix conscients, des décisions cohérentes sur ce point, suivies 1. Cet inventaire à la Prévert, largement incomplet, a été établi en lisant les arrêtés et circulaires du Moyen-Congo pour l’année 1905, conservés aux archives de Brazzaville sous la cote 325.3672 ARR. 85

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d’applications efficaces ? Ou encore, pour rester dans l’anachronisme puisque ces notions n’existaient pas, existait-il une politique linguistique et une planification (ou un aménagement) linguistiques ? Il semble bien que la réponse à ces questions soit négative. Tout d’abord, dans les deux ensembles, AOF comme AEF, on ne choisit pas d’emblée l’école publique plutôt que l’école privée, ou l’inverse. Jean Dard a certes été le premier instituteur en Afrique, mais après lui, l’école qu’il a fondée à Saint-Louis a eu un rôle assez effacé face aux frères de Ploërmel et aux sœurs de Cluny. Et, de la même façon, au Gabon comme au Congo, les catholiques et les protestants ont longtemps été les seuls à occuper le terrain scolaire. S’agissait-il vraiment d’un choix ? D’une facilité, plutôt : les missionnaires étaient tout disposés à assurer ces tâches, mus par leur souci d’évangélisation, et l’administration coloniale laissait faire, profitant de l’aubaine (rappelons cependant que ces missionnaires étaient en général payés par l’État). Sa seule intervention, insistante, consistait à réclamer que l’enseignement se fît en français. Quel enseignement ? On laissait plus ou moins la bride au cou des religieux. Mais, si l’on met à part le bref épisode au cours duquel on a permis à l’abbé Boilat d’enseigner le latin dans son collège de Saint-Louis, la tendance était plutôt au souhait d’un enseignement court, réduit au strict minimum, comme en témoigne au Sénégal le choix de garder les meilleurs élèves en primaire, comme moniteurs, plutôt que de les envoyer au collège. L’analyse des textes le confirme. Rappelons pour commencer la lettre que le baron Roger envoie à son ministre le 25 avril 1823 : Je fonde sur ces jeunes gens de grandes espérances ; de retour dans leur pays, quels débouchés ne peuvent-ils pas offrir à notre commerce ?

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Citons la lettre du 20 août 1844, dans laquelle le ministère se demande : s’il est utile que les enfants de ce pays dans leur généralité consacrent à l’étude d’une langue morte le temps qu’ils auraient pu employer à apprendre la théorie et la pratique des choses du commerce.

Relisons le texte de Dislère en 1886 : Les enfants apprennent les éléments de la langue française et reçoivent une éducation professionnelle comprenant la connaissance de divers métiers et celle de l’agriculture.

Ou encore Georges Hardy qui, en 1921, écrivait : En un mot, l’école indigène, au lieu de rester une réplique imparfaite de l’école française, était désormais considérée, par nombre de bons esprits, comme un organe spécial dont les éléments et les tendances devaient s’adapter aux conditions locales et contribuer à développer, en même temps que l’influence française, les ressources du pays.

Citons enfin la circulaire d’Antonetti en 1925, lorsqu’il exprime ses regrets devant la situation : Aucun n’est capable de faire un écrivain, un dactylographe, un comptable.

On n’y parle pas de culture, de civilisation, de formation des esprits, mais de commerce, de débouchés, de ressources, d’influence, d’agriculture, de formation professionnelle. Dans ces premières prises de position concernant l’enseignement en Afrique, la langue n’est pas une fin en soi mais simplement un moyen, un instrument de gestion, une réponse à des problèmes de communication, et l’on ne consent à envisager des formations plus longues que lorsqu’il s’agit de former des prêtres ou des sœurs.

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De la même façon, Nathalie Rezzi1, qui a étudié à la fois les textes ministériels concernant l’enseignement et les discours de remise des prix des administrateurs entre 1880 et 1914, souligne : En étudiant ces deux types de textes, on peut donc s’apercevoir que la place de l’école n’est pas perçue de la même manière en fonction de la colonie où l’on se trouve et que le rôle assigné à l’enseignement diffère en fonction des populations auxquelles on s’adresse. Malgré cela, il apparaît des points convergents, en particulier sur l’importance donnée à l’enseignement professionnel. Ainsi, d’après les textes que nous avons pu déjà étudier, que l’on soit aux Antilles, à Saint-Pierre-et-Miquelon ou en Afrique, la nécessité de former des « jeunes gens utiles à l’économie de leur pays » […] est soulignée par l’administration coloniale.

Il y a là un point important, même si les choses changeront par la suite, en particulier, comme nous le verrons, à la suite de la conférence de Brazzaville. On ne met pas, à l’origine, spécialement l’accent sur une volonté de diffuser la langue française pour elle-même, mais plutôt sur le besoin d’intermédiaires dominant suffisamment le français pour remplir leur fonction. Valérie Spaëth, analysant l’arrêté du 1er mai 1924 sur l’enseignement en AOF, souligne elle aussi que la langue est essentiellement un moyen politique, que « tout l’édifice colonial repose en effet sur l’usage du français2 » dans l’appareil judiciaire, les assemblées, l’administration en général. Ajoutons-y ce que nous avons vu sur la nécessité d’avoir des interprètes : dans tout cela, ce qui 1. N. Rezzi, « Quel enseignement pour quelles colonies ? (18801914) », in « Enseignement et colonisation dans l’Empire français, une histoire connectée ? », Lyon, 30 septembre-2 octobre 2009 (http://colonisation-enseignement.ens-lyon.fr). 2. Spaëth, op. cit., p. 101. 88

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importe le plus est la gestion de la colonie sous son aspect linguistique. Bien sûr, tout le monde ou presque s’accorde alors sur la supériorité de la langue française sur les idiomes, les dialectes, les jargons, etc. Je ne reviendrai pas ici sur ce que j’ai longuement analysé dans Colonialisme et Linguistique 1, il s’agit du cadre idéologique dominant. Mais là n’est pas vraiment la question. Elle est d’abord éminemment pratique : il faut une langue véhiculaire, et seul le français peut remplir cette fonction (on fera un choix différent pour le cas des tirailleurs sénégalais, où c’est d’abord le bambara qui jouera ce rôle). Des intermédiaires et des interprètes sont donc nécessaires, et les Africains doivent être préparés à des fonctions subalternes dans lesquelles ils auront à utiliser le français, qu’il s’agisse du commerce, de la comptabilité, du secrétariat, etc. La supériorité de la langue française est une chose qui, dans la plupart des esprits, va de soi, mais, nous l’avons vu, il n’est pas, dans les premiers temps, question de la diffuser pour elle-même. Il est simplement question de l’utiliser. Nous distinguons là une tendance forte, qui apparaît aux débuts de la colonisation, consistant à déléguer largement le problème de l’enseignement aux congrégations, comme si cela ne relevait qu’indirectement de l’autorité politique, mais ce choix apparaît comme essentiellement pragmatique. Ce n’est que plus tard, lorsqu’en France on séparera les Églises de l’État, que le problème se posera, comme par ricochet, en Afrique. Dès lors, on ouvrira des écoles publiques, en français, et on fera pression sur les écoles privées afin qu’elles agissent de même. C’est sans doute là le seul point sur lequel on puisse discerner un élément de politique linguistique, au sens actuel du terme, un choix conscient concernant les rapports entre langues et société : la volonté 1. Calvet, op. cit. 89

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de l’administration, en AOF comme en AEF, d’enseigner en français et non pas en langues locales. Les religieux, dont le premier objectif était de convertir, de diffuser la « bonne parole », pensaient qu’il serait plus simple et plus efficace d’utiliser les langues africaines. Les administrateurs, dont la problématique était de gérer, de développer le commerce, d’augmenter leur occupation des territoires, en un mot de coloniser, penchaient quant à eux pour l’efficacité du français comme langue véhiculaire. Deux visions s’opposaient donc nettement sur ce point. Par la suite, lorsque des écoles publiques seront créées partout, se manifestera alors un conflit prévisible entre écoles religieuses et écoles laïques. Après un quasi-monopole des premières, on débouchera sur une coexistence des deux, avec une volonté constante de l’administration coloniale de contrôler la langue d’enseignement dans le privé. Ce choix était bien sûr conforté par l’idéologie linguistique dominante à l’époque, par l’idée de la supériorité des langues européennes sur les « dialectes », les « jargons », les « idiomes » africains. Mais il était aussi le produit de la laïcité : de la même façon qu’en France, en Bretagne ou en Catalogne, les instituteurs pensaient lutter contre l’influence des curés qui prêchaient en langues régionales, on voyait en Afrique dans le français la langue de la République laïque. Toutefois, cela ne signifie nullement que les missionnaires manifestaient plus de considération pour les langues africaines que les administrateurs. Nous avons vu qu’en AOF, après les premiers travaux de Jean Dard, des colonisateurs comme Faidherbe, ou plus tard Maurice Delafosse, pouvaient en même temps s’intéresser aux langues locales et prôner l’enseignement du français. À l’inverse, il arrivait à des prêtres d’enseigner en langues africaines et de ridiculiser les traditions locales, cherchant à les remplacer par la chrétienté. Dans ce qui sera plus tard l’AEF, la première description linguistique, 90

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en 1651, est due à P. S. Ghell1. Puis, en 1659, Giacinto Brusciotto Di Vetralla publie en latin Regulae quaedam pro difficillimi congensium idiomatis faciliori captu ad grammaticae normam redactae, dont le texte sera traduit en anglais par Henry Grattan Guinness en 18822. Ce n’est qu’après cette date que les ouvrages se multiplient, en anglais, en français, sous la plume de religieux ou de laïcs. Nous voyons donc que, comme en AOF, il existe une totale déconnexion entre l’éventuel intérêt que manifestent certains pour les langues africaines et le choix de la langue utilisée dans les écoles. Quoi qu’il en soit, à ce conflit sur la langue d’enseignement, qui oppose écoles publiques et privées, va s’en ajouter un second, concernant la tutelle du ministère des Colonies ou celle du ministère de l’Éducation sur les écoles, conflit qui va se manifester au grand jour au moment de la conférence de Brazzaville. La conférence de Brazzaville La situation de l’enseignement du français en Afrique est, dès l’origine, marquée par l’ambiguïté du statut des enseignants, qui ressort nettement de ce qu’en écrivait Paul Dislère en 1886 : Le personnel de l’instruction publique aux colonies, envisagé dans son ensemble, se divise en deux grandes catégories, le personnel de l’enseignement secondaire, celui de l’enseignement primaire. Le premier est entièrement emprunté au ministère de l’Instruction publique. Considérés comme détachés du cadre métropolitain, ces fonctionnaires ne peuvent être avancés que par le ministre de l’Instruction publique, mais le ministre de la Marine et des Colonies conserve le droit

1. Vocabulaire kikongo-latin-espagnol. 2. Grammar of the Congo Language as Spoken Two Hundred Years Ago, Harvard, Hodder & Stoughton. 91

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de les remettre à la disposition de leur département si par leur conduite ou leur attitude ils ont rendu impossible leur maintien aux colonies. […] Au point de vue du personnel de l’enseignement primaire, les colonies se divisent en deux groupes, celles dans lesquelles l’enseignement est laïcisé, celles dans lesquelles il est encore confié aux congréganistes. […] Les instituteurs congréganistes relèvent directement du supérieur général de leur ordre, qui les désigne pour le service colonial ou qui les rappelle en France à son gré1.

C’est-à-dire que les enseignants « laïques » cessaient de dépendre de leur hiérarchie, sauf pour leur avancement, dès lors qu’ils mettaient les pieds sur la terre africaine, et qu’ils étaient placés sous l’autorité du gouverneur, tandis que les missionnaires disposaient pour leur part d’une certaine autonomie (d’où les incessants rappels de l’administration à propos de la langue d’enseignement). Le même Dislère écrivait, dans la réédition de son ouvrage en 1906 : Les lois sur l’instruction publique ne sont pas de plein droit applicables aux colonies, à l’exception des lois sur l’instruction primaire rendues applicables aux Antilles et à la Réunion […] ; aussi, le gouverneur a conservé dans les autres colonies, les droits en vertu desquels aucune école ne peut être ouverte sans son autorisation2.

C’est dans ce contexte conflictuel récurrent et pesant que, le 30 janvier 1944, le général de Gaulle ouvre la conférence de Brazzaville, à laquelle, entre autres participants, assistent les gouverneurs généraux d’AOF, d’AEF et de Madagascar, les dix-sept gouverneurs des colonies d’Afrique noire, c’est-à-dire les fonctionnaires de haut rang les plus au fait de ce qui se passe concrètement sur le terrain. Et, dans son discours, il prononce

1. Op. cit., p. 405-406. 2. Op. cit., p. 327-328. 92

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des mots qui pourraient surprendre ou choquer les colons, si du moins ils en comprenaient la portée : En Afrique française comme dans tous les autres territoires où des hommes vivent sous notre drapeau, il n’y aurait aucun progrès, si les hommes, sur leur terre natale, n’en profitaient pas moralement et matériellement, s’ils ne pouvaient s’élever peu à peu jusqu’au niveau où ils seront capables de participer chez eux à la gestion de leurs propres affaires. C’est le devoir de la France de faire en sorte qu’il en soit ainsi.

« Participer chez eux à la gestion de leurs propres affaires » : la formule est quelque peu ambiguë, semblant annoncer qu’on laisserait un petit rôle aux Africains. Mais le 24 août 1944, dans une conférence de presse donnée à l’ambassade de France à Washington, de Gaulle va se faire plus précis : L’avenir des colonies françaises est l’union française, la communauté française ; chaque colonie se développant autant qu’il se peut avec l’aide de la France.

Ici, les termes s’inversent : les Africains ne vont plus « participer » (la France tenant dans ce cas la première place), mais on va les aider. Et le 25 octobre 1944, dans une conférence de presse prononcée à Paris, il ouvre plus clairement encore des perspectives d’autodétermination, voire d’indépendance : La politique française consiste à mener chacun de ces peuples des territoires français ou associés à la France à un développement qui lui permette de s’administrer et plus tard de se gouverner lui-même.

Il est, bien sûr, facile d’interpréter ces textes avec le confortable recul de l’Histoire, mais ils paraissent cependant clairs. Quelle sera la contrepartie de ce programme en pointillés dans le domaine de l’enseignement et des langues ? Quel sera l’impact de la conférence de Brazzaville, qui jette donc les bases de l’Union française 93

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(dont la Constitution sera adoptée par référendum le 27 octobre 1946) et, plus tard, des indépendances, sur l’enseignement et sur les langues en Afrique ? La conférence, dans ses recommandations, prône un nouveau modèle d’enseignement dans les colonies françaises. On commence à accepter que le français n’est pas la langue maternelle des élèves ou du moins, car c’est là une évidence, on entreprend d’en tirer les conséquences pédagogiques, méthodologiques. Mais surtout, le conflit entre l’administration coloniale et l’Éducation nationale va ici se manifester au grand jour et la situation va évoluer. Harry Gamble a étudié les retombées de la conférence de Brazzaville sur l’enseignement en AOF1. Il souligne que « la réforme a été l’objet de vifs débats et de sérieuses controverses », débats qui opposaient donc l’administration coloniale aux défenseurs de l’Éducation nationale. Du côté de l’administration, en effet, on ne voyait aucune raison de remettre en question le système mis en place pendant l’entre-deux-guerres, tandis que du côté de l’Éducation nationale et surtout des élus africains, on insistait à l’inverse sur la nécessité de réformer l’école africaine. Au centre des débats, les écoles rurales, que l’administration défend mordicus, mais qui ne correspondent plus au changement de statut des Africains ni à la situation nouvelle engendrée par la création de l’« Union française » et par la suppression du travail forcé : si les Africains ne sont plus désormais des « sujets » français mais des citoyens, alors ils relèvent d’une école de type métropolitain, et il faut intégrer les écoles africaines à l’école française.

1. H. Gamble, « La crise de l’enseignement en Afrique-Occidentale française, 1944-1950 », in « Enseignement et colonisation dans l’Empire français, une histoire connectée ? », Lyon, 30 septembre2 octobre 2009 (http://colonisation-enseignement.ens-lyon.fr). 94

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Tout au long de la période 1903-1944, écrit Gamble, l’administration coloniale avait invoqué la spécificité des indigènes pour justifier sa compétence exclusive en matière d’éducation coloniale. Après la Deuxième Guerre mondiale, l’administration coloniale n’a plus de projet éducatif qui puisse couper court aux ambitions croissantes de l’Éducation nationale.

Il faut souligner dans cette affaire le rôle de trois hommes : Marius Moutet (1876-1968), René Barthes (1894-1961) et Félix Éboué (1884-1944). Moutet, avocat de formation, militant socialiste, proche de Jean Jaurès, après avoir défendu au barreau les indépendantistes vietnamiens, sera ministre des Colonies de 1936 à 1938. C’est lui qui fera interdire le travail forcé dans les colonies, qui nommera pour la première fois un Noir, Félix Éboué, comme gouverneur de l’AEF. Après avoir refusé en 1940 de voter les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, il entre dans la Résistance, redevient après la guerre ministre de la France d’outre-mer (1946-1947). René Barthes, à l’origine professeur de philosophie, sera gouverneur général de l’AOF (1946-1948), avec pour chef de cabinet Alioune Diop (le futur créateur de la revue Présence africaine). Moutet comme Barthes encouragèrent l’Éducation nationale à prendre une part plus importante dans l’école africaine. Quant à Félix Éboué, né à Cayenne, lui aussi socialiste, après avoir, en tant que gouverneur général, organisé en AEF la lutte contre l’Allemagne nazie, il jouera lors de la conférence de Brazzaville un rôle central : ce sont ses thèses sur l’« assimilation » qui seront retenues, et même s’il n’en verra pas le résultat (il meurt peu de temps après), les changements de politique scolaire lui doivent beaucoup. Tous ces débats auront des retombées visibles, d’abord d’ampleur limitée, tel l’arrêté signé le 16 février 1945 par le gouverneur Bayardelle instituant un cours d’enseignement à Libreville, qui « comprendra les classes 95

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de sixième et de cinquième, telles qu’elles sont organisées dans les lycées et collèges de la métropole1 ». Mais surtout, de façon plus générale, c’est pendant la période de l’Union française qu’apparaissent les premières écoles secondaires, recevant certes principalement les enfants de colons et d’Africains privilégiés, mais témoignant d’un changement notable. C’est en 1950 qu’est créée une académie de l’AOF, sous la responsabilité du ministère de l’Éducation nationale, ce qui marque la fin de la mainmise des administrateurs coloniaux sur l’enseignement. La conférence de Brazzaville préfigure donc la politique de décolonisation que de Gaulle mettra en œuvre quinze ans plus tard, lorsqu’il reviendra « aux affaires ». Elle annonce en même temps, timidement, une sorte de relais : on voit lentement apparaître le moment où les Africains auront entre les mains leur avenir, leur développement et par conséquent leur école. Nous verrons plus loin ce qu’ils en ont fait, ou ont commencé à en faire. Mais nous n’avons pour le moment traité que d’une partie de l’Afrique francophone, celle qui fut sous la domination coloniale de la France. Il est temps à présent de se pencher sur ce qui s’est passé du côté des territoires dominés par le royaume de Belgique.

1. Journal officiel de l’Afrique-Équatoriale française, 1er mars 1945, p. 169.

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4 LE

CAS DU

« CONGO

BELGE

»

Ce chapitre porte sur l’histoire de l’enseignement du français et des langues africaines dans le pays qui s’appelle aujourd’hui République démocratique du Congo. Cependant, un tel titre ne serait guère approprié car il constituerait une contradiction dans les termes. En effet, l’histoire que nous allons survoler s’étend de la fin du XIXe siècle (1885) à nos jours, période au cours de laquelle le pays concerné s’est successivement appelé État indépendant du Congo, Congo belge, république du Congo, Zaïre, puis République démocratique du Congo. Aucun de ces noms ne couvrant la période historique considérée, nous nous proposons donc d’utiliser la forme générique de « Congo », sachant qu’il s’agit du pays dont la capitale est Kinshasa. Le lecteur ne verra dans cet usage aucune prise de position politique ou idéologique, mais simplement une volonté de clarté : les éléments que nous allons analyser se situent dans une continuité historique qui transcende ces changements toponymiques. En 1885, la conférence de Berlin attribue au roi Léopold II de Belgique la possession du Congo, immédiatement baptisé État indépendant du Congo avec pour capitale Boma. Il devient en 1908 le Congo belge, avec théoriquement deux langues officielles, le français et le flamand. Mais, dès l’origine, l’enseignement est laissé au soin des missions religieuses (en mai 1906, 97

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l’État indépendant du Congo signe avec le Vatican une convention concernant la création d’établissements religieux), les programmes étant encadrés par des textes officiels, en particulier par deux circulaires que nous analyserons dans le détail : – une circulaire publiée à Bruxelles en 1929, « Organisation de l’enseignement libre au Congo belge et au Ruanda-Urundi avec le concours des sociétés de missions nationales » (ce texte est généralement connu et cité sous le nom de « Brochure jaune ») ; – une circulaire publiée au Congo belge en 1938, intitulée « Organisation de l’enseignement libre avec le concours des missions nationales ». Nous verrons que les premiers pas de la scolarisation au Congo, ainsi que les débats concernant le rôle des langues dans l’enseignement, vont durablement marquer le système et ont encore aujourd’hui des retombées non négligeables. S’agissant des politiques linguistiques, et plus particulièrement des politiques scolaires, on sait que les pays de l’Afrique francophone n’ont pas bénéficié du même héritage selon qu’ils ont été colonisés par la France ou par la Belgique. C’est-à-dire que l’histoire scolaire et linguistique du Congo est très différente de celle du Sénégal ou du Gabon, par exemple. La République française a exporté en Afrique son modèle linguistiquement centralisateur, jacobin, alors que le royaume de Belgique, peut-être parce qu’il était luimême confronté au plurilinguisme, semble avoir été plus attentif à l’existence des langues africaines. En 1898 en effet, l’État belge reconnaît la langue néerlandaise (le « flamand ») comme deuxième langue officielle du pays, et même si le français y jouit alors d’une position privilégiée, la Belgique est dès lors officiellement bilingue. Les rapports entre les deux langues ne sont pas réglés pour autant, les débats se poursuivent toujours et sont même aujourd’hui au centre de l’actualité. Mais ce qui nous intéresse ici est l’écho que ces polémiques vont 98

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LE CAS DU

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« CONGO BELGE »

avoir au Congo. L’histoire linguistique du Congo, en effet, va se ressentir de l’interférence entre deux ensembles d’une part, et d’autre part deux « couples » d’inégale importance et surtout d’inégale postérité. Ces deux ensembles sont bien sûr la Belgique et le Congo, considérés du point de vue de leur organisation linguistique. Et les deux « couples » sont le couple français/néerlandais d’une part, le couple français/langues africaines d’autre part. Le premier correspond au bilinguisme officiel du royaume de Belgique, dont les retombées sur la situation du Congo seront tardives et limitées, le second en revanche correspond aux diglossies enchâssées que la colonisation a générées, diglossie entre le français et les langues congolaises prises comme un tout, et diglossies régionales entre une langue véhiculaire et les autres langues locales. Cette situation peut être représentée de la façon suivante : Diglossie 1

Diglossie 2

{ {

Variété haute 1 : français Variétés basses 1 : langues congolaises Variétés hautes 2 : langues véhiculaires Variétés basses 2 : autres langues

Elle peut encore être représentée en utilisant le « modèle gravitationnel1 » (alc = autres langues congolaises), avec au centre, en fonction de pivot, le français autour duquel « gravitent » quatre langues congolaises – le lingala, le ciluba, le kikongo et le swahili2 –, qui sont à leur tour pivots de gravitation d’autres langues congolaises : 1. Voir L.-J. Calvet, Pour une écologie des langues du monde, Paris, Plon, 1999. 2. Tout au long de l’ouvrage, on emploiera indifféremment les termes « ciluba » et « tshiluba », « swahili » et « kiswahili ». 99

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alc

alc

alc

alc…

lingala alc alc

alc swahili

français

ciluba

alc…

alc alc…

kikongo

alc

alc

alc

alc…

Dans les deux cas, on note une hiérarchisation fonctionnelle à deux étages, qui va être projetée sur une partie du cursus scolaire. Il faut ici rappeler brièvement l’organisation de l’enseignement au Congo à partir des années 1920. On trouvait dans le pays quatre types d’écoles : – les écoles officielles (ou « groupes scolaires ») qui fonctionnaient dans les centres urbains avec un programme assez proche de celui de l’école en Belgique : le français y était donc langue d’enseignement ; – les écoles libres, les plus nombreuses, subventionnées par l’État, régies par une convention signée en 1906 entre l’administration coloniale et l’Église catholique et dont les programmes étaient fixés par deux textes successifs, l’un de 1929 (la « Brochure jaune ») et l’autre de 1938. L’enseignement y débutait dans une langue africaine avant de passer, parfois, au français ; – les écoles privées, d’origines diverses (protestantes, organisées par des entreprises, etc.). Pour ce qui concerne les programmes, elles fonctionnaient selon leur bon vouloir ; – les écoles laïques, organisées localement par l’administration, qui n’ont eu qu’une existence éphémère. 100

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Les écoles dites libres étant de très loin les plus nombreuses, c’est uniquement d’elles que nous traiterons dans les pages suivantes. Dans tous les cas, l’organisation de l’enseignement primaire et secondaire se présentait comme suit : A. – ENSEIGNEMENT PRIMAIRE (garçons et filles) : 1. Écoles primaires du premier degré, comprenant les première et deuxième années d’études. 2. Écoles primaires du deuxième degré, comprenant : a) les 3e, 4e et 5e années d’études formant le deuxième degré proprement dit ; b) le cours préparatoire à l’enseignement secondaire, pour les écoles de garçons seulement. Cette classe correspond à une 6e année primaire ; pour être subsidiable, elle doit être organisée comme section préparatoire à une école spéciale. B. – ENSEIGNEMENT SECONDAIRE OU ÉCOLES SPÉCIALES : 1. Écoles pour garçons : a) école moyenne : quatre années d’études ; b) école normale : quatre années d’études ; l’organisation de la 4e année est facultative ; 2. Écoles pour filles : a) école normale : trois années d’études ; b) école ménagère : trois années d’études.

