Fantasme et formation [Dunod ed.] 2100702408, 9782100702404

Quelle que soit la pratique sociale ou l’institution considérée, il n’y a pas de formation sans une fantasmatique sous-j

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French Pages 184 [188] Year 1993

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Fantasme et formation [Dunod ed.]
 2100702408, 9782100702404

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FANTASME ET FORMATION

Dans la même collection Le travail psychanalytique dans les groupes. 1. Cadre et processus, par D. Anzieu, A. Béjarano, R. Kaës, A. Missenard, J.-B. Pontalis. Le travail psychanalytique dans les groupes. 2. Les voies de l'élaboration, par R. Kaës, A. Missenard, J.-C. Ginoux, D. Anzieu, A. Béjarano. Fantasme et formation, par R. Kaës, D. Anzieu, L.-V. Thomas. La relaxation : son approche psychanalytique, par M. Sapir, F. Reverchon, J.-J. Prévost, C. Canet-Palaysi, R. Philibert, A. Cornier, S. Cohen-Léon, P. Fedida. Psychanalyse et langage, du corps à la parole, par D. Anzieu, B. Gibello, R. Gori, A. Anzieu, B. Barrau, M. Mathieu, W.-R. B ion. Crise, rupture et dépassement, par R. Kaës, A. Missenard, R. Kaspi, D. Anzieu, J. Guillaumin, J. Bleger. La thérapie familiale psychanalytique, par A. Ruffiot, A. Eiguer et D. Litovsky, M.-C. Gear et E.-C. Liendo, J. Perrot. Le psychanalyste à l'écoute du toxicomane, par J. Bergeret, M. Fain et coll. L'expérience Balint : histoire et actualité, par A. Missenard, M. Balint, J. Guyotat, M. Sapir, R. Geliy, E. Gillieron, R. Gosling et P. Turquet. L'interdit et la transgression, par R. Dorey, D. Pérard, Y. Assedo, C. Trochet, M. Foucault, J.-M. Rey. La thérapie psychanalytique du couple, par A. Eiguer, A. Ruffiot, I. Berenstein et J. Puget, C. Padron, S. Decobert et M. Soulé. Contes et divans, par R. Kaës, J. Perrot, J. Hoehmann, Ch. Guérin, J. Méry, F. Reumaux. Les groupes de relaxation, par M. Sapir, J.-P. Lehmann, C. Canet-Palaysi, R. Philibert, M. Meyer, F. Reverchon, S. Cohen-Léon. Narcissisme et états-limites, par J. Bergeret, W. Reid et coll. Science-fiction et psychanalyse, par M. Thaon, G. Klein, J. Goimard, T. Nathan, E. Bemabeu. L'institution et les institutions, par R. Kaës, J. Bleger, E. Enriquez, F. Fomari, P. Fustier, R. Roussillon, J.-P. Vidal. Les enveloppes psychiques, par D. Anzieu, D. Houzel, A. Missenard, M. Enriquez, A. Anzieu, J. Guillaumin, J. Doron, E. Lecourt, T. Nathan. Psychanalyse et dynamique du souffle, par C. Jallan. L'effet trompe-l'œil dans l'art et la psychanalyse, par R. Court, A. Beetschen, J. Guillaumin, L. Marin, J.-L. Graber, J. Hoehmann, R. Kaës, P. Fustier, B. Cadoux, J.-J. Ritz. Le négatif. Figures et modalités, par A. Missenard, G. Rosolato, J. Guillaumin, J. Kristeva, Y. Gutteriez, J.-J. Baranes, R. Kaës, R. Roussillon, R. Moury. La question du vieillissement, par H. Bianchi, J. Cagey, J.P. Moreigne, G. Balbo, D.Y. Poïvet, L.V. Thomas. Violence d'Etat et psychanalyse, par J. Puget, R. Kaës et coll. De l'ivresse à l'alcoolisme, par C. Le Vot-Ifrah, M. Mathelin, V. NahoumGrappe. La question psychotique à l'adolescence, par J.-J. Baranes, B. Ang, D. Amoux, P. Caron, M.-A. Descargues-Wery, G. Lavallée, A. Pinel, C. Potel.

COLLECTION INCONSCIENT ET CULTURE Dirigée par René Kaës et Didier Anzieu

FANTASME ET FORMATION R. Kaës — D. Anzieu L.V. Thomas

Dunod

©BORDAS, Paris, 1975 pour la 1r° édition ©BORDAS, Paris, 1984 ISBN 2-04-018698-0 ISSN 0750-2397

"Toute représentation ou reproduction, intégrale ou par­ tielle, toile sans le consentement de l'auteur, ou de ses ayants-droit, ou ayants-couse, est illicite (loi du I I mars 1957, alinéa I” de l'article 40). Celte représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constitue­ rait une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. La loi du I I mars 1957 n'autorise, eux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, que les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective d'une part, et, d'autre part, que les analyses et les courtes cita­ tions dans un but d'exemple et d'illustration".

Liminaire Quelles que soient la pratique sociale, l’institution, la culture, il n’y a pas de formation d’êtres humains sans une fantastique, ou une fantasmatique, sous-jacente. Si l’infiltration de cette fantasmatique dans les relations péda­ gogiques, dans les rites initiatiques, dans l’apprentissage même de la psycha­ nalyse n’est pas aisément repérable lorsqu’on interroge les discours et les actes de la relation formative, c’est sans doute qu’une force considérable s’oppose à cette interrogation. Il me semble que cette force tient sa puissance de la passion de former et des systèmes surdéterminés destinés à en fournir la justification. Nos mœurs et nos pensées sont sans doute de nos jours moins paralysées par l’irruption de la vie sexuelle infantile dans la vie de l’adulte : mais il reste à dégager les implications précises de la vie et des représentations sexuelles dans des domaines qui, à première vue, apparais­ sent comme fortement dégagés de toute imprégnation sexuelle. Ceci est particulièrement vrai dans les domaines où les valeurs morales ont constitué comme une cuirasse de protection contre les « atteintes » de la sexualité, infantile ou adulte, qui en terniraient l’éclat. Il est encore choquant de traiter de sentiments ou d’activités socialement valorisées et constituant un idéal personnel et collectif en leur faisant faire un retour vers leur source dans le désir humain. Tout se passe comme si chacun alors se trouvait mis en péril d’être confronté avec les aspects cruels, persécuteurs ou honteux de son inconscient ; comme si une intolérable atteinte narcissique menaçait de porter un coup fatal à une illusion habillée de la densité du véridique et du respectable.

Il est pourtant juste de parler de passion lorsqu’on tente de caractériser le désir de former des êtres humains, car il y est question d’amour, de plai­ sir et de souffrance. Il est encore juste de parler de passion, si l’on est sensible à l’extrême mobilisation des ressources et des énergies qui accom­ pagnent la mise en œuvre et l’accomplissement de ce but : maintenir et développer l’être et la vie en l’homme, à travers des formes satisfaisant une exigence de perfection ou de performance. Considérée comme une manifes­ tation de l’idéal, la passion de former s’exprime dans les tendances, les opinions et les doctrines qui opposent les formateurs à propos des finalités et

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Fantasme et formation

des moyens de la formation. Du désir inconscient à la ligne politique, c’est bien de passion qu’il s’agit, mais de celle-ci on ne saurait parler qu’en ter­ mes d’idéologie, d’éthique ou de pouvoir. Ce en quoi cette passion est chevillée au corps et au désir de l’autre demeure tabou.

C’est sans doute que l’amour n’est pas la seule face de la passion : l’autre est plus inquiétante puisque s’agissant de former, il y est question de la haine et de la violence du formateur vis-à-vis de l’être qu’il prétend ne vouloir qu’aimer, mais qu’il souhaite tout aussi dé-former ; il y est question de l’envie et du désir de mort que le second ressent et exprime vis-à-vis du premier. Il y est question de la culpabilité, inhérente au désir de créer l’être et la vie, coextensive au désir lui-même, et spécialement à ce désir d’être immortel, omniscient et tout-puissant : « sicut dei eritis... ». Le rêve divin ou démiurgique de l’homme lorsqu’il forme, lorsqu’il se forme ou lorsqu’il se soumet à une formation ravive cette blessure profonde, cette souffrance et cette désillusion de ne pouvoir coïncider avec l’idéal infantile. La sérénité et la patience germinale qui font les valeurs admirées du forma­ teur sont conquises à travers la violence qui le saisit à vouloir conformer dans un moule ou un carcan de possession ce qui se refuse à être l’objet passif de son désir, à vouloir détruire ce qui lui échappe et met en échec sa toute-puissance, torture son narcissisme. Sans prétendre proposer une théorie de la formation, les contributions rassemblées dans cet ouvrage travaillent toutes le rapport des deux termes qui en composent le titre : fantasme et formation. C’est que, sur l’énigme de la provenance et de l’avatar de l’être humain, sur les passions que mobilise toute réponse à cette énigme, sur les relations qu’elle organise entre les individus, les objets et les techniques, les prémisses sont élaborées et fournies par la fantasmatique originaire et par les premières théories sexuelles de l’enfance. Revenir à ces prémisses, s’y arrêter, en découvrir le déploiement et les implications dans les quelques scénarios, au nombre limité, où prennent position les acteurs et les moyens de la formation, c’est, par-delà la diversité des contenus inconscients, constater la perma­ nence des questions que l’homme pose sur son origine et sur son développe­ ment, sur sa continuité et sur son devenir. C’est aussi vérifier que toute réponse à ces questions, avant de s’élaborer en idées ou en techniques, prend corps et tente d’assumer en acte l’énigme tout en la figurant. Les travaux présentés ici ont en commun le même souci de reconnaître à l’œuvre, dans le projet et l’activité de former, de se former et d’être formé, la dimension du fantasme,, laquelle, à notre connaissance, n’y a jamais encore été prise sérieusement en considération : le désir de former, d’être formé et de se former s’inscrit dans lés prototypes infantiles des relations où les objets les plus primitifs s’organisent dans une scène fantasmatique sur laquelle se jouent les questions et les réponses de l’origine, celle du sujet et celle de l’espèce.

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vu

Ce désir s’inscrit aussi, et prend forme efficace, dans le corps social et dans la culture, dans l’histoire et dans les représentations collectives (les mythes, les utopies et les idéologies de la formation), dans les institutions de la formation. Cette autre inscription imprime à ce désir la marque et l’exigence d’un autre ordre. Les institutions et les mythes de la formation gèrent l’économie du désir de former, en retournent, détournent et font dériver le sens, en assurent la légitimité ou l’illégitimité, mettent en scène, pour les acteurs de cette sorte de dramaturgie, les modalités particulières de leurs rôles, produisent enfin, pour s’autojustifier, des idéologies de la formation dans lesquelles elles privilégient certains désirs, certaines défenses. Une des questions qui affleure dans cet ouvrage, comme dans plusieurs de cette collection, est de savoir pour le compte de qui cette gérance et cette dérive s’effectuent : pour le bénéfice du sujet singulier ou pour celui du sujet social ? Et au prix de quels compromis ? René KAËS

Table des matières

LIMINAIRE

..............................................................................................................

V

1. Quatre études sur la fantasmatique de la formation et le désir de former, par René Kaës.........................................................................

1

« On (dé)forme un enfant » ...................................................................

1

A. Les fantasmes d’autoformation : autogénération et autodeslruction

9

1. Portrait de Félix ou les malheurs de l’autodidacte (9) ; 2. Auto­ formation et autoérotisme : les fantasmes autarciques (14) ; 3. Le mythe du phénix ou le cycle infernal : l’autoformation est une auto­ déformation (15) ; 4. Le refus de la différence et de l’histoire : le fantasme d’autoformation à l’adolescence (17) ; 5. Fantasmes d’au­ toformation et de parthénogenèse dans les groupes (18) ; 6. Auto­ formation et processus idéologique (19).

B. La formation et la puissance de la mère .........................................

22

1. La grande formatrice (23) ; 2. Le formateur, père utérin (27) ; 3. Formation, grossesse, accouchement (29) ; 4. Le formateursein (31) ; 5. La grande déformatrice et la machine à former (35) ; 6. Former (pour) la mère : les fantasmes de pénétration et de contrôle (36).

C. Omnipotence des excrétions et de la pensée. La fantasmatique anale dans la formation ..........................................................

39

1. Le jeu du modelage et de l'insufflation (40) ; 2. La double face du mythe de Pygmalion (44) ; 3. Les fantasmes de formation spéculaire : l’autre conforme (47) ; 4. La fantasmatique anale dans la relation formative (50) ; 5. Fantasmes de la formation-matière et relation pédagogique (56).

D. Considération sur le désir de former et ses avatars dans les théories sexuelles infantiles et les idéologies......................................................

58

1. Théories sexuelles infantiles, fantasmes originaires et idéologies de la formation (59) ; 2. Le désir de former (68).

2. Désir de toute-puissance, culpabilité et épreuves dans la forma­ tion, par René Kaes ...................................................

76

A. Dieux créateurs, démiurges, sorciers et alchimistes ........................

77

Le forgeron-formateur (77). L’alchimiste (78). Le Rabbin du Golem et le Docteur Frankenstein (79).

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X

B. La formation coupable............................................................................

79

La révolte des créatures (80). Le bancal et le boiteux (81). Le for­ mateur castrat (82).

C. Les épreuves formatives.......................................................................

82

Le cursus héroïque de la formation (83). La séparation (83). Le monstre maternel. : l’affrontement avec la bête (84). Fantasme et épreuves de la dévoration (86). L'épreuve de la fécalité (87). L’épreuve de la sexualité génitale (88). La castration symboli­ que (89).

D. De la fantasmatique à la technique de formation ........................

90

La dépression comme position inaugurale de la formation (91). Formation et affirmation de soi (92).

3. La fantasmatique de la formation psychanalytique, par Didier Anzieu .......................................................................................................

93

1. Portée et limites de l’objection psychanalytique aux méthodes de formation psychologique (93) ; 2. La fantasmatique originaire de la formation psychanalytique (96) ; 5. Les problèmes actuels de la for­ mation psychanalytique (98) ; 4. La fantasmatique actuelle est celle de la mère idéale (103) ; 5. Idéalisation de la relation duelle, désir de toute-puissance, désir d'omniscience, désir de destruction (106) ; 6. Résistance narcissique et projection des théories sexuelles infanti­ les sur l’institution psychanalytique : deux observations (110) : 7. Le désir d’éternité (117); 8. L'illusion formative (118); 9. Conclu­ sions (120).

4. L’être et le paraître. Essai sur la signification de l’initiation en Afrique noire, par Louis-Vincent Thomas ..................................... 124 A. Le problème.............................................................................................

124

1. La notion de personne (124) ; 2. L'initiation et ses difficultés d’approche (127).

B. Les buts poursuivis................................................................................

130

1. Initiation et vie sociale (130) ; 2. Initiation et vie indivi­ duelle (136) ; 3. Les dimensions clefs de l’initiation (138).

C. La signification profonde ...................................................................

144

1. Les procédés efficaces (144) ; 2. Un climat très particulier (152) ; 3. La dialectique antagoniste (153). BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE INDEX

..................................................................................

161 171

1

Quatre études sur la fantasmatique de la formation et le désir de former par René KAËS

« On (dé) forme un enfant » Cette passion de former des hommes, quelle est-elle, d’où vient-elle et quel est son objet ? Avant de proposer définitions, hypothèses, modèles et analyses de la formation, c’est sur cette question de la passion que nous avons à nous arrêter, car c’est elle qui nous mobilise, tout comme elle nous paralyse lorsque nous formons. Si nous parlons de passion, c’est qu’il n’est pas possible de ne pas prendre en considération la dimension de la démesure qui se révèle à la moindre enquête sur la formation de l’homme. Ce n’est pas un hasard si le romantisme, le Sturm und Drang en Allemagne, a été la grande époque des romans de la formation (Bildungs­ roman) et des contes de la création d’êtres doués de la vie. La formation est, comme l’amour, un grand thème passionnel : c’est qu’une tension extrême traverse son projet, ses acteurs, ses modalités, sa visée ultime. 11 y est question de forces opposées, d’amour et de haine, de vie et de mort, de dilemme entre l’espèce et le sujet. La formation de l’homme se passionnalise aussi bien au niveau de sa signification sociale (sauvegarder, transmettre et développer l’héritage de l’espèce dans ses rapports avec la nature et ses propres productions) que politique (conquérir et maintenir le pouvoir) religieuse (participer ou faire échec à l’œuvre divine) et psycho­ logique (assurer au sujet l’aptitude à vivre selon l’optimum de ses capacités). Si dans cette série d’études exploratoires, c’est surtout ce dernier point de vue que nous prendrons en considération, force nous est encore de constater que, dans la relation concrète du formateur et de l’être en formation \ dans leurs offres et dans leurs demandes, affleure la passion 1. Par ce vocable général nous désignons celui qui est formé et celui qui se forme.

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qui anime la question même de l’existence, de son sens et de son but ultime ; que la formation se présente d’abord comme une affaire de foi, de désir et de risque. Cette dimension de la passion peut bien être niée, jugulée et rendue raisonnable, elle ressurgit au cœur même de la lutte pour le raison­ nable, pour la mesure et l’objectivité, et jusque dans le combat pour prophé­ tiser la mort de l’homme et dénoncer la vanité et l’illusion de toute entre­ prise de formation. Les tensions extrêmes entre les forces vitales et les forces destructrices

Si la passion est mobilisée par l’idée et le fait de former, c’est, disons-nous, qu’une tension extrême les traverse. La formation doit la passion qui l’habite à ce qui se trouve concerné par le fantasme inconscient qui infléchit la relation formative, son but, son enjeu, et les représentations qui en rendent compte. Il s’agit d’abord d’assurer le maintien, la transmission et le développement de la vie contre les forces de destruction et de mort, toujours présentes au centre et à l’horizon du projet de formation. Dans sa fonction primitive, le fantasme assure d’abord sur son mode propre le triomphe de la pulsion de vie contre la pulsion de mort qui installe l’angoisse au cœur de l’homme. Le fantasme de former est une des modalités spécifiques de la lutte contre l’angoisse et les tendances destructrices ; c’est pourquoi il est aussi, dans ses formes les plus pures, un fantasme d’omnipo­ tence et d’immortalité : la destruction, l’angoisse, et la culpabilité figurent toujours sur l’autre face. Tels sont les motifs — raison et thèmes — des quatre études qui vont suivre : nous essaierons de dégager, à travers l’analyse des fantasmes qui organisent la formation et qui se trouvent mobilisés par elle, ce qu’il en est de cette passion et de ce désir de former. Ce projet mérite quelques remar­ ques préliminaires sur son champ et sur sa méthode.

Fantasmes et fantasmatique de la formation D’abord à propos du fantasme et de la fantasmatique. Nous tiendrons que le fantasme est le principe organisateur de toute activité et de toute pensée, que celles-ci soient ou non réorganisées selon les processus secon­ daires, qu’elles soient, par un autre fantasme, paralysées. Le fantasme mobilise, « organise » et canalise l’énergie pulsionnelle : il est présentation immédiate et soudaine de l’objet qui assure l’ajustement intermittent mais plénier de la tension à son but ; de cet objet qui, disparaissant dans cette atteinte, n’aura de cesse d’être re-présenté et retrouvé ailleurs. Dire que le fantasme organise ou éventuellement paralyse, c’est dire qu’il est d’abord figuration d’organes et mise en scène de rapports entre ces objets-organes, des mouvements et des forces qui les animent, des fonctions qui leur sont

Fantasmatique de la formation et désir de former

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dévolues : satisfaction du désir, défense contre l’angoisse ; c’est dire que le corps s’imagine, et l’esprit s’organise comme le corps se représente. Les pro­ priétés organisationnelles du fantasme lui confèrent une fonction essentielle dans l’agencement des relations objectales et intersubjectives : c’est la trame intemporelle du scénario fantasmatique qui s’actualise dans chaque histoire singulière, dans chaque rencontre. Nous admettrons, dans ces conditions que l’activité formative, la relation entre le formateur, l’être en formation, et leurs objets respectifs sont organisées, dynamisées ou paralysées, infiltrées en tout cas par des fantasmes par rapport auxquels cette activité et ces relations constituent cependant une rupture : aussi bien l’allégeance au fantasme n’est-elle pas réductible à un pur et simple reflet de celui-ci dans son élaboration. Existe-t-il des fantasmes propres à la formation — ou un ensemble de fantasmes articulés entre eux reliés par une thématique ou une structure commune : une fantasmatique ? Cette question prête à confusion si l’on ne distingue pas les aspects de contenu et de processus de ces fantasmes. En ce qui concerne le contenu, notre recherche nous a conduit à admettre la préva­ lence de contenus spécifiques (l’objet visé par les pulsions) sur le processus : dans le fantasme, l’objet ou l’être est déjà formé, passant immédiatement du néant à l’existence, de l’informe à la forme. Ce qui est représenté est déjà là, l’économie portant alors sur la représentation du comment : ce qui rend compte du processus relève plutôt de ce que l’on pourrait appeler le « roman » de la formation, dont le correspondant culturel est le mythe ou l’œuvre littéraire, ou la « théorie » sexuelle infantile de la formation, dont l’idéologie ou la doctrine pédagogique sont les élaborations fortement secondarisées et encodées dans un système social de relations et de repré­ sentation, ou du jeu et du rite. Le fantasme représente le déjà formé, avons-nous dit : en fait, ce qui mobilise l'activité de formation, ce sont des fantasmes qui concernent d'abord la création, la fabrication, le modelage d'êtres traités par l’inconscient comme des objets. La formation s'organise sur une fantasmatique nucléaire dont le noyau est vraisemblablement constitué par la représentation de l’origine de l’être humain et le rôle des parents dans cette fabrication.

Le postulat d’une pulsion à former Une violence fondamentale est mobilisée dans cette passion de former. Une lutte permanente entre les pulsions de vie et les pulsions destructrices traverse, organise et stabilise la fantasmatique de base de la formation. Nous pouvons faire une hypothèse de cette sorte : une pulsion à former existe chez les humains qui, vivant en société, soignent leurs petits et leur transmettent les savoirs et les processus qui leur permettent de surmonter le handicap de la prématuration et de devenir des sujets sociaux. La forma­ tion pallie la carence du milieu premier, et l’on pourrait dire que la pulsion

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Fantasme et formation

à former trouve dans la césure de la naissance, de la séparation du corps, son étayage et son objet.

Mais cette pulsion à former, libido formandi, émanation de la pulsion de vie, est en conflit — elle porte en elle-même une violence — avec la pulsion à détruire, à dé-former, à reporter l’acte de la césure, à reproduire la mise à mort de la mise au monde. L’intrication des deux tendances est le garant du lien formatif entre le formateur et le jormand. La prévalence d’une valence pulsionnelle le clive en lien amoureux ou en lien destructif : dérives vers la perversité. On peut dire que la structure et la genèse du désir de former, comme le processus de la formation, dépendent du jeu du dualisme pulsionnel, du sort réservé aux pulsions partielles, du rôle fonda­ mental des angoisses dépressives et des activités réparatrices. Les fantasmes sont des représentations mentales de la pulsion : ils ne nous sont accessibles qu’indirectement et de manière déductive. La cli­ nique de la formation, les expressions fantasmées qui la concernent, nous font admettre ce postulat : les tendances destructrices (de soi et de l’être en formation) sont non seulement à l’œuvre dans la fantasmatisation et dans l’activité formative (le professeur de la Leçon de E. Ionesco illustrerait bien la prévalence des tendances déformatrices), elles y sont nécessairement à l’œuvre, comme une condition même de la formation. La compulsion à former exprime aussi et d’une autre manière la lutte contre les tendances destructrices, l’angoisse et la culpabilité qu’elle provo­ quent, la nécessité de combattre la déformation déprimante par la réforma­ tion réparatrice.

La fantasmatique et l’activité de la formation sont la mise en œuvre d’exigences pulsionnelles correspondant à la nécessité de maintenir et de transmettre la vie dans une forme optimale, de la maîtriser et de la développer, de réparer les dommages causés par les tendances destructrices internes et par l’environnement. Les expressions fantasmées de ces pulsions concernent des objets à créer, modeler, réparer et engendrer.

La fantasmatique nucléaire : « on (dé) forme un enfant »

11 est possible de définir une base nucléaire de la fantasmatique de la formation ; cette base nucléaire est en rapport étroit avec l’activité forma­ trice-déformatrice de la mère. L’énoncé typique de ce fantasme pourrait être : « on (dé) forme un enfant » '. Un tel fantasme révèle la bipolarité et le conflit pulsionnels inhérents au désir de (se) former ; il situe d’emblée l’enjeu de la formation dans l’infantile de l’être humain, dont l’inachève­ ment psycho-physiologique le voue à la dépendance absolue vis-à-vis de 1. Cet ouvrage et l’article que j’ai publié sous ce titre (Connexions, 1975, 16, 37-49) étaient rédigés lorsque parut le remarquable ouvrage de S. Leclaire (1975) On tue un enfant.

Fantasmatique de la formation et désir de former

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l’univers maternel, à la double angoisse d’être détruit ou de détruire, à la double jubilation de faire l’enfant et de fabriquer un enfant (avec la mère ou le père) ; un tel fantasme condense à travers les connexions qu’il entre­ tient avec les représentations inconscientes de l’origine de la sexualité, de la procréation, de la différence des sexes et du sujet lui-même, une série de fantasmes originaires ; enfin, par la réponse que ce fantasme fournit à la question de l’origine du sujet en tant qu’être de désir, et par sa structure groupale il est lui-même un fantasme originaire. Une des manifestations typiques de ce fantasme nucléaire est vérifiable dans les jeux des enfants construisant, dessinant, modelant dans la glaise ou dans la plasticine, met­ tant en scène ou rêvant des petits êtres humains sur lesquels, à l’instar de leur mère, ils exercent leur désir de former et de détruire.

On peut dire de cette fantasmatique nucléaire qu’elle organise la combi­ natoire des rapports formateur-formand, en rendant possible, comme Freud l’a montré à propos de la structure du fantasme « On bat un enfant », les permutations des places entre lesquelles oscillera la position du sujet. Et l’on peut rendre ainsi compte de ce que la réversibilité des rapports soit soutenue par le jeu pulsionnel : « Un enfant (dé) forme on » est tout aussi bien l’expression retournée de la crainte ou du désir que l’enfant omnipotent ne se venge du parent (ou de tel parent) ou qu’il prenne la place grandiose d’un enfant roi, divin, prodige : place insoutenable, et meurtrière, qui est celle de « l’enfant » obligé, par contrat narcissique, de soutenir ainsi le nar­ cissisme du parent et de l’enfant merveilleux. La même réversibilité, organi­ satrice de places fantasmatiques potentiellement subjectivantes, est spécifi­ que du fantasme phorique : « on porte un enfant », comme mère, père uté­ rin, Christophore ou pédophore (cf. le Roi des Aulnes, le poème de Goethe et le roman de M. Tournier) se retourne en « un enfant porte on » comme Enée portant Anchise et ses mânes. Telle est la structure de ces fantasmes, dans leur groupalité endopsychique.

L’importance des premières situations formatives dans l’univers maternelfamilial Il reste un second aspect à éclairer pour rendre compte de l’hypothèse que la fantasmatique de la formation repose sur une base nucléaire plus primitive. Ce second aspect est d’ordre historique : jusqu’à l’entrée à l’école, c’est-à-dire fort tard dans le primitif développement de l’enfant, situation et relation formatives se confondent avec le complexe familial et d’abord avec l’univers maternel. C’est au cours de cette période capitale que tous les éléments nécessaires à l’élaboration de fantasmes « de formation » se constituent, sont organisés, mis en scène et à l’épreuve dans des relations

1. J’ai proposé une hypothèse concernant le fonctionnement des groupes à partir de la structure groupale de certaines organisations. Cf. mon ouvrage l’Appareilpsychique groupal, Paris, Dunod, 1976.

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d’objets fantasmatiques et réelles, sur le mode de la création, du modelage, du jeu, du rêve de métamorphose, de la théorie sexuelle infantile, etc. Si nous suivions, comme l’ont tenté Missenard et Gelly (1969) à propos du médecin, le processus des identifications et de l’organisation fantasma­ tique chez le formateur, nous ferions sans doute l’hypothèse que le désir infantile de former trouve une première expression dans cette fantasmatique nucléaire, dans les théories infantiles et dans les jeux de la formation. Le choix d’une activité de formation est certainement tributaire de cette fantasmatique, mais aussi des conditions sociales et économiques qui ren­ dront possible la réalisation personnelle dans une fonction sociale. Il importe cependant de noter que toute activité de formation n’est pas la conséquence univoque d’une fantasmatique de la formation. Outre les déterminations extra-psychiques, d’autres fantasmes peuvent être décisifs, par exemple ce que Valabrega (1962) a décrit comme le fantasme thérapeutique. A propos de la force déterminante de ce fantasme dans la motivation médicale, Missenard et Gelly écrivent qu’une autre fantasmatique peut se substituer à celle de la thérapie ou coexister avec elle ; mais ils estiment que la motivation ultérieure dépendra de la persistance du fantasme thérapeutique et de sa prédominance éventuelle sur les autres. La prévalence d’une organisation libidinale est susceptible d’infléchir la fantasmatique et l’activité de la formation selon des modes spécifiques de réalisation. Il y aurait ainsi des formationscréation, des formations-reproduction, des formations-métamorphose. A chacun de ces types de formation correspondrait une fantasmatique singu­ lière que transpose la variété des mythes, des symboles et des théories de la formation, en instituant chaque fantasmatique singulière en norme sociale. Thèmes d’une recherche sur le désir de former et la genèse du formateur

Comment, à travers ces élaborations fantasmatiques apparaît ce qui caractérise le désir de former, dans sa structure, dans l’histoire et la genèse du formateur, tel est aussi le projet encore lointain de ces quelques études. Nous n’avons pas développé tous les points de vue qui nous sont venus à l’esprit, mais plutôt ceux qui nous paraissaient être souvent passés sous silence dans les recherches sur la formation, et ceux qui nous inté­ ressaient pour des motifs personnels : nous avons ainsi beaucoup insisté sur le dualisme pulsionnel et la prévalence des pulsions libidinales, sur l’impor­ tance des composantes prégénitales, anales surtout, sur le sort des pulsions partielles à cette phase du développement et sur le retentissement de la fantasmatique correspondante dans l’activité formative. C’est lors de ces phases que se mettent en place les principales modalités de la formation, qu’il s’agisse ici de la formation-déformation de la « pâte humaine », de la formation des objets, ou de ceux des idées. Nous avons aussi souligné le rôle fondamental des angoisses dépressives et des activités réparatrices dans

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le processus même de la formation. Le dépassement de ces angoisses est la condition pour que s’effectue l’introjection des bons objets qui donnent une forme assurée et satisfaisante à l’activité formative, et sur quoi elle peut s’achever. Parmi les expériences structurantes de l’enfance, celle du stade du miroir est sans doute décisive pour différencier l’activité formative d’hommes d’autres activités de formation et de création. L’expérience spéculaire est celle de la première attirance de l’humain pour sa propre image, en laquelle l’enfant saisit sa vivante unité et par laquelle il se trouve confronté avec son semblable. L’importance de cette expérience transparaît notamment dans le thème de la formation d’un autre à l’image du formateur. Si ces composantes apparaissent fondamentales pour qualifier la genèse de l’activité formatrice d’hommes, elles ne caractérisent pas assez le forma­ teur qui n’est ni potier, ni sculpteur, ni forgeron, ni thaumaturge, bien qu’il se spécifie selon l’une ou l’autre de ces motivations. Peut-être convient-il de rechercher ce qui le différencie dans le fait que le formateur travaille avec l’homme en tant qu’il désire : de nombreux mythes attestent que le désir du formateur-sculpteur, tel Pygmation, est d’être désiré par la créature qu’il modèle. Pour atteindre à ce qui spécifie l’activité formatrice humaine, il est nécessaire que le formateur soit un différenciateur ; ce sont là des fonctions de la paternité, et elles confèrent à l’activité formative un caractère relatif et limité, mais aussi perfectible. Nous aurions pu orienter notre recherche sur les différentes étapes psychogénétiques qui correspondent à des positions différentes des identi­ fications chez le formateur. Dans cette voie, à propos des identifications chez le médecin, Missenard et Gelly (1969) nous ont proposé de distinguer trois aspects distincts. Le premier est l’étude du désir infantile de former, comme manifestation de la fantasmatique de la formation (conception, création, naissance, croissance et mort). Le désir ainsi exprimé correspond à des nécessités psychiques individuelles et non pas encore à « la repré­ sentation d’une fonction sociale définie, qui permettrait au sujet de trouver sa place dans la collectivité ». Le second est précisément l’étude du projet de devenir formateur qui survient souvent à l’adolescence, avec les remanie­ ments de la personnalité et la réactivation du complexe d’Œdipe. Le troi­ sième aspect concerne la formation des formateurs. Les situations formatives provoquent la réactivation des conflits liés à la phase adolescente du projet professionnel, mais aussi la régression vers les organisations psychiques les plus anciennes ; cette régression entraîne la mise en place de mécanismes de défense, l’élaboration des voies de dégagement et de techniques plus ajustées à leur objet.

A ce stade de la formation du formateur, comme pour la formation du médecin selon Missenard et Gelly, l’identification du postulant à son forma­ teur lui permet de se dégager progressivement de son identification première à l’être à former, chacun de ces deux pôles identificatoires figurant, selon

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des investissements variables, dans la fantasmatique de la formation. C’est en fréquentant des formateurs et des groupes d’êtres en formation, partis des mêmes désirs que lui et qui ont atteint ou sont sur le point d’atteindre leur projet professionnel, que le formateur en formation développe par identification sa personnalité professionnelle.

Positions et parti pris

Si l’activité de formation s’organise selon les lignes de force intempo­ relles de la fantasmatique qui la mobilise, elle se développe surtout comme temporalité, histoire, rencontre de sujets, tension d’offre et de demande, tentative de réduction de l’écart qui motive une demande de transformation. En tant qu’activité, la formation non seulement requiert une technique, mais elle est par excellence la technique humaine pour assurer la perméa­ bilité la plus favorable aux nécessités vitales, entre la réalité psychique et la réalité externe. L’activité de formation suppose le recours à des techniques et à des moyens instrumentaux plus élaborés que ceux requis pour le seul maintien de la vie, car la visée formative ne peut se borner a priori à cet objectif1 ; elle doit en suivre le mouvement même, imprévisible, comme le désir de l’homme. C’est de l’homme en tant qu’il désire que se préoccupe alors la formation ; c’est par là qu’elle mobilise la passion et le sentiment du risque, puisqu’il s’agit de rendre l’homme disponible à la formulation de son désir et à la connaissance de la réalité par lesquels l’humain prend forme. Il est vrai que la formation peut toujours se réduire à une technique pure qui ferait l’économie du risque et rendrait raisonnable la passion ; la formation perdrait alors la source même de son intérêt pour l’homme, elle cesserait d’être aussi une œuvre d’imagination et de désir, une poétique de l’humain. Remarques méthodologiques

La fantasmatique de la formation ne nous est accessible qu’indirecte­ ment. Son repérage s’effectue dans les situations où elle se mobilise, dans les élaborations qu’elle suscite : certains jeux typiques (le maître et l’élève, la classe, le jeu du modelage, de la poupée, le jeu des métamorphoses), les rêves, les théories sexuelles infantiles, les œuvres d’imagination, les mythes et les idéologies dont la scène ou le thème concernent la formation de l’hom­ me dans ses versions primitives de la fabrication et de la création, toutes ces

1. Si nous portons le problème de la formation sur l’axe phylogénétique, nous serions enclins à supposer que son apparition fut tardive, une fois assurées la reproduction et la recréation de l’espèce et de ses mécanismes de survie. L’hypothèse que nous formulioir d’une pulsion à former apparaît comme une différenciation de la pulsion de vie à une1 étape supérieure du développement, et dont les rudiments constituent sans doute la pulsion à transmettre l’héritage phylogénétique de l’espèce, en particulier chez les animaux sociaux qui maintiennent prolonge le contact entre la mère et le nouveau-né.

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émanations du fantasme constituent la source de nos recherches. Nous avons confronté ses résultats avec ce que nous apprend la clinique de la formation, avec les questions surtout qui, dans cette pratique, surgissent à l’endroit du désir de former. Je voudrais formuler une remarque méthodo­ logique à propos du recours au matériel mythique ou littéraire pour éclairer une recherche d’anthropologie psychanalytique. De telles élaborations psy­ chiques collectives sont des élaborations secondaires de fantasmes. J’ai tenté de montré ailleurs (Kaës R., 1971, 1982) que de telles formations constituent, à l’instar de ce que G. Rôheim a établi concernant la culture (1943) des mécanismes de défense contre certaines tensions libidinales spé­ cifiques, et qu’elles fonctionnent comme des formations de compromis. Un intérêt supplémentaire doit être alors accordé, dans cette perspective, aux différentes versions et reprises d’un symptôme. Ainsi, les « reprises » littéraires, dramatiques ou plastiques d’un mythe établi comme élaboration socialement admise et dominante dans une culture, ne font que mettre au jour ce qui, dans la version officielle, s’est trouvé masqué par l’effet de l’élaboration secondaire, défensive vis-à-vis des contenus latents. L’étude comparée des différentes versions d’un mythe présente, de ce point de vue, le même intérêt que l’étude des références à un mythe lorsque celles-ci sont élaborées dans une situation de groupe de diagnostic ou de cure indivi­ duelle. Une telle perspective méthodologique n’est pas sans rapport avec celle que propose P. Mathieu (1967) pour l’analyse d’un cycle poétique, ou encore avec celle, largement utilisée en psychologie sociale expérimentale, des rumeurs.

A. Les fantasmes d’autoformation : autogénération et auto­ destruction

1. Portrait de Félix ou les malheurs d’un autodidacte «■ Je me suis formé tout seul. Je ne dois rien à mes parents, absolument rien, ni à l’école, ni à personne. On ne peut d’ailleurs compter que sur soi pour se former, tout vient de soi. Les autres n’ont rien à voir là dedans... C’est assez rassurant de penser cela ; si on est déçu, on n’a qu’à s’en prendre à soi-même. On ne peut rien tirer de bon des autres, ils vous déformeraient et vous empoisonneraient plutôt avec leurs idées et leur expérience. Je pense à mon père et à l’école ; ils voulaient faire de moi ce qu’ils voulaient et si j’avais accepté, je ne sais pas ce que je serais devenu. Ce que je veux c’est être absolument maître de moi, de ce que je pense et de ce que je fais... et aussi de ce que je suis... C’est difficile, on ne sait jamais jusqu’où ça va, il n’y a pas de limite et puis on tourne quelquefois

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en rond, comme le serpent qui se mord la queue ; c’est angoissant, mais ça passe et ça recommence, comme ça (il mime un cercle), c’est un cercle, la vie ; il est vrai qu’en ce moment ça ne tourne pas très bien, et que je ne sais plus si tout ce que je pense tient le coup. » Ainsi parle Félix, assez au fait de son malheur pour venir consulter au sujet de la perte de son bonheur de vivre : il n’a pu trouver en lui, comme d’habitude, les ressources nécessaires pour lutter contre la hantise de détruire ce qui échappe à son désir de s’assurer la maîtrise sur les objets qu’il fabrique (de la poterie), sur ses proches qu’il tyrannise, et d’abord sur lui-même : il est « hors de lui >. Félix est paralysé par l’angoisse de voir tout son univers se retourner contre lui, mais aussi par la crainte que son attitude rigide, tyrannique et destructrice, ne le conduise à faire du tort à ses proches, à ses enfants en particulier. C’est d’ailleurs en raison même de cette crainte pour ses proches, du fait de son attitude, dangereuse pour eux comme pour lui, que Félix a connu la dépression qui l’amène à consulter, après un accident de voiture dont il se demande s’il ne signifie pas son désir de se détruire. Sa décision a été longue à prendre : fidèle à son idéal d’autodidacte et à son principe de se comprendre lui-même tout seul, il a d’abord essayé l’introspection et l’auto-analyse, il a lu beaucoup d’ouvrages et d’articles de psychanalyse, espérant trouver la voie de son salut par son seul effort, et retrouver l’assurance de sa maîtrise de lui-même. C’est de cet idéal autodidactique qu’il parle, laissant entendre ce contre quoi son auto-formation le protège : l’angoisse de s’auto-détruire. C’est aussi à moi qu’il s’adresse : le choix qu’il a fait d’un psychanalyste qu’il sait être aussi un enseignant indique comment il entend mettre en scène son drame, et, dans la relation qu’il y noue, y apporter la dimension d’un défi. Dans sa demande, dans le transfert qui s’établit, je suis tantôt récusé comme analyste et sollicité comme enseignant, tantôt l’inverse. Ces deux aspects de mon statut constituent pour Félix les signifiants qui, d’emblée, se prêtent au jeu du clivage, mais aussi à la tentative qu’il entreprend, au prix d’un compromis, pour concilier ces figures opposées.

L’image de l’enseignant est en effet pour Félix l’héritière des figures persécutrices-déformatrices constituées par la projection d’une partie de ses tendances destructrices sur les différents objets investis au cours de son histoire, aux différents stades de son développement : sur le sein d’abord (« on ne peut rien tirer de bon des autres..., ils vous empoisonnent »), puis sur les excréments auxquels sont assimilées les pensées (« ils vous déforment par leurs idées »), plus tardivement sur le père, arbitraire, destructeur, et dont il niera l’existence et la fonction. L’enseignant est pour Félix celui qui résume tous ces objets hostiles, ces figures qui attaquent, traquent, scrutent, contraignent, séparent, privent et punissent. L’enseignant est l’héri­ tier de ce par quoi toutes les séparations d’avec la mère arrivent : il est

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le sein qui se refuse, la mère qui exige impérativement que l’enfant lâche ses excréments, qu’il s’en sépare (« à l’école, dira Félix, on cherche à vous soutirer ce que vous avez dans le ventre... »). Pour Félix l’entrée à l’école fut un drame ; il se souvient d’avoir été très fréquemment constipé à cette époque. Mais de l’enseignant, Félix a aussi une autre image, tenue à bonne distance de la première. Cette image idéale, utopique et inaccessible, dont il a la nostalgie, est celle du bon maître, du bon pédagogue, bon père et bonne mère, dont le portrait lui fut révélé, à l’adolescence, par la lecture de l’Emile. Félix recherche encore cette bonne figure qui saurait, sans brimer, mais avec fermeté et bienveillance, le guider, le faire sortir de son repliement et le rendre bon ; il en attend une mise en ordre, une régulation, des règles pour s’orienter dans l’immensité du monde et du savoir. Mais Félix, sitôt qu’il l’évoque, réprime cette image : il ne fait dans ce rêve que se perdre encore et s’attendrir : il n’existe pas de bon maître, pas plus que de bon père ou de bonne mère. Toute son énergie est mobilisée pour s’en assurer la preuve : tout ce qu’il sait, il ne le doit qu’à lui-même. Du sentiment aigu de sa dépendance à sa mère, puis à ses parents, Félix n’a pu supporter le caractère ambivalent ; dans ses fantasmes, la puissance de ses tendances destructrices risquait de faire disparaître la source même de ses satisfactions. Il ne lui restait plus, dès lors, qu’à les tirer de lui-même, contre le reste de l’univers, et à investir narcissiquement ses propres produc­ tions, ses excrétions, son cerveau, son corps, illimité comme le corps même — informe — de ses connaissances, comme le corps de sa mère, fantasmé immense et inviolé. L’affirmation de sa toute-puissance et de son autarcie a pour corrélât la dévalorisation de tout apport positif émanant d’un autre, la dénégation même de leur existence. Et ceci s’exprime dans la représentation qu’il élabore, peu avant l’adolescence, de son origine : il aurait été trouvé, dans un cimetière, près de la tombe de ses parents inconnus, mystérieux, dont l’origine noble et pure ne lui permet pas de supposer qu’il soit né de leur union charnelle, mais de la puissance du seul désir de sa mère. A côté de sa mère « adoptive », qui représente la marâtre persécutrice, figure l’image d’une mère vierge et toute-puissante, figure parfaite dont il procède par parthénogenèse, au moment de la mort de celle-ci. Le « roman familial », les théories sexuelles infantiles qui le soustendent et le justifient, rendent compte de son fantasme de reproduire en lui cette figure toute-puissante, autarcique, sans faille, dont il est le prolongement et la réincarnation. Félix, dans son fantasme mégalomaniaque, s’est constitué comme sein, ventre, pénis de cette mère-là, en excluant son père, et contre l’autre mère qu’il ne cesse d’attaquer et de réparer dans son inlassable activité de potier. C’est dans cette perspective que se situe la demande faite aussi à un psychanalyste. Pour Félix, le psychanalyste est supposé apte, non seulement

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à comprendre, mais aussi et surtout à légitimer sa démarche d’autodidacte. L’un et l’autre savent bien que le savoir sur soi, sur les autres, sur le monde ne peut venir que de soi et non par la voie d’un autre. Cette connivence qu’il sollicite chez le psychanalyste, Félix l’étaie sur une « théorie » : selon lui, le psychanalyste se forme tout seul, par l’auto-analyse. Comme le Freud de l’analyse originelle, il n’a pas d’ancêtres et il dispose, par son seul travail, d’une absolue maîtrise sur lui-même. Pour Félix, la psychanalyse renaît, ex nihilo, avec chaque psychanalyste : au début, à chaque début recommencé, il n’y a qu’une table rase, qui, comme dans le roman de ses origines (un cimetière), requiert et légitime la négation de toute histoire. Ce que Félix attend du psychanalyste — il nie bien sûr en attendre quoi que ce soit — c’est que, par le seul fait de son existence, il l’assure que cette autogénèse est pour lui possible, puisqu’elle l’est pour le psychanalyste. Celui-ci doit être le témoin privilégié de ce prodige, puisqu’il est de la même race que lui. Sa croyance, pour être confirmée, n’a besoin que du seul fait qu’il me voie et que je le voie. De la jouissance qu’il éprouve à me voir et à me faire voir — s’allonger sur le divan lui paraîtra impossible, inacceptable —, il attend l’efficace d’une restauration de sa toute-puissance et de son omniscience au sujet de lui-même. Il ne demande pas à l’analyste d’intervenir (surtout qu’il n’inter­ prète pas, il agirait alors comme un enseignant), mais d’être là, de le voir et d’être vu par lui, de l’écouter parler, le plus souvent se taire ; il constitue le psychanalyste comme regard de la mère sur son enfant phalli­ que, comme témoin de son omnipotence. Je dois être son fétiche de la même façon qu’il se constitue comme le mien, le spectacle de son idéal qu’il vient contempler comme il me donne à être fasciné par ce qu’il vient me proposer de voir. Mais sur l’autre face, dans la figure déjà clivée de l’enseignant, Félix cherche aussi la représentation d’une garantie contre la fascination, il cher­ che aussi l’image de son impuissance à se suffire à soi-même: la marque, en l’autre, de la castration. L’enseignant ne figure pas seulement les images, clivées elles aussi, des parents et des différents objets partiels qui les ont précédés. L’enseignant figure aussi pour Félix celui qui a été enseigné, celui qui a été formé par d’autres ; celui qui forme, guide, règle, transmet un savoir à une génération. C’est sur cette polarité précise de l’image de l’ensei­ gnant, celle de la génération, que Félix vient m’interroger et formuler son interrogation personnelle. Car il est évident à Félix que si j’éprouve le besoin d’enseigner, de former, de guider les autres, c’est aussi que je ne me suffis pas à moi-même ; c’est peut-être que, dans leur quête d’un savoir, d’autres ont besoin de moi, d’un autre qu’eux-mêmes en tout cas. C’est par là que Félix me parle et que j’ai quelque difficulté à l’entendre. L’assurance que je serais un enseignant « bon », Félix se l’est constituée contre la crainte d’être interprété persécutivement, mais cette demande n’est pas sans défaut : je puis l’influencer, lui faire du mal, ne pas le respecter,

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l’attaquer. Toutes ces figures, images et objets qui prennent leur relief et leur dynamisme dans le transfert n’apparaissent dans celui-ci que pour autant que Félix est à mon égard porteur d’une demande concernant son origine et sa filiation. Dans cette demande, il me sollicite comme « ensei­ gnant », porteur du pénis et à même de le différencier, au moment même où il me récuse comme psychanalyste « neutre » asexué, parfait. Le drame qu’il a pu mettre en scène à partir des éléments fantasmatiques dont les surgeons se sont accrochés aux signifiants enseignant et psychana­ lyste, comporte donc plusieurs dimensions. Le jeu entre les différentes figures transférentielles indique que c’est par le fantasme de la femme au pénis (le psychanalyste « neutre », tout-puissant, autarcique, immortel, autogénéré et autoformé) que Félix combat l’angoisse que suscite en lui l’intensité de ses tendances destructrices à l’encontre des objets qu’il a fantasmatiquement endommagés, dès les premières phases du complexe d’Œdipe, et qu’il n’a pas pu constituer dans leurs relations : sa mère et son père. Mais il lutte aussi contre l’angoisse d’être enclos, capté dans la sphère maternelle et de n’y trouver d’autre écho que celui de sa propre destructivité, tant qu’il ne lui est pas possible, par la reconnaissance de la figure du père, de se constituer une identité, une limite, un pénis à soi sur lequel compter. Pour que cette figure se constitue, il faudra que Félix en admette l’existence et l’histo­ ricité, la relativité et la limite, qu’il renonce à son idéal autarcique et mégalomaniaque, qu’il admette être né du désir partagé de son père et de sa mère, de leurs rapports sexuels. En me choisissant, Félix mettait en scène les éléments les plus fonda­ mentaux de son conflit, tout en les annulant par la position conflictuelle qu’il m’assignait : il ne me voulait ni enseignant ni psychanalyste ; en annulant l’un par l’autre, il venait éprouver la validité du compromis qu’il avait escompté tenir : obtenir l’assurance que sa croyance en l’existence d’un être autarcique et tout-puissant, non castré, n’est pas fondamentale­ ment démentie par l’existence, chez le même être — et au prix du clivage — d’une faille d’où procède chez lui le désir d’un autre, la limite, la géné­ ration. Il s’agit pour Félix de maintenir la possibilité de la croyance, d’un « je sais bien, mais quand même », selon l’expression de O. Mannoni (1964). Le désaveu du démenti a pour fonction d’étayer la validité de sa croyance en la toute-puissante autarcique de la mère phallique, de conserver la croyance dans une origine parthénogénésique, de maintenir le déni de la paternité. Félix vient me voir pour repérer en moi la faille qu’il porte en lui, mais aussi pour que je le conforte — si je me tais et si je regarde — dans l’assurance qu’elle peut être colmatée. C’est cette faille qui, par delà la figure autarcique du psychanalyste, le fascine : dans la tentative pour la nier et l’affirmer, il sollicite la perversion de l’autre, car, dans le défi qu’il lui jette, il le confronte avec le même dilemme : s’affirmer comme mère au pénis autosuffisante pour dénier toute différence et toute séparation, tout en infligeant à autrui la castration.

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Toutefois, cet essai pour comprendre ce caractère « diabolique » (en raison de sa résonance dans le mythe de la Genèse) de la requête de Félix ne rend pas compte de ce qui pouvait rendre possible une relation non perverse et envisager un pronostic favorable. Dans la mise en scène de son drame, sur le mode du « je sais bien qu’il (l’enseignant) ne se suffit pas à lui-même, qu’il a subi la castration, qu’il a été formé, mais quand même, je persiste à croire qu’il (le psychanalyste) est autoformé, autarcique, sans faille », la dimension d’une demande d’un démenti de cette croyance est présente : elle est présente dans l’urgence d’une réponse vraie et bienveillante à ses questions sur son origine, sur la différence des sexes, sur la castration et sur lui-même. Félix vient certes s’assurer auprès de moi que son fantasme autarcique, que son désir autoérotique de toute-puissance est vraisemblable, mais tout aussi bien rechercher le sens de cette tout autre vérité qu’il pressent : le démenti que la position (de l’analyste) autar­ cique est intenable et insoutenable, car elle conduit à la destruction de soi et des autres, l’assurance que nul ne peut vivre s’il n’est reconnu comme porteur d’un désir.

2. Autoformation et autoérotisme : les fantasmes autarciques Se suffire à soi-même est la réponse fantasmatique que Félix se forge pour se garantir contre l’angoisse de la perte et de la destruction de soi, pour s’assurer de manière radicale contre le danger que représente pour lui l’intervention persécutive d’un autre. Le danger ne vient pas seulement de lui-même, mais de cet autre mauvais, de son savoir empoisonnant, et dont les attaques visent à le vider, à l’évider de ce qu’il cherche précisément à conserver en lui, pour subsister. Le fantasme autarcique assure Félix, en deçà de toute atteinte de l’autre, de satisfactions primitives qui ne pourront lui être enlevées par aucune séparation, par aucune effraction. Il se recons­ titue ainsi l’univers paradisiaque d’avant la naissance, mais sans être tota­ lement à l’abri d’attaques internes. Le fantasme autarcique sous-tend le fantasme d’autoformation, contre l’angoisse intense que suscite en lui la pulsion de mort, autodestructrice, partiellement projetée à l’extérieur. La fonction de ces fantasmes est de l’en défendre et de l’en protéger ; ils se constituent comme réponse à l’angoisse de la séparation : d’avec la mère d’abord, avec laquelle il formait la primitive totalité unaire. Cette figure complète, close, autosuffisante, qui est celle de l’androgyne hermaphrodite originel, de la mère au pénis, garantit contre les angoisses des séparations ultérieures : celles de la perte du sein, des fèces, de la séparation des sexes. Le repli narcissique que dénotent de tels fantasmes indique l’importance des angoisses paranoïdes liées au sadisme oral et anal. Toutefois, le désir de perfection, l’insatisfaction de soi et la crainte manifestée pour ses objets signalent l’intensité de l’angoisse dépressive de la désintégration. C’est dans

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cette disposition que Félix vient consulter. C’est contre cette peur dépressive que le fantasme d’autoformation surgit, pour substituer aux objets externes qu’il aime et qu’il hait (qui le haïssent et pourraient l’aimer, d’où le clivage) son propre soi. Les fantasmes autarciques et autoformatifs repré­ sentent donc un niveau de régression rendu nécessaire par l’intensité des angoisses psychotiques de Félix. Ils ont une fonction autoréparatrice. Le fantasme d’autoformation satisfait le besoin d’incorporation orale du bon savoir que Félix tire de lui-même. Au plus fort de sa lutte contre les tendances autodestructrices et contre l’angoisse de léser les objets de son plaisir, c’est lui-même qu’il incorpore, sans parvenir à s’assimiler. D’où la variété de ses fantasmes d’auto-ingestion (chez les monocellulaires), de se nourrir de ses rêves et de ses idées, de récupération de ses propres excré­ ments, d’autofellation : il s’agit toujours de reconstituer, sur le mode oral, la plénitude de l’unité de soi, de colmater l’hémorragie narcissique provoquée par la perte de sa propre substance. Les composantes anales des fantasmes d’autoformation se révèlent parti­ culièrement nettes dans la tentative de garder en soi ses excréments pour compenser ainsi la perte que représente la séparation d’avec la mère (le sein) et la fuite de sa propre production. Contraint de les lâcher, il n’a d’autre ressource que de les réincorporer en partie — les idées qu’il produit en seront les équivalents symboliques — ou de les maîtriser, pour en jouir, dans son activité de modelage, tout en restaurant, par la création d’un contenant qu’il forme et répare, ce qu’il a fantasmatiquement endom­ magé et qui est contenu dans le corps de sa mère, ou bien, ne pouvant ni les conserver ni les maîtriser, de les détruire. Mais une partie de ses tendances destructrices demeure agissante en lui et s’exprime dans les fantasmes d’autodévoration, d’autointoxication, d’autodéformation, dans la réalité de son « auto- > destruction. Ainsi se boucle le cercle infernal et fascinant, celui du serpent qui, tel Ouroboros, se mord la queue, celui du mouvement d’alternance perpétuelle de la naissance et de la mort : et le cercle ne peut s’ouvrir que sur la mort attendue comme révélation ultime de soi.

3. Le mythe du Phénix, ou le cycle infernal ! V autoformation est une autodéformation Le mythe du Phénix est sans doute la transposition la plus significative de ces fantasmes d’autoformation. Oiseau rare et somptueux, le phénix n’a pas de parents, il ne naît pas d’une copulation. Il est son propre père et sa propre mère, et, comme le dieu égyptien Rah, se crée lui-même de son propre corps, il procède de lui-même à son engendrement. Cet oiseau ne se nourrit pas : il porte en lui-même ses propres ressources. H vit dans la chasteté, dans le paradis asexué des origines. Comme pour tous les oiseaux,

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l’inapparence de ses organes génitaux, le fait supposer, comme le crocodile, ainsi que E. Jones (1914) l’a noté, à la fois impuissant et tout-puissant ; cette « absence » permet aux fantasmes infantiles concernant la procréation de se se développer en misant sur de tels signifiants. Le Phénix manifeste une conduite suicidaire qui provoque sa mort, d’où il renaît des cendres de sa consumation. La figure qu’il représente est donc à la fois celle d’une autoformation et d’une autodéformation cyclique, continue permanente, celle-là même qui, avec celle d’Ouroboros — l’incor­ poration dévoratrice de soi — hante Félix. Le mythe du Phénix se constitue ainsi comme réponse obturante à la question d’une origine du sujet dans le désir d’un autre et d’un même, du père et de la mère ; cette « réponse » est aussi un rejet ou une négation de l’autre comme sujet d’un désir. Dans cette perspective, la formation n’est pas un engendrement — littéralement inconcevable — ni une genèse, mais une création perpétuelle, sans origine ni fin, sans rupture, ni commencement. Dans un commentaire de ce mythe, et reprenant les travaux de Marie Delcourt sur l’hermaphrodite androgyne, C. Backès-Clément (1971) énonce ce que le mythe du Phénix cache : « c’est, écrit-elle, le rôle décisif pour le sujet d’une coupure radicale — entre lui et l’autre, entre lui et l’autre sexe, entre lui et l’inconscient, discours de l’Autre. Le Phénix semble représenter le contraire même de la coupure freudienne dont la libido est le moteur dérivé : réunissant les deux sexes, abolissant la suprême coupure de la mort, incarnant dans sa chair immortelle l’identité et son contraire. » Ce refus fondamental de la césure est aussi bien manifesté dans le déni de la paternité que dans l’épreuve initiale d’avoir à reconnaître la mère et la séparation d’avec elle comme condition de la formation du sujet1. La fantasmatique de l’autoformation manifeste ce refus de tout rapport d’altérité et de génération. Pour Félix, on l’a noté, la formation ne requiert aucun formateur ni aucun objet de formation dont le sujet ne puisse s’assurer qu’ils sont à sa portée puisqu’ils se trouvent en lui, comme se trouvent en lui la source de tout plaisir, la cause et l’effet de tout désir. « L’être-enautoformation » ne se forme ainsi que de son auto-érotisme, aux fins de soi ; il est, corrélativement, un « être-en-déformation » qui ne renaîtra que de son propre mouvement. Comme l’écrit P. Aulagnier-Spairani (1967), l’auto-érotisme est, pour lui, la voie de vérification de ce postulat que rien n’est exclu de son pouvoir d’être et de maîtriser la cause et l’effet de son désir. Ce dont cette illusion préserve le sujet, c’est bien de la perte majeure que représenterait pour lui d’avoir à renoncer à la croyance en l’omnipotence du pénis et en son universalité. Cette croyance l’assure, jusque dans le cycle incessant de la consommation — consumation de soi et de sa propre

1. Epreuve initiale certes, puisqu’il s'agit de l’épreuve même de l’initiation qui, toujours vise à différencier et, comme l’a montré L. V. Thomas dans le présent ouvrage, à supprimer l’androgynie première de l'ctre humain.

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renaissance, que rien ne pourra être perdu de soi qui ne soit réintégrable en soi ; que rien de l’objet du désir ne manquera puisque le sujet est, sans défaillance, apte à se satisfaire de lui-même comme de son propre objet. L’alternance cyclique, permanente, assure contre toute coupure. Ce n’est sans doute pas un hasard si la figure d’Ouroboros est, avec celle du Phénix, l’un des grands symboles de l’Alchimie, dont la quête fut de créer Vhomonculus et d’assurer à l’homme la toute-puissance et l’immortalité.

