Etudes d'histoire des sciences 2503510078, 9782503510071

Bibliographie de R. Taton Introduction par D. Fauque, M. Ilic et R. Halleux Recueil "Arithmétique et triomphe de la

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DE DIVERSIS ARTIBUS COLLECTION DE TRAVAUX

COLLECTION OF STUD!ES

DEL' ACADÉM IE INTERNATIONALE

FROM THE INTERNATIONAL ACADEM Y

D'HISTOI RE DES SCIENCES

OF THE HISTORY OF SCIENCE

DIRECTION EDITORS

EMMAN UEL

ROBERT

POULLE

HALLEUX

TOME 47 (N.S. 10)

BREP OLS

René TATON /

Etudes d'histoire des sciences recueillies pour son 85c anniversaire par Danielle FAUQUE, Myriana lue et Robert HALLEUX

BREPOLS

© 2000 Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium

Ail rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2000/0095/43 ISBN 2-503-51007-8 Printed in the E.U. on acid-free paper

René

TATON

AVANT-PROPOS

Danielle FAUQUE - Myriana lue - Robert HALLEUX

René Taton est né le 4 avril 1915 à !'Echelle, un petit village des Ardennes. Pour son quatre-vingt-cinquième anniversaire, trois de ses fidèles collaborateurs ont pris l'initiative de rééditer un choix substantiel de ses travaux scientifiques. L'Académie internationale d'histoire des sciences, qui lui a décerné en 1997 la Médaille Alexandre Koyré, est heureuse de s'associer à cet hommage. Parmi les quelque trois cents membres de l'Académie, il en est bien peu qui n'aient fréquenté René Taton et visité la grande maison de la rue Colbert où année après année, il a forgé les structures de notre discipline et appris le métier à des générations de chercheurs. Le recueil est à sa place dans la Collection de travaux de l'Académie qui, au-delà des modes éphémères, entend se spécialiser dans les livres de référence, indispensables et à l'épreuve du temps. En histoire des sciences, l'oeuvre de René Taton est, comme les grands crus, de longue garde. C'est qu'elle constitue, avant tout, une exemplaire leçon d'exactitude documentaire, de prudence critique, bref, de bonne méthode. Les articles ont été choisis par notre jubilaire lui-même, et n'ont pas été modifiés. Seules les citations ont été mises en conformité avec les normes de la collection. L'article" Sur les buts et les méthodes de l'histoire de la science. A propos d'une intervention du pr H. Guerlac" a été accompagné d'une note critique où René Taton précise les circonstances de la publication. Les mentions d'origine sont reprises dans la table des matières à la fin du volume. Nous exprimons notre vive gratitude aux éditeurs qui nous ont autorisés à reproduire les textes. L'article "Les biographies scientifiques et leur importance pour l'histoire des sciences " est inédit, et nous remercions M. Taton de nous l'avoir confié. Les textes ont été scannés et vérifiés par Daniela Berariu, mis en forme par Fabienne Hendricé, secrétaire de rédaction de la Collection de Travaux, avec un soin minutieux digne de tous les éloges.

ESSOR DE L'ARITHMÉTIQUE ET TRIOMPHE DE LA NUMÉRATION DÉCIMALE

La fin du xve siècle et le début du XVIe siècle ont été pour les mathématiques une période de transition, marquée par l'intervention de facteurs variés qui, orientant leur évolution vers de nouvelles directions, préparent à la fois le déclin de la scolastique et le magnifique épanouissement de la science moderne au XVIIe siècle. L'influence de l'humanisme se manifeste avec éclat dans le domaine de la géométrie, où la redécouverte progressive d'oeuvres antiques restées jusqu'alors inconnues ou mal étudiées révèle une science très évoluée dont le degré de perfection restera longtemps inégalé. Par contre, dans le secteur de la mathématique calculante, interviennent des facteurs d'origines très variées qui, par leur compénétration, conduiront à de rapides progrès de l'arithmétique théorique et de l'algèbre, en même temps que du calcul numérique et de la comptabilité. A l'actif de cette période si féconde, il nous faut citer la diffusion rapide et le triomphe définitif de la numération décimale de position d'origine hindoue et des procédés algorithmiques de calcul écrit qui lui sont associés, procédés rapides et sûrs qui, complétés au siècle suivant par l'invention des logarithmes et l'introduction des fractions décimales, permettront le développement de l'astronomie et de la nouvelle physique. Il faut encore noter le perfectionnement des procédés de calcul digital et de calcul avec jetons qui concurrenceront longtemps encore les méthodes de calcul écrit dans certains milieux commerciaux ou financiers, et la large vulgarisation des méthodes comptables nouvelles, claires, rationnelles et sûres, qui favoriseront la large extension du commerce international et de l'activité bancaire qui est un des caractères marquants du XVIe siècle. Enfin, du point de vue théorique, il faut mentionner le développement de l'algèbre syncopée, étape indispensable qui prépare l'avènement de l'algèbre symbolique moderne au début du xvne siècle. Certes, dans ces divers domaines, l'apport original des savants et des praticiens de la fin du XVe siècle et du début du XVIe siècle, n'est pas toujours de première importance. En fait, la plupart des principes, des idées ou des théories qu'ils contribuèrent à répandre étaient déjà contenus plus ou moins explicitement dans des écrits antérieurs ; et leurs contributions personnelles ne sont le

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plus souvent que de modestes jalons ou des vues encore très sommaires. Cependant, en vulgarisant des notions théoriques très fécondes et des procédés de calcul très commodes et en introduisant un esprit nouveau dans l'ensemble des secteurs de la mathématique calculante, ces savants apparaissent comme des intermédiaires indispensables qui annoncent et préparent la magnifique éclosion de la science moderne. Ce renouveau des études arithmétiques, favorisé dans une très large mesure par l'invention et la diffusion de l'imprimerie, se manifeste tout d'abord dans les contrées où l'activité commerciale est la plus intense, en Allemagne, en Flandre, et surtout en Italie où, à la nécessité qui se fait jour d'une modernisation des méthodes comptables, s'ajoutent divers autres facteurs favorables. L'intérêt qui se manifeste parmi les artistes italiens et dans de nombreux milieux cultivés de la péninsule pour la science en général, et plus particulièrement pour les mathématiques, trouve un riche aliment, aussi bien dans les quelques oeuvres de l 'Antiquité déjà retrouvées que dans les traités arabes dont l'influence fut si féconde dans le domaine du calcul et de l'algèbre. Il s'inspire également des ouvrages de Léonard Fibonacci et de certaines oeuvres plus récentes où se reflète le lent travail d'élaboration accompli dans les universités médiévales pour développer l'arithmétique spéculative et approfondir divers concepts de base, tels que les notions de limite, d'infini et d'infiniment petit. Ce renouveau de la mathématique calculante qui apparaît en Italie au xve siècle et qui, au siècle suivant, s'étendra aux autres pays d'Europe Occidentale résulte de la confluence de ces influences et de ces apports, complémentaires à la fois dans leur esprit et leur contenu. S'il nous est impossible dans cette brève étude d'analyser les divers écrits du XIV0 et du xve siècles qui se rattachent à ces différents courants, du moins en retrouverons-nous la trace dans les ouvrages les plus marquants de la période immédiatement postérieure que nous citerons. La première arithmétique imprimée est un traité anonyme publié à Trévise en 1478 et consacré essentiellement aux calculs commerciaux. La publication de cet ouvrage, au demeurant de valeur très modeste, ouvrit la voie à un mouvement d'une ampleur étonnante : P. Riccardi ne mentionne pas moins de 214 ouvrages mathématiques publiés en Italie au cours des dernières années du xve siècle, et 1527 ouvrages analogues pour le siècle suivant. Pour le xve siècle, nous ne citerons que le traité commercial de Chiarini (Venise, 1481), le manuel de Piero Borghi dont 16 éditions furent publiées de 1484 à 1577, l'ouvrage de Filippo Calandri (Florence, 1491) qui contient le premier exemple de division effectuée suivant notre méthode moderne, le traité de Francesco Pellos (Turin, 1492) et enfin la Summa de Arithmetica, Geometria, Proportioni e Proportionalita de Luca Pacioli (Venise, 1494). Tous ces ouvrages sont d'inspiration analogue, mais, par l'étendue et l'importance des sujets qui s'y trouvent traités et par son influence sur l'évo-

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lution de l'arithmétique, de l'algèbre et de la comptabilité, la Summa de Pacioli présente un intérêt qui éclipse celui des nombreux traités similaires. Né en 1445 à Borgo San Sepolcro, village natal de Piero della Francesca, situé dans la partie septentrionale de l'Ombrie, Luca Pacioli reçut l'éducation technico-scientifique qui était alors à l'honneur dans les ateliers d'artistes italiens. Précepteur pendant quelques années des enfants d'un riche commerçant vénitien, il s'initia également aux nouvelles méthodes comptables et à la pratique des calculs commerciaux. Entré dans l'ordre des Franciscains, il enseigna les mathématiques dans plusieurs villes italiennes. En plus de la Summa, rédigée à Padoue en 1487, et de quelques écrits restés inédits, il faut encore citer à son actif la célèbre De Divina Proportione, où l'on retrouve l'influence des idées platoniciennes sur la mystique des polyèdres réguliers. Il est à noter que si cet ouvrage ne fut imprimé qu'en 1509 à Venise, Pacioli l'avait rédigé dès 1497, alors qu'il se trouvait en compagnie de Léonard de Vinci à la cour de Ludovic Sforza. Traité dans un italien souvent pittoresque, mêlé de latinismes et d'expressions dialectales, la Summa est une encyclopédie du savoir arithmétique et algébrique de l'époque, entrecoupée de digressions autobiographiques, philosophiques ou théologiques. Pacioli y traite successivement de l'arithmétique et de l'algèbre théoriques, de la tenue des livres comptables, et tout spécialement de la méthode à partie double, et des divers systèmes monétaires utilisés en Italie. Un traité de géométrie pure et appliquée, paginé à part, et inspiré directement d' Alberti, termine cet ouvrage. L'importance de la Summa ne découle pas de la nouveauté de son contenu. En fait, les apports originaux y sont très réduits et Pacioli s'est le plus souvent contenté de reproduire, et parfois de la façon la plus servile, la substance d'ouvrages antérieurs. Ses principaux inspirateurs sont Euclide, Boèce et Bède, Leonardo Fibonacci, Sacrobosco, Jordanus Nemorarius, Bradwardine, Albert de Saxe, Blaise de Parme, Proscidomo de Beldomandi, Piero della Francesca, Regiomontanus, et, pour la partie commerciale, Pegolotti, Chiarini et divers auteurs italiens du xve siècle qui traitèrent de la comptabilité à partie double. Malgré les assez nombreuses erreurs de détail qu'elle contient, la volumineuse compilation de Pacioli constitue l'effort le plus remarquable fait au xve siècle pour vulgariser la connaissance de l'arithmétique et de l'algèbre, tant dans leurs principes que dans leurs applications les plus variées. Son premier mérite est d'avoir contribué très efficacement à généraliser l'emploi de la numération indo-arabe fondée sur le principe de position et qui, connue en Occident depuis plusieurs siècles, n'était encore que rarement utilisée. Pacioli emploie la nouvelle numération de façon systématique et insiste sur le fait qu'elle permet de calculer d'une manière beaucoup plus commode et plus rapide que la numération romaine. Les procédés algorithmiques qu'il indique sont d'ailleurs plus variés que ceux que nous utilisons; c'est ainsi qu'il ne décrit pas moins de huit procédés différents pour la multiplication. Cette

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abondance de méthodes s'explique par la difficulté que présentait encore cette opération et par le refus de certains calculateurs d'apprendre par coeur la table étendue jusqu'au produit 10 x 10, qui nous est aujourd'hui familière. S'il donne plusieurs méthodes pour la division, il considère encore cette opération comme très compliquée. Cette propagande pour la numération moderne de position, faite aussi bien par Pacioli que par les autres auteurs contemporains, eut les conséquences les plus fécondes et contribua d'une façon très efficace à la naissance de la science moderne. Dans le domaine de l'algèbre, Pacioli s'inspire directement de Fibonacci et de divers auteurs arabes. Les abréviations variées qu'il utilise pet m (abréviations de plus et de minus) pour l'addition et la soustraction; co (casa) pour l'inconnue et ce (censo), cu (cuba) pour son carré et son cube, etc., annoncent le passage de l'algèbre rhétorique à l'algèbre syncopée, étape naturelle vers la création de l'algèbre symbolique moderne. Les équations du premier degré sont résolues par la règle de fausse position (el cataym, d'après l'arabe) et les équations du second degré traitées sans aucune originalité. Quant aux équations du troisième degré, Pacioli ne peut les résoudre, mais en attirant l'attention sur elles, il annonce les beaux travaux de l'école italienne du xvre siècle (Scipione del Ferro, Cardan, Tartaglia, Ferrari, etc.) qui amorceront le développement de l'algèbre moderne. Comme applications, Pacioli traite divers problèmes classiques relatifs aux entiers et aux fractions, la règle de trois et ses applications usuelles, les problèmes d'association, les règles d'échange, la conversion des mesures et des monnaies, les calculs de bénéfices et de nombreuses autres questions de natures variées. La tenue des livres comptables est exposée dans un chapitre spécial, le Tractatus de computis et scripturis. Après la description des différents livres comptables, le mémorial, le journal et le grand-livre, Pacioli explique, pour la première fois dans un ouvrage imprimé, le principe de la comptabilité à partie double 1 : de chaque article inscrit au journal, il est nécessaire de faire une double mention au grand-livre, celle du débiteur dans la colonne de gauche, celle du créditeur à droite ; de cette obligation de ne jamais rien inscrire au débit ou au crédit sans mentionner la contrepartie, dérive la possibilité d'une vérification continuelle par la balance. Dans la description des divers procédés permet-

tant la tenue correcte des différents livres comptables, Pacioli fait montre d'une remarquable précision et, de ce fait, son ouvrage est directement utilisable. Le succès qu'il connut immédiatement, et qui se répercuta tout au long du siècle suivant, permit la diffusion rapide de la méthode de comptabilité à partie double, beaucoup plus cohérente et plus précise que les procédés plus ou moins empiriques utilisés jusqu'alors. Et l'emploi de plus en plus général de cette 1. Cette Méthode avait été créée sous une forme primitive, puis perfectionnée par divers "comptables" italiens du XIVe siècle. Cependant, son usage ne commence à s'étendre en Italie qu'au cours du xve siècle et sa diffusion rapide ne date que de la publication de la Summa de Pacioli.

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méthode favorisa à son tour le magnifique essor du commerce international au

xvre siècle. Si nous avons insisté sur la si riche production italienne, il serait cependant injuste de ne pas citer certains ouvrages conçus à la même époque en d'autres pays. En Allemagne tout d'abord où, sous les auspices de la Ligue hanséatique, l'arithmétique commerciale était enseignée depuis le xme siècle et où l'influence de Peurbach et de Regiomontanus avait amené au xve siècle un renouveau des études mathématiques ; une arithmétique commerciale fut imprimée dés 1482 à Bamberg. Le traité publié en 1489 par Johann Widman a pour principale originalité de comporter la première mention des signes + et pour indiquer l'addition et la soustraction. Si la valeur scientifique de la Margarita Phylosophica, publiée pour la première fois à Fribourg en 1503 par Gregorius Reisch, est assez médiocre, cependant, par sa large diffusion, cette encyclopédie participa à la vulgarisation tant des nouvelles méthodes de calcul écrit que des procédés du calcul avec jetons. Si l'Angleterre ne voit apparaître qu'en 1522 son premier traité d'arithmétique, celui de Cuthbert Tonstall, influencé directement par la Summa de Pacioli, un manuscrit français de 1484, le Triparty en la Science des Nombres du médecin lyonnais Nicolas Chuquet contient déjà d'importantes contributions originales. En plus d'une présentation de l'arithmétique nouvelle et de nombreux exercices d'application, on y trouve une algèbre très élaborée, suivie par un symbolisme très cohérent et par la connaissance de la règle des signes ; on y note également une première étape vers la mise en lumière de la notion de logarithme. Restée d'abord inédite, cette oeuvre fut assez largement diffusée à partir de 1520 où elle fut plagiée dans Larisméthique publiée à Lyon par Estienne de la Roche. Cette date de 1520 marque d'ailleurs la limite de notre étude. Si dans les années suivantes, l'influence des traités antérieurs se manifeste encore avec beaucoup de force, peu à peu apparaissent des éléments nouveaux qui préfigurent et annoncent une nouvelle étape, la création de l'algèbre moderne à laquelle se rattacheront les noms de Cardan, de Tartaglia, de Bombelli et de Cataldi en Italie, de Recorde en Angleterre, de Stifel en Allemagne, de Gemma Frisius et de Stevin dans les Pays-Bas et de Viète en France.

LA TENTATIVE DE STEVIN POUR LA DÉCIMALISATION DE LA MÉTROLOGIE

Aux côtés de Johannes Kepler, de Galileo Galilei, de William Gilbert, de Francis Bacon et de François Viète, Simon Stevin apparaît comme l'un des principaux initiateurs du double mouvement de réflexion critique sur les fondements de la pensée scientifique et de rénovation des principes, des structures et du contenu de la science, mouvement qui débute à la fin du xvre siècle pour culminer un siècle plus tard avec Newton et Leibniz. SIMON STEVIN

(1548-1620)

Successeur indirect des mathématiciens-ingénieurs de la Renaissance italienne, Stevin est à la fois théoricien, technicien et homme d'action et son oeuvre s'étend de la géométrie, de l'algèbre, de la théorie des nombres à la mécanique, à l'hydrostatique, à la cosmographie et à la théorie musicale, de la dialectique et de la philosophie politique à la comptabilité, à la construction de moulins, d'écluses et de fortifications, voire même à la métrologie. C'est d'ailleurs à ce dernier aspect, trop souvent méconnu, de cette oeuvre profondément originale que se limitera cette étude qui portera pour l'essentiel sur un texte novateur de 12 pages publié par Stevin en 1585. Bien qu'elle ait été l'objet d'assez nombrr~uses études 1 , fa biographie de 1. Les principales études modernes concernant la vie cl !'oeuvre de Stevin sont: H. Bosmans, "La Thiende de Simon Stevin ... ", Rev. Quest. Scient., 27 (1920), 109-129; Id.," Simon Stevin", Biographie nationale, vol. 23, col. 887-938, 1922-1924. G. Sarton, "Simon Stevin", Isis, 21 (1934), 241-303; Id., "The first explanation of decimal fractions and measures" (1585). "Together with a history of the decimal idea and a facsimile, (n° XVII) of Stevin's Disme ",Isis, 23 (1935), 153-244. R. Depau, Simon Stevin, Bruxelles, 1942. E.J. Dijksterhuis, Simon Stevin, La Haye, 1943. R. Hooykaas et M.G.J. Minnaert (eds), Simon Stevin: Sciences in Netherlands around 1600, The Hague, 1970. M.G.J. Miunaert, "Stevin, Simon", Dictionary of Scientific Biography, vol. XIII, New York, 1976, 47-50. O.J. Struik, The land of Stevin and Huygens ... , Dordrecht, 1981. Par ailleurs, une équipe de savants néerlandais a publié une édition des principales oeuvres de Stevin. Les textes flamands et latins y sont donnés en version originale et en traduction anglaise, les textes français uniquement en facsimilé et chaque oeuvre est l'objet d'une introduction détaillée : The Principal Works of Simon Stevin, vol. I, General Introduction. Mechanics, Amsterdam, 1955 ; vol. II (A et B), Mathematics, 1958 ; vol. III, Astronomy, Navigation, 1961 ; vol. IV, Art ot War, 1964 ; vol. V, Engineering, Musics, 1964. Une notice bibliographique est donnée par E.J. Dijksterhuis dans le vol. I, 1-34. Nous utiliserons l'abréviation" P.W. Stevin" pour désigner cette édition.

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Stevin reste relativement mal connue, en particulier pour la période antérieure à 1585. Né en 1548 à Bruges, ville qui dépendait alors des Pays-Bas espagnols, Stevin voyagea dans plusieurs pays d'Europe centrale et d'Europe nordique avant d'être employé comme caissier dans une entreprise commerciale d'Anvers. En 1577, il est attaché à l'administration financière de la région de Bruges (le " Franc " de Bruges), mais, quelques années plus tard, il se fixe définitivement dans les Pays-Bas du nord. On le trouve à Leyde dès 1581 et, l'année suivante, il publie à Anvers, en langue flamande, l'une des toutes premières Tables d'intérêi2. En 1583, tout en s'inscrivant comme étudiant en lettres à l'Université de Leyde, il publie à Anvers un traité de géométrie en latin, Problema geometricorum, comportant d'intéressants éléments originaux3 . Deux ans plus tard, en 1585, il publie à Leyde un petit traité de logique en langue flamande 4 , un opuscule en flamand intitulé De Thiende 5 sur lequel nous reviendrons, et un important traité mathématique, L 'Arithmetique de Simon Stevin de Bruges, divisé en deux parties6 . La première de celles-ci, théorique, comprend un traité d'arithmétique et d'algèbre, une paraphrase des quatre premiers livres de !'Algèbre de Diophante ; la seconde, intitulée Pratique d' arithmetique, réunit à une édition française de ses tables d'intérêt et à une traduction de De Thiende intitulée La Disme, un commentaire de la théorie des grandeurs incommensurables d'Euclide. L'Arithmetique tient une place importante dans l'histoire des mathématiques, aussi bien par sa première partie qui apporte des innovations importantes dans les domaines de l'algèbre et de l'arithmétique, que par la profonde originalité de La Disme qui, en une trentaine de pages, propose l'introduction systématique des fractions décimales et la décimalisation de la métrologie. Avant de revenir en détail sur l'importance de cet essai, il importe de situer brièvement la suite de la carrière et de !'oeuvre de Stevin. Lié très tôt avec le stathouder de Hollande et de Zélande, Maurice de Nassau, à qui il enseigna les mathématiques, il fut successivement ou simultanément ingénieur militaire, inspecteur des digues, intendant des armées de Hollande et conseiller du prince en matière de défense, de navigation et d'économie. Il mourut à La Haye en 1620. De ses nombreuses publications réalisées après 1685, retenons simplement son importante mécanique éditée à Leyde en 1686 en langue flamande 7 , 2. Tafelen van Interest, Antwerpen, 1582, 92 p. ; P.W. Stevin, II A, 11-117. 3. Problema geometricorum ... Libri v, Antverpiae, 1583, 119 p. ; P.W. Stevin, II A, 119-369. 4. Dialectike ofte Bewysconst.. ., Leyden, 1585, 172 p. 5. De Thiende .. ., Leyden, Plantijn, 1585, 36 p. ; P.W. Stevin, II A, 371-455. Pour le titre complet, voir note 13. 6. L 'Arithmétique de Simon Stevin de Bruges, Leyde, Ch. Plantin, 1585, 612+203 p. ; P.W. Stevin, II B, 458-739 (sauf Les Tables d'interest et La Disme, reprod. in II A, cf notes 2 et 5). 7. De Beghinselen der Weghconst, Leyden, 1586, 34+95 p., P.W. Stevin, 1, 35-285 ; De Weghdaet, id., 43 p., P.W. Stevin, 1, 287-373; De Beghinselen des Waterwichts, id., 63 p., P.W. Stevin, 1, 375-483.

TENTATIVE DE STEVIN POUR LA DÉCIMALISATION DE LA MÉTROLOGIE

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un bref essai sur la résolution des équations 8 , un traité de fortifications 9 , un ouvrage de navigation théorique, etc. 10 ; signalons enfin, en 1608, un énorme recueil en cinq volumes de ses différentes oeuvres, publiées ou inédites, édité en flamand, en traduction latine et partiellement en traduction française, recueil révélant le caractère encyclopédique de ses travaux 11 : trigonométrie, géométrie, comptabilité, astronomie, géographie, géologie, perspective, optique, etc. LA DISME

De l'ensemble de cette oeuvre vaste, importante et diverse, nous ne retiendrons que le bref essai édité en 1585 chez Christophe Plantin à Leyde, d'abord sous forme d'une brochure en flamand (De Thiende, 36 p.), puis en français dans un chapitre de I'Arithmetique de Simon Stevin de Bruges (La Disme, p. 132-160 de la Pratique d' arithmetique). De ce texte, le seul où Stevin présente ses projets de réforme de la numération et de la métrologie, il existe des reproductions fac-similé modernes de ses deux éditions originales, ainsi que des traductions anglaise et allemande ; dans cette étude, nous nous référerons à l'édition en langue française de 1585 12.

La Disme comporte une page de titre, une introduction (5 p.), un bref sommaire (1 p.), une première partie: "Des définitions" (3 p.), une seconde partie : "De l'operation" (7 p.) et un "Appendice" (12 p.) consacré aux applications métrologiques. Nous évoquerons successivement ces diverses parties, en nous intéressant spécialement à !"'Appendice " métrologique. Le titre, dans son intitulé complet, explicite clairement l'objectif de l'auteur:" La Disme. Enseignant facilement expedier par nombres entiers sans 8. Appendice algebraique... contenant regle generale de toutes Equations, Leyde, 1594, 6 p. ; P.W. Stevin, II B., 740-745. 9. De Stercktenbouwing, Leyde, 1594, 91 p., P.W. Stevin, IV, 29-231. Castrametatio, Dat is legermeting, 59 p., P.W. Stevin, IV, 261-397; et Nieuwe Maniere van Sterctebou door Spilsluysen, Rotterdam, 1617, 65 p., P.W. Stevin, V, 83-199. 10. De Havenvinding, Leyde, 1599, 21 p. ; P.W. Stevin, III, 419-475. 11. Wisconstige Ghedachtenissen. .. , Leyden, 1608, 5 vol., P.W. Stevin, II B, 750-965. Hypomnemata Mathematica ... , trad. W. Snell, Lugduni Batavorum, 1608, 2 vol. in fol. (trad. complète). Memoires Mathematiques ... , trad. J. Tuning, Leyde, 1608 (trad. partielle). 12. De Thiende (cf notes 5 et 13), publié en 1585, a été réédité en appendice à des ouvrages de E. de Decker à Gouda en 1626 et 1630 ; des fac-similés en ont été donnés par H.J. Bosmans (Antwerpen, 1924), D.J. Struik (in P.W. Stevin, vol. Il A, 1958) et A.J.E.M. Smeur (Nieuwkoop, 1965). La Disme, éditée en 1585 (La pratique d'arithmetique, 132-160), a été rééditée par J. Tuning en 1608 (Memoires Mathematiques, Leyde), par A. Girard en 1625 (L'arithmetique de Simon Stevin de Bruges Reveue corrigée et augmentée de plusieurs traictez et annotations... , Leide, 1625, 823-849) et en 1634 (Les Oeuvres Mathematiques de Simon Stevin de Bruges, Leyde, 1634, t. I, 203-213). G. Sarton en a donné un fac-similé (Isis, 23 (1935), 230-244). Des éditions anglaises en ont été données en 1608 par Robert Norton (Disme : The art of tenths, or decimall arithmetike, London, 1608) et en 1921 et 1929 par Vera Sanford (The Mathematical Teacher, 14 (1921), 321-333 et D.E. Smith, Source book of mathematics, New York and London, 1929, et en 1958 par D.J. Struik (P.W. Stevin, II A, 387-455, d'après R. Norton). Une édition allemande a été donnée par H. Gericke et K. Vogel, De Thiende von Simon Stevin, Frankfort am Main, 1965.

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rompuz tous comptes se rencontrant aux affaires des Hommes. Premièrement descripte en Flameng, & maintenant convertie en François, par Simon Stevin de Bruges " 13 . Pour en comprendre pleinement le sens, il suffit de rappeler que le mot " rompu " désignait alors une fraction ordinaire quelconque. L'introduction commence par une dédicace quelque peu emphatique aux différents corps de métiers susceptibles de tirer parti, dans leurs opérations métrologiques, de la nouvelle numération proposée par Stevin : " Aux astrologues (c-à-d. astronomes), arpenteurs, mesureurs de tapisserie, gavieurs (c-à-d. jaugeurs), stereometriens en general (c-à-d. toutes personnes ayant à mesurer des volumes), maistres de monnaie, & à tous Marchans : Simon Stevin Salut " 14 . Insistant sur la lourdeur et la difficulté des calculs entraînés par l'emploi des systèmes complexes d'unités alors en service, et sur les importantes erreurs qui en résultent, l'introduction vante par contre la simplicité des calculs liés à l'emploi de la Disme et signale que plusieurs arpenteurs hollandais en ont déjà fait l'épreuve avec succès. Quant à la première partie de l'essai, elle vise tout simplement à étendre aux puissances négatives de 10, la définition, le principe et les modes de calcul de la numération décimale de position en usage depuis plusieurs siècles, afin d'éliminer les pénibles calculs fractionnaires liés alors à toute opération métrologique. L'unité principale étant dénommée commencement et notée (0), son dixième est appelé prime et désigné par (1), son centième appelé tierce s'écrit (2), etc. 15 Le principe, notons-le, n'était pas nouveau. Dès le rne millénaire avant notre ère, les Babyloniens l'avaient adapté à leur système sexagésimal de position. Mais leurs successeurs, dont nous sommes, ne conservèrent de ce système pleinement cohérent que son application à la mesure des angles et à la mesure des temps, en la faussant d'ailleurs par l'écriture de la partie entière des nombres dans le système décimal de position et de la partie fractionnaire dans le système sexagésimal. Par ailleurs, les fractions décimales avaient déjà été utilisées par de nombreux auteurs dont Emmanuel Bonfils de Tarascon au xrve siècle, al-Kashï et Regiomontanus au xve, Rudolff en 1525 et, quelques années avant

Stevin, par Viète en 1579. Mais en dehors d'al-Kashi, dont les travaux ne furent pas connus en Occident, aucun de ces auteurs n'avait eu l'idée de substituer systématiquement les fractions décimales aux fractions ordinaires et 13. Le titre correspondant de l'édition flamande est: De Thiende Leerende door onghehoorde lichticheyt allen rekeningen onder den Menschen noddich vallende, afveerdighen door heele ghetalen sonder ghebrokeren. Beschreven door Simon Stevin van Brugghe. 14. S. Stevin, Pratique d'arithmetique, 1585, 133; Isis, 23 (1935), 230. 15. En fait, dans la notation originale de Stevin, les chiffres 0, 1, 2, etc. ne sont pas entre parenthèses, mais à l'intérieur d'un cercle. Cette notation, imitée de Bombelli (L'algebra .. ., Bologne, 1572), est d'ailleurs identique à celle que Stevin emploie en algèbre pour désigner les puissances de l'inconnue; il s'agit ici des puissances successives de 1/10.

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d'élaborer un système de notation permettant d'unifier les règles du calcul arithmétique pour ne conserver que celles qui s'appliquent aux nombres entiers 16 . C'est d'ailleurs à préciser ces règles de calcul et à les démontrer par la méthode euclidienne qu'est consacrée la seconde partie de La Disme. Certes la notation de Stevin est lourde et redondante, le principe de position permettant, en séparant par un signe quelconque la partie entière de la partie décimale et en recourant éventuellement à l'emploi du zéro, de supprimer les symboles des unités décimales successives utilisés par Stevin. Mais le principe était acquis, la diffusion de la nouvelle numération fut rapide, bien que la simplification et l'unification de la notation ne soient intervenues que peu à peu et qu'aujourd'h ui encore, suivant les pays et les auteurs, la séparation de la partie décimale soit marquée par un point ou par une virgule 17 . L"'APPENDIC E " MÉTROLOGIQUE

L'"Appendice " qui vient ensuite commence par la phrase suivante qui en expose l'objet: "Puisque nous avons descript cy devant la Disme nous viendrons maintenant à l'usage d'icelle, demonstrans par 6 Articles, comment tous comptes se rencontrans aux affaires des hommes, se peuvent facilement expédier par icelle, commençant premièrement (comme elles ont aussi esté premièrement mises en oeuvre) aux computations d 'Arpenteur, comme s'ensuit " 18 . Les six articles annoncés s'intitulent: "I, Des computations de l'arpenterie; II, Des comptes des mesures de tapisserie ; III, Des comptes servant à la gavierie et aux mesures de tous tonneaux ; IV, Des comptes de la stereométrie en général ; V, Des computations astronomiques ; VI, Des comptes des maistres de monnoies, marchans, & de tous estats en general ". Stevin ne songe nullement à une quelconque uniformisation des systèmes métrologiques si variés utilisés dans les divers pays, voire les différentes contrées ou villes d'Europe. Son but est plus limité, plus simple et plus concret. S'adressant à des praticiens de différentes spécialités, il conseille à chacun d'eux, pour chaque type de mesures, de conserver l'unité principale qu'il utilise le plus couramment, et, à partir de celle-ci, de déduire les unités décimales dérivées, de la même façon que La Disme définit les puissances négatives successives de 10 à partir de l'unité. Il utilise d'ailleurs pour la métrologie les mêmes termes que pour la numération: Commencement, Prime, Seconde, etc., complétés parfois par le nom usuel de l'unité principale utilisée: verge pour l'arpentage, aulne pour la mesure des 16. Cf G. Sarton,Isis, 25 (1935), 167-174 (" Decimal fractions before 1585 ");K. Vogel, dans H. Gericke und K. Vogel, De Thiende von Simon Stevin, Frankfort am Main, 1965, 40-53 (" Stevins Vorlaüfer "); D.J. Struik, in P.W. Stevin, II A, 373-376. 17. Cf G. Sarton,Isis, 25 (1935), 177-186 ("The decimal fractions after 1585 "); F. Cajori, A history ofmathematical notations, The Open Court, La Salle, Illinois, 1928, t. I, 314-335 (" Signs of decimal fractions"; D.J. Struik, in P.W. Stevin, II A, 377-382). 18. S. Stevin, Pratique d'arithmetique, 1585, 149; Isis, 23 (1935), 238.

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tapisseries, marc ou livre pour les poids, livre de gros, ducat, etc., pour les monnaies, etc. Il s'agit donc, pour chaque type de mesure, de remplacer le système compliqué d'unités secondaires en usage, par un système décimal issu de la même unité principale, mais permettant des calculs arithmétiques simples et uniformes. Le premier article concernant l'arpentage donne plusieurs exemples de calculs avec les nouvelles unités définies à partir de la verge et quelques conseils pratiques ; le second article sur la tapisserie est ramené au premier, au nom près de l'unité. Le troisième article sur le jaugeage et le délicat problème de la mesure des tonneaux qui préoccupera Kepler à Linz en 1615 et 1616 19 indique sur un exemple comment obtenir une division décimale satisfaisante de la hauteur d'un tonneau ; le quatrième concernant la stéréométrie ne contient rien d'original. Par contre l'article V suggère de façon assez audacieuse la division décimale des mesures angulaires, à partir du degré, division que la Révolution française tentera de réaliser à partir du quadrant. Enfin, dans l'article VI concernant les monnaies, l'auteur formule certaines remarques d'ordre général sur l'application de sa réforme métrologique, donne des exemples de calculs monétaires et signale, en conclusion, le caractère très particulier des mesures de ce type, régies en fait par le pouvoir politique. La citation qui suit permet d'apprécier à la fois le style savoureux de Stevin, son espoir de voir sa réforme adoptée et sa prescience des importants obstacles à surmonter dans cette voie : "Au dernier, il nous faut encore dire de quelque difference qu'il y a de ce 6e article aux 5 articles precedens: c'est que chascune personne peut exercer pour soi mesme la dixiesme partition desdicts precedens 5 articles, sans qu'il sera mestier d'en estre donné par le Magistrat quelque ordre général: mais, cela pas ainsi en ce dernier. Car, ses exemples sont vulgaires computations, qui se rencontrent à chasque moment ; ausquels il seroit convenable que la solution ainsi trouvée fust d'un chascun acceptée pour bonne et legitime. Pourtant, considérant sa tres-grande utilité, ce seroit chose louable, si quelcuns, comme ceux qui en attendent la plus grande commodité, solicitoient de la faire mettre en effect ; à sçavoir, que joignant les vulgaires partitions qu'il y a maintenant des Mesures, Pois, et Argent (demeurant chasque capitale Mesure, Pois, et Argent en tous lieux immuable), l'on ordonnast encore legitimement par les Superieurs la

susdicte dixiesrne partition, à fin que chascun qui vouldroient la pourrait user. Il avancerait aussi la chose, si les valeurs d'argent, principalement de ce qui se forge de nouveau, fussent valuez sur quelques Primes, Secondes, Tierces, etc. Mais, si tout ceci ne fust pas mis en oeuvre si tost, comme nous le pourrions souhaiter, il nous contentera, premierement, qu'il fera du bien à noz 19. J. Kepler, Nova Stereometria doliorum vinariorium. Accessit Stereometriae Archimedes Supplementum, Linz, 1615 et Auszug aus der Uralten Messekunst Archimedis.. ., Linz, 1616 (Id. dans J. Kepler, Gesammelte Werke, bd. IX (1960), 7-133 et 137-274).

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successeurs ; car, il est certain que si les hommes futurs sont de telle nature comme ont esté les precedens, qu'ils ne seront pas toujours negligens en leur si grand avantaige. Au second, ce n'est pas le plus abject sçavoir à un chascun en particulier, qu'il lui est notoire, comment les hommes se peuvent delivrer eux-mesmes, à toute heure qu'ils vouldroient, de tant et de si grans labeurs. Au dernier, combien que l'effect de ce 6e Article n'apparoistra point, peut estre, en quelque temps, toutesfois un chascun pourra exercer les cinc precedens, comme il est notoire qu'aucuns des mesmes, l'ont desja mis en oeuvre " 20 . L'ÉCHEC RELATIF DE STEVIN

Bien que par ses diverses éditions en flamand, français et anglais, publiées entre 1585 et 1634, La Disme ait bénéficié d'une assez large diffusion qui entraîna une généralisation rapide des fractions décimales, le projet de décimalisation de la métrologie présenté dans ce même essai n'a connu qu'un succès assez limité. L'idée n'était d'ailleurs pas entièrement nouvelle et Stevin note qu'à Anvers une unité de jaugeage, l'âme, est divisée en 100 pots21 . Mais il restait à en généraliser l'application. En 1605, Stevin lui-même utilise cette idée dans sa géométrie pratique 22 et en 1619 Henry Lyte signale qu'un constructeur londonien fabrique et vend des instruments gradués décimalement. Mais il ne s'agit là que d'exemples isolés et bien que certains auteurs, savants ou praticiens, du xvne siècle, dont le Suédois G. Stiernhielm23 , signalent l'intérêt des mesures décimales, le projet de Stevin semble alors pratiquement tombé dans l'oubli. Il est vrai que s'il permettait à un utilisateur éventuel de simplifier ses calculs métrologiques personnels par le recours aux nombres décimaux, en incitant chacun à conserver les unités principales en usage, il ne tentait en aucune façon d'uniformiser les divers systèmes métrologiques en usage. La conception d'un système métrologique universel adapté à la numération décimale impliquait en fait deux idées, la décimalisation des échelles métrologiques prônée par Stevin et la définition et l'adoption d'unités fondamentales universelles. 20. S. Stevin, Pratique d'arithmetique, 1585, 159-160; Isis, 23 (1935), 243-244. 21. S. Stevin, Pratique d'arithmetique, 1585, 152; Isis, 23 (1935), 240. D'autres exemples sont cités par H.R. Calvert, "Decimal division of scales before the metric system", Isis, 25 (1936), 433-436. 22. S. Stevin, Hypomnemata (cf note 11), vol. 2 (1605), 4; Oeuvres mathematiques de Simon Stevin, A. Girard (éd.), Leyde, 1634, t. 2, 341. 23. Henry Lyte, The Art of tens, or decimal Arithmeticke.. ., London, 1619 ; cf G. Sarton, Isis, 23 (1935), 189-190. A. Machabey (Histoire générale des techniques, t. II, M. Daumas (éd.), 339) signale quelques autres exemples de divisions décimales analogues d'unités de longueur. Sur les idées métrologiques de G. Stiernhielm (1598-1672), voir en particulier J.C. Tandberg, "Historiska instrument i Lund", Kosmas (1922), 194-211.

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Cette seconde condition, à laquelle Stevin ne fait aucune allusion, ne se trouvait en fait remplie que dans le cas des mesures angulaires, considéré dans l'article IV de !'Appendice métrologique de La Disme ("Des computations astronomiques"); aussi n'est-il pas étonnant que ce soit dans ce domaine qu'apparurent les premières applications concrètes de la décimalisation de la métrologie. Il est vrai que dès le milieu du xve siècle, un certain Th. Ruffi avait déjà prôné la division du degré en 100 minutes et de la minute en 100 secondes, mais ce texte resté inédit ne semble avoir été que peu connu24 . Aussi estce sous l'influence de Stevin que sont publiées à Gouda en 1633 les premières tables logarithmiques trigonométriques fondées sur une division décimale du degré, celles d'Henry Briggs, publiées après sa mort par H. Gellibrand 25 . Vers 1778, Lagrange semble avoir eu l'idée de faire réaliser de nouvelles tables logarithmiques, fondées sur une division décimale du quadrant 26 , idée qui fut ensuite reprise en 1791 par la Commission désignée par l'Académie des Sciences de Paris pour étudier la rationalisation du système des poids et mesures et fut mise en pratique lors de la création du système métrique 27 . Dans le cas des autres grandeurs, il n'existait au temps de Stevin aucune unité fondamentale universelle et chaque état, chaque province, voire chaque ville ou chaque corporation possédait ses propres étalons, adaptés aux différents types de mesures. Pour des raisons évidentes de susceptibilité et de rivalité nationales, provinciales, locales ou corporatistes, on ne pouvait envisager que l'usage d'un étalon local ou national puisse être généralisé, voire même largement étendu. La situation était relativement plus favorable dans le cas d'un pays particulier, doté d'un pouvoir central assez puissant, et peut-être Stevin envisageait-il ultérieurement de proposer l'unification des mesures utilisées aux Pays-Bas. Toujours est-il que diverses tentatives de ce genre furent menées au cours du xvme siècle, en particulier en France, en Angleterre et aux EtatsU nis, tentatives qui préludent à la création du système métrique par la Révolution française le 7 avril 1795 (18 germinal an m) 28 .