Nous allons nous interroger sur la façon dont la question des langues à l’école va être abordée dans la niche écolinguistique très particulière qu’a constituée le Congo : un pays extrêmement plurilingue (plus de deux cents langues) dans lequel émergeaient quelques langues véhiculaires, colonisé par un pays alors officiellement bilingue. C’est-à-dire que nous allons analyser une politique linguistique appliquée au domaine scolaire.

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La « Brochure jaune » (1929) En 1929, le gouvernement colonial publie à Bruxelles un texte, « Organisation de l’enseignement libre au Congo belge et au Ruanda-Urundi avec le concours des sociétés de missions nationales » (connu sous le nom de « Brochure jaune »), qui définit le cadre général de l’enseignement au Congo et dans les actuels Rwanda et Burundi. Cette brochure mérite d’être analysée de façon minutieuse. J’utilise ci-dessous des logiciels mis au point par mon collègue Jean Véronis et qui nous ont permis d’étudier les discours des hommes politiques français1. Tout d’abord, sur le plan statistique, le mot langue, au singulier ou au pluriel, est parmi les plus employés, apparaissant trente-sept fois (l’immense majorité des mots du texte n’apparaissent qu’une ou deux fois). Quant à français (« le français ») ou française (« la langue française »), ils apparaissent trente-quatre fois, plus six fois sous la forme « la langue nationale ». En comparaison, les références aux langues congolaises sont rares : Le mot dialecte apparaît une fois, au tout début du texte : « Aux enfants des régions rurales, un enseignement littéraire quelque peu développé serait de faible utilité. Il leur suffit de savoir lire, écrire et calculer en leur dialecte. » Dans la suite du texte, dialecte sera remplacé par langue maternelle. L’expression langue maternelle apparaît neuf fois. L’expression linguae francae apparaît pour sa part une fois, à quoi il faut ajouter un étrange langue francae (sic), qui est sans doute une coquille pour « langue française ». Et si l’adjectif indigène apparaît quarante-huit fois dans le texte, il ne qualifie la langue que dix fois et, pour

1. Voir par exemple L.-J. Calvet, J. Véronis, Combat pour l’Élysée. Paroles de prétendants, Paris, Seuil, 2006, et Les Mots de Nicolas Sarkozy, Paris, Seuil, 2008. 102

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le reste, s’applique aux populations, aux métiers, au milieu, aux instituteurs, aux repas, aux habitations, aux produits, aux fabrications… Et, lorsque le syntagme langue indigène est précisé, il l’est par référence aux « quatre linguae francae » qui, il faut le souligner, ne sont jamais citées, semblant ne pas avoir de nom : « La langue indigène enseignée à l’école normale sera une des quatre linguae francae. » Le néerlandais pour sa part, contrairement au français, n’est jamais cité nommément mais apparaît indirectement quatre fois dans des expressions comme « nos langues nationales » ou « l’une des deux langues nationales ». Mais restons-en à langue. Un de nos logiciels nous permet d’établir un « nébuloscope », c’est-à-dire un nuage de l’ensemble des mots qui apparaissent dans le texte avant ou après un mot choisi, ici langue (fig. 7). Plus les mots sont fréquents et plus ils sont présentés dans une taille de police élevée dans le graphique cidessous (attention, il s’agit de lemmes : français peut aussi être française, françaises ; maternel peut aussi être maternelle, maternelles, etc.). On voit donc que langue est le plus souvent associé à française, indigène, maternelle, nationale, pour ce qui concerne les adjectifs, et à causerie, programme, lecture, cours pour ce qui concerne les substantifs (et ici les activités). Mais ces activités ne sont pas les mêmes selon qu’il s’agit d’une langue indigène, maternelle, française ou nationale. adjectif

gnement

enseigner étude

lecture rédaction

autorité

lettre

causerie chose

connaître

cour cours

français indigène

maternel

matière

déterminer

devoir

instituteur

donner

école ensei-

langue

national nom notion pouvoir programme

religieux

Fig. 7 – Nébuloscope de « langue » dans la « Brochure jaune ».

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En outre, la brochure établit un lien entre l’implantation des écoles (urbaines vs rurales) et l’importance relative du français et des langues africaines : Le programme des écoles normales devra être adapté au milieu dans lequel travailleront les futurs instituteurs. Suivant qu’ils seront destinés à enseigner dans une école urbaine ou une école rurale, ils se spécialiseront dans la pratique de certains travaux professionnels ou agricoles, les uns plus utiles dans les centres, les autres plus utiles à la campagne. Une distinction doit être faite également entre les instituteurs urbains et ruraux au point de vue de l’étude de la langue nationale. Les premiers devront apprendre la langue nationale très convenablement et continuer à se perfectionner dans cette langue ; aux seconds, il suffira d’entretenir les notions acquises à l’école normale. La langue indigène enseignée à l’école normale sera une des quatre linguae francae.

Le champ sémantique de langue, dans la « Brochure jaune » qui va encadrer pour longtemps le système d’enseignement au Congo belge, est donc organisé en deux groupes : le français d’une part et les langues maternelles/indigènes de l’autre. Pour ce qui concerne l’organisation de l’enseignement, la brochure précise qu’il existe trois niveaux : TYPES D’ÉCOLES ET ORIENTATION DES ÉTUDES 1. Écoles primaires du premier degré, rurales ou urbaines où l’enseignement littéraire sera réduit à un minimum ; la durée des cours peut être réduite à deux ans. 2. Écoles primaires du premier et du deuxième degré, dans les centres européanisés ; l’enseignement littéraire y sera plus développé, et comportera respectivement deux et trois ans de cours. 3. Écoles spéciales qui formeront des commis et instituteurs et des artisans ; la durée des cours sera en moyenne de trois ans.

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Pour les écoles primaires du premier degré, on distingue entre le contexte rural ou urbain. Pour les écoles rurales, l’enseignement du « dialecte » et en « dialecte » est considéré comme suffisant : 1. Écoles primaires du premier degré : rurales ou urbaines. Dans ces écoles, le travail sera le pivot de toute l’activité scolaire. Et comme le travail des populations rurales est surtout agricole, tout l’enseignement s’attachera à donner le goût de l’agriculture, à en perfectionner les méthodes, à en démontrer le profit. Aux enfants des régions rurales, un enseignement littéraire quelque peu développé serait de faible utilité. Il leur suffit de savoir lire, écrire et calculer en leur dialecte. En enseignant ces branches, il importe que le maître reste bien pénétré de sa mission : la formation de l’enfant à un travail régulier dans le domaine de l’agriculture et des métiers indigènes. Afin de faire acquérir aux enfants l’habitude du travail, au moins une heure par jour sera consacrée aux exercices manuels. L’agriculture en formera la partie essentielle. Une petite exploitation agricole bien tenue, où les élèves seraient formés par un travail à caractère éducatif, serait le meilleur centre d’éducation rurale.

En revanche, on insistera un peu plus sur « l’enseignement littéraire » dans les écoles urbaines, dont les élèves sont destinés à des « études plus avancées » : Dans les écoles élémentaires qui seraient établies, dans les centres et près des écoles normales, la part à faire à l’enseignement littéraire pourra être plus grande. Il s’agit ici de préparer les élèves à des études plus avancées. Mais la tendance de l’enseignement restera la même : formation au travail et à l’effort continu. Aucun élève ne doit être dispensé du travail. Dans les écoles mixtes, il importe que les garçons aussi bien que les filles participent au travail agricole.

Les écoles du second degré sont exclusivement urbaines, regroupant les meilleurs éléments du premier 105

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degré venus d’écoles rurales ou urbaines. On comprendra, en lisant l’extrait ci-dessous, que la majorité des enfants scolarisés devait s’arrêter après les deux années de premier degré, et l’on remarquera qu’apparaît une mention de « la langue nationale », c’est-à-dire du français : 2. Écoles primaires du deuxième degré. Ces écoles grouperont des élèves sélectionnés, recrutés parmi les meilleurs sujets sortant des écoles rurales et parmi ceux sortant des écoles urbaines du premier degré. Seuls les élèves qui manifestent une réelle volonté de s’instruire seront acceptés. En ordre principal, ces établissements prépareront les élèves en vue de l’admission dans les écoles spéciales. L’école sera située dans un centre où l’émulation est facile à susciter. Les élèves en contact avec l’élément européen auront davantage l’ambition de s’élever ; souvent leurs ascendants se trouveront sous les ordres d’Européens et ils pousseront leurs enfants à fréquenter l’école. La direction de l’école du deuxième degré sera confiée à un missionnaire qui pourra surveiller et guider le travail des instituteurs de couleur, suppléer éventuellement à leur insuffisance et donner personnellement certains cours essentiels, tel l’enseignement de la langue nationale. Ce sera aussi le rôle du missionnaire directeur de veiller à l’orientation de l’œuvre d’éducation.

Puis l’on passe aux écoles spéciales, qui sont divisées en trois groupes : la section des candidats commis, la section normale et les sections professionnelles. Dans les trois cas, il est précisé : Ne doivent être admis dans ces sections que les élèves qui ont suivi avec fruit l’enseignement primaire du deuxième degré et qui sont jugés aptes à poursuivre les études.

La section des candidats commis doit former des employés de l’administration et des entreprises privées (commis aux écritures, dactylographes, magasiniers, douaniers, garçons de vente, etc.) dont la promotion 106

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semble être essentiellement conçue comme génératrice d’économies : Dans un avenir pas trop éloigné, on peut espérer remplacer, par des employés de couleur, un grand nombre des agents subalternes européens. Ces derniers coûtent cher en traitement, frais de voyages, soins médicaux, etc. Ils grèvent lourdement le budget de la colonie et le prix de revient des exploitations commerciales et minières.

Appelés à travailler avec des Européens, ils doivent se plier à leurs usages et leur programme de formation s’apparente à une description sémiologique de l’imaginaire que le Blanc a de lui-même : Cette catégorie d’auxiliaires est appelée à travailler en contact avec l’Européen. Il faut donc qu’ils se présentent sous des dehors convenables et qu’ils aient de la tenue ; pour qu’ils se sentent chez eux parmi leurs collègues européens, il importe que leurs manières ne choquent pas. Il faut dans une certaine mesure les européaniser. Les futurs commis porteront à l’école un costume européen, simple, en bon état de propreté et entretenu par l’élève lui-même. À table, ils devront se servir de fourchettes, cuillers et couteaux.

En outre ils doivent, en trois ans, acquérir « la connaissance convenable du français », et c’est pourquoi il est précisé que l’effort portera sur l’enseignement de la langue nationale et de l’arithmétique. Ce n’est donc pas caricaturer outre mesure que de dire que ces sections doivent former des Noirs s’habillant comme des Blancs, mangeant comme des Blancs avec des fourchettes, des couteaux et des cuillers et parlant la langue des Blancs. La seule chose qui, dans leur avenir professionnel, les distinguera des Blancs est qu’ils seront moins payés. Leur programme de langue française est donc copieux. Pour la première année : Leçons d’intuition et causeries d’après tableaux, suivies de petites rédactions préparées au moyen d’une série de 107

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questions auxquelles les élèves doivent répondre oralement d’abord, par écrit ensuite. Exercices de grammaire et de dictée.

Et pour la deuxième année : Lecture : lecture expressive en langue française. Les morceaux de lecture doivent faire l’objet au préalable d’une petite analyse littéraire. Rédaction (en langue française) : comparaisons entre deux choses concrètes, deux choses abstraites ; récits de faits vécus, lettres. Grammaire : développement du cours de la première année.

De façon plus générale, les langues indigènes ne seront tolérées que tant que le français ne sera pas suffisamment dominé, et elles devront ensuite céder la place : À la section des candidats commis, l’effort principal des maîtres doit se porter sur l’enseignement du français et de l’arithmétique. Tous les cours doivent se donner en français. Il n’y a d’exception à cette règle que pour les causeries générales qui, dans les débuts et jusqu’à ce que les élèves connaissent suffisamment le français, peuvent se faire en langue indigène. Cette exception se justifie parce que les causeries poursuivent un but essentiellement éducatif et qu’il faut par suite s’adresser aux élèves dans une langue qu’ils comprennent bien. Toutes les causeries doivent être suivies d’une rédaction résumant tout ce qui a été dit. Ces rédactions se feront au début en langue indigène et dans la suite en français. Lorsque les élèves écrivent déjà convenablement en français, ils pourront de temps à autre faire la rédaction en langue indigène. Ils conserveront ainsi l’habitude de s’exprimer convenablement en cette langue.

Pour ce qui concerne les sections normales, elles sont chargées de former des « instituteurs de couleur » qui, précise le texte, devront être « un exemple édifiant et pour les élèves et pour la population », un « apôtre et un modèle ». Comment douter dès lors que : 108

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Grâce à ses soins, son habitation sera un modèle de propreté et de tenue ; il sera apte à préparer les meilleurs repas indigènes ; il confectionnera et entretiendra ses vêtements, y compris ses chaussures ; il donnera des soins intelligents aux blessés et aux malades ; il pratiquera l’hygiène et une propreté rigoureuse.

C’est au niveau de la formation de ces instituteurs que nous rencontrons la distinction citée plus haut entre écoles rurales et écoles urbaines : les futurs instituteurs urbains doivent « apprendre la langue nationale très convenablement et continuer à se perfectionner dans cette langue », tandis que les futurs instituteurs ruraux se contenteront des « notions acquises à l’école normale ». En outre, tous ces futurs instituteurs reçoivent un enseignement dans l’une des quatre langues véhiculaires, que les programmes appellent aussi « langues maternelles », ce qui constitue une contradiction dans les termes (par définition, une langue véhiculaire ne peut pas être la langue maternelle de tous les locuteurs, puisqu’elle sert à l’intercommunication entre locuteurs n’ayant pas la même langue maternelle). Dans la langue « maternelle », on étudie des notions de description grammaticale, et en français on fait des causeries, des exercices de grammaire, des dictées, des rédactions… Restent les sections professionnelles, chargées de former des ouvriers, des artisans, des contremaîtres. Pour ce qui concerne le français, on y révise ce qui a été appris à l’école primaire, on apprend à rédiger des lettres, des factures, et à s’exprimer dans le domaine du métier acquis. Mais c’est la langue « maternelle », devenue ici « indigène », qui domine : Causeries en langue indigène : obligations morales et professionnelles de l’artisan ; révision des principales notions d’agriculture et d’hygiène enseignées à l’école primaire ; savoir-vivre.

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« Organisation de l’enseignement libre avec le concours des missions nationales » (1938) La seconde brochure qui fixe le cadre de l’enseignement a presque exactement le même titre que celle de 1929, à ceci près qu’elle ne concerne dorénavant que le Congo belge (excluant donc le Ruanda-Urundi). Sa tonalité est très différente de celle de la « Brochure jaune », et l’on y trouve l’expression d’une politique nette, comme le montre la citation ci-dessous : EMPLOI DES LANGUES DANS L’ENSEIGNEMENT La langue véhiculaire de l’enseignement doit retenir l’attention. Le Congo ne forme pas une unité linguistique. À côté des multiples dialectes locaux, quatre linguae francae de grande diffusion sont en usage : le kikongo, le lingala, le tshiluba et le kiswahili. L’enseignement en langue européenne se heurte à des objections sérieuses d’ordre pédagogique. C’est autant que possible dans leur langue qu’il faut enseigner aux indigènes si l’on veut que l’enseignement porte des fruits. Mais à quel dialecte indigène convient-il de donner la préférence ? Certains dialectes locaux sont parlés par un nombre considérable d’indigènes et leur importance justifie l’impression de manuels classiques spéciaux et la formation d’un personnel enseignant en ces dialectes. Le même effort serait impossible à réaliser pour les dialectes peu répandus. Pour autant que la lingua franca se rapproche du dialecte local, c’est sans conteste à la première qu’il convient de donner la préférence, même à l’école rurale. Les élèves de l’école primaire du second degré devraient apprendre au moins quelques éléments de la langue commerciale en usage dans leur région. L’enseignement de l’une de nos langues nationales a son utilité dans les écoles primaires du second degré et dans les écoles spéciales. Les élèves groupés en ces établissements seront en effet en contact avec les 110

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Européens. Pour les élèves de l’école moyenne et, quoique dans une mesure moindre, pour les normaliens ainsi que pour les apprentis, la connaissance convenable de la langue du colonisateur est indispensable. Au surplus, il faut tenir compte de l’intérêt supérieur qu’il y a à créer un lien linguistique entre les indigènes et la métropole, à mettre à la portée de l’élite des populations congolaises notre patrimoine intellectuel, à faciliter les rapports entre colonisés et Européens.

Ce passage est extrêmement important car il comporte une argumentation rigoureuse : 1) le Congo ne forme pas une unité linguistique : on y trouve de nombreuses langues maternelles et quatre langues véhiculaires ; 2) c’est dans leur langue (maternelle ou véhiculaire) qu’il faut enseigner aux indigènes si l’on veut que l’enseignement porte ses fruits ; 3) en revanche, l’enseignement d’une des deux langues nationales (c’est-à-dire le français ou le flamand, en fait le français) a son utilité dans les écoles primaires du second degré et dans les écoles spéciales ; 4) la « langue nationale » servira à créer un lien entre les « élites » indigènes et la « métropole ». Contrairement à ce que l’on trouvait dans la « Brochure jaune », les quatre grandes langues véhiculaires sont désormais nommées : « À côté des multiples dialectes locaux, quatre linguae francae de grande diffusion sont en usage : le kikongo, le lingala, le tshiluba et le kiswahili. » Mais surtout, le texte insiste fortement sur une distinction qui est au centre de la politique linguistique scolaire : la différence entre les écoles rurales et les écoles urbaines. COURS PRÉPARATOIRE À L’ÉCOLE SPÉCIALE Langue véhiculaire : lingua franca ou français, selon qu’il s’agit d’une école subsidiée rurale ou d’une école urbaine. 111

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Langue indigène à enseigner : lingua franca à enseigner comme 1re langue dans les écoles rurales, comme 2e langue dans les écoles urbaines. Une des langues nationales : obligatoire, à titre de 1re langue, dans les écoles urbaines ; facultative dans les écoles rurales.

Ce couple urbain/rural est désormais le fondement de tout le système : c’est dans les écoles urbaines que l’on formera les futures « élites », qui parleront le français et auront des contacts fréquents avec les Blancs. Pour finir, si nous comparons le « nébuloscope » de langue dans ce texte (fig. 8) avec celui de la « Brochure jaune », nous constatons que l’environnement sémantique du mot langue est différent : autorité

causerie

gnement

lecture

chant

courant

enseigner

cours degré

européen

lingua_franca

déterminer

expressif français

manuel

maternel

gramme religieux religion

titre

école

indigène

national travail

urbain

obligatoire

emploi

ensei-

langue primaire

pro-

véhiculaire

Fig. 8 – Nébuloscope de « langue » dans la brochure de 1938.

En effet, les adjectifs française et indigène, qui étaient en 1929 les plus fréquents, passent désormais en troisième rang, derrière programme et école, puis enseignement et lecture. En d’autres termes, le débat sur les langues (indigènes, véhiculaires, nationales) est désormais clos et l’on parle maintenant de programmes : la politique linguistique est choisie et l’on passe à la planification linguistique. Un révélateur : la controverse de Coquilhatville L’histoire scolaire du Congo à l’époque du Congo belge présente donc un double intérêt. D’une part, on y trouve une expérience pédagogique qui, aujourd’hui encore et malgré l’éloignement historique, mérite qu’on 112

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tente de l’évaluer. D’autre part, les débats qui se sont tenus sur le choix des langues d’enseignement sont en partie toujours actuels. De ce point de vue, il est intéressant de se pencher sur une polémique qui a opposé des responsables d’une école et leur inspecteur au début des années 1940 car, à l’instar d’un révélateur au sens photographique du terme, elle nous donne une image précise des enjeux. J’utilise ici comme source principale un article d’Honoré Vinck, « Assimilation ou inculturation – Conflits entre les frères des écoles chrétiennes et l’inspection du vicariat de Coquilhatville (Congo belge) 1940-1945 », disponible sur Internet1 et dont une première version a été publiée dans la Revue africaine des sciences de la mission2. Coquilhatville, qui s’appelle aujourd’hui Mbandaka, comptait à l’époque une population de 9 953 Congolais et 417 Blancs. Entre 1940 et 1945, survient un conflit entre l’inspection diocésaine et les frères des écoles chrétiennes de Coquilhatville, capitale de la province de l’Équateur. Les frères des écoles chrétiennes ont ouvert, en 1929, une école normale, puis, en 1931, une école incluant le deuxième degré du primaire et les trois premières années du secondaire. Ils décident ensuite de compléter l’enseignement primaire en ouvrant le premier degré (les deux premières années) en 1941. C’est alors qu’éclate le conflit, qui va porter en particulier sur les programmes de ces deux premières années : celui des écoles libres ou celui des écoles officielles ? Rappelons que les « écoles officielles », qui fonctionnaient dans les centres urbains, offraient un programme assez proche de celui de l’école en Belgique et que le français y était langue d’enseignement. Or les frères voulaient suivre les programmes de l’école publique, tandis que l’inspecteur diocésain était contre. Le débat, qui 1. http://www.aequatoria.be/French/FECvsInspection.htm 2. Kinshasa, 19 décembre 2003, p. 107-141. 113

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oppose essentiellement le directeur de l’école primaire de Coquilhatville (le frère Paul Warnotte) et l’inspecteur missionnaire (le père Gustaaf Hulstaert), concerne différents points dont nous retiendrons les deux suivants (les autres étant essentiellement d’ordre administratif) : – faut-il accepter à l’école de Coquilhatville des élèves venant de la campagne ? Les frères y sont favorables, l’inspecteur y est hostile, ne désirant pas que les enfants s’européanisent et perdent leurs racines ; – quelle langue doit être utilisée pour l’enseignement ? Les frères souhaitent enseigner en français, l’inspecteur ne veut à l’école primaire ni du français ni du lingala, mais tente d’imposer la langue maternelle des élèves. Les arguments des uns et des autres sont inconciliables. Pour l’inspecteur : La solution préconisée […] correspond de fait à sacrifier la masse, la société indigène, aux avantages d’une infime minorité au service direct du Blanc1.

Pour les frères : Nous dirigeons en Belgique six écoles normales primaires et trois écoles normales moyennes […] Je pense qu’il n’y a pas de prétention déplacée de croire que nous sommes à même de bien diriger une école normale au Congo2.

En d’autres termes, doit-on former des instituteurs au Congo comme en Belgique ? Derrière cette opposition s’en profile une autre, entre deux positions que l’on pourrait qualifier d’« assimilationnisme » et d’« indigénisme » : les uns veulent donner aux Congolais une formation de type européen et en français, tandis que les autres souhaitent leur proposer une formation liée à leur culture et à leurs traditions, et 1. Lettre de G. Hulstaert au gouverneur, 19 mars 1942. 2. Lettre de Mgr Van Goethem, 1945. 114

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dans leur langue. Ainsi exprimées, les choses paraissent simples. Mais lorsqu’on lit ce passage d’une lettre de l’inspecteur Hulstaert au directeur de l’école (18 mars 1942), l’impression est différente : Dans un enseignement dispensé à une population malgré tout primitive au point de vue chrétien […], il y a un grave danger. Se basant sur leurs études mal comprises, ils deviennent facilement libéraux, puis indifférents et athées. C’est l’expérience de l’Europe, des colonies françaises et anglaises.

