France Catholique, 2006, n°3037, 8 sept. 2006, pp. 8-18 
Notre Adieu au père Marie-Dominique Philippe + Le charisme du fondateur

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e Père Marie Dominique Philippe vient de nous quitter. Il a accompli sa tâche de bon et fidèle serviteur. Les temps étaient difficiles lorsqu'en 1975, ce dominicain professeur de philosophie à l'université de Fribourg allait prendre sa retraite. Des étudiants se firent les messagers de Dieu et il accepta de devenir, malgré lui, fondateur. La communauté SaintJean a déjà donné à l'Eglise universelle plusieurs centaines de prêtres, ainsi que des religieux et des religieuses aussi bien contemplatives qu'apostoliques. La révolution culturelle de 1968 n'offrait pas de philo­ sophie précise, elle aurait plutôt contribué à déconsidérer la métaphysique sans prévoir la suite. Comte disait qu'on ne supprime vraiment que ce que l'on remplace. Le Père Marie Dominique montra que la métaphysique n'était remplacée par aucun autre savoir et qu'il était possible de l'enseigner à des jeunes. Il ne s'en tint pas là et, à l'étude de l'être, il ajouta celle de la sagesse mystique. On assista ainsi à une chose vraiment extraordinaire, c'est-à-dire au succès d'une initiative qui contredisait l'esprit du temps et le pessimisme des gens d'Eglise, sauf à Rome où l'on comprit vite l'importance de cette jeune congrégation. L'auteur de ces lignes a eu le privilège d'enseigner plusieurs années à Rimont et à St-Jodard sur l'invitation du Père Marie-Dominique. La personnalité du fondateur ne faisait pas ombrage à Celui d'où vient tout don. On respi­ rait une atmosphère de liberté et de ferveur. Le charisme du Père Marie-Dominique Philippe était un charisme d'accueil et loin d'éteindre les inspirations inattendues il les attendait et les faisait fructifier. Le cardinal Journet lui avait dit de donner des prêtres à l'Eglise et il l'a fait avec une merveilleuse fécondité. On se doute bien que de pareils fruits ne se produisent pas sans épreuves et souffrances. Marthe Robin, qui a suscité tant d'initiatives spirituelles, a veillé aussi sur celle de Marie Dominique qui était lui-même accordé à cette grande mystique, annonciatrice d'une effusion de l'Esprit. Aujourd'hui on peut lire dans le bulletin de la communauté Saint-Jean, l'extension prise par le fiat du Père Marie Dominique Philippe, il y a 30 ans. Il convient de tirer les leçons de cette grâce donnée à l'Eglise de France et par elle à l'Eglise universelle. Il y a d'abord une merveilleuse dévotion à la Mère de Dieu, Celle que l'apôtre Jean fut invité par le Christ, à prendre chez lui. La dévotion qu'on lui porte préside à la croissance de la nouvelle communauté. Il y eut ensuite l'enseignement du Docteur angélique et celui de son philosophe préféré, Aristote, qui offrent une inépuisable source d'enseignement que le talent d'exposition, qui ca­ ractérisait le Père Marie Dominique Philippe, faisait fructifier quotidiennement. Enfin la fidélité à Pierre, souvent mise en cause en France aussi bien chez des traditionalistes que chez des clercs d'un autre bord, est un trait essentiel de la congrégation. Il faut souhaiter une biographie* du Père Marie Domi­ nique Philippe qui fasse connaître le visage de ce grand religieux dominicain devenu fondateur d'un autre ordre qui a enrichi l'Eglise à un moment difficile de l'histoire de l'Eglise du Christ. „ „ .. , Don Patrick de LAURIER, pretre

L

* On lira, dans les pages qui suivent, le beau témoignage d'une famille. Qu'on me permette, de faire un appel à d'autres personnes pour nous faire parvenir tout témoignage qui pourrait aider à ce travail.

8 FRANCECatholique n°3037 8 septembre 2006

■HikMM'J

dieu au Père -Dqminigue

FRANCECatholique n°3037 8

septembre 2006

9

La discrétion K

ÆgC0' ne quittez pas je vous passe le Père, puis

Notre famille s'est construite à l'avènement de

une voix chuchotée et pressée : Bonjour !Est-

Jean-Paul II : nous avons entendu son appel à ouvrir

ce que je peux venir dormir ce soir ? Une fois

toutes grandes les portes de l'esprit et du cœur et à

la réponse donnée, le téléphone est aussitôt H raccroché et nous laisse déjà dans la joie.

vivre sans peur. Nous avions reçu jusque-là une forma­ tion "solide" censée "résister” à toutes les erreurs et les

Ce soir, un AMI vient nous voir. Nous l'attendrons

errances du temps. Nous étions campés dans nos certi­

sans doute un peu et la nuit sera courte mais, à

tudes, en toute bonne foi et sereine conscience.

chaque fois, c'est une fête qui se renouvelle : Le Père nous fait l'amitié de sa présence.