24. Cf G. Sarton, Isis, 23 (1935), 198-199. 25. Trigonometria britannica sive De doctrina triangulorum libri duo ... a Clar. Doct. Henrico Briggio.. ., Goudae, 1633. Les tables sont précédées d'une trigonométrie due à H. Gellibrand. 26. Cf J. Mascart, La vie et les travaux du chevalier Jean-Charles de Borda, Lyon, 1919, 582584. Mascart cite également parmi les premiers utilisateurs de la division angulaire décimale J.H. Beyer et sa Logistica decimalis, Frankfort, 1621. 27. Cf G. Sarton, Isis, 23 (1935), 199-202. 28. Cf G. Bigourdan, Le système métrique des poids et mesures, Paris, 1901; J. Mascart, op. cit. (note 26), 580-593; A. Favre, Les origines du système métrique, Paris, 1931 ; C.D. Hellman, "Jefferson's efforts towards the decimalisation of United States weights and measures ", Isis, 16 (1931), 266-314; G. Sarton, Isis, 23 (1935), 194-197; J. Fayet, La Révolution française et la science, Paris, 1960, 442-457, A.E. Berriman, Historical metrology, New York, 1957; B. Kisch, Scals and weights, New Haven, 1965 ; A. Machabey, Histoire générale des techniques, t. n, M. Daumas (éd.), Paris, 1965, 311-348.

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LE CONCEPT DE" MESURE UNIVERSELLE"

Sans vouloir traiter ici de la genèse du système métrique, il est utile de situer les conditions dans lesquelles le concept de mesure universelle, complément nécessaire de l'idée de décimalisation de la métrologie est apparu et s'est précisé au cours du xvne siècle. La seule possibilité de surmonter dans cette voie les susceptibilités nationales ou locales était de recourir à des étalons dont le caractère universel ne puisse être contesté, c'est-à-dire à des étalons naturels. Les progrès réalisés au xvne siècle dans les domaines de la mécanique et de la géodésie ont permis alors d'imaginer deux solutions possibles pour la définition d'un étalon de longueur naturel. La première est fondée sur la découverte des lois du pendule par Galilée et Mersenne et sur la détermination de la longueur du pendule battant la seconde, réalisée par Riccioli et par Mersenne et précisée par Huygens et de nombreux autres physiciens 29 . La seconde est basée sur les progrès introduits par J. Picard entre 1668 et 1671 dans les opérations géodésiques et dans la détermination de la longueur de la circonférence terrestre30 . Dès 1661 et 1662, Ch. Wren envisage devant la Royal Society la possibilité d'utiliser comme étalon la longueur d'un pendule d'une durée de vibration connue 31 . Cette même idée est ensuite reprise par différents membres de l'Académie des Sciences de Paris dont Jean Picard et Christiaan Huygens qui, en 1671 et 1673 respectivement, proposent de choisir comme unité universelle la longueur d'un pendule battant la seconde 32 . Malheureusement les observations faites à Cayenne en 1672-1673 par Jean Richer vinrent bientôt montrer que la longueur d'un tel pendule variait avec la latitude et ne pouvait donc être choisie comme étalon universel 33 . Mais il est 29. Les résultats de Mersenne sont publiés dans les Cogitata de 1644 et dans le Novarum Observationum tomus Ill de 1647, ceux de Riccioli dans son Almagestum novum de 1651 et ceux de Huygens dans divers volumes de ses Oeuvres (index). 30. Cf R. Taton," Jean Picard et la mesure de l'arc de méridien Paris-Amiens", La découverte de la France au XVII' siècle, Paris, 1981, 349-361. Les opérations géodésiques de Picard furent réalisées par la méthode des triangulations et avec l'aide des nouveaux instruments de mesure angulaire à lunettes récemment mis au point. Leurs résultats furent publiés en 1671 dans la Mesure de la Terre. 31. Cf la lettre de R. Moray à Ch. Huygens du 13 déc. 1661 (Oeuvres de Huygens, vol. 3, 425428). De nombreuses autres lettres concernant ce sujet sont publiées dans cette édition : voir les index matières, rubrique "mesure universelle". Kepler avait déjà songé à rattacher les unités de mesure à des éléments invariables. 32. Cf P. Costabel, "Picard et l'étalon universel de longueur fondé sur le pendule", Actes du Colloque Jean Picard, Paris, 1982, 315-328. La proposition de Picard est présentée dans sa Mesure de la Terre, Paris, 1671, article IV, 3-5, et celle de Huygens dans son Horologium oscillatorium, Paris, 1673, 36. 33. Les résultats obtenus par Richer furent publiés dans ses Observations astronomiques et physiques faites en l'isle de Caienne, Paris, 1679, mais l'essentiel en fut connu dès le retour de Richer en France en 1674. Toutefois, pendant un certain temps, leur exactitude fut contestée par certains savants, dont Huygens.

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à noter que, par l'absence de toute allusion à la décimalisation des échelles métrologiques, ces diverses suggestions n'abordaient que d'une façon incomplète le problème de la rationalisation des systèmes de mesures. Il n'en fut pas de même d'un modeste astronome de Lyon, l'abbé Gabriel Mouton qui, en 1670, sut lier les deux aspects de ce problème en proposant un système décimal de mesures de longueur, qu'il fonda sur la longueur de la circonférence terrestre afin de lui donner une base de caractère universel. L'unité de base de ces mesures que Mouton appelle géométriques et auxquelles il donne des noms bien adaptés, était la virga, millième de la longueur d'un arc de l' d'un grand cercle terrestre, relié à la longueur du pendule battant la seconde34 . En 1675, un ingénieur italien fixé en Pologne, TL. Burattini, proposa dans sa Misura universale de choisir comme étalon de longueur, le pendule battant la seconde qu'il appelait metro cattolico ou metro et comme étalon de poids, le peso univers ale, correspondant au poids de l'eau dans un cube de côté égal au 1/16e du mètre. Malheureusement Burattini n'avait pas compris l'intérêt d'une décimalisation des échelles métrologiques prônée par Stevin et définit les unités secondaires de longueur à l'aide d'une progression géométrique de raison 1/16 sans tenter d'en rationaliser les noms, comme l'avait fait Mouton35. Cependant, dès le début du xvme siècle, les résultats de plus en plus précis obtenus sur la variation avec la latitude de la longueur du pendule battant la seconde ne permettaient plus de considérer celle-ci comme une mesure universelle possible. Certains auteurs français dont, vers 1735, Ch. Dufay, qui avait l'appui du contrôleur général Ph. Ory, puis, en 1748, Ch. de La Condamine s'efforcèrent de tourner la difficulté en proposant comme étalon la longueur à l'équateur du pendule battant la seconde, mais cette suggestion paraissait d'application difficile 36 . En 1790, lors des premières démarches entreprises par la France au début de la Révolution, pour tenter d'uniformiser le système des poids et mesures, Talleyrand avait insisté sur l'intérêt d'une action concertée avec l'Angleterre. Mais tandis que Talleyrand lui-même suggérait d'adopter

comme étalon la longueur du pendule battant à la latitude de 45°, proposition déjà faite en 1775 par le ministre Turgot, sir John Riggs Miller proposait à la 34. G. Mouton, Observationes diametrorum salis et lunae apparentium ... Una cum nova mensurarum geometricarum idea ; novaque methodo eas communicandi et conservandi in posterum absque alteratione, Lyon, 1670. Cf J.B.L. Delambre, Histoire de l'astronomie moderne, t. 2, Paris, 1821, 355-400 ; G. Sarton, Isis, 23 (1935), 190 ; A Machabey, Histoire générale des techniques, t. 2, M. Daumas (éd.), Paris, 1965, 340-341. 35. T.L. Burattini, Misura universale, Vilna, 1675 ; nouv. éd. Krakowie, 1897. Cf M. Gliozzi, "Precursori del sistema metrico decimale ", Atti d. R. Accademia di Torino, 67 (1932), 29-50. 36. La Condamine, "Nouveau projet d'une mesure invariable propre à servir de mesure commune à toutes les Nations", Hist. Ac. roy. sci. 1747, (1752), Hist., 82-88; Mém., 489-514. Cf J. Fayet, La Révolution française et la science, Paris, 1960, 444-445.

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Chambre des Communes d'adopter cette longueur mesurée à Londres, divisée décimalemen t37 . Cependant, le progrès continu des mesures géodésiques permettait de déterminer d'une façon de plus en plus précise la longueur du méridien terrestre. Jacques Cassini en 1720 dans son Traité de la grandeur et de la figure de la Terre proposa de fixer la longueur du pied étalon au 1/100 de la longueur d'un arc de méridien de 1", soit 0,308 met celle de la toise à 6 pieds, soit 1,852 m, ce qui conduisait à une longueur du degré de 60.000 toises. Cette proposition était équivalente à celle de G. Mouton qui avait choisi pour unité de longueur la virga égale à 1/1000 de 1 ', soit 1,852 m 38 . Les contestations qui apparurent presque aussitôt quant à la précision des opérations géodésiques menées en France par J.D. Cassini et J. Cassini et les mesures ultérieures qui mirent en lumière l'importante variation de la longueur d'un arc de un degré en fonction de sa latitude devaient rapidement faire négliger cette suggestion. Cependant, le 19 mars 1791, l'une des deux Commissions créées par l' Académie des sciences de Paris pour préparer la réforme des poids et mesures, celle qui devait définir l'unité fondamentale, décida que celle-ci devait être choisie dans la nature et, rejetant la longueur du pendule battant la seconde jugée trop instable, choisit, en évitant tout recours aux divisions angulaires sexagésimales, le dix millionième du quart du méridien terrestre, soit les 54/ 100 de la virga de Mouton ou de la toise de J. Cassini 39 . RETOUR À L'IDÉE DE STEVIN

Si nous revenons maintenant à la décimalisation des échelles métrologique s prônée par Stevin dès 1585, il est intéressant de noter que dans un bref paragraphe de l'article "Décimal", l'Encyclopédie préconise, sans plus de détails, la division décimale des unités de toutes les mesures 40 . Dans la seconde partie du xvme siècle, de nombreux savants adoptèrent d'ailleurs ce principe dans leurs calculs, tels Lavoisier et Laplace qui dans leur célèbre " Mémoire sur la chaleur" de 1783 indiquent le poids d'une pesée comme étant " 7 livres, 11 onces, 2 gros, 36 grains ou 7,707039 ". La position de Lavoisier sur ce problème mérite d'ailleurs d'être citée: " Les chimistes de toutes les parties du monde pourraient sans inconvénient se servir de la livre de leur pays, quelle qu'elle fût, pourvu que, au lieu de la diviser, comme on l'a fait jusqu'ici, en fractions arbitraires, on se déterminât par 37. Cf G. Sarton, Isis, 23 (1935), 194. 38. Ibid., 193. 39. J. Fayet, La Révolution française et la science, Paris, 1960, 460; G. Sarton, Isis, 23 (1935), 195-196. 40. Cf Ch. Bossu!, Encyclopédie mathématique, t. l, Paris, 1783, 485.

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une convention générale, à la diviser en dixièmes, en centièmes, en millièmes ... "41. N'est-ce pas, au style près, et à deux siècles de distance, la même idée que Stevin avait présentée dès 1585. Aussi n'est-il pas étonnant que, quelques années plus tard, le 27 octobre 1790, Condorcet, rapportant au nom de la première Commission désignée par l'Académie pour préparer la réforme des poids des mesures, ait annoncé : "Nous conclurons que l'échelle décimale doit servir de base à toutes les divisions et que même le succès de l'opération générale sur les poids et mesures tient en grande partie à cette échelle "42 . Ainsi, après une période de deux siècles où elle avait été presque totalement délaissée, l'idée si féconde de Stevin allait-elle, associée il est vrai au concept d'unité universelle et naturelle, élaboré au xvne siècle, contribuer efficacement à la création d'un système de mesures dont la logique et la simplicité permettaient enfin à la métrologie occidentale d'accéder au niveau de cohérence que les Babyloniens avaient su atteindre quatre millénaires plus tôt.

41. Lavoisier, Oeuvres complètes, t. r, 253. 42. Hist. Ac. Roy. des Sc. 1788, (1791), Hist., 1-6. Le Dr Sam Owen Jansson, ancien conservateur de la bibliothèque du Musée Nordique de Stockholm, m'a aimablement communiqué d'intéressantes précisions concernant G. Stiernhielm, homme de lettres, philosophe, mathématicien et administrateur suédois qui s'efforça d'introduire une nouvelle terminologie mathématique suédoise inspirée de Stevin et qui, entre 1658 et 1665, tenta d'introduire en Suède un système métrologique décimal complet utilisant, en particulier, des unités de capacité cubiques. En dehors de l'article cité note 23, !'oeuvre de Stiernhielm a été l'objet de deux autres études en suédois, l'une de S. Lindroth, Svensk liirdomshistoria, vol. 2, Stockholm, 1975, 476-480, l'autre de S.O. Janssen, Georg Stiernhielm och de kubiska m!ilkiirlen (G. Stiernhielll], et les unités de mesure de capacité cubiques), Fataburen 1950, Nordiska Museets och Skansens Arsbok, 109-118.

LA RENAISS ANCE ET LE RENOUVEAU MATHÉMATIQUE DU XVIIe SIÈCLE

L'étude de l'influence de la Renaissance sur l'oeuvre de Leibniz dans les différents domaines de la science relève d'une question plus générale qui a suscité, au cours de ces dernières années, nombre de discussions animées et de polémiques parfois très vives 1. Cette question, d'une actualité toujours brûlante, concerne les origines de la science dite moderne et, plus précisément, les rapports de la science du xvne siècle avec les divers courants de pensée du siècle précédent. Sans vouloir envisager ici ce problème dans toute sa généralité et sa complexité, il paraît utile de le situer rapidement avant d'examin er plus en détail un exemple à la fois particulier et privilégié, celui des mathématiques, afin de tenter de répondre à deux questions essentielles. Le premier point sera de voir si l'évolutio n des mathématiques au xvne siècle marque une véritable "révoluti on" d'ordre méthodologique et technique ou si elle se situe dans le prolongement direct des efforts accomplis dans la période précédente, celle de la Renaissance. La seconde question portera sur la nature des principaux facteurs du développement des différentes branches des mathématiques et sur l'importa nce relative des éléments de progrès purement internes et de facteurs externes très divers, socio-économiques ou techniques, philosophiques ou 1. Les divers points de vue en présence se trouvent présentés dans de nombreuses études relativement récentes, et souvent collectives, dont en particulier : P. Rossi, Francesco Bacone: dalla magia alla scienza, Bari, 1957; M. Clagett (ed.), Critical Problems in the History of Science, Madison, 1959; P. Rossi, Clavis Universalis: arti mnemotechniche e logica combinator ia da Lullo a Leibniz, Napoli, 1960; A. Koyré (éd.), La science au seizième siècle, Paris, 1960; T. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, Chicago, 1962; A.C. Crombie (ed.), Scientifc Change, London, 1963; F.A. Yates, Giordano Bruno and the Hermetic Tradition, London, 1964; A. Koyré, Etudes d'histoire de la pensée scientifique, Paris, 1966; I. Lakatos et A. Musgrave (eds), Criticism and the Growth of knowledge, Cambridge, 1970; M. Boas Hall (ed.), Nature and Nature's Law. Documents of the Scientific Revolution, New York, 1970; R.G. Colodny (ed.), Nature and Function of Scientifc Theories, Pittsburgh, 1970; P. Mathias (ed.), Science and Society: 1600-1900, Cambridge, 1972; A.G. Debus (ed.), Science, Medicine and Society in the Renaissance, New York, 1972, 2 vol.; A. Mc Lean, Humanism and the Rise of Science in Tudor England, London, 1972; M. Teich and R. Young (eds), Changing Perspectives in the History of Science, London, 1973 ; J.E. McGuire, " Newton and the Demonic Furies : Sorne Current Problems and Approaches in the History of Science", History of Science, XI (1973), 21-41 ; M.L. Righini-Bonelli and W.R. Shea (eds), Reason, Experiment and Mysticism in the Scientific Revolution, New York, 1975; T. Kuhn, The Essential Tension, Chicago, 1977; A. Debus, The Chemical Philosophy : Paracelsian Science and Medicine in the Sixteenth and Seventeenth Centuries, New York, 1977, 2 vol.; A. Debus, Man and Nature in the Renaissance, Cambridge, 1978.

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idéologiques; elle concerne en particulier, mais sur l'exemple prec1s des mathématiques, le rôle de l'hermétisme dans la naissance de la science moderne. Jusqu'à une période récente, l'histoire des sciences n'était cultivée, en dehors de quelques rares professionnels, que par certains scientifiques soucieux de comprendre l'évolution de leur discipline et par des philosophes des sciences, désireux avant tout de situer l'évolution de la pensée scientifique dans le cadre plus général de l'histoire de la philosophie. L'effort entrepris par Alexandre Koyré et par les représentants de l'école d'histoire des idées pour replacer l'essor de la science dans la perspective d'ensemble de l'histoire de la pensée humaine, envisagée à la fois sous ses aspects divers : philosophique, religieux et scientifique, restait encore limité et mal connu. Ainsi, l'histoire de la science était-elle considérée le plus souvent d'une façon quelque peu schématique, comme celle du noble combat de la raison humaine contre le dogme et la superstition. Rien n'illustre mieux cette conception que ces quelques phrases écrites en 1936 par George Sarton2 et reprises sur le mode ironique par J. Ravetz dans un article plus récent intitulé " Tragedy in the History of Science "3 .

Definition. Science is systematized positive knowledge, or what has been taken as such at different ages and in different places. Theorem. The acquisition and systematization of positive knowledge are the only human activities which are truly cumulative and progressive. Corollary. The history of science is the only history which can illustrate the progress of mankind. In fact, progress has no definite and unquestionable meaning in other fields than the field of science. Certes, il est facile d'ironiser sur le caractère à la fois naïf et dogmatique de telles affirmations qui, sorties de leur contexte, définissent une ligne de recherche simpliste qu'en fait G. Sarton, esprit profondément humaniste, est loin d'avoir suivie. Mais aujourd'hui le danger n'est plus là. S'il reste quelques scientifiques qui, comme Nicolas Bourbaki, s'efforcent encore, avec succès d'ailleurs, de retracer une histoire interne de leur discipline4, la plupart des historiens des sciences sont pleinement conscients de la nécessité de replacer l'histoire de la pensée scientifique dans le contexte très général d'une histoire d'ensemble de la pensée et de la civilisation humaines. Ces historiens se trouvent d'ailleurs entraînés dans ce mouvement par le nombre sans cesse croissant de spécialistes de disciplines nouvelles qui, autour d'eux, s'intéressent aux aspects extérieurs de l'histoire de la science. A côté des historiens de la philosophie, des histo2. G. Sarton, The Study of the History of Science, Cambridge, Mass., 1936, 5. 3. M. Teich and R. Young (eds), Changing Perspectives in the History of Science, London, 1973, 204-222. 4. N. Bourbaki, Eléments d'histoire des mathématiques, Paris, 1960; 2e éd., 1969.

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riens des idées et des méthodologistes avec lesquels, depuis longtemps, ils cohabitent et collaborent très utilement, les historiens des sciences voient en effet leur propre territoire, leurs terrains d'études privilégiés, cernés et grignotés par des représentants de ces nouvelles disciplines qui connaissent un rapide essor et une vogue grandissante dans la plupart des pays : épistémologie, psychologie de la créativité et de la découverte scientifiques, sociologie de la science, politique de la science, organisation et institutionnalisation de la science, science de la science, etc. Sans contester l'intérêt de ces diverses approches qui peuvent ouvrir de nouvelles perspectives, introduire des éclairages inédits et fournir de précieuses suggestions, il ne faut jamais oublier que le sujet principal de l'histoire de la science, que son intérêt primordial, consistent dans la science elle-même, dans son contenu théorique et concret et dans l'évolution de sa substance si ardemment vivante. Aussi importantes qu'elles puissent être, toutes les autres considérations ne peuvent être mises au premier rang, quelles que soient la fougue et l'outrance mises parfois à les privilégier. Aussi doit-on rejeter l'idée d'une quelconque équivalence entre les niveaux de rationalité atteints par les différents types successifs d'explication apparus tout au long de l'histoire de la science. Si, dans certains domaines, la pensée magique a effectivement précédé la pensée scientifique rationnelle et préparé son éclosion, elle ne peut être décrite et appréciée sur le même plan et avec les mêmes critères que celle-ci. Il serait extrêmement dangereux que la vogue actuelle de l'irrationnel, souvent encouragée par la complaisance et l'anticonformisme militant de certains milieux intellectuels, en arrive à obscurcir la signification profonde de la pensée scientifique, sa vertu créatrice et progressiste. Certes l'histoire des sciences doit être considérée dans une perspective évolutive, largement ouverte au renouvellement permanent de l'ensemble des sciences humaines, mais elle doit en même temps manifester une attitude critique particulièrement vigilante à l'égard de la résurgence des anciennes superstitions5 . De fait une prise en considération prudente de certaines orientations originales de la recherche historique contemporaine doit conduire à l'élaboration d'une histoire de la science plus riche, plus variée et plus concrète; mais les interprétations nouvelles ainsi suggérées n'auront de signification véritable que si elles reposent sur une recherche documentaire préalable, aussi précise, rigoureuse et exigeante que celle qui était requise par la méthode historique classique6.

5. Voir en particulier l'étude de Paolo Rossi, "Hermeticism , Rationality and The Scientific Revolution ", M.L. Righini-Bonelli and W.R. Shea (eds), Reason, Experiment and Mysticism in the Scientific Revolution, New York, 1975, 272: "A recognition of the trouble waters of the origins of modern science, an awareness that the birth of scientific learning is not quite as aseptic as the men of the Enlightenment and the positivists naively assumed does not imply either a denial of the existence of scientific knowledge, or a surrender to primitivism and the cuit of magic". 6. Tel est le cas, il faut le dire, de bon nombre de ces recherches nouvelles, en particulier les études de A.G. Debus sur les courants divers qui marquent les origines de la chimie moderne.

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Après ces quelques remarques d'ordre très général, le survol rapide qui est entrepris à la suite de l'évolution des différentes branches des mathématiques au tournant du xvne siècle doit permettre d'apprécier dans quelle mesure le concept de révolution scientifique, introduit en d'autres secteurs de la science, peut s'étendre à ce vaste domaine 7 et de rechercher les traces de l'influence de la Renaissance dans la genèse de la mathématique moderne et, en particulier, celles de la magie naturelle ou de l'hermétisme. Au cours de la Renaissance, le domaine des mathématiques a été animé par différents courants d'origines diverses qui se sont développés le plus souvent dans des groupes sociologiques distincts : courant classique et traditionnel qui, dans les universités, prolonge la tradition médiévale de l'enseignement mathématique, redécouverte progressive par les humanistes des oeuvres classiques del' Antiquité ; spéculations arithmologiques liées au renouveau des idées néoplatoniciennes et néo-pythagoriciennes ; développement des mathématiques financières et des procédés de calcul arithmétique et algébrique ; essor des mathématiques pour ingénieurs et artistes avec la naissance ou le perfectionnement de techniques diverses comme la perspective ; enfin, effort original de penseurs comme Nicolas de Cues et Leonardo da Vinci qui anticipent sur certains développements ultérieurs. Sans que l'on puisse, du fait de sa variété et de sa complexité, y esquisser une description d'ensemble du développement des mathématiques, le xvnc siècle verra ces différents courants converger partiellement pour conduire à des résultats d'une extrême importance qui marquent des étapes décisives dans l'évolution de la pensée mathématique et conditionnent l'essor ultérieur de l'ensemble des sciences exactes. Les mathématiques pratiques tout d'abord. La Renaissance avait assisté au triomphe définitif et à la diffusion de l'arithmétique décimale de position d'origine indo-arabe et des procédés opératoires associés, enfin à l'introduction par Stevin, en 1585, des fractions décimales. Sur un plan plus théorique, le xvre siècle avait vu le rapide progrès du symbolisme algébrique, avec l'école allemande de Rudolff et Stifel, et l'extension des possibilités de l'algèbre par la résolution des équations générales des 3e et 4e degrés, à l'aide de l'intervention

implicite des nombres imaginaires, avec l'école italienne de Tartaglia, Cardan, Ferrari et Bombelli. Tout en affirmant que " l'influence des facteurs extérieurs parfois invoquée par les historiens est parfaitement illusoire '', Alexandre Koyré, dans une courte introduction à une étude sur les sciences exactes de la 7. Cette question a été étudiée au cours d'un colloque sur "La Révolution scientifique du XVIIe siècle et les sciences mathématiques et physiques", organisé à Prague en septembre 1967, sous la responsabilité de J. Smolka, et tout particulièrement, dans les interventions suivantes : A.P. Youschkevitch, "Sur la révolution en mathématiques des temps modernes", Acta historiae rerum naturalium necnon technicarum, Special issue 4, Prague (1968), 5-33; J.O. Fleckenstein, Commentaire au rapport de M.A.P. Youschkevitch. .. , Ibid., 51-54.

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Renaissance 8, reconnaît l'intervention de tels facteurs dans le progrès des " connaissances mathématiques élémentaires " et admet implicitement un glissement très net des applications pratiques vers la théorie. A Stevin, à Viète et aux algébristes du xvne siècle, Descartes en premier lieu, il ne restera qu'à systématiser cet ensemble et à réaliser une nouvelle étape vers l'abstraction, étape marquée par l'adoption de notations commodes, issues de celles qui avaient été élaborées au xrvc siècle par Nicole Oresme et au xve par le médecin lyonnais Nicolas Chuquet. S'il y a eu révolution dans le domaine de l'arithmétique élémentaire et de l'algèbre, celle-ci s'est donc située plutôt au xvrc siècle qu'au xvnc, mais il est préférable de parler d'une évolution dont les principaux effets s'étenden t sur l'espace d'un siècle entre 1540 et 1640. A côté de ces progrès dans la conception de l'algèbre, les méthodes et la structure de l'algèbre, se situent deux autres innovations qui dépassent largement le cadre de la mathématique élémentaire. Tout d'abord, l'indispensable refonte de la technique des calculs nécessitée par l'essor de la navigation et de l'astronomie se trouve réalisée grâce à l'introduction des logarithmes par Neper et Bürgi dans les années 16109 , mais ce précieux instrument pratique se révéla également comme un exemple privilégié et un auxiliaire irremplaçable dans divers domaines de l'analyse développés au cours des années suivantes: séries, fractions continues, intégrale définie, etc. Plus importante encore fut la création par Descartes, en 1637, et par Fermat de l'application de l'algèbre à la géométrie, notre géométrie analytique élémentaire actuelle. Il est à noter que cette création ne se situe que très indirectement dans la ligne des idées anciennes d'Apollonius et d'Oresme qui semblaient la préparer, mais résulte surtout de la volonté explicite d'imagine r un nouveau calcul, fondement d'une mathématique universelle, apte en particulier à embrasser l'étude d'ensemble des phénomènes de la nature. En introduisant par le biais de la représentation graphique la notion si importante de fonction, qui est à la base de l'analyse mathématique et de toute étude quantitative des processus naturels, la fondation et le rapide essor de la géométrie analytique marquent l'un des aspects majeurs du renouveau des mathématiques au XVII° siècle. Dans une communication précédemment citée 10, A.P. Youschkevitch rappelle que, dans sa Dialectique de la nature, F. Engels a clairement marqué l'importance de cet apport de Descarte s: "Le tournant dans les mathématiques, affirme-t-il en effet, a été la quantité variable cartésienne. Grâce à cela, le mouvement et la dialectique ont fait leur entrée dans les mathématiques et, grâce à cela, le calcul intégral est devenu d'une nécessité urgente ". Certes, les notions de quantité variable et de fonction se trouvaient déjà sous-jacentes 8. A. Koyré, dans R. Taton (éd.), Histoire générale des sciences, t. Il, ze éd., Paris, 1968, 11. 9. Il faudrait éYoquer également pour être plus complet le rapide développement de la trigonométrie, branche de la science à laquelle le calcul logarithmique assura un renouveau d'efficacité. 10. Cf l'article de A.P. Youschkevitch cité à la note 7. La citation d'Engels est aux p. 21-22.

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dans les essais antérieurs d'étude quantitative des phénomènes physiques et dans certaines spéculations d'auteurs des XIVe et xve siècles, mais c'est par l'intermédiaire de la géométrie analytique qu'elles s'introduisent ouvertement et avec une efficacité croissante dans l'ensemble des mathématiques pures et appliquées, avant de trouver une première définition claire et relativement rigoureuse à la fin du XVIIe siècle avec Leibniz et Jean Bernoulli. Le fait que cet approfondissement de la notion de fonction soit !'oeuvre de deux des artisans de l'algorithmisation du calcul infinitésimal amène tout naturellement à réfléchir sur la genèse de ce dernier calcul. L'emploi des méthodes infinitésimales - en particulier la détermination de certaines aires, volumes et centres de gravité par un procédé que le XVIIe siècle désignera sous le nom de méthode d'exhaustion - avait été introduit par Archimède dès le me siècle avant notre ère. Après une longue période d'oubli qui ne fut guère coupée au Moyen Age que par quelques contributions de mathématiciens arabes, le recours aux procédés infinitésimaux se manifeste à nouveau à partir de la fin du XVIe siècle (après la publication, en 1544, de l'édition princeps gréco-latine d'Archimède). Les travaux de Luca Valerio (1604) sur les centres de gravité, certains développements de Kepler et de Galilée sont les signes avant coureurs de cette renaissance, qui se manifeste véritablement en 1635 par la création par Cavalieri du calcul des indivisibles, nouveau domaine exploré et exploité par Grégoire de Saint-Vincent, Roberval, Torricelli, Pascal, Wallis, Gregory, Huygens, Sluse, etc. Mais cet effort trouvera sa véritable consécration dans la création des algorithmes du calcul infinitésimal moderne par Leibniz et Newton dans le dernier quart du XVII° siècle, création qui associe d'ailleurs aux principes de calcul intégral sous-jacents aux problèmes d'indivisibles traités depuis Cavalieri, les principes de calcul différentiel liés aux questions de construction de tangentes, de détermination de vitesses, etc., étudiées depuis Galilée et Descartes. L'incomparable puissance de ce nouvel outil devait se révéler dès la fin du XVIIe siècle, et surtout tout au long du xvme, par la résolution de problèmes de plus en plus divers et difficiles, grâce au progrès de la théorie des équations différentielles, à l'introduction des équations aux dérivées partielles, à la création du calcul des variations, etc. Ainsi, l'espoir proclamé un demi-siècle plus tôt par Galilée affirmant que la nature est écrite en langage mathéma-

tique commençait-il à se concrétiser véritablement à la fin du XVII' siècle. Associé à l'explication de la notion de fonction et à l'essor de la géométrie analytique, le nouveau calcul permettait pour la première fois d'envisager l'analyse mathématique des processus continus, d'aborder ainsi l'étude théorique des phénomènes naturels les plus simples : dynamique du point, mécanique céleste, etc., et d'envisager l'extension continue de la mathématisation dans le domaine des sciences physiques. Ici donc, deux tournants majeurs sont à signaler, celui des années 1630 et celui des années 1680 ; les points essentiels à noter étant l'introduction de la notion de fonction, l'étude parallèle des processus infinitésimaux différentiels et intégraux et la découverte d'algorithmes

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simples et puissants, fondements du rêve leibnizien d'une symbolique universelle. Quant aux principaux facteurs du progrès, si l'on ne peut nier l'intervention de questions techniques et surtout de problèmes liés au développement des sciences physiques, du moins le moteur essentiel est-il intérieur au domaine des mathématiques. Liée à l'algèbre élémentaire par une source commune, l'Arithmétique de Diophante, la théorie des nombres est également une création authentique du xvne siècle. Le responsable de cette élaboration, qui ne se développera guère qu'au siècle suivant dans l'oeuvre d'Euler et de Lagrange, est le mathématicien toulousain Pierre Fermat. Ce dernier, il faut le préciser, se réfère uniquement aux textes de Diophante et à l'oeuvre d'Archimède et non pas aux spéculations arithmologiques néoplatoniciennes qui avaient connu une grande vogue au xvre siècle et inspiraient encore au début du xvn° certaines rêveries cosmologiques de Kepler. Un autre domaine nouveau de la science, le calcul des probabilités, commence à se développer à partir de l'année 1654 où Pascal et Fermat échangent une correspondance restée célèbre sur certains problèmes de jeu. P. Rossi et E. Coumet 11 ont montré que ce nouveau calcul a des origines très complexes, liées à la fois à l'étude de la théorie des jeux de hasard, à des questions d'ordre juridique ou théologique, à la tradition de la Cabale et de l'hermétisme, etc. L'oeuvre et la correspondance du P. Marin Mersenne contiennent de nombreuses allusions à des problèmes de ce genre où une analyse combinatoire élémentaire se trouve associée à des préoccupations d'ordre très divers. Aussi est-ce peut-être dans cet unique domaine des mathématiques, celui de la combinatoire et du calcul des probabilités, que la tradition hermétique s'est manifestée avec une certaine efficacité. La dénomination d'" hexagramme mystique " donnée par Pascal à son célèbre hexagone et diverses considérations liées à son emploi montrent que l'auteur des Pensées avait une connaissance assez précise du vocabulaire et d'une partie des idées de l'occultisme. Mais ce n'est là qu'une incidence mineure sil' on songe à la diversité et à l'importance des progrès réalisés au xvnc siècle dans les divers domaines des mathématiques. Dans le vaste secteur de la géométrie, l'effort essentiel se situe dans la redécouverte progressive des sources grecques, et tout spécialement des oeuvres fondamentales d'Euclide, Apollonius et Pappus. L'admiration portée à ces textes, à leur richesse, à leur élégance et leur rigueur, est telle que le principal souci des géomètres des xvre et xvne siècles est d'en retrouver toute la substance. Cependant, la géométrie pratique continue à se développer pour satisfaire aux besoins des ingénieurs et des artistes. L'Italie du Quattrocento avait vu naître une perspective théorique qui avait connu de rapides progrès de L.B. 11. P. Rossi, Clavis Universalis: arti mnemotechniche e logica combinatoria da Lullo a Leibniz, Napoli, 1960; E. Coume!, Mersenne, Frénicle et l'élaboration de l'analyse combinatoire dans la première moitié du XVII' siècle, thèse ronéotypée, Paris, 1968.

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Alberti à Leonardo da Vinci, A. Durer et Stevin. Mais cette discipline ne deviendra une branche de la science théorique qu'en 1639, lorsque G. Desargues fondera la géométrie projective par une audacieuse synthèse de concepts tirés de la géométrie classique et d'idées issues des procédés graphiques des praticiens. Création sans lendemain d'ailleurs, car, après avoir été cultivée par Blaise Pascal, Philippe de La Hire et Leibniz lui-même 12, la géométrie projective connaîtra une période d'oubli presque complet, avant d'être redécouverte en 1820 par Jean-Victor Poncelet. L'essor rapide de la géométrie analytique et du calcul des indivisibles est certainement la raison essentielle de la défaveur relative que connut cette création originale du XVIIe siècle. Que conclure de ce trop rapide survol de l'évolution des principales branches des mathématiques à la fin du xvre siècle et tout au long du XVIIe? Un premier point, tout d'abord. Cet essor des mathématiques apparaît en fait très complexe. Deux tournants principaux apparaissent : celui des années 1630 avec la systématisation de l'algèbre élémentaire, la création de la géométrie analytique, de la géométrie projective, du calcul des indivisibles, et celui des années 1680 avec l'algorithmisation du calcul infinitésimal. Mais, autour de ces deux moments forts, se situent nombre d'autres poussées de moindre ampleur et un effort continu d'élaboration d'idées antérieures dont beaucoup sont issues de la période de la Renaissance. On ne peut donc parler d'une véritable révolution méthodologique, à moins d'étendre sa période, sinon au XVIIe siècle tout entier, du moins à ses deux derniers tiers. Encore semble-t-il préférable de se borner à considérer le XVIIe siècle comme une période d'intense renouvellement et de rapide développement, où le champ des mathématiques s'étend peu à peu à l'étude des processus continus, permettant ainsi d'aborder l'analyse mathématique des phénomènes physiques, la recherche des "principes mathématiques de la philosophie naturelle", suivant l'expression si heureuse de Newton. Quant aux causes profondes de ce renouvellement de la pensée mathématique, certains auteurs, dont D.T. Whiteside, considèrent qu'elles sont intérieures au domaine propre des mathématiques car " by the 17111 century mathematical structures had become too systematised and too remote from any possible physical origins to allow any further incursion of concepts from without " 13 . Quant àA.P. Youschkevitch qui critique ce point de vue, il pense au contraire que " au XVIIe siècle, le processus de la connaissance du monde physique avait lieu tant dans la formation des structures mathématiques, correspondant à l'ensemble des sciences physiques, nouvellement créé, que dans celle des structures de ces 12. Cf R. Taton, "Les origines de la géométrie projective", Actes du 2e Symposium international d'Histoire des sciences (Pise-Vinci 16-18 juin 1958), Firenze, 1960, 248-255; Ibid., " L'initiation de Leibniz à la géométrie (1672-1676) ", Studia Leibnitiana, Supplementa, vol. XVII, Wiesbaden (1978), 103-129. 13. D.T. Whiteside, "Pattern of Mathematical Thought in the later Seventeenth Century ", Archive for History of exact Sciences, vol. 1 (1961), 179-388; ici, p. 180.

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sciences physiques, sur des bases empirique et mathématique, avant tout de la mécanique rationnelle des mouvements terrestres et célestes. Au cours de l'interaction entre la mathématique et les autres sciences du xvne siècle ... les représentations physiques étaient traitées en concepts mathématiques ou bien stimulaient leur formation, tandis que la mathématique contribuait à expliquer et à formuler les principales notions physiques " 14 . Ces interférences, évidentes à nos yeux, entre le développement des mathématiques et celui des sciences physiques sont d'autant plus faciles à comprendre qu'au xvne siècle les géomètres étaient aussi, le plus souvent, mécaniciens, astronomes, physiciens et philosophes. Plutôt que de tenter de reconstruire une mathématique abstraite, au développement purement interne, il semble plus conforme à la complexité de l'évolution historique réelle d'envisager" un profond fusionnement de la pensée physique, mathématique, technique et philosophique"15 et de rechercher les motivations du progrès dans une synthèse féconde entre les facteurs internes de développement et des éléments très divers extérieurs au champ propre de la mathématique. Si l'hermétisme, si florissant au cours de la Renaissance, est bien l'un de ces éléments, il apparaît n'avoir eu sur le développement des mathématiques - à l'exception de la combinatoire et du calcul des probabilités - qu'une influence plus réduite que le contexte philosophique général, l'évolution parallèle des autres sciences ou la pression des techniques. Mais, rappelons-le, cette enquête ne porte que sur un domaine scientifique très particulier et ses conclusions ne peuvent donc s'étendre aux autres secteurs de la science et de la connaissance où l'influence des idées de la Renaissance se manifeste souvent d'une manière plus marquée et plus durable 16 .

14. A.P. Youschkevitch, op. cit. (note 7), 6. 15. Ibid., 17. 16. Voir aussi les travaux du Symposium de la Leibniz-Gesellschaft (Hannover, 14-15 novembre 1975) sur Magia Naturalis und die Entstehung der modernen Naturwissenschaften (Stadia Leibnitiana, Sonderheft 7), Wiesbaden, 1978, 180 p.

QUELQUES REMARQUES SUR LA PÉRIODISATION EN HISTOIRE DES SCIENCES ET SUR LE CONCEPT DE XVIIe SIÈCLE

Dans le cadre de cette discussion concernant essentiellement le problème de la périodisation en histoire de la philosophie et son application à la définition du concept de xvne siècle, il n'est peut-être pas hors de propos de présenter quelques réflexions d'ordre concret sur une expérience de périodisation dans un domaine voisin, celui de l'histoire des sciences. Ce problème s'est posé impérieusement à moi il y a une vingtaine d'années lorsque, à la suggestion de Gaston Bachelard, j'ai entrepris la préparation d'une Histoire générale des sciences, conçue comme une vaste entreprise collective. Or, la mise en forme d'un ouvrage de ce genre est soumise à certaines contraintes d'ordre pratique qu'il est impossible d'éluder: indépendance partielle des différents volumes, structure linéaire du plan de chacun d'eux, etc. La nature du sujet d'ensemble, l'évolution des conceptions relatives à la science et à la pensée scientifique dans le cadre des différentes civilisations et des époques successives imposaient une première division de nature chronologique correspondant aux thèmes des quatre volumes prévus. Le premier volume, consacré à l'étude du développement de la science dans les principales civilisations del' Antiquité et du Moyen Age, ne posait aucun problème délicat de périodisation, chacune de ces civilisations étant étudiée de façon autonome sans intervention de coupures jouant un rôle essentiel - à l'exception toutefois de la science gréco-latine, divisée en science hellène et en science hellénistique et romaine. Les seules difficultés concernaient, d'une part, la mise en évidence et l'analyse des rapports éventuels entre les sciences de ces différentes civilisations, et, d'autre part, premier problème fondamental de périodisation, le choix d'une date approximative correspondant au passage de la science du Moyen Age occidental à celle de la Renaissance. Cette dernière difficulté est d'ailleurs directement liée aux autres problèmes de périodisation posés par les nécessaires coupures chronologiques à établir entre les trois autres volumes de cette série - et éventuellement à l'intérieur de certains d'entre eux - consacrés pour l'essentiel au développement de la science moderne née en Europe occidentale et à l'essor de la science contemporaine, devenue pratiquement universelle, qui en est l'héritière et la continuatrice directe.

