L'Embryogenèse du monde et le Dieu silencieux 2252039120

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L'Embryogenèse du monde et le Dieu silencieux
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Raymond Ruyer L'embryogenèse du monde et le Dieu silencieux

KLINCKSIECK

du même auteur

La Conscience et k Corps, PUF, 1937, rééd. 1950 Éléments de psycho-biologi,e, PUF, 1946 Le lvfonde des valeurs, Aubier, 1948 L'Ulcpie et les utopies, PUF, 1950, rééd. Gérard Monfort, 1988 Néo-finalisme, PUF, 1952, rééd. 2012 11Anima4 l'homme, lafonction vmbolique, Gallimard, 1964 Paradoxes de la conscience et limifts de l'auto1riatîimè, Albin Michel, 1966 Dieu des religions, Dieu de la scitnce, Flammarion, 1970 La Gnose de Princeto11, Fayard, 1974, rééd. Hachette« Pluriel», 1977

Raylllond Ruyer

L'Embryogenèse du monde et le Dieu silencieux

Texte présenté, établi et annoté par Fabrice Colonna

KLINCKSIECK

CONTINENTS PHILOSOPHiQUES collection dirigée par Richard Zrehen 8

déjà parus:

ùvinas à Jérusalem, sous la direction de Joëlle Hanse!. Jean-Michel Salanskis, Heidegge,; le mal et la science. Lyotard à .Nanterre, sous la direction de Claire Pagès. Jean.;Michel Salanskis, L'Émotion. éthique. Levinas vivant.L Jean-Michel Salanskis, L'Humanité de l'homme. Levinas vivant Ji. Jean-François Lyotard, Rudiments païens Jean-Michel Salanskis, L'Herménèutiqueformelle

illustration de couverture: planisphère de Mercator, 1587.

© Klincksieck, 2013 isbn: 978.:2-252-03912-0

Présentation

À la mémoire de Richard >, par opposition à la « theologie revelee ». Le titre revêt donc les aspects de la mythologie

VIII

PRÉSENTATION

t de la religion; mais pour les déjouer en réalité par la suite et adop;er sans ambiguïté une stricte démarche philosophique. Le livre,. tout en employant de nombreuses images et métaphores à des fins pédagd.ques se déploie ainsi, au gré d'un réseau conceptuel serré, sur un pur ; plan,d'immanence », selon Pexpression de Gilles Deleuze, dont on sait par ailleurs la profonde inspiration qu'il trouva chez Ruyer.

*** Commençons par le thème de « l'embryogenèse du monde». Il implique d'abord que le monde n'est pas essentiellement matériel. La philosophie de Ruyer est un panpvchisme. C'est le terme le plus adéquat pour décrire son entreprise, et il l'emploie lui-même dans le cours de l'ouvrage. Le panpsychisme énonce qu'il ne peut y avoir de èonsistance ontologique véritable que psychique. On peut parler également à propos de la pensée de Ruyer de« monadologie». Le philosophe.invoque ainsi une « monadologie panpsychiste », qui 'hérite de Leibniz tout en l'amendant, et il affirme que le panpsychisme, étant la condition du matérialisme, est la conception du monde qui doit être reconnue comme vraie. Or une telle approche mérite quelques explications préalables. Ne s'agit-il pas d'une vieillerie spéculative? Surtout ne se heurtet-elle pas évidemment au statut de la matière inanimée? C'est là sans doute le premier obstacle qu'il convient de lever afin de s'assurer une bonne intelligence de la démarche de Ruyer. Rappelons donc que l'idée de psychisme ne peut recevoir l'extension que propose Ruyer qu'à la condition d'être correctement définie. Une détermination adéquate, c'est-à-dire non restrictive, de la conscience, pose que celle-ci n'est pas essentiellement caractérisée par les propriétés ~u'~n ~rouve chez l'homme (affection, perception, réflexivité, etc.). Il s agit :a seulement de ce.que Ruyer appelle« conscience seconde.». La cons~1ence primaire est autre. Parmi ses traits fondamentaux on doit retemr son caractère délocalisé, le fait qu'elle possède une urtlté véritable, ~t sa capacité à se former activement et à maintenir sa forme en act~alisant un p~tentiel thématique qui est non pas un modèle tout'fait mais ~n « a~ strai~ réel » à concrétiser, Il se trouve qu'une telle définition ~eut s appliquer a la matière. C'est l'enseignement ma;eur que. Ruye.r ure de la physi · . ;, découv que ,quantiq~e, .qm a bouleversé l'ordre. du savoir. Les ration ;:es de la 1:11crophys1que ont en effet contribué à effacer la sépatre conscience et mati.ère et ont ouvert de façon décisive une

IX

L'EMBRYOGENÈSE DU MONDE

. .;e're au panpsychisme et à ce que Ruyer appelle . . uve li e ca1 1 r. • , • - è 1c1 111 • no d }ooie corrigée». Le 1a1t eta1t tr s nettement én , enie une « mona o o; . d. . • once d érieur, qu'il est eclairant e rappeler 1c1 : an!\ un ouvrage an t ' pprochements sont devenus évidents depuis l'avènem C es ra . di-. d' . ent del 1, , physique , dont micro. on peut ; re ce que on tsait au xv11e s·, tee1e de a. , 'trie « qu'elle a montre aux hommes une nouvelle la. geome , . . b' . norme d , 'te' >> Les physiciens, comme 1es 101ogistes, se rendent de 1 e ven · • · · Pus ompte que selon cette « nouvelle norme», la vieille O . • _en 1 c pus . , ,., 1 · PP0s1tion matière-conse1ence disparait. i

.

.

Le panpsychisme trouve donc ~our_ la· pre~ière fois_ au xxe siècle des indices plausibles dans les donne es. de la science, qm ne s'en tient pl . l' Us à la matière saisie à l'éche11e macroscopique et aux ms qui la caract'risent. Cela débouche sur une vision de l'univers ·comme constitué ~e lignées ininterrompues depuis l'explosion primordiale et se divisant sans cesse, pour aller des particules élémentaires jusqu'aux molécules, aux cellules et aux organismes. Par là se trouve. renouvelé le motif classique de la« grande chaîne des êtres», illustré ici par les images de la gerbe et du tissage, employées à la fin de première partie du livre. Toutefois, si Ruyer n'est pas le seul philosophe d'importance à défendre le panpsychisme, il se distingue de ses· prédécesseurs en assumant ouvertement une analogie avec l'embryogenèse. C'est le second obstacle à lever, après celui du statut de la matière. Comment justifier l'image précise de« l'embryogenèse du monde »? La prévention du lecteur n'est-elle pas ici toute légitime? Il faut rappeler que le motif n'est en réalité pas.nouveau chez Ruyer et se trouvait déjà dans ses écrits antérieur_s. Il-l'exprime eh particulier dans ce passage : Si l'on veut bien ~, n'a pas à inteivenir en elle. Si l'on se souvient qu~ le pélagianisme mettait l'accent sur 1'autonorniè humaine au détriment de la grâce de Dieu; on pourrait parler ici d'un hyper-pélagianisme où la liberté vient évacuer définitivement toute autre forme de grâce que celle d'un Dieu offrant aux créatures de quoi poursuivre leur activité individuelle 20 • Le silence de Dieu contraste certes à première vue avec l'omniprésence de la finalité dans la nature. Mais c'est précisément cette impassibilité divine qui est la garantie de la réussite· de tout ce processus finaliste, car c'est elle qui incite les. créatures à agir. L'être même du monde est dans l'effort d'incarnation, à tous les étages des lignées d'individuation, de thèmes, d'essences et de vàleurs. L'activité négative ou malfaisante de certaines créatures compromet moins l' équilibre global du monde que ne le ferait une intervention divine qui découragerait les efforts des créatures. Le silence de Dieu est donc bien la formule ultime d'une théodicée contemporaine.

18· Vigny, « Le Mont des Oliviers», Poèmes antiques et modernes. Les Destinées, édition d'AndréJarry, Paris, Gallimard, coll.incarne dans une culture historique. C,est un organe co\.. lectif que rindividu apprend à former par imitation, en circuit -externt\ en puisant dans une mémoire collective, culturelle et non biologique, Le langage ne dépend pas d\me mémoire biologique spêcifiqt1e, Des linguistes disciples de Chomsl.·y admettent qu,il y a aussi de ln mémoire biologique dans rapprentissnge d\me lnngite. Mais la part importante revient évidemment à la culture (et il y a même de Pimhation culturelle dans les langages animaux). Ce qtù, dans rembryogenèse du langage, complique terriblement la situation. Comme embryologiste spécialisé, le linguiste tmvaille sur un cas trop particulie1-:. Il risque de s,êgarer et de prendre pour ressentie! ce qui n)est qu\me complication accessoire. D 2autant plus qtte le linguiste a « sur le dos », si Fon peut dire, tous les prophètes, tous les mages ou magiciens, tous les orateurs, tous les écrivains prosateurs et poètes, qui phosphorent à qui mieux mieux sur le langage, qui en usent et abusent, qui le déclarent divin, sacré, « révélant », ou parfois politique, fasciste

r.~.,

ou révolutionnaire, instrument d2oppression ou de subversion. Le langage est le seul organe dont rembryogenèse est collective, et, pour le théoricien, c>est une redoutable complication> un labyrinthe où il s,égare, surtout s'il perd le fil conducteur: le langage est un cas particulier d'embryogenèse, la linguistique un cas particulier, un chapitre spécial, de l'embryologie. Aun autre point de vue pourtant le linguiste est un embryologiste pri•

vilégié, parce qu'il peut faire de Pembryologie introspective, consciente ou demi-consciente. Tout « parlant », en formant une phrase - une phrase véhiculant un sens pratique - forme un organe momentané> et continue ainsi la formation d'organes embryonnaires, commencée dans le ventre de sa mère, et continuée pendant son enfance. Mais, alors qu ,il 32

L'EMBRYOGENÈSE DES ORGANISMES

ne se souvie?t pas de ses efforts formateurs comme embryon, de son travail orgamque pour former sa langue-organe et son larynx, il peut se souvenir de ses efforts d'organisation linguistique dans les phrases que cette langue et ce pharynx prononcent. Pareil à un protozoaire, ou à une gastrula ou à une neurula embryonnaire, il improvise, sur mémoire partiellèment biologique - si Chomsky a raison - et sur mémoire collective, des phrases-organes de préhension, d'appel, de digestion, d'accommodations diverses, comme une amibe improvise unè bouche, un estomac, des pseudopodes, ou comme un embryon improvise, sur mémoire biologique pure, sa gastrulation, sa neurulation ou des ébauches cl' organes sensoriels et d'organes moteurs, sous formes de bourgeons, de sillons, de tubes, de coupes progressivement différenciés. Et de plus, il sait ou croit savoir comment il s'y prend, comment il va de l'intention, du sens, à l'ex.pression réalisée. Il surprend en lui, du dedans, son intention, le thème de ce qu'il va dire, en laissant aux sous-programmes de ses ordinateurs cérébraux le soin de réaliser son intention sensée et de préciser le thème. Il surprend aussi son effort pour bien dire, pour s' ex.primer correctement selon la grammaire de sa langue, et pour que ses paroles aient aussi éventuellement une valeur non seulement utilitaire mais esthétique, ou pour qu'elles ex.priment par le ton, l'amour, la sincérité, l'autorité ou la volonté de vérité.

33

PREMIÈRE PARTIE

LA TECHNIQUE EXTERNE COMME EMBRYOGENÈSE CONTINUÉE

Le langage n'est pas la seule - ni la première - manifestation d'une embryogenèse continuée à l'extérieur de l'organisme et devenue à demi consciente. Toute technique artisanale portant sur la fabrication et l'emploi d'outils est une embryogenèse continuée. La technique perfectionnée aussi, mais avec une sorte d'émancipation «rationnelle>> qui complique la situation - et aussi là simplifie - et fait des machines une sorte de règne sur-biologique souvent anti-biologiquè et artti-humain - au point que les fantaisistes et les utopistes imaginent une sorte d'émancipation et de révolte des machines techniques et des machines sociales contre l'homme leur créateur, comme Samuel Butler et comme Kar1Marx 3• Restons dans la technique artisanale et dans les machines élémentaires. La main, organe formé dans l'embryogenèse, prolonge son action organique par le manche du bâton, de la houe, de la pelle, de l'arme ou par la manette de la machine. Il est devenu banal de souligner l'analogie entre l'évolution des techniques artisanales et de· leurs instruments et l'évolution biologique. Les appareils techniques s'inspirent souvent des appareils organiques. Plus souvent encore, les appareils techniques font comprendre en retour les appareils organiques - non sans des simplifications grossières et trompeuses, comme lorsque les Cartésiens anciens et nouveaux croient comprendre la vision par la fabrication des lentilles et des appareils photographiques, le cœur par les pompes, les poumons par les soufflets, les réflexès et les mouvements musculaires par les circuits des automates, la digestion par les réactions chimiques, la tuyauterie organique par la tuyauterie technique, les cqmmandes cérébrales

3.

Voir Butler, Erewhon, op. dt., ch. XXV:« Le Livre des Machines (fin)»; Marx, u Capi.tal, livre I, tr. fr.J-P. Lefebvre et alii, Paris, PUF, «Quadrige», 1993, ch. XIII: . > plutôt que de simple « inducteur » est déjà abusif selon lui, car cela laisse supposer que le centre organisateur détient vraiment la clé de l'embryogenèse - ce qui est faux, d'autres expériences ayant montré que l'induction pouvait être déclenchée également par des substances banales (voir Éléments de psycho-biologi,e, op. cit., pp. 78-79). Ruyer conclut ainsi : « Des ·deux factèurs actuels èn présence, l'inducteur et le tissu récepteur, l'expérience montre que ni l'un (puisqu'il n'apporte pas la forme spécifique), ni l'autre (puisqu'il n'apporte pas la détermination de l'organe particulier à produire), ne peut être cause explicative, raison suffisante, du résultat produit. De plus, leur addition ne résout pas davantage le problème. [...] Ce n'est pas l'adclitiori de l'inducteur et du tissu induit qui explique la formation, c'est la "constellation" de l'un et de .l'autre, à un moment bien déterminé, qui "appelle" un troisième élément, facteur véritable de la formation » (ibid., p. 82). Ce troisième élément est pour Ruyer le potentiel mnémique ou thème formateur.

