Héphaïstos le Dieu boiteux 9782343059747, 2343059748

Presque toutes les mythologies possèdent un dieu boiteux, souvent forgeron : le cas d'Héphaïstos n'est pas uni

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Héphaïstos le Dieu boiteux
 9782343059747, 2343059748

Table of contents :
POURQUOI ?
CONFIRMATION D’UNE FONCTION
HÉPHAÏSTOS ET APHRODITE
HÉPHAÏSTOS OLYMPIEN
FEU TERRESTRE, FEU DIVIN
UNE AUTRE LECTURE DES MYTHES
BIBLIOGRAPHIE
TABLE DES MATIÈRES

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Gilbert Andrieu

Héphaïstos le Dieu boiteux

Héphaïstos Le dieu boiteux

Gilbert ANDRIEU

Héphaïstos Le dieu boiteux

DU MÊME AUTEUR Aux éditions ACTİO L’homme et la force. 1988. L’éducation physique au XXe siècle. 1990. Enjeux et débats en E.P. 1992. À propos des finalités de l’éducation physique et sportive. 1994. La gymnastique au XIXe siècle. 1997. Du sport aristocratique au sport démocratique. 2002. Aux PRESSES UNİVERSİTAİRES DE BORDEAUX Force et beauté. Histoire de l’esthétique en éducation physique aux 19ème et 20ème siècles. 1992 Aux éditions L’HARMATTAN Les Jeux Olympiques un mythe moderne. 2004. Sport et spiritualité. 2009. Sport et conquête de soi. 2009. L’enseignement caché de la mythologie. 2012. Au-delà des mots. 2012. Les demi-dieux. 2013. Au-delà de la pensée 2013. Œdipe sans complexe 2013. Le choix d’Ulysse : mortel ou immortel ? 2013. À la rencontre de Dionysos. 2014. Être, paraître, disparaître. 2014. La preuve par Zeus. 2014. Jason le guérisseur au service d’Héra. 2014. Héra. Reine du ciel. 2014

© L’Harmattan, 2015 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris www. harmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-05974-7 EAN : 9782343059747

POURQUOI ?

Presque toutes les mythologies possèdent un dieu boiteux, souvent forgeron, le cas d’Héphaïstos n’est donc pas unique et doit, certainement, correspondre à un signe particulier qu’il faut trouver. Ne faudrait-il pas se demander si elles n’ont pas éprouvé le besoin de se doter d’une telle divinité à la même époque ou pour les même raisons ? Pourquoi ce dieu est-il si différent des autres et que représente cette singularité ? Ce qui apparaît au premier coup d’œil c’est la singularité de cette divinité qui semble à la fois immortelle et cependant particulière au point d’être mise à l’écart, presque rejetée, distincte et pourtant indispensable avant de revenir prendre sa place au sein des Olympiens. Ayant l’habitude de ne pas tout mélanger, de ne pas effectuer de comparaisons faciles, c’est-à-dire en restant à la surface des récits, de ne pas mélanger les cultures ou de les associer sans tenir compte d’une histoire qui est loin d’être identique, je préfère m’en tenir à la mythologie grecque ce qui n’est déjà pas chose facile. De plus, les mythes étant des constructions humaines, il faut tenir compte d’un mode de vie qui n’est certainement pas le même que celui d’autres cultures, même proches sur le plan géographique. Les habitants de la Grèce ou de ce qu’elle était avant l’invasion des Grecs n’étaient pas sensibles de la même façon aux problèmes que leur posait la nature d’un millénaire à l’autre, peut-être même d’un siècle à l’autre. Si les sages qui colportaient les légendes d’une cité à une autre ont cru bon de retenir la présence d’un dieu boiteux parmi les divinités, c’est

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certainement pour des raisons précises et influencés par un mode de vie, une économie ou une politique qui elles aussi ne pouvaient que s’adapter aux difficultés rencontrées. Les dieux étant des inventions des hommes ils correspondent à des conceptions de la vie qu’ils voulaient rendre plus facile et aux conseils qu’ils pouvaient donner pour y arriver. C’est ce qui interpelle le lecteur lorsqu’il ne se contente pas de suivre pas à pas les légendes, le fantastique qui accompagne le personnage. Héphaïstos semble naviguer entre Terre et Ciel, comme Dionysos, mieux qu’Hermès certainement lorsqu’il est envoyé par Zeus afin de distribuer ses ordres. Mais encore ! Pourquoi Zeus aurait-il voulu avoir un enfant qui soit maître du feu ? Dans La preuve par Zeus, j’ai cherché à comprendre sa stratégie pour mettre de l’ordre dans le monde, mais j’ai certainement négligé le rôle d’Héphaïstos. Voulait-il que son fils contrôle ce feu qu’il combattait, en sachant qu’il ne pourrait jamais en venir à bout ? Mais alors pourquoi l’avoir jeté hors de l’Olympe alors qu’il rêve souvent de le faire avec Arès et ne le fait pas ? Toute une série de détails peuvent surprendre et ne peuvent avoir qu’un sens symbolique. En étudiant le personnage de Zeus, je me suis aperçu que ses actions ou du moins ses idées correspondaient à une stratégie. Le monarque voulait mettre de l’ordre dans le monde, mais à sa façon et selon ses propres critères. Or, pour imposer cet ordre, ou du moins pour permettre à la ruse ou à l’idée de dominer la matière, il faisait des enfants auxquels il donnait un pouvoir spécifique tout en leur imposant un statut de vassal. Bien entendu, ce sont les sages mortels qui ont trouvé cette astuce pour démultiplier la puissance de Zeus, véritable tyran du Ciel. Je crois que le feu n’existait pas dans l’Olympe parce que les dieux n’en avaient pas besoin, par contre il existait sur terre. En raisonnant je n’oublie pas que les hommes ont tout pensé, en particulier le règne de Zeus. Lorsque je dis qu’il n’y avait pas de feu dans l’Olympe, je veux rappeler que les dieux se nourrissant des odeurs des sacrifices et n’avaient aucune viande à faire cuire. Son utilité peut être considérée comme exclusivement symbolique et ils ont chargé Hestia de le garder jalousement un feu qui n’était pas le même pour les hommes et

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pour les dieux, de veiller sur lui afin qu’il ne s’éteigne jamais comme s’il était la contre partie de l’immortalité. Hestia est la première fille de Cronos et de Rhéa, autrement dit la sœur aînée de Zeus dans l’ordre des naissances1. Or, Zeus qui distribue à chacun un pouvoir particulier, fera de sa sœur la gardienne du feu aussi bien chez les dieux que chez les hommes. Elle restera vierge et son immobilité lui enlèvera toute participation à la vie des autres dieux ou celle des hommes. Elle garde le feu en quelque sorte et ne le quitte jamais, mais de quel feu s’agit-il ? Elle est au centre de l’Olympe comme elle l’est au cœur de chaque maison et cette démultiplication à l’infini met en lumière sa puissance. Zeus, son frère, ne pouvait que lui donner une place de choix, un rôle important, au point que la perte du feu deviendrait synonyme de retour à l’obscurité totale, au Chaos, à la Nuit. Dans ce cas, le feu qui serait sans flamme serait surtout en rapport avec la lumière, celle que le Ciel possède grâce au Soleil ! Comment le forgeron divin, autrement dit Héphaïstos ne serait-il pas un dieu à part, un dieu puissant puisqu’il est le seul à dominer le feu, celui que la Terre possède et que les Cyclopes donneront à Zeus pour faire la guerre contre les Titans ou contre Typhon ? 1

Je voudrais faire ici une remarque qui ne manque pas d’importance sur le plan symbolique. Lorsque Cronos avale les enfants que Rhéa lui donne, la légende précise un ordre qu’il faut avoir en tête : Hestia, Déméter, Héra, Hadès, Poséidon et la pierre qui remplaça Zeus. Or, au moment où Zeus revient et fait vomir son père pour délivrer ses frères et ses sœurs, la légende nous donne un ordre inverse de naissance. Ce n’est plus Rhéa qui accouche avec son ventre, mais Cronos avec sa bouche. Le plus important est que cet accouchement particulier inverse l’ordre des naissances, que les dieux mâles prennent le pas sur les déesses, l’ordre dominant alors la fertilité de la Terre, car Rhéa, qui sera assimilée à Cybèle, représente la Terre après la castration d’Ouranos. À la lumière du Soleil, les dieux prennent le commandement du monde. Alors qu’Hestia reste vierge, ses deux autres sœurs seront aimées par Zeus pour enfanter des forces décisives dans la vie des mortels et des héros. Nous retrouvons là un procédé poétique et symbolique pour nous faire comprendre que le pouvoir a changé de mains !

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Si l’on s’éloigne des mots, des images, nous comprenons qu’il existe au moins deux feux : un feu qui sert à faire cuire la viande et un feu qui donne de la lumière. Mais comment expliquer l’usage du feu lorsqu’il devient une arme ? Les Cyclopes ont donné la foudre, l’éclaire et le tonnerre à Zeus, mais Hésiode montre bien qu’en prenant le dessus sur Typhon Zeus utilise un feu supérieur puisqu’il gagne et ce feu pourrait bien être la lumière qui dissipe l’obscurité ou l’esprit qui domine la matière. Le feu divin s’oppose au feu terrestre, comme le divin s’oppose au monstrueux. Or la boiterie du fils de Zeus ne fait-elle pas de lui une sorte de monstre 2? Nous sentons bien que le dieu boiteux cache une vérité plus importante que le feu lui-même. N’aurions-nous pas, une fois de plus, une image, assez contrastée il est vrai, qui nous mettrait sur la voie d’un choix mortel important, entrevu par les sages qui développent un enseignement caché ? Lorsque je pense au symbole que cela peut représenter, je pense à la mort de Sémélé, la mère de Dionysos, au fait qu’ayant demandé à Zeus de se montrer dans sa toute puissance, elle sera foudroyée par son époux. La lumière du ciel enlève la vie dans ce qu’elle a de matériel et Sémélé qui était une mortelle ne pouvait survivre à cette rencontre. Certes, elle meurt, mais elle devient aussi immortelle, ou du moins pourra le devenir sans difficulté lorsque son fils descendra la chercher en Enfer. Cerbère ne peut laisser sortir de l’Enfer que les dieux ou les héros descendus chercher un enseignement. Si les sages cachent la vérité, c’est certainement parce qu’ils en connaissent le prix. Voir un Dieu n’est pas souhaitable, il y a danger, du moins il y a danger de disparition de la forme qui manifeste la matière. Nous retrouvons ce danger en permanence dans les mythes, soit lorsqu’Héra intervient à l’aide de la folie, soit lorsqu’elle intervient à l’aide du sommeil, 2

En ce qui concerne la monstruosité combattue par les Olympiens elle est surtout une particularité de Gaia, mais faut-il oublier que les Titans sont les enfants de Gaia et que les Olympiens sont des enfants de Titans ? Lorsque Zeus et Poséidon s’opposent et parlent de leur force respective, ne font-ils pas allusion à leurs origines terrestres ?

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soit encore lorsque Dionysos impose sa propre folie dans des orgies qui dépassent largement le plaisir des sens. Par tous les moyens, les dieux conduisent les hommes à faire disparaître en eux toutes traces de matière afin de devenir pur esprit. Dans Les demi-dieux, j’ai montré comment il fallait interpréter le mythe d’Héraclès, le plus parlant pour les mortels d’il y a plusieurs millénaires. D’où vient le feu que doit maîtriser Héphaïstos, telle est la question qu’il faudrait se poser puisqu’il n’est pas une création des dieux ou des hommes ? Encore faudrait-il remonter jusqu’à l’origine des premiers dieux, or cette origine n’est autre que le Chaos ou encore sa fille Nyx qui engendrera le Jour. Le feu n’est personnifié par aucun dieu à la naissance d’Héphaïstos et pourtant il est là, il est partout et son absence serait catastrophique. Nous retenons ordinairement que le dieu boiteux est celui qui représente le feu, mais il vaudrait mieux considérer qu’il est le maître du feu ce qui est bien différent. Héphaïstos n’est pas le dieu du feu, mais le dieu qui sait s’en servir pour combattre la matière ou la travailler comme un orfèvre. Ne faudrait-il pas aller jusqu’à le situer en toute chose et nous demander si ce feu qui détruit et engendre n’est pas une autre image d’Éros, né de la nuit ? Le feu est une force de cohésion et de destruction. Ce qui en fait sa valeur divine c’est que Zeus en a besoin pour ordonner le monde. Or Zeus représente l’idée il veut que l’idée règne sans conteste ! Le feu qu’il utilise ne peut être le même que celui qui sert à faire brûler la viande des sacrifices chez les hommes. Il est même possible d’envisager une différence qu’Hésiode ne met pas en valeur dans la Théogonie. En effet, le feu que Zeus refuse d’envoyer sur terre et que Prométhée volerait au Soleil pour le donner aux hommes n’a rien à voir avec le feu de la Terre, celui que les hommes possèdent déjà. La légende pourrait nous laisser imaginer qu’il s’agit du même feu ! Restons vigilants. Zeus ruse et trompe Prométhée ne l’oublions pas. Prométhée veut aider les hommes, mais, en leur apportant une parcelle de feu divin, il ne les aide qu’en partie car les hommes vont devoir se battre pour posséder véritablement ce type de feu. Avec le feu de la terre ils peuvent

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toujours faire des sacrifices, mais pour ce qui est du feu divin il va falloir apprendre à s’en servir et c’est pour cela qu’interviendront les aèdes avec leurs mythes. Nous avons tendance à voir le monde tel qu’Hésiode nous le présente, comme s’il était observable dans tous ses détails et nous oublions qu’il est une construction qui s’est faite pendant des myriades d’années. Où faut-il placer le feu dans cette genèse ? Si Zeus éprouve le besoin de mettre à sa tête l’un de ses enfants, c’est bien qu’il existait avant qu’il ne vienne au monde, qu’il est une force qu’il doit absolument maîtriser et si tel est le cas, le feu ne peut être qu’un élément de la Terre ou bien même de Chaos. Zeus oppose au feu de la Terre, un autre feu, celui de l’idée, de la ruse, de l’esprit, un feu qui illumine la vie, la montre sous un jour différent. Je crois que nous pouvons associer le feu de la Terre et la Nuit alors que le feu divin est associé au Soleil. Le Soleil éclaire le monde, on dit même qu’il voit tout et nous le retrouvons dans le mythe de la caverne de Platon ce qui montre qu’il est incontournable lorsque les mortels veulent mieux le connaître. Nous voyons ici que le feu divin est d’abord de la lumière et que la ruse de Zeus est une autre interprétation de cette lumière qui dissipe l’obscurité et la monstruosité. En poursuivant d’autres réflexions, amorcée en étudiant d’autres légendes, j’en arrive à me demander si le feu n’appartient pas à la matière elle-même. Ne serait-il pas une de ces puissances que l’homme essaye d’apprivoiser ou de commander ? Ne serait-il pas cette force qui pousse la matière à prendre forme pour intervenir sur le monde, pour le changer et se changer aussi ? Habituellement, dans la vie courante, nous pensons spontanément au feu qui brûle, au feu qui détruit, au feu domestiqué par l’homme qui permet de survivre, de mieux vivre ou encore de combattre pour prendre le pouvoir. Pourquoi les militaires utilisent-ils le mot feu ? Il est difficile d’envisager le feu en tant qu’élément purificateur ou régénérateur lorsque nous le situons au centre de l’Olympe. Il n’est pas non plus une source de chaleur seulement indispensable aux mortels. Élément purificateur, il ne saurait

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l’être pour les dieux comme pour les mortels et le Styx veille à la demande de Zeus. Pourquoi serait-il destructeur chez les dieux ? Alors qu’il peut permettre aux mortels de gagner la sphère divine, il n’est d’aucune utilité lorsque les dieux voyagent sur terre. Par contre, chez les dieux, ce feu qui éclaire peut être perdu pour diverses raisons, en particulier pour désobéissance au monarque céleste, conspiration contre lui ou seulement parjure. Ce qui impressionne le plus reste le feu que les dieux envoient sur la terre lorsque le ciel s’obscurcit. Mais alors le feu est double : la foudre qui détruit et les rayons du Soleil qui sont tout de même ambivalents puisqu’ils sont utiles à la culture et peuvent la détruire également. Seuls les rayons du Soleil semblent donner au feu une valeur d’échange et nous comprenons que Prométhée ait pu en voler une partie pour la donner aux hommes lorsque Zeus avait décidé de ne plus le leur envoyer. S’il est un cadeau de Prométhée, il est, dans les mains de Zeus une arme qui détruit, qui impose silence, qui départage des belligérants comme Héraclès et Apollon à Delphes. Enfin, et c’est ce qui importe le plus aux mortels, il est à la fois nécessaire pour faire cuire les viandes en offrant aux dieux les odeurs qu’ils attendent et, simultanément, il est cette invitation à dépasser tout ce qui peut brûler, à devenir pur esprit et à devenir soi-même cette vapeur qui monte vers le Ciel. C’est bien ainsi qu’il faut penser le bûcher sur lequel Héraclès veut en finir avec ses souffrances, c’est aussi le bûcher de Patrocle dans l’Iliade. Nous trouvons une autre précision dans l’Odyssée, lorsqu’Ulysse s’étonne de ne pas pouvoir embrasser sa mère : « Hélas ! mon fils, le plus infortuné des êtres !... Non ! La fille de Zeus, Perséphone, n’a pas voulu te décevoir ! Mais, pour tous, quand la mort nous prend, voila la loi : les nerfs ne tiennent plus ni la chair ni les os ; tout cède à l’énergie de la brûlante flamme : dès que l’âme a quitté les ossements blanchis, l’ombre prend sa volée et s’enfuit comme un songe.3» Le feu prend aussi une valeur symbolique lorsque nous le situons entre le cru et le cuit, entre un comportement 3

HOMÈRE Odyssée. Préface de Paul Claudel. Traduction Victor Bérard. Notes de Jean Bérard. Paris, Gallimard, 1955, p.236.

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titanesque, sauvage, monstrueux, primitif et un comportement d’Olympien, un comportement de divinité raisonnable dont Zeus est le premier représentant. C’est le feu qui départage les dieux de première génération des dieux de seconde génération, les mauvais des bons, Typhon étant le dernier représentant de cette catégorie et disparaissant sous l’Etna ! Autant dire que le feu n’est pas le même objet pour les dieux et pour les hommes. Si Héphaïstos est le dieu du feu, Hestia est la déesse du foyer : l’un garde l’autre semble-t-il. Mais Hestia garde le feu aussi bien sur terre qu’au Ciel et pour comprendre sa fonction, il faut comprendre que Zeus ne produit pas le feu qui brûle, qu’il lui a été donné par les Cyclopes et qu’il veut mettre à sa place un feu divin pour gérer le monde, lui imposer son ordre. Si le feu divin détruit pour créer, cela ne peut que correspondre à la volonté du monarque, si l’on en croit Hésiode, et les guerres pour prendre le pouvoir montrent comment Zeus se sert de cette arme. C’est certainement là que se trouve l’essentiel du mythe. Sans le feu divin, Zeus ne serait rien et sa première action ne pouvait être que la protection d’une force indispensable et irremplaçable. Comment n’aurait-il pas placé à côté du feu un de ses enfants, capable d’en contrôler la puissance et d’en diriger les effets ? Ordinairement nous pensons qu’Hestia garde un feu qui brûle et, dans nos représentons au théâtre, les gardiennes du feu montent la garde autour de ses flammes. En vérité, Hestia garde un feu bien plus important, mais seuls les initiés le savent. Pour l’ensemble des hommes il s’agit bien d’un feu qui brûle, mais pour les sages il s’agit d’un feu qui éclaire, qui élève, qui aide à transcender la vie. Ce feu se comprend mieux si nous acceptons l’idée que l’homme, pour honorer les dieux, doit se brûler luimême, se réduire en cendres afin de libérer la seule partie de lui qui peut monter au ciel. Comment ne pas se souvenir ici du mythe de Phénix, d’une de ses légendes, cet oiseau mythique et symbolique qui sentant sa fin prochaine se fait brûler sur un bûcher fait avec des plantes aromatiques ? Phénix, seul de son espèce ne pouvant se reproduire, renaît alors de ses cendres. La renaissance de l’homme dévoré par le feu ne serait-il pas l’homme qui revient vers son origine ? Cette origine serait

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alors l’esprit et non la matière ! Nous retrouvons ici un choix humain qui est à l’origine du choix d’Hésiode ! La façon dont Zeus s’y est pris pour rendre son fils responsable peut surprendre, mais n’oublions pas que ce sont les hommes qui ont imaginé l’enchaînement des opérations. Or les hommes de la cinquième race connaissaient les forgerons, connaissaient leurs services, leurs comportements et leurs morphologies. Ce qu’ils ont dû inventer c’est tout ce qui précède la maîtrise du feu, autrement dit l’histoire d’Héphaïstos. Ce qui ne se perçoit pas immédiatement, mais se précise tout au long de la légende, c’est que ce fils n’est pas envoyé sur terre uniquement pour maîtriser le feu terrestre, il l’est aussi, et c’est plus important, pour le remplacer par le feu divin. Il est compréhensible que les mortels aient surtout entrevu, dans les poèmes, la chute d’Héphaïstos, et sa boiterie. Aujourd’hui encore, nous sommes effrayés par ce feu terrestre qui surgit d’un monde invisible et qui détruit plus qu’il ne crée. En dehors des religions qui nous invitent à honorer un feu divin, l’homme reste plus sensible au feu de la Terre. Nous sentons qu’un feu différent brûle au plus profond de l’homme, sans flammes, mais pas sans dangers et que c’est ce feu intérieur que les mythes évoquent à l’aide d’un feu divin4. Les hommes ont donc placé deux enfants de Zeus aux meilleurs endroits, hautement stratégiques : Hestia près du feu divin, qui ne brûle pas, mais qui éclaire, donne du sens à la vie, conduit hors de l’obscurité, Héphaïstos près d’un feu plus matériel, utile aux mortels, comme en témoigne les nouvelles armes d’Achille dans l’Iliade. Le plus important dans la légende n’est pas cette situation de base, mais la transformation progressive du feu terrestre en feu divin, autrement dit la 4

La laïcisation du feu divin a donné à la raison le poids que nous lui connaissons. Les philosophes s’en sont emparés après les prêtres, après les sages. Philosophes, prêtres, sages, poètes sont les enseignants cachés de ce feu divin qui a perdu son aura en se laissant enfermer dans le cadre étroit de la connaissance objective.

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transformation du dieu boiteux en dieu véritable ou du moins son retour au cœur de l’Olympe. Je voudrais faire ici un rapprochement pour dépasser l’anecdote. Lorsque Prométhée est délivré par Héraclès et retrouve l’immortalité grâce à la mort de Chiron, il ne revient dans l’Olympe qu’en portant une bague au doigt. Cette bague faite d’un maillon de la chaîne qui le tenait attaché et d’un morceau du Caucase montre que Prométhée, avant de revenir vivre avec les dieux, était lié à la Terre. Héphaïstos, initié et conduit par Dionysos, revient dans l’Olympe grâce à son génie, mais reste boiteux si l’on en croit Homère. Même devenu un dieu l’homme ou le héros qui accède à la déité, ou l’immortalité, doit garder en lui la marque de son séjour matériel. Les dieux de seconde génération n’ont plus cette marque parce qu’ils sont de purs esprits. On peut se demander quelle peut être la marque conservée par Héraclès. La légende ne nous aide pas à ce stade de l’analyse, mais nous fait tout de même savoir qu’avant d’épouser Hébé, il dut vivre un simulacre de naissance comme s’il sortait du sein d’Héra, sa mère immortelle. Comprenons que l’imagination a pris le pas sur les observations et que le forgeron du nouveau monde dominé par l’usage du fer est un monde nouveau qui tente de redonner à l’ensemble de ses croyances une sorte de logique en rapport avec sa nouvelle façon de vivre. Hésiode nous parle des jours où l’homme doit entreprendre ses travaux et lorsqu’il nous parle des dieux ; il ne peut le faire que dans un contexte politique qui est le sien. C’est lorsque nous oublions qu’Héphaïstos n’est pas un enfant de l’âge du fer que les choses se précisent ou se compliquent pour qui veut les expliquer ! Homère nous le montre en train de forger des armes pour Achille et elles ne peuvent être que de bronze. Inutile d’entrer dans les détails techniques de cette profession puisqu’elle ne se limite pas à faciliter la vie des mortels. Le bronze n’est pas le fer, ni l’étain, ni le cuivre, mais ces éléments de la Terre demandent à être isolés, mélangés ou associés et c’est bien le forgeron qui domine à la fois l’extraction des produits de base et le travail qui leur permettra de devenir des armes ou des outils utilitaires.

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Sans les forgerons, aux ordres d’Héphaïstos, les héros ne pourraient pas combattre devant Thèbes et devant Troie, l’existence de la quatrième race d’Hésiode n’aurait aucun sens, aucune utilité. Que dire des Curètes qui sur le mont Ida recouvraient par le bruit de leurs armes de bronze les vagissements du petit Zeus ? Sans les forgerons les paysans de la cinquième race hésiodique ne pourraient pas cultiver la terre, semer et récolter le blé qui permet de les associer étroitement à la farine qui donne le pain. Cela dit la charrue qu’utilise Ulysse ne peut-être qu’en bronze et celle qu’utilise Hésiode est en fer ! Nous comprenons vite qu’Homère et Hésiode ne pouvaient pas penser l’homme de la même façon et que leurs poèmes ne sont qu’une transcription de leurs pensées. Le forgeron ne serait-il pas un symbole, celui qui correspond à l’homme qui martèle sa forme ou son esprit sur une enclume comme le forgeron divin ? Dans ce cas nous observerions cet autre feu qui n’a pas de flammes, mais qui fait fondre peu à peu le minerai représenté par la matière contenue dans la forme ! Héphaïstos n’est-il pas indispensable avant même que ne s’engagent les guerres de succession entre les dieux ? Certes, c’est bien Gaia qui demande aux Cyclopes de donner à Zeus les armes qui lui permettront de devenir monarque, mais ce n’est pas Zeus qui les fabrique, il a besoin d’ouvriers dévoués pour entretenir une production importante. Les Cyclopes sont les forgerons naturels, Héphaïstos en sera leur patron ! Comment ne pas percevoir dans l’attitude de Zeus le comportement d’un monarque rusé ? Non seulement il reçoit le cadeau des Cyclopes en sachant qu’il lui permettra de vaincre les Titans et de détrôner Cronos, mais il envoie son fils contrôler ceux qui lui font allégeance à la demande de Gaia ! Héphaïstos est le fils de Zeus et ne peut être confondu avec eux. Il est un fils d’Olympien et en devenant forgeron, il amorce le changement de nature que doit subir le feu. Encore une réflexion qui semble s’imposer d’ellemême. C’est bien Gaia qui a demandé à ses fils de donner le feu de la terre à Zeus. En réalité il n’a que faire de ce feu qui brûle.

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Ce qui importe c’est que la Terre, ou si l’on veut la matière, aspire à une victoire de Zeus, autrement dit de l’esprit, et c’est bien au sein de la matière que s’effectue le changement. Ici encore il faudrait décrypter le mythe pour voir ce qu’il cache. Le désir de transcendance, de dépassement de soi, serait-il un désir de la matière, la monstruosité aspirant à la déité ? Les légendes nous font rêver, mais lorsque nous voulons comprendre ce qu’elles nous disent de façon voilée, nous devons dépasser les images, les enchaînements du récit pour observer les détails qui donnent à l’ensemble des mythes un sens qui n’est pas explicité. Lorsque nous survolons la mythologie grecque, Héphaïstos peut apparaître comme un dieu secondaire, une divinité à part, mal aimée, un peu bouffon lorsqu’il tente de redonner le sourire aux autres dieux qui sont contraints de subir la volonté de Zeus. Du moins, tel est le portrait qu’en donne Homère dans l’Iliade. Mais, le même Homère, nous le présente comme un artiste accompli lorsqu’il nous décrit le bouclier qu’il vient de ciseler pour Achille à la demande de la déesse Thétis. Je reviendrai plus précisément sur la description qu’il nous en donne, mais Homère n’a-t-il pas retenu un trait de caractère qui se rapporterait mieux à son poème ? Le mythe du dieu boiteux est presque insignifiant dans son ensemble et pourtant. Héphaïstos est un forgeron divin, il passe pour être le maître du feu, mais de quel feu s’agit-il : le feu de la Terre ou bien le feu du Ciel ? Existe-t-il plusieurs feux ? Il est vrai que le feu que possède Zeus et qui lui permet de gagner la guerre contre les Titans ou contre Typhon est un feu qui appartenait aux Cyclopes. Il est le cadeau qu’ils lui ont fait, sur les conseils de Gaia, ce qui ne permet pas de distinguer deux feux véritablement différents ! Comment ne pas s’interroger sur le lien qui pourrait exister entre Héphaïstos et les Cyclopes ? Les Cyclopes ouraniens ne sont-ils pas aussi des forgerons ? Le plus important n’est pas le cadeau fait à Zeus, mais la provenance du feu à partir duquel les Cyclopes fabriquent les armes du futur monarque de l’Olympe.

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Pourquoi la mythologie a-t-elle besoin d’un dieu forgeron ? Pourquoi tient-elle à présenter un dieu qui construit, qui invente, qui modèle la matière en isolant ce qu’elle a de meilleur de sa gangue ? Il me semble qu’étudier isolément la personnalité de ce dieu boiteux ne suffit pas. Certes, il faut le connaître tel que les légendes nous le montrent, le font exister, mais ce n’est pas assez. Pourquoi les hommes qui ont inventé les dieux ont-ils éprouvé le besoin d’en faire boiter un et pas deux ? Pourquoi ont-ils associé le plus laid d’entre eux avec la plus belle des déesses : Aphrodite ? Car, ne l’oublions pas, ce sont les hommes qui ont conçu les dieux, les ont décrits avec leurs physionomies ou avec leurs attributions. Ce sont eux qui ont imaginé Gaia, Ouranos et Éros comme ils ont inventé un panthéon dominé par Zeus au sein duquel Apollon, Artémis, Athéna viennent aider Héra dans le suivi des demi-dieux qui, comme Héraclès, tentent de devenir immortels. Pourquoi ont-ils éprouvé le besoin d’imaginer un dieu, maître de forge, laid et difforme, mais suffisamment puissant pour en faire, comme Hestia, un dieu incontournable ? N’est-ce pas lui, finalement, qui accompagne Hestia partout ou elle surveille le feu ? Si elle entretient le feu, Héphaïstos se sert du feu ! Cela pourrait devenir la question essentielle ? Nous pourrions nous demander alors pourquoi Hestia garde le feu dont Héphaïstos a besoin pour que Zeus domine le monde ? La hantise de perdre le feu ne serait-elle pas d’abord celle des hommes qui ont découvert son utilité ? Ce feu qu’ils ont observé bien avant de l’engendrer eux-mêmes restera longtemps une force qui peut se perdre d’où la nécessité de placer près de lui quelqu’un qui le surveille, le protège, le garde en permanence parce qu’il peut s’éteindre ou être volé. Or, l’association d’Hestia et d’Héphaïstos peut rappeler à la fois le besoin de ne pas perdre cette force utile et celui de s’en servir, par contre, nous le verrons, la vie du dieu nous entraîne vers des conclusions moins terre à terre. Il est fort probable que cette image du dieu forgeron s’est longtemps limitée à représenter les problèmes humains, l’adaptation au monde matériel.

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S’il est possible d’observer les images qui ont été données pour chaque divinité, s’il est possible de voir les dieux intervenir dans la vie des hommes en suivant les légendes, il est difficile de trouver Héphaïstos dans cet ensemble formé par les dieux et les hommes, sauf, peut-être lorsqu’à la demande de sa mère Héra il intervient pour sauver Achille prisonnier du dieufleuve Scamandre, du moins lorsque nous suivons le récit d’Homère à la fin de l’Iliade. Déjà, nous pouvons voir qu’il ne s’agit plus seulement de luttes entre les divinités, mais entre le feu et l’eau ce qui est nettement plus symbolique, d’autant plus symbolique quand nous savons que la mort du héros surviendra rapidement après celle d’Hector. Héphaïstos n’est pas très bien servi par les conteurs et possède peu de légendes, mais celles qui nous parlent de lui sont importantes et nous aident à faire de lui une divinité incontournable. Il n’est pas possible de le suivre comme Athéna dans l’Odyssée qui semble accompagner Ulysse en permanence à la demande des Zeus. Peut-être a-t-il un rôle difficile à cerner dans la légende de Méléagre et de la chasse au sanglier de Calydon ? En a-t-il un dans le voyage des Argonautes et leur initiation à Samothrace à la demande d’Orphée ? Quels sont ses rapports avec Dionysos en dehors du fait que ce serait le fils de Sémélé qui l’aurait fait remonter jusqu’à l’Olympe pour délivrer sa mère qu’il avait rendue prisonnière d’un trône en or ? Le personnage ne manque pas d’aventures, mais il n’est pas toujours facile de les lier entre elles ou de leur donner le sens qu’elles méritent. Héphaïstos ne manque pas de légendes pour se distinguer des autres divinités et, comparativement au Soleil qui voit tout, il n’est pas toujours en train de geindre et de demander à Zeus de punir ceux qui ne le respectent pas. Il sait se venger tout seul, en particulier de l’infidélité de sa femme. Mais, Héphaïstos n’est-il pas le dieu par excellence, le dieu unique qui précède tous les dieux et que Zeus, comme le veulent les hommes qui inventent les mythes, ne peut être qu’un de ses enfants, au lieu d’en être le vrai père ? Il me semble donc nettement plus important d’essayer de comprendre pourquoi les hommes ont inventé un dieu

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boiteux, comme ils ont inventé un dieu bête en la personne d’Arès, dieu de la guerre ou une déesse dont la magie fait tourner les têtes avec assez de force pour que Zeus lui-même en fasse les frais. Pourquoi fallait-il un dieu boiteux si ce n’est pour signifier aux mortels qu’il existe des faits qui ne doivent pas être pris à la légère ? Que signifie être boiteux ? Retrouve-ton la boiterie chez les héros et donne-t-elle alors plus de sens à ce défaut ou à ce qu’il représente ? En principe, chaque dieu a ses attributions, joue un rôle précis et adapté à une politique d’ensemble qui semble voulue par Zeus, cette politique étant, du moins telle que nous la présente Hésiode, de mettre de l’ordre chez les hommes comme chez les dieux, de faire régner la justice et d’enfermer toute trace de monstruosité dans le Tartare. En fait, Hésiode nous brosse un tableau d’ensemble, mais c’est pour mieux orienter notre esprit vers son propre choix de vie. En quoi Héphaïstos le sert-il ? C’est ce que nous pourrions nous demander en étudiant la Théogonie. Pour connaître Héphaïstos, il est donc indispensable de survoler, ou de dominer l’ensemble de la mythologie pour tenter de retrouver des liens entre les héros et le dieu boiteux, pas seulement entre lui et les autres dieux. Certes, il faut retrouver des traces de boiterie et s’efforcer de les interpréter, mais il faut aussi éviter de mélanger les époques, de donner à la boiterie un sens qui ne serait valable que pour une époque particulière, une science isolée, qui tenterait d’expliquer les faits à l’aide d’un raisonnement limité dans le temps et qui serait orienté. Les mythes que nous étudions ont plus de trois mille ans d’âge ! Notre psychologie peut nous donner des explications, mais ces dernières se rapportent à notre quotidien ou à une culture qui n’a pas plus de cent ans ! Il faut se garder de penser que les hommes ont toujours réfléchi de la même façon, cru aux même valeurs, imaginé les mêmes dieux ! Il faudrait relire page à page le travail de Mircea Eliade en particulier Forgerons et alchimistes5. Toutes les époques de l’évolution humaine ont eu des boiteux à n’en pas douter, mais ces derniers ont-ils laissé les 5

ELIADE M. Forgerons et alchimistes. Paris, Flammarion, 1956.

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même impressions à ceux qui ne boitaient pas ? Qui plus est, un homme boiteux n’est pas un dieu boiteux ! En devenant une divinité, le boiteux représente une particularité qui doit dépasser la simple gêne physique et signifier autre chose qu’une différence purement mécanique. Nous pouvons penser qu’en déifiant des caractéristiques humaines, les aèdes d’une autre époque ont éprouvé le besoin de souligner, en même temps, des comportements, des traits de caractère, des tempéraments, des compétences que les autres hommes n’avaient pas au même degré de perfection ! Il n’est pas possible de se reporter, même partiellement, trois mille ans et plus en arrière, mais les légendes peuvent nous aider à nous rapprocher d’une vérité que nous ne comprenons plus très bien spontanément. Qui plus est, il ne semble pas qu’Héphaïstos était boiteux à la naissance. Ce serait en tombant du haut de l’Olympe qu’il le serait devenu ! Notons sans tarder qu’il existe plusieurs légendes à ce propos et que deux d’entre elles sont contradictoires avec les autres événements qui surviennent ensuite dans la vie de la divinité. Pourquoi Héphaïstos serait-il le seul dieu à avoir deux naissances différentes ? S’il est vrai que les légendes sont parfois contradictoires et ne peuvent pas être associées, il n’en demeure pas moins vrai que leur analyse permet d’envisager des causes qui deviennent compréhensibles dans le cadre de ce que j’ai appelé un enseignement caché. Parce que les mythes sont un enseignement capable de conduire les auditeurs à des degrés de plus en plus élevés de réflexion, d’initiation, ils laissent entrevoir une sorte de didactique que le fantastique ne cache que partiellement. Si les récits mythiques semblent avoir une sorte de logique dans leurs rebondissements, ils restent souvent énigmatiques parce que les faits, en eux-mêmes, ne servent pas toujours une histoire crédible. Nous sentons qu’une analyse s’impose pour donner du sens à leur enchaînement. Si je parle d’initiation, c’est parce que les mythes ont ce rôle essentiel qui consiste à conduire les masses vers un comportement toujours plus proche des dieux de seconde génération, nous pourrions dire de la raison qui a pour manifestation principale Athéna, la fille de Zeus. Nous ne

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pourrions pas entrer dans chaque mythe comme s’ils appartenaient à un ensemble si Hésiode ne nous aidait pas à mieux prendre conscience du rapport à la fois politique et pédagogique qui associe les hommes et les dieux au-delà des mots. C’est bien parce que tout est lié qu’il est envisageable de découvrir un sens caché à la boiterie d’Héphaïstos. Lorsque l’on parcourt le Dictionnaire des Symboles6 on peut trouver pour chaque terme un peu particulier le sens qui dépasse la simple description de l’objet qu’il remplace. Toutefois, nous devons rester attentifs, car les différents sens qui sont proposés se rapportent souvent à des parties isolées des mythes et sont en rapports avec une interprétation qui reste contemporaine. Il faut donc, aussi souvent que possible, associer plus nettement et dans son ensemble le mythe qui est observée et le symbole qui lui est attribué. Prenons par exemple la justification de la boiterie d’Héphaïstos : est-elle due à Héra ou à Zeus ? Qui des deux l’a jeté hors de l’Olympe et pour quelle raison essentielle : parce qu’il était laid pour Héra, parce qu’il défendait sa mère et luttait contre son père dans le cas de Zeus ? Nous avons deux légendes importantes qui présentent l’origine du handicap et nous voyons que la punition, si punition il y a, ou sanction, n’a pas la même valeur dans chaque cas. Homère, dans l’Iliade, nous présente deux versions pour expliquer l’infirmité de l’enfant-dieu. Ou bien il était infirme à la naissance et Héra, déçue ou honteuse, aurait voulu le soustraire à la vue des autres dieux en le jetant de l’Olympe, ou bien le jeune dieu, se querellait avec son père qui en voulait à Héra d’être hostile à Héraclès et Zeus étant le plus fort, aurait jeté son fils hors de l’Olympe. C’est en tombant qu’il serait devenu boiteux. Les deux versions sont très différentes et ne s’harmonisent pas avec les légendes prises dans leur ensemble. Dans un cas, il tomberait sur l’île de Lemnos, dans l’autre il tomberait dans l’Océan ! La différence demande de prendre en compte le lieu de la chute ! L’Océan est 6

CHEVALIER J. GHEERBRANT A. Dictionnaire des symboles. Pais, Robert Laffont, 1982.