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Comme le note G. Beaujouan dans l'introduction de son chapitre sur "La science dans l'Occident médiéval chrétien" qui termine le tome r, intitulé La science antique et médiévale, la notion de Moyen Age, considérée sur le plan du progrès scientifique, " apparaît assez vide de sens " et recouvre grosso modo " quatre périodes fort différentes" : V"-xe siècles, x1e-xne siècles, xme siècle et début du xrve, 1350-1450 environ, qui correspondent à des phases successives marquées par des conditions générales très différentes. Certes, il ne s'agit pas là de coupures brutales comme pourrait le suggérer le schématisme des dates retenues, mais de changements profonds et progressifs, dont la nature et l'importance varient d'ailleurs suivant les régions ou les pays considérés. De ce fait, le choix de la date désignée pour marquer la fin de cette période du " Moyen Age " ne pouvait résulter que d'une entente avec Alexandre Koyré qui avait accepté de dresser un tableau d'ensemble de l'évolution des sciences exactes au cours de la période suivante et avec le D' Paul Delaunay qui avait la responsabilité pour cette même période d'une présentation d'ensemble et de l'étude du développement des sciences de la nature et des sciences de la Terre. Le choix de la date finale de cette seconde période de l'évolution de la science occidentale, fixée approximativement à 1600, résulte de discussions analogues menées avec les principaux auteurs responsables de la période suivante, en particulier Robert Lenoble -j'y reviendrai d'ailleurs. Quant au nom assez banal de "Renaissance" que nous avons adopté, après beaucoup d'autres auteurs et faute d'en avoir trouvé de meilleur, son choix avait surtout à nos yeux une justification de commodité. Peut-être n'est-il pas inutile de citer ici la brève présentation collective qui suit le titre de cette partie consacrée à " La Renaissance" : " Comme toutes les coupures chronologiques, celles que nous introduisons pour limiter cette première partie présentent un caractère partiellement artificiel. Le terme même de Renaissance peut en effet prêter à confusion - et à critique. Quant aux limites de cette période, elles n'ont de toute évidence qu'un sens très relatif. Cependant il est indéniable que les trois demi-siècles qui séparent les scolastiques du début du xve siècle des premiers représentants authentiques de la science du xvne siècle, Viète, Gilbert, Galilée, Kepler, Bacon et Harvey, constituent une étape féconde et indispensable dans l'élaboration de la science

moderne. Certes, le terme de Renaissance ne doit pas être pris dans un sens trop absolu. L'accent qu'il fait porter sur le triomphe de l'humanisme, sur le rôle de l'imprimerie, sur la reconquête des sources antiques et, enfin, sur l'étude plus directe de la Nature ne doit pas faire oublier les autres sources de progrès ou de stagnation, l'immense retentissement des grandes découvertes, l'essor vivace des pseudo-sciences, la richesse et la confusion du legs médiéval, les préoccupations techniques et les conséquences, fécondes ou malheureuses, de la Réforme. Ces réserves faites, cette période apparaît à la fois riche et captivante, dans sa production exubérante qui mêle les innovations les plus fécondes aux développements les plus irrationnels. La Renaissance est d'ail-

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leurs encore une période d'encyclopédisme. Aussi les divisions que nous avons dû introduire entre les différentes sciences n'ont-elles, le plus souvent, comme principale justification que de faciliter l'exposé en extrayant, d'une réalité souvent confuse, les grandes lignes du progrès " (Histoire Générale des Sciences, t. II, 2e éd., Paris, 1966, 1). La dernière phrase de cette citation manifeste une réserve et une prudence très nettes à l'égard des excès d'une périodisation trop brutale et trop précise, réserve et prudence que l'on retrouve dans l'introduction de la partie suivante. Cette introduction, intitulée "La révolution scientifique du xvne siècle", est due à Robert Lenoble qui en discuta les termes et le fond avec les principaux auteurs de cette partie, ainsi qu'avec Alexandre Koyré et avec moi-même. Le paragraphe de conclusion montre bien que les limites chronologiques de ce xvne siècle ne peuvent être fixées que d'une façon très générale et que le concept de "révolution scientifique " doit être lui-même très nuancé et, de toute façon, réservé aux seules sciences exactes : " Parler sans nuances de l'esprit et des méthodes scientifiques du XVII 0 siècle serait en méconnaître l'étonnante diversité et le progrès continu. Le siècle a commencé par l'espérance baconienne et de De magnete de Gilbert, auquel va faire écho Bacon luimême dans un développement encore tout imprégné de la physique des formes. De toute nécessité, il fallait créer un cadre où loger, pour les rendre compréhensibles, des observations encore sporadiques. Entre le cabinet de physique, qui garde le caractère improvisé de l'érudition du XVIe siècle et le laboratoire, comme entre le De magnete et les Principia newtoniens de 1687, s'intercalent la construction galiléenne et l'a priori cartésien, sans quoi rien n'aurait été possible. Descartes a tenté une oeuvre grandiose mais trop optimiste, et là encore l'évolution est saisissante entre la Dioptrique de 1637, avec cette lumière qui est" un bâton", c'est-à-dire une droite géométrique selon l'idéal du monde-épure, et l'Opticks de 1704, où le savant progresse pas à pas à force d'observations et d'expériences. Mais observations et expériences s'organisent désormais - et d'abord dans les Principia - autour de " définitions " dont les contours rigides et nets témoignent que l'apport nouveau, ce platonisme mathématique conçu à Florence ou dans les résidences itinérantes de Hollande, ne sera plus jamais oublié. Plus discrètement, une semblable évolution se retrouve en biologie, entre l'encyclopédie d' Aldrovandi et les traités de John Ray. Les sciences concrètes, encouragées et guidées par les progrès de la physique, se mettent à parler un langage positif. La voie a été trouvée, le reste n'est plus qu'affaire de temps et de maturité" (Histoire Générale des Sciences, t. II, 2e éd., Paris, 1966, 215-216). Me limitant ici à ce xvne siècle, centre chronologique de notre débat, je voudrais maintenant revenir sur quelques personnages et quelques événements majeurs qui marquent cette période dans le domaine des sciences exactes et suggérer, à titre d'hypothèse de travail, une autre périodisation possible à l'intérieur de ce cadre.

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J'envisagerai tout d'abord le domaine de la cosmologie et de l'astronomie où la publication, en 1543, du De Revolutionibus de Copernic n'entraîna en fait de répercussions décisives qu'à partir de la fin du XVIe siècle, marquée par l'activité de trois personnalités de valeur exceptionnelle, Tycho Brahé, Kepler et Galilée, qui vont renouveler entièrement le panorama de l'astronomie et de la cosmologie. Décider si Tycho Brahé (1546-1601) appartient à la Renaissance ou au xvne siècle, est un point assez délicat. Mais je pense que c'est à juste titre que, dans !'Histoire générale des sciences, A Koyré le considère comme un homme de la Renaissance, de la période pré-moderne. D'une part, son astronomie est la dernière grande astronomie reposant sur des observations faites à l'oeil nu. Par ailleurs, il n'adopte pas pleinement l'héliocentrisme de Copernic, mais crée un système particulier où, autour de la Terre demeurant au centre du Monde, gravitent la Lune, le Soleil et la sphère des étoiles fixes, tandis que les planètes gravitent autour du Soleil. Il s'agit donc là d'une sorte de synthèse du système ancien et du système de Copernic, synthèse qui avait le mérite de rompre avec une partie de l'héritage traditionnel, en particulier avec le système des sphères solides, mais sans oser atteindre à l'audace copernicienne. Soulignons d'ailleurs en passant que ce système sera considéré comme le plus commode par beaucoup d'astronomes du xvnc siècle, option qui était moins déraisonnable qu'on ne l'affirme souvent car, les preuves véritables du copernicanisme n'ayant été réunies qu'au XIXe siècle, jusqu'à ce moment les différentes théories en présence n'étaient que des hypothèses plus ou moins vraisemblables. Dans son grand observatoire d'Uraniborg, puis à Prague, Tycho Brahé construit et utilise des instruments de mesure angulaire beaucoup plus précis que tous ses devanciers, instruments qui permettent d'atteindre une précision de l'ordre de la minute, compte non tenu de la réfraction, réunissant ainsi un ensemble d'observations beaucoup plus riche et plus précis que ce que l'on possédait jusqu'alors. Il ouvre ainsi la voie aux travaux de Kepler (1571-1630) qu'il eut la grande habileté de choisir comme successeur à Prague. Il trouvera en ce dernier la personne la mieux choisie pour poursuivre son oeuvre et l'exploiter. Car c'est à partir de l'oeuvre de Tycho Brahé, à partir des observations qu'il a accumulées, que Kepler va pouvoir réaliser son oeuvre si fondamentale. De 1596 jusqu'à sa mort, en 1630, Kepler va introduire dans le domaine de l'astronomie théorique une révolution capitale qui ouvre la voie à la mécanique céleste de Newton. Copernicien fervent dès sa jeunesse, Kepler utilise les observations de Tycho Brahé pour élaborer ses célèbres lois ; les deux premières, découvertes en 1605 et publiées dans I'Astronomia nova de 1609; la troisième, découverte en 1618 et publiée dans les Harmonices mundi de 1619. Ce sont les premières lois cinématiques qui permettent de décrire correctement les mouvements du système solaire et d'interpréter les déplacements des planètes. Sur le plan philosophique, sur le plan de la cosmologie, elles ruinent le mono-

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pole du mouvement circulaire uniforme en faisant appel à un mouvement elliptique non uniforme. Kepler étendit aussi son oeuvre vers d'autres voies. Dans le domaine de l'optique, très important pour l'astronomie, il publia un premier traité théorique en 1604 et, en 1611, lorsqu'il put constater les propriétés de la lunette de Galilée, il en élabora la théorie ainsi que celle d'autres instruments d'optique. Cet important progrès théorique permettra, au cours du XVII° siècle, d'apporter d'intéressantes innovations dans le domaine de la fabrication et de l'amélioration des instruments d'optique. Troisième point important de !'oeuvre astronomique de Kepler: l'établissement des tables rudolphines, nommées ainsi en hommage à Rudolph II qui avait été son protecteur à Prague, tables sur lesquelles il travailla pendant de longues années et qu'il publia à Ulm en 1627. Ces tables étaient beaucoup plus précises que celles qui existaient auparavant, puisqu'elles étaient fondées à la fois sur les observations de Tycho, sur le système copernicien et sur les lois du mouvement planétaire de Kepler. Elles eurent de ce fait une très grande influence sur le développement ultérieur de l'astronomie, car elles ne furent remplacées que dans la seconde partie du xvne siècle par les nouvelles tables élaborées à Paris et en Angleterre. Troisième grand personnage de cette époque, Galilée (1564-1642), que je n'évoquerai qu'en quelques mots. Dès 1697, il affirme ses idées coperniciennes, tout en enseignant l'astronomie traditionnelle à Padoue. En 1604, il observe une nova qui lui démontre que les cieux ne sont pas immuables. En 1610, il publie le célèbre Sidereus Nuncius, où il développe les principales découvertes qu'il a faites grâce à la lunette, instrument nouveau qu'il a perfectionné et qu'il a appliqué à l'observation astronomique. Mais il faut dès maintenant préciser que pour Galilée, et pour ses successeurs immédiats jusque vers les années 1660, la lunette demeurera soit un instrument d'observation qualitative, soit un instrument de mesure de petits angles compris dans le champ de la lunette. Grâce à cet instrument, il découvre les satellites de Jupiter, observe leur mouvement, établit leurs tables. Il est aussi le premier à penser que l'observation de ces satellites doit permettre de résoudre le célèbre problème des longitudes, problème qui demeurera très important jusqu'à nos jours, non seulement pour son importance théorique : conduire à une meilleure description de notre globe, mais surtout pour son intérêt pratique: permettre d'améliorer les techniques de la navigation. Galilée avait pensé que ses observations des satellites de Jupiter lui permettraient de résoudre ce problème des longitudes, mais cette espérance était prématurée, car ses tables étaient trop incertaines, le repérage des satellites trop difficile, les lunettes et les instruments de mesure des temps trop imprécis. Cependant, il fit une active propagande pour cette " découverte " et obtint même des Etats-Généraux de Hollande un collier d'or pour la solution théorique qu'il avait obtenue. Le Sidereus Nuncius, dont E. Namer a publié récemment une traduction française quasi-intégrale, apportait par ailleurs un certain nombre d'observations nouvelles qui ruinaient la cosmologie traditionnelle. Sa diffusion est à l'origine de la première condam-

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nation de Copernic en 1616 ; à la suite de celle-ci, Galilée continuera malgré tout ses recherches astronomiques et publiera le Saggiatore en 1623 et, en 1632, le Dialogo que suivra la condamnation de 1633, puis les Discorsi de 1638. Il est certain que par cette partie cosmologique de son oeuvre ainsi que par sa découverte des premiers principes de la mécanique, Galilée a préparé l'oeuvre de Newton. Mais sur certains points, ses conceptions étaient en retard sur celles de son contemporain Kepler dont il ne semble avoir jamais admis les lois cinématiques du mouvement planétaire. Cette incompréhension entre deux génies comme Kepler et Galilée a un caractère dramatique et ne peut guère s'expliquer que par le fait que les découvertes les plus fondamentales de Kepler figuraient dans un fatras de considérations de tout genre. En tout cas elle révèle que les mentalités de ces deux hommes étaient profondément différentes et cette constatation nous montre que, lorsque l'on aborde des problèmes de périodisation, il faut songer parallèlement à l'évolution des mentalités. Sur ce plan, Tycho, Kepler et Galilée étaient foncièrement différents. Tycho était avant tout un observateur; s'il croyait à l'astrologie, il considérait aussi que les systèmes cosmologiques n'avaient pas une extrême importance et qu'il suffisait à l'astronome de bien observer et de faire de bonnes tables. La lecture des écrits de Kepler montre que des considérations de tous genres s'y succèdent pour résoudre les différentes difficultés rencontrées. Certes Kepler utilise le plus souvent des arguments d'ordre astronomique, mathématique ou physique, mais il recourt également volontiers à des spéculations philosophiques ou mystiques ; il apparaît ainsi tantôt comme un esprit rationaliste très moderne, tantôt comme un homme de la Renaissance encore imprégné de mysticisme néopythagoricien. Certes, tandis que, pour Kepler, la physique céleste et la physique terrestre relèvent des mêmes causes et des mêmes phénomènes, jamais Galilée n'affirme que les lois de la mécanique terrestre peuvent aussi s'appliquer à la mécanique céleste. Cependant, dans l'ensemble, Galilée se révèle comme un personnage d'apparence plus rationaliste et moderne et de ce fait son influence fut certainement plus déterminante dans le triomphe du copernicanisme et de la mécanique nouvelle au xvne siècle. Mais, bien que d'esprits et de mentalités profondément différents, ces trois génies, quasi contemporains, marquent par leurs oeuvres, souvent complémentaires, échelonnées de 1590 à 1635 environ, une véritable coupure dans l'histoire de l'astronomie et de la cosmologie. En mathématiques, la situation est moins nette. Deux personnages principaux marquent la fin du xvre et le début du xvne siècle : Stevin et Viète. Il est assez curieux de noter à ce sujet que lors de la mise au point de son chapitre, A. Koyré avait voulu considérer en mathématiques Simon Stevin comme un homme de la Renaissance, bien que sa mort se situe en 1620, tandis qu'il faisait de Viète, décédé en 1603, un représentant des mathématiques du début du XVII 0 siècle. Ce n'était pas essentiellement un problème de date, les principales productions de ces deux savants étant pratiquement contemporaines, mais

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avant tout une question de mentalité. La façon dont Stevin considérait l'algèbre était encore, au moins partiellement, dans la ligne des conceptions du XVIe siècle, où toutes les inconnues n'avaient pas besoin d'être symbolisées. Tandis qu'avec Viète, dont Descartes prolongera !'oeuvre, il y a rupture sur le plan des notations et dans la conception générale de l'algèbre. En dehors des oeuvres de ces deux savants, il est certain que les grands événements mathématiques du siècle se situent plutôt dans ses parties médiane et finale - avec une exception toutefois pour la théorie des logarithmes élaborée par Neper et Briggs dans les années 1610, innovation importante sur les deux plans théorique et pratique. La partie médiane, tout d'abord avec la Géométrie de Descartes (1637), son symbolisme algébrique élémentaire et sa géométrie analytique, avec la géométrie projective de Desargues (1639), avec l'analyse diophantienne et la théorie des nombres de Fermat (de 1640 à 1660). Les autres apports essentiels du xvne siècle dans le domaine des mathématiques sont plus tardifs. Il faut citer tout d'abord, de 1654 à 1660, l'analyse combinatoire et les probabilités avec Pascal et Fermat, créations préparées, comme le montre la thèse de E. Coumet, par différents travaux et par des réflexions diverses issues dès la fin du XVIe et dans la première partie du xvne siècle non seulement des mathématiques mais de plusieurs autres domaines de l'histoire des idées au sens large. Mais l'apport essentiel du xvne siècle reste malgré tout le calcul infinitésimal qui va renouveler l'édifice d'ensemble des mathématiques et en faire un véritable outil pour l'étude de la physique. Envisageant l'évolution des grandeurs continues, la physique ne pouvait être valablement quantifiée que par une mathématique des quantités continues. Cette mathématique, c'est le calcul infinitésimal dont les prémisses apparaissent dans !'oeuvre d'Archimède; oubliée en dehors de quelques mathématiciens arabes, jusque vers la fin du XVI 0 siècle, elle réapparaît alors timidement dans certaines oeuvres de mathématiciens italiens, puis chez Kepler et chez Galilée. Elle va ensuite se développer à partir de 1635 sous le nom de calcul des indivisibles dans les oeuvres de Cavalieri, Roberval, Pascal, Sluse et beaucoup d'autres, pour déboucher chez Newton et Leibniz dans un véritable calcul infinitésimal. Celui-ci, base de notre analyse mathématique élémentaire actuelle, deviendra un outil de plus en plus puissant permettant d'atteindre des problèmes physiques de plus en plus complexes. Cette création effective du calcul infinitésimal débute vers les années 1660. Dès 1659, Pascal avait introduit des innovations très importantes. Mais se refusant, par anti-cartésianisme, à recourir au symbolisme algébrique de Descartes, il ne put constituer le formalisme adapté au développement de ce calcul. C'est en 1665 que Newton, retiré à la campagne lors de la peste de Londres, jeta les premières bases de son calcul des fluxions. Leibniz sera plus tardif, mais à peine d'une dizaine d'années; c'est donc à ce moment-là que se produit ce que l'on peut appeler une révolution dans le domaine des mathématiques. Le calcul infinitésimal va se développer très rapidement, en particulier dans la dernière décennie du siècle, avec un ensemble de défis et de problèmes dont la résolution permet-

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tra de jeter les bases de plusieurs branches de ce calcul, sans avoir cependant d'implications théoriques immédiates, faute d'un support logique suffisant. Après ce rapide survol de l'évolution des mathématiques au xvne siècle, je voudrais revenir à la suite du développement de l'astronomie. En astronomie, les années 1620-1660 sont marquées par de nombreuses découvertes de détail; des amateurs comme Peiresc ou Boulliau, des professeurs comme Riccioli et Gassendi, astronomes quasi professionnels comme Hevelius, font des observations et des découvertes importantes, mais sans ouvrir d'horizons nouveaux d'une grande originalité. On améliore la connaissance de la topographie de la Lune et de la figure des Planètes, on découvre les nébuleuses, les étoiles variables, cependant il semble que l'on soit en régime de croisière et que rien de décisif ne se produise. Mais, de même que nous venons de le constater par les mathématiques, dans les années 1660 une véritable révolution apparaît dans le domaine astronomique. Elle correspond à différentes causes. D'une part, le fait que l'on ressent de plus en plus le besoin d'organiser une sorte de recherche scientifique collective. La science réclame en effet des installations de plus en plus complexes et des appareils de plus en plus coûteux, en particulier des observatoires analogues, en plus modernes, à celui que Tycho Brahé avait édifié à la fin du xvre siècle à Uraniborg, de grandes lunettes, plus puissantes et de nombreux autres instruments. Huygens qui commença à s'intéresser à ce problème vers 1655 eut, le premier peut-être, l'idée nette que, dans ce domaine, le développement de la science nécessite des progrès instrumentaux préalables. C'est de fait une véritable révolution instrumentale qui se prépare dans la période de 1650 à 1670. Huygens tout d'abord construit une lunette, plus perfectionnée, plus précise (bien que l'on n'ait pas encore identifié les différents défauts des lentilles à cette époque), grâce à laquelle il découvre le premier satellite de Saturne et la structure de cette planète. Il continuera ensuite à travailler au perfectionnement des lentilles, des lunettes, et à l'introduction d'un instrument de mesure fondamental, le micromètre. Pour cette dernière innovation, il fallait remplacer la lunette de Galilée, où l'une des deux lentilles était divergente, par un type de lunette déjà prôné par Kepler, permettant d'observer à la fois les astres et le micromètre. Huygens va également travailler à améliorer la mesure du temps, en inventant l'horloge à pendule et en lui apportant des perfectionnements successifs. A la fois mathématicien, mécanicien, astronome et aussi technicien, Huygens peut construire les instruments qu'il imagine et c'est là l'une des raisons de ses succès en ce domaine. Par ailleurs, à la même époque, des efforts parallèles se développent en divers pays pour l'organisation de la recherche scientifique. En Italie, où l'Accademia del Cimenta réunit, de 1657 à 1667, différents savants qui vont travailler et expérimenter en commun dans des domaines variés. En Angleterre en 1662, avec la création de la Royal Society, en France, où l'Académie de Mersenne et le Bureau d'adresses de Renaudot donnent naissance à différentes

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sociétés, et particulièrement à l'Académie de Montmor. Mais cette dernière société s'éteint en 1663-1664, à la suite d'interminables discussions entre cartésiens, gassendistes, aristotéliciens, etc., discussions où les problèmes scientifiques se trouvaient noyés dans des querelles philosophiques. Pour redresser la situation, il fallait suivre l'exemple des Anglais qui, influencés par Francis Bacon, estimaient que la science devait développer son aspect expérimental pour éviter de se perdre dans d'inutiles oppositions de systèmes. L'apparition en 1666 de l'Académie royale des sciences, patronnée par le Roi, résulte à la fois d'une réaction des milieux scientifiques dans ce sens et d'un effort de politique culturelle mené par Colbert au nom de Louis XIV. Cette action de politique scientifique au sens moderne se poursuivit d'ailleurs l'année suivante avec la création de !'Observatoire royal. Certes, il s'agissait là d'un édifice de prestige qui, relevant de la direction des bâtiments du Roi, fut construit par les mêmes architectes que la colonnade du Louvre et le château de Versailles. Mais il s'agissait aussi d'un organisme dont la création avait été plusieurs fois réclamée au cours des années précédentes et qui était susceptible d'être utile, aussi bien pour le pouvoir, du fait des progrès que l'astronomie pouvait entraîner dans la pratique de la navigation, que pour la science elle-même. En fait, cette création de !'Observatoire de Paris tombait à un moment où l'astronomie paraissait en pleine crise. La technique de l'observation était en train de se renouveler complètement et de prendre une allure beaucoup plus moderne : amélioration de la construction des grandes lunettes, introduction du micromètre qui deviendra peu à peu opérationnel, et enfin application de la lunette aux instruments de mesure angulaire. Ce dernier point est essentiel car, jusqu'en 1660, la mesure des angles en astronomie avait continué à se faire comme au temps de Tycho Brahé. Ayant un champ réduit, la lunette permettait d'observer un petit secteur du ciel avec beaucoup de précision; mais la plupart des déterminations angulaires étaient des mesures de grands angles pour lesquelles la lunette ne pouvait être utilisée directement. C'est au cours des années 1667-1669 que fut réalisé ce progrès instrumental décisif, l'adaptation de lunettes aux instruments de mesure angulaire. Ce fut tout d'abord en arpentage avec Picard, qui put ainsi mesurer un arc de méridien, l'arc Paris-Amiens, avec une plus grande précision que ses prédécesseurs, ce qui permit plus tard à Newton de constater l'identité des lois régissant le mouvement de la Lune et la pesanteur. Ce nouvel instrument de mesure angulaire fut ensuite utilisé en astronomie, permettant de perfectionner considérablement la construction des tables et de passer en quelques dizaines d'années de la minute, limite de précision atteinte par Tycho Brahé, à la seconde, ce qui fut une véritable révolution dans le domaine de l'observation astronomique. Enfin l'utilisation de l'horloge à pendule permit peu à peu d'introduire une précision beaucoup plus grande dans la mesure du temps. Grâce à ces innovations, d'importants progrès furent réalisés en quelques années : amélioration de la connaissance des di-

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mensions de la Terre, grâce à Picard ; première approximation assez précise des dimensions du système solaire, grâce aux observations parallèles menées en 1672 par Cassini à Paris et Richer à Cayenne, qui amélioraient la connaissance de la parallaxe du Soleil. Enfin, la détermination plus précise de longitudes fut appliquée d'abord à Uraniborg par Picard, ce qui permit de comparer les observations de Tycho Brahé aux observations faites à Paris (le programme de Picard comportait également la mesure de la longitude d'Alexandrie, afin de pouvoir utiliser également les observations de Ptolémée). Accessoirement, l'observation par Richer à Cayenne, en 1672, du raccourcissement du pendule battant la seconde se révélera plus tard comme un des arguments décisifs à l'appui de la théorie de la gravitation newtonienne, en montrant la réalité de l'aplatissement de la Terre. L'élaboration de tables de planètes, du Soleil et d'étoiles beaucoup plus précises entraînera, à une échéance de 40 ou 50 ans, un certain nombre de découvertes fondamentales : découverte par Bradley de l'aberration en 1728 et du phénomène de nutation en 1737 et 1748, amélioration de la connaissance de la réfraction astronomique, etc. Ces brèves remarques permettent de constater qu'au cours des années 16601670 s'amorce, dans le domaine de l'observation astronomique, puis dans celui de la théorie, une révolution analogue à celle que Tycho Brahé avait introduite dans l'observation 80 années auparavant. C'est pourquoi tenant compte d'une part de la découverte et de la première élaboration du calcul infinitésimal par Newton au cours des années 1665-1670, d'autre part de la révolution introduite dans l'observation astronomique, je considère que cette courte période correspond à une rapide évolution, à un tournant décisif, de ces deux domaines. De façon indirecte, je me trouve ainsi en accord avec certains arguments exposés par M. Belaval dans sa présentation du Siècle de Louis XIV de Voltaire. J'aborde maintenant très rapidement un dernier problème. Y-a-t-il une justification véritable pour introduire, toujours dans les mêmes domaines, une périodisation à la fin du siècle ? Sur ce point, je suis beaucoup plus réservé. Dans le domaine des mathématiques, les oeuvres de Newton et de Leibniz sont pratiquement achevées vers 1710. En effet Newton, dans ses dernières années, ne fait plus guère de mathématiques : il dirige le Mint, ce qui lui donne beau-

coup de travail; il s'intéresse à la chimie, à l'alchimie et à la théologie, mais néglige un peu ses études antérieures. Il en est de même de Leibniz. Quant aux premiers disciples de celui-ci, les frères Bernoulli (Jacques décédé en 1705 et Jean en 1748), ils travaillent certes, mais leur créativité n'atteint pas au même niveau. Il faudra attendre l'apparition d'Euler vers 1730 pour y revenir. Dans le domaine de l'astronomie, la fin du xvne siècle est surtout une période d'exploitation de l'acquis antérieur et de diffusion des idées newtoniennes, les découvertes importantes réapparaissant à partir des années 1730. Ces remarques ne préjugent pas d'un examen plus attentif des autres domaines des sciences exactes. Elles permettent toutefois de constater que si les questions de

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périodisation méritent d'être étudiées de très près, il serait illusoire d'accorder une valeur excessive aux coupures plus ou moins brutales que les éditeurs d'ouvrages d'histoire des sciences doivent nécessairement introduire pour rendre leurs travaux plus facilement utilisables.

LE P. MARIN MERSENNE ET LA COMMUNAUTÉ SCIENTIFIQUE PARISIENNE AU XVIIe SIÈCLE

Né le 8 septembre 1588 dans la paroisse d'Oizé dans le Haut-Maine, mort à Paris à l'âge de 60 ans le 1er septembre 1648, le P. Marin Mersenne dont nous

célébrons le 4e centenaire de la naissance, tient une place toute particulière dans l'histoire de la science du xvne siècle, à la fois par l'étendue, la diversité, l'originalité et la richesse de son oeuvre et par l'importance du rôle d'animateur qu'il joua pendant près d'une trentaine d'années au sein de la communauté scientifique parisienne et, grâce à ses nombreuses relations et à son vaste réseau de correspondants dans le cadre beaucoup plus large de la science européenne1. Après des études au collège du Mans, puis au collège jésuite de La Flèche et enfin, à Paris, à la Sorbonne et au Collège royal, il entra en 1611 dans l'ordre des Minimes et séjourna à Meaux, à Paris, puis à Nevers (de 1614 à 1618) et enfin à Paris, où il se fixa définitivement en 1619, au nouveau couvent de son ordre, proche de la Place Royale, notre place des Vosges actuelle. Entré très tôt en relations avec l'érudit provençal Nicolas-Claude Fabri de Peiresc qui séjourna pendant quelques années à Paris, Mersenne fréquenta bientôt le cabinet des frères Dupuy, cercle intellectuel très actif fondé vers 1616 et s'intégra très vite à la communauté scientifique parisienne dont il devint quelques années plus tard l'un des principaux animateurs. Consacré à une présentation de cette communauté à l'époque de Mersenne, cet exposé portera donc essentiellement sur la période 1620-1648 où le Minime participa si efficacement à la vie scientifique de la capitale. Il évoquera cependant en quelques mots les circonstances de l'essor de la curiosité scientifique en France au début du xvne siècle et évoquera en conclusion les efforts ultérieurs qui, dans la ligne directe de l'action de Mersenne, conduiront à la reconnaissance officielle de l'importance de l'activité scientifique pour la création de l'Académie royale des sciences en 1666. Il importe de remarquer tout 1. On trouvera les principales références concernant la vie, l'activité, !'oeuvre et l'influence du P. Marin Mersenne dans l'ouvrage classique de R. Lenoble, Mersenne ou la naissance du mécanisme, Paris, 1943, réimpr., Paris, 1971, dans la notice de A.C. Crombie, "Mersenne, Marin", Dictionary of Scientific Biography, vol. 9, New York (1974), 316-322, et dans l'importante "Bibliographie commentée de la personnalité et !'oeuvre de Mersenne", récemment publiée par A. Beaulieu, Correspondance du P. Marin Mersenne, t. 17, Paris (1988), 11-113 avec 528 notes.

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d'abord que l'expression "communauté scientifique'', employée par souci de commodité, ne doit pas être prise ici dans son sens actuel qui suppose l'existence de nombreux scientifiques professionnels, liés par des objectifs et des intérêts communs. En effet, à l'inverse de pays comme l'Italie ou les Pays-Bas, la France de la première moitié du xvne siècle ne possédait que peu de tels savants de profession et, en dehors de quelques professeurs ou ingénieurs, tels que Roberval, Gassendi ou Desargues, d'amateurs de grand talent tels que Mydorge ou Fermat, la vie intellectuelle et scientifique était l'apanage de cercles plus ou moins stables et structurés, portant parfois le nom d'académies, et de groupes d'amis, de relations et de correspondants dont l'importance du rôle, révélée en 1933 par Harcourt Brown2 , a été confirmée et analysée depuis lors par les éditeurs de la correspondance de Mersenne 3 et par des historiens de la pensée, tels que René Pintard, Antoine Adam et Jean Mesnard4 . L'apparition et le développement de ces cercles, salons, groupes ou académies privées s'intéressant à des problèmes d'ordre scientifique sont en effet des phénomènes marquants de la vie intellectuelle française au xvne siècle5 . La cause essentielle en est le besoin qui se manifeste d'une culture plus vaste et plus profonde, d'un désir de connaître et de comprendre le monde dans son ensemble, et ceci sous l'effet de la diffusion croissante du livre, de l'essor persistant de l'humanisme, de l'extension de l'enseignement, du retentissement des grandes découvertes et des prises de position audacieuses des premiers artisans de la science moderne. A côté des hommes de science traditionnels, apparaît ainsi un public nouveau, plus large et plus averti, animé d'un profond désir de communication, de contacts et de discussions. Si les intérêts essentiels de ce nouveau public sont au début surtout d'ordre littéraire, historique, philosophique ou artistique, ils s'étendent souvent, sinon aux détails techniques de la science elle-même, du moins à ses succès, voire à ses prodiges et à ses "mystères". Il est vrai qu'il n'était pas alors facile de situer clairement les frontières et les caractères propres de la science authentique et de distinguer celle-ci de la magie naturelle et des diverses fausses sciences. Mais sous l'effet des progrès rapides de la science, les cercles culturels les plus actifs lui firent 2. H. Brown, Scientific organizations in seventeenth Century France (1620-1680), Baltimore, 1934. 3. Les 17 tomes de la Correspondance du P. Marin Mersenne ont été édités à Paris entre 1932 et 1988 par C. de Waard, aidé successivement par R. Pintard, R. Lenoble et B. Rochot (t. 1 à 7), par B. Rochot (t. 8 à 12, avec l'aide de J. Bernhardt pour le t. 12) et par A. Beaulieu, pour les tomes 13 à 17 (abréviation : C. Mersenne). 4. Cf R. Pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVII' siècle, Paris, 1943, 2 t., A. Adam, Histoire de la littérature française au XVII' siècle, Paris, 1948-1956, 5 vol., J. Mesnard, Blaise Pascal. Oeuvres complètes, Paris, 1964-1970, 2 t. parus; Id., Pascal et les Roannez, Paris, 1964, 2 vol. 5. Sur l'histoire de ces cercles ou académies privées, voir les ouvrages cités de H. Brown (note 2), R. Pintard et A. Adam (notes 3 et 4), ainsi que la brochure de R. Talon, Les origines de l'Académie royale des sciences, Paris, 1964, et son étude sur " Le mouvement académique en France au XVIIe siècle", à paraître dans la réédition de l' Histoire de la Philosophie de K. Ueberweg.

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une place croissante dans leurs débats, participant ainsi à la formation d'un esprit critique plus affiné et d'une pensée plus attachée à l'observation , à l'expérience et à la réflexion théorique. Les quelques professeurs scientifiques du Collège royal ou de certains collèges jésuites ou oratoriens ne pouvant compenser à eux seuls la carence de l'enseigneme nt universitaire français, leur oeuvre et leur effort de persuasion furent efficacement complétés par l'action de nombreux savants amateurs, qu'il s'agisse de quelques personnalités de très grande valeur, tels que Fermat, Descartes, Mydorge ou Mersenne, des membres les plus actifs de certaines académies privées ou de divers correspondants de Peiresc ou de Mersenne, désireux de s'informer sur les progrès récents de la science. Si les actions de tous ces amateurs furent modestes et limitées, du moins aidèrent-elles à la naissance progressive de l'esprit scientifique moderne. Ces remarques préliminaires de caractère général permettront de mieux saisir la structure complexe et fluctuante de la communauté scientifique parisienne dans la période 1620-1648 où Mersenne intervint d'une façon de plus en plus directe dans son animation et ses activités. En dehors des travaux originaux importants réalisés par quelques savants de valeur, relativement indépendants, les aspects les plus visibles de l'intérêt croissant porté à la science dans les milieux cultivés de la capitale se manifestent dans le cadre de réunions ou de discussions organisées par quelques groupes ou cercles, d'origine et de natures assez diverses, dont les actions complémentaires ou parallèles, se conjugueront avec plus ou moins de succès. Le premier des cercles intellectuels à citer dans cette perspective est resté célèbre sous le nom de" cabinet des frères Dupuy". Chargés à partir de 1616 de la garde de la bibliothèque fondée par Jacques-Auguste de Thou (15531617), les frères Pierre et Jacques Dupuy s'efforcèrent dans ce cadre de coordonner et d'animer la vie intellectuelle parisienne. Ce cercle fut bientôt très actif, de nombreux érudits venant consulter les publications récentes et s'entretenir des problèmes très divers, le plus souvent d'ordre historique ou philologique, mais parfois scientifique, spécialement lors des séjours de Peiresc ou de Gassendi. Tout en informant les amateurs de Paris et leurs correspondants de province de toutes les nouvelles de l'édition, les frères Dupuy créèrent ainsi un foyer culturel très vivant où Mersenne prit une part active et où il se lia avec de nombreux érudits et scientifiques amateurs parisiens. En 1647, chargés de la garde de la bibliothèque du Roi, rue de la Harpe, il y entraînèrent une partie de leur public, alors que leur successeur au cabinet de Thou, Jacques de la Rivière, s'efforçait d'y reconstituer une assemblée régulière de lettrés et d'amateurs de sciences qui connut un certain succès autour de 1660. Ayant reçu une excellente formation universitaire, enrichie au cours de voyages d'études en Italie, Suisse et Angleterre, l'érudit provençal NicolasClaude Fabri de Peiresc (1580-1637) manifesta très tôt une curiosité vive et étendue, allant des sciences, à l'archéologie et aux arts plastiques. Dès 1610 la

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lecture du Sidereus Nuncius de Galilée l'amène à organiser dans la région méditerranéenne un réseau d'observation des mouvements des satellites de Jupiter. Séjournant à Paris de 1616 à 1623, il fréquente le cercle des frères Dupuy et se lie avec de nombreux esprits cultivés de la capitale. Revenu en Provence en 1623, il y suscite une intense activité intellectuelle, mais ses relations s'étendent à de nombreux correspondants français et étrangers avec qui il échange des informations sur les objets qu'il collectionne, sur les publications récentes et sur la vie intellectuelle. Héritier de la Renaissance, mécène autant qu'animateur, il contribue à la diffusion des idées de Galilée, puis à celles d'Harvey, apporte une aide précieuse aux travaux de son compatriote Gassendi et enfin, par sa correspondance et ses encouragements, continue à participer indirectement à l'animation de la vie scientifique parisienne. Son exemple et son appui seront particulièrement précieux pour Mersenne, qu'il considère un peu comme son élève et son disciple, et à qui il donne volontiers des conseils. Docteur de l'Université de Montpellier et médecin du roi, Théophraste Renaudot avait créé en 1629 un" Bureau d'adresses", à la fois service de renseignement et de placement, mont-de-piété et dispensaire. En 1631, ce "Bureau" devint également le siège d'un des premiers journaux, la Gazette, et, à partir de 1633, celui de conférences hebdomadaires comportant deux discussions successives sur des thèmes différents, suivies d'expériences ou de démonstrations scientifiques. Ces réunions qui se limitèrent ensuite à un sujet unique, continuèrent pendant une dizaine d'années. Les exposés présentés étaient insérés dans les Feuilles du Bureau d'Adresses. Ils portent sur des sujets variés, dont de nombreuses questions de caractère scientifique : nature du point mathématique, cause de la pesanteur, détermination des longitudes, nature des comètes, causes du flux et du reflux de la mer, origine des fontaines, nature de la lumière, etc., questions non encore résolues de façon définitive et qui seront reprises ultérieurement dans d'autres débats analogues, avant d'être éclairées par les travaux des savants de la fin du siècle, Newton en particulier. La liberté relative de certains débats, illustrée par la présentation de la théorie copernicienne au cours d'une discussion en octobre 1633 - compensée partiellement par la publication du texte de condamnation du Saint-Office - ne pouvait plaire à tous et contribua à la longue à leur interdiction. Sans que l'on puisse

savoir si de nombreux savants parisiens participèrent aux séances du Bureau d' Adresses, il est certain qu'elles contribuèrent au développement de la curiosité scientifique et à la sensibilisation du public à divers problèmes d'actualité. Un rôle analogue, mais peut-être plus important a été joué par l'Académie fondée en 1642 par le médecin du grand Condé, Pierre Michon, dit l'abbé Bourdelot. Tenues dans le pavillon de l'hôtel de Condé, certaines réunions de cette assemblée furent fréquentées par des érudits comme Le Pailleur ou du Verdus, voire par des savants réputés tels que Roberval, Gassendi, Etienne et Blaise Pascal. Aussi, bien que par sa crédulité et son absence de sens critique, Bourdelot y ait souvent accepté la présentation de thèses extravagantes, son

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Académie a-t-elle parfois joué un rôle utile. Ainsi, au cours des années 16471648, les problèmes du vide y furent abondamment discutés, aussi bien sur le plan théorique qu' expérimentalement et Roberval y fit la première démonstration publique de la célèbre expérience de la vessie de carpe qui tint pendant quelque temps une place centrale dans les polémiques sur le vide. En 1649, la Fronde interrompit l'activité de cette assemblée dont les séances hebdomadaires ne reprirent qu'en 1664 et se poursuivirent avec des bonheurs divers jusqu'en 1685. Ce succès relatif est dû pour les dernières années de cette assemblée à ce qu'elle apparut aux yeux de certains comme une rivale de l'Académie royale des sciences fondée en 1666, rivale moins prestigieuse, mais ouverte à un large public et libre de toute contrainte officielle. L'évocation rapide de ces quelques cercles ou académies privées s'intéressant au moins partiellement à la science ne peut certes donner une image correcte de l'activité de la communauté scientifique parisienne pendant la période étudiée. Aussi bien faut-il distinguer entre la création originale, due le plus souvent à un seul auteur, influencé et stimulé par certains travaux anciens et contemporains et par ses contacts directs ou indirects avec les autres savants s'intéressant au même domaine, et le travail de diffusion, de vulgarisation scientifique, de développement de la curiosité et de l'esprit critique, mené dans ces cercles et académies. Si, dans les débuts de son séjour parisien, l'activité principale de Mersenne se situe essentiellement, sinon dans le cadre, du moins dans la ligne de celle de ces assemblées, ne serait-ce que par l'étendue de sa curiosité et la dispersion de ses centres d'intérêt, les problèmes scientifiques et épistémologiques prennent bientôt une place centrale dans ses préoccupations, dans ses travaux personnels et dans ses échanges intellectuels. Il est lié très tôt avec les principaux savants parisiens qu'il fréquente régulièrement et avec qui il échange informations, projets et idées 6 . Le niveau relativement modeste de cette école mathématique parisienne des années 1620 correspond d'ailleurs assez bien à l'étendue encore limitée de ses connaissances. Mais après avoir consacré ses premiers ouvrages à défendre la théologie contre les attaques des athées, des partisans de la magie et de l'occultisme, des libertins et des sceptiques et à prôner la rationalité de la nature, il se consacre à la fois à l'étude de la science ancienne dont il édite une série de classiques et à la lecture des ouvrages scientifiques les plus modernes. Cet approfondissement de sa formation de base, allié à une curiosité d'esprit très étendue et à une intelligence subtile et perspicace, lui permet de saisir les premiers développements de la science moderne et d'en comprendre toute l'importance. C'est alors que se dessine ce qui sera l'orientation majeure de son oeuvre et de son apport personnel à l'essor de cette science moderne : son entrée en relations directes ou indirectes avec la plupart des savants français tout d'abord puis également étrangers, qui devaient 6. Cf les références données dans la note 1.