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PREMIÈRE .l'ARTŒ

s'opère localement cette projection, comment les pnr~ics droites des deux images rétiniennes se retrouvent dans le centre VH1ucl, etc. MaiR cette JocaJisation n'cstjamais qu'en gros. On ne peut suivre point par point, de proche en proche, sur l'aire de Brodmann; l'image, présurnée circulaire, d'un cercle vu. De plus, mystère des mystères pour le« paradigme>> scientiste, il est évident que la vision. corticale, que fimage corticale n'est pas vue par un troisième œil. L'image n'est pas vue, elle est, vue (elle est, virgule, vue) 10. La virgule est essentielle si l'on veut décrire la réalité. Le fait d'être, vu, est son être. Cet « être, vu » implique évidemment la délocalisation,

puisqu'il n'y a pas un voyeur extérieur q'-ti peut le décri_re en désignant l'un après l'autre ses points et ses détails. Dans l'expression « être, vu », le« vu» n'est pas vraiment au passif, supposant un voyeur actif exté~ rieur. Le « vu » est actif; le cercle; vu, est une sorte de surface absolue, un domaine où il y a des détails ordonnés, mais non pas des atomes individuels et localisés de vision, formant le «. cercle vu » comme des atomes matériels forment un cercle en bois ou en métal. Il n'y a aucune raison de poser dogmatiquement que toute réalité doit être localisable point par point et qu'une surface ou qu'un champ formé ou figuré ne peut être localisé comme tel dans sa forme, mais seulement élément par élément, la localisation totale étant donnée par surcroît. Quandje touche du doigt successivement les divers objets posés sur ma table, mon doigt (matériel) touche les objets localisés. D'où l'illusion que l'image visuelle de cette table et de ses objets est, elle aussi, touchable point par point par un doigt imaginaire; Mais, évidemment, l'image visuelle où se promène mon doigt-image ri'èst à toucher point par point par aucun doigt, ni à voir par aucun· œiL C'est encore une forme de « toucher du doigt » que de dire comme R. Thom* 11 : « La pensée scientifique, si elle veut devenir rigoureuse

1O. Ruyer avait déjà employé une fois cette formule dans Paradoxes de la conscience et limites de l'automatisme, Paris, Albin Michel, 1966, p. 77, * ModNes mathématiques de la morphogenise, Paris, Christian Bourgois, 1980. (Note de l'auteur.) 11. René Thom (1923-2002); mathématicien français, titulaire de la médaille Fields. ~ ~st l'aute~r d~ la « théorie des catastrophes >>, dans laquelle il cherche « à caracte~er les. situations où l'équilibre ~table d'un système dissipatif, c'est-à-dire dont les · · disparrut " pour donner naissance · , evolutions , , . . peuvent , . e"tre ·amorties, a, un autre etat equilibre a la swtè de la modification continue de la fonction mathématique representant son potenti'el, c ,.est-a, dire son energie ., . » (Pierre . ,,1 Papon, Le Temps ues

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L'EMBRYOGENÈSE DES ORGANISMES

~ ntendez "si elle ne veut pas s'écarter de l'orthodoxie"], c'est-à-dire d~monstrative et formalisable, devra nécessairement se purger de ces concepts ambigus [tels que : ordre, désordre, information, thèmes transspatiaux, potentiel, compétence, etc.]; elle devra recourir à la formalisation, c'est-à-dire à une pensée qui repose uniquement sur l'agrégation locale [souligné dans le texteJ de formes. Il lui faudra donc exorciser l'espace, la distance, et cela par des outils dont la validité est reconnue par tous. [...] Un germe de fonction analytique détermine (par prolongement analytique) la fonction dans tout son domaine d'existence. Pour passer du global au local, le mathématicien dispose d'une autre notion, celle de singularité; en effet, une singularité en un point n'est autre chose qu'une figure globale qu'on a concentrée en ce point[...];» Cette interprétation des formes complexes (organiques ou psychocérébrales) comme « domaine d'existence de fonctions analytiques dont l'ubiquité est tout abstraite », est un vrai défi ·au sens commun et à l'expérience. Il n'y a aucun rapport entre l'ubiquité d'une fonction analytique et l'ubiquité, par survol absolu, et thématisé, des formes organiques embryonnaires. Ce genre de théorie (comme les théories des gradients, comme celles du paysage épigénétique de Waddington 12 , avec vallées principales et laté-

ruptures, Paris, Fayard, 2004, pp. 121-122). Thom a tenté d'appliquer la théorie à de nombreuxdomaines, dont celui de l'embryogenèse. Il partageait avec Ruyer le rejet du discours réductionniste de la biologie moléculair~, mais il s'écartait tout à fait de lui quant à la solution à apporter au problème de la morphogenèse. Il écrit en effet dans l'ouvrage cité, paru en 1980: « Il est de fait-qµe le langage de la bio- . logie moderne est truffé de mots tels que: ordre, désordr~ complexité, iriformation, code, message.•. Tous ces concepts ont le caractère commun de définir des corrélations spatio-temporelles à longue portée; ce sont des concepts "trans-spatiaux", selon la terminologie de R. Ruyer. De ce fait, ils ne peuvent guère se distinguer de notions à cara~tè~e magique, comme l'action à distance » (p. 161 ). Les lignes que cite Ruyer, en Ymserant des commentaires entre crochets, font immédiatement suite à ce passage (cf. pp. 161-162). 12

; Conrad Hal Waddington (1905-1975), embryologiste et généticien anglais. Ua pro~osé l'image, demeurée célèbre, du « paysage épigénétique » pour représenter le dev~loppement embryonnaire. L'épigènèse désigne la théorie selon laquelle la fo~mation de l'embryon est chaque fois nouvelle, par opposition à la théorie de la ~r~f~rm~tion qui veut que toutes ses parties existent déjà en miniature; Le paysage epigenétique de Waddington est un terrain en pente, fait de chemins et de reliefs modelés par l'acti'on sous-jacente·. · · d es genes, , • d oit • etre parcouru par une bille , 1 • • et. qw VOICI l d . . . . . a escnption et le commentaire - sceptique - qu'en donne Ruyer : «La bille, A

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.

·

PREMIÈRE PAR1.1E

en état de >. L'incitateur peut être très simple. Il peut être un sticamp · cli n d' œ1'l . L' œur· peut -sigtlal : « Ta fable l >>~ ou seu Iement un muIus rcer sa différenciation · · sur un mc1tateur · · b ana-1· . N ormalement, 1e comme ··d l' f d . le • t d'arrivée d'un spermatozo1 e sur œu e grenout'Ile d'etermme pùlll . . d os-ventre. Mais . 1'I peut etre " une .ier thème nmémique : tête-queue, Prt:~e d'aiguille trempée dans du sérum sanguin banal. pomLe centre dit organisateur de 1a b1astula· n ' est aussi' qu ' un évocateur. De même la coupe optique, quand elle évoque la formation d'un cristallin dans le feuillet externe. On peut même greffer; sur l'embryon jeune, un tissu évocateur pris dans une espèce voisine. L'évocation réussit. L'embryon ainsi stimulé« récite» selon sa mémoire, comme l'enfant à qui l'on dit« Récite ta fable». Comme le développement se fait en cascades de thèmes de plus en plus particularisés, le moment de la stimulation doit· être généralement très précis. Lorsque l'embryon a commencé la ·« récitation » d'un organe, il est trop tard pour lui demander une autre récitation. De même, si la stimulation vient trop tôt. L'aire touchée ne répond pas. Non qu'elle ne sache pas, apparemment, mais le potentiel mnémique n'est pas prêt à passer. C'est comme si l'on soufllait à l'enfant« Récite ta fable » quand il est encore en classe de cal.cul. Le potentiel, avec la différenciation de plus en plus « en mosaïque », va se réduisant en général. De la totipotence 13 de l' œuf on va vers des pote~tialités de plus en plus réduites. Cètte règle n'est pas absolue pour certams organes capables de régénération, qui peuvent reprendre leur formation en refaisant, quand ils sont mutilés, un bourgeon;..ébauche. , comme « panneau de circulation routier pour l'automobiliste», non comme figure peinte matériellement sur le panneau matériel. Un gradient (chimique ou électrique) dans un champ morphogénétique présomptif ne peut jouer un rôle dans la morphogénèse qu'à la manière d'un stimulus-signal étalé dans une surface ou un volume. Il ressemble à ce que serait une signalisation routière très futuriste, dans laquelle les signaux lumineux vert, rouge, et les panneaux à schémas, seraient remplacés par une coloration continuellement et régulièrement variable du vert vif au rouge vif avec toutes les nuances intermédiaires, et qui indiqueraient à l'automobiliste:« Vous-devez ralentir et changer de vitesse », ou « Vou~ pouvez accélérer et passer la vitesse supérieure». Plus exactement, un gradient s'identifie, pour le potentiel psychomnémique, à un thème qualitatif (« vers la tête», « vers la queue», « vers le dos », « vers le ventre », « vers le pôle animal» ou« vers le pôle végétatif » ). Dans le langage des abeilles, la verticale. « vers le haut » dans la danse frétillante signifie« direction du soleil». Certes, l'embryogenèse individuelle ou l'embryogenèse collective de la ruche ou de la termitière, n'est pas un pur échange de signaux signifiants ou sensifiants. L'embryologie n'est pas la linguistique. Si elle n'est pas une chaîne ou un entrelacs causal, elle n'est pas non plus. une sorte de conversation entre collaborateurs sous 1~ présidence d'un directeur d'entreprise. Il y a loin d'un stimulus-signal à une phrase signifiante de commandement, s'~ y a loin aussi d'un stimulus-signal déclenchant un potentiel mnémique à une cause mécanique déclenchant un ressort ou un explosif. Mais on peut dire que le stimulus-signalressemble plus à un signe interprétable qu'à un caillou cassant une vitre. L'embryogenèse comporte aussi des causes et des effets physico-chimiques purs, mais encadrés par la signalisation évocatrice.

E-

HARMONISATION, RÉGULATION, NORMALISATION

« Quand un embryon est perturbé par un accident ou par l' expé-

rimentateur, il essaie toujours de faire quelque chose d'approximativement harmonieux», dit Étienne Wolff, qui a torturé des milliers d' œufs de poules pour surprendre les secrets des diverses monstruosités embryonnaires. Cet effort del' embryon aboutit parfois à aggraver laper-

51

PREMIÈRE PARTIE

turbation initiale, comme les efforts pour c~rriger un lapsus de langage b O U tissent souvent à un autre lapsus. Mrus le plus souvent, quand 1 aerturbation ' '· se produit à un stade tres precoce clu déve Ioppement _ trèa P ' · ' évocat nce ' -, l' embryon ous précoce c'est-à-dire avant la determmatton 1a parti~ embryonnaire réussit à rétablir la genèse normale des forrnes.

à

Pour l'œuf qui s'est divisé en deux cellules accolées, l'une destinée rester la moitié droite, l'autre la moitié gauche du corps, si un accident du milieu chimique sépare les deux cellules, chacune régule et fournit un individu complet. Une paire de jumeaux « identiques» représente ainsi « la moitié droite » et « la moitié gauche » de ce qui aurait pu être un individu unique. II y a des régulations par compensation de déficience, et des régu. lations par résorption des excédents du matériel. Il Y a des régulations acrobatiques ou par « bricolage », comme la· régénération du cristallin par l'iris, ou comme toute utilisation improvisée d'une ébauche d'organe pour le développement d'une autre ébauche. On a pu considérer l'embryogenèse dans une espèce comme le résultat de toutes les régulations acrobatiques improvisées au cours de l'histoire de l'espèce. L'embryon des mammifères placentaires -utilise les ébauches d'arcs branchiaux du stade embryon de poisson pour constituer des organes variés qui n'ont plus rien à voir avec des branchies. Les monstruosités par « symélie » - c'est-à-dire par fusion de deux ébauches de membres qui auraient dû constituer une paire de membres - aboutissent à un membre unique harmonieusement constitué quant à la circulation ou à l'enveloppe de peau - dans la désharmonie d'ensemble. Goldstein 14 a insisté justement sur les effets d'harmonisation dans la désharmonie et sur les régulations « de misère ». Les effets inducteurs ou évocateurs d'une aire embryonnaire sur une autre sont souvent réciproques : c'est l'ensemble qui, ainsi, s'harmonise et se normalise. F-FINALITÉ

L'ensemble des actions formatrices embryonnaires est manifestement finalisé. Même les dogmatiques scientistes. les plus épais ne peuvent que le reconnaître - en ajoutant. seulement que ce qui est

l4.

~ Gold~tein (1878-1965), neurologue allemand, partisan d'une approche holiste en b10logie. Voir son grand ouvrage de 1934 I.a, Structure de l'organisme (tr. fr. E. Burckhardt et]. Kuntz, Paris, Gallimard, coll,« Tel», 1951). 52

L'EMBRYOGENÈSE DES ORGANISMES

« manifest~ » apparemment n'est pas >, une première personne, puis une personne au sens moral,· un Maître dès idées, devenues ses idées personnelles.

63

Pllt.Wl:llf. .PMITTF..