Père ! le père Marie-Dominique Philippe l'a été pour nous dès notre première rencontre : nous prépa­

rions notre mariage qu'il avait accepté de célébrer alors que nous ne nous connaissions pas - et ce par amitié pour une de nos tantes.

Dès lors il fut notre plus beau cadeau de mariage et cela fait 27 ans ; avec une petite lumière spirituelle offerte ce jour-là : un beau commentaire de la para­

bole des talents et surtout le chant du Magnificat qui n'a cessé de nous accompagner depuis.

Très vite ensuite sa fidélité fut éprouvée au ryth­ me des baptêmes qu'il n'a jamais manqué de célébrer (il y en a eu 6 dont les 4 premiers très rapprochés) ; fidélité aussi manifestée au gré des joies et des peines

: le Père avait l'art d'une apparition discrète lorsque la famille était frappée par un deuil ou autre épreuve.

Le Père nous a ouvert un chemin de pensée et de

"Père ! Le père MarieDominique Philippe Pa été pour nous dès notre première rencontre"

prière large et libre à la fois : la Vérité, nous n'en étions plus les détenteurs mais il nous apprenait qu'on devait la chercher et se laisser saisir peu à peu par elle : che­ min de pauvreté et de liberté, moins confortable et

sécurisé, mais ô combien plus enthousiasmant ! Il nous a ouvert tout grands des chemins avec Jésus, avec Marie au long

desquels l'exigence est

toujours doublée d’un immense respect de la liberté profonde des personnes et d'une infinie miséricorde. Alors ces chemins ont incurvé nos choix et nos engagements : que de souvenirs aux côtés du Père ! Les

grandes retraites à Poissy, au départ organisées par

René et Marie Sentis, à l'attention des jeunes couples.

L'une d’elles - Entraide spirituelle dans le couple - avait fait date : les murs du Foyer de Charité n'étant pas

extensibles, nous avions eu du mal à gérer l'affluence. A cette occasion une petite phrase du Père est

Ainsi au fil des années une paternité doublée

restée gravée sur le lien entre le prêtre et le couple :

d'une affection filiale très forte a pu grandir et éclai­

le prêtre doit se montrer très discret dans son amitié

rer notre vie conjugale, familiale et professionnelle ;

avec le jeune couple... pendant 10 ans. Il doit respec­

une familiarité nourrie au rythme des passages deve­

ter l'intimité ! Après, il peut s'inviter plus largement.

nus réguliers pour une nuit ou deux chez nous : nous goûtions chaque fois la joie de la Visitation.

Et combien d'heures d'enregistrements vidéo sur

le travail ! Et cette distinction si éclairante pour nous

entre efficacité et fécondité ! Et ces dimanches soir mensuels chez des amis, penchés sur l'Apocalypse ! Chemin de lumière prophé­

tique portée notamment sur le combat de la femme et du dragon (la jalousie de la bête qui ne supporte pas la fécondité, que ce soit celle de la femme ou celle du sacerdoce).

Enfin, 20 ans après, cette semaine entière au cours

de l'été 2000, à filmer au cœur des monts du Lyonnais une série d'entretiens conduits par Alain Michel sur les Béatitudes, 30 heures durant lesquelles le père a tout

donné en allant jusqu'au bout de sa fatigue ; message d'espérance très fort adressé au monde d'aujourd'hui.*

Entre deux entretiens parfois, on surprenait le père à quatre pattes : il jouait avec notre petite dernière (1

an) qui ne marchait pas encore ; elle semblait intriguée

et ravie d'avoir enfin quelqu’un qui savait se mettre à sa portée dans ce monde d'adultes qui l'entourait

10 FRANCECatholique n°3037 8septembre 2006

et la douceur

par Marc et Guillemette

Les amitiés spirituelles : celle qui le liait à sœur

L'âge aidant, le rythme s'est - un peu - adouci.