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participer directement à ce progrès. Il publie lui-même de nombreux ouvrages d'inspiration très variée au départ, mais ensuite de plus en plus fréquemment inspirés par l'influence galiléenne et par sa propre épistémologie. De plus, par ses entretiens et par sa correspondance, il est informé des développements les plus récents de la science physico-mathématique, des ouvrages et mémoires à peine imprimés, ou encore sous forme de manuscrits ou d'ébauches. Comprenant l'importance du double rôle d'informateur et d'animateur qu'il pouvait ainsi jouer, il signale aux uns les travaux des autres, l'esprit de leurs recherches et met plus ou moins discrètement en lumière les erreurs de raisonnement ou de calculs, les problèmes non résolus, les divergences de conceptions ou d'interprétation, les questions de priorité toujours si délicates à régler. Servi par la chance ou par sa perspicacité, il eut le privilège d'entrer en relations confiantes avec la plupart des futurs représentants de la brillante école mathématique française du milieu du xvne siècle, avant même qu'ils n'aient accompli leur oeuvre et atteint à la notoriété. C'est ainsi que dès avant 1630, il est en relations avec Gassendi, Descartes, Desargues ; que quelques années plus tard il se lie avec Roberval et Carcavy et entre en relations avec Fermat, puis avec Etienne Pascal, bientôt suivi de son fils Blaise. Parallèlement il s'efforce d'entrer en rapport avec Galilée et, bien que n'ayant pas réussi pleinement dans cette démarche, il fait connaître la pensée et les ouvrages de l'illustre savant, sans trop se laisser impressionner par la condamnation de 1633. Plus tard, au cours d'un voyage en Italie, il rencontre plusieurs disciples de Galilée, dont Cavalieri, Torricelli, Ricci, Baliani, etc. et s'efforce de développer les rapports de collaboration entre savants français et italiens. Il est également en rapport avec des savants des Pays-Bas, dont I. Beeckman et J.B. Van Helmont, Constantin Huygens et son fils Christiaan, des savants anglais dont Pell, Haak, Hobbes et Charles Cavendish et avec de nombreux autres de divers pays, tels que Kircher et Hevelius. Les relations de Mersenne avec plusieurs de ses principaux interlocuteurs ou correspondants, en particulier Descartes, Roberval, Fermat, Pascal, Christiaan Huygens et l'influence qu'il a pu exercer sur l'orientation et la marche de certains de leurs travaux ont déjà été analysées en détail ou le seront à la suite. Aussi me limiterai-je à citer à ce sujet quelques-uns des témoignages reproduits par Armand Beaulieu en annexe au tome XVI de la Correspondance de Mersenne. C'est ainsi que dans une lettre à Carcavy du 11 juin 1649, Descartes, principal correspondant de Mersenne sur le plan scientifique, caractérise très clairement la méthode suivie par le Minime et l'importance de son action: "J'avais cet avantage pendant la vie du bon Père Mersenne, écrit-il que, bien que je ne m'enquisse jamais d'autre chose, je ne laissais pas d'être averti soigneusement de tout ce qui se passait entre les doctes : en sorte que s'il me faisait quelquefois des questions, il m'en payait fort libéralement les réponses en me donnant avis de toutes les expériences que lui ou d'autres avaient faites, de toutes les rares inventions qu'on avait trouvées ou cherchées, de tous les livres

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nouveaux qui étaient en quelque estime, et enfin de toutes les controverses qui étaient entre les savants ... " 7 . Quant à Christiaan Huygens, âgé seulement de 19 ans à la mort de Mersenne, il écrit à Carcavy en 1656: "Le Père Mersenne m'honorait de sa correspondance pour m'inciter à l'étude des mathématiques à laquelle il me voyait porté naturellement et m'envoyait souvent des écrits de vous autres illustres et principalement de Monsieur de Fermat que j'ai commencé à entendre à mesure que j'ai profité dans ces sciences ... " 8 . Lié à des savants aussi éminents, ayant parfois des conceptions scientifiques ou philosophiques assez divergentes, Mersenne pouvait-il garder une certaine impartialité dans ses interventions et ses opinions ? Le jugement, très postérieur de Leibniz à ce sujet paraît assez probant : "Le P. Mersenne n'était pas tant cartésien qu'il s'imagine. Ce père se partageait entre Roberval, Fermat, Gassendi, Descartes, Hobbes; et il ne se souciait pas d'entrer avant dans leurs dogmes et leurs contestations ; mais il était officieux envers tous et les encourageait à merveille ... " 9 Ainsi, surclassant l'action des différents groupes et cercles évoqués précédemment, Mersenne a-t-il su coordonner et amplifier l'activité d'une communauté scientifique informelle de très haut niveau, élargie, par la puissance de la correspondance, au-delà des contingences purement géographiques, à des savants français vivant en général hors de la capitale, tels que Fermat et Descartes, et à une partie des représentants les plus éminents de la science européenne. Le Minime maintenait toutefois des relations cordiales avec les scientifiques de talent plus modeste et avec les amateurs qu'il avait connus auparavant ou qui s'informaient auprès de lui sur les événements de la vie scientifique ou sur des faits les plus variés. A cet égard, le rationalisme affiché en diverses circonstances par Mersenne, apparaît souvent bien fragile et, comme beaucoup d'hommes de son époque il manifeste parfois une crédulité qui nous paraît aujourd'hui excessive devant certains récits de " prodiges " relatés par des voyageurs ou des témoins peu fiables. L'épisode du" dragon volant" construit par un physicien italien assez fantaisiste établi à Varsovie, Burattini est à cet égard caractéristique, non seulement de cette crédulité mais de la mentalité de nombreux contemporains de Mersenne, épris de merveilleux et confiants en la puissance de la science et de la technique 10 . Il est vrai qu'il ne s'agissait là que d'une anticipation de la future conquête de l'air. 7. C. Mersenne, t. 16, 546. 8. Id., 550. 9. Id., 552. 10. Cf R. Talon, Le "dragon volant" de Burattini, Revue des sciences humaines (Lille), n° 186-187 (1982-1983), 45-66.

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Revenons maintenant au cadre plus strictement parisien. A un niveau intermédiaire entre celui des artisans de la science moderne dont Mersenne contribue à animer les travaux et celui des nombreux correspondants, souvent de culture assez modeste, qu'il renseigne sur les questions les plus diverses, de 1635 jusqu'à sa mort en 1648 le Minime dirigea une petite académie d'orientation mathématique, beaucoup plus spécialisée que celles qui ont été évoquées précédemment. Très tôt, à l'instar de Bacon, Mersenne prôna la fondation d'organismes destinés à favoriser la collaboration et la recherche collective, aussi bien dans le domaine scientifique que dans ceux de l'érudition et de la musique. La création de l'Académie française en 1634 l'incita à constituer luimême un petit cercle scientifique, préfiguration de la future Académie des sciences. Il en annonça la création dans une lettre à Peiresc du 23 mai 1635. Si Gassendi vient à Paris, écrit-il, " il verra la plus noble académie du monde qui se fait depuis peu en cette ville, dont il sera sans doute, car elle est toute mathématique " 11 . Les premiers membres en furent les mathématiciens parisiens avec qui Mersenne était en relations, dont Etienne Pascal, Mydorge, Claude Hardy, Roberval et Desargues, auxquels s'adjoignirent ensuite des amateurs de valeur, comme Blaise Pascal, Le Pailleur et Carcavy. Nous sommes très mal renseignés sur l'activité effective de cette assemblée 12 et ses réunions, plus ou moins régulières, tenues dans la cellule de Mersenne ou chez d'autres participants, ne sont attestées que par de rares témoignages, dont le plus précis, mais peut-être aussi le moins sûr, est celui, tardif, de Gilberte Pascal dans La vie de Monsieur Pascal 13 . Toujours est-il que cette assemblée s'est réunie de façon plus ou moins fréquente jusqu'aux derniers mois de la vie de Mersenne pour discuter de problèmes à l'ordre du jour, de travaux reçus par Mersenne, de questions diverses issues de sa correspondance. La plupart des problèmes scientifiques ont été ainsi discutés au cours de ces réunions informelles et, par l'intermédiaire de ce groupe, la communauté scientifique parisienne a été, pendant plus d'une dizaine d'années tenue au courant de l'actualité et a pu participer plus efficacement à l'essor de la science nouvelle. La mort de Mersenne entraîna à la fois l'interruption des réunions de cette académie et celle de la correspondance très étendue entretenue par le Minime. Elle amena de ce fait une certaine désorganisation de la vie scientifique française qu'aggravèrent pendant quelque temps les troubles de la Fronde. Cependant, Carcavy tenta, avec un succès assez limité de poursuivre l'activité épistolaire de Mersenne tandis que François Le Pailleur (t1654) réanima pendant quelques années les réunions du cercle scientifique parisien 14 . Mais l'initiative la plus importante est celle de Henri-Louis Habert de Montmor qui 11. C. Mersenne, t. 5, 209. 12. Cf A. Beaulieu, C. Mersenne, t. 17, Paris (1988), 25 et notes 61-62. 13. Cf J. Mesnard, Blaise Pascal. Oeuvres complètes, t. I (1964), 575-576 et 606-607. 14. Cf J. Mesnard," Pascal à l'Académie Le Pailleur ", Rev. Hist. Sei., t. 16 (1965), 1-10.

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réunit dans son hôtel de 1657 à 1664 de brillantes assemblées scientifiques pluridisciplinaires regroupant une bonne part de la communauté scientifique parisienne15. Bien qu'elles aient connu à différents moments un assez large succès, ces réunions, ouvertes à un public trop large n'eurent jamais le caractère proprement scientifique des entretiens dirigés par le P. Mersenne. Malgré plusieurs tentatives de réforme de l'académie de Montmor, les discussions de plus en plus violentes qui éclataient dans son sein entre divers partisans des diverses doctrines en présence amenèrent l'interruption de ses réunions. Quelques projets de fondation de nouvelles académies privées furent alors présentés, mais plusieurs membres de l'entourage de Colbert, dont Carcavy, Chapelain, Ch. Perrault, appuyés par des scientifiques, tels qu' Auzout, insistèrent sur la nécessité de reconnaître officiellement l'activité scientifique et de lui apporter un appui financier stable. Ces négociations conduisirent à la fondation de l' Académie royale des sciences qui tint sa première réunion officielle le 22 décembre 1666 16 . Ainsi, une cinquantaine d'années après l'organisation des premiers cercles intellectuels à vocation scientifique, 18 ans après la mort de Mersenne, et 4 ans après la fondation de la Royal Society, l'essentiel de l'activité scientifique française se trouvait regroupé au sein d'un organisme officiel, qui ne recevra cependant ses premiers statuts qu'en 1699. Bien que plusieurs académies privées se soient maintenues après la création de l'académie officielle, la place de celle-ci dans l'organisation de la science française ne fera que s'affirmer jusqu'à sa suppression par la Convention le 8 août 1793. On peut légitimement se demander quelle eût été l'attitude de Mersenne si cette création s'était faite de son temps et s'il n'eût pas préféré poursuivre son propre effort si efficace pour l'animation de la recherche scientifique et lui conserver un caractère moins administratif, plus ouvert, plus international et plus libre. Toujours est-il que l'action si efficace qu'il mena pendant plus d'une vingtaine d'années pour le développement de la science moderne et la coordination des efforts dans cette voie lui valent une place de choix parmi les artisans de la révolution scientifique du xvrre siècle.

15. Cf S. Delorme, "Montmor, Henri Louis Habert de", Dict. of Sc. Biogr., vol. 9 (1974), 497-499. 16. Cf R. Talon, op. cit., note 5.

LE RÔLE ET L'IMPORTA NCE DES CORRESPONDANCES SCIENTIFIQUES AUX XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES 1

En choisissant le thème de ces Journées, nous avons voulu tout d'abord rappeler les services inappréciables que l'histoire des sciences, l'histoire de la philosophie et l'histoire des idées peuvent retirer d'une utilisation judicieuse des correspondances scientifiques, philosophiques et littéraires. Mais nous avons voulu également décrire, expliquer et justifier la tâche difficile, parfois mal comprise et toujours passionnante, des chercheurs qui entreprennent la recherche, l'édition et le commentaire de telles correspondances. La tâche ingrate de ces "éditeurs" n'est d'ailleurs qu'un des aspects de la recherche documentaire, de ce patient effort pour l'établisseme nt des sources, des textes de base, à partir desquels analyses, commentaires, interprétations et synthèses pourront être valablement abordés. A une époque où de trop nombreux travaux sont fondés sur une connaissance superficielle, voire inexacte, du matériel documentaire, il nous paraît utile de réhabiliter ce facteur essentiel de la recherche historique. Dans cet exposé introductif, je m'intéresserai de façon presque exclusive à mon domaine d'études personnel, l'histoire des sciences exactes au xvue et au xvme siècles. Mais ce champ d'investigation se trouvera immédiatement élargi par les communications qui suivront, en particulier celles de MM. W. Voisé, P. Dibon, R. Hall et Mrs M. Hall Boas, ainsi que celle de P. Dugac. Les correspondances scientifiques intéressent avant tout ceux des historiens des sciences qui considèrent leur domaine d'études comme une discipline majeure qui, tout en demeurant en liaison étroite et permanente aussi bien avec les sciences exactes et naturelles qu'avec l'histoire, la philosophie et l'épistémologie, s'efforce de définir avec une certaine autonomie ses objectifs, ses thèmes et ses méthodes de recherche. Pour ces chercheurs, l'histoire de la science vise à reconstituer dans toute sa complexité l'évolution de la science en général et des différentes disciplines scientifiques, compte tenu à la fois des facteurs internes de développement, de la vie profonde des idées et des concepts, et des 1. J'ai abordé ce même sujet, mais dans une perspective quelque peu différente, dans une conférence au XIIIe Congrès International d'Histoire des Sciences de Tokyo-Kyoto, août 1974 (cf les Proceedings de ce Congrès, n° 2, Tokyo (1975), 214-230).

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facteurs externes de tous genres qui influent à des titres divers sur cette évolution. Une telle conception suppose une organisation collective du travail de recherche, organisation dans laquelle des chercheurs de toutes origines peuvent jouer un rôle fécond. Mais elle suppose également la poursuite de recherches documentaires approfondies et étendues, destinées à fournir des éléments d'information aussi divers, aussi précis et aussi complets que possible. Il est évident que, pour ces historiens des sciences, la documentation de base concernant un savant ne se limite pas à l'ensemble de ses publications, mais comprend également ses manuscrits, ainsi que ses pièces de correspondance. Jusqu'à l'invention de l'imprimerie, la diffusion de la science se faisait soit par reproduction manuscrite des ouvrages de base, soit par des échanges directs d'informations par voie orale ou épistolaire. Si, à partir du milieu du xve siècle, l'essor rapide de l'imprimerie a permis une diffusion beaucoup plus large des textes et entraîné la naissance d'une véritable" civilisation du livre", il n'en demeure pas moins que jusqu'à la fin du xvme siècle - et d'une manière plus limitée jusqu'à nos jours - les correspondances ont constitué un moyen privilégié d'échange d'informations scientifiques très vivantes. Malgré les difficultés de transmission, les lettres ont ainsi suppléé pendant longtemps l'absence de moyens commodes et rapides de diffusion des nouvelles scientifiques, tels que seront les journaux et les revues. L'importance de ces documents épistolaires est renforcée par le fait qu'ils apportent très souvent sur la genèse, les motivations et les aléas de la découverte scientifique, des renseignements beaucoup plus directs, précis et spontanés que les ouvrages imprimés où les circonstances de la création se trouvent en général sinon dissimulées, du moins mal précisées. Rappelons-nous à ce sujet les différences fondamentales entre la méthode de découverte d'Archimède et sa méthode d'exposition. L'étude des correspondances scientifiques ne doit donc pas seulement intéresser les spécialistes d'histoire des sciences, mais aussi tous ceux qui, scientifiques, philosophes, historiens ou sociologues, cultivent cette discipline à des fins diverses. Abordant maintenant le coeur de mon sujet, j'envisagerai tout d'abord, sur quelques exemples limités, pour l'essentiel, aux sciences exactes occidentales du xvnc et du xvmc siècles, l'importance des correspondances scientifiques, aussi bien pour la diffusion de la science que pour son évolution interne et je conclurai en rappelant les difficultés particulières à l'édition de tels documents et la nécessité de développer l'aide qui lui est actuellement trop parcimonieusement accordée. Bien qu'il s'agisse de la première moitié du xvre siècle, je tiens à citer en premier lieu l'édition de la correspondance de Nicolas Copernic, préparée par le Centre de recherches coperniciennes de l'Académie polonaise des Sciences, dans le cadre du magnifique effort de collaboration internationale entrepris à l'occasion du ve centenaire de la naissance de l'illustre astronome polonais.

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Cet effort, soutenu et animé par le Comité Nicolas Copernic de l'Union internationale d'Histoire et de Philosophie des Sciences, fort heureusement, ne s'est pas interrompu avec l'année 1973 où ont été organisées les commémorations officielles. La publication des trois volumes d'Oeuvres complètes de Nicolas Copernic entreprise à cette occasion en différentes langues dont le latin, le polonais, l'anglais, le français et l'allemand, qui en sera l'un des résultats les plus marquants, doit en effet s'échelonner sur plusieurs années 2 . Bien que peu importante par le nombre de ses pièces, la correspondance de Copernic sera l'un des éléments essentiels du tome III et apportera d'utiles informations tant sur la genèse du De Revolutionibus, que sur les divers aspects de la personnalité de Copernic, son oeuvre d'humaniste et de médecin, sa participation active à l'administration des biens du chapitre de Frombork et sa vie privée. A l'édition récente de la correspondance du principal disciple de Copernic, Georg Joachim Rheticus3 , il faut ajouter plusieurs volumes préparés à Varsovie dans la collection Studia Copernicana réunissant toutes les traces connues de l'activité de Copernic, en particulier les annotations portées sur les livres de sa bibliothèque, documents qui peuvent être valablement associés aux pièces de correspondance comme traces authentiques de l'activité d'un savant. Parmi les grands artisans de la révolution scientifique du xvne siècle, certains ont déjà été l'objet de bonnes éditions de correspondances qui méritent d'être utilisées d'une façon systématique et réfléchie par tous les chercheurs s'intéressant à l'histoire scientifique ou à l'histoire intellectuelle du xvne siècle. Mentionnons en particulier celles de TYcho Brahé, Kepler, Galilée, Descartes, Fermat, Pascal, Torricelli, Huygens 4 , bien connues de tous les historiens. Parmi les plus importantes correspondances en cours d'édition, il faut citer celle du P. Marin Mersenne, celle de Henry Oldenburg, premier secrétaire de la Royal Society5 et, enfin, celles d'Isaac Newton et de Leibniz. Des informations précises sur l'état actuel de l'édition de ces différentes correspondances seront données dans le cadre de ce colloque par des auteurs particulièrement 2. Le premier volume de ces Oeuvres complètes de Nicolas Copernic a été publié en 1973 (Paris, C.N.R.S., Académie polonaise des Sciences, Varsovie). 3. K.H. Burmeister, Georg Joachim Rhetikus, Wiesbaden, Guido Pressier, 1967-1968, 3 t., Corresp. dans t. III. 4. Correspondance de Tycho Brahé, Opera omnia, Dreyer (ed.), Copenhague, 1913-1929, 15 t. ; Kepler, Gesammelte Werke, Caspar (ed.), Munich-Berlin, 1938, corresp. dans t. XIII-XVIII (1945-1959); Galilée, dans Favaro et Lunga (éds), Le Opere, 2e éd., Firenze, 1929-1939, corresp. dans t. X-XVIII (1934-1937); Descartes, Oeuvres, Adam et Tannery (éds), Paris, 1896-1911, corresp. dans t. 1-v, x, XI et suppl. (rééd. revue et complétée: Paris, C.N.R.S, 1969-1974); Fermat, Oeuvres, Tannery et Henry (éds), Paris, 1891-1922, corresp. dans t. II-V (1894-1922); Pascal, Oeuvres complètes, J. Mesnard (éd.), Paris, Desclée de Brouwer, 1964, corresp. dans t. Il (1970) et III (à paraître); Torricelli, Opere, Loria et Vassura (eds), Firenze, 1919-1944, corresp. dans t. III (1919); Huygens, Oeuvres complètes, La Haye, Soc. hollandaise des Sciences, 1888-1950, corresp. dans t. 1-X (1888-1905). 5. The Correspondence of Henry Oldenburg, by A.R. Hall and M. Boas Hall (eds), Madison and Milwaukee, The Univ. of Wisconsin Press, 1965, 9 vol. parus (vol. 9, 1974).

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qualifiés. Aussi, si je me réfère dans la suite à certaines d'entre elles, c'est à titre d'exemples et à seule fin d'en tirer des enseignements d'ordre général. Mon premier exemple porte sur les quelques pièces qui nous ont été conservées de la correspondance échangée entre deux des principaux artisans de la révolution scientifique du début du xvne siècle, Galilée et Kepler. Lorsque Kepler, jeune mathématicien de la province de Styrie, publie à la fin de 1596 sa première grande oeuvre astronomique, son célèbre Mysterium cosmographicum, qui contient à la fois une ardente profession de foi en faveur des idées coperniciennes et un essai d'explication mystique de la structure du système solaire par des emboîtements de polyèdres réguliers, il en adresse un exemplaire à un jeune professeur de mathématiques de l'université de Padoue encore peu connu, Galilée. Et ce qui aurait pu ne donner lieu qu'à une banale réponse de courtoisie, nous fournit un document de choix, révélant que, dès cette époque, Galilée est déjà profondément copernicien mais qu'il préfère garder ses convictions secrètes. Dans sa lettre de réponse à Kepler du 4 août 15976 , il signale que, bien que n'ayant encore pu lire que la préface du livre de ce dernier, il a pu toutefois y découvrir l'affirmation d'une doctrine qu'il avait déjà lui-même adoptée. Aussi se propose-t-il de lire entièrement l'ouvrage:" Je le ferai, écrit-il, avec d'autant plus de joie que, depuis quelques années déjà, je me suis converti à la doctrine de Copernic, grâce à laquelle j'ai découvert les causes d'un grand nombre d'effets naturels dont il est hors de doute que l'hypothèse commune ne peut rendre compte. J'ai écrit sur cette matière bien des considérations, des raisonnements et des réfutations que jusqu'à présent je n'ai pas osé publier, épouvanté par le sort de Copernic, luimême, notre maître, qui, s'il s'est assuré une gloire immortelle auprès de quelques-uns, s'est exposé d'autre part (si grand est le nombre des sots) à la dérision et au mépris de beaucoup d'autres. Sans doute m'enhardirais-je à produire au grand jour mes réflexions s'il y avait beaucoup d'hommes comme toi, mais comme il en est peu, j'aime mieux remettre à plus tard pareille entreprise ,n_ Aucun document, contemporain ou antérieur, ne révèle avec une telle clarté la lucidité et la profondeur des sentiments coperniciens du jeune Galilée qui, à cette date, n'a pas encore révélé la puissance de son génie. Aucun autre ne présente non plus avec une telle sincérité les raisons profondes de sa réserve apparente. Qu'il ait fallu cette rencontre avec le jeune Kepler pour l'amener à présenter sa position avec une franchise aussi évidente, nous révèle la valeur exceptionnelle et irremplaçable de certaines pièces de correspondance. Mais la suite des événements est aussi instructive. On pourrait penser que cette première lettre de Galilée à Kepler ouvrirait la voie à un échange régulier de correspondances entre les deux jeunes savants. Mais il n'en fut rien. Probablement, lorsque Galilée entreprit la lecture intégrale du Mysterium cosmographi6. Galilée, Le Opere, X, Firenze, 1934, 67-68. 7. Trad. française de P.H. Michel, Galilée, Dialogues et lettres choisies, Paris, 1966, 351-352.

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cum, fut-il défavorablement impressionné par l'importance des éléments mystiques qui y interviennent. Toujours est-il que ce n'est qu'en 1610 qu'il reprit contact avec Kepler en lui demandant son opinion sur les nouvelles découvertes qu'il venait de faire grâce à la lunette astronomique, découvertes relatées dans son Sidereus Nuncius. Dès le 19 avril 1610, Kepler adressait à Galilée une lettre ouverte d'approbation 8 dont le texte fut publié à Prague en mai 1610 soit deux mois seulement après l'ouvrage de Galilée - sous le titreDissertatio cum nuncio sidereo. Mais ce n'est qu'en août 1610 que Kepler put observer les satellites de Jupiter grâce à une lunette construite par Galilée. Après avoir publié le résultat de ses observations, il entreprit l'élaboration de la théorie géométrique des lentilles, de la lunette astronomique de Galilée et d'autres instruments d'optique, étude qu'il publia dès 1611 dans sa Dioptrice. La collaboration effective entre les deux grands astronomes s'interrompt pratiquement là et les quelques pièces ultérieures de correspondance ne présentent plus qu'un intérêt scientifique limité9. Dans les lettres nombreuses et intéressantes qu'il échange avec beaucoup de contemporains, jamais Galilée ne fera allusion aux lois cinématiques du mouvement planétaire énoncées par Kepler dans son Astronomia nova de 1609 et dans ses Harmonices mundi de 1619. Les silences d'une correspondance sont parfois aussi révélateurs que ses passages les plus éloquents. Probablement, ces deux hommes, dont les oeuvres nous apparaissent aujourd'hui si complémentaires, étaient-ils trop différents dans leur mentalité pour pouvoir se comprendre et s'entendre durablement. Après cet exemple d'échange épistolaire entre deux savants, je voudrais évoquer maintenant l'ensemble d'une correspondance, telle celle de Descartes, qui a été réunie dans les cinq premiers tomes de l'édition Adam-Tannery, récemment complétée et remise à jour10 sous la direction de Pierre Costabel qui nous en fera une présentation d'ensemble. Si l'on se borne à ses publications, l' oeuvre mathématique de Descartes se limite pratiquement à l'introduction du symbolisme moderne en algèbre élémentaire et à la création de la géométrie analytique, innovations qui apparaissent dans les Regulae rédigées vers 1628 et surtout dans la Géométrie publiée en 1637 en annexe au Discours de la Méthode. En fait, une étude attentive de sa correspondance permet de mieux apprécier la richesse de sa pensée et l'originalité de son inspiration ; c'est dans cette correspondance que l'on peut suivre la genèse de sa conception d'une géométrie analytique, ou plutôt d'une algèbre appliquée à la géométrie; c'est là également que l'on trouve les éléments essentiels concernant ses apports à l'élaboration du calcul infinitésimal: problèmes de calcul différentiel dérivant des constructions de tangentes présentées dans la Géométrie ou pro8. Galilée, Le Opere, X, Firenze, 1934, 319-340. 9. Galilée, Le Opere, t. XVIII, voir p. 518, la liste des 3 lettres connues de Galilée à Kepler et p. 523, la liste des 7 lettres connues de Kepler à Galilée. 10. Paris, Vrin-C.N.R.S., 1969-1974.

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blèmes de calcul intégral, comme le célèbre problème de De Beaune formulé par l'un de ses disciples et traité par des méthodes qui se situent à l'avantgarde de la mathématique de l'époque. Je voudrais encore, avant que Jean Mesnard, spécialiste bien connu des études pascaliennes, ne nous en entretienne, évoquer l'exemple de Blaise Pascal dont la correspondance scientifique, bien que relativement réduite, apporte de précieuses informations sur sa vie et sur son oeuvre scientifique; qu'il s'agisse de ses apports en géométrie projective sur lesquels les précisions les plus utiles sont fournies par des correspondances de contemporains, Mersenne en particulier, et surtout par la célèbre lettre adressée le 30 août 1676 par Leibniz à l'un des neveux de Blaise: Etienne Périer 11 ; qu'il s'agisse de la machine arithmétique sur laquelle de précieux renseignements sont apportés par diverses correspondances, en particulier la lettre adressée en 1652 par Pascal à la reine Christine de Suède; qu'il s'agisse de ses contributions à la théorie de l'induction que des lettres adressées à Fermat en juillet et août 1654 - et excellemment analysées par le P' Kokiti Hara 12 - permettent d'apprécier de façon plus précise; qu'il s'agisse de son importante participation à l'élaboration de la théorie des indivisibles, esquisse préliminaire du calcul infinitésimal élémentaire, sur laquelle des précisions essentielles sont apportées par sa correspondance avec divers contemporains tels que Sluse, Huygens, Lalouvère, etc., et diverses lettres complémentaires 13 ; qu'il s'agisse de son élaboration des principes du calcul des probabilités, éclairée par sa correspondance avec Fermat de 1654, déjà évoquée; qu'il s'agisse enfin de son oeuvre concernant la statique des fluides, et en particulier le problème du vide. Il est à noter d'ailleurs, au sujet de cette dernière question, que l'apport de Pascal ne peut y être valablement analysé et apprécié que replacé dans l'activité d'ensemble de tous ceux qui, à des titres divers, participèrent, au cours des années 1640-1660, aux observations, expériences et discussions concernant ce problème essentiel de la physique nouvelle en gestation. Il importe donc d'examiner attentivement, non seulement les différentes publications de l'époque touchant à cette question, mais aussi les nombreuses correspondances, dont certaines inédites, qui s'y rapportent, plus ou moins directement. Si l'ouvrage fondamental de De Waard, L'expérience barométrique (Thouars, 1936) reste à

la base de la plupart des travaux récents traitant de l'histoire de la théorie du vide, trop d'éléments documentaires originaux ou d'interprétations nouvelles ont été mis en lumière depuis lors pour qu'une nouvelle étude d'ensemble 11. Voir à ce sujet: J. Mesnard et R. Talon," Edition critique de la lettre de Leibniz à Périer du 30 août 1676 ", L'Oeuvre scientifique de Pascal, Paris, 1964, 73-84. 12. L 'Oeuvre scientifique de Pascal, Paris, 1964, 120-185 ("Pascal et l'induction mathématique"). 13. En attendant la publication dut. Ill des Oeuvres complètes de Pascal dans l'édition Jean Mesnard, on trouvera les principales de ces lettres citées dans l'édition classique des Oeuvres de Blaise Pascal publiées selon l'ordre chronologique de L. Brunschvicg, P. Boutroux et F. Gazier, Paris, 1908-1914, 14 vol. ; principalement aux tomes III, VII, vm et IX.

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n'apparaisse indispensable. Il serait donc souhaitable que ce problème du vide soit l'objet d'un réexamen d'ensemble à partir non seulement des nombreuses publications récentes, de nature très variée, apportant des informations inédites, mais aussi d'une exploration plus attentive des fonds de correspondances encore partiellement inédits qui la concernent, en particulier la correspondance de Mersenne pour les années 1644 à 1648, les nombreuses lettres conservées dans le fonds des disciples de Galilée à la Bibliothèque nationale de Florence. La correspondance échangée entre 1645 et 1651 par Pierre Desnoyers, secrétaire de la reine de Pologne avec différents savants parisiens tels que Roberval et Mersenne, apporte également des éléments complémentaires très utiles, dont certains ont été incorporés par Jean Mesnard dans le tome II de sa remarquable édition des Oeuvres complètes de Pascal 14 . L'examen de ces correspondances révèle comment les découvertes scientifiques, les théories nouvelles ont pu se répandre rapidement d'Italie en France et de France en Italie, de France en Angleterre et de Pologne en France, etc., avant même que ne paraissent les ouvrages où ces théories se trouvèrent présentées. A un moment où les journaux ne faisaient encore qu'une timide apparition, où aucune revue spécialisée n'existait, les correspondances jouaient ainsi un rôle essentiel dans la diffusion de la science. Pour en comprendre pleinement l'importance il faut se souvenir que deux siècles après l'introduction de l'imprimerie en Europe occidentale, il était encore fréquent que des manuscrits ou des correspondances soient l'objet de copies successives constituant en quelque sorte de petites éditions manuscrites. Certains érudits affectionnaient d'ailleurs de jouer un rôle actif d'intermédiaire en assurant une large diffusion à la correspondance qu'ils entretenaient avec des savants ou des amateurs de différents pays. Tel fut le cas de l'érudit provençal Peiresc qui contribua en particulier à diffuser en France les découvertes et les publications de Galilée 15 . Tel fut aussi celui du P. Marin Mersenne qui, de 1620 à 1648, date de sa mort, entretint dans toute l'Europe un véritable réseau de correspondants entre lesquels il suscita une fructueuse émulation, en leur soumettant la plupart des problèmes à l'ordre du jour. De ce fait, sa correspondance dont 12 volumes ont déjà été publiés 16 - M. Armand Beaulieu qui prépare actuellement le manuscrit du tome XIII, portant sur les années 1644-1645 nous en donnera une présentation plus détaillée - est une véritable mine de documents de tous genres portant aussi bien sur les discussions théologiques ou métaphysiques, que sur les événements de la vie scientifique, les observations naturelles, physiques ou chimiques les plus récentes, les problèmes de mathématiques, de mécanique ou de physique en cours d'étude, les ouvrages les plus divers. Aucun aspect de la 14. Paris, Desclée de Brouwer, 1970. 15. Lettres de Peiresc, pub!. par Ph. Tamizey de Larroque, Paris, Impr. Nat., 1888-1898, 7 vol. 16. Paris, Editions du C.N.R.S. Ces tomes I à XII ont été publiés entre 1932 et 1972. Le tome XIII est prévu pour 1976.

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vie intellectuelle européenne dans le second quart du xvne siècle ne peut être valablement étudié sans une consultation attentive préalable de ce remarquable ensemble dont l'accès demande toutefois une sérieuse initiation. Un simple contact suffit en effet pour constater que les questions les plus variées s'y mêlent, tandis qu'informations, avis ou questions proviennent de correspondants très divers. Mais ce désordre apparent, ces interférences entre des questions de natures apparemment très diverses, cette participation de chercheurs, d'érudits ou d'amateurs de niveaux intellectuels et de préoccupations très différents, donne en fait une vision plus objective, plus réaliste de la vie scientifique de l'époque que le seul examen des grandes oeuvres ayant conservé une valeur d'innovation aux yeux du scientifique d'aujourd'hu i. Il faut en effet se garder de penser que le progrès de la science procède par sauts, par brusques mutations. S'il est certain que des oeuvres aussi puissamment novatrices que celles d'un Copernic, d'un Kepler, d'un Galilée ou d'un Newton ont joué un rôle essentiel dans l'élaboration de la mécanique céleste moderne, il ne faut pas oublier qu'un examen attentif de chacune d'entre elles permet d'y déceler de multiples influences et d'actives contributions de chercheurs de niveau beaucoup plus modeste, oubliés par la plupart des historiens. Sans vouloir mener à un excès inverse, je pense qu'un effort important doit être entrepris pour mieux reconstituer les cheminements réels de la pensée scientifique au cours de sa diffusion et de donner une peinture plus complexe, mais plus correcte de la création scientifique, en refusant le monopole de fait trop souvent accordé aux seuls grands savants. Un tel effort apparaît d'ailleurs dans la ligne de ceux qui visent à replacer l'histoire de la pensée scientifique dans le contexte très général d'une histoire d'ensemble de la pensée et de la civilisation humaines, histoire qui s'intéresse tout autant à certains échecs qu'aux brillants succès ayant ouvert directement la voie aux progrès ultérieurs. Seule une étude directe de toutes les sources publications, manuscrits, correspondances, documents divers - peut permettre d'oeuvrer efficacement dans cette voie et je voudrais à cette occasion vous rappeler quelques lignes d'Alexandre Koyré dans l'avant-propos de sa belle étude sur La Révolution astronomique : " ... pour l'histoire de la science, à condition, bien entendu, qu'elle ne soit pas comprise comme un catalogue des erreurs ou comme celui des succès, mais comme l'histoire, passionnante et instructive, des efforts de l'esprit humain dans sa marche vers la vérité, rien ne peut remplacer le contact direct avec les sources et les textes originaux. Seul il peut nous permettre de percevoir l'atmosphère spirituelle et intellectuelle de l'époque étudiée, seul il peut nous permettre d'apprécier à leur juste valeur les motifs et les mobiles qui guidaient et poussaient leurs auteurs, seul il peut nous faire comprendre la puissance des obstacles qui se dressaient sur la route difficile, tortueuse, incertaine qui les avait menés de l'abandon des vérités anciennes à la découverte de nouvelles vérités ".

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L'itinerarium mentis in veritatem n'est pas une ligne droite; et il faut le parcourir dans ses détours et ses dédales, s'engager dans les impasses, se tromper de route et rebrousser chemin pour découvrir les constantes de la recherche et de la vérité et reconnaître avec Kepler que les voies par lesquelles l'esprit y parvient sont plus merveilleuses encore que le but qu'il atteint " 17 . La Révolution astronomique de Koyré est d'ailleurs une remarquable illustration de la valeur des principes énoncés dans ce texte admirable. C'est en effet par une étude extrêmement attentive de la correspondance de Kepler que Koyré réussit à la fois à suivre la route tortueuse et difficile qui le mène à ses grandes découvertes et à apprécier la diffusion de ses idées. D'autres publications de correspondances scientifiques du XVII° siècle seraient à poursuivre ou à entreprendre, ne serait-ce que sous forme d'inventaires et de résumés. La plus importante est peut-être celle du fonds des disciples de Galilée conservé à la Bibliothèque nationale de Florence, que j'ai précédemment mentionné. L'intérêt des documents inédits signalés dans le premier tome de l'inventaire publié, il y a quelques années par le P' Procissi 18 montre qu'aucune étude approfondie sur le développement des sciences physiques et mathématiques dans la première moitié du XVII 0 siècle ne peut être entreprise sans une consultation attentive de ce fonds. Pour ne citer que quelques exemples, si la correspondance de Torricelli qui appartient à ce fonds a effectivement été éditée bien que d'une façon insuffisamment attentive - celles d'autres disciples de Galilée tels que Castelli, Cavalieri et Viviani restent à inventorier et à publier. Si la Hollande a apporté tous ses soins à la publication de la correspondance de Huygens, en revanche des recherches restent certainement à mener au sujet de celle de Simon Stevin. En France, des savants tels que Viète et Roberval, ou les astronomes du milieu du siècle, n'ont pas non plus été l'objet des études approfondies qu'ils mériteraient et leurs correspondances n'ont été l'objet que d'analyses partielles. Ce ne sont là que quelques exemples qui suffisent à attester l'étendue de !'oeuvre qui reste à accomplir. Faute de temps, je ne puis insister sur le xvme siècle et je mentionnerai surtout quelques importants travaux en cours ou en projet. Je voudrais signaler d'abord une correspondance scientifique dont l'édition est actuellement entreprise par une équipe de chercheurs suisses, soviétiques et français; il s'agit de la vaste correspondance de celui qui fut certainement le mathématicien et le mécanicien le plus important du xvme siècle, Leonhard Euler. Travaillant avec le pr Adolf Youschkevitch de Moscou à la préparation du texte et du commentaire de la correspondance échangée par Euler avec trois savants français de 17. A. Koyré, La Révolution astronomique, Paris, 1961, 11. 18. A. Procissi, La Collezione Galileiana della Biblioteca Nazionale di Firenze, Istituto poligrafico dello stato, Libreria dello stato, Roma, 1959.

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l'époque: Clairaut, d'Alembert et Lagrange 19 , j'ai pu constater en maintes occasions l'importance des informations nouvelles apportées par de tels documents, tant sur la personnalité intellectuelle de leurs auteurs que sur la genèse de leurs oeuvres, sur les motivations de leurs recherches et sur les principaux courants, d'ordres divers, qui dirigeaient en fait les efforts des scientifiques de l'époque. Par ailleurs, les importants retards de publication - parfois près de dix ans - des revues et des collections académiques contemporaines faisaient de ces correspondances un instrument privilégié et indispensable dans la diffusion de la science ; à tel point que tout scientifique de premier plan devait pouvoir disposer d'un véritable service personnel d'informations épistolaires s'il voulait que ses propres travaux ne portent pas sur des problèmes déjà résolus ou sur des questions ayant perdu leur valeur d'actualité. Je voudrais encore rappeler que trois fascicules de la correspondance de Lavoisier ont déjà été publiés par l'Académie des sciences de Paris20 . Parmi les projets déjà très avancés, je citerai les nouvelles éditions des correspondances de Lagrange et de Laplace 21 , l'inventaire de la correspondance de Berthollet, le projet d'édition de la correspondance de d'Alembert, etc. Par ailleurs, certaines entreprises plus directement liées à l'histoire littéraire ou à l'histoire des idées, comme les éditions des correspondances de Voltaire et de Diderot, qui seront évoquées dans la suite de ce colloque, ou de Rousseau 22 , apportent de précieux éléments d'information sur la vie scientifique et sur l'évolution de la science. Enfin, parmi les travaux qui restent à entreprendre pour ce xvme siècle, je placerai au tout premier rang l'inventaire et l'édition de la correspondance des principaux artisans du développement de la physique expérimentale et de l'élaboration de la physique mathématique. Sans vouloir m'étendre plus longtemps s_ur le rôle des correspondances dans l'évolution même de la science et dans sa diffusion, je voudrais noter seulement que la création de sociétés spécialisées toujours plus nombreuses, l'apparition de revues scientifiques nationales ou internationales en ont peu à peu réduit l'importance, en tant qu'outils de diffusion, sans supprimer pour autant 19. Cette publication constituera le volume V de la série IV A(" Commercium Epistolicum ") des Opera omnia de Leonhard Euler, publiée par la Commission Euler de la Société helvétique des sciences naturelles et !'Académie des Sciences de !'U.R.S.S. Le premier volume de cette série Descriptio commercii epistolici, réalisé par A.P. Youschkevitch et J.O. Fleckenstein, donne les références et le résumé des 2.850 pièces de correspondance d'Euler qui ont pu être retrouvées (cf mon compte rendu de ce volume in Revue d'Histoire des Sciences, t. XXIX, janv. 1976). 20. Oeuvres de Lavoisier. Correspondance, Paris, R. Fric, Albin Michel, fasc. 1 (1955), fasc. 2 (1957), fasc. 3 (1964). 21. Les éditions existantes : Lagrange, Oeuvres, Paris, Serret, Gauthier-Villars, 1867-1892, corresp. dans t. XIII et XIV (1882-1892) et Laplace, Oeuvres complètes, Paris, Gauthier-Villars, 1878-1912, corresp. dans t. XIV (1912), 340-371, sont en effet très incomplètes et insuffisamment mises au point. 22. Voltaire, Correspondence, 107 vol., Genève, Th. Besterman, Musée Voltaire, 1953-1965; Rousseau, Correspondance complète, Genève, R.A. Leigh, Institut et Musée Voltaire, 1965-1969, 8 t. ; Diderot, Correspondance, 1713-1784, Paris, G. Roth et J. Varloot, 1955-1970, 16 vol.

