Fragments de Science - Volume 4 9782759832415

Le Cypripedium calceolus - L’argent natif - Les foraminifères - La boussole de Fraget - La longueur d’onde de Louis de B

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Fragments de Science - Volume 4
 9782759832415

Table of contents :
CONTRIBUTIONS ET REMERCIEMENTS
Sommaire
Préface
Avant-propos
1. Le Cypripedium calceolus
2. L’argent natif
3. Les foraminifères
La boussole de Fraget
5. La longueur d’onde de Louis de Broglie

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Fragments de Science

Fragments de  Science Corinne Labat et Carlos de Matos Volume 4 Le Cypripedium calceolus L’argent natif Les foraminifères La boussole de Fraget La longueur d’onde de Louis de Broglie

Dans la collection Fragments de Science, volume  1, «  Le Drosera rotundifolia – La pyrite – Le Nautilus – Le prisme de Newton – L’équation de D’Alembert », ISBN : 978-2-7598-2708-4 (2022) Fragments de Science, volume 2, «  L’Ulva lactuca – La malachite – Le Hyaenodon brachyrynchus – Les tuyaux sonores – La loi de Planck », ISBN : 978-2-7598-2710-7 (2022) Fragments de Science, volume 3, «  L’Isatis tinctoria – Le quartz – Les Calamites suckowi – L’anneau de S’Gravesande – Pi », ISBN : 978-2-75982712-1 (2022)       Couverture : conception de Miguel Cruz, COX&CO, Paris. Mise en pages : Patrick Leleux PAO   Imprimé en France ISBN (papier) : 978-2-7598-3236-1 ISBN (ebook) : 978-2-7598-3241-5   Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective », et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal.

© EDP Sciences, 2023

CONTRIBUTIONS ET REMERCIEMENTS L’opération « Fragments de Science » a été initiée conjointement par le Service Commun d’Étude et de Conservation des Collections Patrimoniales (SCECCP) et le Pôle Culture de l’Université Toulouse III – Paul Sabatier. Cette Collection « Fragments de Science » est réalisée grâce aux contributions de : • Didier Béziat, Professeur Émérite au département de Biologie et Géosciences de l’Université Toulouse III – Paul Sabatier, responsable scientifique de la collection de minéralogie. • Guillaume Dera, Maître de Conférences au département de Biologie et Géosciences de l’Université Toulouse III – Paul Sabatier, responsable scientifique de la collection de paléontologie. • Paul Seimandi, technicien au Jardin Botanique Henri Gaussen de Toulouse et au SCECCP, responsable scientifique de la collection des Herbiers et Jean-Yves Marc, technicien au JBHG. • Nathalie Séjalon-Delmas, Maître de Conférences au département de Biologie et Géosciences de l’Université Toulouse III – Paul Sabatier, directrice du SCECCP et du Jardin Botanique Henri Gaussen. • Véronique Prévost, responsable du Pôle Culture. Les auteurs remercient l’Université pour son soutien ainsi que France Citrini et les éditions EDP Sciences pour la création de cette nouvelle collection. 5

Sommaire

Préface......................................................................................................................

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Avant-propos....................................................................................................... 11   1. Le Cypripedium calceolus......................................................................... 13 2. L’argent natif................................................................................................. 31 3. Les foraminifères........................................................................................ 49 4. La boussole de Fraget.............................................................................. 63 5. La longueur d’onde de Louis de Broglie..................................... 77

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Préface

À Toulouse, l’histoire de l’université s’écrit depuis près de huit siècles. Dans les cabinets d’histoire naturelle, de physique, de chimie de la faculté des sciences, puis dans les laboratoires de l’université Paul Sabatier, ont été conservés patiemment, plus d’un million d’objets qui forment désormais d’importantes collections patrimoniales et qui témoignent de cette longue et riche aventure humaine et scientifique. Mais pas seulement… Le patrimoine scientifique est un agent actif dans la construction du patrimoine culturel. Ces objets révèlent les liens ténus mais permanents entre science et société, université et territoires, enseignement et innovation. L’université a vocation à diffuser les savoirs, à mettre en partage ce bien commun qu’est la connaissance, à mettre en partage l’histoire des sciences. Le savoir se construit souvent pas à pas, par petites touches, parfois aussi, par ruptures et accélérations brutales, avec des petites et des grandes découvertes, des débats, des controverses, des savants… Comment parler de science autrement  ? En racontant toutes ces histoires qui l’ont constituée, et qui ont laissé des traces matérielles ou immatérielles : les objets de nos collections sont autant d’empreintes, de marqueurs, de repères. Ces objets sont donc bien à la fois restes et éclats : des fragments de science. 9

Fragments de science – Volume 4

Il existe déjà, à l’université Paul Sabatier, une opération « Fragments de Science » depuis dix ans, qui propose des expositions permanentes couplées à une vitrine numérique, un site en lien avec l’exposition1, et qui compile photos et textes exposés. S’ajoute une série d’expositions de photographies d’art, «  Petits fragments de science  », qui mettent en valeur des détails, des couleurs, des textures. Ce nouveau volet vient enrichir l’opération en menant l’enquête un peu plus loin, en s’arrêtant sur des moments, des lieux, des personnages, qui, ici et ailleurs, ont construit l’histoire des sciences. La création de cette collection d’ouvrages a pour vocation de raconter ces histoires, en partant d’objets réels de quatre domaines transversaux, qui, pour la plupart ont été conservés et transmis depuis plus de deux siècles, ou qui, pour certains, souvent par chance, ont échappé à la destruction. Le patrimoine immatériel est aussi convoqué : le cinquième « témoin » est une notion fondamentale. Les auteurs nous invitent, au fil des objets, à une promenade scientifique et culturelle, dans l’espace et dans le temps…   Jean-Marc Broto Président de l’université Toulouse III – Paul Sabatier, le 1er mars 2022

1. http://www.fragmentsdescience.com

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Avant-propos

Un fragment est « un morceau d’une chose qui a été brisée en éclats  ». Les objets des collections sont des fragments de science qui constituent le patrimoine scientifique, mettent tour à tour en lumière le travail d’un chercheur, l’enseignement de la science, les savoir-faire, les façons de faire, les besoins ou les questions d’une époque. Ils témoignent de l’émergence de notions, de principes scientifiques ; ils éclairent les influences interdisciplinaires et révèlent des pans d’histoires. Ces fragments des collections de l’université Paul Sabatier sont issus de quatre domaines transversaux  : la physique, la botanique, la minéralogie et la paléontologie, auxquels s’ajoutent dans chaque volume un objet immatériel (une équation, une notion, un principe). Dans ce quatrième volume, on lève le voile sur le Cypripedium calceolus, l’argent natif, les foraminifères, la boussole de Fraget, la longueur d’onde de Louis de Broglie.

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Le Cypripedium calceolus

On dit de cette orchidée qu’elle est mystérieuse, étrange, quelquefois monstrueuse, mais elle est aussi rare, fragile et menacée. Ce « Sabot de Vénus » concentre dans l’imaginaire collectif les fantasmes et les pouvoirs qui sont attachés à la déesse de l’amour, de la séduction et de la beauté féminine.

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Fragments de science – Volume 4

Figure  1  Cypripedium calceolus L., Herbier J.  Serres, Collection de Botanique, Université Toulouse III - Paul Sabatier. ©  Véronique Prévost [UT3].

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Le Cypripedium calceolus

UNE ORCHIDÉE SAUVAGE Le Cypripedium calceolus L. est une plante herbacée vivace de la famille des Orchidaceae qui se rencontre sur des sols caillouteux basiques (avec un pH élevé), que l’on dit alcalins  ; ce sont des sols pauvres plutôt filtrants, et en climat frais et assez humide. Il est présent sur deux continents : en Eurasie, et, depuis 2019, on l’a localisé en Algérie. En France, il a été répertorié dans six départements alpins et on connaît quelques rares «  stations  » dans deux départements pyrénéens et dans les Grands Causses. On le trouve surtout entre 1 000 et 1 400 m d’altitude. Cette orchidée pousse fréquemment en petites touffes  : deux à six tiges se développent sur un système racinaire commun. Chaque tige porte habituellement de trois à cinq feuilles alternes (à différents niveaux) de forme large-ovale dont la nervation parallèle est bien marquée. Les feuilles de couleur vert clair sont couvertes de petits poils sur leur partie inférieure. Elles embrassent la tige, un peu courbée, et couverte elle aussi de poils courts et fins (pubescente). La fleur du Sabot de Vénus est la plus grande des orchidées européennes, et l’une des plus grandes de la flore d’Europe occidentale. Ces fleurs sont hermaphrodites : elles ont à la fois des étamines (organes mâles) et un pistil (organe femelle). Elles sont de forme inégale avec cinq pétales : deux paires dissemblables de couleur brun foncé longs et étroits, et le plus grand d’entre eux, en bas au centre (le labelle), large et bombé, est « d’un beau jaune maculé de pourpre à l’intérieur2 ». Chaque tige produit une à deux fleurs, exceptionnellement trois, d’avril à mai. Elles sont portées par une tige poilue (pédoncule pubescent), qui se forme au niveau de la feuille la plus haute (à l’aisselle de la bractée). Ces fleurs « exhalent une douce odeur de fleur d’oranger3 ». 2. Henri Correvon, Les orchidées rustiques, Paris, O. Doin, 1893. 3. Henri Correvon, Les orchidées rustiques, op. cit.

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Fragments de science – Volume 4

Figure  2  Le Sabot de Vénus. In J.J.  Roemer, Flora Europaea inchoata, vol. 1, 1797, pl. 29 (Vogel sc.).

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Le Cypripedium calceolus

LE SABOT, L’ABEILLE ET LE CHAMPIGNON Qui dit reproduction, dit graine, et pour produire une graine, il faut qu’il y ait fécondation. Et le Sabot de Vénus a sa particularité  : le pétale large –  le labelle  – unique et très différent des quatre autres, joue le rôle principal dans la pollinisation. Il dégage une odeur très particulière, mielleuse, qui signifie « promesse de nectar » pour un jeune insecte. La jeune abeille se pose sur ce sabot, puis entre à la recherche du précieux butin ; la surface lisse et glissante entraîne alors l’insecte au fond du sabot où des poils recourbés l’empêchent de revenir sur ses pas ; il reste une seule issue, étroite : une sorte de trompe, qui oblige à la contorsion pour se faufiler à l’extérieur. En empruntant ce  «  petit couloir du fond  », notre abeille est contrainte d’abandonner d’abord les pollinies (si elle en porte déjà), puis se retrouve chargée de celles du sabot (qui se collent à elle) et qu’elle déposera, si tout va bien… dans le prochain sabot qu’elle visitera. Des études récentes montrent que la fructification a lieu dans moins de 25  % des cas4. On sait, de plus, que ces abeilles sont de jeunes femelles inexpérimentées, principalement de l’espèce Andrena haemorrhoa5, et on a pu étudier la composition des «  médiateurs chimiques  » qui explique leur attirance pour ces plantes  : il faut «  qu’émetteur et récepteur soient vraiment en accord6 », qu’ils partagent ces affinités moléculaires, qu’il y ait une alchimie, en quelque sorte. 4. Jean Terschuren, Plan d’action en faveur de Cypripedium calceolus en Europe, Convention de Berne (relative à la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel de l’Europe, Sauvegarde de la nature n° 100, Éditions du Conseil de l’Europe, 1999. 5. Il peut s’agir aussi d’autres abeilles de genres Andrena, Colletes voire Lasioglossum. 6. Gunnar Bergström, Relations chimiques entre les orchidées et leurs pollinisateurs, Station écologique, université d’Uppsala (Suède), île d’Oland, Bulletin de la Société entomologique de France, 1985.

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Fragments de science – Volume 4

Quand la graine est produite, il faut ensuite qu’elle soit semée pour donner naissance à une nouvelle orchidée. Entre le moment où le Cypripedium calceolus a été identifié et décrit, et le moment où les scientifiques ont pu expliquer le processus de reproduction des orchidées, il s’est écoulé plus de trois siècles. La plante est documentée dès 1629 et, en 1753, Carl von Linné en donne la description qui fait référence. Mais il reste une zone d’ombre : comment cette plante se reproduitelle  ? En 1844, après des décennies d’échecs horticoles, M.  Neumann réussit à faire germer un spécimen «  en semant des graines à la surface du compost de la plante même7 ». On sait donc comment faire, mais on ne sait toujours pas pourquoi ça fonctionne. C’est vers 1900 que le biologiste Noël Bernard, en étudiant une autre orchidée (une Néottie), remarque « que les plantules sont envahies par des filaments », et que ces filaments sont, en réalité… un champignon  : le Rhizoctonia. Il  l’a isolé, il l’a mis en culture et, enfin, lorsqu’il a mis les graines d’orchidée en présence du champignon  : elles ont germé  ! «  La symbiose Champignon-Orchidée était découverte.  » Les graines, minuscules sans réserve, ne peuvent germer sans une aide extérieure (le champignon) qui va fournir à l’embryon les ressources nutritives requises pour la germination. On sait désormais que chaque orchidée a « son » champignon : pour le Sabot de Vénus, c’est le Rhizoctonia spp8. La germination a lieu au bout de 11 à 16  semaines en moyenne, et il faut compter environ 4 ans pour voir pousser la plante. Enfin, certaines de ces plantes ne fleurissent jamais9… 7. Henri Mathieu, Section des amateurs de jardins alpins : Mise au point sur la culture et la biologie des Orchidées, in Publications de la Société Linnéenne de Lyon, 1970, 39-7, p. 39-44. 8. Mycorhize chez les Orchidées, Site In Vitro Lab, invitrolab.fr 9. Jean Terschuren, Plan d’action en faveur de Cypripedium calceolus en Europe, op. cit.

