Fragments de Science - volume 1 9782759827091

Le Drosera rotundifolia – La pyrite – Le Nautilus- Le prisme de Newton – L’équation de D’Alembert Une plante carnivor

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Fragments de Science - volume 1
 9782759827091

Table of contents :
Sommaire
Préface
Avant-propos
Le Drosera rotundifolia
La pyrite
Le Nautilus
Le prisme de Newton
L’équation de D’Alembert

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Fragments de Science

Fragments de  Science Corinne Labat et Carlos de Matos Volume 1 Le Drosera rotundifolia La pyrite Le Nautilus Le prisme de Newton L’équation de D’Alembert

Dans la collection Fragments de Science, volume 2, «  L’Ulva lactuca – La malachite – Le Hyaenodon brachyrynchus – Les tuyaux sonores – La loi de Planck », ISBN : 978-2-7598-2710-7 (2022) Fragments de Science, volume 3, «  L’Isatis tinctoria – Le quartz – Les Calamites suckowi – L’anneau de S’Gravesande – Pi », ISBN : 978-2-75982712-1 (2022)       Couverture : conception de Miguel Cruz, COX&CO, Paris. Mise en pages : Patrick Leleux PAO   Imprimé en France ISBN (papier) : 978-2-7598-2708-4 ISBN (ebook) : 978-2-7598-2709-1   Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective », et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal.

© EDP Sciences, 2022

CONTRIBUTIONS ET REMERCIEMENTS L’opération « Fragments de Science » a été initiée conjointement par le Service Commun d’Etude et de Conservation des Collections Patrimoniales (SCECCP) et le Pôle Culture de l’Université Toulouse III – Paul Sabatier. Cette Collection « Fragments de Science » est réalisée grâce aux contributions de : • Didier Béziat, Professeur Émérite au département de Biologie et Géosciences de l’Université Toulouse III – Paul Sabatier, responsable scientifique de la collection de minéralogie. • Guillaume Dera, Maître de Conférences au département de Biologie et Géosciences de l’Université Toulouse III – Paul Sabatier, responsable scientifique de la collection de paléontologie. • Paul Seimandi, Technicien au Jardin Botanique Henri Gaussen de Toulouse et au SCECCP, responsable scientifique de la collection des Herbiers. • Nathalie Séjalon-Delmas, Maître de Conférences au département de Biologie et Géosciences de l’Université Toulouse III – Paul Sabatier, directrice du SCECCP et du Jardin Botanique Henri Gaussen. • Véronique Prévost, responsable du Pôle Culture. Les auteurs remercient l’Université pour son soutien ainsi que France Citrini et les éditions EDP Sciences pour la création de cette nouvelle collection. 5

Sommaire

Préface......................................................................................................................

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Avant-propos....................................................................................................... 11 1. Le Drosera rotundifolia....................................................................... 13 2. La pyrite.......................................................................................................... 27 3. Le Nautilus.................................................................................................... 45 4. Le prisme de Newton............................................................................ 57 5. L’équation de D’Alembert.................................................................. 69

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Préface

À Toulouse, l’histoire de l’université s’écrit depuis près de huit siècles. Dans les cabinets d’histoire naturelle, de physique, de chimie de la faculté des sciences, puis dans les laboratoires de l’université Paul Sabatier, ont été conservés patiemment, plus d’un million d’objets qui forment désormais d’importantes collections patrimoniales et qui témoignent de cette longue et riche aventure humaine et scientifique. Mais pas seulement… Le patrimoine scientifique est un agent actif dans la construction du patrimoine culturel. Ces objets révèlent les liens ténus mais permanents entre science et société, université et territoires, enseignement et innovation. L’université a vocation à diffuser les savoirs, à mettre en partage ce bien commun qu’est la connaissance, à mettre en partage l’histoire des sciences. Le savoir se construit souvent pas à pas, par petites touches, parfois aussi, par ruptures et accélérations brutales, avec des petites et des grandes découvertes, des débats, des controverses, des savants… Comment parler de science autrement ? En racontant toutes ces histoires qui l’ont constituée, et qui ont laissé des traces matérielles ou immatérielles : les objets de nos collections sont autant d’empreintes, de marqueurs, de repères. Ces objets sont donc bien à la fois restes et éclats : des fragments de science. 9

Fragments de science – Volume 1

Il existe déjà, à l’université Paul Sabatier, une opération « Fragments de Science » depuis dix ans, qui propose des expositions permanentes couplées à une vitrine numérique, un site en lien avec l’exposition1, et qui compile photos et textes exposés. S’ajoute une série d’expositions de photographies d’art, «  Petits fragments de science  », qui mettent en valeur des détails, des couleurs, des textures. Ce nouveau volet vient enrichir l’opération en menant l’enquête un peu plus loin, en s’arrêtant sur des moments, des lieux, des personnages, qui, ici et ailleurs, ont construit l’histoire des sciences. La création de cette collection d’ouvrages a pour vocation de raconter ces histoires, en partant d’objets réels de quatre domaines transversaux, qui, pour la plupart ont été conservés et transmis depuis plus de deux siècles, ou qui, pour certains, souvent par chance, ont échappé à la destruction. Le patrimoine immatériel est aussi convoqué : le cinquième « témoin » est une notion fondamentale. Les auteurs nous invitent, au fil des objets, à une promenade scientifique et culturelle, dans l’espace et dans le temps…   Jean-Marc Broto Président de l’université Toulouse III – Paul Sabatier, le 1er mars 2022

1. http://www.fragmentsdescience.com

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Avant-propos

Un fragment est « un morceau d’une chose qui a été brisée en éclats  ». Les objets des collections sont des fragments de science qui constituent le patrimoine scientifique, mettent tour à tour en lumière le travail d’un chercheur, l’enseignement de la science, les savoir-faire, les façons de faire, les besoins ou les questions d’une époque. Ils témoignent de l’émergence de notions, de principes scientifiques ; ils éclairent les influences interdisciplinaires et révèlent des pans d’histoires. Ces fragments des collections de l’université Paul Sabatier sont issus de quatre domaines transversaux  : la physique, la botanique, la minéralogie et la paléontologie, auxquels s’ajoutent dans chaque volume un objet immatériel (une équation, une notion, un principe). Dans ce premier volume, on lève le voile sur le Drosera, la pyrite, le Nautilus, le prisme de Newton et l’équation de D’Alembert.

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Le Drosera rotundifolia

Oreille du diable, herbe à la rosée, droséra à feuilles rondes, rosée du soleil, herbe à la goutte, rossolis  : Drosera vient du grec drosos, goutte de rosée, en référence à l’apparence des feuilles qui semblent « couvertes de rosée ». Sa qualité de « plante carnivore » a longuement intéressé et mobilisé les scientifiques. Ces dénominations multiples sont aussi un indice de popularité  : le Drosera a une place de choix dans la tradition populaire.

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Fragments de science – Volume 1

Figure  1  Drosera rotundifolia L., Herbier J. Serres, Collection de Botanique, Université Toulouse III – Paul Sabatier. © Véronique Prévost [UT3].

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Le Drosera rotundifolia

UNE PLANTE ÉTONNANTE Dans leur environnement, les plantes carnivores ont une prédilection pour les sols inondés, les tourbières, les marécages et les eaux stagnantes. Il existe 187 espèces de Drosera localisées principalement dans l’hémisphère sud. Environ 70 espèces vivent dans le Sud-Ouest de l’Australie. On trouve en Europe trois espèces de Drosera. Elles sont souvent difficiles à repérer : elles poussent sur fond de bruyères sombres (Éricacées) ou de mousses rougeâtres (Sphaignes). Lorsqu’on le rencontre dans l’hémisphère Nord, le Drosera pousse généralement dans les marais ou les tourbières, où il vit faiblement enraciné. Cette caractéristique le prive presque complètement des réserves azotées du sol, et capturer des proies devient une nécessité pour sa survie. En France, les Droseras sont des espèces protégées. Ils sont encore globalement bien représentés en zone de montagne, mais ont considérablement régressé en plaine à cause de la destruction de leurs habitats de prédilection. De la famille des Droséracées, ces plantes herbacées vivaces dépassent rarement les 20 cm de hauteur. C’est la plus cosmopolite de ces plantes qui nous intéresse : le Drosera rotundifolia ou rossolis à feuilles rondes. Chaque pied porte une rosette de feuilles (un ensemble de feuilles étalées en cercle à partir du collet2 de la plante). Elles sont vertes, en forme de raquette, avec un long pétiole qui relie la feuille à la tige. Ces feuilles, dont le contour est en forme de cercle avec une face supérieure concave, portent de très nombreux poils ou tentacules filiformes, renflés à leur extrémité. Ce renflement de 1 à 2  mm de diamètre est surmonté d’une gouttelette liquide visqueuse, un suc collant. 2. Zone de transmission entre le système racinaire et la tige.

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Fragments de science – Volume 1

Les fleurs se présentent en petites grappes, de couleur blanche, et la floraison s’étale de mi-juin à fin-août. Le périanthe3 est constitué d’un calice à cinq sépales non soudés et d’une corolle à cinq pétales en étoile, également non soudés, qui flétrissent sur la plante sans s’en détacher. L’appareil reproducteur mâle, l’androcée, est formé de cinq étamines. L’appareil reproducteur femelle, le gynécée ou pistil, a trois ou cinq carpelles4 selon les individus, qui produisent un seul fruit. Ce fruit est une capsule qui contient de minuscules graines albuminées, filiformes et ailées aux deux extrémités. La pollinisation est essentiellement entomophile  : elle s’effectue via des insectes. Comme la plante produit une hampe florale suffisamment haute, les insectes pollinisateurs peuvent butiner les fleurs sans risque de se faire capturer par les feuilles collantes qui se trouvent au-dessous. LE PIÈGE Les racines sont frêles et le sol pauvre en azote et en phosphore. Comment se nourrir quand on a si peu de réserve sous le pied ? Quand la terre ne suffit pas, on se tourne vers le ciel, et les petits diptères et autres insectes deviennent des proies de prédilection. Le piège de cette espèce de Drosera est un piège semiactif. La capture de la proie se fait par la stratégie «  papier tue-mouche  », en fixant l’insecte avec des poils recouverts d’un mucilage collant, semblable à du miel, qui l’englue et l’asphyxie rapidement. Chacun des poils est terminé par un chapeau, composé de plusieurs cellules sécrétrices de mucilage et d’enzymes. Dans la zone où l’insecte se pose, les tentacules, nombreuses, se courbent pour le diriger vers le centre de la feuille qui se replie ensuite sur la proie pour augmenter la surface de contact et d’absorption. 3. Enveloppe des organes reproducteurs. 4. Enveloppe de l’ovule.

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Le Drosera rotundifolia

Figure 2  « Le piège ». © Marie Nonclercq [UT3].

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Selon l’espèce et la lumière, les glandes, comme des boules de glu, sont transparentes ou rouges. La lumière s’y reflète, et le petit insecte, attiré sans doute par ce qu’il croit être des gouttelettes de rosée ou du nectar, se pose sur une de ces feuilles où il est donc retenu par la matière visqueuse des tentacules. Ses efforts pour se dégager ne font que l’engluer davantage. Cette agitation stimule l’activité des cellules sécrétrices. En deux heures, la proie est digérée. Rapidement, la proie est évidée et après quelques jours, il ne reste qu’une carapace (non digérable), que la plante libère au vent en se dépliant. Elle est prête pour la prochaine capture. Le piège est dit semi-actif. Actif puisqu’on peut observer un mouvement au niveau des tentacules et du limbe de la feuille au moment de la capture. Mais, « semi » car les tentacules ont un mouvement trop lent, d’une à plusieurs heures, pour participer à la capture même de la proie. En fait, ce mouvement sert d’une part à éviter une perte de liquide nutritif lors de la digestion et, d’autre part, il accélère le processus en favorisant le maintien de la proie. L’insecte est d’ailleurs dirigé vers le centre de la feuille où se trouvent les glandes digestives. La feuille du Drosera peut mettre une à deux semaines pour reprendre sa forme initiale. MYSTÈRE ET CONTROVERSE C’est au début du xve siècle que paraît ce que l’on appellera par la suite le Voynich Code5. C’est un mystérieux document de 262 pages écrit dans un alphabet encore indéchiffré à ce jour. Traité de botanique, d’alchimie ou simple canular, on n’en connaît toujours pas la nature. Mais ce manuscrit anonyme contient des illustrations figurant des plantes, dont une planche qui est la plus ancienne représentation d’une plante carnivore : un Drosera parfaitement reconnaissable. 5. Gerard Cheshire, The Language and Writing System of MS408 (Voynich) Explained, dans Romance Studies, 29 avril 2019.