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la nécessité de contacts réguliers entre chercheurs travaillant sur les mêmes questions ou réfléchissant aux mêmes problèmes. L'intérêt des éditions partielles récentes de la correspondance d'Einstein23 montre qu'à notre époque même les échanges épistolaires entre savants sont encore un élément important de la vie scientifique. Malheureusement, les contacts téléphoniques ne laissant aucune trace matérielle suppléent de plus en plus souvent aux lettres dont une partie au moins se trouvaient conservées. Il importe donc que les spécialistes de l'histoire de notre science contemporaine mettent au point de nouvelles méthodes permettant aux chercheurs futurs de disposer de documents d'intérêt comparable sur l'évolution de la pensée des différents savants, la genèse et la motivation de leurs travaux et de leurs découvertes. Plusieurs expériences intéressantes, que je ne puis évoquer qu'en passant, sont d'ailleurs menées actuellement dans cette voie en différents pays. Pour conclure cet exposé, je voudrais rappeler en quelques mots, en prélude aux discussions plus approfondies que nous aurons à ce sujet, les difficultés propres à des travaux documentaires tels que l'édition de correspondances scientifiques. La première étape d'un travail de ce genre consiste à inventorier les documents à réunir, grâce à une exploitation systématique des publications antérieures et à une large prospection dans les fonds d'archives ou de bibliothèques, publics ou privés, les plus divers. Un tel travail, long, fastidieux et relativement onéreux, demande à être accompli avec méthode et patience et les soins les plus attentifs ne mettent pas le chercheur à l'abri de surprises de dernière heure. Il importe ensuite de choisir parmi les documents recueillis ceux qui devront figurer dans l'édition, tâche extrêmement délicate du fait de lapersonnalité complexe de la plupart des savants, de leurs occupations et préoccupations très diverses. Faut-il rejeter des documents apparemment sans intérêt, les citer ou les résumer ? Faut-il recueillir intégralement les écrits concernant la vie privée du savant, citer des documents purement administratifs ou anecdotiques? Personnellement, je pense comme le P' R. Hall 24 que l'éditeur doit publier l'intégralité des textes dont il dispose, afin de permettre au lecteur d'avoir une idée aussi complète que possible du personnage intéressé: le Newton créateur de la théorie des fluxions, de la mécanique céleste ou de l'optique corpusculaire est en effet inséparable du Newton alchimiste, théologien ou directeur de la Monnaie. La transcription des documents pose également de délicats problèmes, d'autant que des questions d'établissement de texte doivent souvent être préalablement résolues. Restent leur traduction éventuelle, leur annotation et leur commentaire qui supposent un effort de documentation extrêmement étendu ; 23. Voir en particulier: Albert Einstein, Michele Besso: Correspondance 1903-1955, Paris, P. Speziali, 1972. 24. Cf A.R. Hall and I. Tilling, "The Correspondence of Isaac Newton'', History of Science, vol. 11, Cambridge (1973), 68-70.

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les éditeurs, en effet, doivent identifier personnages, villes, auteurs, ouvrages cités, donner la traduction moderne de certains termes dont la compréhension est délicate, expliquer les problèmes et les questions évoqués ou discutés. Enfin, de telles publications n'ont d'intérêt que si elles sont pourvues d'index divers dont la confection est longue et délicate. J'ai voulu rappeler rapidement ces difficultés, afin de montrer que de telles entreprises ne peuvent être abordées avec un espoir de succès qu'à deux conditions. Il est indispensable tout d'abord que l'éditeur puisse obtenir l'aide de collaborateurs permanents ou occasionnels, susceptibles de résoudre aisément les problèmes touchant à leur spécialité et qui leur seront transmis. Il faut également que les institutions scientifiques concernées apportent à de tels projets, s'ils sont suffisamment bien élaborés, toute l'aide nécessaire, tant sur le plan humain que sur le plan matériel. Mais les exposés et discussions qui suivront permettront d'expliciter, de compléter ou de rectifier, ces quelques réflexions qui avaient pour but principal de présenter les caractères essentiels, le rôle et l'importance des correspondances scientifiques, instruments documentaires d'une valeur inestimable pour l'histoire des sciences.

LE LYONNAIS GIRARD DESARGUES

(1591-1661) ET SON OEUVRE

GÉOMÉTRIQUE ET TECHNIQUE

Bien qu'il soit relativement peu connu du grand public, le personnage qui est l'objet de cette communication, Girard Desargues, est considéré de nos jours comme le géomètre le plus original du xvne siècle et comme l'un des premiers grands artisans de la mathématisation qui s'est développée depuis lors dans le domaine des techniques graphiques 1 . L'accent mis, dans le titre de cet exposé, sur sa qualité de Lyonnais ne fait que refléter l'insistance qu'il marque sur ce point tout au long de sa vie, aussi bien dans la présentation de ses principales publications que dans la façon dont il est qualifié dans les documents portant sa signature : " bourgeois de Lyon " dans un projet de 1626, "architecte des bâtiments du Roy et bourgeois de Lyon" dans une pièce de 1659 [27]. Fils de M 0 Girard Desargues, receveur des décimes au diocèse de Lyon, et de Jane Croppet, Girard Desargues naquit le 21 février à Lyon où il fut baptisé en l'église Sainte-Croix le 2 mars suivant [21 ], [22], [28]. Sa famille, originaire de la petite ville de Condrieu, située dans la vallée du Rhône, à une quarantaine de kilomètres en aval de Lyon, y conservait une maison et des vignes dont Girard semble avoir été très fier lorsqu'il en devint propriétaire. Cette maison et le petit vignoble qui l'entoure [26], situés trois kilomètres au sud de Condrieu, au-dessus de la route nationale et de la voie ferrée, attirent d'ailleurs toujours l'attention des visiteurs de passage ; nous en évoquerons le souvenir en conclusion. Girard, l'un des plus jeunes des neuf enfants de la famille - les actes de baptême de sept d'entre eux ont pu être retrouvés [22] - , semble avoir fait ses études à Lyon où vécurent les autres membres de sa famille, dont son frère Antoine à qui il servit une pension viagère de 1.200 livres par an à partir de 1626 environ 2 . C'est d'ailleurs à ce moment qu'une première trace de son activité le situe le 9 septembre 1626 à Paris où, avec un autre Lyonnais, François Villette, il propose à la municipalité de faire édifier de puissantes machines 1. Voir les références à la fin de l'article, en particulier [21], [33] et divers ouvrages d'histoire des mathématiques cités dans ces volumes. 2. Cf [9, p. 7], [21, p. 60], [22, p. 625].

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pour élever l'eau de la Seine, afin de pouvoir la distribuer dans les quartiers [27]. Adrien Baillet, le biographe de Descartes, affirme que Desargues participa, en 1628, comme ingénieur au siège de La Rochelle et qu'il y fit la connaissance de Descartes3 . Mais aucun élément ne confirme cette affirmation. D'après le graveur Abraham Bosse, disciple fervent de Desargues, ce dernier avait dès 1630 obtenu un privilège royal pour la publication de divers écrits 4 . C'est vers cette date que Desargues, fixé à Paris, semble être entré en relations avec plusieurs des principaux mathématiciens de la capitale : Mersenne, Gassendi, Mydorge et peut-être Roberval. S'il n'est pas certain qu'il ait assisté aux réunions du Bureau d'adresses de Renaudot (à partir de 1629), par contre Mersenne le cite, dès 1635, comme l'un des habitués des réunions de son" académie parisienne " 5 , auxquelles participèrent, autour de Mersenne, et plus ou moins régulièrement, Etienne Pascal, Mydorge, Roberval, Claude Hardy, et bientôt Carcavy et le jeune Blaise Pascal. En 1636, Desargues publie ses deux premiers écrits. L'un, "Une méthode aisée pour apprendre et enseigner à lire et escrire la musique ", inséré dans l' Harmonie universelle de Mersenne [1 ], illustre l'intérêt porté alors aux questions musicales par de nombreux scientifiques [23]. L'autre, une plaquette de 12 pages avec une planche double [2], [33, p. 190201 et 144-160], est consacré à la présentation de sa" méthode universelle" de perspective. Cette publication porte une signature qui se retrouvera sur plusieurs oeuvres importantes de Desargues : " S.G.D.L. " (Sieur Girard Desargues Lyonnais). Après l'exposé de ses règles de perspective pratique, Desargues y donne quelques indications sur le vaste programme qu'il s'est fixé, programme dominé par deux thèmes essentiels, le souci de rationaliser et d'unifier les diverses techniques graphiques par ses " méthodes universelles " et le désir d'intégrer les méthodes projectives dans le corps des mathématiques grâce à une étude théorique de la perspective dont il présente quelques éléments en annexe [25]. Cette publication ne semble pas avoir connu un grand retentissement immédiat dans les milieux d'artistes et de dessinateurs, peu désireux de réformer leurs techniques. Par contre, Descartes et Fermat à qui Mersenne

l'avait communiquée, surent déceler le talent de son auteur. La publication, en 1636, de la Geostatice de Jean de Beaugrand, puis celle du Discours de la méthode de Descartes, en mai 1637, suscitèrent d'ardentes discussions entre les principaux savants français sur divers problèmes qui s'y trouvaient évoqués: définition du centre de gravité, théorie de l'optique, pro3. Cf A. Baillet, La vie de Monsieur Des Carte, t. I, Paris, 1691, 157. 4. A. Bosse, La pratique du trait à preuves de Mr Desargues.. ., Paris, 1643, page précédant l'avant-propos. 5. Cf la lettre de Mersenne à Peiresc de septembre 1635 (Correspondance du P. Marin Mersenne, vol. 5, 1959, 371 ).

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blème des tangentes, principes de la géométrie analytique, etc. Desargues participa très activement à ces débats. S'il se fit de Beaugrand un ennemi acharné, par contre son sens de la mesure, son souci d'éliminer tous les malentendus et son désir de saisir les problèmes sous leur aspect le plus général, lui valurent l'estime et la considération aussi bien de Descartes et de Mersenne, que de Fermat, Roberval et Etienne Pascal. La lettre qu'il écrivit à Mersenne le 4 avril 1638 au sujet de la discussion en cours sur le problème des tangentes, illustre la hauteur de vues avec laquelle il aborde de telles questions, en même temps que son goût pour la synthèse et l'universel [21, p. 77-86]. Bien que Descartes ait préparé à son intention une Introduction à sa Géométrie, destinée à lui en " faciliter l'intelligence ", Desargues ne le suivra pas dans ses tentatives parallèles pour algébriser la géométrie et créer un nouveau système d'explication de l'ensemble des phénomènes de l'Univers. Le but de Desargues est à la fois d'insuffler une vie nouvelle à la géométrie, de rationaliser les techniques graphiques et, par l'intermédiaire de la mécanique, d'étendre cette rénovation à divers secteurs des techniques. Sa profonde intuition de la géométrie dans l'espace l'amène à préférer à l'algébrisation cartésienne une rénovation profonde des méthodes de la géométrie, d'où résultera une large extension de ses possibilités. Le Brouillon project sur les coniques [3], [21 ], [33] qu'il publie en 1639 à 50 exemplaires est une audacieuse présentation projective de la théorie des coniques. Bien que considérées au départ dans l'espace à trois dimensions, comme sections planes d'un cône de révolution, ces courbes sont en fait étudiées sur la figure perspective plane, à l'aide de l'involution, transformation géométrique introduite par Desargues et qui tient une place de choix dans l'enchaînement de ses raisonnements. Dans cet essai d'une trentaine de pages, on trouve tous les éléments de la future théorie projective des coniques, l'étude des pôles et polaires, la définition générale des foyers, les notions de points et de droites à l'infini, etc., ainsi qu'une présentation rapide des principes d'application de cette étude à la perspective, à la gnomonique et au trait de la coupe des pierres. Mais l'emploi d'un vocabulaire original et le refus de recourir au symbolisme cartésien rendent la lecture de cet essai assez difficile et expliquent partiellement son peu de succès. S'il loue la conception unitaire qui anime Desargues, Descartes doute que le seul emploi de la géométrie puisse donner d'aussi bons résultats que le recours aux méthodes algébriques. Quant à Fermat, il réserve son jugement. Le seul géomètre qui ait réellement compris l'originalité et l'ampleur des vues de Desargues est un jeune homme de 17 ans, Blaise Pascal, qui, dès 1640, publie un bref Essay pour les coniques [30, p. 220-235] inspiré directement de la doctrine projective du Brouillon project. Mais le grand Traité des coniques auquel Pascal travailla à divers moments de sa vie ayant été perdu, l'exemple de Desargues ne survivra que dans certains travaux de jeunesse de Philippe de La Hire (1610-1718), dans diverses notes de Leibniz, l'un des rares lecteurs du manuscrit pascalien et, peut-être, dans

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quelques essais de Newton. Le succès rapide de la méthode cartésienne d'application de l'algèbre à la géométrie est certainement l'une des raisons principales de la faible diffusion des idées de Desargues, desservies par ailleurs par une présentation trop complexe. Toujours est-il que les principes de géométrie projective inclus dans le Brouillon project de 1639 seront presque oubliés jusqu'à la publication en 1822 du célèbre Traité des propriétés projectives... de J.-V. Poncelet qui rendra un vibrant hommage à son précurseur, bien qu'il ne connaisse son oeuvre que par quelques brèves mentions. Cependant, dès juillet 1639 Beaugrand critiqua vivement l'essai de Desargues, assurant que certaines de ses démonstrations peuvent être tirées beaucoup plus directement des Coniques d'Apollonius. En fait, l'irritation de Beaugrand venait surtout de ce que Desargues, en annexe à son étude des coniques, avait abordé une rapide discussion des principes de la mécanique [3 bis], [24] et critiqué à cette occasion sa conception de la géostatique. En juillet 1640, il récidiva d'ailleurs en publiant un violent pamphlet contre le Brouillon project6 . En août 1640, au moment où se diffusait cette première attaque directe contre Desargues, ce dernier publiait sous le même titre général, pourtant raillé par Beaugrand, de Brouillon project, un essai relatif au trait de la coupe des pierres et à la gnomonique [4]. Tout en précisant certains points de sa méthode de perspective présentée en 1636, il y expose sur un exemple particulièrement complexe une nouvelle méthode graphique assez proche de la méthode de la double projection, fondement de la future géométrie descriptive de Monge, et en préconise l'emploi pour le trait de la coupe des pierres ; il énonce également quelques principes permettant de simplifier la construction des cadrans solaires et mentionne les noms de quelques artistes et artisans ayant déjà adopté ses méthodes graphiques, en particulier le peintre Laurent de La Hire et le graveur Abraham Bosse. En fait, en tentant ainsi d'améliorer les procédés graphiques employés par de nombreux techniciens, Desargues s'attaquait à un secteur d'activité régi par les pratiques du compagnonnage. Aussi s'attira-t-il l'hostilité déclarée de tous ceux qui étaient attachés aux anciens procédés et qui se trouvaient blessés par la préférence qu'il accordait à la théorie sur la pratique. A la fin de 1640, Desargues publia, sous forme d'affiche, un nouveau commentaire de ses principes de gnomonique, liés à ses conceptions projectives. Ce texte, dont un exemplaire a été récemment découvert et republié [5], [32], n'avait pendant longtemps été connu que par quelques mentions, en particulier 6. Lettre de Mr Beaugrand... sur le sujet des feuilles intitulées: Brouillon project d'une atteinte aux evenements des rencontres du Cane avec un plan et des evenements des contrarietez d'entre les actions des puissances par le S.G.D.L., Paris, août 1640, 10 p. Reproduit en 1642 dans un recueil de 5 pamphlets dirigés contre l'ensemble de l' oeuvre de Desargues : Advis charitables sur les diverses oeuvres et feuilles volantes du sieur Girard Desargues Lyonnais... , Paris, 1642 et dans [13, II, p. 251-380). Cf [21, p. 51-52).

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l'avis de Descartes qui en trouvait" l'invention fort belle et d'autant plus ingénieuse qu'elle est plus simple". Il est vrai que, depuis 1637, ce dernier poursuivait avec Desargues une correspondance indirecte établie par l'intermédiaire du P. Mersenne et que les deux savants échangeaient leurs idées sur de nombreuses questions d'actualité7. C'est ainsi que Desargues prit une part active aux discussions qui précédèrent la mise au point définitive et la publication des Méditations de Descartes. Au début de 1641, Desargues fit proposer par Mersenne à ses correspondants mathématiciens de déterminer les sections circulaires de cônes ayant pour bases des coniques quelconques. Sa solution, fondée sur les seules méthodes de la géométrie pure, nous est connue par des commentaires de Mersenne8. Roberval, Descartes et Pascal s'intéressèrent à ce problème dont Desargues proposa diverses généralisations. Plusieurs indications données dans des publications de l'époque semblent suggérer que, vers 1641, Desargues aurait publié un second essai sur les coniques, mentionné parfois sous le titre de Leçons de ténèbres [6 ?]. Cependant aucun exemplaire de cette oeuvre n'ayant été retrouvé, on peut penser à une possible confusion avec un autre écrit, soit le Brouillon project de 1639, soit une version préliminaire des cahiers de perspective et de géométrie [11 bis] insérés en 1648 dans le traité de perspective de Bosse. Cependant dans une sévère critique des écrits géométriques de Desargues et de Pascal, G. Huret9, en 1670, affirme que ces supposées Leçons de ténèbres étaient fondées sur le fait que les sections planes d'un cône ayant pour base une conique quelconque étant des cercles pour deux directions particulières et des coniques quelconques dans le cas général, les propriétés projectives du cercle s'étendent aux divers types de coniques, cellesci étant considérées comme perspectives de cercles. Ce recours systématique à des considérations de géométrie spatiale semble écarter les deux identifications précédemment envisagées, mais seule la redécouverte éventuelle d'un exemplaire de ces Leçons permettrait de démontrer la réalité de leur existence. Cependant dès avant 1640 Desargues s'était efforcé de répandre l'emploi de ses méthodes graphiques dans les milieux de praticiens et il avait même réussi à faire expérimenter ses tracés de coupe des pierres sans se heurter à de trop vives résistances. Mais, au début de 1642, la publication sous forme anonyme du premier tome de La perspective pratique du jésuite J. Dubreuil déclencha une très vive polémique. Trouvant que sa méthode de perspective y était à la fois copiée et dénaturée, Desargues fit placarder dans Paris où il accusait l'auteur et les éditeurs de ce traité d'incompréhens ion et plagiat. Ces derniers réagirent en affirmant que Desargues avait tiré sa méthode dite " universelle " 7. Voir à ce sujet les volumes 4 à 16 de la Correspondance du P. Marin Mersenne (Paris, 1955-1986) qui contiennent de nombreuses références à Desargues (voir index). 8. M. Mersenne, Universae geometriae mixtaeque mathematicae Synopsis, Paris, 1644, 231 (préface aux Coniques de Mydorge). 9. G. Huret, Optique de portraiture et de peinture en deux parties ... , Paris, 1670, 157-158.

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d'un ouvrage de Vaulezard de 1631 10 et d'un traité manuscrit de J. Aleaume (1562-1627) dont la publication devait être réalisée en 1643 par E. Migon 11 . Desargues ayant répliqué par une nouvelle attaque, Tavernier et L' Anglais, éditeurs de Dubreuil, publièrent dans le courant de 1642 un recueil de pamphlets anonymes contre ses divers écrits de perspective, coupe des pierres et gnomonique, auxquels il joignirent la Lettre de M. de Beaugrand... d'août 1640, dirigée contre son étude projective des coniques 12. Très touché par ces attaques qui portaient contre l'ensemble de son oeuvre et mettaient en cause sa compétence et son honnêteté, Desargues confia à son disciple le plus fervent, le graveur Abraham Bosse (1602-1676), le soin de diffuser ses méthodes et de défendre son oeuvre. Dès 1643, Bosse consacra deux traités à l'exposé des méthodes de Desargues en coupe des pierres et en gnomonique : " La pratique du trait à preuves de Mr Desargues, Lyonnais, pour la coupe des pierres en !'Architecture ... " et "La Maniere universelle de Mr Desargues Lyonnais pour poser l'essieu et placer les heures et autres choses aux cadrans au soleil". Précédés d'une " Reconnaissance " dans laquelle Desargues déclare avoir concédé à Bosse la responsabilité de la diffusion de ses méthodes [7], [8], ces ouvrages s'adressent manifestement à un public moins averti que les brefs essais que Desargues avait publiés sur les mêmes thèmes. Leur partie théorique est en effet beaucoup plus réduite et plus élémentaire, tandis que de nombreux exemples d'applications sont traités d'une manière didactique et souvent prolixe. Alors que les essais de Desargues n'étaient publiés qu'à quelques dizaines d'exemplaires, distribués surtout dans les milieux scientifiques, les ouvrages de Bosse connurent d'importants tirages, ainsi que plusieurs traductions. Ainsi purent-ils contribuer à une assez large diffusion des méthodes graphiques de Desargues dans le monde des praticiens. Mais en 1644 de nouvelles attaques furent lancées contre l'oeuvre de Desargues. Elles émanaient d'un tailleur de pierres, J. Curabelle, qui critiquait très violemment ses divers écrits sur la coupe des pierres, la perspective et la gnomonique, ainsi que les deux traités de Bosse publiés en 1643, n'y découvrant que médiocrité, erreurs, plagiat ou inintérêt pratique. Une polémique très dure s'instaura entre les deux hommes et Desargues publia à cette occasion une brochure : Récit au vray de ce qui a esté la cause de faire cet escrit [9], qui contient des détails inédits sur sa vie et sur son activité. Il tenta également de poursuivre son adversaire en justice, mais ce dernier semble avoir réussi à éviter ce recours. 10. J.L. de Vaulezard, Abrégé ou raccourcy de la perspective par l'imitation... , Paris, 1631 ; 2e éd., Paris, 1643. 11. J. Aleaume, La perspective spéculative et pratique de l'invention de feu sieur Aleaume... , mise au jour par Estienne Migon ... , Paris, 1643. 12. Cf ci-dessus, note 6; [13, II, p. 251-380].

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Tandis que Desargues semble alors renoncer à publier de nouveaux essais, Abraham Bosse rédigea un important traité sur la méthode de perspective de son maître, commentant en détail sur de nombreux exemples les procédés graphiques découlant de la "méthode universelle" esquissée en 1636. Cette Maniere universelle de Mr Desargues pour pratiquer la perspective par petitpied comme le géométral. Ensemble les places et proportions des fortes et faibles touches, teintes ou couleurs (Paris, 1648) [10] s'inspire directement de Desargues et contient même, en plus de la réédition de son essai de perspective de 1636, quelques développements destinés aux "théoriciens" et d'autres purement géométriques - dont l'énoncé et la démonstration du célèbre théorème sur les triangles perspectifs - qui apparaissent, sans conteste, comme ayant été rédigés par Desargues [10 bis], [19], [21], [33]. Certaines remarques semblent suggérer que ces développements théoriques auraient pu être l'objet d'une première édition, en 1643, sous le titre de Livret de perspective, mais aucune preuve n'a pu en être donnée. En 1653, Bosse compléta cet ouvrage par un exposé de la perspective sur les tableaux et surfaces irrégulières, avec quelques applications à sa technique favorite, la gravure en taille douce. L'influence de Desargues apparaît encore, au moins dans la première partie de cet ouvrage, mais elle est moins directe que dans le traité de 1648. Par ailleurs, tout en continuant son activité de graveur et d'artiste, Bosse, à partir de 1648, enseigna la perspective suivant les méthodes de Desargues aux élèves de l'Académie royale de peinture et de sculpture. Il n'interrompra ce cours qu'en 1661 lorsque l'Académie, à la suite d'une longue et violente polémique dans laquelle Desargues intervint par une lettre à Bosse du 25 juillet 1657 [15], l'exclura de toutes ses fonctions. L'Académie condamnait ainsi implicitement l'emploi et la diffusion de la méthode de perspective de Desargues à laquelle elle avait apporté son patronage pendant 13 ans. Mais Bosse ne désarmera pas pour autant et continuera par ses écrits à mener une active propagande en faveur des idées de son maître. Quant à ce dernier, à partir de 1644, les témoignages concernant son activité scientifique et polémique sont beaucoup plus rares. En dehors de la " Reconnaissance " datée du 1er octobre 1647 [10] et des compléments géométriques insérés dans le traité de perspective de Bosse de 1648 [10 bis], seule une lettre de Descartes à Mersenne du 31janvier1648 mentionne son intervention dans les discussions menées alors par les physiciens parisiens sur la nature de l'espace barométrique 13 . En fait, il semble qu'à ce moment Desargues, sans rompre pour autant ses relations avec le monde scientifique parisien, avait alors abordé un autre aspect de son oeuvre, celui d'architecte et de praticien. Il n'y avait d'ailleurs pas de meilleure réponse à donner à ses adversaires qui l'accusaient de vouloir impo13. Descartes à Mersenne, 31 Janvier 1648 (Oeuvres de Descartes, t. 5, Adam-Tannery (éd.), 116; Correspondance du P. Marin Mersenne, vol. 16, 1986, 75-76).

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ser des règles impératives de travail dans des disciplines qu'il ne connaissait que de façon superficielle et théorique. Probablement, ainsi que l'affirme Baillet, avait-il déjà joué dans l'entourage de Richelieu un rôle de conseiller technique et d'ingénieur, mais sans pour autant prendre un contact direct avec les pratiques qu'il entendait réformer. Il semble que ce soit vers l'année 1645 qu'il ait amorcé une carrière nouvelle d'architecte, sans que l'on sache à quel moment il put se targuer du titre d'architecte des bâtiments du Roy, qui lui est donné dans un document notarial de 1659 [27]. Toujours est-il que cette activité nouvelle, amorcée à Paris, se poursuivit ensuite dans sa ville natale de Lyon où il revint fin 1648 ou début 1649, puis à Paris à nouveau, où il retourna en 1657 et séjourna jusqu'en 1661, année de sa mort. A Paris, divers auteurs attribuent à Desargues, en plus de quelques maisons et hôtels particuliers, plusieurs escaliers dont la structure complexe et l'aspect spectaculaire attestent de l'exactitude et de l'efficacité de ses procédés de trait de coupe des pierres. Il semble également qu'il ait collaboré, pour la réalisation de certains effets particuliers de perspective, avec le célèbre peintre Philippe de Champaigne [13, r, p. 37-39], [21, p. 62-63]. Dans la région lyonnaise, les créations architecturales de Desargues furent également assez importantes. En 1646, il fut consulté par les prévôts de la ville de Lyon sur les plans du nouvel hôtel de ville qui fut édifié entre 1646 et 1652 et partiellement détruit en 1674. Mais l'importance et le détail de sa participation personnelle dans cette dernière réalisation ne sont pas établis de façon aussi précise que ne semble l'indiquer une gravure d'époque 14 . Il participa également à la conception de plusieurs autres bâtiments publics ou privés, dont un hôtel particulier devenu "hôtel de l'Europe'', une maison sur trompe au Pont au Change, un perron sur la terrasse du château de Vizille, etc. [14], [16], [21, p. 63-64]. Si les réalisations de Desargues comme ingénieur semblent avoir été assez nombreuses, peu d'entre elles nous sont connues. Signalons toutefois le système d'élévation de l'eau qu'en 1626 il proposa aux autorités parisiennes avec son compatriote François Villette, mais dont on ignore s'il fut effectivement

construit [27]. Par contre, un système analogue, mais plus modeste, qu'il installa dans les environs de Paris, au château de Beaulieu, a été décrit et dessiné par Huygens en 1671. Il est fondé sur l'emploi, jusqu'alors inconnu, de roues épicycloïdales et servit plus tard de modèle à Ph. de La Hire pour la mise au point de son traité des épicycloïdes et de leurs usages en mécanique [21, p. 6465]. 14. G. Poudra [13, I, p. 39-40, 46-47, 51] publie les lettres échangées à ce sujet entre les prévôts de la ville de Lyon et les architectes J. Le Mercier et G. Desargues. Voir aussi M. Audin, La maison de ville de Lyon et ses transformations successives depuis l'année 1646, Lyon, 1914. La gravure mentionnée porte en effet le titre "Hôtel de Ville de Desargues, 1647 ".

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Pour compléter ce tableau rapide des diverses activités de Desargues, il faut encore mentionner l'enseignement particulier qu'il donna pour divulguer ses différents procédés graphiques, tant à Paris où, dès avant 1640, il avait formé plusieurs disciples, qu'à Lyon où Moreri signale" qu'il fut d'un grand secours aux ouvriers ... à qui il communiquait ses dessins et ses lumières, sans autre intérêt que celui d'être utile " 15 . Revenu à Paris dès 1657, Desargues participe à nouveau activement à la vie artistique et scientifique, soutenant son disciple Bosse dans ses démêlés au sein del' Académie royale de peinture et de sculpture [15], assistant à certaines réunions del' Académie de Montmor, telle celle du 9 novembre 1660 où Huygens le vit présenter un exposé sur le problème de la réalité du point géométrique et discuter âprement de cette question avec un contradicteur. C'est là d'ailleurs la dernière trace connue de son activité. L'ouverture de son testament faite à Lyon le 8 octobre 1661, permet seulement d'affirmer qu'il était alors décédé depuis quelque temps, sans qu'aucun autre document connu à ce jour permette de fixer la date et le lieu exacts de sa mort [21, p. 61-62], [27]. Géomètre aux idées profondément originales, nourri à la fois d'un sens aigu de la réalité spatiale, d'une connaissance des grandes oeuvres classiques beaucoup plus précise qu'il ne l'avoue et d'une familiarisation exceptionnelle avec l'ensemble des techniques de son époque, Desargues a su, dans son Brouillon project de 1639, introduire les principaux concepts de la géométrie projective [21 ], [33]. Malheureusement, alourdi par un vocabulaire trop original et par l'absence de symbolisme, diffusé dans un cercle trop restreint, cet essai n'obtint pas l'audience qu'il méritait. La disparition de l'oeuvre géométrique du principal disciple de Desargues, Blaise Pascal, et la vogue rapide de la géométrie analytique et du calcul infinitésimal ont empêché que le xvne siècle connaisse le renouveau de la géométrie dont il avait jeté les bases. Par ailleurs, ses quelques interventions connues dans d'autres domaines des mathématiques et de la mécanique attestent de sa parfaite maîtrise dans l'étude de tous les problèmes alors en discussion et font regretter qu'il n'ait rien publié à leur sujet. Enfin, dans le secteur des techniques graphiques, son apport est également de première importance. Entre Dürer et Monge, il marque une étape essentielle dans la rationalisation de l'ensemble de ces techniques, tant par les perfectionnements qu'il introduisit dans les divers procédés en usage que par son souci d'unité, de rigueur théorique et de généralité. Mais, dans ce vaste domaine également, ses innovations furent âprement contestées et souvent rejetées avec mépris, bien que le but profond de leur auteur ait été de réduire la tâche des praticiens, grâce à une collaboration plus étroite et plus confiante avec les théoriciens. Après cet accueil, souvent réservé et parfois malveillant qu'elle reçut à son époque et l'oubli presque total qu'elle connut ensuite, l'oeuvre théorique et 15. L. Moreri, Le grand dictionnaire historique ... , nouv. éd., vol. I, Paris, 1754, 297.

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technique de Desargues a été progressivement redécouverte et appréciée par les géomètres du xrxe siècle et par les historiens des mathématiques et des techniques. Ainsi, comme celle de tous les précurseurs, aux idées trop audacieuses pour leur époque, s'est-elle révélée beaucoup plus féconde par ses prolongements lointains que par ses répercussions immédiates 16 . Cette brève communication, présentée à Lyon, patrie de Girard Desargues, avait pour objet essentiel de rappeler l'importance exceptionnelle de !'oeuvre et de l'influence de ce savant, soucieux à la fois de rigueur théorique et d'efficacité pratique. Elle a permis également de situer les nombreuses lacunes qui demeurent quant à des aspects importants de sa vie, de sa carrière et de son oeuvre. Le nombre et la diversité des découvertes concernant Desargues réalisées au cours de ces dernières décennies [17], [20], [22], [26], [27], [28], [32] permettent d'espérer que des recherches approfondies menées dans des fonds d'archives insuffisamment explorés, voire dans des publications de faible diffusion, pourront conduire à de nouveaux succès. Il est probable en particulier qu'une prospection systématique des fonds d'archives publics et privés de la région lyonnaise pourrait apporter bon nombre d'éléments nouveaux concernant la vie et l'activité de ce savant si attaché à sa contrée natale. Un exemple de découverte récente faite dans cette voie permettra d'ailleurs de revenir, en conclusion, sur les relations amicales qui unissaient Desargues à son jeune disciple Blaise Pascal. En février 1640, un an à peine après la publication du Brouillon project de Desargues, Blaise Pascal, âgé de moins de 17 ans, fit paraître son Essay pour les coniques, où il se proclamait le disciple du géomètre lyonnais, " un des grands esprits de ce temps et des plus versés aux mathématiques, et entre autres aux coniques, dont les écrits sur cette matière, quoiqu'en petit nombre, en ont donné un ample témoignage à ceux qui en auront voulu recevoir l'intelligence ... "[30, p. 234]. Les relations entre les deux hommes furent malheureusement interrompues peu après par le départ de Pascal pour Rouen, dont il ne revint qu'au cours de l'été 1647. Desargues ayant à son tour quitté Paris en 1648 ou 1649, les deux géomètres furent de nouveau éloignés l'un de l'autre et lorsque Desargues regagna la capitale en 1657, Pascal, qui venait de terminer ses Provinciales et commençait à écrire ses Pensées, ne s'intéressait plus à la science que par intermittences. Sans nul doute, gardait-il cependant toute son amitié pour Desargues à qui il consacra une pensée d'apparence assez énigmatique : " La diversité est si ample que tous les tons de voix, tous les marchers, toussers, mouchers, éternuers ... On distingue des fruits les raisins, et entre eux tous les muscats, et puis Condrieu, et puis Desargues, et puis cette ente. Est-ce tout ? ... En a-t-elle jamais produit deux grappes pareilles ? ... 16. Cf [11, p. 80] : "Desargues peu connu ou oublié dans sa patrie, comme il arriva à Archimède, mais aimé et exalté par les étrangers ".

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Et une grappe a-t-elle deux grains pareils, etc ... " 17 . Dans un article publié en 1957 dans une revue locale [26], le chanoine Jacques Douillet de Vienne émit l'hypothèse que, dans cette "pensée", Pascal évoquait le souvenir d'une brève visite qu'il aurait faite à Condrieu à un moment où il avait pu apprécier la qualité et la diversité des raisins du domaine de Château-Grillet. Ayant tout d'abord établi que Desargues avait bien possédé cette propriété et qu'il l'avait conservée jusqu'à sa mort, l'auteur, après avoir comparé la chronologie des activités de Desargues à celle de Blaise Pascal, montre qu'en octobre 1652, Pascal, se rendant de Paris à Clermont-Ferrand, avait pu faire un détour pour rendre visite à son ami qui résidait alors à Lyon. De là à imaginer que Desargues ait alors emmené Pascal visiter sa propriété de Condrieu et apprécier la qualité de ses raisins, il n'y a qu'un pas que l'auteur n'hésite pas à franchir, d'autant qu'une tradition locale a transmis le souvenir, bien lointain certes, d'une nuit passée par Pascal dans la maison de ChâteauGrillet18. Ce n'est là qu'une hypothèse, mais celle-ci paraît assez plausible pour qu'aujourd'hui bon nombre de pascaliens l'admettent comme vraisemblable. Dans ce cas, la belle demeure de Château-Grillet, à peine transformée depuis le XVII° siècle, est un éclatant symbole de la profonde amitié qui s'était nouée entre deux des esprits les plus brillants du xvne siècle, Blaise Pascal et Girard Desargues. BIBLIOGRAPHIE

Les références les plus importantes sont signalées par des numéros entre crochets correspondants à ceux de la bibliographie. Celle-ci, conçue sous forme chronologique, est divisée en deux parties, la première consacrée aux éditions originales des principaux écrits de Desargues, la seconde aux rééditions de certaines de ses publications et aux études sur sa vie et son oeuvre. La plupart des références de détail peuvent être trouvées dans notre ouvrage [21] 2° éd., 1981. Cependant quelques points particuliers sont l'objet de notes spéciales dans le texte. I. PRINCIPALES PUBLICATIONS DE DESARGUES

Publiés à petit nombre d'exemplaires, la plupart des écrits de Desargues sont devenus très rares, voire introuvables ; ainsi des versions originales de certains d'entre eux n'ont-elles été redécouvertes que récemment (par exemple [3], [3 bis], [5]), ou ne l'ont-elles pas encore été (p. ex., [6 ?]). 17. Pascal, Oeuvres complètes... , t. 13, L. Brunschvicg (éd.), Paris, 1925, 40 (section 2, n° 114). 18. La qualité et le renom des raisins de Condrieu, confirmés au XVII 0 siècle aussi bien par Dalibray que par Boileau [26, p. 13-14] semblent s'être maintenus jusqu'à nos jours, ainsi que l'atteste le prix très élevé du vin blanc de Château-Grillet.

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Cependant, dès 1864, en utilisant des sources diverses, G. Poudra a réussi à rééditer la plupart de ces publications, mais de façon souvent incomplète, approximative ou incertaine [13]. Depuis lors, la plupart des écrits scientifiques importants de Desargues (en particulier [2], [3] et [3 bis], [5] et [10]) ont pu être réédités de façon satisfaisante à partir de leurs versions originales ; mais il n'existe pas encore d'édition critique de ses autres écrits. La liste suivante : [1] à [10], ne concerne que les textes essentiels ; une bibliographie plus complète est donnée dans [21] 2e éd., p. 66-74]. [1 ]. "Une méthode aisée pour apprendre et enseigner à lire et escrire la musique", dans M. Mersenne, Harmonie universelle, t. r, Paris, 1636, Livrer, prop. I, p. 332-342. Rééd. fac similé de l'ouvrage, Paris, 1963 et 1975. [2]. Exemple de l'une des manieres universelles du S.G.D.L. touchant la pratique de la perspective sans emploier aucun tiers point, de distance ny d'autre nature, qui soit hors du champ de l'ouvrage, Paris, mai 1636, 12 p., 1 pl. double. Rééd. dans [10, p. 321-334, pl. 150] et d'après cette réédition dans [13, r, p. 55-80, pl. r]; rééd. dans fac similé [33, p. 190-201, 146, 151]. [3]. Brouillon project d'une atteinte aux evenemens des rencontres du Cane avec un Plan, (Paris), 1639, 30+4 p. Rééd. dans [13, r, p. 103-230, pl. II-VII] d'après une copie manuscrite réalisée par Ph. de La Hire en 1679 et dans [21, p. 99-180] d'après la version originale pour le texte et la copie de Ph. de La Hire pour les figures. [3 bis]. Atteinte aux Evenements des contrarietez d'entre les actions des puissances ou forces, (Paris), 1639 2 p. et 2 p. pl. Rééd. dans [21, p. 181-184] d'après la version originale. [4]. Brouillon project d'exemple d'une maniere universelle du S.G.D.L. touchant la practique du trait à preuves pour la coupe des pierres en ! 'Architecture. Et de l'esclaircissement d'une maniere de reduire en petit pied en Perspective comme en Geometral, et de tracer tous Quadrans plats d'heures egales au Soleil, Paris, août 1640, 4 p., 5 pl. Rééd. dans [13, r, p. 305-358, 3 pl.] d'après la version originale pour le texte avec des figures reconstituées par Poudra ; fac similé partiel avec les 5 fig. originales dans [17]. [5]. Brouillon project du S.G.D.L., touchant une maniere universelle de poser le style et tracer les lignes d'un Quadran aux rayons du Soleil, en quelqu'onque endret possible, avec la Reigle, le Compas, l'equiere et le plomb, (Paris), (fin) 1640, 1 p. Rééd. dans [32] d'après un exemplaire de l'édition originale. [6]. Leçons de ténèbres ?, Paris, 1640? Oeuvre non encore retrouvée et d'existence incertaine. [7]. Bosse (A.), La pratique du trait à preuves de Mr Desargues, Lyonnais, pour la coupe des pierres en !'Architecture, Paris, 1643, 51-55: "Reconnaissance de Monsieur Desargues, Paris, ce 20 juillet 1643 ". Rééd. dans [13, 1, p. 469-478].

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[8]. Bosse (A.), La Maniere universelle de Mr Desargues, Lyonnais, pour poser l'essieu et acer les heures et autres choses aux cadrans au Soleil, Paris, 1643, 25-28 (l'e pagination) : "Reconnaissanc e de Monsieur Desargues, Paris, ce dernier septembre 1643 ". Rééd. dans [13, I, p. 479-485]. [9]. Récit au vray de ce qui a esté la cause de faire cet escrit, Paris, s.d. (1644), 38 p. Non réédité. Bibl. nat., Rés. V. 9033. [10]. Maniere universelle de Mr Desargues pour pratiquer la perspective par petit-pied, comme le Geometral. Ensemble les places et proportions des fortes et faibles touches, teintes ou Couleurs, Paris, 1648, 13-16 non numérotées: "Reconnaissanc e de Monsieur Desargues, Paris, ce 1er octobre 1647"; et p. 335-343 et 151-156v : Diverses propositions de perspective et de géométrie (non signées de Desargues). Rééd. dans [13, r, p. 486-493 et 401-422] et pour les seules propositions géométriques [21, p. 206-212] ; une traduction anglaise corrigée de ces propositions est donnée dans [33, p. 161-169]. Il. PUBLICATIONS ULTÉRIEURES D'ÉCRITS DE DESARGUES : ÉTUDES SUR SA VIE ET SON OEUVRE

Les références suivantes ([11] à [33]) signalent l'essentiel des études disponibles concernant la vie et !'oeuvre de Desargues. L'une de ces publications [13] réunit, mais de façon souvent imparfaite, l'ensemble des écrits de ce géomètre. D'autres ([15], [17], [19], [21 ], [22], [26], [27], [28], [30], [32], [33]) donnent l'édition critique de certaines de ses publications et de documents divers. D'autres, enfin, analysent certains aspects de sa vie ou de son oeuvre. [11 ]. Colonia (D. de), Histoire littéraire de la ville de Lyon, t. II, Lyon, 1730, 807 sq. [12]. Breghot de Lut (C.) et Pericaud (A.), Biographie lyonnaise.. ., ParisLyon, 1839, 89. [13]. Poudra (G.), Oeuvres de Desargues réunies et analysées... précédées d'une nouvelle biographie de Desargues, Paris, 1864, 2 vol. [14]. Montfalcon (J.B.), Histoire monumentale de la ville de Lyon, t. 2, Lyon, 1866, 226-233. [15]. Valentin (G.), "Zwei Briefe von Desargues und Bosse", Bibliotheca mathematica, 3e s., vol. 13, 1912-1913, 23-28. [16]. Audin (M.) et Vial (E.), Dictionnaire des artistes et ouvriers d'art du Lyonnais, t. I, Paris, 1918, 263. [17]. Ivins Jr (W.M.), "Two first editions of Desargues ", Bull. Metrop. Museum of Art, n.s., 1, New York, 1942, 33-45. [18]. Id., "A note on Girard Desargues", Scripta mathematica, vol. 9, 1943, 33-48. [19]. Id., "A note on Desargue's Theorem ", Scripta mathematica, vol. 13, 1947, 203-210.

