Baise ton prochain - UNE HISTOIRE SOUTERRAINE DU CAPITALISME 9782330131791

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Baise ton prochain - UNE HISTOIRE SOUTERRAINE DU CAPITALISME
 9782330131791

Table of contents :
DU MÊME AUTEUR
Baise ton prochain
INTRODUCTION
PRÉLIMINAIRES TEXTUELS : DÉCRYPTAGE ET DÉPLIEMENT D’UN ÉCRIT ÉSOTÉRIQUE
MANDEVILLE ET LA NAISSANCE DU CAPITALISME OU COMMENT PASSER DE LA PÉNURIE À L’ABONDANCE, GRÂCE À LA PERVERSION… ET TOUT DÉTRUIRE
LE CAPITALISME COMME SYSTÈME BORDERLINE
BIENVENUE À CLOACA
CONCLUSION
ANNEXE
Recherches sur l’origine de la vertu morale Bernard de Mandeville, 1714 (traduction nouvelle).

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DU MÊME AUTEUR ESSAIS LE BÉGAIEMENT DES MAÎTRES – LACAN, BENVENISTE, LÉVI-STRAUSS…

[1988], Érès, Toulouse, 1999. Gallimard, Paris, 1990. FOLIE ET DÉMOCRATIE, Gallimard, Paris, 1996. LACAN ET LE MIROIR SOPHIANIQUE DE BOEHME, Epel, Paris, 1998. LETTRES SUR LA NATURE HUMAINE, Calmann-Lévy, Paris, 1999. L’ART DE RÉDUIRE LES TÊTES, Denoël, Paris, 2003. ON ACHÈVE BIEN LES HOMMES, Denoël, Paris, 2005. LE DIVIN MARCHÉ, Denoël, Paris, 2007 ; Folio essais, 2012. LA CITÉ PERVERSE, Denoël, Paris, 2009 ; Folio essais, 2012. L’ENFANT FACE AUX MÉDIAS (avec Dominique Ottavi), Fabert, Paris, 2011. L’INDIVIDU QUI VIENT… APRÈS LE LIBÉRALISME, Denoël, Paris, 2011 ; Folio essais, 2015. IL ÉTAIT UNE FOIS LE DERNIER HOMME, Denoël, Paris, 2012. LE DÉLIRE OCCIDENTAL ET SES EFFETS ACTUELS DANS LA VIE QUOTIDIENNE : TRAVAIL, LOISIR, AMOUR, LLL, Paris, 2014 ; Agora Pocket, 2018. LA SITUATION DÉSESPÉRÉE DU PRÉSENT ME REMPLIT D’ESPOIR, Le bord de l’eau, 2016. LA FABLE DES ABEILLES (ET AUTRES TEXTES DE BERNARD DE MANDEVILLE), Agora Pocket, Paris, 2017. LE CODE JUPITER, Équateurs, Paris, 2018. LES MYSTÈRES DE LA TRINITÉ,

ROMAN LES INSTANTS DÉCOMPOSÉS,

Julliard, Paris, 1993.

Illustration de couverture : Christel Fontes

© ACTES SUD, 2019 ISBN 978-2-330-13179-1

DANY-ROBERT DUFOUR

BAISE TON PROCHAIN UNE HISTOIRE SOUTERRAINE DU CAPITALISME

Il est bien connu que l’or, dont le Diable fait cadeau à ses adorateurs, se change en excréments après son départ. SIGMUND FREUD Névrose, psychose et perversion, 1908.

INTRODUCTION

Goethe, méditant au soir de sa vie sur l’Histoire, considérait que ce “mystérieux atelier de Dieu” présentait des alternances entre de longues périodes de calme relatif et des moments de secousses telluriques brutales, des éruptions soudaines, provoquant de subites bifurcations1. Cette pensée de Goethe s’applique parfaitement à ce que je voudrais présenter ici : une éruption culturelle – comme on dit “révolution culturelle” – de forte magnitude. Elle date de trois siècles et elle a donné forme à notre monde actuel. Je veux tout simplement dire qu’on ne comprendrait rien à notre présent si l’on ne se reportait pas à ce qui s’est alors passé. Cette intuition de Goethe a été reprise par Stefan Zweig dans Les Très Riches Heures de l’humanité (1927), où il passe en revue douze moments à ses yeux essentiels de l’Histoire de l’humanité. Il s’arrête ainsi à cet instant du 29 mai 1453 qui décida de la perte décisive de Byzance par le monde chrétien ou à cette minute du 18 juin 1815 où Napoléon perdit la bataille de Waterloo. Ce sont là, écrivait Zweig dans sa préface, des moments “d’une grande concentration dramatique, porteurs de destin, où une décision capitale se condense en un seul jour, une seule heure et souvent une seule minute”.

Or, Zweig ne relate pas seulement des événements cruciaux dans les domaines politique, militaire ou scientifique, mais aussi des surgissements dans la culture. Par exemple, les circonstances dans lesquelles Haendel, près d’agoniser, connaît une véritable résurrection pour composer dans la fièvre, en quelques jours à partir d’un certain 21 août 1741, son chefd’œuvre lyrique, l’oratorio Le Messie. C’est donc un événement de cette ampleur que je voudrais ajouter à ceux que Zweig rapporte. À ceci près que, dans le texte que je m’apprête à présenter, le rôle du Messie venu sauver les hommes est tenu par… le Diable. Une innovation hérétique qui suffit à faire de ce texte un véritable brûlot philosophique puisqu’il ouvre d’emblée une question abyssale : se pourrait-il qu’à un moment précis de l’Histoire, Dieu, du temps où Il existait encore, ait envoyé le Diable en guise de nouveau Messie ? S’Il l’a fait, ce fut une belle bourde, une bourde divine. Dont il est permis de penser qu’Il en est mort. * Diable… La prise du pouvoir par l’esprit du Malin dans les affaires humaines est en effet littéralement thématisée dans un court texte datant de 1714. Un écrit aujourd’hui à peu près complètement oublié, sauf bien sûr de quelques érudits qui, telles des sentinelles, veillent aux marges de notre monde. Un essai d’une puissance visionnaire extraordinaire, au point qu’il s’avère essentiel pour comprendre notre présent. Ce court libelle (24 000 caractères, soit une douzaine de pages) s’intitule Enquiry into the Origin of Moral Virtue2 – en français, Recherches sur l’origine de la vertu morale. Il a été écrit à Londres, à l’aube de la première révolution industrielle, par Bernard

de Mandeville, philosophe et médecin des maladies nerveuses, en même temps qu’inspirateur de la pensée économique libérale moderne (notamment d’Adam Smith et des utilitaristes). Mandeville, héritier d’une famille de médecins d’origine française, est né à Rotterdam en 1670. Il a suivi ses études à Leyde et obtenu son doctorat en philosophie en 1689 et son diplôme de médecine en 1691. Puis il est parti s’installer à Londres où il s’est fait connaître comme “médecin de l’âme” (“psy”, dirait-on aujourd’hui). Ces Recherches sur l’origine de la vertu morale ont été publiées la première fois en complément de l’édition de 1714 de l’œuvre la plus connue de Mandeville, La Fable des abeilles, dont il vaut de rappeler brièvement la genèse. En 1704, Mandeville avait traduit en anglais et publié une trentaine de fables de La Fontaine. Le genre lui a alors assez plu pour qu’il écrive aussitôt, en 1705, une fable de son cru intitulée La Ruche mécontente ou les Fripons devenus honnêtes. Mandeville fera distribuer son poème anonymement et sous le manteau. Le texte décrit une ruche florissante où prospèrent non seulement tous les métiers, mais aussi et surtout tous les vices. Cependant, les habitants de la ruche, qui se sentent coupables, décident d’opter pour l’honnêteté. Résultat : plus les vices disparaissent, et plus les abeilles se réjouissent, mais plus les métiers disparaissent, et plus la ruche dépérit. Comme dans toute bonne fable, celle de Mandeville contient une maxime – en l’occurrence très paradoxale : “Les vices privés font la vertu publique” et une moralité : “Il faut que la fraude, le luxe et la vanité subsistent, si nous voulons en retirer les doux fruits.” Mandeville développera pendant vingt-quatre ans, sur des dizaines de textes et des centaines de pages, toutes les implications de ce poème initial de 433 octosyllabes.

En 1714, paraît la première édition de La Fable des abeilles. Elle comprend le poème de 1705, vingt Remarques sur la fable, plus les Recherches sur l’origine de la vertu morale. J’ai déjà longuement commenté la fable, notamment lorsque j’ai édité cinq textes de Mandeville, en 2017, précédés d’une longue présentation consacrée à sa biographie, sa pensée et sa réception3. C’est à l’occasion des recherches approfondies alors entreprises que j’ai découvert les Recherches sur les origines de la vertu morale, au contenu littéralement explosif. C’est par choix que je n’ai pas alors édité et commenté cet écrit : je voulais réserver à ce petit essai la place spéciale qu’il mérite et que je lui accorde maintenant dans le présent livre. Avant d’être proscrit et de sombrer dans l’oubli, ce petit texte n’avait pas échappé à Voltaire qui y avait fait de larges emprunts dans les chapitres VIII et IX de son Traité de métaphysique de 1734, sans toutefois mentionner le nom de Mandeville et en en affadissant beaucoup les thèses originales. Or, celles-ci étaient tellement sulfureuses qu’elles finirent, dès la seconde édition de 1723, au bûcher – il faut dire que Mandeville avait encore aggravé son cas avec un texte recommandant la fermeture des “Écoles de charité”. Ses écrits furent considérés comme pernicieux et diaboliques, et condamnés par le “Grand Jury du Middlesex” en 1723, puis, après leur traduction en français en 1740, mis à l’index et brûlés à Paris par le bourreau en 1745. Pour couronner le tout, son nom, Mandeville, fut transformé en Man Devil, l’homme du Diable. Ce fut le plus grand scandale philosophique de l’Europe des Lumières. Il en résulta un refoulement hors de la pensée légitime des œuvres de Mandeville. Un refoulement radical procédant d’une volatilisation physique atteinte dès Fahrenheit 451 quand le papier s’enflamme et que l’autodafé fait disparaître toute trace du texte qu’il portait. *

Pour donner une idée des oubliettes où se trouve aujourd’hui relégué ce petit texte, nous pouvons faire usage d’un outil internet, bien connu des chercheurs travaillant sur les textes et documents. Une des fonctions de Google Books permet en effet de savoir combien de livres anciens ou modernes contiennent au moins une fois, en titre ou dans le texte, une occurrence précise. La requête (traitée en 0,84 seconde) révèle donc que 753 livres contiennent l’occurrence Recherches sur l’origine de la vertu morale, associée au nom de “Mandeville”. C’est très peu. Il suffit de prendre un autre écrit du XVIIIe appartenant au même champ de pensée, par exemple Du contrat social de Rousseau, et de comparer les scores. Le résultat est sans appel : cette dernière occurrence, associée au nom de son auteur, se trouve dans 146 000 ouvrages. En somme, pour deux cents ouvrages mentionnant le texte de Rousseau, il n’en existe qu’un évoquant celui de Mandeville4 ! Un tel écart pourrait se schématiser ainsi : le texte de Mandeville a occupé les esprits savants “deux cent fois moins” que celui de Rousseau ! Texte enfoui, donc. Et cependant, j’affirme qu’il contient une idée axiale : il est porteur d’une décision capitale à la suite de laquelle le monde tout entier a changé d’aspect. En un mot, il appartient à ces moments rares et déterminants de l’histoire humaine : Lorsqu’une telle heure “historique” se produit, écrivait encore Zweig, elle est décisive pour des décennies et pour des siècles. De même que l’électricité de toute l’atmosphère s’assemble à la pointe d’un paratonnerre, une masse considérable d’événements se trouve concentrée alors en un minimum. Ce qui d’ordinaire se déroule lentement, de manière successive ou parallèle, se comprime en un seul instant qui détermine et décide tout : un seul oui, un seul non, un geste avancé ou retardé rend cette heure irrévocable pour cent générations et détermine la vie d’un individu, d’un peuple ou même la destinée de l’humanité entière.

*

Je gage que le lecteur avisé se posera ici une question de bon sens : si cet écrit est si important, pourquoi est-il si oublié ? N’oublie-t-on pas plutôt les textes mineurs, alors que les textes majeurs finissent toujours par émerger ? D’ailleurs, même lorsqu’on force le destin pour tenter d’inscrire dans les annales du monde un écrit indigent, des ratures qui ne feront jamais littérature, l’histoire finit toujours par rendre son jugement. Ainsi, ce n’est pas de l’insipide roman Les Loups d’un dénommé Guy Mazeline, lauréat du prix Goncourt 1932, que l’on se souvient aujourd’hui, mais du Voyage au bout de la nuit de Céline, pourtant passé à la trappe par les dix jurés du Goncourt le 7 décembre de cette année-là. Ces objections sont parfaitement recevables. Elles appellent plusieurs précisions. * Il convient d’abord d’interroger le terme “oublié” pour savoir s’il rend compte du statut actuel des écrits de Mandeville en général et de cet opuscule en particulier. Il me semble que “occulté”, voire “refoulé”, seraient beaucoup plus exacts. Il y a de bonnes raisons à cela : la pensée de Mandeville a été refoulée une première fois, je l’ai dit, parce que ses livres, ayant été brûlés dans toute l’Europe, ont disparu. Et ce texte en particulier a été refoulé une deuxième fois parce qu’il énonce ce qui a été considéré comme une horreur morale, une vérité sur l’homme que l’homme ne veut pas entendre. Au cœur de cet écrit de Mandeville, on trouve en effet cette idée : le désir central de l’homme est d’être reconnu comme bon et vertueux – qu’il le soit effectivement ou non. Cet écrit dit en somme que la vertu n’existe pas. Pire : elle n’est qu’un désir de s’afficher vertueux dont on jouit d’autant plus qu’il nous élève par rapport aux autres. En d’autres termes, ce texte dit que ce à quoi nous tenons le plus, notre image altruiste, est inauthentique. Foutaise. C’est du toc.

Imaginez maintenant la conséquence d’une telle proposition sur ledit “vertueux” : plutôt que d’interroger son idéal, il niera la démonstration de Mandeville qui le défait, lui et son idéal. Ce texte sera alors voué à être refoulé, non entendu. Deux refoulements, l’un dû aux autodafés, l’autre à l’opprobre moral subi, c’est déjà pesant, mais nous verrons bientôt que sa pensée aura à en supporter un troisième, par masquage de ses thèses sulfureuses, et un quatrième, d’ordre théorique. * La pensée de Mandeville serait donc à considérer comme inentendable par le commun des mortels. De deux choses l’une alors : soit il faut la considérer comme nulle et non avenue, soit il faut la classer dans la catégorie des œuvres ésotériques. C’est cette voie que j’ai privilégiée : ce petit texte est pensable comme un Man Devil Code ésotérique. “Ésotérique” non pas au sens du bazar occulte, abstrus qui permet au premier gourou malin de prendre barre sur l’esprit fragile. Mais “ésotérique” au sens premier du terme, qui désigne par exemple cet enseignement de Pythagore où les nombres et leurs lois permettent de parvenir à des vérités inaccessibles autrement. C’est justement ce que propose le texte de Mandeville : il promet l’accès à une vérité encore jamais dite, in-ouïe auparavant. Sauf que, pour y accéder, il faut passer par-delà ce que nous ne sommes pas prêts à entendre. Cet enseignement est donc réservé à un petit nombre d’hommes affranchis des préjugés moraux du commun et appelés en conséquence à tisser ensemble un puissant réseau ésotérique. * Master Mind…

La création de la Société du Mont-Pèlerin en 1947, par Friedrich Hayek (1899-1992), résulte justement d’une telle transmission ésotérique. Hayek, ce penseur d’origine viennoise, très érudit (économiste, philosophe, psychologue, historien, politologue), visait précisément à reconstruire le libéralisme à partir de fragments perdus de vue ou mal entendus depuis deux siècles et il y est tellement bien parvenu qu’il est ensuite devenu chef de file de l’école dite “néolibérale” de Chicago, revendiquant le libre marché et le monétarisme et s’opposant au keynésianisme et à toute régulation5. Ces fragments décisifs, Hayek les a notamment trouvés dans les propositions venues de Mandeville qu’il a tout simplement présenté comme un Master Mind, un grand esprit, un maître à penser6. Pour Hayek, Mandeville conduit en effet directement à Adam Smith (et au concept de “main invisible” harmonisant les intérêts privés) et à David Hume (et au rôle moteur, non de la raison, mais des passions). S’appuyant sur un tel Esprit, cette petite société d’affranchis s’est mise à fonctionner sous le mode du “prophétisme religieux”. Une sorte de “secte” en somme qui cherchait à promouvoir une “utopie”, selon le mot de Hayek, et qui a si bien réussi qu’elle a inventé la religion qui s’est mondialement imposée, celle du divin Marché, “ordre spontané” si parfait qu’il doit absolument être tenu à l’abri de toute tentative humaine de régulation7. Hayek tient en effet de Mandeville que les hommes peuvent bien décider ce qu’ils veulent, par exemple la probité, cela ne pèse rien par rapport à leur nature qui les pousse à accomplir, en dépit d’eux-mêmes, des formes de socialité complexe et très évoluée qui les dépassent de toute part et qui ne peuvent s’édifier qu’en laissant libre cours à leurs passions (ce qui découle de la formule phare de Mandeville : “Les vices privés font la vertu publique”). Fondée sur cet axiome mandevillien par Hayek, entouré de trente-cinq membres lors de sa création (dont huit reçurent ensuite le prix dit Nobel d’économie dont Friedrich Hayek lui-même, Milton Friedman, James M.

Buchanan et Gary Becker), cette petite société d’affranchis, financièrement soutenue dès l’origine par de grandes entreprises, a donné naissance à de nombreux think tanks (environ deux cents dans les années 1970). Ces derniers, contre le keynésianisme ambiant de l’après-guerre, ont souterrainement diffusé l’idée néolibérale avant que celle-ci ne s’empare officiellement du monde pour le reconfigurer entièrement à partir des années 19808. On ne sait pas assez que deux think tanks issus de cette société ont joué un rôle décisif dans les arrivées au pouvoir de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne (1979) et de Ronald Reagan aux États-Unis (1980) : respectivement l’Institute of Economic Affairs (créé en 1955) et l’Heritage Foundation (créé en 1973). * Il convient donc d’ajouter aux événements exotériques (qui peuvent être aisément divulgués), consignés par Zweig, des événements ésotériques qui sont sûrement plus décisifs encore puisqu’ils se diffusent par des voies souterraines, profondes et de longue durée, demeurant longtemps inaperçus, jusqu’à ce qu’ils provoquent des séismes. Ainsi en va-t-il de la puissance des spectres dans les affaires humaines ! Une proposition comme celle de Mandeville, trop disruptive (trop diabolique) pour être promptement reçue, peut longtemps hanter les esprits et revenir soudain pour tout emporter. * Ce petit texte enfoui de Mandeville, que je souhaite en quelque sorte subtiliser aux hayékiens afin de l’examiner à nouveaux frais, conjecture donc qu’il existe une passion de ne pas savoir chez l’homme. Procédant d’une instance qui dirait : “Cela, je n’en veux rien savoir.” Ce qui peut se

dire autrement : cet écrit pose qu’il y a de l’insu chez l’homme. Un “insu” dont on peut soupçonner la portée lorsqu’on traduit littéralement ce terme en allemand : Unbewusst – ce qui, retraduit en français, donne inconscient. N’oublions pas que Mandeville est “psy” – un “psy” à qui l’on doit justement, comme je vais essayer de le montrer, la première formulation, deux siècles avant Freud, de l’inconscient. Je m’attacherai à montrer que cet inconscient mandevillien, bien qu’antérieur à celui de Freud, ouvre un horizon insoupçonné, parfois plus puissant que celui de Freud, non pas tant au plan de la clinique individuelle qu’au plan politique. En effet, non seulement il pose l’hypothèse d’une division subjective (ce que l’homme veut bien savoir, ce qu’il ne veut pas savoir), mais aussi et surtout il met cette division subjective en relation avec la division en classes de la société. Je gage qu’il y a dans cette conjoncture de quoi réveiller les freudomarxistes de leur long sommeil (pour ne pas dire coma) traumatique. Beaucoup de penseurs – de Wilhelm Reich à Louis Althusser, en passant par les penseurs de l’école de Francfort comme Erich Fromm, Herbert Marcuse, Theodor Adorno et Max Horkheimer – ont en effet tenté d’articuler l’analyse freudienne des processus psychiques et l’analyse marxiste des processus sociaux. Ils croyaient cette synthèse entre division subjective et division en classes à portée de main. Toujours annoncée et toujours différée au cours du e XX

siècle, elle n’est jamais venue et la critique radicale du monde capitaliste s’est depuis lors engourdie sur ce douloureux échec. Or – ironie de l’histoire –, cette synthèse avait été faite dès les origines du capitalisme par Mandeville. Les hayékiens, pour avoir compris dès les années 1940 que les passions (et non la raison) créaient un ordre supérieur,

ont su en tirer tous les profits – au prix de réduire la formule clef de Mandeville (vices privés = vertu publique) à une simple martingale gagnante9. Il est donc temps d’acter l’échec du freudo-marxisme afin d’ouvrir un nouveau champ critique intégrant enfin l’apport de Mandeville et dépassant de beaucoup la visée utilitaire des hayékiens. Redonner à Mandeville toute sa place dans le jeu critique serait d’autant plus logique que ce dernier a 1) ensemencé l’esprit de Marx de quelques idées fortes (pour ce dernier, “Mandeville a démontré que les vices sont indispensables et utiles dans la société actuelle”, cf. le VIe chapitre de La Sainte Famille, et que l’“accumulation du Capital impliquait l’accroissement du prolétariat”, cf. livre I, 4, XIV du Capital) et 2) qu’il a anticipé de deux siècles la découverte de l’inconscient par Freud. On verra bientôt comment peuvent se relier ces deux plans, politique et psychique. * Lorsqu’on lit ce qui a été écrit sur Mandeville – ce qui ne demande pas un effort surhumain étant donné l’occultation de cet auteur –, il apparaît que personne n’a véritablement glosé sa découverte de l’inconscient, réalisée deux siècles avant Freud. Même les hayékiens en sont restés à une version “light” de l’inconscient mandevillien, en le réduisant au simple jeu des passions. Ce silence s’explique probablement par le fait que les politologues et économistes, lecteurs de Mandeville, ne sont (sauf exception) guère versés dans la psychanalyse (quand ils ne la détestent pas comme les hayékiens), tandis que les psychanalystes ignorent (trop) souvent le champ politique. La découverte capitale de Mandeville est donc demeurée invisible aux penseurs marquants de ces deux champs. C’était probablement là un bon gage pour qu’elle tombe un jour sous la vue de quelqu’un qui, comme moi, navigue entre les deux.

* Pour réaliser enfin le rêve jusqu’alors avorté du freudo-marxisme, il ne suffit pas de relire Marx et Freud en même temps, l’un dans la main gauche et l’autre dans la main droite, comme tant de penseurs l’ont essayé en vain au cours du XXe siècle. Certes, cet exercice croisé ne peut pas faire de mal (surtout aujourd’hui), mais il faut aller plus loin. Et, pour aller plus loin, il faut revenir en arrière, à ce moment fondateur de la première révolution industrielle qui a vu la naissance du capitalisme. Pour avoir été là (au bon endroit, au moment exact et dans la fonction adéquate) lors de cette transformation capitale – c’est le cas de le dire –, Mandeville est celui qui a clairement vu comment (ce que Freud appellera) les pulsions allaient se trouver engagées dans la production (économique), dans le pouvoir (politique) et dans l’organisation (sociale). Pour nouer enfin Marx et Freud, il convient d’en revenir à Mandeville qui a opéré cette sidérante mise en rapport de la division subjective et de la division en classes. Je consacrerai à cette question de longs développements. * Je formulerai donc ainsi mon hypothèse : c’est en raison de sa puissance de scandale (la vertu procède du vice) que la thèse de Mandeville est inentendable. Mais, l’histoire n’est pas à ma connaissance terminée. Elle n’a pas dit son dernier mot. Il a fallu deux siècles pour que Sade sorte de l’enfer des bibliothèques où il était confiné10. Il est probable qu’il en faudra trois à Mandeville pour que la pensée critique parvienne enfin à en faire bon usage11. Normal : Mandeville est encore plus subversif que Sade. En effet, ce dernier “n’a fait que” choisir le mal contre le bien (si bien que les deux états demeurent séparés) alors que Mandeville fait “mieux” (c’est-à-dire

pire) puisque, chez lui, les deux options deviennent indistinguables : le bien procède du mal. Une audace qui mérite beaucoup mieux que le culte ésotériste de ses adorateurs hayékiens qui ont employé sa pensée paradoxale pour la pousser dans les petits cercles de grands décideurs afin que le capitalisme produise toujours plus et gagne toujours plus en se libérant de toute entrave régulatrice. S’il faut en revenir à Mandeville, c’est parce que, au-delà de cet usage utilitaire, il permet tout simplement de comprendre à partir de quel nouage singulier entre économie marchande et économie psychique le capitalisme est né et s’est développé. Et ce, à un point tel que plus personne ne sait aujourd’hui comment arrêter ce système qui marche tellement bien qu’il est en train de tout consommer (les subjectivités, les socialités, l’environnement). Je me joins donc aux quelques érudits et critiques (nous sommes au plus une dizaine en France12) qui s’interrogent sur les tenants et aboutissants de cette révolution mandevillienne réactualisée à des fins utilitaires par Hayek, dont il serait peut-être temps de comprendre toutes les implications, avant qu’on en subisse toutes les conséquences. D’ailleurs cette sortie de l’enfer est en cours. Elle est longue – pas facile de rejoindre le monde “normal” quand on s’appelle Man Devil. Je crois même pouvoir dire que je contribue modestement à cette sortie. Je souhaiterais en effet que mes contemporains comprennent à quoi ils ont affaire au juste avec cet homme du Diable et le protocole qu’il a conçu. J’emploie le mot “protocole” au sens strict : “Instruction précise et détaillée mentionnant toutes les opérations à effectuer dans un certain ordre ainsi que les principes fondamentaux à respecter pour exécuter une action d’envergure.” C’est pourquoi il m’a semblé qu’il était temps de mettre à disposition du grand public cet étonnant sixième texte. *

Il se trouve que j’aborde longuement dans ma présentation des œuvres de Mandeville une question sur laquelle il me faut brièvement revenir ici : celle de sa réception. Dont les temps forts sont marqués par un troisième, puis un quatrième refoulement à l’encontre de sa pensée. C’est Adam Smith (1723-1790) qui sera à la tâche pour le troisième. L’œuvre de Mandeville, on l’a dit, a été condamnée dans la région de Londres, brûlée à Paris, et c’est à cause de la répugnance persistante qu’elle inspire dans toute l’Europe qu’il faut entreprendre de la blanchir de tout diabolisme. Cette visée requiert de la présenter sous l’aspect neutre et sérieux de la science. C’est le seul moyen pour endormir le soupçon récurrent pesant sur sa morale. Cette véritable opération de communication a été initiée par Adam Smith dans son œuvre principale, la Richesse des nations, et poursuivie par les penseurs de l’économie libérale pendant deux siècles, jusqu’à la résurrection miraculeuse de Mandeville comme “maître à penser” par Hayek au milieu du XXe siècle. En somme, il a longtemps fallu faire du Mandeville sans Mandeville. Adam Smith s’y est employé avec le succès que l’on sait, en trois temps. Premier temps, Adam Smith dénonce l’œuvre de Mandeville comme “licencieuse” et prend garde de la mentionner le moins possible. Deuxième temps, il reprend le grand principe mandevillien tout en se gardant d’utiliser le mot “vice” dans un sens positif. Il se contente de le remplacer par celui, d’apparence plus neutre, de self love. Quel humain, sujet comme tel à l’amour de soi, bannirait cet amour à condition qu’il soit éclairé ? Enfin, troisième temps, comme pour définitivement rassurer sur ses intentions, Adam Smith écrit un autre traité, la Théorie des sentiments moraux13, privilégiant la notion de sympathie correspondant à la capacité altruiste de comprendre l’autre – soit l’envers même de l’égoïsme impliqué

par le self love. Sans nulle part indiquer comment penser le rapport entre ces deux valeurs opposées. Mais seul le résultat compte : Adam Smith a réussi à occulter le sulfureux Mandeville, d’un côté, en lui prenant tout – on fait commencer la science économique à Adam Smith –, de l’autre, en masquant la reprise de ses thèses par l’affichage ostensible d’un principe moral lui permettant de récupérer à son profit les théories sur la sympathie imprégnant l’air du temps – celle de Shaftesbury et de Hutcheson notamment14. Cette habile stratégie n’a cependant pas réussi à tromper Marx : il indique dans une note du Capital (livre I, 4, XIV) que certains passages de la Richesse des nations sont presque littéralement copiés de La Fable. * Cette occultation de Mandeville sera, plus d’un siècle après Smith, parachevée par Max Weber, dans son fameux ouvrage, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905, puis 1920). Un livre, devenu le pont aux ânes des études sociologiques, dans lequel l’auteur explique le développement du capitalisme à partir du XVIIIe siècle par l’influence de l’ethos protestant, comme tel puritain et ascétique. Si l’accumulation première nécessaire au lancement du capitalisme a été réalisée par les protestants, c’est, disait Weber, parce qu’il leur fallait “gagner de l’argent, toujours plus d’argent [signe possible de l’élection divine], tout en se gardant strictement des jouissances spontanées de la vie15”. Or, si l’on examine les nombreuses sources de l’analyse de Max Weber, on constate que l’éminent sociologue n’a rien de moins que retranché aux minutieuses enquêtes qu’il a menées sur les courants protestants à partir du e XVII

siècle (le calvinisme, le piétisme, le méthodisme et les sectes baptistes) un auteur majeur qui affichait pourtant son calvinisme (repérable

à l’idée que, de la Chute, résulte une nature humaine viciée) et qui avait travaillé sur la formation de la richesse : Mandeville. Lequel dit l’exact contraire de Weber : ce n’est pas la vertu, mais le vice qui se trouve à l’origine de ce que, à partir de Marx et Engels, on appellera le capitalisme. Ce qui m’a fait dire que Mandeville a été “caché sous le tapis” par Weber. Au refoulement par volatilisation physique de ses œuvres, au refoulement moral de Mandeville pour ses thèses scandaleuses et au refoulement smithien par blanchissement de ses thèses, il convient donc d’ajouter un quatrième refoulement d’ordre théorique mis en œuvre par Weber, par refus de considérer ses thèses. Ce fut le coup de grâce. Il vaut de noter que ce n’est qu’en 1920, soit juste avant sa mort, que le nom de Mandeville est revenu à Weber. Comme si ce dernier avait voulu croire jusqu’au bout à la sainteté des créateurs du capitalisme. Dans un de ses derniers textes, il sera pourtant amené à constater que “la religiosité ascétique [des débuts] s’est muée en […] un réalisme pessimiste, [celui] de La Fable des abeilles de Mandeville16”. De là résulte la thèse wébérienne (qui compte nombre d’adeptes) de la chute dans un monde de plus en plus désenchanté (c’est-à-dire exempt de sainteté). Mais un homme de l’intelligence de Weber, s’il avait donné sa juste place à Mandeville dès le début, aurait pu se demander si le destin cynique du capitalisme n’était pas en fait écrit dès son origine. Prendre en compte Mandeville lui aurait en effet permis de penser que l’idéal puritain des fondateurs du capitalisme n’était peut-être que le masque vertueux qu’ils ont préféré exhiber pour mieux dissimuler un côté autrement plus sombre. Ce qui aurait plongé Weber dans une vertigineuse question : la couche puritaine apparente qu’il voyait bien ne cachait-elle pas une sous-couche perverse qu’il fallait absolument révéler ?

Quand un penseur se rend compte qu’il a oublié ou mis de côté des données importantes concernant son objet, il ne lui reste qu’une décision à prendre : les réintégrer et remanier sa pensée autant que nécessaire. C’est arrivé à des gens très bien : par exemple, c’est parvenu à l’âge quasi vénérable de cinquante-huit ans que Freud s’est rendu compte de la nécessité d’introduire le concept de “narcissisme” en psychanalyse (cf. l’article éponyme de Freud publié en 1914). Ce fut un tournant épistémologique qui l’a conduit à remanier sa théorie des pulsions et à imaginer une seconde topique avec trois instances : le ça, le moi et le surmoi. Il aurait donc été intéressant que Max Weber, à cinquante-six ans, s’il n’avait pas été quelque peu positiviste, s’ouvre au possible double fond de toute pensée et reprenne en conséquence tout son travail pour intégrer la scandaleuse équation mandevillienne (la vertu publique ne résulte que des vices privés) dont l’oubli l’arrangeait un peu trop bien pour soutenir sa thèse. Or Weber est mort d’une simple bronchite. À croire – cette supposition n’engage bien évidemment que moi – que Weber a préféré mourir plutôt que de tout reprendre en réintégrant la thèse du sulfureux auteur qu’il avait si bien forclos. * Il est des scotomes en médecine qui se traduisent par des taches qui occultent une partie du champ visuel. Il est des scotomes dans l’histoire de la pensée qui dérobent malencontreusement à l’esprit des notions et concepts importants. Cette occultation de Mandeville eut des résultats considérables : l’ouvrage de Weber ayant connu le succès que l’on sait, ce quatrième refoulement de l’auteur de La Fable des abeilles sera reconduit tout au long du XXe siècle par presque tous les grands auteurs, non pas par déni comme chez Weber, mais par ignorance. C’est le cas de ceux de l’école

de Francfort (Marcuse, Adorno, excepté Max Horkheimer) et de ceux de l’école de Paris (Bourdieu, Derrida, Lacan, Deleuze, Foucault, sauf Louis Dumont)17. Ce qui nous laisse aujourd’hui bien démunis. Certes, Max Horkheimer a compris que Mandeville, prenant la suite de Machiavel, pouvait donner au Prince (désormais le Capital) la capacité de savoir “comment manipuler les pulsions des masses afin qu’elles ne deviennent pas une menace pour le maintien de l’ordre18”. Mais c’était une lecture trop timide car Mandeville permet d’aller beaucoup plus loin : il a fait en sorte que tout ce qui était supposé pouvoir troubler l’ordre en construction du Capital (les vices, les passions, les pulsions) soit désormais mis au service de cet ordre. Quant à Louis Dumont, c’est en lisant Mandeville qu’il a compris comment nous étions passés par étapes, à partir du XVIIe siècle, du monde de la transcendance propre à l’Homo hierarchicus, impliquant la subordination de la société à une volonté supérieure à celle des hommes (celle de Dieu ou des dieux), au monde de l’autonomie économique de l’Homo aequalis19 et, de là, pas à pas, à la démocratie. Mais ce qu’il n’a pas vu, et que le texte que nous allons étudier montre bien, c’est que si le capitalisme nous a sortis du vieux système religieux de la transcendance, c’était pour nous faire aussitôt entrer dans un tout nouveau système religieux, absolument inédit. L’ancienne transcendance y est en effet remplacée par une immanence moderne. “Moderne” car cette immanence ne doit plus rien aux anciens polythéismes reposant sur le jeu des forces de la nature. Elle repose en effet sur l’idée que le plan divin (plus de vertu, c’est-à-dire plus de richesse) peut se réaliser tout seul dès lors que les individus ne font que suivre leur égoïsme et leurs propres intérêts. Bref, Louis Dumont n’a pas vu que l’homme du Diable est celui qui avait fondé une nouvelle religion où les hommes n’ont plus eu à se reprocher leurs

vices. Bien au contraire, elle leur recommandait de les vivre sans honte, sans vergogne, car c’est de leurs turpitudes que pouvait naître la seule vraie vertu qui vaille : une richesse potentiellement infinie susceptible d’amener le paradis sur terre. * Mon diagnostic est donc le suivant : alors que notre monde est devenu mandevillien, soit nous n’avons pas accès à sa pensée puisqu’elle est quadruplement refoulée, soit nous n’en percevons que des bribes. C’est à ce constat de fiasco intellectuel majeur que le présent essai tente de remédier en allant au cœur de la pensée mandevillienne telle qu’elle se donne puissamment dans ces Recherches sur l’origine de la vertu morale. Nous commencerons par un décryptage de ce texte. Le deuxième chapitre sera consacré à son commentaire dans le but de lui redonner toute sa place dans l’histoire des idées. Dans le troisième, je tenterai de montrer l’actualité des thèses mandevilliennes jusque dans le capitalisme financier. Le quatrième et dernier chapitre est destiné à évaluer les conséquences actuelles de la révolution culturelle libérale dont Mandeville fut tout à la fois le témoin, l’interprète et le suppôt. Ces recherches impliquant un accès direct au texte de référence, nous en avons fait une traduction nouvelle qui se trouve en annexe (p. 163).

