Grecs et Romains aux prises avec l'histoire: réprésentations, récits et idéologie; colloque de Nantes et Angers [12 - 15 septembre 2001] [1] 2868477364

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Grecs et Romains aux prises avec l'histoire: réprésentations, récits et idéologie; colloque de Nantes et Angers [12 - 15 septembre 2001] [1]
 2868477364

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Collection "Histoire" dirigée par Hervé MARTIN er Jacqueline SAINCUVIF.R

Sous la direction de

Guy

LACHENAUD et

Dominique

LoNC:RÉE

Grecset Rotnains

aux prises avec l'histoire Réprésentations, récitset idéologie

Colloque de Nantes et Angers

Volume I

Presses Universitaires de Rennes 2003

Colloque de Nantes et Angers 12-15 septembre 2001

Cene publication a été réalisée grâce aux subventions accordées par les Conseils Généraux de Loire-Atlantique et du Maine et Loire. par l'agglomération d'Angers. et grâce au soutien financier de nos Centres de Recherches et des Conseils Scicnrifigucs des Universités de Nantes et d'Angers

Nous remercions nos collègues Bernard MINEO (Nanres), Laurent GOURME.LEN (Angers), Bénédicte BOUDOU(Paris X-Nanterre) pour leur contribution à la publication.

© Presses Universitaires de Rennes Campus de La Harpe 2, rue du doyen Denis-Leroy 35044 RENNES Cedex Mise en page: Patricia Perrin pour le compte des PUR

Dépôt légal : 2e trimestre 2003 ISBN: 2-86847-736-4 JSNN: 1255-2364

Volume I

DE LA CONCEPTION DE !?HISTOIRE À !?ÉCRITURE

Avant-propos

Guy L\CHENAUD

Pourquoi nous lamenterplus longtempssur ln ivinemmts du pmsl? N11UJ ne saurionsfoire qu'il.sne se soientp11sproduitJ (agenêta). Occupons-11ous "'1nc tk prévoir liwmir. J;'neffet, sifai rappelicesélllnemmts. ce n'rstp,zspourpmser m rrvue ks maU,ruf'5publics. dont on suuhaiteraitquïl.s ne sesoimt mêmepm produits. mais pour vouspersuadrr. m partant de cesfaits. à tout lt moins de sauvercequi resteà sauver; car k seulprofit que l'onpuisse retirerdes malheurs c'estd,, seprése1·verdesubir à nouveau k même sort l.

Dans ce passage, Dion Cassius mêle de manière remarquable les thèmes th11cydidée11sde la prévision politique et de !'milité préventive de l'Jiisroire et des formulations empruntées à la tragédie. La présence de l'adjectif agenêta incite à rechercher des formulations parallèles du côté des philosophes. Dans un passage de l'Ethique à Nicomaque, Aristote dit que l'on ne délibère pas sur le passé mais sur l'avenir et cite une sentence d'Agathon qui souligne que b divinité elle-même est privée de la possibilité de faire en som: que l'accompli (pepragmma) ne soit pas advenu (agenêta) 2. Les vers d'Agathon font songer aux Trachininmes3. Il y a donc convergence entre philosophes, poètes tragiques et historiens. Sur le passé, en apparence du moins. on ne saurait revenir: il est l'irrémédiable ou l'irrévocable qui pèsent sur le présent. mais aussi l'espace infini de l'expérience, randis que le présent est le temps de la répétition menaçante ou de la reconnaissance des analogies (les pamplêsia de la préface de Thucydide), mais aussi le kairosde la délibération qui prévoit ou espère et I'« horizon d'anenre ». Mais l'homme ne peut se passer de revenir sur le passé, et pas seulement pour révoquer l'Édic de Nantes ou nier que rel 011 tel événement ait eu lieu.

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DE LA CONCEPTION DE [.'HISTOIREÀ L'ÉCRITURE

Dire qu'un événement a eu lieu est une expression révélauice, comme le noce Ricœur, qui n'a cessé de méditer sur l'histoire et d'analyser son écrirnre 4. Jouons ici sur les mots. puisque nous parlions d'irrévocable et de révocation: « évoquer » pour faire ressurgir les fantômes du passé et des ancêtres. satisfaire au devoir de mémoire ou payer sa dette (la résurrection intégrale de Michelet). « invoquer» mais aussi "convoquer"· comme le disent les amateurs de jargon. Les connotations morales cr judiciaires de ce verbe n'onr d'ailleurs rien d'incongru pour qui songe aux rapports que l'historiographie entretenait avec le blâme 011 l'éloge, avec la religion ou la morale. avec la vulgate philosophique. En lisant les propositions de nos collègues, je pressentais déjà que nous n'allions pas errer en cous sens dans ces« palais de la mémoire» des Anciens, dans ces " magasins " où ils entreposaient les « aliments ,. toujours disponibles pour la réflexion des militaires et des politiques, pour la copia de l'orateur, pour la méditation du philosophe ou pour la curiosité des «badauds» assoiffés de mirabi/i,1et de perirs foirs significatifs 5. Aucune des dimensions du travail de l'historien, qu'il convient de ne pas confondre avec des étapes chronologiques. n'a été absence de nos travaux: 1. Présentation des faits ou des événements situés dans le temps et associés à des lieux. Ils sont mis sous nos yeux (l'expression est aristotélicienne) grâce aux témoignages, aux documents et aux traces 6. 2. Connexions, conjoncrures et structures dégagées par l'historien quand il s'affranchit de la linéarité du récit et dégage des lois ou des types en usant du raisonnement analogique (le couple explication-compréhension). 3. Formation des récits et« mise en intrigue», reconfiguration par une activité d'écricure en partie déterminée par le code du genre littéraire et l'époque. 4. Enfin ce que nous avons choisi d'appeler ,, représentations » (nous aurions pu écrire« re-présentations »). terme dont il convient de préciser brièvemenr la portée, d'autant plus que nous avons commis l'imprudence de proposer ensuite le concept d'idéologie que certains jugeront réducreur ou idéologiquement suspect. Qu'il nous soit permis d'alléguer (l'excuse paraîtra-c-elle plausible ou spécieuse?) la présence du mot " récit(s) » au singulier et au pluriel7. S'il est vrai que l'idéologie n'est pas toujours ch~-zles hisroriens anciens un« discours totalitaire, généralisant et atopiqueB ». du genre de celui que nous livre parfois Polybe. nous nous sommes efforcés de prendre en compte les situations d'énonciation du discours historique, qu'il s'agisse des performances orales ou des rapports complexes encre hiscoriographie et genre épidictique. Nous avons analysé les procédés de la déformation historique et repéré les absences qui correspondent à des choix d'exclusion, la lacune, l'ellipse et le non-dit qui font du récit un « piège9 "· Les visées pragma-

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AVANT-PROPOS

tiques de coutes sortes, la formation des récits ec la construction des figures et des paradigmes, mais aussi des considérations épistémologiques et théoriques ont été au cœur de nos réflexions. Style d'enquête et dimension véritative de l'histoire, style d'écriture combinant ces représencations qui ~ tiennent lieu ,, comme aime à le dire Paul Ricœur, des choses désormais absentes. nous n'avons cessé d'osciller entre ces deux pôles 10. Littéraires ou linguistes, philologues ou historiens, notre préoccupation conscante a été de nous arcacher à rendre compte du texte des historiens sans oublier qu'il ne peut être considéré de part en part comme un récit de fiction. Enfin, puisque nos deux centres de recherches s'intéressent à la permanence cc à la métamorphose du patrimoine culcurel légué par les Grecs et les Romains, nous avons souhaité que notre réflexion s'élargisse aux époques uhérieures. Les derniers articles du deuxième volume s'inscrivent dans cecte perspective, tandis que le premier volume s'ouvre sur des considérations relatives au temps cc à la mémoire. Ce ne sonc pas les « minutes • de nos deux journées que nous présentons et l'agencement des parties du recueil se fait en somme à rebours des prestations orales, de la théorie aux modulations de l'écriture. Mais après tout le temps est aussi réversible, un dragon qui marche dans les deux sens comme le serpent amphisbène dont nous parlent, entre autres, Eschyle, Aristophane et Pline l'Ancien.

NOTES 1. Dion Cassius XLIV. 23. 1. Cf. XXXVIII. 11, 6 (à propos de César). 2. Arist.. Eth. Nic. 1139 b 11. Agathon, fr. 5: µÔVO\lyà,p UÙtoÛ Kilt 0t:OÇcrtEptTJV),le point d'aboutissement (ouv-rÉÀEtav) des Histoires, c'est-à-dire l'année 168, la fin de la guerre dite de Persée et donc la chute de la maison de Macédoine (III, l, 9) 51 qui marque implicitement, selon lui, le terme de la conquête et, donc, la domination, la soumission du monde. Mais, alors que l'ùpxTJ est un absolu qui demeure inchangé de la première à la deuxième version des Histoires,le 'tÉÀoç est arbitraire, de l'ordre du conventionnel, du relatif: il évolue, fluctue et, dans la dernière mouture des Histoires,est fixé par le Mégalopolirain à la prise de Carthage et la bataille de l'isthme entre Achéens et Romains (l 46), avec la réorganisation qui s'ensuit pour les Grecs (XXXIX, 8, 6).

Le -rÉÀoç « initial» Polybe, dans la 1tpoÉK8t::cnçdu livre III, se vante d'avoir su circonscrire son sujet: « le point de départ de cette histoire étant connu, la durée délimitée et l'aboutissement unanimement reconnu ... » (lll, I, 5) 52, et d'avoir su donner une idée de l'ensemble de son entreprise et, à partir de là, du détail de son entreprise; mais estimant que ce n'est pas suffisant, il présente en outre le sommaire de son ouvrage pour permettre au lecteur de se faire une meilleure idée des Histoirescc dans l'ensemble et dans le détail (III, 2 et 3) 53. Il énumère donc les événements les plus importants qui se sont déroulés entre les deux termes, l'ùpm et le -rÉÀoç, le début et la fin S4, mais sans suivre un ordre chronologique strict ni renvoyer à des numéros de livres (il appartient donc au lecteur de suppléer): - début de la deuxième guerre punique (III) - Éçi,ç ÔÈtO'\l'totÇ,guerre des Alliés (IV et V) - µetà taûw., alliance de Philippe V et d'Hannibal (VII) - fü:.guerre de Koilè-Syrie (V) - fü:.guerre de Prusias et des Rhodicns concre les Byzancins (IV er V) - crt~cravtEÇ ô' Èltt 'tO'\l'tWV, interruption du cours des Histoirescr étude de la constitution romaine pour montrer, Katà 'tOCJ\lVEXÉÇ, comment elles ont permis à Rome µT]µovov, de dominer l'Italie, la Sicile, Ëtt ÔÉ.de s'emparer de ('Ibérie. 'tO'UtEM:\ltaîov,de finalement vaincre Carthage et de conquéde la GauJe, à.'AJ...à rir et soumettre l'univers (VI) - âJm ÔÈtoutotç, ruine de la puissance d'Hiéron de Syracuse (VII et VIII) - olç èmcruvà.'lfOµEV,troubles d'Égypte et partage des possessionsde Ptolémée encre Antiochos et Philippe (XV)

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tRICFOUlON

- µEtèx ÔÈto:Ûta, suite et fin de la deuxième guerre punique (VII, VIII, IX,

X, XI, XIII. XIV et XV) - ÔÈ,guerre d'Analc: et des Rhodiens concre Philippe (XVI cc XVII), Ëîl ÔÈ, guerre des Romains concrc Philippe ou deuxième guerre macédonienne (XV]I et

XVlll) - -roûtcrtCEt) et très nombreux sont c,·ux qui 11apprennent mêmepas qu'ilsont eu lieu. C'estpourquoi.pour mapart.je relaterairoutela suite deslvénements, pour autant qu ïfs seront indispensables,comme ifs ont été ditmlgués(ocra yE l(C(\ à.vayKCXÎOV fotm EtltEÎV.ooç1t0\l1miôEÔll~lù)tU\oço.crio.ç) autant que possible dans ks casoùj'auraipu filire desconjecturesdifférentesde cequi estcommunément rapporti.d'aprèslesnombreux témoignagesquej'ai lus, mrendus et 1ms (ÉKnoÀÀv 6lv ÙVÉ"(V(l)V ~ Kat TllCOMCX ~ KUtEÎôov)41.

On rapprochera naturellement ce texte de la préface des Histoires de Tacice42dont Dion s'est certainement inspiré. On notera en effo1chez l'historien grec des formules qui font écho à celles de l'historien latin. Ainsi, cruvÉ'ypaVtEÇévoque dominantis et to pÈv craljlèç où6dç pq.l>iroçËçw 'troV 1tputtOV'tC1)V o.i.m':ry1yVlÀ.i~tE Kat E)'.0p(! peut être rapproché de nrque amore et sine odio. Sans présenter le même pessimisme que Tacite, Dion montre bien la difficulté de relater l'hisroire du principat, même s'il n'insiste pas sur la corruption et la servilité des écrivains, mais beaucoup plus sur la difficulté d'accéder à la vérité e1 donc sur la nécessité de se contenter d'un enchaînement logique et cohérent aux yeux du narrateur, appliquant d'ailleurs en cela les préceptes de Lucien 43. De fait, nous le voyons cout aussitôt à propos des complocs contre Auguste affirmer:

Il n'estpas possibleà ceux de l'extérieurd'avoir une connaissanceprécisede ceschoses.Car on soupçonneque b,·m,coupplll-mi lesprocèsqut' fait le dirigeant (t.patfuv) pour punir deprétendus complorrsoit direcremmt soit par l'intermédiairedu sénat ont t'U lieu daw lïmenrion de nuire mèmt·s'ilsse sont produits le plus justement d11monde. C'est bien pourquoi j'ai lï11tentionde relatera11sujet desa/faim de cette sorte ce qu'on en dit et rien au-tklà de ce cruyypàlj!at. µ'flôÈv{mÈptà ÔEÔ1'1qui a ltl publié (aùta tÙ ÀE-yO~lEV(l µ0otµ l 4;_ Ëtcain M t. us Fufetius)

TH6 mort du

omam en relation a ec la foudre

Figure 6a

élémcnr romain RJ ouTHI

élé menr extérieur R3 ouTH3

inté rration/fusion élémenr romain

élément extérieur R4 ouTH4

R6 ouTH6

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.~UIN ME/INANT

Figure 6b élément romain R2+ TH2

élémenl extérieur R3+TH3

élément extérieur R4+ TH4

élément romain R6+TH6

Figure 7 Tullus Hostilius

Romulus

-+

-+

RI

triple adversaire (C:ic:-nin:t,Antcmnes. Crustumcrium)

THI triple adversaire {Hor:tce contre trois Curiaces)

R2uue jeune fille traicresse mise à mort (b 8.2maine T arpéia)

TH2 une jeune fille traîtresse mise à mon (la Romains; Horaria)

R3

une guerre principale amenant l'augmentation (+ Sabins) de la population romaine (concre les Sabins)

TH3

R4 exécution pour trahison du chef du parti adverse (le Sabin Ti rus Tatius)

TH4 exécution pour trahison du chef du parti adverse (('Albain Mcttius Fufrrius)

R5

TH5

une guerre principale amenant l'augmem:11ion (+ Albains) de la popularion romaine (concre Fidènes er Véies)

-

conflit secondaire (contre les Sabins)

conflit secondaire (coutre Fidènes er Véies)

4

-

R6

TH6 mort du roi r2main en relation avec la foudre

mort du roi romain en relation avec la foudre

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-

ROMUI.US ET TUUUS CHEZ TfTE-LI\IE

Romulus

Tullus Hostilius THI

triple adversaire a. Anttmnes, Crnstumerium)

triple adversaire (Horace conrre trois Curiaces)

u e jet e fille traîtresse mise à more (la Romaine Tarpéia)

TH2 une jeune fille traîtresse mise à rn (la Romaine Horacia)

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T 3 une guerre pr 1cipale menanr l'aug cntation s de la popu (contre les

unc,fïerre prmc1pale amenant l'augmentation (+ AJhiwll) de la population j,. romaine (con ttc Fidènes et Véies) +2

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1

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econ~e (c► 20: les légionnaires rapportent à Camille les octa, la parc réservée aux dieux, de la victime que le roi étrusque éraie en train d'offrir. Tire-Live expose brièvement les f.ùrs21. Le même fait est rapporté, avec moins de scepticisme, chez Plucarque22. Le sens de l'intervenrion des ~oldats de Camille est explicité par les déclarations de l'haruspice véien. Ces

exta, part de l'animal par laquelle se fait la communication avec les dieux 23, porrent un signe de victoire: il faut donc que ce qui aurait dù normalement échoir au roi de Véies revienne au chef romain et qu'il bénéficie de cetre indication de la volonté des dieux. C'est cet aspect, ec non le côté militaire du rôle de la galerie, qui est souligné dans la tradition, en dehors de rapides allusions d'auteurs qui font disparaître la dimension religieuse 24. Le rhème du « sacrifice interrompu» a été bien étudié25: ce motif se retrouve, avec des variantes, à Rome ou dans le Latium. Il s'agit d'un type d'histoire très ancien qui, souvent, met en compétition deux groupes pour la possession de cette part sacrée de la bête qu'ils offriront ensuite - comme c'est le cas dans la tradition qui nous concerne-, ou consommeront comme dans le cas de la légende de Rémus mangeant les entrailles préparées pour le dieu Faunus. Cette dernière forme de b tradition est sans doute primitive: elle signifiait que le personnage abolir la distance entre humain et divin. s'assimile à la divinité26. Mais le même geste est sacrilège selon les règles habituelles du cuire: le plus souvent on a fair disparaitre le détail, choquant, de la manducation des exta. L'appropriation par l'homme de ce qui appartient à la divinité fait place à des gestes comme la découpe des organes qui seront offerts aux dieux, ou à la consommation de parts licites pour un humain. Le sacrifice interrompu de la citadelle de Véies apparrienr à cecre forme.