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une figure particulièrement symbolique, la durée de la chute aussi. Héphaïstos tombe plus vite qu’une enclume, un jour aulieu de neuf ! Les personnes qui l’accueillent sont-elles les Sintiens venus de Thrace et émigrés à Lemnos ou bien Téthys et Eurynomé au fond de l’Océan ! Autrement dit, il faut être prudent lorsque l’on veut donner du sens à chaque détail du mythe ! Nous allons voir que c’est d’autant plus nécessaire que les légendes ne peuvent être réunies en une seule : Héphaïstos ne peut être mis au monde par Héra seule après la naissance d’Athéna puisque c’est Héphaïstos qui fend le crane de Zeus pour en faire sortir Athéna ! La dimension extraordinaire des récits ne doit pas nous faire oublier un minimum de chronologie ! N’oublions pas que le temps, tel que nous le concevons, l’observons et l’utilisons, est dû à la castration d’Ouranos, autrement dit à la séparation de la Terre et du Ciel, si tant est que cette séparation puisse être considérée en dehors du symbole qu’elle représente. S’il est utile de dépasser les récits fantastiques, il faut toutefois respecter un ensemble qui ne peut se comprendre qu’à partir de sa propre cohérence. Si certains faits nous semblent irrecevables, tels qu’ils sont décrits, c’est bien parce que nous ne pouvons pas les lier entre eux, qu’ils ne répondent pas à notre analyse objective, mais aussi parce qu’ils ont un sens caché qui est à la base d’un enseignement. Si cet enseignement était possible il y a trois mille ans et s’il ne l’est plus aujourd’hui, ou ne semble plus l’être, c’est parce que nous ne savons plus jouer avec des images qui ont perdu leur sens ésotérique et que nous ne faisons aucun effort pour comprendre ce que les mythes s’efforcent de nous dire. Pour étudier Héphaïstos et le sens que les aèdes ont voulu donner à sa boiterie, il faut finalement prendre l’ensemble de la mythologie en considération, en essayant d’en faire un tout cohérent. Si nous acceptons le fait que Prométhée est enchaîné au Caucase par Héphaïstos, il faut accepter qu’il soit né avant que Zeus ne reçoive le pouvoir de ses frères et sœurs qu’il a libérés du ventre de Cronos. Il existerait même avant la guerre contre les Titans, puisque cette guerre serait postérieure au sacrifice effectué par Prométhée à Mécôné, et à la

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condamnation de Prométhée. Comment serait-il l’enfant de Zeus et d’Héra si le mariage n’a pas encore eu lieu ? Nous retrouverions un peu les mêmes enchaînements surprenants en étudiant Héraclès. Toujours est-il que ces deux enfants de Zeus sont bien présents avant d’être conçus, soit avec Héra pour Héphaïstos, soit avec Alcmène, la femme d’Amphitryon, pour Héraclès. Le plus simple consiste à dire que le temps mythique n’est pas un temps historique, un temps linéaire et probablement pas, non plus, un temps circulaire. Comment peut-on affirmer également qu’Héphaïstos a pour ateliers les volcans et pour assistants les Cyclopes, ceux qui vont donner la foudre, l’éclair et le tonnerre à Zeus lorsqu’il fait la guerre contre les Titans ? Toute la vie d’Héphaïstos doit être étudiée en tenant compte de la totalité de la mythologie si nous voulons proposer une signification à sa spécificité qui semble rester la maîtrise du feu de la Terre. Il n’est pas évident, qui plus est, que cette spécificité soit en rapport direct avec la boiterie. Peut-on dire qu’Héphaïstos est boiteux parce qu’il est maître du feu ? Les récits légendaires ne semblent pas le dire ou alors nous devons soulever les voiles que les mots ont revêtus pour nous distraire. Est-il certain qu’il le devienne en tombant de l’Olympe ? Peuton dire, plus symboliquement, qu’Héphaïstos est boiteux parce qu’il a découvert un secret que les dieux jaloux ne voulaient pas lui révéler ? Quel secret Zeus voudrait-il cacher à son fils ? Avant d’entrer dans les détails de cette observation, il me semble donc nécessaire de revenir, au moins succinctement, sur l’ensemble de la mythologie, une mythologie qu’il faudrait qualifier d’achéenne, car, dans l’ensemble, elle n’est plus en rapport avec la religion minoenne, celle d’un Zeus enfant, amant de Rhéa et qui meurt pour renaître. En observant cette différence fondamentale, avant d’essayer de comprendre chaque personnage rencontré dans les mythes, dieux, déesses, demidieux ou héros, nous comprendrons mieux que le dieu boiteux puisse s’inscrire dans une sorte de logique théogonique, peutêtre même cosmogonique. Il n’est pas un dieu de tous les temps et s’inscrit dans un monde où le forgeron avait un rôle important et particulier compte tenu de la matière à partir de

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laquelle il produisait des armes ou des bijoux. Disons rapidement qu’il semble avoir sa place dans la civilisation du bronze ce qui le mettrait en phase avec la troisième génération de mortels d’Hésiode : la race de Bronze, dominée par la personnalité d’Arès et illustrée par les Curètes dont les danses guerrières avaient sauvé Zeus enfant de la gloutonnerie de Cronos. Déjà là, nous pourrions nous demander si Héphaïstos est bien un enfant de Zeus et d’Héra, s’il n’est pas antérieur au Zeus adulte que nous connaissons mieux et qu’Homère nous fait connaître dans l’Iliade. Nous pourrions plus facilement accepter qu’il soit un enfant d’Héra seule, la déesse pouvant aussi appartenir à la civilisation minoenne et étant honorée distinctement bien avant son mariage avec Zeus. D’ailleurs, il faudrait s’interroger sur le sens qu’il faut donner à la notion de mariage comme à celle d’enfant ! Sans attendre, je voudrais rapporter ce que nous dit le Dictionnaire des Symboles du mariage : « Les hiérogamies (mariages sacrés) se rencontrent dans presque toutes les traditions religieuses. Elles symbolisent, non seulement les possibilités de l’union de l’homme avec Dieu, mais des unions de principes divins qui engendrent certaines hypostases. L’une des plus célèbres de ces unions est celle de Zeus (la puissance) avec Thémis (la justice ou l’ordre éternel) qui donna naissance à Eiréné (la paix), Eunomia (la discipline), Diké (le droit). » (p.611) La dimension poétique n’aide pas à dépasser l’usage ordinaire des mots et nous devons prendre en compte une présentation des faits qui, sous de multiples symboles, cache des vérités qui dépassent largement le quotidien des hommes. Les détails ne sont pas toujours ce qui est le plus important, il faut aussi travailler sur l’enchaînement des faits. Il faut aussi conserver à l’esprit que le mythe nous conduit toujours là où il veut que nous nous dirigions. Il nous prend en charge pour nous initier. Je reviendrai plus longuement sur cette saisie de notre personnalité par la légende, mais retenons que notre approche des mythes n’est pas une simple lecture de roman.

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Sans tomber dans un schématisme qui pourrait nous tromper à son tour, disons que la mythologie peut se résumer à l’aide de quelques grandes périodes. La première est la plus courte sur le plan des récits et nous le comprenons bien parce qu’il n’est pas possible de la lier avec une quelconque observation ordinaire. Il fait nuit, rien n’est visible, le désordre règne, du moins le Chaos. Du Chaos se dégagent Gaia, la Terre et Éros, l’Amour. Nous avons alors une matière et une force qui vont dominer cette période dont il est impossible de connaître la durée puisque le temps n’existe pas. Nous sommes dans l’instant ou l’éternité, ce qui pourrait être la même chose et nous allons voir que la domination de Zeus, autrement dit de l’intelligence, de la ruse, de la raison, du feu divin, après la castration d’Ouranos met un terme à cette période pour l’organiser à partir du temps et de l’espace. Si Éros est une force de cohésion qui permet à toutes les manifestations du Chaos d’exister, on peut alors penser que c’est sous son contrôle que Gaia a mis au monde son double mâle autrement dit Ouranos. En fait, peu importe ce qui s’est passé exactement, tout relève de l’imagination des poètes. Tous les enfants qui devraient venir au monde sont enfermés dans le ventre de Gaia, autrement dit la Terre et il faut attendre la castration d’Ouranos pour que la séparation du Ciel et de la Terre donne naissance véritablement à tous les dieux dont les mythes nous parlent abondamment. Tout était en gestation, la séparation engendre le temps et l’espace, l’instant zéro si l’on veut, et permet une séparation du monde en trois zones au moins : le Ciel pour les divinités, la surface de la Terre pour les mortels, lorsqu’ils seront isolés des dieux, et l’Enfer pour les morts. Le Ciel est surmonté d’un Ciel supérieur dont on ne dit pas vraiment qui l’habite et l’Enfer surmonte une zone effrayante où sont enfermés les dieux ennemis, ceux qui ne feront pas allégeance à Zeus. Il faudrait éviter de confondre ce temps zéro des poètes avec un temps origine. Il est difficile, même avec Hésiode, d’imaginer une origine de la vie. Le Chaos ne peut être qu’un moment qui cache une origine ou bien il est l’origine de tout ce que la matière peut engendrer. Cela dit, l’origine du monde et l’origine des hommes ne sont pas confondues.

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Cette première période permet essentiellement de faire naître le monde visible, celui que peut observer la cinquième race d’Hésiode : la race de Fer. Elle va permettre aussi d’expliquer le monde invisible, celui qui cache aux mortels les raisons de leurs souffrances, et plus particulièrement de la mort. Parce qu’il est invisible, donc appartenant à l’imagination pure, tout est possible et surtout entièrement délivré de toute référence au temps et à l’espace, tels que nous les connaissons aujourd’hui, tels que Cronos va les faire naître après avoir castré son père. N’oublions pas qu’il le fait à la demande de sa mère la Terre ! Nous y reviendrons probablement par nécessité, mais si la matière, Gaia, demande à son fils de la séparer de son mari qui n’est autre que son double, un double qu’elle a engendré seule, c’est bien parce qu’elle le veut, qu’elle est consciente des faits qui vont suivre, qu’elle veut se dépouiller de cette partie qui la domine ! D’autres légendes nous font d’ailleurs savoir que Gaia peut lire l’avenir ! Elle sait donc ce qui va advenir après la castration. L’analyse de cette période purement produite par l’imagination des poètes, comme le reste d’ailleurs il faut le reconnaître, peut se faire sur deux plans distincts au moins : celui des dieux et celui des hommes, plus concrètement celui de l’imaginaire et celui de l’observation. Hésiode, comme tout mortel de la cinquième race peut en effet observer le monde tel qu’il se présente à lui, tel que d’autres que lui ont pu le décrire en voyageant par mer ou par terre, il ne peut qu’inventer le reste de la cosmogonie et de la théogonie en s’appuyant sur les croyances qui existent alors, sur ce qui doit être totalement pensé et qu’il a soin de confier aux Muses. La suite de cette présentation, que nous trouvons dans la Théogonie d’Hésiode, permet d’isoler deux catégories de dieux : les bons et les mauvais si l’on reste à la surface du récit, ceux de seconde génération et ceux de première génération si l’on veut plus de précision, ceux qui sont intelligents ou rusés, Zeus était le meilleur d’entre eux et les autres : les monstres, si nous faisons référence aux guerres entre les dieux ! La Terre ne serait capable d’enfanter que des monstres, le ciel que des dieux

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intelligents ou des demi-dieux capables, comme Héraclès, de servir la gloire d’Héra. Avant, le monde était peuplé de monstres, après, grâce aux Olympiens dirigés par Zeus, le monde va connaître une évolution favorable aux hommes consistant à refouler le monstrueux au plus profond de la Terre. Mais, tout cela ne peut se faire sans l’intervention du feu, sans son usage et nous voyons vite que celui qui le possède devient un maître incontesté, ceux qui ne se soumettent pas devenant des prisonniers enfermés dans le Tartare. Ce que nous pouvons mentionner aussi, c’est que le monde ancien, celui de Gaia, des Titans, est un monde où l’on mange cru, même si la Terre renferme le feu alors que le monde nouveau, celui où les dieux engendreront les hommes sera celui du manger cuit. Il semble difficile d’associer cette différence avec le sacrifice de Prométhée qui va permettre de distinguer les hommes et les dieux, mais il est un fait incontournable à savoir que Prométhée donne aux hommes le feu que Zeus ne veut pas leur envoyer, un feu qu’il leur a pris puisqu’il vient originellement de la Terre et qu’il est un cadeau des Cyclopes. Pourquoi la mythologie met tant d’importance au vol du feu par Prométhée si ce n’est pour lui accorder une importance qu’il n’avait pas préalablement ? Le vol de Prométhée serait-il lié à la maîtrise du feu par Héphaïstos ? Les hommes, créés par Cronos semblables aux dieux, donc semblables aux Titans, aux dieux de première génération, sont donc des êtres sauvages, monstrueux, mangeurs de chair crue. Si le sacrifice de Prométhée, à la demande de Zeus, est le premier du genre, on peut penser que les hommes vont aussi manger cuit et perdre ainsi une partie de leur monstruosité. Je crois qu’il ne faut pas associer le feu des sacrifices avec le feu culinaire si je puis dire. Pourtant, il s’agit bien du même feu, celui qui fait cuire la viande ou qui fait cuire la graisse blanche et les os dont les dieux dégustent l’odeur ! J’en arrive à penser que la différence entre le cru et le cuit met particulièrement en évidence un feu immatériel qui pourrait bien être l’intelligence. Il est évident qu’il faudrait aller plus loin dans cette présentation, mais je serais amené à reprendre la mythologie dans son ensemble, ce que je ferai en temps utile.

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La seconde période, courte, mais essentielle correspondrait à la castration d’Ouranos. C’est la castration du Ciel, simple copie de la Terre, qui permet d’amorcer un processus de progrès. Tout se passe comme si la Terre n’avait plus besoin du Ciel pour engendrer de nouveaux dieux ! Désormais, Gaia n’aura plus d’enfants, Zeus va se charger de faire naître les nouvelles divinités dont il a besoin. Avec la séparation apparaît la dualité, la comparaison, la possibilité de choisir. Ce qui va suivre n’est que la conséquence d’un simple coup de serpette, voulu par la Terre. En fait c’est la Terre qui possède l’art de prévoir l’avenir, qui semble ne plus exister chez les dieux de seconde génération et je ne voudrais pas attendre pour souligner que la Terre représente la matière à partir de laquelle seront générées toutes les formes. L’intelligence permettrait-elle de s’en passer ? La mythologie ne fait que confirmer à la fois le besoin de rompre avec la monstruosité de la Terre et la difficulté de se comporter en être intelligent ! En séparant la Terre et le Ciel, Cronos fait naître le temps et l’espace, mais il fait naître aussi la guerre et la recherche du pouvoir ! Cronos est la première manifestation d’un monarque, Zeus en sera la seconde. Dionysos aurait pu en être la troisième, mais la mythologie semble se replier sur ellemême avant que cela ne se fasse. Zeus aurait voulu lui donner le pouvoir, mais cela ne s’est pas fait, du moins officiellement et poétiquement ! Cette seconde période est marquée par un changement de mains : le feu appartient aussi aux dieux d’en haut et c’est à ce moment que nous découvrons un feu bon et un feu mauvais, un feu des anciens dieux, le feu de la terre, et un feu divin, celui des nouveaux dieux, différent probablement de celui que Zeus a reçu en cadeau. Bien entendu, la différence entre les deux ne se limite pas à cette distinction entre les dieux. Nous verrons qu’il y a aussi un feu avec ou sans flamme, un feu qui brûle au dehors et un feu qui brûle au-dedans, mais toutes les explications qui peuvent être données à partir d’une approche symbolique doivent être écartées momentanément pour comprendre l’existence d’un dieu boiteux. N’oublions pas que

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pour Hésiode, le feu est un cadeau des Cyclopes, et que les armes qui permettent à Zeus de prendre le pouvoir sont des armes provenant de la Terre, seule la façon de s’en servir assurant semble-t-il le pouvoir ! Or, c’est dans cette période que Cronos crée des hommes semblables aux dieux et enferme les Cyclopes dans le Tartare, autrement dit enferme le feu au plus profond de la Terre. On peut alors penser qu’hommes et dieux n’ont pas besoin du feu ! Ce que l’on peut souligner aussi c’est l’apparition de la lumière qui permet de voir ce qui se passe. Durant la première période, tout est plongé dans l’obscurité, la Nuit, et ce n’est qu’après la castration d’Ouranos que le Soleil commence à briller le jour dans le Ciel, la Lune donnant une faible clarté entre deux apparitions du Soleil. Là encore, il y aurait bien des choses à clarifier, mais je risquerais de sortir de mon sujet. Disons simplement qu’il ne faut pas confondre le feu de la terre, celui des Cyclopes et la lumière apportée par le Soleil qui est cependant un fils de Titan. La troisième période serait celle pendant laquelle tout se met en place, autrement dit durant laquelle le règne de l’intelligence s’organise, mettant un terme au désordre qui sévissait lorsque Chaos dominait le monde. Il y aurait beaucoup à dire sur ce désordre dont personne ne peut avoir la moindre idée. Le fait est qu’il sert de repoussoir et permet à Zeus d’imposer son ordre en même temps qu’il ne supportera pas la moindre controverse. C’est la période des guerres interminables entre les bons et les mauvais, entre Zeus et les enfants de Gaia. Mais, retenons bien qu’il ne s’agit pas d’éliminer une quelconque de ces parties. Tout change et tous les éléments restent là. Le monde est donné une fois pour toutes, c’est sa lecture qui devient différente et l’ordre que Zeus installe après sa prise de pouvoir sur Cronos n’est qu’une distribution des rôles qu’Ouranos n’avait pas envisagés, se limitant à faire des enfants à Gaia. On comprend vite que c’est à ce moment là que les hommes prennent conscience que leur intelligence peut dominer

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la matière. Les hommes qui ont inventé les mythes, et les dieux, sont ceux qui, à un moment donné, ont pris le pouvoir sur ceux qui n’étaient que des manuels, des agriculteurs, des mangeurs de pain, et j’ose dire que cela n’a pas changé, que depuis les débuts de la race de fer, c’est la ruse plus que la raison qui domine le monde avec un usage du fer dont il serait possible de remettre en question nombre d’applications. Mais, la mythologie le montre, qui dit pouvoir dit guerre préalable, dit domination de la matière par l’esprit, dit aussi compromission, tricheries de toutes sortes, abus de pouvoir, usage particulier de la raison. Si Athéna représente la raison, Zeus représente la ruse et Hésiode nous fait comprendre que Prométhée ne pouvait pas rivaliser avec lui sur ce point. Une quatrième période pourrait être celle qu’Hésiode dépeint dans Les travaux et les jours, autrement dit celle que connaît concrètement la cinquième race. À vrai dire, c’est la seule période qui mériterait d’être traitée d’historique. C’est l’époque où les dieux se retirent, abandonnant les mortels, et où les hommes et les femmes semblent condamnés à travailler pour survivre. N’oublions pas que c’est à ce moment que Zeus demande à Héphaïstos de donner naissance à Pandore ! Certes, le dieu boiteux existait antérieurement à cette invention due à la volonté de Zeus puisque c’est lui qui crée Pandore. Tous les mythes vont nous présenter, par des biais différents, cette domination des hommes, les femmes se trouvant monstrueuses lorsqu’elles deviennent des adeptes du culte de Dionysos, ou simplement de la matière qui ne saurait demander le pouvoir, celui qu’elles possédaient pourtant avant que Zeus ne fasse sortir ses frères et sœurs du ventre de Cronos. Ici nous pourrions apporter une nuance entre les deux époques. Si la femme, « à la croupe aguicheuse » dit Hésiode, fut inventée pour maintenir les hommes sur le dos de la Terre, elle n’est pas la première à attirer l’attention des hommes. Hélène est une femme qui guide la quatrième race vers Troie, c’est-à-dire vers l’immortalité. Il est vrai que les légendes en font une nuée ! Il faudrait aussi parler de Pyrrha la femme de Deucalion ! Autrement dit, la mythologie nous offre plusieurs

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femmes dont les fonctions ne sont pas les mêmes si ce n’est qu’elles sont envoyées par les dieux pour dominer les hommes, ou pour les conduire, mais nous sommes alors dans un monde dominé par les dieux mâles ce qui n’a pas toujours été le cas. Reconnaissons qu’il est difficile de mettre en relation l’évolution des hommes et celle des dieux. Historiquement et politiquement les hommes règnent en maîtres, mais divinement et antérieurement, le règne des mâles n’a pas toujours été la référence. Zeus ne fut d’abord qu’un enfant et Rhéa sa mère régnait sur l’ensemble des divinités de son temps avant de devenir la femme de Cronos ! La différence entre Hélène et Pandore est assez symbolique. Si Hélène est une fille de Zeus, Pandore est une création d’Héphaïstos, voulue par Zeus. L’une entraîne la quatrième race vers l’immortalité, l’autre entraîne la cinquième vers une soumission qui passe par le travail et la procréation. Hélène n’est pas seule et nous pourrions sans difficultés lui associer Ariane ou bien Pénélope. Mais, la quatrième race d’hommes n’est pas une création des dieux comme ceux de la première. Ceux de la troisième, la race de Bronze, ayant été exterminée par Zeus à l’aide d’un déluge, il ne restait plus que Deucalion, fils de Prométhée et Pyrrha, fille d’Épiméthée pour donner naissance à la race des demi-dieux, la quatrième. Zeus leur ayant dit de jeter les « os de leur mère » par-dessus leur épaule, des cailloux de Deucalion naquirent les hommes, de ceux de Pyrrha naquirent les femmes. Or si Pyrrha descend directement de Pandore, puisqu’elle est sa fille, les nouvelles femmes dépendent de la Terre, de Gaia ou du moins de ses « os » ! La différence ne manque pas de complexité puisque Pandore était une création d’Héphaïstos à partir de la Terre et que les nouvelles femmes sont directement issues de la Terre, à l’invitation de Zeus. Dans sa ruse extrême, Zeus a-t-il voulu que les femmes restent liées à la Terre, à la procréation et au travail, alors qu’il offrait aux hommes une possible transcendance en leur demandant de conquérir Hélène qui est pourtant la fille de Léda qui ne peut être qu’une femme née de la Terre ? Les hommes de la troisième génération, dédiée à Arès, furent exterminés, mais pas la guerre qui sera le seul moyen de parvenir à l’immortalité !

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A chaque pas de l’analyse nous comprenons qu’une simple lecture événementielle des légendes ne nous apporterait pas grand-chose pour progresser dans la vie. Résumer ainsi la mythologie fait disparaître tout le fantastique qui l’accompagne habituellement, mais aussi lui enlève la possibilité de nous guider vers des explications qui n’appartiennent pas au monde du rationnel. Même si Zeus et plus encore Athéna sont à l’origine de la raison, il ne s’agit pas encore de la raison que nous connaîtrons plusieurs siècles plus tard avec les philosophes, plus qu’avec les tragiques. Les mythes que connaissent Homère ou Hésiode appartienne à la civilisation mycénienne, ils parlent d’elle, ils apportent leur aide à la religion des Achéens et atteignant les masses restées incrédules en dehors des rites pratiqués dans les palais ou dans les sanctuaires. Les lieux oraculaires sont dominés par des déesses. En travaillant sur Perséphone, j’ai compris comment s’étaient développés les Mystères d’Éleusis. Pourquoi, c’est la mythologie qui le dit, Zeus s’est empressé d’envoyer Apollon prendre sous sa responsabilité le sanctuaire de Delphes ? Partout, les déesses devront céder leur place, sans pour autant disparaître pour la simple raison que Zeus en a besoin, comme il a besoin d’Héra pour conduire à leur terme l’initiation des héros quand il ne s’en charge pas lui-même comme pour Jason. Connaître et comprendre sont deux actions différentes et, dans le cadre de la mythologie, connaître les dieux est une chose, comprendre leurs attributions ou leur raison d’être en est une autre. Il en va d’Héphaïstos comme des autres divinités et si nous pouvons le distinguer des autres dieux de première ou de seconde génération, lui donner un rôle particulier dans le monde des immortels ou des mortels, il est plus difficile de saisir l’importance que peut avoir le feu et plus encore la maîtrise du feu, son usage guerrier ou artistique. Héphaïstos n’est pas qu’un forgeron célèbre, un artiste en son genre, il est aussi la manifestation symbolique d’un ensemble de forces naturelles que les mythes et la Théogonie, en particulier, ont tendance à estomper considérablement. Nous pouvons essayer de brosser le portrait de ce dieu boiteux, comme le fait Homère dans l’Iliade, parler de ses amours ou de ses créations, cela ne suffit pas. Il

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faut aussi le situer au sein des autres divinités, des Olympiens en particulier, pour découvrir comment il participe à l’harmonie céleste qui n’est rien d’autre qu’une harmonie recherchée par les hommes. Faut-il le redire encore ? Les mythes sont des histoires pensées par des hommes, pour des hommes et utilisant des dieux pour mieux les rendre attentifs à un futur qui les rendrait moins esclaves de la nature. Il est en effet possible d’imaginer que les aèdes ont cru bon de vassaliser les hommes aux différents dieux qui leur semblaient utiles, il est aussi possible de penser qu’ils ont voulu leur apprendre à mieux vivre et mieux connaître cette nature qui les dominait. Disons que les premiers monarques des hommes sédentarisés n’étaient pas très éloignés des forces naturelles, en ce sens qu’ils étaient difficilement maîtrisables comme Cronos ou Zeus. La mythologie est comme un pont entre un passé essentiellement matériel, monstrueux selon Hésiode, et un futur humanisé par une raison qui doit éclairer le monde avec le feu divin. Héphaïstos serait-il le dieu du feu terrestre et du feu divin en même temps ? Il travaillerait dans le ventre de la Terre et monterait, de temps en temps au Ciel pour remplacer Ganymède en servant le nectar et l’ambroisie ! Cela ne facilite pas notre étude et nous invite à penser qu’il est un dieu plus proche de Dionysos que de Zeus. Mais n’anticipons pas ! Ce qui peut faire dévier nos observations est l’habituelle vision d’un diable forgeron, d’une présentation éloignée de l’Olympien que l’on trouve dans le contexte essentiellement chrétien. J’y reviendrai plus longuement, mais cette caricature d’Héphaïstos ne peut suffire pour expliquer la symbolique qui accompagne la divinité dans chacun de ses actes ou chacune des phases de sa vie. Il n’est pas bon de faire comme Paul Diel et de rendre Œdipe boiteux pour les besoins d’une analyse, et je renvoie le lecteur à mon livre Œdipe sans complexe. Pourquoi faudrait-il associer Héphaïstos et Achille, alors qu’Achille n’est pas boiteux, loin de là, si ce n’est que son comportement durant la guerre de Troie laisse à désirer et ne fait pas la preuve d’une grande intelligence ou d’une grande

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aspiration à l’immortalité ! Boiterait-il intellectuellement, spirituellement, autrement dit hésiterait-il à s’engager dans la voie d’une vie courte et glorieuse ? Il est bien le fils d’une déesse, mais il est bien aussi le fils d’un mortel, son talon n’a pas été rendu immortel par sa mère, mais la flèche qui le tue mérite une analyse symbolique qui dépasse le simple rapprochement avec le dieu boiteux. Il faut éviter de donner préalablement une explication et d’en chercher ensuite la preuve ! D’ailleurs, ne sommes-nous pas dans un monde qui ne connaît pas de preuve ? Que signifie aujourd’hui la notion de « tendon d’Achille » ? L’ensemble de la mythologie, à partir du moment où elle est cohérente par rapport à une époque historique donnée, peut suggérer une fonction, des attributions complémentaires de celles des autres Olympiens, mais en élargissant le contexte historique, en ayant recours à l’histoire des religions en particulier, il semble possible de dire qu’Héphaïstos est plus qu’un simple Olympien, qu’il est une divinité intermédiaire et qu’il nous aide à comprendre que le feu terrestre n’est pas aussi monstrueux qu’Hésiode se plait à le dire. Certes, le dieu du Ciel a le dessus sur le dernier monstre né de la Terre, autrement dit Typhon. Mais cette guerre symbolique entre deux feux ne fait pas du forgeron un adversaire de la raison. Comment interpréter l’amour d’Héphaïstos pour Athéna, manifestation divine de la raison, et la naissance d’Érichthonios ? C’est dans un ensemble de liaisons, parfois insignifiantes ou marginales, qu’il faut tenter de mieux connaître ce dieu qui traverse les mythes en boitant ! Chercher Héphaïstos au milieu d’un panthéon illustre ne suffit pas. Il faut aussi l’apercevoir dans d’autres mondes, d’autres pays, d’autres époques, au moins s’interroger pour voir s’il n’a pas quelque autorité ou quelque fonction en amont des légendes reprises par Homère ou Hésiode. Faut-il le situer exclusivement dans l’environnement d’un Zeus adulte, alors qu’il pourrait bien avoir sa place dans celui d’un Zeus enfant, fils et amant de Rhéa, et de celui des Curètes qui ne sont pas que des danseurs en armes ? Nous avons tendance à nous

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focaliser sur le couple Zeus et Héra, mais il vaut mieux rester à bonne distance d’un mariage symbolique qui n’est pas essentiel7. Il est probable qu’en étudiant le couple formé par Rhéa et par Zeus à l’époque minoenne, en allant voir du côté des Curètes, des Dactyles ou des Cabires, qui passent pour être des enfants du dieu boiteux, il serait possible d’obtenir des informations donnant à Héphaïstos une autre dimension que celle qui lui donne Homère. Peut-on dire qu’Héphaïstos a toujours été boiteux ? Les légendes nous encouragent à ne pas le penser. Je dirai même que l’histoire des religions nous invite à rechercher un avant et un après par rapport à cette boiterie. Comment ne pas être prudent dans nos conclusions et dans l’image que nous nous faisons de cette divinité ? En faisant de Zeus le monarque divin dont nous avons besoin pour donner un sommet à la pyramide des dieux, telle que nous avons envie de l’imaginer, ne traitonsnous pas les dieux à partir d’un idéal et ne faisons-nous pas comme Hésiode ? Nous avons besoin de donner du sens à ce qui n’appartient pas au rationnel, mais n’oublions pas que c’est nous qui le donnons et que notre construction n’est qu’une lecture du monde à un moment donné et que nous faisons partie de ce monde ! Les religions nous ont donné des habitudes de pensée et nous sommes tentés de croire que leur vérité s’est toujours imposée. C’est une profonde erreur ! Le rationnel a progressivement conquis sa place au sein d’un irrationnel qui percevait le monde à sa façon, peut-être mieux que ne peut le faire aujourd’hui notre raison. Les religions appartiennent à l’irrationnel, nous dirons plus souvent au révélé, ce qui ne change rien à leur origine. Lorsque nous étudions les dieux antiques, ou les héros antiques, nous devons penser que le rationnel commençait seulement à s’imposer.

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J’ai donné de ce couple royal et olympien une explication à laquelle je renvoie le lecteur. Dans La preuve par Zeus, j’ai montré ce qu’il fallait penser des enfants de Zeus, dans Héra reine de l’Olympe, j’ai souligné que les mythes qui en faisaient une femme jalouse nous cachaient l’essentiel de ses fonctions.

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Une lecture correcte des mythes veut que chacun de nous soit d’abord conscient qu’il vit quotidiennement sur deux plans de conscience, qu’il est peut-être rationnel à certains moments, mais qu’il est plus souvent irrationnel, autrement dit créateur de mythes pour tenter de contourner ses angoisses existentielles. Qu’il crée des mythes sans le savoir ou qu’il soit attentif aux mythes anciens, il reste un être dominé plus ou moins par ses passions, comme Héraclès devant l’Hydre de Lerne. Tout ce que l’homme ne peut pas expliquer relève de la croyance et je dirai que de plus en plus les individus sont devenus des croyants, au sens le plus ordinaire du terme. Lorsque l’homme ne peut pas dire je sais, lorsqu’il ne peut pas prouver ce qu’il sait par une observation objective : il croit ! Les mythes sont des explications possibles de la vie et les personnages mortels et immortels que nous y rencontrons sont le reflet de notre désir d’organiser le monde. Parce que nous voulons le gérer à notre convenance, aujourd’hui comme hier, nous mettons en scène des copies de nous-mêmes et leur accordons des pouvoirs que nous n’aurons probablement jamais. Je crois qu’il faut comprendre que nos désirs sont devenus des divinités, désirs de ne plus avoir peur ou de dominer, et il faut lire dans les mythes nos désirs, ou nos angoisses, pour saisir le langage des mythes, le nôtre lorsqu’il est caché et ne peut entendre raison. Alors, se contenter d’une ou de deux versions mythiques du personnage ne saurait suffire. Héphaïstos n’est pas seulement l’enfant d’Héra seule, jalouse d’Athéna, ni l’enfant d’Héra et de Zeus unis pour régner sur l’Olympe, il est plus que cela et l’image du dieu forgeron ne nous dit pas s’il forge le bronze ou le fer, s’il est préalablement le maître du feu de la Terre, s’il fait partie des dieux monstrueux ou seulement des Olympiens secondaires. Il ne suffit pas de l’associer au feu et d’opposer idéologiquement le feu de la Terre et le feu du Ciel pour comprendre qu’il participe à la mise en ordre du monde selon la conception de Zeus, ou celle d’Hésiode !

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Ce dieu que nous cherchons à mieux connaître ne peut être observé dans les limites d’une vassalisation qui ne sert qu’à justifier le sens que nous voulons donner à notre propre existence. Lorsque je lis ce que publie le Dictionnaire des Symboles sur Héphaïstos, je ne peux qu’être surpris et même déçu. Comment est-il possible de traiter cette divinité de « démiurge amoral » avant d’en faire un « apôtre inspiré » (p.497) ? Dire qu’ « il gouverne le monde industrieux des forgerons, des orfèvres et des ouvriers » (p.496) ne permet pas d’en faire « le maître de l’élément igné » (p.497). Certes, il est comparé à un Dédale divin, mais aucune explication valable n’est donnée pour trois faits essentiels : naissance d’Athéna, enchaînement de Prométhée au Caucase et réalisation de Pandore. Comme Héra était une femme jalouse, Héphaïstos n’est qu’un technicien et un magicien doté d’une faiblesse spirituelle. Qui dit boiterie dit faiblesse d’esprit ! Nous sommes trop souvent enfermés dans des évaluations morales qui ne sont que le reflet de notre façon de vivre dans nos sociétés modernes. Au moins trois mille ans nous séparent de ce que nous essayons de comprendre ! « Infirme, boiteux des deux pieds, Héphaïstos révèle une double faiblesse spirituelle. S’il a cultivé le savoir-faire, il a négligé le savoir-être. » (p.497) L’amoralité ne serait-elle pas dans le comportement de sa femme, la belle Aphrodite qui semble préférer Arès, le moins intelligent des dieux semble-t-il ? Ne faudrait-il pas décrypter les récits pour éviter de brandir nos convictions ou nos principes ? Je crois bien que la seule chose à retenir ici reste le fait qu’il est un « mal aimé de son père et de sa mère » (p.496) et de tous les rationalistes qui ne peuvent pas supporter qu’il tienne tête aussi bien à sa mère qu’à son père. Mais pourquoi s’oppose-t-il à eux ? Il faudrait s’efforcer de comprendre ce que symbolise cette opposition avant de souligner une quelconque faiblesse spirituelle à moins que nous restions dans le droit fil d’une éducation spartiate !

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Le dieu boiteux n’est-il qu’un forgeron ? Représenterait-il l’inconscient avec toute sa puissance ? Peut-être faudrait-il interroger Jung à ce propos ? Pourquoi Héphaïstos demanderait-il à Zeus d’épouser Aphrodite, alors qu’il n’aura pas d’enfant avec elle, à moins que ce mariage ne soit voulu par Zeus et pour quelle raison ? Pourquoi le trompe-t-elle avec Arès et pas Apollon ou un autre Olympien ? Pourquoi Homère lui donne Charis, la Grâce par excellence, pour femme et Hésiode Aglaé, la plus jeune des Charites, autrement dit deux des trois Grâces ? Pouvons-nous parler de mariage au sens ordinaire du terme ou seulement de hiérogamie ? Quel en serait le sens ? Les questions ne manquent pas lorsque l’on étudie le personnage d’Héphaïstos. Il est un dieu difficile à cerner à partir des seules légendes qui se rapportent à sa personne, mais il apparaît comme un dieu important lorsque l’on commence à envisager les recoupements légendaires et leurs symboles. Pour connaître Héphaïstos, il faut éviter de s’enfermer dans les mythes qui en font un enfant de Zeus et d’Héra. Lorsque nous reprenons l’histoire des premiers dieux, en particulier ceux de la Crète, lorsque nous revenons quelques siècles en arrière et que nous commençons notre observation au Minoen ancien, soit environ 2500 ans avant notre ère, lorsque furent construits les premiers palais et avant que l’explosion de Santorin ne ruine cette civilisation, nous ne sommes pas encore à l’apogée du fer et de ses multiples usages. Notons bien que toute la guerre de Troie se fait avec des armes en bronze et même des pierres ! Comme le dit très bien Pierre Lévêque dans Introduction aux premières religions :

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« La constatation qui s’impose est la présence universelle de la Grande Mère… symbolisant les puissances de la terre et de la fécondité.8 » « Le plus souvent la déesse n’est associée qu’à un enfant divin : thème constant des sanctuaires des cavernes, dont l’attestation la plus fameuse est dans la grotte de l’Ida, berceau de la naissance de Zeus où il est honoré avec sa mère. » (p.187) « La théologie sous-jacente à ces représentations montre qu’il n’y a aucune coupure entre cette religion du Bronze et celle du Néolithique oriental et notamment anatolien. Les forces essentielles sont les Grandes Déesses dispensatrices de fécondité/fertilité éternelle, dont nous connaissons plusieurs noms qui ont survécu jusqu’au Ier millénaire et dont on devine parfois le sens crétois, Héra (la dame), Britomartis (la douce vierge), Diktynna (la déesse du mont Dikté), Ilithie… Hésiode a gardé le souvenir d’une grande hiérogamie de Déméter qui se place en Crète à même le sol : « Déméter, divine entre les déesses, donna le jour à Ploutos, unie d’amour charmant au héros Iasion dans une jachère trois fois retournée, au gras pays de Crète… » (p.188) « Pour les deux déesses, on a certainement en Crète l’étape qui précède immédiatement Déméter et Coré des Grecs. Le mythe de l’enlèvement de Coré (qu’il faut sans doute mieux appeler ici de son nom crétois Perséphone) a d’ailleurs des parallèles dans toutes les légendes de rapt qui resteront liées à la Crète dans la mythologie grecque : Europe enlevée par Zeus, Ariane successivement par Thésée et par Dionysos. » (p.189) Les siècles passant, les mythes ont été adaptés à la réalité du moment et il n’est pas impossible d’imaginer un dieu boiteux ou non boiteux antérieur à l’âge du fer, bien antérieur à l’épopée d’Homère et plus encore aux poèmes d’Hésiode. Le feu a été honoré bien avant qu’il ne devienne le fils de Zeus ou d’Héra tout simplement parce qu’il s’imposait aux hommes et provenait des entrailles de la Terre qui l’était déjà. Le feu ne pouvait être que son fils, un avatar si l’on veut. Pierre Lévêque 8

LEVEQUE P. Introduction aux premières religions. Paris, Librairie Générale Française, 1997, p.184.

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continue à nous instruire et nous pouvons retenir aussi ces deux précisions historiques ! « L’origine minoenne de la conception grecque des Enfers ne fait aucun doute : ces Champs Elysées (dont le nom n’a aucune étymologie assurée en grec et doit être crétois) sont un séjour souterrain en conformité avec les croyances des grandes monarchies du Bronze. Des trois rois qui, d’après les Grecs, régnèrent sur eux, deux sont des Crétois : Minos et Rhadamante. » (p192) « Dans l’atmosphère dionysiaque chère à l’orphisme (dans la dernière phase, l’initié s’identifie à Bacchos), il est signifiant que les dieux invoqués – Zeus de l’Ida, sa mère Rhéa, maîtresses des montagnes, comme toutes les déesses minoennes, les Courettes – soient exclusivement des Crétois. » (p.195) Du feu qui jaillit de la Terre, les mortels ne peuvent en faire qu’un dieu dont la force est totalement incontrôlable. Nous ne sommes pas encore à l’heure d’un dieu capable de la dompter et sa monstruosité reste encore une énigme pour l’intelligence humaine toujours dominée par la toute puissance de la Terre Mère. À sa mort, l’homme revient à la Terre. C’est ce que l’on voit dans la légende d’Œdipe et même de Thésée. Rien n’interdit de penser que les Grecs ont éprouvé le besoin de donner un nom à cette force que la terre gardait dans son ventre comme ses autres enfants. Mais, dans le désir de mettre la matière au service de l’esprit, il fallait que le feu, élément important de cette matière, soit lui aussi dominé, asservi et la meilleure façon de l’enrégimenter était de le faire contrôler par un enfant de Zeus, de l’utiliser pour que la mort ne soit plus un simple retour à la Terre. Bien entendu, en disant cela, je saute allègrement par-dessus les siècles, voire les millénaires. Avant que l’intelligence ne prenne le pas sur la matière il a fallu du temps ! Il n’était pas nécessaire de donner à Héphaïstos une existence aussi importante que celle d’Héraclès, par exemple, mais nous allons voir qu’il est à sa façon un dieu qui met de l’ordre en secondant utilement son père qui ne l’a écarté que pour mieux dominer une force que la terre aurait pu lui reprendre. Si Héraclès pouvait être un modèle de dépassement

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de soi, d’accession à l’immortalité, il n’en était pas de même pour Héphaïstos. Lorsque les premiers penseurs de l’humanité ont fait le choix de donner le pouvoir à l’intelligence, à l’esprit, seuls les héros de la quatrième race pouvaient devenir des modèles. Les sages d’alors ont commencé à cerner, plus ou moins profondément, l’inconscient de leurs semblables. Ils ont alors organisé le monde des hommes et des dieux de façon à les instruire et ont déifié le monde observable. Comme les autres divinités, Héphaïstos a trouvé une fonction et surtout une origine. Commençons par sa naissance, nous comprendrons mieux ensuite ce dont il est responsable !