1. Johann W. von Goethe, Conversations avec Eckermann, Gallimard, Paris, 1941. Cf. Lettre du 2 août 1830. 2. Le texte original se trouve dans l’édition de référence des œuvres de Mandeville : The Fable of the Bees or Private Vices, Publick Benefits, 2 vol. With a Commentary Critical, Historical, and Explanatory by F. B. Kaye, Clarendon Press, Oxford, 1924 [on line by Liberty Fund, Indianapolis, 1988]. Cf. vol. 1, p. 77-84.

3. Dany-Robert Dufour, Mandeville. La Fable des abeilles, avec une introduction de cent pages et cinq textes de Mandeville dans la traduction de 1740 largement revue et corrigée : 1) Préface, 2) La Ruche murmurante ou les Fripons devenus honnêtes, 3) Remarques sur La Fable des abeilles, 4) Essai sur la charité et les Écoles de charité, 5) Vénus la populaire ou Apologie des maisons de joie, Agora Pocket, Paris, 2017. 4. On obtient un rapport du même ordre avec les ouvrages de langue anglaise. L’occurrence Enquiry into the Origin of Moral Virtue, associée à “Mandeville”, apparaît 1 640 fois et On the Social Contract, associée à “Rousseau”, 281 000 fois – ce qui donne un rapport de 1 à 170. 5. Sur Hayek, cf. Gilles Dostaler, “Hayek et sa reconstruction du libéralisme”, Cahiers de recherche sociologique, no 32, 1999 (https://doi.org/10.7202/1002401ar). 6. Hayek fait grand cas de Mandeville dès le milieu des années 1940 dans Individualism and Economic Order (University of Chicago Press, Chicago, Illinois, 1948) et il ne cessera de revenir à Mandeville comme en témoigne sa conférence prononcée, vingt ans plus tard, à la British Academy (cf. Hayek, “Lecture on a Master Mind” [1966], reprise dans New Studies in Philosophy, Politics, Economics and the History of Ideas, Routledge & Kegan Paul, Londres, Melbourne et Henley, 1982). 7. François Denord, “Le prophète, le pèlerin et le missionnaire. La circulation internationale du néolibéralisme et ses acteurs”, Actes de la recherche en sciences sociales, no 145, 2002 (https://doi.org/10.3917/arss.145.0009). 8. Outre Hayek, la Société du Mont-Pèlerin comptait parmi ses trente-cinq membres fondateurs Karl Popper (philosophe des sciences), Ludwig von Mises et Milton Friedman (économistes). Leurs caractéristiques communes : un anti-marxisme, un anti-keynésianisme et, accessoirement, un antifreudisme affirmés (sur cette société, cf. Ronald M. Hartwell, A History of the Mont Pelerin Society, Liberty Fund, Indianapolis, 1995). 9. Je rappelle qu’aux jeux de hasard (comme la roulette), la martingale se présente comme une technique secrète permettant de déjouer le hasard et de gagner à coup sûr. À noter que l’“école de Chicago” a raflé près de la moitié des “prix Nobel” d’économie au cours des trente dernières années en mettant au point des formules (ou des martingales) qui permettent de “bien spéculer en Bourse”, de “faire baisser le coût du travail”, etc. 10. À noter que l’Enfer de la Bibliothèque nationale existe : c’est une collection d’ouvrages constituée au début du XIXe siècle, regroupant les textes susceptibles d’offenser la pudeur des lecteurs. On les reconnaît au préfixe de leur cote : ENFER-. 11. Ce qui permet le rapprochement des deux est que Mandeville, au début du XVIIIe siècle, et Sade, à la fin de ce même siècle, ont l’un et l’autre œuvré pour la libération des passions et des pulsions. Je me permets de renvoyer le lecteur à certains textes où j’ai tenté de construire le rapport possible entre Mandeville et Sade, dont La Cité perverse, Folio, Gallimard, Paris, 2012, § 126.

12. Parmi lesquels, je compte Paulette Carrive et † Lucien Carrive qui ont retraduit et présenté Mandeville chez Vrin dans les années 1980, †François Dagognet qui a préfacé et postfacé une édition de La Fable des abeilles en 2006, Jean-Claude Michéa qui revient souvent sur Mandeville au long de ses livres et Hervé Mauroy qui a publié un remarquable article, “La Fable des abeilles de Bernard Mandeville”, Revue européenne des sciences sociales, no 49-1, 2011 (http://ress.revues.org/843). 13. Adam Smith, Théorie des sentiments moraux [1759], trad. Michaël Biziou, PUF, Paris, 1999. Et aussi sur http://books.google.com/, trad. Blavet, publié par Valade, 1774. 14. Shaftesbury est notamment l’auteur d’un Essai sur le mérite et la vertu [1711] et Hutcheson, l’auteur des Recherches sur l’origine de nos idées de beauté et de vertu [1725]. Mandeville, en raillant beaucoup ces deux auteurs, a eu le mérite d’être plus direct qu’Adam Smith. 15. Cf. Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, disponible sur le site des “Classiques des sciences sociales” (www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html), p. 30. 16. Sur ce retour de Mandeville dans les toutes dernières analyses de Max Weber, cf. les conférences de 1919-1920 recueillies dans Histoire économique. Esquisse d’une histoire universelle de l’économie et de la société, Gallimard, Paris, 1991. Pour cette citation, cf. p. 386. 17. Je me permets de renvoyer à mon introduction à Mandeville. La Fable des abeilles où j’examine la réception (manquée) de Mandeville par ces auteurs. Op. cit. 18. Traduit de l’allemand par l’auteur (DRD) d’après le XIXe volume des œuvres complètes de Horkheimer. Cf. Max Horkheimer, Gesammelte Schriften, Alfred Schmidt et Gunzelin Schmid Noerr (éd.), Fischer Verlag, Francfort, 1985-1996, p. 395 sq. 19. Louis Dumont, Homo aequalis. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Gallimard, Paris, 1976 (le livre fait suite à Homo hierarchicus, Gallimard, Paris, 1967, et reprend une série de conférences données à Princeton en 1973).

I PRÉLIMINAIRES TEXTUELS : DÉCRYPTAGE ET DÉPLIEMENT D’UN ÉCRIT ÉSOTÉRIQUE

Le texte a l’air simple. Il est en réalité d’une redoutable complexité. Ce qui en fait assurément un texte ésotérique, à décrypter et à expliciter. Essayons donc d’analyser (au sens premier : de “décomposer”) ce texte auquel le lecteur pourra donc se reporter quand bon lui semble. Pour avoir quelque chance d’y parvenir, il convient en premier lieu de ne pas tomber dans les guets-apens rhétoriques tendus par Mandeville qui veut amener son lecteur à accepter sans broncher ses propositions clefs. Ainsi, Mandeville n’a pas construit son texte de façon à conduire progressivement le lecteur, comme c’est souvent le cas dans les textes philosophiques, vers la conclusion qu’il faut retenir. Processus dont témoigne la fameuse abréviation CQFD qu’on trouve à la fin des textes relevant du genre démonstratif pour indiquer que le résultat attendu a bel et bien été démontré. Rien de tel ici. Dans ce texte, la proposition décisive se trouve non à la fin, en conclusion générale, mais surgit abruptement au terme du premier tiers. Cependant, dès qu’énoncée sous cette forme lapidaire, le texte reprend son cours, ne revient plus sur l’idée et renoue avec les propos émis au début. De sorte que, ce qu’il avait à dire de si étonnant a été dit, mais à l’improviste. Pas de surprise majeure ensuite, sauf qu’à la toute fin survient une nouvelle rupture, comme pour donner le coup de grâce, avec une reprise et un développement surprenant de la proposition sidérante avancée au premier tiers.

En fait, Mandeville est coutumier de ce genre d’artifices rhétoriques. Lorsque j’ai édité Mandeville et revu en profondeur ses textes, j’ai pu relever qu’aux nombreux endroits où il souhaite faire passer une idée scandaleuse, il commence par se ranger à l’avis commun, puis après un “cependant” qui modalise le propos, il affirme tranquillement le contraire de ce qu’il a concédé au début du passage. Je ne citerai qu’un seul exemple tiré de la “Remarque G” – j’y intercalerai entre crochets les remarques nécessaires pour mettre en évidence ce procédé. On lit ceci : Cette espèce de gens (les voleurs), pernicieuse à la société, doit être extirpée avec soin [Mandeville se range donc à l’avis commun]. Cependant, [modalisation] si tous les hommes étaient également justes et n’attentaient jamais au bien d’autrui, la moitié des ouvriers qui travaillent en fer [c’est-à-dire à la sécurité des demeures] manqueraient d’occupation [conclusion : même si c’est moralement répréhensible, il faut absolument, pour des raisons économiques, accepter le vol]20.

* Dans un premier temps, je me contenterai de rétablir le cours de la démonstration de Mandeville, en la dépouillant de ses artifices rhétoriques, de façon à faire clairement apparaître l’enchaînement logique des propositions. Lesquelles, on le verra, ressortissent à plusieurs niveaux. Ou plutôt à plusieurs économies. Ce texte recèle en effet des éléments d’économie discursive, d’économie politique, d’économie marchande et d’économie psychique. Dans le chapitre suivant, je resituerai le contexte historique dans lequel s’énonce cette problématique et je commenterai la profession de foi mandevillienne ainsi reconstituée et ses considérables implications philosophiques. * Ce texte se déploie en dix temps.

• 1) Il traite d’une question centrale en économie politique : comment faire vivre les hommes ensemble sachant qu’ils sont égoïstes et que la contrainte n’est pas suffisante pour les soumettre ? La réponse mobilise un élément venu de l’économie psychique : il faut contraindre les hommes à modérer leurs appétences. Or, aucun argument raisonnable, même savamment prodigué, n’a jamais pu persuader les hommes de suivre cette sage recommandation. • 2) Pour qu’ils consentent à obéir aux lois, il ne reste donc – rançon de leur égoïsme – qu’à les payer (comme dans toute bonne économie de marché). Mais, comme ils sont nombreux et qu’il n’y aura jamais assez d’argent pour tous les rémunérer, il faut les dédommager avec une monnaie… qui ne coûte rien – sinon un peu de vent. C’est en effet en parole – retour à l’économie discursive – qu’on peut les payer, avec des flatteries célébrant l’étendue de leur entendement, leur merveilleux désintéressement personnel, leur noble souci de la chose publique – en bref, l’élévation de leurs âmes. • 3) Cette façon de circonvenir les hommes constitue l’essence du Politique, le cœur de l’économie politique. Mandeville soutient ici un point de vue très original : pour lui, c’est d’abord le politique et non la religion qui promeut l’idée de bien afin de tenir les hommes en bride. La religion ne se réduit pas à la forme que lui a donnée le monothéisme judéo-chrétien, ordonnant la séparation du bien et du mal. Mandeville rappelle avec raison qu’il a existé d’autres formes de religion, notamment les polythéismes, dans lesquelles les notions de bien et de mal étaient beaucoup plus mouvantes, voire absentes. • 4) Le politique est donc, selon Mandeville, cette instance qui organise depuis toujours la flatterie. Celle-ci peut prendre des formes très diverses telles que, dans l’Empire romain, ces monuments, ces arcs, ces trophées, ces statues, ces couronnes militaires… qui sont autant d’éloges publics

accordés aux vivants pour flatter leur orgueil et de récompenses imaginaires accordées aux hommes. Ce qui en résulte, les vertus morales, ne sont que des productions politiques résultant de l’action de la flatterie sur l’orgueil. Il n’est donc rien de plus inauthentique que ces vertus puisqu’elles reposent sur le plaisir donné aux individus de “passer aux yeux des autres, dixit Mandeville, pour ce qu’ils ne sont pas” au point qu’ils vont croire euxmêmes à leur propre vertu. C’est par là qu’on peut les tenir mieux qu’aucune contrainte par corps ne le ferait. Mandeville pose en somme que les hommes ne sont pas là où ils pensent. C’est clairement ici le “psy” qui parle. Celui qui ne peut accepter l’éminence du sujet conscient à lui-même telle qu’elle avait été soutenue par Descartes (“Je pense donc je suis”). Lequel était dans le collimateur de Mandeville depuis qu’il avait affronté sa pensée lors de sa thèse de philosophie à Leyde en 1689. Mandeville n’a eu de cesse depuis lors que de démonter “la ridicule philosophie de ce vain raisonneur21” – nous reviendrons sur ce point dans le prochain chapitre. • 5) Cette politique de la flatterie n’est pas seulement mise en œuvre dans les grandes nations, elle l’est également dans des sous-ensembles régionaux, urbains ou professionnels. Et, preuve de son efficacité, on l’utilise aussi comme l’un des premiers ressorts dans l’éducation des enfants. On les flatte en effet pour l’exécution, même malhabile, d’une action qu’on voudrait qu’ils accomplissent en les assurant qu’ils se comportent alors “comme des grands”. D’ailleurs, les grands eux-mêmes, les Alexandre, les César, aiment à être flattés dans leur amour-propre et à jouir sans trêve des applaudissements de leurs sujets. Tous les hommes vivent ainsi, dans le monde imaginaire de la flatterie, en se nourrissant de “cette monnaie de la louange qui n’est que du vent”.

• 6) Si l’on objecte à Mandeville qu’il existe des actions désintéressées telles celles motivées par la pitié, il répond que la pitié n’est en soi ni bonne ni mauvaise puisqu’elle est aussi ce qui permet de tromper en faisant, par exemple, succomber une vierge ou s’apitoyer un juge. De même lorsqu’on sauve un bébé sur le point de tomber dans le feu. Nous le faisons parce que ce geste héroïque ne peut que flatter notre amour-propre. Et parce que ne pas le faire nous aurait infligé à nous-mêmes une vive douleur en dérogeant à l’instinct de conservation qui ordonne aux vivants de persévérer dans leur être. • 7) Cette politique de la flatterie, menée par des politiques rusés et par des législateurs avisés (des lawgivers, ou “faiseurs de lois”), est donc la seule susceptible de pouvoir faire vivre les hommes ensemble. Il suffit qu’elle fonctionne auprès d’un certain nombre d’hommes pour que l’ensemble social soit tenu. Il en résulte deux classes. Un petit nombre auprès de qui cette politique n’est pas efficace composeront une classe d’individus courant sans cesse derrière les jouissances immédiates et ne pensant qu’à leurs avantages personnels : c’est la classe dangereuse composée des bandits, des voleurs, des proxénètes, des prostituées, des mendiants, des trafiquants… Mais cette basse classe d’irréductibles est indispensable à la constitution d’une classe haute composée de créatures qui se targueront d’avoir réussi là où les autres ont échoué. Elles s’érigeront ainsi en modèle en (se) donnant une idée d’elles-mêmes d’autant plus élevée qu’elles s’afficheront comme capables de se modérer et de prendre autrui en considération. • 8) Tout laisse à penser que, pour constituer ce tableau, Mandeville est parti des maximes sur l’amour-propre de La Rochefoucauld22 (qu’il avait beaucoup lu) et qu’il les a considérablement développées au point de

construire cette théorie en forme de grand théâtre social où il apparaît que nous sommes tous pris dans d’infinis jeux de dupes et de trompe-couillon. Si Mandeville en était resté là, le tableau serait déjà lourd. • 9) Or Mandeville – c’est là son génie – va en rajouter une couche. Et pas n’importe laquelle. Il existe, affirme-t-il, une troisième classe, composée des pires d’entre tous les hommes (“the very worst of them”, des pervers en somme), qui ont pour caractéristique de faire semblant d’obéir à la loi dans un double but : profiter du prestige des vertueux et, surtout, tenir tout le monde tranquille afin d’en tirer tous les bénéfices possibles. Ceux-là simulent l’abnégation (en parlant comme ceux de la classe haute) et ils dissimulent leurs propres imperfections (qui les rattachent à la classe basse) en prônant le dévouement au bien public. Ils forment donc cette troisième classe d’ambitieux qui récoltent tous les bénéfices, qui font tourner les affaires et qui, grâce à leur double jeu, pourront gouverner avec facilité. Il leur suffit en effet de prêcher l’esprit de dévouement au bien public pour mieux contraindre à l’abnégation tous les autres et les faire ainsi travailler à leur service afin de récolter les fruits de leur labeur. • 10) Enfin, coup de grâce – c’est le cas de le dire puisque Mandeville entre alors dans le plan théologique. Admirons ici l’audace de l’“homme du Diable”. On pouvait croire après cet éloge des “pires d’entre tous les hommes” que Mandeville s’était exclu de lui-même de la religion qui, dans les monothéismes, prêche l’amour du prochain. Il n’en est rien puisque l’essai de Mandeville se conclut littéralement en apothéose : il exalte la puissance de Dieu. Non pas que Mandeville cède à la contrition. Non, car il persiste et signe. C’est tout simplement une nouvelle religion qu’il annonce. Une nouvelle religion qui bouscule les prêches classiques sur le bien et le mal. Cette dernière partie permet de faire retour sur un passage du début (3e temps) où Mandeville déniait à la religion tout rôle dans le discernement du bien et du mal. C’est cette idée qu’il reprend à la fin en suggérant que cette

élection des salauds (les “pires d’entre tous”) pourrait bien, en définitive, être voulue par Dieu. Autrement dit, si Dieu a fait les hommes imparfaits, cupides, menteurs, ce pourrait bien être, selon Mandeville, à dessein. C’est peut-être scandaleux, mais c’est ainsi. Ce que Mandeville suggère, c’est que le temps des hommes saints, ou supposés tels, est révolu, terminé. Il faut confier son destin aux pires d’entre les hommes, ceux qui veulent toujours plus quels que soient les moyens employés, car c’est la seule voie possible pour que la richesse s’accroisse et, de là, ruisselle sur le reste des hommes. Ce qui permettra à un grand nombre d’entre eux d’atteindre le bonheur temporel, c’est-à-dire le paradis sur terre. * un art de gouverner Qu’ajoute ce texte à La Fable des abeilles qui prônait déjà cette maxime scandaleuse : “Les vices privés font le bien public” ? Rien d’autre qu’une thèse encore plus radicale et sidérante : “Il faut confier le destin du monde aux pervers.” Thèse accompagnée du pourquoi et du comment faire, avec en plus une proto-théorie de l’inconscient et de la perversion (et du fétichisme) à faire pâlir, comme nous le verrons bientôt, les freudiens, et une théorie de l’art politique bien plus retorse et plus efficace, comme nous le verrons également bientôt, que celle de Machiavel parce que non axée sur le seul maintien du Prince au pouvoir, mais sur l’instauration d’une nouvelle économie politique fondée, non sur la répression des pulsions, mais sur leur libération. Pourquoi faire ? Pour sortir l’humanité du règne de la pénurie afin de la faire entrer dans celui de l’abondance. Bref, ce texte se propose comme ouvertement prophétique puisque Mandeville se pose en annonciateur d’un

monde nouveau, celui qui s’ouvre avec le capitalisme en formation dès l’aube de la première révolution industrielle, seul capable de produire in fine de la richesse. Comment faire ? En instaurant un nouvel art de gouverner. Avec ce texte, Mandeville sort du seul cadre des échanges économiques, celui de La Fable, où il recommandait que chacun, en exerçant sa profession, soit peu ou prou voleur de façon à amasser un argent qui finirait bien par revenir dans les échanges, et profiter à d’autres. Et il entre dans un art de gouverner qui passe par la constitution d’une troisième classe capable de tenir l’ensemble social grâce à un “truc” (truc : au théâtre, machine à manœuvrer les décors) qui ne coûte rien : flatter les uns et stigmatiser les autres. Ces thèses constituent le programme (au sens informatique du terme), quelque chose comme le logiciel, sur lequel s’est construit le capitalisme. Je parie que l’accès à ce programme pourra faire apparaître toute l’histoire du capitalisme jusqu’à aujourd’hui (le capitalisme financier), sous un jour entièrement neuf. * le jumeau de Mandeville C’est là un plan malin, je veux dire diabolique. Corroboré par celui qu’on pourrait nommer “le jumeau en pensée de Mandeville”. Daniel Defoe était en effet un parfait contemporain de Mandeville, londonien comme lui et travaillant sur les mêmes objets. On le connaît comme l’auteur du fameux Robinson Crusoé (1719) où il invente le mythe moderne de l’Homo capitalis, capable de s’approprier des ressources rares et de les transformer par le travail pour satisfaire des désirs potentiellement infinis. Mais on sait moins qu’après avoir publié ce récit devenu mythe de fondation du capitalisme, des effluves de soufre se répandirent assez pour que Defoe

écrive The Political History of the Devil (1726), traduit en français dès 1729 et, lui aussi, mis à l’index en 1743. On y voit le Diable revenir sur Terre après une longue absence et étendre son influence aux institutions et aux modes de gouvernement. La lecture d’analyses savantes sur cette “gémellité” intellectuelle conduit à supposer que Defoe a pensé à Man Devil, c’est-à-dire Mandeville, alors fort connu pour l’esprit malin et cynique de nombre de ses propositions, lorsqu’il a décrit son Devil comme étant doté de facultés intellectuelles hors du commun, perspicace, subtil et rusé, capable de raisonner beaucoup plus rapidement que l’homme23. On aura compris que le Diable évoqué ici ne m’importe pas dans son usage théologique usuel d’ange déchu poussant les humains à faire le mal, mais comme “personnage philosophique”. Deleuze désignait ainsi un personnage fictif associé au nom d’un philosophe (à l’instar du “malin génie” de Descartes), chargé de véhiculer une idée et des concepts nouveaux. Je peux le dire autrement : à cette époque initiale du capitalisme, le Diable s’habillait en Mandeville.

20. À noter que la rhétorique se porte bien puisqu’aujourd’hui on a trouvé une nouvelle façon de dire “C’est un mal, cependant, c’est un bien”. On utilise désormais l’adverbe “en même temps”. Exemple : “Il ne faut pas que les fruits de la croissance soient accaparés par les « 1 % » les plus riches mais, en même temps, il faut supprimer l’impôt de solidarité sur la fortune qui bride ces « premiers de cordée » qui ont la bonté de tirer les autres, les fainéants.” 21. Cf. Dany-Robert Dufour, Mandeville. La Fable des abeilles, cf. “Remarque P”, op. cit., p. 200. 22. François de La Rochefoucauld, Maximes, cf. les quatre premières maximes : 1) “L’amour-propre est l’amour de soi-même”, 2) “L’amour-propre est le plus grand de tous les flatteurs”, 3) “Quelque découverte que l’on ait faite dans le pays de l’amour-propre, il y reste encore bien des terres inconnues”, et 4) “L’amour-propre est plus habile que le plus habile homme du monde”. 23. Cf. John R. Moore, “Mandeville and Defoe”, in Mandeville Studies, Archives internationales d’histoire des idées, vol. 81, Springer, Dordrecht, 1975.

II MANDEVILLE ET LA NAISSANCE DU CAPITALISME OU COMMENT PASSER DE LA PÉNURIE À L’ABONDANCE, GRÂCE À LA PERVERSION… ET TOUT DÉTRUIRE

Ce texte de Mandeville, on l’aura saisi, je le tiens pour extrêmement intelligent et extrêmement inquiétant. Je le dis pour ne pas me cacher derrière une peau de chagrin méthodologique bien connue : la “neutralité axiologique” recommandée par Max Weber aux chercheurs en sociologie. Je peux le dire autrement : je ne crois pas, cher Max Weber, à votre stricte neutralité axiologique puisque je sais que vous-même avez travaillé à partir de données quelque peu expurgées de ce que vous ne vouliez surtout pas voir. Je prendrai donc le parti exactement inverse vis-à-vis des thèses de celui que Max Weber a “oublié”. Elles me fascinent par les notions neuves qu’elles avancent autant qu’elles m’inquiètent par les conséquences qu’elles impliquent. En conséquence, je vais tenter de formuler, de façon aussi rigoureuse que possible, en quoi Mandeville a présenté en 1714 des thèses nouvelles et en quoi certaines le sont encore aujourd’hui, avant de me laisser aller aux deux affects que ces notions suscitent en moi. Premier trait : la redéfinition des rapports entre morale et politique. Mandeville, à l’évidence, s’inscrit dans la brèche ouverte deux siècles plus tôt par Machiavel selon lequel l’art politique apparaît quand le Prince cesse de vouloir être absolument vertueux et apprend à bien user du mal :

À bien examiner les choses, on trouve qu’il y a certaines qualités qui semblent être des vertus, mais qui peuvent faire la ruine du Prince. Et qu’il en est d’autres, qui paraissent être des vices, mais qui amèneront à sa conservation et à son bien-être24.

Autrement dit, l’opposition entre le bien et le mal n’existe pas en politique. Car le mal peut apporter un bien. Cette possible conversion du mal en bien est donc commune à Machiavel et à Mandeville. À ceci près que, chez Machiavel, elle est réservée au Prince (car, du mal qu’il fait peut résulter un bien). Le vice est alors un privilège princier. Alors que, chez Mandeville, le vice devient un principe, non plus seulement princier, mais social. C’est précisément cette “démocratisation du vice” qu’on lit dans l’éloquent sous-titre de La Fable des abeilles : Les défauts des hommes, dans l’humanité dépravée, peuvent être utilisés à l’avantage de la société civile. On peut leur faire tenir la place des vertus morales. Lux e tenebris [La lumière procède des ténèbres].

Ce que Mandeville affirme, c’est que les défauts de tous les hommes, leurs vices, pas seulement ceux du Prince, peuvent être utilisés “à l’avantage de la société civile”. C’est ce changement d’échelle qui permettra de passer d’une république prospère et bien administrée comme Florence à une nation visant l’augmentation exponentielle de la richesse comme l’Angleterre du XVIIIe siècle. Ce texte de Mandeville, Recherches sur l’origine de la vertu morale, gagne aussi à être rapproché du célèbre texte de Nietzsche publié en 1887, Généalogie de la morale. Ils portent en effet sur la même question. Notons tout d’abord qu’il est probable que Nietzsche ait lu Mandeville. En effet, le chapitre VIII d’Humain, trop humain (1878), intitulé “Coup d’œil sur l’État”, se termine par un aphorisme d’allure très mandevillienne : “Opinions publiques – paresses privées”. Nietzsche veut dire que, lorsqu’un intellectuel se soucie trop du bien public, il délaisse ses propres

productions. Que tous le fassent et, alors, cela entraînera “un appauvrissement et un affaiblissement intellectuels” dommageables pour la nation entière. Dix ans plus tard, Généalogie de la morale portera cette thèse à son comble. Nietzsche y explique que la morale, soutenant des valeurs altruistes, exige la pitié envers l’autre et la négation de soi, c’est-à-dire le refoulement de ses instincts et leur culpabilisation. Nietzsche forme alors une proposition radicale : contre la morale des faibles qui empêche l’épanouissement de l’humanité, il faut réhabiliter la morale des forts, celle des créateurs. Cette maxime sera entendue en deux sens bien différents. L’un artistique et l’autre politique. L’artiste entendra que le créateur doit d’abord s’occuper de lui et de sa création. Le politique comprendra que le social doit être dominé par les forts – Nietzsche, on le sait, fut beaucoup dévoyé en ce sens par les nazis. Les thèses de Mandeville et de Nietzsche sur la morale ne sont pas sans rapport. Toutes deux en effet récusent l’éminence et l’évidence du bien. Mais elles diffèrent sur deux points essentiels. 1) Nietzsche impute à la religion chrétienne l’imposition du bien conduisant à la propagation d’une morale du faible alors que Mandeville voit dans cette imposition morale fondée sur l’altruisme un moyen dont use le politique pour que les individus se tiennent tranquilles. 2) À la brutalité de Nietzsche disant qu’il faut transvaluer (renverser) les valeurs, s’oppose la ruse de Mandeville : il faut et il suffit de simuler l’abnégation. On comprend pourquoi la bannière à l’effigie de Nietzsche s’est souvent trouvée portée au XXe siècle par ceux qui marchaient au pas de l’oie vers de féroces combats alors que l’esprit de Mandeville, beaucoup plus subtil, s’est imposé en douceur auprès des élites – jusqu’à gagner celles qui dirigent aujourd’hui le monde. Pour le dire autrement : Mandeville le subtil a gagné contre Nietzsche l’intempestif. Nous verrons bientôt comment.

Deuxième trait : Mandeville, de la scène intime du moi divisé au politique construit comme grand théâtre social en trompe-l’œil. Comme je l’ai déjà indiqué, Mandeville, dans ce texte, s’est beaucoup appuyé sur La Rochefoucauld et ses amères réflexions sur l’amour-propre, tout en les conduisant un cran plus loin. Jusqu’au point de savoir pourquoi et comment de si rédhibitoires défauts pouvaient entraîner rien de moins que la prospérité générale. Or, que trouve-t-on dans l’ouvrage principal de La Rochefoucauld, les Maximes, sur lequel Mandeville prend si fortement appui ? Rien d’autre qu’une prescience de l’inconscient. De l’inconscient entendu non seulement comme ce que les hommes ne veulent pas savoir sur eux-mêmes, mais aussi comme cette instance subjective à quoi ils n’ont pas accès et qui informe cependant tous leurs actes. Il suffit de relire la première maxime figurant dans la première édition, celle de 1664, pour se convaincre de cette prescience de l’inconscient chez La Rochefoucauld lorsqu’il parle de l’amour-propre25 : L’amour-propre est l’amour de soi-même, et de toutes choses pour soi ; il rend les hommes idolâtres d’eux-mêmes, et les rendrait les tyrans des autres si la fortune leur en donnait les moyens […]. Rien n’est si impétueux que ses désirs, rien de si caché que ses desseins, rien de si habile que ses conduites ; ses souplesses ne se peuvent représenter, ses transformations passent celles des métamorphoses, et ses raffinements ceux de la chimie. On ne peut sonder la profondeur, ni percer les ténèbres de ses abîmes. Là, il est à couvert des yeux les plus pénétrants ; il y fait mille insensibles tours et retours. Là, il est souvent invisible à lui-même, il y conçoit, il y nourrit, et il y élève, sans le savoir, un grand nombre d’affections et de haines ; il en forme de si monstrueuses que, lorsqu’il les a mises au jour, il les méconnaît, ou il ne peut se résoudre à les avouer […]. Mais cette obscurité épaisse, qui le cache à luimême, n’empêche pas qu’il ne voie parfaitement ce qui est hors de lui, en quoi il est semblable à nos yeux, qui découvrent tout, et sont aveugles seulement pour eux-mêmes. En effet dans ses plus grands intérêts, et dans ses plus importantes affaires, où la violence de ses souhaits appelle toute son attention, il voit, il sent, il entend, il imagine, il soupçonne, il pénètre, il devine tout ; de sorte qu’on est tenté de croire que chacune de ses passions a une espèce de magie qui lui est propre. Rien n’est si intime et si fort que ses attachements, qu’il essaye de rompre inutilement à la vue des malheurs extrêmes qui le menacent. Cependant il

fait quelquefois en peu de temps, et sans aucun effort, ce qu’il n’a pu faire avec tous ceux dont il est capable dans le cours de plusieurs années ; d’où l’on pourrait conclure assez vraisemblablement que c’est par lui-même que ses désirs sont allumés, plutôt que par la beauté et par le mérite de ses objets ; que son goût est le prix qui les relève, et le fard qui les embellit ; que c’est après lui-même qu’il court, et qu’il suit son gré, lorsqu’il suit les choses qui sont à son gré. Il est tous les contraires : il est impérieux et obéissant, sincère et dissimulé, miséricordieux et cruel, timide et audacieux. […] Il est inconstant, et outre les changements qui viennent des causes étrangères, il y en a une infinité qui naissent de lui, et de son propre fonds ; il est inconstant d’inconstance, de légèreté, d’amour, de nouveauté, de lassitude et de dégoût ; il est capricieux, et on le voit quelquefois travailler avec le dernier empressement, et avec des travaux incroyables, à obtenir des choses qui ne lui sont point avantageuses, et qui même lui sont nuisibles, mais qu’il poursuit parce qu’il les veut26.

Je me suis permis d’introduire l’italique pour marquer les nombreuses occurrences par lesquelles La Rochefoucauld indique combien cette instance agissant dans tous les aspects et à tous les niveaux d’une vie humaine reste invisible à elle-même ou, pour le dire en termes actuels, inconsciente. Mais Mandeville va infiniment plus loin que La Rochefoucauld. Il ne s’en tient pas aux effets de l’amour-propre sur l’individu. Il examine les effets sociaux dans l’être-ensemble. Ce qui l’amène à construire une puissante et étonnante théorie du politique : cette instance se constitue à partir du moment où les individus renoncent à leurs appétences en échange de récompenses imaginaires satisfaisant leur amour-propre. Il en résulte un vaste théâtre de semblants, un théâtre de marionnettes où la loi s’affiche (celle des lawgivers), mais où, en fait, quelques-uns, les pires d’entre les hommes, tirent les ficelles. Troisième trait : Mandeville est le premier inventeur de l’inconscient. Je veux dire que l’inconscient s’est trouvé inventé, non en 1900, mais en 1714 – j’emploie “inventé” au sens où l’on dit du découvreur d’un trésor qu’il en est l’“inventeur”.