Marie, la fondatrice des monastères de Bethléem, nous

Vint l'heure des grands appauvrissements : l'un d'eux

a durablement marqués. Une profonde amitié unissait

nous a frappés : lui si attaché à sa liberté, avait remis

ces deux êtres d'exception. Ainsi nourries au même lait

son agenda à ses frères : il n'était plus maître de son

de la philosophie très longtemps enseignée par le Père

emploi du temps. Quel dépouillement ! suivi de

lui-même, les deux familles religieuses ont grandi

beaucoup d'autres... C'est aussi l'heure des grandes épreuves : les

comme deux rameaux indissociables dans l'Eglise.

attaques répétées contre la famille St-Jean lui ont fait

Autre amitié, celle de Marthe Robin : que de soi­ rées à évoquer cette petite Marthe si présente au

cœur du Père. Il l'a parfaitement bien connue à tel point qu'un père du foyer de Châteauneuf nous disait

un jour (c'était peu après la parution des Trois sages­ ses ) : les pages les plus belles et les plus justes jamais écrites sur Marthe sont celles du père Philippe !

Nos enfants ont reçu avec beaucoup d'insoucian­

ce et de naturel cette présence attentive du Père. Sa

disponibilité lors de ses passages leur semblait couler

de source. Ils ont été frappés par tant d'humour, de simplicité, d'intelligence lumineuse qui leur a donné

soif. Et chacun de nos aînés, à l'âge des questions

essentielles, a tout naturellement plongé au cœur de l'Amour, un livre qui fait référence à la maison...

Ce chemin de lumière, puisé à l'Evangile de Jean, le Père l'incarnait pour nous chaque fois que nous le

C'était le philosophe en action, donné entièrement à chacun et de préférence aux plus petits

mal : nous avons vu plus d'une fois cette souffrance à l'œuvre dans son cœur de Père.

Même s'il gardait

toujours ce regard théologal d'Espérance : C'est /'in­ tensification des luttes qui se font plus ultimes avec

l'âge, la fidélité en amitié devenait sans doute le cadeau le plus précieux à lui offrir ? C'est ce que lui-

même avait toujours su donner... Un des derniers souvenirs qui date de cet hiver :

annoncé pour dîner et dormir, il n'arrive finalement à la maison que vers minuit pour cause d'un retard de train. Exténué (il a 93 ans), affamé, il arrive un peu

vacillant : une soupe chaude suivie d'un petit verre de chartreuse VEP, et voilà le Père qui se redresse telle

une plante assoiffée qui viendrait d'être réhydratée et qui se met à philosopher jusqu'à une heure du matin,

l'esprit vif et délié comme si de rien n'était sur la mé­

rencontrions, libre, infatigable, vivant. Les cadavres

taphysique des sens ! nous, nous étions morts et l'es­

descendent plus vite les rivières, aimait-il à répéter en

prit empâté de sommeil. Mais quelle leçon de jeu­

citant Péguy, une phrase qu'il attribuait plutôt à la

nesse !■

démarche intellectuelle. Cétait le philosophe en action, donné entièrement à chacun et de préférence aux plus petits... Ses nuits

s'en trouvaient gravement amputées. Nombreux ont

• Ces enregistrements sont disponibles auprès de OCX, 31 rue Rennequin, 75017 Paris, tel. 01.42.67.30.37, fax 01.47.64.01.16, http://mjfilm.free.fr/

été ses passages à la maison pour un court somme entre deux heures du matin et le premier TGV pour Rimont ou St-Jodard afin d'y assurer la première

heure de cours. Une confidence lâchée pourtant une

fois : Une chose à laquelle on ne peut pas s'habituer,

c'est le manque de sommeil !

En esprit curieux, le Père n'aimait rien tant que vivre des expériences nouvelles : elles venaient enri­ chir sa quête infatigable de chercheur. Ainsi Marc l'a­

vait emmené à près de 90 ans et à deux reprises sur sa moto, une BMW 1000 cm3, un moyen commode et

rapide d'attraper ce TGV du petit matin. Mais lorsqu'à

91 ans passés, le Père fait halte un soir alors que la voiture familiale est partie en vacances avec madame,

monsieur s'excuse et propose... un taxi ? l'œil du Père s'allume alors et il demande avec sa voix chuchotée

Mais il y a bien la moto ?... Après un grand éclat de rire, la sagesse cette fois devait l'emporter !

FRANCECatholique n°3Û37 8 septembre 2006 11

Comme un par / '/ va pleuvoir !, s'inquiète Colombe, 7 ans, le nez en l'air alors que nous traversons le pont Bonaparte. Le ciel tapissé de nuages sombres, laisse entrevoir, sporadique­

ment, les jets d'une lumière tamisée. Il est 9 h 30 et le

parvis de la cathédrale de Lyon se fait déjà le témoin des

premiers attroupements de fidèles qui, au son des prières des

moines et des moniales, cherchent à franchir les lourdes portes sous l'œil bienveillant de la police et des pompiers.