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CONFIRMATION D’UNE FONCTION

Les légendes nous placent devant une première difficulté lorsqu’il s’agit d’évoquer la naissance d’Héphaïstos. Nous avons là un premier pourquoi auquel il va falloir tenter de répondre. Deux légendes nous sont proposées. En fait, elles traitent de la boiterie plus que de la naissance.de la divinité et il n’est pas certain que les deux choses soient liées. Disons que les deux principales légendes tournent autour du handicap d’Héphaïstos et nous expliquent, chacune à leur façon, comment il serait arrivé. La « plus ordinaire » (p.187) selon Pierre Grimal se rapporte à une lutte entre Héphaïstos et son père et se retrouve dans l’Iliade, racontée par Homère. S’adressant à sa mère en colère contre Zeus Héphaïstos lui aurait dit, selon Homère : « Subis l’épreuve, mère ; résigne-toi, quoi qu’il t’en coute. Que je ne te voie pas de mes yeux, toit que j’aime, recevoir des coups ! Je ne pourrais lors t’être utile, en dépit de mon déplaisir. Il est malaisé de lutter avec le dieu de l’Olympe. Une fois déjà, j’ai voulu te défendre : il m’a pris par le pied et lancé loin du seuil sacré. Tout le jour je voguai ; au coucher du soleil, je tombais à Lemnos : il ne me restait qu’un souffle. Là les Sintiens me recueillirent, à peine arrivé au sol. 9» 9

HOMÈRE Iliade. Préface de Pierre Vidal Naquet. Traduction Paul Mazon. Paris, Gallimard, 1975, p.51.

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Zeus ayant le dessus dans cette lutte proprement physique, il aurait saisi son fils, qui n’était pas encore boiteux et l’aurait précipité en dehors de l’Olympe. La chute du jeune dieu aurait duré un jour entier et il aurait touché terre le soir, juste assez violemment pour devenir boiteux. Il faut avouer que le sol de Lemnos ne devait pas être trop dur, car il est difficile d’imaginer un corps le heurtant à la fin d’une telle chute sans être entièrement disloqué. Il est vrai que nous sommes entre divinités et, qui plus est, un reste de monstruosité doit bien couler dans les veines du fils de Zeus. Ce que la légende ne précise pas et semble admis de tout le monde c’est qu’il est l’enfant de Zeus et d’Héra. Depuis quand ? Il faudrait au moins tenir compte du fait que Zeus en est à son troisième mariage après Métis, sa première épouse qu’il avala au moment où elle se transformait en goutte d’eau, après Thémis, sa seconde épouse. Or c’est de sa première épouse qu’il devait avoir un enfant et Gaia l’avait averti que si elle mettait au monde une fille, cette fille engendrerait ensuite un fils qui le détrônerait. Zeus découvrait alors la situation que son père avait connue et c’est pourquoi il avait avalé Métis pour donner lui-même naissance à cette fille particulière. Chacun sait que c’est ainsi que vint au monde Athéna, mais les légendes ne donnent pas la même version de la naissance. Zeus aurait bien eu le crâne fendu d’un coup de hache, mais tantôt la hache est tenue par Prométhée, tantôt elle est tenue par Héphaïstos. Il est évident que chaque version porte en elle un sens particulier de la naissance de la raison. Personnellement, je penche pour Héphaïstos, parce que si Prométhée fait preuve de ruse lors du sacrifice voulu par Zeus, il est loin de tromper son cousin et ce dernier utilise même ses faiblesses à l’égard des hommes. Ne retenons pas l’image concernant le crâne de Zeus, mais le fait que c’est la raison qui en sort. La ruse donne naissance à la raison. Or Prométhée apparaît nettement moins rusé que son cousin et Héphaïstos ne semble pas l’être du tout. La raison est ce qui s’oppose à la violence, à la monstruosité, à la nature des premiers dieux et plus généralement à la matière. Athéna représente donc la nouvelle façon de penser, celle qui sera développée par les

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philosophes plusieurs siècles après, mais, pour le moment, elle reste très proche de la ruse qu’elle partage avec son père, comme on le voit dans l’Odyssée, et avec Ulysse. Pour aller plus loin dans la compréhension de cette naissance, il faut revenir à la cause de la querelle. Héra et Zeus se querellaient à cause d’Héraclès, mais pourquoi ? Il faut ici s’intéresser à Héraclès qui semble avoir mené à bien la première partie de ses douze travaux initiatiques, autrement dit à la gloire d’Héra. C’est au moment où il devait rapporter la ceinture de la reine des Amazones Hippolyté qu’Héra avait dû intervenir pour éviter qu’Hippolyté ne lui donne sa ceinture trop facilement. Elle aurait suscité une guerre entre les Amazones et les guerriers qui accompagnaient Héraclès. Hippolyté avait trouvé la mort dans la bataille. C’est en revenant du pays des Amazones qu’Héraclès serait passé non loin de Troie. La ville subissait alors la colère de Poséidon et d’Apollon qui ne supportaient pas d’avoir été trompé par le roi Laomédon. Ce dernier, après avoir passé contrat avec les dieux pour construire des remparts autour de Troie, avait refusé de leur payer ce qu’il leur devait. Il faut rappeler que Poséidon, Apollon, mais aussi Héra et Athéna avait conspiré contre Zeus et voulu enchaîner le monarque pour le suspendre en dehors de l’Olympe. C’est à la suite de cette conspiration manquée que les dieux punis avaient dû travailler pour Laomédon. Redevenus libres, Apollon avait envoyé la peste qui ravageait la ville et Poséidon un monstre marin qui dévorait les habitants. Un oracle avait dit que pour mettre fin à tous ces malheurs, Laomédon devait offrir sa fille au monstre et l’enchaîner sur un rocher. C’est à ce moment qu’Héraclès croisait devant Troie et le fils de Zeus passa à son tour une sorte de contrat avec le roi : il délivrerait Hésione et, en compensation, Laomédon lui donnerait les juments que Zeus lui avait offertes lorsqu’il avait enlevé son fils Ganymède pour en faire son échanson. Bien entendu, Laomédon ne tenait pas à honorer ce nouveau contrat et Héraclès avait juré de revenir dès qu’il serait libre, lorsqu’il aurait fini les douze travaux et son esclavage chez Omphale.

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Avec des volontaires, Pierre Grimal nous dit dix-huit bateaux de cinquante rameurs chacun, il revint à Troie et mit le siège devant la ville. Celle-ci devait être rapidement prise et Héraclès tua Laomédon de ses flèches ainsi que ses enfants sauf Podarcès qui devait régner sur Troie sous le nom de Priam. C’est sur le chemin du retour que nous retrouvons la légende d’Héphaïstos. Pierre Grimal raconte : « À l’instigation d’Héra, le dieu du sommeil, Hypnos, avait endormi profondément Zeus et Héra profita de ce sommeil pour susciter une tempête qui jeta le navire d’Héraclès sur la côte de Cos. Les habitants de l’Île, croyant que des pirates les attaquent, essaient de les éloigner à coups de pierres. Cela n’empêche pas Héraclès et ses compagnons de débarquer et de prendre la ville pendant la nuit. Ils tuèrent le roi de l’Île, Eurypylos, qui était un fils de Poséidon et d’Astypalaea. Puis, Héraclès s’unit à la fille d’Eurypylos, Chalciopé et lui donna un fils Thessalos. » (p.197) Ce dernier serait devenu roi de l’Île et ses deux fils auraient fait la guerre de Troie contée par Homère. Héraclès ne pouvait succomber à ce type de tempête, mais il fallait le rappeler à l’ordre et faire en sorte qu’il n’oublie pas l’enjeu du contrat passé avec Héra. La légende du héros fourmille de nombreuses expéditions qui n’ont rien à voir avec les travaux d’Eurysthée et nous comprenons qu’Héra soit souvent amenée à reprendre en main le protégé de son époux. Une fois de plus, Zeus n’avait pas apprécié et une querelle entre lui et sa femme était née. Héphaïstos, connaissant son père, avait essayé de s’interposer, mais Zeus était le plus fort, comme le rappelle souvent Homère. Ce que la légende ne précise pas c’est que si Héphaïstos tombe du Ciel et devient boiteux, sa mère subissant un châtiment mémorable. Pierre Grimal nous dit à ce propos : « Mécontent, Zeus suspendit alors la déesse à l’Olympe, après avoir attaché une enclume à chacun de ses pieds. C’est en essayant de délivrer sa mère de cette fâcheuse position qu’Héphaïstos attira sur lui la colère de Zeus. » (p.187)

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Le détour peut sembler un peu long, mais il ne faut pas se presser dans les méandres de la mythologie. Ne pensons pas qu’Héphaïstos était un enfant. Cela ne veut rien dire en mythologie. Différentes légendes nous montrent clairement que les enfants-dieux sont tout de suite adultes, peuvent effectuer des actions réfléchies et penser comme des dieux confirmés. Le cas d’Hermès trompant Apollon n’est pas unique et nous pouvons ajouter que les dieux de seconde génération ne sont pas dénués de force physique, même de monstruosité lorsqu’ils ne la recouvrent pas associée à la raison. Héphaïstos était certainement un dieu totalement formé, physiquement adulte comme Athéna sortant du crâne de Zeus entièrement armée et poussant son cri de guerre. Si Zeus a le dessus sur son fils qui n’est pas encore boiteux, donc infirme, diminué, c’est probablement pour d’autres raisons que celle de la justice divine. Zeus a été trompé, dépossédé d’un secret, agressé physiquement, il l’emporte, non, ce serait trop facile ! Les légendes présentent souvent une certaine logique dans leur présentation poétique, mais il faut aller au-delà des mots ou des images. La lutte entre le père et le fils a certainement une autre explication. La légende ajoute qu’Héphaïstos aurait été recueilli et ranimé par les Sintiens, une population thrace. Comment ne pas associer à ce détail un autre détail, plus important probablement et qui se rapporte aux Cabires. Pierre Grimal nous dit à leur sujet : « Le plus souvent, Héphaïstos apparaît comme leur père ou du moins leur ascendant divin. » (p.70) Les Cabires sont des divinités à mystères et c’est à eux qu’Orphée avait confié l’initiation des compagnons de Jason lorsque leur navire était passé devant Samothrace. Ne faut-il pas ajouter que, juste avant, les marins de l’Argo avaient fait escale dans l’Ile de Lemnos où ils s’étaient unis aux femmes qui, suite à une colère d’Aphrodite pour ne pas avoir été suffisamment honorée, leur avait imposé de tuer leurs maris ? Faut-il voir un rapprochement entre les Sintiens et les Cabires ? Quoi qu’il en soit, les Cabires auraient assisté à la naissance de Zeus et feraient partie du cortège de Rhéa, seraient ses serviteurs et,

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pour cette raison, seraient confondus avec les Corybantes et les Curètes. La légende la plus connue au sujet des Curètes n’estelle pas en rapport avec la naissance de Zeus, en Crète où Rhéa se serait réfugiée pour échapper à la voracité de Cronos ? Là, les Curètes avaient couvert les vagissements de l’enfant en dansant et entrechoquant leurs armes de bronze. C’est grâce à eux que Zeus serait devenu adulte avant de prendre le chemin de la Grèce et de passer par Olympie. Retenons simplement ici que les armes étaient de bronze, ce que nous verrons mieux lorsqu’Héphaïstos forgera de nouvelles armes pour Achille. Il faut aussi rappeler que Zeus ayant foudroyé Asclépios, le fils d’Apollon, qui était capable de ressusciter les morts, Apollon aurait exterminé les Cyclopes avec ses flèches, et encouru la colère de Zeus une fois de plus. Mais que penser de la reconnaissance de Zeus qui foudroie les Curètes parce qu’à la demande d’Héra, ils avaient fait disparaître Épaphos le fils qu’il avait eu avec la mortelle Io ? Les dieux ressemblent souvent à des prestidigitateurs qui font apparaître ou disparaître des divinités ou des héros ou les transforment en étoiles en les plaçant au Ciel ! Tous ces détails semblent nous éloigner d’Héphaïstos, mais nous permettent de ne pas nous enfermer dans les premiers contreforts de la légende. Dans la version de lutte entre lui et son père, il y a certainement de l’opposition, mais elle risque d’être symbolique plus que réelle. Il ne serait pas impossible d’imaginer que les deux monstres de la mythologie ne font que lutter pour imposer leurs propres compétences et que c’est l’intelligence de Zeus qui a finalement le dessus sur la force de son fils qui maîtrise le feu de la Terre. Il se pourrait bien que l’on ait là aussi l’image d’un changement, dans le temps, entre un dieu étroitement associé à la Terre et un dieu nouveau cherchant à imposer un autre regard sur le monde, un ordre qui ne dépend plus de la force pure. Il faudrait tenir compte de l’évolution des religions ! Il est possible de dire enfin que la légende cache l’essentiel qui se trouve dans l’éloignement utilitaire du fils de Zeus au moment où il organise le monde pour mieux le dominer.

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Comme je l’ai suggéré, Héphaïstos est un enfant de la Terre, peut-être le plus monstrueux d’entre eux et le combat entre Zeus et lui est bien un combat de principe plus que de force physique. Zeus doit avoir le pouvoir dans la nouvelle conception du monde et ne peut que sortir victorieux de cette lutte. Il renvoie Héphaïstos sur la Terre, mais, comme entre temps il est devenu son fils au lieu d’être celui de la Terre, la chute d’Héphaïstos prend toute son importance. Le Ciel va dominer la Terre ! Mieux encore, la Terre trouve dans ce fils qui semble renier sa mère, un nouveau maître et trouvera même un mari lorsqu’elle mettra au monde Érichthonios. Le feu n’est plus alors la force destructrice que nous lui connaissions, il devient force de fécondation, puissance qui donne au désir toute la force que lui accorde Hésiode dans la Théogonie. Comme tous les termes utilisés dans la mythologie, il faut comprendre que le feu n’est pas seulement cette force qui met tout en cendre et dont le seul obstacle reste l’eau. Encore un mot qu’il faut utiliser avec précaution et ne pas limiter à son sens objectif. Tout cela est peut-être trop vite dit. Je reviendrai sur certains éléments du mythe plus tard, mais ce que je voudrais rappeler c’est que Zeus, ou bien Hésiode, ou bien d’autres aèdes, font naître de Zeus toutes les divinités dont il a besoin pour former son gouvernement. En faisant l’amour avec des déesses ou des mortelles, cette distinction ne va pas sans logique, Zeus se dote de ministres dévoués à sa cause, et, du moins dans la poésie d’Homère, il menace son monde en se disant le plus fort de tous. S’il est le plus rusé, il reste le plus fort ce qui montrerait qu’il n’a pas perdu toute la monstruosité qui lui vient de sa grand-mère. J’en arrive à me demander si Héphaïstos ne représente pas cette monstruosité, sous la forme d’un fils, et si Zeus, conscient de son utilité, ne l’envoie pas astucieusement sur terre pour l’asservir, la contrôler, la dominer ! Cela permettrait de comprendre pourquoi il devient boiteux comme le sont les forgerons qui maîtrisent le feu de la terre. Je reviendrai sur cette hypothèse lorsque j’aborderai la transformation du dieu boiteux et son retour dans l’Olympe. Avec Hésiode il est facile de voir que pour gérer le monde à sa façon, Zeus fait des enfants qui prennent la place des dieux de première génération.

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Dans cette légende il ne serait pas boiteux à la naissance et le deviendrait en tombant. À noter qu’il tombe pendant un jour seulement. Je dis seulement parce que la mesure, donné par la mythologie, entre le Ciel et la terre est calculée par la chute d’une enclume qui dure neuf jours et neuf nuits. Les chiffres ne sont jamais utilisés à la légère, et l’opposition est ici un renseignement de plus. Le Dictionnaire des Symboles nous dit en parlant du chiffre un : « Symbole de l’homme debout. L’un se retrouve également dans les images de la pierre dressée, du phallus érigé, du bâton vertical : il représente l’homme actif associé à l’œuvre de la création. L’un est également le Principe. Non manifesté, c’est de lui que découle cependant toute manifestation et c’est à lui qu’elle revient, son existence éphémère épuisée. L’un est aussi le centre mystique, d’où rayonne l’Esprit, comme le Soleil. » (p.984) Héphaïstos serait-il plus lourd qu’une enclume ? N’estil pas surprenant de voir qu’Hésiode établisse la mesure avec une enclume qui est l’objet incontournable de la forge et donc du forgeron ? Comme dans tous les mythes, il est clair qu’en observant ce que cachent les mots nous pourrions aller toujours plus loin pour expliquer ce qui est seulement conté. Il ne serait pas bon d’aller trop vite en faisant d’Héphaïstos une divinité suprême, mais peut-être faut-il pondérer la lutte entre lui et Zeus et percevoir, sous les images, une sorte d’association, de partage des tâches, de reconnaissance mutuelle. Il se pourrait bien que ce fils, selon la légende, ne soit qu’une image conforme à l’organisation du monde divin après les trois guerres qui classent les dieux et refont le monde ! Le rapport entre Zeus et Héphaïstos n’est peut-être pas celui que la mythologie nous présente superficiellement. Zeus et Héphaïstos sont deux associés 10! 10

Dans La preuve par Zeus, j’ai souligné comment Zeus organisait le monde en faisant des enfants à des déesses ou des mortelles. Ces enfants ne sont pas des enfants comme peuvent les procréer les humains, ils ne sont pas les enfants de la Terre, ils sont des assistants,

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Comment expliquer que ce soit Héphaïstos qui permette à Athéna de naître ? Existerait-il deux Héphaïstos, un forgeron appelé par Zeus au bon moment pour enfanter la raison, un enfant issu d’un mariage qui ne peut exister que postérieurement ? Certes nous sommes dans un monde divin et ses jalons ne sont pas les nôtres. Les enfants naissent adultes et ne meurent pas dans la version achéenne alors que Zeus meurt dans la version minoenne. Le mariage n’a pas le même sens que dans notre société profondément policée et il est difficile de rechercher la moindre équivalence, si ce n’est à la surface des récits. Faut-il se contenter de la notion d’association ? Si le temps existe essentiellement pour les hommes, il semble qu’il n’ait pas la même importance pour les dieux et même les demidieux. En cherchant à savoir qui a réellement fendu le crâne de Zeus, nous commettons une faute d’interprétation : nous faisons une analyse objective alors que ce n’est pas possible, que le sens d’une telle naissance est à rechercher autrement. Il n’est pas nécessaire, non plus, de se demander combien il existe de dieux boiteux ! Peut-on associer les deux légendes les plus connues quant à la boiterie d’Héphaïstos ? C’est sur ce point particulier qu’il faut s’efforcer de trouver une explication qui dépasse le simple fait de boiter. La seconde raison de la boiterie de cette divinité fait d’Héra la principale responsable. Jalouse de voir Zeus mettre au monde Athéna sans son aide elle aurait décidé de mettre au monde seule un enfant tout aussi divin, mais elle l’aurait trouvé laid, aurait voulu le dissimuler à la vue des autres dieux et, finalement, l’aurait précipité hors de l’Olympe. Cette fois Héphaïstos serait tombé dans l’Océan où il aurait été recueilli par Téthys et Eurynomé. Ces dernières l’auraient élevé pendant neuf ans dans leur grotte sous-marine. Comme je le faisais remarquer les nombres ont des représentants, des intermédiaires entre les dieux et les hommes. Ils n’ont aucune réalité physique et sont essentiellement une sorte de démultiplication de la puissance de Zeus ou de l’intelligence.

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leur importance et c’est bien pendant neuf ans que l’enfant serait resté près de Téthys, nombre qui n’est pas évoqué pour Dionysos, également recueilli par la Titanide lorsque Lycurgue avait essayé de le faire prisonnier au moment où il se trouvait en Thrace. Cette fois Héphaïstos était boiteux à la naissance ! Téthys est une divinité importante, la plus jeune des Titanides, autrement dit elle était la fille de Gaia et d’Ouranos. Elle avait épousé Océan, l’un de ses frères et ils avaient donné naissance à plus de trois mille enfants, tous les fleuves du monde. Lorsque Zeus était entré en lutte contre Cronos, Rhéa avait confié la garde d’Héra à Téthys ce qui liait d’amitié ces deux déesses. Retenons que Téthys personnifie la fécondité féminine de la mer. Eurynomé est une fille de Téthys et d’Océan. Elle est une déesse de première génération, une descendante de Titans. La légende nous fait savoir qu’elle habitait avec Ophion les pentes neigeuses de l’Olympe avant que Cronos ne s’y installe avec Rhéa. C’est à ce moment qu’Ophion et Eurynomé s’étaient réfugiés dans la mer. Nous pouvons ajouter que c’est avec Eurynomé que Zeus devait donner naissance aux Charites, mieux connues sous le nom latin de Grâces et qui étaient des divinités de la Beauté et des puissances de la végétation. Elles répandaient la joie dans le cœur des hommes et même dans celui des dieux. Elles étaient trois :Euphrosyné, Thalia et Aglaé. On leur attribuait toutes sortes d’influences sur les travaux de l’esprit ou sur les œuvres d’art. Elles avaient tissé la robe d’Harmonie lorsqu’elle avait épousé Cadmos le roi de Thèbes. On les retrouvait accompagnant aussi bien Apollon qu’Athéna, Aphrodite, Dionysos ou Éros, probablement le fils de Zeus et non celui de la Nuit. Si j’insiste sur les Charites, c’est parce que la légende, du moins Homère, attribue à Héphaïstos Charis qui est la grâce par excellence. Plus concrètement Hésiode le marie avec l’une des trois sœurs, la plus jeune : Aglaé. Quel rapport peut-on faire avec un dieu disgracieux de nature, si l’on prend la seconde légende comme repère, et la grâce ? Si nous ajoutons à cela qu’il était le mari d’Aphrodite, il y a là comme une redondance qui mérite toute notre attention. Le mythe ne peut multiplier de

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telles oppositions sans vouloir donner du sens à un tel rapprochement. Je reviendrai sur la beauté d’Aphrodite un peu plus loin. Ce qui peut aussi nous interpeler, dans ce cas de figure, c’est le séjour de neuf ans chez Téthys, au fond de la mer. Quelle relation faut-il imaginer entre le feu et l’eau qui passent ordinairement pour manifester une opposition ? Mais, peut-être, faut-il s’attarder davantage sur l’opposition entre les dieux de première génération et ceux de seconde génération ? Que signifie descendre dans la mer lorsque nous savons que Téthys personnifie la fécondité de la mer ? Faut-il tenir compte que sa demeure qui se situe à l’extrême Occident, plus loin que le pays des Hespérides, ces nymphes, filles de la Nuit selon Hésiode, ou peut-être d’Atlas, qui gardent le jardin des divinités, là où poussent les pommes d’or qu’Héraclès devait ramener à Eurysthée ? C’est aussi dans cette partie du monde que se couche le Soleil, et que se situe l’Île des Bienheureux où se retrouvent les héros après la mort. Retenons ce que nous dit le Dictionnaire des Symboles à propos de la mer : « Symbole de la dynamique de la vie. Tout sort de la mer et tout y retourne : lieu des naissances, des transformations et des renaissances. Eaux en mouvement, la mer symbolise un état transitoire entre les possibles encore informels et les réalités formelles, une situation d’ambivalence qui est celle de l’incertitude, du doute, de l’indécision et qui peut se conclure bien ou mal. De là vient que la mer est à la fois l’image de la vie et celle de la mort. » (p.623) Dans cette formulation du mythe, Héphaïstos est jeté hors du Ciel et se retrouve immergé pendant neuf ans parce que sa mère ne supportait pas qu’il soit boiteux. Comme les légendes se permettent toutes les fantaisies pour nous tromper ou nous guider, il est permis de se demander si Héra, qui aime bien Téthys, n’a pas tout simplement envoyé son fils faire un stage chez son amie afin de lui préciser ses fonctions au sein du monde céleste. Héra a connu cet enseignement pendant la

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première guerre contre les Titans, du moins contre Cronos, et je reste convaincu qu’elle n’a pas voulu faire périr son fils. Elle a seulement souhaité qu’il acquière, au fond de la mer, la puissance qu’il doit avoir devant les dieux et les hommes. Mais, comment la fille d’Océan pouvait-elle éduquer cet enfant qui, dans les deux cas, passe pour un Olympien, un dieu de seconde génération ? Loin de lui enseigner un comportement de fleuve, comme elle avait pu le faire avec ses trois mille fils, Téthys ne pouvait pas lui enseigner un comportement de flamme non plus et lorsque nous retrouvons Héphaïstos devant Troie en lutte contre le fleuve Scamandre, à la demande d’Héra, nous voyons bien que sa nature profonde n’a pas été transformée lors de son séjour chez Téthys. Peut-être même le dieu boiteux a-t-il pris de l’assurance, de la puissance et de l’adresse ? Le plus important n’est peut-être pas la stratégie divine qui domine l’ensemble des décisions qui seront prises par Zeus, mais le fait qu’Héphaïstos est devenu le meilleur de tous les maîtres du feu, un artiste, pourquoi ne pas dire un chirurgien, un accoucheur ! C’est bien lui que Zeus a appelé pour qu’il lui fende le crâne d’un coup de hache afin de délivrer Athéna en fin de gestation ! Ne fallait-il pas avoir la main sûre, le regard affuté ? Bien entendu le passage de la prudence à la raison n’a pu se faire qu’en donnant la victoire à la ruse sur la prudence ! Mais la raison au temps de Zeus n’est pas la raison que nous enseigneront les philosophes. Homère nous rappelle cette enfance assez particulière : comment pourrait-il refuser à Thétis le service qu’elle vient lui demander ? « Ah ! c’est une terrible, une auguste déesse qui est là sous mon toit ! c’est celle qui m’a sauvé, à l’heure où, tombé de loin, j’étais tout endolori, du fait d’une mère à face de chienne, qui me voulait cacher, parce que j’étais boiteux. Mon cœur eût bien souffert, si Eurynomé et Thétis ne m’avaient alors recueilli dans leur giron… Près d’elles, durant neuf ans je forgeais mainte œuvre d’art, des broches, des bracelets souples, des rosettes, des colliers, au fond d’une grotte profonde, qu’entoure le flot immense d’Océan, qui gronde, écumant. Mais nul n’en savait rien, ni dieu ni mortel. Thétis et Eurynomé étaient seules à savoir, elles m’avaient conservé la vie… » (p.384)

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D’une part Homère ne prend pas position pour choisir une légende plutôt qu’une autre, et lorsqu’il nous parle du dieu boiteux nous avons l’impression qu’il existe, qu’il a bien vécu et œuvré neuf ans chez ces deux déesses. Elles lui auraient conservé la vie, mais attention, il ne s’agit pas de la vie au sens mortel que nous lui donnons ordinairement ! Ne pourrait-on pas dire qu’elles lui ont conservé essentiellement sa vie d’enfant de la Terre en lui faisant forger toutes sortes de bijoux ? Le séjour de l’enfant d’Héra au fond de la mer permet au jeune dieu de devenir l’artiste divin qui sera au Ciel ce que Dédale est chez les mortels. Téthys confirme son statut de forgeron, mais le rend divin ce qui lui permettra plus tard, en tant que tel, de déguster le nectar et l’ambroisie avec les autres divinités. Il semble possible de dire ici que Téthys confirme le statut d’Héphaïstos et lui enseigne son art. Pierre Grimal note que pendant ces neuf années, sous la mer, Héphaïstos aurait façonné de nombreux bijoux pour les déesses marines. Dionysos, lui aussi, a confirmé sa nature divine au fond de la mer, Héphaïstos en fait de même, peu importe qui fut le premier dans ce genre d’éducation. Téthys se comporte ici comme Chiron, mais alors que Chiron agissait avec des demi-dieux, Téthys agit avec des enfants de divinités pour lesquels Zeus semble demander une confirmation. Zeus a jeté loin de l’Olympe ce fils qui devait d’abord apprendre son rôle d’assistant divin. Héra qui, loin d’être jalouse, n’avait de cesse que de répondre aux désirs de son époux, avait jugé bon de l’envoyer se former chez Thétis qu’elle connaissait bien. Lorsqu’Homère fait traiter Héra de « face de chienne » par son fils, il nous maintient au premier degré de notre lecture, il ne cherche pas à nous conduire vers une explication symbolique. C’est pourtant cette explication qu’il faut développer pour bien comprendre la véritable fonction du forgeron céleste. Ce qui pourrait nous tromper c’est que la Néréide Thétis, la plus célèbre de toutes les Néréides, celle qui devait abriter Dionysos lorsqu’il était pourchassé par Lycurgue, est liée d’amitié avec Téthys. Thétis, en effet, fut élevée par Héra, comme Héra l’avait été par Téthys. Des liens d’affection sont

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reconnus dans les légendes entre Héra et Thétis. À la demande d’Héra, Thétis prend la direction de l’Argo au moment de traverser les Symplégades. Quant à l’amour que Zeus lui porte et qui semble être à l’origine de son attitude en faveur des Troyens, Homère nous la fait connaître dans l’Iliade. L’opposition entre Héra et Thétis, mère d’Achille, ne saurait être qu’une opposition de principe ou de poète. Il fallait bien mettre en valeur la cause des victoires troyennes, autrement dit la glorification d’Hector pour glorifier ensuite Achille ! En dehors de leur nom qui peut prêter à confusion, il faut reconnaître aussi que Téthys et Thétis sont toutes les deux en rapport avec la mer qui est à l’origine de la vie et du changement. N’oublions pas que le chiffre neuf se rapporte à la fois à la fin d’un cycle et au commencement d’un nouveau cycle. Héphaïstos achève un cycle au fond de la mer et se prépare à en commencer un autre en revenant dans l’Olympe. Une fois encore, Héra, qui passe pour une femme jalouse, joue un rôle tout à fait différent de ceux qui lui sont attribués ordinairement. Dans un travail que j’ai pu lui consacrer, j’ai montré qu’elle n’était pas hostile aux décisions de Zeus, mais qu’elle mettait tout en œuvre pour assurer la transformation des héros en immortels. Ici, le rôle d’Héra consiste à confirmer le statut d’un de leurs enfants. Les deux légendes qui semblent contradictoires sont en fait étroitement liées à partir du moment où nous leur donnons leur véritable sens. Zeus envoie son fils sur Terre pour maîtriser le feu, Héra l’envoie chez Téthys pour que cette maîtrise devienne un art divin et ne soit pas seulement une faculté artisanale, ou un simple rapport de force. Héphaïstos doit rester un dieu. En faire un forgeron ne suffisait pas. Zeus ne peut garder un enfant qui soit son double, il doit le repousser pour qu’il soit différent et, en même temps, utile à sa mise en ordre du monde. Il le jette en dehors de l’Olympe pour qu’il devienne celui dont il a besoin, car chez Zeus, tout est calculé, tout est stratégie. La ruse est aussi son arme favorite et lorsqu’il jette son fils, ce n’est pas parce qu’il ne l’aime pas, ne le supporte pas, mais parce qu’il doit

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accomplir un tâche particulière. De la même façon qu’il n’aime pas Arès, mais se sert de sa fonction qui est la guerre, rien ne dit qu’il combat Héphaïstos. Il l’envoie dominer le feu de la Terre dont il a besoin et dont il veut rester le maître. Il fallait bien trouver, au premier degré, un motif de dispute entre le père et le fils, et la tempête envoyée par Héra contre Héraclès n’a pas le sens qu’on peut lui attribuer ici. Héra passe son temps à suivre Héraclès, à le contraindre à être le meilleur, à mériter l’immortalité qu’elle a commencé à lui donner avec son lait. Zeus qui n’ignore rien des pensées des autres dieux, si l’on en croit Hésiode, sait très bien qu’Héra n’intervient pas pour mettre en danger la vie d’Héraclès. Disons que les légendes mettent en œuvre l’imagination des conteurs et plus encore celles des auditeurs, que c’est en dessous de ces images poétiques ou épiques, ou fantastiques, qu’il faut trouver le sens profond du récit. Nous pourrions prendre aussi l’exemple de Perséphone, sa fille, qu’il fait enlever par Hadès pour qu’elle devienne la reine des Enfers et à laquelle il fera un enfant de façon compliquée, mais compréhensive puisque Dionysos est aussi Zagreus. Loin de voir une contradiction entre les deux légendes expliquant la boiterie d’Héphaïstos, je vois au contraire une complémentarité. La boiterie est alors confirmée en associant les deux légendes, je dirai, mais c’est ma sensibilité personnelle, que la fonction de forgeron l’est aussi. Une fois encore, après avoir souligné longuement le mauvais choix de Freud à propos d’Œdipe, je dirai que nos psychologues contemporains ou nous esprits remplis de chrétienté ont donné d’Héphaïstos une image fausse, peut-être valable aujourd’hui, mais totalement impensable il y a plus de trois mille ans. Il faut donc s’efforcer de comprendre ce que la fonction de forgeron représente, aussi bien sur le plan humain que sur le plan divin. Faisons référence, une fois encore, au Dictionnaire des Symboles.

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La première précision qui me semble utile concerne l’enclume. Nous savons qu’elle est souvent utilisée par Zeus, ou par Hésiode, et tout le monde connaît cet outil qui est fondamental pour le forgeron de même que le marteau. C’est sur l’enclume que le forgeron frappe le métal pour lui donner une forme. « Elle s’apparente à la féminité, au principe passif, d’où sortiront les œuvres du forgeron, le principe masculin. » (p.404) Dans certaines peuplades, l’enclume est considérée comme une épouse du forgeron, elle est accueillie dans sa case par sa première épouse avec tout le rituel qui correspond à cette intronisation. Le marteau n’est que le prolongement du bras du forgeron et Maurice Genevoix, dans Vaincre à Olympie, parle d’un boxeur dont le poing était si dur qu’il pouvait redresser le fer préalablement tordu11. Cela dit, il ne faudrait pas sous-estimer le feu qui change la nature du métal et permet sa transformation en objet d’art civil ou militaire. Nous le retrouvons dans la forge et c’est lui, plus que l’enclume qui qualifie le forgeron, le situe au milieu des siens, lui donne une dimension symbolique. « Des métiers liés à la transformation des métaux, celui de forgeron est le plus significatif quant à l’importance et à l’ambivalence des symboles qu’il implique. La forge comporte un aspect cosmogonique et créateur, un aspect asurique et infernal, enfin un aspect initiatique. » (p.456) Je retiendrai aussi ces deux précisions : « En outre, le métal est extrait des entrailles de la terre ; la forge est en relation avec le feu souterrain ; les forgerons sont parfois des monstres, ou s’identifient aux gardiens des trésors cachés. Ils possèdent donc un aspect redoutable, proprement infernal ; leur activité s’apparente à la magie et à la sorcellerie. C’est pourquoi ils ont souvent été plus ou moins exclus de la société, et pourquoi en tout cas leur travail s’est généralement entouré de rites de purification, d’interdits sexuels, d’exorcismes. » (p.456) 11

GENEVOIX M. Vaincre à Olympie. Paris, Stock, 1977 (1924).

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« Dans l’ensemble, le forgeron apparaît comme un symbole du Démiurge. Mais s’il est capable de forger le cosmos, il n’est pas Dieu. Doué d’un pouvoir surhumain, il peut l’exercer et contre la divinité et contre les hommes ; il est redoutable, à ce titre, comme un mage satanique. » (p.457) Il est clair que la dimension satanique ou même celle de Dieu ne peuvent être retenues ici. Elles nous parlent d’une époque que nous connaissons mieux, mais qui ne correspond pas aux légendes anciennes. L’ambivalence du feu n’était certainement pas absente de la pensée de nos ancêtres. Je crois même qu’avant d’être domestiqué, le feu devait être une force naturelle effrayante. Le feu a devancé, et de loin, l’art des forgerons ! Le fait est que ce dernier, en apprenant à l’utiliser, a pu apparaître comme un dieu, ou un de ses représentants sur terre. On ne pouvait qu’avoir peur de lui et lui accorder des pouvoirs surnaturels. Il faut bien reconnaître que l’homme en soi, mais aussi son environnement proche, sa forge, ses outils, la transformation de la matière en armes ou objets utilitaires, donnaient à l’ensemble un air de magie, d’extraordinaire ou de démoniaque. On retrouve dans le forgeron un nouveau type de monstre, à la fois puissant pour dominer le feu de la terre, à la fois supérieur, et donc divin, pour en faire un outil de création ou de transformation. La mythologie nous parle surtout de bronze et c’est bien compréhensible puisque les mythes se situent avant que le fer ne le remplace. On parlera de portes de bronze pour enfermer les dieux indésirables dans le Tartare, on parlera d’armes de bronze pendant la guerre de Troie et il faut attendre Hésiode pour nous parler de la race de fer que nous pouvons associer aux invasions doriennes et à la fin de la civilisation mycénienne. N’entrons pas dans des détails techniques, mais soulignons seulement que tout ce qui est figuré sur le bouclier d’Achille se rapporte bien à un travail du cuivre plus que du fer. Héphaïstos est un dieu puissant, le fils de Zeus destiné à le seconder en contrôlant le feu souterrain que nous retrouvons chez Hésiode lorsque Zeus combat Typhon. Que le forgeron soit souvent une sorte de monstre, cela ne peut pas

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nous surprendre. Ce n’est pas son fils que Zeus jette hors de l’Olympe, c’est une partie de lui-même, celle qu’il ne veut pas garder en lui en devenant le modèle d’un roi par l’esprit, par le feu divin et non par le feu de la Terre. Comme le mythe de Prométhée a permis de séparer les deux mondes, Zeus se sépare de tout ce qui le dessert, mais peut aussi lui être utile. Il situe ailleurs ce qui ne doit pas demeurer près de lui, ou en lui. D’une certaine façon, Zeus épure peu à peu sa nature, sa personnalité. J’ai cité Perséphone, elle est l’exemple type d’une assistance réfléchie. Perséphone et Héphaïstos sont deux de ses enfants, et ils règneront loin du Ciel, mais ils y reviendront pour partager la vie des Olympiens lorsqu’ils seront devenus les responsables dont il a besoin loin de l’Olympe. Si je retiens cet effort d’épurement de la part de Zeus, c’est parce que la mythologie dans son ensemble, la Théogonie en particulier, nous fait comprendre que l’homme est double, corps et esprit, matière monstrueuse et ruse ou raison. Zeus est son propre forgeron dans cette action et son combat contre son fils n’est qu’un combat permettant de mettre fin à la domination de la matière sur l’esprit. Zeus, l’idée, jette hors de l’Olympe l’autre Zeus, la monstruosité matérielle, mais le dieu rusé sait très bien qu’il ne faut pas négliger cette force et préfère la domestiquer. N’oublions pas que les mythes sont pensés par des hommes et qu’ils ont un sens. Ce sens évolue de génération en génération, mais le squelette des légendes ne varie pas autant. Les héros ont acquis l’immortalité, du moins dans l’esprit des mortels. Ce qui change, fondamentalement, c’est l’avènement de la raison et nous devons comprendre que tout est imaginé pour que cette raison n’ait plus le moindre adversaire, qu’elle puisse régner en maître. Ce sera ainsi jusqu’à la fin d’un temps manifesté par les mythes. Ne nous cachons pas que les religions qui viendront prendre leur place ne feront que reformuler les mythes et garder la même démarche. On comprend mieux que ceux qui ont inventé Zeus et la raison, sa fille Athéna, aient pu inventer un monde soumis à l’intelligence telle qu’elle pouvait être conçue avant Platon. Hésiode nous en donne un premier exemple. Cela n’interdira pas aux mythes de perdurer et je le comprends d’autant mieux

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qu’ils n’étaient pas de simples histoires fantastiques ou merveilleuses. L’homme est et restera un composé de raison et d’intuition longtemps encore heureusement ce qui permet de penser que les mythes ne changeront éternellement que dans l’art de les conter. Mais revenons à la personnalité des forgerons. Certes, il n’y a plus de forgeron dans notre monde moderne comme il y en existait il y a seulement un siècle. La manipulation des outils entraînant une déformation des masses musculaires et une disproportion entre les deux côtés du corps, le faible usage des jambes par rapport aux bras, la présence du feu dans lequel il fallait maintenir le métal, comment le forgeron ne serait-il pas devenu un être déformé, disproportionné par rapport aux êtres ordinaires, sans compter les réactions de l’organisme aux alliages et aux poisons manipulés. Aujourd’hui encore, dans certaines peuplades, le plus important est probablement l’extraction du futur produit, le choix d’un lieu, l’art de construire le four indispensable pour engendrer l’alliage, le temps de la gestation finale, la destruction du four et la découverte d’un alliage utile… Tout cela nous le retrouvons encore chez les fondeurs de cloches dont on peut rester admiratif lorsqu’on sait que la cloche donnera un son précis et calculé à l’avance. Les temps ont changé, mais les anciens ont eu leurs forgerons, pour fabriquer des armes ou pour honorer les morts et les princes. Ils ont fondu le métal, ils l’ont martelé, ils l’ont ciselé et les objets retrouvés par les archéologues suffisent à montrer qu’ils étaient des artistes. Ce que nous ne devons pas oublier c’est que la mythologie est œuvre des hommes et que le choix d’un forgeron, fils de Zeus, n’est pas anodin. Zeus est bien le forgeron dont les hommes ont besoin, un forgeron qui peut ciseler le nouveau monde grâce à son intelligence supérieure. Ils veulent un Démiurge, mais ils savent que l’artiste doit être contrôlé, dominé par l’esprit s’ils veulent créer un monde de justice. Les monstres ont été renvoyés dans le Tartare et le plus sublime d’entre eux ne peut que se situer entre Terre et Ciel. Il ne peut être que le maître des Cyclopes et nous voyons, une fois de plus, comment Zeus en faisant des enfants