4. Le refus de la différence et de l’histoire. Le fantasme d’autoformation à l’adolescence Ces représentations mythiques révèlent que le fantasme d’autoformation, disposant le sujet comme identique à l’objet de son désir, clôture du même coup toute voie vers une histoire. La formation n’émerge pas comme pro­ cessus, devenir, genèse : elle est déjà faite, ou elle n’est à parfaire que selon l’exigence d’un modèle intangible, absolu. Il n’y a donc ni rupture, ni génération, ni formateur, ni être-en-formation distincts et susceptibles de fonder une intersubjectivité, une aventure, un changement assumant l’im­ prévu. La formation se réduit à une unique, définitive et perpétuelle auto­ mutation. C’est sur ce versant du refus de l’histoire et de la génération que le fantasme d’autoformation apparaît dans sa fonction de défense contre la scène primitive, d’occultation de la place du sujet dans le désir des parents, de méconnaissance du vagin et du pénis, de protection contre l’angoisse de la castration. C’est pourquoi, sans doute, il apparaît très fréquemment dans les fantasmes des adolescents et dans toutes les situations formatives qui déclenchent une régression vers les organisations psychiques liées à cette phase du développement. Cette phase, en effet, est celle d’une réactivation des positions antérieures liées à la séparation d’avec la mère et à l’ambi­ valence œdipienne. Au cours de la phase autarcique, que sous-tendent chez l’adolescent des angoisses intenses de type psychotique, paranoïdes et dépres­ sives, se développe aussi la lutte contre l’angoisse liée à la scène primitive, dont l’adolescent est en mesure d’assumer la réalité. Le surinvestissement nar­ cissique dont il est l’objet, dans la découverte des nouvelles et inquiétantes possibilités de son corps, le conduit à des états d’autofascination, à un intérêt quelquefois exclusif pour ses propres productions et leur capacité autoérotique. Il s’imagine précisément se former soi-même, être né sans parents — sinon aristocratiques ou divins — ne devoir qu’à soi les idées géniales, dignes d’un Phénix, qu’il produit en toute autonomie... S’il réinvente ainsi le monde, c’est bien que le monde ne l’a pas, lui, trouvé et reconnu pour ce qu’il veut être : unique, parfait. C’est dans ce réseau fantasmatique que prennent sens, à l’école ou à l’Université, le refus de tout examen et de toute sanction (intolérable blessure narcissique autant que scandale d’être

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« réduit », dans la chaîne de la génération, à une position relative), mais aussi, lorsque devient intolérable l’angoisse d’avoir perdu, par ce refus, tout repère d’identification, la demande pressante d’un jugement, d’un passage, d’une initiation : repères qui, pour être contestés (et contestables dans leur dérive vers un autre absolu) n’en constituent pas moins un méca­ nisme de réduction de l’angoisse, et surtout l’indication, pour le sujet, qu’un ordre symbolique garantit l’échange social.

5. Fantasmes d’autoformation et de parthénogenèse dans les groupes Le refus de l’histoire et de tout rapport de génération inhérent au fan­ tasme d’autoformation est aisément repérable dans l’activité, les mythes et les idéologies d’institutions formatives closes. Un exemple nous en est fréquemment fourni dans les groupes de diagnostic ou dans les séminaires de formation lorsque se déploient certaines fantaisies collectives de parthé­ nogenèse groupale et d’autoformation : les participants se figurent s’être créés eux-mêmes en groupe, immédiatement et « spontanément ». Ils méconnaissent alors l’existence de leur histoire, la variété de leurs demandes, l’offre du moniteur ou de l’instituant, l’effet des règles structurantes qui ont été énoncées ; ils nient qu’aient joué, dans la disposition de l’espace et du temps, certaines facilitations et certaines contraintes, qu’il y ait eu entre eux des tensions, des conflits, des différences et des divergences. Ils nient sur­ tout que le moniteur ait pu jouer un rôle quelconque, puisqu’il n’y a pas eu de genèse, de générés et de générants : le groupe s’est fait tout seul, « sans histoire(s) ». « Le groupe » alors n’a d’autre finalité que de s’être créé et d’exister en soi, objet idéal, parfait et intemporel. C’est ce mode d’existence qu’il faut maintenir et défendre contre toute ambivalence, et surtout contre la césure de la fin de la session. L’objet groupal ainsi constitué est polarisé par les fantasmes autarciques d’autoformation que certains participants parviennent à mobiliser chez les autres : « vous serez, nous serons comme des dieux,... car nous n’aurons ni dieu ni maître, ni père ni mère, hors nous-mêmes... » '. L’analyse des trans­ ferts permet de faire l’hypothèse que les participants luttent contre la repré­ sentation d’une scène angoissante où la mère (groupe) et le père (l’analyste) établissent entre eux. en excluant les participants, une relation sexuelle pri­ vilégiée, de nature sadique. L’imago mauvaise de la mère au pénis est pro­ jetée sur l’objet-groupe : la mère-groupe a incorporé et retient en elle le pénis du père moniteur, castré par elle, comme elle est susceptible de pren­ dre aux participants leur pénis ou ce qu’ils ont dans le ventre. Le moni-

1. C’est aussi de la puissance à faire naître et mourir symboliquement que le groupe de formation détient ce pouvoir d’auto-engendrement. Cf., sur ce point, l’article de L. V. Thomas dans le présent ouvrage.

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teur est aussi fantasmé comme mauvais, mis au défi d’assurer le respect d’une quelconque loi, la validité d’un savoir quelconque. Capté par l’immense puissance destructrice de la mère-groupe, le moniteur est réduit à l’impuissance au profit de celle-ci. Les participants érigent un contregroupe : il n’y a plus désormais d’autres règles que celles que « le groupe » se donne (spontanéité, égalité), d’autre réalité que son plaisir, d’autre idéal que ce contre-groupe, réplique toute-puissante du groupe désavoué, exempt de toute différence et de toute finitude. De telles représentations sont souvent induites par des personnalités de structure perverse pour lesquelles le déni de toute dépendance à une quel­ conque figure génératrice sert leur désir d’anéantir toute autorité géné­ rante au profit d’un pouvoir autogénéré, mais dont ils sont finalement les bénéficiaires. Il n’est pas rare de rencontrer de tels épisodes dans les insti­ tutions formatives closes, en certains moments de désorganisation anarchisante. Les fantaisies de parthénogenèse groupale, plus fréquentes, sont liées au fantasme selon lequel les participants se figurent à la fois que le groupemère crée ses propres enfants sans l’intervention du moniteur-père, et que les enfants constituent ensemble la mère-au-pénis. Ce qui caractérise ce fantasme, c’est la réversibilité du contenant et du contenu, du constituant et du constitué, jusqu’à leur équivalence. L’éviction du moniteur-père protège, là ausi, contre l’irruption de la différence et de la séparation d’avec la mère. Les participants ne peuvent alors quitter « le groupe » sans le fantasme de l’avoir détruit. J’ai proposé une analyse de cette fantasmatique dans un groupe en rapport avec la reconstitution du paradis asexué de l’enfance et le refus de la mort. Mon propos (1971 b) était alors d’articuler les manifestations mythiques et idéologiques de ce fantasme d’autogénération avec les compo­ santes perverses inhérentes au déni de la castration et de la paternité. D. Anzieu (1972) en a dégagé le sens contra-œdipien. Mais il resterait à arti­ culer ce fantasme avec la figure de la mère-au-pénis.

6. Autoformation et processus idéologique L’incidence des fantasmes d’autoformation, d’autogénération et de parthé­ nogenèse sur les élaborations doctrinales concernant la formation et les groupes de formation mériterait d’être étudiée de près. Un exemple pour­ rait en indiquer la portée : ainsi, les doctrines qui définissent que les groupes de diagnostic sont des groupes a-historiques. Il apparaît probablement nodal que, dans de telles conceptions, par delà le refus de considérer l’existence et les effets d’une préhistoire de la situation groupale (dans les désirs incons­ cients et personnels des participants) se trouve affirmé l’idéal abstrait d’un groupe, formateur en soi ; une telle image ne peut qu’obturer la compréhen­

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sion de ce dont le groupe est le lieu, des investissements qui s’y trouvent mobilisés, des relations qui s’y amorcent et se dégagent. Le « groupe » représente alors une figure idéale, matricielle, non une situation instrumen­ tale. Une telle affirmation, qui dote l’objet-groupe d’une perfection — ou d’une tare — intrinsèque, n’est d’ailleurs pas sans exercer un attrait sur les participants et sur les moniteurs, puisque c’est à cet objet, machine à former, que se trouve confié le soin du travail de formation (le groupe a « bien » ou « mal » fonctionné). Ici encore, la formation est fantasmée comme pure création ex nihilo : elle n’est pas en mesure d’être assumée comme genèse, pas plus que le groupe n’apparaît comme intersubjectivité. L’histoire se clôt sur le temps de la puissance du groupe, et sur des sujets dépossédés de la reconnaissance de leur histoire et de leur désir. Nous terminerons cette première étude par quelques remarques concernant l’idéologie de l’autoformation. En fait, l’autoformation est une idéologie ; elle est, de ce point de vue, opposée à toute formation, qui requiert, nous semble-t-il, le dégagement de l’allégeance à l’idéal absolutiste et narcissique, le renoncement à l’omnipotence et à l’illimité, la reconnaissance de l’alté­ rité et de la coupure de la mort. Une formation ne saurait être que relative. L’idéologie de l’autoformation est comme un redoublement de l’assurance de n’être pas déçu, de ne pas rencontrer de faille, ni de limite dans l’érection incessante de soi-même. Elle rejette l’autre dans l’inexistence ou le peu de valeur de son expérience : celle-ci n’a jamais servi à personne. Ne rien devoir à personne qu’à soi, c’est là l’idéal autoérotique auquel l’idéologie apporte nécessairement son sceau de vérité absolue et de justification. Mais plus encore, il apparaît que l’idéologisation, comme abstraction et déni du corps, de la différence et de l’histoire, comme perversion du désir de savoir et du savoir lui-même, est une composante dérivée de la position fantasmatique de l’autoformation. L’idéologisation est nécessaire, en effet, pour rationaliser et justifier l’idéal de la toute-puissance à se former soimême, à se maîtriser. Le processus idéologique maintient la croyance en l’aptitude du sujet « s’autoformant » à ne trouver qu’en soi un objet de son désir. Elle exclut, comme dangereuse irruption de l’autre et de la diffé­ rence, tout recours à un autre formateur. L’idéologisation est, dans le système d’autoformation, la mesure surdéfensive contre l’angoisse et la blessure narcissique que suscitent la question de l’origine, la nécessité de la limite, de la différence et du manque. C’est pourquoi l’autoformation est aussi une formation sans limite ni rupture. Elle n’est pas conçue comme un moment, comme une continuité sans faille : une intermittence ouvrirait sur le risque d’une perte irrécupérable de soi et de son contenu. Les idéologies et les groupes d’autoformation tentent de rendre crédible le rêve d’une for­ mation interminable dans un espace clos, ovoïde, dont la moindre percée signifierait la mort de l’être. De l’œuf, précisément, renaît le Phénix qui l’a produit. L’illusion de la formation illimitée et permanente prise dans le fantasme

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d’autoformation garantit de n’être jamais exposé à la séparation d’avec la mère ni à éprouver la loi paternelle. La voie de l’autoformation autoéro­ tique est une protection contre la dure réalité à laquelle s’est heurté le sujet, et dont « la première épreuve, écrit P. Aulagnier Spairani (1967), est d’avoir à reconnaître la mère comme séparée à jamais du sujet, non iden­ tifiable à l’objet sein ni à l’objet de son désir ». La distinction de l’être en formation et de la première formatrice, et de la loi paternelle, ouvre le chemin vers la reconnaissance du processus de la génération. Nous relèverons à ce propos un aspect fondamental, à notre avis, du désir de formation que le fantasme d’autoformation met en relief : il s’agit de former (soi, ou un autre semblable à soi) dans le même mouvement que se trouve formée la mère-au-pénis. Le mythe du Phénix condense particulièrement ce double mouvement, par lequel s’identifient totalement et s’annulent la cause et l’effet, l’identique et le contraire, le généré et le générant, le formateur et l’être en formation, la vie et la mort. Le mythe du Phénix représente, dans la répétition cyclique de la nais­ sance et de la mort, la composante léthale du fantasme d’autoformation. L’auto-érotisme est ordonné à la consumation de soi, au point de la forma­ tion de soi n’est parfaite que pour autant que la mort la parfait. Une nouvelle de Ph. K. Dick (1970) explore cette prévalence de la compulsion autodéformatrice : un humanoïde — une « fourmi électro­ nique » — découvre, à la suite d’un accident, son identité de robot. Il entre­ prend d’explorer sur lui-même les mécanismes de son fonctionnement intime. La série des expériences qu’il s’administre pour tenter de repérer les fron­ tières entre la réalité et l’illusion le conduit à se désagréger lentement et à se détruire. Son dernier espoir est que la réalité des humains disparaîtra avec la sienne. Ce thème familier à Dick (cf. son roman Ubik) articule l’autodéformation avec l’angoisse que suscite la découverte de l’autre et de la différence. Le robot humanoïde meurt pour savoir qui il est et de ne pas supporter d’être différent des humains qui l’ont fabriqué. L’autodéformation apparaît comme une réponse à la question ultime de l’identité, dont le sens n’est révélé que dans la mort, et que le désir d’autoformation avait occultée. ♦ *♦

Une remarque pour terminer cette première étude : il serait erroné de croire que les fantasmes d’autoformation ne composent pas avec le processus de la formation elle-même. Ils s’avèrent constituer, au contraire, une condi­ tion nécessaire, mais insuffisante, du travail d’élaboration et d’invention personnelle. Ils sont sans doute l’une des composantes essentielles de la créativité. L’invention et la formation d’un monde {mais il y a le monde...) c’est aussi l’invention et la création de soi, mise à l’épreuve dans le rapport

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à l’autre *. Toute tentative de création comporte la dimension d’une auto­ biographie (Selbstdarstellung), qu’il s’agisse de la création littéraire, technique ou scientifique. Tant et si bien que cette dimension narcissique dans le travail de la formation nous paraît irréductible. C’est l’allégeance totale et pervertissante à l’auto-érotisme qui en limite la portée et en constitue l’impasse mortelle.

B. La formation et la puissance de la mère L’activité de formation recèle et révèle des aspects qui la caractérise comme réalisation d’une fantasmatique maternelle — de la mère et relati­ vement à elle. Cette fantasmatique infléchit la position des partenaires en formation, leur relation et la visée de leur activité dans le sens d’un réta­ blissement du tout premier univers de la formation : celui de la matrice et de la gestation, de la naissance et de la mise au monde, du nourrissage et de la croissance, du dressage et des premiers renoncements narcissiques. La clinique de la formation, les transpositions mythiques et idéologiques qui s’y réfèrent, manifestent l’affinité profonde entre l’activité formative et les fantasmes qui ont pris corps dans le rapport à la mère, au point qu’il paraît fondamental de considérer que la formation est d’abord une affaire qui concerne la mère, le corps de la mère, la maternité et le désir de la mère ; la formation se qualifie fondamentalement par le rapport de l’homme, mâle ou femelle, à la mère et à la maternité. C’est d’abord dans la limite de ces relations primordiales, pour les reproduire ou s’en dégager, que se cons­ truit le désir d’être formateur et celui d’être formé, que prennent corps les fantasmes qui portent ce désir vers sa réalisation dans le scénario de la formation. Mais c’est à s’affranchir de ce réseau maternel, sans en nier la marque, que la forme humaine peut être prise et donnée, selon l’effet de la médiation paternelle. Cette prévalence de la référence à la mère dans la formation est ce que, dans cette seconde étude, nous allons tenter de mettre en évidence. Trois univers fantasmatiques sont discernables ; ils correspondent à des positions identificatoires corrélatives (celles de la mère et de l’enfant), dans une relation qui s’établit comme duelle. Qu’il s’agisse de former comme la 1. Dans son travail sur VAuto-analyse, D. Anzieu (1959) répertorie et commente les rêves de Freud pendant son auto-analyse. Quatre parmi ces rêves ont pour thème l’autodestruction et mériteraient un essai d’interprétation selon les hypothèses que nous esquissons ici à propos du rapport entre l’autoformation et l’autodéformation. Ce sont, référés dans l’ouvrage de D. Anzieu : le rêve des Trois Parques — août 1898 — (p. 105-108) ; Non vixil — octobre 1898 — (p. 108-112); le rêve Autodidacte — fin 1898 — (p. 113-115); le rêve de La préparation anatomique de mon propre bassin — vers Pâques 1899 — (p. 120-123). L’analyse qu’en propose D. Anzieu dégage les thèmes de la mort (l’homme retourne à la poussière), le désir d’immortalité, d’omniscience et de création, l’auto-analyse comme destruction de soi.

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mère, en tant que mère, ou d’être formé par la mère, le fantasme commun est toujours de former la mère elle-même, de la reproduire ou de la représenter. Dans chacun des univers fantasmatiques, que dessine le point de vue du formateur ou de l’être en formation, se retrouve la caractéristique biface de la structure du fantasme : si le formateur (homme ou femme) identifié à la puissance de la mère peut fantasmer sur ce mode qu’il est plein d’enfants, qu’il les nourrit et les protège, il peut aussi, successivement (par retournement et clivage) ou simultanément, fantasmer qu’il conserve en lui des enfants — ou leurs représentants — qu’il les détruit, leur refuse la nourriture, les rejette. Il en est de même pour les autres positions du sujet dans la fantasmatique maternelle : être formé — déformé par la mère ; former — détruire la mère. La prévalence de la référence à la mère dans la fantasmatique de la formation conduit à assigner un rôle prépondérant aux fixations prégénitales et à la problématique préœdipienne dans le processus de la formation. Ce que nous explorons dans cette étude nous paraît à même de rendre compte des fondations les plus primitives du désir de former, de créer, de donner la vie, mais aussi de découvrir en quoi la formation peut se vivre comme prolifération informe, perdition de soi, fermeture à une genèse et à une histoire, pour autant que se trouve répudié, exclu ou rejeté la référence au père différenciateur, pour autant que la formation se clôt sur le désir de la mère.

1. La grande formatrice Former, dans la position où le formateur s’identifie à la puissance de la mère, c’cst être plein d’enfants dans son corps, c’est les nourrir, les soigner, les protéger contre les dangers internes et externes : c’est être identifié à l’idéal de la mère bonne, généreuse, illimitée dans ses ressources et sa capacité de donner le plaisir. Une telle position transparaît dans certains fantasmes de moniteurs (hommes ou femmes) de groupes de diagnostic : le groupe figure pour eux soit un intérieur féminin de leur corps, utérus plein et clos, soit un appendice matriciel, un prolongement sécable de leur corps : ils « portent » le groupe comme une femme enceinte, jouissant de ce plaisir d’être plein de vie (« ça bouge... je les sens vivre et remuer... »), d’être forts et engrossés d’une progéniture, inquiets aussi de les exposer à recevoir des coups, de les mettre au monde (« l’extérieur hostile : que vont-ils devenir une fois sortis de ce ventre ?... »), de les perdre et de s’en séparer. Il arrive que dans cette position fantasmatique, le moniteur redoute l’un des participants comme dangereux intrus, pénis destructeur, dans le ventre groupo-monitoral. Pour l’homme, ce participant est souvent la figure de la rivale antagoniste : la mère au pénis dangereux. Le temps et l’espace sont investis de significations et d’émois en rapport avec le temps et l’espace de la maternité : trois ou sept jours (mort et

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résurrection ; temps mythique de la Genèse), 9 mois (durée des cycles annuels), durée illimitée. Ce temps condense toutes les jouissances et toutes les inquiétudes (naîtront-ils à terme ? en sortiront-ils jamais ?) de la mater­ nité. L’espace aussi ; lisons plutôt : « Cette chaleur de la communication en psychodrame, ce moment privilégié du groupe, permet de comprendre pourquoi il remet l’individu dans la relation chaude, confiante, sereine, et de pleine sécurité de l’enfant -dans le sein maternel *. Cet état naissant s’accompagne de transformation et de prise de conscience de ce qu’on est : c’est l’éveil à la vie, la naissance, la co-naissance pour reprendre le jeu de mot de Claudel. Pour « naître ensemble », il faut un accoucheur (Socrate se traitait de sage-femme, et Montaigne de sage-homme), dont l’aide n’évite pas toujours le traumatisme de la naissance, l’angoisse, l’agressivité, les tensions, l’ambivalence d’un groupe qui tente de résoudre ses problèmes. » (A. Ancelin-Schutzenberger, 1966, p. 38). Le groupe figure ainsi dans le fantasme le ventre phallique du moniteur. Il en est plein, comme certains enseignants sont « pleins de leur classe, se gonflent à se préoccuper toujours de leurs élèves, comme de petites mères de familles. On les croirait enceints : ils ont la bouche pleine d’enfants, ou plutôt des enfants plein la bouche... ». Pour cet instituteur méridional, une telle position, chez un homme, ne peut susciter que le dégoût et témoigner contre sa virilité ; pour lui d’ailleurs, la mère porterait plutôt dans la bouche ses enfants. Aussi bien a-t-il eu de bonnes raisons de bégayer avant de se faire instituteur et de craindre d’être pour ses élèves, selon l’expression qu’il emprunte à J. Celma (1971), un « éducastreur ». Ce que le moniteur forme alors, c’est la mère elle-même, dont il compose le corps réceptacle et dont le groupe figure les enfants dans la matrice. Cette figure totale, réunifiée — nous y reviendrons plus loin — dessine celle de la mère incorporant et conservant en elle le pénis du père. 1. L’auteur porte en note : « Moreno a forgé les termes de locus nascendi (lieu de nais­ sance, d’enracinement, d’éclosion) et de status nascendi (état naissant) pour parler de la scène du psychodrame et de F “ allant-devenant ” de la transformation du protagoniste. » Moreno, on le sait, s’est, à l’âge de cinq ans. identifié à Dieu dans un jeu du monde figuré par un empilement de chaises, dont il chut. A. Ancelin Schutzenberger décrit l’espace de la scène du psychodrame comme « l’endroit où l’on va naître, un lieu privilégié, où l’on se sent “ bien au chaud ”, le centre de l’action, la matrice du théâtre et du groupe » (ibid., p. 48). Il s’agit aussi, tout bien vu, d'une autre « scène ». Jules Verne, dans Voyage au Centre de la terre (1864) développe le rapport entre le voyage initiatique, formateur de la jeunesse et l’exploration symbolique du corps de la mère. Pour suivre le Professeur Lidenbrock, son oncle, le jeune Axel doit tout quitter, sa ville et ses attaches affectives, et affronter la nature hostile : traversée maritime, longue marche, descente dans le volcan. Ce « passage », comme le note dans son présent article L. V. Thomas à propos de l’initiation, est régressif : il conduit effectivement Axel à revivre symboliquement l’état fœtal, dans ce retour au ventre maternel où il se perd dans les boyaux caillouteux, traverse les lacs et les mers tempétueux, rencontre et découvre les vestiges d’êtres paléontologiques, affronte des montres, etc... Chacun des moments principaux de l’initiation décrits par L. V. Thomas se découvre au lecteur : la séparation et le déchirement, la régression fœtale, la réclusion dans un univers réduit, la phase de marginalisation au cours de laquelle s’effectue la mise à mort symbolique et la renaissance, l’épreuve, et la phase triomphante de la résurrection et de la réintégration dans le groupe. Le roman de Jules Verne développe particulièrement la fantasmatique de la vie intra-utérine dans son rapport avec la formation et la conquête de l'intériorité. F. Flahaut (1972) a proposé de ce roman un commentaire fort pertinent dans son essai sur des représentations mythiques de l’intériorité.

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Formation, mise au monde, renaissance

L’identification du formateur à la mère enceinte et toute-puissante réac­ tive le fantasme de conserver en soi l’enfant-pénis incorporé, de ne pas le lâcher. Un tel fantasme trouve d’ailleurs un pendant, voire une résonance chez l’être en formation, dans la crainte de n’être pas : de n’être pas mis au monde, de ne pas sortir du « semis-mère1 ». La « mise au monde » est en effet vécue par la mère formatrice comme perte de sa plénitude, rupture dans l’unité vivante de deux organismes et blessure narcissique, aussi bien que comme délivrance et mise au monde, don à un tiers. Ce que connote souvent une telle fantasmatique de la non-mise au monde, c’est pour le formateur la tentative de juguler, sur le mode de la répétition compulsive, l’angoisse de cette séparation primordiale : la formation est représentée, dans cette perspective, comme un essai répétitif de remise au monde de ce qui n’a jamais pu être complètement accepté comme séparation. On en saisit le drame : la mise au monde, c’est la projection hors de soi de l’objet libidinal, sa perte et du même coup l’évidement intolérable qui requiert un nouveau comblement, d’autres êtres à former — à incorporer — à accoucher. Il semble bien que cet aspect répétitif constitue une des modalités les plus archaïques de la compulsion à former. La non-mise au monde, c’est le refus de mettre au monde, c’est-à-dire, dans la césure, de laisser apparaître le tiers — le monde, le père — auquel l’être en formation est destiné à se trouver confronté. La non-mise au monde est une mise à mort réelle, alors que la mise au monde n’est possible que par l’acceptation de la mort symbo­ lique de l’être-en-formation fantasmatique. Le désir de former en soi et de mettre au monde, est l’expression de la pulsion de vie, sur le mode de la maternité. Mais tenir en soi, conserver, à l’état informe, non différencié, asexué, l’être en formation est la réponse fantasmatique du formateur à l’action des pulsions léthales qui continuent, fixées sur ce mode archaïque, à agir en lui. Les angoisses liées aux tendances destructrices de la maternité, trouvent aussi dans d’autres fantasmes un débouché : ceux de former des mort-nés, des monstres, ceux de les casser, de les rendre difformes, ou de les tuer. Ces composantes sadiques et destructrices ont été rarement relevées, tant prédominent les images plus rassurantes et les élaborations fantasmiques protectrices du bon formateur, de la bonne matrice. Pourtant, les quelques travaux d’inspiration kleinienne sur la psychologie de la maternité ne man­ quent pas de faire état et de rendre compte des effets de la pulsion de mort chez la femme enceinte. De même, il nous a été donné de reconnaître, dans des rêves de formateurs, dans certains éléments d’analyse intertransférentielle pratiquée par des formateurs travaillant en équipe, comme dans certains mythes et œuvres d’imagination, que les pulsions à détruire et à attaquer I. Lapsus d’un participant à un séminaire; c/. R. Kaës (1973),

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in ovo l’être en formation ne sont pas l’exception mais la règle, et que, dans une certaine mesure, elles constituent une condition du travail de la formation : pour former, il faut en effet, d’une certaine manière, vouloir la mort et la séparation, accepter aussi la mort en l’autre. L’angoisse de la casse, dont D. Anzieu (1974) a dégagé la signification et la fonction dans les groupes de formation, est un des pôles permanent de toute fantasmatique de la formation. Lorsque ses effets ne sont pas paralysants ou ne conduisent pas à Vagir, l’angoisse maintient et sollicite le désir vital. Elle témoigne de la liaison, que seul le clivage et le déni tentent de dissocier, entre ces deux pul­ sions en perpétuel conflit. Celles-ci sont à l’œuvre tout aussi bien chez l’être en formation dans ses tendances épistémophiliques et dans son désir de savoir, d’être formé, de se former, jusqu’à ce que le processus réparateur, au cœur même de la position dépressive, rende possible une intégration des pulsions partielles et leur sublimation. Ce troisième pôle de la fantasmatique de la formation — le pôle réparateur — indique aussi que l’être en formation, dont l’autonomie est admise, n’est plus l’objet des angoisses primaires suscitées par la pulsion de mort. Pour le sujet en formation, être formé par la mère, c’est vivre la formation comme un travail — et un plaisir — qui s’effectue dans la matrice repré­ sentée par le formateur, par le groupe ou par l’institution : l’analyse que nous avons faite (1974) de la fantasmatique du séminaire l’a mis en relief, comme l’indique cette expression courante sur les bords de la Méditerranée lorsqu’on veut signifier à quelqu’un qu’il est inapte et qu’on lui demande d’aller « se faire refaire chez sa mère ». Le formateur est alors un « Séminaire », lieu d’une recollection, d’un passage, d’une renaissance réparatrice. Le formateur est aussi un sein, une bouche, une main qui palpe, caresse, façonne et donne des soins ; c’est aussi un regard, une voix, une lumière, tantôt objets partiellement constitués, tantôt unifiés dans la figure de la grande formatrice à laquelle sont identifiés le formateur et son activité '. On conçoit dès lors que s’il s’agit de renaître, d’être refait, le danger est celui de la mort qui rend urgente et ultime cette préoccupation. Le danger n’est pas seulement, comme nous l’avons déjà mentionné, celui d’être conservé — détruit dans la matrice 1 2, c’est la menace d’en être expulsé et séparé. Menace qui prend figure d’épreuve initiale, prototype des autres 1. Le texte suivant, dû à A. Ancelin-Schutzengerger (1966, p. 43) montre comment le formateur s’identifie aussi à la grande formatrice : « Faire du psychodrame véritable, c’est créer, c’est faire naître psychologiquement, c’est rendre au monde toutes les dimensions du vécu, du réel, de l'imaginaire, du possible, du souhaité, de l’impossible, c’est vivre nos rêves et nos phantasmes, c’est voyager dans le temps et l’espace. Il y a alors totale communication et “ créativité totale ” de l’individu et du groupe. La plupart d’entre nous ont dû renoncer aux rêves et aux espoirs de leur jeunesse. Leur projet, comme une peau de chagrin, se rétrécit à l’usage de la vie ; pourtant nous portons en nous un monde de possibilités sur le plan du réel comme de l’imaginaire de notre vie affective et de notre créativité. Aussi nous nous évadons par le rêve, le jeu, l’accident, le retard l’acti­ visme, la maladie, la dépression, la névrose, la psychose. Le psychodrame nous offre d’actua­ liser l’imaginaire, et de nous accomplir... » 2. C’est le titre même d’un roman autobiographique de T. E. Lawrence (1936), sur l’expé­ rience de sa formation à l’armée.

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expériences de séparation : sevrage, entrée à l’école, départ pour l’Armée, pour l’Université. C’est bien pourquoi, dans tout processus de formation, est capitale l’épreuve du détachement d’avec les racines infantiles de l’uni­ vers maternel '. On pourrait même dire que c’est là l’un des projets majeurs de la formation elle-même. Dans cette perspective, il apparaît que la demande réitérée de formation revêt, pour certaines personnalités, le sens d’une tentative de s’assumer compulsivement la maîtrise de cette angoisse de la séparation d’avec la mère. Ces angoisses inhérentes au fantasme d’être formé — déformé par la mère ou par une partie de la mère prennent des significations différentes selon qu’il s’agit de la matrice, du sein, de la bouche ou du ventre maternel. Ces fantasmes ont en commun que se trouve écartée l’image du père et de son rôle dans la procréation et dans la genèse du sujet. On trouve régulièrement une connection de ces fantasmes avec ceux de la parthéno­ genèse.

2. Le formateur, père utérin L’identification à la mère pleine d’enfants, du pénis paternel, et d’autres objets, prend une signification particulière dans la fantasmatique des forma­ teurs hommes. Elle révèle la dimension du désir insatisfait chez l’homme de participer aux prérogatives de la femme, comme l’ont montré G. Groddeck, M. Klein et, plus récemment à propos des rites d’initiation et des « blessures symboliques », B. Bettelheim (1971). Ce désir, chez l’homme, d’avoir un vagin, un utérus et de porter des enfants n’exprime sans doute qu’une face du fantasme : il s’agit plutôt de posséder les organes de l’un et l’autre sexe, et de composer l’image plénière de la mère phallique, à laquelle s’identifie alors le formateur, père utérin. L’hypothèse d’une telle identification à la mère phallique, sur le mode fantasmatique du père utérin, est susceptible de rendre compte des mesures défensives mises en place pour lutter contre les composantes persécutives que recèlent ces deux imagos. C’est par exemple la tentative du formateur d’élaborer un idéal de bonté inconditionnelle et inépuisable, d’être ce bon père-et-mère plein de sollicitude, totalement compréhensif à l’égard de l’être en formation, lui-même tout à fait bon, et qu’il convient de libérer, comme l’enfant, de la mauvaise et destructrice emprise autoritarienne des mauvais parents ; en éliminant le phallus destructeur, se trouve éliminé aussi la réalité des tendances destructrices de l’être en formation, du moins le croit-on. Cette libération se thématise dans le fantasme d’une formation d’où seraient levées toutes les contraintes concernant la sexualité orale, anale 1. Cf. dans cet ouvrage de L. V. Thomas, en particulier le chapitre sur les moments principaux de l’initiation (p. 109). Cf. aussi R. Kaës (1973).

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surtout et génitale. Le bon formateur lutte ainsi contre ses propres tendances agressives projetées sur la mère omnipotente et destructrice, dont il envie la puissance et redoute la destructivité : celle-ci sera représentée par l’insti­ tution formative, les règles coercitives, la fonction formative elle-même sur son versant « éducastrice ». Sur l’autre versant, celui du père utérin, s’élabore l’idéal libérateur, paradisiaque, de l’innocence nue d’un être antésociétal, régression vers les conditions mêmes du nouvel être néosociétal, dont les élaborations idéologiques du fantasme du père utérin prophétisent et proactivent la réalisation. Cette position fantasmatique du formateur comme père utérin exprime la recherche d’une série de compromis entre des figures conflictuelles. Il s’agit d’être la mère, d’éprouver et de faire éprouver les satisfactions à elle seule réservées : jouir de la puissance plénière de posséder en soi les enfants et le pénis du père oralement introjecté, mais non assimilé (d’où son aspect persécuteur) ; de protéger contre les attaques du persécuteur ; d’assurer les gratifications libidinales les plus primitives, la jouissance même de la vie fantasmatique illimitée. Pour le formateur, pour l’enseignant, la classe, le groupe, l’amphithéâtre figurent cette matrice édénique dont il « se gonfle » et qui est le corps de son corps, sa pleine puissance qui se veut rassurante pour les êtres-en-formation qu’elle contient. Ainsi, dans tel groupe de dia­ gnostic, le moniteur fantasmant une attaque dangereuse dont la caractéris­ tique est qu’elle émane presque toujours d’une femme réputée phallique et destructrice à l’égard de son groupe, ressentira celui-ci, tel l’amputé s’illu­ sionnant sur son bras, comme son prolongement matriciel, donnera aux participants-fœtus toutes les gratifications édéniques qui les assurent de leur toute-puissance groupale. Mais il s’agit aussi, d’un autre côté, d’être ce par quoi le père constitue un rempart défensif et protecteur contre la destruc­ tivité de la mère ; il s’agit d’avoir la mère, de lui reprendre le phallus et de la dominer. Pour autant que cette puissance est aussi dangereuse, et qu’est coupable celui qui a prétendu couper, « éducastrable » celui qui a « éducastré », la position du père utérin exprime alors le compromis nécessaire pour concilier les contraires et refuser la différence, assumer l’intégrité et l’inté­ gralité du corps bisexué et gestateur. L’imaginaire populaire rend compte de ce dilemme en choisissant les deux représentations antagonistes et complé­ mentaires du pédagogue castré et castrateur. La position fantasmatique du père utérin rend compte de l’homosexualité inhérente à la relation formative qu’elle promeut ; l’attitude féminine à l’égard du père dispose à recevoir le pénis (oralement, comme substitut du sein de la mère) comme à recevoir dans une matrice fantasmée les êtres-enformation. En fait l’homosexualité liée à la position du père utérin est consécutive au déni suscité par la terreur inspirée par le sexe de la femme, et à la crainte d’être par le père castré comme celle-ci est supposée l’être. Mais, en rapport avec cette position féminine, le formateur père-utérin désire le pénis paternel pour le conserver en lui et en jouir comme la mère

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lui semble en disposer : à sa propre fin et pour sa propre puissance. Cette introjection inassimilable risque de faire basculer la relation formative dans la perversion, puisque le formateur s’institue la Loi à sa propre fin en sollicitant l’autre-en-formation comme objet de son plaisir.

3. Formation, grossesse, accouchement Le fantasme de la formation comme gestation et comme accouchement s’exprime, chez le formateur — homme ou femme —, à travers l’intensité que revêtent parfois des « envies » analogues à celles que connaît la femme enceinte. De telles envies attestent l’importance du processus d’introjection orale du pénis dans la fantasmatique de la grossesse, comme l’ont montré à propos des parturientes, J. R. Blitzer et J. M. Murray (1964). J’ai pour ma part observé qu’au cours de stages, de sessions ou de séminaires, les forma­ teurs exprimaient souvent l’intensité de leurs exigences pulsionnelles orales par les fantaisies de boire ou de manger un aliment exceptionnel, de fumer des cigarettes de marque prestigieuse. Ces « envies » expriment le désir cannibalique de dévorer la mère, de l’avoir en soi incorporée et de devenir comme elle. Pour les formateurs, il s’agit de dévorer et d’incorporer l’ensem­ ble du groupe des participants — la mère contenant les enfants-pénis —, afin d’être le formateur contenant le groupe et le pénis. Selon mes observa­ tions, ces envies sont fréquemment liées à une phase d’exacerbation des pulsions sadiques orales (attaques entre formateurs ou contre l’un des groupes) et de montée de l’angoisse dépressive ; j’ai noté aussi que les formateurs avaient alors tendance à rechercher une assurance narcissique auprès d’un super-formateur dont la parole était reçue comme fécondante : cette conduite pourrait confirmer ce que Blitzer et Murray observent quant à la signification de l’envie orale comme incorporation de la mère : il s’agirait pour les formateurs d’incorporer la mère-groupe contenant les enfants-pénis du père, d’avoir un bébé-groupe du super-moniteur devant lequel les formateurs hommes se constituent dans la position féminine du père-utérin. L’accoucheur-accouché

La représentation du formateur comme accoucheur ou sage-femme, de la formation comme mise au monde ou maïeutique, est une des expressions les plus courantes du fantasme de la grossesse ; mais elle n’exprime qu’une des faces de la position fantasmatique qu’occupe le formateur : celui-ci peut être actif, habile et bienveillant technicien, mais aussi sadique et sauvage, utilisant le fer et le forceps. Mais il y a autre chose : nous avons de bonnes raisons de suggérer que toutes les représentations du formateur-accoucheur servent aussi à masquer, par la projection, une identification plus primitive à la parturiente elle-même, à celle qui doit effectuer le travail musculaire et psychique de la première é-ducation, de la première expulsion hors de soi.

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Le travail de la formation est alors celui de l’accouchée elle-même, et la représentation de la formation comme d’un accouchement de ce qui est à l’intérieur des autres 1 est sans doute seconde par rapport à ce fantasme de l’accouchement des bébés que le formateur porte en soi : former c’est mettre — ou ne pas mettre — des enfants au monde ; ses enfants ima­ ginaires, ses démons familiers ou dangereux. Une étude des manifestations dépressives chez les formateurs et de leurs craintes hypocondriaques le confirmerait sans doute. Ce que la représentation du formateur accoucheur occulte, c’est tout ce qu’implique l’identification ambivalente à la mère ; c’est aussi la blessure et le déplaisir de cette première et nécessaire séparation : l’image de la naissance comme sortie hors de l’enceinte maternelle, perte, mise au monde, mais aussi comme mise à mort éventuelle. Nous l’avons déjà noté : la répétition compulsive de cette expulsion traumatique, prototype d’autres séparations ultérieures, constitue sans doute un des éléments fondamentaux de la fantasmatique de la formation, que le formateur prenne dans ces fantasmes la position de l’accoucheur et de la sage-femme, celle de l’accou­ chée ou celle du nouveau-né.

La dépression post-partum La dépression des fins de stage ou de séminaire, comme de toute période de formation, mériterait une étude attentive1 2 : on observe cette phase dépres­ sive dans le cycle de l’année scolaire et universitaire, chez les formateurs comme chez les êtres en formation, dans le temps terminal du cycle de formation ; cette dépression revêt des significations différentes chez les uns et chez les autres. Pour les sujets en formation, cette phase est sans doute une condition de leur dégagement de la relation formative maternelle ; elle inaugure une appropriation personnelle de leur formation, à travers un travail analogue à celui du deuil et de la réparation. Chez le formateur, il s’agit aussi de l’amorce d’un processus de dégagement qui, là aussi, ne réussit que dans la mesure où l’angoisse de la séparation d’avec l’être en formation peut être surmontée. Cette dépression apparaît fréquemment, chez le formateur identifié à la mère gestatrice, comme « l’expérience du vide intérieur que la femme éprouve après l’accouchement », ainsi que l’exprimait un animateur de stages de formation d’adultes, pour qui la fin des stages était vécue chaque fois sous le signe de la constipation et des craintes hypocondriaques. La perte répétée de l’objet se trouvait compulsivement mise en scène dans ce mouvement d’expulsion et de rétention compensée. Ce formateur luttait d’ailleurs contre la dépression en préparant fébrilement les prochains stages, au cours desquels, reprenant sa position gestatrice, il 1. « Ce qui est important, c’est de faire accoucher les enfants de ce qu’ils ont à l’intérieur » déclare J. Celma lors d’entretiens sur France-Culture (16.03.72). 2. J’ai développé cette hypothèse dans un travail sur la régression dans les groupes de formation (1973) et dans une étude sur le désir de toute-puissance et les épreuves dans la formation. La dépression est décrite comme posi­ tion inaugurale du processus formatif. (Cf. chapitre 2 du présent ouvrage.)

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pourrait continuer à former ses adultes « de l’intérieur », et à les « accou­ cher de ce qu’ils gardent en eux ». Son accouchement à lui ne s’effectuait pas sans douleur. Une telle conduite n’est pas sans rapport avec ce que Blitzer et Murray décrivent à propos de la transformation du narcissisme primaire durant la grossesse. Ces deux auteurs montrent comment des fantasmes narcissiques pendant la gestation peuvent activer un épisode maniaco-dépressif postpartum. Ils soulignent que l’augmentation du narcissisme va de pair avec la crainte d’une transformation de l’image corporelle (peur d’être mutilée, déformée, de mourir). Dans la position où le formateur s’identifie à la mère parturiente, de telles craintes sont chez lui fréquentes et associées à des fantasmes narcissiques relatifs à l’omnipotence de la matrice (crainte d’être soi-même déformé par les sujets en formation dans son intérieur psychique, somatisations diverses : ballonnements, vertiges, dégoûts alimentaires...).

4. Le formateur-sein Le plaisir et l’angoisse spécifiques de la phase orale s’expriment dans la série : absorber-incorporer-consommer-dévorer-détruire. La relation forma­ tive prise dans cette organisation libidinale définit les positions corrélatives des objets, à ce stade où prévalent la relation duelle et le mécanisme de la projection-introjection. Identifié à la mère nourrice, le formateur répète dans le scénario fantas­ matique de la formation, le plaisir et l’angoisse liés au rapport au sein et au sevrage. En échange de la nourriture qu’il peut, comme sa propre mère l’a pu faire, donner ou refuser, le formateur entend recevoir de ses « nour­ rissons » amour et gratitude, à moins qu’il n’exerce sur eux le plaisir sadique de les en priver ou de les en gaver. Le formateur-sein assigne à l’autre en formation la position du nourrisson et de l’infans : qu’il absorbe, consomme et, pour preuve, qu’il se nourrisse, boive le lait de la science, mange la substantifique moelle et le miel de la connaissance. L’autre n’est formé qu’à prendre la forme ronde du bébé repu. Un refus de sa part est ressenti comme une atteinte à la raison d’être de ce sein-phallus, tout changement dans l’attitude d’amour du « nourrisson » équivalant pour le formateur à la perte de l’objet ; ce refus et cette perte sont susceptibles de réactiver chez le formateur l’angoisse dépressive liée à ses propres attaques contre le sein qui l’a lui-même nourrit et qui s’est refusé. Mais surtout, que ce nourrisson soit un infans, une bouche recevant la nourriture, et non pas émettrice d’une parole ; qu’il demeure l’objet partiel de la mère, objet morcellé que le formateur — ou l’institution forma­ tive, ou le savoir pédagogique — s’approprie \ qu’il ne parle pas, sinon 1. L'organisation récente des études à l’Université, par unités de valeur, a provoqué une augmentation de l’angoisse de morcellement chez certains étudiants et enseignants, instauré une relation morcellé-morcellant, et rétabli la prévalence des rapports spéculaires.

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pour la mère qui, comme dans la chanson, l’aura nourri mais n’aura jamais connu son nom.

Le fantasme du pélican

Les angoisses persécutives et dépressives du formateur se thématisent fréquemment dans la crainte d’être sucé, bouffé, épuisé, vidé ou dévoré au cours du travail de formation par le sujet-nourrisson en formation (élève, étudiant, apprenti... ou « adulte-en-formation »). Le sentiment d’être persé­ cuté soit par la gravité attachée au refus, soit par l’intensité de la demande orale, le conduit à mettre en œuvre les défenses typiques contre de telles angoisses : par exemple, certains enseignants établissent un rempart d’iso­ lation contre la demande orale épuisante des élèves. Une autre modalité défensive satisfait les tendances sadiques du formateur qui refuse alors de donner toute nourriture. Il est probable que l’intensité et la fréquence de telles angoisses (être vidé) se relient à l’agressivité dirigée contre le ventre et le sein maternel et correspondent à un fantasme de rétorsion de la part de la mère. La figure du formateur-pélican représente cette liaison du nour­ rissage et de l’auto-évidement. C’est sans doute de tels vécus fantasmatiques, auxquels la réalité pédagogique donne une prise inébranlable, qui colorent les projets de la « formation permanente » de cette inestimable qualité : la perte éprouvée à donner en permanence (se vider) sera compensée par le gain d’une formation capable de « recharger les batteries ». Un circuit de nutrition permanent préserve ainsi de la défaillance et de l’usure du sein. Les nourrissons-en-formation sont donc à la fois ceux par qui s’établit la puissance et la jouissance du formateur mère nourricière, et ceux sur lesquels sont projetées les pulsions de mort, de destruction et de déformation du formateur La position fantasmatique du formateur bonne nourrice assigne à l’autre, avons-nous dit, la position complémentaire du bon nourrisson repu. Une telle réciprocité des positions s’élabore vraisemblablement sous l’effet du désir de réparation orale ; elle est de ce fait, particulièrement sensible à tout ce qui risque de menacer ou de compromettre la réalisation du désir des partenaires. Et ces menaces ne manquent jamais d’apparaître, pour autant que la position du nourrisson repu, comme celle du formateur bon sein, sont des positions sans avenir : le formateur est en effet soumis à l’influence de ses propres pulsions destructrices et envieuses, comme l’être 1. Une nouvelle de John Sladek (1971), L’homme qui dévorait des livres, illustre ce fantasme de la formation comme exploitation orale et dévoration : des supra-humains, les Guzz, élèvent des hommes et les transforment en génies en les nourrissant de sandwiches contenant la superscience. Incorporant ce savoir, les humains occupent alors les plus hauts postes dans la recherche la plus avancée, dans les universités les plus prestigieuses. Mais ils ne peuvent découvrir le secret de leur mystérieuse formation et connaître les Guzz. Au moment où l’un de ces humains nourris de sandwiches est sur le point de faire une découverte au sujet des Guzz, il est sacrifié par eux : de sa chair, ils feront d’autres sandwiches pour former d’autres futurs génies...

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en formation éprouve les angoisses liées à ses propres pulsions destructrices et envieuses, projetées sur le formateur ou retournées contre lui-même. Le mécanisme prévalant dans ces positions est le clivage : il conduit à séparer et à localiser le bon et le mauvais objet, en des lieux étanches et univoques : c’est le processus formatif lui-même qui est alors sans avenir. La nature des fantasmes qui prévalent dans cette conjoncture caractérise ce que nous pouvons appeler la formation « envieuse ».

La formation envieuse

Mélanie Klein (1957) a distingué le sentiment de l’envie de celui de l’avidité ; l’un et l’autre sont contemporains et liés à la position schizo-paranoïde. L’avidité implique essentiellement le désir de posséder l’objet, soit le sein dont le nourrisson veut vider le contenu : son comportement est celui de l’exploitation maximale de tout ce dont il peut tirer une jouissance sans entrave ni limite. L’avidité s’accroît de l’angoisse d’être privé et d’être incapable d’aimer. Une telle conduite, l’angoisse qui la sous-tend, ne sont pas rares dans la quête avide de la formation ; le formateur est alors une figure de la mère fantasmée retenant pour elle la nourriture et l’amour. La lutte contre ce qu’éveille ainsi l’angoisse de l’autre, celle d’être « dévoré, sucé, bouffé » par les autres, est parmi les plus « épuisantes », qui soient. Ce soupçon que la mère garde pour elle et en elle ce qu’elle a de bon est à la base du sentiment de l’envie ; il ne s’agit pas seulement de posséder : il s’agit de détruire ou de détériorer l’objet de la jouissance, d’attaquer le sein et le corps maternel — ce qu’ils portent en eux — et d’y déposer de mauvais objets — des excréments par exemple. La « détérioration envieuse de l’objet » est à l’opposé de la créativité ; elle est une destruction de la créativité elle-même. Les fantasmes qui posi­ tionnent l’être en formation comme objet partiel oral : bouche suceuse et dévoratrice, tube digestif,... sollicitent corrélativement chez lui le plaisir et les angoisses liées aux pulsions partielles orales : il suce, se remplit, dévore, mord, crache et régurgite, non sans éprouver la crainte d’être à son tour avalé, mordu, dévoré et craché par le formateur-sein et sa bouche menaçante. La représentation prévalente est alors celle de la mère sadique réduite et réifiée dans l’image d’une bouche dentée, d’un sein desséché, vide ou remplit de mauvaise nourriture « empoisonnante ». Pour autant qu’il se tarisse, en effet, par rétorsion, ou par crainte de rétorsion, le sein suscite la violence des sentiments d’avidité et d’envie, l’angoisse et la culpabilité de vouloir le vider, l’endommager ou le détruire afin de s’emparer de ce qu’il contient, de priver de sa jouissance le formateur censé le garder pour lui, à moins qu’on ne le soupçonne de le réserver pour d’autres plus favorisés. De telles organisations fantasmatiques orales sont tout à fait actives et repérables dans la pratique formative des groupes

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et des institutions de formation. Ainsi lorsque, à l’Université par exemple, l’avidité et le soupçon envieux sont renforcés et entretenus par les conduites privatives et rétorsives des enseignants ou de l’institution. Jaloux de leur savoir, craintifs devant celui des étudiants qu’ils ressentent comme dange­ reuse agression orale, comme attaque contre la nourriture de l’Alma Mater, il n’est pas rare que les enseignants — en psychologie par exemple — se cantonnent dans le silence rétorsif de la mère muette et toute-puissante, à laquelle s’identifie la Sphinge de l’analyse défensive et sauvage : « mange ou crève, désormais rien ne sortira de notre bouche qui ne soit accepté comme la bonne nourriture ». Ou bien alors l’affirmation agressive du formateur qu’il ne sait rien — qu’il ne veut plus rien savoir du besoin oral de l’autre — le protège contre sa propre angoisse d’être le mauvais sein nourricier. Elle renforce évidemment la croyance chez l’autre que cette bonne nourriture, le formateur se la garde pour sa jouissance, ou la distribue ailleurs avec amour, à un meilleur prix. En tout cas, une autre nourriture, ailleurs est autrement bonne : l’accréditement dans le réel est la visée constante de l’imaginaire. S’il advient que le formateur donne prise aux projections des mauvais objets sur lui, le blocage de la relation dans le réel rend beaucoup plus malaisé le travail de dégagement du fantasme et le dépassement de l’illusion du repli et de l’auto-nourrissage. La nourriture proposée devient effectivement la mauvaise nourriture, le poison, l’intoxication dont l’être en formation se défend à tout le moins par un refus qui met à profit toutes les ressources de la réponse anorexique : ainsi tente-t-il de se faire compren­ dre dans son silence. La formation « envieuse » n’est ainsi que la technique et la scène de la pulsion de mort. Le moniteur dans un groupe, l’enseignant dans sa classe en éprouvent la puissance et l’angoisse qu’elle mobilise, dans cette version archaïque de la peur et du désir de détruire, de casser et de détériorer le groupe ou les élèves, à moins que ne soient satisfaites par là les pulsions sadiques du formateur. Une telle angoisse, généralement paralysante, ne peut être surmontée que dans l’assurance que donne au formateur le senti­ ment opposé à l’envie : la gratitude. Sentiment qu’il ne saurait éprouver, et dont les effets bénéfiques ne pourront se manifester chez les autres, sans l’assurance d’avoir été aimé par ses premiers « formateurs », par sa pre­ mière formatrice ; sans la capacité conséquente d’éprouver du plaisir et d’en donner ; sans la certitude qu’en dépit des pertes et des privations nécessai­ rement subies, l’objet bon introjecté saura apporter la sécurité nécessaire pour affronter l’épreuve.

Pour le formateur, vivre l’autre comme un objet de perte et de priva­ tion — n’est-ce pas ce à quoi il se trouve toujours confronté ? — ne peut engendrer que le sentiment de l’envie, par lequel il cherche à le retenir ou à le détruire. C’est bien à ce danger primitif que répond chez l’être en formation le sentiment de la menace d’être dévoré — détruit par le forma­ teur, sans même que le fantasme prenne corps —- après que le corps ait

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élaboré ce fantasme — dans la pratique de la formation. Ainsi, chaque fois que le formateur s’établit lui-même dans les positions persécutives, rétorsives et clivantes (« bons » élèves, « mauvais » élèves) inaugurées dans la phase orale de l’organisation pulsionnelle, l’être en formation est lui-même positionné comme objet, comme bouche agressive, muette, persécutrice, réjectrice de mauvais objets : la relation formative se fixe dans une alternance de rapports fusionnels, unaires et idéalisés, échap­ pant à tout ordre symbolique et différenciateur, et de rapports d’attaque, de destruction et de séparation dans un perpétuel et mortifère mouvement d’introjection inassimilable et de projection réjectrice : la scène de la forma­ tion est celle du fantasme du sein-toilettes. La fantasmatique de la formation orale se trouve connectée avec celle de la formation « merdique », dans la position paranoïde où l’institution formative figure — et quelquefois réa­ lise — le champ clos de l’affrontement léthal avec le sein-toilettes ou le ventre maternel. En sortir ne garantit pas que « l’extérieur » sera le paradis, si la formation elle-même ne prend pas en compte, pour la réduire, la réalité de ces fantasmes et de l’angoisse qu’ils apaisent.

5. La grande déformatrice et la machine à former Nous avons établi que la fantasmatique du formateur identifié à la puissance de la mère gestatrice comporte et recèle, en raison de la structure biface du fantasme, la représentation de la puissance destructrice de la mère. Cette représentation apparaît aussi bien chez le formateur que chez l’être en formation, au point d’en organiser le rapport. Dans ce fantasme du formateur comme mère destructrice et déformatrice s’exprime l’angoisse de garder in utero l’enfant, de le briser et de le dévorer comme ingestion sadique du sein maternel, du pénis du père, de l’enfant qui les représentent. On y redécouvre une figure de la mythologie grecque, celle de Médée. Un texte de B. Cendrars (Moravagine) est à ce propos remarquablement suggestif : « Plus la femme enfante, plus elle engendre la mort. Plutôt que de la génération, la mère est le symbole de la destruction, et quelle est celle qui ne préférerait tuer et dévorer ses enfants, si elle était sûre par là de s’attacher le mâle, de le garder, de s’en compénétrer, de l’absorber par en bas, de le digérer, de le faire macérer en elle, réduit à l’état de fœtus, et de le porter ainsi toute sa vie dans son sein ? » L’angoisse corrélative de l’être en formation, d’être tué, muré, dévoré par le formateur, par le groupe ou l’institution formative (l’Université par exem­ ple), de ne pas naître, se thématise — lorsque c’est possible — dans le fantasme de percer hors de cette fabrique déformatrice et mortifère, de se soustraire à la mère léthale, de la priver de son plaisir mortel.

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Associé à ce thème, le fantasme de la machine à former dénote l’intensité des angoisses schizo-paranoïde dans la formation, la menace de la perte du contact vital, la grande privation d’amour qui s’éprouve d’abord par la peau, le toucher, l’odeur de la mère. Le groupe-machine, l’universitémachine, l’école-machine, sont des fantasmes que l’angoisse, dans les grands groupes, de perdre le contact vital, révèle comme les plus archaïques et les plus nécessaires à la vie. Les expériences de Harlowe et la théorie de l’atta­ chement seraient en mesure de fournir des hypothèses fructueuses sur cette fantasmatique de la formation-machine, peut-être sur celle que mobilisent les techniques de l’enseignement programmé. Un roman de V. E. Van Vogt, A la poursuite des Slans, présente une machine-procréatrice qu’un inventeur génial pour les uns, diabolique pour d’autres, aurait mise au point, afin de créer une race supra-humaine, les Slans. Le matériau initial est le bébé humain soumis à l’effet mutant de la machine. Mais, dans certains cas, l’horrible machine aurait pu être appli­ quée aux mères elles-mêmes, la mutation se produisant alors in utero. Fabricatrice de monstres et de génies, la mère-machine représente l’imago maternelle biface : toute puissante et destructrice ; elle reproduit, dans les êtres nouveaux ainsi générés par elle, son double caractère destructeur et libérateur. Tout le roman de Van Vogt est l’histoire de la lutte entre les bons Slans, dont la puissance est bonne, pacifique et chaleureuse, et les mauvais Slans, créatures dégénérées, monstrueuses, froides et inaffectives. Cette fantasmatique rend compte du combat que se livrent toujours dans le travail de la formation, les forces créatrices et les forces destructrices. Melanie Klein, à propos du Paradis Perdu de Milton, interprète dans cette perspective du dualisme pulsionnel, la lutte de Satan contre Dieu : usurper la puissance créatrice, détruire la vie, rivaliser de l’empire infernal contre la création bonne divine. C’est aussi dans cette perspective qu’apparaît, dans le Zohar, la figure de Lilith, mère des démons et mauvaise mère des hommes, dans sa lutte à mort contre Eve, la grande formatrice : thème repris dans maints romans et précisément dans un roman de la formation écrit par H. Hesse (1943), Narcisse et Goldmund.

6. Former (pour) la mère : les fantasmes de pénétration et de contrôle Nous avons admis que l’issue du sentiment d’envie est la destruction de l’objet contenu à l’intérieur du corps de la mère : nourriture, fèces, pénis, enfants, et que la formation envieuse visait cette attaque sadique contre le corps représenté par le formateur, ou par l’institution ou par le groupe ou encore par le (corps de) savoir lui-même. Il nous est aussi apparu que le sentiment de gratitude rendait seul possible, selon M. Klein, une assimilation, une conservation et un don du bon objet. Cependant, il convient de garder à

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l’esprit que la mobilisation des tendances destructrices est nécessaire pour que la formation s’effectue, sous le primat des pulsions libidinales : qu’il s’agisse, comme dans la métaphore rabelaisienne, de briser l’os pour en retirer la substantifique moelle ou, comme dans certains mythes, de détruire le corps (la tête, les entrailles) pour en incorporer le contenu et en vivre. L’envie orale est le stimulant premier des tendances épistémophiliques de l’enfant, la base de sa curiosité. Pour le très jeune enfant, écrit M. Klein (1930) le corps de la mère est le premier représentant du monde extérieur, il en est la première symbolisation. Une attitude positive à son égard permet à l’enfant de mieux comprendre et d’évaluer correctement le monde qui l’entoure. Au contraire, une défense excessive et prématurée du moi contre son propre sadisme provoque l’inhibition de cette attitude d’appropriation et d’exploration du corps maternel et entraîne une « suspension plus ou moins totale de la relation symbolique aux choses et aux objets représentant les contenus du corps maternel et par conséquent de la relation du sujet à son entourage et à la réalité ». Pénétrer à l’intérieur du corps contenant le bon objet pour se l’assimiler, mais aussi pour contrôler le mauvais et le détruire, caractérise le mécanisme kleinien de l’identification projective. Il s’agit de posséder et de contrôler l’objet, en raison de la puissance et de la capacité d’attaque qui lui est attribuée. C’est sans doute ce mécanisme qui se trouve sollicité chez les sujets en formation qui, dans les stages ou les séminaires par exemple — ailleurs sans doute — cherchent à pénétrer dans l’enceinte des formateurs. Nous y reconnaissons la version la plus ancienne du désir de contrôler ce qui, plus tard, s’établira selon le scénario du fantasme de la scène primitive et la théorie sexuelle concernant le coït des parents. On aurait donc tort, selon nous, d’interpréter dans les séminaires de telles velléités ou de tels agirs dans la seule perspective de la scène entre les deux parents distincts. De structure et d’organisation libidinale plus primitives est le fantasme de la pénétration sadique du corps maternel sur le mode de l’identification projective. On retrouve ici la dimension nécessaire à la croissance et à la formation du sujet comme à la constitution de sa capacité de donner, du désir de prendre, de comprendre afin de pouvoir transformer ce qui est pris — d’abord à la mère — en quelque chose qui deviendra soi, par l’introjection stable d’un bon objet. Il est alors seulement possible de le donner sur un mode non-destructeur de l’autre. Le mode destructeur du « prendre », comme dans l’envie où il s’agit en outre de priver qui possède de sa jouissance, se manifeste dans la visée destructrice du « donner ». L’importance de ces modalités primitives de l’échange se vérifie particu­ lièrement dans la pratique formative, dans la mesure où elle requiert la mise en œuvre, de part et d’autre, de la capacité empathique, dont la base est constituée par l’identification projective. Ce thème est exposé dans le roman de Van Vogt auquel nous nous sommes déjà référés : ceux des Slans qui

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ont été bien formés disposent de cette faculté exceptionnelle de pénétrer dans l’esprit des simples humains et des mauvais Slans pour y découvrir leurs pensées, tirer profit de leurs desseins et de leurs inventions afin de pouvoir les utiliser ou les contrecarrer. Ils ont en outre la capacité télé­ pathique de s’assimiler, en passant à proximité des bibliothèques et des universités, tout le savoir dont ils ont besoin, ou qui pourrait les menacer, s’ils ne le contrôlaient pas ainsi. Un thème analogue, concernant la pénétration du corps maternel comme fantasme de formation, est développé dans le célèbre roman de M. W. Shelley, Frankenstein, mais dans un sens assez différent et rarement mis en lumière par les exégètes de la science fiction. Pour créer son être humain artificiel, le docteur Frankenstein ’ effectue des recherches immondes sur les cadavres en décomposition qu’il dissèque jusque dans les caveaux et les charniers. Il espère ainsi découvrir les secrets de la vie, selon la tradition de l’anatomo-pathologie, (la vie est d’abord ce qui nous est livré par la mort). Cette nécroscopie rend possible la vitalisation du monstre inerte. La nuit de sa terrifiante création, Frankenstein rêve qu’il étreint le cadavre décom­ posé de sa propre mère. Cet aspect de la fantasmatique du formateur-créateur nous apporte quelques précisions sur plus d’un point, et j’aurais l’occasion de revenir sur certains d’entre eux. D’abord sur la dimension de la trans­ gression et de la culpabilité dans la formation : transgression par la pénétra­ tion dans le corps de la mère tuée pour en jouir et y découvrir le secret de la vie. Ensuite sur l’identification du formateur à l’être qu’il forme — comme l’a établi le sens populaire qui fait de Frankenstein le monstre luimême — et, simultanément à la mère qui se trouve ainsi formée et détruite. Enfin, sur la destination du projet formatif qui se révèle être encore ici la mère. Frankenstein, c’est le monstre maternel formant un monstre et offert à un monstre. Tout le début du roman est d’ailleurs marqué par le signe de la mort et de la destructivité, de la froide et terrifiante nature. De telles expressions de la fantasmatique maternelle de la formation — nous interrogerons plus loin la légende du Golem et le mythe de Pygmalion — seraient de nature à éclairer ce que signifie le désir de former par le moyen du groupe, des sujets en formation. Le fantasme que le groupe est le corps (ou partie du corps) maternel comporte la dimension du désir de former son contenu en référence à — et pour — l’idéal du contenant, la dimension du désir de rendre à chacun possible, ou d’interdire, l’exploration, la pénétration, l’appropriation de ce corps maternel. On comprend dès lors que la formation par le groupe fascine et terrorise.