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[20]. Moisy (P.), "Textes retrouvés de Desargues", XVIIe siècle, n° 11 (1951), 93-95. [21]. Taton (R.), L'oeuvre mathématique de G. Desargues. Textes publiés et commentés avec une introduction biographique et historique, Paris, 1951 ; 2e éd. mise à jour, Paris, 1981. [22]. Id., "Nouveaux documents concernant Desargues", Arch int. Hist. Sei., t. 4 (1951), 620-630, 8 pl. hors texte. [23]. Machabey (A.)," G. Desargues géomètre et musicien", XVII" siècle, n° 21-22 (1954), 396-402. [24]. Costabel (P.), "Note sur l'Annexe du Brouillon project de Desargues", Actes 7e Congrès int. Hist. Sei. Jerusalem, 1953, Paris, s.d. (1954), 309-315. [25]. Taton (R.), "La perspective et la géométrie dans !'oeuvre de Desargues", Mélanges Georges ]amati, Paris, 1956, 309-315. [26]. Douillet (J.)," Desargues, Pascal et les raisins de Condrieu", Bul. Soc. Amis de Vienne, Vienne, 1957, 16 p. [27]. Birembaut (A.), " Quelques documents sur Desargues '', Rev. Hist. Sei., t. 14 (1961), 193-204. [28]. Taton (R.), "Sur la naissance de Girard Desargues", Rev. Hist. Sei., t. 15 (1962), 165-166. [29]. Bottet (E.), "Le lyonnais Desargues et le miracle scientifique des années 1620 ", Tecnica, 3e année, n° 266, Lyon (1962), 10-18. [30]. Pascal (Blaise), Oeuvres complètes, II, Oeuvres diverses 1623-1654, J. Mesnard (éd.), Paris, 1970, 185-188, 220-231, 279-280, 298-299, 1102-1131. [31 ]. Taton (R.), "Desargues, Girard", Dict. of Sei. Biography, vol. 4, New York (1971), 46-51. [32]. Turner (A.J.), "Another lost work by Girard Desargues recovered ", Arch. int. Hist. Sei., vol. 34 (1984), 61-67. [33]. Field (J.V.) and Gray (J.J.), The geometrical Work of Girard Desargues, New York, 1987.

À LA REDÉCOUVERTE DES OEUVRES DE GIRARD DESARGUES

En conclusion et aussi comme annexe à la communication sur " Desargues et le monde scientifique de son époque " 1, il paraît utile de rappeler les étapes successives de la redécouverte et de la réédition des diverses publications scientifiques, techniques et polémiques du grand géomètre lyonnais. Pour évoquer plus commodément ces textes divers (brochures, fascicules ou simples affiches), déjà mentionnés pour la plupart dans l'exposé en question, nous utiliserons la numérotation chronologique introduite dans la " Bibliographie des oeuvres et des écrits de Desargues " de notre étude de 1951 [Taton 1951a], p. 67-73 2 . ALÉAS ET CIRCONSTANCES D'UNE" DISPARITION"

Certes, certains textes de Desargues, insérés dans des ouvrages d'autres auteurs, sont toujours demeurés accessibles dans les volumes, relativement courants, qui les contenaient. Tel est le cas des écrits n° 1 ("Art de bien chanter", inclus dans !'Harmonie universelle du P. Marin Mersenne de 16361637), n° 2 (Exemple de perspective, daté de mai 1636 et réédité dans le Traité de perspective de Bosse de 1647-1648), n° 11, 12 et 17 ("Reconnaissance de Monsieur Desargues '', insérée dans les traités de coupe des pierres (1643), de gnomonique (1643) et de perspective (1647-1648) de Bosse), enfin du n° 18, constitué de propositions géométriques ajoutées sous forme anonyme à la fin de ce dernier volume 3 . Mais la plupart des écrits du géomètre lyonnais, et en particulier les plus importants d'entre eux sur le plan de la géométrie théorique et pratique, sont rapidement devenus très rares, voire quasi introuvables. Certes, comme on l'a vu, Claude Mylon avant 1660, Grégoire Huret en 1670 et 1. R. Talon, dans Desargues en son temps, J. Dhombres et J. Sakarovitch (éds), Paris, A. Blanchard, 1994, 23-53, texte désigné ci-dessous par [Talon, 1994]. 2. Cette bibliographie est divisée en 5 parties. La première, à laquelle nous nous référerons le plus souvent, se rapporte aux " Oeuvres et écrits de Desargues publiés de son vivant " (p. 67-70, n° 1-19); la 2° (p. 70-71) aux trois ouvrages de Bosse inspirés par Desargues et à leurs traductions ; la 3° (p. 71-72) aux pamphlets dirigés contre Desargues et publiés de son vivant ; la 4e (p. 72-73) aux sources manuscrites concernant Desargues : et la 5° (p. 73) à la Correspondance de Desargues. Quelques compléments sont insérés dans les rééditions de 1981 et 1988. 3. Une édition critique commentée de tous ces textes sera donnée dans les Oeuvres complètes de Girard Desargues en préparation.

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Philippe de La Hire en 1679, avaient pu disposer du Brouillon project sur les coniques, voire de l'ensemble de l'oeuvre géométrique de Desargues, tandis que, de son côté, Leibniz, en 1676, prenait connaissance et tirait un large parti du Traité des coniques laissé manuscrit par Blaise Pascal et aujourd'hui disparu4. Mais il ne s'agissait là que de cas isolés qui ne semblent pas avoir permis une large diffusion aux idées nouvelles introduites par Desargues, bien que l'importance de l'oeuvre de ce dernier ait été rappelée en 1692 par Adrien Baillet dans sa biographie de Descartes et, en 1695, par Ph. de La Hire dans la préface de son célèbre Traité de mécanique5 . L'ensemble des écrits de Desargues semble d'ailleurs avoir été conservé avec soin par un modeste chanoine de Provins, l'abbé Claude Richer, qui en prépara même l'édition. En effet, en 1730, dans le tome 2 de son Histoire littéraire de la ville de Lyon, le Père D. de Colonia (1660-1741), évoquant avec beaucoup de chaleur la vie et l'oeuvre scientifique et architecturale de son illustre compatriote, nous a laissé un témoignage direct sur ce projet : " Les gens de Lettres apprendront ici avec plaisir qu'on va bientôt donner au Public une édition complète des ouvrages de M. Des Argues ... Monsieur Richer, chanoine de Provins, à la politesse* duquel je suis redevable de deux Mémoires curieux et détaillés sur les ouvrages de son ami Monsieur de Lagny, et sur ceux de M. Des Argues, sera, si je ne me trompe, l'éditeur de cet important ouvrage, qui intéresse singulièrement la ville de Lyon " 6. On ne peut que regretter que, par manque de place, le P. de Colonia n'ait pu insérer l'intégralité du mémoire concernant Desargues que le chanoine Richer lui avait adressé 7 . Mais il est encore plus a regretter que le projet d'édition élaboré par ce dernier ait été abandonné. Il est à noter que le mathématicien Thomas Fantet de Lagny (1660-1734), mentionné comme ami de C. Richer, était originaire de Lyon et que Richer assuma la publication de son dernier ouvrage: Analyse générale ou Méthodes nouvelles pour résoudre les problèmes de tous les genres et de tous les degrés 8 (Paris, 1733). Le chanoine de Provins était donc initié à la fois aux mathématiques et au travail d'édition; ce qui pouvait lui permettre de publier de façon satisfaisante les oeuvres de Desargues. Mais on ignore comment celles-ci étaient arrivées en sa possession et quelles furent les motivations de son projet et les raisons de l'échec de ce dernier9. Quant aux écrits de Desargues qui étaient en sa possession, ils semblent 4. [Talon, 1994], références citées dans les notes 120-123. 5. Sur Baillet, voir [Talon, 1951a], 7, 11, 12, 19, 57 et 60. Sur G. Huret, [Taton, 1994], notes 137-138. Quant à Philippe de La Hire, c'est en parlant d'une roue épicycloïdale qu'il avait reconstruite, qu'il signale que la première invention de celle-ci "était due à M. Desargues qui était un des plus excellents géomètres de notre siècle " (op. cit., préface, p. 10 non numérotée). 6. D. de Colonia, op. cit., t. 2. 808. 7. C'est ce que l'auteur affirme dans une note marginale appelée par le signe *. 8. Richer semble avoir apporté une contribution personnelle assez importante à ce volume qui constitue let. 11 des Mémoires de l'Académie royale des sciences depuis 1666 jusqu'en 1699. 9. Une recherche complémentaire serait à faire à ce sujet.

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être demeurés à Provins enfouis dans une bibliothèque dont la dispersion, intervenue un siècle plus tard, dans des circonstances demeurées assez obscures, permit à Michel Chasles, comme on le verra, de retrouver une partie des oeuvres scientifiques de Desargues 10 . PREMIÈRES ÉTAPES D'UNE REDÉCOUVERTE : DE BOSSUT À POUDRA

Mais avant d'en venir à cette redécouverte, il importe d'évoquer quelques faits intervenus entre-temps. Il s'agit tout d'abord de la réédition, en 1779, par Charles Bossut, dans le tome IV de son édition des Oeuvres de Blaise Pascal de l'Essay pour les coniques 11 de 1640, pratiquement oublié depuis lors. Il semble toutefois que ce n'est que quelques décennies plus tard que certains géomètres de l'école de Monge comprirent toute la valeur d'inspiration de ce texte qui, malgré son extrême concision et quelques erreurs d'écriture, posait en fait les bases de la nouvelle géométrie projective en cours d'élaboration 12 . Le vibrant hommage rendu par Blaise Pascal à son maître Girard Desargues et la citation qu'il donnait de son grand théorème sur l'involution amenèrent plusieurs de ces géomètres du début du XIXe siècle à rechercher la trace des écrits du géomètre lyonnais. Ainsi redécouvrirent-ils tout d'abord les textes insérés dans le Traité de perspective de Bosse de 1647-1648: d'une part la réédition de l'Exemple de perspective de 1636; et d'autre part les propositions géométriques placées en fin d'ouvrage, dont le célèbre théorème sur les triangles homologiques 13 . Quelques années plus tard, Jean-Victor Poncelet, en 1822, et Michel Chasles, en 1837, réussirent à tirer d'une analyse critique attentive de divers pamphlets dirigés contre l'oeuvre géométrique de Desargues quelques précieux fragments de son Brouillon project sur les coniques 14 de 1639. Telle était la situation en 1837 lorsque dans son Aperçu historique... Michel Chasles, après avoir évoqué les pamphlets de Beaugrand et de Curabelle, écrivait : "L'estime que mérite Desargues, qui a été jusqu'ici peu connu des biographes, nous a porté à entrer dans ces détails, espérant qu'ils pourront piquer la curiosité de quelques personnes, et les engager à rechercher des ouvrages originaux de cet homme de génie, et les pièces relatives a ses démêlés scientifiques. Sa correspondance avec les hommes les plus illustres de son temps, dont il partageait les travaux, et qui le voulaient tous pour juge de leurs ouvrages, serait aussi une découverte précieuse pour l'histoire littéraire de ce dix-septième siè10. Cf ci-dessous, note 19. 11. Paris, 1779, 1-7. 12. En tout premier lieu F.-J. Servais, Ch.-J. Brianchon et J.-D. Gergonne. 13. Il s'agit des p. 321-334 du Traité de perspective de Bosse et du texte n° 18 inclus dans ce même volume. 14. R. Bkouche, Desargues au XIX" siècle: l'influence d'un livre non lu, dans Op. cit., note 1, 207-217.

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cle qui fait tant d'honneur à l'esprit humain " 15 . Puis, après avoir cité les témoignages déjà mentionnés de Bosse sur les manuscrits de Desargues possédés par Cl. Mylon 16 avant 1660 et du P. Colonia sur le projet d'édition des oeuvres du géomètre lyonnais établi en 1730 par le chanoine Richer de Provins 17 , Chasles ajoute cette simple phrase : "Puisse un hasard heureux faire retrouver les manuscrits de Mylon, et les matériaux réunis pour l'entreprise de Richer ! " 18 . En fait, c'est Chasles lui-même qui profita de ce "hasard heureux''. En effet, en 1845 ce géomètre bibliophile découvrit chez un libraire parisien la copie manuscrite du Brouillon project sur les coniques (n° 3) réalisée en 1679 par Ph. de La Hire, copie malheureusement dépourvue de ses figures originales et de son annexe de mécanique (n° 3 bis). Il y trouva aussi un exemplaire imprimé du Brouillon project sur la coupe des pierres d'août 1640 (n° 4), mais sans aucune de ses planches. Chasles obtint que la Bibliothèque de l'Institut achète ces précieux écrits qui semblaient provenir d'une bibliothèque privée de Provins et, très probablement, des documents rassemblés au xvme siècle par le chanoine Richer 19 . Il s'efforça aussi, mais sans succès, de retrouver d'autres éléments de cet ensemble. De fait, cette recherche ne fut peut-être pas menée d'une façon assez approfondie et l'on peut espérer que certaines des pièces alors dispersées ne soient pas définitivement perdues et puissent un jour sortir de l'ombre. Quoi qu'il en soit, la découverte de Chasles fut relatée par lui-même et par l'auteur anonyme d'une notice publiée par le Magasin pittoresque 20 , et de nombreux savants et historiens des sciences souhaitèrent que les précieux écrits de Desargues ainsi retrouvés soient assez rapidement réédités.

LE REMARQUABLE TRAVAIL D'ÉDITION DE N.G. POUDRA

(1864)

C'est alors qu'intervint un ancien condisciple de Chasles à l'Ecole polytechnique, Noël-Germinal Poudra (1794-1894), professeur de géométrie descriptive à l'Ecole d'état-major qui entreprit parallèlement la préparation d'une Histoire de la perspective ancienne et moderne (Paris, 1864), comportant l'analyse d'une centaine de traités de perspective, et celle de 2 tomes 15. [Chasles, 1837], 333-334. 16. (Talon, 1994], notes 127 et 128. 17. Cf ci-dessns, notes 6-9. 18. [Chasles, 1837], 334. 19. [Chasles, 1845]. 20. Op. cit., note 19 ; article "Girard Desargues de Lyon", Magasin pittoresque, 17e année, 1849, 166-168.

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d'Oeuvres de Desargues réunies et analysées publiés 21 également en 1864. Cette dernière oeuvre qui rassemble tous les textes ou fragments d'écrits de Desargues que Poudra avait pu retrouver ou reconstituer, ainsi qu'une analyse des principaux ouvrages de Bosse et les diverses notices ou extraits de correspondances concernant Desargues alors connus, est restée très longtemps la source essentielle de tous les historiens qui se sont intéressés à l'oeuvre du géomètre lyonnais. Et, en attendant la publication attendue des Oeuvres complètes de Girard Desargues, elle mérite encore d'être consultée et utilisée, bien qu'avec prudence, pour l'étude de certains textes, peu nombreux il est vrai, non encore réédités. De toute façon, comme cette édition de Poudra constitue une étape importante dans la redécouverte des oeuvres de Desargues, il importe d'en préciser le contenu et d'indiquer la nature des documents qu'elle reproduit. Les textes ou extraits de Desargues lui-même étant réunis dans le tome r de l'édition de Poudra, nous nous bornerons à décrire ceux de ces écrits qui se trouvent republiés dans ce volume, sans toujours citer les commentaires et analyses de l'éditeur qui peuvent s'y rattacher. Il s'agit tout d'abord (p. 53-84 et pl. r) de l'Exemple de perspective (n° 2 de la liste), ou plutôt de sa réédition dans le traité de perspective de Bosse de 1647-1648, texte malheureusement, que Poudra republia avec un titre inexact (cf note 29). Vient ensuite (p. 103-230, 3 pl.) le Brouillon project d'une atteinte aux événements des rencontres du Cane avec un plan (n ° 3 et 3 ter), publié d'après le manuscrit de La Hire, retrouvé par Chasles en 1845, avec les figures dessinées par La Hire. Cet écrit est évidemment la partie la plus importante de l'édition de Poudra et, jusqu'en 1951, il demeura la seule source permettant d'étudier l'oeuvre principale de Desargues. Son texte, relativement complet et correct, intègre l'essentiel des 4 pages d'errata et de compléments que Desargues avait ajoutées aux 30 pages du corps principal22 . Malheureusement, La Hire n'avait pas inclus dans sa copie une importante annexe de 2 pages : Atteinte aux Evenements des Contrarietez d'entre les actions des puissances ou forces (n° 3 bis), dont Poudra ne put donner qu'un extrait cité par Beaugrand dans sa Lettre déjà mentionnée 23 . Le 3e texte édité par Poudra (p. 303-358, 4 pl.), d'après l'exemplaire de son édition originale retrouvé par M. Chasles, est le Brouillon project d'exemple d'une maniere universelle du S.G.D.L. touchant la practique du trait à preuves pour la coupe des pierres en l'architecture ; et de l 'esclaircissement... , Paris, août 1640 (n° 4) ; mais les figures originales étant manquantes, Poudra recons21. II ne semble pas exister d'étude d'ensemble de !'oeuvre de Poudra. Ses deux ouvrages cités ont été l'objet d'importantes analyses critiques par le géomètre italien Luigi Cremona, dans Il Politecnico (vol. 11, 1865, 103-108) etAnnali di matematica (vol. 5, 1864, 331-336). Voir aussi M. Chasles, Rapport sur les progrès de la géométrie, Paris, 1870, 303-309. 22. Cf [Talon, 1951a], 88-100. 23. [Poudra, 1864], II, 369.

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titua 3 planches qu'il inséra à la suite de celles du traité des coniques de 1639. Malgré ce défaut, l'édition de Poudra révélait non seulement les idées de Desargues sur le trait de la coupe des pierres, mais apportait également des compléments à la présentation de sa méthode de perspective, certains éléments de sa méthode de gnomonique et quelques précieuses réflexions épistémologiques et polémiques. Le 4e texte publié par Poudra (p. 385-392, 1 pl.) réunit des extraits du Brouillon project du S.G.D.L. touchant une maniere universelle de poser le style et tracer les lignes d'un cadran aux rayons du Soleil en quelque endroit possible, avec la règle, le compas, l'équerre et le plomb, Paris, 1640, (n° 6), insérés dans un écrit polémique anonyme : Examen de la maniere de faire des quadrants enseignée... par G.D.L., par un inconnu, 10 août 1641, pamphlet inclus dans les Advis charitables... de 164224 . Malgré le caractère peu sûr de la source utilisée, il est à noter que le texte édité par Poudra ne diffère que par une lacune dans le titre, l'absence de deux paragraphes et l'introduction de lettres majuscules aux points essentiels de la construction, du texte original retrouvé en 1984 et qui sera mentionné à la suite. Viennent ensuite une série de textes anonymes insérés dans la Perspective de Bosse de 1647-1648 à la suite de la réédition de l'Exemple de perspective de Desargues (p. 335-343 et pl. 151-156) : proposition fondamentale de la pratique de la perspective, autre fondement encore de la théorie de la perspective, ensemble du fort et du faible de ses touches ou couleurs ; fondement du compas optique ; et trois propositions géométriques (dont celle des triangles homologiques) avec leurs démonstrations (n° 18 de la liste)25 . Rappelons qu'il s'agissait là de textes déjà connus, mais complétés par des commentaires de Poudra (p. 399-435 pour l'ensemble). Enfin le dernier texte théorique édité par Poudra (p. 437-465) est également anonyme et extrait du Traité de perspective de Bosse de 1647-1648. Il s'agit d'une série de 8 p. avec les pl. correspondantes, numérotées de 141 à 148, extraite d'un Livret de perspective adressé aux théoriciens, publié semble-t-il, en 1643, où elle comportait la pagination 112 à 119, conservée partiellement26 . S'il n'est pas certain que ce texte ait été écrit par Desargues, il a au moins été rédigé sous sa direction. Les trois textes assez courts qui suivent, en partie polémiques (n° 11, 12 et 17), sont des" reconnaissances " (datées respectivement des 20 juillet 1643, 30 septembre 1643 et 1er octobre 1647) insérées par Desargues dans les trois traités de trait de la coupe des pierres, de gnomonique et de perspective, rédigés 24. Sur le détail de ces Advis charitables... , voir [Taton, 1951a], 72. 25. Il semble probable que certains de ces textes ont été écrits par Desargues lui-même et que d'autres l'ont été par Bosse, sur les instructions précises du géomètre. 26. Voir ci-dessous la note 60.

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par Abraham Bosse sur ses directives (p. 465-493 du tome Poudra).

I

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de l'édition de

Enfin ce volume renferme quelques extraits d'écrits polémiques de Desargues (n° 7, 8, 9, 15 et 19), tirés de différents écrits de ses adversaires (éd. de Poudra, r, 495-505). De ces divers écrits polémiques, plusieurs ont été retrouvés depuis lors (n° 9, 14, 16, et 19)27 et seront publiés intégralement dans les Oeuvres complètes de Desargues en préparation. Cette analyse de l'édition de Poudra, qu'il faudrait compléter par celle de nombreux documents réunis dans le tome II, révèle l'importanc e de l'effort de recherche documentaire, d'établissement de texte et de commentaire accompli par ce premier éditeur de Desargues. Elle montre également l'intérêt des textes nouveaux ainsi édités, en particulier le Brouillon project sur les coniques de 1639, le Brouillon project sur le trait de la coupe des pierres d'août 1640 et, bien que de façon plus imparfaite, le Brouillon project de gnomonique de 1640. Quant aux nombreux écrits réédités d'après les ouvrages de Bosse, ils ont pu ainsi être consultés et comparés plus aisément, en particulier les différents textes concernant la perspective qui s'échelonnent entre 1636 et 1647. " REDÉCOUVERTES " ULTÉRIEURES (DE

1885 À 1913)

Mais, comme toute entreprise de ce genre, la recherche entreprise par Poudra put être complétée et précisée, à mesure que des fonds de bibliothèques et d'archives de plus en plus nombreux étaient catalogués et explorés par des spécialistes des diverses branches de l'histoire intellectuelle du XVIIe siècle. En 1885, l'historien des mathématiques G. Enestrom apporta un premier complément à !'oeuvre de Poudra en découvrant un exemplaire de l'édition originale de l'essai de perspective de Desargues (n° 2 de la liste) à la Bibliothèque de la Scuola d'applicazione per gli ingegneri de Rome 28 . Peu après, en 1890, Paul Tannery signala l'existence à la Bibliothèque nationale de Paris d'un exemplaire de cette brochure 29 ; inséré dans un volume relié contenant également la Geostatica de Beaugrand de mai 1636 et le pamphlet publié au début de 1637 par G. de La Brosse contre cet écrit controversé de Beaugrand30 ; il est à noter 27. Ainsi qu'on le verra plus loin, les textes 9, 14, 16 ont été retrouvés en 1950 lors de la préparation de notre étude déjà citée [Tatou, 195la], le texte n° 19 l'ayant été dès 1912 par G. Valentin. 28. C.G. Enestriim, "Notice bibliographique sur un traité de perspective publié par Desargues en 1636 ", Bibliotheca mathematica (1885), 89-90. 29. [Tannery, 1890]. Tannery fait remarquer que la réédition donnée dans la perspective de Bosse de 1647-1648 porte le titre correct de l'édition originale, tandis que Poudra, bien qu'utilisant cette réédition, lui donne un titre inexact tiré du Thaumaturgus opticus du P. Niceron (Paris, 1646), titre repris fréquemment depuis. Mais Tannery commet à son tour une erreur en affirmant que la perspective de Bosse est de 1648, alors que certains exemplaires sont datés de 1647. 30. Sur Beaugrand, G. de la Brosse et la "querelle de la géostatique ", voir [Talon, 1994], notes 94-98. La réunion de ces trois opuscules est assez symptomatique.

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que cet exemplaire comporte une dédicace déjà mentionnée au savant néerlandais Isaac Beeckman31 . Depuis lors, plusieurs autres exemplaires de cet écrit de Desargues ont été retrouvés 32 . Tannery révéla également l'existence d'une " Méthode aisée pour apprendre à lire et à écrire la musique " due à Desargues et insérée sous son nom dans !'Harmonie universelle de Mersenne. Ce texte (n° 1 de la liste) est aujourd'hui aisément accessible dans les reproductions en fac-similé de l'ouvrage de Mersenne 33 . La redécouverte suivante, faite en 1904, ne concerne pas une oeuvre véritable de Desargues, mais une pièce de sa correspondance, une importante lettre scientifique adressée à Mersenne le 4 avril 1638 au sujet de la discussion intervenue entre Descartes et Fermat sur le problème des tangentes 34 . Cette lettre autographe, connue de Baillet, était conservée dans l'un des recueils de la correspondance de Mersenne (r, 253-255) qui, après divers avatars, fut acquis en 1833 par G. Libri. Ce dernier, avant de vendre ces volumes à Lord Asburnham vers 1850, en avait enlevé diverses pièces, dont celle-ci qui, vendue à part, ne figure donc pas dans les 3 recueils de lettres de correspondants de Mersenne acquis en 1888 par la Bibliothèque nationale de Paris auprès du fils de Lord Asburnham35 . Mais elle fut retrouvée en 1904 par Henri Brocard à la Bibliothèque municipale de Lyon où elle est actuellement conservée36 . Cette remarquable pièce est malheureusement très difficile à déchiffrer du fait de sa mauvaise écriture, des ratures et des additions introduites et surtout du vieillissement du papier et de l'encre utilisés. Elle a depuis été publiée à plusieurs reprises : en 1909 par Ch. Adam dans le t. XI des Oeuvres de Descartes, en 1912 par Ch. Henry dans let. IV des Oeuvres de Fermat, en 1913 par H. Brocard dans un opuscule consacré à Desargues, en 1951 dai;is l'étude de R. Taton sur Desargues, en 1962 par B. Rochot dans le t. 7 de la correspondance de Mersenne 37. Des fac-similés partiels en ont été donnés par H. Brocard et R. Taton38 . Bien que n'ayant pas été publiée du vivant de Desargues, cette lettre, 31. Texte cité par Tannery, [Tannery, 1890], 116-117; et repris par [Brocard, 1913], note 36, p. 2-3, et fac-similé, p. 15. Le problème posé par cette dédicace quant aux relations éventuelles de Desargues avec Beeckman est évoqué in [Taton, 1994], notes 34 et 41. 32. Signalons en particulier celui qui est relié à la suite de l'exemplaire personnel de Mersenne de son Harmonie universelle (Paris, Bibl. du C.N.A.M.) et celui que W.M. Ivins J' découvrit en 1942 au Metropolitan Museum of Art, relié avec trois autres oeuvres (cf ci-dessous, note 44). 33. Paris, CNRS, 1963, 3 vol., introduction de F. Lesure ; rééd., 1975. 34. [Talon, 1951a], 76-86. 35. Cf C. de Waard, "A la recherche de la correspondance de Mersenne", Rev. Hist. Sei., t. 2, 1948, 13-28. 36. [Brocard, 1913], spécialement, p. 3-5. C'est dans le tome 42 du Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France, publié en 1904, que H. Brocard découvrit (p. 211) la mention de cette lettre, conservée parmi les manuscrits de la Bibliothèque municipale de Lyon, sous la cote : fonds Charavay, n° 294. Depuis lors, ce précieux document est demeuré dans ce même dépôt. 37. On trouvera toutes ces références dans [Corr. Mersenne, 7], 146-157. 38. [Brocard, 1913], 15. [Talon, 1951c], fig. 2 et 3.

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par son importance scientifique, est un élément essentiel de son oeuvre, dont elle révèle un aspect jusque là insoupçonné3 9 . Quelques années plus tard, l'historien allemand G. Valentin découvrait à la Konigliche Bibliothek zu Berlin 40 , dans un recueil d'opuscules divers, deux lettres imprimées, l'une de Desargues à Bosse du 25 juillet 1657 (n° 19 de la liste) dont Poudra n'avait cité qu'une partie (t. r, 504) et l'autre lettre, de Bosse, datée du 16 septembre 1657. Il s'agissait de deux éléments d'une nouvelle phase des polémiques concernant l'originalité et la valeur de la méthode de perspective de Desargues et l'annonce par ce dernier d'un prix de 1.000 francs accordé à qui proposerait une méthode "plus universelle .. ., plus démonstrative, plus facile à concevoir, plus aisée à apprendre, plus sûre à retenir et plus prompte à effectuer par le commun de ses praticiens ", conditions difficiles à remplir, d'autant que la méthode en question devait être" admise et jugée telle par les savants à fond sur telle matière". La publication par G. Valentin de ces deux pièces 41 a d'autant plus d'intérêt que le recueil qui les contenait, disparu à la suite de la seconde guerre mondiale, n'a pas encore été retrouvé4 2 . La notoriété internationale du Brouillon project de Desargues sur les coniques s'est encore accrue grâce à la publication, en 1922, d'une version en langue allemande réalisée par Max Zacharias 43 . Cette traduction est enrichie d'une annotation très précise; par contre, elle a le double défaut d'être faite à partir du texte de Poudra et de traduire les démonstrations de Desargues en langage algébrique, en opposition avec la pensée profonde de l'auteur. NOUVELLE SÉRIE DE" REDÉCOUVERTE S" (DE

1942 À 1991)

C'est à la Bibliothèque du Metropolitan Museum of Art de New York qu'au début de 1942, l'historien de l'art américain Wiliam M. lvins J' réussit une nouvelle percée dans la redécouverte des oeuvres de Desargues. Examinant en effet les pièces d'une donation récente faite au Museum, il découvrit, reliées à la suite d'un exemplaire de la traduction française de Vitruve publiée par Jean 39. Desargues apparaît en effet dans cette lettre au courant des travaux les plus récents et des discussions en cours entre Descartes, Fermat, Roberval et d'autres sur les premières esquisses de calcul infinitésimal. Une brève allusion dans son écrit n° 4 d'août 1640 révèle son intérêt persistant à ce sujet. 40. Cette bibliothèque est aujourd'hui la Staats-bibliothek zu Berlin, Preussischer Kulturbesitz. Le P' E. Knobloch, a pu retrouver les cotes des imprimés reproduits par G. Valentin : ce sont deux parties(" Libr. impr. rar. 341 ",pour la lettre de Desargues et" id., 342" pour celle de Bosse) d'un " Miscellenband " qui malheureusement, semble avoir disparu lors de la seconde guerre mondiale (cf ci-dessous, note 42). 41. [Valentin, 1912-13]. 42. Le P' E. Knobloch m'ayant informé que, pendant la dernière guerre, de nombreux livres de la bibliothèque berlinoise avaient été transférés à la Bibliothèque universitaire Jagiellon de Cracovie, des recherches y sont entreprises afin de tenter de retrouver ces deux plaquettes. 43. [Zacharias, 1922].

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Martin en 1547, trois autres oeuvres : la première édition, de 1638, de La perspective curieuse... de Jean-François Niceron, l'Exemple de perspective daté de mai 1636 de Desargues et, fait beaucoup plus intéressant, le Brouillon project sur la coupe des pierres d'août 1640 de ce même auteur, avec ses 5 planches originales 44 . Malgré une erreur dans l'identification de l'une de ces planches, dont lvins convint par la suite 45 , la publication qu'il fit de cette découverte rendait caduques les planches de remplacement que Poudra avait jointes à son édition de ce texte très ardu et permettait d'amorcer une interprétation satisfaisante de sa partie technique. Le volume d'Oeuvres complètes de Desargues en préparation contiendra la première édition critique de ce texte dont une analyse précise est donnée dans ce volume par J. Sakarovitch. Quelques années plus tard, en 1950, la découverte de W.M. lvins J' se trouva confortée par une trouvaille similaire, celle d'exemplaires des éditions originales de ces deux mêmes oeuvres de Desargues, faite par un historien de l'architecture français, Pierre Moisy, dans les papiers d'un architecte jésuite du xvnc siècle, Charles Turmel, conservés à la Bibliothèque municipale de Quimper46. Ayant alors entrepris une nouvelle édition de l'essai de Desargues sur les coniques, j'avais engagé de patientes recherches pour tenter de retrouver un exemplaire de son édition originale. Mais si celles-ci avaient permis la découverte de deux textes de Desargues dont Poudra n'avait publié que quelques passages: les Six erreurs... de mai 1642 (n° 9 de la liste) et le Récit au vray ... de 1644 (n° 16), elles avaient échoué quant à leur objectif principal. Aussi, à mon grand regret, avais-je alors entrepris de baser mon édition sur la copie de Ph. de La Hire, déjà utilisée par Poudra. Cependant, entré en relations avec Pierre Moisy, je lui avais donné une description précise des différents écrits de Desargues encore inconnus, du moins dans leurs éditions originales. L'impression de la nouvelle édition en préparation était déjà assez avancée lorsque P. Moisy me signala qu'il venait de découvrir à la Bibliothèque nationale de Paris un exemplaire du Brouillon project sur les coniques, non catalogué et " perdu " au milieu d'un recueil de brochures concernant pour la plupart l'architecture au XVII" siècle. Ainsi se trouvait retrouvé dans sa version originale un texte recherché en vain depuis près de trois siècles par de nombreux mathématiciens et historiens 47 . 44. [Ivins, 1942]. Voir aussi [Ivins, 1943]. 45. Dans une lettre personnelle du 21mars1951, W.M. Ivins J' reconnaît en effet que, contrairement à sa première affirmation, la planche non numérotée reproduite p. 39 de son premier article n'appartient pas à !'Exemple de perspective, mais au Brouillon project sur la coupe des pierres et que la description bibliographique de ces deux essais donnée auparavant (p. 35) doit être modifiée dans le même sens. 46. P. Moisy, "Le recueil de plans jésuites de Quimper, nouvelle étude", Bull. de la Soc. d'Hist. de !'Art français, 1950, 71-sq. 47. Cf [Taton, 1951a] p. 90-93; P. Moisy," Textes retrouvés de Desargues", XVII' siècle, n° 11 (1951), p. 93-95; [Taton, 1951b].

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Cet imprimé, conservé aujourd'h ui à la Réserve de la Bibliothèque nationale de Paris 48 , correspond aux n° 3, 3 bis et 3 ter de la liste: 3 constituant le corps initial du Brouillon project; 3 bis, les 2 pages de son annexe de mécanique, inconnue jusqu'alo rs: Atteinte aux evenements des contrarietez d'entre les actions des puissances ou forces; 3 ter, 4 pages d'errata et de compléments aux deux textes précédents. Ces textes ont pu être publiés, les corrections et additions étant incorporées à leur place, dans l'édition alors en préparation [Taton, 1951], p. 99-184. Seules les figures, non réunies à l'exempla ire utilisé, ont dû être republiées d'après la copie manuscrite de Ph. de La Hire. Les facsimilés de certaines pages de titre ou de figures des documents ainsi retrouvés (n° 3, 3 bis, 3 ter, 9 et 16) ont été reproduits par ailleurs 49 . Après cette période de brillantes découvertes, un nouvel élément concernant l'oeuvre de Desargues fut révélé en 1961 par Arthur Birembaut50 . Il ne s'agissait pas d'une nouvelle publication, mais d'un document autographe, daté du 9 septembre 1626, par lequel Girard Desargues, associé à son compatriote lyonnais François Villette, proposait aux autorités de la ville de Paris l'édificati on de machines destinées à élever l'eau de la Seine, afin d'assurer l'alimenta tion en eau de la capitale. Bien qu'il semble que l'autorisa tion qui fut alors accordée n'ait pas eu de suite, cette pièce doit être considérée comme un élément concernant l'oeuvre technique de Desargues, encore très mal connue. On peut peut-être y rattacher le dessin, fait en 1671 par Ch. Huygens, d'un moulin à roue épicycloïdale construit par Desargues pour la maison de campagne du maréchal Sébastien de Pontault, à Beaulieu près de Marolles-en-Hurepoix, au sud-est de Paris. Huygens avait mentionné l'existenc e de cette pompe dans une lettre d'octobre 1671 publiée dans le t. 7 de ses Oeuvres51 . Mais ce n'est que dans le t. 22 de cette édition, publié en 1950 (p. 236), que ce dessin, conservé dans les papiers de Huygens à la Bibliothèque de l'Univers ité de Leyde, a enfin été reproduit. Il faut ensuite attendre 1984 qu'intervi enne une nouvelle découverte importante concernant !'oeuvre imprimée de Desargues. Il s'agit d'un exemplaire de l'édition originale du Brouillon project sur la gnomoniq ue trouvé par l'historien des sciences britannique A.J. Turner dans la collection Lewis Evans d'ouvrage s anciens sur la gnomonique, conservée actuellement au Museum of the History of Science d'Oxford 52 . Il s'agit d'une simple page de 60 lignes intitulée Brouillon project du S.G.D.L. touchant une maniere universelle de poser 48. Jusqu'à sa redécouverte par P. Moisy en 1951, cet exemplaire de l'édition originale du Brouillon Project sur les coniques de Desargues était conservé, non catalogué, parmi les brochures constituant le recueil factice n° Vp 1209 de la Bibliothèque nationale de Paris. Il est maintenant transféré à la Réserve de cette même bibliothèque sous la cote Rés. m V. 276. 49. Cf [Talon, 195lc], fig. 4-8. 50. [Birembaut, 1961]. Le document en question est publié et commenté p. 193-197. 51. Ch. Huygens à son frère Lodewijk, Paris, 29 octobre 1671, [Huygens, t. 7], 112. 52. [Turner, 1984].

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le style et tracer les lignes d'un Quadran aux rayons du Soleil, en quelqu'onque endret possible, avec la reigle, le compas, l'equiere et le plomb, qui, constituant le n° 6 de la liste, avait été incomplètement publiée par Poudra. Ce texte a été successivement édité dans sa version française originale et en traduction anglaise 53 . Sans que cela constitue à proprement parler une nouvelle étape dans la redécouverte de l'oeuvre de Desargues, il faut toutefois mentionner la publication, en 1987, par J.V. Field et J.J. Gray de The geometrical work of Girard Desargues54. Cet ouvrage contient, en plus de chapitres situant la place de l'oeuvre de Desargues dans l'histoire de la perspective, de la géométrie et de la gnomonique, la première traduction en langue anglaise du Brouillon project sur les coniques (n° 3 et 3 ter), de la perspective de 1636 (n° 2), des propositions géométriques de 1647-1648 (n° 18) et du Brouillon project de gnomonique (n° 6). Toutes ces traductions sont faites à partir des originaux - en particulier celle du texte sur les coniques - et, éventuellement, des éditions antérieures. Elles sont commentées et annotées55 . En appendices les auteurs donnent la traduction des principales annexes de l'édition française de 1951, le fac-similé de l'essai de perspective de 1636, divers index et une bibliographie. Depuis lors, les recherches entreprises en vue de la préparation du colloque international Girard Desargues et des Oeuvres complètes de Girard Desargues, dans le cadre de la célébration du 4e centenaire de la naissance du géomètre lyonnais ont déjà permis la mise à jour de nombreux documents nouveaux, dont la plupart, d'ordre biographique, n'entrent pas dans le cadre de cette présentation. Cependant, se rapportant directement à l'oeuvre de Desargues, deux de ces écrits, l'un imprimé, l'autre manuscrit, méritent d'être signalés. Il s'agit d'une part du dernier texte connu de Desargues (auquel nous donnerons le n° 20). Ces quelques lignes, insérées dans une brochure d'Abraham Bosse: Lettre du sr Bosse pour réponse à celle d'un sien ami, qui a désiré savoir ce qui s'est passé entre Messieurs de l'Académie royale de la peinture et sculpture et lui; depuis la lettre imprimée qu'il leur a envoyée... , se rapportent à la reprise de la polémique sur l'originalité de la méthode de perspective de Desargues, et à l'intervention anonyme des frères Chauveau, dont le mathématicien Jean-Baptiste56 , contre lesquels Desargues s'élève avec beaucoup de 53. [Turner, 1984], p. 62-67, pour le texte original en langue française : [Field & Gray, 1987], 69-143, pour la traduction anglaise. 54. [Field & Gray, 1987], x-237 p., 69 illustrations. 55. Les chapitres de commentaires et d'introductions correspondent aux p. 1-68, les notes, bibliographie et index, aux p. 202-237. Dans leur traduction commentée du Brouillon project sur les coniques et sur les propositions géométriques de 1647-1648, les éditeurs discutent, et modifient parfois, diverses interprétations données dans notre édition [Talon, 1951 ], ce qui les amène à corriger quelques erreurs de transcription. 56. Sur le mathématicien Jean-Baptiste Chauveau, cité avec éloges par Desargues dans son Brouillon project de 1639, voir [Talon, 1951a], notes 109, 111 et 112.