Derrière les grands écrans extérieurs, sur la terrasse du café de la cathédrale, une équipe de KTO semble peaufiner un

briefing serré.

Lorsqu'un quart d'heure après, nous parvenons à nous faufi­ ler à l’intérieur, c'est sans grand espoir de trouver une place assise. Le temps d’apercevoir quelques têtes connues, le père

Daniel-Ange, tout de blanc vêtu, dépose au loin son gros sac rouge. On nous apprend qu'il va y avoir du beau monde : évêques, cardinaux, prêtres, religieux, et même le Garde des

sceaux accompagné du maire de Lyon... Ils sont tous là : oblats, petits gris, sœurs contemplatives et apostoliques, dominicaines... réunis en ce jour. Le cardinal Barbarin va présider la messe des

obsèques du père Marie-Dominique Philippe, dominicain et fon­ dateur de la famille St-Jean, décédé le 26 août 2006 après avoir

fêté, un mois plus tôt, ses 70 ans de sacerdoce. L'hommage gran­

diose que constitue une messe célébrée par le Primat des Gaules et cette coïncidence, dans toutes les têtes, du nom de la prima­

tiale St-Jean, embaument cette célébration d'un parfum propre aux grands événements de l'Eglise de France.

Le Gloria entonné qui suit le cinquième mystère joyeux clôture enfin cette heure d’attente, la célébration va commen­ cer. Toute l’assemblée se lève et le réflexe semble alors com­

mun : des regards circulaires et convulsifs s'entrecroisent et

l'on entend certains marmonner : Y'a du monde... Comme si

tous découvraient, encore une fois, l'immensité de l'œuvre d'un Père pourtant déjà pressentie. Quatre moines empruntant

l'allée centrale déposent respectueusement le cercueil de leur père et ouvrent ainsi l'interminable cortège. Pour la première

fois, l'émotion monte et se fait palpable. La voix de l'arche­

vêque de Lyon rompt alors ce silence agité en priant pour

"vivre cette célébration dans l'action de grâce”. Puis après avoir remercié les ordres et autorités présentes, il ajoute qu'il

s'agit là de ’ moments graves et si riches de charité fraternelle " auxquels se joint notre Pape dans sa prière. Une "friture" des

micros semble alors redessiner quelques sourires dans l’assem­ blée qui est alors invitée à s'asseoir, il est 11 heures. Un représentant de l'Ordre des Prêcheurs, "exprime sa gra­

titude et amitié fraternelle" à celui qui "avait à cœur d'ouvrir

l'intelligence du cœur”. Le message des Ecritures toutes tirées de saint Jean est étourdissant de cohérence. "Ta parole est

Vérité, de même que tu m'as envoyé dans le monde, je les ai

12 FRANCECatholique n°3037 8

septembre 2008

fum d’éternité par Guillaume JEANSON

FRANCECatholique n°3037 8

septembre 2006

13

■HikMMîl envoyés dans le monde afin qu'ils soient consacrés dans

Théophile, le plus jeune frère de Saint-Jean, au regard

la vérité. Que tous ils soient un, comme toi Père tu es

éclairé, accourt relever de sa chute une vieille dame.

en moi et moi en toi (...) moi en eux et toi en moi.”

Cinq jeunes cyniques se désarment au fil d'une rencon­

Suivant le conseil de Marthe Robin, l'une de ”ses

tre spontanée avec deux sœurs apostoliques. Les propos

vieilles amies", le Père a fondé une famille éparpillée

du père Daniel-Ange, entouré d'un parterre de religieu­

aujourd'hui sur plusieurs continents.

ses illuminées, résument joliment cette communion des

L'homélie du cardinal Barbarin nous dévoile cet

âmes : "quand je vous vois, je ne crois plus à la Ré­

"intrépide chercheur de vérité (...) admirable dans ses

surrection, je n'ai plus besoin d'y croire parce que je la

amitiés" qui "avec la Vierge Marie reprend le chemin de la source (...), remontant de saint Dominique à saint

vois, je la vois dans vos yeux et sur vos visages".

Jean, (...) la perspicacité de l'intelligence au service de

fusion de grâces que Frères et Sœurs remontent dans

la foi". "Convaincu que quelles que soient ses blessures,

des cars en direction de leur maison mère.