1. Frankenstein est en effet le nom du créateur du monstre artificiellement vitalisé.

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C. Omnipotence des excrétions et de la pensée. La fantasma­ tique anale dans la formation La composante anale dans la fantasmatique de la formation, de même que les implications de l’érotisme anal dans le dispositif de la situation formative n’ont guère été dégagées. Faut-il voir, dans ce double silence, la preuve du bien-fondé de la thèse freudienne concernant l’importance de la répres­ sion et de la sublimation de l’érotisme anal dans le processus d’élaboration des rapports sociaux et des œuvres culturelles ? Un trait commun à tous les mythes, légendes et systèmes idéologiques concernant la création-formation d’êtres humains ou d’humanoïdes, est précisément ce rapport étroit entre l’activité formatrice, comme modelage et façonnage, et l’érotique anale. Les exemples ne manquent pas, qu’il s’agisse du récit de la création de l’homme dans la Genèse 1 (2, 7), des mythes grecs de Prométhée, d’Héphaïstos et de Talos, du mythe latin de Pygmalion ou égyptien de Ptah ; nous en trouvons aussi des versions dans les légendes (ainsi celle du Golem) et dans de nombreux romans ou œuvres dramatiques, le Pygmalion de B. Shaw par exemple. Au plaisir typiquement anal du pétrissage, du modelage et de l’insuffla­ tion se conjugue le désir de faire un autre à partir de soi, tiré de sa substance (la terre, la glaise), ou un autre semblable à soi. Plusieurs traits caractéris­ tiques de cette phase libidinale apparaissent : la croyance en la toute-puis­ sance des excrétions et de l’idée, la possessivité, la subjugation. Le destin des pulsions partielles sadiques-anales apparaît clairement dans la position sadique destructrice du formateur qui a droit de vie et de mort sur l’objet excrémentiel, comme le maître, dans l’épreuve qu’il inflige, domine sur l’élève « modelable ». Chez l’être en formation, passif, le formateur trouve le partenaire masochiste qui lui convient, et dont la demande se formule comme : « fais-moi quelque chose (plaisir) sur mon corps » (F. Dolto, 1971). Les investissements libidinaux de ce type sont particulièrement repérables dans le vocabulaire de la formation : contrôler, superviser, mouler, incul­ quer, marquer d’une empreinte... La formation elle-même ne se définit-elle pas comme un dispositif de changement contrôlé ? Dans l’organisation libi­ dinale corespondante, sont prévalents les couples formés d’éléments anta­ gonistes : destruction-conservation, domination-perte, maîtrise-relâchement... jusqu’à ce que ces oppositions soient résolues et surmontées dans le processus de la réparation-sublimation. Ce que la fantasmatique anale de la formation est susceptible de mettre en œuvre, c’est une certaine qualité du « matériel » et de l’ambiance de la 1. La Genèse est le livre de Fengendrement. Une étude sur les grands livres de l’humanité devrait .sur ce thème, interroger le Yi King, au livre des transformations, ou encore des transmutations.

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formation *, c’est aussi un certain type de rapports entre l’être en formation et le formateur, ce sont encore des systèmes de pensée qui les rationalisent et les justifient, dans les formes du dogme et de l’idéologie.

1. Le jeu du modelage et de F insufflation Une des expressions les plus typiques du désir infantile de former se manifeste dans le jeu du modelage, auquel s’adonnent la plupart des enfants. Il s’agit de façonner dans la terre, dans la glaise ou la plasticine, des êtres inanimés auxquels il ne manque, dit-on, que le souffle pour vivre. Un tel jeu contient sans doute les prémisses de ce qui orientera les diverses moti­ vations formatrices dirigées vers l’humain : puériculture, enseignement, for­ mation des adultes..., mais aussi certaines activités artistiques qui, avec cellesci, entretiennent de profondes affinités, telles la sculpture, la poterie, la forge ou l’architecture. Un roman de Hermann Hesse (1943), Narcisse et Goldmund est de nature à éclairer ces propos. Le roman de Hesse a pour thème, comme dans beau­ coup de ses œuvres, la quête de l’idéal, ici de l’idéal féminin. Son héros, Goldmund, est un jeune écolier que son père destine à l’état monastique pour expier le passé tumultueux et les fautes de la mère. Au couvent de Mariabronn, un brillant et jeune novice s’éprend de l’écolier. Il lui révèle que sa vocation n’est pas d’offrir sa vie à Dieu dans l’état monastique, mais bien plutôt de chercher hors du couvent sa voie propre. Narcisse apprend à Goldmund dans un moment tout à fait bouleversant quel clivage le divise : « Chez toi, Goldmund, la nature et la pensée, le monde conscient et le monde des rêves sont séparés par un abîme. Tu as oublié ton enfance. Des profondeurs de ton âme elle cherche à reprendre possession de toi. » Une telle interprétation va provoquer chez l’écolier une violente remontée d’émois et l’image de sa mère morte, salie, et par lui oubliée. Goldmund tombe malade. C’est durant cette période de profonde régression qu’il rêve de métamorphoses et s’adonne à des rêveries où sa mère figure l’objet de son désir et de sa terreur. Après sa maladie « formative » ou initiatique, Goldmund quittera le couvent et partira, errant et vagant, retrouver le visage idéal de la femme éternelle et tenter de concilier les contraintes : au cours d’un arrêt prolongé dans une ville, il se fera sculpteur, puis reprendra ses vagabondages avant de revenir mourir auprès de Narcisse au couvent.

1. Un roman de R. Musil, les Désarrois de l’élève Tôrless, en présente la scène et le climat, dès les premières pages : c’est un monde en décomposition et de saleté qui compose l’univers du jeune Tôrless : boue des cours, bois pourris, odeurs putrides, terrains bourbeux ou pous­ siéreux... Musil fait de la femme qui initie les adolescents à la vie sexuelle, Bozena, une figure de putain décrépie, sale. Les femmes aux grands pieds sales, aux blouses malpropres, sont les figurantes de cet univers cloacal de la formation.

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La vocation artistique est préfigurée par certain rêves de Goldmund devant sa maladie. Dans l’un de ces rêves, Goldmund se figure tantôt pois­ son, tantôt traversé par des poissons et les portant : « Souvent, écrit H. Hesse, il voyait dans ses rêves nager des poissons, voler des oiseaux et chaque poisson et chaque oiseau était sa créature, soumise à son vouloir, docile à sa direction comme son souffle, rayonnait de lui comme un de ses regards, comme une de ses pensées, revenant en lui. » Goldmund, dans ses rêveries maternelles, imagine des jardins merveilleux mais aussi inquié­ tants, d’arbres-corps, des fruits-seins, des serpent-pénis. Une autre fois, il rêve encore de lui-même, il avait une bouche d’or (Goldmund, Chrysostome) et de sa bouche d’or sortaient des mots qui étaient une foule de petits oiseaux s’en allant et voltigeant. Hesse, après le récit de ces rêves, raconte alors par le détail le rêve du modelage dans la glaise. Ce rêve, comme celui des métamorphoses, peut être considéré comme une expression typique du désir infantile de former : « Une fois, il fit ce rêve : il était grand et adulte, mais, assis par terre comme un enfant, il avait devant lui de la glaise et modelait comme un gamin, dans cette glaise, des figures : un petit cheval, un taureau, un petit bonhomme, une petite bonne femme. Il avait plaisir à ce jeu et il faisait aux bêtes et aux humains des parties sexuelles ridiculement grosses ; ça lui semblait fort drôle dans son rêve. Puis, lassé de ce jeu, il continua son chemin, et alors, il eut le sentiment de quelque chose de vivant derrière lui qui s’approchait silencieusement et, en se retournant, il vit avec une pro­ fonde surprise et un grand effroi — qui n’était cependant pas sans joie — ses petites figures de glaise devenues grandes et vivantes. Immenses, géantes, elles défilèrent devant lui en silence, et, grandissant encore, s’en allèrent par le monde, silencieuses et gigantesques, hautes comme des tours. » Goldmund refera ce rêve plusieurs fois ' au cours de sa vagance sous la forme de fantaisies diurnes, de rêveries de métamorphoses d’animaux, d’êtres de glaises, d’oiseaux et de fleurs auxquels il s’identifie : « Souvent, écrit H. Hesse, il avait longtemps joué ainsi et parfois, comme un petit Dieu, il avait créé des êtres de son invention. » (p. 111.) On encore : « Il cueillit dans l’herbe une petite fleur violette, l’approcha de son œil pour regarder dans le calice étroit : il y avait là des veines et de minuscules organes fins comme des cheveux, comme au plus intime de la femme et comme au plus profond du cerveau d’un penseur où vibrait la vie et le plaisir. » (p. 121.) Dans le jeu du modelage, l’enfant occupe simultanément la position du créateur et de la créature auxquels il s’identifie dans un mouvement oscilla­ 1. Ce rêve revient dans d’autres romans de H. Hesse. Ainsi dans Demian (1927) : « Je revenais à la maison paternelle. Au-dessus de la porte brillait l’oiseau du blason... Ma mère venait à ma rencontre, mais au moment où je franchissais le seuil et m’apprêtais à l’embras­ ser, :11e se transformait en une figure jamais vue, grande et puissante, qui ressemblait à Demian et à l’image que j’avais peinte, mais différente cependant, et malgré sa haute stature, entière­ ment féminine. Cette figure m’attirait à elle dans une profonde et horrible étreinte amoureuse. Volupté et terreur se mêlaient en moi. Cette étreinte était à la fois culte et inceste... »

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toire. Il est à la fois l’être qu’il forme et l’être formateur, l’enfant et la mère. Les rêves de Goldmund expriment particulièrement bien cette posi­ tion du rêveur de réaliser son désir maternel : désir d’être la mère, désir de l’enfant de la mère, désir d’être dans la mère, de la posséder. Il est tantôt l’enfant (poisson, oiseau...), tantôt la mère portant les enfants signifiés par les représentations animales. Il enfante lui-même, selon le mythe plato­ nicien, des mots qui sont comme les enfant-oiseaux sortant de sa bouche d’or. Cette version orale de la théorie sexuelle infantile de la naissance permet ici encore de faire l’économie de la représentation du rôle du père. Pour Goldmund, les enfants ne naissent que de la mère, il est lui-même, comme le lui dira Narcisse, un homme de la mère et, tout à la fois, un homme matriciel. Héros hessien par excellence, désireux de « concilier les contrai­ res » sans annuler les différences — du moins dans son projet conscient — il est sans doute une figure typique du héros partagé entre l’imago maternelle fusionnelle et la quête de son identité d’homme acceptant la séparation maternelle et la vie sociale. C’est là le sens de sa vagance et de sa quête '. Le rêve du modelage de Goldmund manifeste tous ces éléments du conflit identificatoire et le compromis que le rêveur élabore. II est à la fois enfant et adulte, il dote ses petits objets de grosses parties sexuelles, mode­ lant ainsi dans ces petites choses chues dans la terre et relevées par son façonnage les enfants-pénis-fécaux de la mère, la mère elle-même, immense, muette, « haute comme une tour », puissante et inaccessible. Cette représentation le remplit de surprise, d’effroi et de joie à cette vision de la toute-puissance maternelle qu’il porte en lui et dont les effets pro­ digieux (donner la vie), jubilatoires, laissent un moment apparaître la nécessité de s’en détacher pour que s’effectue la « mise au monde ». Ce moment de rêve, qui préfigure sa propre mise au monde, hors du couvent de la «Fontaine de Marie» (Mariabronn3) mais pour tenter de retrouver le visage de la Mère des hommes, à la fois Eve et Lilith, indique la nécessaire et difficile césure dans la position simul­ tanée du créateur (matrice) et de la créature (enfant). Goldmund n’est pas encore en mesure de se repérer comme sujet distinct de la matrice et de l’enfant qu’il aura désiré être ensemble, mais il fait l’expérience de ce qu’il sait déjà : celle de la nécessaire séparation de l’enfant et de la mère dans la direction de leur désir, celle de l’écart entre l’idéal absolu — de la femme, de l’art — et la réalisation relative. Son expérience de la sculpture qui est bien une métaphore de la forma­ tion d’un être humain (ici encore la Mère, sous les traits de l’apôtre Jean), sera pour lui cruciale : le chef-d’œuvre unique terminé, il renon­ cera à entreprendre d’autres statues ; il sc protège ainsi contre la décep1. Tel est sans doute aussi la signification du succès renouvelé des romans de H. Hesse aujourd’hui auprès des « voyageurs » hippies. 2. Le héros de Le Jeu des Perles de Verre (1943), autre roman de la formation de H. Hesse, séjourne au cou­ vent de Mariafels (rocher de Marie).

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lion inhérente à la quête de l’idéal qui compose tout fantasme de forma­ tion, comme formation de l’idéal C’est aussi pourquoi Goldmund, tout comme d’autres figures de forma­ teurs typiques (Pygmalion, le rabbin de la légende du Golem, l’Alchimiste...) ne saurait trouver dans un objet, fût-il à même d’évoquer l’idéal à la façon du leurre, la visée de son désir. C’est du désir d’un autre — de la mère — que Goldmund est désirant, comme le Pygmalion de Virgile et celui de B. Shaw. L’animation de la statue de glaise ou de fer vient comme l’hallucination de l’autre, sujet d’un désir pour le créateur. On comprend alors que c’est pour la défense contre son propre désir et celui de l’autre que se trouve maintenu, dans la formation, le statut d’objet, de chose à former. Les fantasmes de métamorphose

C’est sous cet aspect de l’objet à former, barré à toute accession au statut du sujet, et donc à une genèse, que se présente au formateur un champ illimité pour la réalisation de son fantasme d’omnipotence, de son pouvoir magique de métamorphoser selon la fantaisie de son seul désir. Les rêves de métamorphose manifestent la toute-puissance des excrétions et de la pensée magique dans les fantasmes de formation-création. Ils expriment aussi des liens que les représentations du pouvoir de métamor­ phoser ou de former entretiennent avec les théories sexuelles infantiles. Une légende rabbinique relative à la création de Lilith, la mère des démons dont parle le Zohar, est ainsi rapportée par Rémi de Gourmont : « L’œuvre naturelle prend rapidement la forme voulue. Du creux de ses mains, il arrondit avec complaisance les mamelles et les hanches : il les pétrit, les durcit, accumule la glaise, si bien qu’au moment d’achever la tête il se trouve à court. Alors il puise dans le ventre où se creuse un trou profond et, avec cette poignée d’argile, donne à la femme le cerveau qui lui man­ quait. Enfin, il lui souffle dans les narines et dit : lève-toi, ton nom est Lilith. » M. -Desimon (1968), dans la post-face écrite pour un roman de Ph. J. Farmer, Les Amants étrangers, cite ce texte pour en éclairer les sources : Farmer invente en effet une Lalitha dotée d’un nerf photokinétique reliant la rétine, le cerveau et l’utérus. Cette métamorphose du sexe féminin en de poétiques ou monstrueuses permutations n’est pas sans rappe­ ler la rêverie de Goldmund devant la fleur vagin-cerveau, ni dans un autre domaine, les recherches plastiques du peintre Hans Bellmer qui invente avec Eluard les « Jeux de la poupée » : « Je vais construire, dit Bellmer en 1934, une fille artificielle aux possibilités anatomiques permettant de “ rephysiologiser ” les vertiges de la passion jusqu’à inventer des désirs. » 1. Sur les affinités de l’art, de l’enfantement et de la formation, relevons aussi que les mots grecs Te/vixot; (qui concerne l’art) sont formés sur la même racine (îex) qui donne xéxvov (enfant) et (enfanter).

(art), texv6)

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On aura noté la juste finesse du propos : « inventer des désirs » est le vœu ultime de la métamorphose de l’objet en un être animé et tenu dans l’allégeance du désir omnipotent du créateur. Mais ce qu’indiquent de telles productions fantastiques, c’est aussi une représentation du corps de la femme telle que se trouve à la fois signifié et déplacé le lieu de « l’inquié­ tante étrangeté ». De telles productions émanent finalement des théories sexuelles infantiles organisées pour maintenir « l’ignorance du vagin » ; l’espace est libre pour reconstruire un corps, son processus et son lieu de fabrication, apte à inventer et à satisfaire des désirs. La formation est dès lors une affaire de tripes, de cerveau ou de magie.

2. La double face du mythe de Pygmalion Ovide raconte le mythe d’un jeune sculpteur, Pygmalion, amoureux de son art plus que des femmes qui ne lui inspiraient que des sentiments misogynes. Il arriva cependant, et sans doute pour représenter à quel point l’idéal s’écartait de la réalité, qu’il modela dans l’ivoire la statue d’une jeune femme. Par ce travail, long et patient, il fabriqua l’image la plus par­ faite qui pût exister. Il tomba amoureux de cette forme que ses doigts avaient sculptée, tant et si bien que l’ivoire de sa matière donnait le change : on l’eût cru de chair. Dès lors commencèrent pour Pygmalion les souffrances et le désespoir d’aimer une forme inerte, passive et froide, qui ne répondait ni à la passion ni à la chaleur de ses baisers et de ses caresses. Il avait beau s’imaginer en l’habillant, en la réchauffant, en lui faisant des cadeaux comme à une jeune fille, qu’elle éprouvait pour lui des sentiments de gra­ titude et d’amour, il dut se rendre, non sans profonde tristesse, à l’évidence que l’objet était sans vie. Vénus fut touchée par cette passion. Lors des fêtes de la déesse, Pygma­ lion la pria de lui faire rencontrer une jeune fille pareille à sa statue. De retour à son atelier, le cœur et l’esprit tout rempli de sa passion, il caressa la belle forme qu’il avait façonnée. Il s’arrêta stupéfait : la statue s’était-elle animée, tiédissait-elle, ses lèvres s’adoucissaient-elles sous ses baisers ? L’illusion qu’il redoutait de vivre se dissipait : le sang parcourait le corps, un pouls y battait, la jeune fille lui souriait. Pygmalion épousa la jeune femme et la nomma Galatée. Cette métamorphose mythique, cette transformation est devenue le sym­ bole majeur du projet formatif. Le mythe rapporté par Ovide ne développe d’ailleurs qu’une face du fantasme formatif qui le sous-tend, le versant libidinal que thématise l’épisode du formateur amoureux de la forme -qu’il façonne. Thème dans lequel se reconnaissent les émois sexuels de l’amour de transfert que vivent et que redoutent les formateurs \ Là aussi se manifeste l’attente d’être aimé en retour de ses propres produits. L’effet de cette 1. Dans la pièce de B. Shaw, Pygmalion — Higgins se défend de la contrepartie destructrice liée à cet amour dangereux en érigeant son objet pédagogique en objet sacré (acte 2).

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attente a d’ailleurs été observé et décrit, sous le nom d’effet Pygmalion, par des chercheurs en sciences de l’éducation (en particulier R. A. Rosenthal et L. Jacobson (1971), montrant l’incidence de l’attente du maître sur le développement de l’élève. La pièce de B. Shaw apporte un éclairage sur les composantes sadiques anales du mythe de Pygmalion. On en connaît l’argument : un célibataire endurci, Higgins, prétend tirer « du ruisseau et de la fange », une jeune mar­ chande de fleurs londonienne et, par l’effet de son art phonétique, en faire une dame du monde : une duchesse, la reine de Saba... Le projet réussit, pour la gloire d’Higgins et le malheur de la jeune fille, déclassée, humiliée d’être traitée en objet par un manipulateur égoïste, beaucoup plus préoccupé de sacrifice à son amour de la phonétique et de sa mère que d’être sensible à l’humanité de son « objet ». Une telle attitude du formateur n’est pas sans susciter chez l’autre l’angoisse persécutive. Elle se manifeste dès le début du 1" acte de la pièce de Shaw, dans la protestation des badauds qui s’indignent de ce que Higgins espionne les gens en inscrivant sur un carnet la phonétique de leurs propos. Protestation que nous reconnaissons bien comme celle que, dans les groupes de diagnostic, les participants adressent à l’observateur ou au moniteur'.

Détruire, disent-ils...

Pour Higgins, la petite marchande de fleurs, Lisa, est un objet à modeler, à dominer, à détruire aussi. Ou plutôt, s’il la forme, c’est pour s’empêcher de la détruire. Sa jeunesse, son innocence, le fait qu’elle ne sache pas, la rendent malléable et contrôlable à merci. Cette destruction, un autre profes­ seur, celui de la Leçon de Ionesco, l’effectuera et la répétera : « la philo­ logie même au crime », prévient la servante 1 23*. La phonétique de Higgins aussi, bien que Lisa — en fait Elisa, Higgins, coupe son nom 5 — ne meurre pas. Lisa n’a d’abord d’autre ressource que celle de l’attaque contre son persécuteur : « On devrait vous farcir de clous jusqu’au gosier » lui dit-

1. Un spectateur, à Higgins : « Dites-donc, pour quelle raison savez-vous des choses sur les gens qui ne se sont jamais mêlés de vos affaires ? Où est-elle votre autorisation ? » 2. On trouve dans les indications scéniques de Ionesco (1954, p. 50-51) les précisions suivantes : en ce qui concerne l’élève (une jeune fille), « vers la fin, sa façon de parler s’en ressentira, sa langue se fera pâteuse, les mots reviendront difficilement dans sa mémoire et sortiront tout aussi difficilement de sa bouche ; volontaire au début, jusqu’à ne plus être qu’un objet mou et inerte, semblant inanimée entre les mains du Professeur... » Et, en ce qui concerne le Professeur, Ionesco note : « ... d’apparence plus qu’inoffensive au début de l'action, le professeur deviendra de plus en plus sûr de lui, nerveux, agressif, dominateur, jusqu’à jouer comme il lui plaira, de son élève, devenue entre ses mains une pauvre chose... Dans les premières scènes, le professeur bégaiera, très légèrement peut-être. » On ne peut noter avec plus de précision la fantasmatique anale sadique sous-jacente à ce rapport de dé-formation. Comme dans la pièce de B. Shaw, les tendances destructives sont dirigées contre une jeune fille, représentant pour le formateur V imago maternelle. 3. Dans la Leçon, le Professeur : « prenons des exemples plus simples. Si vous aviez eu deux nez et je vous en aurais arraché un... combien vous en resterait-il maintenant ?... Supposez que vous n’avez qu’une seule oreille... trois oreilles... j’en mange une... ».

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elle. C’est pourtant à l’envie destructrice 1 de Higgins qu’elle se livre, solli­ citée par les cajoleries d’un Pygmalion qui déploiera toutes les armes de la séduction pour obtenir d’elle ce qu’il veut : s’il sort du ruisseau et de la fange cette « épluchure », c’est qu’il entend bien, comme Baudelaire à propos de Paris, faire de cette boue de l’or : « Je ferai une duchesse de cette bécasse de ruisseau crottée. » En fait, Higgins la rejettera d’abord : il en a peur « comme de la peste » et il a déjà obtenu d’elle une partie de ce qu’il en voulait obtenir : sa voix, sa prononciation, qu’il a consignées dans son carnet. Lisa est déjà devenue cet objet inerte, insecte épinglé sur le tableau de sa recherche. Mais il se ravise, espérant réaliser son rêve d’une métamorphose intégrale. Pour y parvenir, il faut d’abord dépouiller Lisa de sa gangue de crasse, la récurer, brûler ses vêtements, l’habiller de neuf et selon le désir d’Higgins. Si Lisa regimbe, qu’on la mette dans la poubelle. Mme Pearce, sa femme de service, avertit Higgins : il veut écraser tout le monde, il traite cette jeune fille comme s’il ramassait un caillou sur la grève... Solliciter la coopération et l’intelligence de Lisa pour sa propre formation ? Qui y songerait ? Elle est incapable de comprendre quoi que ce soit, dit Higgins, ajoutant : « D’ailleurs y a-t-il quelqu’un parmi nous qui comprenne ce qu’il fait ? Si nous le comprenions le ferions-nous jamais ? » Dans l’attitude caractéristique de celui qui n’en veut rien savoir quand même, Higgins n’aura d’autre ressource que d’ériger son élève en objet sacré. A son ami le Colonel Pickering qui évoque précisément ce risque « d’abuser » de la situation... et de la jeune fille, Pygmalion répond sans hésiter qu’elle sera pour lui sacrée : « Elle sera une élève, voyez-vous, et l’enseignement serait impossible si les élèves n’étaient pas sacrées... Je me. suis blindé. Elles pourraient aussi bien être des morceaux de bois. Moimême, d’aileurs, c’est comme si j’étais un morceau de bois...» Shaw, dans sa remarquable perspicacité, a bien compris que l’enjeu de la situation exige que des rapports d’objets représentent et masquent le rapport de violence et de domination qu’implique, dans le scénario sadique anal de la formation, la position du formateur par rapport à son objet-en-formation1 2. La pièce de B. Shaw éclaire en outre un aspect particulièrement impor­ tant du rapport du formateur à sa mère. Comme le Pygmalion d’Ovide, celui de Shaw est célibataire, mysogyne, et il entend bien le demeurer jus­ qu’au jour où il s’éprendra de sa propre création : une femme. 1. Envie que l’on peut entendre au sens kleinien du terme : « Vous ne pensez jamais à ce qui peut arriver aux gens dont l’accent vous intéresse » lui reproche-t-on. Sur la destructivité, cf. aussi, dans la leçon (p. 59-60), le professeur à l’élève : « Ce n’est pas ça. Ce n’est pas ça du tout. Vous avez toujours tendance à additionner. Mais il faut aussi soustraire. 11 ne faut pas uniquement inté­ grer. II faut aussi désintégrer. C’est ça la vie. C’est ça la philosophie. C’est ça la science. C’est ça le progrès, la civilisation. » 2. Le même schéma de destruction progressive de la femme, réduite à un pur objet du désir de l’homme, pré­ side à l’organisation d’un autre roman d’« initiation » : Histoire d'O (1954). Ce que thématise ce roman est la peur, chez l’homme, de la femme ressentie comme castratrice dès qu’elle est désirante de lui. C’est la même peur qui habite Higgins, celle de la mère désirée et interdite. Cependant, dans Histoire d'O, les rapports entre l’initia­ teur et l’élève ne sont pas établis dans le seul registre de l’érotique anale : il n’y a entre l’un et l’autre que des rap-

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L’état fantasmatique constant du formateur est le célibat1 consacré à la mère et aux enfants de la mère : la femme ne peut exister que sur le mode idéalisé de sa mère ou sur le mode de l’objet persécuté persécuteur : sa créature. Deux imagos sont ainsi en conflit que le Pygmalion d’Ovide résout à la manière d’une happy end hollywoodienne : Vénus elle-même préside aux noces de Pygmalion et de Galatée. Le Pygmalion de Shaw est irréduc­ tiblement misogyne, et amoureux de sa mère : « La femme qu’on peut aimer, c’est, lui dit-il, une femme pareille à toi. » On ne peut donc pas l’épouser. Ainsi mise à l’abri de la transgression œdipienne, la femme n’est accessible que sur le mode de la domination-destruction du mauvais objet. Mais l’effort de Higgins pour la rendre meilleure, pour rapprocher Lisa de son idéal maternel rencontre bientôt la puissance de l’interdit. Shaw fait rafler Lisa par Freddy, que Higgins méprise. Ces deux images sont en fait les deux versions de l’imago maternelle clivée. Shaw l’indique subtilement dans un mouvement de mise en scène : au moment de l’épreuve* 123, cruciale pour le maître et l’élève, — la sortie mondaine de Lisa, — Higgins brûlant d’impatience interroge sa mère : Lisa a-t-elle été présentable ? Mme Higgins lui répond en s’asseyant à la place précédemment occupée par Lisa : sa créature n’est qu’un triomphe de l’art de son fils et de celui de sa couturière, elle a les défauts mêmes de son fils dont le langage et les manières mériteraient une bonne rééducation. Ainsi Higgins apprend-il de sa mère que sa créature n’est que sa propre reproduction en même temps que, comme le docteur Frankenstein, il établit l’équivalence de sa créature et de sa mère.

3. Les fantasmes de formation spéculaire : l’autre conforme Le jeu du modelage a révélé que l’enfant occupe dans le scénario qu’il organise une double positionJ, tantôt simultanée, tantôt successive ; il façonne

ports sexuels, très variés, et aucun autre rapport, à la différence de ce que représentent Ionesco et Shaw. Le mot d'attaque et de contrôle de l’imago maternelle s’effectue selon les modalités spécifiques de l’organisation pulsionnelle anale (dominer, conserver/attaquer, détruire) et le régime de l’identification projective, à ce stade pré­ génital du complexe d’Œdipe. 1. Cf. le statut de célibataire des habitants de Castalie, la province pédagogique dans Le Jeu des Perles de

Verre. 2. La mère de Higgins a perçu avant son fils le danger inhérent à cette épreuve. Si Lisa parle, comme le désire Higgins, du temps et de la santé de chacun, qu’adviendra-t-il ? « Parler de notre corps ! de l’intérieur de notre corps ! et peut-être de l’extérieur aussi ! Mais tu es fou, mon pauvre Henry ! » 3. Sur le thème du « double », cf. O. Rank (1914) et le commentaire de Freud (1919) sur son rapport avec « l’inquiétante étrangeté ». Rank fait du double une primitive assurance contre la destruction du moi, un « énergique démenti à la puissance de la mort ».

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un objet qui soit l’effet de son désir, un leurre, comme la mère est représentée par lui l’ayant façonné effet de son désir, c’est-à-dire un être doté de vie, susceptible « d’inventer des désirs » : un être qui, de lui-le-créateur, soit désirant. Cette double position est particulièrement apparente dans la structure imaginaire de la formation où les deux termes se trouvent coïncider fantasmatiquement dans une même création unifiante. Le dédoublement, la reproduction de soi en l’autre, la formation de l’autre à son image conforme sont toutefois des formulations insuffisantes de ce qu’implique la formation spéculaire : il s’agit aussi d’un dégagement par rapport aux identifications narcissiques et fusionnelles. La distinction que le formateur est susceptible d’établir entre lui et l’autre qu’il façonne n’est possible qu’une fois opérée une première rupture par laquelle le formateur se reconnaît non identique à son image ; celle-ci se détache de lui, comme le nouveau-né venant au monde rompt pour la première fois l’attache des parents à leur enfant imaginaire.

Les fantasmes de la formation d’autres soi-même peuplant l’univers com­ portent plusieurs aspects qui renvoient à cette étape de la construction du sujet qui est stade du miroir. C’est ainsi que les fantasmes — comme l’activité — de la formation spéculaire réactivent les angoisses de morcelle­ ment et de dispersion liées à la phase antérieure de l’identification primaire, fusionnelle. Les formateurs « spéculaires » en ressentent particulièrement l’effet et l’impasse, lorsqu’ils se disent « piégés » par leurs propres créatures, ne trouvant plus en elles qu’un écho, souvent déplaisant, qui les conduit à rechercher toujours ailleurs qui former d’enfin conforme. Ou bien alors, ne trouvant plus, dans les images de soi multipliées comme en une galerie des glaces, le repère de leur propre subjectivité, ni le plaisir de la jubilation auto-érotique, c’est par la nécessité de (se) détruire dans ce reflet sans fin que se trouvent mobilisés les fantasmes du formateur. Un passage du Zohar commente le risque de cette fascination spéculaire : l’homme qui se regarde souvent dans la glace réveille l’esprit Sagatoupha qui lui amène Lilith la mère des démons. Les traditions populaires veulent aussi que derrière le miroir se cache le diable. Mais le texte du Zohar mentionne autre chose en invoquant la mère des démons et sa progéniture négative. C’est encore au visage de la mère, qu’elle soit Eve, Marie ou Lilith, que se rapporte la formation spéculaire de l’autre, conforme à son désir. * Une nouvelle d’Alfred Bester (1971), A chacun son enfer, reprend le thème de la création de l’autre à son image sur le mode de la dérision et de la bouffonnerie diabolique. Dans un abri anti-aérien, six personnages formant une « famille de la haine et du vice » explorent, dans la clôture de leur groupe, toute la gamme de leurs turpitudes. Terrorisant au point de la tuer une affreuse matrone qui vit avec eux, les cinq survivants se voient accorder par le Diable qu’ils avaient invoqué, la réalisation de tous leurs

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désirs. Il leur suffit de franchir un voile de flamme pour « accéder à la matrice de tous les rêves » : une sorte d’éden satanique. Le premier à franchir le voile est un artiste, un certain Finchley qui, comme Dieu, veut être créateur, mais d’un univers fondé sur l’ordre et l’harmonie, d’un monde qui n’échappe pas à la puissance et au contrôle omnipotent de sa pensée. Ses premières tentatives de création par la puis­ sance de sa pensée sont désastreuses ; il ne fabrique qu’horreur et désordre : une cathédrale de l’enfer, peuplée d’êtres qui se livrent à des scènes écœu­ rantes. Tel n’était pas son désir, proteste-t-il, il ne voulait qu’une création ordonnée, qui serve et adore le dieu-Finchley '. Mais son univers explose et dérive vers la folie furieuse et la dégénérescence. Il entreprend alors de façonner, cette fois-ci dans la glaise, un lapin, puis un setter irlandais : mais ceux-là aussi se transforment en monstres ridicules, bouffons, méchants et furieux. Finchley ne se décourage pas encore ; il façonne Eve, la femme qu’il aime, la plus belle jamais créée : ses enfants seront ceux d’un dieu. A peine terminée, son Eve l’agresse et s’enfuit en poussant des hurlements terrifiants dans la nuit... Comme toutes ses créatures, elle a une démarche maladroite, claudicante, un défaut irréparable. Infatigable, Finchley en façonnera cinq autres ; il aboutira au même résultat, répugnant, grotesque et monstrueux 1 2. C’est alors qu’il rencontre celle qu’avec les autres il avait tuée : « Quel­ qu’un m’a promis, se plaint-il auprès d’elle, une réalité que je pourrais modeler à ma guise. » La matrone lui suggère alors de créer un miroir et de s’y regarder : Finchley n’y voit que la face déformée d’une gargouille, et le reflet de toute l’horreur de son cosmos insensé : son moi hideux répété dans chaque soleil, dans chaque chose vivante ou inerte, éternelle­ ment. Et il apprend de la mégère ce qu’il savait déjà, « qu’un dieu ne peut créer qu’à sa propre image ». Cette nouvelle en forme de conte métaphysique illustre l’impasse dans laquelle conduit la formation « spéculaire ». Ce qui est insupportable à Finchley, c’est l’image de lui-même qu’il révèle dans ce qu’il forme, c’est la blessure que ses créatures infligent à son narcissisme. Il ne veut con­ naître que la réalisation immédiate de son désir et il en conviendra dans son désespoir : il faut être physicien plutôt qu’artiste pour bâtir un monde, il faut

1. Le héros du roman de H. Hesse, Goldmund, rêve lui aussi d’être un petit dieu, de façonner des créatures soumises à son vouloir, et de les créer par le regard, le souffle, la puissance de la pensée. Nous reviendrons plus loin (p. 63) sur l’analyse de ces fantasmes de toute-puissance des excrétions et de la pensée, à propos des hypo­ thèses de K. Abraham concernant les théories sexuelles infantiles. 2. Le caractère d’inquiétante étrangeté se mue, dans la nouvelle de Bester, en défense bouffonne contre l’hor­ reur que suscite le double : « Le caractère d’inquiétante étrangeté inhérent au double ne peut provenir que de ce fait, écrit Freud (1919) : le double est une formation appartenant aux temps psychiques primitifs, temps dépassés où il devait sans doute alors avoir un sens bienveillant. Le double s’est transformé en image d’épouvante à la façon dont les dieux, après la chute de la religion à laquelle ils appartenaient, sont devenus des démons. »

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en connaître les lois : c’est-à-dire tolérer le détour par la médiation de la technique, accepter de connaître autrement qu’à travers son propre reflet dans le miroir, s’en distinguer.

4. La fantasmatique anale dans la relation formative Comment une telle fantasmatique de la formation en agence-t-elle le scénario et la relation, c’est ce que nous essaierons d’analyser dans les pages qui suivent, à propos du rapport pédagogique à l’école et des groupes de formation. Il nous sera utile, au préalable, de caractériser certains aspects des organisations prégénitales qui président à la mise en scène de la fantasmatique anale de la formation. Ces organisations ne définissent pas seulement la relation formative comme défensive vis à vis des angoisses et des relations objectales génitalisées. Les investissements pulsionnels anaux constituent aussi une étape dans la construction du sujet et dans l’élaboration des défenses contre les angoisses et les relations d’objet orales. Dans ces organisations prédominent les processus d’introjection-projection, les mécanismes de défense contre les angoisses persécutives et dépressives, le clivage, l’omnipotence... La relation formative s’exprime alors en termes d’absorption-dévoration, de conservation-domination-destruction.

Les fixations anales dans le scénario de la formation se ramènent dans de nombreux cas à une fonction de défense contre l’oralité, voire contre des angoisses prénatales impliquées, comme nous l’avons suffisamment établi, dans la fantasmatique de la formation. Ainsi, retenir en soi, conserver, trouver son plaisir dans la maîtrise ou la destruction de ses propres produits représente une organisation défensive plus élaborée contre la menace d’être privé de la nourriture et du plaisir dépendant de l’autre, en même temps que la découverte de nouvelles modalités d’attaque et de jouissance. Quant aux angoisses concernant cette phase de l’organisation libidinale, elles trouvent une issue soit dans la régression vers la phase antérieure, soit dans l’élaboration de positions plus différenciées et complexes des organisations ultérieures. Les fixations anales du formateur ont alors pour correspondance les fixations ou les positions régressives orales de l’être en formation. L’identi­ fication de celui-ci à un tel formateur a pour conséquence de perpétuer la prévalence de l’organisation anale dans le processus formatif. C’est sur ce modèle que se « reproduisent » la plupart des institutions formatives lorsqu’elles se fixent dans les organisations « prégénitales » (armées, écoles, églises, partis...). Les documents mythiques ou romanesques que nous avons présentés plus haut ont permis de repérer cette double composante orale-anale dans le scénario de la fantasmatique du formateur lui-même. Pygmalion-Higgins, comme le professeur de la Leçon, sont des

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spécialistes du langage : le nom de Goldmund signifie Bouche d’or. Tous entreprennent de façonner des êtres humains à partir d’objets analement investis, tout comme le sont par eux le langage et la parole. Le plus souvent, la relation formative s’organise donc sur un rapport de complémentarité, en tout cas sur une corrélation, entre les pôles oraux et anaux de la prégénitalité. Cette corrélation trouve son lieu commun dans la prégnance de la relation à la mère et ce caractère spécifie la tension qui, sur le plan non plus de l’organisation libidinale, mais celui de la structure œdipienne, s’établit entre les formations « duelles » et les forma­ tions « triangulaires ». Du matériau de la formation aux matières à informer

On le sait, l’intérêt que porte l’enfant à ce que forme son propre corps, à ce qui s’y trouve contenu et peut y être conservé ou en sortir, à ce qui peut être manipulé, projeté, détruit et contrôlé se précise et se développe avec l’investissement libidinal anal et la croissance des organisations mo­ trices et musculaires. Cette découverte et cet intérêt pour l’intérieur et l’extérieur du corps sont accompagnés par l’attention que la mère ellemême porte aux phénomènes et aux productions qui lui sont destinés. Investis comme cadeau ou refus du don, les fèces sont, dans l’établissement des relations à la mère, la matière même de l’échange : cette matière sup­

porte la figuration de toutes les valeurs de l’échange : elle se « prête » à devenir enfant, arme, pénis, aussi bien que la mère et le père eux-mêmes. La plasticité qu’un tel matériau offre aux investissements psychiques rend possible, avec la différenciation des processus mentaux propres à cette phase et le développement neuro-musculaire, une plus grande capacité de représentation ; une structure bipolaire de la relation tend à s’établir selon les couples actif-passif, affirmation-négation, bon-mauvais, intérieur-exté­ rieur, etc. L’hypothèse que l’intérêt premier pour la formation — le processus et le produit — s’organise avec l’établissement des investissements anaux se fonde sur la découverte corrélative que fait l’enfant d’un matériau plas­ tique, venant de l’intérieur de lui-même manipulable et transformable en objet de projection, et en outre investi par lui autant que par sa mère. Le jeu typique du modelage semblerait en témoigner. C’est aussi à cette période que se construit la théorie sexuelle infantile de la conception et de la naissance par l’anus (et par tous les orifices en tenant lieu) et par le souffle. C’est sous la forme d’un tube digestif à deux orifices (interpolables) que se présente la seconde « machine à former » et la seconde représentation de l’être formé. Enfin je l’ai plus amplement rappelé ailleurs (Kaës, R. 1972) — la fonction socialisatrice et civilisatrice de la répression de l’érotisme anal dans la formation n’est pas à négliger. Aucune formation humaine ne paraît

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pouvoir faire complètement l’économie de cette répression, qui ne se traduit par une perte et une dépossession que dans la mesure où des compensations individuelles et socialement valorisées ne peuvent parvenir à étayer le méca­ nisme de la sublimation.

La formation comme moulage et comme fromage Former, comme équivalent de mouler de bons et beaux excréments, indique que dans l’activité formative le « formé » tient lieu de cette partie de soi dont le formateur a pu accepter le détachement. Il a pu faire cette expérience infantile sans éprouver le sentiment d’une perte irrémédiable. L’angoisse de perdre sa matière, le plaisir de la conserver, de la maîtriser ou de la détruire sont en effet les angoisses et les plaisirs fondamentaux de la phase anale, et plus précisément dans les phases sadique-anales (détruire-dominer). Faire sortir de soi de beaux et bons excréments suppose donc que l’introjection du bon objet a pu assurer le sujet du sentiment de sa bonté : il peut alors accepter qu’une partie de lui (ce qu’il forme) se détache sans dommage, soit offerte à la mère ou conservée pour sa propre jouis­ sance. Dans le bon excrément bien moulé, bien formé, c’est finalement du sentiment de leur bonté mutuelle et corrélative que la mère formatrice et l’enfant formateur jouissent ensemble, de leur puissance de faire sortir d’eux-mêmes de bonnes choses. Peuplant ainsi l’univers de ces bonnes choses, l’un et l’autre s’assurent en outre d’évincer de leur espace vital les mauvais objets. Dans cet investissement pulsionnel anal du bon objet, c’est d’abord à la mère que le formateur voue ce qu’il forme, la matière et le destinataire ne faisant qu’un, comme un cadeau condense l’ensemble de la relation. Cette représentation de la formation comme moulage, comme façonnage, s’inscrit d’ailleurs dans le vocabulaire comme un des sens du mot former, dès le xn8 siècle : former, c’est donner forme à la matière ; c’est, écrit plus tard Montaigne « façonner quelqu’un en donnant à son cœur, à son esprit, une certaine direction ». L’intentionnalité (former pour...) étroitement liée à cette activité, n’apparaît donc qu’assez tard. Le sens premier, que Von Wartburg situe au xie siècle, est « créer en donnant l’être et la vie ». La notion d’ordre et de composition apparaîtra dans le vocabulaire français beaucoup plus tardivement, à partir du xvne siècle. Former, au sens réflexif de s’instruire, est encore plus récent ; il indique que l’on s’instruit sur quelqu’un, en l’imitant. L’idée de développement, de performance et d’ac­ complissement se constitue au xvm’ siècle, et Von Wartburg donne comme exemple de cette acception que l’on dira d’une jeune fille qu’elle est formée pour signifier qu’elle est arrivée à un certain développement sexuel. Notons encore la même origine (formare) de deux mots : formation et fromage (ou formage, fourmage, froumage, ou encore fourme). A propos de fromage,

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la définition qu’en retient Von Wartburg est, au xne siècle, celle d’une sub­ stance alimentaire obtenue en faisant subir diverses préparations au lait caillé ; le formage est la masse de cette substance moulée en forme de pain. Ce qui sort précisément du nourrisson c’est du fromage, régurgitation ou transfor­ mation des résidus du lait maternel.

L’excrément fécalisé et « l’épreuve de la merde »

Comment trouve place, dans le scénario de la formation, l’excrément fécalisé, c’est-à-dire ce qui est investi par la pulsion de mort comme objet détruit, décomposé, et, éventuellement, destructeur, puissance de décom­ position ? Dans cette perspective, la formation est organisée comme expul­ sion-projection du mauvais objet interne qui, projeté à l’extérieur est à son tour susceptible de détruire, toute la puissance destructrice de la pulsion de mort étant dirigée contre l’objet à dé-former. Initialement les mauvais excréments représentent des armes dirigées contre le sein de la mère et contre ce que son ventre contient : les enfants, le pénis du père en particulier. Chez le formateur, le contrôle dominateur de l’objet est une tentative de lutte contre la destruction méprisante de l’objet « merdique » que sont les êtres en formation dont il dispose. Les conduites obsessionnelles du for­ mateur signalent son effort pour conserver, maîtriser et contrôler l’objet qu’il produit, et pour préserver de ses tendances hostiles le bon objet qu’il tient, inaccessible, hors de portée. Dans la pratique formative, les investissements pulsionnels léthaux des objets anaux se manifestent dans « l’épreuve de la merde » à laquelle doit être à tout le moins soumis l’autre en formation. Un exemple mytholo­ gique nous en est proposé dans l’un des douze travaux imposé à Hercule : toute entreprise de formation assigne comme une épreuve d’avoir à nettoyer les écuries d’Augias. De tous temps et partout, en effet, le passage à l’armée est marqué par le souvenir de la corvée de chiottes ou de feuillées, ou encore par celle que T.E. Lawrence, dans un roman-journal sur l’armée intitulé La Matrice, appelle la corvée du char à merde. Le jeune soldat doit en effet être confronté avec ce qui sort détruit du corps de l’homme : avec la pourriture et la décomposition organique. C’est là ce que l’ennemi lui enverra. Dans son article connu sur l’institution comme défense contre les angoisses psy­ chotiques, E. Jaques (1955) donne cet exemple du second du navire formé à encaisser les projections fécales des marins, au lieu et place du capitaine ainsi préservé dans sa fonction d’idéal. On peut tenir pour constant et peut-être nécessaire que l’épreuve de la merde, c’est-à-dire l’aptitude à iecevoir les projections réjectrices du mauvais objet, est une épreuve cruciale dans la formation aux relations inter-humaines et groupales, pour

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quiconque occupe une position centrale dans une institution. Mais on peut tenir egalement pour constant que cette épreuve est par le formateui infligée dès lors que doivent trouver une issue les tendances réjectrices du mauvais objet qui maintiennent en lui la menace persécutive d’être attaqué de l’intérieur. C’est pourquoi l’épreuve de la merde est infligée comme punition ou signification d'une exclusion équivalant à la destruction d’un ennemi. K. Abraham (1924) relève cette expression courante chez les étudiants allemands pour signifier l’excommunication de l’un d’entre eux hors d’un groupe, « er ist verschiss » : il est déféqué, dit-on de lui. L’épreuve fécale comme punition signifie aussi que le soldat est exclu temporairement, sur le mode de l’expulsion de la selle. Il n’a plus d’autre identité que d’être excrément parmi les excréments que produit l’armée, ce cloaque matriciel selon T. E. Lawrence. Punition archaïque dont on ne peut se défendre qu’en projetant sur le groupe et le formateur les mêmes excréments. Ce que réactive cette punition, c’est l’angoisse primitive de se perdre, d’être absorbé et de se décomposer dans la fange originelle. Le symbole originaire et bivalent de la boue est scindé et n’apparaît que sur une seule face : au lieu de signifier la bonne alliance féconde de la terre et de l’eau, principe vital de naissance et de fermentation créatrice, la boue n’indique plus que la décomposition de la mort. Sortir de cette épreuve, c’est à la lettre « se tirer du merdier ». Et c’est bien en référence à cette épreuve que s’enorgueillissent « d’en être sortis » ceux qui ont du, au prix d’errances, d’angoisses et d’embourbement, se « former sur le tas ». Le groupe « merdique »

Sollicité par son inconscient et par celui des autres à ce niveau prégénital, le formateur — qui n’en a fait l’expérience ?... — établit souvent l’un des groupes avec lesquels il travaille comme le groupe « merdique » : comme si, nécessairement un objet devait pour lui figurer et condenser les attributs de l’objet fécalisé sur lequel sont projetés les pulsions anales destructrices. De tels groupes sont ressentis par certains formateurs comme des groupes « où il ne se passe rien, où l’on s’emmerde profondément, où les participants manifestent une immaturité remarquable et le plus souvent caractérisée par des attitudes geignardes, revendicatrices ou bien d’une lourde passivité ». Lorsque le formateur a affaire simultanément à plusieurs groupes issus de la même population, le groupe « merdique » figure le « rebut » ou le déversoir de ce qui n’a pu être intégré dans les autres bons groupes. Une telle disposition des figures groupales en bons groupes et mauvais groupes fécaux est particulièrement sensible en situation de séminaire, où la séance plénière de groupe large souvent représente le cloaque maternel, alors que les petits groupes sont investis narcissiquement et comme bons objets.

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Une telle observation est aisément généralisable dans d’autres institutions au point que la question vient de se demander si la localisation d’un groupe « merdique » ou d’un « merdier » ne représente pas une nécessité structurale du fonctionnement psychique et social, chaque fois que prédo­ minent dans les échanges sociaux les types d’organisation prégénitales et les mécanismes archaïques qui leur sont liés : introjection-projection, clivage, idéalisation. Les institutions « formatives » closes plus que d’autres, et pour autant que cèdent les mécanismes de défense contre les angoisses prégénitales, sont particulièrement exposées à produire une telle structure de production et de localisation de la fécalité. Sans admettre l’ensemble des thèses d’ « André Stéphane » (1969), nous pouvons considérer que, du point de vue des investissements psychiques, les attaques avortées contre certaines institutions économiques et sociales comme la Bourse de Paris, en 1968, ont représenté un déplacement à l’extérieur de l’Université, selon un mécanisme projectif, des attaques contre l’objet « merdique » : c’est l’Université tout entière qui se ressentait envahie et investie par la contamination de l’objet merdique qui dès lors s’y trouvait déjà. L’échec de la projection des pulsions anales destructrices sur l’objet externe provoque dans le moi ce sentiment d’être attaqué de l’intérieur et d’être exposé à l’effondrement de ces bar­ rières défensives et discriminatrices, pour autant que ne parvient pas à se constituer un groupe « en or », un groupe de l’âge d’or, capable de faire recouvrer aux sujets des satisfactions narcissiques primaires. Une séance d’un groupe de diagnostic illustre ces différents propos. Vers la fin de la session, le troisième jour, une participante remarque que l’air, le climat du groupe, est celui d’un enterrement. Son intervention est suivie d’un silence (cette femme s’est comportée tout au long de la session comme une rivale du moniteur ; elle se conduit de manière à la fois agres­ sive et séductrice vis-à-vis des autres participants, hommes ou femmes : elle manie l’interprétation sauvage en particulier vis à vis des jeunes). Elle poursuit son intervention en disant que l’image de l’enterrement évoque pour elle une pratique répandue en Hollande : lors des funérailles, il est de coutume, en certaines régions, que la famille du défunt mange du fromage. Un jeune participant fait alors remarquer que, prononcé dans le dialecte alsacien, le nom du moniteur (Kaës = Käse) signifie fromage. Et le fromage, particulièrement certain fromage alsacien trop fait, cela sent terriblement mauvais. L’air est donc aussi pollué par des odeurs fécales. C’est là un thème déjà évoqué au cours d’une précédente séance, de tonalité très dépressive : la salle est empestée par de mauvaises odeurs, les murs sont sales, des paroles qui s’y échangent on ne peut « subodorer » le sens... Ailleurs, entre les séances, au restaurant, les participants se disent heureux, ou rêvent de l’être et de faire la foire. En séance, ils sont dans la merde jusqu’au cou : l’un d’entre eux a d’ailleurs vu, en ville, une affiche évocatrice et symbolique quant à ce qu’est le groupe : d’une fosse surnageait

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la tête d’un homme, comme dans la première séquence du film de Pasolini, Le Decameron, que donnent les écrans de la ville. Noyé dans les excréments du groupe mauvais, le mauvais moniteur est la cible des attaques destinées à la figure mauvaise et destructrice. L’épreuve rétorsive du bain de merde apparaît dans le transfert comme attaque dangereuse contre le cloaque maternel et son contenu : les participants y projettent leurs excréments fécalisés comme des projectiles, mais sont angoissés d’avoir à perpétuer leurs attaques sadiques contre le corps de la mère, car c’est le pénis qu’il contient, le moniteur sur lequel une femme puissante et dangereuse aurait « mainmise ».

5. Fantasmes de la formation-matière et relation pédagogique Dans son article sur les structures conflictuelles de la relation péda­ gogique, J. Barus (1970) a particulièrement relevé la composante anale de cette relation. Son analyse rejoint la nôtre sur de nombreux points. Dans la relation pédagogique traditionnelle, écrit-elle, le rapport de l’enseignant à l’objet-savoir s’établit en termes d’identification narcissique à l’objet intério­ risé. L’objet devient substance, c’est l’aliment (nourriture spirituelle, substantifique moelle) ingéré et digéré devenu matière (matières d’enseignement),

il est nourriture puis production même de l’enseignant. Celui-ci le possède, il en est constitué ; « mais cet objet dans lequel il est lui-même impliqué à un si haut degré ne peut du coup être manié qu’avec les précautions et les réticences qui disent assez la peur de se laisser dépourvoir, car si ce savoirmatière assure le prestige et suscite l’envie, il expose celui qui le cède ». Aussi l’objet est-il dichotomisé et l’enseignant le manie-t-il en termes de rétention et d’expulsion. La possession assure l’enseignant de son pouvoir et lui permet de se satisfaire narcissiquement : il le montre, mais ne l’aban­ donne pas, il le récupère dans le reflet de son savoir qui lui est renvoyé par l’élève. L’expulsion est projection du mauvais objet sur l’élève ou l’étudiant agressé, contraint à ingérer... encore que l’objet soit souvent, malgré les mises en garde, retourné à l’envoyeur sous forme de mauvais devoirs « torchés ». Cette fixation anale a pour corrélât la constitution de posi­ tions sadiques et masochistes : passivement l’étudiant reçoit la matière d’enseignement sous une forme sadique ; par son savoir-matière, l’ensei­ gnant attaque la classe qui tient pour lui le lieu de la mère mauvaise. Toute activité réciproque de la classe est alors vécue comme une attaque rétorsive et renforce, avec l’angoisse chez les partenaires, la tonalité agressive sadique de la relation. La crainte corrélative d’endommager ainsi par les attaques excrémentielles fantasmatiques aboutit dans les meilleurs des cas à l’élabo­ ration de la position dépressive et réparatrice. Les échecs dans l’élaboration de cette position mobilisent à nouveau les défenses psychotiques : clivage, déni, défenses maniaques contre le danger de la perte et de la destruction

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de l’objet. Le plus souvent — et J. Barus note aussi ce trait, ce sont les manifestations caractérielles et névrotiques de l’obsessionnel — rituel, parcimonie, entêtement, conservatisme — qui indiquent quel compromis a pu être élaboré entre les exigences de la conservation de l’objet et la pulsion destructrice à son égard. L’élève, dans cette perspective, est l’objet excrémentiel à modeler, à façonner, à marquer de l’empreinte du maître sculpteur, forgeron ou potier, à contrôler et à dominer. L’alternative, si l’objet venait à échapper au contrôle omnipotent, est alors de le détruire et de l’anéantir, comme fécalité. Alternative critique, qui révèle le caractère foncièrement ambivalent du sadisme anal, et que réduit précisément le clivage : « bons » élèves, « mauvais » élèves. Ce type de rapport à l’objet narcissique anal détermine la qualité de la relation avec l’élève ou l’étudiant, les méthodes de formation et l’idéologie qui les étaie, les soutient et les justifie contre tout risque d’attaque de ce rapport et de l’objet qui l’organise. Une telle structure de la relation, note J. Barus, est immobile, sans devenir, parce que régressive : dans une relation de type anal, une transformation est ressentie comme un danger, comme dans toute relation duelle : l’être en formation, l’étudiant ou l’élève ne peut être que reflet ou réceptacle, miroir ou vase. On trouverait dans le Pygmalion de B. Shaw l’expression dramatique d’une telle alternative, Et corrélativement, comme le note encore J. Barus, l’enseignant ne peut se spécifier ni dans sa personne, ni dans son sexe au regard d’une altérité inexistante : identifié à la matière, il se confond avec l’Alma Mater, la mère archaïque, toute-puissante sadique-anale. Les relations réduites au mouvement d’introjection-projection ne passent par aucun régulateur objec­ tivant, par aucune médiation et référence à un tiers. Les étudiants ou les élèves n’ont dans ces conditions d’autre issue, écrit J. Barus, que la passivité et la restitution réglée par une morale des « sphincters », tâtillonne et rigide : qu’ils remplissent des copies et montrent ce qu’ils ont dans le ventre. L’assimilation de son savoir-former à un pouvoir-former dont les signi­ fiants et les objets peuvent être investis sur les différents modes oraux, anaux et génitaux, expose le formateur à se sentir menacé dès lors que sa position est celle d’avoir à transmettre ou à partager quelque chose. L’être en formation est alors, dans ce scénario, celui qui menace et attaque. Contre ces attaques fantasmées, la défense est dans le maintien d’une position de force, soit dans l’offensive soit dans l’exhibition séductrice. Corrélativement, comme l’écrivent J. Barus (1970) et J. Filloux (1973), le savoir-pouvoir du formateur (de l’enseignant) requiert l’ignorance et l’impuissance de l’être en formation (de l’élève). Au lieu de s’entraîner à savoir-pouvoir, l’élève est contraint de reproduire et de refléter le savoir de son maître, à la limite d’ailleurs de ce qu’autorisera le sentiment de ce dernier d’être dépossédé.