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li:' SOUTERRAIN DES G.4UlOIS

Toujours est-il que nous sommes en présence d'un thème ancien, qui servait à mettre en compétition deux personnages (ou deux groupes) et se voit appliqué ici au dictateur romain et au roi ennemi. C'est en fonction de ce rhème traditionnel - entre aurres27 - que la victoire de Rome est expliquée. Nous pouvons maintenant revenir à la galerie souterraine du Capitole. Si on admet le parallélisme avec l'épisode concernant la citadelle de Véies, il convient de lui accorder la même portée: celle non simplement du recours à un moyen d'atraqLie inactendu cr redouté, mais d'une tentative menée par les ennemis pour furcer le destin d'une manière analogue à ce qui s'était passé, de fuçon positive pour Rome. lors du siège de Véies. Un détail topographique a toute son importance: selon Cicéron. la galerie débouchait à l'intérieur même du temple capitolin. L'événement prend ainsi une dimension religieuse - comme cela se passe, plus explicitement. pour Véies. La référence au temple de Jupiter et de ses associées n'est cerces pas sans imporrance dans un tel contexte: le Capitole a toujours éré conçu comme le centre religieux de la cité, le siège des divinités, et en cour premier lieu Jupiter, qui assuraient à Rome l'empire sur le monde auquel elle estimait avoir été vouée par les destins. C'est là que se rendait le cortège des triomphes qui venaient concrétiser cecte promesse et la légende de la trouvaille de la tète humaine lors du creusement des fondations28 exprimait cene importance du grand temple del' Urbs. Il fouc donc prendre en considér:uion cette signification du sanctuaire du Capitole pour évaluer la portée de cette variante de Lmaque des Gaulois de Brennus qui les fair s'en prendre à ce qui constitue le fondement même de son empire. C'est la faveur divine qui esr en jeu, comme dans le récit sur le rapt des exta. Si le Capitole. cette tête de la Ville et du monde, tombe au pouvoir des Gaulois, c'en est fait de la suprématie des Romains. Mais bien sùr la conclusion de l'épisode n'est pas la même dans le cas de Véies et de Rome. À Véies, les soldats romains s'emparent des ext,t et les apporrenr à Camille. À Rome au contraire, l'intrusion des Gaulois dans le sanctuaire capitolin aboutie à un échec. Au moment où les barbares allaient s'introduire dans le lieu le plus auguste de I' Urbs,où ils allaient priver Rome de cette base sacrée de son empire qu'était le temple du Capitole, les dieux n'avaient pas oublié leurs promesses envers la cité de Romulus. Par le truchement des oies, ces animaux consacrés à Junon, associée à Jupiter au sein de la triade qui siégeait dans ce temple, ils avaient manifesté leur soutien indéfectible à Rome, jusqu'en ce moment de crise extrême où elle était réduire au seul Capitole. Le sens de l'histoire est inversé. Dans le cas de la cité étrusque, les dieux avaient accepté que les Romains s'emparassent des exta; abandonnant Véies, ils s'étaient rangés du côté de I' Urbs29.Dans le cas de Rome, ils avaient montré qu'ils n'abandonnaient pas la ville. Ainsi le parallélisme - on ne s'en étonnera pas - met en reliefla supériorité de Rome, la faveur persistance donc elle bénéficie de la parc des dieux

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DOMINIQUE BR/QUEL

jusqu'au milieu d'une catastrophe aussi terrible que l'invasion gauloise. Mais cela ne suffit pas à justifier le recours, dans son cas et déjà dans celui de Véies, au motif particulier de la galerie souterraine. Mais là encore la tradition sur la prise de Véies permet d'envisager une piste d'explication. Celle-ci n'a rien d'original: elle consiste à reprendre une suggestion qui remonte à Niehuhr, en 1812: " Veji ist das von alten romischer Dichtkunst nachgcbildete Ilion: daher die zehnjahrige Belagerung, gegen Annalen und Müglichkeit" :Jo.La guerre contre Véies serait donc la guerre de Troie des Romains, c'est-à-dire que cet événemen1 des débuts de l'époque médio-républicaine, qui, pour la première fois depuis la « grande Rome des Tarquins », plus d'un siècle avant, et au sortir de la longue« nuit du vc siècle» 31, a vu la cité accroître sensiblemem son territoire, aurait telleau conflit chanté par Homère. ment frappé les imaginations qu'on l'aurait égalé Cetrc inruition de Niebuhr nous semble toujours valable, malgré le scepticisme affiché par J.Bayet 32. En fait le refus chez ce dernier de la référence homérique dans la constitution de la tradirion va de pair avec une valorisation de l'élément étrusque qui paraît excessive. Il suffit de rappeler que ce savant considérait comme étrusque la tradition sur l'éruption des eaux du lac Albain dont il nous semble incontestable, depuis les travaux de G. Dumézil. qu'elle s'explique, en priorité, à partir de données d'héritage indo-européen appartenant au plus ancien fonds latin 33. De même le « cyrrhénisme ,, de l'épisode de la capture de l'haruspice34 apparaît irrecevable aujourd'hui: cene histoire est démarquée de l'utilisation qui est faite, dans la tradition sur la prise de Troie, du rhème de la capture du devin, qui est un motif récurrent dans la mythologie et la littéracure35. Il ne s'agit pas en effet dans le cas de la tradition sur la capture de l'haruspice véien de l'application banale d'un rhème passe-partout36 Comme l'ont bien montré J. Gagé, J. Hubaux, plus récemment encore F.-H. MassaPairaulc, il faut tenir compte du fait que ce que le vieillard véien a à révéler est le moyen de s'emparer de Véies. Or cela correspond à un épisode qui n'appartient pas à la tradition homérique, mais rentre dans les développements ultérieurs du cycle troyen. Dans cette tradition posthomérique, il faut, pour que les Grecs puissent terminer victorieusement la guerre, qu'ils capturent le devin Hélénos et que celui-ci leur révèle les conditions fixées par les dieux pour que le destin d'ilion s'accomplisse. Ulysse, agissant en compagnie de Diomède, parvienr à faire prisonnier le devin troyen, qui donne les indications voulues 37. C'esc de ce développement, grec, du thème dans les légendes du cycle troyen qu'il convient de rapprocher ce qui est die du siège de Véies: l'épisode n'a rien de spécifiquement étrusque. Nous avons fait allusion à cet épisode de la tradition développée à Rome autour de la guerre contre la grande rivale étrusque qu'a été Véies. Il nous semble en efièr révélateur de la manière dom il faut comprendre l'utilisa-

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LE SOUTERRAIN DES GAULOIS

rion qui a été faite de la référence troyenne. L1.critique de J. Bayer à l'encontre de la suggestion de Nicbuhr se fondait sur le caractère vague des analogies qu'on peut trouver encre le récit de la guerre contre Véies et la tradition homérique. Force est en effet de constater que nul épisode essentiel de l'Iliade ne se trouve démarqué dans le récit annalistique, et que les ressemblances qu'on peut envisager restent générales 38. À l'inverse, bien des aspects importants de la tradition romaine ne s'expliquent pas par un évencud modèle grec. mais répondent à des schémas d'origine locale: c'est le cas de ce qui a trait à l'éruption des eaux du lac Albain, ou au rapt des exta. Mais l'exemple du rhème de la capture du devin montre qu'il ne faut pas s'en tenir à Homère: ce que les Romains om éré chercher dans la tradition sur la guerre de Troie a pu être puisé aux vasres ressources du cycle troyen. Or le cycle troyen se révèle susceptible, dans le cas qui nous concerne ici de la question de la galerie souterraine qui permet aux soldats de Camille de s'emparer des entrailles de la victime que le roi de Véies était en train de sacrifier dans la citadelle, de fournir un parallèle. Niebuhr avait pensé au chevalde Troie: c'est un des deux points qu'il évoquait pour établir un parallélisme entre guerre de Véies et guerre de Troie, avec la durée décennale du conflit.\9. Mais le rapprochement n"est guère convaincant: avec le souterrain on est loin de la ruse du cheval et, dans sa présentation de la tradition sur le ctmiculus, le savant allemand insistait sur l'aspect militaire de l'utilisation du tunnel, qui n'est pas souligné dans nos sources. Aussi vaut-il mieux se tourner vers un autre épisode de la guerre de Troie: la prise du Palladium. pour laquelle Ulysse et Diomède auraient eu recours à un passage souterrain, afin de s'introduire dans la citadelle de Pergame. Cette tradition esr connue par Servius: Tune Diomedeset Uli:m, ut alii dicunt cuniculis,ut alii

cwacis,ascenderuntarcmi et occisiscustodibitstuleresimulacrum40. L'analogie entre cet épisode cr !"histoire du cuniculusde Véies41 ne rient pas seulement au fair que les soldats de Camille pénètrent dans la citadelle de la ville étrusque, de la même manière que les héros achéens pénétraient dans celle d'ilion. mais au fait que la portée de l'épisode est le même. On connaît l'importance du Palladium dans la tradition troyenne: que cc talisman soit pris par les Grecs - cr par le rusé par excellence qu'est Ulysse, associé à son compagnon dans l'épisode de la Dolonie, Diomède - signifie que le destin a tourné, que les dieux ont décidé d'abandonner Troie pour accorder leurs faveurs à ses adversaires. Avec le rapt des exta au détriment du roi de Véies, on a aHaire à un épisode de sens identique: le geste des soldats romains vient forcer le destin, traduire concrètement l'abandon de la cité étrusque par ses dieux. On peut étendre l'analyse au cas de Rome, face à l'attaque des Gaulois: simplement dans ce cas, l'entreprise n'est pas couronnée de succès er les dieux n'abandonnent pas Rome. Au contraire, l'imervemion des oies indique qu'ils continuent à accorder leur protection à l' Urbs.

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Ainsi donc l'explicarion de l'arrivée des Gaulois sur le Capirole par un rnnnel, rout comme l'hisroire de la galerie souterraine de Véies, semble explicable par b tradition sur la caprure du Palladium. Ce serait encore une fois la tradition rroyenne qui au raie inspiré aux Romains. sans aucun douce encore à une époque ancienne 42, une telle variation sur le thème du coup de main gaulois. Mais à vrai dire. avec une celle remarque, nous ne faisons que constater un fuie.Encore faut-il expliquer pourquoi les Romains auraient eu recours à cc poim du cycle de la guerre de Troie. Et c'est le dernier point que nous voudrions examiner. Il esc en effec surprenant de voir utiliser dans le cas de l'attaque des Gaulois conrre Rome un motif spécifiquement troyen. Ce n'est certes pas gênant pour l'épisode concernan1 la prise de Véies: dans ce cas, la volonté de démarquer le modèle troyen est évidente. Mais il n'y a pas a priori de raison anaJogue pour que cc modèle ait joué dans le cas du récit de la catastrophe gauloise: on ne comtate pas, dans la rradirion qui s'est développée à ce sujet, d'impact parciculier de la rradirion sur la gll(.:rrede Troie. Pourquoi auraic-on alors choisi d'appliquer à la catastrophe qui a alors frappé I'Urbs un thème aussi connoté en fonction de la tradition troyenne? Mais il faut replacer la référence à la guerre de Troie dans le sens qu'elle a eu vers le moment où ces traditions ont dû se former, encore au l\ 1c siècle. Il fam tenir compte de l'analyse du décor de la tombe François, relie qu'elle a été proposée par F. Coarelli 43. Car ce monument exceptionnel. du début du quatrième quart du siècle44, prouve l'importance qu'a eue pour les Étrusques de cette époque, engagés dans la lune contre Rome. la référence au thème croyen. Face aux Romains, qui se rarcachaient à Énée, ils se sont posés comme les descendants des héros grecs qui avaient pris Troie. Les exploits de Vel Sacies, en fonction de qui le décor a été conçu, répètenr ceux accomplis. dans les temps héroïques, par Achille cc les autres héros achéens, puis au v1°siècle par Macscarna cl les frères Vibenna, lorsqu'ils ont établi l'un des leurs - le furur Servius Tullius - sur le trône de Rome. À travers ces crois occurrences. ce sonc les rnémes adversaires qui s'affrontent, les Troyens, ou leurs descendants les Romains. et les Achéens de l'épopée, 011 leurs descendants, les Étrusques. Ainsi, les Êtrusques se sont référés à 1aguerre de Troie, pour y voir la préfiguration des succès qu'ils amient alors remportés sur Rome. Cec arrièreplan ne doit pas êcre oublié lorsqu'on considère les• homérismcs,. de la tradition romaine sur la prise de Véies. Il n'y a pas seulement à envisager la volonté de doter Rome d'une sorte d'épopée analogue à celle qui formait la base de la cuhure hellénique. Ces références ne sauraient être indépendances de l'utilisation qui aéré faite de la guerre de Troie, à l'époque qui a suivi la chute de la ciré étrusque, par les ennemis étrusques de Rome. Il esc paradoxaJ que la nouvelle Troie se serve de motifs qui concernaient la chure

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LE SOUTERRAINDESGAULOIS

de son ancêtre45. Mais cela peut s'expliquer comme une réponse aux thèmes que les Étrusques développaient de leur côté. Ec.parfois, les deux parties se sonr appuyées sur les mêmes éléments de la tradition. La capture de l'haruspice lors du siège de Véies est à comprendre en fonction de la capture d'Hélénos par les Achéens. Mais le même motif est repris dans un sens anriromain. sur le miroir - de la fin du ive siècle - sur lequel les frères Vibenna. surprennent le devin Cacu en train de vaticiner. Certe scène doit être un nouvel avatar de l'histoire d'Hélénos: Cacu indiquera aux adversaires de la nouvelle Troie le moyen de s'emparer de la ville46_ C'est dans cette perspective qu'il convient d'interpréter la place donnée au rhème de l'incursion par un souterrain. li étaie important en effet. devant une catastrophe relie que le sac de la ville par les bandes de Brennus, de montrer que Rome ne connaitrait pas le sort de Troie, qu'elle se relèverait de sa ruine apparente. l.:utilisation du thème du surgissement d'Ulysse et Diomède dans la citadelle au moyen d'un tunnel - mais retourné pac rapport à la signification négative qu'il avait dans la légende grecque, cc que les Romains lui avaient donnée vis-à-vis de Véies - venait appuyer cecce conviction. En interprétant ainsi le détail de la galerie souterraine des Gaulois. nous faisons jouer un grand rôle à des considérations développées en milieu étrusque, contre lesquelles les Romains auraient voulu réagir. Or les conceptions étrusques semblenr avoir alors conditionné la vision des Romains. F.Coarelli a bien monrré la conception cyclique de l'hiscoire selon laquelle s'articulaient les représentations de la tombe François. Mais l'idée que les Romains se faisaient à cette époque de leur passé et de leur avenir reposait sur les mêmes principes. Développant l'intuition de J. Hubaux conscaranr que la prise de Véies par Camille concluait une « grande année » de 365 ans, M. Sordi a dégagé lïmport:rnce qu'a eue un « cycle véien », qui, commencé avec la naissance de Rome, s'était conclu par la cluue de Véies 47. Mais le sac gaulois a dû donner lieu, lui aussi, à des spéculations analogues sur le sens de l'événement, sur ce qu'il signifiait pour l'avenir de la cicé. En fair la prise de la cité étrusque a été mise en balance. dans l'archicecture du récit tradicionnel, avec le sac gaulois. La narration de l'invasion s'achève avec la question de la rcconscruccion de la ville, censémenc détruire par l'incendie. Or celle-ci n'est décidée, à l'insrigarion du nouveau Romulus, Camille, que parce qu'il parvient à faire rejeter la proposition de transporter les habitants del' Urbsà Véies. restée intacte ec prête à les accueillir. L'invasion gauloise fournit donc à Véies, par-delà sa défuice, la possibilité d'une vengeance posthume. Si le nouveau conditor n'avait pas été là pour veiller à ce que Rome restât dans Rome, la cité de RomuJus se serait tran~portée sur le sol de son ennemie. Véies aurait pu, de cette manière, l'emporter sur Rome. Finalement c'est seulement avec le mainrien de Rome sur le site des sept collines que Rome triomphe définitivement, peut entamer un

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DOMINIQUE BRJQ/IEL

nouveau cycle de son histoire. Le,, cycle véien,. ne s'achève vraimcm qu'une fois surmontée cenc ulrime péripétie de la lurce des deux cités. Le motif du tunnel menant au cœur de la citadelle de la ville assiégée établie un autre parallélisme encre la chute de Véies cr l'auaquc de Rome par les Gaulois. Avec ses résonances dans la légende troyenne, cerce histoire donnait aux Romains des raisons de se rassurer. À la diflerence de ce qui s'érair passé jadis à Ilion, oü les dieux avaient accepté que la ciré fîtc privée du talisman sacré, et contrairement à ce qui s'était passé pour Véies, les dieux avaienr montré qu'ils n'abandonnaient pas I' Urbs. Lcs oies de Junon éraient venues, ccne fois, rendre sans effet le passage souterrain 48_