15h, c'est dans une atmosphère irréelle d’une pro­

un homme pourra toujours renaître, il faisait peut-être

17heures, nous arrivons à Rimont sous un ciel

trop confiance à des gens fragiles voulant être auprès

brumeux, l'atmosphère est ouatée. Religieux et oblats

d’eux le témoin de l'amour du Père". Au travers d'une

se succèdent à pas feutrés dans la chapelle du prieuré

anecdote, l'archevêque de Lyon met en lumière l'impor­

pour se recueillir une dernière fois devant le cercueil

tance que représentait la fidélité pour celui qui porta

du père. Une demi-heure plus tard, des bribes de "Je

l'habit dominicain et fut prêt à être rappelé par ses

vous salue Marie" se font entendre ça et là : les petits

supérieurs jusqu'à sa mort. Comme le rappellera lors de

gris testent leur installation sonore. La brume enfin se

son témoignage d'adieu, quelques heures plus tard à

dissipe et c’est, bercés par une légère brise, que nous

Rimont l'un de ses frères, à la question - Qu'aimez vous

sommes conviés à nous rapprocher de la statue de la

le plus chez vos amis ?, il répondait : - La fidélité.

Vierge. Un chant s'élève et le cercueil est déposé, au

La philosophie partant de "du questionnement et de l'émerveillement (...) il était admirable avec les gens

qui pensaient autrement et éprouvait une admiration

secrète pour les artistes, développant avec eux une amitié profonde et féconde". Les intentions de prière universelle pour la paix au

Moyen-Orient, l'union familiale, la vie religieuse et la bénédiction des absents précèdent la quête. Quand vient la communion, chaque prêtre remettant le corps

du Christ est épaulé par une religieuse porteuse de lu­ mière. Un homme affairé arborant le brassard du servi­ ce d'ordre s'exclame à voix basse non loin de nous : "on a un problème... 2000 hosties !" Juste avant l'envoi de

Mgr Barbarin, le Frère Jean-Pierre Marie, prieur général

de saint Jean, remercie "le père Marie Dominique Philippe pour avoir exploré la voie étroite de saint Jean comme veilleur et témoin (...) héritage immense que celui du disciple qui partagea les secrets du Maître pour

les faire partager à la terre". Après avoir rendu homma­

ge au "témoignage, appel et don" de son Père, il ajoute

: "vous saviez la fragilité des hommes, notre fragilité,

milieu des proches, aux pieds de Marie. Comme elle, le

"Héritage immense que celui du disciple qui partagea les secrets du Maître pour les faire partager à la terre"

Père souhaitait mourir "sans gloire humaine". Une nou­ velle fois, l'émotion...

Après une lecture extraite de l’Apocalypse, traduite en polonais par ma voisine voilée, plusieurs personnes viennent témoigner. Chaque phrase semble susciter

l'hilarité "quand on écoute le père, on se sent intelli­ gent...", "Père vous êtes plus vivant que vous en avez l'air, vous nous avez fait faire, dans la même journée, Saint-Jodard, Lyon, Rimont, au fond rien n’a changé"...

l'un des frères confie : "le père Philippe m'a fait goûter un vin nouveau. Je ne peux pas oublier celui qui me l'a

fait goûter mais je ne peux pas non plus oublier ce que j'ai goûté avec lui". Une jeune sœur ajoute quant à elle que "vous regarder prier, Père était tout un enseigne­

ment". Ce "témoin habité de la miséricorde” comme le surnomme ensuite la représentante des oblats est

remercié par une jeune Allemande de 'TEcole de vie" de Genève, qui attend avec impatience l’implantation germanique de la communauté. Enfin, les sœurs chan­ tent et tous viennent bénir le cercueil ; il est 19 heu­

elle ne vous effrayait jamais, votre confiance en la

res. Un quart d’heure plus tard, le cortège s'ébranle en

Vierge vous donnait l'audace de la miséricorde”. C'est au rythme des jumbés africains que le Cardinal,

direction du cimetière de Rimont pour la mise en terre.

les évêques et les Pères Abbés, suivis des frères et soeurs

attirés par autant de ferveur. Un lieutenant de gendar­

Les rares habitants sortent de leur maison, comme

puis quelques laïcs bénissent le cercueil. Une prière du

merie, immobile et raide, salue au garde à vous le pas­

père à Marie puis un Salve Regina scellent cet adieu de

sage du convoi. Dans le calme et la fraîcheur vespérale

('Eglise à l'un de ses serviteurs les plus humbles.