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Le Drosera rotundifolia

En 1768, John Ellis, négociant londonien, reçoit quelques exemplaires vivants d’une plante des marais de Caroline. C’est une curiosité : cette plante a des feuilles en mâchoires dentées qui se referment, dit-on, « en une fraction de seconde6 » sur tout insecte qui se pose dessus. Le monde scientifique frémit. Ellis envoie sa description de cette dionée attrape-mouche au grand botaniste suédois Carl von Linné. Mais le maître a la dent dure et considère que l’idée d’une plante que l’on n’appelle pas encore carnivore est «  contre les lois de la nature établies selon la volonté divine  ». Sacrilège  ! Sa réaction met fin à toute avancée pendant plus d’un siècle. Cependant, en 1784, dans L’Encyclopédie, Diderot ose une définition, et utilise pour la première fois, prudemment, les termes de «  plante presque carnivore  ». L’histoire est en marche  ! Quelques années plus tard, le botaniste américain William Bartram démontre que le liquide contenu dans les feuilles de Sarracénies a des propriétés digestives. À la fin du xixe siècle, le 2 juillet 1875, après quinze ans de recherches, Charles Darwin publie un livre explosif  : Insectivorous plants7. Le père de l’évolution démontre que les Droseras attirent toutes sortes de proies, les capturent puis les digèrent. Il parle de tentacules, de glandes digestives, il mesure la croissance des individus dopés par du blanc d’œuf… et il élargit finalement ses expériences aux Dionées et aux utriculaires. Si les réactions sont quelquefois violentes, si l’ouvrage est souvent qualifié de « bric-à-brac scientifique », après quelques années, il n’y a tout de même plus grand monde pour contester l’incontestable.

6. Wilhelm Barthlott, Stefan Porembski, Rüdiger Seine et Inge Theisen, Plantes carnivores, Paris, Belin, 2008. 7. Charles Darwin, Insectivorous Plants, Londres, J. Murray, 1875.

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Figure 3  The Voynich Manuscript, p. 56.

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Le Drosera rotundifolia

SUJET D’ÉTUDE Ce statut de plante carnivore a longtemps occupé les botanistes8, comme le montre ces deux notes publiées à l’Académie des sciences. En 1872 c’est Martin Ziegler qui signale « un fait nouveau » concernant « l’irritabilité des cils des feuilles de Drosera  9». Expériences à l’appui, l’irritation, selon lui, ne peut être produite que de trois façons  : chimique, physique (présence d’un animal), ou par contact avec des corps inertes ayant été en présence d’un animal vivant. Et ce troisième point qu’il nomme « irritation animale indirecte » est, de son point de vue, « un fait tellement extraordinaire qu’il ne trouve aucune place dans le cadre des sciences et des faits admis aujourd’hui par les corps savants ». Il regrette d’ailleurs que Darwin n’ait pas eu connaissance de ce travail avant de publier le sien ! Un peu plus tard, en 1876, c’est Edouard Heckel qui souhaite réparer un oubli et tester l’action des anesthésiques sur les plantes carnivores. Il s’est livré à l’expérience avec du chloroforme et de l’éther sulfurique sur des plants prélevés dans les tourbières d’Auvergne et livre ses conclusions : « Les anesthésiques produisent ici une irritation préalable (comme dans les autres organes floraux irritables) et […] ses agents ne paralysent l’irritabilité que lorsque l’organe qui en est le siège est dans la période de repos10. » Pour autant, le Drosera n’échappe pas aux questions plus conventionnelles. Le docteur Dominique Clos, qui enseigne à la faculté de Toulouse et dirige le Jardin botanique, publie 8. Marcel Homès, « La question des plantes carnivores. Principalement du point de vue cytologique : aperçu historique », Bulletin de la Société royale de botanique de Belgique, vol. 61, no 2, 1929, p. 147-159. 9. Martin Ziegler, Sur un fait physiologique observé sur des feuilles de Drosera, Mémoire académie des sciences, 1872. 10. Édouard Heckel, Du mouvement dans les poils et les laciniations foliaires du Drosera rotundifolia, Mémoires académie des sciences, 1876.

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Fragments de science – Volume 1

régulièrement les travaux et les observations réalisés dans cette «  école  ». En 1863, il s’interroge sur la durée de vie de quelques plantes, et note que le cas du Drosera n’a pas été tranché11 : « Que penser des espèces françaises du genre Drosera ? Linné, Dreves et Hayne, M. Kirschleger ne leur assignent pas de durée. Mutel les dit annuelles ou vivaces. Lamarck, de Candolle, Saint-Amans les déclarent annuelles […]. M. J-E. Planchon accorde au D. rotundifolia un rhizome à racines fibreuses et une végétation analogue à celle des herbes vivaces dites à racines mordues […]. » Aujourd’hui cette espèce de Drosera est classée parmi les vivaces. Enfin, Eugène Curie a étudié les propriétés thérapeutiques de cette plante. Il fait part des résultats de ses recherches à l’Académie des sciences en 1861  : «  Administrée à des chats pendant un temps prolongé, cette plante a déterminé, chez les deux animaux soumis à l’expérience, la formation de tubercules pulmonaires et le développement anormal de diverses parties du système lymphatique (ganglions lymphatiques, plaques de Peyer, vésicules closes, acinis de la rate, etc.). Administrée à la dose de 4 à 20 gouttes d’alcoolature, à des malades atteints de tubercules, elle m’a paru constituer un puissant remède à guérir la maladie, d’une manière presque constante, toutes les fois que l’état général était favorable ; confirmant ainsi, pour ce cas particulier, la vérité de la loi des semblables en thérapeutique12.  » L’homéopathie a suivi cette voie, et actuellement, le Drosera rotundifolia est prescrit principalement pour soigner laryngites, rhinopharyngite, coqueluche et toux.

11. Dominique Clos, Revue critique de la durée des plantes dans ses rapports avec la phytographie, note lue le 5 février 1863, par M. D. Clos à l’Académie des Sciences. 12. Eugène Curie, Recherches expérimentales sur l’action physiologique et thérapeutique de la Drosera, Mémoires de l’Académie des sciences, 1861.

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Le Drosera rotundifolia

L’utilisation des plantes ne se limite pas à la pharmacologie, certaines entraient dans la composition de spiritueux. Sous le règne de Louis XIV, on utilisait le Drosera pour la fabrication d’une liqueur d’origine italienne, dont l’alcool était aromatisé par le suc de cette plante. Le Roi-Soleil, lui-même, appréciait ce « rosolio ». Et si l’on en croit Albert Dastre dans un article écrit en 187413 : « C’est à la mode que le rossolis dut [cette] faveur qu’il ne méritait guère : le suc de la plante est acre, il possède même des propriétés nuisibles, les prairies où le Drosera est abondant sont réputées de mauvais pâturages. » DANS LE CHAUDRON DES SORCIÈRES Dans la tradition populaire du Moyen-Âge  : l’«  eau  » des gouttelettes, les fameux pièges des plantes carnivores, servait à la préparation de nombreuses boissons et notamment, évidemment, pour les philtres d’amour. Pour les alchimistes14, ce pouvoir du Drosera de produire de l’eau sous le feu du soleil est pour le moins paradoxal. La plante réalise, à leurs yeux, une transmutation magique, qui la consacre comme un ingrédient de choix dans la recherche de la pierre philosophale. Cette alliance de l’eau et du soleil en a fait aussi un symbole de puissance physique  : on dit que les piverts vont s’y frotter le bec pour le durcir. Dans certaines régions, on le cueillait pendant la nuit de la Saint-Jean pour se frotter le corps afin d’acquérir une résistance à la fatigue. Et bien sûr, qui dit puissance physique, induit puissance sexuelle. La tradition populaire attribue au Drosera des vertus aphrodisiaques, il est appelé « herbe lascive » ou « herbe du rut ». Notez que la plante doit impérativement être cueillie le 23 septembre, qui est dans la tradition chrétienne le jour de la Saint-Constant ! 13. Albert Dastre, L’Alcoolisme et l’Absinthisme, dans Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 2, 1874, p. 463-479. 14. Jean Lansmanne, « Les plantes carnivores », Homéobel, 2010.

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Figure 4  In Baxter, W., British phaenogamous botany, 1834-1843, vol. 3, t. 201.

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Le Drosera rotundifolia

Le Drosera est aussi une plante « qui écarte », marcher dessus empêche de retrouver son chemin : prophétie qui doit surtout écarter de toute envie… de s’adonner à la magie. On attribue au Drosera de nombreuses autres propriétés, et il occupe une place de choix dans les traités de sorcellerie, dans le CentreOuest de la France et en Allemagne. Rompre le fer, résister aux venins, dissiper la fièvre, maintenir le troupeau en bonne santé… sont quelques-unes de ses vertus supposées. Par contre, la plante introduite dans une maison ou une étable était censée provoquer la fièvre  : on n’en attend pas moins de l’oreille du diable ! DANS LA LITTÉRATURE Dans les dernières décennies du xixe siècle, certains écrivains introduisent des descriptions ou de nombreuses références à la flore et la faune. C’est le cas de Jean-Baptiste Ferland dans Opuscules  : «  Souvent, au fond d’un bassin creusé dans le roc, et dont les parois retiennent les eaux pluviales, s’étend sur un lit de deux ou trois pouces de terre, un riche et mollet tapis, formé par le Drosera rotundifolia. Cette plante délicate, dont la teinte rougeâtre contraste avec le beau vert des lycopodes, occupe des espaces assez considérables sur plusieurs des îles de la Demoiselle15. » Georges Sand, qui comptait le Drosera dans son herbier, le cite dans Nanon ou encore dans ses Nouvelles lettres d’un voyageur16  : «  Quels seront-ils, ces hommes de l’an 2500 ou 3000  ? Comprendrions-nous leur langage ? Leurs habitudes et leurs idées nous frapperaient-elles d’admiration ou de terreur  ? Par quels 15. Jean-Baptiste-Antoine Ferland, Opuscules, Imprimerie A. Côté, 1876, p. 61-92. 16. George Sand, Nouvelles lettres d’un voyageur, Paris, Calmann-Lévy, 1877, p. 93-158.

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Fragments de science – Volume 1

chemins ils auront passé ! […] Que de questions aujourd’hui insolubles auront été tranchées ! que de progrès industriels accomplis ! que de mystères dégagés dans les énigmes de la science ! […] Peutêtre en aura-t-on distingué cent vingt mille espèces ; peut-être aussi paiera-t-on un impôt pour cultiver le Drosera dans un pot à fleurs, peut-être n’en paiera-t-on plus pour cultiver sept pieds de tabac dans sa plate-bande. Peut-être aussi croira-t-on qu’il n’y a pas de Dieu logé dans les églises et qu’il y en a un logé partout, voire même dans l’âme de la plante. » Vient enfin, Carl Huysmans, en 1877  : lorsque, dans La Cathédrale17, l’abbé Plomb se voit mis au défi de traduire le catéchisme en langue florale et donc de former un lexique végétal des péchés capitaux, il attribue les plantes carnivores «  telles que la dionée et le Drosera des tourbières  » à… la gourmandise !

17. Joris-Karl Huysmans, La Cathédrale, Paris, Plon-Nourrit, 1915, p. 264-300.

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La pyrite

Est-ce à cause de la multiplicité de ses usages, de sa présence un peu partout sur la planète que, de la préhistoire à nos jours, ici et ailleurs, avec des noms différents, la pyrite si commune pourtant, ne fait pas partie des minéraux les plus connus et reconnus ?

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Fragments de science – Volume 1

Figure 5  Pyrite, Collection de Minéralogie, Université Toulouse III – Paul Sabatier. © Véronique Prévost [UT3].