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Le Cypripedium calceolus

UN NOM ET UNE LÉGENDE Cypripedium vient de Kupris en grec, Cypris en français, le nom chypriote d’Aphrodite donc de Vénus pour les Romains. Pedium, c’est la plante du pied, et calceolus la petite chaussure en référence à la forme de ce pétale si particulier. Les noms vernaculaires sont donc en grande majorité une traduction du terme latin  : Sabot de Vénus en France, Sapato-de-Vênus (soulier de Vénus) au Portugal, Scarpetta de Venere (pantoufle de Vénus) en Italie. Puis la domination chrétienne a introduit quelques variantes  : Pianelle della Madonna (pantoufle de la Vierge) en Italie, Sabatetes de la Mare de Déu (chaussure de la mère de Dieu) en Catalogne, et occasionnellement sabot de Notre-Dame ou sabot de la Vierge en France. Les pays du Nord de l’Europe de culture protestante ont opté pour la formulation plus neutre «  Chaussure de dame  »  : Lady’s Slipper en Angleterre, Frauenshuh en Allemagne ou Vrouwenschoentje aux Pays-Bas. L’étymologie a-t-elle été jugée insuffisante ? Cette orchidée était-elle si mystérieuse ? Une légende est née pour expliquer son existence. Elle dit : « Un jour d’été, Vénus se promenant, fut surprise par l’orage. En errant dans les bois, elle perdit l’une de ses chaussures, brodée d’or et de pourpre. Le lendemain une bergère se rendant à la montagne avec son troupeau, traversa le bois et vit le petit soulier. Très émue devant cette merveille, elle l’admira et voulut le prendre. Mais au contact de sa main il disparut, et à sa place poussa une fleur gracieuse ayant la forme d’un sabot.10  » Il existe une autre version héritée des peuples amérindiens11, avec différentes variantes, mais l’idée générale est toujours la 10. Henri Mathieu, Section des amateurs de jardins alpins : Mise au point sur la culture et la biologie des Orchidées, op. cit. 11. Les taxons nord-américains (var. parviflorum & var. pubescens) sont considérés aujourd’hui comme étant d’autres espèces.

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Fragments de science – Volume 4

même : une vieille légende Ojibwe raconte l’histoire d’un village touché par la peste. C’était l’hiver, et beaucoup de gens sont morts, dont le guérisseur. Pour trouver le remède et sauver son village, une jeune fille a fait un dangereux voyage dans la neige. Elle a réussi. Mais, en chemin, elle a perdu ses mocassins, laissant une trace d’empreintes sanglantes dans la neige. Lorsque le printemps est arrivé, ces empreintes ont laissé place à des fleurs de mocassin12. Pour les Amérindiens, le Sabot de Vénus est donc la fleur de mocassin, même si, aujourd’hui, l’appellation occidentale venue d’Europe s’est imposée. UNE RÉPUTATION SULFUREUSE «  Par son tempérament comme par ses mœurs, l’Orchidée est femme.13  » Et elle va inspirer les auteurs, mais la symbolique qui se construit est pour le moins orientée. Jacques Offenbach ouvre le bal, dans le refrain de La Belle Hélène (femme belle et dangereuse)  : «  Dis-moi Vénus, quel plaisir trouves-tu à faire ainsi cascader la vertu ? » Dans une réédition des Fleurs du mal14 de Baudelaire en 1900, ouvrage jugé scandaleux et censuré, c’est le Sabot de Vénus qui est choisi pour illustrer la couverture  : Carlos Schwabe propose une représentation de cette «  inquiétante plante  » conçue comme «  un animal agressif15 ».

12. Kristen Minogue, Medicine, Myth and the Lady’s Slipper Orchid, in Shorelines, La vie et la science au Smithsonian Environmental Research Center, 7 août 2015. 13. J.-M. Pelt, Évolution et sexualité des plantes, Genève, éd. Horizons de France, 1970, p. 201. 14. Ces « fleurs de rhétorique », image de la belle langue, que Baudelaire a détourné, orienté vers « le mal ». 15. Jean-David Jumeau-Lafond, Carlos Schwabe, symboliste et visionnaire, ACR Éditions internationales, Paris, 1994.

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Le CYPRIPEDIUM CALCEOLUS

Figure  3 Illustration de l’ouvrage de Charles Baudelaire Les Fleurs du Mal, Paris, Charles Meunier, 1900. Auteur : Carlos Schwabe.

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Fragments de science – Volume 4

Le ton est donné. Maurice Maeterlinck en 190716 en fait une description qui résume assez bien l’opinion générale  : «  Nous connaissons tous le Cypripedium ou Sabot de Vénus ; c’est, avec son énorme menton en galoche, son air hargneux et venimeux, la fleur la plus caractéristique de nos serres, celle qui nous semble l’Orchidée type, pour ainsi dire. » La même année, André Theuriet, dans un poème de 190717, reprend toute la symbolique  : la fleur du Sabot de Vénus est dite tour à tour bizarre, fantasque, merveilleuse, étrange. Il est question de sa gloire : elle est là depuis des siècles, et déjà aux temps des légions romaines « hantée de souvenirs troublants », éclaboussée par le «  sang rouge  » des Gaulois tombés devant César. Elle s’est défendue seule, «  telle une amazone, farouche, qui brandit son dard  ». À sa vue, on croit voir «  un corps [nu] féminin se mouvoir », elle est objet de conquête, avec « sa forme exquise », elle « avive la passion », jusqu’à « l’extase » : « un soupir monte »… Et selon la légende, c’est ainsi que « dans les bois de Brocéliande, Viviane enchanta Merlin… ». Et, toujours, le charme demeure : « Et te voici, comme au vieil âge, Toujours belle, toujours sauvage ; Mais la forêt dort à l’entour, Et tu répands, magicienne, Avec plus de grâce sereine Ta capiteuse odeur d’amour. »

16. Maurice Maeterlinck, L’Intelligence des fleurs, Eugène Fasquelle, 1907 (p. 1-108). 17. André Theuriet, «  Le Sabot de Vénus  », in Revue des Deux Mondes, 5e période, tome 37, 1907 (p. 396-409).

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Le Cypripedium calceolus

Cette réputation n’a pas échappé à Marcel Proust18, et dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs19 et Le Côté de Guermantes20, la duchesse de Guermantes donne une leçon d’amour à la princesse de Parme en prenant exemple sur la reproduction des orchidées, et elle conclut  : «  Il paraît, […] que dans mon petit bout de jardin, il se passe en plein jour plus de choses inconvenantes que la nuit… dans le bois de Boulogne ! Seulement cela ne se remarque pas parce qu’entre fleurs cela se fait très simplement, on voit une petite pluie orangée, ou bien une mouche très poussiéreuse qui vient essuyer ses pieds ou prendre une douche avant d’entrer dans une fleur. Et tout est consommé ! » Plus tard dans Sodome et Gomorrhe21, il se sert de la reproduction de l’orchidée pour évoquer l’homosexualité, illégale et scandaleuse à l’époque  : dans le jeu amoureux, Jupien est l’orchidée et le baron Charlus l’insecte qui vient la polliniser. En somme, « qu’elle fleurisse les amours des personnes de sexe différent ou semblable, l’orchidée est l’incarnation de la luxure, un péché capital détestable, donc forcément irrésistible22 ». Et ce n’est pas Huysmans qui apportera une nuance  : dans À rebours, Des Esseintes voit le livreur de fleurs apporter une nouvelle « fournée de monstres », parmi lesquels « des Cypripedium, aux contours compliqués, incohérents, imaginés par un inventeur en démence. Ils ressemblaient à un sabot, à un videpoche, au-dessus duquel se retrousserait une langue humaine, au filet tendu, telle qu’on en voit dessinée sur les planches des ouvrages traitant des affections de la gorge et de la bouche ; deux petites ailettes, rouge de jujube, qui paraissaient empruntées à un moulin d’enfant, complétaient ce baroque assemblage d’un 18. Ses cahiers montrent qu’il avait lu les botanistes. 19. Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, NRF, 1921-1922. 20. Marcel Proust, Le Côté de Guermantes I et II, NRF, 1921-1922. 21. Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe I et II, NRF, 1922-1923. 22. Dane McDowell, L’herbier de Marcel Proust, Flammarion, Paris, 2017.

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Fragments de science – Volume 4

dessous de langue, couleur de lie et d’ardoise, et d’une pochette lustrée dont la doublure suintait une visqueuse colle23  ». Enfin, plus récemment, Dan Brown dans Anges et démons revisite la légende : un petit garçon qui veut cueillir le sabot, voit la terre se dérober sous ses pieds, et se retrouve précipité au fond d’un puits ! UN MYSTÈRE CULTIVÉ La rareté contribue à entretenir le mystère. Des études récentes montrent que, pour un groupe d’une vingtaine d’individus, si l’on prélève seulement deux plantes en cinq ans, la survie du groupe est impossible24. De plus, le processus de pollinisation limite les chances de reproduction. Elle est donc l’objet de rendez-vous secrets  : ainsi on apprend qu’il existe un site «  d’une beauté sauvage25  », «  peu fréquenté par les touristes  », qui se trouve à l’extrémité d’un vallon, où un ruisseau prend sa source, un lieu occupé par des bâtiments d’une ancienne abbaye, et alors c’est sur ce site, « à un moment voulu et en un lieu précis  », que les botanistes régionaux (qui en «  conservent jalousement le secret  ») viennent chercher le Sabot de Vénus. On lui prête aussi des pouvoirs presque « surnaturels » de dissimulation  : «  Il semble que cette plante étrange ait abandonné les chalets Girod, où elle était inquiétée par les troupeaux, les touristes et les botanistes pour venir régner en déesse dans les 23. Joris-Karl Huismans, À rebours, Georges Crès, 1922 (ch. VIII, p. 117 à 118). 24. W. Nemer, K. Rebbas & F. Krouchi, «  Découverte de Cypripedium calceolus (Orchidaceae) au Djurdjura (Algérie), nouvelle pour l’Afrique du Nord », in Flora Mediterranea, vol. 29, 2019. 25. Jacques Bitsch, Sur la présence de Dircaea australis Fairm. dans le nord de la Côte-d’Or [Col. Melandryidae], in Bulletin de la Société entomologique de France Année 1960 65(7-8), p. 190-196.

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Le Cypripedium calceolus

bois plus profonds. Enfoncée dans les tapis épais de mousse, sur lesquels le soleil ne porte jamais ses rayons, elle vit là en toute sécurité, loin des mains avides des botanistes. Les sapins, les épicéas la protègent contre les vents, et, seuls quelques Listera ovata lui font compagnie.26 » Au fil des siècles, mystère et rareté l’ont rendue d’autant plus attrayante. L’Angleterre victorienne a connu un véritable «  Orchidélirium27  »  : «  dans la seconde moitié du xxe  siècle, une seule plante a survécu dans un site secret  », et la Lady’s Slipper est restée la «  proie  » des collectionneurs jusqu’au milieu du xxe  siècle. Et puis, si le «  Cypripedium calceolus n’est pas l’espèce la plus facile à satisfaire » et à cultiver, heureusement on a créé depuis des hybrides : des substituts en quelque sorte… UNE PHARMACOPÉE… GENRÉE Pour les Amérindiens28, le Sabot de Vénus est un remède populaire contre l’insomnie, l’anxiété ou la tension émotionnelle générale, mais il permet en particulier de soulager la fièvre, de guérir les maux de tête, de soulager les crampes menstruelles et les douleurs des accouchements. En réalité, il était en fait «  largement limité aux maladies traditionnellement “ féminines ”, dont l’hystérie29 ». Chez les Iroquois, si on 26. Bulletin de la Société des naturalistes de l’Ain, le 15 novembre 1903. 27. Andy Byfield (fondateur de Plantlist), “Lady’s-slipper orchids”, The Guardian, 5 juin 2013. 28. Kristen Minogue, Medicine, Myth and the Lady’s Slipper Orchid, op. cit. 29. D’après William Emboden, Jr., reprenant la pensée d’Hyppocrate  : «  L’hystérie étant dérivée du mot racine désignant l’utérus, elle ne s’applique pas aux hommes. Le mâle de l’espèce peut souffrir de folie ou d’instabilité, mais jamais d’hystérie. » Et le traitement était radical : exorcisme, bûchers dans les périodes les plus sombres, puis plus tard asile et internement. Ce sont les travaux de Charcot en 1870 qui montrent que la cause n’a aucun lien

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Fragments de science – Volume 4

ne précise pas quelle partie de la plante est utilisée, on sait dans quel cas précis on l’utilise : la sorcellerie30. On la recommande aussi, y compris en Europe, en décoction pour soigner l’épilepsie31. Les médecins occidentaux n’ont pas oublié de la prescrire pour l’hystérie, l’hypocondrie, les autres «  maladies de caractère nerveux » et même une forme de… nymphomanie32. Seules les racines sont utilisées, bien qu’elles aient un goût piquant et mucilagineux, et une odeur «  un peu nauséabonde33 ». En Angleterre, au xixe siècle, les bulbes d’orchidée en infusion sont un aphrodisiaque pour les hommes, mais aussi… un traitement contre les maladies vénériennes, terme qui étymologiquement renvoie à Vénus. Et du sabot de Vénus au « coup de pied de Vénus34  », il n’y a qu’un pas… La belle orchidée fascine et inquiète.

avec l’anatomie, et donc que la maladie concerne aussi les hommes. Mais les siècles d’obscurantisme ont laissé des traces persistantes. 30. Gérard L. Fortin, « La pharmacopée traditionnelle des Iroquois : une étude ethnohistorique  », in Anthropologie et société, vol.  2, n°  3, 1978, p. 117-138. 31. L’Abbé X, L’hygiène par les plantes de toutes les parties du monde connu (Nouvelle édition), Rodez, 1899. 32. « Sexual overindulgence » que l’on peut traduire par « excès de sexe ». 33. C.S. Rafinesque, Medical Flora or Manual of the medical botany of the United States of North America, Atkinson & Alexander, Philadelphia, 1828 (vol I, p. 140 à 145). 34. Expression du xixe siècle qui désigne la syphilis et plus largement les maladies vénériennes.