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virulence. Ce texte a été découvert en 1991 par Jean-Pierre Le Goff qui en assurera l'édition commentée. Il s'agit d'une part de l'original du privilège accordé par le Roi à Desargues et à Bosse le 3 novembre 1642 pour l'impression de leurs oeuvres et gravures57. Ce privilège, enregistré le 12 mai 1643, prolonge et développe celui qui avait été accordé à Desargues le 13 février 163058 et donne d'intéressantes précisions à ce sujet. Le texte original complet, beaucoup plus étendu que les extraits insérés dans les trois traités de Bosse inspirés par Desargues, a été établi par Guy Picolet qui en assurera prochainement la publication. VERS UNE NOUVELLE ÉDITION DES OEUVRES COMPLÈTES DE GIRARD DESARGUES

Cette brève esquisse chronologique de la redécouverte de l'oeuvre de Desargues montre à la fois l'importance et la qualité du travail réalisé par Poudra lors de la préparation de son édition des Oeuvres de Desargues, publiée en 1864 et l'amélioration considérable intervenue depuis lors dans notre connaissance des oeuvres originales du grand géomètre. Des 20 textes de natures très variées et d'importances très diverses qui ont été publiés, ou peuvent l'avoir été, les plus importants sont aujourd'hui connus dans leurs éditions originales. Deux exceptions sont toutefois à mentionner. Il s'agit tout d'abord des énigmatiques Leçons de ténèbres, mentionnées par certains auteurs contemporains, version nouvelle et simplifiée d'une étude d'ensemble des coniques, dont l'existence paraît aujourd'hui plus incertaine59 . Le second cas concerne un Livret de perspective adressé aux théoriciens, qui, après avoir été publié en 1643, fut ensuite partiellement reproduit dans le traité de perspective de Bosse de 1647-1648. La critique qu'en fait Curabelle fin 1643 dans son Examen des oeuvres du Sieur Desargues60 , montre que ce livret était alors disponible. Espérons qu'un jour prochain, des exemplaires de cette publication ainsi que, éventuellement, d'autres écrits de Desargues dont l'existence est encore insoupçonnée, pourront être découverts. 57. G. Picole! m'a indiqué qu'il existe en fait deux privilèges datés de ce jour et concernant l'un Desargues seul, l'autre Desargues et Bosse. 58. Cf [Talon, 1994], notes 16 et 17. 59. Cf [Talon, 1951a], 44-48, pour les principaux arguments en faveur de l'existence de ces Leçons de ténèbres. Par contre, le fait qu'aucune allusion n'y est faite, ni dans les ouvrages de Mersenne, ni dans les volumes publiés de sa correspondance, semble, au contraire, montrer qu'aucune publication de Desargues ne porte ce titre. 60. Le fait que ce" livret" a été effectivement publié en 1643 est attesté par diverses mentions dans le traité de perspective de Bosse de 1647-1648 (cf [Taton, 1951], 54, note 1). De plus, dans son Examen des oeuvres du sr Desargues, Paris, 1644, qui fut achevé d'imprimer le 29 décembre 1643, J. Curabelle lui consacre 6 pages (p. 70-76) d'attaques très dures commençant par la phrase très explicite suivante : " Il se voit un petit livre de Perspective dudit sieur Desargues, addressé au Théoriciens, imprimé en 1643, où il est à remarquer qu'outre les mauvais termes dont il se sert pour s'expliquer dans l'escrit de la planche 112 il y a manques & défauts aux planches 114.115 & leurs semblables ... ". Le fait que ce livret ait existé est donc très clairement démontré.

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L'expérience passée montre qu'aucune recette miracle ne permet d'aboutir à coup sûr dans de telles recherches, mais que celles-ci nécessitent, après un effort préalable de documentation, un travail de recherche patient et méthodique ; travail facilité par la révision, réalisée ou en cours, des catalogues des fonds anciens de différentes bibliothèques, mais qui doit être partiellement orienté vers l'examen attentif du contenu de certains volumes reliés du XVII° siècle et de divers recueils factices constitués après coup. L'expérience révèle également qu'une collaboration confiante entre historiens des sciences et spécialistes de l'histoire de l'art, de l'architecture ou des techniques a été à plusieurs reprises à l'origine de précieuses découvertes. En conclusion de ce panorama des étapes successives de la reconquête de l'oeuvre de Girard Desargues, on ne peut que souhaiter que l'édition des Oeuvres complètes de Girard Desargues actuellement en cours de préparation, sous la direction de Jean Dhombres et de Jean-Pierre Le Goff et l'active participation de différents spécialistes, puisse rendre autant de services et connaître le même succès que l'édition publiée en 1864 par Noël-Germinal Poudra. BIBLIOGRAPH IE GÉNÉRALE

A. Birembaut, "Quelques documents sur Desargues'', Revue d'Histoire des Sciences et de leurs applications, XIV (1961), n° 3, 193-204: [Birembaut, 1961 ]. H. Brocard, Analyses d'autographes et d'autres écrits de Girard Desargues ... , Bar-le-Duc, 1913 : [Brocard, 1913]. M. Chasles, Aperçu historique sur le développement des méthodes en géométrie, Bruxelles, 1837 ; 2e éd., Paris, 1875, 3e éd., 1889 ; rééd. Paris, Gabay, 1989: [Chasles, 1837]. Id.," Notes sur les ouvrages de Desargues", C. R. Ac. Sc., t. 20 (1845), 1550-1554: [Chasles, 1837]. J.V. Field et JJ. Gray, The Geometrical Work of Girard Desargues, New York, Springer-Verlag, 1987: [Field & Gray, 1987]. W.M. Ivins Jr., "Two first editions of Desargues'', Bull. of the Metrop. Mus. of Art, new serie, t. 1 (1942), 33-45 : [Ivins, 1942]. Id., "A note on Girard Desargues'', Scripta mathematica, t. 9 (1943), 33-48 :

[Ivins, 1943]. G. Poudra, Oeuvres de Desargues, réunies et analysées par Poudra, Paris, 1864, 2 vol. : [Poudra, 1864]. P. Tannery, "Sur un opuscule de Desargues", Bull. des se. math., 2e s., t. 14 (1890), ire partie, 248-250; Ibid.," Mémoires scientifiques ", vol. 6 (1926), 115-118: [Tannery, 1890]. R. Taton, L'oeuvre mathématique de G. Desargues, Paris, P.U.F., 2e éd., 1951, Paris, Vrin, 1981, 2e éd. révisée, Lyon, Delsol, 1988 : [Taton, 1951a]. Id., "Découverte d'un exemplaire original du Brouillon project sur les coniques de Desargues'', Rev. Hist. Sei., t. 4 (1951), 176-181: [Taton, 1951b].

LA REDÉCOUVERTE DES OEUVRES DE DESARGUES

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Id., "Documents nouveaux concernant Desargues", Areh. Inter. Hist. Sei., IV (1951) n° 16, 620-630 et 8 pl. h.-t. : [Taton, 1951c]. Id., "Desargues et le monde scientifique de son époque", Desargues en son temps, J. Dhombres et J. Sakarovitch (éds), Paris, A.Blanchard, 1993, 2353 : [Taton, 1994]. A.J. Turner, "Another lost work by Girard Desargues recovered ", Areh. Inter. Hist. Sei., vol. 34 (1984), 61-67 : [Turner, 1984]. G. Valentin, "Zwei Briefe von Desargues und Bosse", Bibliotheea mathematica, 3e s., t. 3 (1912-13), 23-28 : [Valentin, 1912-13]. M. Zacharias, Erster Entwurf eines Versuehs über die Ergebnisse des Zusammentreffen eines Kegels mit einer Ebene von G. Desargues, Paris, 1639, Aus dem Franzèisichen übersetzt und herausgegeben von M.Z. Leipzig, "Ostwald's Klassiker ", 1922, 87 p. in 12 : [Zacharias, 1922].

L'ESSAY POUR LES CONIQUES DE PASCAL

Première oeuvre imprimée de Blaise Pascal, l'Essay pour les Coniques est aussi la seule étude de géométrie élémentaire publiée de son vivant par l'auteur des Pensées. De ce seul fait, et malgré sa sécheresse volontaire, cette esquisse de jeunesse mériterait déjà un examen attentif. Mais aux yeux des historiens de la géométrie, cette brève suite de définitions, de lemmes, de problèmes et d'études à entreprendre, présente un intérêt exceptionnel. Cette simple page, imprimée sous forme d'affiche, contient en effet le premier énoncé du célèbre théorème de Pascal sur l'alignement des points d'intersection des 3 couples de côtés opposés d'un hexagone inscrit dans une conique, ainsi que l'esquisse du plan d'une étude projective des coniques, faite à partir de ce théorème. Certes, après la publication de ce premier plan de travail, Pascal n'interrompit pas ses recherches de géométrie ; tout au contraire, il semble qu'il ait poursuivi cette étude tout au long de sa vie, rédigeant un traité d'ensemble, le Conicorum opus completum, dont le manuscrit, pratiquement au point, fut entre les mains de Leibniz en 1676 1 . Malheureusement ce traité est aujourd'hui perdu et, pour juger de son orientation et de son importance, nous ne disposons, en dehors de l'Essay pour les Coniques qui peut en être considéré comme une première esquisse résumée, que de quelques documents en fait assez réduits. Il s'agit, d'une part, d'une "Adresse" que Pascal envoya en 1654 à la" célèbre Académie parisienne de Mathématiques" et où il donne le thème de divers travaux scientifiques qu'il a entrepris2 et, d'autre part, de quel1. Voir le plan de ce traité dans la lettre de Leibniz à Périer du 30 août 1676. (Oeuvres de Pascal, éd. Brunschvicg-Boutroux, t. II, 220-224). Pour simplifier les références les plus fréquentes, nous adopterons dans la suite des notes les abréviations suivantes : Oeuvres de Pascal, éd. Bossu!, Paris, 1779, 5 vol. : Bossu!. - Oeuvres de Pascal, éd. Brunschvicg-Boutroux, Paris, 14 vol. : Oe. Pascal. -P. Humbert, L'oeuvre scientifique de Blaise Pascal, Paris, 1947 : Humbert. -Oeuvres de Desargues, éd. Poudra, Paris, 1864, 2 vol. : Poudra. -L'Oeuvre mathématique de G. Desargues, éd. R. Taton, P.U.F., Paris, 1951: Desargues. 2. De ce fragment, il nous reste une copie de Leibniz, conservée à la Bibliothèque de Hanovre (Leibniz-Handschriften, Abt. : 35 Mathematica, vol. XV, 1, f° 2). Son texte, latin, a été publié pour la première fois par Bossu! (Bossut, t. IV, 408-411); il est reproduit, annoté, dans Oe. Pascal (t. III, 305-311) et se trouve commenté dans Humbert (41-42, 187-191). Une traduction française en est donnée dans la nouvelle édition des Oeuvres complètes de Pascal (" Bibliothèque de La Pléiade", N.R.F., Paris). Pascal y annonce, entre autres, 6 traités géométriques relatifs aux cercles tangents, aux contacts sphériques, aux constructions de coniques à partir de 5 éléments (pris à volonté parmi 5 points et 5 tangentes), aux lieux plans (droites et cercles), à la théorie complète des coniques fondée sur le théorème de l'hexagone inscrit et à la perspective. Aucun de ces traités ne semble avoir été imprimé et aucun manuscrit ne nous en reste.

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ques notes prises par Leibniz au cours de son examen du manuscrit de Pascal et du brouillon de la lettre par laquelle il annonçait aux frères Périer, héritiers de Pascal, le renvoi du manuscrit que ceux-ci lui avaient obligeamment prêté 3 . Ces divers fragments ne donnent qu'une idée très imparfaite du contenu du traité géométrique à la mise au point duquel Pascal avait consacré une si grande part de son temps. De ce fait, l'Essay pour les Coniques, seule esquisse véritablement authentique de cette oeuvre, garde à nos yeux une importance certainement beaucoup plus grande que celle qu'il aurait si nous possédions l'intégralité de celle-ci. Sur l'origine de cet écrit de jeunesse, nous n'avons également que des renseignements assez vagues. La soeur de Pascal, la future Gilberte Périer, nous a laissé le récit des premiers contacts du jeune Blaise avec la géométrie4. Mais la redécouverte systématique des premières propositions des Eléments d'Euclide par un garçonnet de 12 ans qui n'en aurait reçu aucune lueur extérieure, semble bien improbable, et la version donnée par Tallemant des Réaux 5 et qui ramène cet apprentissage à une lecture faite à l'insu de son père, et sans aucune aide, des 6 premiers livres d'Euclide est beaucoup plus vraisemblable. Toujours est-il qu'au début de 1636, le jeune Blaise Pascal, âgé de 12 à 13 ans, a pris avec la géométrie un premier contact qui a éveillé en lui une vocation qui se maintiendra tout au long de sa vie. Il commence bientôt à fréquenter aux côtés de son père, Etienne Pascal, amateur éclairé de mathématiques, les réunions scientifiques où le P. Mersenne groupe chaque semaine les principaux savants de la capitale, réunions où se discutent les problèmes scientifiques les plus divers que soulèvent les oeuvres nouvellement parues ainsi que les mémoires et les nombreuses lettres que le célèbre Minime reçoit de ses différents correspondants. Philosophie, musique, physique, astronomie, se trouvent discutées dans ces réunions au même titre que les branches les plus diverses 3. Les fragments des manuscrits de Leibniz qui se rapportent à l' oeuvre géométrique de Pascal sont contenus dans les vol. XIV et XV des" Leibniz-Handschriften (Abteilung 35 : Mathematica)" de la Bibliothèque de Hanovre. La liste suivante précise leurs numéros dans le Catalogue critique des manuscrits de Leibniz, 2e cah., éd. A. Rivaud, Poitiers, 1914-24, leur pagination dans les volumes de manuscrits de Leibniz et, éventuellement, la référence de leur édition dans les Oeuvres de Pascal, éd. Brunschvicg-Boutroux (Oe. Pascal) : N° 978 (vol. XIV, 1, f° 302). Brouillon du reçu délivré par Leibniz aux frères Périer pour le prêt des cahiers 4 à 6 des ouvrages géométriques de Pascal, daté de Paris, 4 juin 1675. N° 1292 (vol. xv, f° 12). Enoncé du théorème de l'hexagramme mystique avec notes et fig. (Oe. Pascal, II, 232-233). N° 1496 (vol. XV, 1, f° 1). Conica Pascaliana (Oe. Pascal, II, 229-231). N° 1497 (vol. XV, 1, f° 10). Citation de Desargues extraite des Coniques de Pascal. N° 1498 (vol. XV, 1, f° 11). Coniques: titres et état des manuscrits de Pascal (Oe. Pascal, II, 227-228). N° 1499 (vol. XV, 1, f 0 4-9): Generatio conisectionum (Oe. Pascal, II, 234-243). Trad. française dans Pascal, Oeuvres complètes (Paris, N.R.F. (La Pléiade), nouv. éd., 1954, p. 1382-1387). N° 1500 (vol. XV, 1, f 2): Pascalii fragmentum: copie du placard de Pascal " Celeberrimae Matheseos Academiae Parisiensis " (Oe. Pascal, III, 305-308). Trad. française dans Pascal, Oeuvres complètes (Paris, N.R.F. (La Pléiade), nouv. éd., 1954, 1402-1404). N° 1501 (vol. XV, 1, f° 13). Extrait d'un fragment (inédit). N° 1506 (vol. XV, 1, f 3). Brouillon de la lettre de Leibniz à Périer du 30 août 1676, lui annonçant le renvoi des manuscrits de Pascal (Oe. Pascal, II, 220-224). 4. Oe. Pascal, t. I, 53-56. 5. Tallemant des Réaux, Historiettes, 188-189: Le president Paschal et son filz. 0

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des mathématiques. Parmi les problèmes mathématiques qui s'y trouvent soulevés, l'intérêt de la plupart des participants se porte vers deux secteurs de cette science qui font naître alors les espoirs les plus vifs : le calcul des indivisibles en plein développement et "l'application de l'algèbre à la géométrie", branche nouvelle de la science dont Descartes révèle toute la puissance dans sa Géométrie de 1637. La géométrie pure n'intéresse guère que deux savants de l'Académie, Claude Mydorge, géomètre qui travaille dans la tradition d' Apollonius, et Girard Desargues, savant à l'originalité quelque peu déroutante, qui rêve de refondre à la fois la théorie des coniques et l'ensemble des techniques graphiques, de la perspective aux tracés des tailleurs de pierres et des constructeurs de cadrans solaires. Mydorge, qui termine un traité des coniques de forme classique, enrichi d'assez nombreux apports personnels 6, ne réussit ni à exciter durablement l'intérêt des autres savants, ni à les déconcerter. Par contre, Desargues, dont la large culture et la profondeur de vues sont justement appréciées dans les discussions générales, apporte dans ses travaux personnels 7 une originalité de conception et d'exposition qui étonne et déroute la plupart des habitués des réunions de l'Académie du P. Mersenne. Ceux-ci n'y voient qu'un fatras de théories ambitieuses, plus ou moins correctes, exposées dans un style confus et prétentieux. En dehors du P. Mersenne qui, estimant hautement l'intelligence de Desargues, apprécie ses essais, de confiance, sans en saisir la portée, et de deux des plus grands mathématiciens de l'époque, Descartes et Fermat, qui, tout en jugeant équitablement les travaux du géomètre, ne peuvent guère s'y intéresser de par la tournure même de leur esprit et de leurs préoccupations, il semble que Desargues n'ait trouvé qu'un seul auditeur pour apprécier les idées fondamentalement nouvelles qu'il introduit dans le domaine de la géométrie et de ses applications. Et cet auditeur n'est autre que le benjamin de l'assemblée, le jeune Blaise Pascal. Non seulement cet adolescent comprend l'intérêt d'une étude unitaire des coniques telle que Desargues l'entreprend à l'aide de considérations projectives, mais il tente bientôt de reprendre lui-même cette étude par une autre voie, celle qu'annonce son Essay de 1640. Quelles furent les relations exactes de Pascal et de Desargues au 6. Claude Mydorge (1580-1647) a publié un traité des coniques en deux parties (Paris, 1631 et 1639) et a laissé un manuscrit géométrique qui a été étudié par Ch. Henry (Bull. di Bibl. et Star. d. Sc. mat. e fis., t. XVI, 1883, 514-544). 7. Voir à ce sujet notre ouvrage, L 'oeuvre mathématique de G. Desargues, Paris, P.U.F., 1951 (abrév. Desargues). Les premières oeuvres publiées par Desargues sont: Exemple d'une manière universelle du S.G.D.L., petit livret de perspective publié en 1636 (Poudra, t. I, 55-84) et le Brouillon project d'une atteinte aux esvenemens des rencontres du Cane avec un Plan, son oeuvre essentielle qui brosse une étude projective des coniques par l'intermédiaire de la transformation par involution et de la perspective (Poudra, t. I, 103-230, Desargues, 99-184). Cette dernière oeuvre, d'une originalité et d'un intérêt exceptionnels, a contribué dans une large mesure à orienter les recherches et les travaux du jeune Pascal qui s'en est largement inspiré dans son Essay. Par contre, elle ne semble pas avoir eu d'autres répercussions immédiates et ce n'est que dans les premières oeuvres de Philippe de La Hire (1672 et 1673) que !'on retrouvera des traces très nettes de la méthode de Desargues (cf'. notre article : " La première oeuvre géométrique de Philippe de La Hire", Rev. Hist. Sei., t. VI (1953), 93-111.

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cours de la période où le jeune homme prépare la rédaction de son plan de travail ? Aucun élément précis ne nous permet de répondre à cette question. Le seul fait certain est qu'au témoignage même de Pascal, l'oeuvre de Desargues lui a servi d'inspiratrice et de modèle ; mais nous ignorons s'il reçut des conseils plus précis relatifs au contenu et à la forme de son essai. Desargues futil l'un des membres de l'Académie Mersenne qui, aux dires de Mme Périer8 , encouragèrent le jeune Pascal, au cours de l'hiver 1639-1640, à publier ses découvertes ? Le fait semble très vraisemblable car Desargues était la personne la mieux qualifiée pour apprécier l'intérêt des travaux de son jeune disciple et il ne pouvait qu'être flatté de voir publier un écrit où ses mérites se trouvaient hautement reconnus. D'ailleurs il semble que les rapports entre les deux géomètres soient toujours demeurés très confiants9 . Après ces quelques indications malheureusement très fragmentaires sur l'origine de l'Essay pour les Coniques, abordons maintenant l'étude de ce texte. Nous nous limiterons d'ailleurs à des remarques assez générales, le détail même de l'oeuvre se trouvant éclairé par son texte que nous rééditons à la suite et par les notes que nous lui avons adjointes.

L'Essay pour les Coniques dont il nous reste encore deux exemplaires 10 se présente sous la forme d'une petite affiche de format 35 x 43 cm, imprimée d'un seul côté, et ne portant aucune indication d'imprimeur. Cette dernière particularité est certainement due à ce que cette affiche, tirée à 50 exemplaires, était uniquement destinée à être distribuée aux amis de Pascal et à certains correspondants de Mersenne. Cette diffusion très réduite explique que ce texte soit resté ignoré de nombreux géomètres du xvne siècle et qu'il n'ait pas été inséré dans les éditions des oeuvres de Pascal antérieures à celle de l'abbé Bossut 11 . Suivant un usage assez répandu à l'époque, la signature de l'auteur se limite aux deux initiales B.P. ; ceci peut aussi s'expliquer par le fait que Pascal ne considérait son essai que comme une première esquisse destinée surtout à sonder les réactions que susciterait l'étude plus étendue qu'il préparait. Le texte lui-même se compose de 3 définitions générales, suivies des 3 lemmes qui doivent servir de base au futur traité des coniques, puis d'un pro8. Oe. Pascal, 1, 56-57. Mme Périer qui fait de cet essai des louanges quelque peu exagérées, affirme à tort que" cet ouvrage n'a jamais été imprimé". Cette erreur provient très certainement d'une confusion avec le grand "Traité des coniques", resté inédit et perdu depuis lors. 9. Cf Desargues, 35-36. 10. L'un de ces exemplaires est conservé à la Bibliothèque nationale, dans un des recueils d'Ecrits de Pascal (Rés. V 859, l'e pièce). Le second, qui se trouve dans les manuscrits de Leibniz à la Bibliothèque de Hanovre (Abt. 35, vol. XV, 1, f 1), était joint au manuscrit du grand traité que consulta Leibniz. Des fac-similés en sont donnés dans Oe. Pascal (t. II, 252) et dans Humbert (planche v). 11. Bossut, t. IV, 1-7. Les éditions ultérieures des Oeuvres de Pascal ont presque toutes reproduit le texte de cet Essay, d'après l'original; le texte de l'édition Bossu! est plus correct que celui de la plupart d'entre elles (cf Oe. Pascal, II, 252-259), Bossu! ayant corrigé dans le texte et les figures un certain nombre d'erreurs d'impression que les commentateurs ultérieurs n'ont pas toujours rectifiées. 0

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gramme d'ensemble très schématique d'où l'auteur extrait 5 énoncés de théorèmes destinés à donner une idée assez précise de la généralité de sa méthode, et quelques exemples de problèmes qu'il doit traiter. Annonçant qu'il possède encore d'autres" problèmes et théorèmes", et plusieurs conséquences des précédents, il sollicite enfin l'avis de ses lecteurs sur l'intérêt de l'oeuvre dont il a esquissé les lignes générales, La première définition est celle des " ordonnances " de lignes (faisceaux de droites) que Pascal tire du Brouillon project de Desargues 12 et qui associe le cas des faisceaux de droites parallèles à celui des droites concourantes. Notons seulement l'expression "ordre de lignes" que Pascal semble lui préférer. La seconde définition, celle de " section de cône '', montre que Pascal entend traiter les coniques dans leur ensemble, associant le cas particulier du faisceau de deux droites au cas général. S'il distingue en apparence le cas du cercle de celui de l'ellipse qui l'englobe, c'est uniquement pour faciliter l'exposé ultérieur où les propriétés projectives, démontrées sur le cas particulier du cercle, se trouveront ensuite étendues par perspective au cas général. La définition 3 n'apporte qu'une simple précision de langage. Le premier lemme n'est autre que le théorème sur l'hexagone de Pascal, énoncé dans le cas du cercle et sous une forme un peu différente de celle que nous lui donnons aujourd'hui. Le second lemme est un théorème de géométrie de l'espace très élémentaire. Le 3e lemme étend le théorème de l'hexagone à une conique quelconque. Pascal annonce ensuite vouloir déduire de ces lemmes et de leurs conséquences un traité complet des coniques : propriétés des diamètres et côtés droits (paramètres), des tangentes, problèmes de détermination et de construction envisagés de façon très générale. Comme illustration du caractère plus " universel " de sa méthode, il énonce ensuite 5 théorèmes. Renvoyant pour le détail de ceux-ci aux notes explicatives, nous nous bornerons pour l'instant à les caractériser rapidement en langage moderne. Le premier de ces théorèmes affirme l'égalité des rapports anharmoniques des faisceaux de droites joignant deux points quelconques d'une conique à 4 points donnés sur cette même courbe. Le second théorème comprend plusieurs propositions: le théorème dit de Pappus sur l'égalité des rapports anharmoniques des groupes de points déterminés sur deux sécantes par un faisceau de 4 droites, le théorème classique dit de Ménélaus (ou de Ptolémée) sur les rapports des segments déterminés par une sécante sur les côtés d'un triangle et enfin un cas particulier du théorème dit de Carnot sur les rapports des segments déterminés par une conique sur les 3 côtés d'un triangle. Le troisième théorème, extension du précédent, et autre cas particulier du théorème dit de Carnot, exprime la relation à laquelle satisfont les segments déter12. Cf Desargues, 100.

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minés par une conique sur les côtés d'un quadrilatère. La 4c proposition est le célèbre théorème de Desargues sur l'involution déterminée sur une sécante quelconque par une conique et les côtés d'un quadrilatère inscrit. Enfin, le théorème V, mal interprété par la plupart des commentateurs, équivaut aux équations classiques des coniques à centre rapportées à deux diamètres conjugués. Pascal indique enfin quelques problèmes de construction qu'il peut traiter par sa méthode : construction des tangentes à une conique passant par un point donné, détermination des diamètres conjugués faisant entre eux un angle donné, détermination de deux diamètres connaissant leur rapport et leur angle. Il est évidemment difficile de juger de l'oeuvre qu'il projetait d'après cette esquisse si incomplète, ne comportant aucune démonstration. Cependant il est manifeste que Pascal entend construire son traité par une méthode unitaire dont l'idée fondamentale est suggérée par l'ordre dans lequel sont énoncés les lemmes. Le théorème qui servira de base à l'édifice tout entier est celui qui se trouve énoncé au lemme 3 (théorème de l'hexagone inscrit dans une conique). Le lemme 1 n'en est qu'un cas particulier qui se démontre aisément par voie élémentaire, le lemme 2 sert d'intermédiaire pour le passage par voie projective du lemme 1 au lemme 3. Le rôle fondamental que Pascal confère à son célèbre théorème nous est confirmé par le témoignage de Mersenne qui affirme que Pascal en avait déduit 400 propositions différentes couvrant l'ensemble de la théorie des coniques 13 , par le témoignage ultérieur de Pascal lui-même 14 et par certains passages des notes de Leibniz 15 . L'effort d'axiomatisation entrepris depuis les dernières décades du xrxe siècle a permis, sinon de reconstituer le plan détaillé de ce traité disparu, du moins d'en comprendre l'inspiration, compte tenu de la place exceptionnelle qu'occupe le théorème de Pascal dans la théorie des coniques. Quant aux théorèmes eux-mêmes choisis à titre d'exemples, on peut penser, soit que, démontrés facilement dans le cas du cercle, ils ont été ensuite étendus 13. " Unica propositione universalissima, 400 corol!ariis armata, integrum Apollonium complexus est" (Mersenne, Cogitata Physico-mathematica, Paris, 1644, Préface). En mars 1648, Mersenne écrit à Constantin Huygens : " Si votre Archimède [son fils Christiaan] vient avec vous [à

Paris], nous lui ferons voir un des plus beaux traités de géométrie qu'il ait jamais vus, qui vient

d'être achevé par le jeune Pascal. C'est la solution du lieu de Pappus ad 3 et 4 lineas qu'on prétend ici n'avoir pas été résolu par M. des Cartes en toute son étendue. Il a fallu des lignes rouges, vertes et noires pour distinguer la grande multitude des considérations ... Votre Archimède verra l'invention du dit Pascal pour supputer sans peine et sans rien savoir " (Oeuvres complètes de Huygens, t. I, 83). 14. Dans son Adresse à l'Académie parisienne de 1654, Pascal annonce en effet "!'oeuvre complète des coniques comprenant et les Coniques d'Apollonius et d'innombrables autres résultats, par une seule proposition, ou presque ; invention que j'ai faite quand je n'avais pas encore atteint l'âge de 16 ans, et que plus tard j'ai mis en ordre". 15. Le plan de l'ouvrage de Pascal, tel que Leibniz le donne dans sa lettre à Périer, montre en effet qu'une partie de !'oeuvre était consacrée à l'étude des conséquences directes du théorème de l'hexagone, et que plusieurs autres chapitres (études des pôles et polaires, problèmes de constructions, étude du problème de Pappus, etc.) étaient fondés sur l'emploi systématique de ce théorème.

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par projection au cas général, soit qu'ils ont été déduits du théorème de l'hexagone inscrit. Dans leur majorité ces théorèmes ne sont d'ailleurs pas originaux. Le premier est une conséquence assez directe du théorème de Desargues. Le second comprend deux propositions alors très connues ; mais sa dernière partie et le théorème 3, cas particuliers du théorème dit de Carnot, sont peut-être plus originaux, quoique leur application au cas particulier du cercle soit très élémentaire. Le théorème 4, tiré directement du Brouillon project de Desargues, donne à Pascal l'occasion de rendre un vibrant hommage à son maître; enfin le théorème 5 se trouve déjà sous une forme voisine dans Desargues, voire même dans Apollonius. Le jugement que l'on peut émettre sur un tel essai dépend dans une large mesure del' état d'esprit avec lequel on le considère. Si on fait abstraction des affirmations de l'auteur sur la toute puissance de sa méthode - qu'il ne révèle que par allusion - et si on juge ce texte d'après son simple contenu, et en tenant compte de ce que l'auteur reconnaît s'être inspiré de Desargues, on n'y trouve guère qu'un seul élément réellement original : le théorème de l'hexagone inscrit ; encore celui-ci se trouve-t-il énoncé sous une forme assez incommode. C'est là le point de vue de Descartes qui se refuse à s'enthousiasmer pour cet essai rédigé par un jeune homme de 16 ans 16 . Mais si, au contraire, on admet ce que les témoignages cités rendent vraisemblable - que Pascal avait, dès cette époque, réalisé, au moins en partie, le projet ambitieux qu'il esquisse dans son Essay, l'appréciation est toute différente. Pascal doit alors être considéré dès ce moment, sinon comme l'égal de Desargues, qui garde le mérite d'avoir avant lui dressé d'une façon plus obscure, mais beaucoup plus complète, le plan d'une étude projective des coniques de principe analogue mais du moins comme le seul disciple de valeur du grand géomètre. Si l'on ne peut voir en Pascal un créateur aussi original que Desargues, du moins est-il équitable de le considérer comme l'un des rares géomètres de valeur du xvne siècle, l'un des seuls à avoir su assimiler et poursuivre l'oeuvre géniale entreprise par l'auteur du Brouillon project17 . Nous n'avons pas jusqu'à présent signalé un défaut matériel qui a certainement nui au succès de l' Essay pour les Coniques : le nombre inusité des fautes 16. "Je ne trouve pas étrange qu'il y en ait qui démontrent les coniques plus aisément qu'Apollonius, écrit-il à Mersenne avant d'avoir reçu l'écrit de Pascal. .. Mais on peut bien proposer d'autres choses, touchant les coniques, qu'un enfant de 16 ans aurait de la peine à démêler" (Correspondance de Descartes, t. III, 300). Et, plus tard, après avoir reçu !'Essay, il confirme son jugement peu bienveillant: "Avant que d'en avoir lu la moitié, j'ai jugé qu'il avait appris de M. Desargues: ce qui m'a été confirmé, incontinent après, par la confession qu'il en fit lui-même (Correspondance de Descartes, P.U.F., t. IV, 34). 17. Divers historiens des sciences ont, à notre avis, sous-estimé l'importance de !'oeuvre de Desargues et son influence sur celle de Pascal (cf Humbert, l 9 : Pascal " sera le continuateur de Desargues, mais en y ajoutant le génie", cf également 34, 47). Il nous semble injuste d'oublier que Pascal a tiré l'essentiel de sa doctrine géométrique de l'enseignement de Desargues et que, dans le domaine de la géométrie projective, il s'est comporté comme un disciple intelligent et clairvoyant, mais non comme un inspirateur.

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d'impression. Dans un texte aussi court, on ne trouve pas moins d'une dizaine d'erreurs dans l'écriture des lettres définissant les figures étudiées. De plus, on trouve plusieurs autres fautes typographiques : mots oubliés ou mal écrits ; et l'une des figures, où l'auteur a eu le tort de grouper les éléments relatifs à 5 théorèmes différents, est très difficile à lire, d'autant plus qu'un point et deux segments essentiels n'y sont pas situés et qu'une des lettres ne correspond pas avec celle qui est employée dans l'un des énoncés. Ce défaut, dû probablement à l'inexpérience de l'auteur, a été signalé par plusieurs contemporains 18 et Bossut a eu le grand mérite de rectifier dans la première réédition de l'Essay pour les Coniques 19 , une bonne partie des fautes d'impression. Mais les éditions plus récentes n'ont pas toujours suivi ce bon exemple20 . Dans le texte que nous donnons à la suite, nous avons pu rectifier, dans la plupart des cas, les fautes qu'un examen minutieux nous a permis de déceler. Seule, l'erreur, passée jusqu'à présent inaperçue dans l'énoncé du théorème de Desargues, n'a pu être corrigée. Nous avons introduit des notes assez développées, destinées à faciliter l'étude de ce texte important et rectifié, chemin faisant, certaines interprétations inexactes dues à une mauvaise compréhension du langage géométrique du xvne siècle. L'orthographe de l'Essay étant assez ftottante 2 1, nous avons préféré la moderniser, mais sans modifier le vocabulaire 22 . Les rectifications introduites pour corriger des fautes d'impression sont imprimées en caractères gras et signalées en notes. Pour des raisons de commodité typographique, nous avons remplacé les renvois marginaux aux figures par des renvois en fin de paragraphe. Enfin, pour faciliter l'étude de ce texte, nous avons adjoint aux figures originales de Pascal (non rectifiées), des figures plus nombreuses, mais moins surchargées, qui se rapportent chacune à un seul théorème (les renvois à ces figures additionnelles se trouvent en fin de paragraphe, imprimés en italique). La transcription moderne que nous donnons en notes de la plupart des énoncés éclairera suffisamment le lecteur, même non averti, pour qu'il nous paraisse inutile de définir certains termes d'emploi courant au XVII" siècle. 18. C'est ainsi qu'Huret écrit en 1670 y avoir relevé" 6 fautes qui peuvent passer pour des fautes d'impression ... quoiqu'elles y corrompent partie des hypothèses et costez des plans rectangles qui doivent constituer les raisons et propositions qui servent aux démonstrations; mais comme ... aussi que ce que les droites PQ et NO manquent en la première des 3 figures n'est que du fait du tailleur en bois" (Optique de portraiture.. ., 157; cf Poudra, t. II, 210.) 19. Bossu!, t. IV, 1-7. 20. C'est ainsi que l'édition la plus justement appréciée, celle de Brunschvicg-GazierBoutroux, quoique enrichie de commentaires très détaillés, reproduit une partie des fautes d'impression qui avaient été antérieurement corrigées par Bossu! (Oe. Pascal, t. 11, 252-259). 21. En voici quelques exemples : Pascal emploie à la fois poinct et point, droicte et droite, escript et escrit (écrit), diamettre et diametre (diamètre), mattière et matière, parallele et paralelle. 22. En dehors des cas précédemment cités, nous avons supprimé l'accord de certains participes présents et modernisé l'orthographe de nombreux termes tels que subjet, quarré, elipse, demonstrer, etc.

L'ESSAY POUR LES CONIQUES DE PASCAL

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Puissent les exemples que nous donnons de fautes d'impression transmises d'édition en édition, et les erreurs d'interprétation que nous avons relevées à propos d'un texte aussi bref et - théoriquement du moins - aussi connu, attirer l'attention sur la nécessité de revoir avec la plus grande minutie les textes classiques considérés comme les mieux établis.

A

E

ESSAY POVR LES CONlQVES·

Par B. P.

DÉFINITION PREMIÈRE

Quand plusieurs lignes droites concourent à même point, ou sont toutes parallèles23 entre elles, toutes ces lignes sont dites de même ordre ou de même ordonnance, et la multitude de ces lignes est dite ordre de lignes, ou ordonnance de lignes 24 . DÉFINITION II

Par le mot section de Cône, nous entendons la circonférence du Cercle, !'Ellipse, l'Hyperbole, la Parabole et l'angle rectiligne, d'autant qu'un Cône coupé parallèlement à sa base, ou par son sommet, ou des trois autres sens qui engendrent l'ellipse, l'hyperbole et la parabole engendre dans la superficie conique, ou la circonférence d'un cercle ou un angle, ou l'ellipse, ou l'hyperbole, ou la parabole 25 . DÉFINITION III

Par le mot de droite mis seul, nous entendons ligne droite. 23 . Faute d' impression dans l'original qui porte ' parelles'. 24. Cette définition est inspirée du Brouillon project de Desargues (cf Desargues, 100), mais Pascal semble préférer le terme d" ordre' à celui d" ordonnance' employé par Desargues. Le terme moderne correspondant, faisceau, date du XIXe siècle. 25. Cette conception générale de la notion de section de cône (ou de conique) est évidemment inspirée de Desargues. Les deux cas particuliers qui se trouvent oubliés (droite double, conique réduite à un point), sont par contre clairement caractérisés par Pascal dans sa Generatio conisectionum (cf Oe. Pascal, t. II, 237).

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LEMME I

Si dans le plan M, S, Q, du point M partent les deux droites MK, MV, et du point S, partent les deux droites SK, SV, et que K soit le concours des droites MK, SK, et V, le concours des droites MV, SV, et A, le concours des droites MK, SV 26 et µ 27 , le concours des droites MV, SK, et que par deux des 4 points AKµV, qui ne soient point en même droite avec les points M, S, comme par les points K, V, passe la circonférence d'un cercle coupant les droites MV, MK, SV, SK28 , ès points 0, P, Q, N, je dis que les droites MS, NO, PQ sont de même ordre 29 (fig. 1 et fig. A.)

A

26. L'original porte par erreur" A, le concours des droictes MA, SA". 27. La lettreµ est oubliée sur la figure originale, quoique l'intersection des droites MY et SK soit clairement indiquée. Cet oubli se trouve corrigé dans Bossut. 28. L'original porte par erreur MY, MP, SV, SK. Cette faute n'est rectifiée ni par Bossut, ni par Boutroux. 29. Il s'agit du célèbre théorème de l' hexagone inscrit de Pascal, considéré dans le cas particulier du cercle, et présenté sous une forme différant quelque peu de son énoncé moderne. Si l'on joint deux points quelconques du plan Met S à deux points quelconques K et V d'une circonférence, les droites MK, MY, SK, SV recoupant la circonférence considérée aux points P, 0 , N, Q, l'énoncé exprime que l' intersection T des droites NO et PQ se trouve sur la droite MS ce qui revient à dire que les points d'intersection T, S, M des 3 couples de côtés opposés de l'hexagone inscrit ONKPQV sont en ligne droite. Il est à noter qu 'aucune allusion à cet hexagone n'est faite dans l'Essay, alors que ce même théorème semble énoncé sous sa forme moderne dans le traité plus développé que Pascal rédigea ensuite : c'est alors Je célèbre théorème de !'" hexagramme mystique" (cf lettre de Leibniz à Périer: Oe. Pascal, II, 221 et le fragment n° 1292, Oe. Pascal, li , 232). Il est assez curieux de remarquer que les deux figures de Leibniz ne se rapportent qu'à des cas particuliers où deux côtés de l'hexagone sont parallèles. Dans la figure de l'essai, les droites NO et PQ ne sont pas tracées ; la figure de Bossut répare cet oubli.

L'ESSAY POUR LES CONIQUES DE PASCAL

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LEMME II

Si par la même droite passent plusieurs plans qui soient coupés par un autre plan, toutes les lignes des sections de ces plans sont de même ordre avec la droite par laquelle passent lesdits plans30 . Ces deux Lemmes posés et quelques faciles conséquences d'iceux, nous démontrerons que les mêmes choses étant posées qu'au premier Lemme, si par les points K, V, passe une quelconque section de cône qui coupe les droites MK, MV, SK, SV, ès points P, 0, N, Q, les droites MS, NO, PQ seront de même ordre, cela sera un troisième Lemme31 (fig. r et fig. A). En suite de ces trois Lemmes et de quelques conséquences d'iceux, nous donnerons des Eléments Coniques complets, à savoir toutes les propriétés des diamètres et côtés droits 32, des tangentes, etc., la restitution du cône presque sur toutes les données 33 , la description des sections de cône par points34 , etc. Quoi faisant, nous énonçons les propriétés que nous en touchons d'une manière plus universelle qu'à l'ordinaire. Par exemple, celle-ci, si dans le plan MSQ, dans la section de cône PKV, sont menées les droites AK, AV, atteignant la section aux points PK, QV, et que deux de ces 4 points qui ne sont point en même droite avec le point A, comme par les points K, V, et par deux points N, 0, pris dans le bord de la section sont menées 4 droites KN, KO, VN, VO, coupant les droites AV, AP, aux points S, T, L, M 35 , je dis que la raison composée des raisons de la droite PM, à la droite MA et de la droite AS, à la droite SQ, est la même que la composée des raisons de la droite PL, à la droite LA, et de la droite AT à la droite TQ 36 (fig. I et fig. B). 30. Théorème très élémentaire destiné à permettre le passage par voie projective du cas particulier de l'hexagone inscrit dans un cercle au cas général de l'hexagone inscrit dans une conique. 31. Cas général du " théorème de Pascal " : alignement des intersections des côtés opposés d'un hexagone inscrit dans une conique. 32. Étant donné deux diamètres conjugués d'une conique, de longueurs 2 a' et 2 b', les géomètres du XVIIe siècle dés~nent par " côté droit " du premier de ces diamètres (latus rectum), le segment de longueur 2 b' /a'. Mydorge introduisit le mot" paramètre" pour désigner ce même segment; l'usage s'en répandit au XVIIIe siècle tandis que l'on en modifiait quelque peu le sens, adoptant la nouvelle valeur b'2 /a' (moitié de l'ancienne valeur) et que l'on en restreignait peu à peu l'application au cas de l'axe focal. Desargues écrit: ·'côté droit, paramètre ou coadjuteur". 33. C'est-à-dire la détermination des sommets des cônes passant par une conique définie par certaines données. 34. C'est-à-dire la construction par points de coniques définies par certaines données (par exemple n points et (5-n) tangentes). 35. L'original porte à tort: "aux points L, M, T, S ", ce qui fausse l'énoncé; par contre, la figure est correcte. Cette erreur n'est rectifiée ni par Boss ut, ni par Boutroux. 36. L'énoncé de Pascal peut s'écrire: ~~ x ~ = ~; x *~. Il équivaut à affirmer l'égalité des rapports anharmoniques des points (PAML) et (AQTS) obtenus par intersection avec AM et AS des faisceaux joignant les points V et K d'une conique aux 4 points P, Q, 0, N, de cette même courbe: ~~ : t~ = ~~ : ~ ; ce théorème peut s'obtenir, soit par extension projective du cas particulier, très simple, du cercle, soit en partant du théorème de Pascal, soit encore en partant du théorème de Desargues.