NOTES 1. Les récirs les plus complets de l'épisode sonc ceux fournis par lite-Live, V. 47, Diodore, XlV. 116. 5-7. Denys d'Halicarnasse. XIII. 7 (9), Plutarque. Vit"tk Camillt",26-27, Servius (et son inrerpolatcur), commencaire à Virgile. Enlitk Vlll, 652; ce qui est conservé du récit de Zonaras, VIL 23, s'interrompt après la description de l'escalade nocturne des Gaulois. li existe de nombreuses allusions plus rapides à l'épisode.-.p. ex. dans Virgile, Éniù:k VIII, 652-662. Florus, 1.7 (1. 13). De viris illustribus24. 2. La précision per dumet,1 reprend la description virgilicnnc, qui évoque. sur le l,ouclier d'Ënée, ces buissons (VIII. 657). 3 Serv., comm. à Enlide VIII. 652. 4. Scholie V à Lucain, Phanak I. 380. 5. li s'agit de Jean le:Lydien, Des mois IV. 114. Lautcur byzantin fait allusion il cette auaque du Capitole par des souterrains également dans un passage de son Des magistrats, en I. 50. mais d'une manière beaucoup plus vague (et où la formulation laisscraic entendre que c'est la \"illc elle-même qui a été arraquéc de cetce façon). 6. Strabon V. 3, 8 (325), Pline l'Ancien XXXVI. 24. 108. 7. Voir Cicéron, Pour Caecin,1 XXX. 88, et PhilippifJuerIII, 8. 20. 8. Voir références supra, 11. 1. 9. VON UNGERN STERNBERG 2000, spéc. p. 216, n. 72. Voir aussi WISEMAN 1979. spéc. p. 39, 11. 31. et r-RANKLE1998. spéc. p. 150, n. 19. 10. Voir p. ex. Tite-Live V. 19. 10-11. 21. 4-7, Diod. XIV, 93, l'luc., Cam. 5, 34, Florus I. 6. 9. Orose Il, 19. 1. 11. BAYET1954. p. 132. 12. Voir Tite-Live IV, 22. 4-6 (pour 351 ). Mais l'historien ne parle ici que d'un passage de Romains, guidés par un transfuge, per locum a1-duu111, ce qui peuc correspondre à une prise de b ciradclle par un chemin escarpé. indiqué par un craitre, comme on le voit pour la prise de Sora en 314 (IX, 24). 13. Tite-Live IV. 22, 4-6 et Denys III. 40. 1-2. Sur le cas de Fidènes comme duplication de celui de Véies, voir p. ex. GAGE 1954. spéc. p. 70. 14. Voir n.-spectivement Plr11.,Cam. 5. 7 et 1ice-Live V. 21. 14-16. 15. Sur la question, qui ne nous concerne pas directement, ici, nous pouvons renvoyer à l'értrde de G. Dumézil (DUMEZIL 1973, p. 67-85), qui a dégagé les

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LE SOUTERRAIN DES GAULOIS

aspects mythologiques du récit, se fondant sur une conception du dieu des eaux anestéc chez divers peuples indo-européens. Voir aussi notre article BRIQUEL

1981. 16. Voir Cie., De la divination l. 44. 100, Denys XII. 13 (17), 1-3. 17. Voir H UBAUX 1958. Nous reviendrons plus loin sur l'idée de la prise de Véies comme conclusion d'une grande année de Rome.

18. BAYET 1954, p. 132; pour Préneste, Appien, Guerresciviks I. 94. 19. PAIS 1927, p. 329-331. 20. Voir MUBAUX 1958, p. 221-239 21. Tire-Live V, 21, 8. 22. Plut., Cam. 5. 23. Voir sur ce poilll BRIQUEL 1997 a. 24. On peut citer Diod. XIV. 93. Fior. I. 6. 9, Orose II. 19, 1. 25. Outre l'étude de J. Hubau.x. nous pouvons renvoyer à SCHIUING l 960. ALFÔLDI 1974, p. 141-148, BRIQUEL 1980. 26. Sur le cas de Rémus et les valeurs complexes que ce geste véhicule dans la légende, voir BRIQUEL 1983 et 1990. 27. La tradition romaine a accumulé les motifs allant dans le même sens. [éruption des eaux du lac Albain, avec sa conclusion positive pour Rome, relève égaleme111d'un thème qui servait à poser la supériorité d'un personnage. ou d'un groupe, engagé dans une lutte, et cela est vrai aussi du motif de la capmre du devin (voir plus loin). 28. Voir Tite-Live 1. 55. 5-6, Denys IV. 59-61. Pline XXVIII, 2 (4). 15-16. Sem, comm. à l:.izéukVIII, 8, 345, Zon. VII, 11, 38. Allusions plus rapides au prodige de la t~te (ec à l'explication V pêf.ov EÏTJÇq1rovfi àv0pronrov èipxetv, « En réfléchissant à cela, nous nous convainquions qu'il étaie plus facile, quand on est un homme, d'exercer un commandement sur cous les autres êtres vivants plutôt que sur des hommes» (I, 3). Mais ensuite, il déclare que le pouvoir exercé de fait, avec succès, par Cyrus sur des hommes très nombreux et très éloignés de lui, « avec leur accord »

roi;

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PAULDEMONT

(È0EÀ.TJcrov tq> n0cxcrq>Ka.t cxypicp,263 c 4-264 a 1). Dans la Cyropédie,Xénophon n'envisage que les animaux domestiques. Cela impose un modèle unique du pouvoir, celui du berger sur son troupeau, celui de l'obéissance acceptée et définitive d'un homme sur les autres. Avant même le début de la narration, la possibilité de la résistance au chef est renvoyée aux marges du récit; il fuudrait déconstruire le récit pour y lire la violence de l'autorité; nous chercherons à l'inverse à étudier comment il est construit pour montrer la réussite d'une autorité acceptée. C'est à la fin de l'œuvre, à partir du moment où Cyrus entre à Babylone en vainqueur et y organise son royaume (VII, 5, 57), que ce programme apparaît en pleine lumière. Si l'on reprend les catégories traditionnelles de l'analyse du récit, cette partie correspond à la phase finale de tout récit, la « reconnaissance » du succès du héros, après les épreuves. Dans les contes étudiés par W Propp. le héros « reçoit une nouvelle apparence » (Propp mentionne: un magnifique palais, de nouveaux vêtements), il i< se marie et monte sur le trône "2. Ces éléments sont manifestement présents dans

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PAULDEMONT

Xénophon, avec la même fonction, et la fin de la Cyropidieaurait des allures de conte si la« reconnaissance» du succès du héros n'était pas rationalisée3. Ainsi, le mariage lui-même, réduit à une mention très brève (VIII, 5, 28), permet surtout de décrire l'union pacifique de la Perseet de la Médie, tandis que les autres aspects du triomphe décrivent principalement la réussite, tout à fait exceptionnelle, du programme annoncé dans l'introduction, à savoir la mise en place parfu.icementcalculée, et durable, d'un pouvoir absolu sur des humains qui l'acceptent. Méya µèv yàp oiµm Ëpyov 1ea1. tO 1, sont souvent compliquées jusqu'au paradoxe, parce que ce n'est pas tant le changement des coutumes, que leur perversion, qui est en cause. La solution est donc, très souvent, l'introduction d'une nouvelle antithèse en parataxe dans le deuxième membre: autrefois telle habitude avait été instituée, maintenant, cette coutume est toujours en usage, mais .... Avec l'art, typique de Xénophon, de renouveler l'intérêt par une antithèse à chaque fois différente, et souvent surprenante:

lis avaient dans kur pays cet usagede ne ni boire ni manger dans leurs déplacements,et de ne pas faire publiquement leurs besoins; maintenant en revanche,sïl est vrai qu'ils s'en abstiennent encore,leurs dlplacnnents sont si courtsquepersonnenepou"ait plus s'ltonnerqu'ilss'abstiennentde kun besoins (VIII, 8, 11). Au cocal,se trouve ainsi modifié infine le regardporté sur tous les « encore maintenant» qu'on a pu rencontrer dans la narration. !.:opposition passé/ présent, qui auparavant soulignait la continuité, permet en conclusion la réflexion sur le sens des coutumes perses, qui ont été présentées ainsi dans leur emploi correct et dans un emploi devenu incorrect. !.:aspect didactique de la Cyropldie n'a jamais été aussi sensible. Le jeu est néanmoins très complexe. Il y a une temporalité, ou une absence de temporalité, propre au récit, décrivant la réussite du pouvoir, une autre qui est liée au projet didactique de Xénophon, fustigeant la Perse contemporaine tout en éduquant à l'exercice du pouvoir, et des complications qui viennent de l'expérience personnelle que Xénophon a eue de la Perse. Au chapitre 8, la mention de Cyrus le jeune (§ 3), un Cyrus lui aussi rejeté dans le passé, est étrange. Artaxerxès (§ 12) est dit avoir introduit une rupture. Le§ 4, qui permet la seule datation ferme (on est après 362), montre que la Perse corrompue est celle de la fin du règne d'Artaxerxès III. Ces dates, à certains égards, superposent deux ruptures: la mort de Cyrus l'ancien et l'avènement de Cambyse (c'est-à-dire le passage du chapitre 7 au chapitre 8), la mort de Cyrus le jeune et le règne d'Artaxerxès (à l'intérieur du chapitre 8). Deux mauvais frères. Comment faire une démonstration au moyen d'une narration qui est à la fois la narration d'un règne datant de deux siècles, recomposé entièrement, et la narration des usages en Perse à l'époque de Xénophon? La Perse actuelle à certains égards authentifie la réussite du pouvoir de Cyrus et donc la possibilité d'une réponse positive à la question initiale de l'œuvre, d'où le brouillage temporel et les assimilations entre passé et présent, mais à d'autres égards Xénophon doit marquer une opposition absolue entre Cyrus et la Perse de maintenant: d'où l'ancrage narratif dans un passé historique bien délimité, et le chapitre 8. Ainsi les leçons de Cyrus (et des autres locuteurs) s'adressent-elles au lecteur grec plus qu'aux Perses de maintenant, qui se sont eux-mêmes exclus du débat sur le pouvoir. I.:exercice du pouvoir par Cyrus est bien un exercice, un exercice à la fois intellectuel et spirirnel. Le vocabulaire de la réflexion, de la prévision,

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du calcul, omniprésent, introduit le lecteur au véritable centre du pouvoir, l'inceUigence de Cyrus. La« technique du calcul préalable», pour employer une excellence formule de J.-Cl. Riedinger 14, si fréquemment attestée chez Xénophon, ne l'est jamais autant qu'ici. Mais, comme on l'a vu, cette intelligence doit ménager ses effom, par la doctrine du loisir, pour l'entraînement à la vie belle et à la vertu, elle doit vivre dans un perpétuel exercice spirituel. La lecture de la Cyropldiepeut-elle introduire à elle seule:à un tel exercice du pouvoir? Il semble que Xénophon soit conscient des limites de la solution narrative qu'il apporte ici. C'est du moins ce que suggère une réflexion sur l'arc d'être un bon maîue d'un grand domaine, dans la conclusion de )'Economique,que nous lirons pour terminer: "Ov âv ioovtEÇIClYT]0iixn ICCXl µÉvoçÈKacmpȵ1tÉcrn tii>vi:pycxtéi>v ICCXl q>tÀOVLIClCX 1tpoçàÀÀ~ÀouçICCXl q>LÀottµicx KpCXtlCJtEÛCJCXl ÈKIXCJtCXIT]V âv €XELV tl ~0ouç PcxcrLÀlKOÛ. Kcxi.fott tOÛto µÉytCJtOV, wçi:µoi.ÔOKEÎ,Èv7tCXVtl Ëpy

T]µt tVtl ouvitaeo0m l((Xlq>UOEWÇ àya~ç imapçm, l((Xt tb µot OOKEÎ oÀov tO\lt\ to µÉytatov OTJ8eîov yEvfo8m. Oùyàp 7tVlK, 1tp01CE;(Wprpc6IB., IC'tÂ..est le premier de ces échos, nombreux dans le paragraphe. 5. Cf. sur la question de la réalité historique de ces espions et de l'exactitude de l'enquête de Xénophon (qui n'est pas notre objet ici), s.w. HIRSCH, TheFrimdship of the Barbarians.Xmophon and the PersianEmpire, Hanovcr and London, 1985 (pour qui Xénophon a raison contre toute la tradition grecque) et r. BRIANT,Histoirede L'empire pme euCyrusà Akxandre, Paris, 1996 (• aucune pièce du corpus achéménide ne confirme l'existence de cette institution •· p. 356). 6. Ec présentée comme telle par l'emploi du passif ivoµiaOri. 7. D'où l'analyse que propose P. CARUER{« I.:idéc de monarchie impériale dans la Cyropldiede Xénophon •, Kuma, 3, 1978, 133-165, p. 156) scion laquelle Xénophon ferait de Cyrus un ponrait ambivalent, voire critique. Cf. O.L. GERA, XmophonÎ Cyropaedia:Style, Literary Genreand Technique,Oxford, 1993, p. 293-294 pour les rapprochements possibles avec le /litron. 8. On a, en quelque sorte, une transposition narrative de la discussion dialectique de l'Hiiron, dialogue qui cherche, lui, une solution à la défiance dans laquelle vie le tyran lui-même (et non ses sujets). 9. Cf. notre ouvrage sur La Cirégrec~ archaïqueet clmsiqueet lïdlal tir tranquiUitl, Paris, Les Belles Lettres, p. 283-297. 1O. Notamment Antisthène (cf. la première panic de l'étude de C. MÜLLER-GOLDINGEN, Untmuchungm zu XenophonsK-Jrupiidie, Scuttgan-Leipzig, 1995). 11. Cc qui permet à P. Briant de s'y référer parfois de façon intemporelle aussi dans son Histoirede la Pme. 12. Qui résume ses arguments dans son édition p. 172. Tous les philologues qui ont écrit sur la Cyropldieont abordé le problème. 13. Le cas le plus délicat est celui de la chasse(§ 12 et VIII, 1, 36): l'opposition, cette fois, est probablement entre un • maintenant • vague et un maintenant précis, celui du roi Artaxerxès III. 14. Xlnophon et l'histoirt,Paris, LesBelles Lenres, p. 228.

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lt d1,mtU/i,·rà stpt brandm conquisà jin1J,1/em (détail de /'Arcde li tus)

La guerre des victimes Esprit critique et modèles narratifs dans l'historiographie grecque (ve s. av. J.-C.-ne s. apr. J.-C.) Pascal PAYEN

De !'Antiquité nous esr parvenu un seul ouvrage consacré dans son entier

à l'écriture et à l'histoire de l'histoire, le traité de Lucien Comment il fout écrirel'histoire,composé en 165, au temps de Marc Aurèle. Parce que Lucien enrend faire la synthèse de six siècles d'historiographie de langue grecque, depuis l'Enquêted'Hérodote jusqu'à ses contemporains du nesiècle auteurs en particulier d'Histoiresparthiques1, son opuscule permet de prendre la mesure des représentations que se sont forgées les Grecs concernant la narration historique, et, à partir de la figure d'autorité de Thucydide, davantage de ses constantes que des mutations qu'elle a connues. Or pour retenir l'attention des auditeurs et des lecteurs cultivés qui ont reçu les leçons de la paitkia, Lucien recourt d'emblée à un topos,le rapprochement entre l'histoire et la tragédie. Il explique dans le préambule qu'à Abdère, au temps d'Aristote, la mode était plutôt de déclamer sans cesse des vers tragiques: mais, désormais, cette « maladie >► (pathos)s'est déplacée au profit, si l'on peut dire, de l'histoire. Il déplore en effet que l'actualité de plusieurs conflits, en particulier la guerre contre les Parthes, conduise nombre de ses contemporains à se faire historiens (historiansuggraphet).Et, ajoutc+il, avec une indignacion mi feinte, mi sérieuse: Que dis-je! Tousnosgenssont Mvenus des Thucydides.tks Hérodotes,des Xlnophons.et l'onpc'Utvmfi,'Tla vérité(alèrhes) tk ce mot.fameux: • le conflit

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ll-lSO!ll'Al'EN

estpèretk toureschoses• (polemos hapancôn patèr}, puisqu'ila produit ranr dï,isroriensdim seulcoup!_ Le trait de satin: sociale est évident, mais, par-delà, Lucien souligne que le lien entre le récit historique et la guerre apparait à la fois comme une évidenceet comme un prob~me; ce rapprochement, appliqué aux trois figures fondatrices de l'hiscoriographic classique. acquierl une valeur générale et la force d'une origine. Dire la guerre et être his1orien, donc: selon quelles modalités ces deux propositions peuvent-elles être tenues pour équivalemcs? Le récit historique a-r-il pour fonction première - au double sens de originelle et principale - d'offrir une~ représentation de l'histoire• ordonnc:e autour des conflits? Et face à ceux-ci quels points de vue one été adoptés par ceux qui ont entrepris d'écrire l'hisroire3?