ORIGINE DE I.IILLtJSJON DE« 111NfJJVJDC-:JE.,,

, d'ffi 'J _._ surprendre l'origine de cette U1uiion. Ellt! nt JJ n m pa.• u 10 e uÇ ,..l! , ,, , dam la mise en Jdnt de la perception ~i• de la meYJtaüon, Le pemt~c ou Je mathémaûden (en chair et en 01'} ~t (levant son tableau (à_pcmdr~ •. d',,, u' hff«1 JI le regarde du dehon, ou à a,uvnr equa ,.m.,,,, , Et même, la Jl·!le voit, .... _ 'J .-!t lt!f mairu tenant 1e pmceau ou craie, et d Je regaruant, car I vui . , '.ls le le d'écaille de entrevoit Je reste de son OOTJ':9, Y compm Jet et .' cerc · , te1 lunettet, ton nez, 1e1 jouei, ta poitrine, 11 se dit a1on avec orgueil : lJ n'Cjt pa, de brouiJJard5, comme il n1est point d'algèbrei, Qµi r~ittent, au fond dct nombrej ou del cieux, AJa fixité calme et profonde cfCj yeux."

11 méconnaît donc aisément que toUt cela est réellement dam sa têù!, organique, et que cette mise en scène n~ -~eut se, répéter en ~ t dam sa tête même, puisqu'il n'y a pas de tromeme dam cette_ tete ou de tromême main tenant un bout de craie ou un pinceau - œtl ou main qui, de nouveau, se trouverait, à distance, devant le tableau intracéphalique, Dam la vie pratique, cette illusion n'a pas grand inconvénient Le sen• commun ne ,/embarrasse pas de contradictions, et l'on admet fort que l'on est un « je " consistant ayant un corps, ayant des idées, ayant det intentiom et les appliquant à des champs d'actions extérieures â soi- tout en admettant aussi que, si l'on a un accident cérébral, ou seulement une forte migraine, tout celas'éteint pour « moi », sans pourtant

cet!

men

que tes choses ou kH formes - les formes mathématiques comprises disparajgent ou r/anéantisient, Dans Ja 8J)écuJation philosophique, c'est au contraire la confusion tans remède, lorsque des« pemeurs subtils)> trouvent bon de soutenir que Ja r~pré.entation est la vraie présentation, que l'image ou l'idée de Ja forme e8t plut réelle que la forme, que la nébuleuse primitive, ou que P~plo~ionprimitive d'oû le monde est sorti, n'existe que dans nos théones scwntifiques et que c'est la pensée humaine ou l'observati~ humaine qui fait fa réalité, Des idéalistes post-kantiens à Sartre, ou meme à quelque, 8avants qui veulent se donner des airs de philosophes, J?, ~ictor Hugo, ~l~a vition d•oû c•t KJrti cc livre", La Légtnde des siJcles (Paris, Oatlirna~d, "BiM1mhéque de fa Piéiadc ,., 1950, p. 9),

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L'EMBRYOGENÈSE DES ORGANISMES

on patauge dans les sables mouvants de l'idéalisme subjectif. Les maté• rialistes réalistes ont raison de rejeter cette conception académique, s'ils ont le tort de confondre l'idéalisme subjectif avec le panpsychisme, avec l'idéalisme objectif et le réalisme de la conscience. Car si l'idéalisme subjectif est faux, le panpsychisme est vrai. Gardons-nous d'entrer dans ce marécage, et revenons sur le terrain solide de la biologie et de l'embryogenèse. Elle montre à l'évidence que le champ individualisé comme « surface absolue » précède, dans la formation, l'individu qui se dira « je », ou qui croira, sans le dire, agir comme «je». Dans les expériences de greffes inductrices sur l'embryon, dans les expériences de Spemann sur la gastrula de Triton, si l'on prélève près de la lèvre dorsale du blastopore un pètit greffon que l'on transplante sur une deuxième gastrula de même âge, mais dans sa région ventrale, cette gastrula ainsi traitée, recevant le greffon, développe deux individus ou deux systèmes nerveux cérébro-spinaux, dont l'un est presque aussi développé que l'autre. Plus simplement encore, si l'on ligature, au moment de la symétrisation bilatérale, un œuf de Triton de manière que la ligature passe par le milieu du croissan~ gris amorçant cette symétrie bilatérale, on obtient deux embryons et non un seul. Si la ligature est lâche, on obtient un animal double quant à la tête et la partie antérieure, unique par la partie caudale qui unit les deux têtes en Y Le champ morphogénétique (dans la circonstance, la lèvre dorsale du blastopore), coupé ou serré en deux moitiés, peut donc fournir deux individus au lieu d'un seul. Pour revenir à notre comparaison d'un champ morphogénétique engendrant les formes organiques de l'espèce avec le tableau devant lequel semble travailler, comme conscience et individu distinct, le dessinateur ou le mathématicien,.les expériences de Spemann montrent que l'individualité du champ-tableau est première et que l'individu distinct en sort (ou semble en sortir) secondairement. Pour employer la formule consacrée, « tout se passe comme si », en ligaturant le tableau conçu par l'artiste à un stade suffisamment primitif de sa conception, on dédoublait et le tableau et l'artiste, de manière à avoir deux tableaux et deux artistes semblables. Comme si l'artiste ne faisait qu'un avec le tableau et pouvait le continuer après coupure ou ligature. , L'artiste-organique, à l'œuvre dans l'embryogenèse, n'est donc pas reellement distinct, comme point-sujet, de la surface subjective, il n'est

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PREMIÈRE PARTIE

pas réellement distinct, comme individu, de l'individualité de la surface absolue qu'est l'embryon jeune. L'embryon jeune n'a, si l'on peut dire que« de l'individualité». Il n'est pas un individu. 11 connaît sa prapr~ surface sans avoir besoin d'un point extérieur. Il n'est qu'une façon de parler cette subjectivité auto-transformatrice, en mettant la source de cette transformation en un point extérieur imaginaire. Cette« individualité » subjective-sans-sujet se distribue d'elle-même normalement en sous-individualités, en une multitude d'artisans secondaires, tertiaires, qui se chargent de former les organes particuliers. L'artisan ne distribue pas les travaux. « Il » se distribue lui-même en une multitude d'apprentis, jusqu'à la mosaïque terminale, où la spécialisation des« apprentis» est poussée au point qu'ils paraissent« mécanisés ». Comme si le tableau s'émiettait de lui-même, en suscitant des milliers de « petits artisans » pour achever ses détails.

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L'EMBRYOOENi?.SE DES ORGANISMES

L'INDIVIDUALITÉ RATTRAPÉE ET LA CONSCIENCE SECONDE

Comment le tableau, ainsi distribué et émietté, reste-t-il un tableau? Comment la mosaïque embryonnaire est-elle contrôlée, si rorganisateur se perd lui-même dans les éb.auches distribuées? La réponse est : par des moyens de fortune, par des rattrapages. Ce qui est perdu en conscience-subjectivité primaire est perdu irrémédiablement, dans les organismes supérieurs. Elle est distribuée en organes et tissus spécialisés. Il n'y a plus de conscience organique; individualisée en un« champ ». Un organisme adulte est moins conscient qu'un organisme embryonnaire. Il ne se survole plus lui-même en surface-volume absolue. Un protozoaire ne se perd pas ·dans ses pseudopodes, dans son pseudo-estomac ; un vertébré se perd dans ses pattes, son estomac, son foie, ses reins, ses muscles. Son organisme adulte est .devenu moins conscient, et non plus conscient que l'embryon qu'il a été. Mais il a édifié un organe, le système nerveux (avec des centres ner.;. veux et éventuellement un cerveau), qui, lui, garde quelque chose de la totipotence embryonnaire. Le système nerveux est d'abord un organe de rattrapage de l'unité individuelle perdue (comme le système circulatoire rattrape dans un organisme trop gros pour se contenter du système d'oxygénation des unicellulaires et des insectes). Le système des glandes endocrines et des hormones est un autre procédé de rattrapage, étroitement uni au système nerveux. C'est alors que commence dans l'organisme - et d'un organisme à l'autre - le règne des stimuli-signaux et de l'inter-signalisation. La circulation d'information dans l'espace organique compense la perte de l'information primaire de cet espace organique auto-survolant. Loin d~être une condition d'apparition, dans l'univers, de la conscience, ce règne de l'inter-signalisation est un indice d'une perte relative de conscience. Perte de conscience qui a un terrible revers à côté de beaucoup d'avantages. Le terrible revers c'est que l'organisme à conscience rattrapée est voué aux accidents de l'inter.;.information, et à la mort par ~sure interne, par accident mécanique ou chimique.. Un organisme si~pl~, un unicellulaire ou un germe est en principe - et quelquefois èn f~it - immortel, puisqu'il se dédouble sans mourir. Tandis qu'un organISme à unité rattrapée est« condamné», au sens médical du terme.

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PRnOÊRE PAR:rlE

Il n'a aucune chante de survivre ind.Mduellernent. II met en rétervc des unicelltilaires interne~ qui gardent la co~ience primaire et qui peuvent, par chance, refaire un nouveJ orgarusme complexe. Ce 0 ,C$t pas par Éros, comme on ~t poéti_q~ernent, qu~ la m°.rt e1t en~e dall! Je monde, c'est pat la dilférenctatton cellulaire, qm rend necei1aire l'inter-signalisation et la conscience-seconde. Le passage à la conscience-seconde par système nerveux, par centres neJVeUX sensitifs et moteurs, a aùssi de grands avantages, dont le princi. pal est la possibilité de mêler des signaux ex~es a~ signaux internes, de mêler des informations sensorielles aux informatJom organiques du système sympathique et para-sympathique. La conscience-seconde est ainsi, chez l'homme, la subjecti\-ité de cette partie, spécialisée-dans-la-non-spécialisation-organique, qu'est le cerveau et surtout le cortex. On retrouve, dans le tissu neIVeux, la surface absolue qu'est l'embryon jeune, avec la même équipotentialité, le même thématisme, la même possibilité de différenciation sur évocation induite - avec cette grande nouveauté que l'inducteur peut être une forme extérieure au corps et perçue, ou une forme-idée extérieure à la conscience primaire, et perçue dans le « monde extérieur » de la culture. Un autre avantage, c'est que la différenciation de la conscience cérébrale corticale n'est pas irréversible comme la différenciation organique. Elle n'est qu'un montage provisoire, effaçable après essais et erreurs. Un programme étant accompli, on peut passer à un autre programme oomme dans un ordinateur électronique. Un sojiware - ou un ensemble de « logiciels » - indéfiniment varié, est ainsi mis à la disposition d'un oorps devenu une sorte de réalisateur universel grâce à l'ordinateur cérébral. La main de l'homunculus cortical (sur la frontale ascendante où se dessinent les commandes des organes du corps) dirige la main organe dans les travaux les plus variés. La langue et les lèvres de cet homunculus commandent, dans la parole, la langue et les lèvres organiques, selon les thèmes du langage. Une embryogenèse seconde obéissant aux mêmes lois que l'embryogenèse primaire : thématisme, formation, différenciation, induction, délocalisation, mémoire, harmonisation régulative, finalité consciente, se superpose ainsi à la formation des organes du hardware, du corps utilisable. Et c'est ainsi que, finalement, on retrouve l'organisme humain comme monsieur X... ou Monsieur Y ... , comme artisan devant son établi, peintre devant sa toile ou mathématicien devant le tableau noir, comme conscience-seconde appliquée, et oublieuse d'avoir été une

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uscience prin1aire formative - et clans l'illttsion que la. con9dence CO . • , . , l' . , . commence avec ce qu.1 n est pour~ant qu une app 1cat1on secondairë et détournée de la conscience orgamque et embryonnaire. C'est ainsi que Monsieur X ... , s'il est un biologiste spécialiste de l'embryologie, fait comme s'il était une sorte de pur esprit, même uartd, en vertu de ses préjugés, il s'applique à prouver que tout; dans ~embryogenèse, se déroule tonformément aux lois de la physique et de la chimie, et même qu'il se fâche si l'on émet des doutes sur la cohérence de sa position, et sur la solidité d'ùn paradigme scientifique qui aboutit à de telles contradictions.

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~ : . ·..