Ainsi, le problème ne serait pas uniquement de respecter les cultures locales… Lorsque le directeur écrit à l’inspecteur (10 février 1943) : La langue « congolaise » est le lonkundo. D’autres diront lingala, d’autres encore lonkundo-lingala pour Coq. Cependant la langue dont les jeunes gens se serviront presque exclusivement dans leur travail plus tard sera le français, ne serait-il pas bon d’en donner les éléments aussitôt que possible ?

et que celui-ci lui répond (1er mars 1943) : La langue de l’école est le lonkundo. La langue qui doit être étudiée est le lonkundo. Pas question de lingala. Il faut apprendre le lonkundo à ceux qui ne le pratiquent pas. Le français ne commence qu’au deuxième degré,

on se dit que le débat est plus complexe qu’il n’y paraît : du côté de l’indigénisme, on peut avoir l’impression que l’on cherche à maintenir les « indigènes » dans une division linguistique, tandis que du côté de l’assimilationnisme, on tenterait peut-être de leur donner une « clef sociale ». Si l’école est évidemment un instrument de la politique coloniale, et si l’on voit s’y affronter différentes conceptions de cette politique, les principaux intéressés – les élèves et les futurs instituteurs – n’ont à l’époque pas le droit à la parole. Ils s’exprimeront plus tard, dans les années qui précèdent l’indépendance, et 115

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l’on entendra alors des voix divergentes. Certains semblent défendre la même position que le directeur de l’école de Coquilhatville, comme Jean-François Iyeki, qui écrit en 1952 dans La Voix du Congolais : Tant aux yeux de l’Administration que dans les rapports entre nous, nous avons tout avantage à acquérir une affinité intellectuelle qui nous permettra de nous assimiler le patrimoine de la civilisation mis à notre portée par les Occidentaux. […] Il faut combler la distance qui nous sépare encore des Européens, au lieu de l’accentuer en nous refusant à l’étude du français. Il est donc de notre avis que l’étude du français doit être encouragée afin que soit supprimée la barrière qui nous sépare de la civilisation supérieure du monde occidental.

D’autres approuvent les positions de l’inspecteur Hulstaert, comme Paul Ngoi qui s’exprime en 1955 dans le journal Lokole Lokiso : La plupart des enfants qui ont atteint un niveau élevé de l’enseignement et qui n’ont pas été enseignés dans leurs langues maternelles, et qui n’ont pas de gens chez eux pour la leur apprendre, commencent à se lamenter. D’autres se plaignent du fait qu’ils ne comprennent pas leurs enfants qui ne leur donnent que des exemples abstraits de l’Europe, exemples inconnus dans nos villages. Nous savons que l’obligation essentielle de l’enseignant est d’expliquer clairement des leçons. Car un enseignant qui méprise la culture des autochtones et qui n’explique que les choses qu’il connaît par cœur ou qu’il a vues ailleurs, est comparable à un cuisinier qui met du sel dans la nourriture alors que la marmite reste fermée. Le sel reste sur le couvercle et la nourriture est fade.

Ainsi, la « controverse de Coquilhatville » révèle-t-elle toutes les ambiguïtés d’une politique linguistique scolaire que l’on a peut-être eu tort de considérer, rétrospectivement, comme « progressiste ». Le débat concernant les langues d’enseignement au Congo a, comme on le constate, essentiellement été une 116

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controverse belgo-belge. La chose est évidente pour ce qui concerne le couple, ou plutôt le conflit français/ néerlandais, bien sûr importé de Belgique. Dès 1886, une ordonnance de l’administrateur général précisait que le français était la langue des tribunaux. Mais après l’instauration du Congo belge, en 1907, s’institue en Belgique même un débat sur le bilinguisme de la colonie, les Flamands tentant d’obtenir pour leur langue le même statut que le français. Ils échoueront sur ce point et la langue française sera de fait la langue officielle du Congo belge. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que l’on tentera d’instituer pour une courte période l’enseignement des deux langues. En 1952, le flamand est rendu obligatoire dans certaines sections, mais cet enseignement est supprimé en 1958 et le flamand ne s’est jamais réellement « acclimaté » au Congo. Cet aspect des débats n’aura donc aucune incidence sur l’avenir de l’enseignement. Le couple français/langues africaines, en revanche, pèse d’un tout autre poids et révèle des enjeux politiques et idéologiques d’ampleur, dont le système scolaire est un bon révélateur. L’enseignement, pour l’essentiel, a très vite été confié aux missions catholiques. Et l’on a vu y apparaître une opposition entre les tenants du « tout en français » et les défenseurs des langues congolaises. Différents textes officiels ponctuent ces débats, mais nous assistons, tout au long des discussions, à un étrange ballet dans lequel les rôles semblent parfois inversés. En effet, et même si dans le détail les faits sont plus complexes, on a le sentiment que les Blancs défendent l’utilisation des langues africaines à l’école, et que les Noirs « évolués » penchent plutôt pour le français. Cette inversion apparente des rôles pèse encore aujourd’hui d’un certain poids dans les débats. En première analyse, deux positions s’affrontent : une position « indigéniste » qui défend l’enseignement des langues congolaises, et une position « assimilationniste » 117

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qui privilégie celui du français. Mais les arguments qui sous-tendent ces positions sont variés et parfois contradictoires. Du côté des « indigénistes », on trouve ainsi : – ceux qui pensent que seule une langue africaine permettra de catéchiser les Congolais ; – ceux qui préfèrent les langues congolaises au français par dépit de n’avoir pas pu obtenir une place au flamand ; – ceux qui veulent réserver le français aux seules élites ; – ceux qui défendent les valeurs et les cultures africaines et désirent les sauvegarder par l’enseignement de langues locales ; – ceux qui pensent qu’une langue unique, le français, faciliterait l’émergence d’une conscience nationale et préfèrent « diviser pour mieux régner » en jouant sur la diversité linguistique. Du côté des « assimilationnistes » en revanche, on trouve : – ceux qui nient l’intérêt des langues et des cultures congolaises ; – ceux qui pensent que la langue française est le garant de la promotion des populations congolaises ; – ceux qui veulent effectivement « assimiler » les populations ; – ceux qui soutiennent qu’une main-d’œuvre efficace doit parler la langue du patron. Etc1. C’est dire combien l’opposition indigénistes/assimilationnistes (qui d’une certaine façon rappelle celle que nous avons exposée au chapitre premier entre Saussure et Davesne) ne saurait se restreindre à une opposition Noirs/Blancs ou anticolonialistes/colonialistes. Les choses sont plus ambiguës : dans les années 1950, à 1. Sur tous ces points, voir S. Faïk, « Le français au Zaïre », in A. Valdman (éd.), Le Français hors de France, Paris, Champion, 1979. 118

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l’approche de l’indépendance, on trouve dans la population congolaise à la fois des partisans du français et des partisans des langues locales. Les premiers vont l’emporter : le ministère de l’Éducation nationale publie en 1963 un Programme national de l’enseignement primaire qui stipule que le français est la langue d’enseignement dès la première année. Ce n’est qu’après la prise du pouvoir par Mobutu que l’on reviendra, dans le cadre de l’« authenticité », aux langues congolaises, c’est-à-dire, de façon paradoxale, au système colonial belge… Quoi qu’il en soit, les partisans de l’utilisation des langues congolaises dans l’enseignement sont confrontés à une réalité difficile à gérer : l’extrême plurilinguisme du pays. Les prêtres, au centre du système scolaire primaire, sont de façon générale très rapidement convaincus qu’il faut, pour évangéliser les populations congolaises, utiliser leurs langues. Mais lesquelles ? N’sial Sesep1 souligne par exemple que du côté des « indigénistes », on trouve des Européens qui s’insurgent contre l’imposition d’une langue européenne aux Congolais, mais qui se divisent sur le choix des langues congolaises. Les linguae francae (dont nous avons vu apparaître la mention dans les textes officiels) sont perçues comme des langues mixtes, simplifiées et incapables de véhiculer les contenus de l’enseignement et certains leur préfèrent des langues « maternelles ». Les textes officiels hésitent d’ailleurs, nous l’avons vu, entre différentes appellations : dialectes, langues maternelles, langues indigènes, linguae francae, et ce n’est que dans le texte de 1938 que ces dernières sont nommées : « le kikongo, le lingala, le tshiluba et le kiswahili ». Mais elles sont critiquées par bien des indigénistes. Le lingala, choisi comme langue de l’armée, est considéré comme 1. N. Sesep, « Querelle linguistique au Zaïre », in Linguistique et Sciences humaines, n° 23, 1978, p. 1-30. 119

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un jargon sans grammaire (!) et au lexique limité, le ciluba est considéré comme étant parlé dans une aire géographique trop restreinte, le swahili est desservi par ses liens avec l’islam… Seul le kikongo, perçu comme ayant une tradition littéraire, trouve grâce à leurs yeux. En fait, le pouvoir colonial semble préférer les « langues maternelles », c’est-à-dire celles qui risquent le moins d’unir linguistiquement le pays. La colonisation belge, contrairement à la colonisation française, a donc fait la promotion des langues congolaises, mais pour des raisons et des buts qui sont tout sauf limpides. Il nous faudrait aujourd’hui en analyser avec soin les tenants et aboutissants afin de pouvoir élaborer de nouvelles politiques linguistiques ayant à cœur le développement endogène des pays africains.

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En 1928, Oswald de Andrade, écrivain moderniste brésilien, publiait un « Manifeste anthropophage » pour affirmer que la culture brésilienne se construisait en dévorant et en assimilant des cultures venues d’ailleurs, du Portugal bien sûr, mais aussi des continents africain et américain. Et, à la fin des années 1960, des artistes comme Gilberto Gil et Caetano Veloso, fondateurs du mouvement « tropicaliste », se revendiquaient de la même approche, Veloso enregistrant en 1984 une sorte de rap, « Lingua » (« Langue »), dans lequel il chantait la langue portugaise, ses accents, ses variantes : LINGUA (LANGUE) Gosto de sentir a minha lingua roçar J’aime sentir ma langue frôler A lingua de Luis de Camões La langue de Luis de Camoens Gosto de ser e de estar J’aime les verbes ser et estar E quero me dedicar Et je veux me consacrer A criar confusões de prosodias À créer des confusions de prosodies E uma profusão de parodias Et une profusion de parodies […] Vamos atentar para a sintaxe dos paulistas

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Écoutons la syntaxe des habitants de Sao Paulo E o falso inglês relax dos surfistas Et le faux anglais relax des surfeurs…

Le portugais parlé au Brésil, au Portugal, au Mozambique, en Angola, est ainsi devenu une langue plurielle, une langue de partage et de singularité à la fois. Il en va de même du français, langue commune aux francophones du monde entier, mais également langue dans laquelle se manifestent des identités diverses. Ce sont sans doute les francophones canadiens qui ont les premiers mis en évidence une réalité désormais indiscutable : la langue française n’appartient pas à la France. Non seulement parce que les Français sont désormais statistiquement minoritaires en francophonie, mais aussi parce que la créativité linguistique est partout à l’œuvre et produit, dans le monde entier, du changement. Comme nous le verrons un peu plus loin, la langue vit et s’adapte à différentes niches écolinguistiques, s’acclimate, se transforme, prend racine. La première description : Raymond Mauny L’historien Raymond Mauny (1912-1994), connu pour ses travaux sur l’archéologie africaine et pour avoir été le premier à mettre en doute le rôle que l’on avait tenté de donner à la maison des esclaves de Gorée, est aussi le premier à s’être intéressé au français parlé en Afrique de l’Ouest. Dans une brochure de soixante-dix pages publiée en 1952, il partait d’une position que nous pourrions qualifier, de façon un peu anachronique, d’écolinguistique. Il écrivait en effet dans son introduction : Le fait, pour des gens de France, de vivre sous un climat avec une faune et une flore, des populations, des modes de vie très différents de ceux de l’Europe, a amené au cours de trois siècles de présence française sur ces rivages (« l’établissement » du Sénégal date de 1639 et nos marins

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fréquentaient le pays depuis plus d’un siècle déjà) la création de tout un vocabulaire adapté aux circonstances de ce nouvel environnement1.

Il était sur ce point précurseur. On pourrait bien sûr lui reprocher de ne pas avoir pris en considération les locuteurs africains2, de porter les néologismes dont il rendait compte au crédit de « gens de France », mais il précisait cependant qu’il ne traitait pas de ce qu’on appelait alors le « petit-nègre » (citant des formes comme connaître manière gagner trop), mais de la langue qu’emploient « entre eux en Afrique-Occidentale française les Européens et l’élite africaine ». Il ne voulait décrire « ni un patois, comme le “cagayous” algérien, ni un langage créole déformant plus ou moins le parler de la métropole, comme le français des Antilles ». Bien sûr, aucun linguiste ne s’exprimerait aujourd’hui en ces termes (« patois », « créole déformant… »), mais Mauny n’était pas linguiste, et son travail demeure un témoignage important sur le français local qui était en train de prendre forme. Un travail, répétons-le, précurseur. En effet, dans sa bibliographie, riche de soixante-deux titres qui allaient de récits de voyage (H. Barth, L. Binger, R. Caillié, chevalier Damon, O. Dapper, A. Guillemain, Léon l’Africain, M. Park, A. Raffenel, G. Smith, etc.) à des ouvrages historiques (E. Bouet-Willaumez, abbé Damenet, etc.) en passant par des traités de botanique ou de géographie, on ne trouvait pas un seul livre entièrement consacré au français parlé dans cette partie du monde. Dans son glossaire, qui contient plus de six cents mots, beaucoup ne sont plus utilisés aujourd’hui, et luimême notait en gras ceux qui étaient déjà hors d’usage 1. R. Mauny, Glossaire des expressions et termes locaux employés dans l’Ouest africain, Dakar, IFAN, 1952, p. 7. 2. Certains l’avaient fait, par exemple Anonyme, Le Français tel que le parlent les tirailleurs sénégalais, Paris, Imprimerie militaire universelle, 1916. 123

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à l’époque où il écrivait, privilégiant ainsi l’image d’une langue en mouvement. Il signalait les mots venus de l’arabe (alcati, almadie, almamy, bidane, marabout, medina, samara, talibé, etc.), du tupi (avocat, ouy, maringouin…), du mandingue (balafon, banco, daba, fonio, habana, macou, manian, mousso, niamaniama, etc.), du wolof (benfala, bentanier, beref, bougnoul, cram-cram, gamou, karité, tata…), du peul (bowal, niébé…), du portugais (argamasse, fétiche, palabre…) ou de l’anglais (boy, mangrove…), discutait parfois d’étymologies controversées (par exemple toubab, qui n’a pas de rapport avec toubib, « médecin », mais viendrait plutôt de thawwab, « marchand d’habit »). Il enregistrait également des formations à l’époque, isolées mais qui ont continué à produire. Ainsi borom-faux col, « Africain habillé à l’européenne d’une manière trop affectée » (borom signifie en wolof « propriétaire, patron »), que l’on retrouvera dans le titre d’un film de Sembène Ousmane, Borom saret (le charretier). Il insistait également sur les sens locaux de mots utilisés en France d’une autre façon (basse et haute saison, chou palmiste…). Surtout, il notait que ce vocabulaire était en constante évolution, que les abréviations (phaco, cyno, hippo, palu…) lui donnaient un air d’argot, que le « politiquement correct » (encore un anachronisme, l’expression n’existait bien entendu pas à l’époque) avait par exemple remplacé, parallèlement au passage de l’Empire français à l’Union française, colonie par outre-mer. Bref, Mauny était à l’écoute du mouvement linguistique. Dans tout cela, on trouve sans doute la première description du français d’Afrique, ainsi que quelques échos de ce qu’on appelait à l’époque le « petit-nègre ». Citons l’article qu’il consacrait à cette expression : Langage simplifié employé pour parler aux Noirs ne connaissant que des rudiments de français, ou entre Noirs

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non lettrés, de diverses langues se servant du français pour se comprendre1.

Un lecteur moderne verra sans doute dans cette définition ce que nous appellerions aujourd’hui une langue véhiculaire, ou l’émergence d’une langue véhiculaire. Et c’est précisément à ce phénomène qu’est consacré ce chapitre. Mauny, bien sûr, ne traitait que d’emprunts lexicaux. Dans une émission consacrée au français parlé au Sénégal2, diffusée le 1er juin 1974 et à laquelle il participait, un petit reportage évoquait quelques exemples sénégalais : tablier (marchand de rue), essencerie (stationservice), dibiterie (vendeur de viande grillée), descendre (quitter le travail), écritoire (stylo). Puis Mauny présentait ces emprunts comme « un enrichissement incontestable » pour la langue, et soulignait que peu de ces mots étaient passés dans le français hexagonal. Ce dernier point est intéressant car il souligne le fossé en train de se creuser entre les formes hexagonales et africaines de français. Plus récemment, Isabelle Anzorge a consacré un article à l’influence des langues africaines et des Français d’Afrique (soulignons qu’elle utilise ici le pluriel) sur le parler de lycéens de la région parisienne3. Elle cite quelques mots (toubab, bled, bledard, hallouf, kiffer, chouffer…) qui sont passés dans le parler de ces jeunes banlieusards, mais il faut noter qu’ils sont en très petit nombre et qu’ils sont tous empruntés à l’arabe, y compris, nous l’avons vu, toubab, certes passé par le bambara et le wolof, mais d’origine arabe. Il serait intéressant de voir si les lycéens observés par Isabelle Anzorge 1. Mauny, op. cit., p. 55. 2. On en trouvera des extraits sur le site de l’INA. 3. I. Anzorge, « “Du bledos au toubab”, de l’influence des langues africaines et des Français d’Afrique dans le parler urbain de jeunes lycéens de Vitry-sur-Seine », in Le Français en Afrique, n° 21, 2006. 125

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seraient aptes à comprendre des locuteurs du français populaire des capitales africaines, ce qui est tout autre chose que l’utilisation de quelques mots d’emprunts. Quoi qu’il en soit, ni dans la brochure de Mauny, ni dans le reportage sur le français du Sénégal, ni dans l’article d’Anzorge, il n’était fait allusion aux diverses restructurations du français en Afrique, dont nous allons saisir l’importance. L’« après Mauny » : la constitution d’un domaine d’études En 1974 paraissait dans le Bulletin du groupe de recherche sur les africanismes 1 un article de Jean Schmidt sur les « sénégalismes ». « Africanismes » dans le titre de la revue, « sénégalismes » dans celui de l’article, un vocabulaire semblait se mettre en place, et l’on aurait pu s’attendre à d’autres études sur les « congolismes », les « gabonismes », les « nigérismes », etc. En fait, ce mode de dérivation n’était pas très élégant ; on imaginait mal en effet parler de « malianismes » ou de « zaïrismes », et nous verrons que c’est une autre expression qui va s’imposer. L’année suivante, en 1975, étaient publiés deux ouvrages portant sur des thèmes comparables : un Dictionnaire du français de Côte d’Ivoire, de Laurent Duponchel, et un Dictionnaire des particularités du français au Togo et au Dahomey de Suzanne Lafage. « Français de Côte d’Ivoire », « particularités du français » : il semblait bien qu’un domaine d’études perçait et cherchait en même temps à se nommer. Parallèlement, l’AUPELF2 avait lancé un projet, l’IFA (Inventaire des 1. Bulletin du groupe de recherche sur les africanismes, n° 8, Lubumbashi, CELTA. 2. Association des universités partiellement ou entièrement de langue française, qui après quelques changements, s’appelle aujourd’hui l’AUF, Agence universitaire de la francophonie. 126

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particularités du français en Afrique), sous la coordination de Danièle Racelle-Latin, avec des équipes au Bénin, en Centrafrique, en Côte d’Ivoire, au Niger, au Rwanda, au Sénégal, au Tchad et au Zaïre. En 1978 sortait dans ce cadre un Premier Inventaire des innovations lexicales du français parlé au Tchad, de Jean-Pierre Caprile, puis, en mars 1979, étaient présentés à Dakar1 le Dictionnaire des particularités du français au Niger, réalisé sous la direction d’Ambroise Queffélec et les Particularités du français du Sénégal (Jacques Blondé, Pierre Dumont, Dominique Gontier), suivis la même année par des Particularités du français au Zaïre de Sully Faïk. Enfin, en 1982, Ambroise Queffélec et Francis Jouannet publiaient leur Inventaire des particularités lexicales du français au Mali. Inventaire, dictionnaire, particularités, innovations, les titres fluctuaient ; particularités ou particularités lexicales, on semblait également hésiter sur l’ampleur du travail (la phonologie, la syntaxe, ou seulement le lexique ?). Quel était donc le sujet de ces différentes études ? Dans sa préface à l’ouvrage de Blondé, Dumont et Gontier, Léopold Senghor avait pris ses distances avec leur titre (« français du Sénégal »), affirmant préférer parler de « français au Sénégal ». Il y avait là plus qu’une nuance, Senghor s’inscrivant en faux, en quelque sorte, contre l’idée de français spécifiques à certains pays africains : pour lui, il n’y avait pas des français d’Afrique, mais un français en Afrique ou le français en Afrique. Ce débat larvé va cependant être momentanément tranché : après des publications par fascicules2, l’ensemble de ces travaux débouchera finalement en 1983 sur un Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire, dont le titre semblait témoigner d’une « victoire » de Senghor. 1. Lors de la quatrième table ronde organisée par l’AUPELF après Abidjan (1974), Lomé (1975) et Kinshasa (1976). 2. Les lettres A-B en 1980, C-F en 1981 et G-O en 1982. 127

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Parallèlement, le 15 septembre 1978, dans le cadre d’un accord de coopération entre l’ILA (Institut de linguistique appliquée d’Abidjan) et l’ILF (Institut de la langue française, CNRS), était créé l’Observatoire du français contemporain en Afrique, observatoire qui lançait en 1980 son bulletin. La revue, qui s’intitule aujourd’hui Le Français en Afrique, revue du Réseau des observatoires du français contemporain en Afrique, a publié vingt-cinq numéros entre 1980 et 2010 et constitue une intéressante source documentaire1. En 1980, dans le n° 1 de ce qui s’appelle alors le Bulletin de l’Observatoire du français contemporain en Afrique noire, Suzanne Lafage signait un article sur le français en Côte d’Ivoire et parlait à ce propos de « sabir ». Pascal Kokora en signait un autre sur ce qu’il appelait un « pidgin français de Côte d’Ivoire », tandis que Jean-Louis Hattiger traitait pour sa part du « français populaire d’Abidjan ». Ici encore, les points de vue variaient : sabir, pidgin ou langue populaire ? Si un domaine d’étude prenait forme et visibilité, il restait flou sur un certain nombre de points fondamentaux. S’agissait-il de la description d’un français ou de plusieurs formes régionales ? Était-ce le français d’Afrique ou le français en Afrique ? Devait-on le considérer comme une forme populaire, comme un pidgin, un sabir ? Toutes ces questions restaient sans réponses aux origines de cet ensemble de descriptions. L’inventaire de l’IFA, fondé sur différentes études régionales, signalait bien sûr les pays dans lesquels étaient employées les formes relevées, et ces études régionales se multiplieront dans les années suivantes. On peut en suivre les progrès dans les sommaires de la revue Le Français en Afrique : « Le français en HauteVolta » (S. Lafage, n° 6, 1986), « Le français au Zaïre » 1. L’ensemble des numéros est désormais en ligne : www.unice.fr/ILF-CNRS/ofcaf/ 128

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(A. Edema, n° 8, 1990), « Le français au Togo » (I. Anzorge, n° 12, 1998), « Le français au Gabon » (K. Boucher, S. Lafage, n° 14, 2000), « La syntaxe du français parlé au Nord-Cameroun » (E. Biloa, n° 15, 2001), « Le français en Côte d’Ivoire » (n° 16-17, 2003), « Le français parlé en Guinée » (Y. Simard, n° 19, 2004), etc. Dans cet ensemble, il faut souligner deux faits qui témoignent d’une évolution des points de vue. D’une part un article de la coordinatrice du projet IFA, Danièle Latin, « Du français d’Afrique au français en francophonie : quelques questions d’aménagement lexicographiques1 ». Faisant allusion à de nouvelles recherches concernant « le français en francophonie », au modèle typologique élaboré au Québec par Claude Poirier et à un projet de « banque de données lexicographique panfrancophone », elle disait d’abord sa préférence pour une « banque de données interfrancophone » et surtout soulignait la nécessité de : prendre en compte le niveau national (correspondant aux champs « français de Belgique », « français du Sénégal », « français de Tunisie », etc.), le niveau régional (regroupant en les interclassant les traits linguistiques communs à plusieurs pays d’un point de vue pertinent sur le plan géolinguistique ou sociolinguistique), le niveau transnational.