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Le Cypripedium calceolus

Figure 4  Un Sabot de Vénus. © Ivar Leidus 2014.

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UN SECRET BIEN GARDÉ Globalement, le Sabot de Vénus a connu un déclin dans la majeure partie de l’Europe où il est actuellement considéré, le plus souvent, comme menacé. En Alsace, dès 1882, il n’existe que trois sites connus ; il est signalé comme extrêmement rare « s’il n’a pas [déjà] complètement disparu35 ». « En Suisse, où elle abondait autrefois, nous ne l’avons plus qu’à l’état de rareté et l’on prévoit le moment où cette belle orchidée aura disparu tout à fait.36 » Dans le Sud du Jura, dès que l’on a connaissance d’un emplacement, «  cette merveille est extirpée37  » et «  ces dévastations successives sont les causes de sa rareté  ». Heureusement, elle est difficile à repérer ; le docteur Magnin de la faculté de Besançon expliquait en 1902 que «  la plante (…) observée une année ou plusieurs, [dans une station du Jura], disparaît ou s’endort pour réapparaître quelques années plus tard  ; dans d’autres cas (…) cette plante est abondante, mais noyée dans de hautes mousses, des rocailles moussues où on ne sait pas la retrouver  ». C’est pour lui une raison d’espérer  : «  c’est pourquoi je crois la plante moins rare heureusement qu’on ne le dit ». Le Cypripedium calceolus est désormais protégé par la loi38 qui interdit de « prélever tout ou partie de la plante, de la transporter, de la vendre ou de l’acheter », et qui prévoit pour les contrevenants une sanction pouvant aller jusqu’à un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende. Mais l’interdiction n’est pas toujours suffisante, alors on s’organise : au printemps, « au col 35. Charles Koenig, Les Plantes indigènes de l’Alsace propres à l’ornementation des parcs et jardins, 1885. 36. Henri Correvon, Les orchidées rustiques, op. cit. 37. Bulletin de la Société des naturalistes de l’Ain, le 15 novembre 1903. 38. Arrêté du 20 janvier 1982 fixant la liste des espèces végétales protégées sur l’ensemble du territoire, modifié par arrêté du 30  août 1995 (legifrance.gouv.fr).

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Le Cypripedium calceolus

du Pourtalet, cette espèce rarissime d’orchidée possède une escorte personnelle. Deux gardes du corps de la Guardia Civil veillent en permanence à la protection de cette fleur aux teintes de safran et de pourpre menacée par les pillards39  ». En Angleterre, la police est aussi mobilisée et, en plus, on a mis en place la « stratégie du site pot de miel » : deux sites connus sont ouverts au public pour voir la belle, ce qui provoque la formation de files d’attente sur des centaines de mètres40 ! La belle orchidée fascine toujours. Elle est une représentation du sexe féminin mais avec un mâle pouvoir  ; orchidée vient de orchis, qui signifie testicules en grec, en référence à ses bulbes. Hermaphrodite, jusque dans la symbolique  : et d’Aphrodite à Vénus… il n’y a qu’une longueur… de sabot.

39. Sylvie Lahuppe, «  Deux gardes du corps pour le sabot de Vénus  », La Dépêche du Midi, 14 juin 2011. 40. Reina Gattuso, The British orchid is under guard in a secret location, Atlas Obscura, 11 avril 2019.

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L’argent natif

«  C’est un des métaux que les Chimistes appellent parfaits, précieux et nobles41  ». L’histoire est un peu plus complexe  : une histoire où se mêlent alchimie, symbolique, culture populaire et science.

41. Diderot, L’Encyclopédie, [Argent].

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Figure  5  Argent natif, Collection de minéralogie Picot de Lapeyrouse, Université Toulouse III - Paul Sabatier. © Véronique Prévost [UT3].

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L’argent natif

UN « ÉLÉMENT NATIF » L’argent natif se présente le plus souvent en masses difformes ou en grains, mais aussi en filaments arborescents : « l’argent (...) est par filaments si déliés et si fins, qu’on ne peut mieux le comparer qu’à des cheveux, à des fils de soie, ou à un flocon de laine qui serait parsemé de points brillants. L’argent en filets est en effet composé de fils si bien formés, qu’on croirait qu’ils auraient été passés à la filière. L’argent en végétation ressemble en quelque sorte à un arbrisseau : on y remarque une tige qui jette de part et d’autre des branches  ; et ces branches ont des rameaux (…) L’argent en feuilles est assez ressemblant à des feuilles de fougère ; on y voit une côte qui jette de part et d’autre des branches, dont chacune a aussi de petites branches latérales. L’argent en lames est aisé à reconnaître ; il est étendu en petites plaques simples, unies et sans aucune forme de feuillage.42 » Un élément natif est un minéral composé d’un seul élément chimique, présent naturellement dans la croûte terrestre. Cette structure atomique assure, en partie, une grande stabilité chimique caractéristique. Plusieurs propriétés spécifiques découlent de cette inertie chimique : un élément natif est inaltérable (c’est aussi le cas de l’or, du platine, du diamant, etc.) ; cette inaltérabilité et sa rareté contribuent à lui donner une valeur économique élevée. L’argent est rare sous sa forme native. La maille de son système cristallin est cubique à faces centrées : les atomes sont positionnés aux 8 sommets du cube et au centre de chacune des faces. La structure est similaire à celle d’un métal. La cassure43 est dite accrocheuse (jamais nette), sa densité est de 10,10 à 10,60 lorsqu’il est pur, ce qui le place dans la catégorie « très lourd » ; la dureté oscille entre 2,5 et 3 sur l’échelle de Mohs (plus dur

42. Diderot, L’Encyclopédie, op. cit. 43. Il n’y a pas de clivage, pas de plan de cassure privilégié.

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que l’or, plus tendre que le cuivre), le trait44 est « blanc argenté ». L’argent (Ag) est ductile et malléable et il s’oxyde rapidement.

Figure 6  Maille d’argent, in F.S. Beudant, Traité élémentaire de minéralogie, Libraire-éditeur Verdière, Paris, 1830, 2e édition, tome I, planche II, p. 772.

Les échantillons de la collection Picot de Lapeyrouse45 de l’Université Paul Sabatier proviennent des mines de Freiberg en Saxe46 et des mines de Kongsberg dans le Sud de la Norvège, 44. Le trait est la couleur de la trace obtenue en frottant un morceau de minéral sur une surface dépolie (porcelaine par exemple). 45. Corinne Labat, Picot de Lapeyrouse, Voyage au cœur des pierres, Focus, n° 17, Région Occitanie Pyrénées Méditerranée, 2023. 46. Don entre 1775 à 1804 de Jean de Charpentier (père), ami et

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qui ont été parmi les plus importantes mines d’argent dans le monde. Les mines norvégiennes ont été exploitées de  1623 à 1958, et longtemps considérées comme les plus riches d’Europe. Ces spécimens ont été donnés. Le don a été fait probablement entre  1814 et  1818  : Philippe Picot de Lapeyrouse était membre de l’Académie des sciences de Stockholm depuis 1785, où siégeait le comte Bielke qui était à la tête des mines du pays47 et dont on trouve le nom au bas de certaines fiches de la collection toulousaine. La correspondance scientifique entre les deux hommes montre qu’il y a eu des échanges, et ces 3  échantillons étaient très certainement dans l’un de ces colis48. Plus tard en 1842 à la suite du Congrès scientifique de Stockholm, un autre échantillon de ces mêmes mines va arriver dans les collections de la Faculté des sciences. Alexandre Leymerie raconte : « le [don] le plus original est incontestablement celui d’une petite collection de minerais de fer (…) contenue dans les quatre tiroirs d’un magnifique petit meuble en acajou verni style Restauration  ». Cette collection a été offerte par Charles-Jean Bernadotte, roi de Suède, à M.  Clausade, «  pour être placée, comme souvenir, dans les collections de la Faculté des sciences de Toulouse  ». L’histoire ajoute que «  le roi prit sur sa cheminée un magnifique échantillon d’argent natif, extrait des mines de Kongsberg, en Norvège, et le plaça dans un des tiroirs du meuble ». Cette belle pièce, qui pèse 784 g, figure par la suite sur la cheminée du cabinet de la Faculté49. correspondant de Lapeyrouse. 47. Royaumes Unis de Suède et de Norvège (1814-1905). 48. Si ce n’est Bielke, il pourrait s’agir de Stockenström qui a été l’autre correspondant suédois de Lapeyrouse (moins longtemps mais avec un poste aussi important). 49. Alexandre Leymerie, Revue de l’Académie de Toulouse, 1855. Ce meuble et son tiroir secret, font toujours partie de la collection, et les échantillons aussi.

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Figure 7  Meuble et échantillons offerts par le roi de Suède. Collection de minéralogie, Université Toulouse III - Paul Sabatier. © Marie Nonclecq.

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EXPLOITATION MINIÈRE L’extraction de l’argent impliquait des opérations complexes, dans des lieux souvent peu accessibles. Pourtant il est malléable, on pourrait l’utiliser avec un simple martelage, sans le fondre. Diderot signale dans l’Encyclopédie que les mines les plus riches sont au Pérou  ; leurs filons affleuraient au départ mais, au xviiie  siècle, il faut aller très profond pour extraire l’argent. L’opération est très risquée, elle est même souvent « funeste à la plupart des ouvriers par les exhalaisons qui sortent du fond de la mine, et qui se répandent même au-dehors ; il n’y en a aucun qui puisse supporter un air si pernicieux plus d’un jour de suite ». En Espagne, à Herrerias de Cuevas50, on sait qu’il y a de l’argent dans les mines, mais l’exploitation est difficile à mettre en place. Pourtant Louis Siret, ingénieur des mines et archéologue belge, suppose que dès le Chalcolithique (âge du cuivre), on a extrait de l’argent qui était à l’époque vraisemblablement à la surface ou à une très faible profondeur51 ; il cite une légende antique52 qui atteste que des filons existaient même dans d’autres régions d’Espagne : « des bergers auraient un jour mis le feu aux forêts des Pyrénées, et la chaleur, liquéfiant les métaux contenus dans le sol, aurait fait couler des torrents d’argent fondu à la surface ». L’histoire précise même que seuls les Phéniciens, marchands réputés, ont profité de ce trésor… On connaît des mines argentifères qui ont fait depuis la renommée de certains sites miniers, comme les monts 50. Province d’Almería, Communauté autonome d’Andalousie. 51. Louis et Henri Siret, Les premiers âges du métal dans le Sud-Est de l’Espagne, Anvers, 1887 ; cité dans Matériaux pour l’histoire naturelle et primitive de l’homme, Toulouse, 1888 (vol. XXII, tome V). 52. Bibliothèque historique de Diodore de Sicile, livre 5e, XXXV, Paris, Didot, 1834, tome II, p. 377.

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métallifères de Saxe et de Bohême qui ont été la plus importante source de minerai d’argent en Europe, entre  1460 et 1560 notamment. En France, c’est le gisement de SainteMarie-aux-Mines dans le Haut-Rhin où l’on a découvert des filons du précieux métal au ixe  siècle  ; les galeries ont été ensuite noyées par des inondations, puis abandonnées au xiiie  siècle. Une reprise a lieu vers la fin du xve  siècle, puis vers 1520, les mineurs arrivent en nombre  : on en compte 3  000 en 1545, avec douze fonderies en activité jour et nuit, «  c’était l’époque des trouvailles merveilleuses qui firent la renommée des mines de Sainte-Marie. Un bloc d’argent natif de 300 kg fut offert à Charles Quint. L’extraction de l’argent, du cuivre, du plomb connut au xvie siècle une prospérité sans égale. Cette époque est restée gravée dans la mémoire de tous comme une bénédiction de la montagne, un Bergslagen53  ». Puis vient le déclin, et la ruine avec la guerre de 30 ans. En Isère, c’est à Chalanches que l’on a trouvé un gisement54  : l’histoire raconte qu’une bergère, en 1767, a trouvé un bloc d’argent natif qui a déclenché une véritable ruée. Dès 1768, le comte de Provence, frère de Louis  XVI, obtient la concession pour 50 ans ; une fonderie royale est créée en 1776 à Allemont, et la mine a produit en 32  ans 10  tonnes d’argent, malgré des conditions d’exploitation très difficiles.

53. Pierre Fluck, Description et minéralogie des mines de la région de SainteMarie-aux-Mines (Haut-Rhin), Sciences Géologiques, bulletins et mémoires Année 1968, 21-2, p. 63-120. 54. Marie-Christine Bailly-Maître, De l’or, de l’argent, du cuivre, du plomb, du fer, du cobalt, de l’anthracite et des quartz hyalins. Quatre mille ans d’histoire minière en Oisans, Collection EDYTEM. Cahiers de géographie, 2014, p. 41-52.

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Figure 8  In F. Leteur, Traité élémentaire de minéralogie pratique, Librairie Ch. Delagrave, Paris, 1907, Planche II (après p. 84).