PREMIÈRE PARTIE

LES THÈMES ET LA MÉMOIRE THtMATIQUE . diVl"d us, 1· es «Je · » ' prononcés ou. virtuels, sont Ils Les m . . illusoires. 1 , li te, propre en· dehors des domames, des tab eaux, .subn'ont pas de rea . , . . par eux-memes, ,. d on t ils se disent le dominus, et conscient. Jectlfs . survolant . C'est pourquoi la nature (sive Deus) n'est Jamais, apparemment, à • diVl'du pres, , bouleau, hareng ou homme. Le ,nombre exact des un 1n · 1mes · t m aru"fcestement indifférent. Elle prefère seulement les exempIaires , grands nombres, par précaution, pour garder l'espece. II n'en est pas de même pour le thème,_ que l'~n peut figurer c~tnme extérieur au tableau subjectif auto-conscient present et actuel etendu dans un champ spatial, qu'il s'agisse d'un th~me-fo~me ~dans le ca~ ~e l'unicellulaire ou de l'embryon jeune), ou d un theme-rmage ou 1dee (dans le cas d'une conscience seconde cérébral_e). . Ce thème dans la formation embryonnaire, se marufeste comme · le potentiel ~némique de l'espèce. II est sép~rable théoriqu_em~nt du domaine actuel et actualisé comme ·champ etendu en localisation domaniale. C'est le domaine actuel qui est inséparable du thème et qui, sans le thème, ne serait rien de différent d'un ensemble non vivant de molécules juxtaposées. Une cellule d'un embryon, fixée et colorée pour fin d'étude, garde en principe; pour l'œil de l'observateur, la forme de la cellule de l'embryon vivant. Mais, séparée du thème, elle n'est plus une vraie forme, elle n'en est plus que la photographie instàntanée. Toute forme authentique est dans le temps aussi bien que dans l'espace. Elle subsiste dans le temps en traduisant un potentiel, par lui-même intemporel, dans l'espace. L'embryogenèse est mnémique. Le potentiel est une mémoire. Le thème n'est pas une sorte d'animation vitale, un souffle créateur recommençant en chaque être individuel le souffie mythique de Yahvé sur Adam. Il n'y a pas d'entéléchie individualisante. Le souflle vital, c'est la mémoire organique, Si souflle il y a, il s'agit plutôt de l'action d'un « soufileur de théâtre», qui n'est autre que la mémoire de l'espèce. ~~ pote~tiel, nous le verrons, n'est pas seulement mnémique, il est aussi mventif. Le potentiel-thème est vraiment créateur et l'aspect créateur _du_ thème est inséparable de l'aspect mnémique et répétitif. Mais proVIs01rement considérons surtout l'aspect mnémique. Ne pensons pas ici aux généralités bien connues et peut-être discutables surl'embru ' , ·tu1 • . , -, ogenese recap1 ative de toute Pévolution de l'espèce, cons1derons les faits exp ' · d l' , , · enmentaux ans ernbryogenese d'une espece,

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L'EMBRYOGENÈSE DES ORGANISMES

aujourd'hui. L'expérimentateur peut aisément, nous l'avons vu multiplier les organes, ou même les organismes, en greffant les ébauches hors de leurs places d'origine dans l'embryon. Il peut faire apparaître une chorde dorsale sur la partie ventrale, faire apparaître un œil (ou une vésicule optique avec ébauche de cristallin) hors de son lieu naturel, ou une queue ou une tête (incomplète) dans la région ventrale d'un Triton. Mais l'expérimentateur ne peut changer les potentialités mnémiques spécifiques d'un greffon. Le greffon est plastique (avant la détermination) quant à l'organe qu'il développe dans l'individu sur lequel on le greffe, il harmonise son développement avec le lieu de l'hôte où il est greffé, mais il n'est pas plastique quant au caractère spécifique de ce qu'il fournit. On le voit clairement dans les expériences dites de xénoinduction, par exemple entre Anoures et U rocièles. Leurs organes adhésifs sont différents, les têtards d'Urodèles ont des balanciers, les têtards d'Anoures des ventouses. Si l'on transplante un greffon encore indifférencié d'Anoure sur la tête d'un embryon de Triton, le greffon développe des ventouses et des dents cornées de type Anoure. Inversement, si l'on greffe le tissu correspondant de Triton sur un Anoure, la tête de l'Anoure produit des balanciers d'Urodèles. L'embryon est ainsi semblable à l'enfant à qui l'on dit: « Récite ta fable.» L'interrogation l'induit à telle mémoration plutôt qu'à telle autre, mais elle ne lui apprend rien. Les inducteurs locaux disent au greffon : « Forme des organes adhésifs », ils laissent au greffon le « Comment faire? » selon sa propre mémoire. Le souffieur inducteur du thème mnémique à développer a le rôle d'un signaleur. C'est pourquoi on peut le remplacer par un agent chimique banal, qui n'agit du reste qu'en apparence chimiquement, et qui doit plutôt être comparé à une odeur évocatrice. Un extra-terrestre invisible et muni de moyens d'observation raffinés qui expérimenterait sur les cerveaux humains comme l'embryologiste sur l'embryon de Triton, pourrait constater aussi qu'avec quelques milligrammes de vanilline il peut induire, dans certains cerveaux sensibles, l'apparition d'un immense tissu de souvenirs d'enfance, la vanilline ayant joué le rôle d'un souffleur du thème:« Souvenirs d'enfance provinciale.» Toute mémoire est thématique. On ne mémorise d'abord que le sens de ce quel' on voit, entend, ou lit. À vrai dire, tout acte conscient est thématique, c'est.;.à-dire « selon un sens ». On ne_ perçoit que des sens, à travers les formes photographiées sur· 1a rétine, ou à travers les sons enregistrés par l;aire auditive. Tout rappel :tnnémique s'opère à partir

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PREMIÈRE PARTIE

du sens évoqué. II est toujours analogue à ce qui, dans l'embryoge è · · ' l''1!1 d uc~10!1: . · « I"'iorme d es or?anes a dh'es~,s ·c ». La réalisa n se.. du Tnton, sm.t tion différenciatnce ams1 amorcée se continue par themes subord nés, souffieurs mhémiques plus spécialisés avec des inter-stimulation_s°;relante qui, à la limite, miment un déroulement automatique. e L'enfant qui récite sa fable, qu'il sait par cœur, peut réciter com ' ,. h . ,. . d . rne un perroquet, sans compren d re. Il n ~mpec e q~~' me~e ans les détails, c'est l'aspect, ~'est le theme sonore~ un vers qtu m?u~t, plu~ microscopi. quement, le theme sonore du vers smvant et souffle ams1 la smte du poèrne. L'aspect mécanique de la récitation est comme l'aspect en mosaïque de la zone embryonnaire arrivée au bout de son développement. Ce n'est qu'une limite, qui retient toujours quelque chose de l'épigenèse fondamentale. Dans la vie psychologique cérébrale, un comportement habituel n'est qu'en apparence automatique et mécanique. Lorsque l'habitude se désagrège, le thème est en général plus solide que les détails de réalisation. « Il y a quelque chose à faire avec cette caisse », semble se dire le singe observé par Kôhler 18, « mais quoi au juste?.» (et furieux, il tambourine sur la caisse sans savoir l'utiliser). « Il y à quelque chose à faire avec cette boîte d'allumettes», se dit l'apraxique 19, qui sait qu'elle peut servir à allumer la cigarette - « mais comment? »·« Le nom de ce Monsieur a quelque chose de germanique, et il est de deux ou trois syllabes», se dit l'aphasique ou le vieillard qui perd la mémoire. « Ce numéro de téléphone contient deux chiffres répétés, mais lesquels ? » Les bonnes mémoires semblent clicher les détails même insignifiants d'un ensemble complexe, à la manière d'un enregistreur électronique. Et certainement on arrive, dans le. cerveau, à des montages très analogues aux enregistrements moléculaires d'une bande magnétique. On sort alors de l'habitude mriémique au sens propre - toujours psychologique et thématique - pour entrer dans l'ordre du pur fonctionnement moléculaire.

18. Wolfgang Kohier (1887-1967), psychologue allemand, l'un des fondateurs de la « théorie de la Forme» (Gestalttheorie). Il effectuà un travail de pionnier sur l'intelligence des primates, auquel Ruyer fait ici allusion. Ses résultats sont recueillis dans son ouvrage L'intelligence des singes supérieurs, tr. fr. P. Guillaume, Paris, Alcan, 1927, réé& PUF, C.E.P.L., 1973. Sur Ko_hler en général, voir Victor Rosenthal et YvesMarie Visetti, K'dhler, Paris, Les Belles Lettres, 2003. 19. L'apraxie est une incapacité, en l'absence même de perturbation des fonctions sensorielles èt motrices, à effectuer des mouvements orientés vers un but.

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LA MÉMOIRE-HABITUDE

Malgré le discré~t général - ~t. souvent immérité - de Bergson aujourd'hui, parce qu .U est en oppos1t1on presque complète avec le catéchisme scientiste, plus1eur~ de ses t~èses _continuent à jouir d'un curieux crédit et elles ~e~blent,, etre passees dans le~ bagages du « penseur moyen » : 1~ theox:i~ de 1rmag~ da~s n_otre espnt comme réalité hors de notre tête, 1oppos1t1on de la mem01re-1mage et de la mémoire-habitude, et la thèse que la mémoire-image estd'ordre spirituel, la mémoire-habitude d'ordre mécanique 20 • Par malheur, ces thèses, sauvées du relatif naùfrage de Bergson, sont fausses, et la dernière, qui nous intéresse ici, est non:. seulement fausse, mais aux antipodes mêmes de la vérité. C'est la mémoire-habitude qui est thématique, délocalisée, immatérielle, comme le potentiel d'une aire embryonnaire, qui ne dépend pas d'une trace physico-chimique sur des cellules nerveuses bien déterminées, qui peut être transférée aisément d'un support nerveux à un autre, en gardant sa forme et son sens général malgré cestransferts. Et c'est au contraire la mémoire-image qui ressemble le plus, malgré la différence essentielle, à une image matérielle ou une photographie, à un fait matériel en mosaïque, localisé. Un robot peut. mimer grossièrement une mémoire-habitude dans son thématisme et sa délocalisation, par l'emploi de feed-back Un robot peut ainsi « se diriger » vers une source de chaleur ou de lumière, n'importe comment, en faisant éventuellement des« erreurs ». Un robot joueur d'échecs peut être monté pour jouer, grossièrement ou finement, avec des quasi-habitudes de calcuis plus ou moins poussées. Il s'agit plutôt là d'adaptation actuelle d;une machine à pseudo-perception, que d'habitude, même au sens métaphorique : une porte commandée par rayons infrarouges ne prendpas l'habitude de s'ouvrir devant le client. L'extrême difficulté de réaliser industriellement des robots à learning, ·même « pseudo ... » et élémentaires, contraste avec les foudroyants progrès des appareils électroniques de plus en plus miniaturisés, à « mémoire » intégrée, avec la facilité de reproduire fidèlement, dans tous ses détails, ici et maintenant; un concert ou un spectacle donné à Tokyo l'année dernière. 20, Toutes les thèses évoquées ici par Ruyer se trouvent dans Matière et Mémoire-, ouvrage que Bergson fit paraître en 1896.

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b

l1JŒMIÈ1Œ PARTŒ

I./cnfünt, dit .Bergson, récite par cœllr sn leçon : mémoire-habitude. Il se rappclfo aussi ln première Jcctttrc de cette. leçon, la veille, dan~ sn cha.mbte, juste avant le dîner, à côté de son frère cadet : mémoire .. image. La mémoire-image serait dnns l'esprit, non clam le corps comme Je « par cœur » de la leçon. . . . ,. . . Or 1·ustement au contmire, c'est la mémoire-image qu-uriztent mstment les ' avec les circonstances 1es .p lus par~cuhères ' · oppam'/s, électroniques, de la prise de vues ou de la prise de sons - y compris un b:mt de toux d'un

auditem: Tondis que l'on attend encore le robot qm composera une phrase thématiquement et dira indifféremment : « Il est plus tard que d'habitude, je me couche » ou bien « Minuit déjà, vite au lit! » Il est caractéristique que l'on parle de moins en moins de cybernétique et de plus en plus d'informatique. Les robots cybernétiques miment, dans leurs fonctions, une mémoire-habitude. Les appareils enregistreurs et réémetteurs d'informations fines miment la mémoireimage. Ils ont beau, les uns comme les autres, n'être que des faux-semblants d'organismes à base de vraies mémoires, la facilité relative du faux-semblant de mémoire-image, en contraste avec l'extrême difficulté d'un faux-semblant de mémoire-habitude, indique bien que la mémoire-image est plus près, et non plus loin, comme le croit Bergson, des phénomènes matériels, physiques ou chimiques. Le mot même d'image, employé en psychologie, a été emprunté à la technique matérielle de la gravure et de la photographie, arts beaucoup plus anciens que l'invention des robots. Les psychologues modernes ont dû ensuite lutter contre la tentation de confondre l'image mentale avec une image matérielle. Ils ont montré, contre la vieille psychologie associationniste de Hobbes et de Taine, que l'image mentale était plutôt une « activité imageante », que « l'image de Pierre » était moins semblable à une photographie de Pierre qu'à l'habitude active:« Formons l'image de Pierre. » 21 Ils ont montré qu'elle n'était pas une image dans l'esprit, mais une activité psychologique - reconnaissant ainsi que .c'était l'activité habituelle qui était sur-matériellè, tandis que le résultat quasi matériel de cette activité habituelle, quand elle fournit - peut-être avec l'aide de micro-processeurs cérébraux auxiliaires - quelque chose qui ressemble superficiellement à une image photographique, se rapproche, au contraire, d'un phénomène physique. 21. Allu~ion aux travaux de Sartre : L'lmaginatlon, Paris, PUF, 1936 - L'imaginaire, Paris,

Gallunard, 1940.

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LA VRAŒ MfiMOJRg TH(~MATI> commandée mécaniquement. Elles ne sont_ pas « lues » ou « entendues » au .sens propre - psychologique - de ces mots. Un disque n'est pas plus entendu s'il est passé automatiquement dans le phonographe, en l'absence de tout auditoire, que s'il reste dans la discothèque. l.o, mémoire - comme la conscience - représente le grand échec de la science orthodoxe. Il ne sert de rien de dissimuler cet échec en imaginant ou en

31. Erwin Schrodinger (1887-1961), physicien autrichien, l'un des plus grands savants du siècle, prix Nobel de physique en 1933. Il a apporté une contribution décisive à la mécanique quantique, et a préparé, à travers les hypothèses qu'il formula sur la vie et l'hérédité, la découverte de l' ADN. Il a aussi écrit de nombreux textes de réflexion épistémologique et philosophique.