Français de (Belgique, Tunisie, Côte d’Ivoire…) ou du (Sénégal, Togo, Congo…) : on semblait désormais pencher vers la multiplication, contrairement à ce qu’avait prôné, nous l’avons vu, Léopold Senghor. D’autre part, dans le n° 16-17 de la revue (2002) portant sur « Le lexique français de Côte d’Ivoire », S. Lafage proposait entre parenthèses un sous-titre, « Appropriation et créativité », qui suggérait un élargissement du point de vue dans ces descriptions. On était lentement passé de la collecte de données à une réflexion sur la 1. Le Français en Afrique, n° 12, 1998. 129

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fonction de ces formes, d’une approche lexicographique à une approche sociolinguistique. Acclimatement et acclimatation Nous pouvons situer ce débat dans un cadre plus vaste, celui de l’écologie linguistique. Le français parlé aujourd’hui en France, au Canada ou au Sénégal, l’espagnol d’Espagne et d’Argentine, le portugais du Portugal et du Brésil, ne sont pas tout à fait les mêmes langues. Nous sommes ici confrontés à un phénomène d’acclimatation, qu’il nous faut définir. Le verbe s’acclimater, s’adapter au climat, correspond en écologie à deux processus différents, l’acclimatement et l’acclimatation. On parle d’acclimatement lorsqu’une espèce végétale ou animale déplacée survit, lorsque, par exemple, une plante exotique rapportée par un touriste dans un pays du Nord et mise en pot conserve ses feuilles, ou qu’un animal venu d’ailleurs survit dans son nouvel environnement. L’acclimatation désigne pour sa part un processus plus complet : l’espèce déplacée non seulement survit, mais en outre se reproduit. La plante exotique évoquée ci-dessus donne des fleurs puis des graines que l’on peut planter pour obtenir de nouvelles plantes. Il en va de même pour les langues qui se répandent sur de vastes territoires, la reproduction des espèces correspondant ici à la transmission des langues, de génération en génération. Lorsque, par exemple, les Pays-Bas s’installent à l’époque coloniale dans ce qui s’appelle aujourd’hui l’Indonésie, leur langue, le néerlandais, sera la langue officielle des Indes néerlandaises. Mais, après l’indépendance, le malais devient la langue de la jeune république et aujourd’hui, seules des personnes très âgées y parlent encore le néerlandais. En revanche, l’espagnol s’est transmis de génération en génération en Amérique latine, comme le portugais au Brésil, l’anglais ou le 130

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français au Canada. Nous avons là des exemples d’acclimatation linguistique, alors que le néerlandais n’a connu en Indonésie qu’un processus d’acclimatement. Mais lorsqu’une espèce s’acclimate, au sens de l’acclimatation, elle se modifie, s’adapte aux conditions locales : un caoutchouc est en Europe une petite plante de salon alors qu’il est en Afrique ou en Asie un arbre majestueux. Et si un ours polaire devait vivre sous des climats tropicaux, il lui faudrait alors perdre de sa graisse et de sa fourrure… Il en va de même pour les langues : elles prennent des couleurs ou des formes locales, elles s’adaptent aux réalités du terrain, elles empruntent à d’autres langues présentes avant elles. Ainsi, l’arabe marocain n’est-il pas le même que l’arabe égyptien, il est fortement marqué par le berbère. De la même façon, on ne parle pas le même français dans les différents pays africains francophones. L’ACCLIMATATION DU FRANÇAIS : QUELQUES EXEMPLES LEXICAUX

Résultat de l’acclimatation : on utilise, dans les français parlés dans les pays ayant été colonisés par la France, des mots particuliers. Certains sont des mots français ayant légèrement changé de sens, comme cycliste, qui désigne dans le Maghreb le réparateur de bicyclettes. D’autres sont des créations locales, comme essencerie qui désigne au Sénégal une station-service. Parfois, ils viennent d’autres langues, comme schkoumoune (de l’italien scomunica, « excommunication ») qui signifie « malchance » dans le Maghreb. Voici quelques exemples venus de différents pays de la francophonie. En Tunisie, agrumiculteur, pour « producteur d’agrumes », qui a donné l’adjectif agrumicole ; marché libyen, pour « marché noir ». En Centrafrique, aller au fleuve pour « aller faire ses besoins ».

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Au Sénégal, brin pour « allumette », essencerie pour « station-service », dibiterie pour « débiteur de viande grillée ». En Algérie, trabendo pour « marché noir ». Au Niger, caillasse pour « monnaie ». En Côte d’Ivoire, maquis pour « restaurant clandestin ». En Haïti, cigalier pour « fabricant de cigares ». Au Rwanda, communiste pour « personne malhonnête », donner une bière pour « donner un pourboire ». Au Congo, deuxième bureau pour maîtresse, pièces de bord pour les papiers du véhicule. Au Cameroun, payé cousu pour « vêtement prêt à porter », faroter pour « donner de l’argent », whitiser pour « parler comme un Blanc », damer pour « manger ». Au Congo démocratique, un matabiche ou un tiens pour toi pour « pourboire ». À la Réunion, coup de fusil la merde pour quelqu’un qui a des taches de rousseur. Au Maghreb, barbu pour « intégriste ». Au Gabon, un mange-mille pour « policier corrompu », DVD (« dos ventre dehors ») pour une femme habillée de façon provocante, bangando (en punu : caïman) pour un malfrat ou un délinquant, un à-côté pour une maîtresse. Etc.

En s’adaptant ainsi, en s’acclimatant, les langues changent, comme le latin s’est modifié pour se transformer en différentes langues romanes. Et ces résultats de l’acclimatation, ces évolutions lexicales, syntaxiques ou phonétiques, nous donnent peut-être à entendre les premières traces des nouvelles langues de demain. L’anglais, l’arabe, l’espagnol ou le français, que nous considérons comme des langues spécifiques, bien identifiées, sont en train de prendre des formes différenciées, annonciatrices de changements. Les linguistes anglophones en sont conscients, et à partir des années 1980, de nombreuses revues sont apparues autour de ce thème : World Englishes, English World-Wide, English Today, Asian Englishes, etc. Nous pourrions ajouter que 132

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les formes locales de l’anglais sont nommées, ce qui est une façon de reconnaître leur existence, hinglish en Inde, manglish en Malaisie, singlish à Singapour, spanglish en Californie, etc. Le monde ne parlera pas, dans un siècle ou deux, les mêmes langues qu’aujourd’hui. Mais en observant avec soin la situation actuelle, il est possible de se faire une petite idée de la direction des évolutions en cours. Nous venons de le voir, la liste est longue de ces adaptations locales grâce auxquelles la langue prend racine aux quatre coins du monde. On trouve aussi parfois en Afrique des formes identitaires utilisées par les jeunes, comme le camfranglais, caractérisé par une syntaxe française et un lexique largement emprunté au pidgin à base anglaise. Ainsi, ma remé est au kwat (ma mère est au quartier) mélange allègrement le procédé du verlan (mère donnant remé) et un mot transformé de l’anglais (quarter donne kwata qui donne à son tour kwat). Abidjan nous offre un phénomène comparable avec le nouchi, code impossible à comprendre pour le non-initié. Diego Bailly1 nous donne une bonne illustration de cette situation en proposant trois phrases dont la première, la fille m’a subtilisé mon argent, caractériserait le français des élites, la deuxième, fille-là a prend mon argent, serait du « français Moussa » (l’expression vient du nom d’une rubrique en français populaire, « La chronique de Moussa », dans le journal Fraternité Matin), et la troisième, la go a mono mon pia, serait du nouchi. Cette forme a été sans cesse observée, décrite, analysée, au point qu’on peut en suivre l’émergence quasiment en direct. Selon Béatrice Boutin, elle est créée au début des années 1980 par les jeunes non scolarisés dans un but cryptique, à partir d’éléments du français 1. D. Bailly, « Français Moussa-Français maquis », in Notre librairie, n° 87, 1987. 133

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populaire ivoirien et des langues locales1. Sabine Kube rappelle pour sa part que le mot nouchi apparaît dans la presse ivoirienne en 1986 pour désigner « une langue secrète des jeunes de la rue2 ». Décrit à l’origine comme un argot de jeunes délinquants, ce qu’il était formellement et sociologiquement, le nouchi a ensuite évolué dans ses usages. Pour Jérémie Kouadio3, en 1991, il n’est plus seulement la langue cryptique des délinquants, mais a été adopté par les étudiants et les lycéens. Et Sabine Kube, rappelant la thèse de Pierre Dumont, pour qui le français est une langue africaine4, établit une distinction entre « appropriation linguistique ou fonctionnelle » et « appropriation identitaire5 ». Une enquête réalisée auprès d’élèves lui permet de montrer que, pour eux, le nouchi ne remplit pas seulement une fonction communicative interethnique mais revêt aussi une fonction identitaire, et qu’il est perçu comme « une éventuelle future langue nationale ivoirienne, parce qu’il remplit pour les locuteurs ivoiriens des fonctions communicatives et identitaires ». Et elle souligne que les élèves se trouvent souvent en double insécurité linguistique ou en « insécurité bilinguistique6 », n’étant sûrs de leurs compétences ni dans le français de l’école, ni dans leurs langues premières : le nouchi leur servirait alors de refuge, ou d’exutoire. Ici, pas de censure, pas de norme imposée d’en haut. 1. B. Boutin, Description de la variation : études transformationnelles des phrases du français de Côte d’Ivoire, thèse de doctorat, université de Grenoble 3, 2002. 2. S. Kube, La Francophonie vécue en Côte d’Ivoire, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 41. 3. J. Kouadio, « Le nouchi abidjanais, naissance d’un argot ou mode linguistique passagère ? », in Des langues et des villes, Paris, Didier Érudition, 1991. 4. P. Dumont, Le Français, langue africaine, Paris, L’Harmattan, 1990. 5. Kube, op. cit., p. 150. 6. Ibid., p. 152 et p. 158. 134

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Mais comment classer linguistiquement ces formes ? Certains insistent sur l’extrême variabilité de ces parlers, comme Augustin Emmanuel Ebongue et Paul Fonkoua qui, à propos du Cameroun, distinguent : le camfranglais des lettrés, camfranglais simplifié ou encore franglais ; le camfranglais classique ou camfranglais des locuteurs légitimes ; le camfranglais « pur » ou le camfranglais des non-lettrés ; et le camfranglais idéal, celui qui existe essentiellement dans les discours épilinguistiques et vers lequel tendent tous les camfranglophones toutes variétés confondues,

et soulignent la difficile intercompréhension entre les différentes formes : Le péché mignon de ces camfranglais est que l’intercompréhension n’est pas assurée. Ce manque d’intercompréhension refait souvent surface : aussi les camfranglophones cherchent-ils toujours à tendre vers une variété de camfranglais qui leur permettrait d’atteindre en sécurité leurs objectifs sociaux et communicationnels1.

D’autres, comme Blaise Mouchi Ahua, insistent sur l’autonomie de ces parlers par rapport au français : Le nouchi, pidgin franco-ivoirien, se présente comme une langue à part entière, et non comme une variété du français proprement dite2.

Ambroise Queffélec prend pour sa part du recul pour tenter de comprendre les caractéristiques sociolinguistiques de ces parlers. Il les considère comme des codes métissés, au croisement de langues africaines et du français, et analyse ce phénomène en s’appuyant essentiellement sur trois parlers dont l’un a disparu, l’hindoubill de Kinshasa (Congo démocratique) à base surtout 1. A. E. Ebongue et P. Fonkoua, « Le camfranglais ou les camfranglais ? », in Le Français en Afrique, n° 25, 2010, p. 269. 2. B. M. Ahua, « Lexique illustré du nouchi ivoirien : quelle méthodologie ? », in Le Français en Afrique, n° 25, 2010, p. 110. 135

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de lingala et de français et dont les deux autres sont en plein essor, le camfranglais du Cameroun, mixte de français, d’anglais, de pidgin-english et de langues camerounaises et le nouchi de Côte d’Ivoire, hybride à base de français, de dioula et d’autres langues africaines ou européennes1.

Pour lui, l’apparition de ces parlers mixtes est liée à l’absence de langue véhiculaire africaine nationale, comme le wolof au Sénégal, le bambara au Mali, le sango en Centrafrique, etc., ce qui expliquerait la disparition de l’hindoubil au Zaïre, puisque le lingala était la langue véhiculaire de la capitale, Kinshasa. Ce qui signifierait qu’ils viennent remplir une fonction véhiculaire que ni le français standard, celui de l’école, ni une langue africaine ne peuvent remplir. De ce point de vue, leur avenir semble assuré : À Abidjan, Douala ou Yaoundé, il n’existe pas, en dehors de ces parlers mixtes, de véhiculaire urbain qui remplisse toutes les fonctions véhiculaires ; de plus, les parlers mixtes ont débordé très largement de leur milieu d’emploi originel et se sont étendus à l’ensemble de la jeunesse urbaine ; ils ne sont même plus réservés aux jeunes puisque les adultes de quarante voire de cinquante ans déclarent le parler occasionnellement et s’estiment en mesure de le comprendre2.

Ce rapport entre l’absence ou la présence d’une langue véhiculaire locale et l’émergence ou non d’une forme de français local est intéressant, mais doit être relativisé. On pourrait par exemple lui opposer l’exemple du Gabon, où l’absence de véhiculaire africain a certes favorisé le français, langue des marchés urbains, du commerce, mais ne semble pas avoir donné une langue mixte, au sens où l’entend Queffélec, avec des caractéristiques aussi remarquables que celles du nouchi ou du camfranglais. 1. A. Queffélec, « Les parlers mixtes en Afrique francophone subsaharienne », in Le Français en Afrique, n° 22, 2007, p. 277. 2. Ibid., p. 289. 136

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Ce qui est sûr, dans les deux cas, c’est que face à la pression normative du français, le nouchi et le camfranglais apparaissent comme une solution, une porte de sortie. Ils s’insèrent entre le plurilinguisme local qui, comme tout plurilinguisme, doit générer l’émergence d’une forme véhiculaire, et le français officiel. Mais ils répondent aussi à une sorte de frustration découlant de la mauvaise connaissance des langues africaines. À ce titre, ils nous parlent peut-être de l’avenir linguistique sinon des pays, du moins pour l’instant de leurs grandes villes. Et nous savons le poids des facteurs urbains dans l’évolution des situations linguistiques nationales, sur lesquels nous reviendrons dans notre prochain chapitre. UN TEXTE EN NOUCHI À Abidjan, deux délinquants sont traduits devant le tribunal pour vol et le président leur demande de s’expliquer. L’un d’eux prend la parole : « Draman ! En façon que depuis deux jours nous on a pas badou, on est là se promener, voilà gawa qui est courbé, son bé est sorti. En façon que moi j’ai gnou le bé et j’ai donné ça à Périco. On est là fagne, po là est venu djo les gens. C’est ça on est là ! » Traduction : « Juge ! Nous n’avions pas mangé depuis deux jours. En nous promenant, nous avons vu un paysan penché, et son portefeuille sortait de sa poche. J’ai volé le portefeuille et je l’ai donné à Périco. Nous prenons la fuite, mais le policier qui est là est venu nous attraper. Et voilà pourquoi nous sommes là. » Commentaire : à partir de l’expression être dans de beaux draps, on a fabriqué draps (problèmes) et draman (juge), l’homme dont viennent les problèmes. Dans le texte ci-dessus, badou signifie « manger », gawa est un paysan naïf, bé une troncation de bédou (portefeuille), gnou signifie « voler », po est une abréviation de « policier », etc. Restent bien sûr des formes syntaxiques inhabituelles (En façon que, qui est courbé, c’est ça on est là !) qui achèvent de donner à ce court texte ses couleurs locales.

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De façon plus large, ces formes identitaires sont une illustration satisfaisante de ce qu’est l’acclimatation d’une langue. On en trouve des traces dans la littérature ou dans la chanson. Par exemple, les néologismes comme cadavéré dans la chanson du Congolais Zao, « Ancien combattant », qui sont certes des inventions, mais des inventions qui ont réussi, qui sont entrées dans la langue et constituent du français, un français différent de celui de l’Hexagone ou du Québec. On parlait naguère d’ivoirisation ou de sénégalisation des postes de coopérants, nous pourrions aujourd’hui parler d’ivoirisation, de congolisation, ou de sénégalisation de la langue. Car face à la norme, qui tend à unifier, nous entendons là les effets de l’identité, de la diversité, de la diversification des usages linguistiques, qui tend à séparer. Et si le combat pour la diversité, qui est au centre de la pensée francophone, est mené à l’intérieur même de la langue, cette langue devient lieu de liberté. Les Français d’Afrique apparaissent alors comme le produit d’une appropriation de la langue, ce qui pose bien sûr le problème de l’intercompréhension et dessine les contours d’une diglossie entre français standard et français local. DU BLESSÉ DE GUERRE À LA PROSTATE : LES NOMS DES BILLETS À KINSHASA La créativité linguistique concerne même les noms des billets de banque. Ainsi, au Congo démocratique, un billet de 50 000 zaïres émis en 1991 et orné d’un singe fut baptisé mukomboso, le nom du singe en lingala, ce qui ne surprendra personne : l’appellation était simplement descriptive. Plus drôle est l’appellation des billets maltraités, froissés, déchirés, recollés, qui ressemblent à des chiffons : des blessés de guerre. Il est vrai que la guerre et les blessés, on sait ce que c’est dans cette partie du monde. Mais le blessé de guerre monétaire présente sur les vrais un avantage indiscutable : il n’est pas invalide, il n’est pas

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démonétisé et continue à circuler sans béquilles ni chaise roulante. Un billet de 5 millions de zaïres est devenu Dona beija, du nom de l’héroïne d’un feuilleton télévisé brésilien. Un autre, de 100 000 nouveaux zaïres émis en 1996 fut baptisé prostate, la maladie dont souffrait à l’époque le président Mobutu. Le même billet, mais d’une couleur différente, deviendra pour sa part Utenika, le nom du bateau sud-africain sur lequel Mobutu et Kabila menaient leurs pourparlers.

Une régularisation du français ? Étienne Brunet, donnant un aperçu statistique de l’évolution du vocabulaire français1, souligne ce qu’il appelle une « inflation lexicale » dans le lexique français de 1789 à 1946. Comme la masse monétaire, écrit-il, la masse lexicale s’accroît sans cesse, de nouveaux mots apparaissent tandis que les anciens survivent, « il n’y a pas équilibre entre les morts et les naissances verbales et cela conduit sinon à la surpopulation, du moins à un certain encombrement des communications2 ». Dans ces nouveaux mots, il relève des tendances, en particulier la vitalité des verbes du premier groupe (ceux qui se terminent à l’infinitif en -er). Il y a longtemps qu’en français, certains verbes difficiles à conjuguer ont ainsi été remplacés par des verbes du premier groupe, dont les flexions sont régulières. C’est par exemple le cas de résoudre, qui a laissé place à solutionner, plus aisé à conjuguer. Or les néologismes verbaux africains sont très majoritairement du premier groupe.

1. É. Brunet, « Ce que disent les chiffres », in J. Chaurand (éd.), Nouvelle Histoire de la langue française, Paris, Seuil, 1999. 2. Ibid., p. 680. 139

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Omer Massoumou1 a proposé une typologie des néologismes français dans la république populaire du Congo. Dans ses exemples, tous les néologismes verbaux sont du premier groupe, qu’il s’agisse d’emprunts à une autre langue ou de dérivations à partir de substantifs. Citons boukouter, du munukutuba « broyer », avec le sens de dilapider de l’argent, et boukouteur, boutiquer (truquer, manigancer), dayer (mourir, sur l’anglais to die), cosaquer (se dérober à un travail, commettre un délit, sur cosaque, personne ayant commis un délit), ethniser (faire entrer des gens d’un même groupe ethnique dans une administration), scuder (agresser verbalement ou physiquement quelqu’un), etc. Ce type de formes a le vent en poupe dans toute la francophonie africaine. Rappelons des exemples comme gréver (faire la grève), siester (faire la sieste), et la liste en pourrait être infinie. Ce qu’il faut ici souligner, c’est que les innovations africaines vont dans le même sens que le français de France. De façon un peu paradoxale, elles s’en séparent en créant de nouveaux verbes inconnus dans les français du Nord, mais en même temps respectent ses tendances formelles en empruntant les mêmes procédés, comme ici de façon emblématique dans les néologismes verbaux, tous donc du premier groupe. Il en va de même dans les dérivations nominales. Jean Daloba2, analysant le cas de la Centrafrique, a entrepris de le comparer à celui du Québec. Il note que les deux procédés les plus fréquents en Centrafrique sont les suffixes d’action en -eur/-euse et les suffixes de profession ou de tendances politiques en -iste/-isme : dans le premier cas, bégayeur (bègue), découcheur (mari infidèle qui passe la nuit hors de chez lui), démerdeur 1. O. Massoumou, « Pour une typologie des néologismes du français au Congo-Brazzaville », in Le Français en Afrique, n° 15, 2001. 2. J. Daloba, « La dérivation lexicale en français de Centrafrique », in Le Français en Afrique, n° 23, 2008. 140

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(débrouillard), etc., et dans le second bokassisme (pour les partisans de Bokassa), patassisme (pour les partisans de Patassé), etc. Or il en va de même au Québec : En français québécois, Sylvie Lachance relève que « les suffixes en -eur/-euse et -eux/-euse paraissent jouir tous les deux d’une assez grande vitalité si l’on en juge par le fait que plus de 92 % de l’ensemble des formes suffixées de l’échantillon est constitué des substantifs adjectifs en -eur/-euse et -eux/-euse utilisés en français général et servent également à former des noms d’agent » […] Dans le cas du français centrafricain, le suffixe -eur/-euse forme des suffixés exprimant tous un sens agentif qui sont à 98 % des substantifs qui dérivent d’une base verbale1.

J. Daloba note que le procédé de dérivation en -erie est peu utilisé en Centrafrique (il cite méchouiterie). Mais il l’est ailleurs. Nous avons vu plus haut des formes sénégalaises comme essencerie et dibiterie qui, elles aussi, suivent un mode de production utilisé en français de France. Si on vend des bijoux dans une bijouterie, des épices dans une épicerie, pourquoi pas de l’essence dans une essencerie ? Et la multiplication en France de sandwicheries, d’animaleries ou de croissanteries va dans le même sens. Daloba cite à ce propos JeanMarcel Léard2, qui a étudié le même phénomène au Québec : Ce suffixe ajouté à des verbes, des noms et des adjectifs a vu naître en français québécois de nouveaux termes comme pataterie (bicoque où l’on vend surtout des frites), animalerie (magasin où l’on vend des petits animaux et des articles pour les élever), brochetterie, grilladerie, steakerie, friterie… Le suffixe -erie a généré aussi des néologismes sur des bases anglaises comme beanerie (bicoque 1. Ibid., p. 105. 2. J.-M. Léard, « Aspects sémantiques de la dérivation : quelques suffixes en français et en franco-québécois », in Revue de l’Association québécoise de linguistique, vol. 3, n° 3, Québec, 1984. 141

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où l’on vend des hot-dogs, hamburgers et patates frites), cannerie (fabrique de conserves), jewellerie (bijouterie), bakerie (boulangerie), etc.1

Dans sa conclusion, Daloba résume la situation en Centrafrique : La productivité des suffixes est inégale en FC. Sur 108 lexèmes, nous avons comptabilisé 26 dérivés en -isme et -iste (soit un peu moins du quart du total), 14 dérivés en -eur/-euse. En ce qui concerne les verbes, le suffixe -er est le seul à pouvoir produire beaucoup de dérivés (16 éléments sur 108). Les suffixes adjectifs (-ique et -ien, -ienne) participent à la formation des dérivés spécifiques au français centrafricain avec 18 néologismes sur 108. L’un des principaux moyens du renouvellement linguistique est la dérivation2.

Mais il souligne surtout que : Le francophone centrafricain fait preuve d’un engouement à vouloir créer des termes propres pour pouvoir s’exprimer aisément. Ce désir de création de termes spécifiques n’implique pas que la norme est piétinée par les locuteurs pour faire place à une norme endogène. Il s’agit ici de concilier la norme classique à la norme locale3.