La représentation de la guerre dans l'historiographie grecque Le lecreur de Lucien constate que les faits d'ordre militaire consciruem cerces la matière privilégiée des récits historiques 4, mais aussi qu'ils font l'objet d'un travail de choix et d'ordonnancement, dans le dessein de donner à comprendre 5. Le rapport emre le récit historique et la guerre est. cout d'abord, de l'ordre de l'i-videnu, si l'on considère - ce que tous les lecteurs de Lucien one en mémoire - le sujet de l'œuvre des classiques: Hérodote historien des guerres entre Grecs et Barbares (même s'il n'est pas seulement cela, bien sùr) 6 ; Xénophon qui décri 1, dans les Helilniques,les manifestations et les conséquences d'un ordre des cirés fondé sur la guerre. Mais c'es1 Thucydide qui l'indique le plus clairement dans la première phrase de son œuvre: ~ Thucydide d'Athènes a mis par écrit la guerre (xunegrapse ton polnnon) entre les Péloponnésiens et les Athéniens ... » 7. Si Thucydide esr placé par Lucien en tête d'une énumération qui contrevient à l'ordre chronologique anendu, c'est parce qu'il est tenu pour référence et modèle d'une tradition 011c'est la guerre. le récit de guerre, qui fair l'hiscorien. Le lien entre le récit historique cc la guerre apparait aussi comme un problème.La citation du mot célèbre d'Héraclite8 montre que Lucien prend polemos non seulement dans son acception courante - les affromements encre cirés et les faits d'anm:s accomplis sur les champs de bataille-, mais aussi en tant que commencement et principe d'ordre dans l"univers occupé par les dieux et par les hommes 9. C'est donc avant rout la question du champ de l'hisroriographie qu'il pose (c1 beaucoup moins celle de son contenu, au sens strict), étroitement liée à celle de la relation entre l"historien et son objet . Est-il un chroniqueur qui consignerait le déroulement de cdles guerres particulières - guerres Médiques, guerre du Péloponnèse ... -,

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LA GUERREDES \1/CTIMES

au service d'une cité ou d'un pouvoir? Ou bien le« récit,. de ces données esc-il associé à une réflexion sur le phénomène de la guerre? Le choix d'un recul critique est très clairement celui d'Hérodote. Au livre I de son Enquête, au cout début par conséquent de ce qui est devenu pour nous la tradition hiscoriographique, il fair tenir à Crésus des propos en forme d'avertissement adressés à Cyrus, fondateur d'empire et fauteur de guerres, au moment où ce dernier fait piller Sardes, capitale de l'empire lydien qu'il vient de conquérir: Personnen'estassezinsensépottr p,·éftrer la guerre à lapaix; en temps de paix, ks fils ensevelissent Û-Urs pèrrs;en tempsdegunre, ks pèrrsensevelissent û-ursfils 10_

Certes, ce sont les paroles d'un personnage, qui ne sauraient valoir pour jugement de l'auteur. Mais Hérodote a pris soin de préciser auparavant que Crésus. dans cette circonstance, apparaît à cous et à son interlocuteur comme • ami des dieux et homme de bien » (theophilès kai anèr agathos), donc comme un modèle d'homme accompli, dans ses rapports avec la divinité et avec ses semblables. Ce point de vue critique, qui voit dans la guerre une institution inversant les valeurs fondatrices des sociétés humaines, se lit, pour une part essentielle, dans l'attention que les historiens accordent au.'Cformes de la violence - le contexte de l'épisode de Crésus s'y rapporte-. en particulier lorsqu'elle s'exerce sur les non-combattants, sur les« victimes». Cette mise en débat de la guerre comme valeur pour une communauté humaine unifie sur le fund la tradition classique,par-delà les différencesindéniables entre Hérodoce, Thucydide et Xénophon. La deuxième partie de l'exposé reviendra sur ce point. C'est à l'intérieur de ce cadre limité - la guerre, appréhendée moins comme un donné que comme un problème - que sera donc placée laquestion de la« représentation de l'hiscoire ~Reinhan Koselleck et Paul Ricoeur ont analysé depuis longtemps. dans leurs travaux. l'entrecroisement des rapporrs enrre histoire et fiction, pardelà l'ancienne opposition qui vient d'être rappelée entre resfactae et res fictae 11. La guerre. parce qu'elle est la matière er le problème principal de l'historien ancien. permet. en effet. de poser deux questions qui sont aussi deux manières de comprendre l'expression« représentations de l'histoire». D'une part, comment rendre compte des événements historiques advenus en tant que resfactae) À quoi l'on peut répondre: il existe une« représentation de l'histoire » qui accordera un sens déterminant aux formes extrêmes de la violence cr à ceux qui les subissent. Affaire de point de vue, de choix. de vision ou. si l'on veut. d'idéologie.

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PASCALP.~YEN

D'autre pan, seconde question: comment se constituent, à propos de la guerre des victimes,., des modèlesnarratifs? A l'intérieur de cette représentation singulière de la guerre, quels paradigmes la tradition classique ac-elle légués? Cinsistance est alors mise sur l'histoire en tant que resfictae et sur la pluralité des possibles narratifs, en fonction des traditions culturelles et des contextes politiques dans lesquels se siruenr les auteurs. D'un côté, donc, l'insistance est mise sur l'hiscoire en tant que matériau, d'un autre côté sur l'hiscoire en tant que construction. Mais cout n'est qu'une question d'accent, de degré, et le propos consiste ici à érndier en quoi cette distinction peut aider à comprendre comment se construit une certaine manière grecque d'écrire l'histoire, l'hiscoire des guerres. reposant sur des choix qu'aucune évidence ne saurait imposer. La question principale, qui réunit l'ensemble de ces données, est donc de savoir quelle influence exercent les modèles narratifs de la tradition représentée par Hérodote, Thucydide et Xénophon sur leurs successeurs, depuis le mesiècle avant notre ère jusqu'à Flavius Josèphe ou Plutarque, très certainement les derniers que Lucien ait eus en main pour sa synthèse? Ces modèles deviennent-ils des stéréotypes, qui anesthésient la force de la tradition critique sur laqudle se consùcue la narration historiographique au Ve et au JVc siècles? Ou bien la tradition se renouvelle+elle en fonction des bouleversements qui interviennent dans les contextes politiques et idéologiques, notamment au contact des nouvelles grandes puissances, la Macédoine, puis Rome? Entre vérité, tradition cr stéréotypes, comment les Grecs ont-ils représenté les extrémités dè la guerre 12? «

Tradition critique et problèmes de la guerre Quels sont les principaux acquis qui permettent de parler, pour l'historiographie classique, d'une tradition et d'une approche critique concernant les problèmes de la guerre?

1. Les lignes de force de l'analyse d'Hérodore. de Thucydide er de d'un petit nombre Xénophon reposenr, cour d'abord, sur l'exemplificatio11 d'événements dont le récit est organisé autour du son dévolu aux victimes. Thucydide rapporte. au livre VII. le sore de la perire cité béorienne de Mycalessos, en 413. Cet épisode est mineur par rappon à la conduite générale de la guerre cr au sort des protagonistes, Sparte e1 Arhènes. Et pourtant, Thucydide choisit de raconter en détail comment des mercenaires thraces, sur le chemin du retour après avoir été renvoyés par Athènes 13, se livrent au massacre de coure la population, quel que soit l'âge 14. li est question de« scènes de meurtre de toutes sortes" (ideapasa) 15, mais toue l'épi-

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sode rend vers la mention de ce qui esr, pour Thucydide, l'indépassable: dans la plus imporranre école du pays, l'extermination des enfants, « abateus jusqu'au dernier». Dans l'écrirnre de Thucydide, l'exemplificarion s'opère de deux manières. D'une part, il montre que le récit de guerre ne peut pas se limiter à l'affrontement des armées, et il repère une autre série d'acteurs - les victimes civiles - par rapport auxquels peut s'ordonner la logique de la narration. D'autre pan, lorsqu'il intervient sur le mode du discours ou du commentaire ec avance que " ce fuc là pour la cité cout cnrière un événement passant les pires désaseres, plus imprévu à la fois ec plus terrible qu'aucun aucre » 16, il refuse d'appréhender la guerre comme un principe participant de l'ordre du monde par l'alternance des offenses et des réparations. Mycalessos est raconté parce que ces fuiesne s'intègrent à aucun ordre cc, plus encore, de telk sortequ ils ne le puissent pas. L'épisode surpasse la série des massacresde Mytilène, Platées, Corcyre, Skionè ou Mélos rapportés jusque-là ec jette sur eux un surcroît de compréhension 17, en en faisant une série qui s'intègre à une forme de récit historique où il est des actes de guerre qui posent problème 18. Xénophon procède de même, lorsqu'il rapporte en détail. dans l'Anabare, comment les soldats s'emparent de deux paysans du pays cardouque (sur la rive gauche du Tigre) pour obtenir des renseignements. L'un d'emc est "interrogé», ne die rien pour protéger sa« fille mariée à un homme du pays~ et est finalement égorgé« sous les yeux de l'autre» 19. Au livre Vll de l'Anabare encore, les Dix Mille tombent à l'improviste sur des villages arméniens, « villages isolés et sans défense dont ils n'ont jusque-là rien eu à souffrir», précise d'emblée Xénophon 20. I.:expédition est organisée comme un piège pour que « ces villages soient brûlés de fond en comble » et pour qu'il n'y ait aucun survivant. Le récit de Xénophon montre que le prisonnier égorgé, la torture, le viol. le massacre de populations civiles font partie de la guerre menée par les Grecs. Les historiens anciens foumisscnt sur ces points des données précises. cc, de leurs points de vue. cc sonr à la fois des paroxysmes et un ordinaire de la guerre. [exemplarité se situe exactement à la jonction des deux. 2. Exemplaires, ces épisodes sont également réunis encre eux par un même souci de généralisation. A11thropoic:st ainsi le 1crme générique employé par Thucydide et par Xénophon pour désigner les« gens» couchés par de tels actes 21. Or ce mot qualifie, chez Hérodote et Thucydide, l'ensemble des protagonistes de leur œuvrc, à côté des dichotomies plus restrictives entre Grecs et Barhares ou encre Athéniens et Péloponnésiens 22; ce sont « tous les hommes ~. pantes anthrôpoi, qui, dans les Helléniques,ont les yeux tournés vers l'issue de la bacaille de Mantinée 23. De même le récit des événements de Mycalessos est pourvu d'une sentence finale qui en souligne la portée générale:

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Telsforrnt leslvlnements qui survinm1t à Mycalessos,catastrophe(pathei) qui, dans son inunsiri (epi megechei),nr k cède,par /'/motion qu 'rll.e suscite, à aucune de cellesde la guerrr24. Thucydide fait de sa propre stupéfaction le moteur de sa réflexion et le cœur de l'intrigue qui guide le récit historique. C'est une semblable incention de généralisation qui explique, dans l'œuvre de chaque historien, la présence d'une image récurrence tenant lieu, coucesproportions gardées. de« mythe de référence», où se trouve condensé le fonds d'une appréhension critique du phénomène de la guerre 25. Pour Hérodote, toute guerre de conquête n'est jamais entreprise que par des « fous », des individus en proie à la mania, et conduit à un échec 26; et un combat ne peut mener à la victoire que s'il est engagé par des peuples ou des cités sur la défensive, et non agresseurs ou conquérants27. Pour Thucydide, la guerre est avant tout une« maladie» (n010s,loimos)qui ronge les cités, un fléau qui se propage comme l'épidémie qui dévaste Achènes et de Xénophon conduiqu'il décrit dans les mêmes termes 28. LesHe/liniques sent au terme de sa logique le schème principal de Thucydide: la guerre engendre la guerre qui renait de partout entre les cités et qui, à l'opposé de ce que prévoyaient les instigaceurs des conflits, instaure " l'incertitude et la confusion » (akrisia de kai tarakhè). Xénophon choisit de clore son œuvre sur ce constat dressé !i IÏ.5suede la bataille de Mantinée, en 362, et il décrit un monde qui ne peut plus être régi par l'ordre de la guerre, pour trois raisons au moins: tout d'abord, les acteurs, qui adoptent un comportement aberrant sur le champ de bataille 29, sont devenus incapables de distinguer une victoire d'une défaite 30, de sorte qu'il n'est plus possible de prolonger dans le temps l'alternance des oflè:nses er des réparations sur laquelle est fondée l'histoire des conflits; ensuite, aucune cité n'apparaît en mesure d'exercer l'hégémonie (arkhè), à l'issue d'une bataille inutile parce qu'elle n'a décidé de rien31; enfin, l'affrontement n'assure et n'illustre la prééminence d'aucun chef, puisque Epaminondas est mort au combat.' Si bien qu'aucune des trois fonccions principales que les Grecs reconnaissent à la guerre n'est accomplie à Mantinée. D'un hiscorien à l'autre, la continuité n'est pas seulement d'ordre thématique: elle concerne une même interrogation sur le sens de la guerre 32. Ce questionnement s'enracine, chez Hérodote, dans les expériences multiples des Grecs er des Barbares; dans les cas de Thucydide et de Xénophon il trouve sa source dans l'expérience de la défaite, celle d'Athènes à partir de l'expédition de Sicile 33, celle de Sparte depuis 371, à Leuctres, pour l'essenticf 34.

3. D'Hérodote à Xénophon l'historiographie s'est ainsi constituée en une tradition qui repose sur cette position commune. li ne s'agit pas seulement du procédé, maintenant bien étudié, qui consiste à commencer le récit des événements passés là précisément où un

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devancier s'est arrêté et ainsi à« fàbriquer du continu » 35. Cc qui unit les historiens est aussi une réflexion sur les aléas cc les malheurs de la guerre. Lorsque Xénophon rapporte comment l'annonce de la défaite d'AegosPoramoï (405) se répand dans la ciré, ses mots font allusion à l'épidémie de 430-429, et ce rappel entraîne l'énumération des atrocités que Thucydide a analysées : { .. }la nouvelk-de la catastrophe(sumphora) circulait.et un gémissement parti du Piréese répanditpar les Longs-Mursdans la ville; { .. }les gens ne mr k sortdesdisparus,mais bienplutôt sur leurproprr pleuraientpas ~nt destin: ils auraientà subir.pens,zient-ils.ks traitementsquïls avaient infligés aux gens de Mélos [. . .}. à ceux d'Histiée. de Skionè. de Toronè.d'Egim·.et à beaucoupd'autresGrecs36.

Xénophon présente dans ces lignes une lecture cavalière de l'œuvre de son devancier. qui ne laisse aucun douce sur ce qu'il en recienr: la guerre répand sur les cirés deux fléaux: la défaite et des massacres incessants. dont l'effet finir par se retourner contre leurs instigateurs; comprendre la guerre. c'est donc aussi - et même d'abord- prêter attention aux formes extrêmes de la violence, responsable de ce" bouleversement » définitif de l'ordre des cités, sur lequel Xénophon choisit délibérément de clore l'intrigue des Helliniques. Exemplification, généralisation, fondement d'une rradicion: ces rrois éléments montrent qu'une des représentations de l'histoire qui ordonne l'historiographie classique repose sur l'attention portée au sort des victimes, en tant que symptôme du dérèglemenr qu'apporte la guerre. Qu'advintil par la suite de cet héritage?