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La pyrite

PREMIÈRES DESCRIPTIONS EN FRANCE «  Comme aucun auteur ne détermine précisément la cristallisation prismatique de la pyrite sulfureuse, j’ai cru qu’il était à propos d’indiquer celle que je possède.  » Ainsi parlait Philippe Picot de la Peyrouse  ! Ce naturaliste toulousain, qui a cédé une grande partie de ses collections à l’université, livre dans un mémoire pour l’Académie des sciences intitulé «  Descriptions de quelques cristallisations  », en 1782, ses observations sur deux échantillons de pyrite en sa possession. Pour le premier spécimen provenant d’Himmelsfurth à Freyberg en Saxe, il note  : «  Ces prismes, dont un à deux pouces de hauteur, sont posés verticalement, ou très légèrement inclinés, sur un groupe de cristaux de quartz. On pourrait aussi faire dériver cette forme de cube, et la considérer comme un parallélépipède rectangle, dont deux angles opposés sont tronqués. » Et pour le second : « Une autre cristallisation très singulière de la pyrite sulfureuse  » est «  en aiguilles très déliées  », «  dont il est impossible, même avec une forte loupe, de discerner la figure. Ces aiguilles, très longues, sont disposées de plusieurs manières sur une pierre calcaire brune. Dans les cavités, elles sont entrelacées en tous sens, et imitent assez bien un réseau ; à la surface, elles sont disposées en petits bouquets détachés, la plupart sans ordre, le plus grand nombre en étoiles, c’est-à-dire, que les aiguilles se concentrent, mais non comme dans l’antimoine, ou le manganèse, où les aiguilles sont par faisceaux ; ici les aiguilles sont isolées ; la plupart d’entre elles réfléchissent les couleurs de l’iris. » Ce spécimen vient de la mine dite Gabe Gottes à Johann-Gorgenstadt en Saxe. LE POINT DE VUE DE LA MINÉRALOGIE La pyrite est un sulfure de fer. C’est un minéral très répandu que l’on trouve dans de nombreux types de roche. On classifie les minéraux en fonction de leurs caractéristiques, c’est-à-dire 29

Fragments de science – Volume 1

selon leurs propriétés physiques et chimiques. D’un point de vue chimique, la pyrite contient donc principalement du soufre et du fer (FeS2), et elle est faiblement soluble dans l’acide nitrique. Du point de vue physique, il faut d’abord déterminer le système cristallin18 auquel elle se rattache. La pyrite, par la forme géométrique de ses cristaux, leurs éléments de symétrie, appartient au système cristallin cubique. Les cristaux de pyrite prennent souvent des formes de polyèdres à douze faces (dodécaédriques) pentagonales, si caractéristiques qu’on les appelle pyritoèdres. En les cassant, on voit qu’elles peuvent être « composées de stries ou de parties semblables à des aiguilles, qui vont du centre à la circonférence19 ». Les associations des cristaux, les macles, sont dites en « croix de fer ». La trace obtenue par frottement, le trait, est d’un vert noir à marron et dégage une odeur de soufre. D’éclat métallique brillant et « opaque », la pyrite est de couleur jaune d’or, jaune clair, ou blanche. Lorsqu’elle est jaune pâle elle ne contient que du fer et du soufre, et très peu ou pas de cuivre : c’est la pyrite martiale. Blanche, en plus du soufre et du fer elle comprend de l’arsenic, c’est la pyrite arsenifère20. La dénomination peut aussi varier en fonction de l’usage : celle dont on extrait le soufre par grillage ou par distillation est appelée pyrite sulfureuse, celle qui se décompose à l’air donne 18. Les espèces minérales présentent des éléments de symétrie, un inventaire a permis de les regrouper en 7 systèmes cristallins (cubique, quadratique, hexagonal, rhomboédrique, orthorhombique, monoclinique et triclinique). Chacun est donc défini par un polyèdre fondamental qui correspond à la forme la plus simple possédant tous les éléments de symétrie du système. 19. Baron d’Holbach, Pyrite, dans L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, vol. XIII, 1765. 20. Distinct de l’arsénopyrite (ce que l’on appelait « mispickel ») qui est un autre minéral (FeAsS).

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La pyrite

du vitriol et porte le nom de pyrite vitriolique. Au xviiie siècle, les auteurs de L’Encyclopédie avaient déjà noté cette polyonymie : « Les écrivains qui semblent avoir eu peur que les substances du règne minéral manquassent de noms, en ont donné un grand nombre à la pyrite ; outre ceux de pyrites & de marcassita, ils lui ont encore donné ceux de hephoestius lapis ou de hephoestites, pierre de Vulcain ; on l’a aussi appelé urius, lapis ignarius, à cause de la propriété que la pyrite a de donner des étincelles. On l’a nommée par la même raison pyrobolus, pyropus, pyrimachus, lapis luminis, othonna  ; d’autres lui ont donné les noms de syderites, syderopyrites, à cause du fer qu’elle contient. On a appelé chalcopyrites la pyrite cuivreuse ; on a appelé pierre atramentaire, lapis atramentarius, la pyrite qui se vitriolise. »

Figure 6  Maille de la pyrite, In F. S. Beudant, Traité élémentaire de minéralogie, Libraire-éditeur Verdière, Paris, 1830, 2e édition, tome 1, planche IV.

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Sa dureté, mesurée par sa résistance à se laisser rayer, est comprise entre 6 et 6,5 sur l’échelle de Mohs (il existe 10 degrés : 1 pour les plus friables, etc.). Sa cassure est irrégulière et prend parfois la forme d’une coquille (courbe, franche et lisse) : c’est une cassure conchoïdale. Parmi les nombreuses variétés de pyrite, deux ont un lien étroit avec le territoire français. L’Arsenian pyrite et la Cayeuxite. La première contient 3 % d’arsenic. Les cristaux de cette variété ont la particularité d’avoir des faces incurvées ou mal formées. On en a trouvé en France dans la mine de Salsigne dans l’Aude (gisement épuisé) et dans de nombreuses autres localités dans le monde. La deuxième est une variété de pyrite riche en arsenic, antimoine, germanium, molybdène, nickel et autres métaux, qui se présentent sous forme de nodules polymétalliques du crétacé inférieur21. Elle est dédiée au minéralogiste français Lucien Cayeux, dont elle porte le nom. La pyrite peut être d’origine sédimentaire, magmatique ou métamorphique. Mais elle est le plus souvent issue de dépôts hydrothermaux et on en trouve également dans certaines météorites. Les sols schisteux et argileux sont susceptibles, en particulier, de contenir des pyrites dans un milieu pauvre en oxygène, par l’action de bactéries sur de la matière organique. Le point de départ de cette minéralisation se trouve dans la production d’hydrogène sulfuré par les bactéries qui dégradent les protéines et les réduisent à leur éléments constitutifs (protéolytiques), ou par les bactéries qui décomposent les sulfates (sulfato-réductrices). Ce sont des produits issus de la décomposition des protéines en hydrogène sulfuré. D’autres bactéries réduisent les hydroxydes ferriques (hydroxydes issus des roches ou de la matière organique) et libèrent les ions ferreux dans le milieu ambiant. 21. 145 à 100,5 millions d’années.

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Figure 7 In F. Leteur, Traité élémentaire de minéralogie pratique, Librairie Ch. Delagrave, Paris, 1907, planche V (après p. 92).

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En se combinant avec le fer, l’hydrogène sulfuré conduit à la précipitation de sulfures de fer, précurseurs de la pyrite. Lorsque la pyrite a une origine sédimentaire, elle constitue le minéral formé sur place (authogène), caractéristique des environnements marins anoxiques (pauvres en oxygène et riches en matière organique). En région Occitanie, il existe quelques gisements de spécimens remarquables  : les mines de Batère à Corsavy, Arlessur-Tech dans les Pyrénées-Orientales, la carrière de talc de Trimouns près de Luzenac dans le département de l’Ariège. PIERRE À FEU La pyrite a été remarquée par les anciens pour les étincelles qu’elle produit sous les chocs. Certaines fouilles archéologiques laissent penser que la pierre était connue et utilisée depuis la préhistoire pour faire du feu. Le terme pyrite est attribué à Dioscoride en l’an 50 qui en fait la première mention. Il provient du grec πυρίτης (λίθος) – pyrítēs (líthos) – littéralement « pierre à feu ». Les anciens grecs fabriquaient aussi des parures et des bijoux avec de la pyrite. L’usage a perduré  : «  On fait encore aujourd’hui dans l’Amérique espagnole des boutons, et des pierres pour les bagues de ces sortes de pyrites22 », ailleurs, on l’a utilisée longtemps en joaillerie pour faire également des bijoux bons marchés et des boutons : on la taillait en forme de rose. L’OR DES FOUS Durant la ruée vers l’or, la méconnaissance et le désespoir de bien des mineurs les ont amenés à confondre la pyrite et la chalcopyrite avec l’or. Sa couleur et son éclat ayant donc souvent leurré les chercheurs d’or au point de leur faire perdre 22. Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand, dans L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, 1766, vol. VIII, p. 641-642.

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la raison, elle est devenue «  l’or des fous  ». Paradoxalement, la pyrite peut contenir des traces d’or ! Voilà ce qu’il se passe en général  : un filon23, avec de la pyrite et qui peut contenir en inclusion des grains d’or, se retrouve à la suite d’érosion à la surface, en milieu oxydant, alors les sulfures sont oxydés et transformés en oxyhydroxydes de fer (classiquement de la goethite) et l’or qui a été dissous lors de l’oxydation reprécipite pratiquement in situ pour donner de nouveaux grains d’or. Ce sont ces grains qui sont souvent de plus grande taille (effet pépite) que l’on va retrouver dans les sédiments ! Raymond Pulou24 s’intéresse à « L’or de l’Ariège » en 1964. Il publie les résultats de cette recherche : « Il n’existe pas de filon vraiment aurifère en Ariège. Cependant l’or n’est pas totalement absent dans ces montagnes  ; il est même assez répandu quoique toujours dispersé dans de nombreux filons pyriteux à gangue quartzeuse. Invisible même aux plus forts grossissements de nos microscopes25, il semble être le plus souvent sous forme de solution solide dans la pyrite (bien que quelques autres sulfures puissent aussi en contenir). Seule l’analyse spectrale ou la microchimie permette de l’y déceler26 (…)  » Il a effectué les dosages avec la méthode de De Luce mise au point en 1910. Ainsi la pyrite du Ranet près de Vicdessos contient 0,10 grammes d’or par tonne, celle de Rieuprégon près de Massat 23. Un filon de quartz à sulfures. 24. Laboratoire de minéralogie et cristallographie associé au CNRS, Université Toulouse III – Paul Sabatier. 25. Aujourd’hui, ce que l’on appelle « or invisible » est de l’or que l’on ne voit pas au microscope électronique à balayage  : il peut alors se retrouver soit en inclusion dans la pyrite (nanoparticules), soit contenu dans le réseau cristallin de la pyrite (en substitution au fer), soit en adsorption sur les surfaces de la pyrite ! 26. Raymond Pulou, L’or de l’Ariège, Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et belles-lettres de Toulouse, tome V, 1964.

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0,15 grammes, celle de Perles 0,12 grammes, et la chalcopyrite de Couloumier près d’Auzat 0,65 grammes. Ce sont des taux supérieurs à la « pyrite normale » (0,015 à 0,017 g), mais inférieurs à la pyrite aurifère comme celle de Salsigne dans l’Aude (10  g/tonne). Il conclut  : «  Seuls des sondages jusqu’au bed-rock, où l’or a tendance à se concentrer, pourront nous renseigner sur la valeur des placers ariégeois et nous dire si l’or de l’Ariège est une simple curiosité scientifique ou une réalité industrielle. » PIERRE DES INCAS Les Incas, ou rois du Pérou, utilisaient des pyrites martiales, très dures, et bien polies pour faire des miroirs. La pyrite est devenue «  pierre des Incas  ». Ils disposaient ces miroirs dans les tombeaux. D’autres Indiens de l’Amérique précolombienne ont mis à profit le côté réfléchissant de la pierre pour le même usage. Les miroirs mexicains et péruviens attestent d’un savoir mathématique remarquable pour l’époque puisqu’ils ont une convexité si bien calculée «  qu’ils réduisent le visage humain à leur échelle sans le déformer27 ». Au Chili, on l’appelle aussi pierre des Incas jusqu’au xviiie siècle. En quechua (langue des Incas et encore aujourd’hui langue officielle du Pérou), les Indiens araucans et aymaras utilisent le mot lirpu ou lilpu qui signifie à la fois miroir et pyrite. Les plus belles mines connues de cette pierre sont dans la province de Santafé de Bogota  ; on y nomme cette pierre « soroche ». Le soroche est également ce mal des montagnes dû 27. Alfred Métraux, «  Ce qui reste des grandes civilisations de l’Amérique », Les Cahiers de la République des lettres, des sciences et des arts. L’Art précolombien, 1928.

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à l’altitude, que l’on croyait initialement provoqué par le minerai. Le nom a aussi été donné à une montagne en Équateur dont les flancs contiennent beaucoup de pyrite, le Cerro Soroche, ainsi qu’à un arbre qui est un Pseudobombax argentinum dont le lien avec le minéral est plus obscur. PIERRE DE SANTÉ Certaines croyances du Moyen-Âge attribuaient à la pyrite la faculté de pâlir en cas de maladie imminente, d’où son nom de « pierre de santé ». À Genève et en Savoie, par exemple, on appelait ainsi une espèce de pyrite martiale très dure et susceptible d’un beau poli. On taillait ces pyrites en facettes comme le cristal, et l’on en faisait des bijoux, des boucles et d’autres ornements. Sa couleur est à peu près la même que celle de l’acier poli. Et là aussi, on lui donnait le nom de pierre de santé, puisque l’on croit « qu’elle pâlit lorsque la santé de la personne qui la porte est sur le point de s’altérer28 ». La même croyance existait en Amérique du Sud. L’histoire continue : aujourd’hui, la lithothérapie use de la pyrite à plusieurs fins thérapeutiques. Elle aurait notamment des qualités anti-inflammatoires pour lutter contre les infections des poumons et des voies respiratoires… comme le Drosera ! AGRICULTURE Le quotidien La Dépêche rapporte, en 1876, un essai de traitement des vignes avec la pyrite de fer sur des plans atteints d’oïdium, de chlorose et de phylloxéra. Les essais ont eu lieu sur plusieurs propriétés à Puicheric dans l’Aude et à Olonzac dans l’Hérault. Le soufrage à la pyrite a été fait deux fois (à la pousse et à la floraison). Malgré un retour de l’oïdium pendant l’été dans l’Hérault, combattu par un traitement supplémentaire 28. Collin de Plancy, Dictionnaire infernal, Henri Plon, 1863, p. 544.