Et c’est là que réside la spécificité des français d’Afrique, tiraillés entre une norme exogène, celle du français standard, et une norme endogène en cours de constitution, respectant les procédés de la langue standard tout en lui opposant de nouvelles formes. Dans cette démarche d’acclimatation et d’appropriation, il y a certes la preuve d’une grande créativité, mais il y a surtout une sorte de revendication d’une copropriété linguistique, selon l’expression heureuse de Moussa 1. Daloba, op. cit., p. 108. 2. Ibid., p. 109. 3. Ibid. 142

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Daff1. Les langues appartiennent à ceux qui les parlent et, en Afrique, le français appartient aux Africains. Il est difficile de savoir aujourd’hui si cette appropriation mènera finalement à une diversification, à l’émergence de nouvelles formes linguistiques, mais il faut considérer cette évolution comme une possibilité. En tout état de cause, il faut retenir que, dans le domaine lexical, cette acclimatation va dans le sens d’une régularisation de la langue, et que si nous exceptons les verbes irréguliers les plus fréquents (être, avoir, aller, faire, etc.), le français, à l’image des formes africaines, pourrait être dans l’avenir une langue dont le système verbal serait majoritairement du premier groupe. NÉOLOGISMES BURKINABÉS : À L’ÉCRIT COMME À L’ORAL Les néologismes lexicaux apparaissent aussi bien à l’oral qu’à l’écrit. Ainsi, au Burkina Faso, le Journal du jeudi (18 novembre 2004) parlait-il de personnes perdiémées, impliquant du même coup un verbe transitif du premier groupe, perdiemer, à partir de per diem, la somme que les gens en déplacement professionnel reçoivent chaque jour pour leurs frais de mission. Être perdiémé signifie donc soit avoir de l’argent, soit jouir d’un statut particulier. Dans un autre journal burkinabé, Le Pays (19 novembre 2004), on pouvait lire que la presse ivoirienne était pravdatisée, c’est-à-dire qu’elle se comportait comme La Pravda, l’ancien quotidien soviétique officiel, aux ordres du pouvoir. Encore une fois, avec perdiémer et pravdatiser, les verbes créés sont du premier groupe, et l’on n’a aucune chance de voir ou d’entendre perdiémir ou pravdatoir, perdiémêtre ou pravdaïr… Toujours à Ouagadougou, au Burkina Faso, mais à l’oral cette fois, un homme expliquait à l’un de ses amis, à propos

1. M. Daff, « Le français mésolectal comme expression d’une revendication de copropriété linguistique en francophonie », in Le Français en Afrique, n° 12, 1998. 143

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d’un conflit dans lequel il était impliqué : « Je sais pas si je vais me plaigner. » Se plaigner pour « se plaindre », bien sûr, une façon de contourner la difficulté en remplaçant un verbe compliqué à conjuguer par un autre, forgé pour les besoins de la cause.

Tout cela, on l’aura compris, pose le problème de l’avenir du français en Afrique. Non pas le problème de sa présence, qui dépend essentiellement des politiques linguistiques d’États indépendants, mais celui de son avenir formel et fonctionnel si les politiques linguistiques le conservent comme langue officielle ou co-officielle. Quelques lignes d’un roman sont parfois plus claires que le discours des linguistes, et le passage ci-dessous nous propose une vision à la fois amusante et saisissante de l’acclimatation du français en Afrique. Ahmadou Kourouma, dans deux de ses romans, Allah n’est pas obligé et Quand on refuse on dit non, a mis en scène le personnage d’un enfant soldat qui se déplace avec différents dictionnaires, tous réels : J’ai quatre dictionnaires pour me débarbouiller et expliquer les gros mots qui sortent de ma petite bouche. Larousse et Petit Robert pour le français-français des vrais Français de France ; le Harrap’s pour le pidgin (le pidgin est une langue composite née du contact commercial entre l’anglais et les langues indigènes) ; l’Inventaire des particularités lexicales du français d’Afrique noire pour les barbarismes d’animistes avec lesquels les nègres d’Afrique noire de la forêt et de la savane commencent à salir, noircir la limpide et logique langue de Molière. Le Larousse et le Petit Robert permettent d’expliquer le vrai françaisfrançais aux Noirs animistes d’Afrique noire. L’Inventaire des particularités du français en Afrique noire essaie d’expliquer aux vrais Français français les barbarismes animistes des Noirs d’Afrique1. 1. A. Kourouma, Quand on refuse on dit non, Paris, Seuil, 2004. 144

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Et les « barbarismes animistes des Noirs d’Afrique », sous la plume ironique de Kourouma, sont bien sûr les formes des français d’Afrique auxquels est consacré ce chapitre. L’auteur utilise des formules étranges pour un francophone européen, comme « les funérailles de ma mère septième et quarantième jours » (cérémonie à la mémoire d’un défunt), mâtine son français de mots mandingues – faforo (sexe de mon père), gnamokodé (bâtard) –, qu’il traduit en faisant référence à ses dictionnaires, ou des néologismes plurilingues comme grigriman (l’homme aux grisgris) pour « féticheur », et crée ainsi une langue savoureuse, une version littéraire du résultat de l’acclimatation. Pierre Dumont, rendant compte d’Allah n’est pas obligé, y voyait les prémisses d’un français langue africaine : Il atteint avec Allah n’est pas obligé à la maturité de son art en ayant su solder définitivement ses comptes avec la langue française. Et c’est encore elle qui sort victorieuse de ce combat intime engagé un jour de 1968 avec la publication des Soleils 1. Elle sort grandie, élargie, anoblie de ce commerce avec son amoureux ivoirien. Un amoureux qui la trompe et qui tente de nous tromper avec un sourire en coin, diabolique. Merci, monsieur Kourouma. Vous finirez par me faire croire à mon rêve de naguère. Celui du français langue africaine2.

On aura compris que nous partageons en partie le point de vue de P. Dumont, ou que nous le prolongeons : le français est sans doute en train de devenir africain (sauf, bien sûr, si les politiques linguistiques des différents États les menaient à changer de langue officielle), et cette africanisation tend probablement à donner naissance à des français d’Afrique, des langues que l’on pourrait, dans quelque temps, appeler sénégalais, malien, congolais ou ivoirien. 1. Les Soleils des indépendances, le premier roman de Kourouma. 2. P. Dumont, « Allah n’est pas obligé. Merci, monsieur Ahmadou Kourouma », in Le Français en Afrique, n° 15, 2001. 145

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Gabriel Manessy a parlé à ce propos de « subversion des langues importées1 », processus qui différencie le français d’Afrique des autres français régionaux, et qui aurait selon lui pour fonction de : permettre aux Africains de disposer d’un français qui ne soit pas une langue de bois et dans laquelle ils puissent exprimer, sans contrainte et sans à-peu-près, ce qu’ils pensent et ce qu’ils ressentent2.

Le français d’Afrique se dirigerait ainsi vers une authenticité et une légitimité que les autres formes régionales (celles du Canada, de la Suisse, de la Belgique, etc.) ont déjà acquises, il trouverait sa place dans l’univers de la parole africaine, constituant une variété du répertoire parmi d’autres. Cela pose bien sûr la question de l’école : si des normes endogènes émergent, français sénégalais ou français congolais par exemple, quel sort faut-il leur réserver dans l’enseignement ? Manessy se montre sur ce point plein de bon sens, considérant que s’il n’est pas question de les enseigner et de n’enseigner qu’eux, au moins est-il possible de les prendre en compte, de partir d’eux dans la démarche pédagogique. Mais ce qui compte le plus, c’est ce que cette acclimatation du français implique de la conception que nous avons de cette langue : Qu’on renonce à considérer le français comme une entité intemporelle et intangible et qu’on le ramène sur terre, au niveau des autres langues qui toutes, à l’exception des langues artificielles et des langues mortes, se présentent non comme un code rigide, mais comme un ensemble de variétés organisées en registres et ouvertes à la variation3.

1. G. Manessy, Le Français en Afrique noire. Mythe, stratégies, pratiques, Paris, L’Harmattan, 1994. 2. Ibid., p. 225. 3. Ibid., p. 226. 146

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ACCLIMATATION ET APPROPRIATION DU FRANÇAIS EN AFRIQUE

De ce point de vue, les formes que le français est en train de prendre en Afrique illustrent tout simplement ce qu’est une langue : des pratiques sans cesse soumises à variation. Et ces pratiques, appropriation, acclimatation, régulation de la langue héritée du colonialisme, témoignent, nous l’avons dit, d’une sorte de revendication de copropriété. Manessy parlait en linguiste. Jean-Paul Sartre, qui était tout sauf linguiste, aura en 1948 l’intuition de ce qui était en train de se passer. Dans sa longue préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Léopold Senghor, intitulée « Orphée noir », il soulignait d’abord la profonde ambiguïté de l’utilisation par les Noirs de la langue du colonisateur : C’est dans cette langue pour eux à demi morte que Damas, Diop, Laleau, Rabearivelo vont verser le feu de leurs ciels et de leurs cœurs : par elle seule ils peuvent communiquer ; semblables aux savants du XVIe siècle qui ne s’entendaient qu’en latin, les Noirs ne se retrouvent que sur le terrain plein de chausse-trappes que le Blanc leur a préparé. […] Et comme les mots sont des idées, quand le nègre déclare en français qu’il rejette la culture française, il prend d’une main ce qu’il repousse de l’autre, il installe en lui, comme une broyeuse, l’appareil-à-penser de l’ennemi.

Mais il ajoutait aussitôt : Le poète européen d’aujourd’hui tente de déshumaniser les mots pour les rendre à la nature ; le héraut noir, lui, va les défranciser1.

Défrancisation ou africanisation, peu importe la formule choisie, la littérature francophone africaine, comme la langue de la rue, sont sur le point de faire du français leur chose, leur propriété. Le même Sartre écrivait en 1961, préfaçant Les Damnés de la terre de Frantz Fanon, ces mots terribles : 1. J.-P. Sartre, Situations III, Paris, Gallimard, 1949, p. 244 et p. 247. 147

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Il n’y a pas si longtemps, la terre comptait deux milliards d’habitants, soit cinq cents millions d’hommes et un milliard cinq cents millions d’indigènes. Les premiers disposaient du Verbe, les autres l’empruntaient1.

Mais c’est précisément dans cet emprunt que se construisent aujourd’hui une langue et une littérature originales. Alain Mabanckou exprime, d’une autre façon, une vision similaire : La « littérature négro-africaine » n’a vu le jour qu’à partir du moment où les Africains ont « détourné » la langue du colonisateur pour dire eux-mêmes le monde, confirmant au passage le proverbe souvent cité par Hampaté Bâ : Quand une chèvre est présente, on ne doit pas bêler à sa place2.

Il n’est pas pour autant question de la seule forme : les pratiques linguistiques dans des situations plurilingues posent également des questions de fonction, de rapports de force. Si le français est peut-être sur le point de devenir une langue africaine, il n’est cependant pas une langue comme les autres. Langue officielle, langue de la politique, de l’administration, des tribunaux, de l’enseignement, il est en même temps une langue seconde, que les enfants parlent rarement chez eux, en famille ou avec leurs amis. Et cette réflexion nous mène à des problématiques de politiques linguistiques des États indépendants et de rapports entre la langue officielle et les autres langues en présence, que nous allons aborder dans les chapitres suivants.

1. J.-P. Sartre, Situations V, Paris, Gallimard, 1964, p. 167. 2. A. Mabanckou, « L’Afrique en toutes lettres », in Le Monde, 16 avril 2010.

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6 LE

FRANÇAIS ET LES LANGUES AFRICAINES LE RÔLE DE LA VILLE

:

Il nous faut débuter ce chapitre par quelques données statistiques. La moitié de la population du monde vit dans des villes1, et si l’Afrique est le continent le moins urbanisé (41 % en 2007), c’est elle qui présente la plus forte croissance urbaine (4,3 % en moyenne par an). Ainsi les Nations unies prévoient-elles qu’en 2030, elle comptera 54 % d’urbains : dans moins d’une génération, plus de la moitié de la population d’un continent qui fut essentiellement agricole vivra en ville. L’Afrique étant par ailleurs extrêmement plurilingue, il est alors intéressant de se demander quelles sont les retombées de cette urbanisation sur les situations linguistiques africaines, qu’il s’agisse de la forme des langues comme des rapports qu’elles entretiennent entre elles. Comme le montre le graphique ci-dessous (fig. 9), 30 % des langues du monde sont parlées en Afrique. Ce plurilinguisme, dont on ne trouve l’équivalent qu’en Asie, ne doit cependant pas nous abuser. Dire qu’un pays est plurilingue ne signifie pas qu’il le soit en chacun des points de son territoire. Il y a des pays dans lesquels on parle quarante, cent, voire deux cents langues, mais dans lesquels on peut trouver des zones de monolinguisme : le plurilinguisme n’est pas réparti 1. Voir la revue Population & Sociétés, n° 435, juin 2007. 149

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de façon uniforme sur toutes les portions du territoire. Mais les migrations vers les capitales, l’afflux de ruraux venant en ville avec l’espoir d’y trouver du travail, opèrent un immense brassage, mettent les langues en contacts constants, et cette urbanisation galopante a, comme nous le suggérions plus haut, des conséquences à la fois sociolinguistiques et linguistiques – sociolinguistiques sur les rapports entre ces langues, et linguistiques sur leur forme.

Fig. 9 – Les langues parlées dans le monde.

La ville africaine, facteur d’unification linguistique Commençons par le premier point, l’influence de l’urbanisation sur les rapports entre les langues. Le meilleur indicateur des migrations vers la ville est la forme de la courbe de croissance de sa population. Il y avait par exemple, en 1926, 40 000 habitants à Dakar (Sénégal) : la ville en compte aujourd’hui plus d’un million. Abidjan (Côte d’Ivoire) compte aujourd’hui 4 millions d’habitants, elle en comptait 200 000 en 1960. Niamey (Niger), où vivaient en 1908 2 887 personnes, 150

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est aujourd’hui une métropole de 750 000 habitants. À Libreville (Gabon), on est passé en cinquante ans, entre 1961 et 2010, de 31 000 habitants à près de 600 000. Cette croissance démographique se vérifie dans toutes les capitales de l’Afrique francophone. Considérons par exemple la courbe de croissance de la population de Brazzaville (Congo) tout au long du XXe siècle :

Fig. 10

On voit qu’elle s’accélère brusquement au début des années 1960, que la courbe qui montait lentement semble soudain s’emballer, et cette accélération n’est pas le fait d’une croissance naturelle (c’est-à-dire du rapport entre les naissances et les morts). Elle est due à l’apport de populations venues de l’intérieur ou de l’extérieur du pays, aux migrations. Or nous retrouvons une courbe semblable, à quelques détails près, dans toutes les capitales africaines : c’est au moment des indépendances que débute réellement le phénomène d’urbanisation. De Dakar à Kinshasa, de N’djamena à Bamako en passant par Abidjan ou Ouagadougou, les situations sont certes différentes, mais elles ont en commun d’être le lieu de contact entre les différentes langues du pays et la langue officielle, le français. Les néo-urbains arrivent en ville 151

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avec leurs langues et y rencontrent des locuteurs d’autres langues, se trouvant ainsi confrontés à des difficultés de communication. Il en résulte au moins deux conséquences : l’émergence de langues véhiculaires d’une part, le plus souvent une ou des langue(s) africaine(s), et parfois le français, et d’autre part l’apparition de formes linguistiques nouvelles dues aux contacts entre ces langues. Le plurilinguisme africain est en train d’être remodelé par la ville, qui apparaît ainsi comme une sorte de planificateur linguistique. Ce rôle linguistique de la ville se manifeste en particulier sur les marchés, lieux sur lesquels on peut le plus aisément observer et mesurer les effets de l’urbanisation sur les langues et sur les rapports qu’elles entretiennent entre elles : le marchandage et les discussions associés aux activités commerciales dans un contexte plurilingue impliquent la recherche d’une ou plusieurs formes linguistiques assurant la communication. Ainsi, sur les marchés de Dakar, au Sénégal, on entend essentiellement du wolof et accessoirement du peul et du français, alors que plus de vingt langues sont présentes dans la ville. À Bamako, au Mali, tout aussi plurilingue, c’est le bambara qui domine en fonction commerciale. À Niamey, le zarma et le haussa se partagent le terrain, de la même façon qu’à Brazzaville, le lingala et le munukutuba. Partout des langues sont ainsi promues en fonction véhiculaire, et c’est le premier effet de l’urbanisation sur les situations linguistiques : la ville est un facteur d’unification. Dans les quelques exemples que nous venons d’évoquer, ce sont donc des langues africaines qui jouent un rôle véhiculaire, le plus souvent parce qu’elles remplissaient déjà cette fonction dans l’ensemble du pays, le long des fleuves, des pistes ou des voies de chemin de fer, et le français ne joue sociologiquement qu’un rôle marginal. De façon générale, il est la langue de l’école, de la vie politique, de l’administration, parlée par une 152

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proportion variable de la population mais ne dépassant que rarement les 20 %, coexistant avec une ou deux langues véhiculaires et une pluralité de langues premières (ou maternelles). Mais il existe cependant quelques contre-exemples, certaines situations dans lesquelles, aucune langue véhiculaire locale n’émergeant, il va s’imposer en cette fonction. C’est le cas de la capitale du Gabon, Libreville, sur laquelle une enquête1 menée à la fin du XXe siècle nous livre des éléments intéressants. La courbe de croissance de la population est semblable à celle des villes que nous venons d’évoquer : 31 000 habitants en 1961, 600 000 aujourd’hui, avec une brusque accélération à la fin des années 1970, explicable par le boom pétrolier qui a entraîné non seulement des migrations de la campagne vers la ville, mais aussi l’arrivée de nombreux étrangers africains en quête de gagne-pain, le tout venant accélérer le brassage des langues. L’analyse du lieu de naissance des enquêtés (38 % sont nés dans la région de Libreville, 49 % dans le reste du Gabon, 9 % viennent du reste de l’Afrique) nous montre que l’on y retrouve à la fois le plurilinguisme caractéristique des situations africaines (toutes les langues du pays sont présentes dans la capitale, ainsi que d’autres langues venant de différents pays) et le brassage de langues qui en résulte. La moitié de la population vient de l’intérieur du pays, 10 % des habitants de l’étranger, majoritairement d’autres pays africains, et cette situation démographique a bien sûr une contrepartie linguistique. Lorsque l’on interroge ces personnes sur leur première langue, on obtient quatre-vingts réponses différentes, parmi lesquelles quatre langues sortent du lot, le français (26,3 % 1. Enquête non publiée menée en 1998-1999 auprès de 1 055 personnes par le Lacydil (laboratoire de recherche de l’École normale supérieure de Libreville). 153

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déclarent l’avoir pour première langue) et trois langues africaines, le fang (23 %), le punu (9,2 %) et le nzébi (5,8 %). Cette dispersion rend bien entendu nécessaire l’utilisation d’une langue véhiculaire. Mais laquelle ? L’analyse des langues pratiquées sur les marchés de la ville nous donne ici à voir une situation inédite : 98,6 % des Librevillois déclarent faire leur marché en français. À ce fait objectif s’en ajoute un autre, subjectif : lorsqu’on leur demande quelle est, selon eux, la langue la plus parlée dans leur quartier, ils répondent le français à 57 % et le fang à 25 %, ces deux langues étant une fois encore suivies par le punu (7 %) et le nzébi (4 %). Il s’agit, pour ce qui concerne les langues des marchés, de pratiques, et pour ce qui concerne les langues parlées dans le quartier, de représentations, mais nous observons dans les deux cas une nette domination du français, langue importée, héritée de l’époque coloniale, mais jouant un rôle majeur dans la communication locale. Cette situation, explicable par l’absence de langue véhiculaire dominante africaine, illustre, même si elle est rare, un fait fondamental : la langue française est désormais une composante du plurilinguisme africain. Mais cela est un phénomène essentiellement urbain : dans les villages gabonais, on parle des langues endogènes et c’est l’urbanisation, le mélange des populations et de leurs langues qui génèrent l’émergence de langues en fonction véhiculaire et ici celle du français. Si Libreville, avec la domination du français, constitue une exception, il existe d’autres villes dans lesquelles le plurilinguisme africain est moins marqué. C’est par exemple le cas de Kigali, capitale du Rwanda. Pays montagneux, situé sur la ligne de partage des eaux entre le Nil et le Congo, le Rwanda est tiraillé entre l’Est et l’Ouest, et sa situation linguistique est particulière de deux points de vue. D’une part, contrairement à la grande majorité des pays africains, il dispose d’une langue d’unification, le kinyarwanda, d’autre part, la 154

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colonisation belge a délibérément fixé les populations dans les collines, les empêchant de se déplacer, ce qui en fait encore aujourd’hui l’un des pays les moins urbanisés au monde : environ 10 % de la population vivent aujourd’hui dans la capitale. En 1996, la situation linguistique du pays était la suivante : LANGUES PARLÉES

RWANDA 88,8 % 3,6 % 2% 0,4 % 0,3 % 1% 0,2 % 0,4 % 3,3 % TOTAL

Kinyarwanda seulement Français Swahili Anglais Français anglais Français swahili Anglais swahili Français swahili anglais Non déterminé

KIGALI 56 % 11,5 % 10,7 % 2,1 % 1,8 % 7,2 % 2% 2,8 % 5,9 %

(source : ESDR, 1996, cité par Desfeux, 1999)

On constate que la deuxième langue étrangère, juste après le français et bien avant l’anglais, était le swahili. En fait, la position charnière du pays, qui en fait un pays frontière entre l’anglophonie et la francophonie, se double d’un fait économique incontournable : c’est avec l’Est qu’ont lieu la plupart des échanges économiques, c’est à l’Est que se trouvent les ouvertures du Rwanda sur la mer, à Mombassa ou à Dar es Salaam, etc. Or la langue en pleine expansion à l’Est est plus le kiswahili que l’anglais. Et cela illustre la différence entre une action in vivo, dans les pratiques sociales, sur les situations linguistiques, et une action in vitro, celle des politiques linguistiques. En effet, le gouvernement rwandais a tendance à favoriser l’anglais, pour des raisons politiques que nous évoquerons au chapitre suivant.

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La forme des langues De la même façon que, nous l’avons vu au chapitre précédent, la ville a donné naissance à diverses formes de français ou à des langues mixtes, elle façonne également les langues véhiculaires. Nous allons en présenter deux exemples : celui du wolof au Sénégal, qui possède un système de classes, vivace dans sa forme traditionnelle rurale, mais qui est en train de disparaître dans sa forme véhiculaire urbaine, et celui du lingala, au Congo, dont la forme véhiculaire connaît le même type d’évolution. Pour ce qui concerne le lingala, Paul Nzété1 distingue entre ce qu’il appelle le lingala classique et le lingala véhiculaire, ce dernier se caractérisant en particulier par une modification des marques de classes, le préfixe ba tendant à remplacer toutes les marques du pluriel en passant par un stade intermédiaire dans lequel ba est un « surindice » de classe venant s’ajouter à la marque normale de pluriel. Ainsi, nous avons, en « lingala classique », une classe mo/mi, par exemple dans mondele/ mindele (un homme blanc/des hommes blancs). Cette opposition singulier/pluriel va donner en « lingala intermédiaire » mondele/bamindele avec ba s’ajoutant en « surindice » à la marque de pluriel mi, puis passer à mondele/bamondele en « lingala classique ». De la même façon, pour la classe lo/ma, le couple lokolo/makolo (un pied, des pieds) va donner lokolo/bamakolo puis lokolo/balokolo. Ou encore, pour la classe bo/ma, le couple bobina/mabina (une danse, des danses) donne bobina/bamabina puis bobina/babobina. Le tableau cidessous résume cette évolution : la forme du singulier ne change pas mais celles du pluriel, différentes pour les mots mondele, lokolo et bobina, qui n’appartiennent pas aux mêmes classes en lingala « classique », évoluent 1. P. Nzété, Le Lingala de la chanson zaïro-congolaise de variétés, Paris, université René-Descartes, 1991, p. 223 sq. 156

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vers une forme régulière en lingala « véhiculaire » (le préfixe ba) en passant par une forme « intermédiaire » dans laquelle le pluriel est doublement marqué, par ba plus l’indice classique. FORME Singulier Pluriel Singulier Pluriel Singulier Pluriel

« CLASSIQUE » mondele mindele lokolo makolo bobina mabina

« INTERMÉDIAIRE » mondele bamindele lokolo bamakolo bobina bamabina

« VÉHICULAIRE » mondele bamondele lokolo balokolo bobina babobina

Et cette évolution, décrite par Nzété à partir du lingala utilisé dans la chanson, pourrait à terme, si elle se généralisait, déboucher sur un système morphologique inédit dans lequel les classes nominales auraient disparu au profit d’une marque de pluriel unique et régulière. Ndiassé Thiam1 souligne pour sa part que face au wolof parlé à Dakar, on est d’abord frappé par le grand nombre d’emprunts lexicaux au français. Mais plus importante, sur le plan de la structure de la langue, est ce qu’il appelle sa « simplification ». Le wolof possède huit marques suffixées (celles du lingala, comme nous l’avons vu, sont préfixées) du singulier (K, L, B, G, J, S, M, W) et deux marques du pluriel (ñ, Y), toutes suivies de la voyelle /i/. Mais le couple bi/yi (bi au singulier, yi au pluriel) a tendance, dans la forme véhiculaire urbaine, à s’imposer au détriment des autres marques. Ainsi goor, homme, de la classe G, passe en ville à la classe B (c’est-à-dire que goorgi, un homme, devient goorbi), de la même façon que jigèen, femme, passe de 1. N. Thiam, « L’évolution du wolof véhiculaire en milieu urbain sénégalais : le contexte dakarois », in Plurilinguisme, n° 2, Paris, 1990, p. 10-37. 157

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la classe J à la classe B (jigèenji, une femme, devenant jigèenbi), ce qui entraîne en passant une confusion avec le jigèen de la classe B qui signifie sœur :

goor (homme) : jigèen (femme) : jigèen (sœur) :

WOLOF TRADITIONNEL

WOLOF URBAIN

goorgi jigèenji jigéenbi

goorbi jigèenbi jigèenbi

Il en résulte un « wolof caractéristique de personnes qui sont nées ou ont grandi dans les grands centres urbains, à Dakar notamment, et qui est souvent contesté par les autres locuteurs du wolof ». Il cite ainsi une phrase enregistrée chez des joueurs du Pari mutuel urbain : Fas bi rawoon ci kursu weeru kooru daaw ba mooy génnaat (C’est le cheval qui était arrivé premier à la course du mois de ramadan, de l’année dernière qui sortira de nouveau), dans laquelle on voit en gras des marques de classes typiques de la forme urbaine de la langue ainsi qu’un emprunt au français (kursu, « course »). Cette phrase, soumise au jugement de locuteurs originaires d’une région traditionaliste du Sénégal, le Baol, est considérée comme venant de tubab njalaxaan (de pseudo-Européens). Pour eux, la forme correcte serait : Fas wi rawoon ca rawanteeb weeru koorug daaw ba mooy génnaat, phrase dont, à leur tour, les Dakarois trouvent qu’elle fait kawkaw (campagnarde). Ici encore, nous avons donc des pratiques linguistiques concrètes, les productions enregistrées, et les représentations qu’elles génèrent (« pseudo-Européens », « campagnard »). Mais il apparaît clairement que la langue est en train d’évoluer notablement dans sa structure. Ndiassé Thiam donne également des exemples de parler mixte, enregistrés à micro caché, avec des emprunts au français « qui se plient aux règles 158

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grammaticales du wolof1 », comme : Nit ku am esprit bu calme rekk mooy mën a organiser woo noonu (Seule une personne à l’esprit calme peut s’organiser ainsi) ou Ah non ! Duma accepter que nga dima minimiser nak (Ah non, je n’accepterai pas que tu me minimises). Derrière ce qu’il appelle une « hypersimplification » de la langue, Thiam voit la trace d’une « dévernacularisation », ou, si l’on préfère, d’une véhicularisation, et se pose alors la question des rapports entre cette forme (hypersimplification) et cette fonction (véhicularisation). Est-ce parce qu’elle est simplifiée que la langue joue un rôle véhiculaire ou parce qu’elle est véhiculaire qu’elle se simplifie ? Pour lui : Il est probable que ce soit la grande mobilité des Wolofs et leur présence massive dans les centres commerciaux de la région (les premières villes du pays étaient majoritairement wolophones) qui a motivé le statut de véhiculaire que leur langue a progressivement acquis et que le processus ait, à son tour, accéléré les changements structuraux qui font dire à certains que le wolof serait « une langue sans grammaire2 ».