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Certaines observations de groupe de diagnostic confirment le caractère général de telles analyses. Chaque fois qu’il m’a été donné de vivre pour mon propre compte, d’observer ou d’entendre rapporter que dans un groupe se développait la crainte d’être manipulé, détruit, le fantasme existait que quelqu’un, quelque part, savait d’un savoir total et ultime, mais qui ne pouvait être partagé. Bien au contraire ce savoir idéal était retenu ou distribué ailleurs, les participants n’en recevant que les déchets ou les parties mauvaises. Chaque fois que cette angoisse ne pouvait être réduite comme l’effet de l’envie et du clivage de l’objet, ce fantasme trouvait un écho intense chez les formateurs et les conduisait souvent à se comporter selon le scénario fantasmatique : ils éprouvaient alors le sentiment d’être dangereusement menacés de dépossession — ce qu’ils affirmaient quelque­ fois sur le mode agressif de l’allégation de non-savoir, sur le mode rétorsif du silence ou de l’intervention sauvage, introjectant ainsi le mauvais savoirpouvoir destructeur : le cercle se fermait sur la clôture du fantasme. Ces exemples montrent que l’analyse que nous proposons dépasse large­ ment le cadre de la relation enseignante dont les objets et les termes sont fixés et maintenus dans l’institution scolaire et universitaire. La structure anale duelle de la relation formative est repérable en d’autres situations for­ matives prises dans un système social qui fonde ses valeurs, ses échanges et sa hiérarchie sur l’accumulation et la propriété d’objets, parmi lesquels le savoir-matière. On est en droit de se demander si ce qui se constitue ainsi en norme de la formation n’est pas la consolidation de tendances particulière­ ment sollicitées dans tout rapport d’appropriation d’un objet, d’une valeur ou d’une attitude, puisque la possibilité de les perdre et de les détruire est corrélative, dans cette phase du développement, à celle de les conserver et de les posséder.

D. Considérations sur le désir de former et ses avatars dans les théories sexuelles infantiles et les idéologies La thèse que nous voudrions esquisser est que de nombreuses conceptions et pratiques de la formation sont tributaires des théories sexuelles élaborées, par les enfants pour se représenter la cause de leur origine et de leur propre formation, les relations sexuelles de leurs parents. Ces « théories » se révèlent efficaces jusque dans les représentations de l’âge adulte, auxquelles la dimension du fantasme apporte un principe organisateur, en même temps qu’une solution première aux énigmes de l’origine et de la vie sexuelle. Les fantasmes originaires sont les vecteurs de toute tentative ultérieure pour formuler une théorie explicative de l’origine et de la formation de l’homme, pour en agencer le temps, le lieu, les moyens et la finalité. Toute entreprise

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de formation, comme tout essai pour en rendre compte est mobilisée par de tels fantasmes, dont les théories, les mythes 1 et les idéologies constituent une transposition plus ou moins ajustée à la situation historique de chaque sujet. Mon propos sera de repérer, dans certaines formulations idéologiques de la formation, l’incidence de ces fantasmes et des théories sexuelles infan­ tiles. Il sera alors possible de proposer quelques réflexions sur le désir de former.

1. Théories sexuelles infantiles, fantasmes originaires et idéo­ logies de la formation Formation indifférente, formation totale : la croyance au pénis de la femme La représentation selon laquelle l’être à former — enfant, adolescent, adulte — est un être asexué ne constitue pas seulement, pour le formateur, une modalité défensive contre les émois érotiques qu’éveille en lui le désir de l’autre en formation. Cette représentation renvoie aussi à la position du formateur lui-même comme être sexuellement indifférencié ; elle garantit qu’il ne sera pas fait de différence et que la formation s’organisera contre l’émergence de tout savoir sur la différence, bref qu’il ne se passera rien. L’annulation de la différence maintient la croyance au pénis de la femme, dont rend compte la théorie infantile pour colmater l’angoisse de la castra­ tion. « La première des théories sexuelles infantiles est liée, écrit Freud (1908) au fait que sont négligées les différences entre les sexes... Cette théorie consiste à attribuer à tous les humains, y compris les être féminins, un pénis. » Les effets de cette croyance dans les conceptions et les pratiques de la formation organisent alors celle-ci dans deux directions : dans l’allé­ geance à la représentation hermaphrodite de l’être humain ; dans la dépen­ dance au fantasme de castration, selon lequel la différence est le résultat de la perte, chez la femme, du pénis. Il va sans dire que ce fantasme n’est que la tentative de faire échec à l’angoisse d’en être soi-même privé, et que la croyance au pénis féminin maintient, contre cette angoisse, l’assurance dernière que nul être n’en sera dépourvu. Ces deux versions dominantes, mais non pas exclusives l’une de l’autre, sont susceptibles de caractériser la relation formative : le formateur est cet « éducastreur » annulant toute différence par la mise en œuvre sur autrui de la menace tant redoutée, au point de ne se constituer pour partenaires que des « éducastrés » ; ou bien alors le formateur est cet être doté, tel l’androgyne hermaphrodite, des attributs et fonctions des deux sexes collusionnés en un seul. Ses partenaires, identiquement pourvus de ces complets 1. Cf. O. Rank (1909) : « les fantasmes du roman familial se réalisent à travers le mythe ».

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attributs, ne peuvent procéder que de son pouvoir d’être, pour eux, la seule et suffisante référence, dans l’alternance d’un être-rien et d’un êtretout. Quelle que soit la version dominante, la formation se trouve infiltrée par le déni de la castration et de la génération et cette mise en scène contraœdipienne ; elle s’établit non comme histoire et par processus, mais comme état à maintenir hors de toute atteinte d’une coupure, hors de toute irruption du désir différenciateur et du savoir sur le désir. La formation « indifférente » qui dérive de cette croyance a pour corollaire d’être une formation « totale » : elle se manifeste dans la position du forma­ teur, à la fois père et mère combinés, indifféremment père matriciel s’assu­ rant de sa paternité par des conduites de « couvade » 1 et mère-au-pénis, tenant l’enfant ou l’être en formation dans cette position d’objet narcissique et parfaitement clôturé dans son désir : qu’il soit cet être total, complet et apte à ne jamais décevoir. La formation « totale » est ainsi organisée dans le champ des rapports imaginaires, dans l’espace clos, fermé sur sa suf­ fisance, protégé contre toute référence tierce, maintenant l’être en formation dans la position de Vinfans indifférencié.

De cet aménagement du champ de la formation, dérive le renforcement, chez l’être en formation, de sa croyance que sa formation ne relève que d’un seul géniteur androgyne. La connaissance qui lui est ainsi masquée et épargnée est celle-là même dont la première théorie infantile fait l’économie. C’est sur la base de telles conceptions que fonctionnent de nombreuses institutions formatives closes, dont l’Ecole et l’Université d’avant 1968 ont pu représenter un exemple assez convaincant. Mais il est possible de repérer dans d’autres institutions de formation (séminaires religieux ou « laïques ») l’effet de ces conceptions liées à la croyance au pénis de la femme, à l’androgynie et à l’angoisse de castration. La conception selon laquelle l’enfant naît, non pas de la rencontre fécon­ dante du pénis paternel et du vagin maternel, mais d’une parthénogenèse, réalise une économie considérable de l’angoisse de castration liée à la confrontation, inadmissible, avec la différence sexuelle. L’économie porte aussi sur ce qu’implique d’angoisse la scène de l’accouplement du père et de la mère. Mais il existe une autre conception qui tente d’éliminer toute repré­ sentation de la différence sexuelle et de la naissance comme procédant d’un autre et d’une séparation d’avec cet autre : il s’agit là d’une théorie sexuelle autogénétique qui propose une « explication » radicale de l’origine puisque la question même s'en trouve barrée1 2.

1. Voir à ce sujet l’article de A. Haynas (1968) sur le syndrome de couvade et la psychologie de l’homme face à la reproduction. 2. Sur des prémisses analogues, R. GORI (1972-1973) a proposé une analyse du statut de l’objet-parole dans les théories sexuelles spiritualistes.

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Autoformation et autodidaxie : la croyance en l’autogenèse

Il est probable que la théorie autogénétique constitue une des expres­ sions défensives les plus élaborées contre les angoisses paranoïdes liées à la représentation sadique du coït des parents, et que suscite le désir de savoir comment se font et d’où viennent les enfants. Cette théorie requiert sans doute, pour être « explicative » dans l’esprit de l’enfant, que le refou­ lement de ses premières hypothèses ait été intense, et que « la rumination intellectuelle et le doute qui sont les prototypes de tout le travail de pensée ultérieur touchant la solution de problèmes » (Freud, 1908) aient été para­ lysé, au point que ne paraît désormais admissible qu’une solution radicale : l’enfant naît de lui-même. Le désir infantile qu’exprime ce fantasme autogénétique trouve un écho et un prolongement dans les croyances et les pratiques de la formation : celles-ci sont elles-mêmes organisées par le fantasme de se former soimême, de n’avoir à trouver qu’en soi seul la cause, le moyen et l’effet de sa formation. On en repérera l’efficace dans le projet de l’autodidacte, dans l’idéologie du « self made man », dans certains aspects de l’idéal de la formation « permanente ». On retrouve en effet dans ces différents projets la même lutte contre les angoisses paranoïdes précoces, l’affirmation narcissique de l’omnipo­ tence et l’élaboration d’objet idéalisés, la construction d’un système idéolo­ gique, d’une « clef du monde » que l’autoformé ou l’autodidacte possède en sa solitude. La clinique de l’autodidacte nous renseigne assez bien sur les compo­ santes. Dans tous les entretiens qu’il nous a jadis été donné de faire (Kaës, R.,. 1968) apparaissait comme un leit-motiv deux thèmes : l’idéalisation du savoir et le grief contre l’école, nourrice sèche et trop rare, la volonté héroïque et l’acharnement dont doit faire preuve l’autodidacte dès lors qu’il veut tout connaître. De fait, les autodidactes ont eu une expérience sco­ laire brève mais importante (effet Zeigarnik), le plus souvent interrompue par la nécessité de travailler précocement. La séparation fut vécue comme un arrachement à une école qui, par la suite, sera souvent l’objet de ses attaques envieuses : l’autodidacte lui reproche sévèrement de ne l’avoir pas préparé à affronter la vie et de lui avoir refusé ce bagage essentiel et minimal qui l’eût assuré contre la détresse intellectuelle et la réalité de l’injustice sociale. Car, contre cette réalité qu’il découvre en sortant de l’école, et qui le menace comme tous ceux de sa classe, l’autodidacte, l’ouvrier, n’a d’autre choix, s’il ne consent à être victime, que de s’acharner à apprendre pour se défendre. L’école ne lui a rien donné, elle a gardé pour elle et pour le plaisir de quelques-uns ce qui devait revenir à chacun en égal partage. Pour lui, l’adolescence vient comme le temps de l’insécurité, de la révélation de l’injustice, de la dureté du travail ; à cette expérience cruciale, il acquiert un savoir personnel, qu’il tire de sa chair, mais dont il ne sait que faire

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ou comment faire pour l’élaborer, l’utiliser et le transmettre. Il a le senti­ ment très amer d’avoir perdu le mince bagage scolaire dans la bataille, ou qu’il lui a été volé. Démuni, à la fois assuré de sa vérité mais menacé de la perdre, il « s’acharne » : à lire, à se nourrir — non sans avidité — mais sur­ tout à mener contre le savoir envié qui se refuse à son assimilation un combat d’amour et de haine. Dans ce corps à corps où pointe l’angoisse océanique de « s’y perdre », il ne se reconnaît pas de repères ou de salut, sinon pour certains en écrivant, en s’écrivant \ pour échapper à l’humilia­ tion, ou en s’engageant dans la lutte. S’il s’agit pour l’autodidacte de trouver une réponse de recouvrement narcissique à la perte réelle qu’il subit d’être exclu du processus de la formation, son activité et l’idéologie qui la justifie n’en mobilisent pas moins les fantasmes d’autogénération et d’autarcie. L’élitisme et le roman de l’origine divine

La conception de la formation comme sélection des meilleures semences, création ou mutation d’êtres d’élites, met à contribution la théorie infantile de l’origine divine. L’une et l’autre se fondent sur une défense contre l’origine du sujet dans l’accouplement du père et de la mère. Ces idéologies se fondent sur l’affirmation radicale de la différence entre les hommes, mais au point qu’elle se trouve niée chez l’être d’élite à qui tout pouvoir est attribué sans limite. S’il s’agit de former une race des seigneurs, c’est non seulement pour assurer la domination et maintenir la différence imaginaire, c’est aussi dans certains cas pour assurer les conditions d’un salut, grâce à la minorité qui jouera le rôle d’un ferment auprès de la masse. A cette élite d’origine divine revient la mission salvatrice ou dominatrice, à laquelle est ordonnée sa formation. Le formateur, comme l’être en formation, en accep­ tant les exigences et les médiations : le formateur est l’instrument qui, tel le démiurge, coopère à l’entreprise divine pour y associer l’être en formation. C’est contre le même contenu fantasmatique que s’élabore, dans la position contraire de la défense contre la différence, l’idéologie de la formation égalitariste. Nous ne ferons que la mentionner et indiquer son lien étroit avec les idéologies de la formation indifférente.

La formation transparente et l’homosexualité Une des composantes inhérentes à la théorie infantile qui sous-tend la formation indifférente et totale est l’homosexualité. Freud l’articule à ce point de la théorie sexuelle des enfants : « Si cette représentation de la femme-au-pénis se “ fixe ” chez l’enfant, résiste à toutes les influences ultérieures de la vie et rend l’homme incapable de renoncer au pénis chez 1. B. Cacérès (1960) relève chez J. Steinbeck et J. London cette croyance : « en écrivant, on se sauve ».

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son objet sexuel, alors un tel individu, avec une vie sexuelle par ailleurs normale, deviendra nécessairement un homosexuel et cherchera ses objets sexuels parmi les homme qui, pour d’autres caractères somatiques et psy­ chiques, lui rappellent la femme. » La composante homosexuelle dans le désir de formation apparaît comme la recherche du même dans l’autre, comme la complémentarité totalisante que schématise le mythe platonicien de l’androgyne ; mais elle apparaît d’abord liée à cette incapacité de renoncer au pénis de la femme, que le formateur pourra rechercher dans le groupe, chez l’enfant — ce petit bout d’homme — dans le groupe d’enfants sur le mode pédérastique, ou chez tout autre objet sexuel. Composante essentielle de la structure du désir de formation, l’homosexualité prédomine dans les organisations formatives closes (internats, séminaires, armée) non seulement comme modalité défen­ sive contre l’hétérosexualité et contre la problématique du dépassement œdipien, mais aussi (comme l’expriment des romans tels que Jeunes filles en uniforme de C. Wisloe, ou Les désarrois de l’élève Törless de R. Musil), liée à la résurgence de Y imago de la femme-au-pénis à l’adolescence, c’està-dire à un moment décisif dans toute démarche de formation. L’idéologie de la formation transparente s’articule avec la tentative d’annu­ lation de la différence (entre le maître et l’élève, entre les générations, entre l’homme et la femme, entre l’école et la société). Il s’agit aussi, dans la Maison de Verre qu’est l’école ’, de transgresser l’opacité du corps, de voir à travers et d’escamoter les limites. L’accès se veut direct à tous les secrets, aux fins d’un mutuel échange fusionnel dans l’unité où vibrent à l’unisson tous les partenaires : rien n’est caché, tout y est disponible à un contrôle réciproque. Mais c’est surtout le corps qui se soustrait à toute butée du désir. La formation transparente se donne comme négation du corps rendu perméable et glorieux : elle est déjà celle d’immortels. Elle se constitue en rapport avec le fantasme de la scène primitive devant laquelle aucune position de tiers n’est tolérable, aucun rapport de soumissiondomination n’est acceptable. La conception sadique du coït sous-tend en effet la représentation de la formation comme scène où se déroule une lutte sexuelle entre les partenaires et dont l’enfant peut s’imaginer être la victime. La formation transparente contrôle le caractère persécutif de cette théorie sexuelle.

La formation « permanente » et le coït des parents combinés

Le fantasme de la scène primitive organise une autre théorie infantile et, en conséquence, une conception de la formation comme coït ininterrompu des parents combinés. La fonction défensive de ce fantasme contre la sépa1. Ainsi figurait-on l’école de l'avenir dans certains groupes d’ouvriers quarante-huitards au xix° siècle : voir G. Duveau (1948, 1957).

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ration et la différence, comme le désir de _ toute-puissance qu’il met en scène, est repérable dans certaines représentations de la formation « per­ manente ». Le fantasme des parents combinés thématise la conception que l’enfant se fait des plaisirs sexuels des parents sur le mode de la satisfaction orale dont il a lui-même l’expérience : le coït est fantasmé comme incorpo­ ration réciproque et ininterrompue du pénis par la mère et du sein par le père. C’est sur ce mode que la formation « permanente » se constitue comme idéologie de l’incorporation orale du savoir et idéal protecteur contre la séparation et la finitude.

Les théories excrémentielles de la naissance et la formation productiviste et contrôlée La croyance au pénis de la femme que maintient le fantasme des parents combinés, entraîne un certain nombre de conceptions infantiles concernant la façon dont l’enfant vient dans le corps de la mère, le contenu du corps maternel, le rôle du pénis, et la façon dont les enfants sont évacués. L’une de ces conceptions est la théorie selon laquelle l’enfant est évacué comme un excrément par l’anus-vagin : « Quand, dans les années ultérieures, la même question fera l’objet de la réflexion solitaire, ou d’une conversation entre deux enfants, certaines informations peuvent bien prendre cours : l’enfant viendrait par le nombril qui s’ouvre ou bien le ventre serait fendu pour que l’enfant en soit extrait » (Freud, 1908). De telles conceptions sont aisément repérables dans les transpositions mythiques de la création de l’homme, ou dans les légendes et récits de la fabrication d’humanoïdes. Les théories cloacales de la naissance et de la formation sont sous-jacentes à la plupart des représentations et des pratiques relatives à la formation humaine : le jeu typique du modelage en est une expression privilégiée. Cette théorie, qui selon Freud, est longtemps pour l’enfant la plus naturelle et la plus vraisemblable, permet à celui-ci de refuser à la femme le douloureux privilège de l’enfantement : « Si les enfants sont mis au monde par l’anus, l’homme peut aussi bien enfanter que la femme. Le petit garçon peut donc également forger le fantasme qu’il fait lui-même des enfants sans que nous ayons besoin pour autant de lui imputer des penchants féminins. Il ne fait par là que manifester la présence encore active de son érotisme anal », écrit encore Freud. Il ne paraît pas aller de soi que le fantasme de la formation des enfants par le garçon soit, lorsqu’il persiste à l’âge adulte, sans composante féminine : c’est par une identification à la mère toute-puissante et souvent virginale, que s’établit la position du formateur-matrice, dont par ailleurs se manifeste l’importance des fixations aux stades de l’érotisme anal. Dans cette position où le formateur s’identifie à la mère, l’être en forma­ tion est identifié à la selle expulsée du corps, selon l’expérience que l’enfant fait lui-même de sa toute-puissance à déféquer. L’équivalence qu’il établit au

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cours de ses expériences successives des fèces, du pénis et de l’enfant le conduit à considérer ses propres productions selon le jeu de la métaphore et de la métonymie, comme la reconstitution d’un espace maternel pénienfécal. Ce qu’il contient, expulse, façonne et modèle en l’être qu’il forme est à la fois l’enfant-pénis fécal qu’il s’est figuré être et la mère qui l’a contenu, expulsé et façonné. La classe, le groupe, l’amphithéâtre ou le séminaire cons­ tituent l’espace imaginaire de cette mise en scène. Nous avons eu l’occasion de qualifier les investissements libidinaux que laisse apparaître une telle théorie infantile de la formation dans le jeu du modelage, dans diverses expériences mythiques et légendaires de la formation, comme dans certains aspects de la relation formative. Dans un article sur la valorisation narcissique des excrétions dans le rêve et la névrose, K. Abraham (1920) insiste sur ce fait qu’à côté de la repré­ sentation primitive courante de la toute-puissance des pensées, la toutepuissance des fonctions vésicales et intestinales exprime la même suresti­ mation narcissique. La seconde représentation est la plus primitive ; elle constitue une étape préliminaire à la toute-puissance des pensées. Abraham note que la toute-puissance de la défécation se manifeste dans les mythes de la création où l’homme est fait de terre ou d’argile, c’est-à-dire de substan­ ces proches des fèces. Il donne comme exemple les deux récits de la Genèse où, dans la version élohiste, l’homme est créé par la toute-puissance de la pensée de Dieu, alors que dans la version jahviste (la plus ancienne) l’homme est créé selon la toute-puissance de la production intestinale.

La valorisation narcissique des excrétions dans la théorie infantile cloacale a surtout été repérée, à propos de l’érotisme anal dans la fantasmatique de la formation, dans son lien avec la toute-puissance de la défécation. Les situations formatives régressivantes, comme la période de formation militaire, réactualisent ces investissements : le roman de T. E. Lawrence, La Matrice, explore largement ce thème et relate toute l’importance que prennent les excréments et les pets dans la vie du soldat. Une théorie sexuelle infantile rend compte de l’importance accordée au pet dans la conception de l’enfant et dans la représentation du corps. Cette théorie, exposée par E. Jones (1914) dans son article sur la conception de la Madone par l’oreille, concerne directement la fantasmatique de la forma­ tion par le souffle, la tranmission d’un « supplément d’âme », Vanimation. L’idée de souffle est présente dans le récit jahviste de la Genèse (2, 7) et dans les textes néo-testamentaires, où elle s’associe avec la formation de l’homme — de l’homme nouveau par le Saint-Esprit. L’affect lié au souffle et à l’âme dérive, selon Jones, de l’investissement d’un autre air excrété : le pet. Dans le fantasme, ce matériel anal est confondu avec les excrétions sexuelles, comme dans cette théorie infantile selon laquelle l’enfant résulte­ rait du passage d’un pet du père à la mère, de même qu’est imaginé un mutuel passage d’urine. Les attributs du pet (mouvement, bruit, invisibilité, humidité, chaleur et

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odeur) supportent des représentations liées à la fertilisation et, en ce qui nous intéresse ici, à l’activité formative. Le mouvement du souffle, le vent, est le premier principe de l’univers, le substrat de toute activité et de toute vie : Héra est fécondée par le ventZeus et conçoit Héphaïstos (qui perpétuera la tradition « anale » de la formation par la forge et de la création des premiers humanoïdes métal­ liques, tel Talos). De nombreuses légendes de la fille conçue par le vent existent dans diverses cultures. Au thème de la fertilisation par le vent est lié celui de son pouvoir expulsif et éventuellement destructeur : j’ai eu, dans un groupe d’éducateurs en formation, affaire à ce fantasme que le groupe allait péter (exploser) du fait que les participants n’avaient en eux que du vent. C’est aussi ce thème qui conclut la nouvelle de Ph. K. Dick : à la fin du processus de déformation de la fourmi électronique, il ne reste que le souffle du vent. La sonorité du pet est associée au son qui vient du ciel, au tonnerre, ou aux trompettes du jugement dernier. Jones rappelle un mythe chinois selon lequel le fondateur de la civilisation est né d’une vierge et du tonnerre, et que le précurseur phrygien de Zeus était appelé « papa » et « tonneur ». Il cite aussi la croyance de Luther qu’un pet bien résonnant fait fuir le dia­ ble. Ces investissements anaux du son et du bruit concernent aussi la parole : être muet, c’est être impuissant ou mort, parler c’est produire la vie, donner le souffle et l’animation. La remarque de Ferenczi, que, dans la cure ana­ lytique, un non-dit peut être traduit par un gargouillement intestinal est vérifiable dans cette association faite dans un groupe de formation : un long gargouillement déclenche le rire, puis, après le silence, l’évocation du gargouillis chez la femme enceinte, enfin la formulation jusqu’alors tue d’un fantasme que le groupe n’accouche de bébés-monstres. Le bruit intes­ tinal couvre ici un non-dit relatif à la fantasmatique de la grossesse. L’invisibilité et la fluidité du souffle s’associent à ceux de la parole, de l’âme, de l’esprit qui ont pour signifiant originaire le souffle. La formation comme transmission de l’esprit-souffle est un des thèmes majeurs de l’inves­ titure religieuse et de l’initiation, comme l’eau (humidité) est donné pour équivalent du souffle. Cette équivalence se trouve exprimée dans le mythe de Prométhée créant l’homme à partir de l’eau et du son, comme dans le Nouveau Testament, le Saint-Esprit et l’eau sont associés dans l’action fécondante. Jones fait encore état du mythe palestinien selon lequel les femmes s’exposant aux vapeurs puantes du « souffle de Pluton » croyaient qu’elles allaient enfanter. La chaleur est aussi associée à la fécondation, comme dans la liturgie de Mitra où le soleil émane le souffle créateur ; sur ce thème sont construites les légendes des vierges déflorées par les rayons de lumière. La théorie de la fécondation par le souffle (le pet) constitue une élabora­ tion défensive intense contre l’angoisse de la castration et le pouvoir du pénis. Cette théorie est sous-jacente à la légende de la conception de la

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Madone à travers l’oreille, thème que Jones retrouve dans d’autres cosmo­ gonies perses et mayas, et qui figure dans le Gargantua de Rabelais, L’oreille est ici l’organe réceptif, vagin, anus ou cloaque : dans la légende de la Madone, la Vierge Marie aurait conçu Jésus après l’introduction dans son oreille du souffle du Saint-Esprit. Cette légende établit la connexion étroite entre le souffle et la colombe, et l’oiseau ici, par son pouvoir de voler (érection), la forme de sa tête (semblable à celle du serpent), l’absence d’organes génitaux extérieurs, sa relation avec l’élément aérien, s’offre aux fantasmes infantiles concernant la procréation comme un signifiant parti­ culièrement riche. L’image de la colombe est à même de représenter le pénis paternel comme celui, invisible et d’autant plus grand, que l’enfant prête à la femme. Sous cette image, note Jones, se cache l’idée d’omnipotence et des fantasmes dont les connotations sont féminines, anales, masochistes et homosexuelles. La plupart de ces caractères sont impliqués dans le mythe du Phénix, et dans les fantasmes de Félix. La théorie cloacale apporte aussi une solution relative à l’origine des enfants ; cela se passe comme dans le conte, écrit Freud ; on mange une certaine chose et cela vous fait avoir un enfant. La participation de l’oralité dans la théorie cloacale et excrémentielle de la formation a pu être relevée dans les rêves et jeux du jeune Goldmund. La prévalence de la zone érogène orale se manifeste dans les théories infantiles où l’enfant est conçu dans le baiser des parents. Ces théories définissent les idéologies de la formation comme production d’êtres humains, sur le modèle de ce qui se constitue pour l’enfant comme production excrétoire. Y sont associées les représentations de l’être en formation comme matériel à modeler, la conception de la formation comme contrôle et comme maîtrise sur les contenus psychiques internes et sur les objets à posséder. Un exemple en est fourni par les caractères idéologiques de la formation et des groupes de formation inspirés par le courant lewinien. La formation se donne pour objectif l’établissement de la maîtrise (contrôle) des processus secondaires sur le reste de l’appareil psychique, avec comme conséquence — ou comme visée explicite — l’affermissement et la domination du moi « autonome », c’est-à-dire le renforcement des défenses, de la volonté, du jugement, du raisonnement, « fonctions » psychiques éminemment organisées par l’économie libidinale anale. Comme l’a montré D. Anzieu (1972, p. 161) en critiquant le lewinisme, dans une telle conception des groupes de formation (T. Group) prévaut l’établissement d’une idéologie des « bonnes » relations humaines (de la bonne entente, du bon groupe, du bon leader), capables de lutter contre le danger représenté par le retour du mauvais objet expulsé à l’extérieur. Il est probable que la « dynamique » lewinienne entretient d’ailleurs quelque rapport avec les composantes motrices, ten­ sionnelles et relationnelles de la phase anale. Les représentations topolo­

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giques et écologiques (territoires, espaces de libre mouvement...) pourraient le donner à penser. Dans cette perspective souvent marquée d’obsessionnalité, la forma­ tion tend à se réduire à un ensemble de techniques épurées de toutes compo­ santes fantasmatiques et subjectives. Elle se veut « objective ». L’idéologie qui la justifie est cependant l’émanation du fantasme de modeler des objets spécialisés, séparés, réduits à une fonction ou à un mécanisme dans un organe ou une machine. La formation « objective » est une construction tributaire de la négation de l’homme divisé. La division du travail et des fonctions accrédite cette représentation en lui conférant un caractère néces­ saire et inéluctable au profit d’un projet de cohérence et d’unité dont le sujet est exclu et qui lui échappe, comme il se trouve barré dans sa ten­ tative vitale pour constituer l’unité de soi, sinon en termes de contrôle et de maîtrise de certaines de ses « parties », au service du moi. La protestation montante contre la formation « objective » et spécialisée rappelle que la for­ mation de l’homme par l’homme requiert la condition d’un intérêt pour les passions et les souffrances de l’homme, pour ses illusions, sa capacité de vivre, de bouger et de se transformer, la condition d’une passion risquée pour son désir.

2. Le désir de former Soigner, guérir, former A plusieurs reprises, au cours des études précédentes, nous avons esquissé quelques rapports entre le désir et la fantasmatique de la formation et le désir et la fantasmatique de la thérapie. Une étude, sur ce thème, mériterait un plus long développement sur la base d’hypothèse plus précises. Nous pou­ vons tout au plus rappeler ici le lien, repéré par d’autres ', entre les diffé­ rentes images du formateur et du guérisseur : l’un et l’autre sont confron­ tés avec le développement de la capacité optimale de vie, au moyen de techniques et d’un art pour assurer protection et défense contre la mort et la destructivité. L’un et l’autre trouvent un des fondements de leur « voca­ tion » dans une fantasmatique de la restauration et de la réparation du corps de la mère, dans les épreuves qui les confrontent avec l’interdit et la trans­ gression, le désir d’omnipotence et d’immortalité, la puissance de maîtriser ou de donner la mort. Mais ce qui les distingue devrait être recherché dans une étude plus approfondie de leurs identifications.

1. Dans cet ouvrage, le chapitre de L. V. Thomas apporte une contribution clinique à cette hypothèse. Voir aussi les travaux de Valabrega (1962) et ceux de Missenard et Gelly (1969).

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La demande de formation Les jeux, les rêves, les théories et les mythes par lesquels se manifestent les fantasmes de formation expriment ce qu’il en est du désir : de former, de se former, d’être formé ou en formation. La formation de l’homme par l’homme, dans la mesure où, comme l’écrit D. Anzieu dans cet ouvrage, elle concerne le sujet au niveau de son être dans le savoir, interroge et met en œuvre son désir à travers les formes de sa demande et de son offre. La demande de formation suppose la constitution pour le sujet d’un autre auquel est adressée la requête d’un objet susceptible de coïncider avec l’objet du désir pris dans le fantasme inconscient. Le fantasme d’auto­ formation, ainsi que nous l’avons établi, fait correspondre sans écart possible le sujet, l’objet et l’autre : aucune demande, en fait, n’est formulable. Un tel fantasme cristallise les trois principales dimensions de la visée forma­ tive en y incluant nécessairement la visée dé-formative : la quête ultime de l’identité et le barrage radical contre toute émergence d’une différence ; le désir omnipotent de la maîtrise et de la destruction de soi ; la recherche de l’amour inconditionnel, dont l’auto-érotisme représente la voie la plus régressive. L’informulable de la demande dissout tout écart entre les désirs de deux êtres distincts, puisque le sujet tend ici à coïncider avec lui-même : il est, à la limite, l’offre-demande du même au même. Telles sont les impas­ ses que représentent le mythe du Phénix et la figure d’Ouroboros : on y découvre la réponse autistique et radicale à la question qui met en œuvre toute demande de formation comme tentative de réduire l’écart entre ce que le sujet désire être et ce qu’il est, combler la faille qui sépare l’être de son projet. Adressée à un autre, cette demande se formule comme la quête d’un savoir sur soi, sur son identité, d’une maîtrise de soi, de l’autre et du monde, comme une demande d’amour et de réparation. Cette demande est aussi une demande de changement, et elle se présente comme une issue recherchée à l’angoisse du sujet, mais elle mobilise corrélativement les défenses assurant le statu quo. Dans le mouvement même où la formation, et d’abord dans le fantasme, est susceptible d’apaiser l’angoisse, celle-ci ressurgit de sa source pour s’opposer à toute modification ressentie alors comme atteinte narcissique et destruction de soi par l’autre. Cette liaison fondamentale de la demande de changement et de la crainte de la défor­ mation est généralement escamotée dans la demande manifeste, mais elle apparaît nettement dès que le processus formatif est en voie de s’engager. Ainsi dans la phase dépressive que traverse régulièrement le candidat à une formation psychanalytique. Il s’agit là d’une phase essentielle du travail de la formation, d’une prélaboration, au cours de laquelle une énergie considérable est mobilisée pour fixer et endiguer cette composante anxiogène de la pulsion de mort dans la demande — et dans le désir ■— de formation. Il convient de repérer ici un véritable clivage de la demande

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qui n’apparaît dès lors qu’à travers le biais de positivité qu’institue le psy­ chisme pour se défendre contre la pulsion de mort et le désir de destruction. L’offre du formateur L’offre du formateur n’échappe à ces caractéristiques communes du fan­ tasme de toute-puissance et de maîtrise qu’au prix du travail de remanie­ ment des identifications et de l’économie libidinale. Ce travail s’effectue dans la traversée et l’issue du complexe d’Œdipe. La structure préœdipienne de l’offre, les fixations prégénitales, orales et anales qui l’organisent, véhiculent l’ambivalence pulsionnelle de former et de détruire. La sublimation des pulsions partielles et le dépassement des identifications primaires, s’ils modifient foncièrement la nature de la relation formative, ne réduisent jamais complètement la conjonction des pulsions libidinales et de la destructivité. C’est sans doute que, pour créer et former, donner l’être et la vie, il faut aussi détruire. Vouloir que l’autre change, c’est en effet d’une certaine manière le vou­ loir mort ou perdant quelque chose, certes — et l’on s’en assure — pour qu’il vive et gagne une autre capacité à vivre de manière optimale. Lui rendre possible la découverte de son identité et de son pouvoir, c’est aussi séparer, distinguer, introduire l’écart et la coupure ; c’est ouvrir, dans le désir de le réparer, à la présence de la déformation et de la mort. L’offre du formateur, si elle est assujettie à son désir d’omnipotence et de destruction *, peut s’établir comme entreprise de captation narcissique, ou comme spectacle : vouloir en effet que l’autre change, sans accepter pour soi-même le changement, c’est satisfaire le désir de changement sur le mode de la représentation sadique. Ce qui est alors à interroger, c’est la façon dont le formateur a été formé, et la place qu’il occupe dans la généa­ logie et la génération.

Le savoir-être concernant le désir Ce qui se manifeste dans la fantasmatique de la formation et dans ses élaborations, c’est le désir d’un savoir-être concernant le désir, son origine, ses acteurs, ses modalités de réalisation et ses effets ; ce sont aussi les défenses mobilisées contre lui. L’offre comme la demande de formation se réfèrent à la quête d’une solution et d’une maîtrise — savoir et pouvoir être —concernant l’énigme de la fabrication des enfants, de la différence des sexes, de la vie et de la mort. C’est par là que la formation entretient des 1. J’ai développé, dans une étude destinée à un prochain volume de cette collection, quel­ ques aspects du désir et des fantasmes d’omnipotence à l’œuvre dans l’activité formative. Mon propos est de repérer et de situer par rapport à ce désir les thèmes de la culpabilité et le sens des épreuves dans le scénario de la formation : la séparation, l’affrontement héroïque avec le monstre, l’épreuve de la fécalité, la castration symbolique... Cette étude pourra être articulée avec celle de D. Anzieu (1974) sur le fantasme de la casse et le désir de détruire dans les séminaires de formation.

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rapports étroits avec l’initiation entendue comme initiation sexuelle et qu’elle mobilise les fantasmes de séduction, dont les manifestations perverses fournissent le thème de nombreuses fantaisies romanesques (par exemple, le personnage de la « dame blanche », de l’initiatrice 1 qui séduit et forme l’adolescent à la vie sexuelle). Il n’est pas rare d’entendre dire que telle expérience de formation par le groupe a été vécue comme un dépucelage. La demande manifeste de formation apparaît alors comme la formulation secondaire et socialisée d’une demande bien plus ancienne de connaissance de son origine, et de la sexualité, demande auquel l’enfant avait apporté la réponse des premières théories sexuelles, prototype de ses constructions théoriques ultérieures, celles de l’adolescence et celle de l’âge adulte, qu’elles se transposent en mythes, en idéologie ou en théories « scientifiques ». C’est ainsi que les participants d’un groupe de diagnostic composé de « psychistes » réinventèrent le mythe édénique pour se défendre contre ce qu’impliquait leur demande infantile de formation : d’avoir à abandonner les conceptions primitives et culpabilisées de la sexualité, la croyance au pénis de la mère et à l’indifférence des sexes ; la connaissance de l’humain qu’ils recherchaient dans leur demande de formation, requérait qu’ils fassent par eux-mêmes la découverte de ce qu’ils méconnaissaient, de leur désir de demeurer dans l’univers paradisiaque de la formation de l’homme.

La demande et l’offre de formation : l’écart Au cours du processus de formation vient nécessairement, souvent dès la phase initiale de prélaboration, la question du désir de l’autre ; c’est même la question cruciale qui se pose dans toute formation : ce que désire le formateur, ce que désire l’être en formation vont-ils coïncider et le peu­ vent-ils ? A cette question du désir de l’autre, qui renvoie le sujet à son propre désir, une réponse clôturante est, pour l’être en formation, de s’identifier à l’objet supposé du désir du formateur qui tient lieu pour lui d’une autre figure, celle de la mère ou celle du père. Et si, réciproquement, la réponse élaborée et mise en œuvre par le formateur est de faire coïncider, par son offre, l’autre en formation avec l’objet de son désir (tenant lieu de l’enfant, ou de la mère, ou du pénis paternel), la formation se résorbe dans l’identifica­ tion fusionnelle, aliénante, échappant ainsi à toute histoire et à tout chan­ gement : jusqu’au point où l’angoisse ne se trouvant plus tolérable, la jouissance de l’unification fusionnelle se découvre mortifère. Le dégagement des identifications primaires et narcissiques que fixe la coïncidence de l’offre et de la demande de formation peut alors être recherché dans la rupture fracassante du lien formatif, dans les contre1. Ainsi dans le roman de R. Musil, Les désarrois de ¡’élève Tôrless, le personnage de Bozéna, la putain sale que les adolescents vont « consulter » pour sortir de leur état larvaire. Cf. aussi l’article de Freud ( 1928) sur Dos­ toïevski et le parricide : Freud y développe le fantasme de l’adolescent d’être initié par sa mère. Cf. encore les films Le souffle au cœur et Le dernier tango à Paris.

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identifications tout aussi aliénantes. Une autre voie de dégagement des identifications fusionnelles s’établit, comme le rappelle A. Missenard (1972) à propos des groupes de formation, dans l’identification spéculaire. L’avè­ nement de cette phase marque pour l’enfant la possibilité de se repérer comme sujet désirant. Dans la formation, le registre de l’identification spé­ culaire est sollicité par le désir de former l’autre à son image, d’être rendu conforme à l’image du formateur : l’image y joue son rôle d’être une rupture dans le courant fantasmatique et de rendre possible un premier repé­ rage de l’intersubjectivité. C’est à repérer l’écart qui le sépare de son projet que le sujet peut se constituer dans sa subjectivité et se former. Le caractère irréductible de cet écart est le moteur même du désir de formation, du travail qu’elle requiert, de l’illusion qui l’inaugure. C’est aussi à maintenir l’écart entre la demande de l’être en formation et l’offre du formateur, contre l’illusion fusionnelle d’une coïncidence parfaite, que fonctionne le processus de la formation. Cet écart ne peut être soutenu que par la référence à un tiers, qui garantit contre l’aliéna­ tion fusionnelle et la destructivité, et apporte les conditions nécessaires à une genèse et à une fondation. Le tiers est représenté par l’énoncé et l’appli­ cation des règles qui régissent la situation formative : ces règles ne sont pas immanentes aux sujets puisqu’elles les y soumet ; elles sont ordonnées, comme instruments, à la réalisation des objectifs du travail ; elles fonctionnent comme garants symboliques. La référence à un savoir en constitution, disponible à la démarche hypothétique, accessible au prix dont se paie la vérité est aussi une référence tierce. Enfin, la prise en considération du temps et de l’histoire, de la détermination et de la finitude constitue la réfé­ rence commune à la réalité autre, celle dont le fantasme fait l’économie. Le refus de toute référence à un tiers symbolisant condamne la formation à demeurer dans le registre de l’imaginaire aliénant ; s’y déploie alors une relation pervertissante qu’un exemple devenu fréquent pourrait illustrer : il s’agit du déni de tout savoir de la part du formateur. Le retentissement d’un tel déni chez l’être en formation dans un séminaire a été analysé par D. Anzieu (1972). Une telle dénégation ne peut qu’entretenir l’illusion que le savoir idéalisé et absolu est accessible ailleurs, et l’être en formation n’a certainement pas tort de supposer que ce savoir redoutable, admirable et défendu est la propriété exclusive du formateur qui s’y est identifié, rendant alors impossible toute connaissance et toute fondation d’un savoir et d’un pouvoir sur le désir. Rendre apte à un savoir-pouvoir sur le désir et sur le monde, c’est, pour le formateur, rendre possible une transformation, à travers un travail, la recherche d’une forme, d’une « bonne forme » : former c’est organiser, structurer, configurer, rendre possible un choix et une différenciation. Le désir du formateur est le moteur du travail et du plaisir éprouvé dans ce travail : désir que l’autre développe ses capacités de vie optimales. Tel est le sens de l’effet Pygmalion. La richesse des expériences prégénitales du

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formateur assurent sa capacité empathique, son aptitude à régresser, sa perméabilité à la vie fantasmatique, le socle de sa passion de former. Mais il n’est formateur que s’il est capable de fournir et d’assumer les garants symboliques de la relation formative. Il ne s’agit pas d’être le père, ni la mère, ni d’être père et mère à la fois, sans défaillance : il s’agit de ne pas méconnaître la nécessité de ces deux dimensions et de leur lien dans la formation de l’être humain. Les dilemmes de la formation Je voudrais terminer cette étude par deux remarques concernant les conflits qui traversent, mobilisent, dynamisent ou paralysent quiconque entreprend une formation personnelle '.

Le premier type de conflit est intrapsychique : se former, c’est mettre en cause une image de soi défaillante à cet endroit qui précisément requiert une reprise, une remise en forme et une confrontation à un soi idéal. Le modèle du soi idéal est fourni par l’introjection des parties idéalisées de ceux qui furent nos tout-premiers formateurs. Les adhérences narcissiques de cet idéal sont évidemment très importantes ; c’est pourquoi, lors du processus formatif, l’idéalisation narcissique du soi à former ne peut qu’ex­ poser le sujet à la déception, sinon à l’effondrement dès lors que cet idéal apparaît comme ne pouvant jamais être atteint. En outre, il ne saurait alors accomplir sa fonction essentielle qui est d’assurer une défense effi­ cace contre les attaques destructrices (déformatrices) qui provoquent le sentiment intense du soi défaillant. Dans ces conditions, le formateur qui dans le fantasme apparaît un moment comme le moyen imaginaire de cette impossible appropriation idéale se métamorphose soudain en un dangereux attaquant. Le dilemme auquel se trouve confronté le sujet en formation peut apparaître ainsi : ou bien renoncer à cet idéal pour n’être pas encore davan­ tage déformé, — mais c’est maintenir le soi défaillant ; ou bien maintenir la visée de cet idéal pour y conformer l’image de soi défaillant, — mais c’est rencontrer inévitablement la déception et l’attaque. Dans les deux cas, c’est la pulsion de mort qui triomphe, en rapport étroit avec l’idéalisation nar­ cissique.

L’issue de ce dilemme passe par le travail de la désillusion, et donc par la capacité de l’être en formation d’établir dans la relation formative un champ de l’illusion. Le corollaire de ce processus concerne la capacité du formateur de maintenir une situation formative dans laquelle ce travail puisse s’effectuer. Et maintenir une situation formative c’est maintenir les termes du conflit dans un climat où il puisse être exprimé et surmonté, c’est rendre possible l’essayage de nouvelles relations. 1. J’ai développé plus longuement ce point de vue dans mon

Introduction à l’analyse transitionnelle (1979).

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Le second type de conflit est d’ordre socio-culturel : se former c’est perdre un code social et relationnel, souvent une appartenance de groupe, pour tenter d’en acquérir un autre supposé plus adéquat. Le moment d’entre­ deux qui caractérise le passage d’un code et d’une structure de relation à d’autres codes et à d’autres structures relationnelles est conflictuel et il doit être conflictualisé pour pouvoir être dépassé. Ce moment est conflictuel en ceci : l’abandon du code antérieur implique en fait une rupture de liens et de significations qui, bien qu’éprouvés comme partiellement inadéquats, avaient cependant assuré jusqu’alors un modèle de conduites et de repré­ sentations communes pour les membres d’un groupe. La désagrégation temporaire de ce code est aussi une désagrégation sociale ; celle-ci est vécue comme un rejet subi ou comme une agression dirigée contre le groupe, souvent comme l’un et l’autre. Dans ces conditions, la désagrégation est aussi une désassurance psychologique et sociale, une dés-orientation. Dans cet entre-deux, le sujet en transition formatrice ne dispose plus du code habituel qui lui permet de se comporter selon les normes requises, de diriger sa vie pulsionnelle selon les buts et les moyens normalement prescrits par son groupe d’appartenance ; il ne dispose pas encore du code nouveau que pourra lui fournir une nouvelle agrégation, selon les modalités apprises et éprouvées lors de sa formation. Il est d’ailleurs dans l’incertitude intime qui concerne le premier type de conflit, et le dilemme intrapsychique se double alors de celui-ci : ou bien revenir à son ancien groupe et réinvestir son ancien code, — mais risquer d’en être rejeté et de n’y plus pouvoir com­ muniquer ; ou bien adopter un nouveau code et de nouvelles relations sociales, — mais c’est aussi risquer le rejet et, en ne disposant pas encore de l’utilisation aisée du nouveau code, constituer pour le groupe receveur un danger d’intrusion et d’attaque. Dans les deux cas, le sujet est menacé de rejet, en rapport étroit avec la non-intégration du code dans une culture appropriée. L’issue la plus fréquente est le colmatage de ces incertitudes par la création d’un espace socio-culturel de transition, dans lequel s’articulent les nouvelles frontières du dedans et du dehors, de l’ancien et du nouveau, au point de constituer un espace où le conflit d’identification puisse être actua­ lisé. Cette issue est naturellement trouvée dans tous les groupes qui réunis­ sent des sujets « en transition ». Une particularité de ces groupes est de s’établir sur la base d’une forte position idéologique, intermédiaire entre la position paranoïde-schizoïde et la position dépressive’. Ici encore la situation formative doit maintenir l’aménagement d’une telle expérience dans ses dimensions sociale et culturelle. C’est dans cette perspective que m’apparaissent les problèmes majeurs 1. La position idéologique est coexistensive à la construction d’un groupe. Je développe ce thème dans mon ouvrage sur la construction du groupe à travers Y Appareil psychique groupal (1976) dans mes Etudes psycha­ nalytiques sur l’idéologie (1981).

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concernant les sujets en « transition » formative, en instance de décultura­ tion et de réenculturation. Ce double dilemme constitue la situation cruciale des adolescents, des étudiants (notamment de ceux qui sont issus de classes sociales paysanne et ouvrière), des migrants, de tous ceux qui sont engagés dans un projet de promotion sociale et culturelle. Pour tous, il y a rupture du code, confrontation d’une image de soi défaillant avec un idéal de per­ fection, résurgence des angoisses persécutives, voire réelle persécution et rejet. Ces caractéristiques sont celles des marginaux. Dans cette perspective, le processus de formation comporte une phase nécessaire de mise à la marge, par rapport à la norme, même si le résultat est de fabriquer une nouvelle norme, ou de s’y conformer. Enfin, on ne peut demeurer insen­ sible au fait que l’activité et les tâches de formation attirent précisément différentes catégories de marginaux devenus les représentants d’une nou­ velle culture et d’un nouvel idéal. Parmi les hypothèses que nous pourrions risquer pour rendre compte de ce phénomène périodique (que l’on songe à la génération des premiers instituteurs), retenons celle que nous avons formulé dans cette étude : « un enfant a été déformé » en la personne de celui qui s’est marginalisé. Il s’agit de le reformer, de le réparer, en se réparant soimême et, pour autant que la structure de fantasme le rend possible, en occupant du même coup une place de « nouveaux parents », au lieu de ceux qui ont défailli dans la réalité ou dans le fantasme. Dans la position idéologique qu’ils occupent, et qui leur vaut leur identité, les marginauxformateurs sont pris dans l’illusion parfois féconde qu’ils sauront pouvoir, savoir et persister mieux et autrement que la génération dont ils sont issus.

2 ------- Désir de toute-puissance, culpabilité et épreuves dans la formation par René KAËS 1

Représentations et actes de formation sont traversés par une fantasma­ tique qui les organise et entre en composition avec la réalité sociale externe, sur laquelle elle n’est pas sans influence. Dans le chapitre précédent j’ai dégagé la bipolarité de cette fantasmatique, dont les élaborations peuvent être repérables dans les mythes qui leur servent de couverture et dans les idéologies qui les rendent raisonnables : l’un de ces pôles est exprimé dans sa dimension libidinale objectale par le mythe ou le complexe de Pygmalion, et dans sa dimension narcissique par le mythe du Phénix. La formation est une affaire qui requiert ou dans laquelle prévaut, selon le cas, une part d’amour de soi. Le mythe du Phénix articule le premier pôle avec le second, où prédomine la dimension destructrice et léthale de l’objet et de soi. La formation est aussi une affaire d’envie et de haine, comme le montrent par exemple la pièce de Ionesco, La leçon, et ce que nous appellerons le complexe de Finchley1 2 Créer en donnant l’être et la vie — tel est le sens premier et fonda­ mental de l’activité formatrice — est un acte dont les mythes attribuent la plénitude et la légitimité à la puissance divine. Dans leur désir de s’égaler aux dieux créateurs, le héros démiurge et l’homme s’exposent au châtiment et à la mort, dont ils portent la marque : l’épreuve à laquelle le formateur est soumis, pour y soumettre à son tour l’être en formation, est une mise à l’épreuve de son désir d’omnipotence et de rivalité avec les attributs des dieux : tout pouvoir, tout savoir, être immortel. Dans cette confrontation avec sa propre puissance de créateur, l’homme qui forme est un homme qui s’adonne à une activité coupable : il est lui1. Cette élude ici, remaniée, a été précédemment publiée

in Kaës R., et al., Désir de formes et formation du

savoir. Paris, Dunod, 1967 (épuisé). 2. D’après le héros d’une nouvelle de A. Bester (1971), A chacun son enfer, que nous analysons avec la double face du mythe de Pygmalion in Kaës R., (supra, p. 44-52).

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même coupable comme il désire couper la figure de toute-puissance jalouse qu’il attribue à la divinité. Que le formateur parvienne à accepter, sans s’imaginer être coupable d’avoir transgressé l’interdit œdipien, qu’il peut être lui-même créateur, donner l’être et la vie plutôt que la mort et la destruction, le voilà rendu du même coup apte à admettre que l’être en formation n’est pas sa propre créature, mais un sujet qui, par sa médiation, se forme. Tel est le propos de cette étude, centrée sur l’analyse des fantasmes et du désir d’omnipotence, sur le thème de la culpabilité et de l’épreuve dans la formation. L’épreuve est celle à laquelle doit être soumis l’être en forma­ tion, et d’abord le formateur lui-même dans son projet héroïque.

A. Dieux créateurs, démiurges, sorciers et alchimistes La création-formation d’êtres vivants est le privilège de la toute-puis­ sance divine. Ce n’est que par délégation de cette puissance, et au prix d’une marque qui la signifie comme coupable si elle venait à être usurpée, que le démiurge ou le héros mythique peut entreprendre la création d’un être humain.

Le forgeron-formateur La figure du forgeron est ici archétypale. Il est celui qui forge et soude le monde, qui constitue l’être à partir du non-être. Il a reçu la connaissance et le pouvoir de maîtriser le feu et le métal du créateur, dont il n’est que l’assistant et l’instrument1 . C’est lui qui, anticipant sur le mythe moderne du robot (K. Capèk, 1921), forge l’homme. Ainsi Héphaïstos forgeant Talos, le dernier des hommes de la race d’airain1 2 La participation du forgeron à l’œuvre cosmogonique, écrit J. Chevalier (1969), comporte un danger grave : celui de la parodie satanique de l’activité défendue. C’est pourquoi le forgeron a cet aspect redoutable, monstrueux et infernal qui apparente son activité à la magie et à la sorcellerie. H est souvent exclu de la société 3 et son travail est généralement soumis à des rites de purification, à des exor­ 1. Sur le mythe d'Héphaïstos, cf. le travail fondamental de M. Delcourt (1957) et l’ana­ lyse qu’en propose A. Green (1971*). 2. Talos était forgé tout entier de ce métal, sauf au-dessus de la cheville où il était vulnérable ; en voulant écraser l’Argo, vaisseau de Médée, une veine de sa cheville se rompit et il mourut. La vulnérabilité du formateur est déplacée sur sa créature. 3. En Afrique, il vit souvent à l’écart du village, ou dans un quartier réservé en com­ pagnie de la potière sa femme, L'un et l'autre détiennent les secrets de l’union de l’eau, du feu et de la matière : fer, terre ou glaise, symboles de la matière d’où l’homme de chair ou d’airain fut tiré et modelé. La potière représente la figure de la formatrice créant une forme, un contenant, réceptif et matriciel comme la terre qui, alliée à l’eau, forme la boue originelle, d’où sort ce qui bouge, fermente et vit. Selon le principe de l’opposition biface du symbole, la boue est aussi la représentation du contraire : la dégradation, la souillure, la corruption.

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cismes et à des interdits sexuels. Dans certaines civilisations, le forgeron est détenteur des secrets célestes : il obtient la pluie, apporte la semence, guérit. Il est l’égal du chef ou du roi qui, comme Gengis Khan dit-on, est quelquefois un ancien forgeron. Son art est considéré comme secret royal ou sacerdotal : ainsi chez les Touaregs, où les premiers ministres sont choisis parmi les forgerons. En d’autres cultures africaines, le forgeron participe à la vie reli­ gieuse en sculptant les images qui sont le support des cultes. Il joue un rôle dans la vie sociale, comme pacificateur et médiateur entre les membres de la société et entre le monde des vivants et celui des morts. Il intervient dans les rites initiatiques, dans l’administration rituelle des symboles du feu et de l’eau. Il revêt de ce fait un caractère sacré qui inspire envers lui des atti­ tudes ambivalentes de crainte, de mépris et de respect.

L’alchimiste L’alchimiste est une des figures du forgeron-formateur. Le Grand Œuvre alchimique est organisé par ce projet de reconstituer l’unité primor­ diale par l’alliage des contraires, l’union de l’essence et du souffle, du mer­ cure et du soufre, de la terre et du ciel : il s’agit de retrouver l’état édénique et d’obtenir l’immortalité pour une humanité déchue, assujettie à la malé­ diction de la maladie, du vieillissement et de la mort, de « réussir à opérer le passage, le retour triomphal d’un état terrestre limité, déchu, à un état libéré, glorieux » (S. Hutin, 1971, p. 48). A côté de la transmutation des métaux, il y a d’autres merveilles à réaliser pour assurer le salut intégral de la création terrestre : parvenir à la totale régénération de l’homme, à la fabrication artificielle d’un être de forme humaine, Vhomonculus. Des diffé­ rentes légendes qui relatent cette tentative, S. Hutin dégage le sens allégo­ rique que Paracelse et ses disciples donnaient à la création de l’homonculus : celui-ci symboliserait l’embryon métallique (la pierre philosophale) et la nou­ velle naissance initiatique, qui se « nourrit » de la décomposition du « vieil homme ». Le lieu mythique de ce retour régressif à la matrice et à l’état embryon­ naire pour une nouvelle naissance, c’est le fourneau, le creuset, c’est le sein maternel 1 ; telles sont aussi les significations symboliques de la forge (ou grand fourneau) et du four de la potière. Créer un homme artificiel est le rêve grandiose d’égaler la divinité dans sa puissance créatrice, d’en con­ naître et de s’en approprier les secrets. Ce rêve est celui de l’Alchimie. Il se développe dans un ensemble de légendes, de romans et de nouvelles qui, du romantisme fantastique de E. T. A. Hoffmann, d’Achim d’Arnim et de M. W. Shelley à celui que colore le rationalisme de la science-fiction

1. L. Chevalier (op. cit.) note que c’est là le nom expressément donné au four des anciens émailleurs européens.

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(K. Capèk, I. Asimov, W. M. Miller...), révèle la dimension de la culpabilité inhérente au désir de former.

Le rabbin du Golem et le docteur Frankenstein La légende du Golem, que nous connaissons à travers le roman de G. Meyrink, et le film de P. Wegener et K. Boeze (1920), est assez exem­ plaire : pour sauver la communauté juive du péril du ghetto, un rabbin de Prague façonne dans l’argile un être humanoïde, le Golem, et lui donne la vie par des artifices magiques. Le Golem se révolte contre son créateur et devient un tyran '. Reprenant la légende médiévale, G. Meyrink développe un des thèmes fondamentaux de la fantasmatique de la création artificielle d’un être humain : la révolte de la créature contre son créateur, le thème de l’apprenti sorcier qui déchaîne les forces de destruction et de malheur. C’est là le motif du célèbre roman de M. W. Shelley (1818), Frankenstein ou le Prométhée moderne. Un siècle plus tard (1921) K. Capèk inventera le robot, dans R.U.R. et lancera ce thème de la créature artificielle qui finit par domi­ ner ses créateurs humains.

B. La formation coupable Le désir d’égaler Dieu, de le remplacer et de le tuer, de connaître les secrets de la puissance divine est, depuis le récit de la Genèse, un désir cou­ pable qui mérite la punition, la misère et la mort. La perte du Paradis, la malédiction babelienne en témoignent. La fantasmatique de la formation comporte cet aspect de la transgression de l’interdit, que les mythes et les romans thématisent de différentes manières : soit en attribuant à la créature ainsi formée des caractères de monstruosité, de vulnérabilité ou de révolte contre le créateur ; soit en dotant le créateur-formateur de certains attributs qui, tous, signifient la marque de la punition, c’est-à-dire de la castration *2 1 Cette légende, qu’inspire le récit de la création dans la Genèse, se fonde sur la croyance selon laquelle au début de l’ère chrétienne des rabbins avaient cherché à imiter Dieu et à fabriquer à partir de formules magiques un être doué de vie et d’intelligence. Puisque Dieu avait créé selon la toute-puissance de sa pensée et de sa parole, c’est la magie qui fournirait la formule appropriée. Au début du Moyen Age, la secte juive des Chassidim imagina 221 combinaisons de signes qui, associés au pétrissage dans l’argile rouge d’une forme humaine, rendaient possible la création d’un homme. Le Golem pouvait être anéanti en utilisant ces combinaisons inversées. A la Renaissance, le Golem était représenté domestiqué et devenait le prototype du serviteur créé par l’homme pour son usage. 2. Sur Héphaïstos, cf., outre l’ouvrage de M. Delcourt (op. cil.), celui de C. Ramnoux (1959) et son introduction à la mythologie grecque (1962, pp. 65-76). C. Ramnoux y relève le thème de la punition du dieu déchu pour une faute commise, et qui le conduit aux Enfers : le temps de son épreuve s’écoule au fond d’une grotte ou dans l’île de Lemnos. C’est dans cette grotte qu’Héphaïstos est initié aux arts dangereux du feu. C. Ramnoux sou­ ligne l’importance du rapport amoureux d’Héphaïstos à sa mère, Héra.

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L’être créé et façonné par l’homme transgresseur est un monstre repous­ sant, malfaisant et destructeur. Tels sont le Golem, le monstre de Frankenstein dont la naissance s’effectue sous le signe de la mort et du désir inces­ tueux. Former, dans ces conditions, c’est donner naissance à des êtres difformes, comme le sont ceux que façonne le « dieu » Finchley dans la nou­ velle de A. Bester (1971). C’est aussi créer un être vulnérable, dont le défaut insurmontable expose à la mort, comme le Talos de la mythologie grecque.