Certes, avant lui, l’inconscient existait au sens où les hommes vivaient, qu’ils le sachent ou non, avec cette insondable dimension chevillée au cœur de leur être, commandant les actions qu’ils entreprenaient. Certes, avant lui, l’inconscient existait au sens où cette dimension avait laissé des traces dans les productions culturelles créées par les hommes. Ce n’est pas un hasard si Freud est allé voir du côté de Sophocle (Œdipe) et de Shakespeare (Hamlet), entre autres auteurs, pour construire le concept d’inconscient. Il y était en filigrane. Il “suffisait” de l’extraire de la gangue de la création pour le révéler. Mais, pour bien comprendre ce qui a amené Mandeville à cette invention, il vaut mieux en passer non par Freud, mais par Lacan. Pourquoi ? Attention, cher lecteur, voici venir un scoop à tomber du fauteuil : parce que Mandeville a pris en 1714 le même chemin – c’est-àdire le chemin même – que Lacan allait emprunter deux siècles et demi plus tard. Voyons de plus près. * Lacan avec Mandeville En 1967, dans le séminaire intitulé La Logique du fantasme, Lacan cherche non pas à inventer l’inconscient – c’est déjà fait –, mais à repérer le moment de l’émergence de ce paradigme dans la pensée occidentale. Pour ce faire, il part de Descartes et de sa fameuse formule Cogito, ergo sum, “Je pense donc je suis”, seule certitude qui puisse, selon Descartes, résister au doute méthodique. Une formule, prononcée dès le Discours de la méthode de 1637, reprise ensuite avec quelques variantes : en 1641 dans les Méditations métaphysiques, en 1644, dans les Principes de la philosophie. Pour Lacan, c’est là la formule du sujet conscient de lui-même et à lui-

même par laquelle Descartes fonde le sujet de la science moderne, issue de Galilée, où ce sujet se pose comme potentiellement capable de tout élucider à l’aide des mathématiques. Et, de fait, Descartes écrit à propos de Galilée : Je trouve en général qu’il [Galilée] philosophe beaucoup mieux que le vulgaire, en ce qu’il […] tâche à examiner les matières physiques par des raisons mathématiques. En cela je m’accorde entièrement avec lui et je tiens qu’il n’y a d’autre moyen pour trouver la vérité. (Descartes, “Lettre à Mersenne” du 11 octobre 1638.)

Le projet de ce nouveau sujet de la science est aussi simple que radical : étendre la certitude mathématique à l’ensemble des processus à l’œuvre dans le monde et fonder ainsi une mathesis universalis, une mathématique universelle. Lacan, manifestement, adhère à ce projet jusque dans les formes qu’il a pris à son époque, celles de la cybernétique, puisqu’il inventera quantité de mathèmes pour la psychanalyse, c’est-à-dire des écritures formalisées comme des équations permettant une transmission intégrale. À ceci près que ce qui l’intéresse par-dessus tout, c’est de montrer l’existence d’un sujet de l’inconscient (celui qui bégaie, qui rêve, qui fait des mots d’esprit ou des lapsus) derrière ce sujet de la science et de la conscience. Lacan aurait pu prendre appui sur un événement répertorié : Descartes a fait un rêve déterminant dans la création du sujet de la science et la rationalité moderne. Ce qui nous renvoie au 10 novembre 1619 où le jeune Descartes, qui venait de combattre sous la bannière du duc de Bavière les armées protestantes, profite de la trêve hivernale pour s’enfermer dans un poêle (une chambre chauffée) près d’Ulm. Le soir venu, il s’endort et rêve. Un rêve. Deux rêves. Trois rêves. Descartes comprend aussitôt que ces rêves recèlent un message décisif le concernant, de sorte qu’il cherche à les interpréter sur-le-champ. Pour n’en rien perdre, il en écrit les détails dans un document qu’il gardera par-devers lui jusqu’à sa mort. L’ensemble de ces rêves est trop complexe pour être résumé en quelques lignes (il y est question de fantômes, d’une douleur au côté droit, d’une église, de

personnes connues, d’un vent impétueux, d’un melon, d’un coup de tonnerre, d’étincelles de feu, d’un livre sur une table, de sentences latines…). Le texte écrit en latin par Descartes, intitulé Olympica, est perdu. Mais on peut avoir accès à son contenu détaillé grâce à son biographe, Adrien Baillet. Lequel note que ces trois songes ont “rempli d’enthousiasme” le jeune Descartes puisque ce dernier “y a trouvé les fondements de [s]a science admirable27”. Ce qui peut se dire ainsi : c’est par la folie du songe que Descartes a entendu “l’Ange de la Vérité” lui révéler “la nature mathématique du monde” – une idée à laquelle il allait devoir consacrer, comme le note Baillet, le reste de sa vie. Pour le dire simplement : c’est dans le chaos de la vie nocturne que la rationalité moderne est née. Lacan aurait donc pu analyser ce très riche rêve en vue d’étayer solidement sa thèse permettant de voir derrière le sujet de la science un sujet de l’inconscient. Mais, curieusement, alors qu’il parle longuement de Descartes dans le séminaire de 1967 et du “travail du rêve” (chez Freud luimême, chez Tchouang Tseu et chez d’autres penseurs), il n’évoque pas ce songe du philosophe, pas plus à ma connaissance que dans le reste de son œuvre – ce qui laisse tout simplement à penser qu’il ne le connaissait pas. * Dommage. Il est surprenant que personne dans l’entourage de Lacan, qui comprenait pourtant de brillants normaliens de la rue d’Ulm, ne lui ait signalé ce rêve de Descartes survenu dans la ville d’Ulm, alors même que Freud l’avait mentionné28 et qu’il avait fait l’objet d’interprétations de philosophes alors connus comme Jacques Maritain ou Henri Gouhier. Nous voici donc avec un Freud qui connaissait ce rêve, mais ne savait trop qu’en faire, et avec un Lacan qui aurait pu en dire beaucoup, mais qui ne le connaissait pas.

Je m’explique d’autant moins ce ratage de Lacan que l’analyse du rêve de Descartes lui aurait permis de renforcer la thèse même (science et conscience vs inconscient) que son intervention visait à établir. Faute de ce matériau clinique de premier ordre, il n’est resté à Lacan qu’un pis-aller : sortir de sa manche un drôle d’outil, un sécateur discursif (du type de celui qu’il utilisait avec ses analysants) visant à couper en deux la thèse de Descartes. Le bon docteur sait en effet qu’“analyse” vient du grec analuein – littéralement “décomposer”. Ce qui place l’analyste qu’il est dans la position de celui qui doit savoir revenir du “composé” au “simple”. Un “simple” si simple et si primaire qu’il a pu être “oublié” par le patient. Lacan utilise donc ce bon moyen. Le mercredi 14 décembre 1966, vers 13 heures, sur l’estrade de l’amphithéâtre Dussane archicomble (École normale supérieure), Lacan allonge le chevalier des Cartes sur la paillasse posée en face de lui, et là, devant le Tout-Paris intellectuel, il percute la formule décisive du Cogito et du sujet de la science, “Je pense donc je suis”, et la casse en deux formules en miroir : “Ou je ne pense pas ou je ne suis pas”. On se retrouve alors avec deux propositions : “Je ne suis pas là où je pense” et “je ne pense pas là où je suis”. Joli coup qui permet à Lacan de continuer son raisonnement en notant que ce n’est pas parce que le “je pense” et le “je suis” s’effectuent au même instant qu’ils se produisent au même endroit. Il y a donc deux endroits ou, si l’on préfère, un endroit (le conscient) et un envers (l’inconscient) : Cette alternative : ou “je ne pense pas” ou “je ne suis pas”, choix séduisant comme vous le voyez [Lacan ironise], est le départ de ce qui est offert au sujet dès que la perspective s’introduit d’un inconscient29.

Il suffit donc de glisser un coin entre “penser” et “être” pour que la formule centrale de Descartes annonçant l’avènement du sujet de la science se dédouble et révèle son envers, le sujet de l’inconscient. Pile et face. *

Cette lecture lacanienne visait manifestement à requalifier la psychanalyse, que l’ego-psychanalyse américaine avait trop souvent laissée se réduire à des procédés, disons, de “gonflette du moi”. Du coup, plutôt qu’à figurer comme technique consolatoire, elle se trouvait insérée dans la grande histoire de la subjectivité, au niveau d’une division subjective constitutive entre science et inconscient. Ce qui conduisait à penser et à poser cette psychanalyse requalifiée comme rien de moins que le corrélat de la science. Cette tentative de requalification de la psychanalyse n’était manifestement pas sans panache. On peut le dire autrement : le mathème ou le poème ou la cadence harmonique adéquate ou toute autre expression exacte ne peut émerger que du chaos nocturne ou discursif ou sonore – le rêve fumeux de Descartes accouchant du cristal de la rationalité moderne en témoigne. Faire quelque chose avec ce chaos, c’est tout l’enjeu de la cure psychanalytique. Et l’on ne doit nullement s’effrayer de ce qu’elle ressemble parfois à la situation où un semi-aphasique (l’analysant) bavote avec un quasi-muet (l’analyste)30. Le plus étrange est que, souvent ou parfois, il en sort quelque chose. * L’analyse de Lacan apparaît parfaitement tenable, c’est-à-dire soutenable. Elle me semble cependant souffrir de deux non-dits qu’il importe de lever si on veut pleinement profiter de son rendement. Premièrement, en mettant tellement l’accent sur le sujet de la science (afin de faire apparaître son corrélat, le sujet de l’inconscient), Lacan ne dit pas assez que ce sur quoi se fonde la rationalité moderne, la mathesis universalis, contenait aussi en puissance les technosciences qui ont ensuite permis l’extraordinaire essor du capitalisme. Je veux dire en somme qu’il faut tenir tout cela ensemble dès lors que, comme moi, on s’interroge sur les

changements dans la culture qui ont conduit à la naissance du capitalisme : la science, les technosciences, l’inconscient. D’ailleurs, Descartes visait luimême l’invention d’une philosophie pratique, autrement dit capable d’agir sur le monde en vue de produire une “infinité d’artifices” – comment ne pas voir là une anticipation, aussi extraordinaire qu’enthousiaste, du capitalisme, un siècle avant son surgissement effectif ? Il suffit de se reporter à son texte le plus célèbre, le Discours de la méthode [1637] (écrit selon Baillet pour “être compris des femmes et des enfants”), qu’il conclut en indiquant qu’il est temps de fonder… une [philosophie] pratique par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent […], nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui [est…] à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices [6e et dernière partie].

Deuxièmement, l’analyse de Lacan aurait été plus probante si elle avait pu ou su répondre à la question suivante : pourquoi, si la naissance des deux sujets (conscient/inconscient) est logiquement simultanée, est-elle chronologiquement si distante ? La question devait d’ailleurs tarabuster Lacan puisqu’il y est revenu en 1973 pour préciser : J’ose énoncer comme une vérité que le champ freudien n’était pas possible, sinon un certain temps après l’émergence du sujet cartésien, en ceci que la science moderne ne commence qu’après que Descartes a fait son pas inaugural31.

Certes, c’est après. Mais peu après ? Ou longtemps après ? Voire très longtemps après. On conçoit sans peine que cet “après” ne signifie pas nécessairement “un an après”, mais, à tout le moins, “une génération après” ou “plus tard, mais dans la même période historique”. Sinon, cela n’a plus de sens : pourquoi pas “un millénaire après” ? Or, avec près de trois siècles d’écart, nous avons manifestement passé les délais. Pourquoi donc a-t-il fallu attendre Freud, c’est-à-dire près de trois siècles après Descartes, pour que ce sujet de l’inconscient s’impose comme thème théorique et clinique, ouvrant l’infini champ de recherches que l’on sait ? Bref, quelque chose

cloche dans l’hypothèse lacanienne de la naissance conjointe et néanmoins différée du sujet de la science et du sujet de l’inconscient. Comme lorsqu’on dit d’un vers qu’il cloche, au sens où il ne répond pas à la mesure. Difficile d’atermoyer encore la réponse à cette question clef au cœur de la culture et de la rationalité modernes. Le temps me semble venu, cinquante ans après sa formulation, soit de la remiser faute d’informations nouvelles, c’est-à-dire de la classer sans suite et de passer à autre chose, soit de l’instruire à nouveaux frais. C’est cette seconde option que je choisirai. Je crois en effet disposer d’éléments nouveaux, que Lacan n’avait pas, pour montrer que le sujet de l’inconscient n’est pas né presque trois cents ans après le sujet de la science, mais aussitôt après. Car il est effectivement apparu à la fin de la période classique avec Mandeville, c’est-à-dire une génération après celle de Descartes. Or, cette découverte fut essentielle à la mise au point de ce que j’ai appelé le protocole ou le programme capitaliste. Et comment Mandeville l’a-t-il trouvé ? En faisant, deux cent cinquante ans avant Lacan lui-même, le chemin exact que ce dernier allait devoir parcourir. Car Mandeville ne découvre pas l’inconscient par hasard, mais à la suite, lui aussi, d’un cycle de travail sur Descartes. Voyons comment. * Mandeville avec Descartes À la pensée de Descartes, Mandeville fut introduit par un professeur de philosophie et de médecine de Leyde, Burcherus de Volder, un cartésien enthousiaste de la première heure32. C’est en effet sous la direction de ce

dernier que Mandeville rédigea sa thèse sur le fonctionnement animal, soutenue en 1689, De brutorum operationibus. Mais, la thèse terminée et soutenue, Mandeville se met peu à peu à rejeter Descartes. Il s’opposera non seulement à la thèse de Descartes sur l’automatisme animal33, mais aussi et surtout à sa réciproque : sa thèse centrale sur le sujet humain conscient de lui-même. Mandeville a en effet mis à mal cette certitude du sujet conscient, plein et autosuffisant en avançant que les hommes souffrent de la passion de se prendre pour ce qu’ils ne sont pas. Ce qui est clairement exposé dans les Recherches sur l’origine de la vertu morale. Mandeville a donc opposé à ce sujet de la conscience cartésien un autre sujet qui n’est rétrospectivement pas pensable autrement que comme le prototype du sujet de l’inconscient. Celui dont Freud, près de deux siècles plus tard, allait grandement préciser le contour. Après que ce sujet de l’inconscient a été dûment posé, Lacan pourra faire un pas supplémentaire, non plus seulement en opposant, mais en apposant ce sujet de l’inconscient au sujet de la conscience, les deux devenant alors comme l’avers et le revers d’une même pièce. Certes, Mandeville n’a pas été jusqu’à découvrir les “formations de l’inconscient” comme le rêve, le mot d’esprit, le lapsus, l’oubli de nom, l’acte manqué ou le symptôme qui révèlent, disait Freud, l’existence de “deux intentions contraires” chez un même sujet. Mais il s’en est beaucoup approché puisqu’il a formulé dans les Recherches… une théorie de la division subjective en établissant que les hommes ne sont pas là où ils pensent dans la mesure où ils n’aiment rien tant que se prendre pour ce qu’ils ne sont pas, à savoir vertueux – ce que démontrent à l’envi l’ampleur de “leur désintéressement personnel” (première raillerie de Mandeville) et “l’étendue de leur entendement” (seconde raillerie qui, à l’évidence, vise directement Descartes). *

Mais ce n’est pas tout : pour Mandeville et pour Lacan après lui, cette division subjective permet de penser ce qu’est le phantasme. N’oublions pas en effet que, si Lacan passe par Descartes, c’est pour établir La Logique du fantasme. Bien sûr, fidèle à sa volonté de mathématiser la psychanalyse, Lacan définira le phantasme par un mathème : $ ◊ a. Disons simplement ici que cette formule pose un sujet dit “barré”, au sens où il se perd de vue (“je ne suis pas là où je pense”), qui, pour éviter de disparaître, s’arrime à un objet qui paraît à sa vue (le mot grec phantasia signifie “apparition”34). Lacan donne alors du phantasme cette définition : c’est “un arrangement […] pour parer à la carence du désir” (cf. séance du 21 juin 1967). Le phantasme est donc comme une “béquille” qui soutient le sujet (cf. séance du 21 juin 1967). Une définition qui convient parfaitement à la notion de “récompense imaginaire” au cœur du texte de Mandeville. C’est aisé à montrer. On se souvient que Mandeville soutenait l’idée suivante : pour que les individus acceptent de renoncer à leurs appétences, il faut et il suffit de les payer d’une récompense imaginaire, la flatterie, qui leur procure le plaisir de passer aux yeux des autres pour ce qu’ils ne sont pas, à savoir des hommes vertueux. Or, cette récompense imaginaire, arrangement qui supplée à la non-satisfaction de leur désir, correspond précisément à ce que nous appelons aujourd’hui le phantasme. Au sens exact que la psychanalyse donne à ce terme : ce qui permet au sujet de faire face à une réalité qui ne lui convient pas en substituant à cette réalité refoulée ou refusée un monde imaginaire où son désir est accompli. Pour le dire autrement : ce qui ne convient pas au sujet selon Mandeville, c’est de renoncer à ses appétences, mais il le fait cependant pour accéder à ce monde imaginaire où il pourra jouir du plaisir de paraître vertueux – je dis bien de “paraître” (au sens déjà évoqué du grec phainein, phantasme).

Si ce texte de Mandeville est si important, c’est parce qu’il permet de comprendre comment est née la fonction politique moderne au moment de l’émergence du capitalisme. Elle tient à la compréhension du phantasme lové au plus profond de l’âme humaine, dont la manipulation permet de tenir en bride “la multitude” et de la “gouverner avec facilité et sécurité” afin, comme le dit encore Mandeville, d’“en récolter le plus grand bénéfice”. * On peut donc créditer Mandeville de l’invention (au sens que j’ai donné à ce terme) de l’inconscient et du phantasme (et de son usage en politique, c’est-à-dire dans l’art de gouverner). Pas mal pour un penseur du début du e XVIII

siècle. Mais ce n’est pas tout. Car Mandeville n’a pas fait qu’anticiper la théorie psychanalytique, il a aussi posé les bases de la pratique de la cure. Au moment où les Recherches sur l’origine de la vertu morale sont publiées (1714), Mandeville a déjà écrit un livre intitulé A Treatise of the Hypochondriack and Hysterick Diseases (1711)35. Il y aurait beaucoup à en dire, mais dans le cadre de cet essai, j’en retiendrai au moins deux éléments. Le livre se présente comme un dialogue entre un médecin, Philopirio (littéralement “l’ami de l’expérience”), et un couple de malades, Misomédon (“l’ennemi des médecins”) et Polythéca (“celle qui collectionne les apothicaires et leurs préparations”). Dans la préface à l’édition de 1711, Mandeville indique qu’il s’est lui-même mis en scène dans ce texte et que Philopirio, c’est lui. On ne saurait être plus explicite : voici un dialogue entre le médecin de l’âme et le malade où il est affirmé que cette relation doit avant tout passer par la parole. Bref, il se distingue des médecins des maladies nerveuses de l’époque qui considéraient que l’anatomie pouvait tout expliquer. Il se

méfie aussi des découvertes réalisées grâce aux microscopes qui, outre qu’elles n’expliquent pas tout, entraînent à beaucoup négliger l’écoute du patient. C’est le fait de parler qui libère le patient, non les purges ou les saignées. Il explique donc à ses patients le cadre du traitement radicalement nouveau qu’il leur propose. Il s’agit d’en finir avec les pratiques de ses quasi-contemporains, les médecins épinglés par Molière, qui ne savaient que faire des saignées au patient ou lui tenir un discours en jargonnant latin. On se souvient d’Argon qui, dans Le Malade imaginaire, répond à toutes les questions (soigner l’hydropisie, des maux de tête, des fièvres, des douleurs abdominales…) posées par les maîtres de l’Université lors de l’examen pour devenir médecin : Clysterium donare, postea saignare, ensuita purgare (Utiliser le clystère, puis saigner et enfin purger). Et, si le mal ne se dissipe pas ? demande un maître. Argon répond : Clysterium donare, postea saignare, ensuita purgare. Ensuita, resaignare et repurgare.

Le jury applaudit et décerne à Argon le titre de docteur en médecine. Mandeville invente la cure par la parole où il s’agit simplement d’échanger avec le patient aussi longtemps que nécessaire en utilisant pour tout instrument la langue commune : MISOMÉDON : Grâce à quel secret parvenez-vous à guérir cette maladie difficile [l’hypocondrie] ? PHILOPIRIO : […] Je me donne le temps d’entendre et de soupeser les complaintes de mes patients […]. Je prends la peine de bien connaître la façon dont ils vivent […] et de mieux connaître l’existence et le tempérament de chaque personne en particulier […]. Je m’adresse à vous et dans votre dialecte […][car] cette maladie [l’hypocondrie aussi bien que l’hystérie] ne cède ni aux purges, ni aux saignées, ni à la sudation ou à d’autres traitements et doit être abordée avec ménagement et sans précipitation36. Au début du XVIIIe siècle, ce cadre, dans

son évidence et sa simplicité mêmes, est tout simplement révolutionnaire. Voici donc un médecin de l’âme qui, deux siècles avant Freud, a découvert les effets thérapeutiques de la parole – ce qui permet de dire enfin ce qui ne pouvait se dire et de soulager ainsi les souffrances causées par certaines passions.

* Pour retrouver une telle centration sur la parole du patient, il faudra en effet attendre le livre publié par Josef Breuer et Sigmund Freud en 1895, consacré lui aussi à l’hystérie, intitulé Études sur l’hystérie, qui expose, entre autres considérations théoriques, cinq cas, dont celui d’Anna O. Selon le mythe fondateur de la psychanalyse, la cure par la parole s’est inventée un beau jour de 1880 lorsqu’Anna O. (de son vrai nom Bertha Pappenheim), belle et intelligente femme de vingt et un ans souffrant d’un nombre incalculable de symptômes, a exigé de son médecin, le Dr Breuer, qu’il la laisse parler. Le résultat fut, au grand étonnement du médecin de l’âme et de la malade elle-même, la disparition des symptômes. * J’ai donc le regret de dire à mes amis psychanalystes qu’il va leur falloir désattribuer l’invention de la talking cure à Freud – qui a eu le génie de reprendre et de systématiser la trouvaille d’Anna O. – pour la réattribuer à Mandeville. J’ai aussi le regret de leur dire que les travaux sur l’hystérie féminine menant à la construction théorique et thérapeutique de la psychanalyse n’ont pas commencé avec Freud avec les Études sur l’hystérie, mais deux siècles plus tôt avec Mandeville. Dans son traité des passions, il plaçait l’hystérie du côté des femmes (lesquelles présentaient déjà des symptômes à la Anna O.) et l’hypocondrie du côté des hommes37. Certes, il existe – et c’est heureux – des divergences entre Mandeville et Freud. Mais elles concernent moins la cure elle-même que l’au-delà de la cure. Mandeville conçoit en effet que, si ses patients souffrent, c’est parce que leurs corps concupiscents (“vicieux”) sont bridés par des carcans moraux édictés par des récits tenus pour édifiants. Notamment ceux qui

disent : “Il faut être charitable et ne pas penser à soi” (Mandeville cible souvent ces récits, notamment dans son Essai sur la charité et les Écoles de charité). Il n’est donc pas étonnant qu’en agissant dans et par la parole, en faisant parler les hystériques, les hypocondriaques et autres maniaques pour leur laisser dire tout ce qu’ils n’osent pas énoncer, ceux-ci soient amenés à remarquer qu’ils souffrent de se sentir coupables d’avoir désiré ce que la morale réprouve. Souvent, l’identification de cette cause suffit à amener quelque rémission des symptômes. À partir de là, Mandeville s’est posé une question dont Freud n’a jamais voulu entendre parler. On pourrait la formuler ainsi : pourquoi, si on peut libérer les patients individuellement, ne pourrait-on envisager de les libérer collectivement ? C’est la réponse apportée à cette question qui a transformé Mandeville le psy en Mandeville économiste et premier théoricien du capitalisme. Dans le cas individuel, Mandeville a repéré que c’est le bridage excessif des corps “vicieux” qui amène la souffrance des âmes. Dans le cas collectif, il avance que c’est le bridage du corps social et des “vices” qui le traversent qui amène la misère dans la Cité. C’est de là que sort l’idée mandevillienne selon laquelle la libération des “vices privés” entraîne l’opulence de la Cité. Mandeville envisage donc une libération pulsionnelle, sinon généralisée du moins accessible à certains appelés à former cette fameuse “troisième classe” sur laquelle je dois d’autant mieux revenir qu’on en connaît aujourd’hui le discours. Lequel fut révélé, non par Freud, mais par Lacan qui l’a épinglé sous le nom de “discours du capitaliste” : il est caractérisé par “le rejet de la castration en dehors de tous les champs du symbolique38”. L’incitation à donner libre cours à ses vices privés, énoncée par Mandeville au début du

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siècle, implique le rejet de toute limite et vise à

l’évidence l’entrée dans le monde radieux de la jouissance. Il a fallu attendre Sade et la fin du siècle pour comprendre que la férocité et la destruction caractérisaient ce nouveau monde. Tout se passe donc comme si Freud avait voulu se prémunir contre cette issue. Il est “réactionnaire”, selon le sens actuel de ce vocable. Il n’a en effet jamais transigé sur ce point : une certaine répression pulsionnelle, disons une “soustraction de jouissance39” conditionnant l’accès à une économie du désir (soit tout ce qui reste possible après qu’on a renoncé à vouloir “tout” et “tout de suite”), est nécessaire à la civilisation – c’est là ce qui explique que le freudisme n’ait pas bonne presse aujourd’hui, à l’époque du capitalisme total. * deux classes, plus une ou l’effet pervers J’ai certes déjà un peu joué avec les nerfs de mes amis psychanalystes. Ce n’était cependant rien par rapport à ce que j’ai à leur annoncer maintenant. Je crois en effet pouvoir affirmer que Mandeville est allé beaucoup plus loin que Freud dans l’étude de la perversion. Reprenons la problématique mandevillienne. Elle est saisissante. Il présente en effet la perversion comme l’effet pervers – c’est le cas de le dire –, inévitable, de l’imposition de la loi. En somme le revers de la médaille. S’il faut imposer la loi, c’est parce que, selon Mandeville, “L’Homme est à sa naissance le plus démuni et le plus impuissant des animaux40”. Ce qui le laisse avec une âme autant grevée d’impuissance que gorgée de désirs sans limites. Or, les hommes, parce qu’ils doivent échanger pour survivre (des mots, des valeurs, des biens, des objets, des êtres…), n’ont d’autre choix que celui de devoir vivre ensemble. D’où la question de Mandeville :

comment y parvenir sachant qu’ils veulent tout, sans savoir quoi au juste, qu’ils sont égoïstes et donc agressifs et que, contrairement à certains animaux faibles qui supportent la contrainte (comme les bœufs, les chevaux…), ils sont habités par ce que Mandeville appelle des “esprits animaux41” puissants – autrement dit, des pulsions vigoureuses ? On connaît sa réponse : pour que les hommes puissent vivre ensemble et accéder à la civilisation, ils doivent avant tout modérer leurs appétences. Ce qui ne peut s’obtenir que par un subterfuge consistant à leur accorder une récompense imaginaire, c’est-à-dire phantasmatique, les assurant du contraire de ce qu’ils sont vraiment. Bref, leur dire qu’ils sont vertueux satisfait tellement leur amour-propre qu’ils finissent par se comporter comme s’ils l’étaient. L’instance qui se charge de cette rétribution, c’est celle du politique qui se constitue comme la seule réponse possible aux errances instables et souvent menaçantes du désir humain. Dès que cette instance qui distribue les récompenses est créée, deux classes (au sens non pas social, mais logique du terme) en découlent – autrement dit : deux ensembles. Le petit nombre de ceux qui ne sont pas dupes, et refusent ces récompenses phantasmatiques qui ne sont rien d’autre que du vent, et le grand nombre de ceux qui les acceptent. D’un côté donc, quelques irréductibles cédant sans cesse à leurs “esprits animaux” (on les appelait au

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siècle des “scélérats”). De l’autre, une

multitude (the others, qu’on désignait au XVIIIe siècle sous le nom d’“honnêtes gens”) groupant ceux qui présentent la caractéristique d’obéir à la loi contre cette récompense imaginaire (se croire vertueux), quittes à se punir dès qu’ils la transgressent – que ce soit en réalité ou seulement en esprit. Jusque-là, la thèse de Mandeville est conciliable avec celle développée deux siècles plus tard par Freud dans Malaise dans la civilisation soutenant que la civilisation repose sur la répression pulsionnelle. En effet, dans les

deux théories, on se retrouve au bout du compte avec une classe de névrosés prêts à se punir dès qu’ils croient avoir transgressé. C’est aussi ce que dit Mandeville : comme “ces pulsions de la nature sont très pressantes, qu’il est très pénible d’y résister et très difficile de les maîtriser entièrement”, il ne reste à ces individus qu’à se faire “une guerre continuelle à eux-mêmes” (cf. p. 166). C’est le portrait même du névrosé de Freud. Or – c’est là où Mandeville va un cran plus loin que Freud – il postule qu’il existe, en plus, une troisième classe. Elle se situe par-delà la division en deux classes séparant ceux qui n’obéissent qu’à leurs désirs animaux de ceux qui obéissent, ou tentent d’obéir, à la loi. Ce troisième groupe, faible en nombre, est constitué des pires d’entre les hommes (the very worst of them). On les appellerait aujourd’hui des pervers. Ils ne disent ni “non” à la loi (comme les scélérats de la basse classe), ni “oui” (comme ceux de la classe haute), mais “oui” et “non” – au sens où leur “non” peut vouloir dire “oui” et leur “oui”, parfois “non”. Ils simulent l’abnégation en parlant comme ceux qui obéissent à la loi et dissimulent leurs désirs insatiables tout en cherchant à les assouvir comme ceux qui désobéissent. Une stratégie qui contribue à leur invisibilisation. À noter que Mandeville ne dit pas que le surgissement de cette troisième classe a été fortuit, mais qu’il a été voulu par l’instance politique : “the first rudiments of morality […] were chiefly contrived [ont surtout été inventés] that the ambitious might reap [pussent récolter] the more benefit from”… Bref, l’effet “pervers” corrélatif à l’imposition de la loi était dûment recherché. C’est là un fantastique dispositif pervers qui apparaît soudain. Il crée d’un coup trois entités hautement pérennes (jusqu’à aujourd’hui) : la grande classe des névrosés qui sont tenus en bride, la petite classe de scélérats

servant de repoussoir, la mini-classe indiscernable des pervers s’employant à tondre la laine sur le dos des premiers. Nul doute que ce dispositif a été compris par les premiers capitalistes – c’est très probablement pourquoi, en bons pervers, ils ont fait brûler les œuvres de Mandeville. Car le bougre disait tout. * Une des conséquences et une des visées de ce dispositif étaient évidemment d’oblitérer la réalité des classes sociales et de leurs incessantes luttes. Toutefois, comme il restait, sous le névrosé se satisfaisant de récompenses imaginaires, un ouvrier ayant besoin de nourrir sa famille, de nombreuses luttes survinrent. De deux types : réformiste quand il s’agissait d’obtenir des récompenses non plus imaginaires mais substantielles, révolutionnaire lorsqu’on voulait renverser le système de domination. Cependant, force est de constater que les révolutions dans les pays industrialisés échouèrent toutes. La troisième classe tire toujours – et même plus que jamais – les ficelles. Ce qui, en dernier ressort, ne peut s’expliquer que par un défaut de mobilisation ou de persévérance des “honnêtes gens”. Normal : ce sont de braves névrosés, comme tels plus ou moins pusillanimes. Certes, ils sont pris dans des représentations idéologiques faussées, comme le disait Marx. Mais ils sont surtout saisis par ce dont ce dernier ne pouvait avoir idée. En dépit de velléités de révolte, ils demeurent captés, capturés, captivés, c’est-à-dire ravis, tenus sous le charme du très puissant phantasme servi par ce redoutable (et diabolique) dispositif pervers. *

Cependant, si Marx ne se soucie nullement de la “logique du phantasme”, il connaît parfaitement celle du profit. Ce qui lui permet de donner une analyse de la “classe basse” (ceux qui refusent la récompense imaginaire), susceptible d’enrichir la compréhension du dispositif mandevillien des trois classes. Ce que Marx appelle en 1852 le Lumpenprolétariat ne ressortit à rien d’autre qu’à cette classe basse dont il montre qu’elle est en fait composée de déclassés. Certes, ces déclassés servent de repoussoir à ceux qui obéissent aux lois contre quelques roupies de sansonnet (les névrosés). Mais surtout, Marx comprend que ces déclassés peuvent être mis au service de n’importe quelle cause, pourvu que cela leur rapporte – ce qui les destine à devenir, selon les opportunités, les hommes de main de la troisième classe (celle des pervers qui récoltent les bénéfices). Marx donne de ces déclassés une description pittoresque qui fait apparaître la nature très hétéroclite du Lumpenprolétariat : À côté de roués ruinés aux moyens d’existence douteux et d’origine également douteuse, d’aventuriers et de déchets corrompus de la bourgeoisie, on y trouve des vagabonds, des soldats licenciés, des forçats sortis du bagne, des galériens en rupture de ban, des filous, des charlatans, des lazzaroni, des pickpockets, des escamoteurs, des joueurs, des maquereaux, des tenanciers de bordels, des portefaix, des écrivassiers, des joueurs d’orgue de barbarie, des chiffonniers, des rémouleurs, des rétameurs, des mendiants42…

* Si on voulait évaluer l’actualité de l’art politique élaboré par Mandeville, on pourrait interroger l’art de gouverner qui inspire le jeune chef d’État qui dirige la France depuis 2017. Le diagnostic est sans appel : dans sa fougue et son inexpérience, il a beaucoup trop stigmatisé et trop peu flatté. Une insigne maladresse qu’il paie très cher : au lieu d’avoir réussi à opposer, comme il le souhaitait, les “vertueux” aux “dangereux” afin de les faire se regarder indéfiniment en chiens de faïence pour le plus grand profit de la troisième classe, il est apparu à beaucoup comme le chef d’orchestre de

cette troisième classe (ceux qui tirent les ficelles) qui simule l’abnégation et dissimule ses désirs insatiables. Résultat : beaucoup le prennent désormais pour un pervers manipulateur43. * perversion sexuelle et perversion sociale Mandeville a su donner à la perversion une place que Freud, tout occupé par la névrose, n’a pas pu ou pas su lui donner. Probablement parce que, à la suite des travaux de Richard von Krafft-Ebing (Psychopathia sexualis, 1886), il a pour l’essentiel cantonné la perversion aux pulsions sexuelles. Freud fut amené à constater que l’enfant, désirant garder la mère pour lui au lieu de la partager avec le père, ou un autre homme, préférait parfois prendre la décision de se la représenter comme ne manquant de rien. Lorsque c’est le cas, pour masquer l’absence de l’organe viril, il la pourvoit d’un “supplément phallique” : un fétiche qui peut prendre la forme d’une fourrure, d’un fouet, d’une bottine, d’un pénis44… Plus tard, ce fétiche jouera le rôle de l’excitant indispensable que le ou la partenaire devra exhiber pour enclencher le jeu sexuel. Dans Le Fétichisme (1927), Freud avance que la perversion ne relève ni du refoulement (comme dans la névrose), ni de la forclusion (comme dans la psychose), mais du déni (Verleugnung) : le sujet reconnaît que la mère n’a pas le phallus, mais nie cette reconnaissance pour continuer à croire qu’elle l’a. La perversion est alors une façon de dénier la différence sexuelle. Ces analyses freudiennes sur la perversion sont certes très instructives car elles montrent que les pervers ne se contentent pas du phantasme, c’est-àdire des gratifications imaginaires qui suffisent pour combler, ou presque, les névrosés. En effet, armés de leur fétiche, ils interviennent dans la réalité

pour corriger ce qui leur paraît imparfait. Bref, ces excellentes analyses de Freud cantonnent néanmoins la perversion aux pulsions sexuelles. Et c’est justement là où Mandeville est un immense novateur car il a d’emblée considéré l’aspect social des perversions – ce qui lui a permis de repérer la troisième classe, celle des pervers sociaux, et d’identifier, comme nous le verrons bientôt, le fétiche d’un tout nouveau type dont ils allaient se servir, et qui est à l’origine du capitalisme. * Comment une telle intuition a-t-elle été possible dès le début du e XVIII

siècle ? La réponse est aisée pour peu qu’on ait lu ce texte que personne ou presque n’a pu lire depuis trois siècles. Dans un premier temps, on y voit Mandeville passer du plan logique (deux classes dont l’une accepte la récompense imaginaire et l’autre non) aux plans psycho-logique et socio-logique. Puis, dans un deuxième temps, Mandeville établit un rapport direct entre ces deux plans, celui de la division subjective (conscient/inconscient) et celui de la division sociale (en deux classes, plus une). C’est en effet à partir de la division subjective (les hommes ne sont pas là où ils pensent, ce qui permet de payer leur renoncement avec du vent) que Mandeville a inféré la division en classes de la société : ceux qui refusent le dédommagement imaginaire, ceux qui l’acceptent, plus ceux qui sont dans le déni, refusant le dédommagement imaginaire tout en l’acceptant, à moins qu’ils ne l’acceptent tout en le refusant. Cette division de la société en classes est, nous le verrons bientôt, effective à partir du moment où un prélèvement (qui se nommera plus tard “plus-value”) est réalisé par la troisième classe (campant sur le discours pervers indispensable au lancement du capitalisme) sur la deuxième (les “honnêtes gens”).