Car il s’agit en fait d’une régularisation du wolof, comparable à ce que nous avons vu au chapitre précédent à propos des verbes du premier groupe en français. Nous sommes donc confrontés à deux formes, d’une part un wolof traditionnel, vernaculaire, celui parlé à la campagne, d’autre part un wolof urbain, véhiculaire ou « dévernacularisé ». Pour N. Thiam, les rapports entre ce wolof traditionnel et ce wolof urbain sont de type diglossique, le wolof urbain étant la variété haute et le wolof traditionnel la variété basse. Et si le wolof traditionnel peut paraître « campagnard » aux oreilles des

1. Ibid., p. 26. 2. Ibid., p. 14. 159

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citadins, le wolof urbain va se trouver pour sa part, face au français, dans une sorte de ballet fonctionnel. Dans la ville de Dakar le wolof et le français semblent partager des fonctions et des rôles presque identiques et complémentaires1.

C’est-à-dire que si la connaissance du français est valorisante pour les citadins, preuve de modernisme, celle du wolof est tout aussi valorisante, garantie de l’intégration urbaine. Mais cette analyse constitue une sorte de photographie de la situation, à laquelle manque la dimension dynamique. Car ce wolof mixte, langue des intellectuels connaissant le français, parfois difficile à comprendre par les locuteurs du wolof traditionnel, se heurte de plus en plus au renouveau du wolof traditionnel, à une « revernacularisation » liée au statut économique et social de la bourgeoisie dakaroise naissante, constituée non plus par les intellectuels mais par les commerçants ne connaissant pas toujours le français : Le passage progressif du pouvoir économique vers une bourgeoisie nationale naissante, essentiellement commerçante mais investissant progressivement les secteurs du transport public, de l’immobilier, etc., non scolarisée et non francophone, majoritairement, achève de mettre en place dans la conscience populaire un autre modèle linguistique, aussi attrayant, sinon plus, parce que plus autocentré et moins difficile à comprendre2.

Au bout du compte, le système des classes tend ainsi à disparaître dans le lingala véhiculaire, au profit d’une seule marque de pluriel, tout comme celui du wolof, qui se réduit également à deux marques, l’une de singulier et l’autre de pluriel. C’est-à-dire que nous assistons pratiquement en direct à des évolutions formelles 1. Ibid., p. 19. 2. Ibid., p. 35. 160

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considérables, qui peuvent bouleverser l’économie interne des langues, ce qui d’un point de vue scientifique est passionnant. Mais on voit également, en particulier dans l’analyse des langues parlées sur les marchés, ou dans l’analyse des langues premières, que le rôle linguistique de la ville ne se limite pas à ces problèmes formels, et que derrière eux apparaissent d’autres enjeux, de type sociolinguistique, qui concernent l’avenir des cultures et des langues en présence. Chronique de morts annoncées ? En effet, au-delà de la régularisation ou de la « simplification » des langues en fonction véhiculaire, ce que Ndiassé Thiam appelait la « dévernacularisation », c’est peut-être une réduction du nombre de langues qui se profile, laissant en présence le ou les véhiculaire(s) et le français, avec le risque évident d’une disparition des autres parlers endogènes. Lorsqu’on étudie par exemple l’histoire linguistique de la France, on se rend compte que la capitale, Paris, a fonctionné comme une pompe qui aspirait du plurilinguisme et recrachait du monolinguisme. Des Bretons, des Provençaux, des Basques venaient en ville pour trouver du travail, mais, en une ou deux générations, ils y perdaient leurs langues respectives au profit du français. Il reste, autour de la gare Montparnasse, des traces d’un quartier breton, mais plus personne n’y parle breton. De même, il y a longtemps eu dans la capitale une profession typique des Auvergnats, les « bougnats », vendeurs de vins et de charbons, mais ils ne parlaient plus la forme auvergnate de l’occitan. Nous trouvons le même type de processus dans une enquête sur la ville de Mexico1, dans laquelle on a 1. P. M. Butragueño, « Imigración linguistica en la ciudad de Mexico », in Lengua y Migración, vol. 1, n° 1, 2009. 161

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répertorié soixante-treize langues indigènes différentes. L’auteur, Pedro Martin Butragueño, note que de façon générale, lorsque les migrants parlent une forme dialectale d’espagnol, les différences entre leur parler et celui de la capitale disparaissent à la deuxième génération, et que lorsqu’ils parlent une autre langue, ils passent à l’espagnol à la troisième génération : la diglossie entre l’espagnol et une langue indigène se résout toujours au bénéfice de l’espagnol. L’unification linguistique de la France s’est ainsi construite sur la disparition des langues régionales, d’abord chez les migrants venant à Paris. Il semble que le même phénomène soit en train de se produire à Mexico, et l’on peut se demander si un processus semblable est imaginable en Afrique, si les grandes langues véhiculaires, le wolof, le bambara, le lingala, etc., ne risquent pas, à terme, d’être « linguisticides » ou, comme je l’écrivais dans Linguistique et Colonialisme, « glottophages ». Si nous revenons à l’enquête sur Libreville citée plus haut, nous constatons que le nombre d’enquêtés déclarant le français comme première langue (26,3 %) correspond à peu près aux couples linguistiquement mixtes, c’est-à-dire dans lesquels les parents n’ont pas la même première langue, et qu’il ne semble pas y avoir de langues qui se transmettent plus ou moins que d’autres. Par exemple, la langue du père des locuteurs déclarant avoir le français comme première langue est le fang (22,8 %), le punu (17 %), le myéné (10 %), le nzébi (5 %), l’obamba (5 %), le téké (4 %) ou le vili (4 %) : toutes les langues sont touchées par cette nontransmission. Et lorsque nous analysons les langues utilisées avec les parents ou les amis, nous observons dans tous les cas une perte de la langue du père et/ou de la mère au profit du français et, dans une moindre mesure, du fang, du punu… Bien sûr, la situation de Libreville, nous l’avons précisé, est très particulière : il n’y a guère qu’en Côte d’Ivoire 162

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qu’on trouve un contexte comparable. Mais il demeure que l’urbanisation de l’Afrique pourrait être fatale à la pluralité linguistique. Lorsque des enfants parlent plus fréquemment la langue véhiculaire que leur langue d’origine, qu’ils ne pratiquent souvent qu’avec leurs grands-parents, lorsqu’ils vont en vacances au village, on imagine aisément que devenus adultes, ils parleront à leur tour cette langue véhiculaire avec leurs enfants. Il ne s’agit pas ici de faire de la « linguistique-fiction », mais de souligner une tendance, qui n’a d’ailleurs rien de nouveau : dans l’histoire de l’humanité, les populations n’ont jamais cessé de changer de langue. Cependant l’urbanisation a un autre effet, plus radical, sur les langues, non seulement les modifiant formellement mais encore faisant disparaître certaines d’entre elles. De ce point de vue, la diminution du nombre de langues est une hypothèse plausible en Afrique, et l’on peut imaginer un avenir proche dans lequel seules quelques grandes langues véhiculaires, à l’échelon national ou régional, subsisteront face à la langue officielle. Et même si personne ne peut être satisfait à l’idée de voir des langues « mourir », surtout pas un linguiste, il ne s’agit pas de défendre les langues comme on défend des bébés phoques ou des baleines : les langues sont au service des êtres humains et non pas l’inverse. Mais la coexistence de nombreuses langues dans un même environnement crée toujours une compétition. D’un point de vue écolinguistique, nous pouvons considérer que les rapports entre la population humaine et les langues sont de type hôte/parasite : il n’y a pas de langues sans locuteurs. En revanche, les rapports entre les langues dans une niche écolinguistique plurilingue sont de type proie/prédateur, et nous pourrions analyser cette situation en termes darwiniens de « sélection naturelle ». Cette compétition entre les langues s’apparente en effet fortement à la compétition entre espèces qui a, 163

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historiquement, souvent débouché sur la disparition de certaines d’entre elles, car « deux ou plusieurs espèces présentant des modes d’utilisation des ressources identiques ne peuvent coexister dans un environnement stable, la plus apte éliminant les autres1 ». En termes linguistiques, cela signifierait que dans une situation plurilingue, la tendance fonctionnelle est à la diminution du nombre de langues, seuls des facteurs identitaires pouvant s’y opposer. Allons plus loin. Les analyses écologiques démontrent que les prédateurs se manifestent là où il y a le plus de proies, et que celles-ci sont donc moins menacées lorsqu’elles sont isolées. Ce paradoxe apparent s’applique parfaitement aux situations linguistiques : plus les langues sont nombreuses dans un même environnement et plus elles sont menacées par les langues véhiculaires que le plurilinguisme génère : c’est l’abondance des langues qui les met en danger. Or la ville est justement un lieu de concentration de langues, qui s’en trouvent fragilisées. C’est cette concentration qui explique le statut du français à Libreville, celui du bambara à Bamako, celui du wolof à Dakar, celui du lingala à Kinshasa : elles s’imposent en fonction véhiculaire au détriment des autres langues. De façon plus large, cela implique et explique que les langues du Cameroun ou du Congo démocratique, plus de deux cents, soient plus menacées que le kinyarwanda au Rwanda ou le kirundi au Burundi. Il n’y a là aucun pessimisme ni aucun jugement de valeur, mais la simple expression d’une réalité, la description scientifique de situations qui ne sont pas seulement africaines, comme nous l’avons vu à propos de la ville de Mexico. Seuls des mouvements identitaires forts peuvent sauvegarder certaines langues d’usage 1. G. Hardin, « The competitive exclusion principle », in Science, n° 131, 1960. 164

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uniquement familial ou communautaire, ce que nous pourrions appeler des langues « ethniques », par opposition aux langues véhiculaires qui, encore une fois, peuvent être nationales (c’est le cas du bambara au Mali, du wolof au Sénégal, etc.) ou régionales (c’est encore le cas au Congo démocratique, par exemple). À nous d’en prendre acte et d’intervenir éventuellement sur les situations pour éviter que la « sélection naturelle » ne soit trop dévastatrice. Reste que cette tendance que nous observons déjà pourrait à terme laisser face à face, d’un côté, les langues officielles héritées du colonialisme (car ce mouvement ne concerne pas seulement l’Afrique francophone, mais aussi l’Afrique anglophone et lusophone), et de l’autre, quelques grandes langues véhiculaires. Se poserait alors un problème relevant des politiques linguistiques, celui des fonctions de ces différentes langues.

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POIDS

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Avant d’en venir à la présentation et à l’analyse des différentes politiques linguistiques menées dans les pays africains francophones indépendants, nous allons nous arrêter un instant sur un problème complexe : celui de la mesure de ce que nous pourrions métaphoriquement appeler le « poids » des langues, c’est-à-dire de leur importance relative et de la façon de la mesurer ou de l’apprécier. Lorsque l’on s’interroge sur l’importance des langues du monde, on pense le plus souvent au nombre de leurs locuteurs : quelles sont les langues les plus parlées ? Or le nombre de locuteurs n’est qu’un des facteurs possibles du rayonnement des langues, il en est beaucoup d’autres – culturels, économiques, ou démographiques –, dont il faut tenir compte. De cette réflexion est née une recherche qui, à partir du traitement statistique de dix indicateurs, a proposé en 2010 un baromètre des langues du monde analysant leur comportement face à ces indicateurs. Les dix indicateurs retenus sont les suivants (ou trouvera entre parenthèses la source utilisée pour chacun d’entre eux1) :

1. Pour plus de détails sur ces facteurs et leur traitement, en particulier pour l’entropie, voir le Baromètre Calvet des langues du monde : www.portalingua.info 167

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– nombre de locuteurs des langues (il s’agit de ceux qui l’ont pour première langue) (www.ethnologue.com/ web.asp) ; – nombre de pays dans lesquels elles ont un statut officiel (site de l’université Laval : www.tlfq.ulaval.ca/axl) ; – nombre d’articles dans Wikipédia en ces langues (http://en.wikipedia.org/wiki/Wikipedia:Multilingual_statistics) ; – nombre de prix Nobel de littérature (http://nobel prize.org/) ; – entropie des langues ; – taux de fécondité des populations qui parlent ces langues (http://hdr.undp.org/en/reports/global/hdr2009) ; – indice de développement humain (IDH) des mêmes populations (http://hdr.undp.org/en/reports/ global/hdr2009) ; – taux de pénétration d’Internet (http://www.internet worldstats.com/stats.htm) ; – nombre de traductions, langue cible (index translationum de l’Unesco, http://databases.unesco.org/xtrans/ stat/xTransStat.html) ; – nombre de traductions, langue source (idem).

Le traitement statistique de ces indicateurs est donc à la base du Baromètre Calvet des langues du monde, accessible sur Internet, qui prend en compte les cent trente-sept langues du monde ayant plus de cinq millions de locuteurs. Voici par exemple les trente premières langues classées dans ce baromètre, dans lequel certaines langues (français, espagnol et allemand, russe et mandarin, hébreu, polonais et portugais, ou arabe et italien) sont très proches et pourraient voir leur place s’inverser, tandis que la domination de l’anglais n’est pas pour l’instant menacée :

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Anglais Français Espagnol Allemand Néerlandais Japonais Suédois Arabe Italien Danois

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11 12 13 14 15 16 17 18 19 20

Finnois Russe Mandarin Hébreu Polonais Portugais Hongrois Suisse allemand Grec Catalan

21 22 23 24 25 26 27 28 29 30

Coréen Croate Tchèque Serbe Flamand Slovaque Malais Min Nan Peul Arménien

Pour ce qui nous concerne, on trouve, dans l’ensemble de ces cent trente-sept langues, seize langues africaines (soit près de 12 %), qui apparaissent ci-dessous précédées de leur classement « mondial » et suivies de l’indication des pays dans lesquels on les parle : 29 Peul (une dizaine de pays francophones, plus le Nigeria) 44 Somali (Somalie, Djibouti) 47 Kikongo (Congo, république démocratique du Congo) 48 Haussa (Niger, Nigeria, Bénin, Cameroun, plus le Nigeria) 54 Nyanja (Malawi, Zambie, Mozambique…) 63 Kinyarwanda (Rwanda) 64 Tigrinia (Éthiopie, Djibouti) 74 Igbo (Nigeria) 76 Kikuyu (Kenya) 85 Sotho (Afrique du Sud, Lesotho) 94 Luba-kasaï (république démocratique du Congo) 96 Mooré (Burkina) 98 Zoulou (Afrique du Sud) 107 Xhosa (Afrique du Sud) 110 Akan (Ghana) 121 Shona (Zimbabwe)

Si nous extrayons de cette liste les langues parlées en Afrique francophone, nous dénombrons huit langues : 169

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peul, somali, kikongo, haussa, kinyarwanda, tigrinia, luba-kasaï et mooré. On peut s’étonner de l’absence, dans cette liste, de langues véhiculaires importantes comme le swahili, le bambara ou le wolof, mais ceci s’explique par le fait que le nombre de leurs locuteurs langue première est inférieur à cinq millions (chiffre qui est pour l’instant la limite basse du baromètre). Il est d’ailleurs prévu d’adjoindre à ce baromètre une entrée particulière pour les grandes langues véhiculaires. À titre d’exemple, le taux de véhicularité1 du swahili est de 97 %, celui du bahasa indonesia de 86 %, celui du bambara de 70 %, celui du français de 40 %, ceux de l’anglais et du hindi de 40 %, etc. Un certain nombre d’analyses complémentaires permettent de cerner les atouts et les faiblesses des langues africaines. On remarque alors que nos huit langues brillent essentiellement pour leur entropie et pour la fécondité de leurs locuteurs, car ce sont d’autres langues, comme l’anglais, le mandarin, l’espagnol, le français, l’allemand, etc., qui atteignent la valeur maximum ou s’en rapprochent pour le nombre de locuteurs, les traductions cibles et sources, le statut, la présence sur Internet, etc. Si nous comparons à présent ces langues entre elles, sans tenir compte des cent vingt-neuf autres langues, nous remarquons que la langue la plus parlée est le hawsa, que celle qui a la plus grande entropie est le peul, que le luba-kasaï, le somali et le kinyarwanda sont celles qui ont le plus de statut, et que les populations qui parlent ces langues ont toutes une fécondité importante. On peut, à titre de comparaison, établir la même analyse pour les langues de l’Afrique anglophone. On note alors qu’elles se comportent de façon beaucoup plus 1. Le pourcentage du nombre de locuteurs d’une langue ne l’ayant pas pour première langue. Ainsi, 3 % des locuteurs du swahili l’ont pour langue première et nous dirons que le swahili est véhiculaire à 97 %. 170

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positive face aux indicateurs « traductions cibles ou sources », « Wikipédia » et « Internet ». Il faut voir là le résultat de la colonisation britannique qui, très tôt, a transcrit les langues africaines et les a introduites dans le système scolaire : le comportement des deux groupes de langues n’est pas le même face aux sphères de l’écrit et donc d’Internet, les langues de l’Afrique francophone accusant un certain retard par rapport à celles de l’Afrique anglophone. Les choses sont encore plus nettes si nous comparons ces deux groupes de langues, celles de l’Afrique francophone et celles de l’Afrique anglophone. On remarque très nettement que les langues des deux ensembles manifestent un comportement semblable ou comparable face aux indicateurs « fécondité » et « statut », mais des comportements différents pour ce qui concerne l’entropie, le nombre de locuteurs et tout ce qui relève de l’écrit (traductions) et d’Internet. Il ressort de tout cela qu’à l’échelle mondiale, les langues africaines possèdent beaucoup moins d’atouts que les langues occidentales et que, pour ce qui concerne le sous-groupe des langues africaines, celles de l’Afrique francophone présentent moins d’atouts que celles de l’Afrique anglophone. Bien sûr, ce baromètre demeure une photographie en un temps donné, et le comportement des langues face aux différents facteurs est évolutif (le classement des langues sera d’ailleurs remis à jour périodiquement, en tenant compte des changements). En outre, d’autres facteurs, comme la fonction identitaire des langues, ne peuvent pas être traités statistiquement, alors qu’ils ont une importance évidente. Il s’agit là de ce que nous pourrions appeler, en filant la métaphore, un poids impondérable, ou du moins impondérable pour l’instant, et qu’il nous faut cependant garder en tête. Quoi qu’il en soit, ce baromètre constitue un instrument utile, un moyen de réflexion sur les situations ainsi 171

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qu’une aide à la décision en matière de politique linguistique, et c’est pourquoi nous l’avons présenté avant de passer à notre dernier chapitre qui aborde précisément ces problèmes. Il nous montre que la situation linguistique de l’Afrique francophone se caractérise aujourd’hui par la coexistence d’une langue de statut international, le français, classé à la deuxième place, de huit langues africaines classées dans ce baromètre entre les 29e et 96e places (peul, kikongo, haussa, mooré, etc.), de langues véhiculaires de grande diffusion (swahili, bambara, wolof, etc.) et d’un grand nombre d’autres langues africaines. Cela ne signifie nullement que, parmi ces différentes langues, certaines soient en elles-mêmes inférieures ou supérieures aux autres. Elles changent d’ailleurs, dans le temps, de comportement face aux paramètres retenus et peuvent donc être modifiées dans le classement. Ainsi, au fur et à mesure que certaines d’entre elles augmenteront, par exemple, leur présence sur Internet de façon générale ou sur Wikipédia de façon plus spécifique, elles monteront dans le baromètre. Voilà qui nous ouvre des horizons sur de possibles interventions de politique linguistique in vivo : en créant des sites, en écrivant des articles sur Wikipédia dans une langue donnée, on augmente son « poids », on agit sur sa place dans le baromètre, sur ses rapports avec les autres langues. Ces interventions restent bien sûr limitées, car c’est in vitro que les choses se jouent vraiment, au niveau des décideurs politiques. Et, ici aussi, le baromètre des langues du monde peut être utile. Car, pour réfléchir sur de possibles interventions sur les situations linguistiques, il convient de partir à la fois des réalités sociolinguistiques concrètes, comme celles que nous avons abordées au chapitre 6, et du statut mondial des langues que nous venons d’esquisser. Les langues ont en effet à la fois une valeur locale et une valeur globale, et c’est à la croisée de ces deux dimensions qu’il 172

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convient de se positionner pour tenter d’élaborer des politiques linguistiques, auxquelles nous allons donc nous intéresser dans le chapitre suivant.