Débats et mutations Bien qu'un grand nombre d'œuvres d'historiens, parfois majeurs (Ephore, Théopompe, Posidonios, Strabon ... ). aient disparu, il est possible de suivre la trace des débats concernant la présence et le sort des victimes ainsi que la manière de raconter ce qu'il advient d'elles. Une preuve imporcan1e de la transmission de ce legs, parmi les textes conservés, réside dans la polémique très vive que conduit Polybe à l'égard de Phylarque. l'un de ses devanciers du me siècle. L'objet du débat porte sur la manière dont Phylarque relate un fait qui a marqué les consciences des Anciens: la prise de Mantinée, en 223. par les troupes réunies du Macédonien Antigone Dôsôn et d'Aratos de Sicyone, le stratège de la Confédération achaïenne. Polybe reproche à Phylarque d'avoir« exposé avec emphase et pittoresque les malheurs (sumphoras) de Mantinée » 37, il

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aurait décrie les massacres, la déportation et le désarroi des Mantinéens, en faisam preuve de complaisance. en jouam d'un pathétique ourrancier 38, et • pour tâcher de provoquer la pitié (eûon) de ses lecteurs et les faire compatir (mmpatheis) à son récit », il aurait mis en scène ,, les pleurs et les lamentations (thrènous) .., les étreintes des hommes et des femmes avec leurs enfants et leurs vieux parents 39. Phylarque aurait écrir l'histoire comme une mauvaise tragédie, succombant aux facilités et aux mensonges de l'hiswire tragique. Il existe trois versions de ces événements: les récits de Phylarque, de Polybe et de Plutarque. Pour Plutarque, aucun doute n'est permis: en commeuant de œlles exactions, les Achaïcns « ne se sont pas comportés en Grecs » (oukh hellènikôs diôkhèsthar); il suit donc la version de Phylarque, alors que d'ordinaire il juge favorablement le travail de Polybe40. La position de Polybe, elle, ne va pas sans contradictions, qui permettent d'entrevoir l'incensicé du drame (tenons-nous en à l'essenriel, à propos d'un texte long et difficile. et d\111événement qui met Polybe mal à l'aise). Selon lui. les formes de répression hors du commun commises par une armée ne doivent pas être jugées « en fonction des actes eux-mêmes ,. ; elles appellem des jugements différents (tais toutôn diaphorais). en fonction des « raisons>► (aitiais) qui justifient ces acres et• des incentions des auteurs,. 41. Ec il s'efforce d'appliquer cc principe, cette théorie de la différenu.:, puur justifier les exactions commises 42. Or. en tentant d'atténuer ainsi la responsabilité d'Araros (à qui il voue une grande admiration pour avoir tenté le premier d'unifier le Péloponnèse43) et de passer sous silence cc qu'il advint réellement à Mantinée, Polybe signifie aussi, dans le même remps. que ce qui eut lieu fi11bien d'une nature differente. Emporté par sa propre prémisse. il esr contraint de reconnaître la singularité de la répression qui a frappé les Mantinéens. par rapport à la cité de Tégée. par exemple, « conquise dans le même temps••: Si l'on afi1irune differenct (diaphora}poul' Mantinée seule (monous}, il fallait. tk routelvitknce. que la mison de cettefureur fat. e& mmi. differentc (diapherous.10)44,

Ainsi. puisque la trahison des Manrinéens est une " raison » différente de coutes les aurres, la cité devaic recevoir un traitemenc lui-même différem. Cc qui eue dfcctivemenr lieu. Et Polybe consent à dire, au dérnur d'une phrase. à la fin de cerre longue discussion, qu'elle fut« prise à la suite d'un siège et d'une capirubrion, dans des conditions où personne ne pur s'échapper ni soustraire quoi que ce soit » 45. Tous ces éléments anestent donc du caractère particulier de la répression. Ec surcout l'aveu que fait Polybe de cette" différence>> dans l'ordre des resfactae est l'argumenr qui juscif1e,de h pan de Phylarque. le choix d'un récit lui-même différent,dans le rcgiscre des resfict11ecenc fois.

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Ces discussions montrent que l'analyse du sort des victimes de la guerre est roujours un élément important par rapport auquel tout historien est conduit à se situer. En dehors du cas très particulier de Mantinée (qui vient notamment de ce que le parti pris de Polybe en faveur des Achaïens oriente par trop sa lecture de Phylarque), comment l'hisrorien qui se met au service des Scipions, à partir de 167 avant notre ère46, et qui décrit son raHiement intellectuel à la conquête romaine 47, rapporce-t-il le sort des victimes dans le récit des guerres que conduit Rome? Faute de pouvoir exposer l'ensemble du dossier. tenons-nous en à deux cas. En 167, Paul Émile entreprend le pillage planifié et systématique de soixante-dix villes d'Epire, suivi de leur destruction. Les détails du forfait, exposés par Tite-Live, Strabon et Plutarque, viennent en fair de Polybe, dont le texte est perdu 48. Sans lui, cet épisode qui suscita, au dire de Plurarque, ~ un frisson d'horreur dans l'univers » 49, ne serait pas connu. Le modèle narratif qui sous-tend ces versions pourrait être le récit du piège que les Dix Mille tendent aux villages arméniens, chez Xénophon. Au cours des années 156-154, Prusias II de Bithynie envahit et saccage le territoire de Pergame, en particulier le sanctuaire d'Asdépios. Sur le modèle du Cambyse d'Hérodote qui s'en prend au dieu égyptien Apis. signe d'une • folie" sans égale (ernanè megalôs) 50, Prusi:is est présenté lui aussi comme un fou (manikas), parce qu'il a • fait la guerre non seulement aux hommes, mais aussi aux dieux » 51. Dans le contexte nouveau de la domination romaine, à partir du début du ne siècle, l'objet de Polybe n'est pas seulement de montrer que quiconque entreprendrait de s'opposer à une telle puissance militaire 52 encourt les pires chàtimenrs. La diversité des situations qu'il retient suggère plutôt que la prise en compte du sort des vaincus reste au premier plan d'une analyse générale des conflits 53. Dans la Judée du icr siècle de notre ère, le contexte de la domination inéluctable de Rome s'est encore renforcé. Flavius Josèphe décrit longuement, comme Polybe au livre VI. le formidable appareil militaire de Rome " pour faire réfléchir ceux qui seraient tentés de se soulever » 54. Mais le lecreur est également frappé par la fréquence et l'importance exceptionnelle des massacres rapportés dans La guerr,•desjuifi, sans équivalent dans l'historiographie grecque. Les stéréotypes auraient-ils remplacé la tradition réflexive et celle-ci se serait-elle diluée dans le répétitif? En partant de la question des stéréotypes. trois points peuvent être soulignés. Dans le récit du soulèvement contre Rome, de 66 à 70, Josèphe n'épargne au lecteur aucun assassinat de masse, et l'historien insiste à chaque fois sur le grand nombre des victime.~qui peuvent se compter, pour un seul

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épisode, par dizaines de milliers SS.C'est donc à la fois l'ampleur et la répétition de ces scènes qui ryrhment la narration historique. Or cette répétition n'est à aucun moment explicitement thématisée, comme elle l'est chez Hérodote, qui récapitule à plusieurs reprises la série des conquérants vaincus que leurs entreprises ont conduits à la défaite 56, comme chez Thucydide à propos de Platées, de Corcyre ou de Mycalessos,à la manière de Xénophon tirant les leçons de Mantinée. La prise en compte des " malheurs de la guerre» serair-elle devenue un thème obligé, un cliché? Avant de conclure en ce sens, il faut prendre en compte un deuxième point. Dans La guerredesjuifi. le récit du soulèvement ne commence qu'au milieu du livre Il. Le début de l'œuvre est une longue présentation de l'histoire de la Judée depuis la prise de Jérusalem par Antiochos Epiphane ( 170 avant notre ère). Or. au cours de èèrce première période, les massacrescollectifs one la même intensité. toujours aussi répétitive et démesurée, qu'au cours de la révolteS7. Le lecteur qui s'empare de l'œuvre comme formant un cout, une seule,, intrigue » historique, est ainsi conduit à constater que, de parc et d'autre de l'année 66. la férocité des Grecs, des Juifs et des Romains est la même. Autrement dil', la répétition n'est peut-être pas seulement la marque du stéréotype: elle permet à l'historien de montrer que l'entrée en scène progressive des Romains et leurs interventions toujours plus pressantes dans les affaires juives, notamment à partir du règne d'Hérode, en 40 avant notre ère 58, ne changent pas la narure des exactions. La guerre unifie les comportements dans le registre du pire, et die devient un moyen paradoxal de connaissance réciproque entre Juifs et Romains. Ainsi se prolonge une réflexion sur le phénomène de la guerre, où se reconnaît l'héritage classique, adapcé à un concexce différenc. Cec héritage est plus direcremenc présent encore - troisième poinc dans la reprise et l'adaptation de quelques-uns des paradigmes de la tradition historiographique. Avant tout l'idée que le« soulèvement intérieur», la stasis,est la forme ulcime de la « guerre », pokmos, et fait le jeu de l'ennemi extérieur. Flavius Josèphe poursuit sur cc rhème une réflexion commune, qui se tr:insmet depuis Hérodote, Thucydide. Xénophon et PolybeS'>. Il faudrait aussi évoquer le paradigme des guerres de résistance. Ainsi, lorsque le roi Agrippa li veuc expliquer à ses compatriotes, en 66. dans un long discours 60, qu'il fauc renoncer à la guerre, il parcourt à grands traits l'histoire des Grecs et des Romains, et dresse une série de parallèles entre les Juifs du temps présent et tous les peuples qui ont été conduits à mener des opérations de résistance. Parmi ces derniers, les uns one eu raison, comme les Athéniens lors des guerres Médiques, les autres ont eu tore, et toujours ce sont ceux qui one entrepris d'affronter Rome: Bretons, Germains, Gaulois, Ibères. Thraces ... , quand bien même ils possédaient l'expérience de résis-

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rances menées à bien. Si Agrippa peur argumenter si longuement en présenranr une vue rrès cohérente des conflits du point de vue des vaincus et des résistants, c'esr parce qu'il dispose, depuis Hérodote, d'une tradition historiographique qui a mis en valeur ces données 61. Après Flavius Josèphe. au ne siècle. ccne rradirion ne semble pas subir de changemems profonds. Arrien, qui précède Lucien d'une générarion, appone une confirmarion de l'empreinte exercée par la tradition. Au début de l'Anabased'Alexandre, composée après 137, il veut donner à comprendre la portée d'un événement considérable: la prise et la desrrucrion de Thèbes par Alexandre, en 335 avant norre ère: pour cela, il dresse lui aussi un synopsis de l'histoire grecque en adoprant le point de vue des vaincus. à partir d'un large choix opéré dans les œuvres de Thucydide et de Xénophon, et non à parrir du regard des vainqueurs, cc qui eûr pourtant été plus compréhensible, au vu de son sujet er de son héros 62. Si bien qu'il n'y a pas lieu de s'étonner que Lucien insiste, dans son rraicé de 165,sur la« crès grande admirarion » (malisrathaumazomenon)éprouvée à l'égard d'Hérodote, y compris par Thucydide63, à l'inverse d'une autre tradition qui les oppose. Parce que l'historien esc défini dans le même passage comme un homme« sans cité. indépendant. sans roi »64, lui seul pem poser un regard distancié sur son propre sujec. la guerre, cc suggérer que les événements de l'histoire som inséparables d'une réflexion sur les paroles et sur la construction des récits qui les rapportent. t:hisrorien ancien n'est pas un archiviste du passé, et un cd rravail d'écrimre conduit l'historien moderne à analyser d'abord les choix sur lesquels repose ceue représentation" des événements qui surviennent du fait des hommes ,.65, lorsqu'il l'utilise comme source.

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NOTES 1. Ainsi un certain Callimorphos (Lucien, Comment .... 16) et maints auteurs dont le nom n'est pas précisé (ibid., 14. 16-19, 24-26, 28-30). 2. Ibid. 2. 3. Les discussions qui ont suivi l'exposé oral m'ont conduit à infléchir plus d'un point important; je tiens à remercier pour leur apport Jeannine Boëldieu-Trcvec, Louise Bruie, Catherine Darbo-Pcschanski, Paul Dcmonr, Éric Foulon. Laurent Gourmden, l:dich Parmentier. Je me permets également de signaler une contribution: « [autre vaincu. Tradition sur les victimes et historiographie grecque•· à paraitre dans les Actes du Colloque d'Urbino (5-7 juillet 1999): Discours hi!torique a invention tk la tradition. Limoges. PULl!vf. 4. Lucien, Comment .... 49. 5. Ibid. 53, 56 (choix), 50, 51, 55 (ordonnancement), 53 (donner à comprendre). 6. Hérodote, prooimion. 7. Thue .. I. 1. 1. Le même verbe (mggraphez) employé par Lucien est évidemment un écho de Thucydide, modèle cout au long du traité. Dans les jeux de la Seqmde sophistique. les références et les allusions donnent à la parole de l'orateur sa vraie cohérence. 8. D.-K6. 22 B 53. 9. Cf ibid.: ;, Aux uns il [le conflic] a donné formes de dieux. aux autres d'hommes •· Au lieu d'Héraclite le scholiaste rncmionne Empédocle. 1O. Hérodote, I. 87. l 1. Cf. KOSEUECK 1990. p. 249-253. et 1997: RICOEUR 1983 et 1985. 12. [opposition, presque traditionnelle, entre la représentation comme substitut de la réalité (donc comme absence) et la représentation comme image visible de cerre même réalité (donc comme présence). a été l'objet de polémiques emre néo-positivistes ec post-modernisres. Sur la manière. ancienne. de poser les termes de ce débat. cf. GINZBURt; 2001, p. 73sq. 13. Thue .. VII. 27, 1-2. 14. Id. VIL 29. 4. 15. ibid. Vil, 29, 5. Les mêmes mots servcnc il décrire le paradigme de la Shi.sis.à Corcyre. en 427: pasa u itka (III, 81. 5). 16. Ibid. Vil, 29, 5. 17. Qui se situe dans l'héritage d'Hérodote, I. 87 (guerre et paix) et VIII, 3 (polemos et st,vis). 18. Parmi k·s rares érndcs qui craicenc ce passage autrement que comme un épisode advcnrice. cf. QUINN 1995. 19. Xén.,A11. IV. 1. 23-24. 20. Ibid. VII, 3, 42 - 4, 6. 21. Thue., Vil. 29. 4: Xén .. An. VII, 3. 43 et 47. 22. Hfrodotc:, prooimion; Thue .. !, 1, 2. 23. Xén .. Hel/.VII. 5. 26. 24. Thue .. VIL 30. 4. 25. On ne peur indiquer ici que les lignes principales de: la démonstration et un très petit nombre de preuves. 26. [initiative d'une guerre de conquêre ou d'une agression conduit toujours à un échec, que le responsable soit un Grec ou un 8:ubare. en venu du programme

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du Prooimion pour cc dernier poinc. Le principe vaut pour Crésus. Cyrus. Cambyse(parangon des conquérants en proie à la• folie • : cf. III. 30-31. 33. 34. 35, 37, 38), Darius et Xerxès. Il concerne aussi les Grecs. dans le détail des conflits qui les accaparent, et par un jeu d'analogies qui rapprochent toute forme de" domination » (arkhè) du comportement adopté par Athènes à l'égard de nombre de ses alliés, peu d'années après 478. 27. Cf. PAYEN 1997, 2• et 3• parties. 28. Comparer par ex. Thue .. 1. 23. 2 ec II. 47, 3. De même, le bouleversemenc (metabol)) qui frappe la cité malade (Il. 48, 3) esc de même nature que les « bouleversements (metabolat) de conjoncture " qui engendrent la stasis à Corcyre

(Ill. 82, 2). 29. Xén., Hell.VII. 5, 25. 30. Ibid VII, 5. 26. 31. Cf., pour l'ensemble du livre Vil, RJEDINGER 1991, p. 8. note 2. ainsi que DILLERY1995, p. 19. 32. La continuité se lit aussi dans le choix de tarakhè: chez Thucydide, le mor couvre les registres politique (IV, 75. 1). militaire (III, 77. 3) et médical (III. 79, 3). Il est \·raisemblable qu'en recourant à ce terme, au moment de fixer le sens général et la configmation d'ensemble des H,·l/iniq11es, Xénophon songe à sa polysémie chez Thucydide. 33. Thue., II. 65. 7 et 12. 34. Xén .. Hel/.VI. 4. 16: VII. 5, 18-27. 35. Cf. DARBO-PESCHANSKJ l 995, p. 19-28, er MARlNCOLA 1997. p. 218-236 et passim.

36. Xén .. He/L li. 2. 3. 37. Polybe, II. 61. 1. 38. Id. Il, 56, 6-8: 58, 11 et 14-15. Sur ce que l'on sait de Phylarque. cf. l'EDECH 1989, ec pour ces événements p. 441-443 et 456-457. Ses fragments occupent 26 pages dans les F.G.rHist. de Jacohy (n° 81). 39. Ibid. li, 56. 7 cc 10-11; 61. 1 (citation). 40. Plut., Aratos 14, 6-8. MAC CASLIN 1985-1986, p. 77-102. se livre à une analyse philologique et historique serrée. pour conclure au témoignage fiable de Phylarque et, sans surprise, au parti pris pro-:ichaïen de Polybe. 41. Ibid. Il. 56. 16. 42. Ibid. II. 58, 7-11. 43. Ibid. II, 57. 8. œuvre que poursuivront Philopoemen de Mégalopolis et Lycortas. père de l'hiscorien (cf. II. 40. 1-2). 44. Pol.. 11. 58. 15. 45. Ibid. Il. 62. 11. Leshistoriens modernes one montré que. omre les exécucions et la destruction totale de la cité. les trois quarts de la population furent déportés: cf. DUCREY 1968. p. 137. 46. Pol., XXX1. 23-25. 47. Ibid. VI. 1. 1-4: 18, 2-8. 48. l .e fragment 15 du livre XXX de Polybe est une reprise des trois autres versions: cf. 'foc-Live, XLV, 34: Strabon, VII. 7. 3, C322; Plur.. Riu/ Émile. XXIX. 49. Plue., Paul Émile XXIX, 5. 50. Hérodoce, III, 30. 38 (citation). 51. Pol.. XXXII. 15.