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ARGENT ET PHOTOGRAPHIE… ARGENTIQUE L’argent natif a fait l’objet de nombreux travaux scientifiques55, mais il est un domaine où l’argent a marqué l’histoire des sciences et même l’histoire de l’humanité  : la photographie. Écoutons François Arago présenter cette révolution, le 7 janvier 1839 devant l’Académie des sciences de Paris56 : « Tout le monde, [...] connaît l’appareil d’optique appelé chambre obscure ou chambre noire […] tout le monde après avoir admiré ces images, s’est abandonné au regret qu’elles ne pussent pas être conservées. Ce regret sera désormais sans objet  : M.  Daguerre a découvert des écrans particuliers sur lesquels l’image optique laisse une empreinte parfaite ; des écrans où tout ce que l’image renfermait se trouve reproduit jusque dans les plus minutieux détails, avec une exactitude, avec une finesse incroyable. En vérité, il n’y aurait pas d’exagération à dire que l’inventeur a découvert les moyens de fixer les images, si sa méthode conservait les couleurs […]. » Il a fallu d’abord découvrir «  une substance plus sensible à l’action de la lumière que toutes celles dont les physiciens et les chimistes [s’étaient] déjà occupés », puis « trouver (...) le moyen de lui enlever à volonté cette propriété  ». Et c’est ainsi que les « dessins [de Daguerre] peuvent être exposés en plein soleil sans en recevoir aucune altération  ». En réalité, ce procédé est dû au travail conjugué de Joseph Nicéphore Niépce rejoint par Louis Daguerre en  1829. Après le décès de Niépce (1833), Daguerre, pour «  être dédommagé de ses peines et de ses dépenses », comprend qu’un « brevet d’invention ne le conduirait 55. Voir par exemple les travaux de Paul Sabatier : « Sur les relations de la couleur des corps avec leur nature chimique », Annales de la faculté des sciences de Toulouse 1re série, tome 6, no 2 (1892), p. E1-E38. 56. Comptes rendus hebdomadaires de l’Académie des sciences, tome 9, juillet-décembre 1839 (lus les lundi 12 et 19 août 1839).

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pas au but : une fois dévoilés, ses procédés seraient à la disposition de tout le monde  ». Arago conclut  : «  Il semble donc indispensable que le Gouvernement dédommage directement M. Daguerre et que la France, ensuite, dote noblement le monde entier d’une découverte qui peut tant contribuer aux progrès des arts et des sciences. » Ainsi fut fait ! L’argent est à l’origine de ce « miracle » : on peut fixer des images objectives du monde ! D’abord avec du nitrate d’argent (AgNO3), puis des sels d’argent, et plus récemment des halogénures d’argent qui servent de révélateur et de fixateur. Au Moyen Âge, les alchimistes savaient que la lumière noircissait le chlorure d’argent, mais il fallut attendre le xviiie siècle pour que quelques savants tentent d’utiliser cette propriété pour fixer des prises de vue.

Figure  9  La daguerréotypomanie. Théodore Maurisset (1803-1860), lithographie. Décembre 1839. (The J.  Paul Getty Museum, Los Angeles, Gift of Samuel J. Wagstaff, Jr., 84.XP.983.28)

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Le procédé mis au point par Niépce et Daguerre marque l’invention de la photographie. Chacun peut dès lors se faire « daguerréotyper ». C’est un succès mondial, appelé à l’époque la daguerréotypomanie... un siècle et demi avant la selfie mania ! Historiquement, le procédé n’est qualifié d’argentique que depuis l’apparition du numérique. « ORIGINE LUNE » : SYMBOLES ET GÉNÉALOGIE Longtemps, «  l’argent, en Chimie, s’appelle luna, lune57  » et d’ailleurs à l’entrée «  lune  » dans l’Encyclopédie, on nous apprend que «  c’est ce qu’on nomme argent vierge ou argent natif  58». L’origine probable de ce rapprochement remonte aux Babyloniens qui établissaient une « parenté mystique (…) entre les métaux et les planètes59 ». Plus tard au ve siècle, Proclus dans le Commentaire sur le Timée écrivait  : «  L’or naturel, l’argent, chacun des métaux, comme des autres substances, sont engendrés dans la terre sous l’influence des divinités célestes et de leurs effluves. Le soleil produit l’or, la lune l’argent, Saturne le plomb et Mars le fer60 ». L’argent a eu longtemps pour symbole un croissant de lune. Il a donc été lié comme elle, aux « puretés de la lumière, [à] l’éclat dans le noir, [à] la sagesse des mystères divins  ». Comme on considère toujours la lune par rapport au soleil, on considère l’argent par rapport à l’or. L’or est lié au soleil symbolisé par le feu, l’argent à la lune symbolisée par l’eau. Le soleil représente le masculin, la lune le féminin. Cette charge symbolique est assez importante, et elle s’est transmise de 57. Diderot, L’Encyclopédie, 1751, [Argent], op. cit. 58. D’Alembert, Venel, Jaucourt, L’Encyclopédie, 1765, [Lune]. 59. Berthelot, M. & Flammarion, C., «  Les Planètes et les Métaux dans l’Alchimie Ancienne », in L’Astronomie, vol. 5, p. 161-171, 1886. 60. Berthelot, M. & Flammarion, C., «  Les Planètes et les Métaux dans l’Alchimie Ancienne », op. cit.

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la fin du xve siècle jusqu’à aujourd’hui. Ainsi, l’argent est un métal précieux, mais qui arrive toujours en second  : il n’est pas « aussi » inaltérable que l’or (il est inoxydable, mais sulfurable61) et « donc inférieur à lui sur ce plan », il est associé à la lune, « comme l’or l’était au soleil », et donc « cantonné à un rôle second, parfois féminin, éventuellement négatif62 ». Ces associations argent-lune-eau-féminin se retrouvent dans la plupart des cultures et des traditions religieuses. Dans la philosophie chinoise, le Yin est lié à la lune par opposition au Yang lié au soleil. Dans la pensée religieuse et symbolique des Indiens de la zone mésoaméricaine (Aztèques, Tarasques, Mayas), l’eau et la lune sont associées à la féminité. Dans la tradition chrétienne, sur les vitraux ou les tableaux montrant le Christ en croix, on retrouve souvent le soleil et la lune de part et d’autre de l’image. Et toujours la même constante : « Référé à l’eau – principe féminin – [l’argent] était autant objet de crainte que de désir, objet maléfique autant que propitiatoire, traîtrise autant que force, cupidité autant que vertu, avilissement autant que gloire.  » Et l’évolution sémantique qui en a fait l’un des termes qui désignent la monnaie, ne va certainement pas redorer son image ! Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi  : pour les Grecs de l’Antiquité, il est lié à la noblesse, à l’héroïsme63. Chez Homère, le territoire royal s’appelle Argos64, il est protégé par Héra Argéia, la déesse « aux bras blancs ». Et plus tard, la symbolique argienne se retrouve pour évoquer et qualifier les 61. Il peut être combiné à du soufre pour former du sulfure d’argent. 62. Pierre Sauzeau, André Sauzeau, «  Le symbolisme des métaux et le mythe des races métalliques  », Revue de l’histoire des religions, 2002, p. 259-297. 63. Pierre Sauzeau, André Sauzeau, «  Le symbolisme des métaux et le mythe des races métalliques », op. cit. 64. Le pays d’Agamemnon dans L’Iliade, le roi grec.

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guerriers « qui rayonnent d’une gloire lumineuse » : le casque en fer d’Alexandre le Grand «  brillait comme de l’argent pur  », les soldats d’élite macédoniens sont des argurapistes, «  des guerriers au bouclier d’argent ». En réalité, il existe deux branches étymologiques principales  : sarapu (akkadien) désignant un alliage ou un métal purifié, et Herg (arjuna en sanskrit) signifiant «  rayonnement blanc brillant rapide ». La première se retrouve dans les langues anglaise (silver), allemande (Silber) ou russe (serebro) par exemple ; la seconde, la plus ancienne, via le grec (arguros), puis le latin (argentum), dans la langue italienne (argento) ou française (argent). L’expansion symbolique prend donc racine ailleurs  : «  C’est affaire d’écran opaque qui cependant reflète la lumière. Alchimie de l’argent qui purifie la lumière en en absorbant la noirceur  : séduction, et fonction d’occultation, de l’éclat argenté.65 » Pour expliquer l’inexplicable, science ou quasi-magie peu importe, c’est un lit pour la symbolique. ALCHIMIE En effet, entre argent et alchimie c’est une histoire très ancienne, et peut-être offre-t-elle un début d’explication à l’orientation des représentations. On sait que «  c’est en Égypte (…) que l’Alchimie a pris naissance ; c’est là que le rêve de la transmutation des Métaux apparaît d’abord et [qu’il] a obsédé les esprits jusqu’au temps de Lavoisier.66  » Dans le Papyrus de Leyde, du iiie siècle67, on découvre les doctrines 65. Jacques Birouste, «  Le voile d’argent  », Revue d’économie financière, 1991, H-S 1 p. 639-642. 66. Marcellin Berthelot, Collection des anciens alchimistes grecs, G. Steinheil, Paris, 1887. 67. Thèbes (Haute Égypte), époque romaine, écrit en grec, Rijksmuseum van Oudheden, traduit par Marcellin Berthelot en 1889, puis Robert Halleux en 2002.

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alchimiques sur la transmutation des métaux précieux qui sont issues des pratiques des orfèvres égyptiens pour imiter et falsifier ces métaux. La recette pour faire de l’argent est claire  : «  Prenez de l’étain purifié de toute autre substance, fondez-le, laissez-le refroidir  ; après l’avoir recouvert d’huile et bien mélangé, fondez-le de nouveau ; ensuite ayant broyé ensemble de l’huile, du bitume et du sel, frottez-en le métal, et fondez une troisième fois ; après fusion, mettez à part l’étain après l’avoir purifié par lavage  ; car il sera comme de l’argent durci. Lorsque vous voudrez l’employer dans la fabrication des objets d’argent, de telle sorte qu’on ne le reconnaisse pas et qu’il ait la dureté de l’argent, (…) mêlez 4  parties d’argent, 3 parties d’étain, et le produit deviendra comme un objet d’argent.68  » On sait simuler donc, et de plus, on connaît un procédé pour doubler le poids du premier métal, ce qui accroît sa valeur marchande. Les mêmes « spécialistes » ont d’ailleurs pour leur usage personnel un procédé de vérification pour ne pas être trompés à leur tour  : «  Chauffez l’argent ou fondez-le, comme l’or ; et, s’il reste blanc, brillant, il est pur et non fraudé ; s’il paraît noir, il contient du plomb  ; s’il paraît dur et jaune, il contient du cuivre. » Pline l’Ancien donne plus tard un procédé analogue69. On voit par là que les orfèvres égyptiens (puis romains), tout en cherchant à tromper le public, se réservaient les procédés de contrôle. L’argent est donc pour les alchimistes un métal précieux, mystérieux, falsifiable, éventuellement trompeur. Tantôt blanc, tantôt noir, lumineux ou sombre, sans que, pendant longtemps, on ne puisse l’expliquer de manière scientifique, ce métal pour le moins « lunatique » doit certainement une partie de sa réputation à sa nature même, et à ses usages. 68. Marcellin Berthelot, Collection des anciens alchimistes grecs, op. cit. 69. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, Livre XXXIII, ch. 44.

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USAGES CULTURELS L’argent natif identifié récemment sur un poignard chalcolithique dans l’Hérault a permis de déterminer la nature du cuivre utilisé pour sa fabrication et sa provenance70. Si ces hommes préhistoriques n’avaient pas utilisé l’argent volontairement à des fins de décoration, il l’a été souvent par la suite pour les parures et les armes. À son retour d’un Congrès d’archéologie en 1870, Paul Cazalis de Fondouce indique que le musée de Stockholm possède « de splendides colliers s’ouvrant en charnière ornés de filigranes71 » probablement d’origine byzantine, ainsi que d’autres bijoux et il précise : « L’usage du travail des filigranes pour l’ornementation s’est conservé jusqu’à nos jours dans la Scandinavie, et la fabrication des bijoux de cette sorte est encore une industrie de ce pays qui y emploie l’argent natif de la Norvège. » Aujourd’hui, il est toujours utilisé en bijouterie, soit pur, soit en alliage, le plus souvent avec de l’or. Dans la pharmacopée, au xviiie siècle, « on en fait principalement une teinture  : la teinture d’argent employée contre l’épilepsie, l’apoplexie, la paralysie, et la plupart des maladies de la tête, comme l’hydropisie de cerveau. Elles ne laissent pas d’être corrosives, et d’affaiblir l’estomac  ; elles ne conviennent qu’à l’extérieur, pour ronger et guérir les parties attaquées d’ulcères invétérés72 ». Mais on lui connaît une autre propriété depuis longtemps  : en Égypte, dès la Haute Antiquité, on l’utilise 70. Paul Ambert, Marc Leblanc, Jean-Roger Bourhis, Jean-Luc Espérou, « Le poignard chalcolithique de la Croix-de-Fer (Espondeilhan, Hérault), Analyse d’une patine originale  », Bulletin de la Société préhistorique française, 1996, 93-4, p. 561-565. 71. Paul Cazalis de Fondouce, «  Les musées de Christiana, Stockholm et Lund  », in Matériaux pour l’histoire naturelle et primitive de l’homme, 6e année, deuxième série, Toulouse, 1870. 72. Diderot, L’Encyclopédie, 1751, [Argent].