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fait main basse sur les forces les plus anciennes, les plus terrestres, les moins rusées aussi. Les Cyclopes n’ont pas attendu le règne de Zeus pour forger des armes puissantes et efficaces. Mais ils auraient pu les utiliser autrement qu’en les offrant à Zeus pour combattre ses ennemis, devenus les leurs par la même occasion. Encore une fois, notons que si opposition il y a, elle n’est que de principe. Le feu reste le feu et ne devient divin qu’en passant sous l’autorité de Zeus. Le combat de Zeus et de Typhon se fait avec le même feu et Zeus aurait bien pu perdre si Hermès n’avait pas retrouvé ses tendons pour permettre à Zeus de reprendre le combat. Les tendons que Typhon avait sectionnés et dérobés ne sont pas des tendons ordinaires, mais symbolisent le lien indispensable entre la force et la raison. En retrouvant ce lien Zeus peut opposer à Typhon un feu supérieur, un feu divin et le vaincre. Nous retrouvons un peu l’opposition entre un guerrier sans esprit comme Arès et une guerrière intelligente comme Athéna ! Zeus bénéficie du feu de la terre, mais il faut se méfier et contrôler ceux qui s’en sont servis les premiers. Ils ont prêté allégeance, mais rien n’interdit un complot et il y en aura de la part même de sa femme. Pour le moment, nous pouvons penser que les hommes ont compris que toute création devait être dominée intellectuellement, que l’esprit qui assurait le nouvel ordre devait garder le pouvoir. Zeus ne peut exercer ou manifester ce pouvoir qu’en se purifiant lui-même, en renvoyant vers la terre tout ce qui reste lié à la matière, à la monstruosité de la Terre. Le monstrueux n’est pas la matière elle-même, mais bien davantage son usage. Cette monstruosité nous renvoie à la boiterie. Une fois encore le Dictionnaire des Symboles semble influencé par une culture chrétienne, qu’il fasse référence à Apulée ou à la Bible. Il faut rester en amont d’un raisonnement qui n’était probablement qu’en train de naître. « Boiter est un signe de faiblesse, d’inachevé, de déséquilibre. Dans les mythes, légendes et contes, le héros boiteux suggère un cycle qui peut s’exprimer par la fin d’un

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voyage et en annoncer un nouveau. Le boiteux évoque le soleil déclinant, ou encore le soleil de la fin et du commencement de l’année. » (p.137) Si je retiens cette série de précisions, c’est pour en souligner les limites et les dangers d’interprétation. Je ne vois pas de héros suffisamment boiteux pour être pris comme exemple. Œdipe est considéré comme boiteux par Paul Diel, ce qui n’est pas dit dans le mythe. S’il a les talons percés, cela ne semble pas le faire boiter. Il est trop facile de traiter de boiteux celui qui semble se comporter comme le suggère une définition élevée au rang de certitude. Il n’y a pas un seul boiteux parmi les héros qui accompagnent Jason ! Le soleil boiterait-il en terminant sa course dans le ciel ? Que penser de la référence à Jacob qui ne peut être utilisée dans le cas d’Héphaïstos. Il n’a pas vu Dieu, il est fils de dieu, du plus grand des dieux de l’Olympe et c’est son père qui le repousse pour des raisons qui sont étroitement liées à sa mise en ordre du monde. « Héphaïstos est un dieu boiteux et difforme. Comme Jacob après sa lutte avec Yahvé, Héphaïstos est devenu boiteux après un combat avec Zeus pour défendre sa mère. Dans l’Olympe, il est le forgeron, le dieu du feu. Son infirmité n’estelle pas le signe qu’il a vu, lui aussi, quelque secret divin, quelque aspect caché de la divinité suprême, ce dont il demeure éternellement blessé ? Ce qu’il a vu, n’est-ce pas le secret du feu, le secret des métaux, qui peuvent être solides ou liquides, purs ou alliés et se transformer en armes, aussi bien qu’en socs ? Il a dû payer cette connaissance, ravie au ciel, de la perte de son intégrité physique. » (p.137) Et voilà comme on saute les siècles pour donner une explication qui semble devenir intemporelle ! Héphaïstos n’est pas Jacob. C’est oublier un peu vite qu’il est aussi un dieu, même s’il n’est pas le monarque des Olympiens. Il n’est pas un mortel, il n’est pas un héros, il est le fils d’Héra et de Zeus, ou d’Héra seule ! Je ne crois pas que l’on puisse dire que les forges d’Héphaïstos se trouvent dans l’Olympe. Elles sont plus

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souvent situées dans les entrailles de la terre, là où Thétis et Athéna viennent le trouver. Nous pourrions dire qu’elles sont sous la mer où pendant neuf ans il forge des bijoux ! Sa forge est étroitement liée à la terre aussi si l’on en juge par la naissance d’Érichthonios. Faut-il oublier la mésaventure de Tirésias rendu aveugle et non boiteux pour avoir découvert une vérité divine ? Il semble bien qu’une telle analyse pourrait se rapporter aux alchimistes, et cela demanderait d’autres explications, mais restons plus de mille ans avant l’ère chrétienne. Héphaïstos n’a rien à payer pour exercer le rôle de forgeron, car ce rôle est d’abord symbolique et s’il est boiteux, par opposition à son père Zeus, c’est pour bien montrer que la monstruosité matérielle de l’un ne se retrouve plus chez l’autre, qu’il existe deux façons de forger la vie. Le mythe ne fait que poursuivre la même direction en faveur de l’esprit et le fils de Zeus ne fait que contrôler tout ce qui provient de la matière, du feu terrestre. Non seulement il le contrôle, mais il le sculpte pour en faire des bijoux que seules les déesses peuvent porter. Ce qui caractérise le mieux le dieu boiteux c’est justement sa capacité à transformer une force brutale et préjudiciable au bonheur des hommes et des dieux en bijoux, en objets d’art. Comment ne pas faire référence aux cadeaux reçus par Harmonie : une robe tissée par les Charites et un collier en or offert par Héphaïstos, mais aussi à leur rôle dans la destruction de la ville de Thèbes ? Nous retrouvons peut-être la magie, mais ne fut-elle pas au cœur de la récupération de la Toison d’Or par Jason ? Comment ne pas réagir lorsque nous lisons cette affirmation ? « La claudication symbolise la marque au fer rouge de ceux qui ont approché la puissance et la gloire de la divinité suprême, mais l’incapacité de rivaliser avec le Tout Puissant. » (p.137) Confusion d’époques ! Nous pourrions imaginer que Zeus, le Tout Puissant, a jeté son fils du haut du Ciel en direction de la Terre pour qu’il enseigne aux hommes l’art d’utiliser le feu ? Est-ce lui qui lui inflige cette marque au fer

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rouge ? Restons sérieux ! Zeus ne punit pas son fils comme la légende voudrait nous le faire croire, de même qu’elle ne cesse de nous dire qu’Héra est jalouse. Il n’y a pas combat pour le pouvoir, mais pour défendre la gloire d’Héra et j’ai écrit ce que j’en pensais dans un livre que je lui ai consacré. Zeus envoie son fils d’urgence pour faire en sorte que le feu donné par les Cyclopes reste le sien propre, celui du commandement suprême, celui que tout le monde doit craindre : immortels et mortels réunis. Restons sur le plan de la symbolique d’il y a trois mille ans au moins. Ne donnons pas au passé des intentions qui sont les nôtres, ou qui sont d’un autre temps. Héphaïstos ne cherche pas à rivaliser avec son père, son père ne fait que distribuer les responsabilités, comme le ferait un président avec ses ministres. Il le fait autrement, et l’acte physique se rapporte à une époque où la monstruosité est encore visible au sein même des mortels. Zeus et Héra ont fait des enfants qui occupent des postes essentiels dans la vie des dieux et des hommes. Avec Arès, ils peuvent détruire ce qui doit disparaître, ils peuvent ciseler le monde à leur façon. Avec Héphaïstos, ils contrôlent les efforts de la matière pour reprendre de l’assurance et participer à la nouvelle construction : elle ne sera admise qu’en devenant divine au sens où les Olympiens l’entendent. C’est Ilithye qui permet à Héra de contrôler les naissances, donc le renouveau et Hébé ne peut intervenir que pour honorer les meilleurs des mortels, ceux qui ont dépassé l’initiation que Chiron s’efforce de leur apporter. On comprend déjà pourquoi Aphrodite qui n’est pas une fille d’Héra, mais de Dioné, vient seconder Arès plutôt qu’Héphaïstos, mais nous allons en parler maintenant. Ce que je retiendrai pour le moment, c’est que ce dieu boiteux pose problème aux aèdes de tous les temps parce qu’il semble justement hors du temps. Il est partout, à tout moment, et sa puissance n’est jamais mise en défaut. Qu’il soit ou non boiteux à sa naissance importe peu. Qu’il soit né forgeron ou le devienne également. Lorsqu’il reviendra dans l’Olympe, il le

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fera librement et même triomphalement, sans que ses parents n’aient à se prononcer alors qu’ils sont les rois de l’Olympe et que tout le monde, en principe, leur doit allégeance. Comment ne pas être au moins surpris par les différentes légendes ou même les analyses qui en seront faites a posteriori et qui en font un dieu secondaire, un dieu bouffon, un dieu ridiculisé, un dieu au physique ingrat, tout juste bon à obéir et à utiliser son art à la demande ? Pour éviter le piège des mots, il faut relire Mircea Eliade et plus particulièrement son livre Forgerons et Alchimistes. Je me contenterai ici de relever quelques propos significatifs. « En battant leurs enclumes, les forgerons imitent le geste exemplaire du Dieu fort, ils sont en effet ses auxiliaires… Postérieure à la poterie et à l’agriculture, la métallurgie s’encadre dans un univers spirituel où le Dieu céleste, encore présent pendant les phases ethnologiques de la cueillette et de la petite chasse, est définitivement évincé par le Dieu fort, le Mâle fécondateur, époux de la Grande Mère terrestre. » (p.24) N’oublions pas que tout ce qui se trouve dans le ventre de la Terre est vivant, en gestation. Eliade rappelle qu’un grand nombre de mythes font d’ailleurs sortir les premiers hommes de la Terre. Deucalion jetait les os de sa mère derrière son dos pour avoir des compagnons. Ce qu’Eliade s’efforce de nous montrer c’est que l’homme va tout faire pour reprendre à son compte ce que faisait la nature, peut-être plus lentement. La matière qui se trouve dans la Terre est considérée comme vivante, elle est son enfant. « L’artisan se substitue à la Terre-Mère pour accélérer et parfaire la croissance. Les fourneaux sont en quelque sorte une nouvelle matrice artificielle, où le minerai achève sa gestation. D’où le nombre infini de précautions, tabous et rituels qui accompagnent la fusion. » (p.48) « On devine dans cette haine contre le travail du forgeron la même attitude négative et pessimiste présente, par exemple, dans la théorie des Ages du monde, où l’âge du fer est considéré comme le plus tragique et à la foi le plus vil… L’âge du fer a été caractérisé par une succession interminable de

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guerres et de massacres, par l’esclavage en masse et par un appauvrissement presque général. » (p.56) Toutefois, le plus important reste que le forgeron est : « Celui qui fait des choses efficaces, celui qui sait, qui connaît le secret de les faire. » (p.86) Eliade, qui a étudié toutes les religions, souligne : « On a remarqué que dans la Grèce archaïque, certains groupes de personnages mythiques – Telchines, Caribes, Courètes,, Dactyles – constituent à la fois des confréries secrètes, en relation avec les mystères, et des guildes de travailleurs des métaux… Les Cabires comme les Courètes sont nommés : « maîtres des fourneaux », « puissants par le feu ». (p.56) Mais le plus intéressant est certainement cette remarque : « C’est surtout par le feu que l’on « change la nature », et il est significatif que la maîtrise du feu s’affirme aussi bien dans les progrès culturels tributaires de la métallurgie que dans les techniques psychophysiologiques qui fondent les plus anciennes magies et mystiques chamaniques connues. » (p.146) Héphaïstos est chargé de transformer la matière, de changer la nature du feu qui représente tout ce que la Terre renferme en gestation .Il est à l’origine du monde tel que Zeus l’envisage, mais surtout, il est celui qui dialogue aussi bien avec les dieux d’en haut que ceux d’en bas, il semble connaître la vie sous toutes ses formes et l’art de passer de l’une à l’autre. Dans sa forge qui est un lieu sacré, l’équivalent d’un temple, il est un immortel qui se comporte comme les mortels, qui travaille et donne naissance à de multiples objets et surtout, il n’est pas le gardien du feu, mais celui qui ose s’en servir. D’une certaine façon il est étroitement lié à Perséphone qui, elle aussi, est responsable des produits de la terre tant qu’ils ne sortent pas au jour. Plus que Poséidon, Hadès ou le Soleil, Héphaïstos et le premier assistant de Zeus, celui qui commande au feu, à la matière, à tout ce que la Terre peut produire et si la légende en fait un dieu boiteux c’est pour le distinguer de Zeus alors que le père et le fils agissent de concert. Le fils bloque toute velléité de

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changement à l’origine, car tout provient de la Terre et Zeus peut parfaire son œuvre sans craindre la moindre opposition. Avec son fils il verrouille à la fois tout ce qui pourrait provenir de l’Enfer, mais surtout du Tartare où se trouvent ses ennemis les plus irréductibles.

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HÉPHAÏSTOS ET APHRODITE

Pourquoi Héphaïstos a-t-il épousé Aphrodite ? N’est-ce pas une question qu’il faudrait se poser à partir du moment où l’on ne se contente pas d’un récit quel qu’il soit ? D’abord, qui était Aphrodite ? Nous avons commencé à étudier le personnage d’Héphaïstos, il faudrait maintenant étudier celui de sa femme puisque, selon la légende, Zeus aurait donné la fille qu’il avait mise au monde avec Dioné à son boiteux de fils. Bien entendu il s’agit de précisions mythiques et si nous suivons le récit légendaire il est dit seulement qu’ils sont mariés ! Quand, comment, devant qui, rien ne semble précisé alors que d’autres mariages sont célébrés en grande pompe comme celui de Cadmos et d’Harmonie par exemple. Ce silence a-t-il un sens ? Dioné était une déesse de première génération. Elle passe souvent pour être la sœur de Rhéa, de Thétis et de Thémis, autrement dit une Titanide, fille de Gaia et d’Ouranos. Elle passe aussi pour être une fille d’Océanos et de Téthys ou encore d’Atlas. Cela ne semble pas très important à ce stade de l’observation du mythe. Mariée avec Tantale elle aurait eu comme enfants Niobé et Pélops et avec Zeus elle aurait eu Aphrodite. Les rapports frères sœurs ou autres n’ont aucune importance en mythologie et rien ne doit nous surprendre. Dioné passe parfois pour une Titanide, ou bien pour une

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Océanide, elle est dite également fille d’Atlas, le plus important étant que Zeus en fasse sa concubine et lui donne un enfant. J’ai déjà souligné que le personnage de Zeus était accompagné d’un ensemble d’actions stratégiques lui permettant d’assurer le changement du monde, le passage du Chaos à l’ordre tel qu’il voulait l’imposer. Bien entendu, il s’agit davantage des intentions humaines qui ont donné naissance aux différents mythes. Mais ce que nous pouvons constater, en lisant la Théogonie d’Hésiode, c’est que les déesses de première génération, incontrôlables par Zeus, le deviennent en naissant une seconde fois, Zeus étant alors considéré comme leur père, ce qui prend alors une valeur symbolique. Le cas le plus important est peut-être celui des Moires. Sont-elles les filles de la Nuit ou bien les filles de Zeus et de Thémis ? La différence n’est pas minime puisque les Moires tissent le destin de chacun des hommes et que dans un cas ce destin échappe totalement à l’autorité de Zeus, dans le second il peut le contrôler grâce à ses filles. Nous retrouvons l’opposition entre dieux de première génération et dieux de seconde génération, mais surtout, Hésiode nous livre l’astuce poétique et idéologique qui lui permet de donner à Zeus un pouvoir qu’il n’avait pas. Comme je l’ai déjà évoqué, Zeus a trouvé là le moyen de garder le pouvoir en devenant le père de toutes les règles qu’il impose au nouveau monde, celui qui se développe après le mythe de Prométhée. Sorte de tyran paternel, il dicte ses lois en plaçant ses enfants là où l’ordre demande le plus de surveillance. Ce sera le cas d’Apollon à Delphes par exemple. En ce qui concerne Aphrodite, il est évident, les légendes le montrent, qu’il existe deux déesses aux fonctions apparemment semblables et cependant très différentes. L’une est une déesse de première génération et nous pouvons considérer qu’Ouranos est son père tandis que la Mer est sa mère, l’autre serait bien la fille de Zeus et de Dioné, mais serait davantage une déesse de seconde génération à cause de son père. Faut-il rappeler que les dieux de première génération sont des monstres à la différence des seconds ? Le seul fait d’associer la monstruosité à cette première Aphrodite devrait

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nous interpeler sur le sens du mot et sa dimension symbolique dans la mythologie. La première serait apparue au moment de la castration d’Ouranos. Tandis que les gouttes de sang tombaient de la blessure sur la Terre pour enfanter les Érinyes, les Géants et les Nymphes des frênes, Cronos avait jeté derrière lui les testicules de son père et ils étaient tombés dans la Mer. Leur rencontre avec la Mer avait engendré la déesse née de l’écume de la mer ou des vagues et les Zéphyrs avaient porté la déesse jusque sur la côte de Chypre où les Saisons, ou les Heures, sœurs des Moires, l’avaient habillée et parée avant de la conduire vers les autres dieux. Nous voyons clairement la différence, mais peuton discerner des fonctions particulières ? Pour ma part, j’associerais volontiers la première Aphrodite au premier Éros, né du Chaos comme Gaia. Éros et Aphrodite sont alors nécessaires pour que les enfants de Gaia puissent naître, du moins virtuellement puisque tout se passe dans la Nuit, dans l’inobservable. Nous sommes devant une sorte d’amour pur, tel qu’il peut correspondre à l’existence des dieux, et ce qui peut nous surprendre c’est l’image qu’Hésiode donne de ce dieu dans la Théogonie. « Et Éros, celui qui est le plus beau d’entre les dieux immortels / (il est l’Amour qui rompt les membres) et qui, de tous les dieux et de tous les humains, / dompte, au fond des poitrines, l’esprit et le sage vouloir.12 » Déjà nous pouvons noter une sorte de contradiction entre le fait que cet Éros émerge du Chaos bien avant que les humains existent, puisque Cronos a créé les premiers hommes. Ensuite, Hésiode attribue à cette divinité invisible, de première génération, des capacités, peut-être même des fonctions, qui se rapportent à l’esprit bien plus qu’à la matière. Cette séparation chez les dieux et les humains de deux éléments qui vont s’opposer tout au long des guerres de succession nous trompe. Il y a là une orientation du lecteur qui peut surprendre, Hésiode devant confondre ce premier Éros avec le fils d’Arès et de la

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HÉSIODE Théogonie. Traduction Annie Bonnafé. Précédé d’un essai de Jean Pierre Vernant. Paris, Flammarion, 1993, p.65.

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fille de Zeus. Est-ce une erreur volontaire ? Il faudrait en chercher la signification ! Au moment où la castration a lieu, les hommes n’existent pas, Cronos n’a pas encore pris le pouvoir. La séparation voulue par Zeus entre les dieux et les hommes n’est pas encore précisée comme elle le sera après le sacrifice de Prométhée. Certes, Hésiode ne tient pas compte de la chronologie qui n’existe pas comme elle existe de nos jours, mais connaissant la stratégie de Zeus, il est permis de penser qu’Hésiode, qui plaide en faveur du tyran céleste, perçoit Éros comme s’il était un dieu de seconde génération. Nous pouvons dire qu’il existe deux Éros et deux Aphrodite, un premier couple pour les divinités de première génération, un second couple pour les dieux de seconde génération et les mortels À cela, rien de bien surprenant puisque c’est Hésiode qui l’écrit et le pense à partir de ses propres préoccupations. Le vocabulaire suffirait à distinguer les deux déesses et à mettre certainement des millénaires entre les deux naissances. Une fois encore Zeus avait ses raisons et la fonction primordiale de sa fille, comme le dira Platon, n’est pas d’engendrer l’amour pur, mais essentiellement le désir13. Nous pouvons dire que la confirmation nous est donnée par le rôle que joue Aphrodite, fille de Zeus, dans le jugement de Pâris qui conduit à la guerre de Troie. C’est Aphrodite qui pousse Pâris à enlever Hélène, une autre fille de Zeus, et conduit les nobles Achéens à se regrouper pour l’honneur de Ménélas, surtout pour tenter de devenir immortels dans des combats prisés par Zeus qui les regarde du haut de l’Ida. La fille 13

Platon commence par dire que s’il existe deux Aphrodite, il existe automatiquement deux Éros puisqu’ils sont étroitement liés. Il nomme céleste la fille d’Ouranos et populaire celle de Zeus avant d’ajouter que l’Éros qui sert la première est aussi céleste, l’autre étant populaire. Si l’amour de l’Éros céleste s’adresse aux âmes, celui du second s’adresse aux corps. Hésiode ne semble pas faire les nuances qui devraient pourtant exister puisqu’il soutient Zeus dans sa mise en ordre du monde.

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de Zeus est donc, pour son père, une intermédiaire entre les dieux et les hommes, elle a une mission bien définie et qui diffère clairement de celle d’Héra ou d’Athéna comme le souligne la légende du jugement de Pâris. Cela n’en fait pas pour autant une Aphrodite populaire au sens de Platon. Il n’est pas inintéressant de rappeler cette légende dont les origines sont lointaines et remontent à un amour impossible de Zeus. Zeus et Poséidon aimaient Thétis, mais un oracle de Thémis leur avait appris que l’enfant qui naîtrait de Thétis serait plus puissant que son père. Les deux frères en avaient déduit qu’il valait mieux éviter de l’épouser et qu’il était préférable de la donner à un mortel. Chiron aurait alors encouragé ce mortel à épouser Thétis et ce mortel était l’un de ses élèves à savoir Pélée. Les dieux avaient alors été invités à ces noces sauf une déesse Éris, autrement dit la Discorde. En colère, elle aurait alors jeté une pomme d’or entre Héra, Athéna et Aphrodite en disant qu’elle appartiendrait à la plus belle. Bien entendu, aucun dieu ne voulait porter un tel jugement et finalement Zeus avait eu l’idée de le faire donner par un mortel et Hermès avait été chargé d’amener les trois déesses devant Pâris. Lorsque nous détaillons la légende, nous comprenons qu’il ne s’agissait pas d’une beauté ordinaire. Les trois déesses étaient belles et Pâris dut les départager non pas à partir de leur beauté, mais à partir de propositions qui pourraient nous surprendre. Héra lui avait offert de régner sur l’Asie toute entière, Athéna la sagesse et la victoire dans tous ses combats, Aphrodite avait promis l’amour d’Hélène, la fille de Zeus. Il n’est pas nécessaire d’aller plus loin pour comprendre qu’une fois encore Zeus avait organisé l’enchaînement des faits. Pâris ne pouvait pas éviter de choisir l’amour d’Hélène, pas plus que Zeus ne put éviter de faire l’amour à Héra, en plein jour sur l’Ida. Quel rapport me direz-vous ? Il faut lire Homère à ce propos. Héra montre ici qu’elle sait utiliser la ruse y compris au sein des divinités. Pour arriver à tromper Zeus, elle a besoin d’Aphrodite, du moins de sa magie et elle va la trouver avant d’aller voir le Sommeil qui prolongera l’aide quelle veut apporter aux Achéens, sans connaître, lui aussi les intentions d’Héra.

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« "Héra, déesse auguste, fille du grand Cronos, dis-moi ce que tu as en tête. Mon cœur me pousse à faire ce que tu me demandes, si c’est chose que je puisse faire et qui se soit faite déjà. " L’auguste Héra alors perfidement lui dit : " Et bien ! donne-moi donc la tendresse, le désir, par lesquels tu domptes à la fois tous les dieux immortels et tous les mortels. Je m’en vais, aux confins de la terre féconde, visiter Océan, le père des dieux, et Téthys, leur mère. Ce sont eux qui, dans leur demeure, m’ont nourrie et élevée, du jour où ils m’avaient reçue des mains de Rhéa, dans les temps où Zeus à la grande voix avait mis Cronos sous la terre et la mer infinie. Je vais les visiter et mettre fin à leurs querelles obstinées… " Aphrodite veut répondre agréablement à Héra. Elle dit et de son sein elle détache alors le ruban brodé, aux désirs variés, où résident tous les charmes. Là sont tendresse, désir, entretien amoureux aux propos séducteurs qui trompent le cœur des plus sages. Elle le met aux mains d’Héra et lui dit, en l’appelant de tous les noms : "Tiens ! mets-moi ce ruban dans le pli de ta robe. Tout figure dans ses desseins variés. Je te le dis tu ne reviendras pas sans avoir achevé ce dont tu as telle envie dans le cœur. " » (p.293) Aphrodite, fille de Zeus est bien celle qui fait perdre la raison et Pâris ne pouvait que subir son charme. Sur le point particulier de la magie, je pourrais renvoyer le lecteur à la légende des Argonautes et au rôle joué par Médée à la demande d’Héra. N’oublions pas que Jason est aussi un guérisseur formé par Chiron et le guérisseur à cette époque est aussi un magicien. Hélène ne peut être confondue avec Pandore, elle aussi voulue par Zeus, mais qui n’est qu’une copie des plus belles déesses réalisée par Héphaïstos. Le travail du dieu boiteux peut être sublime, il reste une copie et, qui plus est, Hermès a mis dans le cœur de Pandore le mensonge et la fourberie. Aucune comparaison n’est possible entre cette première femme et la fille de Zeus qui sera à l’origine de la guerre de Troie.

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L’amour qu’elle suggère n’est pas un amour vulgaire. Elle ne correspond pas à la critique d’Hésiode et n’a rien à voir avec les femmes à la croupe aguicheuse. Nous pouvons dire, au contraire, qu’elle conduit les hommes à se dépasser, à braver la mort pour obtenir la gloire et l’immortalité. Zeus a placé Pandore près des hommes pour les enchaîner au travail, il a placé Hélène près des héros pour leur faire aimer la victoire même au prix de leur mort. Sur ce point particulier nous pouvons dire qu’Aphrodite seconde Héra. D’ailleurs, lorsqu’Aphrodite prend Arès pour amant, le symbole de cette union saute aux yeux. L’amour ne peut être uni à la guerre que si la guerre détruit ce qu’il y a de mauvais dans l’homme, ce qu’il y a de monstrueux et lui interdit de devenir immortel. Si Aphrodite n’a pas d’enfants avec Héphaïstos, elle en a avec Arès. Comme par hasard, nous retrouvons un autre Éros, fils d’Arès et d’Aphrodite. Il est peu probable que cet Éros soit responsable de la cohésion du monde, par contre il peut être celui de la continuité des espèces, plus particulièrement des hommes. Il est celui qui fait perdre la sagesse et rompt les membres comme le rappelle Hésiode. Éros se trouve associé à Antéros, mais aussi à Déimos et Phobos, autrement dit la Haine, ou le contraire de l’amour, la Terreur et la Crainte. Il suffit de lire l’Iliade pour voir les héros subir l’influence des enfants d’Arès et celle d’Aphrodite. Je crois que nous pouvons avancer que l’association entre Aphrodite et Arès n’est pas gratuite. Elle n’est pas qu’une rencontre amoureuse, elle a un sens symbolique en rapport avec la guerre et probablement la mort, avec l’immortalité bien entendu. Une telle union ne pouvait se concevoir qu’en marge de l’union entre Aphrodite et Héphaïstos. Le dernier construit l’avenir, le monde idéal voulu par Zeus, le couple Arès Aphrodite détruit tout ce qui doit disparaitre et se trouve dans la monstruosité de la matière. Il n’est pas question de supprimer la matière, l’esprit ne peut exister sans un support matériel, mais il faut que la matière s’anoblisse, subisse l’art du forgeron. Ensemble, ils œuvrent pour que les héros deviennent immortels.

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Il est assez surprenant, au premier degré, de voir Arès et Aphrodite donner naissance à Harmonie. Les légendes diffèrent, mais c’est bien elle qui devient la femme de Cadmos et ce mariage va conduire à deux guerres où des héros vont en découdre devant les dieux qui les jugent. Hésiode le dit bien, la quatrième race, celle des demi-dieux, s’éteindra devant Thèbes et devant Troie. Les légendes diffèrent quant aux provenances des cadeaux. L’une d’entre elles dit que la robe avaient été faite par Héphaïstos et Athéna, puis enduite d’un poison destiné à provoquer la destruction de la descendance d’Harmonie. Chacun devait avoir une bonne raison pour se venger de la fille d’Arès : Héphaïstos, on le comprend, Athéna probablement à cause du jugement de Pâris. Nous avons là un de ces efforts pour relier les légendes entre elles, mais le plus important dans les légendes qui nous parlent d’eux reste que la fille de Zeus était mariée à Héphaïstos, du moins que Zeus avait marié son fils à l’une de ses filles ! D’autres légendes disent que les Charites avaient tissé la robe d’Harmonie et il est difficile d’imaginer une quelconque mésentente entre les Charites et Harmonie. D’autres encore disent que le collier avait été offert par Cadmos qui le tenait de Zeus ou encore d’Europe. Les légendes s’efforcent d’établir des liens entre les personnages et les faits, mais ce qui compte le plus est certainement ce qui n’est pas précisé immédiatement et apparaît au fur et à mesure des péripéties qui peuvent atteindre plusieurs générations. En fait, ce qu’il faut retenir ici, dans les légendes qui concernent Aphrodite et Arès, c’est leur association. Elle permet de saisir le rôle de l’amour lorsqu’il devient un assistant dans la lutte contre la monstruosité de la vie, ou sa dimension matérielle. D’une certaine façon on peut dire qu’Aphrodite est la parèdre d’Arès. Si l’on admet qu’elle pousse Héphaïstos à aimer Athéna nous pouvons ajouter qu’elle intervient de façon complémentaire. Elle assure la destruction de ce qui s’oppose à la raison et provoque le besoin de devenir pur esprit. Sur ce point le poème d’Hésiode n’est pas très explicite, même symboliquement. Une fois encore, le Dictionnaire des Symboles semble suivre la morale la plus ordinaire. Aphrodite qui représente « les

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forces irrépressibles de la fécondité » (p.55) n’en représente pas les fruits, mais le désir passionnel qui les précède. Nous retrouvons l’analyse de Paul Diel, souvent cité : « Sur le plan plus élevé du psychisme humain, où l’amour se complète de la liaison d’âme, dont le symbole est l’épouse de Zeus, Héra, le symbole d’Aphrodite exprimera la perversion sexuelle, car l’acte de fécondation ne peut être cherché qu’en fonction de la prime de jouissance que la nature y attache. Le besoin naturel s’exerce alors perversement. » (p.55) Permettez-moi de ne pas adhérer à cette analyse qui dépasse et même oublie les légendes au point de fabriquer un mythe nouveau. Quand donc Aphrodite éprouve-t-elle de la jouissance avec Arès ? Aucune légende ne le fait supposer. En éprouve-t-elle avec Hermès lorsqu’elle donne naissance à Hermaphrodite ? Pourtant le mythe est limpide. Hermaphrodite ne demande-t-il pas que tout humain éprouvant un amour aussi sublime perde sa virilité ? Le bassement matériel attribué ordinairement à la déesse n’est finalement qu’une image qui néglige ses actions essentielles. Elle n’humanise pas l’amour, elle se sert de l’amour le plus naturel qui soit pour faire sortir les hommes de leur matérialité, les conduire le plus loin possible dans la recherche de l’immortalité. En revenant vers Héraclès, nous pouvons saisir son influence tout au long de la vie du héros. Héraclès meurt à cause du désir auquel il n’a pas su mettre un terme en luttant contre l’Hydre de Lerne. Mais ne peut-on pas dire que c’est le désir qui le tient en haleine, qui le pousse sur le chemin des épreuves initiatiques ? Lorsque l’on dit qu’Aphrodite est responsable de l’amour de Phèdre qui conduit à la mort d’Hippolyte, le fils de Thésée, ne peut-on pas voir dans la légende une dernière épreuve pour le héros qui loin de la maîtriser la subit ? Je suis de plus en plus persuadé que l’inventaire superficiel des mythes nous conduit à justifier nos préoccupations les plus mondaines, mais ne nous apprend pas à comprendre ce que des hommes d’un autre temps cherchaient en associant ou en opposant des valeurs préalablement divinisées. Les dieux ne sont rien si ce n’est une présentation

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idéalisée des hommes supérieurs et de leurs préoccupations existentielles. Nos ancêtres n’ont pas attendu la psychanalyse pour se servir d’un inconscient et ne se sont pas donné des dieux et des déesses pour justifier leurs exactions ! Aphrodite était mariée avec Héphaïstos et faisait l’amour avec d’autres dieux, mais ne sommes-nous pas enfermés dans l’image du mariage tel que nous le vivons aujourd’hui ? N’oublions pas la dimension symbolique donnée par l’association divine. Chaque nouvelle association d’Aphrodite a un sens et ne saurait être la preuve contraire des autres sens. Il n’y a pas d’opposition entre les amours d’Aphrodite avec Arès, avec Hermès, avec Adonis, avec Anchise ! Il faut éviter de voir derrière chacun d’eux l’ombre d’Héphaïstos. Il n’est pas plus jaloux que ne l’était Héra. Que dirions-nous alors des autres femmes, mortelles et immortelles, Sémélé, grâce à son fils, rejoindra les déesses, qui avant ou après le mariage officiel d’Héra et de Zeus, cohabitent dans l’Olympe ? Les mythes pourraient nous faire croire qu’Aphrodite ne pense qu’à faire l’amour, mais si elle se donne souvent ne le fait-elle pas comme son père ou à la demande de son père pour mettre de l’ordre ? N’est-il pas surprenant que dans le cas d’Adonis nous retrouvions un peu la même situation qu’avec Perséphone ? Essayons de comprendre la légende d’Adonis. À l’origine nous apprenons que Myrrha, également appelée Smyrna, avait provoqué la colère d’Aphrodite et que cette dernière avait conduit Myrrha à désirer s’unir à son père. Pendant douze nuits ils s’étaient unis, mais la douzième Théias, alors roi de Syrie, s’était aperçu de ce qu’il faisait et avait poursuivi Myrrha avec son couteau pour la tuer. Myrrha avait alors imploré les dieux pour la protéger et ils l’avaient transformée en arbre, l’arbre à myrrhe. C’est de cet arbre que serait sorti dix mois plus tard Adonis. Aphrodite touchée par la beauté de l’enfant l’aurait confié à Perséphone pour qu’elle l’élève. Mais Perséphone s’éprit d’Adonis et ne voulut pas le rendre à Aphrodite Une fois de plus Zeus fut obligé d’intervenir en proposant qu’Adonis passerait un tiers de l’année chez

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Aphrodite, un tiers chez Perséphone et le troisième tiers où il voudrait. Adonis choisit de vivre deux tiers de l’année avec Aphrodite. Ce qui est plus difficile à comprendre c’est la suite de la légende et l’intervention d’Artémis qui aurait envoyé un sanglier qui aurait blessé mortellement Adonis au cours d’une chasse. Pierre Grimal nous dit que la légende s’est enrichie progressivement en essayant d’apporter des précisions sur la colère d’Aphrodite et sur celle d’Artémis. Retenons que la mère de Myrrha se serait vantée d’avoir une fille plus belle que la déesse. Il est dit aussi que ce serait elle qui aurait changé Myrrha en arbre lorsqu’elle s’était réfugiée honteuse dans la D’autres légendes parlent du sanglier autrement en précisant que ce serait lui qui aurait fendu l’écorce de l’arbre pour en faire sortir Adonis. Il n’est pas possible d’éviter une comparaison avec le mythe de Perséphone et l’alternance de vie entre l’Enfer et l’Olympe. Nous retrouvons, comme le dit Pierre Grimal le symbole du mystère de la végétation. Toutefois, je crois que nous pouvons aller plus loin dans l’interprétation du mythe. Comme je l’ai rappelé en travaillant sur Ulysse, le sanglier n’est pas n’importe quel animal : il figure l’autorité spirituelle. Autrement dit, que ce soit lui qui ait fendu l’écorce de l’arbre dans lequel se trouvait Adonis, ou que ce soit Arès ou encore Apollon qui aient envoyé le sanglier le blesser à mort, ce qu’il est possible de dire, en commençant par la fin de la légende, c’est qu’Adonis devient immortel en mourant. La conclusion reste la même si l’on admet que c’est Artémis qui lui envoie une de ses flèche qui ont le même pouvoir de transformation. Rappelons que c’est aussi Artémis qui tue Ariane avant qu’elle ne devienne l’épouse de Dionysos. Que dire du nombre dix ? Il représente symboliquement une totalité, une fin, un retour à l’unité autrement dit un retour vers l’Olympe. La gestation d’Adonis confirme ma conclusion. Reste à comprendre pourquoi Aphrodite pousse Myrrha à aimer ainsi son père. Son père qui est aussi un roi met au monde un enfant après douze nuits d’amour. Or le douze est un nombre qui représente un accomplissement, l’achèvement d’un

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cycle. Le douze signifie une fin ou la mort suivie d’une renaissance. C’est bien la douzième nuit que le roi comprend ce qu’il fait, ce qui pour lui se limite à un inceste. Or cet inceste est voulu par les dieux, du moins par Aphrodite et il faut douter de l’idée de vengeance de sa part. Faut-il négliger le fait qu’un roi est ordinairement un intermédiaire entre les hommes et les dieux, nous pourrions dire une colonne au sens symbolique du terme ? Il semble que la légende nous conduise vers une conclusion spirituelle bien plus qu’anecdotique ou merveilleuse. L’enfant est le prolongement du père, du roi, et ce prolongement est mis en gestation dans un arbre, autrement dit la nature, le lieu originel de la vie. Lorsqu’il sort de la matière, consacré par le sanglier qui le délivre ou le blesse, il devient un élu des dieux, un immortel. Cela permet d’affirmer qu’Aphrodite, fille de Zeus, a pour fonction, comme Héra, de conduire les enfants des hommes vers l’Olympe. Seul le comment peut changer, le but de l’action reste le même. En admettant que ce soit Arès qui ait envoyé le sanglier au cours d’une chasse, la conclusion reste identique, Arès et Aphrodite étant associés pour détruire l’ancien et révéler le nouveau. Le mythe d’Adonis est donc aussi un mythe qui traite de la transcendance. En ce qui concerne Anchise, il faut surtout considérer la naissance d’Enée et son futur rôle de guide pour les Troyens, de roi bien entendu, mais aussi de héros et de vaillant guerrier, le plus courageux après Hector. Si l’on en croit la légende c’est bien Aphrodite qui le voyant garder ses troupeaux sur l’Ida s’éprit de lui et lui donna un fils. D’abord sous une fausse identité, comme le font souvent les dieux qui voyagent chez les mortels, Aphrodite ne prévint Anchise que plus tard et lui prédit que son fils règnerait sur Troie. Mais Anchise devait garder son existence secrète pour éviter la colère de Zeus. Un jour où il avait trop bu de vin Anchise se vanta de cette union particulière. Zeus l’aurait alors rendu boiteux ou aveugle. Nous retrouvons bien ici la boiterie sous forme de punition, ou l’aveuglement subi par Tirésias. Disons seulement

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qu’Anchise n’était pas réellement puni, mais gratifié d’un statut qui en faisait un devin ou un sage conscient d’avoir pu transcender sa vie de mortel en adorant la fille de Zeus. Homère, dans l’Iliade, montre comment Énée reste sous la protection de sa mère ou même d’Apollon. Lorsque Diomède engage le combat contre lui et le blesse, Aphrodite accourt pour le protéger. Lorsqu’Énée combat contre Diomède Homère le compare à un lion, mais c’est Diomède qui le terrasse à l’aide d’une énorme pierre. Le poète ajoute alors : « Il eut péri alors, Énée, protecteur de son peuple, si la fille de Zeus ne l’eût vu de son œil perçant, Aphrodite, sa mère, qui jadis l’avait conçu aux bras du bouvier Anchise. Autour de son fils elle épand ses bras blancs ; devant lui, elle déploie un pan de sa robe éclatante, pour le préserver des traits : elle redoute tant qu’un Danéen aux prompts coursiers ne lui vienne enfoncer le bronze en la poitrine et lui ravir la vie. » (p.118) Mais Diomède sait qu’Athéna le protège. Elle lui a conseillé de ne point se battre contre les immortels, sauf Aphrodite si elle entrait dans la bataille. Diomède fera couler son sang immortel en la blessant au bras et c’est Iris qui la conduit aussitôt près des dieux. Après avoir été consolée par sa mère, Zeus lui dira simplement : « Ce n’est pas à toi, ma fille, qu’ont été données les œuvres de guerre. Consacre-toi, pour ta part, aux douces œuvres d’hyménée. À toutes celles-là Athéna et l’ardent Arès veilleront. » (p.121) Nous retrouvons chez Homère cette notion de partage des tâches ou de responsabilités chez les dieux, mais Homère reste sur le plan du récit épique. Chaque divinité s’efforce de soustraire à la mort le mortel qui lui est cher, Arès pour sa part perdra un de ses fils. Si le dieu boiteux n’a pas d’enfant avec la déesse que Zeus semble lui avoir imposé, il n’est pas sans descendance. On lui donne comme enfant un sculpteur légendaire Ardalos ou un Argonaute Palaemon, mais sans indiquer quelle serait leur mère. Par contre, l’enfant qui naîtra à la suite d’une rencontre

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plus que surprenante entre Athéna et lui est assez symbolique pour que nous nous y attardions. Que s’est-il passé ? Héphaïstos avait reçu la visite d’Athéna dans son atelier alors qu’elle venait lui commander des armes. Athéna, bien que vierge guerrière, n’était pas sans beauté et le jugement de Pâris le rappelle. Le dieu boiteux n’était pas un eunuque non plus et il sentit monter en lui le désir de l’aimer. De mauvaises langues pourraient ajouter qu’Aphrodite avait probablement provoqué ce désir comme pour Phèdre vis-à-vis d’Hippolyte ! Héphaïstos chercha donc à aimer Athéna qui s’enfuit, mais le dieu boiteux, qui ne boitait pas tant que cela semble-t-il, la rattrapa. Dans l’étreinte qui suivit, Athéna continuant à refuser ce rapport imprévu, le sperme d’Héphaïstos se répandit sur la jambe de la déesse. Athéna aurait alors essuyé sa jambe avec de la laine avant de la jeter par terre. Nous pourrions être surpris en lisant la suite du récit, tel que le propose Pierre Grimal dans son Dictionnaire de mythologie grecque et romaine : « Ainsi fécondée, la Terre produisit un enfant, qu’Athéna recueillit, et qu’elle appela Érichthonios. » (p.145) La suite de la légende nous permet de préciser la dimension symbolique du mythe. Athéna, à l’insu des dieux, aurait alors enfermé le jeune enfant dans une corbeille et l’aurait confiée à l’une des filles de Cécrops, ou à ses trois filles. Curieuses, elles avaient voulu voir ce qu’il y avait dans la corbeille et découvert l’enfant gardé par un serpent ce qui les avait rendues folles. Il faut savoir que Cécrops était le premier roi mythique de l’Attique et possédait une double nature : le haut du corps étant celui d’un homme, le bas celui d’un serpent ce qui rappelait qu’il était le fils de la Terre. D’autres légendes disent que le petit Érichthonios, lorsque les filles de Cécrops avaient ouvert la corbeille, s’était enfui sous la forme d’un serpent et s’était réfugié derrière le bouclier d’Athéna sur l’Acropole. Athéna aurait élevé l’enfant dans l’enceinte de son temple jusqu’au jour où Cécrops lui aurait confié le pouvoir à Athènes.