Jamais, à ma connaissance, une telle mise en relation de la division subjective et la division sociale en classes n’a été aussi parfaitement construite, même après Freud et Marx, au cours du XXe siècle. Normal : Freud avait écarté les dimensions économique et politique et Marx avait ignoré la dimension psychique. Il était donc difficile ensuite de recoller les morceaux comme s’y sont désespérément employés tant d’intellectuels au e XX

siècle, à commencer par ceux de l’école de Francfort, qui savaient bien qu’ils devaient absolument lier ces deux dimensions, mais ne pouvaient le faire puisqu’il leur manquait l’interface. La solution était simple : il ne fallait pas tenter de prolonger Marx par Freud ou Freud par Marx, il fallait en revenir à Mandeville qui, dès les origines du capitalisme, avait compris comment le psychisme et le politique s’étaient noués pour se proposer comme nouveau destin du monde. Si on n’a pas réussi ce nouage, c’est parce que Mandeville avait été occulté – merci, cher Max Weber, pour votre science et bravo à ceux qui, depuis un siècle, ont repris ses thèses sur le puritanisme des fondateurs du capitalisme. Et si nous pouvons réussir aujourd’hui, c’est parce que nous en sommes revenus à Mandeville qui avait compris que le destin du monde, au tournant de la première révolution industrielle, allait (et devait) être confié aux pervers. Pourquoi ? Parce qu’en mentant, prélevant, spéculant, amassant…, ils allaient créer de la richesse. Ce qui permettrait de sortir le monde de l’état endémique de pénurie où il s’était toujours trouvé. * pervers, ça aide pour les affaires

Une précision importante : je ne dis pas que tous les pervers sont capitalistes, ni que tous les capitalistes sont pervers. Je dis simplement que, pour être un bon capitaliste, mieux vaut être pervers. Ça aide. Et plus on fonctionne à la perversion, plus ça aide. Cette dimension est d’ailleurs plus que jamais à l’œuvre comme le montre par exemple, parmi les affaires récentes, le scandale Volkswagen dit du “dieselgate” où l’on a vu une très vertueuse entreprise allemande truquer sciemment les tests antipollution au risque manifeste d’aggraver l’“air-pocalypse” en cours (déjà à l’origine, selon l’OMS, de sept millions de morts par an). En soulignant la remarquable utilité de la perversion dans le capitalisme, je ne désigne pas un travers psychologique affectant tel ou tel, mais bien plutôt une perversion de structure que Mandeville a bien vue et que les théories de Max Weber ont non seulement éclipsée, mais surtout masquée en faisant passer les premiers capitalistes pour des “puritains”. * super-fétiche Revenons-en donc au pervers, celui de Mandeville, qui ne veut pas spécialement mettre un fétiche en forme de zizi ou de tout ce qu’on voudra sur le sexe des femmes, mais qui veut aussi et surtout posséder des affaires de plus en plus grosses, récolter tous les bénéfices, dominer et instrumentaliser les autres, gouverner avec facilité ou, pour mieux dire, bien manipuler. Car ce pervers mandevillien, il ne gâche pas son talent en s’épuisant dans de vains petits jeux sexuels puisqu’il est capable de voir beaucoup plus loin que le bout de son pénis. Pourquoi en effet s’en tiendrait-il à ses génitoires quand il peut jouir sans limite de toute la terre et baiser le monde entier ? C’est là ce que n’a pas bien compris Dominique Strauss-Kahn, alias DSK,

lorsqu’il était “le banquier du monde”. Il en est resté à une vision étriquée de ses pouvoirs alors qu’il pouvait devenir le chef de cette classe extrême car doté de l’arme redoutable, le super-fétiche, l’argent. En revanche, un Carlos Ghosn, ex-PDG de Renault-Nissan, me semble beaucoup plus représentatif de la personnalité du pervers mandevillien. Voilà en effet un homme avisé : d’une part, il pratiquait une politique radicale de réduction des coûts dans le consortium automobile mondial qu’il dirigeait et, de l’autre, il puisait à pleines brassées dans la trésorerie pour son propre compte… Je pense que M. Bernard Arnault, propriétaire du groupe de luxe LVMH, première fortune de France et d’Europe, ainsi que quatrième fortune mondiale, serait aussi très bien dans le rôle de pervers mandevillien. Il a d’ailleurs superbement (bien qu’involontairement) joué ce personnage dans le très ironique film de François Ruffin, Merci Patron ! (2016). Cependant, comme il existe beaucoup d’autres prétendants au rôle, je suggérerais de monter un concours pour décerner le prix du “meilleur pervers mandevillien de l’année”. Gagnerait ce concours celui qui saurait au mieux utiliser les trois qualités principales qui permettent à l’argent de fonctionner comme super-fétiche. 1) Il peut être dissimulé (par exemple, aujourd’hui, par l’optimisation et l’évasion fiscales), de sorte que celui qui le possède peut continuer de paraître comme les autres, ceux qui ont accepté de renoncer à satisfaire toutes leurs appétences (par exemple, en payant leurs impôts), et jouir ainsi du plaisir de paraître vertueux. 2) L’argent est le grand équivalent général qui permet de tout acheter, surtout, comme on va le voir, toutes les jouissances. 3) L’argent possède la qualité extraordinaire de pouvoir s’autoengendrer. Bref, possédant ces trois qualités, il se prête parfaitement à la logique du déni pervers qui implique simulation et dissimulation.

* Le fétichisme de l’argent vient de ce que, dans le monde des marchandises qui est train de se mettre en place au moment où Mandeville écrit, l’argent s’est imposé comme le “grand équivalent général” (Marx). Ce que Friedrich Engels a présenté ainsi : Dans la plèbe commune des marchandises, [l’argent vaut comme] une marchandise royale, dans laquelle la valeur de toutes les autres marchandises peut s’exprimer une fois pour toutes, une marchandise qui passe pour l’incarnation immédiate du travail social et, en conséquence, devient échangeable d’une manière immédiate et inconditionnelle contre toutes les marchandises45.

On dit parfois que le fétichisme de l’argent est une conséquence du “fétichisme de la marchandise” que Marx expose dans le livre I du Capital46. Or, ma lecture de Mandeville me conduirait plutôt vers une hypothèse inverse : le fétichisme de la marchandise n’est qu’un effet découlant du fétichisme central pour l’argent – objet magique à l’origine même du capitalisme puisqu’il permet de tout acheter, tout en pouvant se dissimuler et s’auto-engendrer (“l’argent pond de l’argent”, ou “l’argent fait des petits”, disait Marx47). Je veux dire que c’est du super-fétichisme pour l’argent, relevant de la perversion, mis en œuvre par le capitalisme, que se déduisent tous les fétiches dérivés qui peuvent s’exprimer en telle ou telle marchandise, allant de la petite culotte ou des zizis en plastique et des bottines usagées, à tous les objets de consommation que l’on voudra. * la plus-value initiale Reste une question : comment ce cycle spéculatif commence-t-il ? Mandeville, dès les origines du capitalisme, avait compris d’où venait le premier engendrement de l’argent par l’argent, celui qui permettait ensuite

tous les autres : de la plus-value initiale réalisée sur le dos des “pauvres laborieux”. Dans une nation libre où il n’est plus permis d’avoir des esclaves, les plus sûres richesses consistent à pouvoir disposer d’une multitude de pauvres laborieux […]. Sans ces sortes de gens, on ne jouirait d’aucun plaisir et on n’estimerait point ce qu’un pays produit. Pour rendre la société heureuse et pour que les particuliers soient à leur aise, lors même qu’ils n’ont pas de grands biens, il faut qu’un grand nombre de ses membres soient ignorants, aussi bien que pauvres48.

Mandeville, on le voit, est un moderne. Il s’accommode en effet de la fin de l’esclavage pour autant qu’il soit remplacé par le salariat qui apparaît alors, sous des formes rudimentaires49. Le salariat impose en effet moins de contraintes sur les individus que l’esclavage (et donc moins de risques de révoltes) et ne demande qu’un peu d’argent pour payer a minima lesdits salariés – à quoi il faut, bien sûr, ajouter des flatteries (mais elles ne coûtent rien) afin que ces “pauvres laborieux” se tiennent tranquilles. Mandeville révèle que cette plus-value initiale est le levier qui rend ensuite possibles toutes les autres formes d’engendrement de l’argent par l’argent. Il voit donc se mettre en place un nouveau monde où certains hommes (les pires d’entre tous) se mettent à regarder l’argent comme le “sauvage” voyait l’idole : un fétiche qui possède, entre autres qualités magiques, celle de pouvoir tout procurer. C’est un fond convertissable en jouissances de toute nature – “jouissance” au sens juridique de “percevoir les fruits d’un bien” et “jouissance” au sens des plaisirs qu’il peut procurer. Mandeville est le premier à l’avoir compris, bien avant les utilitaristes comme Bentham ou Mill, puisqu’il met l’accent sur “les plaisirs” que cette exploitation promet : “Sans ces sortes de gens [les pauvres qu’on fait travailler], on ne jouirait d’aucun plaisir.” Des plaisirs qui peuvent se décupler puisque, plus on dépense de l’argent (si on le dépense bien), plus il peut rapporter. Cela s’appelle la spéculation, une spirale en expansion permanente.

* Il a fallu attendre le XXe siècle pour que cette équation – argent égale jouissances potentielles – commence à être perçue. Elle l’a été par un bon catholique inquiet de voir que son Seigneur Dieu se trouvait de plus en plus contraint de partager son éminente place avec une nouvelle puissance en rapide assomption, le Dollar. Paul Claudel, dans L’Échange50 (une pièce de 1894, réécrite en 1951, qu’il présentait comme une “dramaturgie de l’or” où le dollar devenait “l’emblème même de l’illusion”), fait dire à Pollock, homme d’affaires américain, ceci : “Glorifié soit le Seigneur qui a donné le dollar à l’homme, / Afin que chacun puisse vendre ce qu’il a et se procurer ce qu’il désire” (acte I). Bien vu, monsieur Claudel ! Le dollar permet de se procurer tout ce qu’on désire. Cette équation de base, qui était déjà en germe chez Mandeville, aurait dû se trouver depuis longtemps dans la boîte à outils de tout bon freudo-marxiste. Elle y viendra d’ailleurs, par quelqu’un qui avait lu les auteurs de l’école de Francfort et s’était à l’occasion résolu soit à leur emprunter, soit à produire à leur place quelques concepts. Je veux parler de Lacan dont on sait maintenant (depuis peu) que, dès 1938, dans un texte intitulé “Les complexes familiaux51”, il avait utilisé la réflexion de Max Horkheimer sur le “déclin de l’autorité paternelle” (formulée en 1936 dans un texte intitulé “Autorität und Familie52”) pour faire du “déclin de l’imago paternelle” la cause fondamentale des névroses des temps modernes. On sait aussi ce que son texte fameux, “Kant avec Sade” (1963), doit à l’essai d’Horkheimer et Adorno, intitulé La Dialectique de la raison53 (1944). Le moins qu’on puisse dire toutefois est que Lacan n’est guère loquace sur ses emprunts à l’école de Francfort54.

Il emprunte donc, sans toujours le dire, mais il sait aussi, parfois, rendre puisque c’est en véritable freudo-marxiste, tendance Paul Claudel, qu’il agit lorsqu’il sort de son chapeau le concept de “plus-de-jouir”. Ce concept surgit dans le séminaire de 1968-1969 intitulé D’un Autre à l’autre55, c’està-dire quelques mois après les événements de Mai 68 qui avaient vu les étudiants défiler dans Paris en brandissant Éros et civilisation de Marcuse. Le séminaire se tient à l’École nationale supérieure de la rue d’Ulm (ce sera le dernier en ce lieu), où il avait été accueilli au cours des quatre années précédentes par Louis Althusser. Lacan y avait rencontré la fraction la plus intellectualisée de la jeune garde estudiantine (les maoïstes) qui venait de se lancer frontalement contre le capitalisme d’alors. Dans la séance du 13 novembre 1968, Lacan fait appel à Marx et à la notion de Mehrwert, la “plus-value”, une somme d’argent empochée par le capitaliste, résultant du surtravail imposé aux prolétaires. Or, Lacan fait subir à cette notion de plus-value un déplacement. Il explique en effet que le marché économique qui s’est créé entre celui qui a vendu sa force de travail contre de la subsistance et le capitaliste est aussi un marché de la jouissance puisqu’“un plus-de-jouir s’y établit, qui est capté par l’autre”, le maître. Or, cette plusvalue prélevée par le maître est en effet aussi une réserve de fonds convertissable en jouissances de toute nature puisque, dans une économie de marché générale, on peut tout échanger et donc tout acheter, y compris des plaisirs, grâce à l’argent. En d’autres termes, cette plus-value est aussi, dit Lacan, un “plus-de-jouir” [accaparé par le capitaliste], obtenu par “la renonciation [du prolétaire] à la jouissance56”. Si l’argent est un super-fétiche, c’est donc parce qu’il fonctionne comme un plus-de-jouir, ouvrant comme tel l’accès à toutes les jouissances. Le rêve du pervers. *

ce que voit Mandeville de 1694 à 1714 Mandeville, comme je me suis attaché à le montrer, est parfois allé plus loin que Freud (cf. ses thèses sur la perversion). Cela vaut également à propos de Marx. Ce dernier avait théorisé la détermination “en dernière instance” de l’histoire par l’économie. Or, un siècle et demi plus tôt, Mandeville, économiste et “psy”, avait compris qu’il fallait deux conditions – et non pas une – pour qu’apparaisse (ce qu’on allait bientôt appeler) le capitalisme. L’équation “Vices privés = vertu (ou richesse) publique” signifie en effet littéralement qu’il faut une superstructure (une culture) qui autorise la libération des passions pour qu’une infrastructure économique suffisamment dynamique puisse muter et aller vers une accumulation capitaliste pérenne57. Examinons donc maintenant le contexte économique, financier et industriel qui constitue le milieu inédit qui a permis à Mandeville de comprendre comment les passions et les pulsions se sont trouvées désormais engagées dans la production économique, dans l’organisation sociale et dans le pouvoir politique. Son époque est profondément marquée par la révolution financière britannique que Fernand Braudel, dans le troisième volume de Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, fait commencer dès 169458. Braudel désigne par là un profond bouleversement du monde financier de l’époque se soldant par la multiplication des sources de financement destinées à soutenir l’industrie naissante et le commerce : création en 1694 de la toute première banque centrale au monde, la Banque d’Angleterre, des compagnies d’assurances (comme le Lloyd’s of London) et lancement d’une politique de la dette publique contrôlée par le Parlement. Apparaissent aussi des bourses de valeurs émettant des obligations pour des emprunteurs, qui peuvent faire l’objet de cotations. À

ces sources, il convient bien sûr d’ajouter l’argent provenant de l’exploitation des colonies d’outre-mer. Un seul chiffre indique l’ampleur de cette révolution financière : la masse d’argent empruntable passe de 1 à 16 millions de livres entre 1688 et 1702, puis à 48 millions de livres sterling en 1714 (année de parution de La Fable des abeilles et des Recherches sur l’origine de la vertu morale), dont une partie sert à financer de nouveaux navires pour la Royal Navy et à aménager les voies navigables et l’autre les projets industriels des entrepreneurs privés. *

La mécanisation de l’industrie, qui sert à multiplier les rendements, n’est pas en reste puisqu’une machine fonctionnant à la vapeur est mise en service en 1698, en Cornouailles. Elle sert à exhaurer [vider] les eaux d’infiltration des mines. C’est après avoir vu cette machine que Denis Papin, en 1707, en reprend les idées et y ajoute le piston, étape décisive vers la machine à vapeur moderne. C’est ce principe de Savery amélioré par Papin que Thomas Newcomen, un forgeron du Devon, reprend pour construire la première véritable machine à vapeur industrielle en 1712, ancêtre de toutes les machines à vapeur, d’une puissance de six chevaux-vapeur, soit environ 4 500 watts.

Dans l’industrie textile, John Kay invente en 1733 la navette volante. Elle résout l’impossibilité de produire des pièces de grande largeur sans em‐ ployer deux ouvriers car un seul ouvrier, passant la navette d’une main dans

l’autre, se voyait forcé de régler la dimension de la toile sur la longueur de ses bras. Kay imagina de lancer la navette d’un côté à l’autre du métier grâce à des roulettes placées sur une glissière. À partir de là, les bouleversements dans l’industrie textile pour produire toujours davantage deviennent tellement incessants qu’ils mènent à l’apparition de luttes sociales marquées par la destruction par les ouvriers de ces machines qui “prennent leur travail” (phénomène dit des “luddites59”). * des communs au gibet Nous voici avec deux des trois ingrédients indispensables à l’accumulation primitive permettant l’émergence du capitalisme : des flux importants d’argent et des inventions techniques incessantes. Ne manque qu’un flux de main-d’œuvre déracinée, donc payable a minima (pour reconstituer la force de travail et pour dégager la plus-value initiale). Elle sera fournie grâce à la généralisation des enclosures (clôture d’un champ grâce à des haies, des murs ou des barrières) dans les campagnes, ce qui met fin au système de l’open field et des commons (en français : les “biens communs” ou, plus simplement les “communs”). L’enclosure signe la fin de l’économie communautaire traditionnelle qui apportait aux pauvres un minimum de subsistances grâce au droit coutumier permettant la récolte du miel, le pacage (pâturage) des animaux de l’élevage vivrier et le glanage (ramassage) des épis laissés par les moissonneurs et du bois de chauffe, la cueillette, la pêche et la chasse… À mesure que les communs sont remplacés par des surfaces individualisées encloses, toutes ces pratiques de survie sont criminalisées, devenant passibles à partir des années 1720 de sanctions, parfois fatales, censées inculquer aux pauvres le respect de la

propriété privée60. Ce bouleversement social s’accompagne d’une profonde transformation technique avec des pratiques nouvelles d’assolement et d’élevage concentré de moutons destinés aux industries naissantes de la viande, de la filature et du cuir. Le mouvement d’enclosure a commencé en Angleterre à la fin du Moyen Âge, s’est intensifié au XVIIe siècle et s’est soldé par le General Enclosure Act (1801) qui a définitivement mis fin aux droits d’usage des communs et les a démantelés61. Il s’est accompagné d’un très fort appauvrissement de la population rurale, entraînant souvent des mouvements de révolte comme ceux des Levellers (les “niveleurs”) à l’origine de la guerre civile anglaise (1642-1651). Ces mouvements ont été durement réprimés, faisant des milliers de morts62. Cette main-d’œuvre déracinée et désœuvrée n’eut d’autre choix que d’aller vendre sa force de travail à l’industrie naissante au cours de la première révolution industrielle. * Khéops sur la pointe Pour comprendre Mandeville, “psy”, politologue, économiste, philosophe, il convient de poser des éléments venus de l’économie psychique, de l’économie politique, de l’économie marchande et bien sûr de la philosophie, non pas pour les juxtaposer, mais pour les composer. Mandeville envisageait, je l’ai dit, de confier la conduite du monde aux pervers : parce que les vices privés font la vertu publique, c’est-à-dire la richesse de tous. On peut repérer là un tour sémantique qu’il faut comprendre car il sera rejoué par toute la science économique libérale à venir, jusqu’à aujourd’hui. Partant de Mandeville, il arrivera à Adam Smith célébrant la Richesse des nations sans dire que cette richesse, plutôt que

celle des nations, est avant tout celle des banquiers. Richesse dont on laisse entendre qu’elle peut ruisseler sur le reste de la nation. Dans les années 1980, lors du passage au néolibéralisme, la théorie du ruissellement sera défendue par Ronald Reagan et Margaret Thatcher qui ont connu les thèses de Mandeville par le biais de leur auteur de chevet, Friedrich Hayek, fondateur de l’école néolibérale. Margaret Thatcher en était d’ailleurs assez fière pour déclarer à la Chambre des communes en février 1981 : Je suis une grande admiratrice du professeur Hayek. Il serait bien que les honorables membres de cette Chambre lisent certains de ses livres63.

Cette théorie du ruissellement est aujourd’hui largement reprise, notamment en France par Emmanuel Macron lorsqu’il célèbre les “premiers de cordée” : il est recommandé de les rendre plus riches car ils tirent les autres, tous les autres, jusqu’aux “derniers”. Le moins qu’on puisse dire est que ce propos a été si mal reçu qu’il a déclenché une de ces jacqueries dont la France a le secret. Les “derniers de cordée”, généralement invisibles, eurent alors le génie signalétique de se revêtir du “gilet jaune” fluorescent des personnes sur lesquelles on peut compter en dernier ressort. Ils suggéraient par là que tout partait d’eux et qu’il ne fallait pas se représenter le ruissellement comme procédant d’une pyramide sociale telle que la fortune du petit nombre des très riches aurait le bon goût de ruisseler, par degrés descendants de plus en plus larges, jusqu’aux plus pauvres64. Non, 65 c’était bien plutôt une pyramide inversée qu’il fallait imaginer : . Le capitalisme procéderait donc d’une prodigieuse architecture sociale. C’est une pyramide de Khéops posée sur la pointe où les multiples petites richesses locales créées par les nombreux pauvres laborieux coulent de haut en bas pour se concentrer, par degrés de plus en plus étroits, vers la pointe du 1 % (ou du 1 ‰) des très riches.

En d’autres termes, la théorie du ruissellement correspond à une inversion du réel – c’est là une de ces créations idéologiques destinées, disait Marx, à donner une image inversée du réel, un leurre en somme destiné à tenir les opprimés tranquilles (cf. L’Idéologie allemande, 18451846). Nul doute qu’il faille créditer Mandeville de cette audacieuse création posant que la richesse amassée ruisselle de haut en bas pour irriguer toute la société. Pour la justifier, Mandeville en a donné une démonstration logique. Il n’avait qu’une seule façon d’y parvenir : conjoindre le psycho- et le socio-logique. Mandeville expose que, s’il faut s’appuyer sur les pervers pour réformer le monde, c’est parce qu’ils n’hésitent pas à mettre en avant leurs “vices”, indispensables à l’accroissement potentiellement infini de leur richesse privée. Et, comme ils doivent bien dépenser peu ou prou ce qu’ils ont accumulé, cela ne peut, en dernier ressort, que contribuer à une certaine restitution à la collectivité. Cependant – tout le génie de Mandeville est là – il ne cache pas que cet argent émanant des riches n’est pas tombé du ciel pour ruisseler ensuite généreusement sur les pauvres. C’est même tout le contraire puisqu’il provient en premier lieu des prélèvements initiaux réalisés par les “vicieux” sur le dos de ceux qu’il appelle les “pauvres laborieux” (cf. mon commentaire p. 82). Si Mandeville n’hésite pas à révéler ce que ses successeurs se sont ensuite efforcés de taire, c’est par rigueur : il s’agit pour lui de la seule solution permettant d’enclencher effectivement l’accumulation primitive donnant naissance au capitalisme. On comprend pourquoi Marx appréciait Mandeville : ce dernier dit tout, sans ambages, sans s’encombrer de considérations morales. * soyez scélérat

On trouve une autre preuve de cet état d’esprit dans l’équation (ou la martingale), amorale mais gagnante, que Mandeville soutient dans la “Remarque G” sur La Fable des abeilles. Elle est tout simplement intitulée : “Les plus grands scélérats contribuent au bien commun”. Mandeville veut dire que : – la guerre contribue au bien commun ; – le vol contribue au bien commun ; – la prostitution et la luxure contribuent au bien commun ; – l’alcool et les autres drogues contribuent au bien commun ; – la pollution contribue au bien commun ; – le luxe extravagant de quelques-uns contribue au bien commun ; – etc. Voici très précisément comment Mandeville raisonne. Prenons une catastrophe causée par la guerre ou un séisme, par exemple le grand incendie de Londres qui, en 1666, consuma la plus grande et la plus belle partie de la ville : J’irai plus loin, écrit-il, en démontrant l’utilité des pertes et des malheurs privés pour l’intérêt public […]. L’incendie de Londres fut une grande calamité. […] Mais réparer ce qui a été perdu et détruit par les incendies, les tempêtes, les combats sur mer, les sièges et les batailles a constitué une partie considérable du commerce66.

En bref, les calamités, naturelles ou guerrières, ont beaucoup d’avantages parce qu’elles nécessitent de tout reconstruire ensuite, ce qui produit de l’argent67. Elles sont donc à considérer comme des “destructions créatrices”. Je reprends ici à dessein le terme de destruction créatrice avancé dans les années 1950 par l’économiste austro-américain Joseph Schumpeter. Ce dernier ne donne cependant de ces destructions qu’une définition très édulcorée puisqu’il soutient qu’elles ne résultent que de changements nécessaires consécutifs à des innovations internes au marché, comme

l’apparition d’une nouvelle technique ou d’un nouveau besoin. Le moins qu’on puisse dire est que, sur ce point comme sur d’autres, Mandeville n’avance pas masqué puisqu’il avoue d’emblée se réjouir des gains potentiels résultant de toutes les destructions, internes aussi bien qu’externes (guerres et calamités naturelles). Cependant, même sous cette forme très atténuée, Schumpeter énonce une loi qui force à réfléchir sur le sens du capitalisme : Le processus de destruction créatrice constitue, écrit-il, la donnée fondamentale du capitalisme : c’est en elle que consiste, en dernière analyse, le capitalisme et toute entreprise capitaliste doit, bon gré mal gré, s’y adapter68.

Prenons maintenant le vol. Certes, selon Mandeville, c’est très répréhensible, cependant : Le travail d’un million de personnes serait bientôt fini, s’il n’y en avait pas un autre million qui fût employé à consumer leurs travaux […]. Si l’on vole cinq cents ou mille guinées à un vieil avare qui, riche de près de cent mille livres sterling, n’en dépense que cinquante par an, […] il est certain qu’aussitôt cet argent volé vient à circuler dans le commerce et que la Nation gagne à ce vol. Elle en retire le même avantage que si une même somme venait d’un pieux Archevêque qui l’a léguée au Public. (Remarque G.)

Donc le vol est utile. Et même triplement utile. Outre qu’il incite l’industrie et le commerce à tourner davantage puisqu’il faut bien remplacer les objets dérobés, il encourage au développement des industries de la sécurité. Surtout, il permet aux filous, pour peu qu’ils ne se fassent pas prendre, d’amasser plus vite le fameux argent fétiche qui leur permettra d’avoir plus d’argent et de se présenter, à terme, comme des capitaines d’industrie œuvrant au bien commun. De ce point de vue, “on n’arrête pas le progrès”, puisqu’en trois siècles, le principe mandevillien (le vol est utile) s’est beaucoup enrichi. En témoigne cette longue liste de techniques nouvelles de spoliation et de captation, désormais très usitées dans le business : ententes et cartels, abus de position dominante, dumping et ventes forcées, délits d’initiés et spéculation, absorption et dépeçage de concurrents, faux bilans, produits financiers à haut risque (du type subprimes), titrisation de créances

pourries, hedge funds permettant de spéculer à la baisse comme à la hausse, manipulations comptables et de prix de transfert, fraude et évasion fiscales par filiales offshore et sociétés écrans installées dans des “paradis fiscaux”, détournements de crédits publics et marchés truqués, corruption et commissions occultes, abus de biens sociaux, surveillance et espionnage, chantage et délation, violation des réglementations en matière de droit du travail et de liberté syndicale, d’hygiène et de sécurité, de cotisations sociales, de pollution et d’environnement… Et, pour couronner le tout, poursuites-bâillons à l’encontre de ceux qui dénoncent ces pratiques. La prostitution ? Triplement utile selon Mandeville. Elle permet de détourner les ardeurs masculines vers des femmes pauvres dont certaines sont obligées de se prostituer. Elle entraîne le développement d’une industrie du faux luxe, du semblant et de la pacotille nécessaire pour attirer les clients. Enfin, comme ceux qui contractent au passage quelque maladie vénérienne devront être soignés, l’industrie pharmaceutique et les services de soin sont appelés à se développer. Les drogues ? Quadruplement utiles. Il faut les fabriquer. Il faut les distribuer. Elles donnent du courage aux soldats et une consolation aux laissés-pour-compte. Il faut soigner ceux qui sont dépendants. La pollution ? Triplement utile. Il faut débarrasser les immondices. Il faut les recycler. Il faut réparer les dégâts. Le luxe extravagant de quelques-uns ? Triplement utile. Il donne du travail à toutes sortes d’industries ; permet de créer un immense marché composé des objets et des artifices permettant la distinction sociale. Le luxe ne peut que soutenir tous les arts susceptibles de rehausser l’apparat (architecture, sculpture, peinture, musique, danse, haute couture…)69. En bref, ce qui apparaît au premier abord comme une calamité peut se révéler in fine très avantageux car c’est l’occasion de produire plus d’argent que cela n’en a coûté. Autrement dit, toutes ces calamités, c’est de l’argent

potentiel ; habilement gérées, elles contribuent à la production de cette matière magique, ce fétiche, qui a la propriété de s’auto-engendrer70. Si on cherchait une preuve permettant d’assurer que le monde actuel est mandevillien, on pourrait la trouver dans ce simple fait : ces “scélératesses” sont désormais officiellement comptées dans le calcul du PIB des États71. Voilà qui enfonce définitivement la thèse de Max Weber sur le puritanisme du capitalisme. * Au vu de ces thèses qui affirment si crûment la loi du capitalisme (“C’est en étant scélérat que tu créeras de la richesse et que tu contribueras au bien commun !”), Marx a imaginé que Mandeville le dénonçait. Du coup, dans La Sainte Famille (1845), il a spontanément classé Mandeville dans “la tendance socialiste du matérialisme” – à côté de Fourier et d’autres72 –, mais commis un bel acte manqué. Il a substitué au titre du texte de Mandeville, La Fable des abeilles, un autre titre de son cru : L’Apologie des vices – ajoutant aussitôt que Mandeville “ne faisait cependant pas une apologie de la société actuelle73”. Si Marx a bien reconnu, dans ce que disait Mandeville, les lois du capitalisme, il n’a pas vu que ce dernier ne les dénonçait pas, mais qu’il les énonçait. Du coup, Marx a pu aller au bout de son acte manqué et, de cette façon, le réussir, en écrivant vers 1860 un court texte, très mandevillien, intitulé Éloge du crime (un texte que ses éditeurs ne savent guère où placer et qu’ils incorporent généralement dans la “Théorie de la plus-value”, tome IV du Capital). Il vaut de reproduire quelques lignes de ce texte peu connu de Marx tant il paraphrase Mandeville : Le criminel ne produit pas que des crimes : c’est lui qui produit le droit pénal, donc le professeur de droit pénal, et donc l’inévitable traité dans lequel le professeur consigne ses cours afin de les mettre sur le marché en tant que “marchandise”. Il en résulte une augmentation de la richesse nationale […].

On peut démontrer par le détail l’influence qu’exerce le criminel sur le développement des forces productives : – Faute de voleurs, les serrures fussent-elles parvenues à leur stade actuel de perfection ? – Faute de faux-monnayeurs, aurait-il été nécessaire de fabriquer des billets de banque ? – Faute de fraudeurs, le microscope eût-il pénétré les sphères du commerce ordinaire ?