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PREMIÈRE PARTIE

fabriquant des pseudo-mémoires. Il faut plutôt revenir aux expéri . , . D . h d S ences au~ennques de 1 embry~logie de n_esc , e p~an~, d~ Waddington d'Etienne ,volff (quand ils ne se crment pas obliges d adjoindre à le ' ,, ·1s aux pos tu1 ats sacrali' . Urs descriptions d es saluts ceremorue ses de l'orthod xie scientifique). Il faut revenir à la psychologie soigneusement descri~ tive et introspective, à la psychanalyse non dégénérée, à la psycholo ~ . . ' d e d u reve " (sans se crmre . obliges, ' comme Freud etgie cliruque, a. l'etu 1 plupart de ses disciples, d'adjoindre à ces découvertes soit des promesse: de réduction à l'orthodoxie, soit des mythologies fantaisistes). La mémoire vraie, la mémoire « participation », est tellement fondamentale que la.découvrir équivaut à découvrir le secret pénétrable· de l'univers, son embryogenèse générale - sinon sa conception première qui restera àjamais son« secret impénétrable». '

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LES THÈMES MODULATEURS

La mémoire psychologique, insépambie de l'invention, va toujours d'une structure incomplète ou imparfaite à ùh thème-sens, ou elle va d'un thème-sens potentiel à une structure restituée. «Je cherche le mot propre », cela ~eut ~re : «Je ~herc~~ le ~ot qui rend exactement le sens que j'ai da~s. 1 ~sp_nt. » ~u b!en? s1 Je sms un ~onducteur, Ou bien, si j'ai à résoudre un test d'intelligence : « Quel est le nombre manquant daris la série 1, 4, 9, 16, ... , 36, 49? ». Le thème n'a pas ou n'est pas toujours un« sens.» signifiable avec une relative précision. Cela arrive s'il est d'ordre utilitaire,_ économique, pratique, technique ou théorique. Mais il y a d'autres cas. Il y a aussi des thèmes «expressifs», non porteurs d'ùn sens, mais d'une expressivité, esthétique, religieuse, politique (dans la mesure où la politique n'est pas une technique, mais un art, et doit fournir de la nutrition psychique). Un écrivain styliste ne cherche pas seulement le mot propre, mais le mot expressif. Il ~, comme la musi~ue, 1a danse, 1a décoration ou l'architecture; la pemture • il non d · figurat:J.ve, cherchent l'expressivité pure (et, faute d'y parvemr,. s eviennent de purs jeux aléatoires sans intérêt; imitables. par ~achm_es avec, co~me thèmes des schémas mathématiques, mentionnes parfois dans les t:J.tres). L'e~ressif pur n'est jamais qu'une limite? et, à la li1;1ite, il devient, au sens propre du mot, insignifiant. L'expressif ne peut etre que modulant du signifiant, du thème-sens. À force de superposer l'expressif à l'expressif, les modulations aux modulations, on n'a plus rien. Le passage en mineur d'une mélodie en majeur fait un effet expressif. Mais la musique atonale ne touche guère les auditeurs. Les phénomènes biologiques, ici comme ailleurs, sont révélateurs. Notamment les instincts, et l'affectivité liée aux instincts. Chez l'homme, le cortex, et surtout le néo-cortex, instrument des problèmes de type mots croisés et des tests d'intelligence, n'est pas tout le cerveau. Le cerveau moyen, le diencéphale, thalamus, hypothalamus, paléoèortex, les zones réticulées, sont des modulateurs à la disposition des thèmes expressifs et des instincts dans ce qu'ils ont de sur-utilitaire, à la disposition des valeurs effectives - très bien nommées parce qu'elles nous affectent, nous émeuvent, nous importent, nous concernent puissamment. Or, la tentation scientiste est la même pour les thèmes modulateurs et les expressivités que pour les thèmes-sens du comportement et de la formation embryonnaire : tout réduire à la physique et à la chimie. L'examen superficiel des faits semble ici donner raison aux chimistes. Les excitan~, les .dopants, les tranquillisants, les calmants, les morphines et les ~mphetammes, .sont des modulateurs directs, qui n'ont pas besoin de themes trans-spatiaux pour agir. Alors qu'il est visiblement parad?xal d'~xpliquer, comme les chimistes, l'apparition de formes orgaruques, bien adaptées, par la pure action aveugle des molécules, il paraît

34 · :.a:~~laire, Les Fleurs du Mal, « L'Ennemi » (Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1972,

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L'BMBRYOGENBSE DES OROANJSMl:~8

'dent lorsque l'alcool nous rend euphoriqucK ou lorMqu'un tranciuHévt ' ; lisant guérit le tracas ou 1a dé pres~1on, ou lorsquc quelques molécules d'amphétamine~ don,nent de. la ,br~llancc à nos idéctt, qu'il n'y a pas à her 1,tus Jom qu un effet ch1m1quc. cJ1e rc , aussi. - on 1c découvre de plus en Il est frappant que 1e cerveau soit lus- un organe sécrétem; et qu'il fabrique, par.exemple, des cndomorphines semblables aux morphines de la pharmacopée. Les sécrétion8 de p · ' l'1-s1gnaux. ' M ais ' pour 1es sé crét1ons ' l'hypophyse Jouent un ro"l e d e st1mu

d'endomorphines, il n'y a même pas à parler de stimuli-signaux : ce sont des agents chimiques purs et simples. La morphine ou l'alcool, apparemment, ne« signale» pas, à l'homme déprimé qu'il rend euphorique, quelque chose comme : « Mon cher, pas de souci lJe te rappelle qu'il y a du bon dans ta situation et que, pour sortir de difficultés, tu n'as qu'à foncer, ou signer un chèque sans provision.» La morphine ou l'alcool rendent euphorique directement, sans idée interposée. On peut donc donner congé, selon le scientisme, dans tous les cas, à toute interprétation psychologique comme à toute interprétation théologique. L'enthousiasme, malgré l'étymologie du mot, n'est qu'une question de chimie moléculaire. Tous les instincts, et toutes les émotions qui s'y rattachent, ainsi que toutes les humeurs et tous les sentiments sont, d'après le scientisme, une question de sécrétion interne et peuvent donc être l'effet d'une pharmacopée reproduisant ces sécrétions internes: l'amour et la haine (on peut donner ou retirer l'instinct maternel à des rats), le courage et la lâcheté, l'agressivité ou la bonté, l'optimisme ou le pessimisme, la volonté de vivre ou l'instinct suicidaire, le vice et la vertu - rien de tout cela ne ressemble à un thème transcendant, à une mémoire-sens ou à une mémoire-expressivité, à un potentiel détemporalisé et déspatialisé, s'emparant de la conscience actuelle. C'est pure superstition que de le croire. Autant croire, avec les adeptes du vaudou ou les orgiaques antiques ou exotiques de Bacchus, de Shiva ou d' Ali, ou avec tous les mystiques excités, à la possession psychique par la Divinité. . La thèse de la mémoire ou de l'invention comme possession du «Je » par un « autre je », et de notre conscience actuelle par une conscience autre qui est cependant nous-même, cette thèse paraît, il faut le reconnaître, plus difficile à soutenir pour les thèmes qualitatifs et expressifs que pour les thèmes signifiants. La thèse paraît rejoindre de p~res superstitions. Y croire paraît, non seulement contraire à la raison sc1entifiqu • . e, mais contraire au sens commun.

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PREMltRE PARTIE

En outre la conception scientiste physico-chimique a l'avantag ' . 1 • • e ajoute-t-on, d'éviter aussi les théones c asstques, intellectualistes et superficielles, qui, méconnaissant l'inc?rtscient, r~m~nent !~s ~entiments et Jes émotions à des raisonnements, a des assoc1attons d 1dees, et prétendent démontrer, comme Spinoza; par théorème, que la joie est « un sentiment d'accroissement et de perfection», la tristesse« un sentiment d'imperfection», l'envie>, p. 71 ).

:aux,

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PREMIERE PAKTIE

cesse •.. lVlais de quoi ? De vin, de poésie, de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous » 39Selon l'esprit romantique, le génie humain continue mieux l'œUVre divine dans la nature et la vie, lorsqu'il crée selon des impulsions &no. tives para-rationnelles, que lorsqu'il invente întelligemment selon de,i thèmes logiques. Pour le romantisme outré, seule l'émotion crée non seulement au-delà de la raison, mais contre la raison, dans l'art, la poli.. tique, la religion, ramow: La nature vivante, dans ses milliards d'embryogenèses, est certainement très fantaisiste, très artiste et« modulante», tout en restant toujours, aussi, conforme à la nécessité technique, artisanale et rationnelle. Sa fantaisie se déploie surtout dans les caractères sexuels secondaires, et selon le thème du soulignement de la surexpression par la profusion décorative et par la surcharge. Elle semble rechercher; au-delà du rendement technique, le style et la fète gaspilleuse. Les fleurs, même naturelles, sont plus belles, plus colorées, plus parfumées qu'il ne serait indispensable à la technique de la reproduction. Et quand un horticulteur obtient .des fleurs doubles - en bloquant les mitoses cellulaires par la colchicine la fleur s'accommode aisément et harmonieusement de ce surcroît artificiel. Dans les courtisations spontanées des animaux, le mâle est aussi « dépensier» qu'un grand seigneur d'autrefois ou qu'un Fermier général du xvme siècle, offrant un château, une « folie », à sa maîtresse. Le delphinium, les oiseaux paradisiers, les orchidées, cherchent la gloire et 1~ triomphe. Les poètes de l'Éros ne font que traduire la gloire et le triomphe de la vie, ils n'inventent pas autant qu'ils le croient

Aeneadumgenetrix, lwmi.num divumque voluptas... 40

Les fantaisies érotiques ne commencent pas avec l'homme. L'homme ne fait que les continuer. Même ses «vices» peuvent passer 39. Libre réécritt.Ire du début du poème en prose de Baudelaire : « il faut être toujours ivre. Tout est là : c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve./ Mais de quoi? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez:,vous » (Petitr Poëmes en prose (Le Splten de Paris), XXXIII, « Enivrez-vous », Paris, Gallimard, Cfll· «Poésie», 1973, p. 115). 40. « Mère des Enéades, volupté des hommes et des dieux »; il s'agit du premier vers du poème philosophique de Lucrèce, De rmon natura (tr. fr.José K.any~Turpin, De la

nature, Paris, Aubier, 1993, p. 53).

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L'EMBRYOGENÈSE DES ORGANISMES

. un écho d,étonnantes bizarreries dans l'érotique des végétaux et ~~::nimaux. ~es plantes à fleu~s sont exhibitionnistes. Beaucoup d'anix sont sadiques ou masochistes dans leurs amours. Au point qu,en mau . l th, . .r. tr. t l'access01re - es emes express11s - parait devemr le principal : le e11e , ' ·r fi . . ème signifiant. L express1 1mt par sub merger et détruite le signifiant. tl1 · 1 d omame . ou' se manifestent les thèmes L'érotique n' est pas le seu modulateurs et expressifs dans les formes ou dans les instincts. Les organes de défense ou d'attaque, les procédés de combat pour la vie sont loin d'être seulement utilitaires. Au point qu'ils dépassent leur but : l'arme, l'épine, la corne, le bouclier devient ornemental et inutilisable. Le camouflage, ou le mimétisme protecteur, est poussé au point où il perd son sens primitif. Comme la fantaisie; inutilement minutieuse, d'un peintre du dimanche, qui serait aussi un peintre surréaliste. Dans la culture humaine, parallèlement, il est bien connu que le costume masculin des civilisés garde des traces des équipements guerriers d'antan, traces qui ont cessé d'être utilitaires pour devenir ornementales : épée de parade, épaulettes, ceinture de cuir, blouson de cuir, poche à révolver, bottes, etc. Les casques, redevenus protecteurs, des motocyclistes, sont appréciés aussi comme rappel des casques guerriers, et ils donnent, en retour tertiaire, un esprit belliqueux aux jeunes qw se croient, « avec un aigle sur .le dos», des chevaliers-brigands dans .une société devenue en principe pacifique, où ils sèment la terreur par leùrs virées pétaradantes - tout en accroissant aussi leur prestige érotique auprès des filles, épouvantées et charmées. A

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PREMIÈRE PARTIE

L'ARCHITECTURE PSYCHIQUE

.ET LES THÈMES-MONTAGES

L'architecture psychique des animaux, supérieurs et. ~urtout de , nte tout un monde au-dela du monde v1S1ble. Cette l'homme represe . . . . dimension inobservable, « perpendiculrure » aux ~ens1on~ ~bservables de l'espace, « remplie » de thèmes-sens et de themes n:nenuques, , 101n, · a, l'i'nfini, en s'éloignant en plus va tres , . , de plus . , de 1 organisme . . matérialisé et de ses mosaïques realisees, capables cl un quasi-fonctionnement mécanique. C'est en suivant cette« dimension» transversale au monde observable, c'est en y participant, que l'on, a ~uelque ch~nce sin~n de trouver le Principe inaccessible de la creatton, ~u moms de s appro_cher du Centre universel, d'où rayonne toute existence. Comme le dit C. G.Jung: « L'âme renferme autant d'énigmes que 1~ monde avec ses systèmes galactiques » (L'Énergéti,que psychique, p. 230). Enigme plutôt que solution, mais énigme au moins bien posée ... « L'âme n'est pas une hormone, mais un monde de dimensions quasiment cosmiques » (La Guérison psychologi,que, p. 206). Mais il vaut mieux parler de la dimension psychologique opposée aux dimensions (au pluriel) de l'espace observable. La dimension bîopsychique est liée mystérieusement à la dimension temps .. Elle est une mémoire-invention active. Le long de cette dimension psychique, les réalités rencontrées ou participées changent progressivement de nature, à mesure qu'elles s'éloignent du plan de l'organisme actuel. Encore tout près de l'organisme spatialisé et adulte, qui a cessé d'être spatialisant (comme embryon), il y a les montages biopsychiques qui ne sont guère que dès modes d'emploi des organes, des comportements conformes, des mémoires agenda (au sens propre, car ces « mémoires agenda » peuvent être inscrites sur des agenda matériels en effet) : «J'ai demain à faire une promenade un peu sportive ... J'ai deux lettres urgentes à écrire ... Je dois me montrer plus diplomate avec X ... » Ces montages sont« situants ». Ils nous font garder la notion subconsciente de, la d_ate, d~ lieu, des diverses démarches faites ou à faire. Toujours thematiques, ils concernent des buts proches et précis. U~ p~u plus loin de l'actuel sont des thèmes plus vastes impliquant ~es pnncipes plus généraux de conduite : les aspirations, les vénératJ.ons personnalisées, les êtres et les choses valorisés: objets d'amour