s’entonne un chapelet. La tombe est bénie. Les frères

Tous voient alors ce petit cercueil sortir lentement

hissent et descendent alors à l'aide de grosses cordes,

de la pénombre de la primatiale, pour s'enfoncer, dispa­

la dépouille du fondateur de leur communauté. Il est

raître dans la lumière irradiante qui semble jaillir de la

19 heures 40, ce samedi 2 septembre 2006. La dalle

Grande Porte. Lumière éclatante de la Vérité qui après

est ornée de gerbes de fleurs, on entend une dernière

avoir guidé sa vie semblait nous montrer le chemin. Un

prière puis le silence. Silence vite ranimé du chant

message plus que transmis puisque autour de nous telle

joyeux et tonitruant des vaches. 20 heures, le cortège

la multiplication des pains, les fidèles dévoilent un don

heureux et confiant remonte, décousu, en parlant, pour

de soi saisissant : Un aveugle contemple, au travers de

déguster un repas festif.

la description détaillée que lui en fait un jeune, la faça­ de de la cathédrale ; du haut de ses dix-neuf ans, frère

14 FRANCECatholique n°3037 8 SEPTEMBRE 2006

Ainsi s'en allait le corps, temple de l'esprit, de celui

par qui je suis devenu chrétien. ■

® GUILLAUME JEANSON

Le charisme par Gérard LECLERC tion de l'Eglise, ou les pères Daniélou et de Lubac

Dans la longue histoire de la vie religieuse de l'Eglise, le Père Philippe occupe d'ores et déjà une place très originale, bien que parfaitement cohérente avec la logique de création et d'adaptation de ses institutions.

s'insurgeant contre les "assassins de la foi”. Cette tempête intérieure était relayée, sollicitée et amplifiée par une crise de civilisation rendue manifeste par l'explosion de l'année 1968. Pour

illustrer d'une image la réalité d'un moment, on rappellera le scandale d'un de Lubac et d'un Fessard assistant à la fuite des novices de la

Compagnie qui allaient rejoindre les manifes­

tants des barricades. Ce n'aurait été que demimal, s'il ne s'était agi que d'un phénomène de

n peut dire que le Père Philippe est à la

génération. Le drame c’est que tout cela abou­

fois un fondateur et un réformateur. Un

fondateur, dans la ligne d'un Dominique,

généralisée et la récusation de la vie religieuse.

O

tissait à l'apostasie pratique, la désertion

comprendre, il importe de revenir aux années post­

sur Vatican II et son désir d'ouverture au

conciliaires, pendant lesquelles le Père Marie-

monde ? Au même moment, quels pouvaient

d'un François ou d'un Ignace, un réfor­

Comment l'opposition traditionaliste n’en

mateur, dans l’esprit d'un Bernard, d'une

aurait-t-elle pas été confortée, alors qu’elle

Thérèse d'Avila, d'un Jean de la Croix. Mais pour le

reportait toute la responsabilité du désastre

Dominique va se trouver - contre lui-même - pro­

être les sentiments d'un Marie-Dominique

voqué par le cours des choses, la sollicitation d'un

Philippe alors que le drapeau rouge flottait sur le

groupe de ses élèves et des encouragements aussi

déterminants que ceux de Marthe Robin, à prendre une initiative décisive. Faut-il rappeler encore le climat de ces années qui ont suivi Vatican II et qui, malheureusement,

semblait démentir l'annonce d'un nouveau prin­

temps de l'Eglise ? Le cardinal Ratzinger observait

qu'il en avait presque toujours été de même dans le passé. Un concile est toujours une épreuve pour

l'Eglise, même si, par ailleurs, il formule les prin­ cipes d'une nouvelle phase de l'évangélisation et d'une réforme nécessaire. On peut ajouter que lors­

qu'un concile permet de résoudre un grave diffé­

Une façon propre à lui attacher des esprits en quête d'un réel équilibre

Saulchoir et que les A.G. révolutionnaires s'y succé­ daient ? Tenir bon en poursuivant son enseigne­

ment à l'université catholique de Fribourg était un

vrai gage de résistance, avec la certitude que la solidité de la tradition thomiste triompherait. Mais était-ce suffisant ? Fallait-il se résoudre à l'amplification du phénomène lefebvriste et à l'at­

tirance qu'exerçait sur les jeunes en conflit avec le progressisme doctrinal et pratique le séminaire

d'Ecône. Les voies de recours semblaient fermées. Les ordres traditionnels étaient tous plus ou moins

chamboulés, leurs noviciats peu disposés à

accueillir des candidats en désaccord avec leurs

rend doctrinal, celui-ci peut rebondir, comme avec

lignes de conduite. De plus, il fallait répondre

l'arianisme, et plus encore amplifier l'onde de choc

de façon précise aux sollicitations intellectuel­

de l'hérésie jusqu'à en prolonger l'effet sur plu­

les et spirituelles. L’enseignement d'un Père

sieurs siècles. La nature de Vatican II est quelque

Marie-Do à Fribourg, y répondait d'une façon

peu atypique puisque, selon la volonté formelle de

propre à lui attacher des esprits en quête d’un

Jean XXIII, le concile avait renoncé à reprendre la

réel équilibre. La synthèse thomiste réactuali­

formule traditionnelle des anathèmes et des récu­

sée ne fondait-elle pas un humanisme chrétien

sations doctrinales. Il s'agissait d’énoncer de façon

qui correspondait toujours à la requête de l'in­

positive toutes les richesses du christianisme et

telligence et de la foi ?

ainsi promouvoir "un nouvel âge de l'histoire”.