La révolte des créatures Le thème de la révolte de l’être créé contre son créateur constitue un retournement dans la position de l’homme qui a désiré s’égaler à Dieu et en usurper la puissance : l’homme est alors manipulé par l’être qu’il a créé et qui a tout pouvoir sur lui, note S.C. Renard-Cheinisse (1967). Retourne­ ment qui indique le sort fait par la divinité à l’homme qu’elle a créé, et qui déplace sous le signe de la culpabilité de l’homme la question de l’usurpation et de la légimité de la création. Dans la révolte des robots, dont le thème est préfiguré par la créature de Frankenstein et le Golem, et lancé par le R.U.R. de Capèk, le créateur n’a que trois issues : être asservi, asservir ou détruire. Il peut aussi se défendre contre la menace en créant un dispositif de sécurité qui empêche le robot de se retourner contre son créateur : c’est la « robotique » inventée par Asimov qui assure ce contrôle et cette défense. Pour y parvenir, le créateur doit connaître les lois de la robotique et inventer la robopsychologie dont se servent, pour s’autoréguler et pour prévenir contre toute velléité d’attaque des robots à l’encontre de leurs créateurs, les robopsychologues : ainsi Susan Calvin, dans Le livre des robots. La caution scien­ tifique apportée à la réalisation du désir du créateur garantit contre toute subversion et apporte la justification rationnelle au désir de créer, contre toute culpabilité. « Les thèmes qui expriment le fantasme de la création d’un être vivant par l’homme peuvent se situer au niveau de l’acceptation sereine lorsque la représentation imaginaire du désir de créer un être vivant est rationalisée », écrit S.C. Renard-Cheinisse (op. cit., p. 70). Elle constate que l’ère de l’apprenti sorcier qui culmine dans les romans de science-fiction dans les années 1930, est en train de prendre fin, dans la mesure où l’homme supporte sans culpabilité et sans se punir à travers sa créature l’idée d’être un créateur. On serait ainsi bien loin des préoccupations du xix’ siècle, comme dans ce conte d’Hoffmann, L’homme au sable, où le père de Natha­ naël meurt de la main du vieil avocat Coppelius qui l’avait entraîné dans des recherches interdites pour créer artificiellement la vie. On peut se demander s’il en est bien ainsi. Une nouvelle de Del Rey (1972) décrit ce qu’il en est du monde que l’homme a détruit, au point qu’il ne subsiste que des robots. Au milieu de la pourriture et des ordures, l’un d’eux, formé par le récit de la Genèse, tente de créer un homme à partir

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d’un cochon, puis de la glaise à laquelle il tente d’insuffler sa propre vie. Il aboutit à un échec ; il entreprend de cultiver des ovules et des spermatozoïdes de porcs sans réussir. H éprouve une vive culpabilité pour avoir tenté de pénétrer le secret de la connaissance et de la vie. Le robot créateur s’identifie à Satan. Il est sauvé par une robot-Eve qui le rééduque ; puis se donnant l’un et l’autre une apparence humaine, ils aident les hommes recréés par un autre robot à récupérer leur héritage et leur histoire. H semble que le désir de toute-puissance et la menace qui s’y trouve associée se déplacent, comme le note ailleurs S.C. Renard-Cheinisse, dans le thème des mutants, investis de tous les désirs et exposés de ce fait aux rétorsions surmoïques des humains. Les mutants représentent le désir de se métamorphoser et de changer la forme donnée par le créateur. Le caractère maléfique qui leur est attribué, comme aux mauvais Slans du roman de Van Vogt (A la poursuite des Slans), traduit l’angoisse de l’homme devant la transgression de l’interdit et le caractère coupable de son désir. La mort, ou du moins la marque d’une punition, est la sanction de la culpabilité foncière qui habite ceux que tente la création artificielle d’un être humain. Cette marque, que les mythes et les légendes rendent manifestes, est repérable dans la fantasmatique de la formation ; dans le rite, elle atteste, comme issue de l’épreuve, du désir du formateur et de son aptitude reconnue à être le médiateur d’une formation puisqu’il a su triompher de la mort.

Le bancal et le boiteux Cette marque, le formateur la porte et la reconnaît en l’effigie de ses modèles ; il est l’errant et le divagant que deviennent, par leur faute, l’apprenti sorcier et le savant fou, comme le Docteur Frankenstein : il est le bancal et le boiteux, comme le forgeron, il est le châtré comme le sont les figures légendaires d’Abélard et du Précepteur de la pièce de Lenz. Fou, bancal, boiteux, châtré, dévoré au foie comme Prométhée, le formateur ne craint d’être un « éducastreur > que par son angoisse d’être lui-même castré, que par ce qui le porte à se défendre de la castration par le fantasme de castrer. La relation formative qui s’établit selon le fantasme réactive la menace de rétorsion liée au désir d’omnipotence et à l’angoisse de la perte : rétorsion castratrice qu’encourt quiconque — formateur ou être en formation — désire s’emparer des attributs de l’omnipotence divine. La marque métaphorique de la castration apparaît dans de nombreux récits mythiques : Jacob, au cours du combat avec l’Ange, reçoit de lui un coup qui le déhanche ; il a vu Yahwé, il boitera. C’est le sort de VulcainHéphaïstos d’être estropié après un combat avec Zeus pour défendre sa mère contre les entreprises du dieu. C’est aussi celui du forgeron de la théogonie Dogon : il se brise les membres en descendant brutalement sur la terre pour apporter aux hommes une arche contenant des semences, des

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techniques et l’esprit des ancêtres. C’est le sort et la marque de la plupart des dieux-forgerons de la mythologie indo-européenne : Varuna, Tyr, Odin, Alfôder sont boiteux, manchots, borgnes ou estropiés.

Le formateur castrat Un tel défaut est le prix à payer pour la connaissance ravie au ciel ou dans les entrailles de la terre, le signe par lequel le dieu jaloux marque sa suprématie et le rapport de subordination dans lequel doit être tenu l’homme. C’en est aussi l’emblème ou le blason. La vulnérabilité du forgeronformateur indique à la fois la restriction faite à son désir d’omnipotence et la marque divine qu’il a reçue : le statut démiurgique a valeur de symptôme. Que cette marque soit répétée sur autrui, sur l’être en formation, indique la dimension de la défense contre le fantasme de la castration, contre le désir de casser et de castrer l’être en formation, contre la menace d’être par lui supplanté dans la réalisation du désir œdipien. Les représentations du forma­ teur comme castrat sont les réponses élaborées à l’encontre de ce désir : elles sont parmi les plus répandues, celles qui offrent le plus de prise à la vindicte publique ; de la figure d’Abélard au Précepteur de la pièce de Lenz, en passant par l’imagerie du professeur < pauvre type » (Sullerot, E., 1963), impuissant, raté, hargneux, comme le proviseur gnome du film de J. Vigo, Zéro de conduite, ou le Topaze du roman de M. Pagnol. Ces représentations comportent d’ailleurs une autre face, triomphaliste, du formateur : celle du héros salvateur, devenu maître et modèle du fait des épreuves qu’il a subies et dont il a triomphé. J’ai montré naguère (R. Kaës, 1968) que ce modèle identificatoire prédominait dans la classe ouvrière, sensible à la figure héroïque de l’instituteur vainqueur de l’injustice et de l’adversité, savant et initiateur; marqueur d’une empreinte, d’une forme sur les élèves.

C. Les épreuves formatives La formation du formateur, comme celle du héros, est jalonnée par une série d’épreuves qui correspondent chacune à la nécessité d’être formé à travers la confrontation -avec les forces qui angoissent (la destructivité, la mort, la sexualité) et avec les images infantiles qui fascinent et terrorisent (la mère, le père, sa propre image). Dans chacune de ces épreuves le for­ mateur doit mettre à l’épreuve la toute-puissance de ses désirs, à. dissiper les fantômes de ses rêves et de ses cauchemars. Si dans cette lutte il conquiert sa forme humaine, il pourra y soumettre légitimement ceux qu’il aura pour tâche de former. La nature des épreuves formatives manifeste le caractère sélectif de toute formation au regard de ce qui se constitue comme norme, valeur et critère de l’humanité. L’épreuve formative manifeste aussi la

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croyance fondamentale en une capacité pour l’homme de se perfectionner, de dépasser sa forme dans une performance.

Le cursus héroïque de la formation On retrouverait certainement dans le mythe type du formateur, dans les éléments de sa formation qui sont commandés par le mythe et dans la pratique formative qu’il promeut consécutivement, les principaux thèmes de l’épopée héroïque, tels que O. Rank a pu les dégager dès 1909. Une origine illustre occultée par une condition modeste, pauvre et soumise à la dure nécessité : on retrouve ici une thématique fréquente dans les fantasmes d’auto­ génération et d’autoformation, défensifs vis-à-vis de la scène primitive, et dans les idéologies autodidactiques. La recherche d’une filiation illustre est en tous les cas une démarche féconde de l’être en formation et un moment capital du processus formatif. Elle est corrélative d’un rejet des « parents nourriciers > au profit de parents divinisés. Ce thème de l’origine humble est particulièrement présent dans le mythe du formateur s’élevant par ses propres efforts, ou par la grâce d’une intervention spectaculaire, au-dessus de sa condition sociale ; on le retrouve aussi bien dans les représentations populaires contemporaines (Kaës, R., 1968, pp. 162-165) que dans les légen­ des (par exemple, la jeunesse de Faust). A la période d’occultation du forma­ teur — ou de l’être en formation — succède celle des épreuves, des tenta­ tions et des affrontements de toutes sortes qui vont le transformer en héros, en sauveur et en initié. L’élévation ou l’épiphanie du héros, stigmatisé dans son désir de transgression par la marque qu’il en conserve, est un thème récurrent dans de nombreuses gestes formatives. Dans cette épiphanie le rôle exaltant de la mère du héros formateur est souvent décisif, comme le montre le Pygmalion de B. Shaw. Initié, reconnu, sauvé devenant salvateur, le formateur héroïque se perpétue et s’immortalise en maître à former. Ce cursus est le modèle implicite de la formation des enseignants dans de nombreux systèmes et institutions universitaires : le concours, l’accomplissement d’un exploit (la thèse par exemple) sont les conditions requises pour être affi­ lié — agrégé — au corps glorieux des formateurs. H en va de même dans d’autres professions, celle de psychanalyste par exemple, comme l’a montré D. Anzieu (infra, chap. 3). De ces différents moments de la geste héroïque du formateur, arrêtons notre attention sur le temps de l'épreuve.

La séparation Dans la position fantasmatique où le formateur s’identifie à la mère, l’épreuve majeure à laquelle il est soumis est — nous l’avons établi — d’avoir à se détacher de l’être en formation pour que celui-ci puisse être mis au monde. Epreuve double, puisqu’elle a pour condition le préalable détachement du formateur d’aveç sa propre mère, et pour conséquence

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que l’être en formation se trouve ainsi confronté avec l’épreuve de la séparation. La fonction psychologique -des rites et de certaines pratiques religieuses — comme le baptême et la confirmation chez les chrétiens — est à la fois de marquer et de faciliter cette double séparation de la mère d’avec l’enfant et de l’enfant d’avec l’univers maternel ; à ce prix l’enfant peut entrer dans un nouvel ordre symbolique et sociétal : celui de la communauté des initiés. L’épreuve de la séparation est sans doute l’un des moteurs principaux du processus formatif dans les situations de groupe à durée brève ; elle déclenche un travail analogue à celui du deuil tout au long de l’expérience formative : deuil liminaire, qu’accompagne le retour des angoisses persé­ cutoires ; ce type de deuil est commun à toutes les situations de retraite, de séparation, de détachement, temps préalable à celui d’une entrée dans un nouvel état ; mais aussi deuil terminal, inauguré par l’angoisse dépressive de perdre le nouvel objet libidinal qui peut alors être constitué et investi comme objet total.

Le monstre maternel L’affrontement avec la bête Le thème de l’affrontement avec la bête apparaît dans la fantas­ matique de la formation du formateur comme dans les mythes de la forma­ tion du héros. C’est aussi un des thèmes majeurs des épreuves d’initiation (L. V. Thomas, chap. 4). Ce thème très général peut être considéré comme la mise en scène de l’affrontement du formateur et de l’être en formation avec la mort et la dé-formation, avec les pulsions destructrices et dé-géné­ ratrices (êtres difformes, bestiaux). Un des fantasmes organisateurs de la relation formative est celui d’un affrontement avec la bête sauvage. Institué en épreuve initiatique, contrôlé par un système social de rites et de mythes, cet affrontement est un des moments cruciaux du cursus de la formation du héros : il comporte un long voyage, une errance dans un pays hostile, une longue série d’obstacles à franchir avant de se trouver face au monstre et de le tuer ; ainsi Persée décapitant Méduse, Thésée clouant le Minotaure au sol avant de le tuer de ses poings, Hercule le criminel réconforté par Thésée avant d’entreprendre les douze épreuves : le lion de Némée, l’Hydre de Lerne, le redoutable san­ glier d’Erymanthe, la capture du taureau sauvage de Crète, des cavales mangeuses d’hommes du roi de Thrace, des bœufs du monstre Geryon,... jus­ qu’à l’épreuve finale, officielle, au cours de laquelle il descendra aux Enfers, délivrera Thésée et fera sortir, sans les armes, le monstrueux Cerbère à trois têtes '. 1. On sait qu’Hercule dut encore affronter d’autres épreuves : la lutte difficile contre le géant Antée, la mise à mort de l’aigle dévorateur et la délivrance de Prométhée... Hercule

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Le mythe d’Atalante, abandonnée par son père et exposée à la mort, raconte qu’elle fut recueillie et élevée par une ourse ; elle dut ensuite affron­ ter dans la lutte les deux Centaures, chasser le monstrueux sanglier de Calydon, combattre contre le héros Pelée *1 D’autres récits mytholo­ giques, dans d’autres cultures, font de l’épreuve de l’affrontement avec la sauvagerie un moment décisif dans la formation du héros et dans l’initiation du jeune postulant. Les monstres et les bêtes sauvages figurent la multitude des pulsions destructrices qu’il s’agit de dominer et de vaincre. Il s’agit, le plus souvent, d’un affrontement avec Yimago maternelle mauvaise, dont doivent triompher les pulsions libidinales et la bonne imago, assurant le héros de sa propre bonté. L’affrontement avec la bête est l’un des thèmes fréquents qui s’ex­ priment dans les situations de groupe : séminaires, groupes de formation, classes scolaires, amphithéâtres d’université. J. Barus (1970), relève dans les entretiens qu’elle a eus avec les enseignants, leur crainte que la classe ou le cours ne devienne un cirque, leur effort pour mater les élèves dès les pre­ miers jours de classe de peur qu’ils ne se déchaînent et n’attaquent « au défaut de la cuirasse ». Le même scénario de l’affrontement avec le monstre organise la position de certains moniteurs dans les groupes larges : la situation de groupe large, le nombre des participants, la menace de la perte de l’identité favorisent l’activation des angoisses paranoïdes-schizoïdes de dévoration par la bouche (l’Hydre) et par les yeux, de morcellement, de strangulation, de sidération (Méduse), d’étouffement ; l’attrait pour une telle situation est certainement un des éléments de la « vocation » du for­ mateur de groupe : répéter, pour la maîtriser, l’angoisse primitive d’être dévoré, castré, blessé par la bête, le monstre maternel, le persécuteur primi­ tif que représentent le groupe et son contenu. D’upe telle fantasmatique, nous pouvons penser qu’elle s’organise en rapport avec certains traits de l’histoire du sujet formateur : d’une part, une séparation précoce d’avec la mère, mais à un moment où la parole était disponible au sujet et valorisée par son entourage ; d’autre part une agression traumatique sur le corps (accident, intervention chirurgicale) contemporaine de la séparation d’avec la mère. L’affrontement avec le groupe peut prendre la signification d’une répétition compulsionnelle de cette double épreuve, dont le corps porte aussi la marque, pour en maîtriser

(Héraclès) fut condamné aux travaux forcés en punition du crime d'avoir tué ses propres enfants (ceux qu’il a formés) et sa femme, sous l’instigation d’Héra, mère nourricière jalouse de son « fils » qui, alors qu’il était bébé, avait avidement sucé le sein de la déesse. 1. Atalante combat dans les monstres le père mauvais qui l’a abandonnée. Mais elle s’identifie aussi au garçon que son père a désiré qu’elle fût. Ce n’est qu’après sa victoire sur Pelée qu’elle découvrira l’identité de son père et ira vivre avec lui, non sans décourager ses prétendants par les épreuves sportives qu’elle leur infligeait ; jusqu’au jour où l’un d’eux la conquit en lui présentant par ruse les trois pommes d’or qu’elle désirait.

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l’angoisse. La portée œdipienne de l’épreuve apparaît également dans la tentative de conquérir l’amour de la mère *, en méritant son attention admirative et ses soins réparateurs, en conquérant, au risque de la mort ou de la castration, l’objet de son désir12. Les mythes grecs nous font entendre qu’il s’agit bien, en affrontant le monstre, de recouvrer l’amour perdu ; Thésée tue le Minotaure pour délivrer Ariane à laquelle le relie le fil ombilical — c’est le même Thésée qui accueillera, dans une variante assez tardive de la légende, Œdipe vieillissant et rejeté ; Hercule expiera le meurtre de sa femme et de ses enfants sans trouver d’apaisement à sa culpabilité ; quant à Atalante, elle ne pourra retrouver l’amour de son père qu’au terme d’une longue épreuve, d’où elle sortira conforme à ce que son père a désiré qu’elle soit.

Fantasme et épreuves de la dévoration L’affrontement de la bête dévorante, de l’institution ou du groupe can­ nibale est une dimension constante de la formation. En dégageant les impli­ cations orales de la fantasmatique de la formation, dans les conduites envieuses et le complexe du Pélican (supra, p. 31-35), j’ai tenté de repérer les positions identificatoires du formateur à la mère nourricière, et de l’être en formation au nourrisseur suceur et destructeur du sein. A ces positions et à ces fantasmes correspondent, pour en assurer la maîtrise et le dépassement, les épreuves de la dévoration, dont les exemples précé­ dents illustrent la fréquence, en particulier en situation de groupe. Le savoir fantasmé comme substance orale (R. Kaës, ibid. ; R. Gori, 1973) à prendre, à donner — ou à retenir, conduit à l’élaboration d’une mythologie et d’un rituel de la formation proches de celle que provoque la conception orale de la maladie dans le chamanisme, et qui commande les pratiques de la guérison comme expulsion de l’objet pathogène hors du corps. Les pouvoirs du chaman sur la maladie sont obtenus au cours d’une initiation qui suit les mêmes phases que celle qui fonde les pouvoirs du formateur sur le savoir et sur l’être en formation : un cycle de souffrances, de mort et de résurrection. De nombreux mythes d’initiation chamanique recueillis par M. Eliade (1968) témoignent de la prévalence de la lutte contre la persé-

1. Ce que figure par exemple le bon groupe des moniteurs pour celui qui, en large groupe, affronte le monstre et s’expose à en recevoir les coups. Hercule, au onzième de ses Travaux doit enlever les pommes d’or du jardin des Hespérides. 2. Il semble que, réciproquement, l’investissement privilégié du fils par la mère soit une donnée constante dans la formation du héros ou du génie. Cf., à ce sujet, l’analyse de M. Besdine (1974) à propos du complexe de Jocaste chez les mères des génies créateurs. Freud y fut sensible, et pour cause, lorsqu’il écrit, dans Poésie et Vérité, qu’un homme qui est le fils préféré de sa mère ne peut pas échouer (cité par M. Robert, 1974, p. 141). Sur le rôle de la mère et la figure de la prostituée dans le « roman de la formation », cf. aussi le roman de J. Giono, Jean-le-Bleu, et le commentaire fort pertinent qu’en propose J. Chabot (1974).

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cution : le corps du futur chaman est détruit, morcelé, dévoré, ouvert, empoisonné, cuit,... Ce qui fait retour dans ces mythes c’est l’agressivité sadique orale et les angoisses paranoïdes-schizoïdes qui ont pour fondement l’avidité. Le chaman n’est dévoré que pour être, à la fin de l’initiation, rempli de bons produits. Son angoisse est corrélative de son désir. L’initia­ tion avortée est celle où la projection des pulsions agressives sur un objet externe dévolu, dans le mythe et dans le rite, pour le recevoir, n’a pas permis au sujet de s’en débarrasser et d’en reprendre possession par l’identification projective. De la même manière que le chaman ne peut alors guérir, le formateur, au lieu de « créer l’être et la vie » n’est capable que de répéter indéfiniment le même scénario destructeur sur les êtres en formation, comme le professeur de Ionesco ou le Pygmalion de Shaw. C’est à cette épreuve de contrôle de la destructivité orale que correspond le rite de l’exposition du formateur au groupe destructeur, morcelant, vampirisant, vis-à-vis duquel le formateur en formation réagit souvent par une solution régressive liée à l’avidité orale : celle d’une plongée dans l’intérieur de cette bouche dévorante multiple, dans ce ventre captateur, pour en contrôler la nocivité et le contenu. Les enseignants conservent souvent de leurs premières classes ou de leurs premiers amphis le souve­ nir de cette épreuve sauvage, que la dégradation du rite et l’effritement du mythe rendent particulièrement anxiogènes, sans que d’autres solu­ tions formatives que l’on veut plus scientifiques ne soient mises en place. Ces « autres » solutions, en tout état de cause, devraient assurer la consti­ tution des objets bons et gratifiants qui doivent tenir la place des mauvais projetés et permettre de lutter contre les persécuteurs internes par identi­ fication introjective avec les bons produits. Ces objets gratifiants, comme le chaman en fait l’efficace de sa médecine, sont donnés par celui qui préside à l’initiation et à la formation du formateur, pour les avoir reçus lui-même d’un autre et en avoir fait l’efficace de son pouvoir-former. La formation n’est porteuse de vie qu’à cette condition que le formateur soit assuré de porter la vie.

L’épreuve de la fécalité L’affrontement avec la bête, avec la bouche nombreuse et dévorante aguerrit le formateur à lutter contre l’objet qu’il redoute et qu’il recherche pour en triompher. On pourrait décrire l’épreuve de la fécalité dans la même projective, et sous les aspects de la fantasmatique anale impliquée dans les actes et les représentations du processus formateur. Selon l’analyse que j’ai proposée de cette fantasmatique, l’épreuve de la féca­ lité est destinée à surmonter l’angoisse de recevoir les attaques destruc­ trices de l’être en formation qui retourne contre le formateur les objets qu’il en a reçus et incorporés. Comme la dévoration est nécessaire à l’assi­ milation, l’attaque fécale est corrélative de l’exercice du contrôle du

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savoir, de l’expulsion des acquisitions pour faire place à d’autres. Ce type d’épreuve est particulièrement difficile à supporter en raison de la position qu’occupe le formateur dans le scénario fantasmatique : il est soumis à figurer pour l’autre l’objet mauvais expulsé, à « encaisser la merde », sans se sentir détruit. Ce qui est mis à l’épreuve alors, c’est la solidité et la permanence du bon objet introjecté, l’assurance, que les pulsions destructrices ne prévaudront pas contre lui ; à triompher de cette épreuve, le formateur pourra à son tour délier l’autre en formation de ses angoisses et de ses fantômes d’être détruit et déformé. Un autre aspect de l’épreuve fécale est d’être affronté à la perte de l’objet dans ses adhérences libidinales anales : il s’agit de vivre la décomposition et la perte de l’objet même de la rétention amoureuse. Il y a là comme une anticipation du destin de la transmission même de tout savoir qui, nécessai­ rement ne peut être ni entièrement, ni indéfiniment, ni infiniment retenu et conservé, fût-ce dans la plus perfectionnée des bibliothèques de Babylone. Ces deux dimensions orales et anales de la destructivité retournée en victoire sont conjointes dans la guerre considérée comme situation formative par ceux qui en ont réchappé : ici l’exaltation du sadisme fournit le motif d’une norme formative. La guerre et la violence destructrice sont, dans les mythes, des situations archétypales qui commandent de nombreux rites mili­ taires à finalité formative. Chaque groupe social et chaque classe développe selon son idéologie la vertu formative de la situation de soldat (militaire ou militant) et définit les rites qui, confrontant l’être en formation dans une lutte contre un ennemi, lui permettent d’agir sa fantasmatique.

L’épreuve de la sexualité génitale Alors que la violence guerrière est affrontement de la destructivité orale et anale, l’initiation sexuelle est confrontation avec les composantes libidinales génitales de la formation. Cette initiation s’effectue, selon les cul­ tures et les groupes selon des modalités diverses, mais toujours empreinte de la fantasmatique de la possession œdipienne. Pour le garçon, comme pour la mère, le fantasme de l’initiation de l’adolescent par la mère — par la Dame blanche ou par la prostituée —, est une des constantes du scénario formatif, dont un des lieux de prédilection est le bordel — ou la « partie ». On retrouve assez fréquemment chez le formateur — comme chez certains thérapeutes de la Love Therapy — ce désir d’être pour le jeune être en formation l’ini­ tiateur sexuel actif, direct ou indirect. Ce même désir d’être ainsi initié s’organise et s’élabore dans le fantasme de l’être en formation qui attend de son épreuve qu’elle soit un dépucelage. Certaines pratiques contempo­ raines du groupe de formation fournissent à ce fantasme l’élément soit défensif soit déculpabilisant vis-à-vis de ce désir tout à la fois de séduction et d’inceste. L’économie de cette épreuve dans sa dimension symbolique

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(qui comporte la transgression d’un savoir sur la sexualité) fait réappa­ raître dans le réel ou fixe dans le fantasme, les adhérences perverses du désir de former, dans l’érotisation du savoir et de la formation comme coït ou-comme plaisir préliminaire, et réactive la prévalence des pulsions partielles.

La castration symbolique Un dernier type d’épreuves, après la séparation d’avec l’univers maternel et infantile, l’affrontement avec le monstre dévorant et fécal, la confrontation avec la sexualité génitale, est la lutte contre la sollicitation de s’emparer de la toute-puissance supposée du père, et de devenir immnrtel et omniscient. Ce désir est impliqué dans toutes les épreuves précédem­ ment décrites, qui concernent le rapport à l’imago maternelle. Etre sollicité par la réalisation du désir d’omnipotence est ce qui mobilise le cursus héroïque du formateur et de l’être en formation; c’est ce dont il porte la marque et la culpabilité lorsque ce désir compose avec celui du parricide et de l’inceste. C’est l’épreuve même de la tentation dont nous entretient la tradition judéo-chrétienne : le « vous serez comme des dieux » de Satan n’indique pas que toute transgression est interdite à l’homme, mais seule­ ment celle qui se réalise par le meurtre du père et le refus de la génération. Le mythe établit la culpabilité de l’homme dans son désir de connaître le secret de la vie et de s’emparer de cette connaissance par un meurtre, mais aussi dans le refus de sa propre limitation. Dans les mythes de la formation, à côté du démiurge et du forgeron claudicant, le rabbin (le Golem) et le méde­ cin (Frankenstein) sont les héros formateurs exposés à la tentation œdipienne. Ce fait confirme d’ailleurs ce que nous avons souvent relevé : la coexistence des figures du prêtre et du médecin dans le désir du formateur et dans la fantasmatique de la formation 1 La marque que, dans le mythe, porte le forgeron-formateur, indique la nature œdipienne de l’épreuve et son issue. Cette marque symbolique de la castration l’institue dans un rapport généalogique par lequel il peut alors participer à l’œuvre de la création sans s’identifier à la toute-puissance ultime. Par cette marque s’instaure corrélativement un rapport de géné­ ration avec l’être qu’il forme et le sujet qui se forme. La marque de la cas­ tration symbolique, c’est-à-dire le renoncement au désir infantile de toutepuissance, garantit dès lors le formateur et l’être en formation contre

1. La rencontre entre ces figures et celle du formateur comme réanimateur, thérapeute ou thaumaturge s’éta­ blit dans le fantasme de la réparation de la mère endommagée et des objets partiels qu’elle comporte ou qu’elle contient. Dans cette perspective, former c’est réparer la mère attaquée et endommagée et ainsi se réparer soimême, à la condition d’avoir triomphé efficacement de la destructivité. J’ai développé ce point de vue dans un article (Kaës R., 1975), partiellement repris dans le présent ouvrage, où j’ai tenté de repérer la fantasmatique ori­ ginaire de la formation : L’énoncé m’en a paru être « On (dé)forme un enfant ». Mais c’est aussi « Une mère est (dé)formée » ou encore « Un enfant nous (dé)forme ». La pédagogie y trouve un de ses fondements. (Cf. dans cet ouvrage p. 1-9.)

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l’angoisse ultérieure de la castration imaginaire, c’est-à-dire la représen­ tation fantasmée de la réalisation de la menace d’émasculation. En même temps, cette marque rappelle — comme un mémorial — la menace qui pèse sur la réalisation du désir œdipien. Ce que peuvent se découvrir avoir en commun et partager le formateur et l’être en formation n’est rien d’autre que ce qu’autorise cette marque : la formation devient alors une entreprise relative et partielle, du fait de l’infinitude de l’homme mais aussi de sa perfectibilité. Dans le fantasme, la formation est déjà là, réalisée sur un mode parfait ; elle apparaît, par la marque de la castration symbolique, comme étant un devenir et une genèse. Dans le scénario probatoire de la séparation maternelle, de l’affron­ tement sauvage et de la lutte avec la figure paternelle omnipotente, le formateur occupe pour l’être en formation la même position d’objet d’épreuve : il est celui qui est à vaincre, dont il faut avoir la peau, qu’il faut subjuguer, séduire et faire plier, auquel il faut faire nettoyer les écuries d’Augias. La réciprocité des positions fantasmatiques se fonde sur le principe fondamental de leur permutabilité. La tension fantasmatique naît de cette mobilité des positions conflictuelles et de la structure groupale du fantasme.

D. De la fantasmatique à la technique de formation On peut comprendre la finalité des épreuves formatives comme le dégagement du sujet de la prise de l’objet fantasmatique sur son désir. L’épreuve, dont il porte la marque, l’en détache et l’en différencie ; elle réduit l’écart entre le désir de la satisfaction et la satisfaction obtenue en réalité. Elle garantit contre l’hallucination et le retour paralysant et anxio­ gène du refoulé. La réduction de cet écart et les garanties qu’elle apporte passent par la découverte et par l’acquisition d’une technique, par le maniement d’instruments à l’utilisation desquels le sujet s’est formé, par l’assimilation d’attitudes et de dispositions créatrices intégrant la destruc­ tivité 1 La formation est alors médiatisée par un ensemble de règles instru­ mentales, d’outils, de disciplines aptes à rendre possible la reconnaissance et le traitement de la demande du sujet dans son rapport avec la réalité psychique, sociale et matérielle. Mais cet écart ne se résorbe jamais dans 1. Dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité, Freud écrit (éd. 1962, p. 72) « que la formation et l’éducation s’effectuent aux dépens de la sexualité, c’est-à-dire de la réalisation directe des buts sexuels ». Nous avons admis que la formation comporte et requiert une dimension sexuelle, et qu'elle ne s’effectue qu'à travers la mise en œuvre du dualisme pulsion­ nel, par le primat de l'Eros sur la pulsion de mort.

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la coïncidence totale, sauf précisément dans l’adéquation du fantasme avec son objet. La tendance à la performance, le postulat de la perfectibilité sur quoi repose toute entreprise de formation s’établit sur le maintien de cet écart, c’est-à-dire sur la relation dynamique entre le désir (prévalent) de former et de faire vivre, et les règles qui lui donne une forme et un contenu humanisants.

La dépression comme position inaugurale de la formation Selon M. Klein (1930), le désir de perfection et le processus de la sublimation prennent racine dans l’angoisse dépressive, dans la peur de la désintégration. Une récente enquête de F. Amiel-Lebigre (1971) montre la prévalence, dans une population d’enseignants, des angoisses et des manifestations dépressives. Bien qu’aucune hypothèse ne soit faite sur l’origine de ces troubles, il est possible de formuler l’idée que les conditions mêmes de la formation de ces enseignants pourraient être ici impliquées. La réduction et le dépassement de ces angoisses est une des finalités du système des épreuves formatives, dont il est envisageable de concevoir différents modèles. A travers les variantes que proposent les diverses structures socia­ les et culturelles, les épreuves formatives assurent l’être en formation, comme d’abord le formateur, de sa capacité créatrice, de la confiance dans ses vertus formatives. En même temps, les différentes épreuves réinstaurent l’objet de la formation dans l’ambivalence tolérable ; elles le constituent, du même mouvement, dans son autonomie. La capacité de former des symboles (M. Klein, 1930) est, de ce point de vue, de même nature que celle de former des hommes : l’une et l’autre sont liées à l’issue et au dépasse­ ment de l’angoisse dépressive dans l’activité réparatrice et le désir de perfection, auxquels la phase génitale apportera la dimension d’une instrumentalité ordonnée au développement de la vie. La dépression peut être considérée comme la phase inaugurale du processus formatif, du désir de former et de se former. Elle apparaît au seuil de toute situation formative, et réapparaît dans les phases où se profile la menace de la perte de l’objet à former, la crainte d’être dépourvu de la bonne technique qui en assure la médiation, d’être à nouveau sub­ mergé par les pulsions léthales et autodestructrices, la nécessité compul­ sive de réparer l’objet endommagé. Il est rare que des formateurs n’aient pas eu à vivre ceci : que former l’autre à savoir, c’est le « perdre », c’est s’en sevrer, s’en séparer. Cette position est cruciale, car c’est à travers elle que, pour la pre­ mière fois dans le devenir du sujet, l’angoisse se mobilise sur le sort de l’autre. Le dépassement de cette angoisse rend possible une nouvelle capacité de prendre en considération et d’apprécier la réalité, d’établir des rapports positifs avec des objets totaux et de consolider les objets

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bons à l’intérieur du moi. On pourrait avancer que le dépassement de cette angoisse, l’établissement de ces capacités, signent la fin — provisoire et relative — de la relation formative. Ce qui advient par la suite est sa mise à l’épreuve par la réalité, par la capacité à recevoir et à donner du plaisir.

Formation et affirmation de soi . La position dépressive, qui vise à conserver l’objet, est en effet le résultat d’une expérience d’amour fondamentale. L’objet d’amour inter­ nalisé par identification joue un rôle de tout premier plan dans le proces­ sus de la formation individuante et socialisatrice. Il mobilise, dans l’indi­ vidu et dans les groupes qui s’organisent par lui, les mécanismes nécessaires à sa conservation et à sa circulation. Il est l’objet même qui définit la génération comme phénomène de transmission de la vie. Par là même, il implique une perte qui, pour que la vie soit transmise requiert que la dimension de la mort ne soit pas éludée (par projection ou par auto­ destruction) dans la formation. Les formateurs détruisent en effet pour maintenir l’illusion qu’en détériorant l’autre, en projetant sur lui la mort qu’ils nient pour eux-mêmes, ils pourront se rendre immortels, omniscients et tout-puissants comme les dieux. Les formateurs se détruisent eux-mêmes en faisant le sacrifice d’eux-mêmes pour préserver l’objet d’amour : autre façon de maintenir — en devenant un héros — l’illusion qu’un objet idéal peut éluder la mort. Dans cette perspective, la culpabilité est un sentiment nécessaire à l’élaboration d’une attitude formative non névrotique. Pour être vivifiante, celle-ci doit passer par l’abandon du désir d’omnipotence et d’immortalité, dont le corollaire est ou bien la projection sur autrui de la destructivité, ou bien l’autodestruction pour conserver, en déni de la mort, l’objet idéal. La culpabilité réintègre la dimension de la mort dans l’activité for­ matrice et chez le formateur lui-même en rendant possible, au contraire de la destruction, l’affirmation de soi et l’amour pour l’autre-en-formation. Telle pourrait être la dimension nécessaire du courage et de l’amour dans le désir de former et de se former : l’affirmation de soi et l’amour pour l’autre, non en déni de la mort et de la castration, mais en dépit de celles-ci. Qui se croit immortel et tout-puissant n’aime ni ne forme, recherche dans l’épreuve de nouvelles armes pour donner la mort au lieu de la vie, afin de se préserver de l’inéluctabilité de l’une et des risques de l’autre.

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La fantasmatique de la formation psychanalytique par Didier ANZIEU

1. Portée et limites de l’objection psychanalytique aux métho­ des de formation psychologique Toute formation des adultes qui se propose comme but la compréhension de soi et des autres et comme démarche de base une autre que celle de la cure psychanalytique — enseignement magistral, commentaires de textes, stage, techniques de groupe — appelle de la part des psyschanalystes une objection radicale : une telle formation présuppose que les savoir et les savoir-faire, à la transmission desquels elle se cantonne, vont fonctionner, chez les personnes formées, indépendamment de leur organisation subjective. Or, tant qu’il n’a pas été analysé dans une cure elle-même individuelle, le fantasme individuel capte, altère ou paralyse la perception et l’intelligence de tout ce qui se rapporte au fonctionnement de l’appareil psychique. Seule la formation psychanalytique, parce qu’elle opère au préalable à un autre ni­ veau, celui du savoir-être, permet au candidat d’accéder à la possibilité à la fois d’un savoir vrai sur son propre inconscient et de savoir-faire appropriés aux effets de résistance et de transfert par lesquels l’inconscient des autres va se manifester à lui quand ils lui demanderont d’être enseignés, rééduqués ou guéris. On a reconnu dans ces trois étapes (savoir-être, savoir, savoirfaire) les trois pièces maîtresses dont l’enchaînement constitue la forma­ tion psychanalytique-type : la psychanalyse personnelle du candidat, dite psychanalyse didactique ; la participation à l’enseignement, donné sous forme de séminaires théoriques, techniques et cliniques ; la pratique des premières cures contrôlées. La psychanalyse appliquée par Freud aux faits sociaux et aux œuvres

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culturelles laissait entrevoir ce que ses successeurs, s’appuyant sur les travaux des philologues et des historiens des religions, spécialement eu égard à la mythologie grecque, ont confirmé. Que ce soit en matière de production — culture du sol, fabrication d’objets à l’aide du feu, à partir de la terre (poterie) ou de minerais (métallurgie) —, qu’il s’agisse d’éducation, d’ini­ tiation, de guérison, de gouvernement, les activités collectives obéissent simul­ tanément à un modèle technique et à un modèle fantasmatique. Le premier, conscient, permet la maîtrise de la réalité externe. Le second, inconscient, apporte l’indispensable prise en considération de la réalité interne. La fantasmatique en jeu dans ces activités s’avère être toujours une fantas­ matique de la procréation : elle met en scène les objets contenus dans le corps de la mère, le bien ou le mal que ces objets internes peuvent faire, les relations qu’ils entretiennent entre eux ainsi qu’avec le contenant mater­ nel et le pénis masculin, la façon dont ils germent et prolifèrent ou dont ils sont introduits et expulsés. Former des adultes, tout autant qu’élever des enfants, faire pousser des plantes ou transformer une matière première par la cuisson, consiste à créer des produits. Il est insuffisant, et parfois faux, de dire que le formateur cherche à les créer à son image. Mais il ne les crée pas sans désir : or, ce désir, ainsi que la fantasmatique dans laquelle il est pris, n’a point encore été sérieusement examiné. Il n’en est pas de même pour le sujet qui, mi par pression sociale, mi par engagement individuel, demande ou accepte d’être formé. Celui-là ne vient pas non plus sans désir, mais, on le sait, il s’agit d’un désir disponible, c’est-à-dire refoulé parce qu’interdit, donc incons­ cient et mis en scène défensivement dans un fantasme personnel. Les autres désirs en effet, le sujet en fait son affaire en les mettant habituellement en acte dans des entreprises en rapport avec la réalité externe. Par contre, tout ce qui est annoncé ou supposé avoir un rapport avec la réalité psychique — la formation, la cure, le changement intérieur — éveille ce que la psychana­ lyse a découvert être au cœur de cette réalité interne : la dramatisation du conflit entre le désir et la défense. Seule une expérience personnelle de la cure psychanalytique dégage le sujet de l’emprise de son fantasme incons­ cient pour lui rendre la liberté de son désir. Que peuvent lui apporter des conceptions de la formation qui prétendent faire l’économie de cette étape ? Aucune expérience collective, fût-elle conduite dans une perspective psycha­ nalytique, ne saurait le mener à ce point. Quant aux expériences de forma­ tion individuelle avec un mentor, elles aident seulement à l’appropriation de techniques matérielles et mentales par la transformation et le renforcement d’identifications secondaires, notamment de celles constituant l’idéal du moi. Nous pouvons maintenant formuler plus clairement la critique psycha­ nalytique de ces conceptions. La formation qu’elles apportent se résume en deux points : amélioration des stratégies défensives de certaines instances contre le processus primaire ; aménagement d’un champ illusoire d’accom­ plissement du désir analogue, par sa dynamique, à celui du rêve. Les sujets

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formés changent de croyances, non d’attitudes. La différence tient en ce que les contenus psychiques sont, non plus comme dans le rêve éminemment privés, mais partageables et par là même crédibles. Ainsi toute formation de ce type aboutit, en termes d’économie psychique, à une formation de compromis collective. Ce caractère est encore accentué dans les méthodes de groupe. Celles-ci suscitent une circulation fantasmatique où des rejetons du fantasme indi­ viduel inconscient de chacun peuvent trouver place, ce qui procure un plaisir intense parce que gratuit à ceux qui en font l’expérience, sans tou­ tefois changer rien d’essentiel en eux. Quant à l’angoisse de réaliser des désirs interdits, elle se trouve aussi assez massivement libérée, ce qui donne au sujet occasion de mieux la tolérer ou de mieux s’en défendre, mais non de s’en dégager. Les énergies nouées dans le scénario fantasmatique individuel trouvent là une soupape d’échappement contrôlée et passagère et des signi­ fiants bloqués entrent pour un temps dans des enchaînements de sens, mais le fantasme n’est pas interprété et l’organisation subjective inter- et intrasystémique reste intacte. Après la crise de la religion, la crise de la philo­ sophie, la crise de l’art auxquelles ont contribué les démythifications freu­ diennes, après la crise de l’éducation des enfants dans laquelle la psycha­ nalyse a joué son rôle, voici dévoilée l’illusion formative, nouvelle ruse collective au service de deux maîtres, le fantasme individuel inconscient qui s’y fait entendre en écho — un écho très médiatisé — et les mécanismes de défenses dont le moins subtil n’est pas celui qui laisse entendre aux gens qu’ils vont devenir adultes, qu’ils peuvent changer et même qu’ils y ont réussi sans que le noyau organisateur de leur vie psychique soit touché. Comme toute illusion, l’illusion formative fait croire dans le domaine qui est le sien (acquérir plus en soi-même, devenir autre) qu’on peut prendre ses désirs pour des réalités. Ce à quoi l’appareil psychique n’ect que trop porté de lui-même sans qu’il soit besoin d’y ajouter une caution institutionnelle. Or, les psychanalystes qui tiennent ce langage sont à leur tour actuelle­ ment, dans leurs corps constitués, impliqués dans un processus analogue à celui qu’ils ont su jusqu’ici identifier chez les autres mais à l’égard duquel ils se trouvent démunis'faute d’un tiers médiateur permettant son-déchiffrement. La formation psychanalytique, qu’ils opposent comme modèle de vérité aux autres démarches formatives considérées comme des modèles de leurre, subit elle-même une crise. Elle apparaît infiltrée de toute une fantas­ matique qui se répand de plus en plus dans le corps social, parmi les candi­ dats et jusque chez les maîtres que sont les psychanalystes didacticiens. Ainsi la formation psychanalytique, instrument clé du repérage des fantasmes, se révèle être devenue pour eux un nouveau lieu de fixation, et un lieu parti­ culièrement retors. Mais n’en a-t-il pas été ainsi depuis le début de la psy­ chanalyse ? N’en a-t-il pas été ainsi dès sa naissance pour chaque nouvelle méthode de formation ? Dernière à être découverte, l’existence d’une fan­ tasmatique inhérente à la formation psychanalytique ne pourrait-elle, si

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l’on parvenait à l’analyser, éclairer au mieux les mécanismes et les avatars du soubassement fantasmatique de toute formation ?

2. La fantasmatique originaire de la formation psychana­ lytique La découverte de la psychanalyse par son fondateur et par les premiers disciples de celui-ci a été, comme toute entreprise de conquérant, un acte œdipien. L’auto-analyse de Freud, il nous en a laissé la confidence, fut déclen­ chée par la mort de son père (cf. Anzieu, D., 1959). Embrasser un domaine resté jusque-là inconnu, fouler une terre vierge, regarder le mystère en face, fut sa façon de prendre la place devenue vacante et de posséder à son tour le corps de la mère, dont l’inconscient s’était trouvé être pour lui la symboli­ sation. Dans cette tâche, Fliess fut sa Sphinx, Anna son Antigone et Breuer son père adoptif de Corinthe. Se vouloir psychanalyste, du temps de Freud, c’était se risquer à une acti­ vité peu lucrative et mal considérée des médecins, des prêtres, des auto­ rités. Mais, c’était se partager le corps imaginaire de la mère, chacun pouvant jouer à loisir avec le morceau qui l’intéressait, qui avec le sadisme oral, tel Abraham, qui avec le symbolisme, comme le fit Jones, sans empiéter sur la part et le plaisir des autres, car peu nombreux étaient les pionniers et vaste le corpus nouveau dont Freud proposait à leur perspicacité le déchiffrement et à l’établissement duquel chacun pouvait collaborer sans trop de culpa­ bilité, le maître ayant non seulement donné l’exemple de la transgression nécessaire pour savoir mais aussi dévoilé la nature de l’interdit frappant toute curiosité sexualisée. Les travaux d’une historienne des religions, Marie Delcourt (1944), ont d’ailleurs depuis montré comment la légende grecque d’Œdipe a rassemblé après coup, sous forme d’un discours mythique cohérent, l’ensemble des rites grecs archaïques relatifs à l’accès à la royauté. Le mythe d’Œdipe se trouve donc nécessairement être celui que réalise tout conquérant, du moins à l’intérieur d’une culture où la mythologie grecque continue de parler. La particularité de la conquête freudienne tient en ce que pour la première fois l’objet et la démarche de la conquête ont été confondus, que le com­ plexe d’Œdipe, moteur de la découverte, en fut aussi le terme (Anzieu, 1966). Quand elle fut instituée, la formation psychanalytique tira pendant quel­ que temps sa vigueur de cette même fantasmatique œdipienne. La première conception fut celle de Freud : on devient analyste par l’auto-analyse et par la fréquentation des écrits et des cercles psychanalytiques, c’est-à-dire on se réalise comme un Œdipe conquérant et on en témoigne par les contribu­ tions que l’on apporte à la technique, à la clinique ou à la théorie psy­ chanalytiques. La seconde fut, à l’initiative de Ferenczi, instaurée entre 1918 et 1922

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par la naissante Association Internationale de Psychanalyse pour complé­ ter la première : nécessité d’une psychanalyse personnelle, à caractère didac­ tique, pour le futur psychanalyste ; établissement par la société de psycha­ nalyse d’une liste de ses didacticiens ; fixation d’une durée minimum pour l’analyse didactique (six, puis douze, puis dix-huit mois) et pour la for­ mation (trois ans) Le caractère didactique de l’analyse du candidat signi­ fiait alors, non pas que celui-ci avait à guérir d’abord de son éventuelle névrose s’il avait l’ambition de soigner d’autres névrosés (doctrine qui s’affirma plus tard) mais qu’il devait faire l’expérience sur lui-même des vérités psychanalytiques afin d’assumer pleinement leur mise en œuvre dans les cures qu’il conduirait, ou que déjà il conduisait. Ainsi se marquait nette­ ment la distinction entre formation et apprentissage. La psychanalyse ne s’apprend pas dans les livres, dans des discussions de sociétés savantes, ni même dans une confrontation personnelle avec un aîné plus expérimenté (l’obligation pour le débutant d’une supervision de ses premières cures fut instituée après celle de la didactique et donna lieu à un vif conflit entre Berlinois, partisans de différencier pour l’élève le contrôleur et l’analyste, et Viennois et Hongrois qui estimaient le didacticien seul en état d’éclairer le débutant sur son contre-transfert). Un tel apprentissage, encore qu’indis­ pensable à titre de complément, agit sur un plan intellectuel ; il permet de parler de la psychanalyse comme pourraient le faire, comme le font de plus en plus psychologues et philosophes, non d’en faire. La psychanalyse requiert une formation, c’est-à-dire que le savoir-faire y est subordonné à un savoir-être, à une manière d’entendre son propre inconscient et d’écouter celui des autres sans s’impliquer dans la réponse qu’on y donne. La psy­ chanalyse didactique fut instaurée avec un double objectif : débarrasser le futur praticien de ses points aveugles par rapport aux vérités psychanalyti­ ques ; le dégager du narcissisme qui déjà viciait les rapports à l’intérieur des sociétés psychanalytiques. C’étaient là d’ailleurs deux facettes d’un même but : lever la résistance épistémologique. La psychanalyse se présentait alors comme une aventure : révélation sur soi, transgression intellectuelle. La guérison, le cas échéant, était donnée de surcroît. Tout cela restait encore très œdipien. Les milieux médicaux et scientifi­ ques demeuraient critiques ou réservés. Les régimes politiques nouveaux venus — national-socialisme allemand, communisme soviétique — furent hostiles. La psychanalyse était, moralement ou légalement, interdite. S’y adonner, c’était transgresser l’interdit, c’était réaliser le vieux désir d’enfance de connaître les mystères de la sexualité, c’était arriver, malgré les parents, à être comme eux, c’était en savoir plus que la génération précédente et 1. Pour un historique plus détaillé de la formation psychanalytique, c/. Perrier, N., 1970. La durée minimum de la didactique fut portée à quatre ans en 1947. Le problème des « con­ ditions d’admission des candidats » (à entendre comme suit : faut-il admettre des nonmédecins à la formation psychanalytique?) mina dès 1927 l'autorité de l’international Training Committee. A partir de Î936, les sociétés américaines cessèrent de se soumettre à ce dernier pour l’établissement de leur réglementation et réservèrent la psychanalyse aux médecins.

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triompher sur elle. Le complexe d’Œdipe n’était pas seulement l’objet de la cure ; il était aussi le moteur de la formation. Libérer les forces vives qui poussent à la possession de l’objet incestueux et à la compétition avec le rival, les déplacer sur d’autres buts et d’autres objets que ceux de l’enfance, mais en gardant intacte la puissance pulsionnelle, c’était, pour cette seconde génération d’analystes, devenir adulte, c’est-à-dire désirer et lutter, créer et fonder. La reviviscence œdipienne aboutissait en effet, dans le meilleur des cas, à des sublimations créatrices. Tout n’était pas que sublimation. Victor Tausk développa une liaison avec Lou Andreas Salomé, qui avait à peu près l’âge de sa mère et qui passait pour être l’égérie de Freud. Ferenczi, inversement, mit vingt ans à épouser la femme qu’il aimait. La psychanalyse, pour les élèves masculins, était une femme plus désirable qu’angoissante, une mère dont la possession, ne pou­ vant être que symbolique, n’était pas complètement interdite et, pour cette possession, ils se battaient, tantôt se déchirant entre eux, tantôt s’unissant contre le monde extérieur s’il la menaçait. Mais, ils se battaient surtout en eux-mêmes, osant affronter l’angoisse de castration, et la fantasmatique sous-jacente de la formation psychanalytique faisait de celle-ci une école du courage face aux dangers intérieurs. Pour les élèves-femmes, la psy­ chanalyse était agissante d’une autre façon : organe de Freud, érigé par lui, nouvelle méthode et gai savoir qui leur reconnaissaient enfin un désir vital d’appropriation du pénis paternel, corps de vérités très proches de leurs corps, dont elles se laissaient pénétrer et qu’elles sentaient alors vivre en elles, la psychanalyse devenait quelque chose qu’elles avaient dans le ventre et qui leur donnait avec leurs patients des possibilités de sentir et de guérir à ce niveau-là. Freud lui-même continua toute sa vie son désir œdi­ pien à la fois sur le plan privé et sur le plan créateur. Par exemple, quand un peu avant 1914, il fonda l’institution — l’Association Psychanalytique Inter­ nationale — qui devait rassembler en un corps unifié les praticiens de la psychanalyse, assurer la transmission de celle-ci et en préserver la rigueur conceptuelle et technique, les démêlés violents qu’il eut avec Jung lui arra­ chèrent l’intuition que les deux tabous fondamentaux de toute société, celui de l’inceste et celui du parricide, étaient de nature œdipienne (cf. Freud, S., 1912-1913).

3. Les problèmes actuels de la formation psychanalytique De nos jours une situation différente mobilise une autre fantasmatique, et ceci pour quatre raisons principales. Première raison : le public n’a plus la psychanalyse en méfiance, voire en horreur. Elle attire et rapporte si ce n’est la richesse, les honneurs et l’amour des femmes, du moins de l’argent, du prestige et l’exercice d’une certaine séduction sur les étudiants et sur les gens cultivés. Entrer en psychanalyse n’est plus aller à contre-courant ;

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c’est même se laisser porter par le courant ; dans des milieux de psychiatres, de psychologues, dans certaines institutions, il faut se faire psychanalyser si l’on veut être estimé, parfois même si l’on veut faire carrière. Dans ces conditions, le projet de devenir psychanalyste peut être une façon détournée de faire l’économie de l’angoisse de castration. Un second facteur tient en la diffusion des connaissances psychanalytiques. Le complexe d’Œdipe a cessé d’être un mobile secret, l’objet d’une curio­ sité conquérante pour devenir une réalité vulgaire que les critiques iden­ tifient dans les œuvres d’art, les parents chez leurs enfants, les sociologues dans les mouvements collectifs. Le candidat sait d’avance que son analyse didactique le lui apprendra et, bon élève, il s’empresse, aux premières mani­ festations, de le nommer à son analyste. Cet hommage qui lui est ainsi rendu est d’ailleurs une façon de s’en acquitter sans aller y voir de trop près. Le changement de dénomination est d’ailleurs significatif. Freud avait découvert dans le mythe d’Œdipe le noyau organisateur de la névrose, de l’éducation, de la culture. Sous l’influence de Jung, l’expression de complexe d’Œdipe fut adoptée et resta. Etre psychanalyste n’a ainsi plus rien d’homérique ou de sophocléen, ne consiste plus à réactualiser pour son compte une grande trame symbolique, figuration des drames humains fondamentaux de la séparation de la mère, de l’exposition aux dangers, aux blessures, de l’affrontement aux imagos, des remaniements identificatoires. Œdipe, de mythe devenu com­ plexe, fait pour le candidat trop instruit l’objet non plus d’une formation mais seulement d’un apprentissage. Il n’invite pas à un renouveau créateur personnel. Il est le nom d’une maladie dont on espère guérir soi-même et les autres, celui d’une fonction de l’appareil psychique dont on soigne les anomalies ou le sous-développement, le patronyme d’une corporation. La formation psychanalytique tend à devenir le champ d’une pseudo-œdipification. On comprend, dans ces conditions, que Deleuze et Guattari aient pu dénoncer, dans leur Anti-Œdipe (1972), la notion même de complexe d’Œdipe comme étant une fausse explication dans les sciences sociales. Une seule erreur dans leur livre : ce dont ils parlent n’est pas le noyau œdipien universel de la personne humaine, mais le pseudo-Œdipe défensif fabriqué par notre culture. Nous voilà déjà au troisième point. La psychanalyse, la fécondité de ses applications s’étant affirmée, le nombre de ses adeptes s’étant accru, a dû faire ce qui advient nécessairement aux petits groupes qui grandissent : s’institutionnaliser. La contestation interne aux sociétés de psychanalyse a depuis quelques années beaucoup publié que l’existence de règlements concernant la sélection des futurs analystes et de standards concernant les étapes de leur cursus, celle d’une nouvelle caste de privilégiés, les didacticiens, avaient beaucoup affadi la vertu formatrice de l’expérience psychana­ lytique. « Ce n’est plus à ce qu’il apporte à la chose freudienne qu’on attend l’analyste, mais à ce qu’il en reçoit, de par sa formation. Est analyste celui qui a été analysé par un didacticien, lui-même reconnu comme tel »

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(Perrier, N., 1970, p. 76). Notons au passage que cette contestation, là où elle a été libre de le faire, a échoué à trouver un meilleur système de formation : la suppression de la plupart des règles, l’habilitation confiée à un seul maître absolu ou au collège des candidats eux-mêmes s’étant avérés pour le moins aussi inefficientes, voire souvent plus pernicieuses que le système traditionnel. Toute institutionnalisation est un processus à double face. La chose est évidente ici. Par un côté, l’institutionnalisation de la psy­ chanalyse a constitué une protection contre les angoisses suscitées chez les analystes par le contact quotidien avec l’inconscient : la psychanalyse en tant qu’institution sociale s’est érigée en défense contre la trop révo­ lutionnaire découverte initiale de Freud. Par un autre côté, l’institution, en tant que garantissant le système des règles et le code ethnique requis pour rendre opérante la cure, remplit une fonction indispensable : elle fournit une référence symbolique qui intervient en tiers entre l’analyste et son patient ; sans une telle référence, la relation psychanalytique tend à se pervertir en relation duelle ; la demande de formation, au lieu d’aboutir à un changement intérieur chez le candidat, se satisfait d’une part de l’acquisition intellectuelle de la doctrine psychanalytique utilisée comme idéologie et d’autre part de la réalisation fantasmatique d’une relation fusionnelle avec le partenaire dans la cure. Tenons-nous en pour le moment à la première face. Demander à une institution psychanalytique une psychanalyse didactique est un alibi défensif pour éluder la reconnaissance de sa propre névrose et la nécessité d’avoir à la faire traiter. La réponse officielle de la Commission chargée de la sélection préalable, fût-elle assortie des précautions d’usage, dont l’effet reste pure­ ment rhétorique, confirme au candidat, si elle est favorable (ou « nondéfavorable »), avant que l’épreuve n’ait commencé, que le label lui est à peu près assuré au terme d’un parcours dont la route lui est tracée d’avance. Il est déjà du côté des psychanalystes, sans passer par celui des malades : ne l’appelle-t-on d’ailleurs pas « analysant » et non plus « patient » ? Ceci l’encourage à mettre hors du circuit de la formation, autant que faire se pourra, sa propre névrose et à idéaliser le psychanalyste comme ce surhomme qui serait exempt de névrose. Parallèlement, l’intervention dans le contrat psychanalytique d’une institu­ tion non comme garant mais comme contractant gauchit l’expression que le sujet sera amené à faire de son rapport à la loi et rend ce rapport plus difficilement analysable. Le névrosé qui entreprend une cure demande à être guéri. A quoi le psychanalyste répond : changez d’abord, et pour cela accomplissez un travail psychique très particulier selon certaines consignes que je vais vous donner, et vous guérirez de surcroît. Or, le contrat pro­ prement psychanalytique, à la fois simple et opérant, se trouve doublé, dans îe cas d’un candidat, d’un contrat parallèle complexe, mi-tacite, mi-officiel, avec l’institut de formation. Ainsi, au départ le didacticien n’est pas élu librement par le candidat ; dans le meilleur des cas, celui-ci le choisit parmi

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une liste limitative ; parfois la commission le lui désigne ; il arrive même à certains didacticiens de jeter leur dévolu sur des impétrants chez qui ils croient flairer un destin analytique à venir susceptible de faire briller aux yeux de tous leurs propres mérites didactiques. Quand ensuite il s’agit de décider de l’accès du candidat à la pratique de cures contrôlées une nou­ velle difficulté se présente. Si le candidat en décide seul, c’est la porte ouverte à un acting out de sa part. Si les Commissions de sélection interviennent, elles sont embarrassées. Ou bien elles sollicitent l’avis du didacticien et celui-ci exerce sur son patient un pouvoir réel, alors que le processus analytique ne peut développer complètement ses fruits que si l’analyste a renoncé à tout pouvoir autre que celui du silence ou de l’interprétation ; de plus, comment l’apprenti-analyste pourra-t-il assimiler cette règle fondamentale du renonce­ ment au pouvoir dans sa pratique si ce qu’il imagine de son propre analyste, à savoir que celui-ci a pleins pouvoirs sur lui, reçoit une caution, au lieu d’une interprétation ? Ou bien les Commissions excluent de leurs débats l’analyste du candidat et il leur est difficile de trouver des critères d’apprécia­ tion suffisants et des informations sûres. Il est difficile aussi à des didacti­ ciens, souvent en rivalité entre eux, de ne pas chercher à se juger indirec­ tement les uns les autres à travers leurs élèves. De plus, la réponse de la Commission, quels que soient les pronostics les plus avisés des commissaires et les précautions prises en conséquence par eux dans sa rédaction, par le fait qu’elle survient pendant l’analyse du candidat introduit dans celle-ci des effets généralement imprévisibles. Une réponse favorable tend à accentuer l’idéalisation latente, chez l’analysant, de son psychanalyste, de sa société psychanalytique et de la psychanalyse en général, et ce processus risque d’échapper à la vigilance et à l’interprétation du didacticien pour peu qu’il soit lui-même pris de son côté dans un processus analogue. Inversement, un refus de la part de la Commission alimente l’automatisme de répétition et réactivant la dépendance transférentielle à l’image d’une mère qui refuse à son enfant la croissance et l’autonomie de ses désirs ; le corps constitué des analystes vient alors littéralement donner corps à cette image dont le psy­ chanalyste didacticien a désormais le plus grand mal à faire saisir à l’inté­ ressé le caractère fantasmatique. Ainsi l’enchevêtrement du contrat avec l’analyste et du contrat avec l’institut déplace la loi incarnée par l’institution du côté du désir (de devenir analyste) ou déplace le désir (supposé de la mère toute-puissante et destructrice) du côté de la loi. L’analyse, chez le candidat, du conflit du désir et de la loi comme constitutif du conflit psy­ chique, de l’organisation œdipienne et de la possibilité même de désirer, s’en trouve biaisée. La quatrième et dernière cause d’évolution réside dans l’avancement du savoir psychanalytique. Freud a inventé, entre 1895 et 1900, une science nouvelle qu’il n’a cessé d’accroître jusqu’à sa mort en 1939. Ses premiers disciples y ont contribué dès les années 1910 par leurs apports. Ses succes­ seurs ont, de son vivant et après sa disparition, continué de découvrir

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toujours plus. Ainsi, une école anglaise issue de Melanie Klein ne cesse de faire progresser l’étude des premiers mois de l’existence et des processus psychiques archaïques ; les notions d’illusion (Winnicott), de défaut fonda­ mental (Balint), de contenant (Bion), de sein-toilettes (Meltzer) constituent des acquisitions récentes dont l’adoption se répand rapidement. Or, en contra­ diction avec ces faits, la représentation du savoir psychanalytique la plus répandue chez les candidats n’est pas celle d’un dynamisme créateur cons­ tant et continu. Pour eux, la fécondité serait tarie et la psychanalyse se trouverait définitivement constituée ; système clos, cohérent, dogmatique, où il n’y aurait plus rien à découvrir ; en un mot, une idéologie. Se former, c’est-à-dire trouver par eux-mêmes un certain nombre de vérités importantes, et les intégrer à leur être, leur devient difficile. Les vérités psychanalytiques leur sont intellectuellement connues d’avance. La fraîcheur de l’expérience intérieure telle que quelqu’un de non-sophistiqué pourrait la faire leur devient inaccessible. Ils vivent cette expérience selon une fantasmatique de l’encombrement : tout est comblé, fermé et ils se sentent étouffés. Les programmes souvent encyclopédiques des Instituts de formation psychanaly­ tique renforcent cette tendance à substituer un apprentissage de type scolaire à une formation personnelle. Pour la génération actuelle des candi­ dats, les psychanalystes des générations antérieures étaient des géants en comparaison desquels ils s’éprouvent comme des petits derniers. Jamais ils ne dépasseront ni n’égaleront leurs ancêtres ; ils n’arriveront même pas à apprendre tout ce que ceux-ci savaient. La position œdipienne est bien ici celle non plus d’un noyau créateur mais d’un complexe névrotique inhibi­ teur : nous, la jeune génération, nous sommes impuissants par comparaison à vous, les géniteurs, les fondateurs, les inventeurs ; il ne nous reste plus qu’à être des contestataires gratuits ou des répétiteurs conformes. Quand des aînés se sont comportés en héros, c’est-à-dire quand ils ont affronté avec succès le monstre maternel (ici, l’inconscient) et fondé une société, il ne reste plus aux cadets, pour se valoriser aux yeux de la mère, qu’à être leurs chantres ou des hérétiques. Ainsi, à l’heure actuelle, le projet de devenir psychanalyste se situe, pour résumer les quatre points que nous venons de passer en revue, dans un contexte de pression sociale positive, de pseudo-œdipification de la relation analytique, de codification de l’apprentissage et d’expérience de la cas­ tration imaginaire dans le domaine du savoir. Aussi la fantasmatique inconsciente de beaucoup de candidats à la formation psychanalytique les apparente-t-il plus à Pisistrate qu’à Œdipe. Celui-ci, subordonnant le poli­ tique au sexuel, n’avait pris le pouvoir que pour trouver le bonheur de s’unir, sans le savoir, à sa mère. Celui-là, très au courant des légendes et des rites concernant l’accès à la royauté, s’était, avant de prendre le pouvoir, délibérément uni à sa mère et l’avait publié afin de rendre plus crédible, par sa bonne fortune sexuelle, son dessein politique. Là réside le passage de la tragédie à la stratégie. Devenir psychanalyste de nos jours

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est pour beaucoup la réalisation d’un rêve de pouvoir. Pouvoir sur soimême, par la maîtrise espérée de l’angoisse et des pulsions. Pouvoir sur les patients, qui le feront dépositaire de leur vulnérabilité et dont le transfert sur lui l’assurera d’un règne silencieux sur eux. Accueillir les autres parce qu’ils sont faibles, souffrants et aveugles sur eux-mêmes, c’est s’assurer d’une position de force. Leur infliger la frustration, c’est d’une certaine façon s’en affranchir pour soi-même. La stratégie consiste ici à mettre la connaissance de l’inconscient et en quelque sorte sa capture au service de fins personnelles. Fins perverses pour les uns, fusionnelles pour d’autres ; pour les derniers enfin, quête d’un métier réparateur de leur défaut fonda­ mental. Un dénominateur commun à tous ces buts : ressusciter, sous cou­ vert d’une démarche œdipienne, la relation duelle au sein que le nourris­ son, démuni et prématuré, fantasme, à la mesure inverse de sa détresse, tout-puissant. D’où l’utopie de l’auto-formation, si à la mode de nos jours dans certaines sphères psychanalytiques : se faire soi-même, sans référence à un tiers, c’est réaliser l’identification primaire à une génitrice concevant ses enfants par parthénogenèse. D’où le primat accordé dans la pensée à la catégorie de totalité, tentative implicite d’échapper à l’an­ goisse de la castration imaginaire et qui pourrait s’énoncer comme suit : mon corps est un tout intact ; de plus il forme avec le corps de ma mère un tout indivis.