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«  défensif  », les résultats semblent prometteurs  : «  Les vignes traitées à la pyrite se sont maintenues d’un vert noirâtre normal et pleines de vitalité jusqu’après la vendange », la récolte est plus importante que pour les vignes traitées traditionnellement au soufre la même année. Les essais par enfouissement au pied des souches de pyrite « moulue à l’état de farine-gruau » se sont traduits par « une vitalité extraordinaire de l’arbuste, [des] pousses plus fortes, maintien jusqu’aux premières gelées du vert foncé des feuilles, maturité plus avancée du raisin  ». On prévoit de recommencer l’année suivante sur des vignes phylloxérées et non-phylloxérées afin de pouvoir tirer des conclusions. Plusieurs modes d’utilisation sont préconisés  : farine, gruau, mais aussi pyrite brûlée ou amenée « à l’état d’eau vitriolique ». Ce dernier procédé avait été testé dans le département du Rhône. Enfin concernant la jaunisse ou l’anémie qui a été forte cette année-là à cause des pluies d’automne dans le Sud-Ouest, les résultats sont aussi probants : « La jaunissure des feuilles a disparu, la maturité a été plus précoce et la récolte a été plus forte. » ARME Renée Dunan, dans un article paru dans la revue Floréal en novembre 1920 intitulé « Le métal, histoire d’il y a 20 000 ans », écrivait : « Ces hommes se procuraient des flèches de cuivre ou de pyrite ferrique, des massues garnies de pointes, des lames aiguës et coupantes, armes invincibles à cette époque-là (…). » Si ce fait-là reste une hypothèse, on sait en revanche que plus tard, la pyrite a servi dans l’armement. L’arquebuse est une des premières «  armes à feu portatives » utilisée entre le xve et le xviie siècle. Le modèle avec une platine à rouet reprend le système du briquet pour la mise à feu, et la pyrite entre en scène. Le rouet, pièce de métal circulaire, est fixé sur la platine et actionné par un ressort. Il entre en contact avec une pyrite de fer maintenue 38

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dans les mâchoires d’un chien et produit une étincelle qui va enflammer la poudre. L’origine de la platine à rouet est mal connue  : son invention a été longtemps attribuée, comme bien d’autres, à Léonard de Vinci dont les dessins du Codex Atlanticus reproduisent ce type de mécanisme. Cependant, il semble que les premiers systèmes à rouet aient été produits en Allemagne du Nord au tout début du xvie siècle. Les guerres d’Italie vont accroître l’usage de l’arquebuse  : le feu joue un rôle décisif. Cet usage de plus en plus important ne la rend pas populaire, elle permet de tuer à distance, elle ne nécessite qu’une formation très sommaire, elle est vite montrée du doigt comme étant la cause première de la déchéance des vertus guerrières traditionnelles. Elle est fortement critiquée par Bayard, ou le poète italien L’Arioste, ou encore Blaise de Monluc pour qui elle est l’arme « le plus souvent du plus poltron au plus lâche qui n’oserait regarder au visage celui que, de loin, il renverse de ses malheureuses balles par terre29  ». Le temps des arquebuses est révolu, mais la pyrite est toujours utilisée au xxe siècle, et a même fait l’objet d’une rencontre au sommet pour le moins controversée. En 1936, la pyrite utilisée par l’industrie de l’armement provient de gisements espagnols, donc «  sous peine de voir nos fabrications suspendues il a fallu s’entendre avec le gouvernement de Franco  ». C’est à Burgos, le 11 décembre, que se tiennent les négociations  ; la commission française est composée de représentants des Ministères du Commerce, de l’Agriculture et des Affaires étrangères. L’accord a été conclu le 4 janvier 1937. Il comportait deux conditions  : on devait ajouter au bulletin de commande 40  000 tonnes de tomates des Canaries et régler le tout en or. Ces clauses n’ont pas échappé à la presse, à l’image de l’Express du Midi le 29. «  Arquebuse  », fiche pédagogique, Musée de l’armée - Hôtel des Invalides, Paris.

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10 février 1937 qui titrait : « M. Léon Blum achète des tomates au Général Franco… et il les paiera en or ! 30 » POSTE À PYRITE  Le récepteur à pyrite connu sous le nom de poste à pyrite, est un récepteur radio à modulation d’amplitude qui permettait la réception des ondes radioélectriques, en particulier pendant la Seconde Guerre mondiale. La pyrite est utilisée depuis le xxe siècle dans la fabrication de composants électroniques. En 2015, des chercheurs suisses «  ont mis au point un nouveau type de batterie performante pour remplacer le lithium rare et cher par des nanocristaux de pyrite. Ce composé de fer et de soufre permettrait de réaliser à faible coût des accumulateurs de grandes dimensions pour le stockage de masse des énergies renouvelables dites intermittentes ». «  Les nanocristaux de sulfure de fer sont obtenus facilement en broyant à sec du fer métallique et du soufre. Les autres ingrédients de l’accumulateur, comme le magnésium, l’aluminium, ou le sodium ne manquent pas sur la planète »31. Notons cependant que le prototype du laboratoire qui a déjà subi 40 cycles de charge et décharge sans perte de capacité n’est pas encore suffisamment performant pour être installé sur les voitures électriques : la puissance du courant délivré par cette batterie géante est bien trop faible. MAGNÉTISME La pyrite devient magnétique quand elle est chauffée. Lors de la fusion entre 1 177 °C et 1 188 °C, elle forme une boulette magnétique. Cette question a été étudiée par MM. Laroque et 30. L’express du Midi, Édition de Toulouse, no 16.047, 10 février 1937, p. 3. 31. Dominique Desaunay, « L’or des fous » bientôt dans nos batteries, RFINouvelles technologies, 2015.

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Bianchi qui en ont rendu compte à l’Académie des sciences de Toulouse, le 14 mai 1864. Leur sujet d’étude concerne l’aérolithe, et le fer contenu dans l’aérolithe est combiné avec le soufre puisque on trouve « des paillettes brillantes disséminées à l’infini dans la masse de l’aérolithe  » qui prouve la présence de sulfure de fer. Et c’est donc «  à cette pyrite, [qu’ils attribuent] principalement pour ne pas dire uniquement, les propriétés magnétiques [observées] ». Ils font donc des recherches sur quatre variétés de sulfure de fer naturel  : «  La pyrite cristallisée en cube, la pyrite cristallisée en dodécaèdre pentagonal, la pyrite en masse granulaire et la pyrite magnétique.  » Les deux premières sont dépourvues de propriétés magnétiques, mais « soumises à l’action du chalumeau », elles se transforment en une matière noire qui a l’aspect de la croûte de l’aérolithe, et possède le magnétisme polaire permanent. La troisième est très faiblement magnétique, et en la chauffant on obtient le même résultat que pour les deux premières. Enfin, la pyrite magnétique, est initialement, comme son nom l’indique, « magnétique avec polarité », et passée au chalumeau « elle prend encore une polarité beaucoup plus puissante que celle qui préexistait ». Ces résultats leur permettent d’une part d’émettre une hypothèse  : la pyrite magnétique et la pyrite de l’aérolithe ont la même constitution chimique, et d’autre part de donner une explication : si l’aérolithe est dépourvu de pyrite martiale en paillette, c’est parce que la chaleur due à la fusion lui a fait subir la même transformation que celle qui s’opère avec un chalumeau. Ils notent tout de même, que la fusion qui a fait la croûte de l’aérolithe n’est pas « suffisante » pour lui donner la polarité magnétique permanente qu’elle acquiert avec ce même chalumeau.

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PRODUCTION DE SOUFRE ET DE VITRIOL C’est Lavoisier, dans un mémoire à l’Académie des sciences32, qui a explicité la procédure de production du soufre et du vitriol à partir de la pyrite. «  Si on distille des pyrites, dans une cornue de grès, à un degré de chaleur capable de les faire rougir, on en tire une quantité considérable de soufre qui se sublime dans le col de la cornue. (…) Si au contraire, ces mêmes pyrites demeurent exposées dans un air humide et chaud, elles se gercent à leur surface, se fendent, se divisent, et se couvrent d’efflorescences vitrioliques  ; enfin, si après avoir été exposées un temps suffisant à l’air, y avoir été divisées et réduites en poudre, on les lessive, on en retire une grande quantité de vitriol martial, tandis que par distillation on n’en tire plus un atome de soufre. » La question de la teinture était un des axes de recherche posé par Colbert dès la création de l’Académie des Sciences, et au siècle suivant, entre 1725 et 1752. On compte de nombreux mémoires à ce propos. La pyrite est convoquée dans ces écrits : elle est nécessaire à la production de vitriol qui entre notamment dans la composition du bleu de Prusse. Son utilité n’a pas non plus échappé à Jules Verne, grand vulgarisateur scientifique, et dans L’Île mystérieuse, on extrait de la pyrite pour produire du sulfate de fer afin de fabriquer… de la nitroglycérine. La pyrite a donc été exploitée longtemps et essentiellement comme source de soufre et de fer. Cette industrie très polluante tend cependant à être remplacée aujourd’hui par d’autres procédés. En 1985, 18  % du soufre était obtenu à partir de ce minerai. La quantité extraite est de moins de 8  % actuellement, soit 6,6  millions de tonnes extraites par 32. A. Lavoisier, Mémoire sur la vitriolisation des pyrites martiales, Mémoires de l’Académie des sciences, 5 septembre 1777.

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an, dont 6  millions rien qu’en Chine. Elle n’est pas utilisée comme source de fer pour la fabrication de l’acier  : le coût d’extraction est supérieur par rapport à l’hématite (Fe2O3) ou à la magnétite (Fe3O4). L’extraction du fer à partir de la pyrite permet également l’obtention d’une fonte, qui doit cependant être soufflée à l’oxygène pour éliminer le soufre en solution. Elle reste aujourd’hui le minerai de base utilisé pour la fabrication de l’acide sulfurique par le procédé des chambres au plomb. On l’exploite dans de nombreux gisements pour le traitement métallurgique des poudres (pelletisation) dans la production de l’or, du cuivre, du cobalt, du nickel… Les procédés récents de biolixiviation peuvent assurer l’extraction du chrome à partir de la pyrite : affaire à suivre.

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S’il ne vit pas exclusivement près d’une île mystérieuse, s’il ne parcourt pas Vingt mille lieues sous les mers, le Nautilus a cependant quelques points communs avec le sous-marin qui a popularisé son nom.

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Figure 8  Nautilus, Collection de Paléontologie de l’Université Toulouse III – Paul Sabatier. © Véronique Prévost [UT3].

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L’ANIMAL-FOSSILE Le nautile est un mollusque de la classe des céphalopodes33 dont le corps est protégé par une coquille en aragonite34 enroulée vers l’avant en forme de spirale. À l’intérieur se trouvent des loges, l’animal occupe toujours la dernière  : la plus grande. Ces compartiments successifs sont séparés par des cloisons. L’animal les a occupés puis abandonnés au fur et à mesure de sa croissance. C’est l’une de ses caractéristiques principales mais ce n’est pas la seule. Il se différencie des autres céphalopodes par ses 4 branchies et ses tentacules dépourvus de ventouses. Ils sont nombreux, environ 90 : les labiaux (4 groupes de 12 à 13 tentacules) autour de l’orifice buccal ; les brachiaux, de grande taille (2 groupes de 17) de chaque côté de la tête, deux petits placés en avant et en arrière de l’œil, et enfin deux tentacules modifiés qui, réunis, forment un capuchon fermant l’ouverture de la coquille. Tous ses tentacules sont rétractiles dans une gaine qui entoure leur base. Enfin, autre caractéristique notable du Nautilus : le siphon, ce tube charnu qui traverse toutes les cloisons en leurs centres et s’attache à l’extrémité postérieure du corps. Pour flotter et se déplacer verticalement dans la colonne d’eau, l’animal utilise les loges comme des ballasts (des réservoirs) remplis d’un mélange de liquide et de gaz. Il peut moduler ce contenu : en vidant ou remplissant les loges, il peut donc monter ou descendre. Il peut aussi se propulser en rejetant de l’eau par un siphon situé sous sa bouche ou encore ramper sur un sol solide. Les nautiles actuels et fossiles vivaient vraisemblablement dans des eaux profondes le jour et remontaient la nuit pour consommer de petites proies. 33. Ordre des Nautilida. 34. Minéral composé de carbonate de calcium.