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Ce mythe, qui se rapporte à Athéna, nous rappelle celui des amours de Zeus et de Perséphone, Zeus s’étant transformé en serpent pour donner naissance à Zagreus. Le serpent, il faut le souligner, rappelle les origines chtoniennes de la vie et, sans faire référence à Jung parlant de psyché inférieure, nous pouvons ajouter que l’homme reste un mélange de Terre et de Ciel ce qui permet de dire qu’il a du serpent en lui. Ici nous ne sommes pas avec des hommes, mais avec des dieux et non des moindres. Il est donc tout à fait compréhensible qu’Érichthonios soit un enfant de la Terre et d’Héphaïstos. Mais alors, pourquoi Athéna veut-elle garder l’enfant et pourquoi le confie-t-elle aux filles de Cécrops dont elle ne peut ignorer les origines ? Elle sait qu’il est l’enfant du dieu boiteux et ce n’est pas le désir qui la pousse à agir de la sorte. Après avoir refusé l’étreinte du forgeron céleste, pourquoi élève-t-elle cet enfant ? Érichthonios de par sa naissance pourrait être considéré comme un enfant de Gaia et nous pourrions dire qu’Héphaïstos est alors devenu l’époux de la Terre. En faisant son éducation, Athéna agit vis-àvis du fils comme Téthys l’avaient fait pour le père lorsque Zeus l’avait jeté hors de l’Olympe. Ici aussi nous sommes loin de l’Olympe, nous sommes sur terre pour la conception de l’enfant-serpent, nous sommes ensuite à Athènes, sur l’Acropole, dans le temple d’Athéna pour son éducation. Érichthonios est donc initié par Athéna elle-même. En tant que fils du dieu boiteux, il est son prolongement symbolique et nous pouvons penser que cet enfant, instruit par la déesse qui personnifie la raison, représente la transformation du père en dieu véritable, en divinité olympienne. Le fils, qui n’est qu’une formulation mythique de la métamorphose divine, nous fait prévoir d’une certaine façon le retour d’Héphaïstos auprès des autres dieux. Ce retour sera présenté autrement, mais nous sommes toujours devant la même réalité, les dieux de l’Olympe ont abandonné ce qu’il y avait de serpent en eux, ce qui était chtonien et ne sont plus qu’esprit. Le mythe de Dionysos illustre pareillement le changement, mais il semble que Dionysos préférait rester parmi les hommes. Ne dit-on pas aussi que les forges d’Héphaïstos étaient en Sicile ?

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Cette partie du mythe nous éloigne d’un grand nombre de descriptions sataniques ou seulement négatives et nous comprenons de mieux en mieux que Zeus ait souhaité utiliser son fils pour contrôler le feu de la Terre. Non seulement il l’a précipité sur Terre et l’a rendu boiteux, ou forgeron, ou maître du feu, mais il a provoqué la naissance d’Érichthonios en envoyant Athéna dans sa forge. Athéna était probablement la seule à pouvoir résister à l’assaut affectif du forgeron, mais elle était aussi la mieux placée pour lui donner la raison dont il avait besoin pour revenir dans l’Olympe. Héphaïstos n’avait pas eu à subir la loi du Styx, son père l’avait jeté hors de l’Olympe, mais il avait tout prévu, comme d’habitude. En réalité les poètes avaient trouvé bon qu’Héphaïstos remonte vers les siens, enrichis d’un savoir que Téthys lui avait donné sous la Mer et enrichi d’un savoir encore plus divin qu’Athéna lui avait donné sur l’Acropole. Pour aller plus loin dans l’analyse de la situation, nous pouvons penser que la visite d’Athéna à Héphaïstos se placerait avant le mariage du dieu boiteux et d’Aphrodite. Héphaïstos aurait donc été l’époux de Gaia avant d’être celui de la fille de Zeus. Mais tout effort logique ou chronologique est très fragile et relève de ma pure imagination. Entre la castration d’Ouranos et la prise de pouvoir par Zeus, il se passe des myriades d’années et l’immortalité des dieux ne facilite rien. Nous sentons bien que la première Aphrodite voit le jour en tombant dans la mer et nous avons vu ce que la mer représente avec la terre, les deux offrant à Zeus tout ce qui peut lui être utile à sa mise en ordre du monde. Elle sort de la Nuit ce qui n’est pas le cas de la fille de Zeus. Héphaïstos est né dans le Ciel, il y revient boiteux ! Il y a, là encore, deux légendes qui traitent du retour : celle de Prométhée et celle d’Héphaïstos. Dans le premier cas, Prométhée garde au doigt une bague qui lui rappelle qu’il a été mortel. Dans le cas d’Héphaïstos il reste boiteux. Nous pouvons penser que ces deux marques, que l’on pourrait dire ineffaçables, symbolisent le passage d’un monde à l’autre et le type d’épreuves que l’homme doit endurer pour rejoindre Zeus.

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Si Prométhée a bénéficié de l’aide d’Héraclès et de Chiron, Héphaïstos a bénéficié des déesses de la mer, mais surtout de l’enseignement d’Athéna et de celui de Dionysos. Aphrodite n’aura pas joué le rôle d’Ariane, mais quel meilleur maître pouvait être Athéna ? Restait à revenir parmi les dieux. La suite des légendes semble en effet le situer dans l’Olympe, et nous comprenons mieux l’invention du filet qui emprisonne sa femme et Arès dans un contexte olympien. Il semblerait possible de distinguer un Héphaïstos terrien et un Héphaïstos olympien ! Je crois que c’est le même personnage et que son retour est hautement symbolique En réalité, deux divinités vont intervenir pour lui permettre de revenir parmi les dieux. Athéna, nous venons de le voir, et Dionysos d’une tout autre façon. Commençons par un enchaînement légendaire qui voudrait justifier le retour, mais qui cache l’essentiel. Cette fois c’est le dieu boiteux qui se vengerait d’Héra ! Héphaïstos, qui se souvenait d’avoir été jeté par sa mère qui le trouvait trop laid, était devenu une sorte d’inventeur, de magicien, d’artiste en passant neuf ans chez Téthys au fond de la Mer. Pour se venger, il avait inventé un trône en or sur lequel des chaînes rendaient prisonnier quiconque s’y asseyait. Il l’avait envoyé à sa mère et elle avait eu l’imprudence de s’y asseoir. Impossible de se libérer, seul Héphaïstos connaissait le secret de cette prison dorée. Il fallait donc qu’il vienne luimême la délivrer. Retenons ce que dit alors Pierre Grimal : « C’est Dionysos, en qui il avait confiance, qui fut chargé d’aller le chercher, et pour le convaincre il l’enivra. » (p.185) Comment oublier le breuvage qui attendait Héraclès dans la grotte de Pholos et qui avait été donné par Dionysos ? Lorsque la légende dit qu’il l’enivra, elle ne dit pas qu’il lui fit perdre la tête avec du vin ! Dionysos aussi est un dieu qui initie Héphaïstos, qui lui permet avec son propre nectar de franchir la porte de l’Olympe. Pour comprendre la transformation, il faut se reporter au culte de Dionysos, aux orgies ordinairement

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connues par les femmes. Héphaïstos ne pouvait qu’entrer en transe et devenir pleinement divin. L’enseignement d’Athéna avait préparé la transformation, Dionysos ne fait que la confirmer. Dans la légende, le plus important n’est pas le retour d’Héphaïstos lui-même, mais sa façon de revenir, la nature de l’éternel retour. Ce n’est plus le simple forgeron qui revient, mais le fils de Zeus réhabilité et qui sera confirmé dans ses fonctions en enchaînant Prométhée au Caucase. Le forgeron habile avait fait naître Athéna, le dieu boiteux applique la sentence qui résulte de la volonté de son père. Désormais, Prométhée se trouve étroitement lié à une colonne qui va de la Terre au Ciel et montre clairement que l’on n’est pas immortel sans respecter certaines lois, sans accepter la supériorité du grand monarque. Il faudra, cette fois, les flèches de son fils Héraclès et la souffrance de Chiron pour rendre l’immortalité à ce cousin retors. Héphaïstos est bien celui qui fait naître la raison, en fendant le crane de Zeus, il est aussi celui qui enchaîne ceux qui ne la respectent pas, comme Prométhée au Caucase. Que fait-il avec sa femme lorsqu’elle le trompe avec Arès : l’enchaîne-t-il pour se moquer d’elle et d’Arès, comme la légende semble l’affirmer ? Le mari trompé se fait-il justice ? Comment considérer cette version des faits dans un monde où les femmes comptent peu, où les hommes ont tous les droits et peuvent prendre, comme Zeus lui-même, toutes les concubines qu’ils veulent ? Comment oublier que le collier ciselé pour Harmonie conduira à deux guerres contre Thèbes pour permettre aux dieux d’évaluer les héros de la quatrième race d’Hésiode ? Héphaïstos est désormais l’artisan divin qui sert comme ses frères et sœurs la politique de son père. La légende en ce qui concerne cette farce de mari trompé est rapportée comme pourrait l’être la jalousie d’Héra. Pierre Grimal nous dit : « Alors, Héphaïstos convoqua tous les dieux au spectacle. Aphrodite, de honte, s’enfuit, dès qu’elle fut délivrée et tous les dieux furent saisis d’un rire inextinguible. » (p.186) Comment ne pas s’étonner des mots employés ? N’importe qui ne peut pas « convoquer » une telle assemblée, il

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fallait qu’Héphaïstos ait obtenu préalablement une reconnaissance de la part de tous les Olympiens. Nous pouvons penser qu’Aphrodite ne sort pas très glorieuse d’une telle aventure, Arès non plus que l’on voit souvent plus près à en découdre lorsqu’Homère nous le présente. Mais, Zeus n’aime pas Arès et Aphrodite est loin d’égaler Athéna sur le plan des sentiments vis-à-vis de son père. En réalité, cette aventure confirme l’association des deux divinités symbolisant la guerre et l’amour, la mort et la renaissance et c’est Héphaïstos qui la fait connaître aux autres dieux en les convoquant. Homère ne nous parle pas de cette tromperie dans l’Iliade, mais dans l’Odyssée. Ulysse est alors chez les Phéaciens. Comme dans tout banquet, un aède apporte ses légendes et cette fois il s’agit des amours d’Aphrodite et d’Arès. Homère consacre une grande partie de son poème à raconter l’histoire de façon traditionnelle. Héphaïstos aurait piégé les amants en leur faisant croire qu’il partait visiter les habitants de Lemnos. Le Soleil lui avait appris son infortune et il avait travaillé dans sa forge à confectionner une sorte de filet fait de chaînes infrangibles avant de l’installer dans la chambre où se trouvait le lit nuptial. Arès guettait son départ et lorsque le dieu boiteux fit mine de partir il alla trouver Aphrodite. « Vite au lit, ma chérie ! quel plaisir de s’aimer !... Héphaïstos est en route ; il doit être à Lemnos, parmi les Sintiens au parler de sauvages. Il dit et le désir du lit prit la déesse. Mais, à peine montés sur le cadre et couchés, l’ingénieux réseau de l’habile Héphaïstos leur retombait dessus… » (p.180) Il ajoute ensuite un dialogue entre le dieu boiteux et les autres divinités. « Zeus le père et vous tous, éternels Bienheureux ! arrivez ! vous verrez de quoi rire ! un scandale ! C’est vrai je suis boiteux ; mais la fille de Zeus Aphrodite ne vit que pour mon déshonneur ; elle aime cet Arès pour la seule raison qu’il est beau, l’insolent ! qu’il a les jambes droites !... » (p.180) Homère nous laisse imaginer une scène de vaudeville, et elle n’a là que la volonté de distraire.

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Pour conserver un semblant de morale il ajoute tout de même : « Le bonheur ne suit pas la mauvaise conduite… Boiteux contre coureur ! Voilà que ce bancal d’Héphaïstos prend Arès ! Le plus vite des dieux, des maîtres de l’Olympe, est dupe du boiteux… Il va falloir payer le prix de l’adultère. Tels étaient les discours qu’ils échangeaient entre eux. » (p.181) On pourrait se demander quel peut bien être ce prix lorsque l’on sait comment Zeus se comporte ! Mais il faut dépasser cette atmosphère et comprendre qu’une fois de plus Arès a manqué de sagesse. Son père ne le traite-t-il pas de « tête à l’évent » si l’on en croit Homère dans l’Iliade. (p133) La dimension érotique et comique du poème ne doit pas nous faire oublier ce que chaque divinité représente. Si Arès et Aphrodite forment un couple de forces nécessaires à la guerre qui conduit les héros à obtenir l’immortalité, Héphaïstos se joue d’eux et nous montre que ce genre d’association n’a pas le sens que nous lui donnons ordinairement. Héphaïstos est revenu dans l’Olympe et connaît bien les fonctions de chacun, toutes leurs alliances par le corps et par l’esprit. Ce qu’il montre, en ridiculisant les amoureux, est la suprématie du dépassement de soi sur le simple plaisir d’aimer. Ici, nous pouvons dire qu’il est bien un fidèle de Dionysos pour qui le plaisir n’est qu’une amorce de changement et non un objectif. Certes, il sait que ces deux amants sont utiles à la destruction de tout ce qui pourrait rester, même chez les dieux, de monstrueux ou de chtonien, mais ils ne vont pas plus loin dans leurs œuvres ! Lui, le dieu boiteux, celui qui garde la marque d’une certaine monstruosité, a vaincu le feu de la terre et il sait s’en servir pour dominer la matière. La preuve : il les ridiculise devant les autres dieux. Symboliquement nous pouvons dire qu’il domine l’amour au sens le plus matériel du terme. Il a accédé à l’amour le plus spirituel qui soit et sa boiterie ne fait que montrer le combat qu’il a mené pour redevenir le fils aimé de Zeus.

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Ce que l’on peut retenir aussi c’est le besoin des poètes de faire vivre le quotidien des hommes au beau milieu du ciel. Le mari trompé est un sujet d’amusement pour les autres, mais ici il faut dépasser le jeu et la honte des amants. Héphaïstos montre seulement que le couple formé par Arès et Aphrodite symbolise les forces irrésistibles de fécondité. Or, la fécondité ne doit pas se limiter à la procréation de mortels besogneux, elle doit servir à inciter les mortels à entreprendre une renaissance spirituelle, à devenir des surhommes, à mériter l’immortalité. Aphrodite seconde Arès dans son effort de destruction ou mieux de purification, mais Héphaïstos montre qu’il existe une autre voie, que l’homme doit se forger lui-même en maîtrisant son feu intérieur, un feu sans flamme, mais qui brûle tout ce qui cache la raison et non se battre pour démontrer son courage et sa vaillance. Si Héraclès ou Achille sont des demi-dieux qui enseignent aux mortels cette dernière démarche, Héphaïstos en enseigne une autre, moins visible, moins physique, moins amoureuse aussi. Il enseigne une forme de combat que l’on comprend mieux lorsque nous l’associons à Dionysos. Dans son cas, la mort n’est pas le cap à franchir pour devenir immortel, la mort physique, matérielle, affronter la mort n’est pas nécessaire, il faut au contraire affronter la vie, la transcender, et il suffit de voir que les légendes ne traitent pas de la mort du dieu boiteux ! Ordinairement, nous percevons mal l’accouplement de la beauté et de la laideur, mais chaque mortel porte en lui ces deux ingrédients et le couple Aphrodite-Héphaïstos ne sera pas le seul à l’illustrer, dans des contes ou même au cinéma. La beauté de la déesse sert surtout, ici, à mettre en valeur ce qu’Héphaïstos a mis des années à rendre divin. N’oublions pas que le mythe nous parle à la fois d’un dedans et d’un dehors, de ce que l’homme fait, autrement dit la guerre, et de ce que l’homme cherche en lui, autrement dit l’amour pur, l’amour divin.

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HÉPHAÏSTOS OLYMPIEN

En jetant son fils hors de l’Olympe, Zeus l’a rendu mortel. En réalité il ne l’a pas fait à la légère, juste à l’occasion d’une dispute entre père et fils. Il l’a fait sciemment et voulait, j’en suis de plus en plus convaincu, le rendre maître du feu de la Terre, ce qu’il n’était pas à sa naissance. Mais le feu de la Terre demandait à être domestiqué et c’est pourquoi il est resté neuf ans chez Thétis pour devenir un forgeron divin, ou du moins un artiste ingénieux. Il est clair que le dieu boiteux pose le problème de l’éternel retour. Celui-ci est ici imagé, rendu plus ou moins compréhensible par une fable ou du moins proposé aux mortels sous forme de légende initiatique. Héphaïstos est donc un dieu qui redevient dieu, mais nous pourrions ajouter qu’il n’est pas le seul, Prométhée étant le modèle du retour pour Hésiode. La différence est pourtant grande et nous ne devons pas confondre les deux situations. Prométhée a voulu tromper Zeus et offrir le feu aux mortels, Héphaïstos luttait avec son père lorsqu’il a été chassé du royaume des Olympiens pour défendre sa mère. Symboliquement, nous pouvons dire qu’Héphaïstos a été jeté hors de l’Olympe pour connaître un enseignement tel qu’Héra pouvait l’imaginer en réponse à la volonté de son époux, mieux encore à l’idée qu’il se faisait des fonctions qu’il aurait à remplir une fois éduqué. Cette fonction est certainement de servir d’exemple aux mortels qui veulent devenir maîtres de la matière et devenir pur esprit. Les légendes nous conduisent à penser qu’il aurait fendu le crâne de Zeus avant d’être jeté hors de l’Olympe, il ne

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pouvait pas recevoir l’enseignement d’Athéna avant de la faire naître. Certes, il s’agit d’Érichthonios, mais les deux personnages, père et fils sont le même individu en voie d’immortalisation. Ou bien le dieu boiteux était revenu dans l’Olympe en boitant, avant de mettre au monde Athéna, ou bien ce n’est pas un enfant qui aurait été jeté par son père, mais un dieu adulte et déjà capable de fendre adroitement son crâne, toute l’initiation d’Héphaïstos se faisant après. Ou bien il existerait deux divinités portant le même nom à des époques différentes. J’ai déjà dit que les dieux naissent immédiatement adultes, ce qui se précise plus lentement, peut-être, est leur fonction. Je crois, surtout, que les poètes ont cherché à nous enseigner le dépassement de soi en inventant différentes légendes, en les imbriquant les unes dans les autres. Les dieux étant des personnages vivant hors du temps, se distinguant seulement grâce à l’opposition de l’esprit et de la matière, les hommes qui recevaient cette forme d’enseignement ne devaient pas chercher entre les fables une logique qui fait défaut à notre entendement. Le dieu boiteux reste pour moi l’exemple type du retour, l’exemple d’un dieu qui redevient un dieu, non parce que Chiron lui cède son immortalité, mais parce qu’il fait la conquête de son immortalité, elle ne lui est pas donnée comme une récompense, elle ne figure pas dans un destin tissé par les Moires. Il s’instruit et se transforme, il devient un dieu et le redevient en même temps ! Il possède la déité à l’origine, avant d’être jeté par son père, avant d’être envoyé chez les mortels, et ne fait que lui donner peu à peu tout son éclat. Il se comporte comme un joaillier ! Il part d’une pierre brute et en fait un bijou ! Pour retrouver l’artiste divin il serait possible de commencer par donner la parole à Homère, mais nous pouvons aussi garder le plus poétique pour la fin. L’artiste, nous le savons, s’est formé au contact de la Néréide Thétis dans son palais sous la Mer. Pendant neuf années il a appris à forger des bijoux, autrement dit à utiliser le feu de la terre pour s’en servir comme un artiste. Nous pouvons penser également qu’il a appris à transformer la matière de façon divine, l’art étant sa

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première approche du divin, sa première métamorphose si l’on veut. La naissance d’Érichthonios nous laisse entendre qu’il a continué à vivre sa métamorphose divine sous la protection d’Athéna, puisque sous la forme d’un enfant serpent, il s’est réfugié derrière le bouclier de la déesse. Cette seconde étape dans sa transformation peut paraître impossible ou incompréhensible si l’on tient compte du fait qu’Héphaïstos avait déjà fendu la tête de Zeus pour permettre à Athéna d’en sortir. Nous pouvons imaginer que le dieu boiteux n’était alors qu’un simple forgeron et qu’en fendant le crâne de son père, à sa demande, il réalise un acte totalement matériel, celui d’un accoucheur, un peu particulier il faut bien le reconnaître. La naissance d’Érichthonios ne peut être que postérieure à la naissance d’Athéna. Ilithye étant la fille de Zeus qui préside à l’enfantement, on pourrait dire que le frère et la sœur ont en partie la même fonction, mais dans le cas du dieu boiteux, il s’agit d’une naissance isolée, particulière, unique alors qu’Ilithye agit en relation avec sa mère et plus fréquemment. À la demande d’Héra, c’est elle qui retarde la naissance d’Apollon et d’Artémis ! Nous pourrions presque penser qu’Héphaïstos est indispensable à Zeus pour faire naître Athéna et qu’Athéna est indispensable à Héphaïstos pour devenir un Olympien modèle. La lutte entre Zeus et Héphaïstos se situerait après la naissance d’Athéna et c’est bien l’enfant-dieu qui serait intervenu, non le fils redevenu olympien, après initiation par Athéna et Dionysos. En buvant le nectar de Dionysos, il achève sa métamorphose, devient Olympien, peut se marier avec Aphrodite et participer à la guerre de Troie du côté de sa mère, du moins des Achéens. Si Héphaïstos peut boire le nectar de Dionysos, c’est parce qu’il est encore, à ce moment là, une sorte de mortel en voie d’immortalisation, comme Héraclès, un autre fils de Zeus ! Enivrer, être pris par la folie dionysiaque, cela ne peut subvenir qu’à ceux qui reconnaissent le rang de divinité à cet enfant qui vient et qui va, qui naît et qui meurt régulièrement. La légende ne le dit pas, mais le suggère, si Dionysos est celui qui fait revenir Héphaïstos dans l’Olympe c’est bien parce que, préalablement, le dieu boiteux a honoré Dionysos ou qu’il est

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une sorte de seconde figure du dieu né deux fois. N’oublions pas que Dionysos est d’abord né en Enfer puis sur Terre et qu’Héphaïstos, dans les deux légendes est jeté de l’Olympe avant que les autres dieux ne le connaissent, qu’il est un dieu obligé de reconquérir son immortalité, comme Prométhée, et comme Dionysos. Cette reconquête passe par la délivrance d’Athéna, la naissance d’Érichthonios et son enivrement par Dionysos. Le « monstre » ne peut commencer sa reconversion qu’à partir du moment où Zeus a « accouché » de la raison ! J’aurais envie d’ajouter ici qu’Héphaïstos démontre la puissance de Dionysos, de son culte particulier qui effraie les simples mortels, mais peut transformer un dieu boiteux en divinité primordiale. Sans Héphaïstos la raison ne serait pas venue à terme, ne s’imposerait pas, aussi bien chez les dieux que chez les mortels. Cela ne montrerait-il pas que la raison a besoin de la matière pour naître, pour exister ? Cela n’expliquerait-il pas pourquoi Zeus voulait donner le pouvoir à Dionysos ? Faut-il rappeler que Dionysos est aussi remonté jusqu’à l’Olympe lorsque son culte fut reconnu, accepté, pratiqué et il est alors remonté avec sa mère qu’il était allé chercher en Enfer, ce qui montre qu’il domine aussi le monde des morts et le monde des dieux ? Héraclès, Dionysos, Héphaïstos sont trois exemples d’éternel retour. Mais, pourquoi la légende, qui ne précise rien quant au retour de Dionysos, ou celui d’Héraclès précise-t-elle qu’Héphaïstos revient sur le dos d’un âne ? Les dieux ont souvent un véhicule pour se déplacer. Hélios, le Soleil, est monté sur un char tiré par quatre chevaux extrêmement rapides, Poséidon, lui, était monté sur un char tiré par des animaux monstrueux, mi-chevaux, mi-serpents. Cybèle est montée sur un char traîné par des lions et Dionysos est monté sur un char traîné par des panthères. Pourquoi associer l’âne et Héphaïstos ? Il semble difficile de retenir l’image ordinaire de l’ignorance, telle que nous l’utilisons de nos jours. En remontant et en étant reçu à l’Olympe, Héphaïstos a-t-il choisi cette monture pour manifester de la modestie, faire savoir aux

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autres dieux qu’il n’ignorait rien de ses origines et surtout de son éviction par ses propres parents ? Il revient, mais il ne revient pas en triomphateur comme Dionysos après son séjour en Inde. Par contre il faut peut-être associer ce retour aux traditions vécues à Delphes. Le Dictionnaire des Symboles nous dit à ce propos : « L’âne apparaît cependant comme un animal sacré, selon certaines traditions. Il joue un rôle important dans les cultes apolliniens : à Delphes, des ânes étaient offerts en sacrifice. C’est un âne qui portait le coffre servant de berceau à Dionysos ; aussi cet animal lui est-il attribué. » (p.42) Il semble donc permis de penser qu’il y a là un rapprochement entre les deux divinités et qu’Héphaïstos montre clairement, aux autres dieux, que s’il revient vers eux c’est grâce à Dionysos. Comme il porte le berceau de Dionysos, l’âne porte Héphaïstos. Nous pourrions aussi tenir compte de la comparaison que donne Homère en parlant d’Ajax dans l’Iliade : « Souvent un âne, au bord d’un champ, tient tête à des enfants. Il est buté ; on peut briser sur lui bâton après bâton : entré dans le blé dru, c’est lui qui le moissonne. Les enfants l’accablent de coups. Puériles violences ! Ils auront peine à le chasser : il se sera d’abord repu tout à loisir. Ainsi en est-il pour le grand Ajax, fils de Télamon, devant les bouillants Troyens et leurs illustres alliés. » (p.239) Le Dictionnaire des Symboles ajoute : « Mais l’âne porteur de mystère n’est pas une image isolée ; il est interprété comme le symbole du roi ou du pouvoir temporel. » (p.42) En revenant sur un âne, Héphaïstos montre-t-il qu’il domine désormais le temps, qu’il est redevenu immortel, qu’il n’a que faire des sarcasmes qui pourraient lui être adressés par les autres divinités ? Toujours est-il qu’il confirme la reconnaissance qu’il a pour Dionysos. Daremberg et Saglio dans leur dictionnaire et à l’article Bacchus disent aussi que c’est Dionysos qui aurait ramené Héphaïstos sur un âne. Faudrait-il en conclure qu’Héphaïstos lui était consacré comme l’animal ?

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En retrouvant une analyse plus psychologique qui nous est plus familière, ne peut-on pas dire que nous avons là l’image de l’esprit chevauchant la matière et la conduisant ce qui montrerait qu’Héphaïstos est bien redevenu un dieu et que s’il est un forgeron, il est aussi un immortel ? Cette chevauchée montre la puissance de l’esprit, de la volonté, de la justice aussi. Ce n’est pas un cheval ou un taureau qu’il chevauche, mais l’animal le moins fougueux qui représente la matière dans ce qu’elle a de plus élémentaire. Héphaïstos n’a pas besoin de Pégase pour monter au ciel. Il en connaît le chemin et nous pourrions sourire en voyant un âne arriver au milieu des dieux. Il ne faut pas oublier que l’âne porte l’enfant qu’il était autrefois : l’enfant de Zeus. L’âne n’est pas le symbole de la bêtise, mais ici celui de l’humilité et il porte le nouveau dieu qui fait son entrée dans l’Olympe comme un enfant qui vient, de naître ou de renaître spirituellement. Essayons de cerner ce fils de Zeus revenu chez les siens. Déjà notons que ce retour n’est pas gratuit, qu’il répond à un besoin urgent d’Héra que son orgueil peut-être a rendu prisonnière du piège de son fils. La légende ne s’étend pas sur la nature du trône d’or qui devait être merveilleusement ciselé, orné, élogieux pour la déesse et si nous nous référons au bouclier d’Achille, il devait dépasser tout ce que l’entendement permettrait de concevoir. Héra avait été piégée, comme son fils le pressentait. Elle ne pouvait plus se soustraire à ce trône qui lui interdisait toute activité et nous en arrivons, en suivant la légende, à nous demander qui du père ou du fils est alors le plus monstrueux ou le plus rusé dans sa colère. Seul le fils connaissait le secret qui permettait de délier les chaînes d’or qui emprisonnaient Héra. Il lui fallait revenir à l’Olympe pour délivrer sa mère et il l’avait bien pensé. C’est le retour que les poètes ont imaginé pour faire remonter Héphaïstos chez les dieux. Mais, ne peut-on pas dire qu’il signifie aussi que le fils a pris le dessus sur sa mère ? C’est bien lui qui la délivre des chaînes qu’il avait forgées pour se venger. En revenant au Ciel, il est donc supérieur à sa mère,

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autrement dit l’égal de son père ! Sa mère l’avait caché aux autres dieux, il se montre en maître incontesté en compagnie de Dionysos. Sa mère le voulait-elle ainsi ? Ce qui se passe ensuite est probablement donné dans le désordre par les légendes, mais le plus important aux yeux d’Homère semble être le piège tendu à sa femme et son amant Arès. Pour ce qui est du mariage les légendes sont très pauvres. Il fallait donc qu’Héphaïstos revienne ! La légende dit qu’Héphaïstos revient sur un âne, avec Dionysos qui l’aurait enivré et nous comprenons que les dieux sont obligés, Héra la première, de réintégrer le fils dans l’environnement du père. Je ne crois pas que cette interprétation du retour soit la seule voulu par le conteur. Il est aussi possible de penser que Dionysos triomphe en même temps, lui seul ayant pu conduire Héphaïstos jusqu’au Ciel. Les deux divinités sont étroitement liées et les autres dieux ne peuvent que reconnaître leur valeur. N’est-ce pas Zeus, encore une fois, qui triomphe en imposant ces fils particuliers qui de mortels deviennent immortels ? Héphaïstos assure le pouvoir de Dionysos et, inversement, Dionysos assure celui d’Héphaïstos. Symboliquement nous pourrions ajouter que désormais la raison ne dépend pas de la destruction de la Terre, du feu de la Terre, mais dépend de ce feu qui redevient indispensable pour devenir immortel. En revenant sur un âne, le dieu boiteux montre qu’il reste un vassal dévoué, mais un vassal qui détient le mystère du piège qu’il a imaginé. Comment un âne privé d’intelligence aurait-il pu imaginer pareil stratagème ? Or c’est certainement à ce moment que Zeus décide d’unir Héphaïstos et Aphrodite ! Son fils est revenu chez les dieux et l’union est devenue possible. Cette union ne peut être qu’une association de leurs fonctions respectives. D’ailleurs toutes les unions dédiées par Zeus, les siennes et les autres, toutes les naissances ont un but. Avec Arès, il est clair que l’amour est associé à la guerre, mais avec Héphaïstos quelle est la nature de l’association ? Il ne peut s’agir que de joindre le feu et l’amour et nous avons vu qu’il ne s’agissait pas forcément d’un amour vulgaire. Si Zeus est bien à l’origine de ce mariage, c’est parce qu’il a besoin de regrouper deux forces qui sont à mettre en

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correspondance avec la relation qui existe entre Héphaïstos et Dionysos. Aphrodite et Héphaïstos correspondent sont indissociables du deux fois né. Pour renaître immortel avec Dionysos il faut revenir à ce qu’il y a de plus fondamental dans la matière, il faut brûler tout ce qui en soi est de l’ordre de cette matière en gestation ou du moins lui donner une autre valeur, divine cette fois. Héphaïstos est le forgeron qui peut changer le feu mortel en feu immortel et il est encouragé à le faire par Aphrodite qui représente une force irrésistible et nécessaire. Dans l’orgie dionysiaque le feu brûle tout ce qui doit disparaître et fait naître l’être nouveau. Dans ce contexte on peut dire que le dieu boiteux se comporte comme un alchimiste. L’association des trois divinités est encore une idée de Zeus ! Le désir n’est pas seulement la force qui permet la procréation, il est une force bien supérieure et qui peut tout aussi bien se porter sur un partenaire afin de faire un enfant que sur un soi que l’on juge perfectible. Si l’homme ne souhaitait pas devenir immortel, il ne changerait jamais ! Si Héphaïstos participe au mariage de Cadmos et d’Harmonie, c’est bien en tant que dieu reconnu bien plus qu’en tant que forgeron. Dans ces mariages divins, chacun prête son concours, apporte ce qui correspond à sa nature divine et, dans le cas présent, Héphaïstos a ciselé un collier qui ne pouvait être que merveilleux. On dit souvent qu’il était aussi magicien, la magie ayant une valeur divine qu’elle a perdue peu à peu en laissant la place à la sorcellerie. L’histoire de ce collier pourrait bien se comprendre en faisant intervenir cette magie, ou ce pouvoir que les dieux possédaient chacun dans leur domaine. Or, ici, le collier n’a plus le sens d’unir, mais de diviser, de détruire ! Pour comprendre la légende du collier, il faut la lier à celle d’Amphiaraos, un devin également bon guerrier, un chef reconnu qui était aimé de Zeus. Antérieurement Amphiaraos avait tué le père d’Adraste, Talaos, et chassé Adraste d’Argos. Plus tard, ils s’étaient réconciliés, mais Adraste gardait rancune à Amphiaraos. Adraste ayant donné en mariage sa sœur Ériphyle, il avait ajouté à l’union une règle qui pourrait déjà nous surprendre : en cas de désaccord entre eux, ils s’en

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remettraient au jugement de la jeune femme. C’est cette règle qui devait entraîner la mort d’Amphiaraos lors de la première guerre contre Thèbes ainsi que la seconde guerre, celle des Épigones, avec destruction de la ville construite jadis par Cadmos. Amphiaraos savait que la guerre serait un échec et ne voulait pas la faire. Adraste qui voulait remettre Polynice sur le trône de Thèbes le voulait. Il fallait donc demander à Ériphyle son propre choix et c’est là qu’intervient le collier d’Héphaïstos. Polynice qui tenait à retrouver le pouvoir sur Thèbes offrit le collier d’Harmonie à Ériphyle. Comment était-il en sa possession, la légende ne le dit pas. Ne rentrons pas dans les détails de la guerre contre Thèbes, la seconde guerre plaçant cette fois la robe d’Harmonie au centre de la décision. Ce que nous constatons, une nouvelle fois, c’est que les dieux sont rancuniers et que leurs punitions n’atteignent souvent toute une descendance. Le mythe d’Œdipe nous le montre bien et les guerres contre Thèbes en font partie, même si les liaisons sont parfois difficiles à cerner. La légende concernant Cadmos et Harmonie dit seulement qu’à la fin de leur vie ils avaient quitté Thèbes mystérieusement, laissant le trône à Penthée, celui qui devait refuser le culte de Dionysos à Thèbes et fut cruellement décapité par sa mère en transe dionysiaque. Après avoir gouverné en Illyrie, ils auraient été transformés en serpents et auraient rejoint les immortels aux Champs Elysées. Le collier semble être un objet sans importance pour Cadmos et Harmonie, mais il joue un rôle non négligeable dans la destruction de Thèbes, ou du moins la destruction de la famille de Laïos, de Créon et d’Œdipe. Faut-il tenir compte de la malédiction de Pélops contre Laïos qui avait enlevé son fils Chrysippos ? Dire qu’Héphaïstos et Athéna en voulaient à Harmonie est peut-être trop facile, mais il est possible de retrouver comment les deux divinités ont pu intervenir sur la descendance d’Harmonie et de Cadmos. Il suffit de survoler la vie de leurs enfants. Autonoé s’était mariée avec le fils d’Apollon Aristée et avait eu un fils Actéon qui avait été élevé par Chiron. Sa mort peut surprendre. Il aurait été dévoré par ses chiens au cours

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d’une chasse. Qui dit chasse dit Artémis ! La légende suggère qu’Actéon aurait vu la déesse nue en train de se baigner et qu’elle l’aurait transformé en cerf pour le faire dévorer par ses chiens. Ino deviendra la déesse marine Leucothée. Retenons surtout le lien avec Dionysos. Lorsque Sémélé était morte, Ino, sa sœur, demanda à Athamas son époux d’accueillir l’enfant.et de l’élever comme ses autres enfants. Héra les aurait rendus fous, ils auraient alors tué leurs deux enfants et Ino se serait jetée dans la mer avec le cadavre d’un de ses enfants dans les bras. Les divinités marines avaient eu pitié d’elle, en avaient fait une Néréide et son fils était devenu le dieu Palaemon, tous deux étant secourables aux marins. Agavé avait prétendu que Sémélé avait eu un enfant avec un mortel alors qu’il s’agissait de Zeus. Zeus ne pouvait que la punir. C’est ainsi que Dionysos entraîna sa mère et les autres femmes de Thèbes à célébrer ses mystères sur le Cithéron et lorsque Penthée, sur les conseils de Dionysos, voulu les espionner, Agavé, le prenant pour un lion l’aurait attaqué et déchiré membre à membre, avant de découvrir son acte et de s’enfuir de Thèbes. Sémélé. Inutile de s’attarde sur son cas. Sur les conseils d’Héra elle aurait demandé à Zeus de lui apparaître dans sa toute puissance et elle était morte foudroyée, Zeus n’ayant que le temps de sauver Dionysos qui en était à son sixième mois de gestation. Polydoros est le grand-père d’Œdipe. En partant pour l’Illyrie, Cadmos lui aurait laissé le trône et Penthée l’en aurait écarté ou encore il aurait suivi Cadmos en Illyrie. Illyrios ne semble pas avoir subi la moindre rancune divine. Une fois encore les vengeances divines peuvent être prises dans un sens fantastique ou dans un sens symbolique. Dans le cas présent, comme dans bien d’autres, il est permis de dire que les personnages poursuivis par les dieux sont aussi des élus, des personnes qui connaissent un dépassement d’ellesmêmes voulu par les dieux. Nous pouvons souvent dire que les sanctions sont finalement des récompenses !