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L’histoire de la langue française en Afrique concerne également l’histoire de ses relations avec les langues africaines, et donc les langues africaines elles-mêmes : il est impossible d’analyser la situation de l’une sans prendre en compte celle des autres. Nous avons vu (chapitres 1, 2 et 3) que, tout au long des débats sur l’enseignement durant la période coloniale, celles-ci n’étaient guère prises en compte, sauf dans les territoires sous domination belge (chapitre 4). Nous venons également de comprendre (chapitre 6) comment la relative unification linguistique générée par l’urbanisation mettait face à face le français et un nombre réduit de grandes langues véhiculaires qui pourraient jouer un rôle dans différents domaines comme l’alphabétisation, l’enseignement, voire l’administration. Nous pénétrons alors dans le domaine des politiques linguistiques, qui peuvent intervenir sur ces situations. En effet, venues les indépendances, les pays africains avaient enfin l’occasion d’imaginer et de mettre en place des politiques différentes et, pour ce qui nous concerne, des politiques linguistiques autres. Il faut ici distinguer entre deux types d’interventions sur les situations linguistiques : celles qui relèvent de l’action officielle, gestion in vitro du plurilinguisme, en laboratoire ou plutôt dans les bureaux des décideurs, et celles qui relèvent 175

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des pratiques sociales, gestion in vivo du même plurilinguisme, telle que nous l’avons évoquée dans le cas des marchés plurilingues. Il s’agit, dans le premier cas, des politiques linguistiques choisies et mises en place par les États africains indépendants, qui font l’objet de ce chapitre, dans le second, de pratiques sociolinguistiques, en particulier urbaines, que nous avons abordées au chapitre précédent. Langues officielles et langues nationales Avec les indépendances, les pays africains eurent donc entre les mains la maîtrise de leur destin et purent, dans le domaine de l’éducation comme dans celui de la politique linguistique, effectuer leurs propres choix. De nombreuses possibilités s’offraient théoriquement à eux, mais il leur fallait essentiellement répondre à une question complexe : comment gérer, dans le cadre du plurilinguisme africain, tout à la fois les rapports avec la langue française, la promotion des langues locales, la formation des jeunes générations et le développement du pays ? Si nous mettons à part les cas de la Guinée, du Rwanda et du Burundi, sur lesquels nous allons revenir, la politique linguistique, qu’elle soit formulée ou pas, fut partout la même : le français fut adopté comme langue officielle du pays, et par conséquent comme langue de l’enseignement, de l’administration, de la politique, de la justice, etc. En fait, au cours des cinquante années d’indépendance qui viennent de s’écouler, le français n’a pas toujours été explicitement langue officielle dans les différents pays africains francophones. Ainsi, au Bénin, il fut officiel dès l’indépendance, mais après le coup d’État de Mathieu Kérékou, la Constitution de 1977 lui retira ce statut que la Constitution de 1990 lui rendit. Au Togo, durant la présidence de Sylvanus Olympio (19601963), il fut langue officielle de facto mais non pas de jure. En Guinée, sous la présidence de Sékou Touré 176

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(1958-1984), une politique d’enseignement régionalisé en huit, puis six langues africaines, fut mise en place, réforme abandonnée après la mort de Touré. Ces fluctuations témoignaient de positionnements politiques plus vastes, de choix qui dépassaient largement le problème des langues mais s’y manifestaient de façon symbolique. Le Bénin a opté, à un moment de son histoire, pour le marxisme-léninisme, la Guinée s’est voulue le fer de lance de la décolonisation et d’une politique panafricaine, et les langues représentaient l’un des domaines où pouvaient s’inscrire de façon visible ces positions. Ces fluctuations sont donc en elles-mêmes intéressantes et mériteraient une étude spécifique. Elles nous montrent en particulier qu’il y a toujours une politique derrière les politiques linguistiques, une politique au sens général du terme, qu’il n’est pas innocent de choisir comme première langue de scolarisation une ou des langues locales plutôt que la langue héritée de l’époque coloniale. Elles permettent d’ouvrir une réflexion sur les liens entre politique linguistique et construction nationale. Mais notre propos n’est ici que de dresser un tableau de la situation actuelle, et nous ne tiendrons donc compte que du dernier état des différentes législations. En voici un résumé synthétique, à partir des textes constitutionnels. BÉNIN : selon l’article 1er de la Constitution du 11 décembre 1990, « la langue officielle est le français », et selon l’article 11, « l’État doit promouvoir le développement de langues nationales d’intercommunication ». BURKINA FASO : l’article 35 de la Constitution du 27 janvier 1997 stipule que « la langue officielle est le français » et que « la loi fixe les modalités de promotion et d’officialisation des langues nationales ». BURUNDI : l’article 10 de l’Acte constitutionnel de transition de 1998 déclare que : « 1) La langue nationale est

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le kirundi. 2) Les langues officielles sont le kirundi et les autres langues déterminées par la loi. » CAMEROUN : l’article 1er de la Constitution de 1996 stipule que « la république du Cameroun adopte l’anglais et le français comme langues officielles d’égale valeur. L’État garantit la promotion du bilinguisme sur toute l’étendue du territoire. Il œuvre pour la protection et la promotion des langues nationales. » CENTRAFRIQUE : l’article 17 de la Constitution du 14 janvier 1995 affirme que « ses langues officielles sont le sango et le français ». CONGO-BRAZZAVILLE (République populaire du Congo) : on lit dans l’article 6 de la Constitution du 20 janvier 2002 que « la langue officielle est le français » et que « les langues nationales véhiculaires sont le lingala et le kituba ». CONGO-KINSHASA (République démocratique du Congo) : l’article 1er de la Constitution du 18 février 2006 stipule que « sa langue officielle est le français » et que « ses langues nationales sont le kikongo, le lingala, le swahili et le tshiluba ». Il précise par ailleurs que « l’État en assure la promotion sans discrimination ». CÔTE D’IVOIRE : l’article 29 de la Constitution de 2000 précise que « la langue officielle est le français », et que « la loi fixe les conditions de promotion et de développement des langues nationales ». GABON : selon l’article 2 de la Constitution du 23 juillet 1995, « la République gabonaise adopte le français comme langue officielle de travail. En outre, elle œuvre pour la protection et la promotion des langues nationales. » GUINÉE : on lit, dans l’article 1er de la Constitution du 23 décembre 1990, que « la langue officielle est le français », et que « l’État assure la promotion des cultures et des langues du peuple de Guinée ». 178

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MALI : l’article 25 de la Constitution de 1992 déclare que « le français est la langue d’expression officielle » et que « la loi fixe les modalités de promotion et d’officialisation des langues nationales ». NIGER : selon l’article 3 de la Constitution du 18 juillet 1999, « toutes les communautés composant la nation nigérienne jouissent de la liberté d’utiliser leurs langues en respectant celles des autres. Ces langues ont, en toute égalité, le statut de langues nationales. La loi fixe les modalités de leur promotion et de leur développement. La langue officielle est le français. » RWANDA : l’article 5 de la Constitution du 4 juin 2003 stipule que « la langue nationale est le kinyarwanda. Les langues officielles sont le kinyarwanda, le français et l’anglais. » SÉNÉGAL : l’article 1er de la Constitution du 7 janvier 2001 précise que « la langue officielle de la république du Sénégal est le français. Les langues nationales sont le diola, le malinké, le peul (ou poular), le sérère, le soninké, le wolof et toute autre langue nationale qui sera codifiée. » TCHAD : selon l’article 9 de la Constitution du 31 mars 1996, « les langues officielles sont le français et l’arabe. La loi fixe les conditions de promotion et de développement des langues nationales. » TOGO : on lit dans l’article 3 de la Constitution du 14 octobre 1992 que « la langue officielle de la République togolaise est le français ». De cette énumération un peu fastidieuse, il convient de retenir différents éléments. On remarque tout d’abord que les précisions concernant la ou les langues officielles de ces différents pays interviennent en des lieux différents des constitutions, qui vont de l’article premier (Bénin, Cameroun, Congo-Kinshasa, Guinée, Sénégal)

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à l’article 35 (Burkina Faso), et qu’elles sont dans neuf cas sur seize (Bénin, Burkina Faso, Cameroun, CongoKinshasa, Côte d’Ivoire, Gabon, Guinée, Mali, Niger, Tchad) suivies d’une référence à la promotion des langues nationales. Sur ce point, on peut avoir l’impression que ces textes constitutionnels partagent une inspiration commune, à travers des formules comme « la langue officielle est le français » ou « promotion des langues nationales » : sans doute faut-il voir ici les effets d’une coopération juridique qui a donné à peu près le même contenu aux différentes constitutions. Considérons donc le tableau ci-contre, qui résume l’ensemble des situations aujourd’hui. Il ressort que, de façon très générale, il existe dans les différents pays africains une distinction entre langue officielle et langue nationale. Et cette coexistence entre deux catégories implique bien sûr qu’elles soient différentes. Cependant, vue d’Europe, cette distinction peut sembler étrange. Un Français, par exemple, aurait du mal à dire si le français est langue nationale ou officielle de son pays : les deux termes sont sans doute pour lui synonymes, et d’ailleurs s’il vérifiait dans la Constitution, il constaterait que le français n’est ni l’un ni l’autre, mais simplement langue de la République. Toutefois, un pays européen pratique cette distinction, la Suisse. L’article 116 de la Constitution helvétique a longtemps stipulé que : 1) L’allemand, le français, l’italien et le romanche sont les langues nationales de la Suisse. 2) Sont déclarées langues officielles de la Confédération : l’allemand, le français et l’italien.

Cela signifiait que dans les instances confédérales, en particulier le Parlement, l’utilisation du romanche n’était pas admise, et la différence entre langues nationales et langues officielles était claire : les premières étaient en fait régionales, chacune dans son territoire, 180

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PAYS

LANGUES

LANGUES

OFFICIELLES

NATIONALES

Bénin Burkina Faso

Français Français

Burundi Cameroun Centrafrique Congo-Brazzaville Congo-Kinshasa

Français, kirundi Français, anglais Français, sango Français Français

Côte d’Ivoire Djibouti Gabon Guinée Mali Niger Rwanda Sénégal

Français Français, arabe Français Français Français Français Kinyarwanda, anglais, français Français

Tchad Togo

Arabe, français Français

Toutes Mooré, dioula, peul Kirundi Toutes Aucune1 Lingala, kituba Lingala, kikongo, swahili, ciluba Toutes Afar ? Somali ? Toutes Toutes Toutes Toutes Kinyarwanda Diola, malinké, peul (ou poular), sérère, soninké, wolof Toutes Aucune

les secondes étaient confédérales, et certaines langues (trois pour cet exemple) pouvaient être à la fois officielles et nationales. En 1999, cet article a été divisé en deux. L’article 4 d’une part : Les langues nationales sont l’allemand, le français, l’italien et le romanche. 1. Aucune mention dans la Constitution. 181

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L’article 70, d’autre part : 1) Les langues officielles de la Confédération sont l’allemand, le français et l’italien. Le romanche est aussi langue officielle pour les rapports que la Confédération entretient avec les personnes de langue romanche. 2) Les cantons déterminent leurs langues officielles. Afin de préserver l’harmonie entre les communautés linguistiques, ils veillent à la répartition territoriale des langues et prennent en considération les minorités linguistiques autochtones. 3) La Confédération et les cantons encouragent la compréhension et les échanges entre les communautés linguistiques. 4) La Confédération soutient les cantons plurilingues dans l’exécution de leurs tâches particulières. 5) La Confédération soutient les mesures prises par les cantons des Grisons et du Tessin pour sauvegarder et promouvoir le romanche et l’italien.

Ce texte est d’interprétation délicate car il répond bien sûr à la fois à des considérations confédérales et à d’autres très locales. On y retrouve la distinction entre l’échelon confédéral et l’échelon régional (le romanche n’est officiel que régionalement), mais on y remarque aussi un accent mis sur le principe de territorialité, par opposition au principe de personnalité. Quoi qu’il en soit, si les deux adjectifs, officiel et national, apparaissent bien dans ces textes législatifs helvétiques, cela ne nous aide guère à comprendre ce qu’ils signifient dans les constitutions africaines. Si nous considérons la situation législative des seize pays francophones d’Afrique subsaharienne, nous notons que le français est partout langue officielle, coexistant en cette fonction dans six pays avec d’autres langues : le kirundi (au Burundi), l’anglais (au Cameroun), le sango (en Centrafrique), l’arabe (à Djibouti et au Tchad), le kinyarwanda et l’anglais (au Rwanda). Ici aussi, il nous faut distinguer entre le cas du Cameroun, où s’applique un principe 182

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de territorialité (une partie du pays est considérée comme anglophone, l’autre comme francophone), et les cinq autres pays dans lesquels deux ou trois langues sont co-officielles sur l’ensemble du pays. Mais, dans les seize pays considérés, la notion de langue officielle est à peu près claire : il s’agit de la (ou des) langue(s) de l’administration, de la vie politique, des textes officiels, de l’enseignement, de la justice, etc. Les choses sont moins nettes pour ce qui concerne la notion de langue nationale. Si nous revenons au tableau ci-dessus, nous voyons que cette formule désigne selon les cas toutes les langues du pays (par exemple au Cameroun ou au Gabon), certaines d’entre elles (au Burkina, au Sénégal…), et qu’une langue peut être à la fois nationale et officielle (le kirundi au Burundi, le kinyarwanda au Rwanda). Ajoutons à cela qu’au Congo-Brazzaville, le lingala et le kituba sont qualifiées de « langues nationales véhiculaires » et que l’article 11 de la Constitution béninoise parle de « langues nationales d’intercommunication », ce qui dans les deux cas constitue une subdivision supplémentaire, fondée sur des considérations sociolinguistiques. Et pour certains pays, comme la Centrafrique, la notion de langue nationale n’apparaît pas dans la Constitution. Quoi qu’il en soit, ce couple officielle/nationale appliqué aux langues, que l’on retrouve dans pratiquement tous les pays africains, détermine d’emblée les politiques linguistiques qui vont pouvoir y être appliquées : le point de départ en sera la distinction entre deux statuts, celui de langue officielle étant à de rares exceptions près celui du français. Quelles politiques linguistiques ? Et le choix des langues « nationales » détermine fortement les politiques que l’on pourra mener. Il suffit de se reporter à la dernière colonne du tableau p. 181 183

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pour comprendre qu’on ne pourra pas développer la même politique dans des pays comme le Cameroun ou la Côte d’Ivoire, qui considèrent toutes leurs langues comme langues nationales, et dans des pays comme les deux Congo, ou comme le Sénégal, qui n’en retiennent que quelques-unes. La République démocratique du Congo et le Cameroun comptent tous deux plus de deux cents langues, et il est évident qu’il y a d’un côté (celui du Congo) la possibilité de promouvoir les quatre langues choisies et de l’autre (celui du Cameroun) l’impossibilité d’accorder à toutes les langues du pays les mêmes chances. Ainsi un choix concret, la détermination de la liste des langues nationales, déterminait-il le champ de politiques imaginables. En revanche, des pays comme le Burundi, le Rwanda ou la Centrafrique se trouvaient dans une tout autre situation. Les deux premiers disposaient chacun d’une langue d’unification, respectivement le kirundi et le kinyarwanda, le troisième d’une langue véhiculaire largement dominante, le sango, et ils ne partaient donc pas avec les mêmes armes, ni les mêmes possibilités de choix. Nazam Halaoui a proposé, à propos des politiques des langues africaines, une typologie qui en vaut une autre et peut nous servir de cadre de réflexion. Il distingue1 entre ce qu’il appelle : – les politiques d’expectative, – les politiques de contribution, – les politiques d’engagement. Dans le premier cas, les politiques d’expectative, il s’agit des pays « qui n’interviennent pas sur la situation des langues africaines, qui semblent observer et laisser faire les choses, qui demeurent dans l’expectative face aux langues africaines ». Il cite ici le Cameroun, la 1. N. Halaoui, Langues et systèmes éducatifs dans les États francophones d’Afrique subsaharienne, Paris, éditions Autrement Frontières, 2005, p. 16-18. 184

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Côte d’Ivoire et le Gabon, trois pays qui, justement, ont choisi de faire de toutes leurs langues des langues nationales et se sont ainsi interdit d’avoir une réelle promotion de certaines d’entre elles. Les politiques de contribution définissent, pour N. Halaoui, les pays qui, comme les précédents, ont choisi de confirmer la politique linguistique coloniale en conservant le français comme langue officielle, mais qui par ailleurs mènent à la fois une politique de recherche, d’alphabétisation en langues nationales et une expérimentation de l’enseignement dans ces langues. Il s’agit pour lui du Burkina Faso, du Mali et du Niger, trois pays dont deux ont choisi de faire de toutes leurs langues des langues nationales, ce qui semble contredire ce que nous écrivions. Nous y reviendrons. Enfin, les politiques d’engagement sont celles des pays qui ont choisi de réduire le champ d’utilisation de la langue coloniale et « qui montrent un véritable appui, sur les plans politique, financier et pratique, en faveur des langues africaines », et il cite le Burundi et le Rwanda, les deux pays dont nous avons vu qu’ils étaient linguistiquement unifiés. La typologie de N. Halaoui a donc l’intérêt de révéler, peut-être à son insu (du moins ne l’écrit-il pas), un fait fondamental : il y a une certaine prédétermination des politiques linguistiques. Cette prédétermination peut tenir à des conditions objectives : un pays peut être linguistiquement unifié, comme le Burundi et le Rwanda, ou peut n’avoir que peu de langues, comme le Mali ou le Niger, se trouvant ainsi dans une situation favorable à la mise en place d’une promotion des langues africaines. La frontière est évidemment délicate à tracer entre le degré de plurilinguisme qui permet cette promotion et celui qui la rend difficile, mais il est aisé de comprendre qu’un pays qui possède une vingtaine de langues est dans une situation plus favorable qu’un autre qui en aurait une cinquantaine ou une centaine. 185

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De même, un pays qui dispose d’une langue véhiculaire largement partagée (comme la Centrafrique avec le sango) ne se trouve pas dans la même situation qu’un pays qui n’a pas de langue véhiculaire (comme le Gabon). Cette prédétermination, nous l’avons dit, peut aussi tenir à des choix politiques, lorsque l’on décide de considérer une partie seulement des langues en présence, ou leur ensemble, comme nationales, se ménageant ainsi la possibilité de promotion de certaines langues dans le premier cas, se l’interdisant dans le second. Nous avons dit, au début de ce chapitre, que les États indépendants étaient confrontés, dans le domaine linguistique, au problème de savoir comment gérer, dans le cadre du plurilinguisme africain, tout à la fois les rapports avec la langue française, la promotion des langues locales, la formation des jeunes générations et le développement du pays. Il y a là des chantiers différents, mais dont certains sont liés. La question du développement, par exemple, est étroitement liée à celle de l’alphabétisation. L’Unesco s’en est préoccupé dès 1949 (il y avait alors sept cents millions d’illettrés dans le monde), lançant des projets pilotes en Chine, en Haïti, au Tanganyika et au Pérou. L’évaluation de ces opérations montrera par la suite que leurs résultats étaient subordonnés à deux facteurs : la langue dans laquelle elles étaient menées et la possibilité d’utilisation ultérieure des savoirs acquis. En d’autres termes, on risquait l’échec si l’enseignement était donné dans une langue non maternelle et si les néo-alphabétisés ne disposaient pas ensuite de matériel de lecture. La notion d’analphabétisme de retour fut même forgée pour décrire la situation de ceux qui, ayant appris à écrire, oubliaient assez vite ce savoir parce qu’ils n’avaient pas l’occasion de l’utiliser, tout simplement parce qu’ils n’avaient rien à lire. C’est pourquoi, en 1965, lors du premier congrès mondial sur l’éradication de l’analphabétisme, réuni à Téhéran, on proposa de lier 186

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l’alphabétisation au développement économique en choisissant de travailler dans les langues locales et de prendre en compte le métier ou le devenir professionnel des apprenants : c’est le début de ce qu’on appellera l’alphabétisation fonctionnelle. Ainsi la république du Mali décida-t-elle, dans le cadre du PEMA (Programme expérimental mondial d’alphabétisation), financé par le PNUD-Unesco, d’ouvrir des centres d’alphabétisation en langues nationales (essentiellement le bambara au début, puis le peul et le songhaï) à destination des producteurs de coton, d’arachide ou de riz. Parallèlement, dans la capitale, était lancé un programme en français pour les ouvriers de l’usine de tabacs et allumettes. Dans tous les cas, les apprenants disposaient de textes concernant leur métier, et l’on voit donc qu’il existait désormais un lien étroit entre alphabétisation, développement et langues nationales, et que ce qu’on appelle dans la plupart des pays africains la « promotion des langues nationales » est passée d’abord par l’alphabétisation. Les cas de la Guinée et du Rwanda À différents moments de leur histoire, et pour des raisons très différentes, la Guinée et le Rwanda ont mis en place des politiques linguistiques allant à contre-courant de la tendance générale. Seul pays à avoir voté « non » au référendum lancé par le général de Gaulle en 1958, la Guinée, sous l’autorité de Sékou Touré, s’est lancée, au départ avec l’aide de l’Unesco, dans une politique d’alphabétisation fonctionnelle en langues nationales, dont les résultats ne seront guère probants1. Pour ce qui concerne la 1. Pour plus de détails, voir L.-J. Calvet, La Guerre des langues et les politiques linguistiques, Paris, Payot, 1987 ; rééd. Hachette Littératures, 1999, p. 176-180. 187

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scolarisation, elle initie en 1968 une profonde réforme consistant à introduire dès la première année une langue régionale d’enseignement (huit langues sont au départ retenues), le français étant introduit en troisième année comme matière avant de devenir, dans le cycle secondaire, la langue d’enseignement. Ce programme sera simplifié en 1978 (deux des huit langues régionales sont alors abandonnées) et prendra beaucoup de retard. En progressant d’un an à chaque rentrée scolaire, on aurait en effet dû arriver à l’introduction de ces langues dans le cycle secondaire en 1976, ce qui ne sera effectué qu’en 1983, avec huit ans de retard. La mort de Sékou Touré, en 1984, mettra un terme à cette tentative, et l’échec de la réforme de l’enseignement sera un revers cinglant pour la cause des langues africaines, la Guinée étant considérée par beaucoup de militants comme un modèle à suivre. Mais les échecs peuvent jouer un rôle positif si l’on en fait une analyse critique, et le cas de la Guinée est de ce point de vue riche d’enseignements. Le projet de réforme a en effet achoppé à la fois sur des problèmes techniques (formation des maîtres, absence de manuels, absence de descriptions des langues concernées, tout cela témoignant d’une trop grande précipitation) et sur des problèmes politiques (opposition des parents d’élèves, absence d’explication de la politique choisie donnée à la population…), tout cela devant dorénavant permettre de mieux préparer de nouvelles politiques. Il en va différemment du Rwanda qui, contrairement à la Guinée, pays plurilingue, possède une langue d’unification, le kinyarwanda. Cela ne signifie cependant pas qu’on y parle une seule langue. À Kigali, capitale du pays, 56 % des habitants déclarent ne parler que le kinyarwanda (88 % dans l’ensemble du pays), un peu plus de 20 % déclarent parler également le français, près de 24 % disent parler aussi le kiswahili et 9 % 188

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l’anglais1. Officiellement bilingue kinyarwanda/français depuis son indépendance, le Rwanda a connu, après le génocide de 1994, un retour massif de populations immigrées dont certaines, francophones, venaient du Zaïre, et d’autres, anglophones, arrivaient d’Ouganda, de Tanzanie, etc. Les événements politiques ont donc mis la question des langues à l’ordre du jour, mais cette question n’est pas seulement le produit du retour des migrants qui ont acquis l’anglais dans les pays voisins. Le rôle ambigu de la France pendant le génocide de 1994 a créé une situation hostile et lorsqu’en décembre 1998, la commission parlementaire française remet son rapport sur ces événements, un communiqué de la présidence de la République rwandaise déclarait sèchement (et en anglais) : « Genocide in Rwanda served as a price for the triumph of la francophonie. Therefore it is no wonder that the report exonerates France and accuses an Anglo-Saxon country 2 » (16 décembre 1998). Et, au mois de février 1999, dans l’hebdomadaire The East African, un article annonçait le remplacement du français par l’anglais en tant que langue officielle. En fait, les autorités se donnaient alors plutôt pour but le trilinguisme, décidant de se lancer dans une politique scolaire dont le principe était que les trois langues seraient enseignées dès la première année de l’école primaire, puis, à partir de la quatrième année, le français et l’anglais deviendraient langue d’enseignement. Cette politique linguistique nécessitait, pour que l’on puisse passer au stade de la planification, un recyclage massif des enseignants : enseignement du français 1. Source : ESDR, 1996, cité par G. Desfeux, La Population du Rwanda après le génocide et la guerre de 1994, Paris, EHESS, Butare, Service de coopération de l’ambassade de France au Rwanda, 1999. 2. « Le triomphe de la francophonie s’est fait au prix du génocide au Rwanda. On ne peut donc s’étonner que le rapport exonère la France et accuse un pays anglo-saxon. » (NdE) 189

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aux anglophones, de l’anglais aux francophones, stage intensif de ces langues à l’entrée à l’université de Butare ou à l’Institut supérieur de pédagogie de Kigali, etc. Cette nouvelle organisation scolaire pouvait être considérée comme une transition vers l’anglais, le français étant destiné à disparaître, ou comme la mise en place d’un trilinguisme des élites. Le passage suivant d’Évariste Ntakirutimana est de ce point de vue intéressant : C’est la langue nationale, le kinyarwanda, qui domine largement tous les échanges communicatifs au Rwanda. La production littéraire rwandaise comme d’ailleurs toute la presse nationale aussi bien orale qu’écrite sont soumises à cette prédominance. Cela s’explique par le fait qu’il faut utiliser la langue du peuple pour être proche de lui. Le Rwanda d’après 1994 est plus ouvert et plus pragmatique en termes de développement socioéconomique, de stratégies pour y parvenir et de partenaires utiles et bienveillants. Tous les moyens sont mis en œuvre afin de transformer fondamentalement le pays des mille collines en un pays à revenus moyens pour l’an 2020, comme l’ambitionne sa Vision 2020. L’influence des nouvelles technologies de l’information et de la communication, de même que celle de la mondialisation, sont des variables d’importance qu’il importe de prendre en compte dans ce processus. Le français n’étant pas estimé très avantageux dans ces domaines, sa place s’amenuise sensiblement aux dépens de l’anglais, dont le rôle est manifestement sans équivalent1.