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L’argent natif

pour ses propriétés bactériostatiques vis-à-vis de l’eau. Et l’usage a perduré puisqu’on offrait aux nouveau-nés, récemment encore, une timbale en argent : « L’argent est un métal qui a des propriétés germicide et bactéricide  : on se servait de plaques d’argent pour purifier l’eau et les couverts et les plats revêtus d’argent avaient une réelle utilité avant que l’on puisse avoir de l’eau potable. La mode d’offrir au baptême des enfants une timbale en argent vient de ces usages.73 » On a «  redécouvert  » cette propriété depuis quelques années, avec le nano-argent74  : on insère ces particules pour leurs propriétés antimicrobiennes dans les textiles (pour éliminer les odeurs dans les chaussettes par exemple), dans les parois internes de réfrigérateurs ou de lave-linge, dans certains produits cosmétiques, ou encore dans les peintures et bien sûr… dans les tétines et les biberons.

73. Argent, © Société Chimique de France – 2017. 74. Carmen Cantuarias-Villessuzanne, Pierre Boucard, Étude sur l’utilisation du nano-argent, Rapport d’étude, n°  DRC-16-157037-04739B, INERIS, 30/09/2016.

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Les foraminifères

Tout étonne chez les foraminifères  : leur nombre, leur diversité, leur taille, leur utilité. De plus, le jeune naturaliste qui les a étudiés pour la première fois a non seulement réalisé un travail de titan, mais il a aussi ouvert une nouvelle voie à la paléontologie naissante.

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Figure 10  Quelques foraminifères. Collection de Paléontologie de l’Université Toulouse III - Paul Sabatier. © Véronique Prévost [UT3].

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Les foraminifères

SOUS LA LOUPE Les foraminifères sont des organismes unicellulaires marins avec un noyau (des protozoaires eucaryotes). Les premiers fossiles à coquilles sont apparus il y a 540 millions d’années75 et se sont fortement diversifiés 300  millions d’années plus tard (au Trias76) avec l’apparition des espèces qui flottent (planctoniques)  : auparavant, les foraminifères étaient tous dans le sédiment marin (benthiques). Leur coquille, le « test », est composée d’une ou plusieurs loges et elle est pourvue d’un ou plusieurs orifices, les foramens, qui relient ces loges au milieu extérieur. C’est par ces «  trous  » que sort un prolongement de la cellule, que l’on appelle pseudopode (sorte de pied), qui permet à l’individu de se déplacer, de se nourrir… et de construire sa coquille. Lorsqu’il y a plusieurs loges, c’est un chantier permanent  : elles sont de plus en plus grandes, «  la cellule animale  » s’étale elle aussi au fur et à mesure, et occupe toutes les loges. Pendant les premiers stades de la croissance, il suffit, en moyenne, de 24 heures, pour construire une loge77. La recherche biologique sur ce sujet étant difficile, aujourd’hui encore, c’est principalement la nature et la morphologie des coquilles qui permettent de définir les espèces : la minéralogie, la structure et l’agencement des loges, la forme des ouvertures ou l’ornementation. On a déterminé trois types de coquilles : organiques (sécrétées par la cellule), agglutinées (construites à partir d’éléments détritiques prélevés dans le sédiment et l’eau de mer, puis cimentés par une 75. Les formes sans coquille à une seule loge apparaissent au Néoprotérozoïque (–1 000 à –540 millions d’années). 76. – 251 Ma à – 201 Ma (subdivision du Mésozoïque). 77. Jean-Pierre Debenay, Emmanuelle Geslin, Véronique Stouf, «  Les Foraminifères », in Pour la science n° 276, 1er octobre 2000.

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colle organique ou par des dépôts minéralisés) et enfin carbonatées (composées généralement de calcite). La taille de ces « premiers animaux » varie généralement de 38 µm à 1 mm : on sait aujourd’hui que ces organismes sont plus proches des algues78. DÉCOUVRIR ET DONNER À VOIR Quand le jeune Alcide d’Orbigny, âgé alors de 23  ans, présente à l’Académie des sciences les résultats de ses travaux sur ces micro-organismes, le 7 novembre 1825, il indique en préambule les raisons qui l’ont incité à étudier ces « myriades de coquilles79  »  : le «  désordre qui régnait  » dans cette classe, le grand nombre de corps qu’elle renferme, la diversité des formes et la raison de cette diversité. Il a rapidement fait un constat  : il faut revoir la classification. Jusque-là on rattachait ces micro-organismes à des espèces plus grandes en se fondant sur des analogies de forme : cette petite coquille ressemble à une plus grande que l’on connaît, donc elles sont de la même famille. Il propose de réorganiser la classe des céphalopodes en trois ordres, et il déclare  : «  Le troisième comprendra les polythalames sans loge ouverte ou dont la dernière cloison qui termine la coquille est même convexe, et qui sont dépourvus de syphon, n’ayant pour le remplacer qu’une ou plusieurs petites ouvertures donnant communication aux loges entre elles. Ce sont nos foraminifères.  » Il entre dans l’histoire : en découvrant les foraminifères, il devient le père de la micropaléontologie80. 78. On parle de protistes pour désigner les eucaryotes unicellulaires. 79. Alcide Dessalines d’Orbigny, «  Tableau méthodique de la classe des céphalopodes  », Annales des sciences naturelles, tome  VII, 1826. Introduction M. de Férussac. Présenté à l’Académie des sciences, séance du 7 novembre 1825. p. 96. 80. La naissance officielle des foraminifères est actée en 1826, année de la

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Et il ne s’arrête pas là. Il veut pouvoir montrer ces micro-organismes, il réalise alors des moulages agrandis  : une reproduction en 3  dimensions  ! Cette idée vient de loin  : dès l’âge de 11 ans, il avait pris l’habitude de dessiner ce qu’il observait en le grossissant, pour le rendre visible à son père, naturaliste amateur, qui l’avait initié à ces observations, et qui perdait peu à peu la vue. Le naturaliste tchèque Vaclav Frisc reprend cette idée, et crée son commerce de spécimens d’histoire naturelle : Louis Lartet a acheté, pour l’enseignement à la Faculté des sciences de Toulouse, cette série de cent plâtres de foraminifères conçus à Prague en 1861. La classification de d’Orbigny a ensuite été discutée, remise en cause. Les travaux de Félix Dujardin81, en 1835, ont établi que ces foraminifères ne font pas partie des céphalopodes, et montré qu’ils sont unicellulaires. Aujourd’hui82, les foraminifères sont un embranchement parmi les trente que comptent les protistes.

publication officielle de ces travaux. 81. Naturaliste, professeur à la Faculté des sciences de Toulouse (183940), puis de Rennes. 82. J.P. Bellier, R. Mathieu, B. Granier, « Court traité de foraminiférologie », in Carnets de géologie, livre 2, juillet 2010.

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Figure 11  Structure et organisation des nummulites. Nicolas Joly, Pl. I, in N. Joly et A. Leymerie, Mémoire sur les Nummulites considérées zoologiquement et géologiquement, Mémoires de l’Académie royale des sciences, inscriptions et belles lettres de Toulouse, mars 1848.

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DES GÉANTS CHEZ LES LILLIPUTIENS Deux professeurs de la Faculté des sciences de Toulouse, Nicolas Joly et Alexandre Leymerie, respectivement zoologue et géologue, étudient, en 1848, les foraminifères des Pyrénées et les terrains qu’ils caractérisent. Ce travail attire leur attention sur un genre particulier : les nummulites. Ces « débris » sont particulièrement nombreux sur ce terrain, et ils remarquent « l’insuffisance des ouvrages » concernant « ces corps singuliers », et «  les erreurs dans lesquelles la plupart des naturalistes sont tombés à leur égard83 ». Ils réorientent donc leur recherche sur ces fossiles. Les nummulites ont été signalées dès l’Antiquité. Strabon d’abord, a remarqué ces « monceaux de petits éclats de pierre84 » au pied des pyramides  : ils «  ressemblent à des lentilles  » ou « à des grains déballés ». S’il rejette l’idée répandue à l’époque, qu’il s’agirait de restes d’alimentation pétrifiés des bâtisseurs, il ne pousse pas plus loin l’investigation. Pline ensuite, remarque à son tour, en Égypte, « un sable fin, à grains lentiformes85 ». Initialement, par analogie, ce sont donc des pierres lenticulaires ou des pierres numismales, en raison de leur ressemblance avec des lentilles ou des pièces de monnaie (ce qui va leur donner ce nom) ; et quand il est difficile d’en expliquer l’origine, la légende prend le relais : à Vicence, en Italie, « ce sont les lentilles de la soupe d’une vieille dévote pétrifiées par

83. N. Joly et A. Leymerie, Mémoire sur les Nummulites considérées zoologiquement et géologiquement, in Mémoires de l’Académie royale des sciences, inscriptions et belles lettres de Toulouse, mars 1848, p. 149. 84. Géographie de Strabon, livre XVII, tome V, p. 397 (traduction Du Theil), Paris, 1819. 85. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXVI, 81-82 (XVII à XVIII), traduction (modifiée) E. Littré, Firmin-Didot, Paris, 1855.

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un miracle de la Vierge », alors qu’en Transylvanie, ce sont des pièces d’or converties en pierre par le roi Ladislas. Les deux Toulousains citent d’autres savants, qui par la suite ont tenté d’expliquer «  la nature de ces corps  »  : on a pensé que les nummulites étaient des feuilles de saule (Kircher xviie), des œufs de poisson (Torrubias), des coquilles bivalves (Spada), des écussons d’oursins (Lancisi), des opercules d’ammonites (Bourguet 1778), des os de seiches (Fortis), ou encore des cornes d’Ammon (Scheuchzer). C’est Alcide d’Orbigny qui les classe parmi les foraminifères, sans avoir pu constater l’existence des perforations (les foramens) qui justifierait ce classement. Joly et Leymerie, en examinant leurs spécimens avec loupes et microscopes, observent que « chaque cloison d’un tour quelconque de la spire forme une espèce d’arcade au-dessus du tour précédent, et donne ainsi naissance à une ouverture demi-circulaire  »  ; un trou  : le foramen. Ils en déduisent que « l’habitant de la nummulite (…) [est] bien un de ces êtres si longtemps méconnus, pour lesquels M. Alcide d’Orbigny a créé le nom de Foraminifères ». La taille des nummulites varie de moins d’un millimètre à plusieurs centimètres  : ce sont donc les plus grands des foraminifères. On distingue aujourd’hui 4  sous-familles, et certaines espèces vivent encore dans les profondeurs des mers chaudes. DIRE ET DONNER À PENSER Le travail du scientifique, du savant, ne s’arrête pas à la découverte, et à la communication à ses pairs. Il faut ensuite l’annoncer au monde, l’expliquer à tous. Et pour cela, il faut quelquefois surmonter son propre étonnement  : «  Jugez la stupéfaction des naturalistes quand on découvrit que ces coquilles, souvent si compliquées et si merveilleusement ouvragées, n’étaient habitées que par un grumeau de gelée qui n’a même 56

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pas de forme déterminée (…) Comment un tel grumeau peut-il devenir l’architecte de l’élégante, régulière et complexe coquille qu’il habite ?86 » À tout seigneur tout honneur  : c’est Alcide d’Orbigny qui sera l’un des premiers à se livrer à l’exercice. Il dit l’étonnement et l’admiration suscités par « ces êtres inaperçus, dont le nombre compense l’extrême petitesse, et dont la multiplicité est telle, qu’ils jouent, à notre insu, l’un des premiers rôles dans l’ensemble de la nature87  ». Il explique «  que le sable de tout le littoral des mers est tellement rempli de ces coquilles microscopiques, si élégantes de forme, que l’on peut dire qu’il en est souvent à moitié composé  ». Après avoir étudié le sable de diverses parties du monde, il écrit que ces restes de foraminifères composent «  en grande partie, des bancs qui gênent la navigation, viennent obstruer les golfes et les détroits, combler les ports (…), et forment, avec les coraux, ces îles qui surgissent tous les jours au sein des régions chaudes du grand Océan  ». Il donne des chiffres  : dans trois grammes de sable des Antilles, il a trouvé 480  000 coquilles, et, par déduction, il affirme que, dans la carrière de Gentilly en région parisienne, il y en aurait 3 milliards par m3. Ce qui l’amène à conclure « sans exagération, que la capitale de la France est presque bâtie avec des foraminifères ». L’infiniment petit commande à l’infiniment grand : l’idée est vertigineuse… et inspirante. Elle donne à penser. Dans sa Préface philosophique, Victor Hugo s’en empare88  : «  Ici 86. Edmond Perrier, Un monde de constructeurs microscopiques, rubrique « Causerie scientifique », in Le temps, 30 décembre 1918, p. 3 et 4. 87. D’Orbigny (sous la direction de), Dictionnaire universel d’histoire naturelle [foraminifère], Paris, 1867, tome VI, p. 149. 88. Victor Hugo, Œuvres complètes, Ollendorf, Paris 1908. p. 330-335. Préface philosophique écrite le 14 août 1860, qui comme l’indique une note de l’auteur pouvait être soit la préface des Misérables, soit la préface de l’ensemble de son œuvre.