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Dans L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, il est signalé que le nautile se présentant sous la forme « d’une coquille univalve, de forme ronde & oblongue, mince, épaisse, à oreilles, sans oreilles, unie et quelquefois cannelée », « imite la figure d’un vaisseau ». Il a donc «  été ainsi nommé du mot grec ναύτιλος, [nautilos en grec, nautilus en latin] qui veut dire le poisson & le nautonnier ». Cependant, « différents auteurs ont appelé le nautile en latin pompilus, nauplius, nauticus, cymbium, polypus testaceus, et plusieurs le nomment en français le voilier35 ». Déjà, le naturaliste Charles Bonnet écrit dans sa Contemplation de la nature en 176436 : « Le nautile ressemble si bien à une gondole, et il sait si bien gouverner son petit vaisseau, qu’on a cru qu’il avait enseigné à l’homme l’art de naviguer. Rien en effet de plus ressemblant à un navire que sa coquille, et l’on dirait que l’animal qui l’habite possède tous les talents du pilote. » PLUS DE 2 000 ANS SOUS LE MICROSCOPE Aristote avait décrit le nautile dans ses nombreux travaux en zoologie. À l’époque romaine, c’est Pline l’Ancien (Ier siècle) qui livre l’état de la connaissance en la matière, dans son encyclopédique Histoire naturelle37. Il distinguait deux genres de nautiles  : l’un à coquille mince, l’autre à coquille épaisse. Le premier, le nautile papyracé n’est selon lui « point attaché à sa coquille  », « il la quitte souvent pour venir paître sur la terre  ». On pense alors que pour nager, il vide son eau pour être plus léger puis « il étend en haut deux de ses bras, entre lesquels est une membrane légère qui lui sert de voile, & les deux autres en bas dans la mer, qui lui tiennent lieu d’aviron : sa queue est son gouvernail ». Les suppositions ne s’arrêtaient pas là : « Dans une forte tempête, ou quand il entend du bruit, il retire ses pieds, remplit sa coquille d’eau, 35. Louis de Jaucourt, « Nautile », L’Encyclopédie, tome XI, 1765, p. 62. 36. Charles Bonnet, Contemplation de la nature, Marc-Michel Rey, Amsterdam, 1764. 37. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, livre IX, ch. XLVII, texte français, Littré, 1848.

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& par-là se donne plus de poids pour s’enfoncer. » On avait même une idée du mécanisme  : «  La manière de vider son eau quand il veut s’élever & naviguer, se fait par un grand nombre de trous qui se trouvent le long de ses jambes. » Le nautile à coquille épaisse s’appelait le Rumphius nautilus major, seu crassus et se différenciait aussi par le fait de ne jamais « quitter sa maison ». On pensait sa coquille partagée «  en quarante cellules ou cloisons  », «  qui diminuent de plus en plus à mesure qu’elles approchent de leur centre ». On avait remarqué entre chacune de ses cloisons, une communication « par le moyen d’un trou qui est au centre de chaque cellule ». On supposait, à juste titre, que l’animal occupait l’espace le plus large «  depuis son ouverture jusqu’à la première cloison  », et on croyait « que le nerf qui passe au-travers de toutes ses cloisons, sert à le retenir dans sa demeure, à donner la vie à toutes les cellules, & à y porter l’air & l’eau par le petit canal, proportionnellement au besoin qu’en a l’animal pour nager ou s’enfoncer dans l’eau ». Cette description a tenu plusieurs siècles jusqu’à l’identification «  officielle  » par Carl Von Linné du Nautilus pompilius Linnaeus, en 1758. Ce travail d’inventaire et de classification du Suédois38 va aussi définitivement imposer le nom et faire cesser la confusion  : jusqu’alors les nautiles étaient parfois confondus avec les argonautes. C’est désormais officiel : l’argonaute a une coquille à une seule loge, le Nautilus « une coquille à plusieurs loges avec un trou de communication  ». Il dénombre 17 espèces, dont le Nautilus chambré et le Nautilus papyracées. Ce n’est qu’un début… Monsieur de Jussieu, en France, va poursuivre le travail sur cette question. À la fin du xviiie siècle, les Nautilus sont répartis en 4 classes et 10 espèces, mais l’on suppose, comme l’avait suggéré Jussieu dans un mémoire pour l’Académie Royale des sciences le 5 août 1722, qu’il en existe 38.Carl von Linnaeus, Systema naturæ per regna tria naturæ, secundum classes, ordines, genera, species, cum characteribus, differentiis, synonymis, locis, tome I, 1-824, Édition decima, reformata. Holmiæ. (Salvius), 1758.

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bien d’autres : « Je crois avoir aujourd’hui plus de raison (…) d’assurer que chaque variété de ces Cornes d’Ammon qui se trouvent en tant d’endroits différents de l’Europe sont autant d’espèces de Nautiles des Indes qui se sont pétrifiés dans nos terres39. » À cette époque, les naturalistes avaient encore tendance à définir une espèce pour chaque variation morphologique, la classification est donc, comme toujours, loin d’être définitive ! Au siècle suivant, ce sont les Anglais Sowerby et Owen qui vont enrichir la connaissance de ce groupe de céphalopodes. Sowerby décrit par exemple, en 1812, un Nautilus zig-zag qui se distingue du Nautilus Pompilius « par sa forme plus ventrue » : « Le siphon est grand et perce les cloisons sur la ligne médiane et ventrale, les cloisons sont régulièrement espacées, concaves, et lorsqu’elles sont dénuées du test, on les voit s’infléchir profondément de chaque côté en un angle triangulaire fort aigu et à base étroite. Lorsque la cloison et le test sont entiers on voit que cette inflexion est due à un enfoncement de la cloison40. » Richard Owen livre notamment une description du Pearly Nautilus en 183241 qui fait référence. D’après lui, «  l’entonnoir porte un pli valvuliforme  ; le manteau s’étend jusqu’au bord de la coquille; il est ferme et musculaire jusqu’à la ligne des muscles rétracteurs; en arrière il devient mince et transparent. L’organe reproducteur mâle est constitué aux dépens de 4 des tentacules labiaux du côté gauche réunis pour former un organe spécial remplaçant le bras hectocotylisé et portant le nom de Spadix ». Il ajoute que « la 39. Antoine De Jussieu, De l’origine et de la formation d’une sorte de pierre figurée que l’on nomme corne d’Ammon, Mémoires de l’Académie des Sciences, Paris, 1722 40. Cité dans Nautilus. Lin., Mémoires de l’Académie des Sciences et belles lettres de Bruxelles, 1843-1844 (Mémoires couronnés et mémoires des savant étrangers). 41. Richard Owen, Memoir on the pearly nautilus, Londres, 1832, p. 8.

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partie molle de nautilus pompilius, lorsque le bec et les tentacules sont rétractés, forme une masse oblongue légèrement comprimée ou aplatie latéralement, inclinée vers un point antérieur et se terminant par une extrémité arrondie adaptée à la dernière cavité de la peau dans lequel il est logé naturellement ».

Figure 9 Coupe de Nautilus, In William Buckland, La Géologie et la Minéralogie dans leurs rapports avec la théologie naturelle, Crochard, 1838 (tome 2, planche 31).

Richard Owen livre notamment une description du Pearly Nautilus en 183242 qui fait référence. D’après lui, « l’entonnoir porte un pli valvuliforme  ; le manteau s’étend jusqu’au bord de la coquille; il est ferme et musculaire jusqu’à la ligne des muscles rétracteurs; en arrière il devient mince et transparent. L’organe reproducteur mâle est constitué aux dépens de 4 des tentacules labiaux du côté gauche réunis pour former un organe spécial remplaçant le bras hectocotylisé et portant le nom de Spadix ». Il ajoute que « la partie molle de nautilus pompilius, lorsque le bec 42. Richard Owen, Memoir on the pearly nautilus, Londres, 1832, p. 8.

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et les tentacules sont rétractés, forme une masse oblongue légèrement comprimée ou aplatie latéralement, inclinée vers un point antérieur et se terminant par une extrémité arrondie adaptée à la dernière cavité de la peau dans lequel il est logé naturellement ». Il note aussi que le corps est séparé en deux parties : la partie antérieure, dense musculaire ou ligamenteuse, comprend les organes sensoriels et moteurs, la partie postérieure, molle et membraneuse, contient les viscères. Il donne les mensurations  : la longueur du corps est de 5 pouces (12,7  cm), la hauteur (le diamètre vertical) de 3 pouces (7,62  cm), et la largeur (le diamètre transversal) de 2  pouces (5,28  cm). Il localise les nautiles dans «  les mers intertropicales  »  : océan Indien, mer de Chine, océan Pacifique. Les nautiloïdes font partie des premiers animaux déjà présents il y a 500  millions d’années et ayant connu un succès évolutif sans précédent. Au sein de ce vaste groupe, environ 1  000 espèces de nautilida fossiles ont été répertoriées à ce jour mais seuls deux genres (composés de 4 à 5 espèces) peupleraient actuellement les eaux de l’océan Indien et du Pacifique équatorial. D’après les données disponibles, le groupe Nautilida serait apparu et posséderait l’ensemble de ses caractéristiques depuis la période du silurien43 mais n’aurait connu sa plus grande diversification qu’à partir du carbonifère44. Suite à l’extinction Permo-Trias45, sa diversité aurait été plus moribonde du Mésozoïque46 jusqu’à l’époque actuelle. Ils occupent surtout les eaux peu profondes, et leurs coquilles sont rejetées sur la côte. Les Nautilus représentent donc les derniers vestiges d’un groupe disparu, celui des céphalopodes 43. –443,4 à –419,2 millions d’années. 44. –358,9 (± 0,4) à –298,9 (± 0,2) millions d’années. 45. Il y a 252 millions d’années. 46. –252,2 à −66 millions d’années.

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Le Nautilus

tétrabranchiaux, très prospère au paléozoïque. Ce spécimen a été trouvé à Nizan en Haute-Garonne, il a entre 157 et 163 millions d’années (étage Oxfordien, âge Jurassique).

Figure 10  Nautilus.

JULES VERNE ET LA NOTORIÉTÉ Vraisemblablement, le mollusque n’a pas été la seule source d’inspiration de l’auteur de Vingt mille lieues sous les mers pour baptiser le sous-marin du capitaine Némo. Jules Verne connaissait ou avait pu voir d’autres sous-marins, et trois l’ont particulièrement inspiré : extérieurement son Nautilus ressemble à l’Alligator (américain, 1862), à l’intérieur, ses aménagements, et sa technique sont proches du Plongeur (français 1863) et le nom 53

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a été utilisé pour le premier, celui de Fulton (1801), qui est resté à l’état de projet, malgré une démonstration réussie sur la Seine à Paris. Dans son roman, il ne fait allusion à aucun d’eux, en revanche, il évoque plusieurs fois l’animal. «  Il est un charmant animal dont la rencontre, suivant les anciens, présageait des chances heureuses. Aristote, Athénée, Pline, Oppien avaient étudié ses goûts, et épuisé à son égard toute la poétique des savants de la Grèce et de l’Italie. Ils l’appelèrent Nautilus et Pompylius. Mais la science moderne n’a pas ratifié leur appellation, et ce mollusque est maintenant connu sous le nom d’Argonaute47. » Il insiste alors sur la confusion des termes et donne à Conseil48 le privilège de l’explication scientifique  : «  La famille des dibranchiaux renferme trois genres, l’argonaute, le calmar et la seiche, […] la famille des tétrabranchiaux n’en contient qu’un seul, le nautile. Si après nomenclature, un esprit rebelle eût confondu l’argonaute qui est acétabulifère, c’est-à-dire porteur de ventouses, avec le nautile, qui est tentaculifère, c’est-àdire porteur de tentacules, il aurait été sans excuse  ». Et lorsqu’il décrit l’argonaute, il fait dire à Conseil, à propos du capitaine Némo : « Il eut mieux fait d’appeler son navire l’Argonaute. » Avant Jules Verne, il a inspiré d’autres auteurs, dont le poète français Charles Moncy en 1867, qui confond, encore, argonaute et nautile : « C’est l’hôte de la mer le plus intéressant, L’esquif miniature au corps phosphorescent, Le nautile à la fois coquillage et navire Qui rampe dans l’abîme ou navigue en plein air. L’ouragan qui détruit des grands vaisseaux de fer Ne peut rien contre lui. Jamais il ne chavire49. » 47. Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, partie  II, Hetzel, Paris, 1900, p. 12. 48. Domestique du Professeur Aronnax, recueillis dans le Nautilus après destruction de leur navire. 49. Charles Poncy, Poésies. Marines, tome I, Marseille, 1867, p. 99.

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Le Nautilus

Mais la notoriété vient réellement avec les aventures du capitaine Némo. Le livre est traduit en 174 langues, et a connu de très nombreuses adaptations. On ne compte plus les films (dont deux muets), téléfilms, films d’animation, pièces de théâtre, pièces musicales, BD, jeux vidéo… sans compter les ouvrages, les articles et les études qu’il a suscités depuis plus d’un siècle. Le nom de Nautilus a été donné à d’autres sous-marins depuis  : un navire école de la marine espagnole en 1866, ou encore quatre sous-marins américains dont deux ont marqué l’histoire. Le premier, l’USS Nautilus (SS-168) mis à l’eau le 1er juillet 1930, est mobilisé durant la Seconde Guerre mondiale dans le Pacifique, et a participé notamment à la bataille de Midway en 1942. L’USS Nautilus (SSN571) prend lui, la mer en 1955, c’est le premier sous-marin nucléaire. En 1957, il réalise l’exploit de franchir 60  000 miles marins submergés, soit une distance égale à… 20 000 lieues (ou 111  100 km)  ! Il atteint ensuite le pôle Nord et ouvre une autre voie en 1958 pour passer du Pacifique à l’Atlantique. La Sillicon Valley a été séduite à son tour puisqu’en 2001, des anciens ingénieurs d’Apple travaillant pour une start-up développent pour Linux un nouveau gestionnaire de fichiers pour contrer Microsoft et Windows, qu’ils appellent Nautilus. On recense aussi des navires dédiés à la recherche, des paquebots, des Yachts, des hôtels, des clubs, et même un groupe de rock et un avion, puisque l’hydravion Breguet 790 est baptisé Nautilus par l’avionneur français Louis Charles Breguet. Le Nautilus fait partie de l’imaginaire collectif et entraîne dans son sillage le fossile qui l’a inspiré, dont il porte le nom et avec lequel il pourrait partager la devise :

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« Mobilis in mobili ! Cette devise s’appliquait justement à cet appareil sous-marin. […] La lettre N formait sans doute l’initiale du nom de l’énigmatique personnage qui commandait au fond des mers50 ! »

Figure 11  In Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, Bibliothèque d’éducation et de récréation, Paris, 1871, ch. VIII, p. 57.

50. Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, op.cit.

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Le prisme de Newton

Comment cet objet anodin, connu depuis des siècles, va-t-il être à l’origine d’une évolution que l’on considère aujourd’hui comme une révolution ? Il pose aussi en transparence la question de la diffusion des connaissances et il devient le reflet d’une époque.

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Figure 12  Prisme de Newton, Collection des Instruments anciens de l’Université Toulouse III – Paul Sabatier. © Véronique Prévost [UT3].

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Le prisme de Newton

Le prisme dit «  de Newton  » est en réalité un prisme en verre à trois faces rectangulaires sur une base triangulaire qui est monté sur un support articulé. Le terme «  prisme  » vient du latin prisma, issu lui-même du grec prisma, prismatos qui signifie « scié » ou comme le précise le Littré « proprement chose sciée51  ». Et c’est bien ce que le prisme fait  : il dévie et «  découpe  » la lumière blanche. Dans l’obscurité, lorsqu’on fait arriver un faisceau de lumière blanche (par exemple, un rayon de soleil) sur un écran, on observe une tache lumineuse blanche. Si on interpose le prisme sur le trajet du rayon, la tache lumineuse n’est plus au même endroit, elle est déviée vers la base du prisme. Mais ce n’est pas tout  : cette tâche est étalée, et présente une infinité de teintes. Isaac Newton y distingue les sept couleurs de l’arc-en-ciel qui sont, en partant de celle qui est la moins déviée : rouge, orangé, jaune, vert, bleu, indigo, violet. Il a donc démontré que la lumière était composée de « bandes colorées  » qui constituent le spectre de décomposition d’une lumière blanche que l’on peut étudier avec ce prisme. QUE SAVAIT-ON DE LA LUMIÈRE AVANT NEWTON ? Les Grecs avaient formulé plusieurs hypothèses sur la perception visuelle. Pythagore pensait que les rayons sortaient de l’œil et « sondaient les corps vus52 ». Deux siècles plus tard, Épicure écrivait que ce sont les corps qui émettent de la lumière. Platon ensuite, propose une théorie conciliant les propositions de ses aînés  : c’est la rencontre d’un «  feu visuel » qui sort de l’œil et des rayons émis par les « corps vus ». 51. Émile Littré, Dictionnaire de langue française, tome III, Paris, 1873, p. 1324. 52. Cité dans Stéphane Le Gars, Une histoire de la lumière, Vuibert, Paris, 2010.

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Aristote enfin énonce que les couleurs sont issues d’une modification de la lumière pure, et introduit l’idée de réflexion et de réfraction. Sur cette question des couleurs, un phénomène a particulièrement focalisé l’attention des savants grecs puis latins  : l’arc en ciel. Et l’observation s’est précisée au fil du temps : Xénophane y voyait du rouge, du jaune et du violet, Aristote (et ses disciples !) du rouge, du jaune ou du vert, et du violet, Épicure assure qu’il y a du rouge, du jaune, du vert et du violet, Sénèque distingue du pourpre, du violet, du vert, de l’orangé, et du rouge, et Ammien Marcellin (330-400) écrit qu’il comprend le pourpre, le violet, le vert, l’orangé, le jaune et le rouge. Et comme l’a écrit Michel Pastoureau «  tous ou presque, voient dans l’arc en ciel une atténuation de la lumière solaire traversant un milieu aqueux, plus dense que l’air53 ». Il faudra attendre un millénaire et Johannes Kepler, en 1604, pour avancer sur ces questions. Il affirme  : «  Puisque les couleurs que l’on voit dans l’arc-en-ciel sont du même genre que celles que l’on voit dans les choses, elles auront la même origine54. » Il observe, lui, trois rayons au sortir d’un prisme, mais l’expérience s’arrête là, il n’essaie pas d’expliquer la différence de couleur. Le père Francisco Grimaldi en 1665 va reprendre l’expérience de la camera obscura de Léonard de Vinci dans un tout autre but : il veut vérifier si la largeur d’un faisceau projeté correspond à celle qui est énoncée par le tracé géométrique du rayon. Il fait entrer un rayon lumineux dans une chambre noire par une fente, et projette le rayon qui en émerge sur un écran blanc et remarque, à son grand étonnement, que, non seulement le rayon sur l’écran est plus large, mais que la lumière n’est pas blanche mais colorée de deux ou trois raies de couleurs différentes. Il donne à ce phénomène le nom de diffraction, terme toujours utilisé aujourd’hui. 53. Michel Pastoureau, Bleu, histoire d’une couleur, Paris, Seuil, 2000, p. 32. 54. Cité dans Stéphane Le Gars, Une histoire de la lumière, op.cit.

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Le prisme de Newton

C’est, en réalité, la première expérience de décomposition de la lumière, elle va occuper les physiciens sur plusieurs générations en commençant par son illustre contemporain en Angleterre : Isaac Newton. LA THÉORIE DES COULEURS DE NEWTON Jusqu’aux travaux de Newton, et avant l’expérience de Grimaldi, on suppose que le prisme contient des couleurs qui ne sont visibles que lorsqu’un faisceau le traverse. Avec les expériences de Grimaldi on suppose désormais que la lumière se colore par des ondulations qui se développent en traversant la matière  : la couleur est dans la lumière mais c’est la variation du flux lumineux (de sa densité) qui crée les couleurs. À l’automne 1665, l’épidémie de peste contraint l’université à la fermeture pendant plusieurs mois, et Issac Newton, jeune diplômé retourne à la campagne55. Il s’intéresse alors à ces questions d’optique, il va plus loin et il réalise plusieurs expériences qui vont montrer clairement que c’est la lumière qui a des « couleurs cachées » et non le prisme. Il va énoncer une théorie des couleurs en 13 points56: 1. Les rayons de lumière sont différents non seulement par leur degré de réfrangibilité, mais aussi par leur couleur. 2. À une couleur donnée correspond strictement un degré donné de réfraction.

55. E. N. da C. Andrade, F. R. S., « Newton. Considérations sur l’homme et son œuvre », Revue d’histoire des sciences, 1953, p. 289-307. 56. Claude Guthmann, Newton et la naissance de la théorie des couleurs, Bibnum [En ligne], Physique, mis en ligne le 1er octobre 2010. URL : http://journals.openedition.org/bibnum/743

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Figure 13  « Newton analyse le rayon de lumière » in Selmar Hess, Great men and famous women, Charles F. Horne, 1894, Vol. IV, p. 211, auteur du chapitre John Stoughton, DD, croquis au stylo et au crayon Loudan.

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Le prisme de Newton

3. La couleur et le degré de réfraction propre à une espèce particulière de rayons ne sont pas modifiables. 4. On peut obtenir des couleurs différentes par mélange de rayons de couleurs données. 5. Il y a donc deux sortes de couleurs : les unes originales et pures, les autres composées de celles-ci. 6. Si on compose deux couleurs peu éloignées dans la série de celles séparées par le prisme, on obtient alors la couleur apparaissant dans la série précédente au milieu de ces deux couleurs. 7. La recomposition de toutes les couleurs primaires fournit de la lumière blanche. 8. Il apparaît donc que le blanc est la couleur usuelle de la lumière : son spectre va du violet au rouge. 9. À chaque couleur correspond donc une déviation différente par le prisme. 10. Explication de l’arc-en-ciel  : la goutte d’eau joue le rôle du prisme. 11. Quand des substances réfléchissent une couleur et en transmettent une autre, leur couleur variera selon leur position par rapport à la source lumineuse et l’observateur. 12. Expérience de Hooke : « Si l’un (des coins) transmettait le rouge seulement et l’autre le bleu seulement, aucun rayon ne pouvait traverser l’ensemble des deux ». 13. «  Je conclurais avec un fait plus général, à savoir que les couleurs de tous les corps naturels n’ont pas d’autre origine que cela, que ces corps reflètent à des degrés différents une sorte de lumière plutôt qu’une autre ».

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UN AMBASSADEUR DE RENOM Le monde scientifique se divise désormais sur cette question entre les partisans et les adversaires de la théorie de Newton. En France, ce n’est pas moins qu’une grande figure du siècle des Lumières qui va promouvoir et vulgariser l’œuvre de Newton : Voltaire57. Il écrit deux tomes sur les Éléments de la philosophie de Newton, en 1738, sous-titrés « mis à la portée de tout le monde ». Et il enfonce le clou : « Adressez-vous enfin à Newton. Il vous dira  : ne m’en croyez pas  ; n’en croyez que vos yeux et les mathématiques  ; mettez-vous dans une chambre tout à fait obscure, où le jour n’entre que par un trou extrêmement petit  : le rayon de la lumière viendra sur du papier vous donner la couleur de la blancheur58.  » Il incite les détracteurs à faire eux-mêmes l’expérience pour constater l’exactitude du résultat, il leur donne la marche à suivre  : «  Exposez transversalement à un rayon de lumière ce prisme de verre ; ensuite mettez à une distance d’environ seize ou dix-sept pieds une feuille de papier vis-à-vis ce prisme.  » Et il insiste encore sur ce résultat incontournable : « Vous savez que la lumière se brise en entrant de l’air dans ce prisme  ; vous savez qu’elle se brise en sens contraire, en sortant de ce prisme dans l’air. Si elle ne se brisait pas ainsi, elle irait de ce trou tomber sur le plancher de la chambre. Mais, comme il faut que la lumière en s’échappant s’éloigne de la ligne Z, cette lumière ira donc frapper le papier. C’est là que se voit tout le secret de la lumière et des couleurs. Ce rayon, qui est tombé sur ce prisme, n’est pas, comme on croyait, un simple rayon : c’est un faisceau de

57. Il est aidé par son amie, Emilie du Châtelet, femme de lettre, mathématicienne et physicienne, qui traduit l’œuvre de Newton en français, traduction publiée sept ans après sa mort, grâce à Voltaire. 58. Voltaire, « Éléments de la philosophie de Newton », Œuvres Complètes, tome 22, Garnier, Paris, 1879, 2e partie, chapitre X, p. 485.

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sept principaux faisceaux de rayons, dont chacun porte en soi une couleur primitive, primordiale, qui lui est propre. Des mélanges de ces sept rayons naissent toutes les couleurs de la nature ; et les sept réunis ensemble, réfléchis ensemble de dessus un objet, forment la blancheur. » Il a même composé un texte en vers à la gloire du savant anglais et de sa découverte, qui éclaire sur la nature de la composition de la lumière et en particulier celle du soleil : « Il déploie à mes yeux par une main savante, De l’astre des saisons la robe étincelante, L’émeraude, l’azur, le pourpre, le rubis, Sont l’immortel tissu dont brillent ses habits. Chacun de ses rayons dans la substance pure, Porte en soi les couleurs dont se peint la nature, Et confondus ensemble ils éclairent nos yeux, Ils animent le monde, ils emplissent les cieux59. » « QUE NEWTON SOIT, ET LA LUMIÈRE FÛT ! » Cet extrait souvent cité de l’épitaphe écrite par le poète anglais Alexander Pope au début du xviiie  siècle60 préfigure assez bien la place que va occuper Newton dans l’histoire de la Physique et plus largement dans l’histoire des sciences. La décomposition de la lumière va ouvrir la voie de la Physique moderne, et en particulier donner naissance à la spectroscopie. Cette technique d’observation va rendre visible l’invisible, puis devenir technique d’analyse, et servir bien d’autres disciplines : astronomie, chimie, biologie…

59. Voltaire, « Épître dédicatoire à Mme du Chatelet dur la philosophie de Newton », Œuvres Complètes, tome X, p. 299. 60. La traduction exacte et intégrale étant  : «  La nature et les lois de la Nature se cachaient dans la nuit  : Dieu dit Que Newton soit  ! Et tout devint lumière ! »

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Figure 14  Spectre lumineux issu de ce prisme. © Carlos de Matos.