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L'EMBRYOGENtSE DE.fi O.ROANJ!SME.,

ou d'amitié, parents, maitres, compagnon, de vie, selon l'atm hère sociale du momenL. Olt> Ces thèmes.. montages plus vastes peuvent se rendre à de . ~ L ~~~ rnes passess1u et con ctueui, comme defl « autresJ' e " en nou• 0 nO ' . 'bi d ,,. n est dans I'« fnco:15oen~ », gi er es psychanalystes freudiem - pas encore très loin de 1organisme. actuel, car ces ~hêmes--montages peuvent avoir des effets psychosomatiques, pathologiques ou favorables : ilJ « réa-

m

lisent» parfois organiquement leurs sens métaphoriques, sous forme de :malaises, d'obnubilations, ou de stigmates. Plus Join encore de l'actuel, les thèmes-montages idéologiques et religieux, qui donnent un sens général à notre vie sociale et personnelle, surindividuelle. C'est une spécialité humaine. Un individu humain se contente mal de simples habitudes de conduite quotidienne, ou d'une vie psychoorganique trop , avec des blancs, des ca~~s o~ le thé_or1c1cn P.?ut ptévoir des corps nvant de les observer, Ln classtf1cati~n de Menclcl~tevr au x1xr siècle, nnticipait en fait sur ln nouvelle physique. Elle était le premier exemple, dans la science, des sysLèmes-moclèles qui rermettent de prévoir avant d'obscrvet~ Mendeleïev permettait de prévoir des types d'atomes, comme Gell-Mann 2 des types de particules. Il y a, certes, très loin de l'embryologie des vivants complexes à l'embryogenèse des particules, puis des atomes, puis des molécules ..En passant d'un ordre de grandeur à un autre, il est toujours imprudent des objets à notre échelle. Matthieu Gounellc écrit : « Planck, en décembre 1900, grâce à une hypothèse révolutionnaire et audacieuse, découvre une èxprcssion matl1ématique qui décrit ln loi de rayonnement du corps noir à toutes les fréquences: il suppose que l'énergie rayonnée par le corps noir se répartit en "paquets" d'énergie discrète, cc qu'on appellera plus tard les quanta. [ ...] m_algré ses réticences, il ouvre la voie à une nouvelle science, la physique quantique. Pour ces travaux, il obtient le prix Nobel de physique en 1918 » (in Dominique Lecourt (dir.), Dictionnaire d'/dstoir~ et plzilosoplde des sciences, Paris, PUF, coll. « _Quadrige », 2003, article« Planck», p. 736). Ruyer interprète les découvertes de la microphysique comme le signe que le fond de la réalité n'est pas de type matériel, mais « psychique », au sens de la conscience primaire telle qu'il la définit. 2. Murray Gell-Mann est uri physicien américain né en .1929, prix Nobel de physique en 1969, qui a apporté une contribution fondamentale dans la théorie des particules. L'astrophysicien Trinh Xuan Thua_n résume ainsi le principe de sa découverte: « selon Gell-Mann, l'existence d'une certaine catégorie de particules ne pouvait se comprendre que si elles étaient composées d'une particule fondamentale qu'il baptisa du nom de "quark". Amoureux de la langue deJarrtesJoyce (18821941 ), Gell-Mann avait été attiré par la consonance étrange d'une phrase joycienne dans Fi.nnegan's Wake: "Three quarks for Muste,- Mark". Trois quarks po'ur monsieur Mark, donc, mais aussi pour le proton ou le neutron, puisque, dans le schéma de Gell-Mann, ceux~ci résultaient de la combinaison d'un nombre triple de quarks» (ù Chaos et l'Hannonie, Paris, Fayard, 1998, réêd. «Folio>>, pp. 359-360).

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VEMBRYOGEN~E DU MONDE

de s'attendre à•ret_ rouv_er _ 1..es tueoL', cl les, mêmes aspects _ des . phénomè nes. ·ciens ont toUJO_ urs _des_ tnecompte~ ils raisonnent p a· r ana1ogie . . . quand , u etit au gran __ d ou u grand au petit. Cc _ qu,ils_ fbnt pa....l'ot's p . ' . d ., é è 'JI rovis01rement, par commo d1t passagàre, en_ comparant p· ar exemple , t 1 _ a orne, avec son noyau et ses e1ectrons, un« système solaire en miniatur· ,b . 1 . .. 1 . e ,, ' ou en p· arlant des « ne u euses , dsp1ra es. comme . _ des molécules du cosmos». Il n;empêche que, au- d e1a · es analogies supetficielles, il est légitime et indispensable de chercher les ressemblances de nature par lesquelles on peut retrouver une unité essentielle. Il y a de grands contrastes dans l'univers, mais pas de disparates, qui en feraient un« tnultivers ». Des différences de formes, de grandes différences, oui. Des individus en interaction véritable se composent toujours en un tout, qui est un nouvel être. C'est même là une propriété universelle de tout ce qui est « surface absolue », ou domaine d'auto-survol. Toute « complexification» (un mot équivoque) est création. Des différences, oui, mais pas d'abîme infranchissable, comme celui qui existerait entre un monde d'objets matériels, et le monde des vivants, capable de morphogenèse et de noégenèse consciente. Reprenons un à un les caractères, énumérés plus haut, des embryogenèses organiques (en changeant seulement l'ordre suivi), pour chercher ce qui est applicable aux formations dites physiques. a) Thématisrnè : Il y a des espèces chimiques (et microphysiques) comme il y a des espèces organiques. Il y a des rypes de particules, d'atomes, de molécules. Ces espèces chimiques, à la différence des espèces organiques, ne s'étendent pas comme des populations par reproduction indéfinie des individus typiques constituants. Il y a cconservation non seulement de la matière, mais des sortes de matière, du moins au niveau des atomes. Les alchimistes s'imaginaient que l'on pouvaitfaire de l'or ou que l'on pouvait l'engendrer par des mariages appropriés. Les chimistes modernes, par transmutation difficile et bombardement particulaire, arrivent à fabriquer quelques atomes d'or. Mais il he s'agit pas de «mariage», d'embryogenèse et de naissance. Les atomes d'hydrogène dans les étoiles et les bombes H se transforment en atomes d'hélium. On fabrique des molécules par poly.. mérisation, conduites par catalyses diverses. Mais, dans toutes les transformations chimiques, le > - sauf en faisant du mot > garde-t-il un sens, appliqtté à l'existence en , . ' cl e toutes 1es fim a1·Ites , ,psych·a-organiques . ral et au systeme partie genel', . li'eres, meme " ' s'il s' agit . d'e tout' l,Arb re' cl'e la vie sur la terre-;> u Ieres - parn.cu Toute finalité implique _côrtscience. Si donc on admet une fin~litê comme enveloppement total, on admet üne conscience totale, on adme Dieu, on donne le nom « Dieu » au mystère de l'existence. t Seulement, il est toujours ?squé de passer à une totalité en partant des éléments de cette totalité. A plus forte raison, de passer à la Totalité avec majuscule. Quel· est le sens de tous les sens? La valeur de toutes les valeurs? La norme de toutes les normes? La fin de toutes les fins? Même sans entrer dans les discussions critiques des philosophes, ou dans les arguments des logiciens, on sent que l'on outrepasse le pouvoir de la raison humaine et que, au bout de tous les raisonnements, on se heurtera à des contradictions, à des antinomies plus profondes que les antinomies, encore superficielles, de Kant, antinomies que la science a résolues, ou qu'elle se pique de pouvoir résoudre ... jusqu'à un certain point. Le temps a-t-il un commencement? L'espace est-il fini ou infini? La matière est-elle divisible à l'infini ou non? Raisonnons cependant. La finalité psychologique individuelle, les finalités organiques, spécifiques, sont incontestables. Les nier, c'est aller contre les faits - nous l'avons constaté - et aussi contre la raison. Les négateurs de toute finalité ont pour « fin » de nier qu'il y ait des fins. Pareil au barbier-qui-rase-tous-ceux-qui-ne-se-rasent-pas-eux-mêmes - et qui ne peut donc, sans contradiction, se raser lui-même ou se faire raser par un autre 12 - l'anti-finaliste qui nie tous les finalismes ne peut

12. Le paradoxe du barbier a été formulé par Bertrand Russell en 1918. Nicholas Falletta le résume ainsi : « Dans un village se trouve un barbier. Respecté de tous et expert en son métier, il rase tous les hommes dù village qtù ne se rasent pas euxmêmes, et seulement ceux-là. On demande : "Qui rase le, barbier?,, Il se rase luimême, répondrez-vous. Mais, si tel est le cas, il viole la règle stipulant qu'il rase tous les hommes du village qui ne se rasent pas eux-mêm~s. Cependant, s'il ne se rase pas lui-même, il contrevient au principe selon lequel il doit raser tous les hommes du village qui ne se rasent pas eux-mêmes. Qui donc rase le barbier? [...] le paradoxe du barbier est exactement parallèle, dans sa structure, à un autre des paradoxes de Russell, plus élaboré celui-là, le paradoxe de l'ensemble de tous les ensembles

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L'EMBRYOGENÈSE DU MONDE

a\'ancer cette thèse qu,en acceptant ... cette thèse elle•même car la thèse anti--finaliste « veut dire » que rie11 ne veut dire quoi que' ce soit. Si la thèse est vraie, elle est. donc fausse. Si elle est fausse il faut donc · ' admettre la fimali t é , etc., etc 13 . Les faits, eux, ne manquent pas. Une biologie et une psychologie anti-finalistes sont condamnées par les faits, malgré les efforts fréné .. tiques et de mauvaise foi pour les camoufler; et pour sauver le vieux modèle, pseudo-scientifique, d'une formatibn organique par le hasard combiné avec une sélection naturelle aveugle. La génétique moléculaire néo-darwinienne revient très exactement à ceci : les formes et comportements organiques manifestes ne seraient que la projection des programmes inscrits dans les ADN, comme le filin qui se déroule sur l'écran n'est que la projection de la pellicule cinématographique, l'évolution des espèces s'explique par les mutations accidentelles des molécules d'ADN, mutations triées par la sélection aveugle. En d'autres termes, soumettez les pellicules à des accidents au hasard, les films projetés seront abîmés dans la plupart des cas, mais un certain nombre de projections seront améliorées, et les progrès de l'art cinématographique s'expliqueront finalement par la somme de ces améliorations, non par l'effort conscient et finalisé des réalisateurs - et sans faire intervenir les choix d'unjury conscient et attentif à bien choisir. C'est encore plus extravagant que le célèbre singe dactylographe qui, tapant au hasard sur la machine, a une chance non nulle (sur un nombre, au dénominateur, gigantesque, surastronomique, mais fini) de taper les œuvres complètes de Balzac. Et, ajoute un humoriste, de ne pas signer, toujours par hasard, V. Hugo.

qui ne sont pas éléments d'eux-mêmes» (Le Livre des paradoxes, tr. fr.Jean-François Hamel, Paris, Diderot, 1998, p. 102). 13. La formulation de Ruyer trouve son centre de gravité dans le terme. Mais le mot «bonheur» est tout à fait impropre. Surtout si l'homme « à l'âme dure », est pourtant assez tendre pour vouloir partager ce bonheur avec sa femme et ·ses· enfants. 15. Voir Mallarmé, Poésies, édition de Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, çoll. «Poésie», 1992, p. 11.

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L'EMBRYOGENÈSE DU MONDE

Pour peu que la vie nous paraisse « valoir d'être vécue» elle est au-delà de nos appétits et de nos buts particuliers. ' À leur manière, les athéistes, ou les anti-théistes militants de la science orthodoxe, reconnaissent qu'il est impossible, si l'on n'admet pas la finalité dans, le 1:1o~~e, de penser à la finalité du monde. Ils reconnaissent le caractere mevitable de ce passage. Et c'est pourquoi leur antifinalisme a quelque chose de maniaque et de fébrile. Ils sentent que l'échelle vers un au-delà du monde doit être non seulement sciée à sort extrémité supérieure, mais sciée barreau par barreau. Tout en cherchant à montrer, contradictoirement, que ces barreaux sont, physiquement, consistants, sans aucune consistance de sens. Il est remarquable qu'ils n'éprouvent pas le besoin, pour éviter de déboucher sur la cause première, de rejeter les causes secondes de la même manière qu'ils rejettent toute finalité seconde pour éviter de déboucher sur une finalité du monde. Seul un philosophe comme Hume, en empiriste radical, s'est attaqué à la causalité en même temps qu'à la finalité. Et il n'a pas été pris au sérieux, dans son scepticisme nihiliste, par les. savants engagés dans leurs travaux de laboratoire, ou par les politiques engagés dans ·leurs actions - qui ont même cru devoir, comme Lénine, écrire des traités contre ce criticisme intempérant. Lénine avait besoin de vraies causes dans le monde, pour pouvoir grimper jusqu'à la Cause (avec majuscule) : la Révolution sociale - qui était pour lui la Fin suprême, en deçà de l'au-delà religieux. Il n'empêche que seul Hume est cohérent dans son scepticisme théorique absolu - irréalisable ailleurs que dans les Traités de philosophie. Mais, pour peu que l'on agisse selon une foi animale, selon un sentiment, pour peu que l'on oublie ce scepticisme académique, dans n'importe quelle entreprise, pour peu que l'on vise une fin, scientifique, artistique ou politique, on est embarqué dans un Royaume des fins plus vaste que le monde visible et l'on croit, qu'on l'avoue ou·non, à une finalité du monde et non seulement à des causes ou à des fins à l'intérieur des frontières du monde visible. « Sens >>,

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DEUXIÈME PARTIE

LA CRÉATION DU MONDE

La question : « Quelle finalité du monde? » .a donc u? sens .. Des affirmations du genre« Dieu est bon et Il veutle b1e~ »,~> 19 Il est remarquable que la science contemporaine mette en effet entre parenthèses - entre parenthèses définitives - toute l'aventure ambitieuse de Kant et des post-kantiens pour reprendre - en la perfectionnant - la monadologie leibnizienne. Le temps, l'espace, la cause, la substance, sont des apparences, mais des apparences bien fondées, sur la nature des 16. Voir Butler, God tlze Known and God tlze Unktzown (Dieu connu et Dieu inconnu), chapitre Ill. Dans la traduction française due à Thierry Piélat (Paris, Éditions Alba Nova, 1988), le passage se trouve p. 34. 17. Russell écrit dans son Histoire de la plzilosoplzie ocddentale, tr. fr. H. Kern, Paris, Gallimard, 1952: «Le successeur immédiat de Kant, Fichte (1762-1814) abandonna les "choses-en-elles-mêmes" et porta le subjectivisme à un tel point qu'il sembla presque impliquer une sorte de folie. Il affirme que le Moi est la seule ultime réalité, et qu'il existe parce qu'il s'affirme lui-même. Le non-Moi qui a une réalité subordonnée existe aussi mais seulement parce que le Moi l'affirme» (p. 730). 18. Il n'est pas certain que la citation se trouve textuellement chez Russell. Ruyer s'inspire sans doute de l'un des passages suivants:· (in Prindpes de la nature et de la grdce. Monadologi,e, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1996, p. 252).