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apparaît le mystère. L’immensité microscopique se démasque. Le tremblement de la création vous saisit. On pourrait dire que c’est à l’infiniment petit que commence l’énormité de la mer. La mer a son produit, c’est le foraminifère, l’océan sécrète l’infusoire. La molécule et la cellule, ces deux limites de la vision microscopique, (…) engendrent, en se combinant avec toutes les forces obscures en suspension dans l’océan, un être imperceptible. Que fait cet être  ? Il bâtit sous l’eau des continents. La fonction de cet atome, c’est de remplacer à un moment donné les Europes, les Asies, les Afriques et les Amériques que vous avez à cette heure sous les pieds. Il est l’extrême ouvrier de l’œuvre inouïe. » Dans cette deuxième moitié de xixe  siècle, on peut, avec une sonde, explorer les fonds sous-marins, et Hugo rapporte : «  Cet appareil, promené partout en tous sens, a plongé au nord et au sud, dans le Pacifique et dans l’Atlantique, et a toujours et imperturbablement ramené à la surface le même objet  : un grain de poussière tout blanc. » Il poursuit : « Il a fallu, pour que cette molécule prît forme, les plus puissants microscopes connus. Soumis à des grossissements énergiques, l’atome s’est dévoilé, l’infinitésimal a avoué, et l’on a vu apparaître sous la lentille une coquille, frêle, fine, transparente, d’une blancheur de neige et d’une pureté de cristal. Cette coquille est la caverne de l’infusoire, cette coquille est l’atelier du foraminifère. » Et, désormais, « la loi du fond de la mer est connue (…). C’est la coquille du foraminifère qui l’a dite  ». Il explique que c’est donc au fond des mers, que « rampe le ver de ce sépulcre, le foraminifère (…). C’est là que, lugubrement éclairé par la quantité de lumière qui peut passer à travers une vitre épaisse de douze mille mètres, dans le silence, dans l’immuabilité, dans la solitude, l’atome travaille au monde. »

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Figure  12  Thalamophora (foraminifères protozoaires rampantes), Ernst Haeckel, Kunstformen der Natur, Bibliographisches Institut, 1899, p. 20.

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PETITS ÊTRES ET GRANDES ENTREPRISES À l’échelle des temps géologiques, les différentes espèces de foraminifères ont une durée de vie courte, une grande répartition géographique, et une relativement bonne « capacité à se fossiliser ». Ils peuvent donc caractériser des terrains, permettre de les dater, de les comparer, de les délimiter : ce sont de bons « marqueurs stratigraphiques89 ». Et cette qualité a servi de grands travaux. D’un point de vue scientifique, ils renseignent sur « la manière dont se sont constitués les terrains et les roches d’anciennes formations géologiques90  »  : ils sont donc acteurs puis témoins de l’histoire de la terre. À la fin du xixe  siècle, c’est une grande entreprise qui va servir la science  : lorsqu’on installe les câbles télégraphiques entre l’Europe et l’Amérique, on remonte des milliers de foraminifères, morts ou vivants, qui vont passer sous les microscopes, et permettre de connaître un peu mieux le fond des océans. C’est le début des grandes campagnes d’exploration océanographique  : l’expédition du H.M.S.  Challenger (18721876), ou les campagnes françaises du Travailleur et du Talisman (1880-1883). Plus tard, ce sont les connaissances scientifiques tirées de ces études qui vont être utiles à de grandes entreprises. Au siècle suivant, dans les années 1960-1970, les foraminifères vont servir la prospection pétrolière  : pour repérer les couches connues pour contenir du pétrole, ou pour identifier de nouveaux environnements où le pétrole aurait pu se former ou s’accumuler. À la fin du siècle, au moment de la percée du tunnel sous la Manche, ce sont les foraminifères qui 89. Catherine Vincent, « Alcide d’Orbigny enfin reconnu par le Muséum », in Le Monde, 29 juin 2002. 90. Émile Blanchard, « La vie dans les profondeurs de la mer », Revue des Deux Mondes, 2e période, tome 91, 1871 (p. 346-365).

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vont guider les tunneliers  : il faut creuser dans la craie bleue du Cénomanien (tendre, moins perméable et moins sensible à la fracturation). Et c’est la présence du Rotalipora reicheli, un foraminifère planctonique, présent au sommet de cette craie, qui s’est révélé « l’outil le plus performant91 » : ces petits êtres de quelques centaines de microns ont montré la voie à suivre à des monstres mécaniques. Enfin, on sait aussi, depuis quelques décennies, que les foraminifères sont d’excellents bio-indicateurs qui renseignent sur la qualité et les variations de l’environnement et des climats du passé92. Après plus de 500  millions d’années d’histoire, les foraminifères n’ont pas fini de livrer leurs secrets. Alcide d’Orbigny, dans sa première publication, avait identifié 544 espèces, dont 335 nouvelles pour la science93 ; à la fin de sa courte vie, on en connaissait déjà plus de 1  500  et, désormais, ce sont 50  000 espèces qui ont été recensées, dont 5  000 vivent encore94. Histoire à suivre !

91. Marie-Thérèse Vénec-Peyré, extrait du livre co-édité par Nathan et le Muséum (exposition 2002). 92. Jean-Pierre Debenay, Emmanuelle Geslin, Véronique Stouf, «  Les Foraminifères », in Pour la science n° 276, 1er octobre 2000. 93. Marie-Thérèse Vénec-Peyré, Les planches inédites de foraminifères d’Alcide d’Orbigny, Publications scientifiques du Muséum, 2002. 94. Marie-Thérèse Vénec-Peyré, extrait du livre co-édité par Nathan et le Muséum d’Histoire naturelle à l’occasion de l’exposition d’Orbigny.

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Au départ c’est une pierre brune, puis un aimant, puis une aiguille, et enfin une boussole. On peut a posteriori reconstituer cette longue histoire, en partie. En partie seulement, car les imbrications, les influences, orientent l’enquête dans de multiples directions.

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Figure  13  La boussole de Fraget. Collection des instruments anciens OMP - Université Toulouse III - Paul Sabatier. © Véronique Prévost [UT3].

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ENTRE CIEL ET TERRE La boussole est constituée d’une aiguille aimantée montée sur pivot, qui s’aligne sur le champ magnétique terrestre  : la pointe de l’aiguille indique le nord. Celle-ci fait partie de la collection de l’Observatoire Midi-Pyrénées  : elle servait à orienter les instruments d’observation astronomique. Sa précision était un avantage non négligeable pour un instrument dit « de campagne » : elle servait lors d’expéditions sur le terrain pour observer des éclipses par exemple. Elle a été fabriquée par F. Fraget, vers 1875 : elle est dans le catalogue de ce fabricant dès 1864. Ce modèle, en étant sur pivot, offre une précision plus importante puisque cette boussole s’affranchit en partie des accidents de terrain. On l’appelle aussi « poche de mineur » ou « poche de mine » en raison de son usage premier : avant d’être utile à l’observation du ciel, c’est sous terre qu’elle rend service, en guidant les mineurs pour creuser les galeries. La « poche de mineur » est en réalité un nécessaire95 qui contient cette boussole pour « prendre la direction » des galeries, un demi-cercle pour leur inclinaison, une chaîne pour mesurer les distances, des vis de laiton (pour attacher et suspendre), un rapporteur pour tracer les plans, et parfois un viseur. LES CHEMINEMENTS DE LA CONNAISSANCE La pierre de magnésie, la magnétite, attire le fer : le phénomène est connu depuis des millénaires. Il existe de nombreuses traces anciennes. Pour autant, sans explication rationnelle du phénomène, c’est l’ésotérique qui prend la main  : la magie, la symbolique, le divin permettent d’expliquer l’inexplicable. 95. Dictionnaire de chimie et de métallurgie, faisant partie de l’Encyclopédie méthodique, ou par ordre de matières, chez H. Agasse, Paris, 1813, vol. 75, p. 33.

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À l’heure des grandes expéditions maritimes vers les Nouveaux Mondes, à la fin du Moyen Âge, on sait que les marins utilisent l’aiguille en mer pour se situer, et suivre leur route. La datation se précise… et devient complexe aussi : il faut pouvoir débusquer dans les témoignages le moment où cette aiguille aimantée devient boussole, le moment où l’on comprend qu’elle a non seulement un pouvoir attractif mais aussi un pouvoir directif. Et qui dit «  nouveaux mondes  », dit autres cultures, autres histoires, autres connaissances : les candidats à la découverte se multiplient. Elle est revendiquée aux quatre coins du globe, et le débat n’est toujours pas tranché. Citons à titre d’exemple, parmi les nombreux écrits sur le sujet, la publication précise et documentée, en 1809, de Domenico Alberto Azuni96, juriste proche de Napoléon qui tente de prouver que l’invention est française, et démonte pas à pas dans son ouvrage tous les arguments qui tendraient à établir une autre origine… quitte à se livrer à quelques interprétations approximatives. Il rappelle, textes à l’appui, que « les anciens » ne connaissaient que l’aimant, et se basaient sur les étoiles pour se diriger : il n’y a pas de traces d’un autre usage. Selon lui, si les Chinois utilisent l’aiguille comme une boussole depuis des siècles, elle était pour eux un talisman, un objet magique, et non un instrument scientifique. Les Arabes ne naviguaient que le long des côtes, ce qui établit à ses yeux qu’ils n’avaient pas de boussole. La découverte, pour lui, vient donc d’Europe. Et en sondant les témoignages écrits, le texte le plus ancien qui mentionne l’usage de ce que nous appelons boussole, est français. CQFD !

96. Domenico Alberto Azuni, Dissertation sur l’origine de la boussole, chez H.  Nicolle, Librairie Stéréotype, Paris, 1809 (dédicace au comte de La Place).

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En réalité, les fils de l’histoire sont un peu plus emmêlés. Certes, dans le texte de Guyot de Provins daté (approximativement) de 118097, un passage rapporte clairement l’usage de l’aiguille comme boussole. Il explique que l’on couche l’aiguille sur un fétu pour s’orienter en mer, et qu’elle indique la direction de l’étoile polaire. Il conclut : « Quand la mer est obscure et brune Quand ne voit estoile ne lune Dont font à l’aguille alumer Puis n’ont-ils garde d’esgarer Contre l’estoile va la pointe. » Mais rien n’indique que cet usage soit adossé à des connaissances scientifiques. D’autre part, les Européens étaient-ils les premiers ? On lit dans un ouvrage de 124298 une description très précise de l’utilisation de l’aiguille en mer de Syrie, qui laisse supposer que ce n’est pas « une chose nouvelle », mais «  un appareil connu des navigateurs99  ». Une thèse émerge  : au moment des croisades, les Européens l’ont peut-être appris des Arabes, qui sont des navigateurs plus aguerris. Peu importe, les Arabes l’ont eux-mêmes, selon d’autres hypothèses, découverte en Chine, car les Chinois la connaissaient bien plus tôt. On trouve des mentions de l’aiguille aimantée qui donne la direction dès le iie siècle (en 121), dans le dictionnaire Choue wen, de Hiu tchin, à l’article correspondant à «  aimant  », on peut 97. Barbazan, Fabliaux et contes des poètes françois des xi, xii, xiii, xiv et xve siècles, vol. 1, Paris, 1808. Dans d’autres sources, La Bible de Guyot de Provins est datée du début du xiiie siècle. 98. Baïlak Kibdjaki, Trésor des marchands pour la connaissance des pierres, Manuscrit arabe, n° 970 de la Bibliothèque du Roi à Paris. 99. Julius von Klaproth, Lettre à Monsieur le baron A. de Humboldt sur l’invention de la boussole, Paris, 1854.

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lire : « Nom d’une pierre avec laquelle on peut donner la direction à l’aiguille. » Mais rien ne montre que l’on s’en servait alors de boussole. Plus tard, sous la dynastie des Tsin (entre le iiie et le ve siècle), c’est un peu plus clair : « on dirigeait déjà des vaisseaux d’après des indications magnétiques ». Et si le doute persiste, la première description connue d’une boussole en Chine, et de son usage comme instrument de direction, est datée du début du xiie siècle100. Du point de vue des historiens, les Chinois sont chronologiquement les premiers. La chaîne de transmission vers les Arabes, puis vers l’Europe reste, encore aujourd’hui, plus difficile à montrer. Mais les historiens ne sont pas les seuls à pouvoir alimenter ces réflexions. Les archéologues entrent en scène. Et lors de fouilles au sud du Mexique et à l’ouest du Guatemala101, ont été découverts des miroirs en oxydes de fer (magnétite, hématite, ilménite) et un petit barreau avec une rainure. Si les miroirs ne sont pas des boussoles, ils laissent penser que les Olmèques connaissaient les propriétés magnétiques, et le petit barreau placé sur un morceau de bois ou de liège flottant s’orienterait selon le champ magnétique terrestre. Ce qui les amène à conclure : « il n’est pas impossible que les Olmèques aient connu la boussole bien avant les Chinois ». Soit entre – 2500 et – 500 ! LA VOIE DES MOTS La date de la « découverte » étant donc pratiquement impossible à fixer, l’étymologie peut donner, peut-être, quelques informations supplémentaires. Dans le texte de Guyot 100. Entre 1111 et 1117, d’après Julius von Klaproth, op. cit. 101. Rouzé Michel, Qui a inventé la boussole  ? Raison présente, 1977, n°  44, p. 114-115, Fait partie d’un numéro thématique : Linguistique et philosophie chez Chomsky.