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52. Id. VI, 12, 5-9. 53. Sur le rapport encre le général et le singulier chez Polybe, dans la tradition de la réflexion d'Aristote, cf. HARTOG 1999, p. 140-142. 54. Flav. Jos .. La guerredesJuifi III, 59-109 (citacion, § 108). 55. Ces chiffres, comme tous ceux que donnent les historiens. ont souvent été discutés, et l'on peut admettre qu'ici la marge d'erreur est grande. À quoi il faut ajouter que depuis les guerres d'Alexandre les grands nombres, à propos des victimes, sont le lot commun des affrontements. Mais ces points, difficiles à vérifier dans le détail, ne remenem pas en cause le fait que Josèphe égalise les responsabilités. 56. Hérodote, Ill. 36. 88-89: VII. 18, 20 ... 57. Cf, à titre d excmples. 1.34-35 (massacres /i Jérusalem. dus à Bacchidès, général d'Antiochus). 90-91. 96-98 (massacres d'Alexandre en Judée cr à Jérusalem), 150-151 (douze mille morts lorsque Pompée s'empare du Temple), 351-353 (carnage des croupes d'Hérode dans Jérusalem); II. 74-75 (Varus fait crucifier deu.x mille prisonniers), 225-227 (trente mille morrs lors d'une répression en 48). À partir de 66 er de l'arrivée du nouveau procurateur, Florus: II. 306-309, 326-328 (répressions romaines), 559-561 (massacres, par les habitants de Damas, des dix mille cinq cents Juifs de la ville); IV, 326-333 ( Zélotes et Iduméens massacrem douze mille jeunes nobles), 354-365; V, 18, 102-105 (guerre civile à Jérusalem). 527-572 ( atrocités pendanr le siège de Jérusalem); VI. 257-266, 271-284 (carnage des légions de Ti111sdans la ville): VII. 43-49 (massacre de la communaucé juive d'Antioche). 58. Flav. Jos., La guerredesfuifi l, 284-285. Hérode est nommé roi par le Sénat. à l'instigation d'Antoine. 59. Outre Hérodote cr Thucydide déjà signalés, cf Xén., Hell. Il, 3-4; Ill, 1, l; Pol.. I. 71. 7; Flav. Jos .. op. cit., III, 392; V, 98, 105; VI. 205. Cheue dernier, le rapprochemem encre guerre et sédition intérieure est conscam dans les faits. 60. Flav. Jos., L,tguenuks juifi Il.345-401. Il est certain qu'il fi11.sous cette forme ou sous une autre, réellement prononcé par Agrippa. à qui Josèphe adressait 362); il cite deux les livres au fur et à mesure de leur parution (A11tobiographie, lettres du roi, sur soixante-deux qu'il lui aurait adressées, où le souverain loue son« exacrirude • (Autobiographie,365-366) La source directe est pc11t-être un document officiel: cf. LINDER 1972. p. 21-25. 61. Sur b tÂ.o).oyoç incapable de s'élever au-dessus de l'anecdote. Mon propos n'est ici ni de réhabiliter Suétone ni de réduire son importance. Depuis le renouveau des études suétoniennes au début des années

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803, il y a là-dessus tom un débat qui avait été bien résumé par Perrine Galland dès 1991 4. el qui n'a pas cessé depuis lors. Ce débat esc à mon sens doublcmem vicié, parce qu'cnfèrmé dans deux alternatives non perrinentes, au moins de la manière donc elles sont habicucllemenc formulées: 1. Suétone esr-il un auteur de premier plan ou un auteur secondaire? C'est une perspective d'ordre littéraire. sans doute légitime, mais en l'occurrence hors de propos (canr pour les linguistes que pour les historiens), même si elle a eu trop souvent, et concinue d'avoir. des retombées sur le débar proprement historique - comme si un auteur qui n·a pas un style très élaboré (ce qui resrc à démontrer cr esc d'ailleurs contredit notamment par les recherches de P. Sage ou de D. Lon grée 5) avait ipso facto un poids ou une amoriré moins grands. 2. Suétone est-il un hisrorien ou un biographe? Il y a de nouveau un jugement de valeur, explicite ou non, que l'on pourrait formuler ainsi: si Suérone se révèle êrre biographe plmôc qu'historien, ce sera moins noble, il sera un auteur secondaire. Nous sommes toujours influencés par Nepos (genw /eue et non satis dignum) G et par Plutarque (oÜn: yèxpi.cnopiaç ypô.q,oµev.à)J ..à Piouç) 7: n'acrendez pas de moi, dès lors, le sérieux d'un historien). En fait le problème est mal posé. Suétone ne se présente lui-même ni comme un historien,

ni comme un biographe.

mais bien, comme y insistl:

avec raison Wallaœ-Hadrill (en en cirant toutefois des conclusions parfois excessive 8), comme: un érudir. C'csr ainsi avant roue que le voit Pline le 9. Jeune (scholasticus)ou plus tard son collègue Jean le Lydien (q>tÀoÀoyoç) Er il ne faur pas non plus perdre de vue que la Vie des douze Césars, qui est à la fois son œuvre conservée la plus longue et celle qui intéresse le plus les modernes, n'esr qu'une petite partie d'un ensemble considérable donr rien ne dit qu'elle y occupait une place plus imporranre ou plus significative que, par exemple, son essai sur la République de Cicéron ou ses traités d'institutions romaines: pour les auteurs de la Souda, les Vies sont, plus justement, un ircm parmi d'aurres dans l'abondance bibliographie d\m ypaµ-

µattl\'ÔÇ10. Lauccur de b Vie des douze Césars n'esr donc non pas un biographe plein remps >• mais un érudir qui se trouve avoir notamment écrit une série de biographies. Est-ce à dire qu'il ne soir pour autant qu'un incorrigible amateur de déc,lils futiles. un bibliomane à fiches. un savant en -us incapable de s'élever au-dessus du fair brut ou de l'anecdote? Est-ce à dire. d·aillcurs. qu'on puisse ou qu'on doive sous-estimer les érudits, traiter avec condescendance les savanes Cosinus et négliger cc que la cuistrerie peut avoir de potenriellemcnt subversif? Je passerai assez rapidement sur un premier poinr. qui a déjà été relevé: l'érudition n'est pas nécessairement synonyme de manque d'incdligencc. «

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SUETONEET U FAUSSEIMP.-IRTIAL/TlDE ltRUDIT

On a montré dès 1977 que tous ces faits bruts, ces traits pointillistes, positifs et négatifs, ne sont pas empilés ou juxtaposés au petit bonheur, mais donnent lieu à une arithmétique complexe: il y a chez Suétone des structures qui, comme dit avec raison E. Cizek sous-rendent une idéologie 11. Quinze ans auparavant, un non spécialiste, pour cette raison sans doute rarement ciré et plus rarement encore utilisé, !'écrivain Roger Vailland, avait déjà fair preuve d'une lucidité tout à fait remarquable: La kcture attenrive du texte ne laissepas sans surprises.D'un chapitre à l'autre. et souventdam k même chapitre,mais celaéchappeaisément dam liucumulation dafaits, l'érudit Suétone, k méticuleuxarr:hiviste.k collationneur defiches, ne cessede se contredire.JIparait en éprouversi peu degêne que son effronterieétonne autant que safroideur. [. .. ]JI ne s'agitpas de contradictiom involontaires.mais d'un mode dtlibéré d'expression.{... ]La répétition utilisée comme procédé obsessionnel,la conrmdicrionempÛ>yée comme génératrice d'humour noir, voilà qui est clair.Suétone n'estpas un compilateur.son érudition n'estqu'un moyenou un prétexte. Ilfaut savofrk lire,chercherenfiligrane 011 comme on regardecette gravure ancienne dont parle André Breton dans 1111tigre, mais qui, claisonnéeperpendiNadja et qui • vue deface, 1-eprésente culairement à sa surf1cedepetites bandes vertic,,lesfragmentant elks-mêmes un autre sujet:.représente, pour peu qu'on s'éloignede quelquespas 11err la droite. un ange ,.12.

Tous ce.~foirs, sélectionné.~ d'une façon bien déterminée, sont organisés tout aussi magistralemenr par un auteur qui exploite toutes les ressources de la présemation par species, dans la mesure notamment oü les catégories (les cases du tableau) ne sont pas neutres mais morales. Le dassemem implique par lui-même un jugement, qu'il n'est dès lors pas nécessaire de formuler explicitement. Plus subtilement encore, certc présentation permet de désarticuler l'exposé, de rompre la cohérence chronologique ou thématique. Les exemples sont nombreux et pour la plupart bien connus: l'inceste avec Drusilla n'est pas dans la case 'religion', avec Isis, qui lui donnerait une tout autre portée; la politique linguistique de Tibère et de Claude. qui n'a plus de sens pour un lecteur du 11es .. est cataloguée dans les traits caractéristiques de la cuistrerie ou de l'inconséquence 13. Je ne m'attarde pas à tout cela, dont la monumentale thèse de Jacques Gascou offre de multiples exemples. Le même Gascou a bien montré qu'il fallait rester sur ses gardes à propos de ce qu'on entend par « faits », et il a accumulé les exemples de la manière donr Suétone confond savamment les mors cr les actes, les inremions et les actions 14. Contentons-nous ici de quelques exemples empruntés à la vie de Caligula. Le fameux chapitre 22 commence par une phrase qui est le pivot de rouce la biographie: Hactenus quasi de principe, ,·eliqua ut de monstro 11arranda sunt. Plusieurs exemples sont avancés à l"appui de cette assertion péremptoire, dont nec multum nfoit quin statim diadema mmerr:t: « peu s'en

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faHut qu'il ne prit aussitôt le diadème », c'est-à-dire qu'il se fic me, ou du à la mode hellénistique. Peut-être ... mais il reste qu'en moins J3acnÀEUÇ définitive il ne fic rien de tel. Le chapitre 55 est non moins exemplaire: c'est lui qui fait de Caligula, dans presque toutes les mémoires, l'empereur fou au point d'avoir fait élire son cheval consul. Et c'est un fait si bien établi qu'on connaît même le nom de l'heureux équidé. Il s'appelait Incitatus. Mais on chercherait en vain son nom dans les Fastes consulaires, car ce que Suétone dit en réali1é, c'est qu'on rapporte (traditur) qu'il eue l'intention (destinasse) de faire son cheval consul, brève phrase qui sert de point d'orgue à une liste d'excentricités qui sont, elles. au moins possibles, comme l'écurie en marbre, les tapis de selle en pourpre ou les mors incrustés de diamants. Cer épisode et son utilisation par les modernes me paraissent exemplaires de la fuusse objectivité de Suétone, c'est-à-dire sa façon de tout rapporter avec la même impassibilité détachée, et de meccre sur le même plan les décisions importances er les caprices, ou même les acres et les simples intentions - une technique de déformation hisrorique bien plus subtile encore que celle de César ou même de Tacite. Ils sont roue aussi exemplaires de la naïveté de certains modernes prenant roue ce que die Suérone pour argent comptant - ce que Suécone n'a rien fuiepour éviter, bien au concraire. Le chapitre 34. décrivant ce qu'on appellerait aujourd'hui la politique culturelle de Caligula, est plus significatif encore, parce que rom le texte est construit de cerce façon: Cogicauit etiam tk Homeri carminibusabolmdis. cur mim sibi non licere duens. quod Platoni lù:uisset,qui eum e ciuitate quam constituebateucerit? Sed et Vergiliac Titi liui scriptaet imagù1espaulum afuir quin ex omnibtts bibliothecisamoueret,quorum alrerum ut ,w/lius ingenii minimaequedoctrinae,alterum 11t1'erbosumin historianeglegentemque c,zrpebar.De iurisq"oq1'e conmltis, q"asi sdentiae eorum omnem urnm aboliturus, saep,·iactauit se mehermle cfft·cturum ne qttid respondere possintpraeter eum.

Il a songé à faire; il a failli faire; il s'esr vancé de pouvoir faire. Mais qu'a1-il effectivemenc foie. en définitive? Rien (il y a bien un empereur qui réduira notablement le rôle des jurisconsultes, mais c'esc Claude, pas Caligula). L'impression défavorable n'en est pas moins produire. Tous ces exemples, et bien d'autres, montrent qu'un érudit n'est pas nécessairement borné ou à coun:e vue, qu'il y a un homme intelligent derrière le savant 15. Tout cela est, je le répète, de mieux en mieux connu. Mais il y a un autre aspect qui n'a pas encore été assez mis en évidence, un filon à mon sens encore largement inexploité, c'est celui de l'érudition elle-même en tant qu'arme. En somme, Suétone manipulateur non pas bien qu'érudit, ou caché derrière l'érudir, mais parre que er m tant qu'érudit, se servant des instruments et des techniques mêmes de sa profession. Il faut, à propos de Suétone, consrammenr garder en tête deux choses:

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SUÉTONE ET LA FAUSSE IMPARTTALITÉ DE l'tJWD/T

1. Le srarur d'érudit, de spécialiste, qu'il revendique er qu'on lui reconnaît, fair de lui quelqu'un à qui on fair a priori confiance. Il est à remarquer que les charges qu'il a occupées. a studiis er a bibliothecis,puis (dans une certaine mesure) ab epistulis,sont en rapport direct avec ce type de compétence: leur importance politique réelle, qui est en débat (elle est nulle pour Wallace-Hadrill. considérable pour Lounsbury. avec toute la gamme des nuances intermédiaires), n'est pas peninente ici. Il a eu la haute main sur les archives; c'est un chercheur; donc on tient pour allant de soi qu'il cire pleinement parti à la fois de sa compérence cc de ses fonctions, cr il est probable que les anciens ont partagé sur ce point l'illusion des modernes. illusion qui a duré jusqu'il y a à peine 20 ans. Avant que Luc De Coninck ne dégonfle la baudruche, quelqu'un d'aussi sérieux que Robert Sherk reproduisaic encore (à propos du grec d'Augusre) le raisonnement implicite (et faux) suivant: il a eu accès aux archives ec il est sérieux et consciencieux: donc il les a utilisées; donc. quand il énonce un fait, il ne ment ni n'invente 16. Er Suécone ne rate en effet aucune occasion de nous rappeler son statut d'érudit et l'autorité que ce statut lui confère. Il est passé maitre dans l'utilisation des signes extérieurs de l'érudition, qu'il s'agisse de citer un savant encore plus obscur que lui. comme Asclépiade de Mendès 17, ou, pour une fois qu'il a effectivement consulté des acres, d'y insisLcr lourdcmcnr 18, Aujourd'hui, ce seraient des noces en bas de page, une technique bien utile. mais aussi une arme à double tranchant. Comme dit A Grafton: « les noces convainquent le lecteur que l'historien a accumulé une quantité de travail suffJSante pour mentir dans les limites tolérées par le champ• 19. 2. Le lecteur de Suétone - celui à qui Suétone s'adresse, le Romain des années 120, pas nous - est d'autant plus contraint de lui faire confiance qu'il se simc près d'un siècle plus tard. Cet élément est fondamencal. pas seulement à cause de ses implications sur la nature des sources er la valeur des témoignages, mais parce qu'encre Tibère et Trajan bien des choses onr changé à Rome. dans la société et même dans la langue. Ainsi l'érudit se sert-il de son image et de son statut: il amène des faits vrais en eux-mêmes à produire sur son lecteur, près d'un siècle après, une impression fausse ou du moins altérée, en le privant du contexte historique. des éléments qui permettraient seuls de leur donner leur véritable sens. Comment procède+il? Je voudrais évoquer ici deux cas de figure, illustrés l'un et l'autre par un exemple clair. 1. Un fait brut est livré sans explication, cc qui crée une impression de bizarrerie ou même de manie 20. Atque dÛlm rom in quodamdecraoparmm ˵i3Â:1iµa recitaretur. commutandam cm.suituoum rt properegrinanostratnnrequirendamaut, si 110nreperirm1r.uelpluribw rt per ambitum uerbomm rnn muntiandam.

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Et mème,entendantle mot i11/3Â17µa lorsde /,1lecrured'un sénarus-comufte, il fat d'avis de changerce mot et d'en chercherun de chez nouspour remplacer i'immger. ou. si l'on n'en trouvait pas, d~tllerjusqu'à exprimer la chosee,1 plusieurs mots et par ,me périphrase21.