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Ce n’est pas le cas pour les enfants d’Œdipe, mais il s’agit d’une autre histoire ! Ce qui ressort de ces enchaînements de faits c’est que tout se paye – nous pourrions ici parler du karma – : une parole un geste, un acte, une absence de sacrifice vis-à-vis d’une divinité. Rien n’échappe à la vigilance des dieux, plus particulièrement au Soleil qui voit tout et le fait savoir ensuite à ceux qui n’ont pas vu. C’est le cas des amours d’Aphrodite et d’Arès : le Soleil ayant alerté Héphaïstos ce dernier avait pu ensuite les piéger. Du mariage d’Héphaïstos et d’Aphrodite la légende ne dit pratiquement rien, juste que Zeus les a unis ! Nous pouvons penser, connaissant Aphrodite, fille de Dioné, que le mariage n’a pas dû être consommé comme on le dit ordinairement ! Toutefois, cela n’explique pas le geste du dieu forgeron vis-àvis de son rival, du moins dans la légende. Pour comprendre l’union du plus laid et de la plus belle des divinités, il faut dépasser l’amour sensuel, l’amour physique qui n’est souvent dans l’esprit des mortels que désir de l’autre, appropriation. C’est bien Zeus qui les unit, du moins théoriquement, symboliquement. Or Zeus personnalise l’esprit, la puissance qui s’efforce de prendre le pouvoir sur la matière. Aphrodite personnalise la pulsion fondamentale de l’être qui conduit à toutes sortes d’actions et qui, parfois, manque aux héros pour devenir immortels. N’oublions pas que Zeus est maître de l’idée selon Hésiode. Il a fait enlever Perséphone par Hadès qui a bien voulu jouer le jeu, il a conçu un compromis entre Hadès et Déméter, il a fait naître Zagreus puis l’a fait dévorer par les Titans afin de récupérer le cœur, dont l’importance est autre à cette époque, afin de faire naître Dionysos avec Sémélé, Il a fait disparaître Sémélé et récupéré l’enfant pour lui donner luimême naissance avec l’aide d’Héphaïstos ou du moins du feu divin. Il a tout fait pour qu’il devienne le dieu auquel il devait donner le pouvoir et il lui a envoyé Héphaïstos pour l’aider dans sa tâche. Dionysos et Héphaïstos sont deux frères et cela peut rappeler deux autres frères bien connus à Thèbes ; Amphion et Zéthos, deux jumeaux fils de Zeus. Les deux frères étaient très

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différents et lorsqu’ils construisirent les remparts de la ville Amphion transportait les pierres sur son dos tandis que Zéthos les attirait en jouant de la lyre. Nous avons là un ensemble symbolique important et nous pourrions penser qu’Héphaïstos et Dionysos forment un duo similaire. Il est clair que sans les déesses, Héra, Athéna et bien d’autres, il n’aurait pas pu arriver à ses fins, mais, comme je l’ai dit, Zeus, le Ciel, l’Esprit ont besoin de la Terre, de la matière, du feu chtonien pour exister. Il n’y a coupure que dans notre façon de penser et dans notre dualité de principe. La dualité n’existe que parce que cela nous arrange et nous offre, en permanence, la possibilité de faire un choix Cela n’était pas nécessaire du temps du Chaos et c’est Cronos qui a coupé le monde en deux, engendré le haut et le bas, ce que Zeus n’a fait que préciser en utilisant astucieusement Prométhée. . Je retiendrai ici ces précisions du Dictionnaire des Symboles pour mieux comprendre la relation entre les deux époux et à propos de l’amour : « C’est lui qui actualise les virtualités de l’être. » (p.36) « L’amour tend à surmonter les antagonismes, à assimiler des forces différentes, à les intégrer dans une même unité. » (p.36) « D’un point de vue cosmique, après l’explosion de l’être en de multiples êtres, c’est la force qui dirige le retour à l’unité ; c’est la réintégration de l’univers, marquée par le passage de l’unité inconsciente du chaos primitif à l’unité consciente de l’ordre définitif. » (p.36) Héphaïstos vit bien un retour dans le monde des Olympiens et ce retour n’est pas le fruit du hasard. Non seulement il le voulait et il a construit le trône d’Héra pour que celle-ci soit obligée de faire appel à lui, mais depuis sa naissance il est suivi, aidé, éduqué, pris en main par des dieux qui se chargent, l’un après l’autre, de lui assurer le changement indispensable. Devenu mortel en tombant sur la Terre ou sur la Mer, devenu forgeron comme si Zeus ne lui reconnaissait que cette qualité, Héphaïstos ne cessera d’anoblir cette fonction, d’en faire un art divin et magique à la fois, une force que les

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autres divinités ne possèdent pas, à la fois un outil de réintégration, un exemple pour les humains. Lorsqu’il se trouve enfin au milieu des dieux – la description d’Héphaïstos bouffon par Homère dans l’Iliade n’est certainement pas la plus explicite par rapport au retour – Zeus ne peut que tirer avantage de sa présence. Peut-être avait-il tout prévu depuis le début et jeté son fils pour qu’il revienne transformé ? En tout cas, en donnant sa fille en mariage au dieu boiteux, le dépassement des antagonismes ou la recherche de l’unité de l’être ne son plus d’actualité. Il n’y a plus rien à activer, et il n’y a pas à oublier l’unité primitive et inconsciente pour accéder à l’ordre imposé par son père. L’amour est ordinairement lié au désir, à la jouissance, et il est bien trop tard pour imposer à son fils un tel amour. Lorsqu’il a pour Athéna ce genre de désir, nous comprenons qu’il s’agissait d’un désir bien plus spirituel et la naissance d’Érichthonios ne pouvait que le confirmer. Héphaïstos devenu Olympien n’est plus un être dominé par le désir et en ridiculisant à la fois sa femme et son amant Arès, il montre que cette sorte de trahison n’a pas sur lui un effet personnel. Il en fait un moment d’enseignement pour les autres dieux qui ne se privent pas non plus pour faire l’amour quand le désir les domine. En ce qui concerne ce dernier nous pourrions rappeler la visite d’Héra chez Aphrodite dans l’Iliade avant de retrouver Zeus et de le soumettre à la loi du plaisir. Mais alors, pourquoi cette union ? Peut-être faudrait-il comparer l’union d’Héphaïstos et d’Aphrodite avec celle de Dionysos et d’Ariane. La légende nous dit qu’avant d’épouser Ariane Dionysos aurait demandé à Artémis de lui envoyer une de ses flèches, une de ces flèches qui donnent une mort douce et rapide, il vaudrait mieux parler à leur sujet d’immortalité. Ariane, fille de Minos, ne pouvait accompagner Dionysos dans l’Olympe à moins de devenir immortelle. Dionysos demande seulement à Artémis de s’en charger et le couple ainsi formé peut dignement apparaître chez les Olympiens. Pour Héphaïstos, Dionysos ne fait que confirmer la qualité divine de son protégé et Zeus ne peut que la reconnaître. Ce que nous pouvons ajouter, maintenant, c’est que

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l’amour participe au cortège de Dionysos. Nous avons tendance à n’y voir que de la lubricité, mais il faut dépasser toutes sortes de désirs, que nous évoquions les Satyres ou des Silènes ou même Priape qui passe souvent pour un fils de Dionysos et d’Aphrodite. À ce propos la légende peut nous éclairer. « Lorsqu’Aphrodite était venue de chez les Éthiopiens, après sa naissance, elle avait surpris tous les dieux par sa beauté. Zeus en était devenu amoureux et l’avait possédée. Aphrodite était sur le point d’avoir un enfant, mais Héra, craignant que cet enfant, s’il possédait la beauté de sa mère et la puissance de son père, ne devint un danger pour les Olympiens, jalouse en outre des amours de son mari, toucha le ventre d’Aphrodite et fit si bien que son enfant naquit difforme. En venant au monde, Priape était doué d’un membre viril énorme, démesuré 14» La légende fait de Priape un enfant de Zeus, un de plus ! Elle fait intervenir aussi la jalousie d’Héra ! Mais Priape fait partie du cortège de Dionysos ! Ne faut-il pas voir dans la personne de Priape la personnification du phallus, peut-être même de la pierre dressée ? Si l’amour est présent dans le cortège de Dionysos et dans son culte, il ne saurait s’agir d’un amour vulgaire et le sexe de Priape ne fait que montrer, par sa démesure, qu’il ne sert pas à faire des enfants. Priape sert le dieu qu’il suit partout dans le monde. Cet amour divin est bien celui que Zeus fait épouser à Héphaïstos et c’est pourquoi il n’a pas d’enfant avec Aphrodite alors qu’elle en a avec Arès ou même Hermès. Il est vrai que l’enfant d’Hermès nous ramène à cette logique d’un amour divin et non vulgaire. N’est-il pas singulier que Zeus ait pu aimer Aphrodite avant de la donner en mariage à son fils ? Ne faut-il pas dépasser la simple union telle que nous la connaissons chez les mortels ?

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GRIMAL P. Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine. Paris, PUF, 1969, p.395.

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Une fois encore, nous sommes confrontés au miroir, et ici un miroir qui prend la forme d’un lac ? Hermaphrodite est déjà l’enfant de deux divinités. Il était très beau comme Narcisse. En voyageant il vint près d’un lac magnifique et la nymphe du lac en devint amoureuse. Hermaphrodite repoussa ses avances ce qui nous rappelle la nymphe Écho de Narcisse. Séduit par la beauté du lac le jeune homme se déshabilla et entra dans le lac se mettant à la merci de la nymphe qui le guettait. Elle s’enlaça à lui et demanda aux dieux d’unir leurs deux corps ce qu’ils firent sans tarder. Mais la réaction du jeune homme peut surprendre. Il demanda, à son tour, que tous ceux qui se baigneraient dans ce lac perdraient leur virilité. Or Hermaphrodite passe pour être un compagnon de Dionysos. Nous avons là un rapport assez inattendu entre le beau et le plaisir des sens, le désir d’union. Je crois que nous pouvons penser que l’homme épris à ce point d’une beauté parfaite, celle du lac bien entendu, est comme ravi, en extase, et n’éprouve plus le moindre besoin d’association, d’accouplement, de plaisir sensuel. La nymphe n’existe pas concrètement et suggère seulement la métamorphose qu’engendre la beauté idéale. Tout au long de la mythologie nous trouvons ce type d’appât divin que ce soit avec Hélène, avec Pénélope, avec Ariane, avec Circé ou Calypso. Les héros sont confrontés à cette beauté qui les enivre comme le nectar des dieux, qui les plonge dans un autre monde, celui qui n’appartient pas à la conscience. Le héros est un mortel qui change de plan de conscience et c’est ce qui se passe dans les mystères où rien n’est dit, où tout est ressenti profondément. . Héphaïstos était-il un Olympien lorsque Zeus demanda à Prométhée de faire le sacrifice qui allait permettre de distinguer les hommes et les dieux ? Si l’on admet que ce soit lui qui ait enchaîné Prométhée au Caucase ou à la colonne qui se dressait entre la Terre et le Ciel, le sacrifice du Titan et le vol du feu pour le donner aux hommes ne peuvent qu’être antérieurs à son retour ou bien alors le forgeron était déjà aux ordres de Zeus. Ou bien le forgeron a dû appliquer la sentence et il n’a pu qu’obéir en bon artisan qu’il était, ou bien Héphaïstos était devenu un Olympien à part entière et il se

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comporte alors comme l’assistant de Zeus, un peu comme les Cyclopes venus aider Zeus à conquérir le pouvoir. Dans les deux cas, il ne peut qu’épouser la politique du monarque, mais dans le second il participe pleinement à la défense de l’ordre tel qu’il doit être mis en place. On peut dire que dans un cas il est un simple bourreau, dans l’autre, il est un partenaire et son attitude, près d’Héra, contre les eaux du Scamandre vont, pendant la guerre de Troie, confirmer ce rôle de guerrier fidèle au bon vouloir du couple régnant. Symboliquement, nous pouvons dire qu’en enchaînant Prométhée à la colonne, Héphaïstos enchaîne la partie de luimême qu’il doit abandonner pour devenir un Olympien. La situation de Prométhée pourrait être la sienne. On ne revient pas dans l’Olympe tant que l’on épouse la loi des hommes et de Pandore. Or, c’est bien lui qui a fabriqué Pandore avec de la terre à la demande de Zeus. Il savait ce qu’elle représentait pour les hommes et nous comprenons qu’il ne pouvait pas considérer Aphrodite comme Pandore. Pandore c’est le désir envoyé aux hommes, pour compenser le feu qui leur a été donné par Prométhée, Aphrodite c’est la plus belle des déesses, mais c’est aussi une déesse qui conduit les hommes à rechercher l’immortalité. Faut-il rappeler que Pandore est une création collective et que si Héphaïstos a donné une forme à cette première femme, les dieux et les déesses ont apporté leurs propres caractéristiques et lui ont donné sa nature de femme trompeuse et aguicheuse. Fallait-il qu’il soit revenu dans l’Olympe pour façonner Pandore, autrement dit que son retour soit effectué avant le mythe que Prométhée doit faire à la demande de Zeus pour distinguer les hommes et les dieux. Héphaïstos peut très bien avoir servi Zeus avant de se battre avec lui et, dans ce cas il aurait fendu son crâne et fabriqué Pandore avant de délivrer sa mère de son trône en or. Ce n’est pas dans la relation père-fils à partir de son retour qu’il faut trouver une explication. Le sacrifice de Prométhée sépare clairement les mortels des immortels et représente une coupure aussi importante que la castration d’Ouranos. Je crois que nous pouvons percevoir à travers la sanction subie par Prométhée et le renvoi d’Héphaïstos de

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l’Olympe une sorte de chute symbolique de même nature. Prométhée agit contre la volonté de Zeus en volant le feu divin, Héphaïstos se bat contre son père pour défendre sa mère, et agit donc, lui aussi, contre la volonté de son père. Ils sont sanctionnés tous les deux. Mais cette sanction est symbolique. Elle signifie qu’ils perdent leur immortalité et doivent la reconquérir. Si Prométhée bénéficie de l’aide d’Héraclès et de Chiron pour revenir dans l’Olympe, Héphaïstos bénéficie de l’aide de Thétis et d’Athéna, de Dionysos aussi. L’aide apportée aux deux divinités sanctionnées n’est pas de même nature et nous sentons bien que dans le cas du dieu boiteux, le retour est possible après un enseignement matériel et spirituel alors qu’il est un simple cadeau dans le cas de Prométhée. C’est aussi en tant qu’Olympien qu’il participe à la guerre de Troie. Homère se plait à nous montrer l’artiste et le maître du feu, mais oublie de nous le présenter comme un ami divin de Téthys et d’Héra. Certes, il le dit respectueux, mais il semble ne connaître que le forgeron et néglige l’évolution du personnage qui ne saurait être qu’un échanson burlesque, un dieu bancal obéissant à sa mère. Les descriptions qu’il nous en donne sont poétiquement réussies, mais il faut essayer, là encore, de dépasser les mots, les images, la beauté des objets, la fureur de la bataille.

Inutile de nous attarder sur la rencontre entre Thétis et le dieu boiteux. Peut-être pouvons-nous retenir un portrait qui montre bien comme Homère imagine le dieu forgeron dans l’Iliade. « Il dit et quitte le pied de son enclume, monstre essoufflé et boiteux, dont les jambes grêles s’agitent sous lui. Il écarte du feu ses soufflets, il ramasse dans un coffre d’argent tous les outils dont il usait ; il s’essuie avec une éponge son visage, ses deux bras, son cou puissant, sa poitrine velue. » (p.384) Un peu plus loin Homère présente l’essentiel de sa forge, à savoir ses vingt soufflets tournés vers la fournaise, l’enclume sur son support, le marteau solide et 107

la pince à feu. Il jette dans le feu le bronze rigide, l’étain, l’or précieux, l’argent et commence à fabriquer le bouclier d’Achille composé de cinq couches. Le plus important, pour Homère, est qu’il y crée un décor multiple « fruit de ses savants pensers ». (p.386) «Il y figure la terre, le ciel et la mer, le soleil infatigable et la lune en son plein, ainsi que tous les astres dont le ciel se couronne… Il y figure aussi deux cités humaines… Dans l’une ce sont des noces, des festins… Autour de l’autre ville campent deux armées, dont les guerriers brillent sous leurs armures… Il y met aussi une jachère meuble, un champ fertile, étendu et exigeant trois façons. De nombreux laboureurs y font aller et venir leurs bêtes…. Il y met encore un domaine royal. Des ouvriers moissonnent, la faucille tranchante en main… Il y met encore un vignoble lourdement chargé de grappes, beau et tout en or ; de noirs raisins y pendent… Il y figure tout un troupeau de vaches aux cornes hautes… L’illustre boiteux y fait aussi un pacage dans un beau vallon, un grand pacage à brebis blanches, avec étables, baraques couvertes et parcs. L’illustre boiteux y modèle encore une place de danse toute pareille à celle que jadis, dans la vaste Cnosse, l’art de Dédale a bâtie pour Ariane aux belles tresses… Il y met enfin la force puissante du fleuve Océan, à l’extrême bord du bouclier solide. » (p.386) En fait Homère profite de cette arme pour nous faire connaître un mode de vie qui ne se limite pas à la guerre même si les motifs présentent deux armés et si nous comprenons qu’il s’agit des Grecs et des Troyens assiégés. Le plus important pourrait être la qualité du travail qui 108

donne l’impression que les guerriers se battent, que les laboureurs labourent, que les danseurs dansent. Héphaïstos est un artiste et nous voyons qu’il n’ignore rien de la vie des mortels, de leurs plaisirs et de leurs souffrances, de leurs joies et de leurs fatigues. Au-delà de la vie, Homère nous livre aussi ce qui pourrait passer pour des énigmes, ou pourrait se rapporter à ce qui va suivre. « Il y figure aussi tout un troupeau de vaches… Quatre bouviers en or s’alignent à côté d’elles ; et neuf chiens aux pieds prompts les suivent. Mais deux lions effroyables, au premier rang des vaches, tiennent un taureau mugissant, qui meugle longuement, tandis qu’ils l’entraînent… » (p.389) Quel est ce taureau qui va bientôt se faire dévorer par les lions ? Les lions ne seraient-ils pas Achille et Athéna qui trompe Hector et l’oblige à lutter ? La description du bouclier semble être un prétexte bien plus qu’une description fidèle. Nous restons dans le récit épique et Homère nous présente l’artiste plus que le dieu du feu. La bataille d’Héphaïstos contre le fleuve Scamandre est peut-être plus mythique, plus symbolique. La scène se passe au moment où Achille saute dans le fleuve, poursuivant les Troyens qu’il veut massacrer. Le Scamandre, autrement dit le dieu-fleuve dans lequel il a sauté implore Apollon qui est du côté des Troyens, mais, en attendant, il se gonfle furieux et un flot énorme se lève contre le héros. Achille est sur le point de se sortir de cette mauvaise posture, mais un autre dieu-fleuve le Xanthe vient à son tour l’attaquer. Achille implore alors Zeus et ce sont finalement Poséidon et Athéna qui viennent lui tendre la main pour le sortir de l’eau. À son tour il appelle d’autres fleuves et c’est à ce moment qu’entrent en scène Héra et Héphaïstos. 109

« Debout ! Bancal, mon fils, le Xanthe tourbillonnant m’a toujours semblé un adversaire fait pour toi. Vite à la rescousse ! Déploie largement ta flamme. » (p.430) Nous nous trouvons alors au cœur d’une lutte qui ne peut être favorable qu’à Achille puisque son destin est tout tracé. Mais il faut aller plus loin et considérer non plus les personnages, mais ce qu’ils représentent : l’eau contre le feu ou bien le feu et l’eau. N’oublions pas qu’Achille a plongé lui-même dans le fleuve. Son combat il le mène contre les Troyens et surtout contre Hector. Jusqu’ici nous pouvons dire qu’Achille s’est comporté comme un guerrier de qualité, mais il reste, au fond de lui, cette parcelle d’orgueil, cette suffisance qui finalement a causé la mort de Patrocle. Il doit se purifier et ne peut le faire que dans l’eau. Or l’eau peut aussi l’engloutir et c’est pourquoi le feu vient à son secours, un feu qui ne saurait être un véritable incendie, il n’y en a pas, si ce n’est dans le cœur d’Achille. Le héros, avant de combattre Hector et surtout de mourir a besoin de progresser et il ne le fera pas immédiatement, son attitude envers le corps d’Hector le montre. Le feu le sauve d’une mort que le destin n’avait pas prévue. Ce que nous retiendrons c’est que le feu triomphe de l’eau. Lorsque le fleuve abdique, il dit alors : « Héphaïstos, il n’est pas de dieu capable de se mesurer avec toi, et ce n’est pas moi qui puis te combattre quand ton feu flambe de la sorte. » (p.431) Nous savons bien qu’il n’y a pas de flamme qui puisse combattre l’eau, mais ce que le récit ne dit pas ouvertement c’est qu’Achille commence à changer, à brûler ce qu’il y a de mortel en lui. Héra n’hésite pas à interpeller son fils et à lui demander de cesser le combat lorsqu’elle juge que le moment est venu.

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N’oublions pas qu’Héra surveille tout, en particulier l’évolution des héros qui combattent pour sa gloire. Notons qu’à ce moment Héphaïstos devient son « illustre enfant ». Nous pourrions nous demander si Homère ne dit pas n’importe quoi ! En réalité le dieu boiteux est aussi un illustre enfant puisqu’il est le fils de Zeus et d’Héra. Ce que nous ne voyons pas forcément dans le poème d’Homère c’est la nature de cet enfant qui est certainement le plus important après Zeus et même avant Athéna. Le véritable maître du feu reste Zeus, mais il a délégué ce pouvoir à son fils, peut-être aussi à Dionysos. Ce qu’il faudrait dire, ici, c’est que si les dieux ont chacun leur personnalité, leur caractère, leur physionomie, c’est surtout pour la légende. Ils ne forment ensemble qu’un tout que les mortels n’auraient pas perçu. C’est bien désormais le dieu du feu intérieur qui vient seconder sa mère pour écarter une mort prématurée, non-conforme au destin. Héra reste celle qui évalue l’instant, gère les difficultés d’une progression vers le divin. Ici elle demande à son fils de l’aider et nous devons comprendre qu’il ne s’agit pas d’une opposition matérielle entre le feu et l’eau, mais d’une domination de l’eau maternelle par le feu divin.

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FEU TERRESTRE, FEU DIVIN

Héphaïstos est le seul dieu qui soit concrètement en rapport avec le feu terrestre et le feu divin. Déjà nous pourrions rappeler qu’il peut être considéré comme un des époux de la Terre, puisqu’il est le père d’Érichthonios alors que la Terre en est la mère. S’il est le mari d’Aphrodite, la fille de Zeus, et non celle d’Ouranos, il n’est pas pour autant sans rapport avec l’amour divin. Toute l’histoire de sa vie légendaire se rapporte à la maîtrise de ces deux feux. Mais, essayons de dépasser cette simple carte de visite. Il n’est pas possible d’ignorer ici le travail de Gaston Bachelard en particulier son livre sur La psychanalyse du feu. Je ne crois pas utile de donner trop d’importance à la psychanalyse d’autant que mon travail s’efforce de rester en amont des écrits d’Homère et d’Hésiode. Pour autant certaines remarques peuvent nous aider. Je voudrais juste donner quelques citations sur lesquelles il est possible de s’attarder. « L’interdiction sociale est notre première connaissance générale du feu. Ce qu’on connaît d’abord du feu c’est qu’on ne doit pas le toucher.15 »

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BACHELARD La psychanalyse du feu. Paris, Gallimard, 1949, p.29.

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« L’enfant veut faire comme son père, loin de son père et de même qu’un petit Prométhée il dérobe des allumettes. » (p.29) Il est vrai qu’en parlant du feu, nous pensons surtout et rapidement au danger et à l’interdit qui pèse sur lui. Nous ne sommes plus des enfants, mais nos comportements restent influencés par une éducation qui a ses raisons, il faut bien le reconnaître. Notons toutefois la différence fondamentale entre hier et aujourd’hui. Nos ancêtres ne voyaient pas le danger de la même façon et l’interdit social ne pouvait exister alors même que le feu était divinement respecté et surveillé nuit et jour lorsque les hommes le possédaient. Alors que le feu de la terre était le danger contre lequel il fallait se prémunir, le feu découvert par nos ancêtres était un tel avantage pour survivre qu’ils le protégèrent et le gardèrent tout en l’honorant. Hestia, sœur de Zeus sera la gardienne du foyer et ce sera sa seule mission. Nous pourrions dire que c’est un feu différent ! En fait entre le feu qui jaillit du centre d’en dessous de la surface de la terre et le feu qui jaillit en frottant deux branches de bois ou en frappant deux pierres n’ont qu’une différence d’intensité. Tous les deux produisent des flammes qui peuvent être destructrices et mortelles. Il ajoute : « Le feu est pour l’homme qui le contemple un exemple de prompt devenir et un exemple de devenir circonstancié. » (p.39) « L’amour, la mort et le feu sont unis dans un même instant. Par son sacrifice dans le cœur de la flamme, l’éphémère nous donne une leçon d’éternité. » (p.41) Ici, Bachelard va beaucoup plus loin et nous retiendrons que le feu contient tout et rien à la fois. Il est la vie pleine de force et la mort en même temps. La vie et la mort pourraient être illustrées par la légende de Méléagre, confondu avec un tison et qui meurt lorsque le tison est entièrement consumé. Il ne semble pas dans son cas que l’éphémère soit en rapport avec l’éternité puisqu’Héraclès le rencontre en Enfer.

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Parlant des héros antiques il dit : « La mort dans la flamme est la moins solitaire des morts. C’est vraiment une mort cosmique ou tout un univers s’anéantit avec le penseur. Le bûcher est un compagnon d’évolution. » (p.43) Cette image de la mort dépasse largement le mythe d’Héraclès et l’image que donne Bachelard dépasse largement l’idée que l’on se faisait du bûcher à l’époque de la guerre de Troie. Il suffirait de relire le chapitre concernant la mort de Patrocle pour s’en convaincre. Le bûcher permet à Patrocle de ne pas rester entre deux mondes celui des vivants dans lequel il est devenu un errant et celui des morts. Je laisse de côté l’analyse sexuelle du feu qu’il rapporte à Novalis et qui me semble propre à la psychanalyse. Accordons plus d’attention à ce qu’il écrit plus loin : « En tant que substance le feu est certainement parmi les plus valorisées, celle par conséquent qui déforme le plus les jugements objectifs. » (p.126) « Puisqu’il faut disparaître, puisque l’instinct de la mort s’impose un jour à la vie la plus exubérante, disparaissons et mourons tout entiers. Détruisons le feu de notre vie par un surfeu, par un surfeu surhumain, sans flamme ni cendres, qui portera le néant au cœur même de l’être. » (p.138) « Mais la véritable idéalisation du feu se forme en suivant la dialectique phénoménologique du feu et de la lumière…. La lumière n’est pas seulement un symbole mais un agent de la pureté » (p.180) Comme d’ordinaire, les mots nous entraînent et nous permettent de donner une profondeur aux explications comme aux légendes. La dialectique du feu et de la lumière est certainement la plus importante, mais Bachelard ne va pas jusqu’à nous donner sa conception de la mort. Le feu de la mort détruit le feu de la vie, mais sont-ils deux feux différents ou s’agit-il du même feu ? Pourquoi l’un serait-il supérieur à l’autre ? Pourquoi la lumière serait-elle un agent de pureté, plus que la Nuit ? Nous sommes bien loin de la mythologie et les mots sont de notre temps, ils ne traduisent pas ce que vivaient Héraclès, Thésée ou Ulysse.

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Enfin cette dernière remarque pourrait servir de conclusion : « À côté de l’intensité du feu intime, combien les autres intensités sensibles sont détendues, inertes, statiques, sans destin ! Elles ne tiennent pas leur promesse. Elles ne s’activent pas dans une flamme et dans une lumière qui symbolisent la transcendance ? » (p.188) Le mot de transcendance est un mot actuel et il n’est pas certain que l’on puisse l’utiliser sans risques à propos des héros antiques. Peut-on confondre la transcendance et la recherche de l’immortalité telle qu’elle existait il y a trois mille ans ? Tout ce que nous dit Gaston Bachelard se rapporte, bien entendu, à notre façon de penser actuelle, nous comprenons alors que le feu et la lumière puissent ne faire qu’un. Il n’y a pas le feu de la Terre et le feu du Ciel, la Nuit et le Jour, les dieux de première génération et ceux de seconde génération, et j’ajouterai que la lumière, comme le feu, est une image dont les caractéristiques sont innombrables. Ce que nous découvrons avec Héphaïstos c’est le feu intérieur, celui qui peut nous réduire en cendre et nous faire renaître comme le rappelle le mythe de Phénix. Il y a dans l’homme, dès l’origine, dès la castration d’Ouranos, un feu qui brûle sans flamme, mais qui forge le devenir de l’être. En ce sens l’analyse de Bachelard est fort intéressante, mais nous devons nous méfier des mots. J’ai utilisé la notion de transcendance parce qu’elle facilite la compréhension de certains faits et simplifie l’écriture. Lorsque nous décryptons les légendes, il y a bien effort pour atteindre un autre monde, un monde supérieur, un monde d’une autre nature, un monde qui ne peut être expérimenté, qui reste un produit de l’imagination et qui dépasse la conscience d’être. Je crois que les hommes n’ont pas attendu les philosophes pour sentir qu’il était possible de transcender leur vie. Au moment où Homère nous présente ce dieu boiteux, peu de temps avant Hésiode, les légendes ont eu le temps de

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faire peau neuve, ou d’en laisser naître de nouvelles, et de suivre les changements survenus au sein de la religion telle qu’elle était pratiquée à cette époque. L’histoire des religions nous aide à comprendre que le feu n’a pas toujours été considéré de la même façon et que les hommes qui ont inventé les mythes n’ont pu que suivre son évolution. Des dieux nouveaux sont nés, si l’on peut dire, d’autres ont pris un nouveau visage, mais surtout les légendes n’ont pu que tenir compte des réalités du moment. Si un grand nombre de détails est inventé pour donner de la chair aux récits, pour les faire vivre, d’autres sont en rapport étroit avec la politique et le poème d’Hésiode Les travaux et les jours, mis en relation avec sa Théogonie montre que le mythe est souvent le reflet du réel, ou une sorte de transcription artistique et pédagogique. Toujours est-il que parler du feu terrestre peut se faire à partir de réalités observables comme les volcans alors que parler du feu divin nous entraîne immédiatement dans une approche symbolique et mystique. Héphaïstos n’est pas lui-même une entité observable et, en cherchant à le connaître, nous n’avons trouvé aucun détail du personnage qui puisse nous faire penser un seul instant qu’il fut un mortel et qu’Homère ou Hésiode auraient pu le rencontrer. Héros de légende, personnage illustre à bien des égards, objet de méditation si l’on veut, le dieu boiteux n’est dieu que parce que les poètes l’ont décidé et qu’ils ont brodé sur sa vie comme si elle pouvait devenir la leur et secondairement la nôtre. Je l’ai écrit souvent, les mythes sont un enseignement caché, un enseignement qui s’impose à nous, non par sa logique interne, mais par la démarche inconsciente qu’il laisse effleurer sous le fantastique du récit. Nous devenons Jason demandant son trône, Thésée rencontrant Ariane, Héraclès filant aux pieds d’Omphale, Ulysse se retournant après avoir jeté le voile d’Ino, Déméter cherchant sa fille de par le monde, Héra trompant Zeus pour laisser respirer les Achéens bousculés par Hector devant Troie, Héphaïstos réalisant le bouclier d’Achille et le donnant à Thétis tout en sachant qu’Achille livrerait avec lui ses derniers combats. Lorsque nous lisons Homère, nous ne lisons pas la Légende des siècles de Victor Hugo. Il ne s’agit pas de porter ici la moindre critique, mais Homère nous fait vivre dans un

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monde qui aurait pu être le sien sur le plan politique et militaire, commercial aussi, dans un monde qui avait approximativement les même mœurs et traitait les femmes comme du butin. Lorsqu’il dessine poétiquement et psychologiquement les angoisses des héros, les examens de conscience, les prises de décisions, il n’invente pas des sentiments, il ne fait que les écrire sous la dictée d’un certain nombre de souvenirs ou de sentiments personnels. Cette proximité et son élévation, jusqu’au sublime parfois, ne peut que capter notre attention, faire de nous des tables d’harmonie sur lesquelles résonnent chaque cri, chaque plainte, chaque décision, fut-elle de mourir, car la mort ne peut être que glorieuse pour un héros. Qui n’a pas rêvé au fond de lui-même d’être un peu mieux qu’il n’est, peutêtre pas d’être un héros, mais de vivre un dépassement de soi qui s’accompagne d’une chaleur intérieure qui pourrait rappeler le feu divin, aussi discret soit-il. Toutes les légendes nous font réfléchir sur nous-mêmes et c’est pourquoi le personnage d’Héphaïstos est important. Il nous fait connaître, bien mieux qu’Héraclès, le sens de l’éternel retour. Il est probable que ce retour ne se pose plus dans les mêmes conditions et que les mortels d’aujourd’hui s’interrogent moins à son sujet. Pourtant, sans le dire, sans le montrer, l’homme éprouve toujours cette angoisse qui accompagne l’idée de la mort et, plus encore, celle de l’après mort. Que deviendrat-il après sa mort ? Que restera-t-il de lui ? Il n’est pas nécessaire d’être orgueilleux pour s’interroger de la sorte. Héphaïstos est l’homme qui perd sa nature de divinité au début de sa vie. L’immortalité lui est refusée en quelque sorte ou bien elle ne sera rendue que s’il la mérite. C’est un peu ce que nous exprimerons plus tard en disant que l’homme est un ange déchu qui se souvient du ciel. Mais cette explication superficielle nous fait perdre l’essentiel de la métamorphose du fils de Zeus ou d’Héra, je préfère dire « et » d’Héra. Je retiendrai prioritairement qu’Héphaïstos n’est pas forgeron à la naissance, il est peut-être boiteux dans l’une des versions mythiques, mais il devient forgeron, autrement dit un expert dominant le feu matériel. Il se souvient du Ciel, de l’Olympe où il est né. Nous devons donc penser qu’il a connu le

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feu divin avant de connaître le feu de la terre. Comme tout ce qui est divin, le feu divin est invisible, indescriptible, ne peut être représenté d’aucune façon. Nous pouvons en connaître des manifestations, mais nous restons ignares quant à la source de chacune d’elle. Lorsque les hommes ont inventé les mythes et donné des noms aux dieux, des caractères, des comportements ressemblant à ceux des hommes, ils l’on fait en souhaitant que les mortels puissent ainsi s’identifier aux immortels. Ils ont imaginé des dieux semblables aux hommes pour que les hommes se sentent proches des dieux. Ici, tout se passe comme si nous étions nous-mêmes jetés loin de l’Olympe et que nous tombions sur terre ou dans la mer. En nous identifiant au fils de Zeus ou d’Héra, peu importe, nous nous sentons mal aimés. Mais, sans attendre, nous sommes pris en charge, nous sommes accueillis et nous commençons une vie faite de changements successifs, une vraie vie en quelque sorte. Après sa chute, Héphaïstos a-t-il pris conscience immédiatement qu’il était un dieu en naissant ? Ses protecteurs le lui ont-ils appris ? Dans les deux légendes, c’est un enfant boiteux qu’ils vont faire vivre, éduquer, grandir, et, que ce soient les Cabires, que ce soient Téthys et Eurynomé, tous devaient comprendre qu’il s’agissait d’un enfant particulier. Ordinairement les enfants qui sont dans la même situation de rejet sont placés dans des berceaux et confiés aux caprices de la mer, ou portés dans la montagne et abandonnés pour être dévorés par des bêtes sauvages. Ici l’enfant tombe du ciel et il est boiteux. Nous pourrions penser que la boiterie permet alors de le reconnaître comme un futur forgeron ! Mais le forgeron n’est-il pas aussi, dans leur esprit, ou dans les normes mythiques, un être particulier, doué d’un savoir presque divin ? Il me semble difficile d’affirmer qu’Héphaïstos a découvert dans l’Olympe les secrets du feu et du métal en fusion, les secrets de son art futur : les légendes ne le laissent pas entendre. Héphaïstos n’est pas boiteux pour compenser une découverte, il n’a pas rendu Zeus jaloux, il a seulement pris la défense de sa mère et s’est mis symboliquement à son service, ce qui, effectivement, pourrait rendre Zeus jaloux. Les dieux se respectent, mais ils n’apprécient pas que d’autres soient honorés à leur place, ou plus qu’eux ou encore oubliés. La chasse au

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sanglier de Calydon, est un exemple de ce genre de réaction, Artémis étant ici la divinité oubliée ! Les caractéristiques des Centaures, des Cyclopes, des enfants d’origine chtonienne semblent, du moins dans la mythologie et pour les autres personnages des mythes, reconnus, identifiés et traités en conséquence. Boiteux, il sera forgeron, mais forgeron de quoi ? Il forgera des armes, des outils, des bijoux, mais surtout il va se forger lui-même et trouver dans l’art du feu de la terre la possibilité de retrouver en lui le feu divin, celui qui ne brûle qu’à l’intérieur de son être, que personne ne voit en dehors du forgeron lui-même. J’aurais tendance à penser que ce feu intérieur, divin, est une force et que cette force a la puissance de l’amour représenté par le premier Éros sorti du Chaos. Nous comprenons que dans la logique de Zeus, cette force ne peut pas rivaliser avec la raison qu’il a fait naître sous la forme d’une fille guerrière et rusée. Cette force doit disparaître, être remplacée. Non seulement elle est en lui, parce qu’il est un fils de Titan, un enfant de la Terre, quoi qu’il en dise, mais en rejetant son fils il ne fait que rejeter cette force qu’Héphaïstos manifeste en défendant sa mère qui représente Gaia. Il ne reviendra qu’après avoir appris à être un dieu intelligent, autrement dit qui se sert du feu que pour défendre l’ordre décidé par Zeus. Je suis obligé de refuser nombre d’explications sur la boiterie et sur la présentation de ce dieu forgeron. Non, il n’y a pas de forge utilisant le feu matériel sur l’Olympe et aucune divinité avant lui n’a forgé quoi que ce soit. Même le Soleil qui voit tout et ne peut rien faire par lui-même, comme on le voit dans l’Odyssée, n’a jamais rien forgé et Héphaïstos n’a offensé aucune divinité en cherchant à rivaliser avec elle. Zeus ne lui en a pas laissé le temps, Héra non plus ! Il n’est pas permis d’évoquer la démesure comme le fait Hésiode pour faire peur aux mortels. Comme Héraclès doit se dépouiller de tout ce qu’il y a de matériel en lui, Zeus se dépouille de tout ce qu’il y a de chtonien en sa personne et se forge en abandonnant à la terre tout ce qui ne relève pas de l’esprit qui n’est encore que de la ruse. N’oublions pas que tout est pensé par des hommes qui ont

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fait le choix de la raison en rejetant celui de la matière. Ils ne pouvaient que laisser à l’homme, ou au dieu déchu, non pas l’espoir négligé par Pandore, mais la volonté de se forger selon l’idéal nouveau, celui de l’Olympe. On ne peut pas lire chez Héphaïstos le moindre défaut moral ou spirituel, sauf si nous prenons nos désirs pour des réalités ou si nous oublions l’âge des mythes. Je crois que nous pouvons comprendre un grand nombre de dérives en suivant le Dictionnaire des Symboles et en reprenant ce qui est dit à propos du forgeron. « La forge est en relation avec le feu souterrain ; les forgerons sont parfois des monstres, ou s’identifient aux gardiens des trésors cachés. Ils possèdent donc un aspect redoutable, proprement infernal ; leur activité s’apparente à la magie et à la sorcellerie. C’est pourquoi ils ont souvent été plus ou moins exclus de la société et pourquoi en tout cas leur travail s’est généralement entouré de rites de purification, d’interdits sexuels, d’exorcismes. » (p.456) Pauvre Héphaïstos ! Il ne suffisait pas que son père le rejette ! Heureusement pour lui, les autres divinités ne pensaient pas comme nos savants ou nos psychologues. Téthys, Eurynomé, Athéna, Dionysos, vont l’aider à maintenir la forge en activité, vont l’aider à se forger lui-même. Je ne sais pas si les Franc-maçons ont pensé au symbole que pouvait représenter Héphaïstos comme tailleur de pierre, mais je trouve qu’il est le premier à exhorter les humains à forger le divin en eux, à effacer toute trace de monstruosité, autrement dit de Terre. Ulysse est le contraire d’un forgeron ! Thésée ne l’est que dans sa jeunesse, Jason l’est malgré lui ! À l’heure où les mythes étaient pensés, les hommes connaissaient la force du feu terrestre, celle des volcans en particulier, celle qui faisait disparaître des forêts entières, celle du feu qu’ils commençaient à domestiquer. Toutes les allusions mythiques ont un rapport direct avec cette force qui provenait du centre de la terre et qui ne pouvait être domptée. Il est tout à fait compréhensible que l’adversaire le plus monstrueux, le plus dangereux de Zeus ait été Typhon dont Hésiode parle encore

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dans la Théogonie alors qu’il ne dit rien en ce qui concerne les Géants. La description qu’en donne Pierre Grimal dans son Dictionnaire de mythologie et qui était celle des aèdes d’avant Homère est saisissante : « Typhon tenait le milieu entre un être humain et un fauve. En taille et en force il surpassait tous les autres enfants de la Terre ; il était plus grand que toutes les montagnes et, souvent, sa tête se heurtait aux étoiles. Lorsqu’il étendait les bras, l’une de ses mains atteignait l’Orient et l’autre à l’Occident et, au lieu de doigts, il avait cent têtes de dragons. À partir de la ceinture jusqu’en bas, il était entouré de vipères. Son corps était ailé et ses yeux lançaient des flammes. » (p.466) Devant lui les dieux s’étaient enfuis ou avaient revêtus des formes animales pour se dissimuler : Apollon en milan, Hermès en ibis, Arès en poisson, Dionysos en bouc, Héphaïstos en bœuf. Seuls, Athéna et Zeus avaient fait face au monstre, autrement dit la raison et la ruse face au feu terrestre. Déjà là nous comprenons que le combat qui s’engage est un combat entre la raison et la ruse, Athéna et Zeus, et la monstruosité de la matière ou de la Terre. Cette monstruosité, pour les mortels de l’époque, était indescriptible en dehors d’expressions relevant du fantastique, de l’incroyable, de l’innommable. Or, cette monstruosité ne se trouvait pas avec la même intensité dans les rivières, les montagnes, les vents, la mer, elle se trouvait surtout dans le feu des volcans, les fauves contre lesquels ils ne savaient pas encore se défendre, contre les serpents, les vipères en particulier qui donnent la mort en bondissant. Typhon était le plus jeune fils de Gaia qu’elle avait eu avec Tartare et qu’elle avait engendré comme dernière résistance à la domination de l’ordre voulu par Zeus. En réalité, deux monstres s’affrontaient et cela suffit pour montrer l’importance que nos ancêtres accordaient à la raison. Il est probable que nous n’aurions pas aujourd’hui d’images aussi fortes pour convaincre ceux qui n’ont pas encore choisi. Cette guerre du feu, entre Typhon et Zeus, devait prendre fin en Sicile lorsque Typhon découragé traversait ce pays et lorsque Zeus lui envoya l’Etna qui le recouvre toujours, ne laissant apercevoir que les flammes que le monstre vomit encore.