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de Provins, le terme utilisé est différent en fonction des citations : il semble qu’il a dérivé de « amanière » jusqu’à « marinière  ». Étymologiquement, il vient de magnes, le nom de la pierre de magnésie, et son utilité pour la navigation a visiblement orienté la dérive. En italien, cette « bussola » viendrait de « bossolo », terme qui désigne la petite boîte qui contenait l’aiguille aimantée. Pour cette raison, les Italiens ont longtemps revendiqué la paternité de l’invention. Les Anglais ont aussi essayé cette hypothèse en liant boussole et « box », la boîte ; en vain. Dans les deux cas, la démonstration est impossible. En réalité, le mot arabe « moùassala » offre une piste plus solide : il désigne le dard. Mais la piste s’arrête là : il est difficile, voire impossible, de déchiffrer plus précisément les influences en action dans l’histoire des langues. L’usage a ensuite enrichi le registre lexical  : la boussole est devenue compas. Dans certaines langues, c’est ce terme qui domine : en anglais bien sûr, mais aussi en allemand (kompas), dans les pays d’Europe du Nord, ou encore au Portugal avec « compasso de marear ». Puisqu’il s’agit plus certainement non pas d’une, mais de plusieurs découvertes, à divers endroits, à différents moments, chaque culture imprime sa marque par la langue. Et d’ailleurs, elle le fait aussi par la forme : l’aiguille est en forme de flèche en Europe, elle est poisson dans le monde arabe, et cuillère en Asie, où, autre particularité, on lit dans tous les textes recensés que cet instrument indique… le sud. QUAND L’USAGE DIRIGE LA RÉFLEXION La pratique a précédé la théorie. L’aiguille, quel que soit le nom qui lui est donné, a été le premier instrument à faire fonction de boussole. En France, on l’appelait Calamite à cause de sa ressemblance avec une petite grenouille verte qui porte ce nom : dans un vase rempli d’eau, on pose l’aiguille magnétisée en équilibre sur deux brins de roseaux, on effectue des 69

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mouvements circulaires juste au-dessus en tenant la magnétite dans la main, on retire la main d’un geste sec, et l’aiguille se positionne. Usage très rudimentaire. Simultanément aux premières grandes expéditions maritimes, apparaît en mer un nouvel instrument : la roue pôle-homme. Cette roue, ancêtre du nocturlabe102, existait depuis des siècles. Les Portugais, grands navigateurs, l’ont adoptée et « marinisée » dès le xve siècle. La « roda do homen do polo103 » est une sorte de couteau suisse des marins : divisée en 24 secteurs et 32 aires, elle comprend un cadran des heures, un cadran aux étoiles, un cadran solaire, un cadran lunaire, un cadran des marées, et un cadran compas. Voilà pour la pratique. Du côté de la théorie, on connaît sans le comprendre, depuis le xiiie  siècle, l’existence du magnétisme terrestre, grâce à Pierre de Maricourt. Il a taillé une pierre d’aimant pour qu’elle soit arrondie, et lorsqu’il a placé des petits barreaux de fer sur cette pierre, ils se sont positionnés « de telle façon que les lignes formées par eux étaient coupées en deux points comme les méridiens de la terre104 ». Il a fait plusieurs observations : attraction, répulsion, transmission du magnétisme avec la même polarité, et il en a déduit que les aimants tiennent leur « pouvoir » de la terre. C’est la première mention du magnétisme terrestre. Il propose alors la construction d’une boîte avec un couvercle transparent, dans laquelle l’aiguille fixée sur un pivot, puis aimantée, va donner la direction. C’est le premier « tutoriel »

102. Instrument qui permet de déterminer l’heure la nuit en fonction de la position de l’étoile polaire. 103. On sait que Christophe Colomb en avait une à bord, et on retrouve une rose des vents très inspirée de celle de la roue pôle-homme au pied du « Pradão des Descobrimentos » à Lisbonne. 104. Edmund Hoppe, Histoire de la physique (traduit de l’allemand, par Henri Besson), Payot, Paris, 1928.

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pour construire une boussole105. William Gilbert, en 1600106, va confirmer l’hypothèse du magnétisme terrestre avec sa Terrella : un aimant sphérique découpé dans de la magnétite. Il prend une petite aiguille aimantée qu’il appelle versorium, et il constate que quand on déplace ce «  versorium  », le long de la « terrella », il « reproduit fidèlement [le comportement] de l’aiguille d’une boussole classique (…) ». Non seulement le versorium pointe en direction des pôles, mais il accuse aussi un angle d’inclinaison qui diffère selon sa position sur la surface de l’aimant. La terre agit donc comme un aimant géant !

Figure 14  La Terrella de William Gilbert, in De magnete, 1600 (Ch. III, p. 15)

105. P.  Radelet-de Grave, D. Speiser, «  Le De magnete de Pierre de Maricourt. Traduction et commentaire  », in Revue d’histoire des sciences, année 1975, 28-3, p. 193-234. 106. Edmund Hoppe, Histoire de la physique, op. cit.

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LA SCIENCE POURSUIT SON CHEMIN Les scientifiques arrivent donc après, pour comprendre et expliquer le phénomène. Le magnétisme terrestre l’explique, mais il reste encore beaucoup à découvrir. Si on reprend le fil de l’histoire107, deux siècles après Gilbert, c’est CharlesAugustin Coulomb (avec la balance qui porte désormais son nom), qui fait les premières mesures de la force magnétique. En 1820, le Danois Hans Christian Oersted réalise une expérience qui montre le lien entre magnétisme et électricité  : c’est un pas décisif pour la compréhension du phénomène. Charles-Marie Ampère, quelques mois plus tard, théorise, et établit que la Terre est un électro-aimant  : elle se comporte comme une dynamo. Lorsqu’il reçoit son prix Nobel en 1970 pour ses travaux sur le ferromagnétisme, Louis Néel remercie comme il se doit ses glorieux prédécesseurs : Pierre Curie, Paul Langevin, Pierre Weiss. Mais il rappelle que «  seules restaient incomprises les propriétés de la plus ancienne des substances magnétiques connues : la magnétite ou pierre d’aimant qui a attiré l’attention des curieux depuis quatre mille ans  ». Et il ajoute que s’il a pu «  combler cette lacune  », c’est parce qu’il avait été précédé « au xiiie siècle, par Pierre de Maricourt, auteur en 1269 du premier traité sérieux sur les aimants ». Aujourd’hui, grâce aux connaissances scientifiques, on peut expliquer ce que Christophe Colomb avait observé lors de son expédition de 1492  : le pôle Nord bouge  ! En réalité, il faut faire la distinction entre le pôle géographique et le pôle magnétique. Le premier est fixe, et d’ordre géométrique : il est défini comme l’intersection de la surface de la Terre avec son axe de rotation. Le second est mobile, il dépend de l’activité interne

107. Gérard Borvon, Histoire de l’électricité. De Thalès à Ampère. De l’aimant à l’électro-aimant, Le blog d’histoire des sciences, 26 septembre 2020.

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de la Terre, des courants telluriques108. Et la différence entre les deux porte un nom : c’est la déclinaison. Et pour être tout à fait précis, le pôle Nord magnétique coïncide (quasiment) en réalité avec le pôle Sud géographique et vice versa !

Figure 15  Le champ magnétique terrestre. © Gary Glatzmaier, University of California, Santa Cruz  ; Paul H.  Roberts, UCLA  ; Darcy E.  Ogden, UC Santa Cruz. 2006.

108. Les courants électriques qui circulent dans le sol, dont les variations sont liées aux variations « externes » du magnétisme terrestre et à la conductivité du sous-sol.

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DÉRIVE DANS LA CULTURE POPULAIRE La boussole s’est fait une place dans la culture populaire bien avant de faire son entrée dans l’histoire des sciences. Dans la tradition chinoise, depuis plus de 2  000  ans, l’empereur, « fils du ciel », est l’équivalent de l’étoile polaire sur terre109. Son palais est tourné vers le sud, il s’assoit à table face au sud, et lorsqu’on lui présente une carte, le sud est en haut. Quand l’empereur sort du palais, le convoi est précédé d’un «  char magnétique  » ou «  montre-sud  », sur lequel est fixée une figurine (petite statuette) dont l’index indique le sud. Ce dispositif110 n’a en réalité rien de magnétique ni de magique, c’est un mécanisme que l’on pourrait qualifier de boussole mécanique. Autre trace de la boussole dans un art millénaire chinois  : le Luo-pan. C’est un instrument, qui signifie littéralement « l’univers sur un plateau », comprenant une boussole en son centre, qui est utilisé par les maîtres du Feng-shui pour étudier et agencer l’environnement. En Islande, le Vegvisir est quelquefois appelé boussole viking ou boussole runique  : c’est un signe dont on connaît mal l’origine qui fait office de talisman, et dont aucune source n’indique qu’il soit viking. Étymologiquement et d’après le grimoire islandais111 du xviie siècle qui en fait mention, c’est ce qui permet de «  voir le chemin112  ». Pour les musulmans, un instrument spécial, la boussole Qibla, indique la direction 109. Léopold de Saussure, L’invention de la boussole, Archives des sciences physiques et naturelles, Genève. 1923, mai-juin p. 149-181 ; juillet-août, p. 259-273. 110. La figurine reliée aux roues par un engrenage différentiel, le calcul entre diamètre des roues et rapport des engrenages permet à ce petit bonhomme de pointer invariablement dans la même direction. 111. Galdrabók. 112. Souvent choisi comme tatouage en Islande  : Björk le porte sur le bras gauche.

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de La  Mecque. En français, c’est surtout la langue qui s’en empare, et la boussole en argot désigne la tête  : en fait, la tête est présentée métaphoriquement comme un navire, l’occiput est la poupe, le sinciput la proue, et le cerveau devient la boussole113. Il est donc conseillé de ne pas la perdre ! Qu’elle soit en or dans la trilogie de Pullman114, magique dans la BD de McCartney115, ou qu’elle permette de résoudre l’énigme dans une nouvelle policière de Borges116, la boussole fascine. D’abord magique, puis scientifique, elle a donné son nom, entre autres, à une constellation, et à l’un des navires de l’expédition de La  Pérouse en 1785, ce qui ne l’a visiblement pas empêché de… «  perdre le nord  » et de s’échouer au large de Vanikoro.

113. Charles Boutler, ARGOJI, Dictionnaire d’argot classique, 2010. 114. Philip Pullman, La boussole d’or, Gallimard, Paris, 2007. 115. Paul McCartney, Kathryn Durst, La boussole magique, Michel Lafon, Paris, 2019. 116. Jorge Luis Borges, La mort et la boussole in Fictions, coll. Folio, Gallimard, Paris, 1974.

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© Carlos de Matos

Louis de Broglie est le fondateur de la mécanique ondulatoire. Son hypothèse très audacieuse, énoncée en 1923, peut se résumer simplement  : la matière, comme la lumière, est à la fois onde et corpuscule  ! Étonnant, déroutant même… et l’histoire ne l’est pas moins.

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Figure 16  © Carlos de Matos

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MATIÈRE ET LUMIÈRE : MÊME COMBAT Quelques années plus tôt, au tout début de ce nouveau siècle, le monde de la physique a connu un premier séisme avec le travail de Max Planck, d’abord, puis avec l’œuvre d’Einstein. En 1900, Planck montre l’existence probable des quanta d’énergie  : les interactions avec la matière se font de manière discontinue117. C’est la première crise. Einstein enfonce le clou, en 1905, avec l’effet photoélectrique118  : le quanta de lumière (le photon) existe, la nature de la lumière (re)devient corpusculaire… mais en étant aussi ondulatoire. Onde, corpuscule ? Comment peut-on être un corpuscule, entité fondamentalement locale, et en même temps une onde, entité au contraire qui occupe l’espace, donc non localisée. Une dualité renversante : la crise est confirmée et décuplée. En 1911, le 1er  congrès Solvay se rassemble avec les plus grands scientifiques de l’époque autour du thème  : la théorie du rayonnement et des quanta. À ce moment-là, le jeune Louis, passionné d’Histoire, commence à lire des ouvrages de science et notamment les travaux d’Henri Poincaré. Lui qui est titulaire d’une licence d’histoire depuis 1910, entame une licence de physique. Et quand son frère, le duc Maurice de Broglie, est chargé de faire le compte rendu du congrès de Solvay, Louis va pouvoir lire toutes ces notes, et il comprend «  le sens profond de cette grande révolution théorique  »  : «  les images d’ondes et de corpuscules (…) doivent en réalité intervenir tous deux, dans tous les domaines119 ». La vocation est née. 117. Voir Loi de Planck, vol.  II, Collection Fragments de science, EDP Sciences, Paris, 2022.  118. Albert Einstein, « Un point de vue heuristique concernant la production et la transformation de la lumière », Annalen der Physik, vol. 17, n° 6, 1905, p. 132-148. 119. Louis de Broglie, Un itinéraire scientifique (Textes réunis par Georges Lochack), Histoire des sciences, Éditions La Découverte, Paris, 1987.

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Figure 17  Le premier congrès Solvay en 1911. © Wikimedias Commons.

Dans ses lectures, il a noté dans les travaux d’Hamilton puis de Jacobi, «  une certaine analogie entre les lois de la mécanique qui décrivent le mouvement des corpuscules et les lois de la théorie des ondes qui déterminent la propagation des rayonnements120 »… Peut-être une piste. Mais la guerre approche. Mobilisé en 1913, il intègre le service de radiotélégraphie (tour Eiffel) à partir de 1914. À l’issue du conflit, il entre dans le laboratoire de son frère, où on travaille… sur les rayons  X, et l’effet photoélectrique. Retour aux questions d’avant-guerre, l’expérience du terrain en plus. Après quelques années de réflexion, après des études préliminaires, il va établir ce lien entre le mouvement d’un corpuscule et la propagation d’une onde. Il va introduire une nouvelle 120. Louis de Broglie, Un itinéraire scientifique, op. cit.