Pourquoi, aux yeux d'un lecteur des années 120-130. quelqu'un qui rechigne à employer un mot comme ˵j3A1iµan'est-il qu'un cuistre vétilleux> Pour deux raisons, l'une générale, qui est que sous les Antonins l'heure n'est plus au protectionnisme linguistique ni à une a ni rude prudenre vis-à-vis de tour ce qui est grec, l'autre particulière. qui est que ˵J3À1wcx.. popularisé par Pline, Quintilien, et quelques autres. est devenu entre-temps un mot tout à fait courant. Pourquoi l'attirude de Tibère est-elle en réalité parfaitement cohérence et explicable? Parce qu'elle s'inscrit dans une série: il cherche à remerrre en vigueur une politique linguistique plus que séculaire, mais qui donnait à son époque des signes d'essoufflement (Valère Maxime, dans un passage célèbre, doit déjà se livrer à un rappel historique à l'intention des lecteurs des années trente22) : parce que, en outre, le mot en cause était à ce moment tout à fait nouveau. Mais aucun de ces deux faits, qui nous cxpliquenc le comportement de Tibère, n'était a priori présent à l'esprit des lecteurs du 11csiècle, et force est de constater que Suétone ne les leur fournir pas. Au contraire, il menrionne l'attitude de Tibère parmi une série de traits péjoratifs, et il n'accompagne le trait en question d'aucune des explications d'ordre historique qui pourraient le situer dans sa véritable perspective. Cela lui permet de le rapporter, au contraire. au caractère du prince, présenté comme maniaque et vétilleux. C'est bien à une subtile déformation de la réalité que l'on a affaire. Le biographe n'attribue certes pas à son personnage des actions imaginaires; mais il amène des faits vrais en eux-mùnes à produire une impression fausse. 2. Second cas de figure: plusieurs explications sont indiquées et présentées de façon que le lecteur accepte comme la plus plausible celle qui se trouve êrrc la plus défavorable pour le personnage. On sait que la politique orientale de Caligula esr, cour commt~ la politique linguistique de Tibère, systémariqucmenr vidée de son contenu historique cr rapportée à des traits de caractère. On a déj:1 insisté, à ce propos, sur les aspects religieux, et de façon très pcrcinenre23. Je voudrais rr:iiter ici de la politique étrangère, avec un rexrc superbe 24: Nouum pr,urere,z atque i111111-di111m genus spcctaculi exrogir,mit. Nam B,1ia11m1medium {intem,zilum] Puteolanas moles. trium milium et sescentorumfere passuum spatium. ponte conizmxit contractis1mdiqueonemriis nauibus et 01dine duplici ad ancorasconlocatissuperiectoquete1Tenoac derectoin Appiae uiaeformam. Per hune pontem ultro citro commeauit biduo

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SUITONE ET LA FAUSSEJMPARTIAL!Tt DE L'ÉIUDIT

continenti, p,·imo die pha/uato equo insignisquequercea corona et caetra et gladio aureaque chlamyde.postriaie quadrigario habitu curriculoque biiugi famosorum equorum,prae seJerensDareum puerum ex Panhorum obsidibus. comitantepraetorianorumagmine et in essediscohorteamicorum. Scioplerosque existimassetalem a Gniopontem excogitatwnnemulationeXerxis, qui 11011sine admiratione aliquanro angustiorem Helkspontum contabula11erit;alios. ut Germaniam et Britannidm. quibus imminebat, alicuitisinmensi operùfama territarn Sed auum meum na"antem puer audiebam. causamoperisab interioribm aulicis proditam, quod ThrasylLUJ mathematicus anxio de successore 1iberio et in uerum nepotemproniori ajfinnasset non magis Gaium imperaturum quam per Baianum sinum equis discurmrum. Et en plus il mit au point un spectackd'un nouveaugenre, du jamais v11. Il réunit par un pont k milieu de Baiesau môk dePouzzoles.sur une distance d'environ 3 600 pas; pour cela, il rassembladepartout des naviresde charge, ks mit à l'ancresur tbux rangéeset lesfir recouvrirde terre et mettre m ligne droite sur k modèlede fa voie Appienne 25. Sur cepont, il fit taller et retour deux jours de suite, le premierjour sur un chevalorné de phalères26, et arborant lui-même une couronnede chêne27, un petit bouclier28, un glaive et une ch/am_yde dorée, le deuxièmejour en tenue de conducteurd.equadrige, mr un char à double attelage2'> de chevaux vedettes.conduisantdevant lui30 lejeune Darius. /"unde, otagesparthes, et escortédime colonnede prétorienset. sur des chars31, de la troupe de sesconseillersprivés32. Je sais bien que la plupart des gem ont pensé qu "untel pont avait été mis au point par Gaiuspar désirdëgaler Xerxès,qui, en en construisantun sur /Hellespont. quelquepeu plus étroit, n'en avait pas moins suscitél'admiration. D'autrespmsaient qu'il s'agissaitde te"oriser, en répandant le bruit d'un ouvraged'art énorme. la Germanie et la Bretagne,qu'il était à la 11rilled'attaquer. Mais quand j'étais enfant. /entendais mon grand-pèreraconterque la raisonde cet ouvrageavait été rapportée p,zr les courtisansdu premier cercle:c'estque, alorsque 1ibère sïnq11iétaitde son successeuret penchait pour sonproprepetit-fils < 1iberi11sGemellus>.l'astrologue Thrasyllelui avait affirmé que Gaius n'avaitpas plus de chancesde devenir empereurque de parcourir le gol.fede Baïesavec des chevaux.

Il faur d'abord remarquer que l'épisode n'a rien de négatif ou de péjoratif en soi. Sa place dans la vie (ch. 19) en fait l'un des actes du princeps non encore monstrom (le hactemts se trouve en 22) : la catégorie (species) dans laquelle il est classé, celle des spectacles - mais aussi des popularitates-, en fait un trait en principe positi( Offrir sans cesse de nouveainc spectacles fait partie dès la République des obligations du métier politique: nouum et inauditum sont dans ce contexte des qualités supplémentaires. Ce qui rend ce trait négatif: c'est l'explication qui en est donnée. Deuxième remarque importante: le fair en lui-même csr avéré. Outre Dion, Josèphe et Aurelius Victor, qu i le rapportent plus ou moins longuement 33, il y a Sénèque, expliquant par là une disette à Rome en 4134_ Longtemps écarté d'un revers de main, cc témoignage vient d'être confirmé par les archives des Sulpicii de Pouzzoles enfin éditées par Giuseppe Camodeca: il y a bien eu des problèmes pour trouver des navires de transport

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à partir de la mi-39, entraînant un stockage anormal à Pouzzoles et donc des difficultés en cascade qui ont effectivement pu avoir sur le ravitaillement de Rome des effets à retardement 35. Donc. comme à son habitude, Suétone n'énonce pas de contre-vérité et, qui plus est. cous les détails qu'il fournie sonr parfairemenc plausibles. L'ensemble n'en reste pas moins quelque peu ébouriffant. Essayons de rendre compte de la totalité du tex ce, de le courner, comme dit Roger Vailland, jusqu'à ce que son sens apparaisse. Ce qui nous est décrie, c'est une démonscracion de force (Caligula en cenue militaire er offensive complète, accompagné de son état-major, inaugurant un ouvrage d'arc) à l'usage du jeune Darius. le seul personnage nommément cité et même mis (explicitement) en évidence, donc le héros de la fête. Ce Parthe induit com namrellement la référence au monde iranien: Xerxès, un topos d'autanc plus classique qu'il servait à illustrer l'hybris et devait êrre familier aux élèves des écoles de rhéteurs; le bouclier espagnol (cetra) et surcout les chars gaulois (esseda) ont également éveillé le souvenir de campagnes à l'ouest et au nord: la deuxième explication est ainsi une référence implicite à ce qu'on pourrait appeler le syndrome du pont sur le Rhin, donc on sait que César le construii moins pour franchir effectivement le fleuve que pour impressionner les Germains 36. Puis un scioà valeur pour ainsi dire concessive (oui, je sais bien que ... ) est corrigé par un sed de retour à la réalité (mais ... ), cr arrive l'argumem massue: le grand-père. Nous avons cous fait de la critique historique. « J'entendais mon grandpère dire que les courtisans disaient que Thrasyllc avait dit. .. » : mon professeur de critique hisrorique auraic appelé ça ,. l'homme qu'a vu l'homme qu'a vu l'ours»: c'étair sa façon, un peu sarcastique, d'illustrer le cas-limite en critique des témoignages, celui du témoignage qu'on peur écarter d'office, sans autre examen. Autre règle élémentaire de la critique historique (cr des incerrogaroires de police) : il fauc toujours se méfier des dérnils trop précis, surcout donnés sans qu'on les demande: le suspecc qui fourni1 de lui-même un alibi, l'historien soudain soucieux d'indiquer sa source alors qu'il ne le fair pas sysrémariquemenc par ailleurs. Remarquons que si le crue du grand-père sera u1ilisépas moins de quarre fois par un orfèvre en marière de canular. l'auteur de l' Histoire Auguste37, Suétone, lui, ne gaspille pas ses cartouches: la première personne est assez fréquente (audiebam, comperz) - ce qui esr curieux, soie dit en passant, pour un observateur prétendûmenr dé1aché - mais le grand-père ne sert qu'une fois 38. À quoi sert cene arme absolue? Il fallait peut-être cela pour rendre incontestable un dément bien faible, qui non seulement n'est pas chez Tacite, mais n'est pas compatible avec son récit, puisqu'il situe l'accès d'an-

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goisse de Tibère à l'idée que Caligula soit son successeur au début de 37, c'est-à-dire alors que Thrasylle était déjà morr39. li fallait aussi les grands moyens pour rendre incontestable une explication qui se résume à ceci: Caligula a eu une réaction qu'on pourrait qualifier d'enfantine(« ah c'est comme ça? on disait que je n'y arriverais pas? eh bien voilà, na! »). Est-ce plausible en soi? À la rigueur. si cette réaction. épidermique. avait été l'un des premiers soins de Caligula aussitôt devenu empereur (donc juste après le 16 mars 37). Or- mais cela, Suétone se garde bien de le dire- l'épisode se passe en septembre 39. donc deux ans et demi après. Cette datation, fournie par le récit annalistique de Dion 40, est d'ailleurs confirmée indirectement par Suétone lui-même (imminebat: c'est juste avant la fameuse campagne contre les Germains). La vengeance est un plat qui se mange froid, mais pas la satisfaction d'amour-propre, la réponse du tac au tac. Réponse à qui d'ailleurs? À Tibère? À Thrasylle? Mais ils sont morts tous les deux 41. Quelle est alors la vraie explication? Elle a été partiellement pressentie par J. P.V. D. Balsdon et par R. Lugand. presque au même moment mais de façon indépendante. Balsdon 42, se fondant sur la mise en évidence de Darius, suggérait que cette mise en scène aurait été organisée à l'occasion de l'arrivée en Italie des otages parrhes. Nous n'avons aucun moyen de vérifier cette hypothèse, mais elle a pour elle d'expliquer l'endroit choisi: c'est très normalement à Pouzzoles qu'avaient df1 débarquer les otages en question 43. Quant à Lugand, qui s'inspire largement de Cumont 44, il évoque des pratiques orientales et en partictùier iraniennes d'immolation des chevaux au dieu soleil cr insiste sur l'im~xmancc, en Iran comme à Rome, du quadrige du dieu soleil. Caligula aurait mis en scène sa propre apothéose comme dieu solaire d'une manière destinée à frapper et à impressionner durablement non pas tant les Romains que les Parthes. Cerce explication, qui est séduisante, a cependant le grand défaut de faire totalement l'impasse sur l'aspect aquatique et maritime de la chose. Or on senr bien que ce n'est pas tant le fait de chevaucher. même avec tout un décorum, qui est important ici, que le fait de chevaucher sur l'eau. D'autant que les Parthes ont avec l'eau des rapporcs rrès particuliers. qui affleurent quelquefois dans nos rcxtcs. On se souvienr de Tiridate. roi d'Arménie mais arsacide. qui. venant à Rome se faireen quelque sorte adouber par Néron, fera tout le trajet par voie de terre pour éviter la mer45. J'ai cherché à en savoir davantage en consultant un spécialiste. en l'occurrence mon savant ami Jean Kcllens, professeur au Collège de France. où il occupe la chaire de langues et religions indo-iraniennes. I..:accèsà l'au-delà, dans le mazdéisme, implique une traversée de l'eau, et prend la forme matérielle d'un pont, ou plus exactement d'un gué. Le héros _ra_taona, dans !'Avesta, se distingue en étant capable de se mouvoir tant sur la surface des eaux

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célestes que sur l'Océan du bout du monde, celle étendue marine inconnue et redoutée, qui, il n'est pas inutile d'y insister, se situe pour les Iraniens à l'ouest: une dimension négacive et dfrayantc de l'Occident qui s'accentue encore dans les sources proprement parthes. Or ces déplacements extraordinaires et surhumains se mesurent, comme route espèce de déplaceme111 chez les Iraniens, en journées de cheval. Caligula connaissait-il cette valeur route particulière de la mer occidentale pour les Parthes, et l'exploit tout aussi particulier que représentait pour eux son franchissement? Je crois que sa conduire ne peur pas s'expliquer aurrement. Sans nier le rape-à-l'o.:il, qui est réel, et le cabotinage. qui ne l'est pas moins, nous avons affaire à un acte parfaitement rationnel. à un calcul politique: produire sur le jeune fils du roi des Parthes Artaban III une impression frappante cc durable, qu'il ne manquera pas de rapporter à son père à son retour, et qui dissuadera celui-ci de s'en prendre à Rome directement ou indirectement 46. Suétone a-t-il compris la véritable portée du comportement de Caligula en l'occurrence, comportement qui est tout sauf irrationnel? En somme. possédait-il sur les Parthes les connaissances qu'a dû me fournir un spécialiste? Mais Suétone a dû devenir non pas un, mais le spécialiste des Parthes à Rome: il était a studiisde Trajan. c'est-à-dire le conseiller spécial, le chef du bureau d'études, dont l'essentiel du travail consi.m1i1à fournir régulièremem des dossiers à l'un des empereurs romains qui a eu le plus de contacts avec les Parthes. li a parfaitement compris - mais il n'explique pas. li ne ment pas non plus, ni ne dissimule: tous les faits pertinents sont là. Mais roue l'exposé est agencé de manière à imposer au lecteur une tour autre interprétation. Et celle manipulation est du grand art: il commence par avancer deux explications d'autanr plus plausibles qu'elles sont parriellemcm correctes, qu'elles contiennent au moins un élément de vérité (il est vrai qu'il y a un rapport avec le monde iranien; il est vrai et dit ailleurs que Caligula s'est lancé dans une expédition germano-breconne). Ainsi la vraisemblance de chaque explication prise isolément et l'honnêteté apparente du savant qui tient à les énumérer (comme le chercheur moderne qui commence par réfu1er les hypothèses concurrentes), prépare le lecteur à admcme l'explication c:iraccériclle, laissée pour la fin - l'artifice rhétorique est éculé, mais il n'est pas nécessairement inefficace pour autant - et renforcée, qui plus est, par 1111 atout-maître: une quasi-autopsie (le grand-père). Terne est dans lïntcrprétarion suggérée, dans la carre forcée. Mais le procédé a parfaitement fonctionné: il suffie de lire les explications que les modernes fournissent du comportement de Caligula, qu:1nd ils en fournissent une. Nony mer l'épisode en série avec le goî1t du théâtre et des déguisements: Caligula veut« paraitre un surhomme triomphanc avec une rouche marquée de c:1borinage bien éloignée du sérieux romain » 47. Barrt,cr, lui,

258

SUETONEE.TU FAUSSEIMPARTIAL/Tt DE L'ÉIUDIT

refuse d'expliquer: il est inutile de chercher des explications rationnelles à la mégalomanie. Et de citer Versailles ou le Palais d'Eté à Pékin 48. Ferrillconsidère de même qu'on ne peut pas expliquer rationnellement les actes d'un fou (ce qui est du reste un peu courr)49. Tout cela revient en définitive à rester sur l'impression non pas tant de l'épisode lui-même que de l'explicarion qu'en donne Suétone, à se sit11ernon pas sur le plan des faits cr de l'histoire, mais sur celui de la psychologie et de la biographie, ce qui est précisément le résultat escompté par notre subtil érudir. Du grand art, donc, - il atteint encore son but deux mille ans après-, et représentatif des potentialités à la fois de l'érudition et de la biographie: le genre biographique. grâce au primat de la psychologie, se prête mieux encore que l'histoire à l'imposition d'une vision déterminée et orientée des choses.

NOTES 1. Voir (parmi bien d'autres) E. CIZEK. Néron. Paris, 1982 (cf. mon c. r. dans Latomw 46 ((19871, p. 241-3). 2. o. DEVILLERS.L'art tk la permasion dans k, Annales tk Tacite. Bruxelles. 1994. 3. Après un long silence (depuis A. MAC!:., Esai sur Suitone. 1900) paraissaient la même année ( 1983) A. WALLACE-HADRJLL. SuetonÙI!.The Schofarand his ÛU!ars. New Haven-Londres, L. DE CONINCK, Suetonius en tU archivalia, Bruxelles,et B. BALDWIN, Sueronius. Amsterdam. puis l'année suivante J. GASCOU. Suitone historien. Rome. 1984. 4. I'. GAU.AN[)-HALLYN, Bibliographiesultonienne (Les 'Vies tks XII CésarsJ 19501988. ¼-rsune rlhabi/itation, dansA.NR. W: Il, 33. 5 (1991), p. 3577-3621 (spéc. 3Sn-3586). S. P. SAGE, Quelques aspectstk l'expmsion narrative dans les XII Césarsde Suétone, clans R.B.Ph. 57. 1979, p. 18-50; l'expmsion narrative dans les XII Cësa1'S de Suétone: analysed'une strurtuT't'tk phrase.dans Latomus, 38, 1979. p. 499-524: D. LONGRJ!E, ici même. 6. Ncp., pr., 1: Non dubitofore plero,que,Attice, qui hoc genus scripturaekue et non satisdignum summomm uirorumpmonis iudicent, mm T't'latum/egent.quis musicam dcmerit Epaminondam. aut in eiUJuirtutibw commemorari. ,a/tasse eum commode scimterque tibiis ca11tasu;cf. Pt/., l. 1: uercor, si T't'S explic11reincipiam. ne non t1itam eius ena"are, sed historiam uidear scribere. 7. Plut., Alex.. l, 2. 8. A. -''ALLACE-HADRJLL, o.L (n. 3); cf. mon c.r. dans Latomus, 46, 1987. p. 632633. 9. Scholasticisporro dcminis, ut hic e_ff,sufficit abunde tantum 10/i .•. (Pline le Jeune, I. 24, 4) : ooçoTpayiruÀÀoç l'inE q>tÀoÀoywç(Lyd .. Mag .. l. 34). 1O. Souda, T 895 Adler. I 1. E. CIZEK. Stmcnars et idéologiedans lesViesdesdcuze Clsarrde Sultone. Bucarestl'aris. 1977. 12. Roger VAJLLAND.S11ltone.Les Douu Césars,Paris. 1962. 13. Voir M. DUBUISSON, Y a-t-il ,me politique linguistique romai11e?,dans Ktèma, 7.1982.p.187-210.