Les tribulations linguistiques du Rwanda témoignent en fait à la fois de l’histoire politique du pays et d’une situation géolinguistique originale. Pays montagneux, situé sur la ligne de partage des eaux entre le Nil et le Congo, tiré vers l’est (en particulier parce que ses débouchés sont du côté de l’océan Indien) et vers l’ouest, 1. É. Ntakirutimana, « Le français au Rwanda », in Le Français en Afrique, n° 25, 2010, p. 30. 190

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tiraillé entre deux langues occidentales de grande diffusion, l’anglais et le français, le Rwanda est un point d’observation important pour ce qui concerne les rapports entre l’anglais et le français dans cette partie de l’Afrique. J’écrivais en 2001 : Les prochaines années seront donc des années tests, à la fois pour la capacité du Rwanda à développer sa nouvelle politique linguistique, et pour les rapports entre trois grandes langues véhiculaires de cette partie de l’Afrique, l’anglais, le français et le kiswahili1.

Nous sommes peut-être aujourd’hui, de ce point de vue, à la croisée des chemins, car si l’anglais devait l’emporter sur le français, nous pourrions assister à une réaction en chaîne, une sorte d’application de la théorie des dominos, qui de proche en proche mettrait à mal la situation du français au Burundi, puis au Congo démocratique, etc. La promotion des langues nationales La promotion des langues nationales est donc évoquée dans les constitutions de presque tous les pays d’Afrique francophone. Pour ce qui concerne l’enseignement, la tendance a d’abord été de n’utiliser que le français, à l’exception notable de la république de Guinée, que nous avons évoquée plus haut. Mais, parallèlement, on créait des instituts de recherche chargés de travailler à la fois sur les langues africaines et sur le français, sur la description des premières et l’enseignement du second. Ce fut par exemple le cas de l’ILA (Institut de linguistique appliquée), créé en Côte d’Ivoire, ou du 1. L.-J. Calvet, « Les politiques linguistiques en Afrique francophone, état des lieux du point de vue de la politologie linguistique », in L.-J. Calvet et R. Chaudenson (éds.), Les Langues dans l’espace francophone : de la coexistence au partenariat, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 159. 191

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CLAD (Centre de linguistique appliquée de Dakar) au Sénégal, puis d’autres organismes dans différents pays, qui tous se voyaient attribuer les mêmes objectifs. Ainsi le décret créant l’ILA précisait-il que : L’Institut de linguistique appliquée est chargé de préparer l’introduction des langues nationales dans l’enseignement, notamment par leur description, leur codification, l’identification et la consignation de leurs grammaires et lexiques, l’élaboration de manuels scolaires et le développement des productions littéraires garantissant leur caractère culturel.

Mais les choses allèrent lentement et l’on s’occupa d’abord de la langue officielle, le français, renvoyant à plus tard l’utilisation des autres langues. Se posèrent tout de suite des problèmes méthodologiques : comment enseigner le français en contexte africain ? En France, deux organismes de recherche appliquée à l’enseignement du français comme langue étrangère s’opposaient sur ce plan : le BELC (Bureau pour l’enseignement de la langue et de la culture françaises) et le Credif (Centre de recherches et d’études pour la diffusion du français). Le BELC considérait qu’il fallait tenir compte de la langue des élèves, qu’on ne pouvait pas enseigner le français de la même façon à des élèves chinois, anglais ou ivoiriens, et développait donc des études contrastives pour tenter d’élaborer des méthodes spécifiques à des situations données. Le Credif pour sa part s’orientait plutôt vers une pédagogie du français de type « universelle ». Cela donnera pour le Credif une méthode comme Bonjour Line, potentiellement utilisable dans n’importe quel pays du monde, et pour le BELC une méthode comme La Sixième vivante, spécifiquement destinée à l’Afrique de l’Ouest. Au Sénégal, le CLAD s’orientera dans la direction inaugurée par le BELC : après avoir réalisé une enquête exhaustive sur les langues parlées par les élèves du primaire en famille, il se lancera dans une

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analyse contrastive du wolof et du français1 qui servira de fondement à la méthode Pour parler français que ce centre de recherche produira et mettra en place (la méthode sera abandonnée en 1981). Ces expériences se multiplièrent peu à peu, les méthodes fleurirent, réalisées d’abord en France puis dans les différents pays concernés, et il n’est bien entendu pas question de toutes les analyser ici. Vint ensuite la distinction entre FLE (français langue étrangère) et FLS (français langue seconde), le FLS étant considéré comme caractéristique des situations africaines et appelant des solutions pédagogiques spécifiques. Mais le problème des langues nationales demeurait. Certains pays étaient, dans ce domaine, plus avancés que d’autres. Citons par exemple le Mali, qui a expérimenté à partir de 1994 une « nouvelle école fondamentale » dans laquelle six langues maternelles (bambara, tamasheq, songhaï, soninké, peul et dogon) sont utilisées comme langues d’enseignement dans les premières années du primaire, le français étant introduit comme matière dès la deuxième année puis devenant peu à peu langue d’enseignement. Mais, ici comme ailleurs, le passage de l’expérimentation à la généralisation est délicat, se heurtant à l’opposition de certains enseignants, de certains politiciens et des parents d’élèves qui considèrent parfois qu’une éducation donnée dans la « langue des Blancs » serait plus bénéfique pour l’avenir de leurs enfants qu’un enseignement en langue africaine. Il est vrai que la « compétition » avec le français est, pour ces langues, souvent inégale. Nous avons vu au chapitre précédent, en présentant succinctement le Baromètre des langues du monde, que les huit langues 1. Voir par exemple M. Calvet et P. Dumont, « Interférences du wolof dans le français d’élèves sénégalais », in Bulletin de l’IFAN, t. XXXI, série B, n° 1, 1969. 193

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d’Afrique francophone présentes dans les cent trentesept premières langues (le peul, le somali, le kikongo, le haussa, le kinyarwanda, le tigrinia, le luba-kasaï et le mooré), se situaient loin derrière le français, l’anglais ou l’espagnol. Nous avons aussi noté que ces langues avaient, face à la plupart des facteurs, une « valeur » plus faible que celles des langues occidentales. Ces langues ont donc, à l’échelon mondial, moins de « poids » que l’anglais, le français, l’espagnol, l’arabe ou le portugais, et il est facile de comprendre certaines réticences des populations africaines. Mais cette valeur moindre ne les invalide pas pour autant. L’importance des langues nationales tient d’abord à leur fonction identitaire, fondamentale, et au rôle qu’elles peuvent jouer dans le développement, non moins fondamental. L’une des tâches des politiques linguistiques devrait être d’expliquer ces enjeux aux populations, de montrer que la question n’est certainement pas d’introduire une concurrence entre les langues africaines et les langues héritées de l’époque coloniale, mais une complémentarité : elles ne remplissent pas nécessairement les mêmes fonctions mais peuvent jouer chacune un rôle différent dans le développement des pays. Il est d’ailleurs peut-être possible de trouver des idées ou des modèles hors d’Afrique, dans des pays qui connaissent des situations linguistiques en partie comparables. Le Luxembourg, par exemple, est un pays peu peuplé, dans lequel on parle trois langues (luxembourgeois, allemand, français), auxquelles il faut ajouter le portugais, langue de la migration la plus importante. Or le luxembourgeois, l’allemand et le français ont leur place dans le système scolaire, dès l’école primaire : l’école reflète ainsi la situation locale. Cependant les Luxembourgeois, lorsqu’ils poursuivent des études supérieures, ne les font pas en luxembourgeois mais plutôt en français, en anglais ou en allemand. Le local et le global sont ainsi harmonieusement pris en compte, 194

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et c’est peut-être dans cette direction qu’il conviendrait de réfléchir. Pour revenir à l’Afrique, force est de constater que la « promotion des langues nationales », partout considérée comme une priorité, n’est pas réellement passée dans les faits et s’apparente parfois à un serpent de mer. Utilisées fréquemment dans l’alphabétisation des adultes, elles ne sont présentes que de façon marginale dans les systèmes scolaires, et l’on a souvent l’impression que l’on pratique une politique linguistique « par défaut », une politique du laisser-faire, ou du laisser-aller. Si nous ajoutons à cela que, dans bien des pays africains, l’école fonctionne mal, manque de moyens, que les taux de scolarisation sont souvent faibles, nous voyons que la question linguistique est tout aussi importante que problématique1. Les états généraux de Libreville C’est dans ce contexte que se sont réunis à Libreville (Gabon), du 17 au 20 mars 2003, les états généraux de l’Enseignement du français en Afrique subsaharienne francophone, organisés par l’AIF (Agence intergouvernementale de la francophonie, devenue depuis OIF), l’AUF (Agence universitaire de la francophonie) et la FIPF (Fédération internationale des professeurs de français). Ces organismes ont tenté de faire le point sur les situations et de proposer des solutions en organisant leurs débats autour de différentes questions centrales, comme les rapports entre le français et les langues nationales dans le système éducatif, la forme du français à enseigner, les écoles, les enseignants, le dialogue des langues et des cultures, etc. 1. Voir par exemple sur ce point A. Simbagoye et A. Sow-Barry, « Bilinguisme scolaire dans l’enseignement du français en Afrique noire francophone : le cas du Burundi et de la Guinée », in Revue des sciences de l’éducation, vol. XXIII, n° 3, 1997. 195

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Le rapport de synthèse de cette réunion débutait par une affirmation qui fait écho à ce que nous écrivions plus haut : Ils tiennent à affirmer que la coexistence entre le français et les langues africaines, née de l’Histoire, ne doit pas se vivre en termes de conflit, ou de « guerre des langues », mais bien en termes de solidarité et de complémentarité. Le partenariat linguistique français/langues nationales se fonde sur l’affirmation de l’égalité des langues-cultures et le refus de toute hiérarchisation dans ce domaine.

Puis, en conformité avec l’état des lieux inquiétant de l’école et des systèmes éducatifs en Afrique, le texte poursuivait : Ils tiennent à rappeler solennellement que ces états généraux n’ont pas été seulement convoqués pour répondre à une inquiétude générale relative à la situation de la langue française en Afrique, mais surtout pour trouver des remèdes à la très grave crise que traversent tous les systèmes éducatifs en Afrique subsaharienne francophone, notamment au niveau de l’éducation de base.

Partant donc de ces principes et de la constatation que le plurilinguisme n’est pas une tare, qu’il est une réalité africaine dans laquelle le français a sa place, parmi les autres langues en présence, les états généraux ont abordé un vaste champ de problèmes. Sans entrer dans les considérations techniques largement traitées (concernant par exemple un nécessaire référentiel des contenus et des programmes, les manuels, la formation des enseignants), il faut souligner dans le rapport de synthèse de cette réunion quelques phrases fortes, qui font écho à certains thèmes abordés dans ce livre : L’acquisition des mécanismes fondamentaux tels que la lecture et l’écriture doit être assurée dans la langue du milieu de l’apprenant, la langue à laquelle il se trouve le plus fortement exposé. 196

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L’Afrique doit tourner la page et proposer de nouvelles normes, car sans normes il ne peut y avoir d’enseignement, allant dans le sens d’une simplification des usages et des pratiques, et par conséquent des représentations. C’est le seul moyen de débarrasser le locuteur africain de son insécurité linguistique et, peut-être de lui redonner le goût de l’apprentissage de la langue française (langue de développement) quand il a disparu. Cette nouvelle norme africaine ne doit pas se limiter aux seuls emprunts et néologismes lexicaux mais s’étendre à la syntaxe du français. Les langues sont allées plus vite que les hommes sur la voie de la convergence et de la rencontre des cultures puisqu’elles se mêlent déjà dans des pratiques individuelles et collectives.

Chacun de ces trois passages mériterait de longs commentaires. L’affirmation selon laquelle l’initiation aux sémiotiques que sont l’écriture ou le calcul doit se faire dans une langue que les élèves connaissent déjà est frappée au coin du bon sens. De nombreuses études ont montré qu’en débutant le cycle primaire dans une langue nationale, on atteignait de meilleurs résultats, y compris plus tard en français. Et une étude sur l’éducation bilingue en Afrique subsaharienne, menée dans six pays (Burkina Faso, Congo-Kinshasa, Guinée, Mali, Niger et Sénégal) se conclut sur le fait que « la langue nationale comprise par l’enfant peut être d’un certain secours pour l’amélioration des résultats scolaires1 ». L’idée que l’Afrique devrait proposer « de nouvelles normes », c’està-dire prendre en compte les français locaux, et pas seulement dans le domaine de la néologie, est également forte. Quant à la métaphore selon laquelle les langues ont précédé les hommes sur le chemin de la convergence des cultures, elle permet de souligner qu’il se passe in vivo des choses qui ne sont pas nécessairement

1. N. Halaoui (coord.), L’Éducation bilingue en Afrique subsaharienne, Paris, OIF, 2009. 197

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prises en compte in vitro, ce qui concerne tout à la fois le plurilinguisme, la répartition fonctionnelle des usages linguistiques et le problème de la norme. Mais il s’agit là de principes, d’intentions qu’il faudrait transposer dans la réalité, ce qui implique non seulement des moyens, mais surtout une révolution des esprits. Le français langue africaine, si l’expression a un sens, ne peut avoir d’avenir que commun avec les autres langues africaines. De Jean Dard aux états généraux de Libreville, près de deux siècles se sont écoulés. Et, depuis les débuts du XIXe siècle jusqu’à nos jours, tous les débats ont porté sur la part respective du français et des langues africaines, dans l’enseignement d’abord, dans la gestion des États ensuite, puis dans la lutte contre l’analphabétisme et dans les efforts de développement. L’histoire du français en Afrique constitue donc une partie de l’histoire moderne de l’Afrique, le versant linguistique de cette histoire. Langue de domination pendant la colonisation, parfois décriée au moment des indépendances, elle est peu à peu devenue une langue partagée entre des pays du Nord et du Sud. Mais, dans les pays du Sud, elle n’est partagée que par une minorité d’Africains, et reste de ce fait une langue de pouvoir. Simplement, le pouvoir a changé de mains. Entre le français des élites et celui de la rue, il y a aujourd’hui une diglossie qui, comme toutes les diglossies, témoigne d’un accès inégal à la langue ou aux langues de l’État. Et tout le défi est aujourd’hui de savoir si la situation peut évoluer vers plus de démocratie linguistique. Gardons à l’esprit que cinquante ans à peine nous séparent des indépendances, ce qui est un laps de temps bien court pour constater les effets d’éventuels changements.

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EN GUISE DE CONCLUSION

Nous avons évoqué, à la fin du premier chapitre, une brochure d’André Davesne, La Langue française, langue de civilisation en Afrique-Occidentale française, dans laquelle il soutenait que les « dialectes » africains n’étaient pas aptes à jouer un rôle dans l’enseignement, ce qui lui permettait d’affirmer que c’était le français qui devait remplir cette fonction. Commentant ce texte en 1975, j’écrivais : Le français et l’anglais sont aujourd’hui des langues utiles, et donc à utiliser, mais il y a là un statut temporaire : l’avenir dira quelles langues parlera l’Afrique. Or tout le discours de la colonisation tend à présenter ce statut comme définitif et surtout comme naturel1.

Trente-cinq ans plus tard, les pays africains ont entre leurs mains les cartes nécessaires pour construire leur avenir dans la coexistence des langues. Il ne leur reste qu’à décider de les utiliser. Mais les choses ne sont pas si simples car, bien souvent, le français permet d’éviter certains conflits linguistiques ou ethniques, venant s’interposer – momentanément ? – entre des langues potentiellement concurrentes. Une interview d’Alioune 1. L.-J. Calvet, « Colonisation et langue d’enseignement, note sur une brochure d’A. Davesne », in La Linguistique, vol. II, fasc. 2, 1975, p. 121. 199

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Ndao, linguiste sénégalais, dans le quotidien Télérama, souligne bien cette ambiguïté, qui fait partie des réalités africaines : Pourquoi croyez-vous qu’il n’existe pas de programme politique « anti-langue française » au Sénégal ? demande Ndao. Parce que la situation linguistique n’est pas uniforme dans notre pays. En Côte d’Ivoire, l’appropriation est aboutie : le français est la langue des Ivoiriens, affaire réglée ! Mais chez nous, on oscille encore entre rejet et attrait. Les gens choisissent en fonction de leurs intérêts – comme sur les marchés – et comme les intérêts ne cessent de changer…

La « langue officielle » vient colmater une brèche. Et le terrain, finalement, lui est favorable par défaut. Ndao de conclure : Nous ne sommes pas très sûrs de ce que doit devenir notre nation. Bien sûr, parce que leur humour se ressemble, un Peul et un Wolof se sentent tous les deux Sénégalais, et l’islam a créé une symbiose entre les ethnies. Mais au-delà1 ?

Pour notre part, interrogeons-nous pour finir sur le sous-titre de ce livre, « une langue en copropriété ? ». Il s’agit bien sûr d’une métaphore, mais d’une métaphore qui peut nous aider à réfléchir sur les enjeux auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés. La copropriété implique, de façon générale, le droit pour les propriétaires de donner leur avis sur tout ce qui concerne l’entretien du bien commun, et le devoir de participer d’une manière ou d’une autre (financièrement ou manuellement) à l’entretien de ce bien commun, qu’il s’agisse d’un immeuble, d’une concession ou de terrains agricoles. Des droits et des devoirs, donc. Qu’est-ce que cela pourrait signifier dans le domaine d’une langue ?

1. Télérama, n° 3148, 15 mai 2010. 200

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Notons tout d’abord que la notion de propriété, qui s’applique bien sûr le plus souvent à des biens matériels, peut tout aussi bien être utilisée à propos de biens immatériels comme les langues (on parle d’ailleurs, dans d’autres contextes, de propriété intellectuelle, et c’est bien de cela qu’il s’agit). Il en découlerait que, du côté des droits, tous les locuteurs d’une langue peuvent, in vivo, l’utiliser comme bon leur semble. Qu’ils peuvent lui donner des couleurs locales, enrichir son vocabulaire, modifier sa syntaxe, bref, participer à l’évolution de cette langue, et nous savons que les langues évoluent sans cesse. La formule suivante résume assez bien cela : « Les langues appartiennent à ceux qui les parlent », et ils en font ce qu’ils en veulent. On objectera qu’il existe une limite à ce droit, car il risque de mettre à mal l’intercompréhension, qui nécessite une norme unificatrice. Ce qui nous mène à un autre droit des locuteurs, celui, in vitro cette fois, de légiférer sur la langue. La norme du français est, en Afrique, exogène, elle vient d’ailleurs, et l’on pourrait réfléchir aux façons de mettre en place une normalisation partagée d’une langue partagée. On pourrait ainsi, mais ce n’est qu’un exemple, imaginer que face à l’Académie française, ou à côté d’elle, soient créées une Académie francophone, ou des académies de la langue française dans les différents pays francophones, qui pourraient intervenir à la fois sur les normes locales et sur la norme globale. Pour ce qui concerne les devoirs, les choses sont bien sûr différentes. La francophonie demande par exemple à ses pays membres d’utiliser le français dans les instances internationales lorsque la langue de ces pays n’y est pas langue officielle ou langue de travail : si la Pologne est membre de la francophonie, alors elle devrait utiliser le français à l’ONU ou à l’Unesco. La question ne se pose pas dans les mêmes termes pour les pays africains dont le français est la langue officielle : il peut 201

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sembler « naturel » qu’ils utilisent le français dans ces instances, et c’est d’ailleurs ce qu’ils font. Mais ce devoir de défense du français en implique d’autres, concernant cette fois les langues africaines. Si le français en effet est, ou peut devenir, en Afrique une langue en copropriété, qu’en est-il des langues africaines ? Sont-elles des langues en copropriété pour des francophones belges, français, québécois ou suisses ? La question peut paraître saugrenue : même si le taux d’Africains parlant français peut être évalué, selon les situations, entre 10 et 20 %, celui de Belges, de Français, de Québécois ou de Suisses parlant wolof, bambara, baoulé, lingala ou sango est ridiculement bas. Pourtant, le respect de la diversité linguistique implique que ces derniers, les francophones « du Nord », se sentent tout aussi concernés par la défense du français que par celle des langues africaines. Ce n’est certes pas à eux de décider des politiques linguistiques à appliquer (il n’y a pas de « droit d’ingérence » en matière de langues), mais une fois ces politiques choisies par les différents pays indépendants de l’Afrique francophone, il leur revient de les aider, dans la mesure de leurs moyens, à les mettre en place. Vœux pieux ? Non, nécessité impérieuse. Si la francophonie institutionnelle ne peut se substituer aux États – et ne le cherche d’ailleurs pas – pour ce qui concerne leurs politiques linguistiques respectives (encore une fois, il n’y a pas ici de « droit d’ingérence »), elle doit cependant pouvoir répondre à la demande. Il s’agit là d’un devoir de la francophonie et d’un droit des États membres. Devoir de solidarité et droit de faire appel à cette solidarité. C’est donc sur cette nécessaire complémentarité que, finalement, débouche l’histoire du français en Afrique. Les générations à venir auront pour tâche de lui donner un contenu concret.

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Suite de la page 4

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CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

LES BOÎTES NOIRES DE LOUIS-JEAN CALVET Sous la direction d’Auguste Moussirou-Mouyama « Pour dire les choses simplement, j’étais convaincu qu’il fallait ouvrir les boîtes noires », écrit Louis-Jean Calvet, « le linguiste à la pipe », en conclusion de ses Essais de linguistique. Souci constant, chez l’auteur de Pour et contre Saussure, d’interroger les fonds, tréfonds et doubles-fonds de son sujet d’étude depuis 1968 : le langage, toujours envisagé comme manifestation de la complexité humaine. Un même souci a animé les contributeurs – chercheurs, écrivains, artistes, journalistes, acteurs de la francophonie –, issus de douze pays et cinq continents, de ce livre d’hommages et de témoignages qui célèbre quarante ans d’activité dans les territoires du langage, des langues d’Afrique noire aux refrains de la chanson française. Du fondateur Linguistique et Colonialisme (Payot, 1974) aux Essais de linguistique (Plon, 2004), l’œuvre, l’homme et sa pensée sont passés au crible de la science et de l’amitié par Pierre Encrevé, Abdou Diouf et bien d’autres, dont Georges Moustaki et Maxime Le Forestier, qui évoquent ici le biographe de Brassens, Ferré et… Moustaki. Quarante-trois invitations à suivre les pas d’un linguiste buissonnier au parcours peu rectiligne, dont la notoriété a depuis longtemps dépassé les cercles universitaires. L’ouvrage inclut une bibliographie exhaustive des travaux de Louis-Jean Calvet, de 1969 à 2007.

ISBN 978-2-8098-0028-9 / H 50-5565-2 / 506 pages / 28 €

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Cet ouvrage a été composé par Atlant’Communication au Bernard (Vendée) Impression réalisée sur Roto-Page par l’imprimerie Floch à Mayenne en septembre 2010 pour le compte des Éditions Écriture département éditorial de la S.A.S. Écriture-Communication

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Imprimé en France N° d’impression : Dépôt légal : octobre 2010

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C’est cette histoire que retrace Louis-Jean Calvet, s’appuyant aussi bien sur l’analyse de documents d’archives que sur des enquêtes de terrain, brossant le tableau d’une langue désormais partagée, en copropriété, et évoquant ses possibilités d’évolution. Linguiste de renommée internationale né en Tunisie en 1942, professeur à l’université de Paris-V (Sorbonne) et à l’université de Provence, Louis-Jean Calvet est spécialisé en sociolinguistique. Son essai fondateur Linguistique et Colonialisme (Payot, 1974) est à l’origine de tout un courant africain de linguistique. Il est l’auteur de nombreux livres consacrés à la théorie des langues et à la sémiologie, tels que Roland Barthes (Flammarion, 1990), Les Politiques linguistiques (PUF, 1995), Essais de linguistique (Plon, 2004), Le Jeu du signe (Seuil, 2010), ainsi qu’à l’analyse du discours politique (Combat pour l’Élysée, Seuil, 2006).

Collection « Le français, langue partenaire », dirigée par Amidou Maïga

www.editionsecriture.com

Louis-Jean Calvet

Près de deux siècles plus tard, les pays africains sont confrontés au même type de problèmes. Mais le français s’est en même temps « africanisé », il a pris des couleurs locales, tandis que certaines langues africaines s’imposaient comme langues véhiculaires et que d’autres étaient utilisées dans l’enseignement ou l’alphabétisation.

Louis-Jean Calvet

HISTOIRE DU FRANCAIS EN AFRIQUE Une langue en copropriété ?

HISTOIRE DU FRANCAIS EN AFRIQUE

En 1817 s’ouvre à Saint-Louis du Sénégal la première école en français. Jean Dard, l’instituteur qui en est responsable, fait le choix d’apprendre d’abord à écrire et lire aux élèves dans leur langue, le wolof. S’ensuivront de longs débats, parfois polémiques, sur la place des langues africaines dans l’enseignement et le type de pédagogie à appliquer.