Comment le dominicain n'aurait-il pas été re­

Cette volonté n'a pas empêché, dès la clôture, à

connu comme un maître au sens le plus légi­

des courants se réclamant du progressisme

time ? Alors que par ailleurs tout semblait flot­

ambiant de mettre l'essentiel en péril au point

ter au gré des modes et des engouements, il y avait

d'attrister Paul VI qui dénonçait une autodestruc­

là un pôle solide d'identification. Evidemment, il

16 FRANCECatholique r°3037 8

septembre 2006

■ HIRMM;!

n'était pas le seul. Fort heureusement, dans l’Eglise

quant aux révérends qui s'en faisaient les apolo-

des années 70, d'autres expériences se font jour

gètes : "en philo, zéro, dans l’armée, douze balles

avec, notamment, l'apparition des communautés

dans la peau". Une certaine fascination pour le

charismatiques. D'ailleurs, malgré la différence des

monde séculier aboutissait à ce réflexe fusionnel

styles et des spiritualités, une cohérence et une

déjà discerné par Gaston Fessard au temps de l'at­

complicité profonde va s'établir entre toutes ces familles que réunissent - sous le regard de Marthe Robin - le souci d'un réenracinement biblique et

celui d’évangéliser son prochain. Ces enjeux communs définissent une probléma­ tique qui n’a rien perdu de son actualité. Si l’on se fie au compte-rendu récent dans La Croix d’un col­

loque sur l'évangélisation, les discussions post­ conciliaires sur les valeurs modernes, le ralliement des chrétiens à l'héritage des Lumières ont toujours cours. Ce n'est d'ailleurs pas les Lumières en soi qui

sont en cause, avec l'exigence kantienne de ratio­ nalité rigoureuse, mais le style d'humanisme qui en

II devait se remettre en esprit au temps des fondateurs ou des refondateurs

tirance marxo-stalinienne. Le ralliement à l’esprit

du temps mettait donc fin à toute idée d’évangéli­

sation. Autour du Père Marie-Do à Fribourg, le climat

était très différent. L’humanisme philosophique était ordonné au surnaturel et la flamme évangéli-

satrice était d’autant plus forte. Les étudiants qui demandaient instamment à leur professeur de répondre à leur appel au service de l’Eglise et à la

consécration religieuse, le faisaient en connaissan­ ce de cause. Il était leur seule référence. Quitte à se faire violence, le philosophe devait se remettre

en esprit au temps des fondateurs ou des refonda­

découle. L'autonomie proclamée signifie-t-elle le

teurs. Sa vocation l’avait naturellement appelé,

déni d’ouverture au surnaturel sans lequel l'homme

dans l'ombre de son oncle le père Dehau, à devenir

ne saurait se déployer, dans l'ordre de la charité,

fils de saint Dominique, mais dès lors que les frères

qui le surdétermine ? Clavel réagissait déjà avec

prêcheurs ne pouvaient accueillir de nouveaux

indignation et colère à cet humanisme-là en rétor­

candidats en raison de la conjoncture post-conci-

FRANCECatholique n°3037 8 septembre 2006 17

liaire, il y avait lieu de songer à fonder une autre

rebelle à toute subordination et à tout effet de fas­

famille religieuse dans une continuité réformatrice

cination déraisonnable. Il exerçait une réelle pater­

par rapport à l'Ordre auquel il était irréductible­

nité spirituelle, son magistère intellectuel était

ment attaché.

incontesté. Mais sa parfaite aménité, sa délicatesse

Puisque ses supérieurs l'y incitaient, le Père

et son respect à l'égard de tous, le prémunissait des

Marie-Dominique ne pouvait plus se dérober à l'ap­

débordements. La façon dont il a préparé sa suite,

pel. La fondation des frères et des sœurs de Saint-

avec nomination d'un supérieur de son vivant, les

Jean en 1975, l'année de la publication de Evangelii

étapes de sa fin de vie, révèlent la profonde péda­

nuntiandi par Paul VI, puis des

gogie de qui veut donner toutes

sœurs contemplatives en 1982 et

ses chances à ce qui lui survivra.