4. La fantasmatique actuelle est celle de la mère idéale La puissance ainsi recherchée dans la psychanalyse est de type non plus paternel mais maternel. A cela concourent plusieurs raisons. Un père, c’est un auteur, un fondateur. Cette fonction a été remplie originellement par Sigmund Freud et partagée et prolongée par ses premiers disciples. Jones a fondé la psychanalyse en Amérique du Nord puis en Angleterre ; Abraham en Allemagne ; Ferenczi en Hongrie ; de Saussure en Suisse, etc. Puis est venu le moment où il n’y a plus eu grand chose à fonder, où les psychanalystes sont devenus des héritiers, où l’idée de surpasser le père ne venait plus à personne en raison de sa ridicule énormité, en raison aussi des châtiments encourus par ceux qui s’y étaient risqués (ostracisme pour Adler, Stekel, Jung, menace d’ostracisme pour Ferenczi, suicide psychotique pour Tausk, mort délirante pour Otto Rank et Wilhelm Reich). Les femmes ont alors fait leur introduction dans l’histoire de la psychanalyse (Lou An­ dréas Salomé la première) et, avec le déclin de l’imago paternelle, des figures maternelles sont apparues dominantes. La Société britannique de psychana­ lyse s’est trouvée divisée entre deux écoles, celle d’Anna Freud, celle de Melanie Klein. En France Marie Bonaparte, en Argentine Joan PichonRivière, en Hollande Jeanne Lampl-de-Groot ont joué un rôle central. Aux Etats-Unis une trinité masculine — Hartmann, Kris, Loewenstein —

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a obtenu un succès provisoire en opposant à cette montée du matriarcat le barrage de Vego-psychology, théorie en quelque sorte virile, qui affirme la maîtrise du moi, doté d’une sphère autonome non-conflictuelle — principe mâle —, sur l’inconscient — mystère féminin. En France Jacques Lacan a obtenu un succès provisoire pour des raisons inverses. En tant que penseur, il affirme le primat du symbolique, l’assomption du nom cTu Père. Mais quand il se donne en représentation à ses élèves, il incarne pour eux le personnage de la déesse-mère des mystères d’Eleusis. L’invitation sans cesse réitérée par lui de venir à son séminaire sous-entend la promesse d’y voir ce que nul psychanalyste n’avait encore jamais vu, le phallus de la mère dans son éclat, dans sa puissance et dans sa gloire. On voit mieux quelle est la sollicitation fantasmatique des élèves quand ils s’adressent à des psychanalystes didacticiens, en principe pour leur for­ mation, en fait pour s’autoriser d’eux à donner corps à leurs rêves de pouvoir, quitte à contester à l’occasion que ce pouvoir doive être tenu de quelqu’un d’autre que de soi-même. Mais on commence également d’entre­ voir que cette fantasmatique n’est pas le propre des seuls élèves. Comment se situent, par rapport à cette évolution générale, ceux qu’il conviendrait d’appeler les maîtres des novices ? Les uns ont une réaction défensive œdipienne : Laïos qui se méfient de l’ambition future de leurs fils et s’arrangent pour les laisser exposés ou les rendre boiteux (c/. par exemple la difficulté où se trouvent les élèves de prendre la parole dans le climat autoglorificateur ou mortifère des assem­ blées de psychanalystes) ; Ouranos célestes qui préfèrent maintenir à l’état embryonnaire, dans le ventre de la psychanalyse maternelle, les enfants monstres qu’ils refusent d’engendrer et les condamnent à des efforts et à des révoltes vaines de titans pour en sortir (cf. par exemple l’allongement constant de la durée de la formation psychanalytique). Le processus ana­ lytique se trouve ainsi, à l’instar du complexe d’Œdipe des parents envers les enfants, retourné. Jusque-là il était admis que les patients revivaient dans le transfert leurs conflits œdipiens ; le psychanalyste, homme sinon sans qualités, du moins sans pouvoir, interprétait. L’inverse tend maintenant à se produire avec les psychanalyses dites de formation et où des didacti­ ciens en viennent à déployer leur complexe d’Œdipe sur leurs élèves parce que ceux-ci sont en quête de qualités propres à les assurer d’un pouvoir. Réaction qui peut s’accompagner chez ces mêmes didacticiens d’une seconde tout aussi contraire. « Suivez-moi, et je vous mènerai au bout du monde » ai-je entendu dire par l’un d’eux au soir d’une de ces scissions qui parsèment la vie des sociétés psychanalytiques... Dégageons-nous de l’anecdote, même significative, pour essayer de nous approcher de l’essentiel. Pour de nombreux psychanalystes, qu’ils soient en formation, en exercice ou chargés de former les élèves, la psychanalyse tend à devenir un idéal, au sens strictement psychanalytique du terme, c’est-à-dire l’objet d’un processus d’idéalisation, la psychanalyse « pure >

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plus précisément. Par cette expression, ils entendent dévaloriser la psycha­ nalyse « appliquée > à l’art, à la société, à la culture, aux sciences, c’est-àdire à un sujet autre qu’un patient allongé. Ils entendent également condam­ ner tout partage de la profession avec une autre activité, fût-elle médicale, éducative, psychologique ou d’hygiène mentale. La vie dévote en psychana­ lyse a, selon ce nouvel idéal, à être consacrée par le praticien à ses malades, et, s’il est un maître, à ses élèves et à ses lecteurs. L’exercice d’une fonction hospitalière ou universitaire, la pratique des psychothérapies et des méthodes de formation par le groupe sont, à l’exception qui n’est pas toujours admise de la psychothérapie institutionnelle, suspectes d’un besoin d’éviter l’inconscient, d’un surmoi rigide poussant à l’adaptation sociale, d’une compulsion mal analysée à soigner ou à enseigner. Non que ces critiques ne contiennent pas une part de vérité. Mais leur parti pris systématique méconnaît la difficulté du psychanalyste d’être plei­ nement présent à ses patients au-delà d’un certain nombre et plus que quelques heures par jour ; elle méconnaît aussi la grande diversité des solutions individuelles qui peuvent être apportées à cette difficulté en fonction de l’économie psychique de chacun. L’observance de l’abstinence nécessaire dans la situation analytique requiert une contrepartie de mise en acte des pulsions ailleurs. Trop distribuée au-dehors, l’énergie pulsionnelle du psychanalyste affadit sa pratique. Mais si elle ne l’est pas assez, elle a tendance à surinvestir la sphère psychanalytique, au risque d’y pervertir la pensée et parfois l’action. Mieux vaut satisfaire à l’extérieur le besoin de fuir l’inconscient, par exemple en fonctionnant au niveau du moi et du processus secondaire dans une institution, qu’en multipliant à l’excès le nombre de ses patients et en raccourcissant notablement la durée de leurs séances, ceci afin de n’accorder à aucun une attention vraiment soutenue, ou qu’en allongeant interminablement les cures par défaut d’interprétation, c’est-à-dire en se défendant par le silence contre l’inconscient dans la situation psychanalytique même. L’idéal de la psychanalyse pure nous apparaît être le déplacement d’une théorie sexuelle infantile. La mère — ici la psychanalyse — est vécue à la fois comme toute-puissante et comme vierge immaculée et féconde. La possession de la psychanalyse — pour les uns celle de la théorie, pour d’autres celle de la clinique — devient la source principale de satisfaction narcissique. La vie des sociétés de psychanalyse s’en trouve stérilisée, transformée qu’elle est par ceux qui y parlent en une exhibition de leur phallus psychanalytique supposé ou en champ clos privilégié pour l’admi­ nistration aux rivaux de la blessure narcissique. L’une et l’autre attitudes s’adressent bien à l’imago maternelle : lui montrer qu’on est bien ce pénis que son désir a pour objet ; détruire les autres enfants en tant que pénis virtuels concurrents et les transformer en enfants-caca. Je parle de ces plaisirs en connaissance de cause pour m’y être abandonné moi-même à l’occasion, avec le sentiment d’être alors pris dans les rets d’une fantasmatique commune.

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Cette croyance — qui est croyance en le pénis de la mère — entraîne bien d’autres conséquences. L’analyse personnelle est une pièce nécessaire à la formation psychanalytique. Avec cette croyance, elle devient suffi­ sante et l’intéressé n’a besoin de rien d’autre que de l’avoir entreprise pour s’instaurer psychanalyste. Les contrôles, les séminaires deviennent des pièces annexes et négligeables, sauf comme lieux d’une liturgie destinée à entretenir la croyance. Erreur dont mon expérience des contrôles me donne l’occasion multiple de mesurer la gravité : l’attention flottante du psychanalyste relève d’une disposition intérieure très différente de celle qui consiste chez le patient à se laisser impliquer dans des associations en apparence libres. On ne peut fonctionner en psychanalyste sans préserver sa liberté intérieure, et du coup la distance nécessaire pour comprendre par rapport à l’incon­ scient — celui du patient, le sien, l’impact du premier sur le second —, tandis que se soumettre à l’analyse requiert au contraire de s’abandonner de plus en plus au déterminisme inconscient. Le changement de position requiert un retournement d’attitude qui n’est rendu possible que par un avancement suffisant de l’analyse personnelle de l’élève-analyste mais qui constitue un dégagement par rapport à la triple dépendance où son analyse le met par rapport au processus primaire, par rapport au transfert et par rapport à l’identification imaginaire, narcissique et spéculaire, à son propre analyste.

5. Idéalisation de la relation duelle, désir de toute-puissance, désir d’omniscience, désir de destruction L’idéalisation de la psychanalyse a préparé la voie à l’ambition théra­ peutique qui s’est répandue comme une traînée de poudre depuis 1968 chez les étudiants de psychiatrie et de psychologie. Le but unique de leurs études, seul valable et seul valorisé, est de devenir psychothérapeute, c’est-à-dire selon eux de comprendre le malade par un contact direct, sans médiation d’aucune technique — que ce soit pour le diagnostic, celle des tests, de l’entretien, d’une observation systématisée du comportement ; que ce soient, pour le traitement, les techniques chimiothérapiques ou réédu­ catives —, ce contact empathique aboutissant à une sorte de partici­ pation syncrétique et fusionnelle à ses problèmes, à ses processus psychiques, à sa vie affective. La notion de relation duelle fait dans cette perspective l’objet d’une confusion significative1. Elle tend actuellement à être utilisée pour connoter toute situation à deux (un psychothérapeute, un patient) 1. Notons au passage qu’elle est absente du Vocabulaire de la psychanalyse. Peu de ceux qui l’utilisent savent qu’elle a été introduite sous l’expression d’unité duelle ou de relation en unité duelle (Doppeleinheit, Dualunion, Dualverhaltnis) par un psychanalyste de l’école hon­ groise, Imre Hermann, vers les années 1930, (cf. la Préface de N. Abraham à la trad. fr. de ses écrits, 1973). Un large emploi en a été fait dans les travaux ethnologiques de G. Rôheim et dans la théorie pulsionnelle du test de Szondi.

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alors qu’elle désigne, au sens strictement psychanalytique, non pas un dispositif matériel mais la relation symbiotique du nourrisson à sa mère, relation antérieure à l’entrée dans le complexe d’Œdipe précoce et dans l’organisation symbolique. Cette confusion en laisse deviner long sur la fan­ tasmatique de la toute-puissance narcissique sous-jacente à la motivation du futur psychiatre ou du futur psychologue. La situation à deux n’a d’ailleurs pas le privilège d’être le seul dispositif susceptible d’une réalisation imaginaire de la relation duelle. Certaines formes de l’anti-psychiatrie, qui abolissent la distinction entre soignants et soignés, qui nient les différences spécifiques entre la névrose et la psychose, qui instaurent une vaste communion émotionnelle et fantasmatique des médecins, des auxiliaires médicaux, des infirmiers et des malades de toutes catégories, tendent à faire partager à toute une collectivité cette même relation duelle. On voit mieux pourquoi l'idéal de la psychanalyse pure réclame du psychanalyste de renoncer pour lui au pouvoir du père non seulement dans la pratique de ses cures, ce qui est une exigence éthique essentielle, mais en n’exerçant aucune responsabilité dans des institutions profession­ nelles et sociales. C’est pour le laisser se satisfaire en silence du pouvoir secret que le transfert lui donne : pouvoir de la mère sur le pénis captivé du père, sur les fœtus en gestation, sur les nourrissons pendus à son sein ou à son regard, à son sourire ou à sa colère. L’identification narcissique à la toute-puissance du sein idéal constitue un moyen de défense contre les angoisses de perte de l’identité et de morcellement éveillées par la situation psychanalytique. En imaginant et en croyant le psychanalyste tout-puissant, l’élève en psychanalyse retire en effet un avantage, celui de participer par identification à cette toute-puissance absolue. Le même phénomène se produit dans les psychanalyses purement thérapeutiques, où il n’est pas rare que le désir de devenir psychanalyste survienne au patient quand il a besoin de se défendre narcissiquement contre la régression et la mise en question de son unité moïque. Le désir de devenir psychanalyste véhicule un autre trait de la relation duelle : la domination sado-masochiste de la mère sur l’enfant. Le psycha­ nalyste laisse le patient apparemment libre de ses désirs ; mais il sait que ces désirs se porteront sur lui et qu’alors il refusera d’y répondre. Dès le départ, l’élève en analyse didactique le sait et il attribue à l’analyste, sous forme inversée, la jouissance qu’il cherchait pour lui-même, celle d’être le centre d’intérêt exclusif de l’autre, celle d’imposer la satisfaction de ses désirs à l’autre en lui retirant le droit d’avoir des désirs propres. Cet idéal de jouissance sadique n’est pas toujours supposé à tort chez le psychanalyste, ce qui ne fait que renforcer l’idéal de jouissance masochiste du patient ou de l’élève. Le double idéal complémentaire et partagé trans­ paraît fréquemment dans les propos des uns et des autres tenus en privés, voire dans leurs communications scientifiques, et contribue à maintenir un

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climat de type « concentrationnaire » dans la vie des sociétés psychana­ lytiques. Devenir psychanalyste n’est pas seulement devenir tout-puissant ; c’est acquérir aussi un autre attribut traditionnel de la divinité, l’omniscience. Le psychanalyste est supposé en savoir plus sur le sujet que le sujet lui-même n’en sait. Le savoir sur un secteur de la réalité est de type paternel. Le savoir absolu sur un individu singulier est de type maternel : connaître l’inconscient comme la mère est censée comprendre ses petits intuitivement, en s’offrant à leurs désirs, en lisant directement dans leurs pensées. Généralement ceux des patients qui, dans leur analyse didactique, met­ tent durablement leur analyste en position d’idéal du moi sont les mêmes qui, dans leurs cures d’analystes débutants, cherchent à montrer à leurs patients qu’ils comprennent tout — et à montrer en même temps à leur didacticien combien ils savent tirer profit de ce que celui-ci leur enseigne : ils sont portés à interpréter tout processus inconscient dès qu’il apparaît, par exemple le transfert négatif ou le désir homosexuel, ce qui est d’ailleurs le meilleur moyen de les tuer dans l’œuf. J’ai observé cette réaction aussi bien dans certaines de mes analyses didactiques qu’à l’occasion des contrôles. Le lien entre les deux faits est logique : si la puissance du psychanalyste consiste non pas à faire mais à savoir, et à savoir non pas en général dans un domaine donné, mais en particulier sur un sujet humain concret, la pratique de la psychanalyse con­ siste essentiellement dans la démonstration de ce savoir par l’analyste et dans sa reconnaissance et son assimilation par le patient. Le critère, souvent cité comme le terme de la formation psychanalytique — l’identification de l’élève à son didacticien — connaît dans cette perspective un grand succès, fût-il de scandale, parce qu’il prête à confusion. Ne serait-ce que pour être dénoncé, il est en effet souvent entendu dans un sens altéré par la fantas­ matique sous-jacente de la toute-puissance — on deviendrait analyste en remplaçant son Idéal du moi par une identification primaire à son psycha­ nalyste, sur le modèle du processus décrit par Freud dans les foules où les membres remplaçant leur Idéal du moi individuel par le chef commun —, alors qu’il signifie évidemment tout autre chose, à savoir que l’identification secondaire à son analyste en tant qu’il a écouté et interprété rend possible le fonctionnement chez l’élève, au cours de sa pratique professionnelle ou à l’occasion des difficultés ultérieures de l’existence, d’un Moi autoanalysant son contre-transfert, ses inhibitions, son angoisse, et les infiltrations du fantasme dans sa pensée, sa conduite et son corps. Ce Moi auto-analysant n’arrive d’ailleurs pas toujours à fonctionner de lui-même et un dialogue personnel avec un confrère ou avec un intime peut constituer une condition nécessaire à son rétablissement. L’identification projective du psychanalyste en devenir à la mère toutepuissante dans la fécondité peut aussi l’être à la mère toute-puissante dans la destruction. Cette fantasmatique sadique-orale, que Freud avait entrevue,

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nous est bien connue grâce aux découvertes d’Abraham et de Melanie Klein. Le sein nourricier peut devenir dévorateur non seulement parce que le nourrisson projette sur lui la seule forme d’agressivité dont il ait l’expérience, mais parce que les mères sont souvent des Médée en puissance, souhaitant la mort de leurs enfants plutôt que de les voir grandir et leur échapper. Ou encore si la mère n’est ni bonne ni mauvaise, elle apparaît indifférente au destin de ses nombreux petits qu’en elle elle porte indéfiniment sans les mettre vraiment au monde et laisse s’entre-dévorer. Beaucoup de candidats aiment la psychanalyse comme une mère qui à la fois les nourrit et les détruit. Ils en redoutent l’exercice, car, si la psychanalyse est aussi puissante qu’ils le désirent, si elle peut les rendre tout-puissants à leur tour sur leurs patients sans défense à venir, ils risqueront d’en faire un usage mortifère. Zazie à qui on demandait pourquoi elle voulait être institutrice répondait : « pour faire chier les mômes » (Queneau, 1959, p. 29). J’ai souvent observé une réaction analogue dans des premiers contrôles ou dans des analyses didactiques, lorsque des élèves commencent à prendre des cas. Ils sont distants avec leurs patients, rigides et formalistes dans l’observance des règles et des conventions, intransigeants dans le silence, rejetants à l’égard de toute demande d’explication ou d’aménagement des horaires. Ils jus­ tifient ce masque d’insensibilité par la nécessité de la frustration dans l’intérêt même de la cure : la psychanalyse est faite, disent-ils en répétant une formule célèbre d’un Père de l’Eglise, pour apporter non pas un sentiment qui console, mais une vérité qui guérit. Des deux attitudes également requises du psychanalyste, la neutralité et la bienveillance, ils privilégient la première au détriment de la seconde. Ne pas répondre à la demande est une règle de conduite dont ils ne se départissent jamais. Ils dénoncent les psychothérapeutes non-analystes qui « veulent le bien » de leurs patients. Ils citent volontiers Freud : la seule tâche à accomplir, c’est d’analyser ; la guérison sera donnée de surcroît ; mais ils oublient que, pour pouvoir analyser, il faut que ce que le patient est amené à éprouver dans l’analyse lui demeure de quelque façon com­ préhensible, si ce n’est sur le champ, du moins après coup. Par exem­ ple l’angoisse, si elle n’est pas, en début de cure, maintenue en deçà d’un certain niveau, rend impossible l’amorce d’un travail analytique ; tôt ou tard, le patient aura à être exposé, au prix d’une grande souffrance et d’un grand désarroi, au noyau de celle-ci, mais ceci s’effectue progressi­ vement, et des interventions plus psychothérapiques que psychanalytiques peuvent être utiles à titre transitoire pour établir l’alliance thérapeutique entre le ça du patient et le Moi de l’analyste et pour instaurer chez l’analysé l’indispensable confiance dans le processus analytique. Plonger le plus vite possible le patient dans la détresse maximale, le mettre brutalement en face de ses problèmes en lui refusant toute explication même superficielle et préliminaire sur ce qui passe en lui, penser qu’il a à se tirer d’affaire par lui-même, qu’on n’a pas à se soucier de lui en donner les moyens, qu’il

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suffit qu’on l’écoute, tout cela traduit chez le débutant la tentation de la toute-puissance destructrice. C’est aussi une parade : plutôt que d’être soi-même, dans l’analyse didactique, un patient exposé comme Œdipe nou­ veau-né, par le désir infanticide supposé de ses parents, aux intempéries et aux bêtes sauvages, on aime mieux, dans les cures que l’on se hâte de mener, déposer quelqu’un d’autre sur ce lieu qui dans la légende s’appelait le Cithéron et intervertir avec lui la place où l’angoisse de castration produit sa marque. Ici l’identification spéculaire au patient des premières cures, contrôlées ou non, (« c’est lui qui est châtré, ce n’est pas moi ») complète l’identification narcissique de l’élève-analyste à son didacticien (« parce que la psychanalyse l’a rendu tout-puissant, j’aurai cette même toutepuissance en partage »).

6. Résistance narcissique et projection des théories sexuelles infantiles sur P institution psychanalytique : deux obser­ vations La crise actuelle de la formation psychanalytique et des sociétés de psychanalyse est souvent expliquée par une double projection : la projection de l’institution psychanalytique dans les analyses didactiques, ce qui alté­ rerait leur portée ; la projection de l’inanalysé des psychanalystes sur leurs collègues, leurs élèves et leurs institutions, ce qui paralyserait le fonctionne­ ment de celles-ci et détériorerait les relations entre ceux-là. Outre qu’on pourrait se demander si ce ne sont pas là des phénomènes communs à tous les groupements humains, il conviendrait d’analyser ce qui se passe dans ce second type de projection d’une façon aussi précise que nous avons tenté de le faire pour le premier type. Nous pouvons déjà procéder à une constatation cohérente avec ce qui précède : si la psychanalyse idéale, celle qui est désirée par les élèves, dérive d’un idéal narcissique de toute-puissance, la psychanalyse réelle, c’est-à-dire la cure à laquelle ils ont à se soumettre, va mobiliser chez eux au maximum la résistance narcissique. Freud, on le sait, voyait dans le narcissisme humain la source de la résistance épistémologique par excellence, celle de l’anthropomorphisme. Il montrait comment cette résistance narcis­ sique avait été successivement délogée de l’astronomie par la conception héliocentrique, de la biologie par le transformisme et enfin de la psychologie par la psychanalyse (Freud, S., 1925). Mais l’histoire ne s’est pas arrêtée là pour autant, car la ruse de l’inconscient est infinie. Les grandes méta­ phores du narcissisme (la terre, le plan des espèces, le Moi) ayant été décryptées et leur principe même par Freud démonté, il ne restait plus à la ruse qu’à changer de figure pour prendre, après sa mort, celle de la métonymie. L’inconscient avait été repéré par le fondateur de la névrose, dans l’éducation, dans l’œuvre d’art, dans le mythe. Ses successeurs avaient

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étendu cette conquête savante à l’enfant, à la psychose, à la psychosoma­ tique, au groupe, à l’idéologie. Le repaire d’où l’inconscient cherche désor­ mais à éviter le repérage est celui des sociétés, des institutions, des pratiques psychanalytiques mêmes. Métonymie, disons-nous : en effet, le contenu inconscient envahit le métier qui avait cru le contenir ; les effets, ici ceux du transfert, délogent les causes, en l’occurrence la neutralité bienveillante du psychanalyste, désormais contestée, et sa fonction interprétante, jugée super­ flue et remplacée par une simple compréhension silencieuse. La résistance narcissique et ce qui la sous-tend — l’identification primaire à la mère idéale — est un processus déjà difficile à identifier dans les cures. Quand il joue chez les psychanalystes eux-mêmes dans leurs relations à leurs institutions, il leur apparaît là beaucoup plus ténébreux, déroutant, disruptif. Le narcissisme fonde à la fois le sujet dans l’être et fonde chez lui la défense. La formation ne doit pas retirer au sujet son appui vital mais elle a à le dégager de réactions défensives, impulsives et excessives, héritées des premiers temps de sa vie, où son immaturité, sa fragilité, sa détresse les rendaient nécessaires (cf. Grunberger, B., 1971). Or nous voyons les contreinvestissements narcissiques échapper de plus en plus au travail psychana­ lytique dans les cures des élèves et nous voyons les psychanalystes déployer dans la gestion de leurs institutions, dans leurs échanges scientifiques, des résistances narcissiques aussi fortes, sinon plus, qu’en moyenne celle des membres ordinaires dans des groupes quelconques. En contrepartie de cet affaiblissement d’impact de la formation psychanalytique sur le narcissisme, on assiste à l’essor des méthodes de formation par le groupe, parce que le narcissisme des participants est assuré de s’y trouver mis en question, mais de façon parfois si sauvage, quand les moniteurs sont dépourvus d’expérience psychanalytique, que des décompensations risquent de s’y produire. La résistance narcissique n’est pas le seul résidu inanalysé opérant dans la crise actuelle. Parmi les diverses productions de l’inconscient, il en existe une autre dont la perlaboration est également vouée à rester infinie et que la situation de formation réactive obstinément. Les théories sexuelles infantiles, « oubliées » à la période de latence, remémorées dans la cure, continuent d’être vivaces chez qui a été analysé, voire chez qui est devenu analyste. Il se peut même que toute théorie adulte — scienti­ fique, philosophique, religieuse, psychiatrique —, tout en effectuant un dégagement partiel par rapport aux théories infantiles, reste par certains aspects une élaboration secondaire de telle ou telle d’entre elle. C’est dans le domaine pédagogique que la chose est la plus nette. Toute entreprise de formation d’adultes mobilise, sous peine de stérilité et d’échec, chez le maître comme chez l’élève, des croyances en rapport avec la séduction, l’initiation, la scène primitive, la différence des sexes, la vie intra-utérine, c’est-à-dire une fantasmatique nourrie des fantasmes originaires. Chaque génération, chaque école de psychanalystes, conçoivent

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la formation psychanalytique non seulement en fonction des données clini­ ques et des exigences techniques dont la maîtrise est requise par le métier, mais aussi selon une fantasmatique dans laquelle ils trouvent un dénomi­ nateur commun à leurs croyances résiduelles. Deux preuves indirectes de l’existence de cette fantasmatique sont fournies par le fait qu’aucun système de formation des analystes n’a jamais pu être déduit de la théorie psychana­ lytique de l’appareil psychique et par cet autre fait que les désaccords graves et les scissions dans les sociétés psychanalytiques ont toujours lieu à propos des questions de formation : signes que quand il s’agit de mettre en pratique la théorie, les fantasmes que la théorie n’avait que partiellement expurgés en les élucidant font retour et prennent corps dans la vie des sociétés et des instituts de psychanalyse. Chaque génération, chaque école de psychanalystes traverse ainsi ses périodes de latence et d’amnésie des théories infantiles pour entrer dans une adolescence psychanalytique où se retrouvent les traits de toute crise pubertaire. Les uns sont iconoclastes, récusant toute idée qu’ils tiendraient de leurs prédécesseurs : les idées préconçues les gênent pour concevoir : ils veulent engendrer par eux-mêmes, ce qui ne leur semble possible qu’en ayant tué symboliquement leur ascendance. D’autres, ou les mêmes à un autre moment, font leurs les théories adultes, ou présentées comme telles par leurs parents et maîtres : à ceux-là une vue claire et cohérente de la réalité — réalité externe, réalité psychique — est nécessaire pour affermir le Moi et maîtriser les pulsions. Quelques-uns enfin assimilent les théories qu’ils trouvent toutes faites, sans se battre contre elles, sans non plus y adhérer complètement ; ils finissent par puiser dans leur fond personnel et s’essaient, par la parole ou par l’écrit, à porter témoignage d’un processus très ancien mais toujours présent en eux et dont ils ressentent de façon très aiguë le rôle décisif qu’il a joué dans leur histoire infantile et qu’il continue de remplir dans leur économie psychique actuelle, processus dont ils voudraient que d’autres également aient sinon la disposition, du moins la saisie. Parfois leur découverte suscite une nouvelle théorie, une nouvelle école, une nouvelle conception officielle de la formation, auxquelles des nouveaux venus opposeront les survivances de leurs croyances sexuelles infantiles et l’histoire, qui n’est que variante indéfinie du fantasme, recommence. Voici deux exemples illustrant la projection d’une théorie sexuelle infantile sur l’institution psychanalytique par des candidats à la formation psycha­ nalytique. Irène est médecin. Après un certain temps d’exercice, elle s’est spécialisée en psychiatrie, puis elle a entrepris la pratique de psychothérapies et, en raison des contrecoups de cette pratique sur sa vie émotionnelle et ima­ ginative, elle entreprend avec moi une psychanalyse personnelle. Au bout d’un certain temps où sa pratique professionnelle s’est trouvée améliorée et élargie mais où les problèmes de sa vie sentimentale sont restés inchangés,

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elle sollicite, de la société de psychanalyse à laquelle j’appartiens, son admission comme élève et essuie un refus. Suit une très longue période de dévalorisation, de dépression et d’accumulation d’échecs qu’elle provoque inconsciemment dans son métier, dans ses relations sociales, dans sa vie sexuelle. Elle vit la Commission qui a repoussé sa demande comme persé­ cutrice. Elle a perdu une bonne partie de sa confiance en moi ; elle est persuadée que je ne l’ai exprès pas empêchée de faire cette démarche, que je voulais qu’elle échoue et que j’ai dû m’associer à la décision négative de la Commission. Elle est à plusieurs reprises sur le point d’interrompre son analyse, qui devient difficile pour elle comme pour moi. Elle trans­ forme en psychanalyses allongées plusieurs psychothérapies qu’elle conduit, provocation à laquelle je m’abstiens de répondre. Dans mon for intérieur, je ne me sens plus neutre comme je l’avais été au début à l’égard de la décision de la Commission. Je la ressens comme une intrusion extérieure intempestive venue entraver le déroulement de cette analyse. Il est vrai que la fuite en avant d’Irène dans la vie professionnelle et dans la pratique psychothérapique est une fuite de ses problèmes sentimentaux et sexuels ; il est non moins vrai que, si sa mère lui a toujours interdit une réussite amoureuse, son père l’a toujours encouragée à une réussite scolaire et intellectuelle, voie que la Commission maintenant lui barre. Au lieu que l’interdit œdipien puisse être analysé là où il empêche Irène d’être heureuse, il s’est trouvé étendu par l’institution psychanalytique au secteur de son existence jusque-là stimulé sans culpabilité par l’attachement incestueux. Ces réflexions m’amènent à proposer à Irène des interprétations explora­ toires concernant la relation fantasmatique qu’elle aurait projetée sur la relation entre la Commission — reine-mère toute-puissante et rejetante — et moi — époux morganatique bon et faible. Cette interprétation erronée, expression de mon « contre-transfert » à l’égard de l’institution à laquelle j’appartiens, produit une mutation d’attitude chez Irène car elle lui permet de me dissocier de la décision de la Commission (à l’instar du mouvement que j’avais moi-même accompli dans mon for intérieur), de me rendre mon unique fonction d’analyste en ne m’attribuant plus celle de juge et de décou­ vrir par elle-même la croyance sexuelle infantile qu’elle a projetée sur la réponse de la Commission. Elle avait souvent évoqué cette croyance, ali­ mentée par les confidences et les quérulances de sa mère, croyance selon laquelle le père se serait servi de sa femme comme d’un objet sexuel particulièrement satisfaisant (satisfaction d’ailleurs partagée) mais en la méprisant et en l’humiliant dans les autres domaines ; il l’avait par exemple obligée à cesser l’activité professionnelle où, jeune fille, elle avait fort bien réussi, et il l’avait tenue à l’écart de son propre milieu familial et social qu’il jugeait par trop supérieur à celui de sa femme. Irène comprend que la Commission et moi avions indistinctement incarné pour elle l’imago de ce père égoïste, assoiffé de son plaisir, cruel envers les siens, et qu’elle avait adopté par rapport à cette imago la position, dont se plaignait habituellement

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sa mère, d’être dévalorisée et rejetée. Le refus de la Commission avait donc mobilisé un fantasme de scène primitive sadique : la femme qui cède à l’homme va s’en trouver blessée dans sa vie intellectuelle et sociale, si ce n’est dans son corps ; le coït d’une certaine façon la tue. L’interdit maternel de fréquenter les garçons (assorti à l’occasion de corrections phy­ siques) et une éducation religieuse avaient fait le reste. Les difficultés d’Irène à réaliser sa féminité avaient suivi. L’intervention décisive de ma part se trouve être la suivante : au cours d’une séance où Irène affirme une fois de plus cette croyance sexuelle infantile comme ayant été la réalité vraie de son enfance, je lui déclare mon désaccord et j’affirme qu’il y a aussi en elle une autre image tout aussi importante de ses parents, celle d’un couple tout à la joie de son union sexuelle, joie qui avait entraîné leur mariage malgré leur diffé­ rence sociale et qui, persistant toute leur vie, avait maintenu la stabilité de leur union malgré les disputes dues aux antagonismes de leurs carac­ tères et à la disparité de leurs milieux. A partir de là, Irène com­ mence un travail de dégagement par rapport à sa croyance infantile : elle comprend sa position de tiers exclu de la scène primitive ; elle peut enfin dire sa protestation vitale, qu’elle avait réprimée, contre la décision de la Commission entendue par elle, chose qu’elle avait également réprimée, comme l’obligeant à renoncer aux rapports sexuels avec l’homme qu’elle aimait et qui la brimait — répétition du père humiliant et interdit — et à aller chercher ailleurs un partenaire. Peu à peu un véritable renouveau s’amorce chez Irène : elle envisage de renouveler son engagement envers cet homme sur des bases nouvelles et, s’il ne répond pas de façon positive, de le quitter ; elle rénove de la même façon son engagement dans la pratique psychiatrique et psychothérapique ; elle peut enfin renouveler son engagement dans sa cure et dans le travail psychanalytique qui y reprend. Ce travail aurait-il pu s’effectuer plus vite et avec une moindre souffrance pour Irène si le processus analytique ne s’était pas trouvé bloqué pendant dix-huit mois par la réponse de la Commission ? Comment aurait fonctionné la résistance du fantasme ? Dans quelle autre réalité celui-ci n’aurait-il pas tenté de prendre corps ? On en est réduit là à des conjectures. Mais j’ai d’autres exemples de cas où l’intervention de l’institution psychanalytique dans le déroulement d’une psychanalyse qui n’est pas suffisamment avancée s’est avérée fâcheuse dans la mesure où elle a pu offrir un support réel à un fantasme personnel activé mais non encore élucidé par l’analyse. Devenu réalité, une réalité psychanalytique extérieure, ce fantasme est alors très difficilement identifiable par le sujet comme réalité inconsciente intérieure, ainsi que par le psychanalyste pris lui-même dans le jeu de son double rapport réel et fantasmatique à l’institution psychanalytique dont il fait partie. Il est d’autres cas où une réponse affirmative prématurée de la Com­ mission est tout aussi pesante car elle satisfait l’ambition psychanalytique du

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candidat, l’encourage à faire l’économie de la dure élucidation de ses fantasmes fondamentaux, quitte à dériver ceux-ci ultérieurement dans sa relation à ses confrères, à ses patients, aux institutions psychanalytiques. Voici là notre second exemple. Il s’agit d’un homme, Bernard, lui aussi médecin et psychiatre, mais qui a sollicité et obtenu au préalable de la Commission de sélection son admission à la formation psychanalytique. Muni de cet avis, le candidat retient une place chez moi, part faire son service militaire, revient marié, s’installe comme psychothérapeute et com­ mence son analyse « didactique ». Les premières années sont dominées par la passivité. Le sujet se conduit non pas en patient mais en élève : son but de plus en plus affirmé est d’être analyste, non de faire son analyse ; si quelqu’un doit la faire, c’est moi, non lui ; à moi d’analyser puisque je suis analyste ; quant à lui, il se contente d’être là. Si je me tais, il me reproche mon silence qui le paralyse et qu’il ressent comme un refus de le comprendre et de l’aider. Si j’explique, il déplore l’incapacité de mes inter­ prétations à changer quoi que ce soit en lui. Quand il ne se plaint pas de moi, il se plaint de ses collègues de travail, de sa femme avec laquelle les heurts de caractères se multiplient, d’autres femmes avec lesquelles il tente d’avoir des relations. Le sens latent de ce discours n’est mis à jour que très progressivement et c’est par petites touches, au fil des années, que le sujet arrive à dire d’abord : « l’analyste, par son attitude, en refusant de se départir de sa neutralité frustrante et d’assouplir ses exigences et ses règles, me rend incapable de faire mon analyse » ; puis : « les autres me rendent épisodiquement impuissant dans mon travail ou dans ma vie de tous les jours » ; enfin : « j’ai peur d’être impuissant devant les femmes et j’espace les relations avec elles pour cette raison ». En même temps s’éclaire l’ambition psychanalytique du sujet : je ne suis pas impuissant puisque je suis (ou que je vais être) psychanalyste. La psychanalyse est désirée comme un rempart sûr contre une angoisse importante de castration, sûr puisque la psychanalyse, en mettant en évidence chez les autres leur castration, cesse de les rendre redoutables, importante parce que cette angoisse est non seulement sexuellement œdipienne mais vitale et résulte d’une perte grave de la mère. Chez ce sujet, la théorie sexuelle infantile décisive s’était constituée à l’occasion d’une intervention chirurgicale rela­ tivement précoce : en se réveillant, il avait vu le visage de sa mère penchée sur lui et il avait pensé : « il est maintenant trop tard, son sourire a perdu sa valeur, elle m’a livré sans défense à mon père qui a fouillé et coupé dans mon corps (le père avait en fait assisté à l’opération) ; c’est au début qu’elle aurait dû être présente ; et non quand tout est fini ; je ne l’aime plus ; elle est perdue pour moi. » Ses pensées avaient été en fait beaucoup plus confuses ; seul le « trop tard » avait alors consciemment émergé. L’ensemble des pensées est reconstitué à la lumière du transfert, à la suite d’un rappro­ chement que j’effectue entre cette scène évoquée par lui plusieurs fois sans accompagnement d’aucune association, et le sentiment que dans son

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analyse, quand j’intervenais, « je me penchais toujours trop tard » sur lui, que j’avais laissé se produire « un mal irréparable » et que ma présence « l’anesthésiait ». Sa demande à l’institut de formation de l’Association psychanalytique avait inconsciemment sollicité la garantie que cette scène ne se répéterait plus et qu’il trouverait dans la psychanalyse une mère cons­ tamment présente et protectrice. Evidemment, l’intervention (notons que le même mot lui servait à désigner mes interprétations et les actes chirurgi­ caux) avait été le traumatisme à l’occasion duquel il avait cristallisé les frustrations antérieures en rapport avec l’image maternelle : son sevrage par sa nourrice et la naissance d’une sœur. Etre psychanalyste, c’était faire que n’ait pas eu lieu cette opération qui l’avait marqué dans une partie non indifférente de son corps et à partir de laquelle il s’était senti réduit à l’im­ puissance par son père et abandonné d’une mère désormais interdite. La réponse favorable de la Commission, élément réel, le garantissait ainsi de la castration imaginaire, mais vécue à l’occasion d’une opération réelle et depuis rétroactivement annulée. Ainsi l’institution psychanalytique le prému­ nissait fantasmatiquement contre le risque d’une réactivation, dans son analyse personnelle, de l’angoisse de castration. D’où la nécessité pour lui que cette analyse soit didactique et non curative. D’où de sa part une longue résistance, qu’il ne fut pas facile d’identifier à la fois parce qu’elle restait secrète et parce qu’elle mettait en question mon statut dans l’institution : il faisait sans cesse en son for intérieur appel devant la com­ mission de ma manière de conduire son analyse (il avait même imaginé une fois un procès où sur sa requête mes pairs me jugeraient), car l’institution le protégeait là où ma conduite le menaçait : un long état dépressif fut le prix qu’il eut à payer pour questionner son désir d’être analyste (ce qu’il exprima par une comparaison tirée d’un ouvrage Le Zen dans la pratique du tir à l’arc : c’est lorsqu’on renonce au but et qu’on se concentre seulement sur les mouvements à faire qu’on a le plus de chance d’atteindre le centre de la cible), pour vivre en partie son analyse comme une cure, mon rôle comme thérapeutique, pour entrevoir le fantasme organisateur de sa pas­ sivité, de sa revendication et de son besoin d’attachement (sa mère à qui la cicatrice de son opération aurait physiquement répugné, serait devenue reje­ tante, à son égard), pour entrevoir enfin son propre désir de persécuter et de détruire. Ces deux exemples montrent l’intrication, chez l’élève-analyste, de la fantasmatique collective relative à la formation psychanalytique et du fan­ tasme personnel organisateur de son individualité et de sa névrose. Ils illus­ trent aussi la nécessité d’un travail psychanalytique particulier d’inter­ prétation, de la part du didacticien et de la part de l’analysant, concernant les relations fantasmatiques vécues en raison de cette intrication, entre l’élève, le didacticien et l’institution.

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7. Le désir d’éternité Il est nécessaire d’étudier encore un autre trait de cette fantasmatique collective. Nous avons déjà mis en évidence la recherche imaginaire de la toute-puissance et celle de l’omniscience. Il s’agit maintenant du troisième attribut divin (le fond de l’illusion formative n’est-il pas l’espoir de devenir semblable aux dieux : Sicut dii eritis ?) : l’immortalité. La formation psycha­ nalytique, comme toute formation, répond à un besoin de défense et de protection contre la mort. Devenir psychanalyste, c’est, dans la fantasmatique de beaucoup de candidats, être immortel. Ils sont mus par la logique inconsciente suivante : celui qui opère le changement chez les autres et qui a dû lui-même changer pour devenir psychanalyste, celui-là désormais échappe à l’exigence et au danger d’une réforme intérieure : « Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change... ». On retrouve là une vieille conception aristotélicienne : le chan­ gement est une des formes par lesquelles se manifeste la corruption propre aux choses d’ici-bas ; seul ce qui est immuable est céleste et éternel ; comme le dieu d’Aristote, le psychanalyste serait ce premier moteur immobile qui communique le mouvement aux autres êtres existants que d’ailleurs il n’a pas créés. Le psychanalyste didacticien plus exactement, car cette fantas­ matique reprend à son compte la croyance traditionnelle en une hiérarchie des êtres, sur laquelle les philosophies et les religions ont brodé d’innom­ brables variantes : l’inconscient est le nouveau dieu tout-puissant, omniscient et immortel dont Freud a été le prophète, dont les didacticiens sont la réincarnation, dont les psychanalystes ordinaires sont les simples prêtres et les élèves les novices. Au contact du didacticien et comme par osmose, ceux-ci espèrent acquérir de celui-là l’invulnérabilité suprême qu’ils lui attribuent ; parfois même, pour être plus sûrs de cette invulnérabilité, ils n’ont de cesse qu’ils ne soient devenus à leur tour didacticiens. A ce moment-là, le cercle de l’ambition psychanalytique se referme et le nouveau didacticien, qu’il soit élu par ses pairs ou qu’allant droit au but il s’instaure lui-même, a besoin d’un renouvellement ou d’un accroissement constant de ses élèves pour tenir de leur croyance en lui la preuve de sa propre immortalité. Avoir des enfants, fonder une institution, produire une œuvre, tels sont les modes habituels par lesquels l’être humain satisfait le besoin de s’assurer d’une survie et trouve du coup des raisons actives de vivre. A défaut, élever ou soigner les enfants des autres, maintenir ou développer une insti­ tution, une œuvre, reçue de la génération précédente et la transmettre vivante et, s’il le faut, rénovée à la génération suivante constituent des équivalents suffisants à nous protéger, pendant toute l’existence, de la mort. Parvenu à maturité, de lui-même ou avec l’aide de la psychanalyse, l’être humain n’a pas besoin de s’en protéger davantage ; il accepte la mort

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comme fin dernière, comme séparation inéluctable, comme réalité fonda­ mentale et il maîtrise l’angoisse de l’abandon, de la perte et de la castration qui s’y trouve inévitablement liée. Mais voilà qu’à notre époque où les dieux anciens sont morts et les religions traditionnelles en crise — ce à quoi la découverte freudienne a contribué —, la ruse éternelle de l’inconscient ouvre une voie nouvelle et subtile à l’éternel désir d’éternité, en suscitant, chez ceux même dont la vocation est de déjouer cette ruse, la croyance que nous avons essayé de décrire et d’analyser au long de ces pages et à laquelle il convient de donner l’appellation qui lui revient : l’illusion psychanalytique.

8. L’illusion formative Le déclin religieux n’a pas entraîné la mort de la croyance ; il ne pouvait que la transformer. La croyance en l’accomplissement des désirs fonde la réalité psychique interne aussi sûrement que la mort constitue la réalité extérieure comme telle. La croyance du public en la psychanalyse, la croyance des élèves-psychanalystes, voire des psychanalystes, en l’imago de la mère toute-puissante en représente un avatar actuel. D’où la transformation de la cité utopique rêvée par les premiers psychanalystes — une cité où tous, parce qu’analysés, seraient frères — en chapelles rivalisant dans l’exégèse des textes de Freud, dans la défense ou dans l’évolution du dogme et dans la diversité des styles, depuis le prophétisme ou la mystique jusqu’au déploie­ ment de l’activité missionnaire en passant par la préservation du rituel litur­ gique ou du cérémonial de l’initiation. A son tour, ce relatif « déclin » psycha­ nalytique, contemporain de la mort de Freud et de la montée de la fantas­ matique que nous venons d’étudier, a contribué à l’essor, à partir des années 1950, de nouvelles méthodes de formation, les méthodes de groupe, où la fraîcheur de l’expérience personnelle se trouvait préservée par l’ignorance notionnelle des participants et par la faiblesse conceptuelle des animateurs, où la difficulté de la mise en question de soi était atténuée par la dimension collective de la situation, où le désagrément d’avoir à se reconnaître malade psychique et à solliciter une cure appropriée était évité par le but formatif et non plus thérapeutique proposé au processus, et où, nul Freud n’étant venu accomplir une synthèse théorique et assurer une rigueur technique, nulle association internationale ne s’étant assigné de rassembler les spécialistes, d’unifier la pratique, de faire progresser le corps des connaissances et de contrôler la formation des futurs formateurs, les choses se sont développées par petites équipes indépendantes, plus ou moins antagonistes ou coordon­ nées, plus ou moins stables dans leur composition, dans leur doctrine, dans leur secteur d’application et très variées dans les filiations dont elles se réclamaient. C’est ainsi que la saisie de l’inconscient a continué de se faire et de se propager à l’abri et à l’écart de la sophistication qui gagnait les institutions psychanalytiques et qu’une certaine intuition psychanalytique est

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demeurée vivante en réapparaissant sous une forme nouvelle derrière laquelle elle n’a pas été tout de suite reconnue. Tout ce que nous venons de dire sur la fantasmatique de la formation psychanalytique peut servir à éclairer l’illusion formative qui attire de plus en plus participants et animateurs vers les méthodes de groupe mainte­ nant qu’elles ont acquis droit de cité. Toute activité de formation person­ nelle — psychanalytique ou autre — comporte une face de travail et un revers d’illusion. L’illusion y est tout aussi inévitable que le travail : c’est parce qu’on poursuit la première que l’on s’engage dans le second. Mais tout travail dans ce domaine est travail de dégagement (le dégagement est sur certains points définitif et sur d’autres provisoire et réitératif) et requiert le passage par la désillusion (cf. G. Favez, 1971). L’illusion formative se compose des mêmes éléments que l’illusion psychanalytique mais accentués autrement. Le désir de toute-puissance et le désir d’immortalité y sont pré­ sents d’une façon moins claire et plus diluée car la situation, n’étant pas strictement psychanalytique, les met moins en évidence. Le sujet en for­ mation se contente d’attendre fantasmatiquement un accroissement de puis­ sance et une prolongation d’existence ; il n’aspire ni à une vraie psychanalyse, ni à un pouvoir absolu, ni à une vie éternelle. La toute-puissance est trans­ férée là de l’individu au groupe et les participants cherchent, dans les sessions qu’ils savent devoir être brèves, seulement des « instants » d’éternité. Par contre, le désir d’un savoir total passe au premier plan, savoir non seulement sur soi comme on pourrait le solliciter de la psychanalyse, mais savoir égale­ ment sur les autres, sur les groupes, sur les interactions entre les individus. Si la perspective d’une psychanalyse réactive les fantasmes individuels inconscients de chacun, celle d’un séminaire de groupe de diagnostic ou de psychodrame réveille, chez tous, ce qu’ils peuvent avoir en commun, c’est-àdire les fantasmes originaires — interrogation sur sa propre origine, sur l’origine des enfants en général, sur celle des différences individuelles, notamment les différences d’âge et de sexe, et sur les rapports de force et de séduction qui en découlent. D’où la quête utopique, chez les participants, d’une meilleure compréhension entre semblables ; d’où une triple fantasmati­ que de la vie intra-utérine, de la scène originaire, et de la « casse » qui circule dans les situations groupales *. Compte tenu des différences spécifiques entre les deux situations, l’évo­ lution de la fantasmatique de la formation psychanalytique permet de mieux comprendre la nature et l’évolution de la fantasmatique de la forma­ tion par le groupe. L’usure de la première a favorisé la possibilité d’un renouveau par la seconde. Avec le succès, la sophistication et la soumission passive guettent la seconde comme elles ont atteint la première. Les reli­ gions, les idéologies, les utopies sont des manifestations de la quête humaine 1. Nous développons plus longuement l'étude de la vie fantasmatique des groupes dans notre ouvrage Le groupe et l’inconscient (Dunod, 1975).

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d’une immortalité et d’un dépassement des limites de notre condition. II est inévitable que la psychanalyse et que, plus près de nous, les méthodes de groupe soient vécus dans l’inconscient social comme une autre forme de manifestation de la même quête.

9. Conclusions Il en est de toute formation comme Aristote l’avait reconnu de tout gouvernement. II n’existe pas de régime politique parfait en soi ; tel type de gouvernement répond mieux que d’autres, à un moment donné, à un ensemble de conditions géographiques, démographiques, économiques et culturelles données ; mais tout type de gouvernement, le plus adapté soit-il à ces condi­ tions, comporte des germes de corruption et tend à évoluer de lui-même vers des formes dégradées de vie politique. Ainsi naissent, meurent et se transforment les puéricultures, les pédagogies, les conceptions de la forma­ tion des adultes, les rhétoriques. Nées d’un dynamisme créateur, elles se corrompent en apprentissage. Au lieu d’agir sur l’identification inconsciente, fondement de tout savoir-être, la formation psychanalytique, payant le prix de sa réussite et de sa longévité, suscite de plus en plus des identifications cons­ cientes, qui permettent seulement l’acquisition de certains savoir-faire. Nous avons choisi de considérer cette dégradation comme exemplaire, non pas tant parce qu’elle peut éclairer ce qui se passe actuellement de semblable avec la psychothérapie institutionnelle ou avec la formation psychologique des adultes par les méthodes de groupe, mais surtout parce qu’à la diffé­ rence de vicissitudes antérieures analogues dont le processus était resté obscur, la théorie et la clinique psychanalytiques fournissent les moyens de comprendre le processus même de cette dégradation. « Comme la philosophie ne se constitue que par la quête incessante de ce qui la fonde et par la reconnaissance de ce qu’elle engendre, la psychanalyse est cette recherche critique sur son propre mouvement du lieu où, inconsciemment, et non sans connivence avec le Moi, elle se clôture en un système, se fige en idéologie et se temporalise en institution » (René Kaës, 1972). C’est d’ailleurs ici que cesse la validité de la comparaison aristotélicienne : plus qu’à des conditions externes, physiques ou sociales, c’est à la réalité psychique interne que répondent l’émergence et la corruption, à des moments historiquement datés ou situés, de toute méthode de formation personnelle. Nous avons essayé de mettre en évidence quelles réalités psychiques s’étaient trouvées mises en jeu par la naissance et l’évolution de la formation psycha­ nalytique : à l’origine, une transgression œdipienne instituante, suivie d’un retour de la résistance et de la régression, sous forme d’une triple projection, sur la psychanalyse instituée, de l’idéal narcissique, des théories sexuelles infantiles et de la topique subjective. Le pouvoir est très prisé des humains parce qu’il leur offre la tentation et

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la possibilité de s’excepter de la loi commune. Le tyran, disait Platon, a comme supériorité le pouvoir de mettre en acte des souhaits que l’être ordinaire n’accomplit qu’en rêve. Le psychanalyste post-freudien a la tenta­ tion et la possibilité d’exercer sur l’homme sans qualités la supériorité imagi­ naire de celui qui, possédant un certain savoir dans ce domaine, est supposé détenir plein pouvoir sur l’inconscient de l’autre, qu’un conflit aigu entre les désirs et l’interdit rend souffrant et aveugle. Etre psychanalyste permet dans ce cas de nourrir l’assurance non moins imaginaire d’être exempt de fai­ blesses et des maux dont sont victimes les patients, et la croyance utopique que la société des psychanalystes où l’on compte être admis est un sein maternel exclusivement bon, une société parfaite, sans tabous ni totems, apte, comme la cité des Dieux dont J.-J. Rousseau évoque la fiction, à se gou­ verner démocratiquement. Cette évolution, dont le sens est inévitable étant donnés la nature et le mode de fonctionnement spontané de l’appareil psychique, est-elle irréver­ sible ? De quelles autres ressources dispose l’appareil psychique pour s’orien­ ter différemment et comment peuvent-elles devenir dans certaines limites, mobilisables ? Indépendamment des raisons sociales susceptibles de justifier éventuelle­ ment l’existence d'institutions, l’institution (nous employons le singulier à dessein) est, pour la vie psychique, plus qu’une nécessité : elle est en effet pour elle le représentant par excellence de la nécessité. Ce qui est institué — par exemple le système de la langue, le code des habitudes familiales, les règles du travail et de la vie scolaires — s’impose, à l’enfant qui les décou­ vre, comme un donné déjà là avant lui, consenti par les grandes personnes et auquel, plutôt qu’à ses désirs, il a à soumettre sa volonté. L’institution, c’est-à-dire ce qui maintient en exercice l’institué et lui communique sa force, remplit une fonction fondamentale de frustration du désir immédiat et incon­ ditionnel, introduit l’appareil psychique au principe de réalité, à l’ajourne­ ment des actions, au travail de la pensée, à la prise en considération des autres. Dans le cas particulier de la formation psychanalytique, si les insti­ tutions peuvent comme partout ailleurs varier dans leurs doctrines et leurs procédures, l’institution, qui est, dans son principe, invariable, énonce et garantit les règles qui rendent opérante la cure et requiert du candidat, après avoir fait l’épreuve de celle-ci, de rendre compte de ce qu’il est et de donner la preuve de ce qu’à partir de là il sait faire. L’institution psy­ chanalytique, est-il objecté, intervient en tiers de façon perturbante, entre le candidat et son psychanalyste. Mais le tiers est toujours perturbant, qui vient barrer à l’enfant l’espoir de s’installer définitivement dans la relation duelle. L’institution psychanalytique opère d’ailleurs ainsi non seulement à l’égard du candidat, mais également à l’égard du psychanalyste, qu’elle aide à se prémunir contre les tentations de la séduction et de l’accapare­ ment, ainsi qu’à l’égard de tout patient en général, mais là, l’absence d’un projet didactique rend moins apparente son intervention. C’est en effet au

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nom de l’institution que le psychanalyste profère des exigences techniques telles que : « Tournez-moi le dos, restez allongé comme un petit, parlez sans choisir vos sujets, ne cherchez pas à me rencontrer ailleurs, et n’atten­ dez rien de moi que parfois quelques paroles de vérité. » L’institution psychanalytique remplit un rôle spécifiquement psychanaly­ tique, qui est de mobiliser par ses demandes, chez le sujet, l’angoisse et les fantasmes de castration, de le mettre en quelque sorte en demeure de les affronter, de les analyser, et de s’en dégager suffisamment pour qu’il puisse parvenir à accepter une castration d’un autre ordre, la castration symbolique, par laquelle seule l’être humain parvient à renoncer à la toute-puissance, à l’intemporalité, à l’indifférenciation, à la totalité, à l’autogenèse ; ceci éclaire par ailleurs le rôle analogue, toutes proportions gardées, que remplit l’insti­ tution (c’est-à-dire à la fois l’équipe organisatrice et le système des règles) dans un séminaire de formation pour adultes. La projection par l’élève psychanalyste de la topique subjective sur les institutions psychana­ lytiques concrètes, peut maintenant mieux se comprendre : c’est un méca­ nisme de défense visant à occulter cette fonction primordiale, symbo­ lisante et décisionnelle, de l’institution comme représentant de la néces­ sité. Cette fonction est mise en œuvre de plusieurs manières. Du point de vue des hommes qui y participent, le fonctionnement de l’institution psycha­ nalytique ne saurait être que collégial et confié à des psychanalystes expéri­ mentés, aptes à assumer ce type de responsabilité et se reconnaissant mutuel­ lement pour pairs. Du point de vue de la médiation symbolique, seule la référence à la théorie psychanalytique — théorie découverte par Freud, complétée et remaniée par ses successeurs, mais toujours ouverte ■— met le psychanalyste à la bonne distance avec son patient pour le comprendre sans se fondre affectivement en lui. Du point de vue des processus psychiques en jeu, la formation psychanalytique fait prévaloir l’identification introjective secondaire du candidat au didacticien, — identification à sa disponibilité, à sa fermeté, à son refus d’exercer une directive ou un pouvoir, à son désir de faire pousser et de réparer, à sa détermination à résoudre les conflits psychiques, les accès d’angoisse, les inhibitions, par leur analyse — sur l’identification primaire et projective à la psychanalyse, aux patients, aux confrères. Enfin s’affirme la possibilité d’établir, par la pensée, des différences fon­ dées sur la réalité et non plus sur des croyances fantasmatiques, et donc d’entretenir avec les autres en général, avec les confrères et les élèves en particulier, des rapports fondés sur la reconnaissance de leurs différences avec moi et sur un accord quant aux distinctions constitutives du domaine où l’on œuvre avec eux. Cette reconnaissance n’est jamais complète ni achevée une fois pour toutes, car tôt ou tard un fantasme vient infiltrer notre conduite ou notre pensée, et l’élucidation d’une fantasmatique sousjacente à une résistance épistémologique ou à un conflit interpersonnel laisse

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la place libre à l’émergence d’une autre fantasmatique. Le travail de l’inter­ prétation se trouve ainsi être aussi interminable que celui de la fomentation inconsciente. Peut-être, un des résultats les plus importants de la formation psychanalytique est-il obtenu quand un sujet accepte désormais de différen­ cier, au sein d’une même activité, chez lui comme chez les autres, ce qui relève de l’ordre de la technique et ce qui fonctionne sous la dépendance d’un fantasme, et de mettre ainsi à leurs places respectives, mais toutes deux aussi nécessaires, pour lui comme pour les autres, la discipline de l’apprentissage et le processus de la formation.