* La tradition marxiste aurait été bien inspirée de développer davantage l’idée que les scélératesses avaient permis la création du Capital – ainsi seraientelles moins facilement tombées dans les fadaises wébériennes de l’ascétisme de ses créateurs. Il est cependant un marxiste fort célèbre qui, peu après Weber, a fermement maintenu l’idée que l’accès à la richesse (c’est-à-dire au Capital et, de là, au capitalisme) passait par la libération des pulsions. Un drôle de marxiste en vérité puisqu’il ne s’agit pas d’un théoricien, mais d’un artiste hors norme, Bertolt Brecht. Dans Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny (musique de Kurt Weill, 1930), c’est en effet bien la création de la richesse par la scélératesse qui est l’objet même de la représentation. Ainsi, on apprend au début de l’acte II (douzième tableau) que cette ville fut créée le jour où cette devise très mandevillienne fut adoptée : “Tout est permis ici-bas !” – la liste des turpitudes autorisées à Mahagonny, bien que légèrement outrées pour les besoins du spectacle, vaut bien celle des scélératesses jadis permises par Mandeville puisqu’elle comprend l’usage de la force brute et l’autorisation de toutes les jouissances (bordels, alcool à flots, vols…). Car tout cela produit de l’argent, beaucoup d’argent. À la cécité quelque peu Tartuffe de Weber couvrant les seins qu’il ne voulait pas voir s’est donc opposée la clairvoyance brechtienne qui montrait sans détour que la création de la richesse par le capitalisme ne tolérait

aucune entrave pulsionnelle. L’artiste a osé penser et donner à voir ce que le penseur ne pouvait concevoir. * le vrai plan de Dieu Ces devises, présidant à la création du capitalisme – “Libérez les vices privés !” (Mandeville) ou “Apologie du crime” (Marx) ou “Tout est permis !” (Brecht) –, ne semblent, à l’évidence, pas très chrétiennes. Et pourtant ! Certes, pour Dostoïevski, dire cela impliquait la mort de Dieu. Ivan, le plus raffiné des trois frères, affirmait dans Les Frères Karamazov (1880) que, si tout était permis, alors c’est que Dieu était mort. Mais ce serait mal connaître Mandeville de croire qu’il n’allait pas relever le défi en affirmant que ces devises étaient plus que chrétiennes. Ce diable d’homme a en effet osé affirmer que, s’il fallait donner tout le pouvoir aux pervers, c’était justement parce que Dieu le voulait. On entre ici dans la dernière dimension des Recherches sur l’origine de la vertu morale. C’est en fait une métadimension. Autrement dit, Mandeville a couronné son texte fort peu charitable, c’est le moins qu’on puisse dire, d’une proposition hautement théologique. Dans cette dernière partie du texte, Mandeville s’émerveille en effet de “l’insondable profondeur de la sagesse divine”. Il voit alors venir le temps de la “vraie religion” : celle qui saura enfin faire avec cette “Providence” où les hommes pleins de “défauts et d’imperfections” pourront être utilisés “à l’avantage de la société civile” pour mettre cette dernière sur “le chemin du bonheur temporel”.

Ce passage permet à Mandeville de s’engager loin dans la question théologique puisqu’il reprend la notion de “causes naturelles” ou “secondes”, venue de la théologie thomiste. La cause première, c’est évidemment Dieu, cause de tout. Alors que la cause seconde réfère à des actions qui ne sont pas de Dieu Lui-même, mais de Ses créatures. D’où le débat : les causes secondes (ou naturelles) doivent-elles être imputées à Dieu ou à Ses créatures ? Derrière cette question, se trouve toute la délibération sur le mal, qui culmine, quelques années avant la parution des Recherches…, avec la parution des Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal de Gottfried Wilhelm Leibniz en 1710. Leibniz tente de répondre à cette lourde question “Comment justifier Dieu en dépit du mal qui règne sur terre ?” en créant le fameux concept de “meilleur des mondes possibles”. Pour Leibniz, Dieu est un mathématicien qui, parmi un nombre infini de mondes possibles, choisit par le calcul des variations celui dans lequel le mal irréductible est à son moindre niveau74. Mandeville revient donc sur cette question en avançant une réponse beaucoup plus radicale que celle de Leibniz : si le mal des causes secondes portées par les créatures de Dieu a été toléré par Dieu, ce n’est pas spécialement pour minimiser ce mal et le réduire ainsi à la portion congrue, c’est surtout pour que, de ce mal, surgisse le bien. C’est-à-dire pour que, comme le dit aussi Mandeville, des ténèbres surgisse la lumière. * faire jouir Dieu et le monde Mandeville soutient donc qu’il s’agit là du véritable plan de Dieu. Qui rend obsolètes les plans antérieurs qu’on Lui prêtait indûment. Exit les saints : ils ont échoué à sauver les hommes comme on voulait le croire jusqu’alors.

Exit l’idée de compresser le mal à son étiage minimal afin d’exhausser le bien à son niveau optimal. Il n’y a rien d’autre sur terre, après la Chute, après l’expulsion hors du jardin d’Éden, que le mal. Notre seule chance est donc de miser non sur les meilleurs, les saints, mais sur les pires d’entre les hommes, les pervers. Car eux seuls pourront produire sans vergogne de la richesse pour leur propre compte et en faire peu ou prou profiter les autres. Il faut donc remercier Dieu qui n’a pas permis sans raison que les hommes, qui se sont eux-mêmes déchus, soient vicieux. De leurs vices peut surgir la seule vertu à quoi peuvent encore prétendre les hommes, la richesse. C’est là l’annonce d’un tout autre monde. Un monde où seuls les pervers s’avèrent finalement capables de ravir Dieu, autrement dit de Le faire jouir. Il n’y a en effet qu’eux qui peuvent amener le monde terrestre, ce monde chu, vers “le bonheur temporel”, le transformant ainsi en un quasi-paradis sur terre. * Faire jouir Dieu, c’est aussi faire jouir son monde. Nous devrions donc tous y gagner puisqu’alors ce monde devrait sortir de l’état de pénurie où il se trouve depuis toujours pour aller vers l’abondance. L’état de pénurie, ou de rareté, cette situation où il n’y a pas assez de biens produits pour répondre à tous les besoins de la population, provoque “la guerre de chacun contre chacun” – ce qui était le thème de l’essai de Thomas Hobbes, le Léviathan (1651), que Mandeville avait lu et qu’il commente dans les dialogues composant La Fable des abeilles. Nous voici donc dans une situation où, comme le pervers sexuel qui cache le trou de la femme en le recouvrant d’un fétiche en forme de pénis, le pervers capitaliste cache donc le trou du monde – son manque, la pénurie permanente – en y posant le super-fétiche argent. Souvenons-nous ici de la notation de Lacan à propos du pervers :

Le pervers […], la jouissance qu’il vise, c’est celle de l’Autre (La Logique du fantasme, séance du 30 mai 1967).

La question de la jouissance du pervers devait assez préoccuper Lacan pour qu’il y revienne dans le séminaire D’un Autre à l’autre (1968-1969), donné deux ans après La Logique du fantasme et consacré à la névrose et à la perversion. Il reposera alors la question de la position du sujet dans la perversion puisque, on l’a déjà indiqué, le pervers ne se contente pas du phantasme. Lacan avance alors que, ce que son fétiche lui permet, c’est de se croire au service de la jouissance de l’Autre. Du coup, il questionne ce qui se dit couramment, à savoir que le pervers ne vise que sa propre jouissance sans prendre en considération l’autre (son ou ses partenaires), ni l’Autre (Dieu, la loi, le monde, la discursivité…). Certes, le pervers ne cherche qu’à instrumentaliser l’autre dans sa propre jouissance. Mais, à l’égard de l’Autre, c’est tout autre chose. Dans la séance du 26 mars 1969, Lacan remarque ainsi que La fonction du pervers […], loin d’être fondée sur quelque mépris de l’Autre, […] est autrement riche […]. Le pervers est celui qui se consacre à boucher ce trou dans l’Autre.

S’il instrumentalise l’autre (son partenaire), c’est pour mieux s’instrumentaliser, lui-même et cet autre, pour la plus grande jouissance de l’Autre (Dieu, la loi…). Le pervers est donc celui qui se voue et se dévoue à la jouissance de l’Autre pour que cet Autre existe pleinement, non barré, non décomplété, plein. Il s’offre en somme à supplémenter l’Autre pour que celui-ci rayonne dans toute sa plénitude. De là s’explique l’incroyable capacité du pervers à contourner la loi ou à la détourner à son profit avec un aplomb qui sidère (et fascine) les névrosés. Pour lui, chaque détournement commis ne peut être compté que comme un nouvel article de cette loi. À terme, c’est une sorte de loi sadienne, faite de transgressions permanentes, qui se met en place.

Ainsi fonctionne le discours pervers capitaliste : son énonciateur prétend sauver le monde de la pénurie qui menace, en produisant toujours plus, l’œil droit rivé sur le volume de sa fortune et le gauche sur l’indicateur de production économique, le PIB. S’il doit sacrifier au passage une partie de la population, ou s’il pratique le vol et le mensonge, ou s’il pollue à la ronde, ou s’il s’adonne à la luxure et au luxe extravagant, ce ne peut être que pour réaliser le vrai plan divin et sauver le monde du manque. * Quelle serait alors la maxime de ce nouveau saint pervers qui règne depuis maintenant trois siècles ? Baise ton prochain et ainsi tu feras le mieux que tu puisses faire pour faire jouir Dieu et le monde !

24. Nicolas Machiavel, Le Prince [1532], https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Prince. Cf. chap. XV. 25. J’en donne de larges extraits dans la mesure où cette maxime a souvent été supprimée des éditions ultérieures. Cette anticipation de l’inconscient apparaît clairement dans les parties que j’ai mises en italique. 26. Pour situer l’irrésistible montée de l’idée qui mettra à la fin du XVIIe siècle l’intérêt et l’amourpropre en position de motivations universelles, je renvoie au très beau livre de Jean Rohou, Le XVIIe siècle, une révolution de la condition humaine, Seuil, Paris, 2002. Cf. p. 347 sq. “L’amourpropre et l’intérêt”. 27. Cf. Adrien Baillet, La Vie de M. Descartes, biographie, 1691, cf. livre 2, chapitre I. Disponible sur Gallica. Leibniz a également fait une copie d’Olympica après la mort de Descartes. 28. Freud avait eu connaissance de ce rêve à la suite de la demande d’un historien et juriste français, Maxime Leroy, qui préparait une biographie de Descartes. Mais Freud est resté très prudent en écrivant que “travailler sur les rêves sans pouvoir obtenir du rêveur lui-même des indications […] ne donne en général qu’un maigre résultat”. Ce qui ne l’a pas empêché de percevoir à un moment du rêve de Descartes “une représentation sexuelle qui a occupé le jeune solitaire”. Cf. Freud, “Lettre à Maxime Leroy sur un rêve de Descartes” [1929], in Œuvres complètes, t. XVIII, PUF, Paris, 1994, p. 238-239. 29. Jacques Lacan, La Logique du fantasme, séance du 7 juin 1967.

30. Ce qui est assez congruent avec la définition de la cure donnée par Roland Barthes après six séances chez Lacan : la rencontre d’“un vieux con avec un vieux schnoque”. Cf. Tiphaine Samoyault, Roland Barthes, Seuil, Paris, 2015, p. 622. 31. Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1973, p. 47 (souligné par moi). 32. Cf. Paulette Carrive, Bernard Mandeville : passions, vices, vertus, Vrin, Paris, 1980. p. 10. 33. Descartes expose sa thèse sur l’animal-machine dans la Lettre au marquis de Newcastle du 23 novembre 1646, dans la cinquième partie du Discours de la méthode et dans la Lettre à Morus du 5 février 1649. Rappelons brièvement cette thèse. Pour Descartes, même si les animaux sont capables d’opérations complexes, leur intelligence n’est pas la leur, mais celle de la nature qui les a pourvus d’un instinct. Ainsi, leurs apprentissages ne procèdent pas de la saisie mentale de connaissances, mais de mécanismes réflexes ou d’un dressage. C’est pourquoi, selon Descartes, l’animal est essentiellement un corps, une machine, comme telle sans âme, dont tous les mouvements s’effectuent à l’instar de ceux d’une horloge, c’est-à-dire comme des mécanismes. On gagnerait à relire ces textes de Descartes à l’heure des discussions sur une éventuelle personnalité animale et du lancement de la robotique humanoïde. Doit-on reposer la question de l’existence de l’âme (la psyché) chez l’animal ? Peut-on simuler une psyché chez un robot humanoïde ? 34. C’est pour insister sur ce sens originaire hautement significatif que j’écris pour ma part “phantasme” à l’ancienne, à la grecque, avec un φ, c’est-à-dire un “ph”. 35. Cet essai vient d’être traduit pour la première fois en français : Un traité sur les passions hypocondriaques et hystériques, UGA Éditions (ELLUG), université Grenoble Alpes, 2011, traduit et présenté par Sylvie Kleiman-Lafon. Le langage de la publicité s’infiltrant partout, je pense utile de rappeler qu’à l’origine “passion” n’a nul rapport avec ce qui serait émoustillant (comme le laisse supposer l’injonction actuelle à “vivre ses passions”) puisque le mot vient du latin passio qui vient lui-même du grec pathos, “souffrance”. 36. Bernard de Mandeville, Un traité sur les passions hypocondriaques et hystériques, op. cit., p. 405 sq. 37. Bernard de Mandeville, Un traité sur les passions hypocondriaques et hystériques, op. cit., cf. p. 297-298. 38. Jacques Lacan, Ou Pire…, séance du 3 février 1972, non publié. 39. Jacques Lacan, La Logique du fantasme, séance du 12 avril 1967, non publié. 40. Dany-Robert Dufour, Mandeville. La Fable des abeilles, cf. “Remarque P”, op. cit., p. 201. Là encore, sur cette notion décisive, Mandeville aura devancé Freud. Ce dernier fera en effet grand cas de la notion d’Hilflosigkeit (détresse originaire) résultant du fait que “l’enfant d’homme est jeté dans

le monde plus inachevé que la plupart des animaux”. Cf. Sigmund Freud, Inhibition, symptôme et angoisse [1926], PUF, Paris, 1993. 41. La notion d’“esprits animaux” vient de la médecine grecque de l’Antiquité (Galien). Elle préfigure à la fois la notion de “pulsion” et ce qu’on appelle aujourd’hui l’“influx nerveux”. 42. Karl Marx, Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte, trad. Gérard Cornillet, Éditions sociales, Paris, 1984, p. 134. 43. J’ai déjà avoué avoir usurpé l’identité de Démosthène (le philosophe grec, pourfendeur de l’hybris) pour publier sur cette question Le Code Jupiter. Philosophie de la ruse et de la démesure, Équateurs, Paris, 2018. 44. Voir les Trois essais sur la théorie sexuelle (1905, 1910, 1924). 45. Friedrich Engels, Anti-Dühring, 1re partie, disponible sur http://www.uqac.uquebec.ca/, p. 263. 46. Karl Marx, Le Capital, PUF, Paris, 1993, trad. Jean-Pierre Lefebvre. Cf. I, 1, I, “Le caractère fétiche de la marchandise et son secret”, p. 81 sq. Voir sur le “fétichisme de la marchandise” les travaux d’Anselm Jappe (qui me fait l’honneur de longuement discuter mes travaux dans son dernier livre, La Société autophage, La Découverte, Paris, 2017). 47. Exemple d’auto-engendrement de l’argent : la fortune de Bernard Arnault (longtemps expatrié fiscal dans le but avoué de ne pas payer d’impôts en France) est passée de 72 milliards à 100 milliards de dollars entre 2018 et 2019 (devenant ainsi la troisième fortune mondiale). Je me permettrais – signe manifeste de mon égoïsme – de faire remarquer que, dans le même temps, ma retraite de professeur d’université a baissé de 3 %. 48. Dany-Robert Dufour, Mandeville. La Fable des abeilles, op. cit. Cf. Essai sur la charité et les Écoles de charité, p. 276. 49. Cf. Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Fayard, Paris, 1995. 50. Paul Claudel, Œuvres complètes, t. XXVI, Gallimard, Paris, 1975, p. 133. 51. Jacques Lacan, “Les complexes familiaux”, in Autres écrits, Seuil, Paris, 2001. 52. Le texte de Horkheimer, “Autorität und Familie” se trouve dans Studien über “Autorität und Familie”. Forschungsberichte aus dem Institut für Sozialforschung, Librairie Félix Alcan, Paris, 1936. 53. Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, La Dialectique de la raison. Fragments philosophiques [1944], Gallimard, Paris, 1974. 54. Voir sur ces emprunts l’article de Juan Pablo Lucchelli, “Lacan et l’école de Francfort”, in Journal du MAUSS, http://www.journaldumauss.net/?Lacan-et-l-Ecole-de-Francfort-1304.

55. Jacques Lacan, D’un Autre à l’autre, livre XVI, Seuil, Paris, 2006. 56. Sur cette idée que l’argent est l’équivalent général qui permet de tout acheter, y compris les plaisirs, on pourra se reporter aux études de Jean-Joseph Goux développées dans Le Trésor perdu de la finance folle, Blusson, Paris, 2013 (notamment le chapitre I sur l’utilitarisme et le chapitre II sur le principe de plaisir). 57. En fait, comme je l’ai mentionné (p. 21, 27 et 99), il existe un Marx mandevillien (dont ne veulent rien savoir les différentes lectures économistes de Marx, tant orthodoxes que dissidentes). Ce dernier faisait clairement une large part au rôle des passions dans l’accumulation primitive – celle de l’Angleterre du début du XVIIIe siècle, soit l’époque même de Mandeville. En témoigne ce passage du Capital : “L’expropriation des producteurs immédiats s’exécute […] sous la poussée des passions les plus infâmes, les plus sordides, les plus mesquines et les plus haineuses” (Le Capital, I, 8, XXXII, “Tendance historique de l’accumulation capitaliste”). 58. Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle : 1. Les Structures du quotidien ; 2. Les Jeux de l’échange ; 3. Le Temps du monde, Armand Colin, Paris, 1979. 59. Sur les luddites en Angleterre, cf. Edward P. Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaise [1963], Seuil, “Hautes Études”, Gallimard, Paris, 1988, cf. “Une armée de justiciers”, chapitre XIV de la 3e partie (p. 426-543). 60. L’historien Peter Linebaugh a mené une importante recherche sur l’“arbre aux pendus”, dit aussi le “gibet de Tyburn”, qui se dressait à l’extrémité nord-est de Hyde Park à Londres. De 1571 à 1783, 50 000 personnes y furent exécutées en public. En examinant avec soin les décisions de justice, Linebaugh a montré que Tyburn a avant tout servi à punir les anciens usages coutumiers des campagnes et des villes et à exhiber le sort réservé à ceux qui osaient porter atteinte à la propriété privée à l’époque du capitalisme naissant et de l’instauration de ses normes. Peter Linebaugh, Les Pendus de Londres. Crime et société civile au XVIIIe siècle [1991], Lux éditeur, Montréal, et CMDE, Toulouse, 2018. 61. À noter le fort intérêt aujourd’hui pour les communs, désignant tous les biens matériels ou culturels que leurs usagers peuvent gérer. Par exemple, Benjamin Coriat, l’un des animateurs du collectif des Économistes atterrés, a récemment coordonné une recherche d’ampleur publiée dans un ouvrage clef, Le Retour des communs, LLL, Paris, 2015. Cette perspective a été ouverte par Elinor Ostrom, première femme à recevoir, en 2009, le “prix Nobel” d’économie (Cf. Gouvernance des biens communs, De Boeck, Bruxelles, 2010). Beaucoup pensent aujourd’hui que, si le capitalisme s’est construit sur le démantèlement des communs, le retour des communs pourrait contribuer à démanteler le capitalisme.

62. Cf., par exemple, Clifford S. Davies, “Les révoltes populaires en Angleterre (1500-1700)”, in Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, no 1, 1969, p. 24-60 et P. Linebaugh, “Enclosures from the Bottom Up”, Radical History Review, no 108, automne 2010, p. 11-27. Dans ce texte, Linebaugh ajoute “le mouvement des enclosures […] au marché triangulaire des esclaves, aux sorcières portées au bûcher, à la famine irlandaise et au massacre des nations indiennes”. Ce sont là, pour l’historien, des actes “qui permettent de définir le crime du modernisme”. 63. Cf. Gilles Dostaler, Le Libéralisme de Hayek, La Découverte, Paris, 2001, p. 24. 64. On connaît le rapport actuel entre le petit nombre de très riches et le grand nombre de très pauvres : l’ONG Oxfam a calculé qu’en 2018, le patrimoine cumulé des 1 % les plus riches du monde a dépassé celui des autres 99 % de la population (cf. https://www.oxfam.org/fr). 65. Le principe de lecture de ce petit diagramme est simple : plus c’est foncé, moins on compte d’individus et plus est importante leur concentration en richesse. 66. Bernard de Mandeville, Recherche sur la nature de la société – Addition à la seconde édition (1723) de La Fable des abeilles, Actes Sud, Arles, 1998, p. 61. 67. La stratégie du choc que décrit et analyse Naomi Klein vient de loin… Cf. La Stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Actes Sud, Paris, 2007. 68. Cf. Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Payot, Paris, 1951, p. 106 et 107. 69. Aujourd’hui, faire partie de l’hyperclasse exige beaucoup de sacrifices : il faut au minimum se faire fabriquer des produits de haut luxe sur mesure, détenir une carte Centurion d’American Express autorisant un crédit illimité, posséder un jet, un yacht et des résidences multiples : en été, dans certains secteurs très happy few de la Côte d’Azur française ou de la Côte d’Émeraude sarde ; en automne, à Paris, aux alentours de l’avenue Montaigne ; à Noël et au Nouvel An, à Saint-Barth ; puis en janvier-février, à Aspen dans le Colorado, pour skier, ou, à défaut, à Saint-Moritz, Gstaad ou Verbier en Suisse dont on aurait tort de négliger l’“environnement fiscal” toujours très attractif. Ce qui donne (sans l’immobilier) un chiffre d’affaires mondial évalué à 1 200 milliards d’euros en 2018 selon le cabinet américain Bain & Company. Soit presque deux fois plus que le budget de l’État français, culminant à 711 milliards d’euros de dépenses en 2018. 70. Il s’agit là d’arguments explicitement développés par Mandeville. On peut les trouver dans mon livre sur Mandeville, La Fable des abeilles, op. cit. Cf. Remarques sur La Fable des abeilles, p. 137232. 71. Les nouvelles normes du SEC, Système européen des comptes, adoptées en 2014, recommandent en effet aux États d’ajouter les activités souterraines (drogue, prostitution, trafics…) dans le calcul du produit intérieur brut. 72. Cf. le chapitre VI de La Sainte Famille de Marx, on line sur Bibliothèque des sciences sociales de l’université de Québec.

73. Ibid. 74. Le Leibniz philosophe et théologien s’est donc inspiré du Leibniz mathématicien puisque ce dernier avait été, vers 1700, l’un des inventeurs du calcul des variations. Pour le dire simplement, ce calcul permet de résoudre de complexes problèmes d’optimisation impliquant non seulement des fonctions, mais des “fonctions de fonctions’’ (on parle alors de “fonctionnelles”). Par exemple, il s’agira de trouver la forme du solide offrant la moindre résistance à un fluide. De là à calculer l’état optimal du monde (dépendant de multiples fonctions) tel que le mal (dépendant de multiples fonctions) serait à son moindre niveau, il n’y avait qu’un pas… que Leibniz a franchi dans sa Théodicée. À noter que le calcul des variations connaît aujourd’hui des applications considérables dans de très nombreux domaines, en physique, en mécanique, en économie…

III LE CAPITALISME COMME SYSTÈME BORDERLINE

Le côté pervers du capitalisme est encore largement inaperçu. Et quand il est perçu, il est généralement dénié. Il y a deux bonnes raisons à cette cécité persistante. La première date d’il y a un siècle et s’appelle, au risque de me répéter, Max Weber ; la seconde remonte à cinquante ans et se nomme Gilles Deleuze. J’ai rappelé très brièvement la première. Toute l’intelligentsia du e XX

siècle cherchant à comprendre la genèse du capitalisme est passée par l’ouvrage de Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, publié en 1920. L’auteur, ayant soigneusement refoulé Mandeville, soutient que la naissance du capitalisme s’explique par l’influence de l’ethos protestant puritain. Ce n’était pas là la meilleure façon d’accéder au côté pervers du capitalisme (à moins de penser le puritanisme comme une forme de la perversion – ce qui n’a jamais effleuré l’esprit de Weber). Gilles Deleuze, lui, a compris qu’il était temps de sortir de l’irénique conte wébérien et il a mobilisé pour ce faire des catégories que Mandeville n’aurait pas reniées – sans le savoir cependant puisque Deleuze n’a, à ma connaissance, nulle part mentionné Mandeville dans son œuvre. Il n’en reste pas moins que l’un (Mandeville) disait qu’il fallait laisser faire les “vices privés” et que l’autre (Deleuze) disait qu’il fallait laisser les pulsions aller à leurs finalités.

Deleuze formulera cette thèse dans les termes de son temps : le capitalisme fonctionne pour partie à la schizophrénie, pour partie à la paranoïa. Quand il fonctionne à la schizophrénie, il est révolutionnaire. Quand c’est à la paranoïa, il est réactionnaire. Pour affirmer cette thèse, Deleuze a dû quelque peu tordre les nosographies cliniques usuelles. Il l’a fait en s’aidant des subversions issues de l’antipsychiatrie qui fleurissaient à son époque. Exit le “schizophrène”, voici donc venu le “schizo”. Alors que le schizophrène est indéfiniment condamné aux délires et aux marottes que la médecine a appris à circonscrire et éteindre grâce aux neuroleptiques, le schizo est actif et même hyperactif. Il “branche tout dans tout”, comme l’écrivent Deleuze et Guattari dans leur tonitruant essai de 1972, L’Anti-Œdipe75. C’est à l’occasion un dingue capable d’utiliser les travaux savants pour les détourner et les faire accoucher d’applications inattendues. Il peut ainsi créer, aux marges, des innovations dont certaines révolutionnent tellement les processus de production et les habitudes de consommation qu’elles sont ensuite rapidement sélectionnées selon un processus d’évolution quasi darwinien – ce qui n’est pas une vaine image lorsqu’on connaît le vitalisme de Deleuze. * Prenons un seul exemple au plan de la production. On ne sait pas assez que Frederick W. Taylor, l’inventeur de l’OST (l’organisation scientifique du travail au début du XXe siècle, qu’on a appelé le “taylorisme”), était un authentique fou, sujet à de brusques accès de colère suivis d’épisodes dépressifs sévères, et qu’il s’est infligé de rudes châtiments toute sa vie76. Dans la consommation, les exemples sont légion. L’informatique, technique de pointe, regorge de spécimens schizos. Des schizos actifs, ouverts aux voix qui gueulent en eux, tellement bien répertoriés que les

termes qui les désignent, tels que geek et nerd, sont en anglais devenus courants. Les deux vocables désignent des passionnés d’informatique notoirement asociaux, ne dédaignant pas les substances illicites qui leur permettent de vivre plus intensément leur trip. Le geek est un obsédé qui s’isole pour vivre sa passion à fond. Le nerd désigne un type renfermé au look ringard, qu’on représente souvent avec des lunettes épaisses (puisqu’il passe sa vie devant son écran) et les dents en avant (puisqu’il suce frénétiquement son pouce). À ces deux variétés de schizo, très actuelles, s’ajoute le no-life ou le nobode désignant celui qui passe tout son temps à jouer à des jeux vidéo jusqu’à ne plus avoir de vie en dehors. Steve Jobs qui, au début des années 1980, a bricolé ce qui allait devenir le premier Macintosh dans le garage de ses parents, était un peu les trois à la fois. On dit que beaucoup d’idées lui sont venues après avoir sucé un nombre respectable de petits buvards imprégnés de LSD et laissé son esprit vagabonder autour des très sérieux travaux du Xerox Palo Alto Research Center sur le couple interface graphique/souris. On connaît la suite. Cette intégration permanente d’innovations est ce qui permet au système capitaliste, constamment menacé d’entropie et de repli paranoïaque, de se relancer sans cesse et de se montrer finalement si dynamique. Sauf que, lorsque le capitalisme se voit ou se croit au bord de la rupture, il devient paranoïaque, il réprime. C’est là qu’il redevient réactionnaire. * Par exemple, Henry Ford, le célèbre constructeur américain d’automobiles qui passe pour avoir inventé le welfare capitalism, grâce auquel les ouvriers de Ford devaient pouvoir s’acheter la Ford T qu’ils produisaient, voulait que ses ouvriers soient irréprochables. Il avait non seulement créé un “département social” fort de dizaines d’inspecteurs devant s’assurer de la

“moralité” des ouvriers, mais aussi pactisé avec la mafia afin de casser les syndicats et acheté des journaux pour diffuser ses récits édifiants allant jusqu’à vanter la “morale” nazie77. On pourrait penser que ce côté paranoïaque du capitalisme relève de la vieille histoire. Il n’en est rien. Pourquoi les plus grandes fortunes de notre pays – environ dix personnes – possèdent-elles 90 % de la presse écrite ? Est-ce, comme elles le prétendent, pour assurer son bon fonctionnement démocratique ou pour contrôler leur image et les informations diffusées sur leurs affaires78 ? * schizo + parano + pervers = borderline Du point de vue de leur réception, les analyses de Deleuze ont rencontré un écho extraordinaire. Pourquoi ? Parce que beaucoup d’intrépides jeunes gens cherchaient, en 1972, un substitut au Prolétariat qui s’était quelque peu dérobé à leurs appels lors de leur grande révolte de 1968. Non seulement, ils ont troqué avec enthousiasme le prolétaire contre le schizo, mais en plus ils ont eux-mêmes voulu devenir plus schizos que les schizos pour pousser le capitalisme à la limite, jusqu’à la rupture. Le “schizo” de Deleuze n’était pas la seule figure de ce grand remplacement du prolétaire. On misait aussi sur le “pédé”, la “gouine”, le “colonisé”… Des figures qui ont fini par faire le bonheur du marché. Il y eut aussi celle du “fou” de l’art brut, indemne de toute éducation artistique et grand inventeur de formes nouvelles, célébré par Jean Dubuffet79. Là où Deleuze a voulu doubler le capitalisme sur sa gauche, il s’est fait doubler sur sa droite par le capitalisme. Je l’ai dit déjà, ailleurs.

Je reconnais cependant à Deleuze de nous avoir sortis de la pastorale wébérienne du capitalisme diffuseur de rationalité instrumentale en révélant qu’il fonctionne comme un système borderline. Mais c’était là un trait si marquant pour Deleuze qu’il a fini par occuper toute la place dans son analyse, occultant ainsi un autre trait décisif, encore plus capital – c’est le cas de le dire. Si Deleuze avait lu Mandeville80, il se serait aperçu qu’il devait ajouter à son montage une dimension supplémentaire. La dimension perverse. Il suffit de l’introduire pour que son appel aux schizos, visant à affoler le capitalisme, apparaisse comme illusoire. Car le capitalisme ne se contente pas de lancer de temps à autre un coup de répression parano lorsque le processus schizo qui l’alimente s’enflamme trop. En bref, Deleuze n’a pas vu que c’est entre schizo et parano que tout se joue : dans la perversion, qui constitue, selon Mandeville, le cœur du capitalisme. En effet, ce qui régule ce processus schizo, c’est le jeu pervers mû par le fétichisme de l’argent. Il faut que, parmi toutes les innovations qui se proposent sans cesse, le capitaliste choisisse judicieusement celle qui satisfera au mieux au critère de l’auto-engendrement de l’argent par l’argent. En d’autres termes, l’invention schizo (du grec skhizein, “fendre”, “disjoindre”) ou, mieux, la fission schizo, est certes la matière première, le combustible radioactif du capitalisme, mais si on la laissait livrée à ellemême, elle conduirait à une réaction en chaîne et à la destruction de l’ensemble. Or, il ne s’agit pas, pour le capitalisme, de construire une bombe atomique qui ferait tout exploser en quelques secondes, mais une pompe à fric aussi pérenne que possible. Il lui faut donc capter cette fission schizo afin d’alimenter un réacteur capable de la rendre productive et empêcher ainsi sa propagation incontrôlable et l’explosion finale de l’ensemble. Le principe de ce réacteur régulateur, ainsi follement alimenté,

n’est rien d’autre que le jeu pervers. Un jeu ajusté sur cette seule règle : créer plus d’argent que cela n’en consomme à l’instar des surgénérateurs nucléaires actuels, afin de produire une plus-value maximale. * geeks et nerds, même combat C’est justement cette métaphore atomique, impliquant d’une part de la matière fissile, d’autre part un réacteur capable de maîtriser les réactions en chaîne qu’induit la fission pour produire de l’énergie (ici de l’argent), qu’on retrouve au cœur du capitalisme financier. En effet, si la combustion fonctionne, alors tout va bien. Mais si la régulation ne fonctionne plus ou mal, si, par exemple, des geeks de la finance, enfermés dans les salles de marché de leurs banques (celles, par exemple, de Lehman Brothers, de AIG, de Freddie Mac ou de Fannie Mae en 2007) décident, un jour qu’ils ont un peu trop forcé sur la cocaïne, de compter comme actifs (terme qui, en comptabilité, désigne ce qui a une valeur économique positive) des valeurs négatives, c’est-à-dire des dettes (comme lors de la titrisation des créances pourries), alors il se passe ce qui est arrivé à Tchernobyl ou à Fukushima. Le contrôle de la fission échappe, et l’accident survient. Ainsi, la crise financière de 2008 s’est propagée à la façon d’une réaction en chaîne, détruisant tout sur son passage (avec, au final, la colossalissime somme de 30 000 milliards de dollars de pertes au niveau mondial et de 1 500 milliards en France81). Mais, de cette catastrophique première idée schizo, les banques sont sorties in extremis avec une seconde idée encore plus géniale (c’est-à-dire vraiment perverse) : des nerds de la finance ont proposé d’aspirer des montagnes d’argent public pour boucher les trous causés par les créances pourries que les geeks avaient créées. Les schizo-traders et néanmoins

banquiers ont donc repassé le mistigri aux contribuables, c’est-à-dire aux bons peuples qui souffrent aujourd’hui le martyre. Celui de la dette souveraine des États puisque ceux-ci, obligés à rembourser cette dette, se trouvent à la peine pour entretenir ce dont ils ont la charge, les services publics. Et c’est là que cette troisième classe, fétichiste de l’argent, présente une ultime idée géniale encore plus perverse : privatiser ces services publics pour les lui donner à gérer alors même que cette classe est à l’origine directe de la crise de ces services… La conclusion s’impose : ce système borderline s’alimente de ses échecs. Autrement dit, la pompe à fric, après des hoquets et des ratages qui ont mis le monde à genoux, a finalement parfaitement fonctionné puisque, aujourd’hui, les riches sont plus riches et les pauvres, plus pauvres. * Considérant les risques systémiques inhérents au capitalisme financier, certains se sont mis à regretter le bon vieux temps du capitalisme industriel, caractérisé par l’entreprise fordiste et par l’État providence keynésien. Ces nostalgiques, qui se recrutent surtout dans les rangs aujourd’hui dispersés de la social-démocratie, ne voient pas que le capitalisme dans sa forme financière ultime était inscrit depuis le début, depuis la première révolution industrielle, depuis Mandeville, comme le destin inéluctable et désormais sans retour possible du capitalisme. Si les formes anciennes du capitalisme masquaient plus ou moins ce trait, le capitalisme financier l’a révélé. Il affiche en effet sans honte et sans faux-semblants son fétichisme de l’argent. * turning point mondial

On sait quel jour et à quelle heure le monde, en basculant vers cette forme extrême du capitalisme, est devenu entièrement mandevillien. Pourtant, personne ou presque ne connaît cette date. On 15 July 1971 at 7:00 pm local time, US President Richard Nixon walked into an NBC television studio in Los Angeles California to announce the end of the Bretton Woods international monetary system82.