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La fuite des autres divinités sert surtout à faire valoir la force de Typhon et celle de Zeus accompagné de sa fille. Ici, nous n’avons plus une guerre pour le pouvoir comme celle qui avait opposé Zeus et Cronos, les Olympiens et les Titans. Nous avons une guerre entre l’esprit et la matière, j’oserai dire entre ceux qui pensent et ceux qui font. Typhon est une force de la nature, incontrôlable et gigantesque et il faut comprendre que les mortels étaient terrifiés par elle, cherchant à s’en prémunir par un effort d’intelligence. Tout ce qui venait de la nature avec une telle puissance était monstrueux et nous pouvons comprendre également que de tels adversaires aient pu être déifiés sous forme de dieux monstrueux. Lorsqu’Héphaïstos touche terre, rejeté par son père, c’est pour gouverner cette force, lui passer des chaînes, la discipliner, la rendre utile. Nous n’avons pas cessé depuis d’agir de la sorte et de faire confiance à Héphaïstos devenu un expert en maîtrise de tous les feux de la Terre. Comme il avait envoyé Perséphone contrôler le royaume des morts, il a envoyé Héphaïstos contrôler la Terre et toutes ses forces, le royaume des mortels aussi, celui qui venait d’être officiellement consacré par le sacrifice de Prométhée à Méconé. Pour que les mortels ne meurent pas des violences de la Terre, il leur a envoyé son fils qu’il a momentanément sacrifié en lui donnant le pouvoir de montrer aux hommes comment on peut forger un autre destin que celui des Moires, les filles de la Nuit. Héphaïstos est donc un maître et un exemple. À la différence d’Héraclès, il ne lutte pas contre sa propre matière, mais contre celle de la Terre qu’il faut asservir. Nous comprenons mieux pourquoi il reste neuf ans chez Téthys et Eurynomé afin de cultiver cette dimension artisanale et artistique. N’oublions pas qu’au bout de neuf ans, un cycle s’est achevé et que la dixième année confirme cette renaissance en tant que modèle de vie rationnelle. Le fils a changé, il maîtrise le feu et sa raison lui permet de revendiquer l’Olympe. Comme Dionysos il a découvert le feu divin. Or cette revendication se fait avec l’aide de Dionysos. Ce n’est donc plus la raison comme l’entendait Zeus, comme Athéna la personnifiait, qui permet au dieu boiteux de revenir à ses

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origines, c’est la jouissance pleine et entière de tous les feux de la terre transformés en arts divins qui le lui permet. Un détail de la légende a son importance : la naissance d’Érichthonios. Il montre que le dieu boiteux, devenu époux de la Terre, gouverne désormais les forces chtoniennes avec elle. Il n’y a pas combat comme nous pourrions le penser en lisant Hésiode, il y a association entre deux divinités. Je suis personnellement persuadé que Zeus avait compris que le modèle d’Héraclès n’était pas le meilleur et lorsqu’il avait envisagé la naissance de Dionysos et la transmission du pouvoir il avait déjà imaginé comment il triompherait en inventant Héphaïstos. Héphaïstos et Dionysos sont étroitement liés. Tous les deux sont devenus maîtres de la matière, s’en servent et semblent en abuser, tous les deux sont devenus des artistes et apportent à la raison guerrière une force qu’elle ne pouvait avoir en poussant des cris de guerre. Dionysos et Héphaïstos sont des dieux qui usent des forces indomptables de l’amour et s’ils n’ont pas obtenu l’aura des autres divinités c’est justement parce qu’ils ont dépassé dans l’orgie, ou l’amour intense de l’excès, les limites de la raison. Seul Apollon semble pouvoir les suivre dans leur démarche. Nous comprenons mieux le rôle que pouvait jouer Aphrodite, fille de Zeus, aux côtés d’Héphaïstos. Elle ne lui apportait pas un simple désir, un plaisir des sens, elle le soutenait dans son rôle de forgeron. Nous pourrions presque penser que c’est elle qui le pousse à vouloir faire l’amour avec la raison, ce qui ne sera qu’un demi-échec. Ce n’est pas Athéna qui l’introduit dans l’Olympe, mais Dionysos ne l’oublions pas, mais rappelons-nous aussi qu’Athéna garde l’enfant, s’en occupe, le protège. Ce n’est pas le comportement d’une femme violée. La raison n’est plus aussi guerrière et nous pouvons penser qu’elle est déjà sur le chemin d’un changement important. Zeus a-t-il voulu tout cela ? Il vaudrait mieux se demander si les mortels ont pensé de tels arrangements. Dans ce cas, ils auraient été sur le point de trouver la solution à leurs difficultés et même d’en finir avec l’obligation de combattre entre deux extrêmes. Dionysos et

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Héphaïstos sont deux divinités qui permettent le retour à l’unité et c’est probablement ce qui nous échappe encore aujourd’hui. Cronos aurait inventé la dualité, Zeus aurait inventé la raison, Dionysos et Héphaïstos auraient apporté l’art de revenir au tout que le rejet du Chaos avait fait oublier. Certes il s’agit là d’une synthèse certainement trop rapide, mais elle demanderait à être approfondie car il n’est pas interdit de penser que nous ne trouverons pas l’immortalité que nous cherchons tant que nous n’aurons pas compris que Zeus, en envoyant la guerre chez les hommes, à fait ce qu’il y avait de mieux pour lui, mais pas pour les mortels. Pour souligner encore cette métamorphose du dieu boiteux qui n’est surtout pas un retour à l’identique, il est possible de le comparer à Méléagre dont Homère nous parle dans l’Iliade en le comparant à Achille. La légende traitant de ce héros nous parle surtout de son refus de combattre contre les Curètes, mais ce qui nous interpelle, pour le comparer à Héphaïstos est en rapport avec sa mort. Pierre Grimal, après avoir noté qu’il s’agit d’un complément à la légende originelle dit dans son Dictionnaire de mythologie : « Quand il eut sept jours, les Moires se présentèrent à sa mère, Althée, et prédirent que le sort du petit enfant était lié à celui du tison qui brûlait dans l’âtre. Si le tison venait à se consumer entièrement, Méléagre mourrait. Althée se hâta de retirer le tison et de l’éteindre, puis elle le conserva dans un coffre précieusement dissimulé. » (p.285) Lorsqu’à l’issue de la chasse au sanglier de Calydon, Méléagre dû combattre et tuer ses oncles qui refusaient que la dépouille du sanglier ne soit donnée à Atalante, sa mère aurait jeté le tison dans le feu et Méléagre serait mort. On dit aussi que Méléagre était invulnérable et que ce serait Apollon qui combattait du côté des Curètes qui aurait tué le fils d’Oenée d’une de ses flèches. Tout laisserait à penser que Méléagre n’est pas mort comme un simple mortel, mais que les dieux lui ont envoyé une mort rapide comme savaient le faire Artémis et son frère. Or le sanglier qui ravageait Calydon avait été envoyé par Artémis qu’Oenée avait oubliée dans ses sacrifices. Une fois encore la légende contourne l’essentiel et laisse deviner que

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Méléagre était un élu, qu’il était placé sous la protection des nouveaux dieux et qu’il serait immortalisé lorsque le feu qui brûlait en lui viendrait à s’éteindre. Soulignons que le nombre sept est caractéristique du culte d’Apollon, qu’il symbolise une perfection dynamique sans préciser ce qu’il adviendra ensuite. Méléagre était invulnérable sur le plan humain, il ne l’était pas pour les dieux qui pouvaient décider de sa métamorphose. Atalante n’avait-elle pas participé à la chasse pour piéger Méléagre ou le conduire vers son destin ? Faut-il rappeler que c’est la sœur de Méléagre, Déjanire, qui conduira Héraclès à la fin du sien ? Ici ce n’est pas la maîtrise du feu qui met un terme à la vie d’un mortel, mais sa disparition. Le feu s’éteint comme la vie, du moins cette partie qui dépend de lui et non de la raison. Dans le cas d’Héphaïstos c’est lui-même qui met un terme à la domination du feu sur la vie, autrement dit, il commande à la vie et à la mort en revenant dans l’Olympe. Il démontre que la matière n’est pas responsable de l’immortalité, mais seulement de la vie telle que les mortels la subissent. Pour devenir immortel, seul l’esprit peut le permettre, mais il faut préalablement dominer le feu qui consume la matière. L’homme est un tison, comme Méléagre, et s’il arrive que le tison soit momentanément écarté du foyer dans lequel il brûle, il ne peut en être écarté indéfiniment. Ce foyer permanent est la Terre et nous retrouvons bien l’opposition entre le feu de la Terre, un feu qui brûle, et le feu divin, un feu sans flamme. Nous pourrions être surpris de voir que les mythes se recoupent admirablement lorsque nous nous glissons sous les mots, lorsque nous essayons de comprendre leur enseignement caché. Cela ne devrait pas nous surprendre puisque l’origine de ce recoupement est la volonté, chez les hommes, de donner à la raison de plus en plus d’importance, de maîtriser chaque jour un peu plus les forces de la nature. Il semblerait, par contre, que cet effort se soit arrêté avec la mise à l’écart de Dionysos dont le culte dépassait l’entendement, effrayait par sa licence apparente, par ses orgies, par toutes sortes de folies et surtout par un retour à la matière que les rationalistes du moment ne pouvaient accepter. Essayons de dépasser une lecture anecdotique.

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UNE AUTRE LECTURE DES MYTHES

Je reviens souvent sur la dimension symbolique des mythes et sur leur enseignement caché. Les religions actuelles nous ont appris à tout considérer à partir d’un Dieu unique et à négliger les panthéons qui semblent nous enfermer dans l’anecdotique, dans le fantastique, dans des histoires qui nous éloigneraient d’une méditation spirituelle. Je crois que tout dépend de la façon dont nous entreprenons l’étude de chaque lecture. Tout dépend également de l’époque qu’il faut considérer pour essayer de donner du sens à ces lectures. L’homme n’existe pas seulement depuis deux mille ans et il n’a pas commencé à penser en se plaçant sous l’autorité d’un dieu unique. Lorsque nous nous aventurons dans les méandres des légendes antiques, il faut les percevoir comme les hommes d’un autre temps pouvaient les entendre puisque l’écriture ne correspond pas non plus à leur origine et qu’ils ne pensaient certainement pas comme nous ! N’oublions pas qu’à l’origine les mythes n’étaient pas écrits, qu’ils pouvaient changer d’une ville à l’autre, d’un conteur à l’autre, tout simplement pour répondre à l’attente d’un peu de merveilleux, d’extraordinaire qui a toujours été un besoin chez les hommes, mais aussi parce qu’il était agréable d’écouter quelqu’un qui sait ! Si, aujourd’hui, nous valorisons les mots employés pour dire ce que nous avons dans le cœur, ils servaient aussi à transmettre ce que les plus intelligents des mortels croyaient bon de partager avec leurs semblables pour améliorer leur existence, pour survivre plus confortablement, pour vivre ensemble aussi. Sur ce point nous n’avons pas changé, mais il est probable que nous manquons fortement

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d’imagination pour supporter le quotidien. Ce n’est pas que l’homme est un rêveur de nature, mais il est ainsi fait qu’il n’est pas une simple machine qui fonctionne à l’aide d’un cerveau uniquement rationnel. Toute une partie de lui se nourrit d’espoir, d’images extraordinaires et je dirai que nous avons abandonné cette partie de nous-mêmes au point que nous sommes devenus des handicapés, ayant perdu la moitié de ce que nous sommes depuis toujours, je voudrais même dire notre véritable nature. Les sciences nous ont appris beaucoup de choses, mais, en nous imposant l’objectivité, elles nous ont enfermé dans une sorte de prison dont nous ne pouvons pas ou n’osons pas sortir. Seuls, les artistes, ou les poètes s’évadent de temps en temps ce qui les rend plus humains. Je ne veux pas remettre en question l’objectivité elle-même, mais son usage ou, plus encore, ce qui pourrait passer pour un impérialisme démodé. L’objectivité peut être un outil et elle nous aide à comprendre la vie, mais elle n’est ni la seule fenêtre ouverte sur la réalité de l’homme et du monde, ni surtout la meilleure pour apporter la paix dans l’âme. Il n’est pas nécessaire de faire l’analyse critique de l’actualité pour avoir une autre lecture des mythes. Peut-être faut-il simplement accepter qu’ils ne sont pas que des fables, des histoires pour enfants et qu’ils peuvent nous apprendre plein de choses. Le problème ne se situe pas dans les mots, mais dans le sens que nous voulons leur donner et c’est bien là que réside l’opposition entre les rationalistes et les rêveurs, ceux qui écoutent leur être sans se soumettre à des règles politiques ou économiques. Je vais essayer de montrer que les rêveurs ont peut-être raison. Déjà, au départ, nous avons un préjugé qui n’a pas lieu d’être. Notre volonté de puissance, disons notre désir de tout contrôler nous conduit à penser que tout ce qui est beau, merveilleux, irrationnel est trompeur. L’homme moderne veut des preuves et il ne s’aperçoit plus que le commerce est rempli de preuves qui n’en sont pas et qui mentent plus que les mythes.

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Pour donner une image de plus, je dirai que l’homme a coupé sa vie en deux : le jour il raisonne, la nuit il se repose, comme le Soleil, et il refuse d’imaginer que son cerveau continue à fonctionner, mais sur un autre plan. Le travail appartient au jour, le plaisir à la nuit, et nous voyons que cela date d’un temps fort ancien puisque Zeus donne le contre exemple en se laissant duper par Héra. Nous pourrions également parler de la lumière ou mieux de la vision que nous en avons : avec un regard d’Ulysse, binoculaire, nous traquons le vrai, avec celui de Polyphème, pour d’autres le troisième œil, nous établissons un contact avec une lumière intérieure que personne ne voit concrètement. Tout ce qui se dit ou s’écrit sur le feu est de même nature. J’aimerais dire que nous avons coupé la connaissance en morceaux : le vrai analysé par la raison, le révélé inventé par les religions, et tout ce qui se passe à l’intérieur de l’individu et lui est personnel comme l’intuition. Ce qui est personnel peut devenir révélation, mais ne peut pas devenir vérité objective. N’oublions pas que les dieux sont des créations humaines, que l’homme a besoin de se projeter dans l’idéal, le rêve si l’on veut, le non-matérialisé, ce qui n’existe pas, mais pourrait exister, enfin tout ce qui dépasse l’entendement ordinaire, le quotidien, les difficultés de la vie, tous les comportements incompréhensibles et j’en passe. Il est conscient de ses limites et de ses erreurs, mais il est aussi conscient qu’il pourrait faire mieux, que la vie ne se limite pas à ce que les autres lui en disent. C’est ce mieux qu’il a projeté au Ciel, disons assez loin pour qu’il soit difficile de l’atteindre par n’importe qui. Le mieux se mérite et pour l’obtenir, il faut quelques sacrifices. Faut-il ajouter que cette projection dans le Ciel n’est pas propre à la race des demi-dieux, selon Hésiode, aux héros de toutes sortes, qu’elle a toujours existé tout simplement parce qu’elle est inscrite dans la matière elle-même et que l’homme, comme toutes les espèces, est de la matière. La pensée n’est qu’un produit de la matière, nous ne le dirons jamais assez. Ces dieux mythiques, bien longtemps avant les religions, ont été à l’origine de la dualité matière-esprit. Je ne

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sais pas si les animaux ont des dieux, en tout cas ils se parlent et j’irai même jusqu’à dire qu’ils pensent, autrement que nous je veux bien l’admettre. Encore faut-il éviter de confondre l’acte de penser, propre à la matière, et l’objet de la pensée propre à chaque espèce. J’en arrive à dire que le Chaos, que nous confondons avec le désordre, est en réalité le rassemblement de tous les ordres possibles et que les hommes, en s’aidant des dieux, n’ont fait qu’imposer un ordre particulier, celui qui leur semblait le plus utile à leur développement. Tel fut l’un des premiers effets de leur raison. Leur imagination s’est trouvée comme enfermée dans une prison et nous ne faisons que consolider cette situation. Aujourd’hui, plus peut-être que les Titans jadis, nous sommes enfermés dans la matière et cette partie de la Théogonie peut apparaître comme une prise de conscience qui n’a pas encore été menée à son terme. L’imagination des hommes a commencé avec la naissance du monde, de Gaia et d’Éros. En voulant expliquer ce qu’ils vivaient et souhaitaient vivre, nos ancêtres nous ont guidés vers une impasse et la mort représente le moment où nous revenons sur nos pas. On parlera aisément de surhumain, de surhomme, mais le plus important reste de concevoir une distance entre ce qui est et ce qui pourrait être. La mythologie met la barre assez haute en donnant comme distance la chute d’une enclume pendant neuf jours et neuf nuits. Hésiode va plus loin encore en rappelant qu’au dessus du ciel étoilé, là où nous plaçons le Soleil, se trouve un ciel encore plus pur, l’Aether, et c’est peutêtre jusque là que nos rêves nous entraînent. Lorsque nous lisons Les travaux et les jours d’Hésiode nous comprenons mieux le sens qu’il veut donner à sa Théogonie, nous commençons à entrevoir le sens pédagogique des mythes. Ceux qui se sont élevés un peu plus que les autres au dessus de la surface de la terre s’efforcent de leur apprendre l’art de maîtriser une vie faite de labeur constant. Certes, Hésiode n’invente pas, il regroupe, il ordonne, il tente de montrer, d’expliquer. Ses poèmes représentent une vision du monde qui pourrait être la plus objective à un moment où l’homme est

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encore enfermé dans ses croyances et subit les réalités de la vie que nous ne comprenons pas encore dans leur totalité ! Notons au passage qu’Héphaïstos, fils de Zeus si l’on veut, ne met qu’un seul jour pour toucher terre en venant de l’Olympe ! Il est donc plus lourd qu’une enclume ! Hésiode peut être considéré comme le premier penseur qui met de l’ordre entre les dieux, mais aussi entre les hommes, les dieux servant simplement d’exemples ou d’encouragement au changement. Parce que le changement de l’homme en soi n’est qu’un désir, une pensée, il ne peut être que formulé sous une forme mythique et non sous celle d’un rapport qui pourrait être l’ancêtre de nos observations scientifiques. Hésiode invente et il n’est pas le premier, mais dans son invention il y a une sorte d’invitation à associer ce qui se passe dans la vie de tous les jours et ce que vivent les dieux. Son traité sur cette vie ordinaire est une sorte de traité pédagogique alors que la Théogonie, qui lui est étroitement lié, ressemble à un traité de morale. Si la morale a changé depuis, il fait bien référence en premier à la justice et à l’orgueil des hommes qu’il appelle la démesure. C’est plusieurs siècles après que les philosophes, comme Platon, vont nous inviter à reconsidérer cette objectivité. La raison de Platon ne peut plus être celle de Zeus ! La mythologie, du moins dans ses grandes lignes, sépare les dieux en deux catégories et il est souvent difficile de savoir qui appartient à l’une qui appartient à l’autre. Il y aurait les divinités de première génération, celles qui sont les enfants de Gaia et d’Ouranos, mais il y en a d’autres comme ceux de Gaia et de Pontos, les divinités de seconde génération seraient les enfants de Cronos, peut-être faudrait-il dire ceux de Zeus en considérant que c’est lui qui les a fait renaître. La difficulté dans le classement vient du fait que frères et sœurs engendrent des enfants et qu’il n’y a pas chez les dieux la même vision de la procréation. Les dieux de première génération engendrent ceux de la seconde et il est difficile d’admettre que certains soient des monstres, comparativement aux autres. Pourquoi le Soleil ne le serait pas alors que son père le serait ? Pourquoi Zeus ne le serait pas comparativement à son cousin Prométhée ?

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Les exemples sont multiples et nous en trouvons l’explication lorsque Zeus envoie Apollon le représenter à Delphes à la place de Thémis, qu’il s’est contenté d’épouser en première noce. Thémis est une déesse de première génération, mais Zeus en a besoin et c’est pourquoi il l’épouse. Thémis représente la loi, et Zeus ne peut envisager un dieu ou une déesse qui puisse remettre en question sa propre conception de la justice, celle que nous observons dans les mythes ou celle que nous observons à Ithaque lorsqu’Ulysse se venge des prétendants. Comment ne pas comprendre que dans l’imagination des aèdes, ou des hommes qui pensent le mieux, la justice est alors la première préoccupation des mortels ? Hésiode nous le dit clairement et sous forme de fable dans Les travaux et les jours. La plus grande difficulté, lorsque nous lisons les légendes, est certainement notre façon de raisonner, nos habitudes culturelles qui n’ont rien à voir avec cette suite d’inventions qui ne sont même pas en rapport avec l’Antiquité, telle que nous la considérons en tant qu’historiens ou en tant qu’archéologues. Nous voulons comprendre, selon nos propres critères, et nous cherchons des liens là où il n’y en a pas. Parfois les mythes nous y encouragent, du moins un certain temps, puis nous comprenons que l’effort apparent de filiation, par exemple, n’est qu’un jeu de poète. Une fois pour toutes, il faut distinguer l’histoire de la mythologie, éviter de glisser inconsciemment de l’une à l’autre. Nous sommes perturbés par un semblant de cause à effet et nous aimerions que les mythes, dans leur ensemble, ressemblent à de l’histoire. Nous découvrons difficilement que le temps et l’espace sont ici d’une autre nature et que nous oublions souvent de les différencier. Certes, les hommes vivent sur la Terre, les ombres en Enfer, mais les dieux sont partout et nous avons de la peine à les suivre. La forge d’Héphaïstos estelle en Sicile ou bien dans l’Olympe ? Nous nous heurtons sans cesse à une imprécision qui n’est pas due à l’ignorance des poètes, mais à leur sensibilité du moment, leur conception du rapport entre les hommes et les dieux, l’enseignement qu’ils veulent donner. C’est à nous de ne pas tomber dans le piège

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tendu par l’objectivité qui veut tout maîtriser. Ce que nous pouvons dire c’est qu’Héphaïstos a des forges sur terre ou même sous terre correspondant au feu de la terre et des forges plus en rapport avec le feu divin qui peuvent se trouver dans l’Olympe. Nous avons tellement l’habitude d’isoler un Dieu unique et totalement immatériel, éloigné des hommes qu’il observe tandis qu’ils se traînent à la surface de la Terre que nous n’arrivons pas à comprendre que les ombres, les mortels et les dieux forment un tout pour nos antiques poètes, plus particulièrement que les dieux sont dans l’homme et non pas loin de lui. Pour l’homme ancien il n’y avait pas de haut et de bas. La cosmogonie telle qu’Hésiode la montre est une cosmogonie tardive qui se rapporte à une mise en ordre des comportements humains au moment où les hommes se sédentarisent et donnent naissance à des cités. Ce qui nous perturbe c’est l’association étroite d’une volonté de changement politique et d’une présentation totalement imaginaire d’un tel changement. Les dieux vivent les mêmes désirs, les mêmes besoins que les hommes, rencontrent les mêmes difficultés d’organisation, ils sont en quelque sorte l’image des hommes prise dans un miroir. Les mythes nous racontent une histoire, mais cette histoire n’existe pas. Elle est inventée au fur et à mesure, du moins dans ses détails qui n’ont qu’une importance relative. Je comprends que des savants comme Victor Bérard aient voulu retrouver le voyage d’Ulysse en suivant pas à pas l’Odyssée, mais passé l’impossible retour, autrement dit le cap Malée, tout le restant du voyage relève de l’imagination des poètes et de l’enseignement qu’ils veulent apporter. Il en va de même du voyage de Jason. Certes les Grecs n’en étaient pas à leur première tentative pour ouvrir des colonies ou des comptoirs commerciaux, mais faire porter un navire par cinquante marins, même solides, ne nous aide pas pour comprendre comment l’Argo se retrouve dans le lac du dieu Triton. Nous ne pouvons pas sérieusement associer des portions de géographie ancienne et des portions de rêve. Qui

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plus est, en essayant de le faire nous négligeons l’essentiel de ce que les mythes cherchent à nous enseigner. Ou alors, comme l’ont fait certains psychanalystes, nous les utilisons en accordant aux récits l’importance qu’ils n’ont pas et nous faisons des contre-sens. J’ai essayé de le montrer en étudiant Œdipe ou en étudiant Jason. Je crois qu’il existe au moins deux approches de la mythologie : une approche segmentaire, légende après légende, sans chercher de relation entre elles, et une lecture plus globale qui dépasse les détails pittoresques, en évitant de se perdre dans des précisions qui ne sont qu’apparentes ou n’ont de valeur que si nous les lisons comme des symboles. N’oublions pas que les mots sont nés pour remplacer des objets observables alors qu’eux-mêmes ne le sont plus, sauf par quelques érudits qui écrivent des dictionnaires. Les mots sont des images, des signes qui sont ici utilisés par des poètes. Comme les mots ont souvent plusieurs sens, il est difficile de connaître celui que le poète préfère. Mais leurs agencements, leur place dans le contexte du mythe, leur dimension symbolique nous permettent de capter un état d’esprit particulier et c’est souvent de façon inconsciente que nous le percevons. Les exemples ne manquent pas. Pourquoi la proue de l’Argo qui permet d’aller chercher la Toison d’Or est-elle prophétique ? Pourquoi est-elle fabriquée avec une partie du chêne de Dodone qui manifeste la puissance de Zeus ? Pourquoi écrase-t-elle Jason qui dort à l’ombre de l’Argo ? Qui était Jason ? Pourquoi a-t-il épousé Médée ? Pourquoi a-t-il traversé une rivière en crue avec Héra sur son dos en ignorant, bien entendu, qui elle était ? Il ne s’agit pas de décortiquer chaque mythe en se posant de multiples questions, mais lorsque nous approchons l’ensemble des mythes comme un tout bien pensé, nous découvrons progressivement qu’ils répondent à une sorte de logique. Ils veulent que nous ressentions un certain nombre de vérités qui sont cachées par des mots. Ce n’est pas avec l’intelligence qu’il faut les saisir, mais avec nos sens, notre être inconscient.

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Les aèdes ne cherchent pas à raisonner, ils font plus souvent pleurer et c’est ce qui se passe pour Ulysse chez les Phéaciens. Ils parlent aux cœurs de ceux qui les écoutent. Or le cœur, à cette époque, est le siège d’une intelligence non rationnelle. Il est plus important que le cerveau et c’est lui qui gère le changement. Je reste persuadé que nous continuons à posséder cette intelligence du cœur et qu’elle réagit, comme autrefois, lorsque nous lisons un mythe. Je crois aussi que notre inconscient cherche spontanément à se frayer un chemin au milieu des légendes et de tous les éléments qu’elles regroupent. Les légendes nous font connaître des personnages très différents que nous pourrions classer en grandes catégories pour mieux nous y retrouver : les mortels, dont il est peu question en vérité, les héros, ou les demi-dieux selon Hésiode, que nous pourrions également situer dans la quatrième race, celle qui précède la race de Fer, la nôtre et les dieux, tous confondus. Nous voyons déjà qu’il faudra faire des sous-catégories, mais le plus important reste d’en donner une représentation assez nette pour éviter toute confusion. Sémélé, mère de Dionysos est une mortelle, mais à partir du moment où son fils va la chercher en Enfer pour la faire monter à l’Olympe, elle devient une déesse ! Certains dieux, mal considérés par Zeus seront enfermés dans le Tartare ce qui ne veut pas dire qu’ils sont devenus des ombres. Ils ont gardé leur immortalité, mais sont écartés du monde nouveau tel que Zeus le met en place. Œdipe ou Thésée sont des mortels et ne finissent pas leur vie comme Héraclès. Ils atteignent une immortalité, mais différente de celle que les Olympiens dispensent. Autant dire qu’il faut avancer prudemment. Une fois encore nous sommes perturbés par les récits qui nous parlent des images que les hommes font naître dans l’esprit des poètes. Nous cherchons à voir Dionysos s’entretenir avec Penthée à Thèbes, ou Œdipe avec Créon et nous oublions que c’est de nous qu’il s’agit. Nous lisons les mythes avec le regard d’Ulysse, l’esprit aux aguets, prêts à en découdre et nous n’arrivons pas à regarder au-dedans de nous-mêmes pour voir les héros en pleine action.

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Pour les mortels ordinaires, ceux qui travaillent la terre, ceux qui font des sacrifices aux dieux, ceux qui prennent une femme et font des enfants, il suffit de lire le second poème d’Hésiode Les travaux et les jours pour mieux les connaître. En fait, nous découvrons le genre humain même si le seul être connu est Persès, frère d’Hésiode. Avec Hésiode, nous découvrons une histoire des hommes et nous ne sommes pas dans la légende. Nous sommes en pleine réforme politique, celle des cités souvent aux mains de petits aristocrates qui pratiquent une justice qui ne fait pas l’unanimité. Nous sommes aussi en pleine réforme militaire et les combats que nous découvrons dans l’Iliade avec Homère n’ont plus cours. Désormais, le combat d’homme à homme, individu contre individu, monarque contre monarque laisse la place à des ensembles dont la solidité dépend d’une éducation préalable. Sparte est alors l’exemple type de cette réforme introduite par les Doriens. Ce second poème qui s’adresse en réalité aux aristocrates qui se croient au-dessus des lois, la fable du rossignol nous le montre bien en début d’ouvrage, est une photographie d’époque et nous retrouvons l’histoire, celle que le poète vit réellement. Si nous faisons l’effort de lier la Théogonie à cette image, nous comprenons mieux l’ordre que Zeus veut imposer aux autres divinités et pourquoi il est souhaitable que les hommes imitent les dieux. Lorsqu’Hésiode, tente d’expliquer le rapport entre les dieux et les hommes, il est dans cette nouvelle époque qui ne peut que se souvenir des hauts faits glorieux des monarques mycéniens. Mais, il ne parle plus de héros, uniquement de divinités et passe des dieux aux hommes sans transition. Les héros ont disparu ou, du moins, ils sont devenus des modèles, des exemples de vie, des immortels par la mémoire. L’homme de la cinquième race se souvient des grands guerriers de la quatrième ce qui tendrait à prouver que cette race a existé. Déjà là, nous avançons dans un tissu de vérités et de rêves, dans un ensemble d’actions réalisées, la guerre de Troie, et dans un autre ensemble d’illustrations dont il n’est pas possible de dire qu’elles ont existées. Il se peut que les Atrides aient dominé

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leur temps, qu’Agamemnon ait conduit les Achéens devant Troie, les détails de ses harangues, de ses discours, de ses actes sont essentiellement des développements poétiques d’Homère qui n’a jamais participé à la guerre et donc entendu quoi que ce soit. Loin de moi la volonté de diminuer l’œuvre d’Homère, mais reconnaissons qu’il ne faut pas tout mélanger et qu’en lisant l’Iliade il faut d’abord lire un poème qui nous montre des hommes devant la mort, des guerriers au caractère bien trempé, non une histoire au sens où nous l’entendons aujourd’hui. L’Iliade nous fait connaître l’homme en soi plus que le héros plus ou moins conscient de son destin. Les héros sont nombreux et surtout différents les uns des autres. Tous ne font pas la guerre, mais leur bravoure qui semble inscrite dans leur destin, comme pour Achille, fait que nous pouvons nous demander si ce changement est bien conscient. Héraclès, pour ne citer que lui, est-il conscient qu’il sert la gloire d’Héra et que ses combats le conduisent lentement vers une immortalité qui, dans son cas, reste un cadeau de Zeus, comme pour Jason, mais d’une toute autre façon ? Ce que nous ne percevons pas très bien c’est la volonté de l’homme à devenir divin, à passer par le stade du héros. L’héroïsme est un passage obligé et il semblerait que l’homme ait besoin de plusieurs vies pour prendre le chemin difficile, hasardeux, dangereux qui lui permettra de devenir un immortel. Héraclès n’aurait-il pas vécu, chez Thespios, cinquante vies avant d’affronter son premier exploit initiatique ? Les héros sont des mortels qui se distinguent ou que les poètes distinguent en leur donnant des qualités particulières, en leur faisant réaliser des actions que les autres ne feront pas. Rien n’est réel et c’est certainement là qu’il faut commencer à se méfier des mots, à prendre les récits pour ce qu’ils sont, autrement dit des enseignements de masse, des contes populaires qui font rêver les mortels en les invitant à imiter les héros pour vivre mieux. Le bien et le mal ne sont pas des inventions de philosophes, ils sont des évaluations qui suivent le temps et sont seulement colportées par les aèdes. Le mortel d’autrefois entendait chanter la gloire des héros et pouvait être animé du désir de lui ressembler, comme un enfant,

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aujourd’hui, devient facilement un héros à la mode, même s’il n’existe que dans son imaginaire. Pour parfaire ce besoin de perfectionnement ou de dépassement, les mortels avaient à leur disposition la simple observation des meilleurs d’entre eux, qu’il s’agisse de force, d’adresse ou de ruse. Je crois bien que la mythologie n’invente rien. Elle ne fait que donner de la démesure à ce qui était visible et probablement impressionnant. J’ai étudié les hommes phénomènes à la fin du XVIIe siècle et au XIXe siècle et j’ai pu constater que le merveilleux, souvent associé à de l’inquiétude pouvait changer les simples mortels. La culture physique est certainement née de l’observation de tels personnages hors du commun. Ce qui est vrai de nos jours devait l’être dans l’Antiquité. Les aèdes avaient seulement compris qu’en racontant de telles légendes ils pouvaient faire œuvre pédagogique, jouer avec l’imaginaire des individus et les encourager à vivre autrement. J’ai toujours pensé que les mythes étaient d’abord des récits didactiques, mais cela se passait très simplement. L’art du conteur devait certainement jouer le plus grand rôle, il devait être crédible et sa façon de mettre en valeur les hauts faits des héros avait plus d’importance que les faits eux-mêmes. Lorsqu’Homère nous parle d’Ulysse, il nous laisse nous faire notre propre opinion sur le personnage : il pleure et fait l’amour, cela peut surprendre et ne correspond pas à notre moralité. Par contre, le conteur devait mettre lui-même l’accent sur ce qu’il voulait placer dans la lumière. L’époque n’était pas la même, et si les mythes ont duré plusieurs siècles il a bien fallu les adapter aux us et coutumes du moment. Je crois même que nous pouvons dire que c’est dans l’intonation, le chant, autrement dit la musique au sens ancien du terme, que le conteur devait séduire son auditoire, les mots ne faisant qu’accompagner une mélodie plus suggestive. En tant que musicien, et si je prends par exemple les lamentations d’Orphée de Gluck, je sais que les notes ne disent rien des sentiments d’Orphée. La mélodie est dite comme les contes, mais la façon de la jouer donne le ressenti de celui qui descend en Enfer parce qu’il aime sa femme. Sans aller plus loin, demandons-nous pourquoi Orphée échoue et ne peut pas ramener sa femme à la vie ! Il avait la

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permission de Perséphone et d’Hadès, mais il devait respecter une condition, ce qu’il n’a pu faire. Pourquoi ? Quel est le sens à donner au comportement d’Orphée ? Les légendes, mais elles le font toutes, font naître et mourir les personnages comme s’ils existaient vraiment. Elles racontent leur vie et nous croyons qu’ils ont vécu chaque détail du récit. Nous avons perdu l’habitude des récitations. À l’école, j’ai dû en apprendre un certain nombre et surtout leur donner du sens. Ayant toujours eu le premier prix de récitation, je crois que je le devais à mon manque de rationalisme ou à ma formation musicale. Quand je récitais, chaque mot était une image, je sortais du réel, j’entrais dans l’époque, je changeais. Cela devait faire ma force dans certains domaines, mais aussi ma faiblesse dans les autres ! Le conteur antique était un mélomane et, sans le savoir, un enseignant. Je crois que l’une des difficultés de notre enseignement est qu’il utilise des mots sans âme. Il en va de même en éducation physique où le mouvement peut être le reflet d’une simple mécanique ou bien celui d’un ressenti, d’une découverte de soi. Mais qui se soucie aujourd’hui de cet individu qui doit se plier à des règles de toutes natures ? Les auditeurs entendaient parler de Jason, d’Ulysse, de Thésée, de Persée et de tant d’autres et suivaient leurs aventures comme s’ils étaient à leur place, prenaient des risques, réfléchissaient sur l’art d’emporter la victoire. Parce qu’ils n’étaient pas passifs, peut-être crédules dirions-nous aujourd’hui, ils vivaient pleinement chaque détail des aventures. Nous avons du mal, aujourd’hui à imaginer la faible distance qui existait entre l’auditeur et l’objet de sa passion. Nous sommes devenus des machines qui ne font que réfléchir et lorsque nous sortons de l’objectivité qui semble être notre domaine, nous sommes perdus ou alors nous nous sentons emportés par notre imagination. Je reviens souvent sur des bribes de savoirs, mais Anna Freud a bien montré le rôle du surmoi chez les enfants et je suis convaincu qu’en forgeant notre surmoi, tout au long de notre vie, nous avons privé le moi

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et surtout le ça d’une participation au véritable dépassement de soi. Ce n’était pas le cas jadis et il en allait de même pour les dieux. Les divinités n’étaient pas repoussées dans l’extrême, elles étaient en l’homme le plus naturellement du monde. Nous avons développé des distinctions qui donnent de la vie et de l’homme en général un morcellement qui n’existe pas dans la matière, seulement dans notre façon de penser. Les héros étaient bien différents les uns des autres et chacun était lié d’une certaine façon à son destin, à sa Moire. Ils se savaient mortels, mais ils étaient conscients qu’ils pouvaient devenir immortels, au moins dans l’esprit des conteurs. Le souvenir était à l’origine de leur immortalité. Rien n’a véritablement changé depuis, et les dieux du stade sont aujourd’hui sensibles à cette aura qui prolongera leur vie comme les athlètes antiques. À ce stade de l’analyse je fais souvent référence à Maurice Genevoix qui a su traduire dans Vaincre à Olympie une telle attitude. Je ne crois pas que les hommes, à l’époque d’Achille ou d’Hector croyaient spontanément à un monde divin où ils étaient attendus s’ils s’en montraient dignes. Ce sont les conteurs, les poètes qui ont imaginé cette possibilité et ont encouragé ceux qui pouvaient y croire à se comporter en conséquence. Des légendes, nous avons surtout les premières reformulations écrites par Homère. Homère ne nous dit pas ce qui est, mais ce qui pourrait être dans le meilleur des cas, plus encore ce qui se passe dans l’esprit de chacun au moment d’affronter la mort. Si nous lisons l’Iliade comme un récit de bataille, nous retenons surtout les exploits guerriers et négligeons les états d’âme de chaque combattant. Si nous lisons le même poème en suivant les hésitations, les encouragements, les choix qui sont intérieurs, mais que le poète nous révèle en se mettant à la place de chacun, alors le récit change de nature, il nous instruit sur les sentiments des hommes devant la mort. Certes, la guerre qui fait rage se lit surtout dans les morts qui sont de plus en plus nombreux dans les deux rangs ennemis, mais je crois que ce qu’Homère fait dire à Ulysse et

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généralisable. Il se retrouve isolé au milieu des Troyens après avoir un moment protégé Diomède puis demandé à son cocher de le porter vers les navires où il sera soigné. « Las ! que vais-je devenir ? Le mal est grand si pris de peur, je fuis devant cette foule ; mais il est plus terrible encore si, restant seul, je suis tué. Le Cronide a mis en fuite tous les autres Danaens. – Mais qu’a besoin mon cœur de disputer ainsi ? Je sais que ce sont les lâches qui s’éloignent de la bataille. Celui qui est vraiment un héros au combat, celui-là doit tenir, et de toutes ses forces, qu’il blesse ou soit blessé.16 » Reprenant le combat devant deux Troyens qui veulent sa mort, mais Athéna veille, Ulysse en réponse aux propos des Troyens dit alors : « Malheureux ! oui, c’est le gouffre de la mort qui vient à toi aujourd’hui. Sans doute tu m’arrêtes en pleine bataille contre les Troyens. Mais moi, je te déclare qu’ici même, en ce jour, la mort, le noir trépas t’attendent et que, dompté sous ma lance, tu vas me donner la gloire, en même temps que ton âme à Hadès aux illustres coursiers. » (p.236) Ulysse n’est pas un guerrier de la trempe de Diomède, mais il est celui qui raisonne le plus, et des mortels il est le plus rusé dira Athéna. Il n’est pas comparable à Achille, mais Achille est le fils d’une déesse et il le sait. Le raisonnement d’Ulysse est celui de tous les mortels qui ne sont pas déjà élus des dieux par leur naissance. Ils doivent lutter jusqu’à la mort et ils n’ont pas le choix qu’Achille rappelle à ceux qui sont venus l’implorer pour qu’il reprenne le combat. Achille songe à regagner la Grèce et même inviterait les autres Grecs à en faire autant. Son discours permet de mesurer la distance entre lui et Ulysse. « Ma mère souvent me l’a dit, la déesse aux pieds d’argent, Thétis : deux destins vont m’emportant vers la mort, qui tout achève. Si je reste à me battre ici autour de la ville de Troie, c’en est fait pour moi du retour, en revanche, une gloire impérissable m’attend. Si je m’en reviens au contraire dans la terre de ma patrie, c’en est fait pour moi de la noble gloire ; 16

HOMERE Iliade. Préface de Pierre Vidal Naquet. Paris, Gallimard, 1975, p.234.