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Sur la nature de la lumière, en revanche, la théorie corpusculaire de Newton sera remise en cause  : il pensait que la lumière était composée de grains, de corpuscules. Dès 1690, Christian Huygens émet la première contestation, mais ses travaux sont éclipsés par l’hégémonie newtonienne, il faut attendre ensuite 1801, et les expériences du polymathe Thomas Young qui montre le caractère ondulatoire de la lumière. Enfin en 1815, Augustin Fresnel, considéré comme le fondateur de l’optique moderne, propose une explication de tous les phénomènes optiques dans le cadre de la théorie ondulatoire de la lumière. Presque tous… puisqu’en 1905, Albert Einstein introduit de nouveau l’idée que la lumière possède aussi un caractère corpusculaire. La lumière est onde et/ou corpuscule : une double nature, une dualité. Et la physique quantique pointe le nez. Il n’en reste pas moins que Newton est celui qui a permis à l’optique d’accomplir ce virage fondamental. Le monde des arts n’attendra pas pour lui rendre hommage et contribuer ainsi à lui ménager une place de choix dans l’histoire. Le peintre italien Giambattista Pittoni compose un Monument allégorique à Isaac Newton, dans les années 17271729, à la fin du siècle en 1795 c’est son compatriote William Blake qui réalise «  Newton en géomètre divin  » (collection du Tate Gallery), enfin, plus récemment, Salvador Dali, en 1980, offre une sculpture intitulée sobrement Hommage à Newton tandis que Gotlib a fait de Newton un des personnages récurrents de la Rubrique-à-brac dans Pilote. Newton a écrit en 1676 « si j’ai pu voir aussi loin, c’est parce que j’étais juché sur les épaules de géants » et un peu plus tard, à la fin de sa vie : « Je ne sais pas ce que j’ai pu paraître aux yeux du monde, mais à mes yeux il me semble que je n’ai été qu’un enfant […] heureux de trouver parfois un galet plus lisse ou un coquillage plus beau que les autres alors que le grand océan de la vérité s’étendait devant moi, 67

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encore inexploré  »61. Comme en écho, Jacques Delille, écrit ces vers en 1808 dans Les trois règnes de la nature62 : « La lumière en faisceaux se montrait à nos yeux ; Son art décomposa ce tissu radieux, Et du prisme magique, armant sa main savante, Développa d’Iris l’écharpe éblouissante. Dans les mains d’un enfant, un globe de savon Dès long-temps précéda le prisme de Newton ; Et long-temps, sans monter à sa source première, Un enfant dans ses jeux disséqua la lumière : Newton seul l’aperçut, tant le progrès de l’art Est le fruit de l’étude et souvent du hasard ! » Dans une lettre de 1762 à Sophie Volland, Denis Diderot écrivait63  : «  Ce qui caractérise le philosophe et le distingue du vulgaire, c’est qu’il n’admet rien sans preuve, qu’il n’acquiesce point à des notions trompeuses et qu’il pose exactement les limites du certains, du probable et du douteux.  » L’historienne Monique Cottret64, a posteriori, le rejoint : « Contre la Révélation, contre l’autorité et la tradition, les Lumières se fondent sur l’expérience et recherchent les lois de la nature à partir de l’observation, de l’analyse, de la comparaison.  » Par son travail, Newton a donc introduit le Siècle des Lumières et parfaitement illustré le principe posé en ouverture de L’Encyclopédie, dans l’explication détaillée du système des connaissances humaines  : «  L’Entendement ne s’occupe de ses perceptions que de trois façons, selon ses trois facultés principales, la Mémoire, la Raison, l’Imagination. » 61. Bibliothèque de l’université de Cambridge, Porthmouth papers, 3968, 41, f85. 62. Jacques Delille, Les Trois Règnes de la nature, Paris, H. Nicolle, 1808, Chant I, p. 49. 63. « Lettres à Sophie Volland », Œuvres complètes de Diderot, XIX, texte établi par J. Assézat et M. Tourneux, Paris, Garnier, p. 138 à 141. 64. Monique Cottret, extrait de l’article « Lumières », Dictionnaire de l’Ancien Régime, sous la direction de Lucien Bély, Paris, PUF, réed. 2005.

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© Carlos de Matos.

L’équation de D’Alembert

Le son émis par la corde d’un violon frottée ou pincée, est produit par la vibration. Le phénomène physique est directement observable mais comment le traduire en langage mathématique ? C’est ce que va faire Jean Le Rond D’Alembert en 1747  : l’équation qui porte son nom décrit la propagation d’une onde mécanique le long de la corde. Et c’est alors tout un champ des possibles qui s’ouvre… 

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FraGments de sCienCe – Volume 1

Figure 15  © Carlos de Matos.

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L’équation de D’Alembert

LE PRINCIPE En réalité, c’est tout le long de la corde qu’il faut étudier l’évolution de la déformation provoquée par la propagation de l’onde. Pour comprendre ce phénomène physique il faut le modéliser, le formuler en algèbre  : on procède à une mise en équation. C’est un phénomène qui dépend de deux variables : l’espace et le temps, la position de chaque point de la corde à un instant t. L’accroissement de ces deux quantités est extrêmement faible : c’est une différentielle. On a deux variables : ce sont des dérivées partielles. Pour étudier la vibration d’une corde de violon, on déplie le temps le long d’un axe, et on obtient chaque position d’un seul point au cours de la vibration, fonction que l’on représente par une courbe sinusoïdale. Et on peut le faire pour chaque point : c’est le principe du calcul intégral. C’est une première, et c’est une étape majeure, puisque jusque-là les phénomènes physiques sont traduits par des équations différentielles à une seule variable. On passe en quelque sorte, avec cette équation, d’un monde à une dimension à un monde à dimensions multiples : cet outil mathématique plus perfectionné correspond désormais bien mieux à la réalité physique. Comme l’a résumé François Picavet dans l’Introduction à une réédition du Discours préliminaire de L’Encyclopédie, en 189465 : « Abordant le problème des cordes vibrantes, [D’Alembert] détermine, a priori et directement, la courbe que prend à chaque instant une corde vibrante, en supposant seulement que, dans ses plus grands écarts, elle s’écarte peu de l’axe. D’une équation de second ordre, par laquelle il en exprime la nature, il remonte à une équation finie, au moyen de laquelle, connaissant deux des trois variables, l’ordonnée, l’abscisse et le temps, on a la troisième, c’est à 65. Introduction au Discours préliminaire de l’Encyclopédie de d’Alembert, publié intégralement d’après l’édition de 1763, Paris, A. Colin, 1894.

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dire toutes les conditions du mouvement de la corde. » En fait, les recherches mathématiques ont conduit D’Alembert à formaliser une nouvelle analyse basée sur les équations différentielles aux dérivées partielles et, en appliquant ce modèle d’analyse aux principes de la mécanique, il a élaboré la solution générale du problème des cordes vibrantes. Cette avancée va faire événement, mais D’Alembert n’a inventé ni les équations différentielles ni le calcul intégral ni les dérivées partielles  : il a compris et résolu un problème avec des outils qui préexistaient, et ouvert une voie jusque-là insoupçonnée. AVANT D’ALEMBERT D’une part, dans la deuxième moitié du xviie  siècle, les travaux de Newton puis de Leibniz ont permis de finaliser et de formaliser le calcul différentiel et intégral  : pour une courbe, cet outil permet d’étudier les taux de variations le long de la courbe. On transforme les équations algébriques des courbes avec des quantités infiniment petites. D’autre part, on connaît les lois des vibrations des cordes en grande partie par l’observation, et par l’expérimentation. On s’est essayé aussi au raisonnement, et à la démonstration mathématique. Le mathématicien anglais Brook Taylor a publié un article en 1715 sur ces lois de vibrations, lois démontrées ensuite par Jean Bernoulli dont le compte rendu est publié dans les Mémoires de l’Académie impériale de Pétersbourg66. Ils en ont même donné une représentation géométrique, une figure formée par la corde en vibration  : c’est «  une courbe des arcs67  ». Mais Taylor et les successeurs ne proposent une 66. Jean Bernoulli, Hydraulica nunc primum detecta ac demonstrata directe ex fundamentia pure mechanicis, Mémoires de l’Académie de Pétersbourg, 1732. 67. Autrement appelée « compagne de la cycloïde extrêmement allongée ».

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solution que pour une seule hypothèse, celle « où tous les points de la corde arrivent en même temps à l’axe », donc en éliminant la variable « temps » de la question. On suppose deux raisons à cela  : soit «  cette hypothèse avait paru suffisante pour rendre raison des principaux phénomènes des sons musicaux », soit, plus vraisemblablement «  parce qu’on n’avait pas réussi à surmonter les difficultés de calcul que l’on rencontre, lorsqu’on s’en écarte  ». On est donc dans une impasse pour certains problèmes mécaniques  : pour une corde vibrante, l’amplitude de la vibration dépend à la fois du point et de l’instant auquel on prend la mesure, donc de deux variables indépendantes. Le mode de calcul de Leibniz et Newton ne suffit pas. D’Alembert revient «  aux notions primordiales de l’équilibre et du mouvement », et pose un principe général, « dont tous les autres ne sont que des corollaires ». C’est par cette approche qu’il va résoudre le problème des cordes vibrantes. Il a repris une forme plus générale mise au point par Euler en 1730 mais en lui ouvrant un champ d’application bien plus important  : le calcul différentiel aux dérivées partielles. DISCUSSIONS, DÉBATS ET CONTROVERSES Leonhard Euler, qui a lu le Rapport sur les vents en 1746 de D’Alembert, puis ses deux rapports sur les cordes vibrantes, reprend à partir de 1747 ses propres travaux, réveillé par cette nouvelle voie. Et un long débat commence entre les deux hommes : D’Alembert considère que l’équation est très dépendante des conditions initiales donc de la courbure de la corde, de la manière dont elle est déformée au départ  ; pour Euler en revanche, peu importe cette courbure68. L’un raisonne avec des fonctions continues l’autre avec des fonctions discontinues. Euler, en 1753, est parvenu à la même équation mais 68. La courbe qui représente la fonction n’est pas forcément sinusoïdale.

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d’après D’Alembert « par une méthode moins sûre » et « appuyée sur une hypothèse fausse »69. Ce dernier livre une démonstration en citant quatre cas de figure pour lesquels la théorie d’Euler ne fonctionne pas. La solution proposée par Euler en 1748 est selon lui «  plus exacte  », mais «  comme [Euler] l’a remarqué lui-même » très semblable à celle donnée par D’Alembert l’année précédente. Avec Daniel Bernoulli le débat se déplace rapidement sur un autre terrain. Concernant la formation physique du son, ce dernier «  explique comment une corde mise en vibration, ou en général un corps sonore quelconque, peut rendre à la fois plusieurs sons différents, formant un même système70  ». Mais si on admire « son adresse à simplifier le sujet et à prêter l’appui de l’expérience à ses raisonnements  », on souligne que «  sa solution est moins générale et moins parfaite que celles de MM. D’Alembert et Euler  ». En réalité, c’est le point de vue du physicien versus celui du mathématicien. Et Bernoulli, certainement agacé d’avoir vu le prix du concours de 1746 organisé par l’Académie de Berlin lui échapper au profit de D’Alembert, écrit à Euler  : «  Je tiens M. D’Alembert pour un grand mathématicien dans les questions abstraites  ; mais dès qu’il fait une incursion dans les mathématiques appliquées, toute l’estime que j’ai pour lui disparaît (…). Je suis d’avis qu’on réclame des déterminations physiques et non des intégrations abstraites  ; un goût pernicieux commence à se répandre, qui fait que les sciences exactes pâtissent d’autant plus qu’elles sont moins avancées, et il vaudrait souvent mieux pour la physique expérimentale que les mathématiques aient disparu de la surface

69. D’Alembert, Opuscules mathématiques ou Mémoires sur différents sujets de géométrie, de mécanique, d’optique, d’astronomie etc., tome I, 1768. 70. D’Alembert, Charles Bossut, Jérôme De La Lande et Nicolas de Condorcet, Encyclopédie méthodique. Mathématiques, tome I, 1784-1789.

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de la terre71  ». Comme l’explique Steven Engelsman72, on a deux visions «  diamétralement opposées  »  : Bernoulli, le physicien qui s’appuie sur l’expérience pour étudier et rendre compte d’un phénomène, et D’Alembert le mathématicien qui produit un travail en physique mathématique « tout à fait abstrait » en proposant une nouvelle approche. Dans le même temps, par la solution au problème des cordes vibrantes parue dans le premier volume des Mémoires de l’Académie des Sciences de Turin, Joseph-Louis Lagrange tente de prouver « que ce problème pouvait toujours se résoudre, quelle que fût la figure initiale de la corde73  ». Ce qui rejoint la position d’Euler. La discussion par publication s’engage, doublée d’une relation épistolaire riche. Un autre débat en découle  : D’Alembert est clairement favorable à une utilisation systématique des équations différentielles aux dérivées partielles pour décrire des données fondées sur l’expérience ou l’observation. Lagrange est plus réservé, mais finira par adhérer à cette «  doctrine  » dans sa Mécanique analytique. D’Alembert, de son propre aveu, poursuit ces débats, «  non pour prolonger cette controverse, mais parce qu’il (…) semble que cette discussion épineuse et délicate en recevra de nouveaux éclaircissements qui pourront être utiles en d’autres occasions74 ». Par ailleurs, les échanges avec Lagrange sont cordiaux, il dit et écrit qu’il a pour lui « la plus grande estime », et ce d’autant plus que l’italien «  paraît aujourd’hui s’être presqu’entièrement rapproché de [son] 71. Lettre du 26 janvier 1750 (R 180) publiée par P. H. Fuss dans Correspondance mathématique et physique de quelques célèbres géomètres du xviiie siècle (Saint-Pétersbourg, 1863), tome II, p. 648-650. 72. Engelsman Steven B., « D’Alembert et les équations aux dérivées partielles », Dix-huitième Siècle, n o16, 1984, p. 27-37. 73. D’Alembert, Opuscules Mathématiques, op. cit. 74. D’Alembert, Opuscules Mathématiques, op. cit.