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propriété de la matière. Tout comme les photons, les électrons sont duals. Il « unifie » les particules du monde microscopique ! LA MATIÈRE DEVIENT AUSSI ONDULATOIRE Il explique dans son manuscrit de thèse en 1924121  : «  La signification profonde des quanta est restée inconnue. (...) Le moment semblait venu de tenter un effort dans le but d’unifier les points de vue corpusculaire et ondulatoire et d’approfondir un peu le sens véritable des quanta. C’est ce que nous avons fait récemment et la présente thèse a pour principal objet de présenter un exposé plus complet des idées nouvelles que nous avons proposées, des succès auxquels elles nous ont conduits et aussi des très nombreuses lacunes qu’elles contiennent. » Dans ce que l’on n’appelle pas encore la physique quantique ou la mécanique quantique, on raisonne à l’échelle de l’infiniment petit. On sonde ces «  éléments  » pour en déterminer la nature et le comportement. L’hypothèse, que l’on connaît sous le nom de «  Longueur d’onde de de  Broglie  », est décisive, déstabilisante, et va permettre de poser les bases de la nouvelle mécanique quantique. En fait, elle propose d’étendre le concept de dualité onde/corpuscule à la matière. Les électrons, jusqu’ici, étaient considérés comme des particules (des corpuscules) : des « petites billes » qui ont une masse. Il suppose qu’ils ont aussi un caractère ondulatoire. Mais ce n’est pas soit l’un soit l’autre, c’est à la fois l’un et l’autre ! Un défi à l’entendement ! Et pourtant, on peut calculer ces longueurs d’onde122. La preuve expérimentale viendra trois ans après aux 121. Louis de Broglie. Recherches sur la théorie des Quanta. Physique, 1924, p. 11. 122. Pour calculer la longueur d’onde  : λ=h/p. La longueur d’onde de matière est donc le rapport entre la constante de Planck et la quantité de mouvement.

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États-Unis, apportée par Davisson et Germer. Pour Louis de Broglie, c’est le triomphe et le voyage en Suède en 1929… pour recevoir le prix Nobel, cinq petites années après sa thèse ! Les électrons se comportent donc comme des photons, auxquels on venait tout juste d’attribuer la même dualité. Et comme pour les photons, cette idée pose de graves problèmes conceptuels. En ajoutant un problème majeur à un autre problème majeur, il ouvre une brèche vers un nouveau monde extrêmement fécond. THÉORIE INCONCEVABLE, DÉBATS SANS FIN… L’idée est paradoxale, et il est bien difficile de l’énoncer clairement, de lui donner «  une forme vraiment satisfaisante123  ». D’autant que pour d’autres, l’aspect ondulatoire n’est pas réel mais associé à une fonction d’onde, une fonction mathématique : c’est une « amplitude de probabilité » sur la position de la particule. La théorie fonctionne, et peu importe si sa représentation n’est pas satisfaisante. Si tous admettent l’idée, les physiciens sont divisés sur son interprétation : Bohr et l’École de Copenhague sont probabilistes, Einstein, Schrodinger et désormais de Broglie n’adhèrent pas à cette thèse. Dualité toujours ! Les premiers avancent plus vite, une fonction d’onde probabiliste, mathématique, n’a pas besoin de plus d’explications  ; alors que pour les seconds on est toujours au stade de l’intuition, mais rien de concret. Einstein opposera aux « probabilistes » cette sentence passée à la postérité : « Dieu ne joue pas aux dés ! », à laquelle Bohr a rétorqué : « Qui êtes-vous, Einstein, pour dire à Dieu ce qu’il doit faire ?124 »

123. Louis de Broglie, Un itinéraire scientifique, op. cit. 124. Michel Paty. Dieu joue-t-il aux dés ? (La nature et les probabilités) in Sciences et Avenir, 2001, p. 6-7.

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Louis de Broglie, rétrospectivement, rappelle qu’il était aussi un enseignant, et «  l’enseignement oblige à présenter les choses qu’on expose sous une forme cohérente125  ». C’est donc la théorie probabiliste qui va s’imposer… faute de mieux… mais elle offre une extrême précision. Pour autant, les adversaires de cette théorie probabiliste (Broglie, Einstein, etc.) n’ont pas dit leur dernier mot, et vont travailler à une alternative acceptable à leurs yeux, jusqu’à la fin de leur vie. Louis de Broglie écrit à la fin de sa carrière  : « J’ai été il y a près de quarante ans, l’un des initiateurs de la mécanique ondulatoire et de la physique quantique contemporaine (…) et cependant je ne suis pas satisfait. (…) Aujourd’hui à l’automne de mon existence, le même problème me préoccupe encore car (…) je ne crois pas que l’énigme ait vraiment été résolue.126 » …MAIS APPLICATIONS RÉELLES C’est inconcevable, et pourtant ça marche  ! La liste des applications que la mécanique ondulatoire et la physique quantique en général ont permis de développer ne cesse de s’allonger. À partir des années  1930, les microscopes électroniques vont transformer la biologie, la médecine et l’industrie. La «  longueur d’onde de de  Broglie  » permet de comprendre comment les ondes de matière se propagent, en particulier dans les structures cristallines : on connaît de mieux en mieux les propriétés des matériaux, les isolants, les conducteurs, les semi-conducteurs, les supra-conducteurs. Et grâce à ces connaissances, on a pu réaliser toute la miniaturisation de l’électronique : sans cela, nos calculettes pèseraient plusieurs tonnes, un ordinateur occuperait un immeuble, nos 125. Louis de Broglie, Un itinéraire scientifique, op. cit. 126. Louis de Broglie, Un itinéraire scientifique, op. cit.

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téléviseurs seraient énormes, il n’y aurait pas de satellites de télécommunication, pas d’Internet et pas de smartphones. Et la liste n’est pas exhaustive. On pourrait aussi citer le laser qui à lui seul régit une infinité de nos actes simples de la vie quotidienne, jusqu’au paiement à la caisse de la plupart de nos achats. La recherche en physique théorique des 30 premières années du xxe  siècle a eu «  d’extraordinaires conséquences sur notre mode de vie actuel127 », et ce, en seulement un siècle. L’HISTOIRE AU COMMENCEMENT C’est donc un jeune physicien qui, dès son travail de thèse, a contribué à ce grand chambardement. Mais si l’on peine encore à élucider cette question de la dualité, il est un domaine où l’on a un peu plus d’indices. Pourquoi cet étudiant en histoire s’est-il tourné vers les sciences ? Un frère aîné physicien, une curiosité aiguisée  : sûrement. Mais pas seulement. Pourquoi s’est-il intéressé en particulier à cette question de la nature de la matière, à ces notions d’ondes et de corpuscules  ? L’air du temps, l’influence des prédécesseurs qu’il admire  : probablement, mais peut-être une influence en particulier, et on peut faire une autre hypothèse, car il existe une histoire dans l’histoire. Louis de Broglie a écrit  : «  L’histoire des sciences nous a toujours paru d’une grande importance pour bien comprendre leur état actuel.128  » Il faut donc, comme lui, revenir à Newton, à la physique classique, pour comprendre le cheminement de sa pensée. En 1704, Isaac Newton énonce sa théorie corpusculaire de la lumière : la lumière est constituée de particules. Christian Huygens, cartésien, rival hollandais installé en France, a émis 127. Louis de Broglie, Un itinéraire scientifique, op. cit. 128. Louis de Broglie, Physique et microphysique, Albin Michel, Paris, 1947, p. 9.

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l’hypothèse de la nature ondulatoire de la lumière un peu plus tôt en 1690, notamment pour expliquer le phénomène de diffraction observé par Grimaldi, mais sans l’étayer, et la vague de la physique newtonienne va balayer cette idée. Pour un temps seulement : un siècle ! Au début du xixe  siècle, deux découvertes remettent l’Optique au premier plan  : Thomas Young découvre les interférences129, et Étienne Malus la polarisation. Le premier montre, en 1801, que lorsqu’on fait passer un rayon lumineux par deux fentes distinctes, la lumière passant par l’une interfère avec celle passant par l’autre, et on observe sur un écran, une alternance de bandes claires et de bandes sombres  : les franges d’interférences. Comment en ajoutant de la lumière à la lumière peut-on obtenir de l’obscurité ? Seules des ondes peuvent produire un tel phénomène  : la lumière est donc formée d’ondes. Malus, en 1808, suite à des travaux sur la réflexion de la lumière et la biréfringence130 du cristal de spath d’Islande, introduit la polarisation : polarisation de la molécule lumineuse... La lumière reste de nature corpusculaire  ! Statu quo. L’histoire retiendra que l’Anglais était un partisan de la thèse de Huygens, alors que le Français était un newtonien convaincu131. Quelques années plus tard, en 1815, un jeune ingénieur, Augustin Fresnel, va contredire la théorie de Newton en reprenant l’hypothèse de Huygens, les expériences de Young ainsi que celles de… Malus ! En effet, il va démontrer que lors de la double réfraction dans un cristal de calcite, on est en présence 129. Riad Haidar, Thomas Young et la théorie ondulatoire de la lumière, Bibnum [en ligne], Physique, mis en ligne le 1er janvier 2011. 130. Propriété de ces cristaux de dédoubler un rayon lumineux qui les traverse. 131. André Chappert, Étienne Louis Malus et la théorie corpusculaire de la lumière, coll. L’Histoire des sciences, textes et études, Vrin, Paris, 1977.

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d’une vibration lumineuse (une onde donc  !), et que cette vibration est transversale. Il écrit en conclusion de son premier mémoire132  : «  Il me semble que la théorie des vibrations se plie mieux que celle de Newton à tous les phénomènes.133 » On va donc admettre la théorie ondulatoire de la lumière… jusqu’à la fin du siècle. FRESNEL SI LOIN SI PROCHE Après que Fresnel, un siècle plus tôt, avait, pensait-on, définitivement tranché la question onde ou corpuscule en faveur des ondes, voilà que le corpuscule de lumière (de Newton) refait surface avec la théorie des quanta  ! Mais la théorie de Fresnel a montré toute sa puissance  : depuis le début du xixe  siècle, on résout tous les problèmes d’optique grâce aux ondes ! Il y a donc dualité. Et l’histoire se rejoue… à un siècle d’intervalle. En effet, pour tenter de comprendre la dualité, Louis de Broglie énonce que la mécanique devient elle aussi ondulatoire. Un siècle sépare ces deux théories fondamentales, mais en partant du même endroit : Broglie en Normandie ! La famille De Broglie a donné son nom à un petit village de Normandie134. Petit village qui en 1788 a vu naître… 132. Augustin Fresnel, Mémoire sur la diffraction de la lumière, où l’on examine particulièrement le phénomène des franges colorées que présentent les ombres des corps éclairés par un point lumineux, Mémoires de l’Académie des sciences de l’Institut de France, Paris, 25 mars 1816 (présenté par Arago). 133. Un travail remarquable et d’une précision expérimentale exceptionnelle quand on sait qu’il a effectué ses travaux dans la maison de campagne de sa mère suite à la retraite des Cent Jours. 134. La famille est arrivée d’Italie au xviie siècle dans le sillage de Mazarin. Petite originalité, le nom du village se prononce à la française [brogli], alors que le nom de la famille se prononce [de bR œj]. Une explication est avancée : « le nom italien s’écrivait Broglia ; l’accent tonique était sur l’O,

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Augustin Fresnel. Lui, dont le grand-père maternel était l’intendant du maréchal de Broglie, et dont le père, architecte, travaillait vraisemblablement pour le château. Lorsqu’au siècle suivant, enfant, Louis vient passer les vacances au château de famille à Broglie, ces séjours n’ont qu’un seul intérêt pour lui  : le lien avec ce glorieux aîné qui est entré dans l’histoire, et dont il voit la statue depuis sa fenêtre135. Il a écrit des années plus tard : « Bien des idées scientifiques d’aujourd’hui seraient différentes de ce qu’elles sont, si les chemins suivis par l’esprit humain pour y parvenir avaient été autres.136 » L’histoire encore ! Deux savants qui ont bouleversé la Physique, l’un par la théorie de l’optique ondulatoire, l’autre par la théorie de la mécanique ondulatoire : lumière et matière, même combat ! Deux destins liés par leurs théories, mais aussi, par ce petit village normand  : Broglie. Comment cet enchevêtrement s’est-il formé  ? Comment ces deux génies se sont-ils liés au-delà du temps… Augustin Fresnel et Louis de Broglie, ou… Louis Fresnel et Augustin de Broglie ? Deux « jumeaux » qu’un siècle sépare  : un siècle d’histoire, et surtout d’histoire des sciences. Augustin Fresnel et Louis de  Broglie sont en quelque sorte des jumeaux intriqués. C’est le récit étonnant d’une histoire extraordinaire, ou encore le récit classique d’une histoire… quantique.

et le groupe Gli, suivant l’orthographe italienne, correspondait à L mouillé. Comment franciser le nom ? La question était délicate ; si le changement de A final atone en E muet ne faisait pas difficulté, le français en revanche n’avait aucun moyen graphique pour noter L mouillé après O  » (Albert Nauzat, Les noms de famille de France, Paris, Payot, 1945). 135. Maurice de Broglie, Réponse au discours de réception de Louis de Broglie, Académie Française.fr, Paris, 31 mai 1945. 136. L. de Broglie, Physique et microphysique, op. cit.

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Figure  18  Note de Louis de Broglie pour le centenaire de la mort d’Augustin Fresnel le 27/10/1927. Archives de l’Académie des sciences.

« Telle nous apparaît 135 ans après sa mort, l’émouvante destinée d’Augustin Jean Fresnel qui nous révéla la nature ondulatoire de la lumière et qui fut l’une des plus pures gloires de la science française. » À un mot près, Augustin Fresnel aurait pu écrire les mêmes mots à propos de Louis de Broglie ! En conclusion, « l’histoire des sciences (…) dresse le bilan de cette grandiose et périlleuse aventure qui, en élargissant sans cesse les perspectives de notre pensée et en transformant complètement les conditions de notre vie, nous précipite à un rythme chaque jour plus rapide vers un avenir mystérieux137 ».

137. L. de Broglie, Physique et microphysique, op. cit.

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