La communauté humaine devrait s’en souvenir au même titre que du Jeudi noir (ou Black Thursday) du 24 octobre 1929 marquant le début du krach financier de 1929 et l’entrée dans ses funestes conséquences planétaires. Car le monde s’est retrouvé projeté dans le capitalisme financier affichant sans fard son fétichisme de l’argent le 15 juillet 1971 à 19 heures (UTC-7) lorsque le président Nixon a brutalement annoncé la suspension de la convertibilité en or du dollar – ce qui de facto entraînait la flottaison générale des monnaies. La décision de Tricky Dick (surnom de Nixon signifiant “Richard le Truqueur”) était aussi logique que cynique : puisque les États-Unis n’avaient pas assez d’or à Fort Knox (lieu où le gouvernement fédéral américain entrepose sa réserve d’or) pour garantir que chaque dollar émis par l’État américain pouvait être honoré de sa contrepartie en or, il suffisait… de mettre fin à cette convertibilité. Milton Friedman, ancien conseiller de Nixon, l’avait dit et Nixon l’a fait : la monnaie cesse, pour la première fois dans l’histoire occidentale, d’être la loi (ce qui était inscrit dans le terme lui-même puisque “monnaie” vient du grec nomos, “la loi”, en tant qu’elle représente le moyen d’exprimer la valeur de toutes les marchandises, quelles qu’elles soient). Elle devient une marchandise comme une autre. À l’évidence, un seuil est franchi lorsqu’un étalon, disons le mètre (ce qui mesure la longueur), peut varier en fonction des usages de chacun. De la même façon, lorsqu’une monnaie, qui mesure la valeur des marchandises, devient elle-même une marchandise, alors tout devient relatif – ça flotte –, et plus aucune valeur n’est assurée. Lorsque le prix de chaque devise peut

s’apprécier à l’encan d’un “marché libre”, dixit Friedman83, on entre dans l’ère financière où il devient possible de spéculer sur la monnaie et sur tous ses produits dérivés. C’est donc le référent dernier de la monnaie la rattachant à un réel (une quantité d’or) qui a alors disparu. Par quoi a-t-il été remplacé ? Demandons-le à Milton Friedman, toujours lui : Pourquoi [des bouts de papier] sont-ils acceptés par des personnes privées, au cours de transactions privées, en échange de biens et de services ? La réponse en deux mots, c’est que chacun les accepte parce qu’il est persuadé que d’autres les accepteront. Ces morceaux de papier verts ont de la valeur parce que tout le monde croit qu’ils ont de la valeur84.

La réponse est claire : la monnaie ne repose sur rien de réel, elle est une fiction qui n’engage que ceux qui y croient – c’est-à-dire tout le monde. Précisons : “tout le monde” lorsque tout va bien… et de moins en moins de monde lorsque le doute s’infiltre et que point la panique chez les épargnants. * Le dollar s’est ainsi retrouvé structuré comme une histoire drôle. C’est facile à prouver. Une histoire est drôle lorsqu’il suffit de la raconter pour que tout le monde rie. Quant au dollar, c’est un morceau de papier imprimé en vert qu’il suffit de sortir de sa poche pour que tout le monde croie que cela vaut bien un dollar. La monnaie phare des échanges mondiaux structurée comme une histoire drôle – il n’en a pas fallu davantage pour que notre époque devienne hautement tragique. Élémentaire, mon cher Nixon : la croyance partagée en la valeur du bout de papier vert a conduit au développement d’une “économie casino” fondée sur l’exploitation à outrance de cette croyance, oscillant de la crédulité la plus naïve aux coups de bluff les plus tordus. Je reprends cette expression d’“économie casino” de Keynes qui, peu après 1929, avait senti venir la possibilité d’une telle mutation85.

* le discours du Dollar : “Je suis Celui qui suis” Un nouvel imaginaire de la monnaie est né de ce Nixon shock. La monnaie, libérée de sa référence à l’or et ne renvoyant plus qu’à elle-même, a brusquement perdu toute matérialité. Perdant toute immanence, elle s’est aussitôt transformée, à la faveur de la croyance commune, en une puissance transcendante qui, en ne se définissant plus que par elle-même, a ordonné et subordonné autour d’elle tous les étants dont se compose le monde. Le capitalisme financier a ainsi ouvert un nouvel espace infini dans le monde fini que nous connaissons. Dans un tel monde, le seul idéal possible ne pouvait plus être que celui de la richesse infinie. C’est au nom de cette infinitude qu’ont été imposées toutes les finitudes et toutes les limites qui bornent désormais les anciennes formes transcendantes devenues impuissantes telles que les États-nations et leurs institutions. Ces quantités négligeables, priées de constamment s’ajuster, ne pèsent plus rien devant l’hyperclasse financière. L’argent en général, et le dollar en particulier, s’est en quelque sorte mis à tenir dans la postmodernité la place qu’occupait le Dieu des monothéismes dans la prémodernité. Ne renvoyant plus à rien d’autre qu’à lui-même, il prenait la même forme autoréférentielle que celle du Dieu qui, comme on sait, se définit par cette fameuse formule en miroir qui a tant fasciné, Ehyeh ascher ehyeh (Exode, III, 14), “Je suis Celui qui suis”. Le Dollar devenant Dieu – c’est bien ce qu’avait entrevu Paul Claudel dans L’Échange (évoqué plus haut) et qui l’avait effrayé. Ainsi soit-Il. Amen, le capitalisme financier, fondé lui aussi sur une structure autoréférentielle, était né. Et il a porté à son comble la dimension purement fiduciaire de la monnaie (relative à la croyance et à la confiance qu’elle inspire).

* Il y aura donc ceux qui en ont (des dollars) et qui pourront d’emblée jouer à toutes les tables de l’économie casino. Et ceux qui n’ont en pas (des dollars) – ce qui laisse à ces derniers deux possibilités : soit faire la manche à la sortie des “casinos”, soit, pour le petit nombre de malins ayant compris cette dimension purement fiduciaire, faire accroire qu’ils en ont (toujours des dollars), de façon à être admis dans l’économie casino. Leur but : traire (c’est-à-dire soustraire des dollars à) ceux qui en ont. Des tables spéciales leur sont réservées, celles du poker, fondé sur le bluff (littéralement “tromper la confiance”)86. La religion du dollar admet donc la perversion. C’est même son ressort principal. * Les résultats du Nixon shock autonomisant la sphère financière et lançant l’économie casino ne se sont pas fait attendre. Les échanges financiers, modestes dans les années 1960 (10 milliards de dollars environ de transactions chaque jour), sont rapidement devenus gigantesques, puisque multipliés par 200 en vingt-cinq ans (2 000 milliards de dollars d’échanges quotidiens par jour dès les années 1990). À y regarder de près, ce qui s’est considérablement accru, c’est la part des transactions uniquement financières (achat et vente d’actions, bons et droits préférentiels de souscription, certificats d’investissement, fonds communs de placement, contrats financiers, achat et vente de devises, etc.) puisqu’elles sont devenues cent fois plus importantes que les transactions directement liées à l’économie réelle (achat et vente de produits réels). L’économie venait donc de se transformer en une économie essentiellement virtuelle sans rapport avec l’économie réelle.

* des cryptomonnaies au contre-rôle total Ne nous y trompons pas : la dématérialisation de la monnaie n’en est qu’à ses débuts. La preuve : le papier-monnaie et les pièces tendent à disparaître. On paie de plus en plus ses achats avec une carte bancaire et ses courses usuelles avec des paiements sans contact. Que signifie cette invisibilisation de l’argent ? Sa prochaine disparition ? Oui, bien sûr, à condition d’ajouter qu’il sera alors partout. Si les actes d’échanges peuvent se passer de paiements de gré à gré avec de la monnaie sonnante et trébuchante87, c’est que ces actes sont désormais enregistrés dans une comptabilité mondiale informatisée contrôlant tous les échanges – un contrôle en son sens premier de contre-rôle, “registre tenu en double”. Les cryptomonnaies, comme le bitcoin utilisant la blockchain (technologie de stockage mobilisant une multitude de serveurs reliés en peer-to-peer, sans organe tiers de contrôle), ont donc de beaux jours devant elles. Lorsque ces cryptomonnaies seront généralisées, les États auront perdu tout pouvoir régalien sur la monnaie, dont celui de la frapper et celui d’en contrôler le cours. Le rêve des libertariens et autres anarcho-capitalistes de la finance sera alors accompli. Ce sera l’assomption planétaire de cette troisième classe mandevillienne puisque les membres de cette hyperclasse pourront contrôler l’ensemble des transactions humaines et tous leurs paramètres. * Citizen Zuck

À cet égard, une étape importante vient d’être franchie par Facebook qui a annoncé, le 18 juin 2019, son intention de lancer dès 2020 sa propre cryptomonnaie, le libra. N’hésitant pas à user d’une rhétorique philanthropique, Facebook met en avant les bienfaits que sa monnaie digitale est supposée apporter aux trois milliards d’adultes qui, dans le monde, ne possèdent pas de compte bancaire – à commencer par les habitants des pays en voie de développement et notamment les femmes. Avec le libra, qui consonne évidemment avec “liberté”, c’est le monde enchanté de la consommation qui s’ouvrira à eux puisque chacun pourra, de son portable, acheter des biens dans des boutiques physiques, régler ses achats sur les plateformes d’e-commerce, payer des services et transférer de l’argent à l’autre bout du monde, moyennant des frais minimes, voire nuls, bien en deçà des taux élevés pratiqués par les banques. Pour garantir la fluidité et la rapidité du système, les échanges ne passeront pas par les canaux habituels du système financier, mais par une blockchain, comme pour le bitcoin, à ceci près que le réseau du libra sera privé. À la différence du bitcoin, dont la valeur repose sur la seule confiance dans son algorithme et permet la spéculation, le cours du libra est prévu pour être stable puisqu’indexé sur un panier de devises (dont probablement le dollar, l’euro, la livre sterling, le yen japonais et peut-être le yuan chinois). L’association Libra (composée à terme d’une centaine d’entreprises comme Mastercard, Visa, PayPal, Uber, Booking, eBay, Vodafone ou Iliad) déterminera la pondération de chaque monnaie dans ce panier et fixera ainsi la valeur du libra par rapport aux autres devises. On peut donc s’attendre à ce que cette monnaie privée marginalise rapidement le rôle des banques centrales publiques, en premier lieu dans les pays en développement dont le système financier est instable avec une monnaie soumise à l’inflation, voire à l’hyperinflation comme c’est

aujourd’hui le cas en Inde, au Brésil, au Venezuela, en Argentine… Qui voudra encore d’un bolivar vénézuélien perdant la moitié de sa valeur en deux jours dès lors qu’il aura accès à une monnaie stable et dématérialisée ? Mais la véritable question est de savoir ce que valent ces “bonnes intentions” quand on sait que Facebook a été pris plusieurs fois la main dans le sac, c’est-à-dire dans le cerveau de ses utilisateurs, sachant qu’il ne s’agit pas de petits vols à la sauvette puisque Facebook compte 2,7 milliards d’usagers dans le monde, à quoi il faut ajouter un milliard d’adeptes d’Instagram et de ses messageries satellites (Messenger et WhatsApp). Car Facebook ne sert pas qu’à créer des groupes de discussion en tout genre ou à informer le reste du monde de ses exploits personnels. Le passé récent fait apparaître un lourd passif où il y aurait au moins trois questions à apurer avant que Facebook puisse être autorisé à élargir ses activités et son emprise. 1) Pourquoi Facebook s’avère-t-il incapable de maîtriser les discours de haine et les campagnes de diffamation qui déferlent régulièrement sur ses réseaux ? N’est-ce pas parce que l’hystérisation du débat public lui profite hautement dans la mesure où celle-ci entraîne (par viralité) une démultiplication vertigineuse des échanges ? Or, plus il y a d’échanges, plus il y a de messages publicitaires diffusés avec eux – et plus les profits de Facebook s’accroissent puisque la publicité constitue 98 % de ses recettes. 2) Pourquoi Mark Zuckerberg, grand démocrate devant l’Éternel, a-t-il laissé se propager un nombre ahurissant de fake news fascisantes sur WhatsApp (des “infox”) lors des élections présidentielles brésiliennes de 2018 – on a pu dénombrer jusqu’à 500 messages par jour88 – aboutissant à l’élection du fasciste Jair Bolsonaro, imbécile notoire, comme président du Brésil ? N’est-ce pas parce que WhatsApp profitait largement des contrats de plusieurs millions de dollars versés par les financeurs de la campagne de Bolsonaro à quatre services (Quick Mobile, Yacows, Croc

Services, SMS Market) spécialisés dans l’envoi de messages en masse sur ce réseau89 ? Les supporters de Bolsonaro ne s’y sont pas trompés, le jour de la prise de fonction de leur champion à Brasília, la foule criait non pas “Viva Bolsonaro !”, mais “WhatsApp ! WhatsApp ! Facebook ! Facebook !”. 3) Comment la société britannique Cambridge Analytica, ayant pour vice-président le dénommé Stephen Bannon, maître à penser de l’Alt-right américaine, a-t-elle pu siphonner les données personnelles de dizaines de millions d’Américains sur Facebook et les utiliser lors de la campagne de Trump pour faire changer d’avis certaines populations en leur envoyant des messages électoraux ciblés, aboutissant au résultat trumpien qu’on connaît90 ? Ces questions ont déjà été posées à Mark Zuckerberg. Il a été interrogé par le Congrès américain, par le Parlement européen et par des journalistes. En guise de réponses, il n’a jamais présenté que de plates excuses assorties de quelques vagues promesses n’engageant que ceux qui les écoutent pour améliorer le réseau dit social qu’il dirige. Il est donc loisible de penser qu’il avance masqué. “Masqué” pourquoi ? Parce qu’il ne veut pas dire qu’il vise un pouvoir encore plus énorme que celui qu’il possède déjà : le contrôle d’une grande partie des transactions humaines. Lesquelles comprennent bien sûr les activités légales qui se laisseront d’autant mieux capter par la finance libra qu’elles pourront échapper au contrôle des États. À quoi s’adjoindront les activités illégales (drogues et autres) générant actuellement 20 % de la masse monétaire en circulation dans le monde – elles pourront, grâce au libra, être blanchies sans autre forme de procès puisque, pour une banque privée agissant par-delà les législations nationales, l’argent, même sale, est un argent propre à produire plus d’argent. C’est parce que l’argent n’a pas d’odeur, pas d’origine, qu’il peut devenir ce qu’on veut qu’il devienne –

sinon, il n’aurait nul titre à occuper cette fonction capitale de fétiche idéal. Et enfin, il y a les personal datas gracieusement fournies et sans cesse actualisées par les usagers de Facebook et Co – une matière première qui, bien exploitée par des algorithmes, permet de manipuler à une échelle inédite les opinions, tant au plan subliminal qu’à celui de la décision politique (un vote) ou commerciale (une décision d’achat). Nous entrons là dans l’ordre des psycho-pouvoirs dont Facebook est devenu expert. Zuckerberg et ses spin doctors (spécialistes de la manipulation des nouvelles, des médias, de l’opinion, des sentiments, des affects, des désirs… en vue d’imposer certaines idées ou de vendre certains produits) ont compris à quoi tenait la réussite de leurs manipulations. Elles doivent obéir à des conditions finalement très mandevilliennes. C’est-à-dire être dissimulées dans un halo de liberté apparent tel que chaque usager (si ce n’est usagé) croie pouvoir enfin accéder à son désir : connaître la vérité (et on lui servira alors une fake news) ou la félicité (et on lui proposera aussitôt un objet marchand), ou s’afficher vertueux (et on lui désignera bientôt un “corrompu” à fustiger, construit sur mesure par Cambridge Analytica ou autre). Accéder enfin à la “vérité”, s’offrir l’objet marchand convoité et afficher une probité morale, n’est-ce pas là trois des formes actuelles de ce que Mandeville appelait la flatterie ? Ces récompenses imaginaires, qui permettent de tenir en bride la multitude, sont désormais à portée de clic. Le libra, émis par une BBB, une tutélaire Big Brother Bank, sachant tout sur l’utilisateur et prête à lui avancer les fonds nécessaires pour satisfaire ses appétences, est à penser comme le parachèvement de ce dispositif. Si cela ne ressortit pas à un dispositif pervers de masse, qu’on me dise alors de quoi il s’agit. Cette banque privée mondiale d’un nouveau type est à coup sûr appelée à connaître un développement considérable, dépassant rapidement en puissance les banques centrales publiques des États. La disparition de

l’argent matériel et son remplacement par de la monnaie Facebook digitale, dématérialisée et mondiale seront le signe éloquent que l’argent est entré partout pour régler l’ensemble des rapports humains. * C’est alors Uber qui sera content. Car nous serons tous devenus des Uber. Des entités dont les rapports avec les autres Uber seront réduits à l’achat sur la toile de biens et services que ces derniers vendent. Et, réciprocité oblige, des entités réduites à proposer des biens et services en tout genre à d’autres Uber. Nous entrons dans l’ère des contrats de gré à gré, sans autres formes de régulation. C’est-à-dire sans loi. À chacun de faire fructifier son capital (communicationnel, financier, professionnel, sexuel…). Nous voici donc devenir des entreprises – quelques-unes immensément grosses et une infinité d’autres toutes petites, toujours au bord de la disette et de l’asphyxie. Bashung le poète nous a fait percevoir quelque chose de cette réification des rapports humains lorsqu’il a poussé sa chansonnette joliment ironique : Ma petite entreprise / Connaît pas la crise / Épanouie elle exhibe / Des trésors satinés / Dorés à souhait / […] Je bosse / Le lundi / Le mardi / Le mercredi / Le jeudi / Le vendredi / De l’aube à l’aube / Une partie de la matinée / Et les vacances / Abstinence…

*

Voici donc où nous a menés le Nixon shock. Pas étonnant que, peu après ce tournant, Andy Warhol se soit mis à représenter le dieu dollar, dé‐ matérialisé, réduit à son simple signe, $, mais répété à l’infini dans ses œuvres, comme dollar sign datant des années 1980. On aurait cependant tort de voir là le début du commencement d’une critique de la part de l’artiste. C’est tout le contraire puisqu’il s’agit d’une célébration : J’ai commencé dans l’art commercial, disait Warhol, et je veux terminer avec une entreprise d’art, […] être bon en affaire, c’est la forme d’art la plus fascinante, […] gagner de l’argent est un art, […] et les affaires bien conduites sont le plus grand des arts91.

L’éditeur de Ma philosophie de A à B et vice-versa a vu dans ce propos “une sublime irrévérence, d’une infaillible drôlerie”. Je pense qu’on devrait plutôt le prendre pour ce qu’il est : l’aveu littéral et plat que l’art devenait un art financier. Parfaitement intégré à son temps et sans aucune irrévérence.

Il est probable que, si Warhol était encore vivant aujourd’hui, il serait encore plus “drôle” et plus “irrévérencieux” : il sérigraphierait à l’infini le symbole du bitcoin ou celui du libra.

Je comprends donc que Jean-Michel Basquiat se soit vite sauvé (aux deux sens du terme – il a échappé et s’est préservé) des griffes de ce triste dévot de l’icône dollar qui voulait absolument l’enrôler. Lui dont les œuvres procédaient d’un art du pauvre et d’une transfiguration éruptive et géniale de déchets provenant de la rue. Un artiste incarne aujourd’hui parfaitement cet “art financier92”, Jeff Koons, l’artiste néopop le plus cher du monde, lancé par l’homme d’affaires François Pinault, trentième fortune mondiale. Surnommé “Mickey-l’ange”, ce grand fournisseur d’objets dysneylandesques est-il un véritable “artiste” ou un “startupper” parvenu ? Difficile à dire – c’est toute l’ambiguïté de l’art financier – car Jeff Koons est un ancien trader de Wall Street qui s’est ensuite lancé dans l’art en le considérant comme “un vecteur privilégié de merchandising93” – le merchandising, rappelons-le, se rapporte aux techniques qui visent à favoriser l’écoulement commercial d’un “produit” par un travail sur sa présentation et sa réception. * la cote de l’artiste

J’ai mentionné plus haut que le bon capitaliste est celui qui sait repérer, parmi toutes les innovations, celle qui est susceptible de produire le maximum de profits. S’il veut maximiser la transaction à venir, il doit miser juste. En ce sens, un bon capitaliste n’est jamais un philanthrope en première intention, mais d’abord un calculateur passionné, plongé comme tel dans “les eaux glacées du calcul égoïste” (Marx). Ce qui implique qu’il sache toujours évaluer, à partir de la valeur actuelle d’une innovation, sa valeur escomptée. J’imagine que c’est exactement ce que fait, par exemple, un François Pinault lorsqu’il suppute la cote possible d’un artiste entrant dans le petit club mondial de l’art financier (qui ne repose que sur la spéculation). De très “mauvaises langues”, que j’ai tendance à croire, disent que la cote de cet artiste dépend directement du nombre de secondes (saturées d’intenses calculs) que le patron passe devant une œuvre dudit artiste, en vente dans sa maison d’enchères Christie’s (à Londres), avant de se retrouver exposée dans son palazzo Grassi (à Venise) et (bientôt) dans sa nouvelle Bourse du commerce (à Paris), et après que son hebdo, Le Point, aura fait le buzz pour sa “radicalité”. Pour comprendre comment fonctionne ce calcul, on serait bien avisé de relire les Grundrisse de Marx (1857). Dans ce texte, Marx revient sur la théorie de la valeur déterminée par le temps de travail socialement né‐ cessaire, héritée de Smith et de Ricardo. Et il pose alors que Ce n’est ni le travail immédiat effectué par l’homme lui-même, ni son temps de travail, mais […] le développement de l’individu social qui apparaît comme le grand pilier fondamental de la production et de la richesse. Le vol du temps de travail d’autrui, sur quoi repose la richesse actuelle, apparaît comme une base misérable comparée à celle, nouvellement développée, qui a été créée par la grande industrie elle-même. Dès lors que le travail sous sa forme immédiate a cessé d’être la grande source de la richesse, le temps de travail cesse nécessairement d’être sa mesure94.

Derrière un ensemble de producteurs singuliers, il y a donc aussi un individu social au travail. Marx définit cet individu social comme celui qui possède un cerveau social. Il veut dire par là que, plus on s’élève dans les industries de pointe, plus la production met en œuvre une intelligence collective faite d’incessantes innovations scientifiques, techniques et artistiques. Or ce sont “ces forces productives générales du cerveau social [qui] sont absorbées dans le capital face au travail95”. En d’autres termes, le capital jouit de la faculté de s’approprier toutes les innovations pour les faire fructifier en vue de produire des objets nouveaux, voire inédits. Du coup, plus la grande industrie se développe, plus la valeur de ces objets se trouve déterminée par les innovations dues à cette intelligence collective utilisée pour leur conception et leur production plutôt que par le temps de travail socialement nécessaire pour les produire. Ce texte est important car on voit Marx pressentir que sa théorie objective de la valeur, fondée sur le temps de travail socialement nécessaire à la production d’un objet, peut aussi mener vers une théorie subjective de la valeur fondée sur la séduction que l’objet innovant et donc rare (voire unique comme dans l’art), fabriqué grâce au cerveau social, peut exercer sur l’acheteur. * Pour corroborer cette intuition de Marx, je ferai appel à… M. FrançoisHenri Pinault (le fils du précédent, François, créateur de l’empire du luxe et inventeur à ses moments perdus de Jeff Koons). Notre métier, déclare l’héritier, n’est pas simplement de fabriquer et vendre des sacs à main, mais de toucher chez nos clients un besoin profond d’expression de soi96.

L’intérêt de ce passage est de voir comment Pinault fils calcule avec ses deux cerveaux. Son cerveau gauche calcule le prix de production du sac en fonction de la plus petite rémunération possible donnée aux ouvriers

cependant que son cerveau droit calcule le prix optimal de la séduction exercée par un sac Gucci transfiguré en une œuvre d’art nomade, utilisable comme parure. De la parure au paraître, et du paraître au presque être de l’“expression de soi” vanté par Pinault fils, on connaît désormais le coût : environ 2 000 euros, prix minimal d’un sac Gucci de base. Qui savait, avant le capitalisme financier, que l’accès à l’être coûtait si peu cher ? Certes, à ce prix-là, l’accès doit être un peu limité, mais je gage qu’on peut en savoir beaucoup plus avec un sac “Zumi” en autruche à 9 000 euros – quel enchantement cette politique de l’autruche qui mène directement “ZuMi”, c’est-à-dire “VersMoi” selon un ancien vocable saxon… * Nul doute que, s’il avait su pouvoir bénéficier d’un tel concours, Marx aurait développé l’intuition, promise à un bel avenir, selon laquelle la marchandise est aussi un signe, au lieu de l’abandonner. De fait, dix ans après les Grundrisse, l’idée que le produit est également un objet qui fait signe ne figure plus dans le livre premier du Capital. Mais elle sera développée peu après par Léon Walras, fondateur à partir de 1870 de l’école dite “marginaliste” pour laquelle la valeur est déterminée non par le travail du producteur, mais par la demande du consommateur97. Un seul exemple suffira à montrer le raisonnement que cette école privilégie. Je suis prêt à payer infiniment cher le premier verre d’eau que quiconque me proposerait quand je suis assoiffé errant sans eau depuis trois jours dans le désert, moins cher le second, encore moins cher le troisième… et le dixième pas plus que quand je suis à Paris près d’une fontaine Wallace. Pourtant, chaque verre contient la même eau. Bref, l’utilité marginale (au sens de “à la marge”, qui prend en compte le nombre de biens déjà consommés) du verre d’eau décroît.

Ajoutons que l’objet peut d’autant plus entraîner une séduction qu’il permet à celui qui l’acquiert de se livrer aux jeux de la distinction sociale et de la consommation ostentatoire98. On peut alors dire 1) que la séduction (exercée sur l’acheteur) est susceptible de mieux mesurer la valeur que la production (accomplie par le travailleur) et 2) que le bon capitaliste est celui qui, dans son calcul, sait prendre en compte ces deux dimensions. * Cette valeur ostentatoire est d’ailleurs ce qu’expose sans vergogne l’art dont je viens de parler, celui dont le sort est lié au capitalisme financier. Je trouve hautement significatif que l’art financier d’aujourd’hui se fasse fort de vendre n’importe quoi, y compris de la merde, mais de la merde magnifiée et sublimée (donc devenue rare et désirable), au prix de l’or – question sur laquelle je vais revenir dans le prochain et dernier chapitre car elle révèle rien de moins que le principe majeur, encore si mal connu, régissant le cœur de ce système.

75. Cf. Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, capitalisme et schizophrénie, Minuit, Paris, 1972. 76. Voir sur ce point mon essai, Le Délire occidental, Agora Pocket, Paris, 2018, p. 85 sq. 77. Gordon Thomas et Max Morgan-Witts, Wall Street. Dans les coulisses du krach de 1929, Nouveau monde éditions, Paris, 2008, p. 61 sq. 78. Julia Cagé, Sauver les médias, Seuil, Paris, 2015. 79. J’ai pu percevoir ce pouvoir récupérateur du marché lors de ma dernière visite en 2019 du (sidérant) musée de l’Art brut, créé par Dubuffet à Lausanne en 1976. Le musée était rempli d’étudiants d’écoles d’art, manifestement filles et fils des banquiers et autres gens aisés de la ville. Renseignements pris, ils venaient là “pour désapprendre”. Et, avec leurs Caran d’Ache en édition limitée, ils reproduisaient en un silence religieux, sur leurs jolis cahiers Augmented Paper Montblanc, avec un soin méticuleux et une sage componction, les graphismes torturés des fous…

80. Mandeville n’est jamais cité chez Deleuze qui connaît pourtant bien la pensée libérale anglaise comme en témoigne son livre sur Hume, Empirisme et subjectivité. Essai sur la nature humaine selon Hume (1953). 81. “La capitalisation boursière mondiale est passée de 62 747 milliards de dollars fin 2007 à 32 575 milliards de dollars fin 2008, soit une chute de 50 % représentant une perte de 30 000 milliards de dollars.” Cf. Marie-Anne Kraft (économiste, responsable de projets dans un groupe bancaire mutualiste), “Bilan financier mondial et leçons de la crise”, in Mediapart du 28 mars 2009. 82. https://www.nixonfoundation.org/2014/07/7-15-71-nixon-shock. 83. Question : le marché des devises est-il vraiment “libre” dès lors qu’une grande puissance peut, par exemple, imposer un embargo commercial à l’encontre d’une nation plus faible afin de faire chuter sa monnaie dans le but de l’affaiblir ? 84. Milton et Rose Friedman, La Liberté du choix, Pierre Belfond, Paris, 1980, p. 244. 85. John M. Keynes, “Royal Commission on Lotteries and Betting” (1932), in The Collected Writings of John Maynard Keynes, vol. XXVIII, Cambridge University Press, Cambridge, 2013, p. 397-412. 86. Je renvoie à l’inventaire des pages 96-97, recensant quelque trente façons de tromper la confiance de ses contemporains dans l’actuelle économie casino. 87. Je rappelle qu’une monnaie était dite “sonnante” lorsqu’elle ne contenait pas de vil métal et qu’elle était réputée “trébuchante” lorsqu’elle pouvait passer l’épreuve du “trébuchet” (une balance d’orfèvre) qui certifiait que la pièce n’avait pas été grattée pour en soustraire un peu d’or. 88. Voici la tactique employée. 1) Un compte, récemment créé, envoie une “révélation” à des centaines de milliers d’autres utilisateurs (WhatsApp a par exemple diffusé que l’adversaire de gauche de Bolsonaro, Fernando Haddad, avait créé un “kit gay” pour l’envoyer dans les écoles publiques du pays et le distribuer aux enfants, qui comprenait une tétine-sucette en forme de pénis). 2) L’“information” est relayée viralement par une partie des utilisateurs. 3) Quand la “révélation” est réfutée comme totalement fantaisiste, le compte a disparu et l’“information” n’est plus disponible, de sorte que les preuves manquent et que des poursuites ne peuvent être engagées. 4) Aussitôt après, une autre “révélation” est envoyée d’un autre compte à des centaines de milliers d’autres utilisateurs… 89. Cf. https://www1.folha.uol.com.br/poder/2018/10/empresarios-bancam-campanha-contra-o-ptpelo-whatsapp.shtml. 90. Cf. The Great Hack (2019), documentaire américain de Jehane Noujaim et Karim Amer. Ce documentaire, produit par NetFlix, est très anecdotique, manifestement destiné à des populations peu informées à qui il faut bien raconter des histoires. D’une tout autre tenue est le documentaire réalisé par Thomas Huchon, Comment Trump a manipulé l’Amérique (France, 2017), qui permet de

comprendre le dispositif psycho-sémiotique de manipulation de masse mis au point par Cambridge Analytica, fondé sur l’exploitation des personal datas achetées à différents organismes dont les GAFA. 91. Andy Warhol, Ma philosophie de A à B et vice-versa [1975], trad. Marianne Véron, Flammarion, Paris, 2001. 92. Sur l’art financier, cf. Christine Sourgins, Les Mirages de l’art contemporain. Brève histoire de l’art financier, La Table ronde, Paris, 2018. 93. T. de Wavrin, “Atelier de Chelsea, la fabrique de Jeff Koons”, in Jeff Koons, Versailles, BeauxArts éditions, Boulogne-Billancourt, 2008. 94. Karl Marx, Manuscrits de 1857 dits “Grundrisse”, introduction et traduction de Jean-Pierre Lefebvre, Éditions sociales, Paris, 2011, p. 661. 95. Ibid., p. 654. 96. Le Figaro du 11 février 2017. 97. Le philosophe Jean-Joseph Goux a produit de profondes analyses sur cette question de la valeur. Comme lui, je pense que “l’opposition entre Marx et Walras n’est pas absolue” (cf. Le Trésor perdu de la finance folle, op. cit., p. 27). C’est pourquoi, même si le marxiste dogmatique y voit un sacrilège, j’ai tenté d’articuler leurs théories de la valeur en utilisant cette partie des Grundrisse. 98. Je fais référence à ce que le sociologue américain Veblen avait repéré, dans les années 1900, sous le nom de conspicuous consumption (consommation ostentatoire). Cf. Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir [1899], Gallimard, Paris, 1970.

IV BIENVENUE À CLOACA

Que le lecteur se rassure : il est presque arrivé au bout de ses peines. J’ai dit plus haut que “le pervers capitaliste cache le trou du monde – son manque, la pénurie permanente – en y posant le super-fétiche argent”. J’ajoute ceci : “et, ce faisant, il couvre le monde de merde”. Car l’argent, c’est de la merde. C’est de la merde parce que la merde, c’est de l’argent. * l’équivalent général archaïque J’espère que cette dernière partie pourra me réconcilier avec mes amis psychanalystes qui ont probablement renâclé lorsque j’ai affirmé que Mandeville, deux siècles plus tôt, avait parfois été plus loin que Freud. Certes, ce dernier a manqué quelque chose sur la perversion (sa forme sociale), mais cela n’invalide en rien ce sur quoi il s’est exprimé, qui touche aux racines de la perversion, à ses liens avec les stades dits prégénitaux de développement. Quelque chose dont Mandeville à son époque ne pouvait évidemment pas avoir idée. Retour à Freud, donc.

En l’occurrence à son analytique de la phase dite sadique-anale, où s’origine toute perversion. Elle vient après la phase dite orale et elle est, dixit Freud, caractérisée par le fait que le dilemme (objectal) entre rétention et évacuation de la merde est exprimable sous la forme d’un choix entre refus et don de cet “objet”. Là, le sujet peut à loisir imprimer sa marque subjective : il donnera… s’il le veut. C’est précisément cette alternative “je donne, si je veux” / “je garde, si je veux” qui installe l’enfant dans la position sadique-masochique et qui le définit comme pervers polymorphe, possédant comme tel un pouvoir d’emprise sur l’autre. L’enfant sera sadique lorsqu’il utilisera ce pouvoir contre l’autre en développant un chantage au don. Et il sera masochiste lorsque, ne pouvant prendre personne à son jeu, il se trouvera alors contraint de retourner ce pouvoir contre luimême. Tout le génie de Freud s’exprime ici : il a compris que de cette tractation archaïque et occulte s’originent toutes les transactions humaines. À la base, la merde. À la sortie, l’argent. Ce rapport entre ces deux matières s’entend parfaitement lorsque Freud écrit : Les relations entre les complexes apparemment si disparates de l’intérêt pour l’argent et de la défécation se manifestent à profusion. […] L’excrément étant son premier cadeau, [l’enfant] transfère aisément son intérêt de cette matière nouvelle qui, dans la vie, se présente à lui comme le cadeau le plus important. […] L’intérêt centré sur l’excrément se transporte en intérêt pour le cadeau, et puis pour l’argent99.