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avis ». À propos d’une publication en 1768, les commentateurs notent que D’Alembert une fois encore « emploie ce mémoire à faire voir que cette théorie s’étend à tous les cas qu’il a énoncés, et n’est applicable à aucun autre75 ». Lagrange dans une lettre de 1782 adressée à D’Alembert, se pose en arbitre et tente de concilier les points de vue de ses aînés  : «  Il m’a toujours semblé que M. Euler a été trop loin, en n’assujettissant à aucune condition les fonctions arbitraires ; mais je pense que vous avez été trop circonspects en les restreignant aux seules fonctions analytiques  » et il ajoute aussitôt pour ménager celui qui est devenu son mentor, que cette «circonspection est bien naturelle  » pour l’inventeur «  d’un calcul qui offre des résultats aussi vastes et aussi inattendus  », mais il conseille prudemment à D’Alembert de ne pas « trouver mauvais que l’on [lui] prouve que [son] calcul a beaucoup plus d’étendue »76 qu’il ne l’imaginait. Si la controverse avec Euler sur la nature des fonctions est close, le différent sur l’approche (physique ou mathématique) avec Bernoulli, ne sera jamais tranché. « SCIENCE MUSICALE »  En musique, on peut décrire les oscillations libres avec une famille de solutions de l’équation de D’Alembert en les traitant comme des ondes stationnaires. Ce mode de calcul confirme ce que l’on a déjà observé. En effet, quand on met en vibration une corde fixée aux deux extrémités comme sur la plupart des instruments à cordes, on obtient un système d’ondes stationnaires. Une onde stationnaire est composée de nœuds et de ventres  : quand l’amplitude de la vibration est nulle c’est un 75. Histoire de l’Académie royale des sciences, 1768 (compte rendu de la lecture du tome IV des Opuscules). 76. Joseph Louis Lagrange, Œuvres, tome XIII, publiées par J. A. Serret, Paris, Gauthier-Villars, 1882.

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nœud, les ventres désignent l’amplitude maximale. Les nœuds et les ventres ne se déplacent pas le long de la corde. Les extrémités correspondent à des nœuds de vibration. On peut dès lors décrire mathématiquement l’influence de chaque paramètre, la fréquence, la pulsation, le vecteur d’onde (pulsation spatiale) et vérifier ce que l’on savait par la pratique : si la corde est légère, la vitesse est plus grande, la fréquence aussi ; plus la corde est tendue plus la vitesse et la fréquence augmente et plus le son est aigu ; si la corde est longue, la fréquence est faible, et le son grave, etc. L’équation de D’Alembert est linéaire, la vibration pourra s’écrire comme la somme des contributions des différents modes : le mode fondamental et tous les harmoniques. On obtient donc le spectre sonore. Ce spectre dépend de l’instrument et représente sa caractéristique sonore, son timbre. En résumé, l’amplitude correspond à l’intensité sonore (forte ou faible), la fréquence à la hauteur du son (aigu ou grave) et le spectre à son timbre (chaud, sourd, etc.) Ce travail sur la propagation des ondes qui sera suivi d’un travail plus spécifique sur les ondes acoustiques, fait entrer D’Alembert, «  dans la petite confrérie des théoriciens de la musique77 », et s’il se rapproche de Rameau sur le concept d’harmonie, il considère en revanche que la science musicale relève de la physique et non des mathématiques  : la composition est une démarche déductive, qui n’obéit pas qu’à des règles logiques. Rameau pense au contraire que la création (comme le goût) est guidée par un « principe naturel », qui ne doit « rien au hasard ni à l’habitude » : c’est le principe d’harmonie qui est « donné par le corps sonore ». En d’autres termes, les lois acoustiques «  règlent et rendent intelligibles les rapports des sons  ». 77. Dr Elysé Lopez, D’Alembert et la musique de son temps, colloque « Humanisme, sciences et lumières, de D’Alembert à aujourd’hui », 16-17 novembre 2017, Montpellier, Bulletin mensuel de l’Académie des sciences et lettres de Montpellier.

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La musique doit donc être envisagée comme « un ensemble de phénomènes vibratoires » qui relève de lois physiques, que l’on formalise mathématiquement, en résumé : « la production artistique doit être subordonnée et soumise au jugement scientifique »78. Au fil du temps et des publications, D’Alembert prend ses distances avec son ami Rameau, l’intervention et l’hostilité de Rousseau79 à l’égard de ce dernier, les éloignera plus encore, et certains passages de L’Encyclopédie signeront la fin de cette amitié. Pas de science de la musique selon D’Alembert et les Encyclopédistes ! La rupture est consommée et il conseille aux « musiciens philosophes » de ne pas « se perdre dans un labyrinthe de spéculations métaphysiques sur les causes de plaisir que l’harmonie nous fait éprouver », et il écrit en pensant probablement à Rameau (et peut-être un peu à Rousseau)  : «  N’imitons pas ces musiciens qui se croyant géomètres, ou ces géomètres qui se croyant musiciens, entassent dans leurs écrits chiffres sur chiffres, imaginant peut-être que cet appareil est nécessaire à l’art. L’envie de donner à leurs productions un faux air scientifique, n’en impose qu’aux ignorants. » UNE EUROPE DE LA RECHERCHE : ORGANISATION ET CONSÉQUENCES La révolution scientifique commencée aux xviie siècle avec Newton se poursuit et éclaire l’Europe au siècle suivant. La capacité de diffusion augmente  : multiplication des publications, essor de la presse, correspondances, échanges… De plus, le latin n’étant plus la seule langue officielle du monde 78. Françoise Escal, « D’Alembert et la théorie harmonique de Rameau », Dix-huitième siècle, 1984, p. 151-162. 79. Michael O’Dea, « Rousseau contre Rameau : musique et nature dans les articles pour L’Encyclopédie et au-delà  », Recherches sur Diderot et sur L’Encyclopédie, 1994, p. 133-148.

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savant, le public lettré a un accès plus direct à cette production scientifique, et les traductions abondent. La création des Académies et des sociétés savantes avec leurs journaux, leurs concours, leurs correspondants, favorisent cet essor. Les salons deviennent l’antichambre : des lieux de discussions, de débats, de diffusions, ou se nouent et se dénouent les relations. À côté des places fortes que sont Paris et Londres, d’autres émergent  : Berlin, Saint-Pétersbourg, Leyde, Amsterdam, Rome ou Genève. La monarchie absolue étant encore très majoritaire80, les souverains sont les premiers mécènes  : Frédéric II de Prusse, Catherine de Russie, Louis XV, etc. Et les Encyclopédistes, guidés en partie par Diderot et D’Alembert, seront le phare symbolique de ce siècle des Lumières, et leur grande entreprise est révélatrice de la tendance  : ce que l’on découvre du Nouveau monde depuis trois siècles incite à un grand inventaire, l’idéal d’universalisme se déploie, la connaissance doit être accessible pour tous… L’intérêt des publics est favorisé par une plus grande accessibilité  : démonstrations publiques, diffusions… En réalité, c’est une communauté scientifique à l’échelle de l’Europe qui se constitue  : savants, ingénieurs, états, mécènes, intérêt des publics ; tout concourt à cet épanouissement. D’Alembert était « secrétaire perpétuel de l’Académie française, et il était membre des Académies des sciences de France, de Prusse, de Russie, du Portugal, de Naples, de Turin, de Norvège, de Padoue81 », entre autres. En pratique, la vie d’un chercheur reste soumise comme toujours à d’autres lois  : le financement, la réputation, la volonté et les besoins des pouvoirs en place. Euler qui contribuait activement à l’Académie impériale des sciences de 80. Seules la Suisse et la Hollande sont des régimes républicains, et à l’occasion elles sont des refuges, elles permettent de contourner certaines censures d’État. 81. Éloge de D’Alembert par Condorcet.

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Saint-Pétersbourg arrive en 1741 à l’Académie royale des sciences et belles-lettres de Berlin tout juste créée par Frédéric II de Prusse. Il y dirige la classe de mathématiques pendant vingt ans. D’Alembert, à ce moment-là, s’est déjà fait une réputation à Paris et en Europe82, et en 1745 il participe au concours proposé par l’Académie de Berlin avec une Réflexion sur la cause des vents, et il l’emporte face à onze concurrents dont Daniel Bernoulli qui soupçonne une partialité du jury : Euler, qui dirige ce concours a décidé. La correspondance entre le français et le suisse commence. D’Alembert publie différents travaux à Berlin, tout en restant à Paris, mais en cherchant la protection du roi de Prusse. Les rapports avec Euler se tendent sur les questions de doctrine, et la correspondance s’interrompt en 1751. Les raisons ne sont peut-être pas seulement d’ordre scientifiques : en 1752, Frédéric de Prusse offre la présidence de l’Académie de Berlin, à un D’Alembert porté alors par le succès de L’Encyclopédie. Le Français décline, mais entame une correspondance avec le souverain, et obtient une pension à partir de 1754. Sur le terrain scientifique, Euler et D’Alembert tentent de rallier Lagrange à leur thèse respective, et le débat devient plus mesuré, même si la question ne sera réellement tranchée qu’au début du siècle suivant. Euler savait que Frédéric II avait offert la présidence de l’Académie à D’Alembert, et craignait de voir son rival à la tête de l’institution  ; il l’a écrit à Lagrange en 1759. D’Alembert refuse l’offre une nouvelle fois en 1763, tandis qu’Euler a repris contact avec l’Académie de Saint-Pétersbourg au cas où… Les deux hommes se rencontrent enfin, et D’Alembert intercède avec succès en faveur d’Euler auprès du souverain pour lui donner la présidence. La réconciliation se traduit par une reprise de la correspondance. Quand Euler quitte l’Académie de Berlin en 1766 pour la Russie, c’est D’Alembert qui propose 82. Il est élu à l’Académie royale des sciences à Paris en 1741.

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le nom de Lagrange au roi de Prusse, et il est une nouvelle fois écouté. La correspondance avec Euler devient plus occasionnelle et les relations courtoises, mais les échanges scientifiques cessent. En revanche, l’arrivée de Lagrange à Berlin se traduit par une reprise des publications de D’Alembert pour l’Académie. L’influence de D’Alembert sur l’orientation des travaux, le choix des membres, se prolonge jusqu’à son décès en 1783, même si ses suggestions ne sont pas toujours suivies83. Frédéric II aime l’avoir pour correspondant, avoir son avis, mais il aime aussi conserver son pouvoir, ses prérogatives : c’est son Académie ! APRÈS D’ALEMBERT : LES APPLICATIONS « DÉRIVÉES » D’Alembert a ouvert une voie immense  : l’utilisation des équations différentielles aux dérivées partielles. Les applications, qu’offre ce nouvel outil d’analyse, touchent de nombreux domaines parmi lesquels la radiofréquence, la météorologie, la dynamique des fluides (écoulement d’un fleuve…), l’aéronautique, mais aussi l’électromagnétisme (propagation de la lumière, transmission d’informations), l’électricité (propagation de l’énergie dans les câbles), les mathématiques financières, la physique quantique, la relativité... En dynamique des structures, par exemple, pour construire une carlingue d’avion, on peut modéliser des forces, et avec une mise en vibrations on observe comment les fissures pourraient se propager, ce qui permet de renforcer les zones critiques, et d’optimiser le poids de l’appareil.  L’équation de D’Alembert, que l’on appelle aussi équation d’ondes ou équation des ondes, a connu une évolution dans son écriture. On a introduit l’usage d’opérateurs. Aujourd’hui, le plus souvent, on utilise l’opérateur « Laplacien Δ », repérable 83. Il n’obtient pas de siège pour Laplace en 1773.

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grâce au delta de l’alphabet grec, mais dans certains cas, en électromagnétisme par exemple, on utilise aussi l’opérateur D’Alembertien84, figuré par un carré. Ces opérateurs simplifient l’écriture et constituent aussi un hommage.  Et comme l’a écrit Condorcet : « Les découvertes successives qui forment les sciences, naissent les unes des autres […], mais parmi ces découvertes, il en est qui par leur étendue, leur influence sur le progrès général des Sciences, la nombreuse suite de théories nouvelles qui n’en sont que le développement, semblent former une classe particulière, et mériter à leur inventeur un rang à part dans le nombre déjà si petit des hommes de génie. Telle a été celle du principe de M. D’Alembert.  » C’est ainsi, que celui que l’on connaît comme un philosophe des Lumières a largement contribué à une avancée importante dans de nombreux domaines en travaillant sur un problème… de son.

84. □=∆

82

1 ∂2 c2 ∂t2