apostoliques en 1983, allait mar­

Bien sûr, il ne faut pas se cacher

quer une époque dans les suites

l’épreuve qu'est pour une commu­

de Vatican II, comme initiative

nauté toute jeune la disparition

propre à répondre à la véritable

d’un fondateur si présent et si in­

intention formatrice et évangéli-

dispensable. Mais la force de l'hé­

satrice du Concile, fût-ce à cont­

ritage témoignera en faveur du

re-courant de ce qui était imagi­

fondateur. S'il a réellement fondé

né à l'aune de “l'Esprit du

sur le roc, son œuvre parlera pour

Concile". C'était aussi le signe

lui.

que le progrès pouvait s'élaborer

Enfin, les épreuves n'auront pas

à partir de la Tradition ferme­

manqué, du vivant du Père Marie-

ment respectée. Nous ne ferons

Do. Comment en aurait-il été au­

pas ici l'histoire - qui n'est que

trement ? Les institutions d'Eglise

trentenaire - des “petits gris",

n'échappent pas aux aléas du

sauf à nous concentrer sur trois

temps, aux heurts des caractères,

points importants.

à la faiblesse des uns ou des aut­

Le premier concerne la pé­

res. Pourquoi ne pas le dire ? Les

riode des fondations, juste après

"petits gris" ont connu des man­

la décision. Le passage par l'ab­

ques de maturité, des difficultés

baye de Lérins, avec l'appui de

parfois sérieuses. L'autorité a été

cinq évêques français et suisses,

obligée d'intervenir pour rappeler

puis l'accueil du diocèse d'Autun

certaines règles. Mais si des cam­

grâce au courage de Mgr Le-

pagnes de presse se sont parfois

bourgeois, sont significatifs d’un

acharnées contre eux, ce n'est

enracinement ecclésial. L'humi­

sûrement pas parce qu'ils avaient

démérité ou failli. Le traitement de

lité des commencements avec les

risques encourus s'est trouvée encadrée par d'aut­

choix dont ils furent l'objet, et auquel ils ne surent

res institutions ecclésiales solidaires. C'est que,

pas toujours bien faire face, s'explique par, outre

dans l'Eglise, il y a bien solidarité de tout le corps,

des blessures personnelles respectables, beaucoup

dans la complémentarité des charismes, le neuf s'a­

plus souvent par des motifs idéologiques. Quand on

joutant à l'ancien, l'ancien ne se révélant pas

caduc, mais au contraire affirmant lui-même d’étonnantes facultés de renaissance. Il faut aussi noter la rapidité de l'essor des frères et des sœurs

de Saint-Jean qui correspondaient à une exigence et à une attente indéniables. Les demandes épisco­

pales de fondations de couvents qui s’ensuivirent, et l'envoi des frères et des sœurs aux quatre coins du monde attestaient de la vocation universelle

d'une communauté vouée au service de toutes les

Eglises. Le second point concerne le fondateur lui-

Parler d'idolâtrie comme on l'a parfois fait est absurde et ridicule

ne veut pas "encadrer” cette famille de pensée, on ne refuse pas l'aubaine d'un “scandale" pour la mieux enfoncer. On a mis en avant la simple indi­

gnation morale, ou la déontologie de l'information, voire le combat anti-sectes en prenant pour cible

cette communauté particulière, jeune et dyna­ mique, mais n'est-ce pas tout simplement parce

qu'elle est jalousée pour son rayonnement et son

influence sur les nouvelles générations ? On a sans doute raison d'insister sur les carac­ téristiques fragiles d'un ordre religieux commen­

çant, qui ne dispose pas de l’expérience acquise des

même. Que le père Marie-Dominique Philippe ait

ordres anciens. Mais à ce compte, il ne faudrait rien

été l'objet, de la part des frères et des sœurs, d'une

oser ni commencer dans l’Eglise ? Le Père Marie-

véritable vénération, n'est pas niable. A condition

Dominique a su oser, alors qu'apparemment il n'a­

que l'on sache vraiment ce qu'on entend par là.

vait pas été préparé pour cela. Sa famille spirituelle

Parler d'idolâtrie comme on l'a parfois fait est

dans la peine lui exprime sa reconnaissance.

absurde et ridicule. Il suffit d'avoir approché tant

Comment n'y pas joindre la nôtre... Dans la crise

que soit peu le Père Philippe pour savoir qu'il n'a­

des années post-conciliaires, il aura été un très

vait rien d'un gourou et que son ethos le rendait

beau témoin du renouveau possible. ■

18 FRANCECatholique n°3037 8

septembre 2006