La merde est donc l’autre équivalent général, en l’occurrence archaïque, de toutes les transactions – terme premier et, pourquoi pas, horizon dernier des affaires humaines. Qu’il s’agisse des transactions économiques ou des échanges discursifs. Ce n’est quand même pas un hasard si tous les bons manuels de criminologie notent que le cambrioleur restitue souvent un bel étron dans le tiroir-caisse en échange de l’argent qu’il y a dérobé. Il ne fait qu’en revenir au fondement de l’échange.

Ma merde contre un cadeau. Puis, ce cadeau contre un autre objet. Puis, cet objet contre de l’argent. Tout désigne l’objet de cette phase comme le point à partir duquel les hommes échangent. Voilà où se fonde l’économie marchande. Même structure dans l’économie discursive. Que le mot “merde” employé comme interjection conserve universellement, dans tant de langues et quels que soient le rang social et les convenances, cette valeur efficace qui peut brutalement faire monter les enchères verbales ou les arrêter net dit assez sa force perlocutoire : il la tient de l’objet même qui donne son origine (et peut donc mettre fin) à tous les commerces verbaux. Il représente en quelque sorte, devant l’échec à trouver le bon mot, le recours à l’équivalent général archaïque devant lequel tous, quels qu’ils soient, sont égaux. C’est pourquoi je peux dire que le pervers capitaliste cache le trou du monde en y posant le super-fétiche de l’argent et que, ce faisant, il couvre le monde de merde. On peut le dire autrement. À mesure que le volume de sa fortune individuelle et que l’indicateur de production économique du pays, le PIB, montent, le monde se couvre de détritus et déchets en tout genre. Mandeville, dans son projet de faire des pires d’entre les hommes, les pervers capitalistes, les seuls à pouvoir faire jouir Dieu et le monde, n’a oublié que ce détail. La jouissance confine à la mort – n’importe quel shooté vous le dira. Le paradis annoncé, impliquant la sacrification de pans entiers de population et des pollutions multiples, est un enfer. Autrement dit, l’exploitation à outrance du monde, inhérente au projet capitaliste, implique la destruction du monde. *

J’ai toujours été frappé de l’avance que l’art, dès lors qu’il n’est pas financier, pouvait prendre sur la pensée discursive. Celle-ci demande toujours de longues explications et de longues chaînes de concepts, pour formuler la moindre des propositions. Alors que l’art, lorsqu’il ne se contente pas de faire semblant de dire quelque chose (en jouant la comédie de la subversion100), peut aller droit au but. Je pense à la machine créée par l’artiste belge Wim Delvoye (2000), intitulée Cloaca. C’est une métaphore parfaite de cette conversion de la merde en argent et de l’argent en merde qui se trouve au cœur du capitalisme. L’engin de Delvoye, outre qu’il est une vraie machine industrielle comme on en trouve dans toutes les usines, révèle tout simplement la promesse alchimique avancée par le capitalisme : la conversion de la merde en or et vice versa. Cloaca est en effet une machine à produire de la merde, mais chère, et qui, en plus, rapporte de l’argent. Il existe huit versions de cette œuvre très ironique. La première est une énorme machine de douze mètres de long, trois mètres de large et deux de hauteur, qui se présente comme un tube digestif humain géant et fonctionnel. Elle est composée de six cloches en verre, contenant des liquides brunâtres saturés d’enzymes, de bactéries, d’acides, etc. Ces cloches sont reliées entre elles par des tubes, des tuyaux et des pompes. Contrôlée par ordinateurs, la machine est maintenue à la température du corps humain (37,2 °C) et digère des aliments fournis par des traiteurs (et parfois par des grands chefs) en vue de produire, au terme d’un cycle d’une journée environ, des excréments qui sont ensuite emballés sous vide et marqués d’un logo qui pastiche ceux de Ford et de Coca-Cola.

Parmi les huit machines, on trouve la Turbo (digestion rapide), la Mini (pour petit appétit) et encore la Personal Cloaca qui est végétarienne. Chaque merde produite est vendue au sortir de la grande machine cloacale – un étron coûtait environ 1 000 dollars pièce au début ; le seuil des 10 000 dollars a été franchi en 2010. Il va sans dire que les plus avisés des acheteurs gardent ensuite précieusement leur étron dans l’espoir de le voir se constituer comme la base solide d’une spirale spéculative. Mais ce n’est pas tout puisque Cloaca fonctionne aussi comme une entreprise financière dans le sens où son propriétaire, Wim Delvoye, émet des obligations sur celle-ci. Cloaca est ainsi cotée en Bourse et les obligations engendrent des dividendes annuels pour les détenteurs. En analysant le marché de l’art, je me suis aperçu que si l’on achète une œuvre que l’on place dans un contexte favorable du point de vue notamment des expositions, on obtiendra forcément une plus-value de vingt pour cent au bout de trois ans. Ce que je propose aux collectionneurs, c’est donc de réaliser une plus-value maximale en achetant de la merde101.

Wim Delvoye, super-entrepreneur, a donc réussi à prendre au piège ceux des capitalistes et néanmoins pervers qui spéculent sur l’art, c’est-à-dire quelques-unes des personnes les plus riches et les plus puissantes de ce monde102. * merde à Duchamp ! Un mot encore, relatif à l’art contemporain. Dont je résumerai, bien abusivement, l’histoire en deux temps. Elle fut d’abord marquée par le fameux urinoir baptisé Fontaine en 1917. Le geste de Duchamp était tellement subversif qu’il sidéra les artistes. Au point que, pendant un siècle, ceux-ci se trouvèrent comme condamnés à dupliquer ou à répéter sur tous les modes et tous les tons possibles le geste

duchampien, parfois jusqu’à l’indigence (même Boltanski en est venu à “installer” au Grand Palais de Paris un tas de vêtements usagés censés faire allusion à la Shoah). Ce qui déclencha, en 1997, l’ire salutaire de Jean Baudrillard : “L’art contemporain est nul103.” Puis, il y eut Cloaca en 2000. Que je pense comme une reprise et un déplacement de Fontaine. Reprise puisque c’est la même chose au sens où ces deux objets – Fontaine et Cloaca – portent la même ironie en s’appuyant sur les mêmes “matières”. Pourtant Fontaine est un ready-made, c’est-à-dire un simple objet manufacturé privé et détourné de sa fonction utilitaire, là où Cloaca est une très complexe machine industrielle construite spécialement pour condenser toutes les significations possibles (organiques, industrielles, financières…). Si bien qu’elle devient une métaphore absolue de l’activité humaine à un temps t. Au point que Delvoye a pu dire de Cloaca qu’il était le seul portrait qu’il pouvait faire de l’homme actuel104. Bref, Cloaca dit aussi : “Merde à Duchamp et à ses épigones !” C’est-àdire à ceux qui se sont voués pendant un siècle à la copie indéfiniment dupliquée de l’acte subversif de Duchamp. À ceux qui ont cru, ou ont voulu croire, ou ont voulu faire croire, selon Baudrillard105, que “toute cette médiocrité [pouvait] se sublimer en passant au niveau second et ironique de l’art”. Or, continue Baudrillard, “c’était aussi nul et insignifiant au niveau second qu’au premier”. Ce n’était qu’“une médiocrité à la puissance deux”. Merde, donc, à Duchamp – ce qui est un bel hommage et une façon de prendre congé –, car Cloaca révèle qu’il est possible de dépasser l’humour finalement assez potache de Duchamp (comme de mettre une moustache à la Joconde) et d’atteindre à un authentique art de second niveau. Celui où le monde se trouve métaphorisé, condensé en une forme inattendue qui donne, alors, infiniment à penser. *

Wim Delvoye, super-entrepreneur, a donc fabriqué une machine qui montre, avec une grande rigueur métaphorique, où va le monde trois siècles après que ce grandiose programme a été lancé. La Terre n’en peut plus. Elle est en route vers un devenir cloaque. Elle ne cesse d’émettre d’inquiétants symptômes d’épuisement : réduction considérable de la diversité des espèces, risque accru de pandémies et de propagation virale, épuisement des ressources naturelles, pollutions irréversibles diverses qui souillent le monde et se cumulent peu à peu, risque nucléaire majeur, inexorable empoisonnement de l’air et de l’eau, réchauffement climatique aux conséquences catastrophiques déjà visibles, apparition de nouvelles populations en détresse comme les réfugiés climatiques et les migrants fuyant les guerres. * un échange à somme nulle, vraiment nulle Ce devenir cloaque permet d’interroger le théorème sur lequel s’est construit le capitalisme. Un théorème qu’aucune autre civilisation n’avait mis en œuvre avant l’Occident. Le capitalisme a prétendu pouvoir changer le monde (passer de la rareté à l’abondance) en substituant à l’échange à somme nulle un échange à somme positive. L’échange à somme nulle se définit ainsi : si l’un gagne, c’est que l’autre perd. Les sociétés traditionnelles avaient su comment conjurer les effets délétères de ce rapport. Il n’y avait qu’une voie pour empêcher la vengeance du perdant et le déchaînement de la violence comme dans les vendettas : que le gagnant rende au perdant un équivalent lors d’un échange ultérieur – c’est le principe du donner-recevoir-rendre, cycle fondateur de “l’échange symbolique” mis au jour par l’ethnologue Marcel Mauss106. Certes, on restait là dans un échange à somme nulle puisque ce qui a été

donné par l’un à l’autre est en quelque sorte rendu par l’autre à l’un. Cependant, cet échange était loin d’être nul puisqu’il mêlait un ensemble de dimensions – identitaires, affectives, relationnelles, communautaires, sociales, tribales, claniques, hiérarchiques, symboliques… – et ne se réduisait aucunement à la valeur économique des objets donnés et rendus. Il participait d’un “fait social total” et mettait en jeu tout un esprit que Mauss, reprenant l’usage maori, appelait le hau. Un hau que personne ne peut garder par-devers lui, qui doit donc circuler pour, après un certain temps, revenir à son point d’origine. Ainsi, dans l’échange symbolique, les individus échangeaient quelque chose d’eux-mêmes, dépassant largement leurs personnes et leurs intérêts immédiats. La common decency chère à George Orwell (et à Jean-Claude Michéa), tout en se rapportant à nos sociétés modernes, n’est pas sans rapport avec cet esprit : vivre en société implique des vertus élémentaires dictant des choses qui se font (comme donner-recevoir-rendre) et des choses qui ne se font pas (comme prendre-refuser-garder107). * Le capitalisme a considéré ces différentes dimensions, essentielles à la socialité primaire, comme littéralement nulles. Exit le hau. On ne garde, si je puis dire, que le “bas” : l’échange économique immédiat, ce que cela rapporte concrètement à chacun – appelé aujourd’hui le Tit-for-Tat ou le win-win ou le gagnant-gagnant. Mandeville a été le premier à exposer ce nouveau principe dans un texte hautement provocateur intitulé Vénus la populaire ou Apologie des maisons de joie (1727)108. Fidèle à son principe amoral de conversion des vices en vertus, Mandeville a cherché à établir que le mal de la prostitution peut, tout compte fait, se révéler être un bien. Dans cet écrit ironique signé “Phil Pornix”, Mandeville montre que tout le monde gagnerait à l’ouverture de

bordels gérés comme des entreprises par le gouvernement. Les vigoureux jeunes hommes à qui “la Nature donne une passion pour les plaisirs illégitimes”. Les honnêtes femmes mariées qui cesseraient de subir les assauts constants de messieurs désormais invités à trouver en ces lieux d’autres débouchés. Les prostituées qui, “au lieu d’aller vendre leurs charmes de rue en rue”, trouveraient un refuge surveillé par la police et des services de santé. Et enfin “la Nation qui trouverait un profit considérable dans cette institution”, non seulement au sens comptable du terme, mais aussi parce “qu’elle retirerait du désordre on ne sait combien de personnes déréglées et débauchées”. Ce principe du win-win a été repris par Adam Smith qui s’est empressé d’en retirer l’aspect scandaleusement sexuel en se bornant à l’exemple (bien connu) d’un commerce usuel. Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leur propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme109.

Il est clair que, dans ce type d’échange, le gain se produit des deux côtés. Le boucher y gagne en vendant son steak plus cher que son prix de revient et son client y gagne de pouvoir… manger un bon steak110. Cependant, nous sommes encore, ici, dans le monde du capitalisme commercial. Or, le capitalisme industriel a multiplié les occasions de winwin. Grâce notamment à la division du travail dont le thème apparaît là aussi, significativement, pour la première fois chez Mandeville111. Il sera ensuite repris et développé par toute la science économique, à commencer par Adam Smith, comme en témoigne l’exemple de la fabrique d’épingles qu’il donne dès le chapitre I de la Richesse des nations, “De la division du travail” : [La fabrication de l’épingle] est divisée en un grand nombre de branches, dont la plupart constituent autant de tâches particulières. Un ouvrier tire le fil à la bobille, un autre le dresse, un troisième coupe la dressée, un quatrième empointe, un cinquième est employé à émoudre

le bout qui doit recevoir la tête […]. [En tout], l’important travail de faire une épingle est divisé en dix-huit opérations distinctes.

Résultat : le prix de revient des épingles ainsi fabriquées baisse énormément puisque, dans le même temps qu’auparavant, on en fabrique beaucoup plus. Une baisse qui permet au patron de cette fabrique modèle de réduire le prix de vente en vue de capter le marché de l’épingle et de s’enrichir considérablement. Il en ressort un premier win-win : le capitaliste y gagne, mais l’acheteur y gagne aussi en payant moins cher son épingle. Mais ce n’est pas tout. Cet argent gagné, le capitaliste en réinvestit une grande partie en construisant de nouvelles fabriques de façon à gagner plus encore (on pourrait nommer cela de l’auto-win-win ou du win-win-win – ce qu’il a gagné va lui permettre de gagner plus et de faire gagner plus à ses acheteurs). Bref, ce capitaliste sait “tirer son épingle du jeu”. Mais ce n’est pas tout. Car il pourra aussi vouloir dépenser une partie de ses profits en embauchant, par exemple, un artiste habile capable de réaliser un portrait qui démontrera à ses contemporains sa réussite et sa puissance. Nouveau win-win : le patron y gagne en distinction et prestige sociaux et l’artiste en confortables rémunérations et en occasions de faire connaître son savoirfaire pictural. J’arrête là les exemples. Ils sont suffisants pour montrer que c’est avec cette promesse de multiplication des échanges gagnant-gagnant que le capitalisme s’est imposé comme nouvelle norme entre les hommes. Comme la “multiplication des pains” dans les Évangiles, ce type d’échange ouvre un horizon radieux. Il permet de passer d’un monde en proie à la pénurie à un monde caractérisé par l’abondance. C’est là ce qui explique la diffusion irrésistible du capitalisme dans le monde et sa capacité à dévorer les autres formes de l’échange. Et, de fait, ce champ de l’échange gagnant-gagnant est en extension permanente depuis les débuts du capitalisme. Aujourd’hui, on trouve toujours des steaks et même des steak houses, mais aussi, en plus d’épingles de toutes les formes possibles et imaginables, des milliards de

produits manufacturés dont le nombre s’accroît vertigineusement chaque jour. À quoi s’ajoutent des services marchands en tout genre, de même que des phantasmes pour tous les goûts produits par les industries culturelles. Le tout destiné à satisfaire toutes les appétences. C’est l’apothéose du winwin : voici beaucoup d’industries gagnantes, de même que beaucoup d’acheteurs et de consommateurs supposément comblés. * En fait, ce théorème de l’échange à somme positive est, sinon faux, du moins fautif. Car il fait l’impasse sur un élément essentiel : lorsque les deux protagonistes de l’échange font l’un et l’autre un gain, c’est toujours parce qu’un tiers, quelque part, en fait les frais. Ce tiers perdant, on le connaît. Il se présente sous deux formes. On a identifié la première depuis longtemps. La seconde depuis peu. Le premier tiers perdant a été révélé par Marx. Il s’appelle le prolétaire. Et il y perd deux fois. La première parce qu’il était un ouvrier qualifié (c’est-à-dire un œuvrier, porteur potentiel d’une œuvre) et qu’il est devenu, du fait de la division du travail, un prolétaire déqualifié, sans tête (sans esprit), réduit à ses mains. On appelle cela le travail aliéné112 – s’étendant à mesure que le capitalisme produisait toujours plus, jusqu’au taylorisme et au fordisme. Il touche aussi maintenant les professions intellectuelles113. Seconde perte du prolétaire : il reçoit moins que ce qu’il rapporte – la différence étant la plus-value dont se nourrit le capitalisme. On appelle cela le travail exploité. Certes, en valeur absolue, ce prolétaire a profité, même si c’est à la marge, de l’augmentation globale de la richesse permise par le capitalisme. Mais, en valeur relative, un rapide calcul sur les cent dernières années (qui ont connu un accroissement prodigieux de la richesse globale) montre qu’on retrouve aujourd’hui à peu près les mêmes rapports entre riches et

pauvres qu’en 1900. En 1900, les 0,1 % les plus riches percevaient environ 20 % du revenu global dans les pays occidentaux. Puis, la part des revenus perçue par ces 0,1 % a baissé à partir des années 1920 jusqu’aux Trente Glorieuses. Mais, depuis 1975, ces 0,1 % ont rattrapé et dépassé ce qu’ils avaient perdu. Ainsi, en 2014, aux États-Unis, ces 0,1 % possèdent 22 % de la richesse totale et détiennent à eux seuls davantage que 85 % de la population. Quant aux 1 % les plus riches, ils disposent de 39 % de la richesse des États-Unis cependant que les 90 % les plus pauvres en ont seulement 26 %114. Ces inégalités ont encore augmenté depuis la mégaréforme fiscale de Trump en décembre 2017. Ainsi, lorsqu’on dit que les pauvres ont gagné au développement du capitalisme, il convient d’ajouter immédiatement qu’ils ont gagné mille fois moins que les vrais gagnants. En d’autres termes, la richesse des pauvres a augmenté beaucoup moins vite que la richesse des riches. Le second grand perdant du dévorant système win-win mis en place par le capitalisme, c’est la nature et ses écosystèmes. Le capitalisme, c’est en effet l’arraisonnement du monde – le Gestell, comme le disait Heidegger – non par la technique en général comme il l’affirmait (puisqu’il est des techniques qui peuvent respecter l’environnement). Mais par les techniques productivistes et destructrices utilisées par le capitalisme indexé sur l’objectif fou de la richesse infinie. Milton Friedman ne disait-il pas qu’ Il n’y a qu’une et une seule responsabilité sociétale de l’entreprise, celle d’utiliser ses ressources et de s’engager dans des activités conçues pour augmenter ses profits115.

Quitte donc à détruire les hommes et la nature. Pour soutenir cet objectif marqué par l’illimitation, il a fallu se faire “maître et possesseur de la nature” (Descartes) de façon à aller chercher dans tous les endroits imaginables de l’environnement toutes les ressources possibles. Quitte à devoir excaver des pays entiers pour en retirer, par

exemple, du lithium. À plonger au fin fond des océans pour en extraire des terres et des métaux rares. Et, bientôt, à exploiter méthodiquement le sol de la Lune. Le résultat est manifeste : le monde n’est plus qu’un immense gisement de ressources à exploiter de façon rationnelle et industrielle. Or, quand on exploite à outrance le monde, on le salit peu à peu et on le détruit irrémédiablement. * J’ai avancé plus haut que le capitalisme, mû par le fétichisme de l’argent, s’est nourri des innovations créées par des inventeurs limites, souvent “tombés du train” ou “partis à l’ouest” – aujourd’hui, les nerds et les geeks en informatique, ou leurs équivalents en génie génétique, en ingénierie financière, etc. Or, le capitalisme se trouve actuellement rattrapé par cet arrière-plan borderline dont il se nourrit. Les cliniciens ont constaté que, le plus souvent, la perversion constitue la dernière défense contre la psychose. Autrement dit : quand cette défense cède, le système devient lui-même psychotique. C’est le cas aujourd’hui. Le barrage cède. On perçoit clairement cette rupture lorsqu’on s’avise que la promesse du capitalisme est en passe de s’inverser : nous devions gagner toujours plus jusqu’à atteindre l’abondance, nous sommes en train de tout perdre. Ce simple trait est le signe le plus incontestable de la présence d’un délire à l’œuvre dans le discours du capitalisme et de l’échec à le contenir. Nous sommes en présence d’un authentique délire lorsque les buts atteints s’avèrent exactement contraires à ceux qui étaient annoncés. Il apparaît que le capitalisme, fondé sur la promesse d’atteindre la richesse infinie dans un monde fini, ne peut la tenir qu’en détruisant le monde. Ce système devenu fou marche en somme tellement bien, à l’instar

d’une réaction en chaîne, que plus personne ne sait comment l’arrêter, au point qu’il est en train de tout consommer : les subjectivités, les socialités, l’environnement. Et nous avec. C’est ainsi que le sentiment d’une possible fin du monde croît. Il ne touche plus seulement les experts ès catastrophes civilisationnelles et climatologiques. Il commence à se diffuser auprès des jeunes générations qui se demandent avec une angoisse grandissante dans quelle impasse funeste l’humanité s’est engagée. J’ai écrit ce livre pour qu’elles comprennent les tenants et aboutissants du programme pervers dans lequel elles ont été piégées, qui fonctionne depuis trois siècles et qui se maintiendra tant que ce cadre n’aura pas été explicité. Et pour qu’elles trouvent les forces de sortir enfin du dévastateur fétichisme de l’argent dont se soutient le capitalisme. La génération qui vient sera donc héroïque… ou ne sera pas. * Héroïque Greta Thunberg, seize ans, qui a déclaré le 14 décembre 2018, à Katowice, à la tribune de la COP 24 : Notre biosphère est sacrifiée pour que les riches des pays comme le mien puissent vivre dans le luxe. Ce sont les souffrances du plus grand nombre qui paient pour le luxe du plus petit nombre. Et si les solutions au sein du système sont impossibles à trouver, nous devrions peutêtre changer le système lui-même.

Héroïque Charlie, quatorze ans, élève au collège de Saint-André-lesAlpes, qui a interpellé le président de la République française, le 7 mars 2019 : Qu’est-ce que vous entendez par “écologie” alors qu’encore aujourd’hui des usines peuvent déverser leurs déchets dans la mer, que les pesticides polluent nos sols et donc notre alimentation, que 20 000 tonnes de déchets électroniques sont envoyées chaque année d’Europe au Nigeria et que les déchets plastique envahissent nos océans et notre planète. Quand est-ce que vous allez réagir ? Vous en avez le pouvoir. Puisque c’est l’argent qui a amené à négliger l’écologie, pensez-vous qu’on pourra acheter une nouvelle planète avec de l’argent ?

Héroïque Clément, de l’École centrale de Nantes, déclarant à ses camarades de promotion, lors de la remise du diplôme, le 30 novembre 2018 : Comme bon nombre de mes camarades, alors que la situation climatique et les inégalités ne cessent de s’aggraver, que le GIEC pleure et que les êtres se meurent : je suis perdu, incapable de me reconnaître dans la promesse d’une vie de cadre supérieur, en rouage essentiel d’un système capitaliste de surconsommation.

Héroïques étudiants issus de grandes écoles – HEC Paris, AgroParisTech, Centrale Supélec, École polytechnique, ENS Ulm… – rédigeant, en septembre 2018, un “Manifeste étudiant pour un réveil écologique” afin de changer radicalement de trajectoire, immédiatement signé par 12 000 de leurs camarades : Deux options s’offrent aujourd’hui à nous : poursuivre la trajectoire destructrice de nos sociétés, se contenter de l’engagement d’une minorité de personnes et en attendre les conséquences ; ou bien prendre notre avenir en main en décidant collectivement d’anticiper et d’inclure dans notre quotidien et nos métiers une ambition sociale et environnementale, afin de changer de cap et ne pas finir dans l’impasse.

* Jeunes gens du monde entier, encore un effort…

99. Sigmund Freud, citations extraites de La Vie sexuelle [1917], PUF, Paris, 2002 et de Névrose, psychose et perversion [1908], PUF, Paris, 2002. 100. Se pose ici la question de la place laissée à un art où la société d’aujourd’hui serait supposée se réfléchir. À droite, cette place est souvent occupée, comme on l’a vu, par l’art financier obsédé par le dollar. À gauche, on se replie souvent sur la comédie de la subversion programmée et subventionnée. Ainsi, il y a dix ans, on étalait sur scène l’exhibition pulsionnelle la plus véhémente pour “dénoncer” les excès de la société de consommation (cf. les spectacles de Jan Fabre). Aujourd’hui, on affiche volontiers une militance communautaire-identitaire qui se retranche derrière des énoncés péremptoires tels que “Je suis noir”, “Je suis musulman”, “Je suis juif”, “Je suis catholique”, “Je suis femme”, “Je suis homosexuel” ou “Je suis trans”… qui tendent à essentialiser leur auteur avant de l’enfermer dans une communauté identitaire qui s’affirme absolument singulière, “fière” de l’être et inaccessible au regard de l’autre, quel qu’il soit. Cette “subversion” est totalement compatible avec le

récit du Marché qui promeut un relativisme généralisé, récuse tout universalisme et ne voit que des singularités (individus ou communautés). Sur cette question, voir l’excellent livre d’Isabelle Barbéris, L’Art du politiquement correct, PUF, Paris, 2019. 101. Laurence Dreyfus, “Entretien avec Wim Delvoye”, in Hors d’œuvre : ordre et désordres de la nourriture, Fage éditions, Bordeaux, 2004, p. 109-113. 102. Cf. l’article d’Aurélie Bousquet, “Wim Delvoye/Cloaca. Wim Delvoye super-entrepreneur” sur https://wimdelvoye.be/medialibrary. 103. Jean Baudrillard, Le Complot de l’art, Sens & Tonka, Paris, 1997, réédition de l’article paru sous le même titre dans Libération du 20 mai 1996. 104. Lire l’excellent entretien avec Wim Delvoye mené par Catherine Joye-Bruno, “Le seul portrait que je sais faire d’un être humain, c’est Cloaca”, in Psychanalyse, 2014/1, no 29, p. 117-129. 105. Jean Baudrillard, Le Complot de l’art, op. cit. 106. Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques [1923], PUF, Paris, 1973. 107. C’est là la formule inverse de l’échange symbolique proposée par Alain Caillé, grand spécialiste de Mauss, dans Anthropologie du don, Desclée de Brouwer, Paris, 2000, cf. p. 263. 108. Dany-Robert Dufour, Mandeville. La Fable des abeilles, op. cit. 109. Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), Gallimard, Paris, 1990, p. 48-49. 110. Je reprends l’exemple donné par Aldo Haesler dans son monumental, labyrinthique et passionnant livre, Hard Modernity. La perfection du capitalisme et ses limites (éditions Matériologiques, Paris, 2018), centré sur la “grande transformation” (cf. Karl Polanyi) opérée par le capitalisme avec ce passage de l’échange à somme nulle à l’échange à somme positive. 111. Dans la seconde partie de La Fable des abeilles, parue en 1729, Mandeville s’interroge sur ce prodige : comment un grand et complexe bateau de guerre peut-il être construit par des ouvriers “dénués de tout génie” ? Et il répond : “Cette tâche serait impossible si elle n’était divisée et subdivisée en une grande variété de travaux différents [divided and subdivided into a great variety of different labours]” (3e dialogue). Le thème revient dans le 6e dialogue. Cf. Bernard de Mandeville, La Fables des abeilles, trad. Carrive, Vrin, Paris, 1991, p. 122 et 234. 112. Ce à quoi beaucoup de marxistes ont consenti – à commencer par Lénine qui déclarait vouloir “introduire dans toute la Russie le système Taylor”. Cf. Vladimir I. Lénine, “Les tâches immédiates du pouvoir des soviets” [1918], Œuvres complètes, Éditions sociales, Paris-Moscou, 1971, vol. 42, no 2, p. 64-65.

113. Le clonage du savoir des médecins, des juges et d’autres professions intellectuelles est aujourd’hui monnaie courante. Cf. Éric Sadin, L’Intelligence artificielle ou l’Enjeu du siècle. Anatomie d’un antihumanisme radical, L’Échappée, Paris, 2018. 114. Ces données proviennent de l’Observatoire des inégalités. Cf. l’article “Un siècle d’inégalités de revenus : les super-riches regagnent le terrain perdu”, paru le 7 octobre 2018, disponible sur https://www.inegalites.fr. Cf. aussi “Wealth Inequality in the United States since 1913: Evidence from Capitalized Income Tax Data” (Gabriel Zucman et Emmanuel Saez), Quarterly Journal of Economics, 2016, vol. 131, no 2, p. 519-578. 115. Milton Friedman, “The Social Responsibility of Business is to Increase its Profits”, in The New York Times Magazine, 13 septembre 1970.

CONCLUSION

S’il fallait exhumer cet écrit oublié de Mandeville, c’était pour mieux comprendre d’où sort et où va notre monde actuel puisqu’à l’évidence nous sommes encore dans les effets du plan qu’il propose, datant des tout débuts du capitalisme, où les ingrédients principaux de la perversion ont été si efficacement réunis : le propos paradoxal, l’inversion des valeurs, l’ironie, le fétichisme de l’argent, la raison machinique et instrumentale, la survalorisation narcissique, l’emprise sur autrui et la fascination de la mort. C’est l’intérêt des textes de fondation : ils disent tout, avec une étonnante clarté, sur les programmes que les hommes suivent. Souvent d’ailleurs sans plus savoir pourquoi lorsqu’ils se retrouvent au milieu du gué à se débattre avec les difficultés sans nombre que leur mise en œuvre a engendrées. Je ne dis pas que Mandeville est responsable de ce qui arrive aujourd’hui. Il serait absurde de condamner un homme si exceptionnellement intelligent qu’il a compris ce qui était en train de se mettre en place dès l’aube de la première révolution, aux tout premiers temps du développement du capitalisme. Je le remercie donc d’avoir si tôt et si bien compris ce qui se tramait. Mais je le blâme aussi d’y avoir consenti.

Pouvait-on cependant s’attendre à un autre choix de la part du… Diable, que Daniel Defoe, le “jumeau” de Mandeville, avait présenté comme doté de facultés intellectuelles hors du commun. * pharmakon capitaliste Pas étonnant donc qu’il nous ait fallu tant de temps pour pénétrer son jeu. Maintenant que nous commençons à comprendre, il est un impératif catégorique : sortir sans délai de ce plan pervers vieux de trois siècles. Y rester serait à coup sûr détruire à court terme le monde. La menace est si forte que d’aucuns se proposent de retourner à un supposé état de nature. Au point que des poèmes s’écrivent pour étendre les ZAD, comme celle de Notre-Dame-des-Landes, afin d’y faire régner quelque chose comme l’animisme des Indiens d’Amazonie116. C’est une belle incantation… mais qui restera vaine. Il suffira que l’hyperclasse concède aux “Indiens” quelques réserves pour qu’ils fument en paix leur calumet ou ce qu’ils voudront pendant qu’elle continuera à tout exploiter et détruire alentour. Mieux vaudrait trouver une voie plus opérante. À ce point, je n’en vois qu’une : retourner le capitalisme contre lui-même. C’est possible car le capitalisme, pour produire plus et gagner plus, n’a cessé d’inventer des technologies toujours plus performantes. Un productivisme forcené dont on a vu qu’il engendrait deux victimes collatérales : le prolétaire et la nature. Or, ce poison productiviste pourrait sous condition, tel le pharmakon de Platon, devenir un remède. Ce serait la plus belle des ruses de l’histoire : prendre in extremis au capitalisme de quoi obvier au capitalisme.

Le machinisme, dans ses extrêmes développements robotiques actuels, rend en effet caduque le besoin d’une force de travail humaine. On en conclut généralement à la nocivité de la robotique puisqu’elle condamne à l’inactivité, voire à l’inutilité, nombre de travailleurs. Il faut cependant réfléchir à deux fois à la validité d’une telle objection car elle n’est qu’en apparence critique puisqu’elle conserve intégralement le cadre social classique, clivé entre maîtres d’un côté et esclaves et travailleurs de l’autre. Une partition mise en place dès l’origine de notre civilisation, dans la Cité grecque. Laquelle s’est trouvée organisée en deux classes : les hommes libres (les eleútherous), dédiés au politique et aux arts libéraux (la grammaire, la dialectique, la rhétorique, l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la musique) et les esclaves et autres artisans (les banausoi) assignés au travail physique des arts mécaniques en vue de pourvoir à l’entretien des hommes libres. Le capitalisme a en quelque sorte reconduit cette partition : on y a retrouvé des esclaves (l’esclavage dit salarié) dont la force de travail était utilisée par les maîtres, les propriétaires des moyens de production, en vue de satisfaire, avant tout autre, ces mêmes maîtres. Aristote avait cependant imaginé que si, un jour, “les navettes tissaient d’elles-mêmes […], alors les ingénieurs n’auraient plus besoin d’exécutants, ni les maîtres d’esclaves” (Politique, I, 4). Il n’a fallu attendre “que” deux millénaires pour que la vision (ou la prévision) d’Aristote se réalise : les machines exécutent aujourd’hui quantité de tâches “d’ellesmêmes”. Si l’on était dans le seul cadre de la logique telle que tracée par Aristote (et pas dans celui du maintien d’une domination), on pourrait affirmer que le moment est venu de sortir progressivement du travail aliéné et exploité, c’est-à-dire du travail pour l’autre – ce qui devrait libérer beaucoup d’humains pour qu’ils se livrent, eux aussi, au travail pour soi et sur soi (lequel peut beaucoup profiter aux autres).