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t.-dlule do,~t la première ~fu~he est uue mulûplkntion cel\uln\rc d'nbord ~,ns nCCl'Otssemeut de. trolle, fol'mnnt \\tl tissu où tous les ~lêments tllOtit d'abord êgnux et totipotents, Puis les premiè1-es cellules deviennent capables de ditl~1clations hiêtarchiques, selon leur place dans ren~mble, EU~ ~;-~bo~chen~ avec des thèmes potentiels: pôle animal et pole vêgêtau~ pole cephnhque et pôle cnudnl, centre organisateur et aires 01-ga.ni.sées après la gastrulation> etc. La difièrence entl-e rembryogenèse organique et la quasi-embryogenèse du monde, c,est que la multiplication créatrice de Pexplosion initiale ne commence pas la formation d'un grand Organisme, d\m Mêga-:MiC1-o-cosmos, comme les rêveries théosophiques ou anthroposoplùques ront si souvent imaginé, en parlant d,un Adam grand comme le monde, d,un 1 Iégazôon, ou d\m 11Iéganthrope, avec des macroOl'ganes, avec une tête, un cœm; un ventre, des bras et des jambes 22 - d'un 1-facrocosme, analogue au Microcosme. UCÀ-plosion initiale a formé un monde astronomique atL"{ allures toutes physiques, une foule d'atomes ou d'étoiles ou de nébuleuses spirales, dans lequel règnent les lois secondaires, et servant d,habitat et de support aux êtres vivants, toujours microscopiques et microbiotiques relativement aux immensités. de leur habitat. Les vivants doivent s'adapter laborieusement et précairement, en rêvant parfois, comme les microbes humains, d'une conquête totale du grain de poussière cosmique auquel ils sont accmchés, ou d'une conquête totale du cosmos, d'une reconversion totale du monde au Mégazôon, jusqu'au point Oméga. Mais le Créateur, apparemment, n'en a pas voulu au point Alpha, et Ù continue à rendre pratiquement irréalisable le Mégazôon, en ·mettant les distances et les aounes de l'espace entre la Terre et les planètes habitées des nébuleuses de plus en plus lointaines. La finalité du monde est plutôt celle d'un Parc zoologique, d'une Réserve naturelle, où les espèces vivantes, livrées à elles-mêmes, doivent se débrouiller, s'adapter aux hasards de leurs ressources, s'interadapter aussi entre elles, en luttant ou en coopérant, en colonisant des foules matérielles ou en se colonisant entre elles et en formant peu à peu, par leurs propres efforts, des faunes et des flores approximativement harmonieuses. Harmonie esthétique, et non pas morale ou paràclisiaque - ~aùf en des coins ou des moments rares et privilégiés. Le parc zoologique de 1

22. Sur le mythe de l'homme grand comme le monde, voir Ruyer, L~nimat l'homme, la .fonttùm .rymbolique, op. cit., pp. 8-10. 153

OELfXtÈMB PAR:'rIE

rUnivers, ou de ln planète 1èrre, n'est pns du tout un Paradis terrestre. Tous les paysnges, minéraux ou végétaux! sont b:aux, ou du tnoins grandioses, dans raustérité ou dans la l~xun~~~~e, md eme sur les planètes in.habitées telles que l'homme les imagine . .1.v.1a1s, ans ces paysages; les \>ivants se dierchent surtout pour se manger entre eux, beaucoup plus souvent que pour s,aime1; s'embrasser, jouer et former des rondes de bienheureux. C>est un curieux système que celui qui oblige les êtres vivants, pour subsister, à se manger les uns les autres. Le tigre est beau, mais il a des mâchoires et des griffes de tueur.

« Qui aforgé sa terrible harmonie?», demande vV. Blake 23 , Au.~ petits des oiseaux, il donne leur pâture, Et sa bonté s'étend sur toute la nature. 24

Ce ne doit pas être l'avis des vermisseaux. Chaque espèce s'attaque, de préférence, aux germes et aux jeunes des autres espèces, et les microbes et les virus, en épidémies, s'attaquent à tout ce qui est au-dessus d'eux. Les cataclysmes naturels - c'est-àdire amenés par les hasards, par les poussées aveugles des multitudes de molécules «physiques» ou par la raréfaction de ces multitudes-, tuent indifféremment les vivants : tremblements de terre, volcans, déluges, sécheresse. Les sociétés, animales ou humaines, essaient d'organiser, dans une embryogenèse sociale continuée, des îlots de sécurité, mais des îlots toujours précaires, car les sociétés organisées, quand elles échappent aux fléaux naturels externes, se détraquent facilement, faute d'une régulation mnémique comme celle qui est à l'œuvre dans l'embryogenèse individuelle. L'embryogenèse cosmique paraît une genèse systématiquement arrêtée, arrêtée à un certain niveau de son développement. Dans ses grands traits, elle est manifestement finalisée. Elle crée les conditions générales dans lesquelle$ les organismes avancés pourront vivre au prix d'adaptations laborieuses. Elle crée le bâti des ruches futures elle crée

'

23. \V-tlliam Blake,~< The 1jger >>. Voir Chants d'innocence et d'expérience, «Le Tigre», in ŒU1JTes I, tr. fr. Pierre Leyris, Paris, Aubier, 1974, pp. 238-241 : « Mat immortal hand or eye/ Dare.frame th)'fearjùl JYtnmetry t », ~< Quelle main, quel œil immortel/ Osèrent façonner ta formidable symétrie? )), 24 · Racine, Atha&, acte Il, scène VII, v. 647-648 (in Théâtre com1i/et Paris Dunod, «Clas. G · 'l' , ' siques armer))' 1995, p. 719). Le sujet de la phrase est Dieu~

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L'EMBRYOGENÈSE DU MONDE

ssibilité de lignées futttres d'abeilles et de fleurs. Mais elle ~'arrête la po ute et n,aboutit qu'à des multitudes d'êtres à jamais incapables de e11 ro d . . t ocier en un seul gran O rgamsme côsmtque. s ass

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DEUXIÈME PARTIE

FINALITÉ DU BÂTI COSMIQUE

une espèce L ~ modes intellectuelles contemporaines rejettent avec d'horreur, comme une superstition résiduelle, toute fimali' te, encore plus pour l'ensemble du monde, pour le bâti du ~osmos, 9-ue pour les organismes individualisés dont les efforts d'adaptation finaliste sont peu contestables. Et pourtant, ces adaptations supposent, à l'évidence, que ~~s co~clitions générales d'adaptabilité leur sont données, dans u~~ prem1ere mise, par la constitution primitive de l'Univers, par son bah. Le monde est ainsi fait qu'il est habitable et qu'il peut avoir des habitants .. Henderson 25 (I}Ordre de la nature et The Fztness ef the Enmronment), au début de ce siècle, a beaucoup choqué les puristes de la Science positive, en osant remarquer les propriétés très particulières de l'eau, de son point de congélation, de son état soluble plus léger que l'état liquide, etc. - ou de l'acide_ carbonique, très approprié à la nourriture des végétaux. On a souvent souligné, sans oser parler de finalité, l'importance de la quadrivalence du carbone, qui en fait le squelette indispensable des formations organiques. Les anti-finalistes se rassurent dans leur« foi » scientiste, en disant : « Les atomes et molécules étant ce qu'ils sont, les organismes complexes se sont accommodés et adaptés selon cette nature physique. Mais rien ne permet d'inverser les choses et de prétendre que les atomes et molécules sont ce qu'ils sont pour que naissent les organismes complexes. » Les déistes anglais ont ~ru longtemps que la Providence divine, dans sa bienveillance pour les Anglo-Saxons, avait ménagé pour l'heureuse Angleterre du XVIIIe et XIXe siècle, des réserves de charbon à côté des réserves de fer. Les rem.arques d'Henderson pour l'appropriation plus fondamentale et plus umverselle-des propriétés de l'eau et de l'acide carbonique, paraissent aussi puéri~es que le satisfecit accordé à la Providence p~r les d~istes patriotes contemporains, s'il en reste, pour les réserves de petrole decouvertes dans la mer du Nord. Et pourtant, si l'interprétation finaliste des propriétés de l'eau du carbone et de l'acid b · ,. , .. ' · e car oruque parait puerile, c'est qu'elle est trop 25. LawrenceJoseph Henderson (1878 1942 . . . a défendu d d · • ), bioch1m1ste et physiologiste américain, ans 1es eux ouvrages . . . Ru la matière_ état' . .~ que cite ici yer l'idée que les propriétés de ent particulierement a ·, , .. comme préparée, et que l'univer , pp~op:1ees a prodwre la vie, qui s'y trouvait s etait ams1 par essence« biocentrique ».

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L'EMBRYOGENÈSE DU MONDE

partielle, et qu'elle ne va pas assez loin. Elle manque de généralité et c'est pourquoi elle paraît hasardeuse. En fait, à mesure que la science progresse, elle découvre de plus en plus de raisons supplémentaires de croire à la finalité du bâti universel à son adaptabilité générale, qui enveloppe les adaptations particulières: Ce sont les ignorants qui croient que l'espace, le temps, le mouvement sont « tout naturels », et n'ont pas à êtrè « inventés ». Uespace à trois dimensions est approprié; Un espace à deux dimensions serait trop simple. À quatre dimensions il serait trop compliqué - la musique, par exemple, y serait impossible ou très difficile. Le temps, à base de mémoire ou condition dela mémoire, permet des lignes d'univers, et des lignées évolutives en auto-participations. Le mouvement relatif des êtres dans l'espace est une« invention» géniale du Créateur. Les quatre types d'interaction ou de liaison : nucléaire, électromagnétique, radioactive, gravifique, permettent ùn monde à la fois solide ~es liaisons nucléaires .constituent une sorte de bâti du bâti) - solide quoique instable dans les détails, où leur fusion produit des flux d'énergie - et varié (en ses types ou espèces chirrtiques, moléculaires, grâce aux couches électroniques en correspondance avec les noyaux). Sans les liaisons électromagnétiques, les organismes et les espèces vivantes sont inconcevables. La vie, et ses infinies variations, ne concerne qu'indirectement les liaisons nucléaires, elle dépend dans l'espace des liaisons électromagnétiques. Les liaisons gravifiques, trop faibles pour cancer~ ner la vie directement, contribuent, avec les liaisons nucléaires, au bâti proprement cosmologique et astronomique du monde, et permettent cette curieuse localisation de la vie et de la pensée sut des planètes dispersées dans les abîmes de l'espace, chauffées et éclairées par les fusions nucléaires. Dans le· cosmos, les nébuleuses spirales, leur partie centrale et les nuages d'hydrogène, sont de véritables usines à étoiles O'hydrogène, capable de fusion très énergétique, étant l'élément fondamental des autres éléments), les nuages de« poussière» (CO, HOH, SO, etc.) étant plutôt des usines à planètes, enrichies en outre par des éléments lourds concoctés et projetés par les étoiles explosives. Les électrons - sans être les réceptacles et conservateurs de consciences qu'imagine Jean Charon, - jouent un rôle capital dans la vie parce qu'ils font déjà les liaisons chimiques« classiques». Les électrons t l;~ ûcs noyaux ~ n y a beaucoup de rhétonque dans les défenses et apologies de Dieu par les ù1éologiens conservateurs et gouvernem~ntaux. Il .Y en a encore davantage chez les théologiens et les poètes anti-conform1stes, chantres de Satan, de la destruction, de la folie, de l'absurde, de la violence et de la révolte systématique. Il y a de la rhétorique dans la défense de Caïn contre Abel, ou dans l'Évangile du Diable. Cependant, il est aisé de voir qu'au-delà de cette rhétorique, les Révoltés entrevoient l'idée même que Butler exprime calmement, sans prendre de pose : à savoir que Dieu et le Diable sont inséparables et que les anti-valeurs ont aussi quelque chose de valable, de complémentaire et que le para-normal 27 est souvent l'amorce d'une nouvelle normalité, plus large et plus •riche que la normalité conventionnelle. Les mauvais garçons sont souvent meilleurs que les vertueux hypocrites ou timorés. TomJones, malgré ses fautes, a une bonne nature. Les aventureux s'exposent à périr, mais ils deviennent éventuellement des découvreurs. Les tricheurs même, de la politique ou de la guerre, se trouvent être parfois des inventeurs de nouveaux équilibres. Les entorses aux règles se trouvent être des découvertes de règles supérieures. Les anarchistes peuvent fonde:r de nouvelles Arcadies. L'amour contre les lois vaut mieux que l'obéissance aux lois· sans amour. La folie religieuse vaut mieux - oui, cela arrive parfois - que l'orthodoxie prudente ou la sagesse raisonnante. Dans l'ordre de la culture esthétique, le para-normal peut s'en ~onner_ à cœ~: joie (plus qu? dans les ordres à technique sévère : m~us~e,_ P?htique, ordre so~ial). Le Satanisme littéraire n'a jamais tue m rume personne. Le Diable, à !'Opéra, fait un bien meilleur pe:son_?age ~~e Dieu, Don Juan que le Père Noble, Carmen que Michaela. D ailleurs, les« mauvais>>, du seul fait qu'ils vivent et que leurs·parents ont réussi à vivre, sont par définition ·selon la sélection natu~elle,. mauvais et méchants seulement par la ;urface. Ils tentent de~ ~rec?ons nouvelles, qui ont une :probabilité faible de réussir, mais qm reussissent parfois. 26. Butler, Carnets, op. cit., pp. 328_329 _ Le terme est bien « para-normal . .d . re . >>, au sens e c.e qw est en marge des normes çues, et non « paranormal . . . », qm renvemut au domaine de l'irrationnel.