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une longue vie, en revanche, m’est réservée, et la mort, qui tout achève, de longtemps ne saurait m’atteindre. Oui, et c’est même à tous que je conseillerais, moi, de voguer vers leurs foyers : il est trop tard, vous ne verrez plus la fin de la haute Ilion. » (p.194) Tout au long de la bataille il boude contre Agamemnon, il se comporte en enfant gâté, en fils de déesse et non en simple mortel. Il faudra la mort de son meilleur ami Patrocle pour qu’il reprenne le combat tel un lion furieux et irréfléchi. D’une certaine façon il est comme Arès, un combattant sans raison suffisante pour évaluer ses actes. Il n’y a pas que la guerre de Troie pour découvrir les héros et, comme le dit Hésiode, il y a aussi les deux guerres contre Thèbes. Si nous devions les départager, il faudrait mettre d’abord d’un côté ceux qui ont du sang divin dans le corps et les simples mortels. Énée est fils d’Aphrodite, ce n’est pas le cas de Diomède fils de Tydée. Ajax est fils d’Oilée et donc petit-fils de Poséidon ! Ils sont plus nombreux chez les simples mortels, mais peu importe puisque la mort les prendra lorsque le moment sera venu. Ils deviendront des ombres les uns comme les autres. Sur ce point, nous pourrions être surpris. À quoi bon se conduire en héros si tout mortel devient une ombre en Enfer ? Or c’est bien ce qui se passe pour Achille justement. Lorsqu’Ulysse, sur les conseils de Circé descend en Enfer, il rencontre le héros et il ne semble pas heureux de son sort. « Oh ! ne me farde pas la mort, mon Ulysse !… J’aimerais mieux, valet de bœufs, vivre en service chez un pauvre fermier, qui n’aurait grand chère, que régner sur ces morts, sur tout ce peuple éteint. » (p.246) La note qu’ajoute le traducteur mérite d’être donnée elle aussi : « Cette indication est précieuse par la conception qu’elle implique de la vie de l’au-delà. La survie de l’âme pour le poète n’est qu’un pâle reflet de l’existence terrestre, dont le défunt conserve le souvenir et surtout le regret. L’ombre d’Héraclès porte toujours de glorieuses armes, Minos rend

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toujours la justice aux Enfers comme il le faisait dans son royaume, et le grand Ajax n’a rien oublié de la rancune qu’il a vouée à Ulysse ; mais ils ne sont plus que des ombres sans consistance ni force. Seul Tirésias a conservé toute sa lucidité. Les paroles d’Achille indiquent bien qu’il ne s’agit aucunement pour l’auteur de ce passage et ses contemporains d’une survie heureuse et glorieuse. 17» Les héros, bien mieux que les mortels, nous mettent devant le problème de la mort, de la différence fondamentale entre la vie et la mort. Que l’homme soit simple paysan ou glorieux combattant, la mort les entraîne tous les deux en Enfer. Certes, ils n’ont pas la même situation : les uns commandent, les autres obéissent ou subissent les punitions infligées par Minos ou Rhadamante. Peut-être faudrait-il ajouter que les uns et les autres, du moins leurs ombres, restent en Enfer dont la sortie est férocement gardée par Cerbère. La réalité qui s’impose ici c’est que le poème écrit par Homère ou les deux poèmes, en admettant qu’ils soient du même auteur, montrent l’esprit du moment, l’idée que les mortels se font de la mort. Il semblerait, du moins chez Homère, que les dieux sont toujours près des mortels tant qu’ils se battent, tant qu’ils leur servent à régler des querelles divines, et qu’ils n’interviennent plus chez Hadès. On voit très clairement comment Athéna pousse Diomède à blesser Aphrodite et, à la fin du poème, nous voyons comment les dieux se chamaillent, se disputent, pas seulement avec des mots. Lorsqu’Apollon frappe Patrocle dans le dos, Homère nous fait vivre une situation qui n’a pas de véritable sens en elle-même. On pourrait penser que Patrocle fait preuve de démesure. Mais, ne vaut-il pas mieux penser que Patrocle ne peut pas changer le cours du destin d’Achille ou d’Hector ? Que sa gloire ne doit pas éclipser celle des autres héros qui sont surveillés par Zeus ? Comment faut-il traduire cette phase de la guerre sur le plan mortel ? C’est certainement là que nous percevons le mieux la nécessité de ne pas tout mélanger ! 17

La note est de Jean Bérard, le traducteur du poème, le fils de Victor Bérard qui refit le voyage d’Ulysse.

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Le monde d’Hadès et de Perséphone est un autre monde. Il semblerait que le ciel et la terre communiquent alors que l’Enfer les ignore. Si Hermès peut accompagner Héraclès chez Hadès, disons que les seuls à voyager dans les trois mondes sont Dionysos et Héphaïstos. Il est rare que l’on s’interroge sur cette particularité divine. Dionysos est fils de Perséphone autant que de Sémélé et Héphaïstos peut être considéré comme l’époux de Gaia, au même titre qu’Ouranos ou Pontos. Je voudrais insister sur la relation entre la Terre et le dieu boiteux. Comme j’ai pu penser qu’Héphaïstos était le double de Zeus, plus que son fils, le double monstrueux qu’il s’efforce d’éloigner de lui, mais dont il a besoin pour dominer le monde, je crois que nous pouvons penser qu’il est aussi le double de Gaia, en ce sens que le feu est bien plus que ce qui brûle. Certes, les hommes connaissent le feu des volcans, mais les sages connaissent le feu de la vie, ce feu qui brûle sans flammes, mais dont l’extinction entraînerait la fin de toute manifestation de la vie. La légende de Méléagre semble le confirmer. Toute forme humaine est un tison qui finit par s’éteindre ! De plus Gaia, la Terre, connaît le futur et veut le changement ! J’en déduis que le feu de la terre, celui qui a des flammes ne peut disparaître et que l’homme est capable d’utiliser les deux feux. Si la comparaison entre le feu et le sang est possible c’est certainement à cause de sa couleur. Lorsque les ombres boivent du sang, ils retrouvent la force qu’ils n’avaient plus, pour un temps seulement ! Ils sont prêts à se battre comme lorsqu’ils étaient mortels, mais le sang qu’ils ont bu, celui du sacrifice, ne remet pas la mort en question. L’idée même de renaissance échappe totalement aux esprits du moment. Il y a là comme une sorte de contradiction avec la légende de Perséphone, mais il ne faut pas confondre renaissance et réincarnation. Les mystères d’Éleusis permettent de ne pas faire cette confusion. Il faudrait distinguer le feu de la matière et le feu de l’esprit. Nous sommes devant des forces qui peuvent prendre le

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nom de feu, mais dont la ressemblance se situe exclusivement sur le plan énergétique. La matière manifeste la vie par l’intermédiaire de la forme à laquelle elle donne naissance avant que la mort n’intervienne. C’est la matière qui donne à la forme la force de vivre, de s’adapter à toutes sortes de situations, de procréer. Elle ne brûle pas comme un combustible, mais elle brûle tout de même et ressemble plus au tison de Méléagre qu’au Phénix qui renaît de ses cendres. Ne dit-on pas qu’il s’est éteint en parlant d’un homme qui meurt ? Ce qui fait la force manifestée de la matière c’est sa dynamique. J’aime ici parler de tourbillon de matière pour montrer que ce n’est pas la matière elle-même qui manifeste la vie, mais l’association changeante des éléments matériels qui engendrent la forme. La mort correspond non pas à la disparition de la matière, mais à celle de la forme, donc à celle du tourbillon. Délivrée de la forme, les éléments de matière forment d’autres formes et c’est peut-être alors que nous comprenons mieux ce que représente le Chaos, de la matière qui n’a pas encore pris forme. Gaia serait la première forme à manifester le feu du Chaos, le feu originel qui ne meurt pas. Nous l’avons remplacé par le feu de l’esprit, de l’intelligence et, ce faisant, nous avons oublié que la matière était toujours ce qui manifestait la forme. Toute la mythologie tourne autour de la vie et de la mort, de la possibilité pour les mortels de choisir entre une vie longue et insignifiante ou une vie courte et glorieuse qui donne une sorte d’immortalité par l’intermédiaire du souvenir. Il s’agit essentiellement de traces laissées par certains d’entre eux comme certains vainqueurs olympiques peuvent en laisser à la suite d’exploits renouvelés pendant plusieurs olympiades. Un livre merveilleux de sensibilité et de précision quant au passé nous permet de comprendre comment se concevait l’immortalité à cette époque. Il s’agit du livre de Maurice Genevoix : Vaincre à Olympie. Maurice Genevoix nous fait comprendre comment un champion devient l’intermédiaire entre les dieux et les hommes dans la recherche de l’excellence. En faisant revivre les morts illustres, il nous fait comprendre que les vivants ne font pas que penser à eux, ils les voient, les

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imitent, les suivent et c’est ainsi que mortels et immortels correspondent dans les actes les plus ordinaires ou dans les décisions qu’un simple mortel hésiterait à envisager. Les mythes n’ont pas à établir une différence entre les trois mondes pour la simple raison que ces trois mondes sont en l’homme, que l’homme porte en lui le Ciel, l’Enfer et son monde à lui, le seul qu’il puisse observer. Les mythes montrent bien plus que la réalité d’une époque, la façon de vivre ou de mourir, ils nous disent comment les hommes s’interrogent sur ce qu’ils font, comment ils pourraient être évalués par des êtres supérieurs, des divinités, et ce qu’ils auraient à subir une fois devenus des ombres. Bien entendu, les récits sont pensés pour décrire cette prise de conscience et ne font que l’imager de telle sorte que les moins instruits, les moins réfléchis peuvent voir ce qui se passe au plus profond d’eux-mêmes. Les mythes ne font que dire poétiquement ce que les hommes pensent, ce qu’ils ont peur de vivre ou souhaitent vivre au contraire. Dans ce sens, le mythe est un miroir et chacun peut se regarder tel qu’il voudrait être. Il est alors facile de comprendre que ce qui se passait il y a plus de trois mille ans se passe encore aujourd’hui et se passera certainement demain. Les mythes nous parlent des hommes, de l’homme en soi et de ses problèmes internes, ceux qu’il se pose lorsqu’il se situe devant un obstacle important, la mort étant certainement celui qui l’interpelle le plus. Sans aller trop loin dans l’analyse, disons que l’homme n’a jamais cessé de s’interroger sur sa conduite, et les mythes sont poétiquement une transcription de ce genre d’interrogation. C’est comme si l’homme parlait tout haut au lieu de seulement penser. Les dieux ne font que donner plus de valeur aux idéaux qui ont toujours été les siens. Bien entendu, ils ont changé avec les époques, mais il y a toujours eu des extrêmes et l’homme a toujours perçu sa capacité d’aller de l’un à l’autre. Si les légendes nous parlent encore aujourd’hui, les costumes n’ont que peu d’importance, du moins l’habillage des sentiments, c’est parce qu’elles reprennent nos angoisses existentielles ou seulement nos petits débats internes, ceux de tous les jours, ceux qui nous font éprouver de la joie ou de la tristesse. Zeus

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n’est pas nécessaire, les autres divinités non plus, tout simplement parce que nous sommes tous confondus. Vous me direz que nous n’allons plus chercher la Toison d’Or sur un navire dont la proue a le don de la parole, que nous n’allons plus combattre l’Hydre de Lerne, que nous n’allons plus combattre devant Troie avec des glaives en bronze ou même des pierres. Les légendes sont en rapport avec ce qui pouvait être observé il y a trois mille ans, mais sous les décors, sous les détails, sous chaque événement nous sentons une force qui se débat, qui hésite, qui choisit, qui nous entraîne comme elle entraînait les auditeurs des aèdes, comme les lecteurs d’Homère aujourd’hui même. Sous l’apparence, l’homme est resté identique à ce qu’il était et le restera toujours. Ce qui peut déformer ou recouvrir le sens du mythe est exclusivement notre culture, tout ce que la raison a construit, accumulé au fils des siècles. En surface le mythe est une légende, une affabulation, en profondeur il reste un enseignement ou une expression de ce que nous sommes à tout moment. Nous livrons bataille journellement, mais les ennemis ne sont plus les mêmes. En fait, l’adversaire principal : c’est nous. Les aèdes l’avaient compris et si les récits qu’ils colportaient de ville en ville étaient écoutés, ressentis, ce n’est pas parce qu’ils parlaient d’un autre temps, de héros légendaires, mais parce qu’ils parlaient de l’homme et de son effort incessant pour ne pas rester un animal pris au piège de la matière. Les mythes, isolément, sont des histoires pour enfants, ils plaisent, ils font sourire, ils font rêver, mais pris ensembles, comme le feront Homère ou bien Hésiode, ils sont hors du temps, ils parlent d’états d’âmes, et les tragiques l’ont bien compris lorsqu’ils les ont reformulé en soulignant une sorte de morale. Que dire de Racine ou de Corneille ? Toutes les critiques qui se rapportent aux mythes, y compris celles de Platon, portent sur les détails non sur leur capacité à nous interroger spontanément, en silence, en notre for intérieur. Héra était jalouse des femmes que Zeus pouvait choisir ou des enfants qu’il pouvait leur faire, mais c’est pour accrocher l’auditeur ou le lecteur. Sa jalousie était une façon d’entretenir

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l’attention et de conduire les gens à imaginer le personnage. Mais comment comprendre qu’elle se change en vielle femme pour traverser une rivière sur les épaules de Jason ? Comment comprendre qu’elle fasse venir Médée à Iolcos pour punir Pélias ? Comment comprendre qu’elle mette tout en œuvre pour que la reine des Amazones ne donne pas sa ceinture à Héraclès ? Lorsque nous nous efforçons de comprendre les mythes, ce sont des multitudes de questions de ce type que nous nous posons et nous prenons de la distance par rapport au récit. Comment Œdipe peut-il aller seul, sans l’aide d’Antigone, vers le lieu de sa mort, non loin d’Athènes, accompagné seulement de Thésée ? Il s’est crevé les yeux et il voit soudainement pour se diriger en plein territoire des Érinyes ! Pourquoi les poètes ont-ils donné à Hadès un casque qui le rend invisible ? Quelqu’un a-t-il pu voir un jour la mort ? Les mots ont au moins deux qualités : celle de remplacer un objet observable et celle de dire l’impression qu’il fait sur nous. Lorsqu’Apollon frappe Patrocle dans le dos, au cours de la guerre de Troie, nous le voyons faire et nous comprenons que Patrocle n’a pu éviter cette charge qui manque totalement de bravoure, mais nous comprenons que le dieu a peut-être jugé qu’il y avait là démesure et nous savons que c’était un crime pour les anciens. Nous comprenons aussi que Patrocle ne pouvait vaincre les Troyens puisque le mérite devait en revenir à Achille. Nous cherchons une explication logique à chaque instant et il n’y en a pas. Nous devons comprendre que la logique, c’est notre mental qui l’engendre et qu’elle dépend de tout ce que les autres nous ont appris. Il n’y a pas une logique qui s’imposerait d’elle-même et se tiendrait à proximité des faits pour nous aider à les évaluer, cette logique est en nous, elle résulte de nos expériences, de nos connaissances, de nos choix, elle est le fruit de la raison, mais aussi des sentiments. Chez le même individu, l’intuition est aussi une sorte d’évaluation interne qui nous encourage à faire d’autres choix que ceux de la raison. Comme le disait Jean Lerède18, l’homme 18

LERÈDE J. Les troupeaux de l’aurore. Mythes, suggestion créatrice et éveil surconscient. Paris, Delachaux et Niestle, 1980.

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vit en permanence sur deux plans de conscience et lorsque nous lisons la mythologie nous ne devons pas oublier que ces deux plans dépendent de notre façon de penser et que nous passons spontanément d’un plan à l’autre avec le risque de les confondre. Le récit poétique intervient d’abord sur le conscient, mais très vite l’inconscient vient le prendre en charge et nous fait connaître, si nous le comprenons, qui nous sommes et non qui nous croyons être. Il y a bien deux lectures possibles des mythes et toutes les critiques à leur égard proviennent de la plus superficielle des deux, celle qui fait rêver. L’autre, celle qui nous pénètre, nous interroge, nous fait ressentir que nous pourrions être à la place du héros est une lecture intériorisée et inconsciente qui nous atteint dans ce que nous gardons en nous de plus instinctif, de moins rationnel. C’est pourquoi, je préconise une lecture inconsciente des mythes, du moins une lecture qui n’exclut pas ce ressenti tout à fait naturel qui se réveille en nous parce que l’homme reste, quoi qu’il en dise, une manifestation de la matière et que la matière est sensible à tout ce qui n’est pas enfermé dans les mailles de la raison. L’homme est exclusivement de la matière. Rien en lui n’existe en dehors de la matière et si nous avons progressivement isolé la pensée cela reste un artifice, une suite logique de notre volonté de puissance qui passe par l’analyse de la matière justement. Mais cette analyse, quelle qu’elle soit ne transforme pas la matière en idées ou en mots, elle reste tributaire des éléments qui se sont préalablement associés pour engendrer des formes. Ce sont ces formes que nous avons cru bon de distinguer de la vision que nous en avions, or c’est bien à l’aide de nos yeux ou de notre esprit que nous leur donnons du sens et les yeux comme l’esprit ne sont à l’origine rien d’autre que de la matière. La pensée est le produit de certaines de nos cellules comme la bile ou l’urine et cela n’a rien de péjoratif dans mon esprit. L’homme a besoin de toutes ses fonctions et ce n’est pas parce qu’il a développé l’une d’entre elles plus que les autres qu’elle mérite d’être dissociée de la matière.

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L’homme pense, mais rien ne dit qu’il est seul à le faire ! L’homme a inventé l’écriture, mais d’autres espèces communiquent autrement et nous ne savons toujours pas comment. Notre incapacité à dialoguer avec les autres espèces ne permet pas d’en tirer la certitude que nous sommes seuls à penser ! Je dirai même, rapidement, que les morts pensent probablement et que si nous ne dialoguons pas avec eux c’est tout simplement parce que nous cherchons à le faire avec des mots. La mythologie nous apprend plein de choses et, en particulier, que nous sommes des manifestations de la Terre, de Gaia, et que l’ordre imposé par Zeus ne change rien à l’affaire. Je viens de le montrer à propos d’Héphaïstos, comme je l’avais étudié pour d’autres divinités en essayant d’expliquer la Théogonie d’Hésiode, les hommes ont inventé les dieux rusés, au moins un, des dieux qui seraient doués de raison, mais pour faire comprendre aux hommes qu’il ne suffisait pas de se comporter comme des animaux ou même des monstres. En imposant l’ordre de Zeus et en laissant croire que l’homme devait devenir pur esprit, les mythes nous ont fait oublier la matière, et rares sont ceux qui ont mis l’accent sur l’incapacité de Zeus à rester le monarque d’un monde qui n’existait pas s’il ne s’appuyait pas sur la matière. Toutes les légendes qui se rapportent à Héphaïstos nous montrent que sans elles il ne serait plus possible d’envisager les trois mondes dans lesquels il se déplace tout comme Dionysos. Seule la matière existe et l’homme ne peut qu’observer ce qui se trouve au dessus, autrement dit le Ciel étoilé et imaginer ce qui se trouve en dessous de la surface de la Terre, autrement dit la matière elle-même, celle dont il perçoit quotidiennement les forces profondes comme le feu des volcans. Il vit difficilement au niveau de la surface et n’a pu qu’imaginer les détails de ce qu’il ne pouvait pas voir. Ses premières observations portèrent sur les astres et on comprend mieux l’importance accordée au Soleil ou à la Lune. De l’Enfer il ne pouvait qu’en avoir une image totalement gratuite et ses principes religieux lui permettaient de connaître que la Terre recevait les morts, était leur domaine, sans pour autant pouvoir les confondre poétiquement avec des ombres.

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Parce que nous sommes faits de matière, nous percevrons immédiatement et sans y penser, tout ce qui s’y rapporte. Nous avons pris l’habitude, pour plus de facilité et pour de meilleurs échanges, de remplacer les objets matériels par des mots ou les images qu’ils représentent. Le mot fleur ne remplacera jamais la fleur elle-même et le mot narcisse n’exhalera pas l’odeur particulière qui aurait endormi Perséphone. Les mots nous aident à ne plus avoir recours à la matière elle-même, mais ils restent des symboles que notre esprit utilise en croyant gagner du temps, en croyant qu’il est possible de ne plus en tenir compte. Il y a là une erreur énorme et qui peut nous tromper ou nous laisser croire, au pire, que la matière n’existe pas. Lorsque Perséphone respire un narcisse, elle respire une vraie fleur, une fleur qui a ses caractéristiques et provoque son endormissement, sa vulnérabilité. Si nous nous contentons de lire la légende à l’aide des mots, sans leur donner toutes les qualités qui leur appartiennent, nous ne faisons que penser l’histoire, nous ne la vivons pas comme nos ancêtres la vivaient. Si, au contraire, nous donnons à chaque objet sa valeur matérielle, nous ressentons immédiatement en nous l’effet que cette matière produit en nous : le lourd devient lourd comme l’enclume qui sert à mesurer la distance entre le Ciel et la Terres, la rivière gonflée que traverse Jason est une vraie rivière et lorsqu’Héraclès descend de l’Argo pour se tailler une nouvelle rame nous le suivons dans son action. Tout devient possible parce que tout redevient matériel. À ce moment là nous commençons à comprendre que les dieux n’ont pas la même existence que les hommes, les ombres non plus. Nous sentons clairement qu’ils sont des idées alors que les héros sont des hommes de chair et d’os. Les héros sont mortels et leurs monologues, ou leurs dialogues avec les divinités nous touchent parce qu’ils sont pensés, vécus émotionnellement par des individus qui nous ressemblent. Lorsqu’Œdipe instruit son propre procès, découvre peu à peu ce qu’il est, nous comprenons profondément ce qu’il ressent, son histoire nous touche parce qu’elle devient la nôtre et que l’injustice qui le frappe nous frappe nous aussi. Lorsqu’Ulysse construit son radeau en quatre jours, sous le regard de Calypso, nous découvrons l’homme plus que le héros, celui qui sait

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travailler le bois et les cordages, comme il pourrait travailler dans les champs une faux dans les mains. Les mots n’ont alors de valeur que parce qu’ils nous permettent de vivre l’acte, de ressentir l’effort, l’attention, la volonté d’aboutir. Les mots nous font sentir les hésitations aussi lorsqu’Ulysse hésite à suivre le conseil de Circé et à voguer vers l’Enfer. Si nous faisons attention aux mots utilisés par les auteurs des légendes c’est parce que nous ne sommes pas de simples lecteurs. Nous adhérons au récit ou c’est le récit qui nous colle à la peau. Lorsque Jason implore Apollon alors que l’Argo est pris dans une sorte d’obscurité totale et risque de se briser sur un récif, nous implorons nous aussi Apollon, même si nous ne croyons pas en lui. Nous partageons la même inquiétude et nous sentons que seule une force surhumaine peut nous sauver. Combien de fois, dans notre vie actuelle n’avons nous pas imploré ce genre de force sans pour autant lui donner une nature divine. Nous portons un autre nom, nous ne sommes pas un Achéen, nous sommes tout simplement un être humain conscient qu’il existe une surhumanité et que rien n’est définitivement perdu tant que nous lui accordons une dernière chance. La mythologie ne fait que nous rappeler notre vraie nature qui n’est pas pur esprit, mais, le plus important, reste que l’homme est un être qui vit et qui pense ce qui n’implique pas de dualité et ne permet surtout pas d’ignorer sa dimension matérielle. Le héros d’Homère n’est pas un esprit, il est un homme qui se préparer à vaincre ou à mourir, en a conscience et cherche des forces pour dominer ses craintes. Les dieux ne sont pas des personnes, mais des forces, ces forces qui sont en lui et qu’il s’efforce de réveiller lorsqu’il se sent impuissant, ou insuffisamment combattif. Les poètes ont donné des noms à ces forces et lorsqu’Ulysse dialogue avec Athéna, c’est avec luimême qu’il échange des propos utiles. Il suffit de lire le retour d’Ulysse à Ithaque, les préparatifs de la vengeance et les doutes quant à la réussite pour bien comprendre que l’homme qui chercher à remettre de l’ordre chez lui en appelle à cette sagesse qui est en lui et qui prend le nom d’Athéna. Nous pourrions multiplier les exemples, mais nous trouverions sans cesse, ce

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besoin de peser le pour et le contre en toutes choses, les dieux ne faisant que représenter cet inconscient toujours aux aguets. Ce que nous devons comprendre aussi, c’est que l’inconscient n’est rien d’autre que de la matière. Nos ancêtres en ont fait un ensemble de divinités et lorsque Zeus veut imposer la raison en écartant la monstruosité de la Terre, il ne fait que mettre en opposition le conscient et l’inconscient qui sont deux façons de raisonner, deux façons, pour la matière, de percevoir une situation et de chercher une solution au problème qu’elle pose. Les dieux ne sont que la manifestation poétique de notre volonté de bien faire, de faire mieux, de ne pas en rester à notre simple utilisation de l’instinct. La matière n’a pas besoin de notre raison pour raisonner, j’oserai dire que c’est une de ses qualités, mais nous avons cru bon de la lui enlever pour nous l’attribuer comme si nous pouvions en être non seulement responsables, mais comme si nous en étions les créateurs. L’homme ne crée pas la matière qui lui donne une forme, c’est la matière qui lui permet de penser qu’il a une forme et que cette forme a des qualités particulières. Parce qu’il a donné une importance inconsidérée à la pensée, l’homme a oublié que sans la matière il n’existerait pas et, bien entendu, qu’il ne penserait pas qu’il existe. La mythologie dans son ensemble ne dit pas ouvertement que nous avons choisi de privilégier la pensée, la raison ou la ruse, mais si nous lisons les légendes en prenant le recul qui s’impose pour percevoir comment nous nous attribuons chaque détail d’un mythe, nous voyons nettement que sous les mots, c’est nousmêmes que nous trouvons en pleine méditation, en pleine évaluation de nos propres comportements. Les mots nous éloignent des héros, mais notre inconscient nous en rapproche au point de nous confondre avec eux, mieux encore de penser comme eux. Ce que je voudrais souligner ici c’est que la matière qui compose la personnalité des héros ou des simples mortels d’il y a trois mille ans est la même que la notre aujourd’hui. Nous pensons différemment, je le veux bien, mais nous n’avons pas changé dans notre façon d’aimer le bien ou le mal, de percevoir

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la vie et la mort. Nous sommes tous des héros en puissance et, même si nous n’agissons pas comme tels, nous pensons profondément comme eux lorsque la situation nous l’impose. Inutile de parler de guerre, il suffit d’évoquer chaque détail de la vie. Lorsqu’Œdipe croise le char de son père, il ne sait pas que c’est un roi qui lui demande le passage. Or il est élevé, depuis sa plus tendre enfance comme un futur roi. Il n’y a donc pas de raison valable pour qu’il cède le passage et c’est parce que le héraut de Laïos tue un de ses chevaux, jugeant qu’il ne cédait pas le passage assez vite qu’Œdipe s’emporte et tue celui qui était son vrai père. Combien de fois devons nous agir sans connaître tous les détails qui pourraient expliquer l’action que nous ne maîtrisons que partiellement ? Pourrions-nous dire alors que la matière ne prend pas assez le temps de la réflexion, de l’analyse et qu’elle nous entraîne dans un enchaînement de causes et d’effets totalement imprévu ? Parce que nous réfléchissons avant d’agir, pas toujours reconnaissons-le, nous pensons que nous devrions pouvoir contrôler tous nos actes, maîtriser toutes les situations. Cela n’est qu’un rêve, un fantasme ! Chassez le naturel, il revient au galop entendons-nous dire souvent, or le naturel est justement ce qui se situe en amont de la réflexion, de la pensée, de la volonté, d’une intelligence conceptuelle qui n’est qu’une partie du travail de notre cerveau qui reste, je le rappelle, de la matière et rien d’autre. Lorsque Narcisse se penche sur la source où il aperçoit l’image d’une beauté divine, il ne pense pas, il se penche, veut l’embrasser et se noie. Lorsqu’Œdipe tue son père, qu’il ne connaît pas, il réagit en homme responsable qui répond à la violence par la violence. Lorsque Jason prend Héra sur son dos pour lui faire traverser la rivière, il ne fait que chercher à rendre service sans se demander ce qui se passera ensuite. Lorsque Thésée cherche à égaler Héraclès, son idole, il ne fait que réagir comme tout jeune homme plein de fougue et qui veut imiter celui qu’il adore comme un dieu. Inutile de multiplier les exemples mythiques, ils sont en rapport étroit avec nos comportements les plus ordinaires, les plus instinctifs, ceux qui sont inscrits dans la matière et que notre forme découvre subitement au moment où la situation se

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présente. La mythologie nous permet de les observer sans toutefois nous expliquer comment ils naissent, comment ils nous mobilisent. Peut-être la psychologie pourrait-elle commencer à nous aider à mieux comprendre ce qui nous arrive ? En attendant, ayant placé l’intelligence, la raison, le désir, l’amour du bien ou du mal, la vie elle-même dans la matière, je crois qu’il faut admettre que toutes nos actions spontanées et irréfléchies sont décidées par cette matière qui pense certainement mieux et plus vite que notre cerveau moderne que l’on appelle le néocortex. Le héros de tous les temps est plus souvent un individu qui réagit à la vitesse de l’éclair et ne prend conscience de son acte héroïque qu’après l’action. Il a fait ce qu’il devait faire et pourtant personne ne le lui a demandé. Nous pourrions penser que notre inconscient est porteur de valeurs qui ont été inculquées pendant le reste de la vie, mais là encore il faut réfléchir. Si une réponse inconsciente doit conduire à l’action, elle doit d’abord devenir consciente et volontaire. Le trajet nerveux est bien trop long pour que l’action soit efficace. Il convient ici de se rapprocher des réflexes naturels plutôt que des automatismes. L’animal n’agit pas sans justification, l’homme également, mais nous avons fini par penser que nos actions n’étaient que le fruit de nos liaisons neuronales. Les neurones sont des cellules et ils fonctionnent comme le ferait n’importe quel autre organe des sens qui serait une sentinelle responsable de notre survie. Lorsque Persée combat Méduse, il le fait intelligemment en prenant soin de ne pas croiser son regard pétrifiant. Les procédés qu’il utilise sont divins au sens poétique du terme, ils sont stratégiques au sens rationnel et humain du terme. Il est clair que, dans son cas, nous n’avons pas une réaction spontanée. Tout est minutieusement préparé sauf peutêtre la réponse de Persée à Polydectès. Lorsque le tyran invite Persée en même temps que ses amis, le fils de Danaé n’a-t-il pas répondu spontanément pour braver le tyran puisque le lendemain, il est seul à ne pas apporter le cadeau prévu et qu’il reçoit l’ordre d’aller chercher la tête de Méduse ? Tout le reste est du détail symbolique.

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Ou bien nous lisons la légende au premier degré et croyons qu’il possède effectivement le casque d’Hadès qui lui permettait de ne pas être vu et les talonnières d’Hermès qui lui permettaient de survoler le monstre, ou bien nous comprenons que Persée a compris que pour couper la tête de Méduse sans être vu et sans subir son regard il fallait user de subterfuges, il fallait ruser c’est-à-dire faire preuve d’intelligence pratique. Il ne lui restait plus qu’à utiliser la serpette d’acier qu’Hermès lui aurait donné pour couper la tête de la Gorgone. Il n’y a là rien de surnaturel, si ce n’est que le regard de Méduse était pétrifiant ! Il fallait lui couper la tête et là nous nous trouvons dans une situation de chasse ordinaire que nous pouvons imaginer. Mais tout est orchestré par les dieux. N’oublions pas que Zeus, encore lui, s’est transformé en une pluie d’or pour pénétrer dans la prison inventée par le père de Danaé et que Persée est le fils de Zeus ! On pourrait dire que ses actions sont des preuves de justice divine, que ce soit contre Polydectès ou contre Phinée l’oncle d’Andromède que Persée devait épouser après l’avoir sauvée d’un monstre envoyé par Poséidon. Mais alors ce serait décrypter, évaluer, rationaliser une action longuement méditée par les divinités plus que par Persée luimême. Lorsqu’un poète nous met en situation, lorsqu’il nous fait vivre une histoire extraordinaire, c’est surtout pour nous amener à réfléchir autrement, à ne pas nous comporter seulement en chasseur ou en cueilleur pour survivre. Au premier degré rien n’est vraiment fantastique, tout est possible et il est bien probable que les hommes de cette époque aient pu rencontrer des situations plus périlleuses. Mais ce premier degré alerte nos sens, nous oblige à considérer un danger particulier et inhabituel, nous fait dialoguer avec l’extrême autrement dit avec les dieux tels qu’ils ont été lentement imaginés. Athéna et Hermès vont aider Persée et nous les voyons en personne venir conseiller l’imprudent qui est bien obligé d’aller au bout de sa tâche. En réalité, il s’agit à notre place de lecteur ou d’auditeur, de vivre cette assistance et de développer en nous cette croyance populaire dans des forces mystérieuses indispensables. Lorsque nous lisons un mythe aujourd’hui, nous

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retrouvons cette invitation à croire au surnaturel, aux dieux qui assistent les héros, et qui nous fait percevoir les hommes comme incapables, sans les dieux, de venir à bout de leurs principales difficultés. Le mythe est porteur de croyance. Si Zeus raisonne, il le fait à notre place et nous sommes invités à lui faire confiance. C’est cette distance, cette division des tâches que nous devons observer de plus près. Les dieux nous dominent pour le meilleur et pour le pire ! Or les dieux sont la manifestation de notre nature matérielle qui reste éveillée en permanence. Les dieux n’existent pas en tant que personnes observables, ils sont le fruit de notre imagination ou, du moins, le fruit de notre conscience. Les mythes nous font sentir que bien des choses nous échappent et que nous ne pouvons pas tout décider avec notre seule intelligence. Pour aller au-delà, nous avons inventé une intelligence supérieure, une raison divine qui ne se tromperait jamais et nous guiderait sur le bon chemin. L’homme s’est coupé en deux lui-même, une partie restant ce qu’il connaît de lui, de ses forces relatives et de ses faiblesses, une autre partie étant dématérialisée, mise à distance, rendue invulnérable par cet éloignement, portant en elle les bonnes solutions à nos problèmes. Mais il faudrait ajouter une troisième partie, celle que nous acceptons difficilement et qui est pourtant la plus importante : la matière. L’homme de base, le monstre pour Hésiode, sait qu’il a un double dans le Ciel, et tous ses efforts consistent à s’en rapprocher, à se confondre avec lui, autrement dit à devenir divin ou immortel. Il ne le sait pas de façon certaine, objective, il le sent, en a l’intuition et les religions sont là pour l’encourager à entreprendre ce voyage à l’intérieur de lui-même que les mythes s’efforcent de rendre visible. Le mythe matérialise ce qui est normalement invisible. Il révèle à sa façon et nous ne cherchons pas souvent à aller plus loin, à chercher en quoi consiste cette révélation. Arrivé à ce stade de la réflexion, je voudrais souligner qu’il ne faut pas confondre révélation et ravissement. La révélation permet de montrer ce qui était invisible, de faire

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connaître à d’autres ce qui n’était connu que d’un seul ou de quelques individus. Les mythes, comme les religions, révèlent des vérités qui n’ont d’objectif que la pensée d’une ou plusieurs personnes, autrement dit des vérités qui ne peuvent être soumises à l’observation ou à des expériences par d’autres. Le ravissement se rapporte à des actions qui font intervenir des forces extérieures, des forces qui emprisonnent, le plus souvent en relation avec un plaisir extrême. On pourrait aussi parler d’extase. Ce qui oppose le plus la révélation et le ravissement est que dans le second cas la pensée de l’individu est annihilée par ces forces extrêmes au lieu d’être portée au paroxysme de l’excitation. On voit mieux, par exemple, ce qui se passe dans les orgies dionysiaques : l’individu n’est plus lui-même, mais il est porté par une révélation à laquelle il adhère intensément. Les mythes sont des révélateurs de comportements et c’est en utilisant des divinités qu’ils s’efforcent de convaincre les mortels pour qu’ils deviennent des héros. Ils abordent rarement le ravissement. Narcisse est ravi par une image inattendue et inconnue dont la beauté est si forte qu’elle le conduit à la noyade. Ce sont les aèdes qui révèlent aux mortels l’existence des héros et des immortels en leur racontant des histoires. Prenons encore du recul. Je ne sais pas vraiment si la peur de la mort ou la volonté de lui échapper sont à l’origine de ces inventions divines, mais je suis persuadé que la matière, qui est en nous possède la force dont nous avons besoin pour exister et pour réfléchir sur notre manière d’exister. Notre volonté ne peut rien contre la mort et ne peut rien non plus contre le fait de vivre. Tous nos efforts, depuis que l’homme a commencé à se distinguer des autres espèces, sont des efforts qui se situent entre l’apparition d’une forme et sa disparition. Ils ne servent pas à créer, mais à changer la forme en fonction de sa fantaisie, de ses aspirations. Or la forme porte en elle sa propre aspiration au changement et c’est cette force qui fait parfois comprendre à l’homme que tout n’est pas affaire de volonté et de raisonnement. C’est cette force originelle qui a certainement

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conduit les aèdes à inventer les mythes, à inventer les héros et les dieux, à inventer les religions. C’est elle qui également peut nous plonger dans l’extase. En cherchant l’origine de la vie de façon objective, rationnelle, l’homme laisse dans l’ombre tout ce qu’il ne peut pas appréhender avec son intelligence et c’est là sa plus grande erreur. Les mythes n’apportent pas la vérité, il faut bien le reconnaître, mais ils apportent un début de réponse si nous ne les considérons plus comme des fables. Ces réponses ne sont pas dans les légendes, mais dans le besoin de les inventer et c’est là que nous devons essayer de trouver l’origine de la révélation comme celle de l’extase. Je voudrais retenir ici ce qu’en dit Marc Richir : « Certes, il ne s’agit pas d’en revenir stupidement à la mythologie comme " vérité perdue " de l’expérience humaine, mais de la retraverser, depuis ce que la philosophie a gagné en radicalité par la phénoménologie, pour la comprendre comme pensée à part entière, comme autre manière, pour l’homme, d’élaborer sa propre expérience, c’est-à-dire l’énigme qu’il ne cesse d’être pour lui-même. 19» À cette vérité peut s’en ajouter une autre, celle de Louis Bardollet : « L’homme des origines a inventé les dieux et les mythes. Les poèmes homériques tendent à les abolir en les laissant aller dans l’oubli ou, sans plus songer à leur caractère sacré, en les prenant comme matériaux de contes à émerveiller les gens. Mais, ce qui ne devrait pas finir de nous étonner et fait peut-être de ces poèmes quelque chose d’unique, c’est que, en se laissant saisir par le miracle de l’homme, de l’homme vivant sa vie terrestre, Homère, oui, le poète de l’abolition des mythes, retrouve la source même de ces mythes, la source même des dieux, le point de vérité absolue qui précéda cette projection dans l’imaginaire que fut leur invention encore confuse, le moment prodigieux où l’homme des premiers âges, figurant alors à travers la durée l’homme de tous les temps, dans cette vigueur en lui de son être total a pris en un rare instant, 19

RICHIR M. La naissance des dieux. Paris, H

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conscience que là est sa vérité ; la vérité ; celle qui, dans la transcendance d’un élan s’ouvrant sur le divin, vers l’éternel, est d’être un homme vivant, un homme sur la terre. 20»

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BARDOLLET L. Les mythes, les dieux et l’homme. Paris, Les Belles Lettres, 1997, p.187.

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TABLE DES MATIÈRES

POURQUOI ? CONFIRMATION D’UNE FONCTION HÉPHAÏSTOS ET APHRODITE HÉPHAÏSTOS OLYMPIEN FEU TERRESTRE ET FEU DIVIN UNE AUTRE LECTURE DES MYTHES BIBLIOGRAPHIE

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p. 5 p. 43 p. 69 p. 91 p.113 p.127 p.161

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Héphaïstos le Dieu boiteux Qu’il soit le fils d’Héra ou le fils de Zeus, Héphaïstos est une divinité qui symbolise à la fois le feu de la Terre et le feu du Ciel. Ses parents ne l’ont pas jeté hors de l’Olympe sans raison et il n’y revient pas accompagné par Dionysos sans que cela n’ait un sens. S’il est le patron des Cyclopes, il est aussi l’amant de la Terre avec laquelle il fait naître Érichthonios. Son mariage avec Aphrodite est tout aussi symbolique et nous fait comprendre que le feu et l’amour sont deux forces que Zeus utilise pour ordonner le monde. En suivant sa transformation, nous pouvons mieux saisir la politique de son père et les interventions de sa mère sur le plan initiatique. Homère nous en donne une image assez réductrice et il faut la dépasser si nous voulons comprendre ce que les aèdes cachaient derrière leurs légendes. Gilbert Andrieu poursuit son cheminement à travers les mythes pour s’approcher de la vie, de celle que la raison nous cache parce qu’elle refuse de prendre en compte nos réactions profondes et personnelles. De légende en légende, il apprend à regarder le monde et l’homme lui apparaît ici comme de la matière animée par un feu qui ne dépend pas que du Soleil. Comment ne prendrait-il pas les mythes pour un enseignement que l’université n’ose pas aborder sur le plan symbolique ? La vérité n’est pas que le fruit de notre pensée, il devient urgent de tenir compte de nos intuitions. . Professeur des Universités à la retraite, Gilbert Andrieu, à la recherche d’une meilleure connaissance de soi et séduit par la richesse de la mythologie s’efforce de faire partager son approche symbolique des légendes. Entraîneur d’athlétisme, adepte du yoga et de la méditation, musicien, il associe cette lecture au second degré avec ses propres expériences à la fois sportives et musicales et spirituelles.

Illustration : Héphaïstos revenant dans l’Olympe pour délivrer sa mère.

ISBN : 978-2-343-05974-7 17 €