259

MlCHEL DUBUlSSON

14. J. GASCOU.Suétone historien,Rome. 1984, p. 390sqq.,414 sqq. 15. Sur Suétone et Caligula, voir aussi mon L' àô1atpE1j1tatk Caligula(Suée .. Cal., 29, 1). dans Laromus,57. 1998. p. 589-594. 16. R. K. SHERK,Roman Documentsftom the GreekEast, Baltimore, 1969. p. 205, .. chis is imponant evidence, and considering t.he facechat Suctonius had access 10

che records in the imperial chancery, we must accept it "·

17. A11g.94, 4. 18. Il cite les actes d'Amium à propos du lieu de naissance de Caligula: ego... inuenio (8. 5). U esc intéressant de remarquer que c'est dans la vie de Caligula que se trouve

«

la plus longue démonscracion d'érudition

»

de Suétone (D. wARDLE,

Suetonius'Life of Caligula.A Commentary, Bruxelles. 1994. p. 127). 19. A. GRAFTON.Les originestragiquestk l'lrudition. Une histoùr tk la note en bas de page. tr. par P.-A. Fabre. Paris, 1998. 20. Je me permets de résumer ici l'analyse plus développée de 1'11risme et politique: Sulfone. Tibère et Ir grec au Sénat, dans Hommagesà J. V.-remans.Bruxelles, 1986, p. 109-120. 21. Suée., Iïb. 71. 1. 22. V. Max., Il. 2, 2-3. 23. Voir notamment R. AUGUET,Caligulaou Ir pouvoir à vingt ans, Paris. 1975. et M CAZENAVE-R. AUGUET,Les empereursfous, Paris, 1981. 24. Suée., Cal. 19. Voir ad /oc. les commencaires de D. w. HURLEY,A11Historical and HisroriographicalCommentary on Suetonius'Lift ofC. Caligula. Atlanta, 1993. ec surcout de o. wARDLE. Sueronius'Lift of Caligula. À Commenrary, 13ruxdle~. 1994.

25. Derecto, malgré la curieuse unanimité

des traducteurs (Ailloud. Grimal. Klossowski). n'a jamais voulu dire " aplani •· et la voie Appienne est en effet strictement en ligne droite, au moins de Rome à Tarracine. 26. Donc cuirassé. 27. La couronne civique, de nouveau un élémenr sirua111les choses dans un concex1e militaire. 28. L'l cetra est un petit bouclier de cuir, d'origine probablement espagnole, ou, comme le gladius qui suie. gauloise. 29. Biiugis implique bien deux i11ga.donc quarre chevaux: ce n'est pas un bige, mais un quadrige, et la tenue de Caligula n'est pas une excentricité supplémentaire. 30. Mais aussi: mettant en avant, en évidence. 31. A nouveau d'origine gauloise. 32. Le 1erme es1 1echnique: ce sont les ,m1ici principis. les membres du conseil privé. 33. D.C.. LIX. 17: Jos .. A.JXIX. 5-6; Aur. Viet., Epit. 3, 9. 34. Sén .. Brm. 18. 5. 35. Cf. C. VJRt.OtNET, Les denréesalimentaires dans les archiv1·sdes Sulpiâi, dans CahiersGlotz, 11. 2000, p. 131-149 (p. 143 n. 49. avecla bibliographie: p. 144). 36. IV. 17-18. De même pour les tours de siège mobiles à Noviodunum (II. 12, S) puis à Atuacuca (Il, 30. 3-4et31. 1-3).

37. 38. 39. 40.

Quad. 9. 4: B011.15, 4: Car. 13. 3: Tr. 7j,r.25. 3. Le père une fois également (0th. JO, 1.) VI. 46. l.lX. 17

260

SUtTONE ET U FAUSSEIMPARTIAUTt DE l'tRUDIT

41. Thrasylle: Tib.. 62, 3. 42. J. P. V. D. BALSDON, The EmperorGaim, Oxford, 1934, spéc. p. 53-4. 43. Et si les sources varient sur Baïes (Baules chez Dion, Misène chez Josèphe), elles s'accordent, en revanche, sur Pouzzoles. 44. R. LUGANO. SuitoneetCa/igu/a, dans R.E.A. 32, 1930, p. 9-13; F. CUMONT. Etudessyriennes,Paris, 1917, p. 95-6, 102-5, 252-3. 45. D.C.. LXIII, 1. 2-3: cf. M. A. R. COLLEDGE, The Parthians. Londres, 1967.

p. 51. 46. Sur Artaban, voir U. KAHRSTEDT,Artabano;Ill. und teint' Erben, Berne, 1950: sur les Parthes en général. M. A. R. COLLEDGE, o./. n. 43 (tableau généalogique p. 178-9), J. WOLSKI,Iran und Rom. Ver.mch eine,·historischenWertungdergegenseitigenBeziehungen.dans A.N.R W Il, 9. 1. 1979. p. 195-214. et A. VERSTANDIG, Histoirede l'empireparthe (250 - 227), Bruxelles, 200 I. 47. D. NONY. Caligula,Paris, 1986. spéc. p. 315. 48. A. A. BARRETT.Caligul,a.The Corruptionof Power,Londres, 1989. spéc. p. 311312. 49. A FERRILI., Caligula,Emperorof Rome, Londres, 1991, spéc. p. 115-7. - De façon plus intéressante, T. E. J. WJEDEMANN,From Tiberiwto Nero,dans C.A.H, t. X. 1996. p. 198-255, spéc. p. 225, insère l'épisode dans une série, celle des rapporrs très particuliers de Caligula avec la mer (cf notamment le cauchemar du speciespelagi,Suét., Cal. 50, 3).

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Eutrope archiviste? Stéphane RAn1

Le Bréviaù·ed'Eutrope est un résumé d'histoire romaine de Romulus à l'crnpercur Jovien (mon en 364). dédié en 370 à l'empereur Valens dont

l'historien était le magister memoriae. L'ouvrage est donc une commande. Cc simple constat devrait suffire à mettre en doute l'objectivité d'un auteur encore présenté en 1999. par son dernier éditeur en date, comme un archiviste scrupuleux et incapable de prendre de la hauteur par rapport à la matière qu'il rassemble dans un but~ avant tout didactique» 1. On trouve encore la même position exprimée dans une publication récente proposant une traduction allemande annotée du Bréviaire 2. J. Hellegouarc'h 3, de son côté, reprend ainsi à son compte le vieil argument des N.-A. Dubois 4, T. Baudement 5 et M. Rat G que je dénons:ais en I 996 7 et qui consiste à inférer de la clarté et de la simplicité du scylc d'Emrope des conclusions définitives sur son objectivité. Comme si la limpidité du mémorialiste garantissait son honnêteté! Comme si le recours à des phrases brèves avait jamais permis l'objectivité historique! Comment Eutrope. haut fonctionnaire cultivé et soucieux de sa carrière personndle - il suffit à cet égard d'avoir présent à l'esprit qu'il sera procon.su!Asiael'année qui suit la publication du Breuiarium ! -, aurait-il pu s'abstraire de tome réalité politique ou idéologique pour faire simple u:uvre scolaire, d'« archiviste» 8 ou de« comptable minutieux »9? Curieusement. c'est le fait même que l'ouvrage soir une commande adressée à un empereur peu cultivé qui permet à F. L. Müller d'affirmer qu'il ne contient que des faits, clairement disposés dans le but d'une simple éducation historique basique 10 ou à J.Hellegouarc'h de pré-

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ST!PflANE RATT/

cendre que l'ouvrage n'a pas d'autre ambition que d'être un manuel scolaire ordinaire 11 _ Un pareil parti pris, encore affirmé par un commentateur anglo-saxon cette fois, H. W. Bird 12, suffie à mes yeux à frapper de doute toutes les remarques ultérieures que ces auteurs pourront formuler sur Emrope puisque ces derniers ont d'emblée écarré cout questionnement idéologique comme étant hors de propos cc non pertinent. Pour être juste, il faur mentionner que les meilleures pages de llntroduction (LXXXV pages, bibliographie comprise) de J.Hcllegouarc'h à l'édition du Bréviaire dans la CUF sont les six 13 dans lesquelles sont analysées « les posiùons politiques d'Eucrope ": défense du rôle du Sénat, sous la République comme sous l'Empire: hostilité à la dicta cure, celle de César en particulier: condamnation des guerres civiles: attachement aux valeurs du passé; glorification des empereurs qui ont su défendre les frontières: refus de la cruauté et exaltation de la ciuilitas des meilleurs princes, Augusce et Trajan. Six pages sur un total de quarre-vingt-cinq, on nous le concédera aisément, c'est peu et c'est délibérémenc minorer un aspect des choses pourtant essentiel. I.:examen du sort fait à l'un des termes clefs du Bréviairedans les trois dernières traductions publiées vienc confirmer que la dimension politique et idéologique de l'œuvre a assez largement échappé à leur auteur respeccif J'avais en 1996 souligné toute l'importance de la ciuifitasdans le Bréviaire, un terme - un concept en réalité - qui n'était employé par Eutrope que pour les empereurs, cc donc la signification était hautement politique: le Prince ciuilis est celui qui se montre respectueux des institutions tradicionnelles romaines, en particulier le Sénac, et cherche ainsi à ne pas se hisser au-dessus de ses concitoyens. Nous sommes là au cœur de l'idéologie augustéenne du primu.s inter pares cr ce n'est pas un hasard si c'est le fondateur du principat qui bénéficie de la qualification de ciuilis au degré le plus haut sous la forme d'un hapax, le superlatif de l'adverbe ciuiliter: ciuilissimeuixit (7. 8, 4). J'avais proposé de traduire ces deux mots ainsi: " il se comporta exactcmenc comme un citoyen ordinaire » ec je mainciens mon interprétation, approuvée par exemple dans la recension de mon livre par J. Gruber 14. La traduction de F.L. Müller(« sehr leutselig ,, 15) retombe dans les anciennes ornières profondément creusées il y a plus d'un siècle par les traducteurs français qui rendaient la ciuilitas auguscéenne par une «affabilité~ très bourgeoise 16_ ,, Leucsclig »signifie« bienveillant»,« affable », et ne correspond pas plus au sens du latin que le « hc behaved mosr graciously », « il se comporta avec beaucoup de civilité», de H. W. Bird 17_ On se cantonne là dans des manières (et un lexique) de salon qui n'ont rien à voir avec le sens politique du terme, que la simple étymologie permet de rappeler. Je me réjouis en revanche de constater que l'éditeur de la CUF craduit ce passage par un « il vécue toue à fait comme un simple citoyen » qui me satisfait d'autant plus qu'une note renvoie pour le sens du terme à

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ElllROPE ARCHfVISTE?

mon article sur l'emploi de ce mot chez Jordanès, qui l'a précisément emprunté à Eutrope pour le réutiliser dans les Romana 18. En I O. 18. 2, à propos de Jovien, ciuilitati propior doit être traduit comme le fait J. Hdlegouarc'h par« il éraie plein de considération envers les citoyens » (j'avais proposé en 1996: « il éraie plutôt enclin au respect des ciroyens » 19) et non par« cr neigre ja ziemlich zu Leurseligkeit » comme le fair F. L. Müller 20, ni par« he was indined robe gracious,. comme l'écrit H. W Bird 21 qui tiennent décidément à l'affabilité et la civilité. Mais, dès lors, pourquoi ciuilù ou ciuilitm sont-ils rendus ailleurs. dans l'édition de la CUF, par•< modération» (7. 21, 3: Titus),« bienveillance» (8, l. 1: Nerva) ou,, courtoisie" (10, 10, 2: Vetranion; 10, 16, 3: Julien)? Ne pouvait-on conserver partout au terme son acception étymologique et profondément politique plutôt que simplement sociale? Ces quelques exemples illustrent cc qu'une lecture superficielle laisse dans l'ombre: la signification idéologique et la portée édifiante d'un texte qui est un manifeste mais que l'on affadir par une traduction approximative et que l'on ne comprend dès lors plus. A cet égard, le passage d'Eurrope qui stigmatise le comportement de César de retour à Rome, en 46, mérite qu'on s'arrarde sur la manière dont il est commenté dans les travaux récents. Eutrope explique le complot contre le dictateur ainsi : cum ergo et ho11ores ex sua 11ol1mtatepraestarer,qui a populo antea deferebant11r.nec senatui ad se uenienti adsurgeretaliaque regiaet paene tyrannica f,uerr:t,conitm1tumest in rom a sex,zgintauel ampliussenatoribusequitibusque Romanis (6. 25).

Les notes de la CUF à cet endroit se contentent d'énumérer les références des textes parallèles, sans proposer la moindre analyse. F. L. Müller a une autre approche. Il s'interroge sur l'hisroricité des faits et reconnait le bien-fondé de l'affirmation de l'abréviateur dont l'information est qualifiée par ces mots: « wohl objektiv niche unrichtig »22. Mais la démarche positiviste de l'aureur l'amène à préciser que César se comportait déjà bien avant cette date en autocrate - il est nommé dictateur la première fois en avril 49- et rappelle que la dictature pour dix années lui avait été accordée dès la victoire de Thapsus, plusieurs mois auparavant. Bref, F. L. Müller ne comprend pas pourquoi Eutrope écrit cela à cet endroit. La solution est pourtant simple et elle a été entrevue par H. W Bird 23 sans que ce dernier en tire routes les conséquences. Le comportement de César est atLxantipodes de la ciuilitascar le dictateur ne respecte pas les prérogatives républicaines que les institutions reconnaissaient au peuple et au Sénat (Eutrope popttl11Sque) : il déssaisirle premier reprend dans le désordre la formule senat11S du droit de nommer les magistrats et ne manifeste aucW1edéterence devant les membres du second. Pareil manquement à l'idéal du dirigeant ciuilisse

265

STÉPHANE RAIT/

voie immédiatemenc condamné et chàtié par le consensus des gens de biens, sénateurs et cht>valicrsromains réunis (l'adjectif romamu complète la formule évoquée). Lon voit que le Bréviaire n'est pas un résumé neutre de simples faits historiques mais avant roue un ouvrage édifiant au service d'une thèse politique. Quant au fair qu'Eurrope repousse ses critiques sur le comportement tyrannique de César en fin de notice er après la dace de 46, c'est naturellement parce que le conquéranr confisquait effectivement désormais rous les pouvoirs (ce que veut dire aussi J. Hellcgouarc'h en renvoyant au Césarde J.Carcopino 24), mais aussi parce que l'homme qui avait achevé les guerres civiles trouvait une certaine faveur à ses yeux, l'œuvre de César en la matière préfigurant les futurs succès d'Auguste qui rétablie la paix civile et la concorde entre les citoyens 25, ce qui est un autre aspect, intimement lié aux aucres, de la ciuilitas26. Eutrope ne pouvait donc plus tôt scigmatiser le comportement inciuilis d'un homme dont la victoire scellait le retour de la paix civile. Avant de perdre une bonne part de ses résonances politiques au sixième siècle chez Cassiodore 27 - mais pas sa charge idéologique-. le concept de ciuilitasconservait chez les historiographes du quatrième siècle une signification centrale, ainsi que l'illustrent Ammien Marcellin, qui a fait de Julien Auguste. qui l'incarnation vivante de cette venu 28, ou 1'aureur de I'Histoi1Y? concentre trois de ses huit emplois du rcrme dans la Vie d'AlexandreSévèl'el.'1, son empereur favori. Emrope, comme le prouve l'emploi savant qu'il fait du terme, s'était élevé bien au-dessus de la modeste position de l'archiviste qu'il n'a jamais voulu érre.

266

EUTROPEARCIIWISTE!

NOTES 1. HELLEGOUARC'H (J.), Abrégéd'histoire romaine, CUF, Paris. 1999, p. XLI11. 2. MÜLLER(F.L.), Eutropii Breviarittm ab Vrbe condita, S1urrgart. 1995, p. 6: " Durchweg sind Sprache und Siil sehr schlicht und einfach; in mcisc kurzcn Sa12en werden die Fakten angeführr, kaum einmal entwickelt sich eine Aussage ais langere Periode ... •· 3. P.XLIII: « son exposé est net, précis; nombreux sont les mots et les formules de la langue administrative; il revêt souvent l'aspec1 d'un véritable rappon ,,. 4. Eutrope, Abrigt de O,istoireromaine, Paris, 1843. 5. Eutrope, Abrigt tk l'histoireromaine.in: Suétone,Leslc1i111Iins tk l'HistoùeA11guste, Eutrope, Sextus Rufas, Paris, 1876. 6. Eutrope. Abrégé de l'histoireromaine, Paris. 1934. 7. Lesempereun romainsd'Augusteà Dioc/itim dans k Bréviaire d'Eutrope.Les /ivm 7 à 9 du Bréviaire: introduction. traduction et commenraire. Bcsançon-1':tris, 1996, p. 20-21 . 8. HELLEGOUARC'H (J.), p. XLIII-XLV. 9. Ibid, p. 191. 1O. MÜLLER(EL.) p. 7: « Der Grund der demnach beabsichtigten Einfachheit liegt (ganzin Übercinsrimmung mit