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L'EMBRYOGENESE DU MONDE

Il est plus difficile de justifier la souffrance inutile, la maladie, finjustice, le martyr; d~ millio~s d'innocen~ torturés pa~ des bourreaux impitoyables. La rhetonque f~t pl~ce a~o~s a des complamtes, à des berceuses lyriques, à des consolations rmagmees en un Royaume des Cieux, ou à des résignations devant l'incompréhensible ou l'inconnaissable : >, ou bien : Dans vos cieux, au-delà de la sphère des nues, Au fond de cet azur immobile et dormant,

Peut-être faites-vous des choses inconnues Où la douleur de l'homme entre comme élément. 28

Le panthéisme, ou le demi-panthéisme, s'impose lorsqu'on étudie, sans préjugé religieux ou scientiste, l'embryogenèse du monde: Dieu se multiplie en ses innombrables créatures dans !'Explosion Initiale, et Il continue à les alimenter impartialement. Le monde ainsi créé est imparfait par définition. Ses multitudes, ses foules, inaugurent, par définition, le règne du hasard. Les lignées individuelles, qui évoluent au mieux, luttent péniblement contre les hàsards et les accidents, en tournant à leur profit les résistances quasi matérielles des foules moins évoluées. Dieu « explosé » vit dans tous les êtres, Il ne prend pas parti. Il participe à tous les efforts, Il les inspire tous . .Il participe aux imperfections, aux demi-échecs, comme aux réussites et aux victoires. C'est Dieu même qui est imparfait. Quant aux souffrances des innocents, le Dieu du théisme orthodoxe, le Dieu autre que le monde, observant le monde,jugeant le monde mais non engagé dans le monde, peut difficilement mériter justification et acquittement. Le panthéisme, ici, offre la seule jùstification possible. Le Dieu-Monde du panthéisme souffre lui-même en ses avatars~ Il est martyr autant que bourreau. Il est coupable comme bourreau, mais en même temps il expie comme martyr la cruauté même du bourreau. Le poème pathétique de Job est encadré par un Récit, fabriqué après coup ou existant à part, qui met en scène le Dieu du théisme naïf, en rivalité, et aussi en connivence, avec le Diable. Dieu et le Diable discutent sur la vertu de Job. Dieu se déclare très fier d'un si bon serviteur. Le Diable lui rétorque: « C;est chose bien facile pour Job d'être ver28. Victor Hugo, us Contemplations,>, D'nutnnt plrn1 que ln Férocité,':' ~énophol~fo nurr.H~l~tt, lu ffolnr., ~~ 1 ln t:ontrepm tic, qunHi nm·mnl~ de l Amom; commft Juthr111~ 'f~ttn•iHurur, L'enfnnt est xénophobr, conu·c ltml r.e qui n'm,t pnH fo giron mattrtir,l ~; fümilinl. Le mouvement- inHlirrntH' dr, l'cnHml vers Je Hdn tnaternd ttr. füit qu'un nvec le mouvtrnrnnt upc!w·é qui le cléLournc avec horr"ur d~

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l'étmngen L'nmom· ne s'étend pm, fücilcnrnnL au-dcJà de8 lrêrmt natur~I~ ou des frèt'cs d'élection, et il y n 1:1ouvcnt mênrn des luttcH f'.ratt·icides, Celn ne veut pnR dire que Ja fraternité cntt'c touH les hmnmcH, cntrr. les hommes et les animaux, entre les hommes et les extra-terrc8trc8 . ' ne soit pas un but idéal, digne d'un Père créateur, Mais c'est un idéal bien lointain, el de pluH contradictoire, Une intimité partagée avec tou" n'est plus une intimité, Une famille trop ouverte n'est plus une famille, L'amour-intimité est intransposablc en grand. A ln différence de la musique, l'amour-intimité ne fait pa8 sortir du « bagne de la Volonté » schopenhauericn, Il ne fàit pas sortir de la « soif d'exister » bouddhique. 11 est même ardemment, passionnément, intéressé à la continuation de la vie, L'amour-pitié, l'amour-compas• sion, inefficace, voilà tout cc qui reste pour les autre8 aprèsla dilution de l'amour-intimité dans l'universel. L'amour comme Principe, comme « Dieu créateur», pose encore bien d'autres problèmes. paradoxaux. Le Dieu inconnu, avant la création, on ne peut l'imaginer que tmli• taire. Chateaubriand qui franchit assez souvent le petit pas qui sépare le sublime du ridicule, l'appelle le « Grand Célibataire des Mondes», En créant un monde de créatures capables de liberté, Dieu veut-Il se donner une famille comportant des partenaires qu 'Il veut bien, dans son indulgence infinie, considérer comme des égaux? Ou les adopte•t-11 pour s'amuser, à Ja manière dont les hommes adoptent un animal familier, un chien ou un chat, ou un serin mis en cage, ou un poisson rouge dans un bocal? Les théologiens et prédicateurs chrétiens, intrépides, considèrent que la Trinité de Dieu en trois personnes représente une famille d'amour métaphysique, avant la trinité quasi humairte dejésus, Marie,Joseph. Qµelques philosophes hindous font de Dieu une sorte de Collège de dieux. Mais alors pourquoi créer Je Monde, c'est-à-dire une 188

L'f.MBR\'OOl~NÈSE DU MONDt~

'é ~ disparate, fnite de créatures de tolltes sortes, dont la plupart sont ; féroces ot\ abntttes? . . .. Le« Dieu est amour» appelle le thé1sme:personnahstc, non le pantMisme ou le demi-panthéisme, que 'paraît impos~r p~üt-tant -le cle:nicr dêfeloppeme1~t d~ la science, ..ou l'embryog~nèse_~10lorque ~t cosmique. n est une pt'OJectton théologique du ·besom de •l ·homme .pieux,· de son besoin d,avoir un Conseiller; un Confident, Ami transcenda.nt, et pourtarit intime comme une mère, un frère, une femme ou un mari aimé, un Ami qu,il ptùsse prier, invoquer, interroger, avec lequei:il puisse dialoguer dans sa solitude morale ou dans les malheurs de sa vie terrestre, un Ami auquel il puisse raconter ses misères, ,avouer ses fautes, faire-valoir aussi ses mérites, ses bonnes intentions, ses sacrifices volontaires, comme à un confesseur, un directeur de conscience compréhensif qui ne refuse jamais son absolution et qui ne se lassejamais de l'écouter dans ses confidences. L'homme est alors toujours le personnage principal,· et·o'est lui qui fait parler Dieu à sa guise: «Je pensais.à Toi dans mon:àgonie. J'ai versé telle goutte de sang pour toi. » Ou;plus platement : •«Je .t~ai envoyé ·cette épreuve - la méchanceté, l'ingratitude d'un parent ou l'échec scolaire de tes enfants, ou la cohabitation avec une belle-mère ,désagréable - :mais elle te tournera à bien, si tu me gardes ,ta confiance; Sache que je t'aime, et que tu comptes beaucoup pour moi », etc., etc. . Le D~eu c?nfiderit,, J?ièu ,ami et 'conseiller, peu~• dégénérer, par le _mauvms gout ~aract:nstrque· ~es «j~unes ;l'urcs >> de la·.religion, en ~I;U·?~arade, en D1eu.;.Copam. On se· met ,avec Lui. sur un pied ~,egalite - dans un« copmage.».pimenté par la:vague prétention ·de 1 epater et de le dégourdir. ··.. ·· • . . , , :. • .. . Même dans l'ordinaire. de la ;vie sociale ,humaine- Pam. . idéal , ,. , , our comme 1 ui ••• ce n est pas 1deaj. Du moins s'il ne s'agitpas del' Amour-Bonté q est une sorte de« bon sens du ·cœur:»: cbntre-1es 'th' . b . ' et la 'd · h • ' . . · eones a straites rai eur m umame ,des idéologies •. La; bonté 1a ,g'e· nti'll.e· . ffi tueuse à l'ég rd cl , . . , · sse a ec.; les machine:es ·soec:~~:eLs·:anmont que dd~àlis~~antages. Ils baignent d'huile · our-cor 1 te met du: , d b dans la pâte sociale : il transform 1 . . . . sucre ou , . u eurre Mais l'am œ e e pain quotidien en gâteau~ · ,. our eueivescent l'am h . .. passionnel, qui ·se met au-d '. dourl.:nt ous1~ste, la:charit.é-.à rétat , dr essus es ois ·est souv t . . . . desor e presque autant l . . ; . en : un ·pnnmpe de égalitaire. que a revendication intempérantedèlajustice sOC'l tt,

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" amour na pas le sens de l'or . . . meme toute organisation O gamsation bien réglée. Il rejette . . n a pu accuser. les.grands philanthr d

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DEUXli::ME PARTIE

complaire dans le désordre (le docteur Schweitzer dans sa clinique de ~mbaréné, l'abbé Pierre qu'un ministre accusait de refaire les bidonvilles, sans parler de saint François cl' Assise, ou de saint Vincent de Paul qui mettait Colbert de mauvaise humeur). L'>. Mais on dirait que le progrès, que l'accès au niveau supérieur, ne dépend pas des intentions de progrès des individus, encore moins des personnes morales, mais qu'elle dépend seulement des cheminements prévus par un maître inconnu, qui ne daigne pas associer ses élèves à ses intentions éducatives - si elles existent. Ce maître ressemble plutôt au savant expérimentaliste, à l'ingénieur disposant ses appareils de laboratoire - cyclotron, labyrinthe-test - de telle sorte que, parmi ses sujets : particules, atomes, cellules, cobayes, rats, étudiants, se dirigeant soitati hasard, soit selon leurs instincts variés déjà acquis, quelques-uns paiviennent au but que lui, et lui seul, s'est fixé.

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DEUXIBME PARTIE

DIEU, ET LE MONDE-COMME-MACHINE-À-FAIRE-DES-DIEUX

Il y a quelque chose de vrai dans la théologie du progrès, à condition de ne pas « humaniser » et surtout de ne pas « politiser » puérilement cette théologie. C'est uri fait - si l'on prend comme un fait quelqu'une des données les plus sûres de la science expérimentale - que depuis l'explosion cosmique initiale, les progrès ont été immenses, au moins dans notre petit coin. de l'univers. L'homme est un Dieu relativement à son chien ou à son bétail. Le chien est un dieu relativement à l'escargot. L'escargot est un dieu relativement au protozoaire, et celui-ci un dieu relativement à un atome d'hydrogène. Il n'est pas du tout évident que la distance entre l'homme et le chien soit plus grande que la distance entre le chien et l'escargot, ou entre l'escargot et le protozoaire. Qu'est-ce que« être dieu» relativement à un être inférieur moins évolué? C'est disposer, en conscience centrale, d'un domaine de colonisation plus vaste, avec des parties subordonnées et hiérarchisées, et avec des informations sur le milieu proche, recueillies par des organes récepteurs et interprétées par des habitudes du protoplasme ou par un centre nerveux de calcul. C'est disposer d'un temps-mémoire, ou plutôt d'un intemporel mnémique, à la fois plus détaché de l'actuel, plus disponible et plus multiplié en des thèmes disponibles. On dit alors que l'être vivant sait faire plus de choses et qu'il a une certaine liberté de comportement, avec choix des thèmes d'action. Cependant, chez l'homme, les progrès de l'information sont tels qu'ils paraissent faire franchir une limite, d'ordre nouveau relativement à tous les autres animaux. L'homme n'est plus seulement« dans son domaine», il est>. Cette définition est difficile - bien que peut-être pas impossible - à appliquer au Dieu inconnu. Elle vaut en tout cas pour ce qui, dans le Dieu visible de la Nature, nous attire et nous séduit. Dieu est amour, en ce sens que nous trouvons Dieu dans ceux que nous aimons. Nous avons de l'horreur, et non de l'amour, pour beaucoup de créatures vivantes, mais il ne faut pas oublier, comme le dit Voltaire, que la crapaude est belle et gentille pour le crapaud. « Dieu est amour», comme « Dieu est incarné», est une vérité très·positive; mais très cloisonnée. L'incarnation historique de Dieu en Jésus, ou en Fondateur divin d'une religion, c'est encore autré chose. Jésus a été probablement, pour ses premiers disciples, qui le voyaient et l'écoutaient, t~anspa• rent et lumineusement divin. Mais Jésus, Fils de Dieu, Jésus-Dieu, est devenu très vite, pour les Chrétiens qui ne l'avaient pas connu vivan!, une construction spéculative. Ses disciples directs, dont l'amour contl· nué le ressuscitait, pouvaient toajours, à travers lui, voir Dieu par t~ns· parence, comme un homme pense toujours à sa mère morte ou a sa femme morte comme à une révélation du divin en ce monde. Pou~ ~e mère un fils mort n'est jamais vraiment mort. Mais les disciples m • . compns . - ne pouvaient • rects '- saint Paul p Ius gu•è re qu e , · ., . Le« C'estle Christ qui vit en moi» n'avait pas le sens du souvenir dune , . seu1ement le sens d'une « pos·