4 ------- L’être et le paraître Essai sur la signification de l’initiation en Afrique noire

par Louis-Vincent THOMAS

A. Le problème

1. La notion de personne Deux termes pourraient spécifier l’essence de la personne négro-africaine : l’héritage (l’individu reçoit à la naissance, symboliquement ou réellement, des parcelles ontologiques provenant des géniteurs ou de personnes pri­ vilégiées du clan : ancêtres par exemple) et l’entourage (à la fois milieu cos­ mique avec lequel le moi peut entretenir des rapports étroits, singulièrement l’animal totémique, et milieu social : famille nucléaire ou étendue, lignage, clan, associations diverses). Composite par excellence puisqu’elle comporte une pluralité d’éléments (âmes, principes vitaux, noms) d’origine diverse, la personne ainsi définie est encore un perpétuel inachèvement car, selon une dialectique temporelle, les éléments constitutifs peuvent se rapprocher ou s’éloigner, se disperser ou s’agglomérer. En un certain sens, elle doit se définir simultanément comme autocréation, comme équilibre et accord, comme tension et valeur *. Comme autocréation d’abord. D’où le sens des conduites que tout homme entretient, soit naturellement c’est-à-dire quoti­ diennement, soit rituellement à l’endroit du monde (village, place du marché, rivière, forêt, forces telluriques), envers les autres et notoirement les 1. Conception qui sera généralisée par G. Lapassade (1963) : « l’homme n’entre pas une fois et définitivement dans un statut fixe et stabilisé qui serait celui d’un adulte. Au contraire, son existence est faite d’entrées successives qui jalonnent le chemin de sa vie... l’homme est totali­ sation en cours sans jamais être totalité achevée » (p. 243-244).

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ancêtres, puis les géniteurs, les oncles et tantes, les frères et sœurs, les membres du lignage ou du clan (malédiction ou bénédiction peuvent dé-jorcer ou ren-forcer l’être, donc la « force de vivre »). — D’où égale­ ment le rôle imparti à certaines cérémonies qui permettent à l’individu de « réussir sa vie ». Justement parce qu’elle se sent libre « la personne doit mettre tout en jeu pour inscrire sa liberté dans et à travers les multiples failles que laissent entre eux les divers secteurs du déterminisme. Ainsi donc, aux divers déterminismes « inscrits » dans sa nature s’ajoutent ceux que comporte la vie sociale, et la personne ne peut s’accomplir qu’en utilisant ces mêmes déterminismes (ou leurs lacunes) pour créer de l’indéterminisme, c’est-à-dire la liberté » \ Comme équilibre et accord ensuite. Qui dit liberté et pluralité des déterminismes dit, par là même, possibilité du désordre, donc exigence de cohérence, de restructuration1 2. Tout d’abord la personne négroafricaine doit résoudre le problème de l’harmonie — « topologique » et « métaphysique » — entre les constituants principaux du moi. Nous savons en effet, que non seulement ces derniers sont au pluriel mais encore : que certains viennent d’ailleurs soit épisodiquement (formes de possession), soit durablement (types de ré-incarnation, participation totémique) ; que d’autres peuvent exister hors du moi (âmes ou fragments d’âme qui séjournent dans la mare, dans l’autel... selon les croyances dogon au Mali, ou chez autrui : alliance cathartique qui unit Bozo et Dogon) ; tandis que simul­ tanément il en est qui parfois abandonnent la personne au moment du sommeil, de l’émotion violente, de la folie (mode épisodique) ou bien s’il s’agit de sorcellerie (le principe vital — ou le double ou l’âme — est attiré, incité à quitter le « moi » puis « dévoré ») et de mort en instance (stade de prémortalité3 des Dogon du Mali ou des Ba-Ila de Rhodésie). Si nous exceptons les deux dernières éventualités où le désordre semble irréparable, la personne peut et doit cohérer la pluralité de ses constituants : soit qu’une hiérarchie — le principe dominant manifeste alors un pouvoir éminent de liaison ontologique, existentielle, symbolique ou seulement formelle selon les cas — s’établisse entre eux ; soit que chacun puisse d’une certaine manière être considéré comme le « moi » intégral (la cohésion est alors pure­ ment métaphysique, voire paraphysique, admise a priori mais non expli­ quée) ; soit enfin que la réification de chaque principe soit une illusion du langage et ne corresponde qu’à un principe sériateur à base fonctionnelle : il s’agit alors moins d’éléments différents que de fonctions différentes d’un élément unique. En outre, puisque certains constituants bien qu’appartenant au « moi » (relation d’avoir) ou étant le « moi » (relation d’être) provien­ nent d’ailleurs, puisque la personne n’existe que par « l’acte créateur de Dieu » comme disent les Yoruba (Nigeria), par le désir de l’ancêtre qui l’a 1. Voir I.P. Laleye (1970, pp. 207-221). 2. D’où les noms bénéfiques, les offrandes et sacrifices, les pratiques magiques, voire la sorcellerie et les techniques divinatoires. 3. Dans ces phénomènes l'âme dit-on, quitte le corps parfois un an avant la mort effective, le principe vital suffit alors pour entretenir la vie.

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« appelé à naître » et grâce à l’action de ses géniteurs, puisque chaque membre du groupe n’accède à la personnalité sociale authentique que par le biais des institutions (intégration aux divers sous-groupes, initiations), l’harmonie interne se trouve dans une certaine mesure conditionnée par l’accord de chaque individu avec les membres du lignage, du clan, du village (principalement les vieillards), avec les ancêtres (surtout celui qui est par­ tiellement ou totalement réincarné), avec des génies tutélaires du groupe, avec les forces telluriques, avec Dieu enfin ou ce qui en tient compte. Chaque fois qu’un signe annoncera le désordre, donc l’anomie (maladie, sécheresse, épizootie, mort), il faudra consulter le devin, se confesser publi­ quement, offrir un sacrifice, s’initier à un Génie ou se laisser « monter » par lui (adorcisme) : alors la pyramide des êtres retrouvera son équilibre, chaque force-puissance récupérera sa place, la société connaîtra à nouveau la paix, l’individu éprouvera à nouveau la plénitude d’être. C’est pourquoi nous parlerons plus loin de dialectique antagoniste. Comme valeur enfin. En Afrique noire traditionnelle, l’homme apparaît comme « le capital le plus précieux ». Non seulement le cosmos prend souvent forme humaine (par exemple dans la pensée fali, au Nord-Cameroun, ou chez les Bambara, au Mali), mais encore l’homme habite le centre de l’univers et c’est pour l’homme que Dieu a créé les champs, les rizières, les animaux et les génies qui servent d’intermédiaires entre le Créateur et ses créatures. Pour ces cosmologies franchement homomorphiques et homocentriques, l’homme appa­ raît comme la valeur fondamentale, comme la valeur première, celle autour de laquelle s’érigent toutes les valeurs, celle autour de laquelle gravitent tous les problèmes... Dans ces systèmes il n’y a pas d’abord un ordre de l’être qui ensuite inclut ou exclut l’ordre du monde tout court ; « il y a d’abord un ordre du monde où l’homme trouve d’emblée sa place, où l’homme trouve d’emblée son autonomie, où l’homme trouve d’emblée son être ». En d’autres termes, c’est comme être-situé-dans-le-monde que se saisit l’homme, « non pas en tant que partie du tout, mais comme ce tout lui-même, dans un tout où se saisit l’homme absolu. Nous dirions même que c’est dans ce tout complet qu’émerge l’homme, pas seulement en tant que conscience, c’est là encore une différence, mais en tant qu’être, mais un être qui refuse de passer par l’investiture de la conscience, qui ne veut pas d’abord passer devant le miroir de la conscience avant de se proclamer être » (N’Sougan Agblemagnon, 1961, p. 5). Ainsi la cohérence de l’Etre trouve sa raison profonde dans la valeur : valeur-en-soi de l’homme en tant que créature privilégiée ; valeur-tension de la personne qui conquiert un surcroît d’être par la nourriture, source de force, par les techniques sacrificielles, par l’adorcisme (où la possession devient une épiphanie qui grandit), par la mise au monde de nombreux enfants...

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2. L’initiation et ses difficultés d’approche Personne et société (ou plutôt pluralité des groupes affectant l’individu) s’avérant à la fois distincts et pourtant inséparables, toute « définition », même provisoire de l’initiation, doit tenir compte de ces deux dimensions Niveau individuel — Le rite initiatique est un ensemble complexe de techni­ ques visant à humaniser (culturaliser et socialiser) l’être humain par le biais de la connaissance libératrice et des épreuves bienfaisantes afin de l’orienter vers ses responsabilités d’adulte, de spécifier son statut et ses rôles qu’un tel « passage » ne manque pas de provoquer (sécuriser) ; il permet, le cas échéant, au sujet qui le subit (sens passif) d’accéder aux formes les plus hautes de la spiritualité créatrice (sens actif). Niveau groupal — Il s’agit d’un ensemble de procédés où le profane (fêtes, accélération des processus économiques) côtoie le sacré (rites de passage, mais aussi rites religieux) par lesquels la société, directement ou par la médiation de groupes spécialisés (sociétés initiatiques, sociétés culturelles), prend en main son destin, soit qu’elle assure la continuité et la succession de générations, soit qu’elle lutte contre l’usure du temps et les effets dissolvants de la mort, soit enfin qu’elle favorise sa propre unité (coalescence, efferves­ cence collective, résolution des tensions, rééquilibration des sexes). • L’approche des rites initiatiques négro-africains ne va pas sans susciter de nombreuses difficultés dont voici les principales. — Bien que les phéno­ mènes en question soient universellement connus et aient laissé des traces dans les civilisations occidentales d’aujourd’hui12, l’ethnologue africaniste est loin d’avoir découvert — et à plus forte raison décrit et compris — la tota­ lité des rites pratiqués dans les enclos sacrés. D’ailleurs le caractère souvent secret de ces cérémonies, l’ésotérisme des liturgies qui s’y déroulent, les références constantes aux mythes, l’utilisation de langues accessibles seule­ ment aux « détenteurs du savoir profond » comme disent les Bambara (Mali) ne facilitent pas la tâche du chercheur, à plus forte raison s’il est

1. Précisément le rite vise selon l’expression de J. Pouillon la conciliation dialectique du psychologique et du social par le biais du symbolique. Une petite différence, ln : B. Bettelheim (1971). 2. Citons le bisuth des nouvelles promotions d’élèves dans les mêmes grandes écoles ou de conscrits à la caserne. En outre, comme le soulignent H. Bloch et A. Niederhoffer (1963, p. 57), « Les rites non structurés des bandes contemporaines d’adolescents sont très sembla­ bles aux rites pubertaires dans les sociétés primitives et constituent une recherche spontanée des moyens psychologiquement efficaces pour aider le garçon qui approche de la maturité à doubler le cap critique de l’adolescence ». Un rapprochement avec le christianisme est également possible. « De même que le premier communiant est soumis à un interrogatoire où on lui demande de renoncer à Satan, à ses pompes et à ses œuvres, ainsi le jeune initié est interrogé par le prêtre dans le bois sacré pour savoir s’il n'a pas participé à des actes de sorcellerie, et après avoir promis de garder la coutume, il est admis à communier à la même coupe que le prêtre », Ed., M. C. Orligucs (1966, p. 236).

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européen *. L’ethnologue n’est pas seulement condamné à un savoir par­ cellaire et superficiel, encore doit-il différencier les fonctions manifestes (justifications officielles de l’institution et de ses rites ; ce que l’on avoue à l’enquêteur — langage courant, reconnaissance publique) et les fonctions latentes (ensemble de motivations inavouables ou inavouées 2, raisons occul­ tes du rite) tout en évitant de tomber dans le piège de l’européocentrisme, des généralisations systématiques à partir d’un exemple connu 3. Et selon que ces phénomènes seront perçus ou par en bas (primat des composantes économiques, désir de vengeance des adultes, souci de maintenir la hiérarchie gérontocratie) ou par en haut (triomphe de la pensée symbolique, exigence d’intériorité, accès à la vie mystique, sacrement authentique), les interpré­ tations qu’on en donne risquent d’être à la fois excessives (sophisme de l’inconditionné) ou mutilées. Cela provient du fait non seulement de la diversité des formes (et des sens) que revêt l’initiation — rituels collectifs qui effectuent la transition de l’enfance ou de l’adolescence à l’état adulte ; cérémonies qui marquent « l’entrée » dans une « fraternité » une association professionnelle, une société secrète ; enfin divers exercices socialement réglés par lesquels un individu assume, le cas échéant, sa vocation mystique *, — mais encore de ce que la pratique initiatique (sociale et liturgique) reste, la plupart du temps, surdéterminée. Ce qui s’entend en deux sens. Tout d’abord parce qu’il s’agit de dire de la même manière autre chose. Ainsi l’initiation est-elle simultanément : rite de passage et surtout sacrement (irruption du sacré) ; psychodrame avec phases de séparation, de margina­ lisation (transformation — mise à mort symbolique), de renaissance-réinté­ gration ; kermesse avec chants, danses, repas pantagruéliques, spectacles divers ; marché (circuits monétaires, potlatch, échanges de cadeaux) ; modi­ fication des organes sexuels en tant qu’instruments de plaisir mais aussi condition de la reproduction ; or, tout ce qui touche à la vie côtoie le sacré,

1. Une autre raison peut expliquer la difficulté de saisir l’initiation que D. Zahan a mis en évidence (1970, p. 89). « Il faut considérer l'initiation, sur le continent noir, plutôt comme une transformation lente de l’individu, comme un passage progressif de l’extériorité à l’inté­ riorité ; elle permet à l’être humain de prendre conscience de son humanité. Cette ascension peut être marquée par des jalons solennels qui révèlent sur le plan social une importance telle que, parfois, la société y trouve en quelque sorte sa raison d’être ; mais elle peut aussi passer pratiquement inaperçue et se dérouler paisiblement pendant toute la vie de l’individu comme une longue méditation. » 2. « C’est ainsi qu’un rituel peut répondre à une gamme de motivations bien établies for­ mant un large éventail allant des besoins sadiques impérieux de brimer le nouveau ou du désir d’intimider et de contraindre, à des élans de la nature la plus profondément éthique. Partant des motifs les plus grossiers on peut trouver à l’autre extrémité des rituels satisfai­ sant une tendance élevée et esthétique à considérer la régénération de la jeunesse comme une mystique vitale dans l'optique de ¡’existence sociale » (H. Bloch, A. Niederhoffer, op. cit., 1963, p. 53-54). 3. D’où les « théories » sociologiques (monolithisme moral de Durkheim, rites de passage de A. Van Gennep). culturalistes (encuituration et spécification fonctionnelle : R. Benedict), psychanalytiques (théorie phylogénétique de Reik, ontogénétique de G. Rôheim) etc. 4. Voir Mircea Eliade (1958, p. 2) et J. Goody.

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etc.1 Ensuite parce qu’il faut dire autrement la même chose. D’où la pro­ fusion et l’exubérance des symboles convergeant la plupart du temps vers un signifié unique : changements de nom + bain lustral + nouveaux habits + réapprentissage de la langue ou des comportements élémentaires, etc., vérifient par exemple que l’initié « avalé » par l’ancêtre dans le bois sacré vient de renaître. Enfin, ultime source de difficulté, la pluralité des situations, non seulement si nous considérons les ethnies avec leur système socio-culturel propre, mais encore à l’intérieur d’une même ethnie : varia­ tions selon les âges (la circoncision se fait à 5 ans ou à 20 ans) ; selon les sexes (tantôt l’initiation des filles est prépondérante, notamment dans les sociétés matrilinéaires comme chez les Wobe ou les Ubi de la Côte d’ivoire, tantôt elle est inexistante, surtout chez de nombreuses populations islami­ sées) ; selon les techniques (certains groupes, peu nombreux il est vrai, refu­ sent les mutilations sexuelles : un circoncis ne peut devenir roi chez les Akan de Côte-d’Ivoire ; l’allongement des lèvres n’est guère pratiqué que par les Hottentot — Namibie — et l’infibulation que par les Somali — Soma­ lie, Ethiopie, Kenya — et quelques populations arabisées du Soudan Orien­ tal) ; selon la durée (la réclusion dans le camp sacré peut n’être que d’une journée ou s’étendre sur plusieurs mois ; l’initiation, ou n’intéresse qu’une période de la vie, ou concerne toute l’existence : un texte peul (Sénégal, Mali, Guinée) nous dit qu’elle « commence dans le parc et finit en entrant dans la tombe »)!. Toutefois il n’est pas impossible, par-deçà les différences (qui par­ fois sont sur le mode présence/absence), de saisir un certain nombre de déno­ minateurs communs : « ... il s’agit toujours d’inscrire réellement sur le corps la marque symbolique d’un rapport culturel d’opposition et de complémen­ tarité, étant entendu que la marque est réelle et que le rapport culturel est la transposition d’une disparité naturelle dont on ne sait au départ si elle est insignifiante ou capitale. Peut-être est-ce cette incertitude qui fait que les sociétés diffèrent » *.

1. L'initiation comporte généralement une triple révélation « celle du sacré, celle de la mort et celle de la sexualité. L’enfant ignore toutes ces expériences ; l’initié les connaît, les assume et les intègre dans sa nouvelle personnalité » Mircea Eliade (1965, p. 159). 2. Ce texte ne concerne plus le Peul du Sénégal. Ce fait n’a rien d’unique : ... « l’initiation devient une opération de longue haleine, un affrontement de l’homme avec lui-même qui ne cesse qu’avec la mort ; elle devient une expérience qui s’enrichit de jour en jour étant en principe plus achevée dans le vieillard que dans l’adulte, plus complète dans celui-ci que dans l’enfant » D. Zahan (1970, p. 90). 3. J. Pouillon (1971, p. 247). De même la pluralité des variantes locales d’un même système initiatique peut marquer certaines constances. « Les sociétés archaïques les plus différentes à travers le monde, écrivait Cl. Lévi-Strauss (1962, p. 350) conceptualisent d’une façon identique les rites d’initiation. » De même, B. Holas (1957) a montré que le Poro des Sénoufo — tout comme le Kplon de Haute Guinée manifeste une relative unité. « Les trois cycles consécutifs auxquels doit se soumettre tout individu qui aspire à une plénitude civique (et à l’estime sociale que celle-ci implique) intéressent : 1° les enfants entre sept et quinze ans 2° les adolescents et 3° les hommes mûrs. Chacun de ces cycles est d'une durée de sept ans et se subdivise en plusieurs phases, chaque promotion étant marquée par une suite d’épreuves cérémonielles. Ainsi, sauf les retards causés par des circonstances modernes, un Sénoufo atteint sa maturité vers sa trentaine. »

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♦*

Si l’individu est d’essence sociétale — il reproduit en une synthèse originale les éléments issus de l’héritage et de l’entourage (âmes, principes vitaux, symbole totémique, pluralité des noms) — inversement, chaque groupe s’apparente à un être individuel ayant sa spécificité (mythes et rites) et poursuivant son propre destin. D’où les deux dimensions de l’initiation intimement cohérées dans la réalité quotidienne.

B. Les buts poursuivis 1. Initiation et vie sociale Organisée par le groupe — quartier, village, fédération de villages, asso­ ciations culturelles ou professionnelles — et ne souffrant généralement pas d’exception1 puisque tous les sujets ayant atteint l’âge requis par la coutume, doivent collectivement s’y soumettre, l’initiation poursuit une fina­ lité sociale de premier plan : confirmer les valeurs du groupe, intensifier la vie collective. Toutefois, il ne faut pas mettre sur le même plan l’initiation « magique » qui fait de l’homme un être à part, « a-social » — anti-social même s’il s’agit de sorcellerie1 2 — et l’initiation normale qui intègre l’homme dans son huma­ nité sociale. J. Cazeneuve (1971, pp. 265-266) voit entre ces deux rituels également traditionnels mais d’inégale portée, trois différences principales auxquelles nous souscrivons : « D’abord en tant qu’initiation en général, en tant que changement de plan ontologique, ce rituel comporte, tout comme l’initiation magique, des actions symbolisant une transformation profonde, l’arrachement à un passé révolu, l’entrée dans une catégorie nou­ velle d’être. En outre, ce changement s’accompagne ici du renoncement à la vie infantile. Deuxièmement, la métamorphose est placée sous le signe 1. Les exceptions jouent surtout au niveau de l'initiation professionnelle. C’est par exemple lorsqu’il a décidé d’être initié au pastorat et de chercher un maître que le jeune Peul est astreint à un certain nombre d’obligations. Voir A. Hampate Ba et G. Dieterlen (1961). 1 ; De nos jours, sous l’influence de la vie urbaine et dans les milieux en voie d’acculturation, il arrive que des jeunes gens se fassent circoncire au dispensaire ; ils évitent ainsi les trop longs séjours dans le bois sacré. Seule la marque matérielle de l’initiation est alors retenue, ce qui suppose une dégénérescence des croyances et du sens des rites. 2. Chez les Fon du Dahomey les sorciers constituent une sorte de société secrète (Azé) qui possède sa divinité (Kinninsi) et dans laquelle on pénètre par un double rite d’initiation. Il peut arriver que certaines personnes entrent dans cette confrérie précisément pour se prémunir contre les maléfices habituels des sorciers mangeurs d’âme — phantasme de dévoration des analystes — (participer pour ne pas être victimes I).

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des êtres sacrés. Troisièmement, une distinction est marquée entre la nature donnée et la nature sacrée ; on pose la seconde comme transcendante par rapport à la première en même temps que l’individu est admis à y parti­ ciper. » Dégageons schématiquement les principales fonctions sociales de l’ini­ tiation.

Maintenir et reproduire Cette première visée épouse plusieurs formes. — Le rite étant inséparable du mythe et celui-ci constituant la source des archétypes intemporels qui codifient les croyances et modèlent les comportements des groupes qui s’en réclament, on devine aisément en quoi l’initiation est un rappel périodique et solennel des valeurs fondamentales du village, du clan ou de l’ethnie. Telle est la tâche précisément qui incombe, nous y reviendrons, aux instructeurs dans le bois ou l’enclos sacré. Tel est aussi le sens qu’il faut accorder aux sanctions infligées à ceux qui dérogent aux règles prescrites. Chez les Guisiga du Nord Cameroun, étudiés par G. Pontié, à chaque cérémonie nouvelle les anciens initiés du village doivent obligatoirement rendre visite aux nouveaux initiés. Si leur conduite depuis la dernière initiation n’est pas jugée satis­ faisante par les vieux du village, ils devront subir la bastonnade de la main du chef des circoncis ou du gardien, ou encore de l’un de leur camarade d’initiation mieux classé qu’eux, et ce quel que soit leur âge. Il peut même arriver qu’un jeune homme qui n’a manifestement pas tenu compte des conseils donnés au cours de son initiation soit invité par le chef des circoncis ou les anciens du village à en subir à nouveau les épreuves. L’ancien initié qui refuserait de se rendre sur les lieux de la circoncision pour y expier éven­ tuellement ses fautes serait poursuivi par les nouveaux initiés et battu au su de tout le monde comme un vulgaire non-initié. — Nous verrons également que le propre de l’initiation est d’assurer la survivance du groupe par l’ordon­ nancement des générations. Par elle, les adolescents deviennent à part entière des adultes, donc des hommes (ou des femmes) socialement utiles : ils ont leur brevet de civisme ; ils sont des procréateurs ; ils participent à « l’administration tribale > ; ils peuvent faire partie des conseils de village ’. L’initiation que supposent certaines associations cultuelles va également dans le sens du renforcement de ce que l’on pourrait (l’expression de Giddings) nommer la « conscience d’espèce > : « Outre la formation régulière de ses membres, en principe annuelle, la société ressent le besoin d’affirmer pério­ diquement sa solidité en réunissant toutes les générations dans le cadre d’une imposante suite de cérémonies commémoratives. Le prétexte peut être 1. Voir par exemple J. Kenyata (1938, notamment, chap. vi). Rappelons aussi l’avis de G. Lapassade (op. cit., 1963, p. 95). « L’insertion sociale nous paraît motivée par le fait que l’homme est ud. être vivant chez qui les normes sont devenues incertaines : l’adulte ne peut être défini dans l’ordre humain qu'à l’intérieur d’un système culturel ; c'est bien là la leçon que les sociologues ont dégagée de l’étude des rites. »

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fourni par le souvenir de l’ancêtre fondateur, ou tout l’ensemble des aïeux morts, ou enfin par le rappel d’un événement historico-mythologique *. » La fête du Sigi qui tous les soixante ans commémore le premier ancêtre mort sous forme de serpent chez les Dogon (Mali), le Dioro des Lobi (HauteVolta), le Mikari des Senoufo (Côte-d’Ivoire) ; les six institutions initiaques Bambara (Mali) : Ndomo, Komo, Nama, Kono, Tyiwara, Korè, nous en parlerons plus loin, n’ont pas d’autre sens. — Enfin, l’initiation tend à reproduire 2 un ordre établi (type d’équilibre, hiérarchie interne). Décidée et structurée par les « vieux », le plus souvent à leur profit (gérontocratie), elle constitue une véritable « barrière institutionnelle » (langage secret, degrés dans le savoir qui n’est distribué que par paliers étroitement contrôlés). Si ;le savoir vital est limité et « accessible en un temps relativement court » qui risque de mettre tous les hommes sur un pied d’égalité à un certain âge, en revanche le savoir social (mythique, religieux, politique) qui intervient non dans la production mais dans la reproduction des structures sociales (ici prééminence des aînés sur les cadets) peut être — et est réellement — davantage instrument de domination que de promotion, même si un certain esprit démocratique préside à la vie quotidienne dans les camps sacrés. Vivifier • Les rites initiatiques, préparés longtemps à l’avance, déclenchés à un moment où les réserves alimentaires (cheptel, grains, vin de palme ou bière de mil) surabondent, créent une atmosphère — abstraction faite des moments d’angoisse lors de la phase de séparation — de kermesse populaire, de liesse collective, à'effervescence sociale. La joie de se perdre dans une foule dense et animée, d’admirer les chants, les danses et les vêtements neufs, de boire et de manger sans restriction, de faire l’amour librement avec un parte­ naire inconnu, de s’enivrer de sons, de couleurs, de mouvements et de rythmes, et ceci durant plusieurs jours et plusieurs nuits... voilà qui rompt agréablement avec la monotonie de la quotidienneté. Avec ses outrances fécondes, ses licences sexuelles, sa suspension du temps, ses instants d’exal­ tation collective, ses rapprochements communiels, la fête qui obéit au schéma bien connu : lente accumulation -» brusque explosion, qui est à la fois « compétition », « simulacre », « vertige » devient aussi un remède à l’usure sociale *. 1. B. Holas (1957). Mircea Eliade (op. cit., 1965, p. 162-165). 2. Reproduction au sens de J.-Cl. Passeron et P. Bourdieu (1970). La reproduction culturelle (transmission entre les générations de la culture héritée du passé) vise en fait la reproduction sociale (maintien des rapports de force), p. 25. 3. Cl. Meillassoux (1960, p. 47). Voir également E. Terray (1969, p. 126). 4. Ce que vérifient pleinement les remarques de R. Caillois (1950 p. 126). « Dans sa forme pleine, en effet, la fête doit être définie comme le paroxysme de la société, qu’elle purifie et qu’elle renouvelle à la fois. Elle n’est pas son point culminant seulement au point de vue religieux mais aussi au point de vue économique. C’est l’instant de la circulation des richesses, c.elui des marchés Jes plus considérables, celui de la distribution prestigieuse des réserves

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• N’est-il pas significatif, par ailleurs, que le rite initiatique comporte tou­ jours une mise à mort symbolique suivie de re-naissance ? « Durant l’ini­ tiation, le jeu de la mort physique est réalisé et — non la mort elle-même — de telle manière que cette mort jouée, au lieu d’être défavorable au groupe, lui soit propice. Le fait de la mort n’est donc pas primordialement enregistré au titre corporel, mais à celui d’une modification sociale. La mort, dans sa manifestation physique, est une aventure qui échappe au souci d’ordre et d’organisation du groupe : il en va inversement lorsqu’elle est utilisée à des fins rituelles. Mais, dans les deux cas, il y a transformation — beaucoup plus que disparition — d’un membre du corps social... Le passage de la vie à la mort est donc l’inverse de celui de la nature à la culture et il est normal que nous mettions en parallèle, tout en les affectant de signes opposés, les chemins qui d’un côté introduisent l’enfant à la civilisation — l’initiation — et de l’autre en détachent l’adulte — la mort \ » On saisit de la sorte l’importance des moyens conçus et mis en œuvre par la société négro-africaine afin de maintenir son unité et de lutter contre les forces de dissolution mortifère. A côté de la naissance physique, utérine, qui malgré tout frappe par son caractère individuel, on découvre la naissance initiatique, le plus souvent masculine, et qui demeure un fait collectif. A côté de la mort physique, brutale autant qu’inévitable, qui ne frappe que l’individu (apparence sensible) se réalise la mort symbolique, jouée et vécue au nom du groupe entier et qui accroît sa vitalité (effervescence collective, nouveaux membres à part entière). Et si la mort physique est l’inverse de la naissance biologique, la naissance initiatique devient le prolongement, combien effi­ cace, de la naissance utérine et l’envers de la mort symbolique. Dans le premier cas, on débouche dans l’individuel et malgré tout dans la nature ; avec le second, on appartient sans conteste au collectif, donc à la culture. Dans le premier cas, l’individu reste passif et s’avoue vaincu ; dans le second, le groupe éprouve son pouvoir d’auto-engendrement. C’est par la vertu du symbole ou la démarche utopique (l’imaginai) et la conduite communielle (union communautaire) que le Noir échappe à la naturalité de sa condition, nous y reviendrons. • Une autre manière de vivifier le groupe est la circulation des biens, laquelle à la fois renforce certains liens entre apparentés et permet de susciter une clientèle élargie2. Non seulement de grandes richesses, parfois patiem­

accumulées. Elle apparaît comme le phénomène total qui manifeste la gloire de la collectivité et la retrempe dans son être : le groupe se réjouit alors des naissances survenues qui prouvent sa prospérité et assurent son avenir. Il reçoit dans son sein ses nouveaux membres par l’ini­ tiation qui fonde leur vigueur. Il prend congé de ses morts et leur affirme solennellement sa fidélité. C’est en même temps l’occasion où, dans les sociétés hiérarchisées, se rapprochent et fraternisent les différentes classes sociales et où, dans les sociétés à phratries, les groupes complémentaires et antagonistes se confondent, attestent leur solidarité et font collaborer à l’œuvre de création les principes mystiques qu’ils incarnent et qu’on prend soin à l'ordinaire de ne pas mêler. » 1. R. Jaulin (1957, p. 473; 1967). Voir également L. V. Thomas (1968). 2. A ce niveau, la pratique magique peut jouer un rôle ainsi que le souligne par exemple

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ment accumulées, sont englouties (dépenses somptuaires, consommation stu­ péfiante de viande et de boisson) risquant de saigner à blanc tout un village, mais encore un réseau complexe d’échanges s’institue (en nature hier, en argent aujourd’hui) tandis que des règles précises président à la redistribution de certains biens. Par exemple, lors du difo (initiation féminine des Adangbe du Togo), la viande, achetée par le père de la jeune fille doit être répartie — en quantité et en qualité bien entendu — entre les difonovo prêtresses du rite, la « marraine », l’officiant qui posera le cordon de cuir sur la tête de l’impétrante, les alliés du père, les patriarches de chaque quartier, etc. Très souvent, les dons impliquent des contre-dons (parfois plus importants selon le principe du potlatch). Etudiant un village bakota (Gabon), L. Perrois fournit les chiffres suivants concernant 190 donateurs : moins de 500 F

68 soit 36,5 %

500-1000 63 33 %

F

1 000-2 000 F

2 000-5 000 F

+ de 5 000 F

26 13,5 %

27 14 %

6 3 %

« Si on considère que le salaire mensuel d’un manœuvre est de 7 000 F, celui d’un fonctionnaire subalterne de 12 000 F et qu’une récolte moyenne annuelle de café rapporte 30 000 F, on voit que ces échanges sont relati­ vement importants eu égard à la faible circulation monétaire habituelle, 30 % des dons dépassent 1 000 F et 17 % 2 000 F, six personnes ont même donné plus de 5 000 F : ce sont des parents proches, alliés, du père ou des “ mères ” du candidat. » (Perrois L., 1968, p. 54-55.) Lors d’une initiation gbaya (R.C.A.) P. Vidal (1971, p. 300) a évalué, pour un village, une circulation monétaire de 593 500 F C.F.A. ainsi répartie : dépenses, 319 000; contre-dons, 193 000; achats chez les commerçants du village, 81 500. Ainsi, par le biais de l’économie, non seulement l’initiation devient une institution prépondérante, un fait social total, mais encore elle manifeste un dynamisme de grande envergure. Unifier

La fête et le jeu d’échanges qu’elle suppose sont des procédés particu­ lièrement pertinents et efficaces par lesquels le groupe vit plus intensément, prend conscience de son unité (adolescence) et apprécie le prestige dont il

L. Perrois (1968, p. 58) « Le mbiya consiste en une marmite de petite taille (en poterie) contenant de l’huile de palme (mâdji), de la poudre de padouk (siya) et des plumes de poule et de perroquet avec au centre un petit bâton planté tout droit. Fabriqué par un parent proche du candidat (par exemple une sœur du père) ce médicament magique préside aux échanges : on apporte les cadeaux devant le dispositif et à chaque poule donnée on ôte une plume qu’on plante dans la marmite. Selon les informateurs cela sert à « attirer la clientèle » c’est-à-dire à attirer le plus d’invités possible et à augmenter le volume des cadeaux ou la valeur des dons en argent. A la fin de la fête, le mbéya ressemble à une grosse touffe de plumes et c’est le signe qu'il a été efficace ».

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jouit (multiplicité des participants étrangers, alliés, clients). De plus, et sauf exception, l’initiation porte généralement sur une classe d’âge dont elle renforce la cohésion (vie en commun dans le camp, épreuves communes) réalisant ainsi une véritable « fraternité », à telle enseigne qu’il est parfois impossible à un sujet d’épouser la sœur de son compagnon d’initiation ; il arrive aussi que les membres d’une même classe initiatique se doivent toute la vie aide et assistance (équivalent du pacte du sang). Certaines techniques utilisées méritent à cet égard d’être mentionnées. Tout d’abord les repas en commun, qui rassemblent parents ou amis habi­ tuellement dispersés. « Manger ensemble constitue un acte important et symbolique qui signifie la confiance et la solidité de l’alliance. Pour ces quelques jours, le groupe parental se trouve réuni dans un même lieu : on couche sous le même toit et on vit ensemble. C’est une prise de conscience réelle de l’importance de la famille. D’ailleurs les défilés, à deux reprises, ont pour rôle de montrer aux autres villageois combien le clan est étendu et uni. On se montre : on veut ostensiblement faire voir le grand nombre des alliances ’. » Puis les congratulations, les vœux, les bénédictions qui, dans une civilisation qui croit à la toute-puissance du verbe, prennent un relief et une consistance indubitable : « Une autre manifestation de cette cohésion familiale que les Bakota semblent tenir pour indispensable et du souci de perpétuation interne du groupe est le rite des souhaits. Comme les fées venaient autrefois, dans la mythologie européenne, mettre sur le ber­ ceau du nouveau prince des cadeaux de beauté et de richesse, chacun vient aujourd’hui, en déposant une feuille dans le panier du candidat, souhaiter longue vie, richesse et fécondité au nouvel adulte qui va naître à la vie. Ce rite se déroule la veille de l’opération *. » Citons encore la suppression (au moins provisoire) des tensions et les tentatives de réconciliation, plus ou moins solennelles, desquelles les procédés magiques ne sont pas toujours absents. Voici une description de ces faits que nous donne encore L. Perrois à propos des Bakota et qui s’avèrent absolument nécessaires pour que la circoncision réussisse : « Le rite est simple et très symbolique : la mandu­ cation constitue une marque universelle de fraternité. On mange ensemble donc on est amis ; on communie donc on est réconcilié. Le refus de manger avec quelqu’un qui vous invite est une insulte grave et seul le mundu (le pilon) peut la laver et l’effacer définitivement. On rassemble les prota­ gonistes devant le chef de lignage ou de clan. Les témoins de la querelle sont là aussi. On apporte un mortier et un pilon (mundu) ainsi qu’un tas de feuilles imbwanbwa. Tous les participants pilent la feuille dans le mortier, chacun devant toucher le pilon. Symboliquement les feuilles représentent les membres du clan qui doivent se fondre en une seule entité. Ailleurs, chez les Bakota, on pile de la banane de la même façon. Ensuite on crache 1. L. Perrois, 1968, p. 62; voir également R. et L. Makarius (1961, 2e partie) et L.V. Thomas (1965). 2. L. Perrois, op. cit., p. 58 ; voir de même L. V. Thomas, op. cit., 1968, 4' chapitre.

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dans le mortier et on marque les deux ennemis réconciliés à la poitrine avec cette pâte. Pour la circoncision, on marque aussi le candidat. Pour une maladie on marquera le malade » Enfin pour accroître et manifester la solidarité familiale lignagère ou villageoise, on ne manque pas de « montrer » publiquement les initiés et leurs alliés qui défilent en colonne, parés notam­ ment lors des rites de sortie, de riches habits, voire de bijoux. Chaque concession se valorise par les chants, fait volontiers étalage des richesses qui lui appartiennent, narre les prouesses réelles ou imaginaires de ses ancêtres. Des compétitions ostentatoires peuvent même opposer, soit des quartiers d’un village, soit les villages voisins 1 2. A la limite le paraître a plus de réalité sociologique que l’être. Ainsi l’initiation est-elle multiforme autant que plurifonctionnelle. Elle vérifie à quel point — mais ceci n’est-il pas la marque de toute religion ? — le profane s’immisce dans le sacré, les pulsions du corps troublent les élans spirituels, le ludisme (parfois orgiaque) trahit l’esprit de sérieux, tandis que l’économique, sans être nécessairement dominant, reste toujours déterminant.

2. Initiation et vie individuelle Deux niveaux d’analyse doivent être pris en considération : les moments fondamentaux de l’initiation (structure du rite) et la signification de l’institution-liturgie (finalité) pour l’individu qui doit s’y soumettre (être initié).

1. Op. cil., p. 58. L’unification peut épouser des formes plus dialectiques. Ainsi la circoncision, symboliquement, déséquilibre l'individu en le privant de sa féminité (prépuce). L’initié devient alors apte à consommer le mariage, condition sociale de rééquilibration (unité retrouvée du mâle et de la femelle). Le mariage consacre ainsi la seconde naissance de l’homme et rappelle son origine (rapports sexuels des engendreurs = condition de la première naissance). 2. Voici un exemple significatif fourni par L. Perrois (op. cil., p. 60) « A deux reprises au cours de Salai on assiste à un défilé des parents et alliés du candidat à travers tout le village. A la sortie de l'initiation au ngoy tous les membres mâles du clan du candidat et des clans alliés se rassemblent un peu en dehors du village, dans la brousse. Là, les attendent les femmes apparentées. Chacun prend une feuille dans la bouche, celle-là même qui va servir pour les souhaits de richesse et de prospérité, et tous les parents forment une longue file, les uns derrière les autres. Devant marchent les proches parents de l’enfant qui est lui-même entouré ou plutôt précédé et suivi de ses frères et sœurs et même du père, les aînés étant les plus importants. Derrière viennent les autres parents et alliés. La colonne fait le tour du village en serpentant entre les cases pour aboutir finalement dans certains cas à l’abri du candidat, dans d’autres derrière une cuisine où l'on procède aux souhaits rituels. » & C’est pour montrer au candidat combien est grande sa famille déclarent les informateurs interrogés. Ainsi les souhaits viennent prolonger la démonstration de l’existence du clan : le candidat est le médiateur qui prolongera la vie du groupe en tant que tel et on l’aide de toutes les forces vives de la famille. L’enfant qui pour la première fois “ voit ” et sent ce qu’est la famille va devenir l’espoir du groupe qui porte sur lui l’assurance de son avenir. Juste avant l’opération toute la parenté défile, les hommes étant d’un côté et les femmes de l’autre. Le candidat est porté sur les épaules de son frère aîné (ou du frère de son père). Habillé du pagne de raphia, il porte de nombreux colliers bangwésé en perles de verre, des peaux de civette et agite à la main les chasse-mouches rituels en poil de singe, au rythme du chant des hommes. » Ostentation et faire valoir, sécurisation, unité du groupe sont ici mis en évidence. Voir également L. V. Thomas (1970).

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Les moments principaux

Si nous exceptons les initiations permanentes qui supposent un appro­ fondissement ininterrompu de la personne \ les rites initiatiques comportent généralement trois moments principaux nettement localisés dans l’espacetemps. • Une séparation toujours plus ou moins solennelle et dramatique2 : le futur initié quitte sa famille, voire son village ; il appartient désormais et pour un temps plus ou moins long aux aînés de même sexe qui seront ses initiateurs (opérateurs, instructeurs, éducateurs). Cette séparation, ce « déchirement » pour reprendre l’expression de Hertz, ce passage de la culture (village) à la nature (brousse) est nécessairement régressif, puisque symboliquement il conduit à l’état fœtal3. • Le séjour dans un « enclos » ou un « camp spécial », sorte de « réduc­ tion » de l’univers dans lequel le néophyte est censé se dissoudre pour retrouver la vie intra-utérine (le Sénoufo de Côte-d’Ivoire y voit la répli­ que de l’univers tel qu’il sort des mains du créateur) est un « temps de marge » équivalent à la durée nécessaire socialement pour par­ venir à la « maturité ». L’existence de tout individu, a-t-on dit, com­ porte trois moments solennels : « naissance, initiation, mort » (Paulme D., 1954, p. 124). Précisément, l’initiation implique simultanément une mise-à-mort symbolique (ou rituelle, ici les termes se recouvrent) corres­ pondant à la phase de marginalisation et une renaissance*. Tel semble le but de la période de marge : opérer la transformation qui du « fœtus » conduit au « nouveau-né » ou de l’enfant à l’adulte — ce qui est un pro1. « La vie d’un Peul, en tant que pasteur initié, débute avec 1’ « entrée » et se termine avec la « sortie » du parc, qui a lieu à l’âge de soixante-trois ans. Elle comporte trois séquences de vingt-et-un ans chacunes : vingt-et-un ans d’apprentissage, vingt-et-un ans de pratique et vingt-et-un ans d'enseignement. “ Sortir du parc ” est comme une mort pour le pasteur ; il appelle son successeur ; le plus apte, le plus dévoué des initiés ou son fils. Il leur faut sucer sa langue, car la salive est le support de la “ parole ", c’est-à-dire de la connaissance puis il leur souffle dans l’oreille gauche le nom secret du bovidé » (A. Hampate Ba et G. Dieterlen, 1961, p. 14). 2. Des cérémonies d’adieu ont lieu parfois qui ne manquent pas de grandeur et d’émotion, L. V. Thomas, op. cil., 1970. 3. En effet, les cérémonies initiatiques impliquent « la notion de stade fœtal situé entre la “ mort ” et la “ résurrection ” du néophyte, celles-ci devenant respectivement, dès lors “ retour ” dans le ventre “ maternel ” et renaissance. Le temps qui sépare les deux moments critiques de l’existence initiatique n’est pas un temps “ mort ” mais un temps “ actif ”. Il peut être plus ou moins long selon l’ampleur accordée aux rites par les diverses ethnies. Parfois il s’échelonne sur plusieurs années, d’autre fois il est marqué par un rite passager de la valeur d’un court intervalle. En tout état de cause, la véritable formation du postulant s’opère durant son état de fœtus, phase qui marque cet autre passage à la connaissance caractérisée par la “ passivité ” du candidat ; l’acceptation résignée des épreuves auxquels il est soumis, sa profonde tranformation spirituelle. » D. Zahan (1970, p. 99). 4. Le rapprochement avec la mort « présente l’avantage de relier en une même tonalité l’ensemble de l’existence humaine — en montrant qu’en un certain sens, notre véritable “ achèvement ” ne s’accomplit qu’au moment de la mort. L’initiation n’est plus alors un passage déjinitij et absolu, mais elle reste, sans doute, le moment où se dévoile pour l’homme le sens dernier de son existence, où se manifeste sa finitude et où il lui devient possible d’assumer sa condition, mais aussi peut-être de la refuser. Sans doute ce choix est-il inscrit à la source même des rites » (G. Lapassade, op. cit., p. 95).

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cessus semblable 1 — grâce à un jeu complexe et rigoureusement codifié d’instructions et de brimades. Ainsi que le souligne fort bien G. Lapassade, le temps de marge que certaines ethnies éprises de réalisme font durer neuf mois « exprime ainsi la lenteur du cours de la vie ». Par là le rite transporte sur le plan du symbole « cette lenteur vitale » dont Bolk estime « qu’elle prend son origine dans le processus de ralentissement évolutif1 2 ». • Enfin la phase triomphante par excellence, à la fois résurrection du néo­ phyte — ou plutôt sa re-naissance, son entrée dans la vie active — et réintégration dans le groupe (retour à la culture d’un sujet que la société a pu modeler en référence avec ses archétypes mythiques et sacrés)3. Cette phase est précisément le prétexte à des fêtes plus ou moins orgiaques dont nous parlions plus haut.

3. Les dimensions clefs de Vinitiation Instruire et éduquer (plénitude sociale)

• L’initiation est une école prenant en charge l’instruction et l’éducation (formation de la personnalité) des enfants ou des adolescents qui lui sont soumis afin de faciliter leur entrée dans l’âge adulte (« ,1e jeune garçon après la circoncision est théoriquement mûr et complet » disent les Dogon du Mali) ou seulement dans une confrérie spécialisée : professionnelle (pasteur4, chasseur, guerrier), religieuse ou mystique (le Koré des Bambara, le Bwiti des Mitsogo au Gabon). La naissance de l’homme étant prématurée — pour parler comme les psychanalystes — parce qu’elle est toujours arra­ 1. N'est-il pas significatif que chez les Peul les trois degrés supérieurs, assimilés aux trois enveloppes qui entourent les fœtus, sont dits les « trois obscurités de la matrice »... Sur le plan spirituel, l’initié est ainsi ramené au stade fœtal, il « naît » ensuite à une nouvelle vie et porte le titre de « fils ». 2. Op. cit., p. 94. 3. ... « La renaissance-résurrection fourmille d'allusions aux rites perpétués lors des naissances ordinaires. C’est que le passage à la connaissance spirituelle est pour les Bambara lié fondamentalement à la notion complexe d'acquisition de la personnalité. » D. Zahan op. cit., (1970, p. 104-105). 11 en va de même pour les Diola de Casamance (Sénégal). Que la circoncision soit une transformation, cela ne fait aucun doute : le passage de l’état de Kanibat (non initié) à celui de Vhane (initié) ou de l’état de Akuleh (non-homme) à celui d’/4n«7tan (homme vrai) n’est pas une question de mots (d’ailleurs l’efficience du verbe s’oppose à une telle conception) mais un changement radical dans l’état de la personne. C’est ce qui explique pourquoi le nouvel initié (luliinu) frappe sa mère ou ses frères et sœurs en rentrant chez lui, ou parfois même feint de ne plus reconnaître les siens. De plus, le séjour dans le hul (enclos de retraite) représente, sur un rythme accéléré, l’histoire universelle de l’humanité. Le circoncis opère une régression vers l’état ancestral : c’est pourquoi il danse courbé sur un bâton (ainsi marchait avant de mourir l’ancêtre qu'il réincarne) ; mais plus tard, quand il brandira ce bâton, il sera devenu adulte, capable de combattre (bâton = arme) et de procréer (bâton = phallus). C’est une loi fréquente en Afrique : un même symbole connote plusieurs sens ; une pluralité de symboles convergent vers un seul sens. 4. Revenons à l’exemple du Peul : A Hampate Ba, G. Dieterlen (1961). « Avec l’âge, la pratique et en fonction de l’étendue de ses connaissances, l’initié pasteur ... accède progressivement au titre de silatigi, terme dont on ne peut donner d’étymologie précise mais qui peut se commenter ainsi : “ celui qui a la connaissance initiatique des choses pasto­ rales et des mystères de la brousse ”. L'influence considérable du silatigi s’explique par ce titre, le plus prestigieux que puisse souhaiter un Peul : tout pasteur initié rêve d’être un jour Silatigi », p. 21.

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chement et re-création il est nécessaire que la société prenne en charge les « nouvelles naissances », afférentes aux âges critiques de la personne — d’où le bien-fondé des rites de passage ou à son accession éventuelle à des paliers supérieurs de promotion socio-religieuse. Ainsi chez les Peul du Macina (Sénégal), l’initiation comporte trente-trois degrés auxquels s’ajou­ tent trois degrés supérieurs, invisibles, acquis automatiquement après le trente-troisième. Ces divers stades correspondent aux trente-trois phonèmes de la langue peul, c’est-à-dire « aux sons que l’homme fait sortir de son gosier ... les trois degrés supérieurs sont inaudibles, ils sont ceux de la parole non formulée mais toujours présente (Hampate Ba, A., et Dieterlen, G., 1961, p. 21). A leur tour, les Bambara connaissent six sociétés initia­ tiques progressives susceptibles chacune de degrés ; le Korè par exemple, bien que dyow supérieur (société initiatique), comporte deux séries de quatre paliers dont les dernières expriment la « compénétration entre l’homme et l’invisible » (D. Zahan, 1970, p. 217). L’enseignement prodigué par les initiateurs porte plus spécialement sur le corps de l’homme (ou de la femme), la structure du monde, l’organisation du groupe (ses mythes, ses lois) sans oublier mille et une recettes pra­ tiques indispensables pour/dans la vie courante. Il est, le plus souvent, dispensé selon un ordre spécifique. Ainsi les Venda du Transvaal doivent-ils passer par trois stades principaux 12. Dans le Khomba on apprend les lois du corps, du feu, des couleurs (liées aux sexes), du foyer (union hommefemme), de la cuisson (celle-ci évoque la conception et la naissance), sans oublier les lois de l’histoire ; dans le Tshikanda on enseigne les lois de la case, la « logique des choses qui vont ensemble », les « catégories de l’univers bantu » ; dans le Domba enfin on accède au statut de la personne achevée (aptitude au mariage, à la procréation) : on connaît alors les « lois de la cour » (réplique de l’espace mythique de la création) et celles du tambour (voix créatrice de Dieu). Signalons en outre que le Khomba assure l’initiation de la jeune fille dans le cadre du village, que le Tshikanda réunit les jeunes filles d’une région dans le village du chef régional, enfin que le Domba associe garçons et filles en vue du mariage dans le cadre national. • L’initiation a une valeur éducative de premier ordre. Des brimades multiples et variées sont prévues durant le séjour dans le bois sacré : la 1. « Le fondement du rite d'initiation est donc la prématuration de l’homme. A partir de la prématuration, on comprend mieux l'importance des premières relations d’amour, leur ancrage dans le psychisme, les conflits qui en surgissent, leur transposition rituelle et l’effort pour les surmonter, Rôheim l’a bien marqué, en transposant en ethnologie l’enseignement de Bolk » (G. Lapassade, op. cil., p. 94). 2. Voir J. Roumeguère-Eberhardt (1963, p. 79-90). Chez les Peul, l’initié doit franchir douze clairières et trente-trois degrés fondamentaux (trois par trois). Un cas particulier fort intéressant se rencontre chez les Fon du Dahomey : il s’agit de l’initiation au langage symbolique du Fa nécessaire pour les opérations de divination. Le Fa c’est « le phare qui éclaire », c’est lui qui détermine la façon de vivre ou de se conduire ici-bas, qui spécifie le nom-deslin (Du) du nouveau-né, qui précise à quel Vodun (divinité secondaire) il faut sacrifier ou de quel vodun il faut solliciter la faveur..., qu'il faut consulter dans les moments critiques de l’existence : naissance, maladie, mariage, mort, etc.

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circoncision par exemple, est une école de courage : crier pendant l’opé­ ration est un déshonneur qui poursuit le délinquant jusqu’à la mort et lui vaut dans l’immédiat des horions supplémentaires. Il importe de lutter contre ses nerfs : se lever en pleine nuit, se livrer à des travaux pénibles, exercer sa mémoire, son habileté ou son adresse, ne pas se laver, manger une nourriture grossière, sont autant d’épreuves quotidiennes. Il faut encore apprendre la soumission la plus totale aux ordres des surveillants, ne pas se révolter contre leurs désirs et leurs décisions même injustes ou absurdes, ne pas protester contre les injures, les offenses ou les coups. A chaque instant, l’initié doit se convaincre de la nécessité de la vie collective et du rôle social du courage (devant le danger ou au travail). Deux mots carac­ térisent, sur ce point, la circoncision : résistance et obéissance. • Connaissance et formation de la personnalité se conjuguent pour accéder à une plus grande intériorité ; c’est ce que nous apprend la succession des six dyow (sociétés d’initiation bambara) dont D. Zahan (1970, p. 209) fournit le résumé que voici : « La connaissance de soi (Ndomo) engendre l’investigation au sujet de la connaissance elle-même (Komo) et amène l’homme en face du social (Nama) ; de là naissent le jugement et la conscience morale (Komo) grâce auxquels la connaissance aborde le cosmos (Tyiwara) pour aboutir à la divinité (Korè). On saisit de la sorte la façon dont la vie mystique s’épanouissant dans le Korè est préparée et soutenue par la longue formation à travers les cinq autres sociétés d’initiation. En supprimant à la limite les chaînes intermédiaires entre le premier et le dernier dyow, on pourrait dire que la relation essentielle dans ses ensembles, est celle qui unit la connaissance de soi (Ndomo) à la connaissance de Dieu (Korè). » • Aussi est-ce à une véritable conversion que nous assistons. Les méca­ nismes répressifs, le conformisme et le dressage n’aboutissent qu’à des routines. Mais pressé par le besoin d’identification à l’adulte, soucieux d’être jugé digne de pouvoir accomplir certains rôles, le néophyte accepte l’avilissement de la brimade et la douleur de la blessure car c’est la double condition d’une seconde naissance, celle « qui révèle au nouvel adepte une vie inconnue en le dotant de puissances supérieures. La condition d’une telle métamorphose spirituelle est la faveur de la conversion1 ». Il n’en faut 1. A. Varagnac (1948, p. 329). Voir également H. Bloch et A. Niederhoffer (1963, p. 54-55). Rappelons à cet effet la judicieuse remarque de G. Lapassadc (op .cil., p. 90). « Scion l’ethno­ logie psychanalytique, la société n’intervient plus seulement pour recruter de futurs adultes. Elle accomplit — à travers ses initiateurs — une fonction véritablement psychodramatique. Elle intervient dans le travail de la puberté pour qu’il s’accomplisse, c’est-à-dire pour que s’accomplisse au terme de l’enfance la condition de l’homme marquée par la prématuration. L’initiation c’est la nouvelle naissance — et c’est en même temps le drame répété du complexe d’Œdipe. Dans le rite, la société manifeste son savoir inconscient de l’inachèvement humain. 11 y a bien tentative d’achèvement — et c’est là sa dimension sociale — mais l’inachè­ vement persiste à travers l’affrontement ritualisé des générations, dans lequel les pères se retrouvent dans les fils, se découvrent enracinés dans l’enfance, tandis que les fils découvrent que leur humanité ne leur est pas donnée et qu’il faut, pour l’obtenir, se travailler. L’entrée dans la vie n’est pas simplement acquise au terme d'une maturation, Elle implique une tenta­ tive active d’achèvement. »

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pas plus pour expliquer « l’efficacité » de l’initiation et le fait qu’elle est souvent désirée avec ferveur (notre expérience du terroir africain nous l’a souvent révélée) par ceux qui s’y soumettent. D’ailleurs, malgré les moments difficiles (lors des épreuves), les peurs et les angoisses inévitables en de telles circonstances, tout est mis en œuvre pour sécuriser l’initié. Celui-ci ne vit-il pas en permanence avec ses compagnons d’âge qu’il connaît depuis sa plus tendre enfance et avec qui (du moins pour les hommes) il continuera de vivre dans le même village défendant les mêmes valeurs, poursuivant les mêmes fins 1 ? Ne se sentira-t-il pas plus à l’aise dans cette société dont maintenant il pénètre les secrets et à l’organisation de laquelle désormais il participera 1 23? Faciliter la procréation (plénitude sexuelle)

Etre un homme (ou une femme) véritable, c’est avant tout devenir apte à procréer c’est-à-dire à prendre place dans le processus universel de la vie. Toutefois, il semble que nous soyons, à ce niveau de l’analyse, en présence d’un paradoxe. L’initiation aurait en effet pour but principal de supprimer l’androgynie première de l’être humain ®, le prépuce symbo­ lisant la féminité (d’où la circoncision) et le clitoris la masculinité (d’où l’excision) ; ce point de vue est trop connu pour qu’on y insiste. Le fait est que le garçon une fois circoncis quitte le gynécée car il est homme (mâle) à part entière tandis que la jeune fille excisée devient une épouse possible4 ; et c’est aussitôt après l’initiation que garçons et filles chez les Dogon doivent porter le cache-sexe et cesser de jouer avec leurs organes génitaux. Il peut être intéressant de savoir comment les Bambara interprètent, au niveau des mythes et des croyances, le bien-fondé des opérations initiatiques. Avant l’initiation, l’être humain possède selon eux quatre éléments spirituels : deux âmes (ni) ou aspects inconscients de la personne et deux doubles (dya), 1. Contrairement à l’Occident qui associe angoisse de castration névrotique et circon­ cision. les Tiv de Nigeria estiment que c’est une marque de névrose que de se laisser effrayer par la circoncision. Un autre aspect de la sécurisation se situe sur le plan de l’excision : pratiquée très tôt, elle est une préparation à la menstruation ; « grâce à elle la fillette sait que ses organes génitaux peuvent saigner sans que ce soit honteux ; elle apprend surtout que ce saignement prélude à une activité sexuelle normale » ; P. Hanry (1970, p. 54-56). 2. La sécurisation peut prendre une forme particulière chez les filles Gbaya : « On a pu remarquer qu’au bana la novice est essentiellement prise en charge par des membres féminins de son lignage maternel. Des femmes se montrent brutales d’abord avec elle ; mais dans cette brutalité même transparaît une sorte d’affection traduisant une volonté d’expri­ mer à la fillette ou à la jeune fille qu’elle appartient presque réellement, bien que fictivement, au nam maternel. Ceci est important : le peu de relevés statistiques effectués au sujet des mariages m'ont révélé que la jeune fille est mariée de préférence, mais non obliga­ toirement, avec un garçon allié au lignage mineur maternel ou avec un membre du lignage majeur de celui-ci ; en conséquence la jeune femme retrouvera le plus souvent après son mariage, là où elle résidera, la famille d’une de ces femmes qui l’ont à la fois brutalisée et aimée au bana. Son isolement en sera ainsi diminué » (P. Vidal, op. cit., p. 297). 3. Les Bambara rapprochent l’indifférenciation de l’ambiguïté propre à la sorcellerie. Cf. G. Dieterlen (1951, p. 64). Voir encore D. Zahan (1960, p. 126-129, 336-337). 4. Ce qui ne signifie pas si l’opération se fait très jeune, qu’il y ait consommation immé­ diate du mariage.