Ce sont donc sous de tout nouveaux auspices que l’aventure humaine pourrait continuer, pour peu toutefois que le peuple ait recouvré sa souveraineté – ce qui est une autre question (de grande ampleur) que je ne peux aborder ici. Une partie des techniques acquises lors du développement du capitalisme, au lieu d’asservir un grand nombre d’humains au point de les rendre surnuméraires, pourraient servir une toute nouvelle fin : non plus l’exploitation, mais la libération. En somme, si l’on veut jouer contre le Diable, mieux vaut se faire fin stratège. Je n’ai pas dit “pervers” (car alors le Diable aurait gagné), mais quelque peu retors. Juste assez pour ne pas tomber dans ses pièges, et savoir retourner à temps ses propositions, ou reprendre certaines de ses techniques les plus puissantes afin de les utiliser contre lui. Un seul exemple : le capitalisme est tellement installé dans la “destruction créatrice” borderline (cf. p. 95) que certaines de ses techniques sont non seulement dangereuses pour le monde, mais aussi pour lui. C’est le cas de l’obsolescence de l’homme117 que le Capital veut absolument instaurer afin de se passer du travail ouvrier dont il a constitutivement besoin, mais qu’il trouve toujours trop cher économiquement et trop périlleux socialement et politiquement. D’où sa proliférante inventivité en matière de machinisme et aujourd’hui de robotique. Or, si nous jouons bien, cette mort programmée de l’homme industriel deviendra une aubaine en laissant la place à une possible renaissance de l’homme libre. Ce qui pourrait se formuler ainsi : l’homme industriel est mort, vive l’homme libre ! Libre au sens des Grecs (par le plein usage pour tous des arts libéraux) et libre au sens moderne (qui suppose la requalification et la désaliénation des arts mécaniques). À l’horizon donc, ce rêve, où la vie, libérée du capitalisme, pourrait devenir un art de vivre. Soit un monde où toutes les activités humaines – cultiver la terre, penser, musiquer, représenter, cuisiner, bricoler… – pourraient se prêter à l’art.

De même pour les écosystèmes saccagés par le capitalisme, les avancées techniques sont telles aujourd’hui qu’on peut envisager à court terme de cesser les prélèvements sur la nature suivis de rejets toxiques, avec un taux zéro d’émissions nettes en gaz à effet de serre (“neutralité carbone”), un taux zéro de consommation d’énergies fossiles (ce qui implique une sortie du charbon, du pétrole et du gaz fossile), un taux zéro de déchets hautement toxiques et à risques majeurs (ce qui implique une sortie du nucléaire). On peut le faire car on sait désormais remplacer les énergies et les matières extraites du sous-sol par les énergies et les matières issues du soleil. L’énergie solaire sous toutes ses formes, directes (photovoltaïque, thermique) ou indirectes (éolien, hydraulique, biomasse) peut rapidement se substituer aux énergies extractives fossiles (charbon, pétrole, gaz fossile) et fissiles (uranium)118. Par ailleurs, les écomatériaux et les matériaux biosourcés peuvent vite devenir la ressource première se substituant à l’actuelle pétrochimie pour la fabrication de tous nos objets courants119. De surcroît, il est aujourd’hui possible de mettre en œuvre une production décarbonée d’hydrogène (un gaz trois fois plus énergétique que les hydrocarbures) par électrolyse utilisant des énergies renouvelables. Ce serait là une panacée énergétique car on sait aujourd’hui fabriquer des piles à combustible (qui peuvent transformer cet hydrogène en électricité en ne rejetant que de l’eau). Ces piles sont utilisables dans les voitures, les poids lourds, les bateaux, les avions et les fusées. Alors, pourquoi le plan hydrogène de Nicolas Hulot, annoncé en juin 2018, est-il à l’abandon ? Pourquoi ne choisit-on pas cette technique décentralisée propre, favorisant l’autonomie, contre le mastodonte hyper‐ centralisé de l’industrie nucléaire, ce dinosaure du XXe qu’on veut encore accroître jusqu’à réaliser de nouveaux réacteurs comme l’EPR, si gigantesques, lourds et complexes qu’ils en deviennent quasiment impossibles à construire ?

Pourquoi ? Parce que c’est la troisième classe mandevillienne, l’hyperclasse, et non les peuples, qui dirige le monde. La transition écologique ? Soit. Mais cette classe n’y consentira que si elle garde, voire accroît, ses privilèges. D’abord, elle tentera de prolonger l’exploitation d’installations polluantes encore rentables économiquement, fût-ce au prix de mensonges énormes (comme dans le dieselgate). Et ce n’est que sous la pression de l’opinion qu’elle se résoudra à des choix écologiques – nécessairement biaisés puisqu’il faudra avant tout servir au mieux les actionnaires. Par exemple, les grands constructeurs automobiles choisiront de produire des voitures électriques dotées de batteries au lithium difficilement recyclables120, alimentées par l’électricité produite par leurs partenaires du nucléaire civil, dont la “non-dangerosité” sera “démontrée” par le puissant lobby que l’on connaît. Par exemple, l’industrie des pesticides, liée à l’industrie des semences OGM, paiera très cher des laboratoires afin de “démontrer” l’“innocuité” du glyphosate ou autres produits apparentés. Et si, d’aventure, des informations alarmantes sortaient, la grande presse et les médias, qui sont pour l’essentiel la propriété de cette hyperclasse, pourront toujours monter au créneau pour calmer les inquiétudes. * Titanic… Le film Take Shelter de Jeff Nichols (2011) montrait un ouvrier en bâtiment américain du Midwest atteint de troubles psychiques sévères qui l’amenaient à gaspiller toutes les économies de la famille pour creuser et aménager sans raisons objectives apparentes un abri profond dans son jardin. Jusqu’à ce que, à la toute fin du film, le ciel se déforme assez pour qu’on comprenne l’imminence de l’apocalypse et la raison de ses actes. Les

tentations survivalistes atteignent aujourd’hui tous les milieux. Avec l’hyperclasse, elles donnent lieu à des projets colossaux à la (dé)mesure de ses énormes moyens financiers : on connaissait les bunkers antinucléaires, nous voici à l’époque des îles artificielles flottantes (pour survivre à la montée du niveau des océans) et surtout à celle des voyages spatiaux. Mais pourquoi les milliardaires veulent-ils soudainement s’envoyer en l’air ? Elle procède d’un étonnement récurrent. Pourquoi les milliardaires aiment-ils soudainement les voyages spatiaux ? Pourquoi Jeff Bezos, le patron d’Amazon, première fortune mondiale, veut-il avec son projet Blue Moon conquérir la lune ? Pourquoi Elon Musk, milliardaire, veut-il avec son projet Starship établir des colonies martiennes ? Pourquoi Richard Branson, milliardaire, veut-il avec son projet Virgin Galactic proposer des voyages touristiques dans l’espace ? Bref, comment comprendre cette mode sidérante du voyage intersidéral qui saisit les milliardaires ? Aller voir ailleurs s’ils y sont et constater ainsi leur puissance ? Probable. Pouvoir exploiter prochainement les ressources de la Lune et de Mars ? Probable. Mais on ne peut écarter une autre raison, plus ou moins consciente. Ils veulent aussi pouvoir s’exfiltrer de la Terre “au cas où”. Ils savent parfaitement que leur hyperclasse a souillé notre planète à un point tel qu’il leur vaut mieux prévoir la possibilité d’un départ rapide ne dépendant que de leurs propres moyens. Appelons cela l’effet Titanic : quand ça coule, seule l’hyperclasse doit avoir accès aux canots de sauvetage. * On serait tenté de leur dire : Barrez-vous donc, et vite ! Allez, si cela vous chante, cochonner une autre planète, mais laissez-nous vivre sur terre.

Cependant, au cas où vos belles fusées feraient pschitt, nous sommes prêts à vous offrir un long, voire un très long stage de recyclage chez nos amis, les Indiens jivaros, pour vous apprendre à parler aux éléments, aux arbres, à la pluie, aux bêtes et aux ancêtres.

116. Cf. le bel essai graphique d’Alessandro Pignocchi, La Recomposition des mondes, Seuil, Paris, 2019. 117. Cf. les travaux pionniers de Gunther Anders, L’Obsolescence de l’homme, t. 1, Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, trad. Christophe David, éditions Ivrea et éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, Paris, 2002 ; t. 2, Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, trad. Christophe David, éditions Fario, Paris, 2011. 118. Par exemple, il a fallu moins de dix ans à l’Uruguay pour que 95 % de l’électricité produite par ce pays soit issue des énergies renouvelables (telles que l’éolien, le solaire, l’hydroélectricité et la biomasse), sans augmentation du prix pour le consommateur. 119. Je renvoie au Second manifeste convivialiste à la rédaction duquel, avec cinquante autres intellectuels de toutes disciplines et orientations, j’ai participé. À paraître en février 2020. 120. Le lithium, qui n’existe sur terre qu’en quantité limitée, réagit avec l’oxygène, l’azote et la vapeur d’eau contenus dans l’air pour former un gaz toxique (le fluorure d’hydrogène) et une substance particulièrement corrosive (l’hydroxyde de lithium). Le recyclage des batteries au lithium demeure donc un processus compliqué et hautement énergivore, qui risque fort de se transformer en catastrophe écologique.

ANNEXE

RECHERCHES SUR L’ORIGINE DE LA VERTU MORALE BERNARD DE MANDEVILLE, 1714 (TRADUCTION NOUVELLE 121 ).

Les animaux, étant non éduqués, sont seulement soucieux de se faire plaisir et suivent naturellement la pente de leurs propres inclinations, sans tenir compte du bien ou du mal que leur plaisir peut faire aux autres. C’est la raison pour laquelle, dans l’état sauvage de nature, les créatures les plus aptes à vivre en paix ensemble sont celles qui sont bornées en intelligence et qui ont le moins d’appétences à satisfaire. Autrement dit, toutes les espèces animales sont capables de vivre ensemble, sauf l’homme, à moins qu’il ne soit freiné par le gouvernement et réglé par des lois. Et pourtant, ses qualités (bonnes ou mauvaises, je n’en déciderai pas) sont telles qu’aucune créature en dehors de lui ne pourra jamais être rendue sociable. Mais, étant d’un égoïsme, d’une obstination et, en même temps, d’une ruse extraordinaires, on peut peut-être le soumettre, mais il est impossible par la force seule de le rendre sociable et de le contraindre aux réformes en ce sens dont il peut être capable. 1. La civilisation procède d’une récompense imaginaire : la flatterie122. La chose principale, par conséquent, à quoi les législateurs et autres sages se sont efforcés pour établir la société, a été de faire croire au peuple qu’ils devaient gouverner, qu’il était plus profitable pour chacun de maîtriser ses appétences plutôt que de s’y livrer et qu’il valait mieux penser au bien

public plutôt qu’à ses intérêts privés. Comme cela a toujours été une tâche très difficile, aucun bel esprit ou belle éloquence n’a été laissé à l’écart et les moralistes et philosophes de tous les âges ont employé leurs meilleures compétences pour prouver la vérité d’une si utile affirmation. Mais, que l’humanité l’ait cru ou non, il est peu probable qu’on aurait pu persuader ses membres de renoncer à leurs inclinations naturelles et de préférer le bien des autres au leur si, en même temps, on ne leur avait pas donné une satisfaction équivalente pour récompenser la violence qu’en agissant ainsi, ils se feraient nécessairement. Ceux qui se sont engagés à civiliser l’humanité ne l’ignoraient pas, mais, étant dans l’incapacité de donner des récompenses réelles qui satisferaient toutes les personnes pour chaque acte individuel de renonciation, ils ont été forcés d’inventer un dédommagement imaginaire qui serait comme un équivalent général compensant les peines de l’abnégation, susceptible de servir en toutes occasions et qui, sans rien coûter à eux-mêmes ou aux autres, serait quand même une compensation acceptable pour ceux qui la recevraient. Ils ont examiné en profondeur toutes les forces et les faiblesses de notre nature et, observant qu’aucune personne n’était assez sauvage pour résister à la louange ou assez vile pour supporter sans broncher le mépris, ils conclurent de façon très avisée que la flatterie était certainement l’argument le plus puissant qu’on puisse invoquer pour les créatures humaines. Utilisant cet instrument magique, ils vantèrent donc l’excellence de notre nature par-dessus celle des autres animaux et, utilisant des louanges sans bornes pour exalter les merveilles de notre sagacité et l’étendue de notre entendement, ils décernèrent mille éloges au caractère rationnel de nos âmes, grâce auquel nous sommes capables de réussir dans les plus nobles entreprises.

Ayant par cette manière artificieuse insinué la flatterie dans le cœur des Hommes, ils commencèrent à les instruire dans les notions d’honneur et de honte, présentant cette dernière comme le pire de tous les maux et la première comme le bien le plus élevé auquel le mortel puisse aspirer. Ce faisant, ils montrèrent combien il convenait peu à la dignité de créatures aussi sublimes de satisfaire des appétences qui auraient en commun avec celles des bêtes et de simultanément négliger les qualités supérieures qui les élevaient au-dessus de tous les êtres vivants. Par là même, ils avouaient que ces pulsions de la nature étaient très pressantes, qu’il était très pénible d’y résister et très difficile de les maîtriser entièrement. Cependant, ceci devenait un argument supplémentaire pour démontrer combien cette conquête pouvait être glorieuse et combien il était scandaleux de ne point la tenter. 2. Deux classes bien séparées (les vicieux / les vertueux), plus une… Pour introduire, en outre, l’émulation parmi les hommes, ils divisèrent l’espèce en deux classes très différentes l’une de l’autre. L’une consistait en un peuple abject et mesquin où chacun, courant toujours derrière la jouissance immédiate, tout à fait incapable d’abnégation et sans égard pour le bien d’autrui, n’avait pas de but plus élevé que son avantage personnel. Ces gens-là, esclaves de la volupté, cédaient sans résistance à tous leurs désirs grossiers et ne faisaient appel à leurs facultés rationnelles que pour accroître leur plaisir sensuel. Ces infâmes misérables, disaient-ils, étaient la fange de leur espèce et, n’ayant des hommes que la forme, ne différaient des bêtes que par leur figure extérieure. Mais l’autre classe était composée de hautes créatures pleines d’esprit qui, libérées de l’égoïsme sordide, concevaient que les conquêtes de l’esprit étaient leurs plus belles possessions. Connaissant les vraies valeurs, elles ne trouvaient donc de délices qu’en embellissant la partie d’elles-mêmes dans

laquelle leur excellence consistait. Ces gens-là méprisaient tout ce qu’ils avaient en commun avec des créatures dépourvues de discernement et s’opposaient grâce à leur raison à leurs inclinations les plus violentes. En se faisant une guerre continuelle à eux-mêmes, ils promouvaient la paix avec les autres et ne visaient rien de moins que le bien public et la maîtrise de leurs propres passions. Fortior est se, quam qui fortissima vincit mœnia123. Ceux que les législateurs ont appelé les vrais représentants de leur sublime espèce dépassaient d’autant plus en valeur la classe vile que celleci était à peine au-dessus des bêtes brutes. Comme chez tous les animaux qui ne sont pas trop imparfaits pour ignorer ce qu’est l’orgueil, nous constatons que les meilleurs, les plus beaux et les plus précieux de leur espèce, sont effectivement ceux qui en ont le plus. Ainsi chez l’homme, le plus parfait des animaux, cette passion est tellement inséparable de son essence (quand bien même certains apprendront à la cacher ou à la déguiser) que, sans elle, il manquerait, à ce dont l’homme est fait, un de ses ingrédients parmi les plus importants. En vertu de quoi, il n’est guère douteux que les leçons et les remontrances comme celles que j’ai mentionnées, bien adaptées à la bonne opinion que l’homme a de lui-même, n’ont pu manquer, une fois diffusées parmi la multitude, d’obtenir l’assentiment théorique de la plupart. Mais elles ont aussi induit beaucoup, parmi les plus ardents, les plus résolus et les meilleurs, à endurer pratiquement mille inconvénients et à subir autant de privations afin qu’ils aient le plaisir de se compter parmi les hommes de la classe haute, en s’appropriant ainsi pour eux-mêmes toutes les éminences dont cette classe est gratifiée. D’après ce que je viens de dire, nous devons d’abord nous attendre à ce que les héros qui ont pris tant de peine pour maîtriser certaines de leurs appétences naturelles et qui ont préféré le bien des autres à leur propre

intérêt, ne cèdent pas d’un pouce sur les belles idées qu’ils ont reçues au sujet de la dignité des créatures rationnelles. Ayant toujours l’autorité du gouvernement de leur côté, ils soutiendront avec toute la vigueur imaginable l’estime qui est due à ceux de la classe haute, ainsi que sa supériorité sur le reste de leur espèce. Cependant, on peut s’attendre à ce que ceux qui ne disposent pas d’un stock suffisant d’orgueil ou de résolution pour se soutenir dans la renonciation à ce qui leur est le plus cher suivent les diktats sensuels de la nature et aient honte de se confesser comme étant de vils misérables appartenant en fait à la classe inférieure, celle qu’on juge généralement comme si peu éloignée des bêtes. Par conséquent, pour leur propre défense, ces derniers simulent l’abnégation en parlant comme ceux de la classe haute et ils dissimulent comme ils peuvent leurs propres imperfections en vantant le dévouement au bien public. Il est fort probable que certains d’entre eux, convaincus par les véritables preuves de courage et force d’âme qu’ils ont vu d’autres donner, admirent chez ceux-là ce qu’ils n’ont pas trouvé en eux-mêmes. Que d’autres ont été intimidés par la résolution et la prouesse de ceux de la classe haute. Cependant que tous ont été gardés dans la crainte par la puissance de leurs chefs. C’est pourquoi il est raisonnable de penser qu’aucun d’entre eux (quel que soit le fond sa pensée) n’aurait osé contredire ouvertement ce dont, aux yeux de tous, il était criminel de douter. Voilà quelle a été (ou, du moins, quelle aurait pu être) la manière dont l’homme sauvage fut dompté. Il est évident que les premiers rudiments de morale, introduits par d’habiles politiques pour rendre les hommes utiles et sociables les uns aux autres, ont surtout été inventés pour que des ambitieux pussent en fin de

compte en récolter le plus grand bénéfice en gouvernant la multitude avec facilité et sécurité. Certes, le principal est là : une fois posés ces fondements de la politique, il était impossible que l’homme restât longtemps sans se civiliser. Mais il en découlait une suite : ceux qui ne travaillaient qu’à satisfaire leurs appétences, en étant continuellement confrontés à d’autres semblablement disposés, se sont aperçus que, chaque fois qu’ils affectaient de modérer leur inclination, ils s’évitaient une foule d’ennuis. Ils se prémunissaient ainsi contre nombre de ces malheurs qui accompagnent en général la recherche trop affichée et effrénée des plaisirs. D’un côté, ils pouvaient recevoir le même profit que les autres des actions supposément accomplies pour le bien de l’ensemble de la société – ce qui leur permettait de s’identifier à ceux de la classe haute qui accomplissaient effectivement ces actions. Mais, de l’autre côté, il ne leur importait en fait que de chercher à obtenir leur propre avantage sans égard pour autrui. Ils constataient alors qu’ils n’avaient pas de plus grands adversaires que ceux qui leur étaient le plus semblables. Il apparut alors aux pires d’entre les hommes qu’il était dans leur intérêt de prêcher, mieux que quiconque, l’esprit de dévouement au bien public. Ils pouvaient ainsi contraindre à l’abnégation tous les autres en vue de récolter les fruits de leur travail, tout en étant, de la sorte, plus tranquilles pour laisser libre cours à leurs propres appétences. Ils se résolurent donc à dissimuler leurs penchants pour stigmatiser, à l’instar de ceux de la classe haute, comme vice tout ce que, sans égard pour le bien public, l’homme commet pour satisfaire ses appétences. C’est-à-dire tous ces actes où peut se déceler la possibilité qu’ils nuisent à un membre quelconque de la société ou qu’ils fassent apparaître son auteur comme moins serviable aux autres.

Et ils convinrent de donner le nom de vertu à tout acte dans lequel l’homme, allant contre ses impulsions naturelles, se montrerait comme faisant du bien aux autres ou maîtrisant ses propres passions, exhibant ainsi son ambition rationnelle d’être un homme de bien. 3. Les vertus morales caractérisant les grandes nations ne sont que des productions politiques résultant de la flatterie. On m’objectera qu’aucune société n’a jamais été civilisée avant que la majorité n’ait convenu d’un culte ou d’une puissance supérieure et que, par conséquent, les notions de bien et de mal, de même que la distinction entre vertu et vice, ne résultent pas de l’invention des politiques, mais sont le pur effet de la religion. Avant de répondre à cette objection, je dois répéter ce que j’ai déjà dit, à savoir que, dans ces Recherches sur l’origine de la vertu morale, je ne parle ni des Juifs ni des Chrétiens, mais de l’homme dans l’état de nature et dans l’ignorance de la véritable divinité. Je puis donc affirmer que les superstitions idolâtres de tous les autres peuples et les pitoyables notions qu’ils avaient de l’Être suprême étaient incapables d’inciter l’homme à la vertu et n’étaient bonnes que pour tenir en respect et pour distraire une multitude grossière et sans discernement. L’histoire montre à l’envi que, dans toutes les sociétés importantes, quelque stupides ou ridicules aient été les idées des peuples quant aux divinités qu’ils ont adorées, la nature humaine s’est toujours exercée dans tous ses aspects et qu’il y a de la sagesse terrestre et de la vertu morale partout où les hommes ont, à un moment ou à un autre, excellé, comme dans ces monarchies et ces empires qui se sont fait remarquer par leur richesse et leur puissance. Les Égyptiens, non contents d’avoir déifié les monstres les plus affreux, portèrent la bêtise jusqu’à rendre un honneur divin aux oignons que leurs mains avaient plantés. Et pourtant, en même temps, leur pays était la plus

célèbre pépinière d’arts et de sciences au monde et ses savants étaient plus parfaitement versés dans les mystères profonds de la nature que n’importe quelle nation ne l’a été depuis lors. Quel État ou quel royaume sous le ciel a jamais produit de plus grands modèles en matière de vertus morales que les Empires grec et romain, ce dernier surtout ? Et pourtant, quels n’étaient pas l’absurdité et le ridicule de leurs idées sur les questions sacrées ? Passons sous silence le nombre extravagant de leurs divinités et considérons seulement les histoires infâmes qu’ils ont colportées sur eux, on ne peut nier que leur religion, loin d’enseigner aux hommes la maîtrise de leurs passions et à trouver le chemin de la vertu, semblait plutôt faite pour justifier leurs appétences et encourager leurs vices. Mais, si nous voulons savoir ce qui les a fait exceller dans la force, le courage et la magnanimité, nous devons jeter notre regard sur le faste de leurs triomphes, la magnificence de leurs monuments et de leurs arcs, leurs trophées, leurs statues et leurs inscriptions, la variété de leurs couronnes militaires, leurs honneurs accordés aux morts, les éloges publics aux vivants et toutes les récompenses imaginaires qu’ils ont accordées aux hommes de mérite. Et nous constaterons alors que ce qui a porté tant d’entre eux au plus haut degré d’abnégation, ce n’était rien d’autre que leur politique, habile à se servir des moyens les plus efficaces pour flatter l’orgueil des hommes. Il est donc clair que ce n’est pas la religion païenne et les superstitions idolâtres qui ont pu engager l’homme à combattre ses désirs et à vaincre ses plus chers penchants, mais la gestion habile de politiques rusés. Et plus nous examinerons de près la nature humaine, plus nous nous convaincrons que les vertus morales sont des productions politiques résultant de l’action de la flatterie sur l’orgueil. 4. De la flatterie comme moyen d’éducation à la vertu.

Il n’est point d’homme, si plein de talent et d’esprit soit-il, qui puisse résister aux sortilèges de la flatterie, pour peu qu’elle soit dispensée avec ingéniosité et adaptée à ses capacités. Les enfants et les sots se laisseront prendre aux louanges personnelles, mais il faudra s’y prendre plus prudemment avec ceux qui sont plus rusés. La règle est que plus la flatterie est générale, moins celui qui en est l’objet la devinera. Faites l’éloge d’une ville et chacun des habitants vous écoutera avec plaisir. Dites du bien des lettres et chaque savant en particulier vous en saura un gré particulier. Louez sans risque le métier de quelqu’un, ou le pays qui lui a donné naissance, et il cachera la joie que lui causent vos éloges sous l’estime qu’il doit avoir pour les autres. Il est fréquent que des hommes rusés, qui savent avec quelle force la flatterie agit sur l’orgueil, quand ils soupçonnent qu’on pourrait les tromper, se mettent à s’étendre, contre leur propre conviction, sur l’honneur, l’honnêteté ou l’intégrité de la famille, du pays ou parfois de la profession de celui qu’ils suspectent. Pourquoi ? Parce qu’ils savent que les hommes changent souvent de résolution et agissent contre leurs inclinations afin d’avoir le plaisir de passer aux yeux des autres pour ce qu’en réalité, ils ne sont pas. C’est ainsi que d’habiles moralistes peignent les hommes semblables aux anges, dans l’espérance que la vanité engagera au moins quelques-uns à imiter ces beaux originaux. Quand l’incomparable Sir Richard Steele [journaliste et politicien irlandais défenseur des droits du Parlement contre ceux de la Couronne], avec l’élégance usuelle de son style aisé, fait l’éloge de sa sublime espèce et expose avec tous les ornements de la rhétorique l’excellence de la nature humaine, il est impossible de ne pas être charmé par ses heureux tours de pensée et par ses expressions si bien choisies. J’ai souvent été ému par la force de son éloquence et prêt à accepter avec plaisir son ingénieuse sophistique. Et pourtant je n’ai jamais pu m’y résoudre sérieusement sans

que, réfléchissant à ces habiles panégyriques, j’aie pensé aux artifices utilisés par les femmes pour enseigner aux enfants à se comporter de la même manière. Quand une jeune fille gauche, qui sait encore à peine parler et marcher, commence enfin à faire grossièrement une révérence qu’on lui a plusieurs fois demandée, sa nourrice éclate alors en compliments extasiés. “En voilà une jolie révérence ! Oh la charmante demoiselle ! Voilà une belle petite dame ! Maman ! Mademoiselle peut faire la révérence mieux que sa sœur Molly !” La chose est répétée par les soubrettes tandis que maman serre son enfant à l’étouffer. Seule Mlle Molly, qui a quatre ans de plus et sait ce qu’est une belle révérence, s’étonne de la perversité de leur jugement. Saisie d’indignation, elle est prête à crier à l’injustice, jusqu’à ce qu’on lui chuchote à l’oreille que c’est seulement pour faire plaisir au bébé et qu’elle, elle est une vraie dame. Elle s’enorgueillit alors d’être admise dans le secret et, tout heureuse de la supériorité de son intelligence, elle répète ce qu’on lui a dit avec d’amples ajouts et jubile de l’ignorance de sa sœur qu’elle imagine être la seule dupe dans l’affaire. Ces éloges extravagants seraient appelés, par toute personne au-dessus de l’intelligence d’un enfant, des flatteries écœurantes et même, si vous voulez, d’abominables mensonges. Et pourtant, l’expérience nous enseigne que par l’aide de ces louanges grossières, on amène les jeunes demoiselles à faire de jolies révérences et à se conduire en femmes bien plus tôt et avec moins de peine qu’il serait possible sans ce moyen. On fait de même avec les petits garçons qu’on s’efforce de persuader que tous les beaux messieurs font toujours ce qu’on leur dit de faire et qu’il n’y a que les petits mendiants qui sont grossiers ou qui salissent leurs vêtements. Que dis-je ? Dès que ce petit malpropre commence à porter à son chapeau sa main maladroite, sa mère, pour l’amener à bien saluer, lui dit avant qu’il ait deux ans qu’il est un homme. Et s’il s’exécute ensuite quand on le lui demande, on lui dit aussitôt qu’il est

un capitaine, un maire, un roi, voire plus, tant et si bien que, poussé par la force des louanges, le galopin s’applique à faire l’homme de son mieux et fait tous ses efforts pour paraître ce que sa petite cervelle lui persuade qu’il est. 5. L’universel désir d’être loué. Le plus vil misérable s’estime infiniment et le plus grand souhait d’un ambitieux, c’est de voir que tout l’Univers pense comme lui. Aussi l’appétit de renommée le plus insatiable qui habite tout héros n’a jamais été rien de plus que le désir effréné de posséder l’estime et l’admiration des autres dans les siècles futurs comme dans le sien. Ce que je dis va sans doute mortifier les admirateurs et les imitateurs des Alexandre et des César, mais j’ose affirmer que le désir d’être loué a été la grande récompense que ces êtres supérieurs ont espérée en sacrifiant avec tant de joie leur repos, leur santé, leurs plaisirs et chaque parcelle d’eux-mêmes. Le souffle des hommes, cette monnaie de la louange qui n’est que du vent, a toujours déterminé les grands hommes à ces actions d’éclat que nous admirons. Qui peut s’empêcher de rire en pensant à ceux qui ont pris au sérieux la grandeur d’âme et la noble fierté de ce Macédonien enragé, dans le cœur duquel, suivant la pensée de Lorenzo Gracian [pseudonyme de Baltasar Gracián], l’univers entier était si à l’aise, qu’il y restait assez de place pour loger six autres mondes. Qui peut, je le répète, s’empêcher de rire, en comparant les belles choses qu’on a dites à la louange du grand Alexandre avec la fin qu’il s’est proposée pour couronner ses vastes exploits ? Il a pris soin lui-même de nous en instruire lorsque la grande peine qu’il eut à passer le fleuve Hydaspes l’obligea à s’écrier : “Oh vous Athéniens ! Pourriez-vous croire à quels dangers je m’expose pour mériter vos louanges ?”

Si donc on veut donner une idée de la gloire, qui est la récompense des actions héroïques, tout ce qu’on peut en dire, c’est qu’elle consiste en une félicité suprême faite d’un amour-propre tel qu’il fait jouir celui qui, conscient d’avoir accompli une noble action, s’exalte des applaudissements venus des autres. Mais ici, on me dira qu’entre les bruyantes fatigues de la guerre et l’agitation publique des ambitieux, il y a des actions nobles et généreuses qui s’accomplissent en silence. Et que, puisque la vertu est à elle-même sa récompense, ceux qui sont vraiment bons ont la douce satisfaction de sentir dans leur conscience qu’ils sont vertueux. Et enfin qu’il y a eu, parmi les païens, des hommes qui, après avoir fait du bien, loin d’en exiger des remerciements et de rechercher les applaudissements, ont au contraire pris tous les soins imaginables pour n’être jamais connus de ceux qu’ils avaient comblés de bienfaits. Et l’on conclura que ce n’est nullement l’orgueil qui pousse l’homme au plus haut degré de l’abnégation. En réponse à cela, je dis qu’il est impossible de juger de l’action d’un homme à moins d’être parfaitement au fait des principes et des motifs qui l’ont fait agir. La pitié a beau être la plus douce et la moins nocive de toutes nos passions, elle n’en est pas moins un défaut de notre nature au même titre que la colère, l’orgueil ou la peur. Les esprits les plus faibles en sont généralement les mieux pourvus, et c’est pour cela que personne n’est plus compatissant que les femmes et les enfants. Certes, de toutes nos faiblesses, c’est la plus aimable et celle qui ressemble le plus à la vertu au point que, sans une dose considérable de pitié, la société ne pourrait guère subsister. Mais, puisque c’est une impulsion de la nature qui n’écoute ni l’intérêt public, ni notre propre raison, elle peut produire le mal autant que le bien. Elle a ainsi contribué à ruiner l’honneur des vierges et à corrompre l’intégrité des juges. Et quiconque agit en la prenant pour principe, quelque bien qu’il peut apporter à la société, ne peut se vanter que de s’être livré à

une passion qui peut s’avérer utile au public. Il n’y a point de mérite à sauver un bébé innocent sur le point de tomber dans le feu. L’action n’est ni bonne ni mauvaise et, quel que soit le bienfait que l’enfant en reçoive, nous ne faisons que nous obliger nous-mêmes car, l’avoir vu tomber et ne pas nous être efforcé de l’empêcher, aurait causé une douleur que l’instinct de conservation nous a permis d’éviter. Il n’y a pas davantage de vertu dans la conduite d’un riche prodigue qui se trouve porté à la commisération et qui aime satisfaire ses passions, quand il consacre au soulagement d’un malheureux, objet de sa compassion, ce qui n’est pour lui qu’une bagatelle. Mais ceux qui, sans condescendre à leurs propres faiblesses, peuvent se dessaisir de biens qui leur sont chers sans autre motif que l’amour du bien et se livrer à une belle action en silence, de tels hommes, je l’avoue, ont acquis des notions de vertu plus pures que celles dont j’ai parlé jusqu’à présent. Et pourtant, même ceux-là (rares en ce monde) ne sont pas sans présenter de forts symptômes d’orgueil. L’homme le plus humble doit en effet avouer que la récompense d’une action vertueuse, avec la satisfaction qui en découle, consiste en un certain plaisir qu’il se donne à lui-même en contemplant son propre mérite. Ce plaisir, venu de l’occasion qui l’a fait naître, est un signe d’orgueil aussi assurément que la pâleur et les tremblements devant tout danger imminent sont des symptômes de la peur. 6. Impénétrable Providence : parvenir au bonheur par ses défauts mêmes. Le lecteur trop scrupuleux pourrait condamner dès l’abord ces idées sur l’origine de la vertu morale et les considérer comme quelque peu offensantes envers le christianisme. J’espère cependant qu’il s’abstiendra de ses reproches quand il s’apercevra que rien ne peut mieux faire comprendre l’insondable profondeur de la sagesse divine que de concevoir que l’homme, fait par la Providence pour la société, a été mis sur le chemin du

bonheur temporel par ses défauts et imperfections mêmes. C’est ainsi qu’il a reçu par le biais des causes secondes l’idée d’une vraie religion en vue de son bonheur éternel.

121. Note sur la traduction. On connaît l’expression italienne Traduttore, traditore signifiant que “Traduire, c’est (nécessairement) trahir”. Chaque langue possède en effet ses façons propres de découper la matière à signifier. Cela vaut entre deux langues contemporaines et plus encore entre deux langues séparées d’un intervalle de quelques siècles – ici l’anglais du

e XVIII

et le français du

e XXI

siècle. Qu’il le veuille ou non, le traducteur se trouve donc placé en position d’exégète. Il devient, en interprétant, coauteur du texte original puisqu’il doit recréer en langue cible les conditions stylistiques, sémiotiques et sémantiques du texte source, sans bien sûr en détourner le sens. C’est le parti de la traduction que j’ai tentée ici, loin de toute tentative de traduction littérale. Celle-ci aurait, de toute façon, été impossible. Mandeville construit en effet souvent des phrases se poursuivant sur une page, voire plus et il utilise une syntaxe complexe – ce qui relève probablement d’une façon d’écrire qui lui est propre, mais aussi d’un souci de voiler quelque peu des thèses qu’il sait scandaleuses. J’ai donc pris le parti d’une syntaxe plus légère pour mieux dévoiler ses thèses. 122. Le texte de Mandeville se laisse aisément découper en six parties. Pour plus de clarté, j’ai donc ajouté des intertitres qui en facilitent la lecture. 123. “Il y a plus de grandeur à subjuguer ses propres passions qu’à s’emparer des plus puissances murailles”, proverbe d’après Ovide.

Ouvrage réalisépar le Studio Actes Sud