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principes de la volonté et de l’intelligence. Une âme et un double logent dans le prépuce (et dans le clitoris) ou plus exactement un ni (principe femelle) et un dya (principe mâle) résident dans le prépuce, un ni (principe mâle) et un dya (principe femelle) dans le clitoris. Telle est l’androgynie que précisément l’initiation supprime puisque l’homme (après la circonci­ sion) et la femme (après l’excision) ne conservent plus que le ni et le dya qui correspondent à leur sexe (D. Zahan, 1965, p. 175-187). Et pourtant le souci de s’incorporer le sexe du partenaire sexuel n’est pas absent dans ces rituels. Chez les Poro du Libéria par exemple, les prépuces du circoncis une fois séchés seront cuits et mangés par les jeunes filles en cours d’ini­ tiation, tandis qu’inversement, les clitoris des excisées après avoir subi le même traitement seront mangés par les garçons dans le bois sacré (G.W. Harley, 1941, p. 15). Ce qui incite B. Bettelheim à écrire (1971, p. 113) : « Il est difficile de dire, comme c’est souvent le cas lors de l’incorporation orale lequel est le plus fort entre le désir hostile d’arracher ces parties de l’organe génital de l’autre sexe et le désir envieux de les incorporer. » La réalité s’avère plus complexe encore car tout se passe comme si du côté masculin du moins, le souci impérieux de participer à l’acte procréateur (tout comme la femme) devenait une obsession majeure. Chez les Gbaya, le chef initiateur « joue » symboliquement — à l’aide d’une lance et d’une sagaie — la « mort » des jeunes gens qu’il fait mine de transpercer et leur « résurrection » car il est censé « briser le placenta » ; le fait que le rite s’effectue dans l’eau, symbole du liquide amniotique, abonde dans le même sens. Authentiquement le ndrigâ veut être un accoucheur. En un sens, il est permis d’avancer que la circoncision supplée, une fois pour toutes, à l’absence de menstruation (il importe qu’une fois au moins et solennellement le sexe de l’homme saigne) et que par elle l’homme fait mieux que la femme puisque la naissance rituelle, symbolique, culturelle engage le groupe tandis que la naissance utérine, biologique, naturelle ne concerne que l’individu ’. L’exclusion de principe des femmes (qui ne pouvaient participer à l’ini­ tiation) nous dit B. Gutmann (1926, p. 364-365) au sujet des Dschagga de Tanzanie, le déroulement de la cérémonie va comme une re-naissancc ; tous ces facteurs peuvent être facilement expliqués par le désir des hommes de démontrer leur droit légal sur leur descendance. Ils tentent de le prouver en démontrant que la peine qu’ils avaient prise pour provoquer la fécondité et l’assurer était l’équivalent de l’acte accompli par la mère qui met au 1. B. Bettelheim pose le problème en termes originaux « Si le pouvoir de procréation des femmes provoquait l’envie des hommes, ceux-ci pourraient avoir inventé des rites pour s’en accommoder et par la suite, en être venus à considérer les femmes commes respon­ sables de la création de ces rites. En fait sur le plan psychologique, elles l'étaient. Ainsi la supposition selon laquelle ce furent les femmes qui à l’origine infligèrent la circoncision aux hommes pourrait avoir l’une des deux significations suivantes : a) les femmes dévelop­ pèrent l’idée que les organes génitaux des hommes devraient eux aussi saigner ou b) que les hommes envieux du pouvoir de création des femmes furent “ forcés ” de faire le nécessaire pour devenir progressivement maîtres de cette envie, et ils vécurent ces mesures comme si elles leur avaient été imposées par les femmes », op. cit., p. 120-121.

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monde un enfant, encore ignorant de son sexe ’. Spécification du sexe et désir de s’attribuer le sexe de l’autre ne sont qu’apparemment incompatibles1 2 car tous deux visent le même objectif : l’accomplissement de la sexualité, condition majeure de la procréation. Ainsi les Dogon du Mali estiment « que la présence du clitoris est un obstacle au coït ; quant au prépuce, il empêcherait la sortie du sperme : un incirconcis, s’il prend la femme, il met, il ressort, le gland rentre dans le prépuce, laisse tomber l’eau goutte à goutte sur la natte3 ». Sacraliser l’homme (plénitude rituelle) • Sans aucun doute l’initiation fait partie de ce que, depuis Van Gennep, on nomme rites de passage. Ainsi parlera-t-on de glissement : — De la condition de l’enfant-nature à l’homme-culture (ou si l’on préfère du biologique au social). C’est pourquoi l’initié n’entre pas directement dans la forêt (nature) en quittant le village (culture) et inversement ne quitte pas la forêt pour retrouver le village sans transiter par des lieux intermédiaires. — De la condition d’enfant sexuellement indéterminé à celle d’homme (ou de femme) sexuellement spécifié(e). Or, l’apanage de la virilité c’est le courage : c’est pourquoi chaque circoncis possède une arme (bâton) ou chante des hymnes guerriers. — De l’autorité maternelle à celle du patrilignage s’il s’agit de garçon : dès son retour, l’initié frappe sa mère et ses sœurs et quitte (symboliquement) le gynécée4. — De la mort à la vie : l’initiation est une mise à mort rituelle suivie d’une renaissance symbolique : c’est un passage avons-nous dit de la naissance individuelle et biologique (utérine) à une naissance sociale (masculine) et collective. Les bains rituels, le port de nouveaux vêtements ou seulement d’une simple ficelle autour des reins, l’attribution des noms initiatiques en sont les expressions majeures, etc. • Mais au-dessus du rite de passage qui « mime symboliquement le chan­ gement » se situe le rite de consécration qui « répète une action archéty­ pique » ou « reproduit ce qui a été fait dans le monde mythique ». Si l’on préfère, l’initiation s’apparente très souvent à un sacrement qui met l’homme en contact avec le transcendant, soit qu’il apporte quelques révélations sur le sacré (l’initié connaît les mystères), soit qu’il sacralise l’homme (initiation 1. Sans doute les femmes pratiquent elles aussi les naissances initiatiques mais non de manière systématique et très souvent avec une ampleur moindre que les hommes. 2. Par le mariage le Bambara s’efforce de retrouver l’unité androgynale, sans y parvenir * « En aucune manière le sexe conquis ne bénéficie de l’intimité sexuelle qui reste le partage de l’androgénéité » (D. Zahan 1965, p. 177). Seule la mort, avec le contact intime avec la divinité à la fois mâle et femelle, réalise l’unité désirée. 3. G. Calame Griaule (1965, note 5, p. 125). L’auteur précise « La circoncision a été imposée d’abord comme punition au Renard, par la suite elle est devenue un moyen d’assurer la fécondité humaine en supprimant l’organe porteur du principe de sexe opposé ». 4. Avant de tomber sous la tutelle de son époux, l’initiée acquiert seulement une indépen­ dance plus grande vis-à-vis de sa mère (ou de ses tantes).

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à la royauté ; confrérie mystique, etc.). J. Cazeneuve (1971, p. 268-269) s’est fort bien expliqué sur ce point : « En même temps que l’adolescent quitte l’enfance pour devenir un homme, il entre en contact avec les symboles numineux de la condition humaine. C’est en participant à l’archétype sacré de celle-ci qu’il devient vraiment un homme au regard de ses concitoyens. Une condition humaine coupée de toute attache avec cet archétype n’aurait aucune existence réelle. Celui qui n’est pas initié, n’est pas doué d’une nature humaine profane : il n’est pas du tout un homme... Bref, il n’y a pas de milieu entre participer à l’archétype sacré de la condition humaine ou n’être pas un homme. L’acte d’assumer la condition humaine ne se sépare pas de la sacralisation de celle-ci. Mais il est naturel que dans toutes les sociétés où la situation d’homme est socialement définie par une rupture avec le milieu maternel, cette séparation soit fortement marquée dans les cérémonies d’initiation. C’est qu’alors l’archétype de la condition humaine comporte la négation de la personnalité infantile. D’autre part, si le néophyte quitte le monde de son enfance, c’est surtout du monde profane, du monde des non-initiés qu’il s’éloigne. Pour qu’une séparation nette existe entre la condition humaine sacralisée et les non-initiés, le rituel d’initiation présente souvent le caractère d’un “ mystère ” pour ces derniers qui sont tenus à l’écart. » Sans aucun doute, le sage bambara du Korè accède aux formes les plus hautes de la spiritualité, et sans connaître vraiment l’extase parvient à 1’ « identité » avec la divinité. Toutefois, si tout Négro-africain doit subir l’initiation, rares sont ceux qui atteignent de tels sommets.

Ainsi, qu’il soit question de groupe ou d’individu, l’être n’est rien sans le paraître, le valoir sans le faire-valoir, le réel sans l’imaginaire, la vérité sans la simulation. C’est ce que l’examen des techniques initiatiques ne va pas manquer de nous confirmer. Par-delà la surprenante variété des rites et des liturgies que nous offre l’Afrique noire, il est loisible de saisir un certain nombre de traits constants sur le double plan des procédés employés ou de la dialectique antagoniste.

C. La signification profonde 1. Les procédés efficaces On ne peut vraiment comprendre la signification profonde de l’initiation si l’on néglige l’examen des procédés et techniques qu’elle utilise pour attein­ dre ses fins : l’achèvement de la personne pour le plus grand bien du groupe par la triple révélation de la sexualité, de la mort-renaissance et du sacré.

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Le dénominateur commun de toutes les techniques que nous allons brièvement décrire est le recours systématique au symbole, ou mieux encore à ce que nous pourrions appeler l’imaginai1. Selon nous, l’imaginai se distingue de l’imaginaire (monde individuel de l’apparence sensible, de la représentation, du senti-vécu, donc du donné immédiat) en tant que réalité opératoire (construite collectivement et inscrite dans le patrimoine socio-culturel), à la fois domaine de l’inconscient (au sens lacanien) et technique conçue par le groupe pour assurer sa survie (utopies, symboles, substitutions logiques, métaphores et métonymies, jeux de croyance). Il existe donc une sémiologie de l’initiation qu’on doit situer sur le double plan de la communication et de la signification tant il est vrai que l’essence de la fonction symbolique doit « être recherchée du côté d’une homologie entre le fait social et le fait linguistique dans une zone intermédiaire entre la psychologie de l’imaginaire et la vérité du concept » (Ed. Ortigues, 1962, p. 19). Les marques symboliques

• Afin de souligner à quel point l’initié répond au modèle archétypal de la société (que révèle les mythes) certaines mutilations, — inventées par les ancêtres du clan dit-on — symbolisent les transmutations invisibles (le paraître exprime l’être). Nous parlerons plus loin des mutilations sexuelles qui méritent une attention particulière (le sexe est condition de plaisir et source de vie). Rappelons simplement l’existence de scarifications (faciales ou non) comme chez les Difosi (initiées adangbe du Togo), à la fois signes sociaux d’appartenance à une classe d’âge supérieure et expression perti­ nente du passage : vie biologique —> mort puis renaissance sociales. Ou bien encore l’éclatement des incisives (Nilotes, populations des grands lacs) et diverses mutilations dentaires (chez les Sara du Tchad, les Nuba du Soudan, les Mongo du Zaïre) indissociables de l’obsession castratrice. « La plupart des mutilations sont en rapports avec les divinités lunaires. Or, la lune disparaît périodiquement, meurt, pour renaître trois nuits plus tard. Le symbolisme lunaire souligne que la mort est la condition première de toute régénération mystique » (M. Eliade, 1965, p. 161). • On ne peut parler de marques symboliques sans évoquer le problème du nom. Le prénom, notamment, qualifie la personne par une phrase condensée et symbolique. Il est conduite du portrait. D’origine concrète, il ne fait pas que nommer : il explique. C’est plus qu’un signe : il devient une figuration symbolique. Il illustre en résumant. En ce sens, il est vrai de dire qu’il révèle l’être. Ainsi, prononcer le prénom, c’est agir sur l’âme, la provoquer, la contraindre à une action, la confiner dans un état. C’est pour­ 1. J. Lacan (1966, p. 243) souligne : « Les lois de la remémoration et de la reconnaissance symbolique, en effet, sont différentes dans leur essence et leur manifestation des lois de la réminiscence imaginaire, c’est-à-dire de l’écho du sentiment ou de l’empreinte (Prägung) instincluelle, même si les éléments qu’ordonnent les premières comme signifiants sont empruntés au matériel auquel les secondes donnent signification. »

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quoi la cérémonie de dation du nom peut avoir une grande importance sociale dans la mesure ou elle situe l’individu avec précision et oriente son destin (le Du des Fon au Dahomey). D’où l’habitude de donner à l’indi­ vidu plusieurs noms décelant la pluralité de ses origines (nom de l’ancêtre réincarné ; noms évoquant le lignage féminin et le lignage masculin ; nom exprimant sa propre essence : nom individuel parfois secret) et rappelant les temps forts de son existence. Ainsi l’initiation ne va pas sans l’octroi d’un nom nouveau qui doit exprimer le changement profond de sa personne. Donné parfois au début de la retraite chez les Guisiga du Cameroun), le plus sou­ vent avant le retour au village, au moment de la re-naissance symbolique, il est plus qu’une marque, c’est déjà un programme qui engage celui qui le porte. Tantôt connu de tous les membres du village, il arrive que seuls les initiés d’une même classe initiatique soient au courant des noms nou­ veaux notamment s’ils traduisent — c’est encore le cas des Guiziga — un ordre de mérite \ Les transformations sexuelles

Les mutilations sexuelles vérifient très souvent soit l’ambivalence, soit le caractère surdéterminé des rites initiatiques dont nous avons déjà parlé. • Sexualité et plaisir. Certaines techniques — massage et élongation des lèvres (Hottentot d’Afrique du Sud, Baganda d’Ouganda) — « favorisent manifestement le désir et la pratique de la masturbation et selon l’ensei­ gnement qui s’y rattache augmentent la jouissance sexuelle à la fois chez les hommes et chez les femmes » (B. Bettelheim, 1971, p. 176). Elles peu­ vent aussi satisfaire les hommes restés fixés à la mère phallique de leur imagination enfantine. Quant à l’excision, contrairement à une opinion très répandue (suppression totale de la masturbation clitoridienne, le clitoris étant l’organe du plaisir narcissique), elle ne détruit pas entièrement la sensibilité vcstibulaire si elle est pratiquée assez tôt (les petites lèvres et les bulbes vaginaux se trouvent alors préservés). En tout cas, certaines initia­ tions féminines comportent de véritables cours de pratique sexuelle afin d’atteindre l’orgasme dans les meilleures conditions et d’accroître le plaisir du partenaire (mouvements de danse avec les hanches pendant le coït), etc.1 2. • Sexualité et procréation. Il est indiscutable que la clitoridectomie (travaux de Bêla Grunberger, d’Hélène Deutsch) tout en favorisant le passage du plaisir narcissique (masturbation solitaire) au plaisir hétérosexuel donc « social » du coït confirme la « fonction maternelle » du vagin, instrument au service exclusif de l’espèce3. De même, l’ablation du prépuce souligne 1. La notion de marque peut renvoyer au masque, sorte de marque provisoire qui consacre l’identification du sujet masqué à l’être surnaturel que le masque représente — Voir J. L. Bédouin (1967, p. 77-78) — Le temps nous manque pour introduire une analyse sur l’être et le paraître en rapport avec masque. 2. C.M.N. White (1953, p. 20 et suiv.). Les Luvales habitent le Zambie. 3. P. Hanry (1970, p. 147 et suiv.).

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la séparation définitive du fils par rapport à 'sa mère, donc exprime la maturité sexuelle de l’homme faisant de lui désormais un procréateur (glissement mère —> épouse, vagin interdit —> vagin permis). Enfin nous savons que selon les croyances Dogon (Mali), l’excision et la circoncision conditionnent directement l’union des sexes et singulièrement l’introduction du sperme dans le réceptacle féminin • Sexualité et incomplétude. Sans revenir sur l’opposition déjà notée : spécification du sexe (élimination du prépuce et du clitoris), désir de pos­ séder le sexe de l’autre (envie du pénis chez les filles, désir de procréer chez les garçons) rappelons l’analyse que G. Rôheim (1949, p. 321) fournit de la subincision et qui pourrait fort bien s’appliquer à l’Afrique. « Le rituel de la subincision consiste en ce que les anciens (les initiateurs) reculent en courant et montrent le trou de la subincision. Le sang s’échappe du trou et les jeunes gens voient le grand mystère de l’initiation. La signification devient parfaitement claire quand ils appellent le trou de la subincision un “ vagin ” ou un “ pénis-matrice ” ... Ils s’offrent un vagin artificiel pour compenser le manque d’un vagin réel. » De même, le fait que le sang qui s’écoule du pénis lors de la circoncision soit parfois appelé « lait > ou « femme » souligne à quel point le désir d’être assimilé à la femme procréatrice hante l’inconscient des hommes (d’où encore le rapprochement déjà signalé : sang de la circoncision — sang menstruel). • Sexualité, maturation, sacralité. La mutilation sexuelle plus qu’aucune autre marque corporelle devient le signe manifeste d’une métamorphose, d’une transformation quasi-complète de la personne en tant qu’elle est intégrée dans sa sexualité spécifique et procréatrice. Ce n’est pas pour rien que les Venda du Transvaal installent les initiés dans l’espace social (village culture) par opposition aux « bébés eau » (image que ne désavouerait pas Lacan) qui occupent l’espace cosmique (brousse, nature). Et le fait que l’ini­ tiation s’effectue hors du milieu parental assure la coupure de l’initié et de ses géniteurs1 2 consacrant ainsi la maturité des premiers. Nous pourrions répéter mutatis mutandis pour les garçons ce que P. Hanry (1970, p. 53) nous dit des jeunes filles : « Une maturité obtenue avec l’aide de la mère devient ainsi peu attrayante. L’excision paraît jouer ici un grand rôle : instant solennel qui marque profondément le psychisme de la fillette, elle s’accomplit précisément en l’absence de la mère. Pour la première fois de sa vie, dans des circonstances exceptionnelles qui concernent tout à la fois sa personnalité entière et son activité sexuelle, la fillette se trouve seule, échappe à la complaisance de la mère, assure ainsi seule des responsabilités qui sont déjà celles d’une femme adulte et qui conduisent définitivement au monde 1. Pour revenir au problème de l’être et du paraître, rappelons l’exemple de l’infibulation ou couture des grosses lèvres des jeunes filles (Somali, groupes arabisés du Soudan oriental). Elle permet lors de la nuit de noces d’exhiber de façon ostentatoire le dessus de lit taché du « sang virginal ». 2. L’abiation du prépuce ou du clitoris a pu être interprétée comme le signe d’une telle séparation. Naissance, sevrage, initiation, mariage (femmes seulement) et mort sont vécus comme des séparations.

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des adultes. Cet aspect du problème explique fortement, à lui seul, l’accepta­ tion par la fillette des souffrances de l’excision. » Enfin (précisément à cause des rapports étroits qu’il entretient avec la vie et son renouvellement), par le pouvoir qu’il a de provoquer la venue au monde d’enfants qui non seule­ ment assureront la continuité du phylum clanique mais pourront réincarner les ancêtres bien aimés, le sexe occupe une place capitale ou privilégiée dans les opérations initiatiques : symbole de ce qui est important dans la condition humaine, il participe de la sacralité (naissance archétypique). Ou, si l’on préfère, l’initiation opère la transition fondamentale de la sexua­ lité subie, donc impure (nature) à la sexualité ritualisée, purifiante, sublimée (culture). C’est pourquoi elle est instrument, par excellence, de co-naissance. De quelques conduites expressives • Tout d’abord les brimades. Réclusion, flagellations, étouffements, brû­ lures, piqûres, jeûnes, exercices physiques pénibles, absence de sommeil, froid (ils restent nus, nuit et jour), vexations multiples, doivent être subis avec résignation pour ne pas dire avec allégresse par les néophytes. Encore ne faut-il pas oublier l’absence totale d’hygiène, les mets répugnants, les généalogies qu’il faut apprendre par cœur, les peurs provoquées qu’il faut maîtriser, etc. Il importe que l’initié paye chèrement une jeunesse insouciante et heureuse dans la famille ou le village ’, qu’il mérite l’honneur, qui va lui être fait d’entrer dans l’âge adulte, qu’il reconnaisse ainsi la supériorité de l’aîné sur le cadet, du géniteur sur l’engendré, qu’il acquiert la maîtrise de soi dont il aura grand besoin au cours de son existence 123. Mais surtout la mort des sens « devient ainsi le préalable indispensable de la mort symbo­ lique » et on peut tout naturellement se demander, dans ces conditions, si cette dernière n’est pas quelque chose de plus qu’un signifiant pur et simple. En effet, entre elle et la mort réelle, la distance est réduite au minimum par ce commencement d’anéantissement du corps qu’implique la douleur 1. « Que des épreuves terminent toute jeunesse et qu’il ne se peut point qu'on passe sans rupture de l'adolescence à l’âge viril » écrivait P. Nizan (1928, p. 298). Qu'il y ait, en outre, un certain désir des vieux et des vieilles sur le chemin du déclin de se venger des jeunes qui vont les remplacer tout en réprimant chez eux les désirs incestueux cl les pulsions agres­ sives est indiscutable même si par ailleurs vieilles et vieux éprouvent quelque fierté à « mettre au monde » des adultes. 2. On sait comment E. Durkheim voit dans les épreuves l’acquisition des qualités de désintéressement et d’endurance, préludes à l’instauration du religieux. Voir Les formes élé­ mentaires de la vie religieuse, (1962, p. 451-452). Signalons encore l'importance des interdits alimentaires. « Au cours de la “ retraite ” certains aliments sont prohibés — de la même manière que sont prohibées les relations sexuelles. La prohibition des aliments est parfois interprétée comme une mesure rationnelle : elle éviterait des aliments trop excitants en période d’abstention sexuelle. On a également avancé l’idée que la privation de nourriture, en affai­ blissant le novice, induit cet état de faiblesse qui doit conduire à l’amnésie, c’est-à-dire à l’oubli de l'enfance. Pour Reik, le véritable sens de ces prohibitions est différent : elles cons­ tituent une intensification des restrictions totémiques. Les adultes, pères des initiés, manifestent par ces prohibitions alimentaires, la crainte d’être eux-mêmes dévorés au cours d’un repas totémique ». (G. Lapassade, op. cit., p. 85). L’initiation s’apparente ainsi au sevrage. 3. D. Zahan (1970, p. 186). On trouvera chez l’abbé Th. Tsala (1958) une description parti­ culièrement suggestive d'épreuves (rite initiatique du So) qui toutes lient « la valeur de la douleur » à « la sublimation religieuse de l’homme » (p. 142).

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• Ensuite les conduites du corps. Bien que le fait ne soit pas tellement répandu, il ne faut pas manquer d’évoquer les techniques hypnagogiques qui placent le néophyte dans un état second facilitant sa réceptivité docile ou les procédés hallucinogènes (manducation par exemple de l’iboga de la famile des Apocynacées dans le rituel du bwiti (Mitsogo du Gabon). Dans ce dernier cas (O. Gollnhaffer et R. Sillans, 1965, pp. 143-173), le postulant est censé, par le sentiment d’étrangeté — et aussi d’étrangèreté — qu’il éprouve, abdiquer sa personnalité ancienne (le vieil homme) et participer à l’énergie cosmique (contenu des hallucinations). Citons encore la danse dont les fonctions s’avèrent multiples : assurer la maîtrise du corps, réaliser l’expression collective du consensus social avec, à la fois et dans les formes extrêmes, le sentiment de l’unité groupale et la dépossession de soi ; symboli­ quement, elle va plus loin encore car elle fait participer à la création : « C’est par ces mouvements chorégraphiques que l’initié libère et maîtrise les forces naturelles cachées dans le contenu symbolique des danses et qui deviennent créatrices par les vibrations émises. 11 devient alors une étincelle du Cosmique qui pénètre toutes choses... » (ibid., p. 155). • Enfin des rituels privilégiés. — La réclusion1, par exemple, devient un temps propice pour la pur­ gation et le rajeunissement du néophyte, un retour à la nature (par opposi­ tion au village qui est culture) et à l’état fœtal. L’ombre de la forêt, la cabane obscure, le souterrain, la grotte symbolisant fréquemment la matrice ; l’initié qui, tout comme le fœtus, ferme le poing, plie la tête sur les genoux, un voile lui couvrant le chef ; la jeune fille venda du Transvaal qui assure la position fœtale*, « bras croisés sur la poitrine, muette, immobile, elle est soit accroupie sous une couverture( le placenta), soit immergée dans un trou d’eau spécialement réservé aux initiations féminines dans le cours d’une rivière (eau de la matrice...), constituent à des titres divers des signifiants non équivoques, exprimant tous le même trait culturel. — Les conduites d’avalement, toujours associées au problème de la nourriture (Vie — Force — Renouveau) s’avèrent également très significa­ tives ’. Chez les Poro du Libéria l’initié est avalé par la divinité Poro, l’esprit 1. « La réclusion symbolise la “ vie ” du cadavre dans la tombe et aussi l’attente du fœtus dans le sein maternel » D. Zahan (1970, p. 103). 2. J. Roumeguère-Eberhardt (1963, p. 36). Signalons encore l’exemple des Nandi (Kenya, Tanzanie). « Quand les garçons sont remis (de la circoncision), on célèbre la cérémonie Kapkiyaï : au moyen d’un barrage un plan d’eau est délimité sur la rivière ; une petite hutte est édifiée. Tous les garçons se déshabillent et précédés par le plus ancien (l’initiateur) ils rampent les uns derrière les autres et traversent la hutte par quatre fois. Ils sont alors com­ plètement submergés par l’eau. » A. C. Ilallis (1909). L’immersion rappelle le retour à la matrice, la hutte symbolise l’utérus et la reptation, la situation fœtale. L’association des trois choses vise à recréer la vie intra-utérine. La nudité exprime à la fois l’état du nouveau-né et celui de l’homme, aux premiers âges de l’humanité (double régression). Le port, dans l’enclos sacré, de vêtements de feuilles symbolise également le stade primitif. 3. Au sujet des Sara du Tchad, R. Jaulin (1967, p. 140) a pu écrire : « La femme-terre enfante de la nourriture pour les hommes vivants qui tiennent des morts leur droit à celle-ci. de même que la femme humaine accouche d’enfants qui sont aussi nourriture pour la société : ils seront au reste tués et avalés rituellement par les ancêtres et la terre afin de renaître et de germer selon une dimension clanique. A ce titre, il y a entre les enfants et la nourriture une

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des crocodiles1 comme le néophyte serer du Sénégal l’est par un monstre redoutable le Mam, ou le jeune sara du Tchad par l’ancêi 'e ; quant à l’Ewondo du Cameroun (célèbre rituel Son-si : caveau de la mort), il doit traverser, nu et en rampant, un souterrain ténébreux et mystérieux, sorte d’étroit et long boyau armé d’épines avec quelques rares ouvertures permet­ tant à l’initiateur de frapper ou de faire entendre des bruits lugubres... tel est le prix qu’il faut payer pour renaître à la vraie vie 3. Les techniques symbolisant la renaissance sont également intéressantes. Les initiés, après avoir subi un bain lustral, s’habillent4 de blanc, symbole à la fois de leur pureté retrouvée et de la victoire de la vie sur la mort. Leur réapparition est vécue comme une réincarnation ; il arrive qu’ils miment la naissance 5 ou qu’ils tètent leur mère. Fréquemment ils font semblant de ne plus reconnaître les membres de leur famille ; ils simulent une perte totale des connaissances acquises ’ et réapprennent (apprentissage symbolique) tout ce qu’ils savaient déjà : langage, techniques, moyens de satisfaire leurs besoins élémentaires... C’est pourquoi on ne manque pas de leur conférer un nom analogie évidente : la perpétuation de la vie ; la nourriture permet à une vie humaine de se perpétuer jusqu’à sa mort et les enfants permettent à la société de se perpétuer dans un temps illimité ». L’ensemble terre-mort fournit aussi de la nourriture brute par opposition à la femme-vie qui prépare les repas dans les villages. La nourriture sans sel ni épices dans l’enclos symbolise le désir de savoir ce qui donne du goût à la vie. Chez Sara le moment le plus émouvant de l’initiation est la manducation en commun de la boulette de nourriture. 1. Les scarifications de l’initié sont censées être produites par les dents du Poro (thème bien connu du vagin denté). Ces scarifications pourraient signifier pour le néophyte « la domination de sa terreur » ainsi que « son passage sans incidents, peut être même victorieux, au travers du vagin denté. Son avalcment d’une partie de l’organe génital féminin fait penser qu’il était en mesure de dominer sa frayeur ou le désir qu’il avait du vagin par incorporation orale » (B. Bettelheim, 1971, p. 140). 2. Le symbolisme de la mort par l’engloutissement du monstre que représente soit une tente (Serer du Sénégal), soit un souterrain (Beti du Cameroun), soit une case (Banda, Mandja : RIA) est un fait bien connu des théoriciens du mysticisme. Chez les Senoufo (Côte-d’Ivoire) le nouveau-né du Poro (société initiatique) passe a travers un « vagin » construit en feuilles d’épineux et patauge ensuite dans l'eau boueuse (liquide amniotique) tout en subissant les sévices du masque accoucheur... 3. « Pénétrer dans le ventre du monstre — ou être symboliquement “ enseveli ” ou être enfermé dans la cabane initiatique — équivaut à une régression dans l’indistinct primordial, dans la nuit cosmique. Sortir du ventre ou de la cabane ténébreuse, ou de la “ tombe ” initiatique équivaut à une cosmogonie. La mort initiatique réitère le retour exemplaire au Chaos, de manière à rendre possible la répétition de la cosmogonie, à préparer la nouvelle naissance » (Mircea Eliade, 1965, p. 166). 4. Le symbolisme de l'habit est bien connu. Après la circoncision, les jeunes Masai (Kenya) portent des robes de femmes et des boucles d'oreilles ; ils s’enduisent le visage de chaux. C’est seulement après leur guérison qu’ils deviendront d’authentiques guerriers. Les filles nandi de Tanzanie et du Kenya s'habillent en homme pour être excisées, et les garçons en filles pour être circoncis : les unes et les autres ne reprendront des habits normaux qu’après leur guérison complète. 5. Par exemple, chez les Kibuyu du Kenya, une femme de la famille de l’initié — sa mère de préférence — simule l'accouchement. Elle est reliée par un boyau de mouton à son fils allongé dans la position fœtale entre ses jambes : elle gémit comme si elle accouchait ; puis, lors de la délivrance, c’est au tour du fils de vagir tandis que l’on coupe le cordon ombilical. La hutte où les initiés ont séjourné durant la phase de retraite est alors démolie, brûlée ou enterrée tout comme le placenta : il y a là encore un symbole de rupture avec le passé. 6. Les initiés lobi de Haute-Volta après avoir été lavés dans l’eau du fleuve, puis enduits de vase et dévorés symboliquement par la « bête mythique » rentrent au village, la tête rasée et parlent une langue secrète. Chez eux ils se livrent à des comportements aberrants. Les filles font bouillir de la terre dans les marmites et prononcent des mots inarticulés ; les garçons mettent les aliments dans leurs oreilles et travaillent la terre avec le manche de ia houe, etc.

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nouveau, l’expression de leur nouvelle personnalité. Nous retrouvons ici toute l’importance qui revêt la régression au stade de l’enfance et la signifi­ cation symbolique qui s’y rattache (enfant : naissance, pureté ; mais au^si, comme chez les Bambara, la mort). Pendant l’initiation, écrit P. Verger (1955, p. 171), le novice est « plongé dans un état d’hébétude, d’atonie mentale ; son esprit semble vidé de tout souvenir, il a tout oublié... Au cours des cérémonies, lorsque le Dieu a quitté avec la transe le corps de l’iyawo, celui-ci se comporte comme un enfant en bas âge, riant à tout propos, s’exprimant avec des paroles enfantines, passant d’un état d’allégresse infan­ tile à des périodes de résignation boudeuse » Parfois, mais cette éventualité reste plus rare, quand les initiés théoriquement morts et enterrés dans le bois sacré rentrent au village, on les considère comme des reve­ nants ; ce qui ne manque pas de provoquer une panique mi-feinte, miréelle. Rappelons encore les rituels qui consacrent l’aptitude à la procréation. Les exemples ne manquent pas. Chez les Gbaya déjà cités, lors du bana (initiation des filles) les impétrantes sont parquées dans une case ventrue qui représente une vulve. Lors d’une nuit fixée par le rite, les novices doivent s’aggriper à un poteau12 consacré avec du sang de bouc. Moke3 l’esprit du bana dont la voix est « plus forte que celle du lion », nommé encore le Grand bouc (symbole de la puissance sexuelle) défonce le toit de la case (défloration) et dans une obscurité totale, au milieu d’un vacarme étourdissant, profitant de la panique générale, s’empare d’une jeune fille, l’emmène en brousse... et fait semblant de la violer. Dès lors, toutes les nouvelles initiées deviennent des femmes aptes à la nuptialité. — Un compor­ tement particulièrement significatif, bien que rare, pratiqué par les Chaga (Dschagga) évoque le problème de la supériorité masculine. Il s’agit pour l’homme de maîtriser une fonction corporelle que les femmes ne peuvent contrôler. Ainsi les hommes laissent-ils croire que leur anus est bouché (ils vont se soulager discrètement dans la brousse) depuis leur initiation ; supériorité qui bien sûr leur confère certains droits ; on va même jusqu’au simulacre qui consiste à « ouvrir » l’anus du vieillard, ce qui provoque une émission de sang. Commentant ce fait décrit par O. F. Raum, B. Bettelheim souligne : « Les filles, lors de la première menstruation, ouvrent leur vagin puisque chaque mois quelque chose sort de cette ouverture du corps. Les 1. Dans le même ordre d’idée, R. Bastide (1958, p. 201) ajoute : « on se souvient qu’une des caractéristiques de ces rites, c'est le changement de personnalité, et que ce changement se marque par une conduite enfantine de ceux qui reviennent au village après les mois passés dans le secret de la brousse. Ils agissent et ils parlent comme des nouveaux-nés ... il y a là le signe d’une métamorphose de la personnalité : on était mort à la vie profane, on renaissait comme personnalité religieuse ». 2. Le poteau est toujours un symbole phallique (renforcé ici par le sang du bélier). Chez les Diola du Sénégal (Voir L. V. Thomas (1968), comme chez les Gbaya, on procède à l’érection d’un grand mât. Ce symbole est surdéterminé : il est phallique (érection du pénis prêt à procréer) ; il souligne aussi la cohérence du groupe (unité et solidité du mât). Un initié doit grimper au sommet ce qui symbolise l’élévation de la communauté, hors de l’espace et du temps vers les archétypes mythiques que l’initiation rappelle. 3. C’est un jeune homme souple et vigoureux qui, secrètement, joue ce rôle.

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hommes, à la puberté, prétendent obturer un orifice d’où provenait, jus­ qu’alors, une sécrétion. Dans la vieillesse, la menstruation s’arrête ; le vagin paraît alors se fermer. Chez les hommes âgés, l’orifice qui était fermé s’ouvre et l’excrétion reprend *. » Ainsi, symboles des objets et des lieux, des formes et des couleurs, des rythmes et des chants (la place nous man­ que pour donner quelques exemples de ceux-ci), des comportements et des rites apparaissent d’une incroyable variété et mériteraient une analyse appro­ fondie, d’autant que tout symbole va de pair « avec une valorisation du référent » (M. Houis, 1971, p. 102) — il renvoie à une valeur lestée d’affectivité —, qu’un même symbole semble souvent surdéterminé (mât = phallus = unité du groupe ; réclusion — sommeil de la mort = attente fœtale...) et que plusieurs symboles concourrent cumulativement à exprimer la même idée (manière dont on suggère l’homme accoucheur chez les Gbaya)...

2. Un climat très particulier L’efficience des rites, même fortement nimbés de puissance symbolique, serait limitée s’il ne régnait chez les femmes (épouses et mères) d’abord et surtout chez les postulants dans l’enclos sacré, un climat affectif très intense, curieuse alliance d’angoisse et d’espoir, d’élan et de retombée, de lumière et d’incertitude. De fait, « ce que l’on recherche en tout rituel initia­ tique c’est la profondeur de l’émotion. Et nous retrouvons ainsi... notre analyse de l’apprentissage : mobilisation de toutes les forces vives du sujet... C’est bien ce que réalise l’émotion. Et remarquons qu’il s’agit moins souvent, en matière d’initiation, d’émotions subies et en quelque sorte passives, que d’émotions exaltation, d’émotions jaillissement pour ainsi dire de la cons­ cience de chaque sujet et le portant tout entier vers la communion mysti­ que » !. Très souvent, l’émotion reste inséparable du mystère. Celui-ci peut être entretenu de diverses manières. Tout d’abord, une place importante est dévolue au secret3, à la fois pour renforcer le pouvoir des initiés, et plus encore celui des initiateurs vis-à-vis de ceux qui restent à l’écart (nous avons vu comment le rapport aîné-cadet repose sur le principe) et pour protéger les croyants eux-mêmes, tant il est vrai que le mystère entretient la trans­ cendance (l’inexprimable exige le secret). « Puisque les rites d’initiation ser­ vent des buts pouvant être atteints uniquement par le symbole, et non dans 1. O. F. Raum (1940). B. Bettelheim (1971, p. 157). Et l’auteur ajoute (p. 158) : « la compa­ raison entre la menstruation et l’obturation est suggérée encore par la méthode enseignée aux hommes pour cacher leurs fèces et aux filles le sang menstruel. Les filles doivent enterrer le sang pour le cacher à leur père et à leurs frères, ce serait un péché de le laisser voir. De la même manière, on avertit les hommes de cacher leurs fèces aux femmes ». 2. A. Varagnac (1948, p. 326-329). Il faut avoir assisté à ces rites initiatiques pour se rendre compte, ce qu’aucune description ne peut rendre, de l’atmosphère qui y règne : chants mer­ veilleux, rythmes des tambours, coups de fusil, joie triomphante des initiés, qui ont subi les épreuves sans gémir, les expressions de douleur atroce quand le couteau tranche les chairs, etc. Le pouls des initiés aux moments les plus émouvants se stabilise souvent à 200 (Dr Collomb), 3. Le respect du secret procède de l'esprit de discipline.

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la réalité, la fiction doit rester cachée si les adeptes veulent jouir des béné^ fices psychologiques de l’accomplissement symbolique. Le secret est donc indispensable pour que les besoins des croyants continuent d’être satisfaits > (Bettelheim, 1971, p. 152). Enfin, la simulation. L’initiation est le rite du comme si. Il s’agit de faire croire à la mère serer et aux néophytes que le Mam dévorera ces derniers, aux épouses Chaga que l’anus de leur époux est bouché, aux jeunes filles gbaya que le Moko réellement viole l’une d’elles et aux femmes que le nàrigâ est vraiment un accoucheur tandis que le rhombe passe, chez les Sara, pour la voix des ancêtres menaçants... On ne sait exactement dans quelle mesure les habitants du village adhèrent à ces mensonges sacrés ; disons seulement qu’il serait fort dangereux de ne pas faire semblant d’y souscrire. Rien ne s’oppose d’ailleurs à ce qu’une sorte d’autosuggestion collective n’incite tout le monde à croire à ces fabula­ tions. Cette tromperie, ne l’oublions pas, s’exerce tout spécialement à l’endroit des femmes, ce qui constitue pour les hommes un nouveau moyen de compenser leur infériorité (ils n’accouchent pas !...). « La partie mysti­ fication, tromperie de l’affaire est nécessaire pour que les femmes soient maintenues dans le respect de l’institution ; ce qui compte n’est pas ce qui est réalisé effectivement, les paroles et les gestes, mais le seul résultat — extérieur aux initiés — auquel on arrive. Certes, ceci va de pair avec la transformation des initiés, mais lorsqu’à divers moments des cérémonies les hommes se livrent aux plus grosses plaisanteries — en langue secrète — c’est avec un manque de sérieux total mais dissimulé. La plus grande faute à laquelle correspond la plus sévère des sanctions (la mise à mort) serait néanmoins de laisser deviner aux femmes le contraire de ce qu’il faut leur faire croire. La sorte de nécessité de ces opérations permet donc qu’on y déroge, qu’on les adapte à certaines situations et qu’on les soumette à diver­ ses modifications : la seule règle est de ne pas aller à l’encontre de leur fonction *. » Ainsi de la tromperie consciente à l’auto-suggestion (ou à la mauvaise foi, au sens sartrien du terme), de la révélation au secret ou seulement à la restriction mentale, toutes les transitions sont possibles ; de même qu’entre l’imaginaire et l’imaginai, tous les relais sont permis... Une fois encore, il n’est pas aisé de préciser les limites réciproques de l’être et du paraître.

3. La dialectique antagoniste S’il fallait par une formule condensée suggérer l’esprit de l’initiation négroafricaine, c’est de dialectique antagoniste qu’il faudrait parler. L’initiation 1. R. Jaulin (1967, p. 60). Voir encore G. Devereux (1970, p. 309), excellente analyse de la simulation rituelle.

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met structurellement en présence une série de couples pertinents formés de termes à la fois antithétiques et complémentaires, chacun trouvant dans l’autre la vérification de sa propre insuffisance et son prolongement nécessaire. Examinons brièvement les principaux :

1er Niveau • Temps mythique/temps concret. — Le temps mythique se caractérise à la fois par sa répétabilité en ce sens que toute action significative le repro­ duit, et le fait que, bien que considéré comme transhistorique, au-delà de toute contingence, d’une certaine manière dans l’éternité, ce temps sacré a dans l’histoire un commencement, à savoir le moment où le Héros civi­ lisateur, l’Ancêtre ont révélé une activité quelconque, bien que primordiale. Ce temps originel qui sert de modèle à tous les temps, pour parler comme Mircea Eliade (1959, p. 338), dont le rite reproduit certains fragments, a pour essence de n’être pas situé ni localisé : en lui avenir et passé se ren­ contrent, dans le présent qualitativement éprouvé comme la dimension profonde de l’Etre Suprême. Il est donc négation de la contingence historique imprévisible et accentuation de la continuité. Mais celle-ci reste inséparable de la répétition (d’où le nom de temps cyclique souvent utilisé), ce qui est sa manière propre de nier ou plutôt de transcender le temps-durée, le temps prométhéen, et d’entrer dans l’histoire ou plutôt dans l’événement. En effet, l’activité sacrée par excellence répète ce qui a eu lieu au commencement, au moment où un rite, un geste religieux étant révélés, ils se sont en même temps manifestés dans l’histoire. Ainsi la fonction de représentation du mythe — donc du rite qui en procède ou qui l’exprime — s’achève dans une technique de présentification. Mais le rite, singulièrement le rite initiatique, connaît deux manières de lutter contre les méfaits du changement : compo­ ser avec le temps, facteur de nouveauté, donc d’impureté puisque la nou­ veauté perturbe l’équilibre des êtres, et c’est la fonction du rite de passage ; déborder le temps par un recours à l’archétype mythique transcendant, et c’est l’objet du rite religieux proprement dit dont nous avons déjà sou­ ligné la fonction sacralisante. Située dans la durée concrète (rythmes des jours et des nuits ; période de séparation, de marge, de réintégration...) l’initiation n’est rien sans sa référence constante à l’intemporalité du Grand Temps. • Cosmique/social. — En plusieurs rencontres nous avons souligné la dialectique cosmique (nature)/sociale (monde culturel du village). C’est ainsi que séparation (réclusion des néophytes dans la brousse) et réintégration (retour au village) nous ont paru constituer deux moments essentiels. De même avant l’initiation, l’homme (et la femme) sont de la nature ; la circoncision et l’excision leur donnent une signification vraiment humaine donc sociale. Les rites du Bwiti préparent tout autant le fidèle à saisir l’Energie Cosmique qu’à retrouver la marque du groupe lors des danses

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rituelles. Nous savons encore que chez les Venda (Afrique du Sud) les trois degrés d’initiation ont leur correspondant cosmique : Khomba et l’espace du village, Tshikanda et la région, Domba et le cadre national. Mieux encore : « Tandis que l’institution du khomba vise à structurer l’homme comme microcosme du monde, inversement le domba met l’accent sur l’univers, macrocosme de l’homme ; par exemple, tandis qu’au khomba les parties composantes de la case se rapportent aux parties du corps humain, inverse­ ment l’instruction du domba projette l’homme et ses actions sur le plan cosmique : la matrice devient un lac géographiquement déterminé, lieu de la première création ; les initiés, en assistant au domba, et en dansant la danse du python, se préparent au mariage et à leur rôle de procréateurs en revivant, au moyen de cette danse, l’acte de la première création, vomie par le python mythique. Nous allons donc, en passant par une école inter­ médiaire, le tshikanda... d’une instruction « sociale »... à l’instruction mythi­ que et cosmique... Cependant, à l’intérieur même des écoles d’initiation, la démarche est inversée : la novice passe par trois étapes différentes la menant du cosmique au social » (Roumeguerre-Eberhardt, 1963, p. 36). Ainsi cosmique et social sont en interaction permanente, à la fois séparables et inséparés. Leur rencontre joue sur trois plans : topologique (village -> brousse -» village) ; symbolique (culture —» nature -> culture) et méta­ physique (monde visible *-» énergie créatrice, brousse réelle brousse mythique). 2* niveau • Jeunes/vieux (cadets/aînés). — L’initiation traduit un problème de classe d’âge sinon de génération. La situation des initiateurs' reste assez ambiva­ lente, partagés qu’ils sont entre la joie de ce nouvel enfantement et le désagrément de préparer ceux qui vont bientôt les remplacer. Aussi les vieux ne livrent-ils qu’une partie de leur secret (savoir social), ce qui leur permet d’assurer leur suprématie : séniorité et surtout gérontocratie quali­ fient fort bien la société africaine traditionnelle. Mais il faut cependant que soit rendue possible la relève, que les générations se succèdent, que la société ou plutôt le phylum clanique soit assuré de sa continuité. C’est pourquoi les aînés et les cadets sont à la fois antagonistes et complémentaires. Le heurt des générations s’exprime parfois de manière expressive : les Bwa de Haute-Volta étudiés par J. Capron, lors de l’initiation au « Do », pratiquent un combat non dénué de violence au cours duquel les néophytes frappent les aînés masqués, libérant ainsi leur agressivité (meurtre du père). En fait, les pères12 ont besoin de leurs fils dans la mesure où ils pourront se réincarner dans les enfants qu’ils leur donneront, au même titre que les fils ont besoin de leurs pères pour accéder eux-mêmes au droit fondamental de procréer. Par le biais de la réincarnation et des engendrements initiatiques, la dialectique des âges est sans fin. 1. A la fois promotionneurs et castrateurs. 2, En assurant leur propre supériorité sexuelle les anciens combinent leurs tendances hostiles

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• Hommes/femmes. — C’est un point sur lequel nous avons déjà insisté, notamment en signalant l’existence d’une double fonction de l’initiation : spécifier les sexes, mais aussi — tout spécialement du côté masculin — essayer de posséder le sexe de l’autre. Il y a donc à la fois dans toute initiation le souci de rééquilibrer les sexes (homme qui veut saigner et enfanter comme la femme) tout en essayant d’assurer une certaine suprématie du masculin sur le féminin (secret - simulation). La dissymétrie homme/ femme n’est pas moins évidente sur d’autres plans. Chez les Gbaya, l’éducation de la fille commence très tôt tandis que le garçon subit une éducation sau­ vage : cela suffit pour expliquer la non-équivalence des rites. Chez les Dogon, les jeunes filles sont préparées dès l’enfance à leur rôle d’étrangères car elles iront plus tard habiter dans le village de leur mari ; tandis que les garçons, après l’initiation, vont vivre dans la maison des jeunes, les filles de 8 à 12 ans doivent chercher à se faire héberger par quelques vieilles compatissantes. Enfin si les initiations s’effectuent séparément pour les hommes et les femmes, il arrive que certaines cérémonies soient communes (le Domba des Venda), que les femmes (les zôno, les yuegi chez les Toura de Côte-d’Ivoire) participent activement à l’initiation des hommes et les hommes (Ubi et Guere de Côte-d’Ivoire) à celle des femmes. La dialectique homme-femme prend parfois des aspects curieux : « ... si les costumes initiatiques des filles Khomba doivent pourrir dans l’eau, symbole masculin, les costumes des jeunes gens du Murundu (école de circoncision) doivent être brûlés, et le feu est un symbole féminin. Selon le même principe dialectique dénotant une complémentarité antagoniste de symboles qui s’emboîtent les uns dans les autres, le dernier rite des jeunes filles Khomba, quand elles sortent de leur réclusion, a lieu dans la brousse, tandis que le dernier rite des garçons après leur réclusion dans la loge initiatique située en brousse, a lieu dans le village. Rien donc ne peut être considéré comme étant uniquement masculin ou uniquement féminin : ces deux termes coexistent toujours et deviennent plus ou moins apparents selon les exi­ gences du moment et des circonstances. Ce symbolisme qui ne peut être figé est vécu dynamiquement et non pas contemplé statiquement » et celles du Surmoi, les premières se traduisent par l'inhibition des fils en tant que rivaux possibles, les secondes par l’enseignement de la loi tribale qui assure l’obéissance à la tradition. Les actions des anciens, sont ainsi, en même temps, sous l’influence de deux instances psy­ chiques : le Çà et le Surmoi. Elles le sont effectivement puisque ces hommes agissent en tant qu’êtres humains et que les êtres humains ne peuvent, à aucun moment, être motivés par une instance unique » (B. Bettelheim, 1971, p. 85-86). 1. J. Roumeguère-Ebcrhardt (1963, p. 91). La valence féminine que l’on attribue souvent à la sorcellerie semble être liée à la position ambiguë de la femme à la charnière entre la nature et la culture, entre la vie privée et la vie publique. L’ambiguïté de la femme tient au fait qu’elle engendre des incirconcis ; en elle le passage de la nature à la culture n’est pas assuré, fait toujours problème. C’est ce qui est exprimé par l’opposition entre la femme et le for­ geron qui semblent occuper dans la société deux positions symétriques inversées : la femme produit des incirconcis, le forgeron des circoncis ; l’épouse du forgeron, la potière est sagefemme, le forgeron assure la transition à la société des adultes (M. C. et Ed. Ortigues, 1966, p. 237). Sur la différence des rôles masculin/féminin quant à l’initiation, voir encore B. Bettelheim (1971, p. 173).

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Ainsi s’établit une dialectique complexe faite de différences et de complé­ mentarité, d’oppositions et de rapprochements, d’androgynie rejetée et d’androgynie désirée. 3’ niveau • Ordre/désordre. — Un curieux équilibre s’établit entre l’ordre (d’origine archétypale), à la fois exigence d’unité et de hiérarchie (rapport aîné-cadet) mais aussi soumission inconditionnelle des initiés aux instructeurs-initiateurs, et le désordre qui lui aussi est fondé mythiquement ‘ et que nous retrouvons dans les outrances fécondes de la fête. Plus exactement, l’ordre doit être le lot des néophytes, tout particulièrement durant la phase de marginalisation (encore qu’il puisse arriver, mais le fait est rare, que certaines licences — pédérastie, masturbation — puissent être recommandées) tandis que le droit au désordre reste le privilège des habitants du village. Toutefois, certains rituels incitent le néophyte à faire le contraire de ce que l’on fait habituellement, probablement pour être plus sûr de « retrouver les conditions d’existence du passé mythique » pour reprendre l’expression de R. Caillois. • Profane/sacré. — L’aspect profane de l’initiation se rencontre tout spé­ cialement dans la dimension ludique (ensemble de divertissements avec chants, danses, spectacles, jeux, sans oublier les repas plus ou moins orgiaques) et dans la dimension économique trop souvent négligée par les ethnologues classiques : production accumulée parfois pendant plusieurs années, échanges (commerce, dons et contre-dons) et consommation-destruc­ tion en sont les caractéristiques les plus patentes bien qu’il ne soit pas toujours facile de chiffrer. Mais l’initiation est encore un moyen d’accès au numineux transcendant, tout d’abord au niveau rite de passage, véritable transition entre le profane et le sacré et ensuite au niveau du rite religieux proprement dit, sorte de consécration qui permet au néophyte de manipuler les « sacra1 » puis de subir lui-même une authentique métamorphose : « L’initié en effet participe à un archétype numineux. Il est devenu homme en haussant lui-même la condition humaine au niveau du sacré ; il peut donc manier sans sacrilège les symboles de la puissance religieuse car les12 1. Soit encore l’exemple du Dogon. I" désordre : Dieu féconde la Terre son épouse, sans qu’elle soit excisée, d’oû naissance du chacal; lre remise en ordre : la Terre accouche du génie de l’eau qui lègue à sa mère une ceinture de fibres dont l’humidité favorisera son œuvre de procréation (première parole, premier message). 2’ désordre : inceste divin commis par le chacal qui s’unit à sa mère ; 2' remise en ordre : avec de la terre, Dieu pétrit le premier couple humain. Celui-ci enfantera quatre couples de jumeaux (4 filles, 4 garçons) qui devien­ dront plus tard, les génies des eaux. L’un de ces jumeaux, le septième, maître du verbe, inventera le métier à tisser (symbole du second message). 3' désordre : les huit génies se livrent à des activités désordonnées qui perturbent l’équilibre du cosmos ; 3' remise en ordre : le génie forgeron héros civilisateur avatar du génie de l’eau, apporte les techniques, les institu­ tions sociales, les symboles ; mais surtout il fournit la dernière parole, ultime message. On notera la place qui échoit au verbe dans la dialectique de réconciliation. 2. Chez les Dogon, la circoncision constitue le premier degré de l’initiation : connaissance des secrets propres aux masques et à leurs cultes. Voir M. I.eiris, A. Schaeffner (1036, p. 144161).

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sacra constituent précisément la garantie visible et tangible de la condition humaine dans le groupe social... Ainsi, par la vertu de la consécration qui représente l’initiation, le numineux cesse d’être angoissant et s’identifie avec le fondement de la condition humaine qu’incarnent les ancêtres. La synthèse est faite entre la puissance surnaturelle et l’ordre naturel > A la limite, l’initiation se fait médiation par excellence vers l’identification avec la divinité. Certes et comme pour les couples authentiques précédents, selon les sujets et selon les circonstances (ou les moments du rite) un des pôles de l’antithèse l’emporte franchement sur l’autre sans toutefois parvenir jamais à le nier : toutefois, la relation profane-sacré reste toujours omni­ présente au cours des initiations négro-africaines. 4* niveau • Mort/vie. — C’est peut-être le moment dialectique mort/vie qui, ainsi que nous l’avons souvent fait remarquer, semble le plus important. Non seulement les ethnologues depuis Hertz ont souligné en quoi la mort, comme l’initiation, est un passage à une autre vie avec épreuves multiples pour parvenir à l’état d’ancêtre et en quoi la naissance « accomplit pour la conscience collective la même transformation que la mort » quoiqu’en « sens inversé », mais encore ont-ils surtout montré que la mise à mort symbolique suivie de la re-naissance (en quoi consiste précisément l’initia­ tion) devient grâce au caractère opératoire du symbole et du rite (l’imaginai) le moyen privilégié qu’a le groupe de s’auto-défendre et de persévérer dans l’être. Si la mort physique est subie individuelle et individualisante, la mort initiatique, au contraire, est voulue collective et communautarisante. Avec celle-là on reste sans aucun doute du côté de la nature ; mais celle-ci nous introduit en plein cœur de la culture. En outre, la naissance biologique qui n’aura de sens social vrai qu’avec l’initiation, aboutit nécessairement à la mort biologique tandis que la mort liturgique, cultuelle permet au groupe rituellement, donc symboliquement (imaginalement), de se régénérer par la naissance (ou re-naissance) initiatique. Ce que pourrait exprimer le tableau que voici :

1. J. Cazeneuve (1971, p. 277-279). Le même auteur dit encore avec beaucoup de justesse (p. 178). « Pour l’homme religieux, la force numineuse dangereuse n’est plus que mensonge; la vraie puissance surnaturelle est désormais celle qui garantit l’ordre humain auquel lui-même vient s’intégrer par l’initiation et à laquelle il participe si bien qu’il en peut toucher les symboles. Les non-initiés eux, restent dans le mensonge ».

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INDIVIDU

--------I Naissance biologique (utérine) I Mort biologique (retour à la terremère)

COMMUNAUTÉ

Mort initiatique (rituelle) I Renaissance initiatique (rituelle)

• événement subi • domaine de l’imaginaire (le mort porte sur l’apparence individuelle)

• rite institué • domaine de l’imaginai (les jeux symboliques permettant au groupe de s’opposer à l’as­ pect dissolvant de la mort).

NATURE

CULTURE

Ainsi que nous l’avons laissé entendre, si les vrais événements majeurs de la vie sont la naissance, l’initiation et la mort, le plus important de tous est le second qui confère un sens au premier et dénie tout pouvoir destructeur au troisième. Mircea Eliade (1965, p. 167) a tout à fait raison d’écrire : « Génération, mort et régénération (re-naissance) ont été comprises comme les trois moments d’un même mystère, et tout l’effort spirituel de l’homme archaïque s’est employé à montrer qu’entre ces moments il ne doit pas exister de coupure. On ne peut pas s’arrêter dans un de ces trois moments. Le mouvement, la régénération se poursuivent indéfiniment. On refait infa­ tigablement la cosmogonie pour être sûr qu’on fait bien quelque chose : un enfant, par exemple, ou une maison, ou une vocation spirituelle. C’est pourquoi on rencontre toujours la valence cosmogonique des rites d’ini­ tiation. > La dialectique n’est pas seulement un mode de résolution des conflits ou tensions ; elle reste encore, par son inachèvement, l’expression la plus pure de l’initiation, étemelle quête de l’homme toujours remise en question ! «»*

Un être prématuré. Un paraître inachevé. Tel est le drame humain. Telle est l’initiation traditionnelle négro-africaine. Force est d’admettre qu’aujourd’hui elle doit surmonter l’assaut de forces destructrices qui, à long terme, sans aucun doute, ou à court terme peutêtre, finiront par la rendre inutile ou impossible. Les religions importées l’éliminent ; le Christianisme a toujours voulu l’abolir ; l’Islam la déstructure en réduisant par exemple la circoncision à une simple opération réalisée dès la tendre enfance. L’école intervient à son tour et à plusieurs niveaux : le prestige de l’écriture (donc du livre) rend vain le recours aux archétypes mythiques et détruit l’image du vieillard qui sait tout, puisqu’il détient tout le

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savoir oral1 tandis que l’assiduité en classe ne semble guère compatible avec de longs séjours dans le bois sacré. Quant à la vie urbaine qui brasse les ethnies, relativisant ainsi les valeurs de chaque culture, donc les rendant précaires, elle introduit au nom de la modernité d’autres préoccupations plus obsédantes : ainsi certains tenants du progrès veulent-ils renier les