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Nous démontrerons aussi que s'il y a 3 droites DE, DG, DH, que les droites AP, AR, coupent aux points F, G, H, C, Y, B, et que dans la droite DC soit déterminé le point E, la raison composée des raisons du rectangle EF, en FG, au rectangle de EC, en CY, et de la droite AY à la droite AG, est la même que la composée des raisons du rectangle EF, en FH, au rectangle EC, en CB, et de la droite AB, à la droite AH. Et est aussi la même que la raison du rectangle des droites FE, FD au rectangle des droites CE, CD37 ; partant, si par les points E, D, passe une section de Cône qui coupe les droites AH, AB, ès points P, K, R, 'ljJ, la raison composée des raisons du rectangle des droites EF, FG38 au rectangle des droites EC, CY, et de la droite YA, à la droite AG, sera la même que la composée des raisons du rectangle des droites FK, FP, au rectangle des droites CR, C'ljJ, et du rectangle des droites AR, A'ljJ, au rectangle des droites AK, AP 39 (fig. 1 et fig. C et D). 37. Cette première partie de ce ze théorème correspond à la double égalité: EF X FG A y EC X CY X AG

EF

= EC

X X

FH CS

X

AB FE X FD AH = CE X CD

L'égalité du 1er et du 3e membres résulte de l'application du théorème de Ptolémée-Ménélaus au triangle AFC, coupé par la sécante GyD, l'égalité du ze et du 3e membres, de l'application du même théorème au triangle AFC coupé par la sécante HBD. Il est à noter que Desargues emploie fréquemment ce même théorème dans son Brouillon project. Par ailleurs, l'égalité des 1er et ze membres exprime que le faisceau de 4 droites DA, Dy, DC, DB, détermine sur les sécantes AP et AR des segments ayant même rapport anharmonique : énoncé modernisé du th. 129 du liv. vu de la Collection mathématique de Pappus. Ce théorème correspond à la propriété de projectivité du rapport anharmonique. Il est à noter que la figure originale comporte par erreur la lettre "r ", au lieu de" R ". 38. L'original porte par erreur" des droites EF, FC ". Cette faute n'est corrigée dans le texte ni par Bossu!, ni par Boutroux ; par contre, dans sa note explicative, Boutroux pose correctement FG au lieu de FC. ,, , • ,, . , EFxFG YA _ FKxFP ARxAlj> 39. L enonce de Pascal correspond a l egahte : EC x cY x AG - CR x ClJ> x AK x AP . Le 1er membre de cette égalité étant égal à ~~: ~~ d'après la première partie du théorème, on en déduit l'égalité :

FE x FD CE X CD

=

FK x FP x AR x AlJ> CR X C11i AK X AP'

forme qui, éliminant !'intervention de la sécante DyG, équivaut au célèbre théorème dit de Carnot (Géométrie de position, 435 (n° 378)), considéré dans le cas particulier d'une conique coupant les 3 côtés du triangle AFC. La relation, immédiate dans le cas du cercle, peut se transposer par voie projective à une conique quelconque.

L'ESSAY POUR LES CONIQUES DE PASCAL

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Nous démontrerons aussi que si 4 droites AC, AF, EH, EL, s'entrecoupent ès points N, P, M, 0, et qu'une section de cône coupe les dites droites ès points C, B, F 40 , D, H, G, L, K, la raison composée des raisons du rectangle de MC, en MB, au rectangle des droites PF, PD, et du rectangle des droites AD, AF, au rectangle des droites AB, AC, est la même que la raison composée des raisons du rectangle des droites ML, MK, au rectangle des droites PH, PG, et du rectangle des droites EH, EG, au rectangle des droites EK, EL41 (fig. III).

Fi!(. C

D

Fii.r. D

Nous démontrerons aussi cette propriété, dont le premier inventeur est M. Desargues Lyonnais, un des grands esprits de ce temps, et des plus versés aux Mathématiques, et entre autres aux Coniques, dont les écrits sur cette matière, 40. L'original comporte une faute d'impression : "E '', au lieu de F ; la figure par contre est correcte. Cette faute est corrigée par Bossu! et Boutroux. 41. Ce 3e théorème, qui, vérifié immédiatement pour le cercle, s'étend ensuite à une conique quelconque n'est autre que le cas particulier du théorème de Carnot correspondant à une conique coupant les côtés d' un quadrilatère (Géométrie de position, 437 (n° 379): énoncé du théorème général).

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quoiqu'en petit nombre, en ont donné un ample témoignage à ceux qui en auront voulu recevoir l'intelligence 42 et [je] veux bien avouer que je dois le peu que j'ai trouvé sur cette matière à ses écrits, et que j'ai tâché d'imiter autant qu'il m'a été possible sa méthode sur ce sujet, qu'il a traité sans se servir du triangle par l'axe 43 . Et traitant généralement de toutes les sections de Cône, la propriété merveilleuse dont [il] est question est telle : si dans le plan MSQ [il] y a une section de cone PQV dans le bord de laquelle ayant pris les 4 points K, N, 0, V, sont menées les droites KN, KO, VN, VO, de sorte que par un même des 4 points ne passent que deux droites, et qu'une autre droite coupe tant le bord 44 de la section aux points R, 1.jJ que les droites KN, KO, VN, VO, ès points x, y, Z, b, je dis que comme le rectangle des droites ZR, Z1.jJ 45 , est au rectangle des droites yR, y1.jJ 46 , ainsi le rectangle des droites ôR, 61.jJ est au rectangle [des] droites xR, x1.jJ 47 (fig. I et fig. E).

Fig. E

42. Sur les écrits géométriques de Desargues, voir notre ouvrage, L 'oeuvre mathématique de G. Desargues, P.U.F., Paris, 1951. Ces essais n'ont été publiés qu'à 50 exemplaires; Pascal semble penser que leur faible retentissement est dû à ce que peu de lecteurs ont fait l'effort suffisant pour en" recevoir l' intelligence". 43. La nouvelle méthode employée par Desargues et Pascal utilise la définition d ' une conique comme section plane quelconque d 'un cône à directrice circulaire. L 'ancienne méthode, inspirée du traité des Coniques d'Apollonius était fondée sur l' emploi du " triangle par l'axe". 44. L'original porte " l'abord". Il semble plus correct de lire " le bord" , terme employé d'ailleurs de façon très courante par Desargues. 45. Dans l'énoncé de ce théorème, l'original emploie successivement les lettres R et r pour

représenter le même point. Nous avons conservé R qui se trouve utilisé précédemment (second théorème) : les 4 lettres corrigées sont en caractère gras, ce qui amène à rectifier la lettre correspondante de la figure I de Pascal. 46. L'original porte" yr, y"lj! '',au lieu de" yR, yljJ ".Cette accumulation de fautes d'impression rend la lecture assez pénible; à noter encore plusieurs mots sautés (entre crochets) et une erreur plus grave (voir note suivante). 47. Il s'agit du célèbre théorème de Desargues sur l' involution déterminée sur une sécante quelconque par les côtés opposés d' un quadrilatère et une conique circonscrite. Pascal n'emploie pas le mot "involution " que Desargues utilise d'une façon systématique et qui a été réintroduit au XIXe siècle par Poncelet. De plus l'énoncé de Pascal est inexact - fait qui ne semble avoir été remarqué par aucun commentateur. En effet, alors que les 3 couples de points homologues de l'involution considérée sont R, 1jJ; x, li; y , Z, il écrit: ZR X Z1j! = ôR. Ô1j! au lieu de RZ. Ry = Rô. Rx yR·y~1

xR·x~i

1j!Z·1j!y

1j!Ô·1j!x

L'ESSAY POUR LES CONIQUES DE PASCAL

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Nous démontrerons aussi que si dans le plan de l'hyperbole, ou de l'ellipse, ou du cercle AGE, dont le centre est C, on mène la droite AB, touchant au point A la section, et qu'ayant mené le diamètre CA, on prenne la droite AB dont le carré soit égal au quart du rectangle de la figure 48 , et qu'on mène CB, alors, quelque droite qu'on mène, comme DE, parallèle à la droite AB, coupant la section en E, et les droites AC, CB, ès points D, F, si la section AGE est une ellipse ou un cercle la somme des carrés des droites DE, DF, sera égale au carré de la droite AB, et dans l'hyperbole, la différence des mêmes carrés des droites DE, DF, sera égale au carré de la droite AB 49 (fig. II). Nous déduirons aussi quelques autres problèmes, par exemple d'un point donné mener une droite touchant une section de cône donnée. Trouver deux diamètres conjugués en angle donné. Trouver deux diamètres en angle donné et en raison donnée 50 . Nous avons plusieurs autres problèmes et théorèmes et plusieurs conséquences des précédents, mais la défiance que j'ai de mon peu d'expérience et de capacité ne me permet pas d'en avancer davantage avant qu'il ait passé à l'examen des habiles gens, qui voudront bien nous obliger d'en prendre la peine; 48. Divers commentateurs ont donné à cette expression "rectangle de la figure", le sens inexact d'aire du rectangle circonscrit à la conique, ce qui les a conduits à des interprétations inexactes. En fait, cette expression était déjà vieillie au XVIIIe siècle, puisque Bossu! juge nécessaire de l'expliquer dans la seule note qu'il ajoute à sa première réédition de l' Essay. Le " rectangle de la figure " est pour Pascal le produit du diamètre considéré (ici le double de CA), par son paramètre ou côté droit (au sens de l'époque). La" figure d'un diamètre" est en effet au XVIIe siècle la figure déterminée par le côté transverse (ou diamètre) et le côté droit (ou paramètre) ; le rectangle de la figure est donc le produit de ces deux éléments (aire du rectangle géométrique qu'ils déterminent). (Cf Les coniques d'Apollonius, éd. Ver Eecke, 24, 46, etc. ; Ph. de La Hire, Nouveaux élémens des Sections coniques, Paris, 1679, 88 et 144; Ozanam, Dictionnaire mathématique, Amsterdam, 1691, 124 ; G. de L'Hospital, Traité analytique des Sections coniques, Paris, 1707, 29 et 67.) 49. Ce dernier énoncé peut conduire à certaines méprises. C'est ainsi que P. Boutroux (Oeuvres de Pascal, t. II, 258) et P. Humbert (op. cit., 30-31), veulent, à tort, en limiter l'application au cas des axes principaux des coniques à centre. Or, l'expression" rectangle de la figure" employée par Pascal désignant le produit du diamètre porté par CA par le paramètre correspondant, si nous désignons par a' le demi-diamètre CA et par b' son demi-diamètre conjugué a', le paramètre correspondant à CA est égal, suivant son sens du XVIIe siècle, à 2 b' 2/a ', si bien gue le "rectangle de la figure" correspondant à l'axe porté par CA est égal à 2 a'x 2 b'2 /a'= 4 a'2 ; le quart du rectangle est donc égal à a'2 , et la" droite AB, dont le carré soit égal au quart du rectangle de la figure", doit donc être prise égale à b', demi-diamètre conjugué du demi-diamètre CA. Ceci posé, transposons l'énoncé de Pascal avec ces nouvelles notations: CA= a', AB= b'. Si l'on désigne par x et y les coordonnées du point E de la conique par rapport aux axes portés par CA et son diamètre conjugué, on a de suite : CD = x, iIB = y et DF = b' x Dans le cas du cercle ou de l'ellipse,

2.

l'énoncé s'écrit alors:

2 2 y2 + b' x a'2

= b'2 qui équivaut à l'équation classique ~ + Y 2 = 1 2 2

tandis que dans le cas de l'hyperbole, on obtient:

a'

2 2 IY2_b'a'2 x

1

= b'2

b'

qui équivaut à

2 x

a' 2

-i. b' 2

= ±1

Des énoncés analogues, équivalant également à l'équation des coniques à centre, rapportées à deux diamètres conjugués se trouvent dans le Brouillon project de Desargues (cf Poudra, t. I, 202 et 284, Desargues, 163-164). Il est probable que Pascal s'en est inspiré. 50. Rien ne nous permet de reconstituer la méthode employée par Pascal pour résoudre ces problèmes.

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après quoi si l'on juge que la chose mérite d'être continuée, nous essaierons de la pousser jusqu'où Dieu nous donnera la force de la conduire. A PARIS, M.DC.XL

LES ORIGINES ET LES DÉBUTS DE L'OBSERVATOIRE DE PARIS

Ce n'est pas au 14 septembre 1671, date à laquelle Jean-Dominique Cassini vint s'établir définitivement dans le bâtiment de l'Observatoire de Paris et y commencer une série quasi ininterrompue d'observations astronomiques, mais au 7 mars 1667, date de l'achat par Colbert, au nom du roi Louis XIV, du terrain destiné à la construction de cet édifice, qu'il faut fixer les débuts de !'Observatoire de Paris. En effet, dès ce moment, bien que le bâtiment ne soit pas encore édifié, le groupe d'astronomes destiné à y opérer est constitué, au moins à titre provisoire - ce sont les astronomes de la toute nouvelle Académie royale des sciences-, la construction et le perfectionnement des instruments ont été entrepris, les premiers programmes de travail ont été établis et commencent à être mis en oeuvre. Paradoxalement d'ailleurs, le matériel alors employé est encore suffisamment léger et fruste dans sa conception pour que le problème de la stabilité de son emplacement ne soit pas fondamental. Il ne le deviendra que plus tard et l'on constatera alors que le bâtiment de !'Observatoire sera mal adapté à des usages que ses constructeurs ne pouvaient évidemment prévoir. Mais c'est là un aspect de l'histoire de cet établissement qui sort du cadre historique de cette communication. Dans ce rapide exposé, nous nous bornerons en effet à envisager successivement les origines de l'Observatoire de Paris, la conception, la construction, l'équipement et l'aménagement de son bâtiment, et enfin à conclure en situant les aspects essentiels de l'activité des astronomes qui y furent associés depuis son origine jusqu'en 1675 environ 1. ORIGINES DE L'OBSERVATOIRE DE PARIS

Il apparaît immédiatement que le problème des origines de !'Observatoire de Paris est directement lié à celui de la fondation de l'Académie royale des sciences, du fait même que l'usage de ce bâtiment était réservé en principe aux membres de cette compagnie dont il devait abriter non seulement l'équipement 1. L'ouvrage de référence le plus fréquemment cité est l 'Histoire de !'Observatoire de Paris de sa fondation à 1793 (Paris, 1902; abréviation : Wolf); nous mentionnerons également les Comptes des bâtiments du roi sous le règne de Louis XIV (J.J. Guiffrey éd., t. I, Paris, 1881 ; abrév.: Guiffrey), The Correspondence of Henry Oldenburg (A.R. Hall et M. Boas Hall (eds), en cours de publication; abrév.: Oldenburg), le Dictionary ofScientific Biography ; abrév.: D.S.B.).

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astronomique, mais également l'ensemble des laboratoires, du matériel expérimental et des collections. Il n'est donc pas étonnant que l'achat du terrain qui lui était destiné ait suivi de si près - à moins de trois mois - la première réunion officielle del' Académie des Sciences, tenue le 22 décembre 1666 dans les bâtiments de la Bibliothèque du roi, rue Vivienne. C'est d'ailleurs dans les jardins attenant à cette Bibliothèque que se situeront une partie des activités astronomiques des membres de l'Académie, avant d'être transférées sur le site même de !'Observatoire. Comme dans le cas de l'Académie des Sciences, il ne semble exister pour !'Observatoire aucun document officiel concrétisant la décision initiale de fonder cet établissement, décision évidemment antérieure à l'acte d'achat du 7 mars 16672 et l'on peut d'ailleurs penser que Colbert a dû traiter en même temps les problèmes de la création de ces deux organismes, probablement à l'automne de 1666, à la suite d'une longue série d'interventions et de discussions entre plusieurs membres de l'entourage du ministre et certains représentants de la communauté scientifique. Le problème de leur origine commune se situe dans une triple perspective que nous ne pourrons que rapidement évoquer, notant toutefois que les commémorations récentes de leur tricentenaire ont donné lieu à la publication de plusieurs intéressantes études de synthèse sur ce point3 . Il s'agit tout d'abord du mouvement d'organisation collective de la recherche scientifique engagé en différents pays depuis le début du siècle, à la suite de la révolution scientifique intervenue dans le domaine des sciences exactes, de l'essor rapide de la méthode expérimentale, de l'influence grandissante de Francis Bacon et du modèle d'organisation de la recherche qu'il prônait dans son Novum organum (1620), son De augmentis scientiarum (1623) et sa New Atlantis (1627)4. L'exemple de l'Accademia dei Lincei au début du siècle, celui de l'Accademia del Cimenta depuis 1657 et enfin celui de la Royal Society depuis 1662 exerçaient une grande attraction sur les savants français, surtout parisiens, dont bon nombre étaient en relations directes avec certains de leurs collègues des académies florentine et britannique. Certes, en France même, les sciences exactes avaient connu depuis le début du siècle un essor remarquable et les noms prestigieux de Viète, Fermat, Descartes, Gassendi et Pascal, entre

autres, suffisaient à attester de leur vitalité encore récente. De plus, d'intéressants efforts d'organisation avaient été tentés, d'abord par le P. Marin Mersenne qui, de 1625 environ jusqu'à sa mort en 1648, organisa des réunions 2. Wolf, 8-9; cet acte mentionne d'ailleurs un rapport préliminaire d'expertise du 31 janvier 1667. 3. Cf R. Talon, Les origines de l'Académie royale des sciences de Paris (Paris, 1966 ; abrév. : Talon); R. Hahn, The Anatomy of a Scientific Institution. The Paris Academy of Sciences, 16661803 (Berkeley, 1971; abrév. : Hahn), et les différentes références données dans ces deux publications. 4. Voir en particulier la bibliographie correspondante dans les deux publications signalées à la note 3.

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dans sa cellule du couvent des Minimes et qui, surtout, entretint un extraordinaire réseau de correspondances qui permit la diffusion rapide d'informations scientifiques entre les écoles française, italienne, anglaise, etc, Parallèlement, de 1629 à 1642, Théophraste Renaudot fit une large place aux questions scientifiques d'actualité dans ses conférences hebdomadaires du Bureau d'Adresses. En 1648, à la mort de Mersenne, Pierre Carcavy tenta avec un succès limité de reprendre son effort épistolaire, tandis que François Le Pailleur poursuivait jusqu'en 1654 la tradition de réunions scientifiques régulières où intervinrent entre autres Gassendi, Desargues, Pascal, Roberval. Après une nouvelle interruption, le flambeau fut repris vers 1657 par Henri-Louis Habert de Montmor dont l'Académie connut une période de grande vogue mais dont l'activité dut cesser au printemps de 1664 à la suite d'interminables discussions entre aristotéliciens, cartésiens et gassendistes qui avaient progressivement détourné l'assemblée de toute activité scientifique sérieuse. Cette disparition d'une académie privée qui avait joué un rôle central dans la vie scientifique française pendant plusieurs années consacrait l'échec d'un type de société largement ouvert aux discussions d'ordre philosophique, mais appelait d'autres initiatives. Autour d'érudits tels que Melchisédech Thévenot ou l'abbé Bourdelot, de cartésiens tel que Jacques Rohault ou de savants amateurs tels que Pierre Petit et Adrien Auzout, s'organisent des réunions scientifiques régulières, faisant large place à l'expérimentation où à des séances d'exercices physiques, d'observations astronomiques, de travaux de lunetterie ou à des discussions purement mathématiques. Mais aucun de ces cercles ne réussit à rivaliser en prestige avec ceux qui s'étaient réunis autour de Mersenne ou de Montmor. Chacun pense déjà que les conditions d'un véritable renouveau doivent être recherchées dans un appui officiel analogue à celui qui est accordé à Florence à l'Accademia del Cimenta ou à Londres à la Royal Society, et c'est dans cette voie que se déploient les efforts décisifs qui vont permettre la création de l'Académie royale des sciences et de !'Observatoire de Paris. En avril 1663, Samuel Sorbière, secrétaire del' Académie de Montmor, faisait déjà un appel direct à l'appui royal en écrivant: "En vérité ... il n'y a que les Rois et riches souverains, ou quelques sages et pécunieuses Républiques qui puissent entreprendre ou dresser une Académie physique où tout se passe en continuelles expériences. Il faut bâtir des lieux tout exprès : il faut avoir à ses gages plusieurs artisans ; il faut un fonds considérable pour les autres dépenses: et il faut trouver enfin de quoi animer cette matière: car l'âme de ce corps serait d'en remettre la conduite à des esprits rares ... "5 . C'est auprès de Jean-Baptiste Colbert, l'un des principaux ministres du jeune roi Louis XIV, que se succèdent, dès cette époque, des démarches de plus en plus pressantes pour la création d'une sorte d'académie royale. Il est vrai que l'un de ses collaborateurs, Jean Chapelain, qui, à partir de 1662, accorde 5. Cité par G. Bigourdan, Les premières sociétés savantes.. ., Paris, 1919.

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de la part du roi des gratifications à certains hommes de lettres ou savants français et étrangers, est auprès de lui un fervent avocat de la science. Mais c'est la nomination de Colbert, en 1664, au poste de surintendant des Bâtiments du roi qui lui donnera les moyens de mener une politique culturelle de prestige destinée a servir la gloire de Louis XIV et la sienne propre, tout en contribuant au développement économique et technique de la nation. A côté de Chapelain, plusieurs autres membres de l'entourage de Colbert s'intéressent alors à ce problème, en particulier Charles Perrault et Pierre Carcavy qui vont s'efforcer de satisfaire à la fois aux demandes parfois contradictoires de la communauté scientifique et aux objectifs du pouvoir. Parmi les nombreux plans qui furent étudiés, celui qui semble avoir le plus directement influencé les décisions finales est le projet de " Compagnie des sciences et des arts " présenté au début de 1665 par un groupe d'amateurs animé par Adrien Auzout 6 . L'appel vibrant lancé par ce dernier au même moment en faveur de la construction d'un observatoire, dans la dédicace d'une brochure intitulée Ephemeride du (sic) Comète de 1664, semble également avoir été très efficace. Avant de réclamer la protection du roi pour cette "Compagnie", Auzout écrivait en effet: "Il n'y a pas un Français qui ne doive lire avec quelque sorte de confusion les plaintes [sur l'insuffisance des moyens d'observations en France] qu'en a fait depuis peu un très savant Italien [il s'agit du P. Riccioli dans let. III de sonAlmageste] et souhaiter que ce que des particuliers ont avec magnificence en d'autres pays ne manque pas au plus puissant monarque de l'Europe, afin que s'il arrive d'autres fois des choses nouvelles à observer dans le Ciel, les Français ne cèdent pas en cela aux étrangers, puisque votre Majesté n'entend pas qu'ils leur cèdent en toute chose et qu'ils puissent contribuer comme les autres Nations par des observations les plus exactes qu'on puisse souhaiter à déterminer ce que la curiosité des savants leur fait rechercher depuis si longtemps. Il y va, Sire, de la gloire de votre Majesté et de la réputation de la France et c'est ce qui nous fait espérer qu'elle ordonnera quelque lieu pour faire à l'avenir toutes sortes d'observations célestes et qu'elle le fera garnir de tous les instruments nécessaires pour cet effet. C'est un des principaux desseins de la Compagnie des Sciences et des Arts qui n'attend plus que la protection de votre Majesté pour travailler puissamment à la perfection de toutes les sciences et de tous les arts utiles " 7 . Aussi la création d'une Académie officielle et celle d'un grand observatoire public se trouvaient-elles liées dans cette demande comme elles le furent dans les faits moins de deux ans plus tard. Mais le prestige aussi bien que l'efficacité des organismes en projet nécessitaient la présence et la participation active 6. La riche personnalité d' Adrien Auzout et sa participation active au mouvement scientifique entre 1660 et 1668 ont été l'objet de la monographie de R.M. McKeon, Etablissement de l'astronomie de précision et oeuvre d'Adrien Auzouf (Paris, 1965; abrév. : McKeon). Mais sa brutale interruption d'activité lors de son départ de Paris en juin 1668 reste encore mal expliquée. 7. Wolf, 3-4.

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de personnalités de réputation internationale pleinement reconnue, dont la science française se trouvait alors cruellement dépourvue. Dès juin 1665, les démarches entreprises par Carcavy pour obtenir que l'un des plus illustres savants de l'époque, le Néerlandais Christiaan Huygens, vienne se fixer en France, attestent qu'une réorganisation de la recherche scientifique française est en préparation et qu'une attention particulière est portée aux problèmes d'astronomie, de mécanique et à leurs applications pratiques, à la navigation en particulier8 . C'est d'ailleurs à des observations astronomiques que sont consacrées, pour l'essentiel, les quelques réunions officieuses qui, dans le courant de 1666, préludent à l'ouverture officielle, le 22 décembre, de l'Académie royale des sciences. Par sa division en deux sections : mathématiques (ou sciences exactes) et physique (ou sciences naturelles), par ses projets et ses règles de fonctionnement, cette assemblée apparaît d'ailleurs directement influencée par le modèle prôné par Auzout. Aussi n'est-il pas étonnant qu'il ait été décidé au même moment de satisfaire également à la demande pressante formulée par ce dernier en faveur de la construction et de l'équipement d'un grand observatoire, siège de l'ensemble des activités de l'Académie. Le fait que Colbert disposât d'énormes moyens financiers pour la construction et l'entretien des bâtiments du roi permettait d'envisager une solution assez commode : la construction d'un bâtiment royal spécial, destiné à la fois à satisfaire au souci de prestige de la monarchie et aux besoins de la science. A côté des dépenses engagées pour la construction ou l'aménagement de palais royaux, comme le château de Versailles ou le Louvre, celles qui furent ainsi consacrées à l'édification et à l'équipement de !'Observatoire peuvent paraître bien modestes 9 . Cependant, on doit noter qu'il s'agit là d'une des toutes premières initiatives publiques prises en France en faveur de la science, et de l'astronomie en particulier. Cette dernière orientation s'explique aisément si l'on considère que cette science se trouvait alors dans une conjoncture particulièrement favorable. Tandis que l'invention de l'horloge à pendule et la mise au point d'un premier type d'horloge marine permettaient d'envisager une amélioration rapide de la précision des mesures de temps, simultanément la réalisation des premiers micromètres à fil, le perfectionnement des grandes lunettes et les espoirs concernant l'amélioration de certaines tables, comme celle des mouvements des satellites de Jupiter, et l'adaptation des lunettes aux instruments de mesure angulaire, permettaient d'attendre des progrès spectaculaires dans les déterminations angulaires en même temps qu'un affinement considérable dans la précision des relevés de surfaces planétaires. Certes, chacun de ces perfectionnements restait encore à l'état de promesse plus ou moins clairement définie, mais leur ensemble permettait d'espérer un proche renouvellement des possibilités de l'astronomie d'observation. Il est tout à fait 8. Talon, 34-40. 9. Les tableaux publiés par Guiffrey sont particulièrement démonstratifs sur ce point.

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remarquable que la création de !'Observatoire de Paris se situe à un tournant aussi marquant de cette discipline, circonstance qui permit à ses astronomes de jouer un rôle décisif dans les ultimes mises au point de ces innovations et dans la collecte des premiers résultats qui en dépendent. Certes la précision du matériel utilisé, la qualité des programmes de recherche et la compétence des observateurs furent en l'occurrence beaucoup plus déterminants que le bâtiment lui-même, mais la création de celui-ci n'en revêtit pas moins une valeur symbolique. CONSTRUCTION DE L'OBSERVATOIRE

La monographie classique de C. Wolf (Histoire de !'Observatoire de Paris de sa fondation à 1793, Paris, 1902) contient l'essentiel de la documentation concernant la conception, la construction, l'équipement et l'aménagement initial de !'Observatoire de Paris. Cependant, de par la structure même de l'ouvrage, les éléments relatifs aux premières années de cet établissement s'y trouvent quelque peu dispersés au milieu de considérations relatives à l'ensemble de la période étudiée. Aussi importe-t-il ici de les rassembler, sous une forme nécessairement très concise, en les complétant par des informations tirées d'études ultérieures telles que l'édition des Oeuvres de Huygens ou celle de la Correspondence of Henry Oldenburg, ou de fonds documentaires insuffisamment explorés par l'auteur ou inconnus de lui. Le terrain de forme pentagonale de deux hectares et demi acquis le 7 mars 1667 était situé dans un secteur très calme, hors des barrières sud de Paris, audelà du faubourg Saint-Jacques. Il fut rapidement clôturé et, dès le 21 juin 1667, les mathématiciens de l'Académie vinrent y tracer une méridienne destinée à servir d'axe au futur bâtiment. Les plans de ce dernier furent tracés par le médecin et architecte Claude Perrault, membre de la section de " physique " de l' Académie 10 , sur des suggestions fournies dès le 2 avril 1667 par Auzout. Les plans originaux de Perrault ayant été détruits en 1871 lors de l'incendie de la Bibliothèque du Louvre et le modèle en bois exécuté en juin-juillet 1668 (cf Guiffrey, r, 276) semblant également perdu, les plans les plus anciens que nous possédions sont une ébauche accompagnée d'une notice explicative adressée par F. Vernon à H. Oldenburg le 2 août 1669 (cf Oldenburg, VI, 147-149) et le plan plus officiel dressé par S. Leclerc, d'après une esquisse préliminaire de G. Tournier, et reproduit dès 1673 dans la traduction que Cl. Perrault lui-même avait établie des Dix livres d'architecture de Vitruve 11. Ils ne correspondent pas toutefois au projet initial de Perrault, mais à une version amendée tenant compte d'une partie des critiques formulées par l'astronome Jean-Dominique 10. Cf A.G. Keller, in D.S.B., x, 519-521. 11. Ce plan et cette élévation ne figurent que dans l'édition originale de cette traduction. Ils sont reproduits de façon imparfaite dans Wolf (planches II et IV).

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Cassini lorsqu'il arriva en France en avril 1669 sur l'invitation du roi, afin de participer aux opérations astronomiques qui devaient être entreprises dans le nouveau bâtiment 12 . Les indications données dans certaines correspondances et les prec1s10ns financières fournies par le recueil de J.J. Guiffrey (Comptes des bâtiments du roi sous le règne de Louis XIV, t. I, Paris, 1881) montrent qu'après d'importants travaux de terrassement et de consolidation du sous-sol, le bâtiment fut édifié entre 1668 et 1671, du moins pour le gros oeuvre et que les travaux d'aménagement se poursuivirent au moins jusqu'en 1683, le montant global des dépenses s'élevant à un peu plus de 700.000 livres, compte non tenu de l'achat des différents instruments. La date du 14 septembre 1671 marqua véritablement l'entrée de ce bâtiment dans l'histoire de l'astronomie, car elle correspond au début des observations régulières qu'y fit J.-D. Cassini. Mais, par la transformation progressive qu'elle entraînait d'une partie du bâtiment en appartements, elle marquait également l'abandon de la conception initiale d'un édifice destiné à abriter l'ensemble des activités de l'Académie , et l'échec relatif du projet de ses promoteurs. Tel qu'il fut ainsi construit, le bâtiment de !'Observatoire de Paris se composait d'un noyau rectangulaire de 31,2 m (d'est en ouest) sur 28,6 m (suivant la méridienne), flanqué à l'est et à l'ouest de sa façade méridionale de deux tours octogonales encastrées par deux de leurs côtés, et sur sa façade nord d'une tour quadrangulaire de 12,4 m de long faisant une saillie de 7,7 m. Le bâtiment comportait un rez-de-chaussée de 5,6 m de hauteur, un premier étage de 7 m et un second étage surmonté d'un toit en terrasse de 12,8 m13 . La façade sud, décorée de plusieurs sculptures, était précédée de deux terrasses, la plus proche étant au niveau du premier étage, la seconde 5 m en contrebas. L'édifice étant construit sur des carrières consolidées, celles-ci avaient été transformées en caves qui, grâce à leur situation à 28 m en dessous du niveau du rez-de-chaussée, demeuraient à une température presque constante de 13°C; en plus des possibilités d'expérimentation qu'elles fournissaient 14, un puits vertical de 55 m reliant ces caves au toit-terrasse pouvait servir aux observations zénithales. Conçu à l'origine, nous l'avons dit, pour abriter l'ensemble des laboratoires et des collections de l'Académie des Sciences, ce bâtiment n'était que partiellement adapté aux besoins de l'astronomie. De fait, dans les premières années, seules les salles octogonales des premier et second étages servirent aux observations, le pavé de la salle occidentale du premier 12. Wolf, 21-27; R. Talon, in D.S.B., III, 100-104. 13. Cette terrasse se révéla très rapidement défectueuse et les infiltrations d'eau qu'elle amenait détériorèrent peu à peu les installations du second étage. En 1787, elle fut entièrement démolie, le second étage fut profondément transformé et une couverture fut réalisée, constituée par des toits faiblement inclinés, formés de plaques imbriquées (Wolf, 301-318). 14. Wolf, 52-60. Ces caves ont abrité pendant longtemps les pendules de contrôle du Bureau international de ]'Heure.

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étage étant d'ailleurs bientôt réservé à l'exécution d'un planisphère terrestre à grande échelle rassemblant les résultats des expéditions géodésiques entreprises par les astronomes de !'Observatoire. Par ailleurs, au second étage, Cassini avait fait aménager sur toute la profondeur du bâtiment un immense cadran solaire analogue à celui qu'il avait construit dans l'église Saint-Petrone de Bologne, le trou du gnomon, percé au milieu de la façade méridionale, dut d'ailleurs être abaissé en 1682 et le tracé définitif et l'ornementation de la méridienne ne furent exécutés qu'en 1729 par Jacques Cassini. En dehors d'une salle réservée au dépôt des machines del' Académie, le reste de ce grand bâtiment fut pratiquement converti en logements : celui du concierge, trésorier et aide astronome C.A. Couplet au rez-de-chaussée, celui de la famille Cassini au premier étage et celui de Picard et Romer au second. Au cours de cette période, en dehors de quelques assemblées particulières de l'Académie, de quelques essais de lentilles destinées à de grandes lunettes et d'exercices de formation de jeunes observateurs, l'usage des installations de !'Observatoire apparaît exclusivement réservé à Cassini (à partir de septembre 1671 ), Romer (à partir de 1672) et Picard (à partir de 1673) et à leurs assistants éventuels. Il ne semble pas qu'aucun des laboratoires prévus dans le bâtiment ou sous la première terrasse ait effectivement fonctionné. Il y a donc très loin des ambitions du projet initial à la modestie apparente des réalisations. De plus, l'aménagement du bâtiment ayant été réalisé en pleine période de mutation des méthodes d'observation, les locaux prévus parurent dès l'abord mal adaptés. Cependant, la qualité et l'importance des résultats obtenus par la petite équipe qui y travailla attestent pour le moins de l'efficacité de la coordination qu'elle introduisit dans la recherche astronomique et géodésique. Elles attestent également que l'importance accordée par l'école astronomique parisienne au perfectionnement continu des instruments et des méthodes d'observation, a été un facteur indéniable de progrès. S'ils n'inventèrent pas le micromètre à fil, et s'ils ne furent pas les premiers à songer à adapter des lunettes aux instruments de mesure angulaire, en revanche les astronomes parisiens, en particulier Picard, Auzout et peut-être Roberval, furent bien les premiers à en faire un usage courant et à les adapter aux principales mesures astronomiques et géodésiques 15. De même, ce sont les astronomes parisiens, autour de Cassini, de

Huygens et de Picard qui, utilisant l'horloge à pendule de Huygens et les tables des mouvements des satellites de Jupiter publiées en 1668 par Cassini, perfectionnèrent considérablement la détermination des longitudes terrestres 16 . Aux petites lunettes, aux quadrants, sextants ou octants à alidades à pinnules succédèrent couramment à partir de 1670, pour les observations physiques, de grandes lunettes aux verres taillés par les meilleurs constructeurs italiens et

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15. Cf R. McKeon, Physis, XIII (1971), 225-288 et XIV (1972), 221-232; J.W. Olmsted, Isis, (1949), 213-225. 16. Cf J.W. Olmsted, Isis, XXXIV (1942), 117-128 et la bibliographie citée en notes.

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français 17 et, pour les mesures angulaires, des quarts de cercle mobiles ou muraux à lunette dont la construction et la précision furent constamment améliorées 18. Cet équipement comportait, en plus des instruments personnels des astronomes travaillant à !'Observatoire, un fonds propre constitué par des acquisitions faites sur les crédits du service des bâtiments du roi. Wolf note une dépense globale de 38.000 livres pour les achats d'instruments" de mathématiques" de l'Académie à !'Observatoire entre 1668 et 1688. Sans être spectaculaires, de tels crédits d'équipement paraissent assez satisfaisants; en revanche, les dépenses consacrées à l'entretien du bâtiment et à son fonctionnement compte non tenu des subventions personnelles accordées chaque année aux astronomes académiciens ou allouées, pour des opérations particulières, à leurs assistants - sont manifestement insuffisantes, ce qui explique d'abord le retard dans l'aménagement puis la dégradation rapide d'une partie des locaux. BILAN SCIENTIFIQUE DES PREMIÈRES ANNÉES DE L'OBSERVATOIR E DE PARIS

(1667-1675) Comme nous l'avons déjà signalé, de par les conditions mêmes des travaux astronomiques et géodésiques entrepris à cette époque, ce bilan ne peut se borner à faire la synthèse des observations et des recherches poursuivies dans le bâtiment de !'Observatoire lui-même, mais il doit situer les aspects essentiels de l'activité des astronomes et des techniciens qui furent associés à cet établissement au cours de cette période, et ceci dès avant l'édification et la mise en service de son bâtiment. Par contre, l'étendue limitée de cette communication nous obligera à réduire ce tableau à quelques lignes directrices, à quelques indications sommaires qui serviront à la fois de conclusion à notre exposé, d'incitation à des recherches ultérieures dans un domaine encore insuffisamment exploré et de transition vers les communications plus précises consacrées à l' Observatoire royal de Greenwich. Dès l'année 1667, les astronomes de l'Académie, Auzout, Picard, Huygens et Roberval - Cassini et Ramer participèrent plus tard à un travail de réflexion analogue - avaient élaboré de vastes programmes d'observations et de recherches, proposé des idées plus précises concernant le perfectionnement des instruments et des méthodes d'observation et présenté une esquisse des recherches à mener au cours d'expéditions géodésiques et astronomiques plus ou moins lointaines. Au cours des années suivantes, leur activité s'orienta d'ailleurs dans ces différentes directions. Dès avant 1670, les astronomes parisiens réussirent à mettre au point et à introduire dans l'usage courant un ensemble d'instruments et de techniques qui 17. Wolf, 156-167. 18. Wolf, 134-155.

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allait amener une véritable révolution dans l'astronomie d'observation, en améliorant d'une façon à la fois spectaculaire et progressive la précision des mesures angulaires et celle des descriptions de surfaces planétaires. Par ailleurs, l'utilisation systématique des tables des mouvements des satellites de Jupiter élaborées par Cassini et de l'horloge à pendule de Huygens allaient permettre la réalisation d'un vaste programme de détermination de longitudes, qui fut poursuivi au cours des nombreuses expéditions organisées par les astronomes de l'Observatoire: Méditerranée (1668 et 1669), Acadie (1670), Uraniborg (1671-1672), Cayenne (1672-1673), côtes de France (1672-1674). Bien que techniques et limités en apparence, les résultats d'observations diverses obtenus dès cette époque apportaient des perfectionnements immédiats en de nombreux domaines de l'astronomie et de la géodésie; mais, fait plus important peut-être, ils contenaient en germe les éléments de certains développements théoriques ultérieurs de la plus grande importance. En dehors de quelques académiciens dont l'intervention fut épisodique, comme Roberval et Carcavy, et de collaborateurs dont l'apport fut purement technique, comme De la Voye, Couplet, Buot, Niquet et Borelli, les astronomes et observateurs dont l'activité doit être considérée au cours de cette période sont Jean Picard, Adrien Auzout (avant son départ de Paris en juin 1668), JeanDominique Cassini (après son arrivée en France en avril 1669), Olaüs Romer (après son arrivée en France au printemps de 1672), Jean Richer (jusqu'à son retour de Cayenne en 1673) et Christiaan Huygens (sur un plan essentiellement théorique). Les principaux documents originaux à étudier sont malheureusement très lacunaires : ce sont les Procès-verbaux manuscrits de l'Académie royale des sciences (auxquels manquent les volumes correspondant à la période 16701674), les pièces administratives conservées aux Archives nationales, les manuscrits, notes et registres d'observations conservés à l'Observatoire de Paris (les papiers d' Auzout et de Richer semblent perdus, ceux de Romer le sont partiellement). L'ensemble des papiers de Huygens a été remarquablement publié dans ses Oeuvres, les observations régulières de Picard l'ont été dans l' Histoire céleste de P.Ch. Le Monnier, enfin les résultats de différentes opérations géodésiques ou expéditions ont été réunis dans le Recueil d'observations faites en plusieurs voyages par ordre de S.M. pour perfectionner l'astronomie et la géographie avec divers traités astronomiques par Messieurs de l'Académie royale des sciences (Paris, 1693), après avoir été pour la plupart publiés à part auparavant. Notons encore les précieuses indications contenues dans les Annales célestes du dix-septième siècle de A.-G. Pingré (G. Bigourdan éd., Paris, 1901), les quelques éléments d'information donnés dans les périodiques de l'époque, le Journal des Sçavans en tout premier lieu, et dans certaines correspondances, comme celle de Huygens ou celle de H. Oldenburg en cours de publication.

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L'oeuvre des différents astronomes considérés a été l'objet d'études assez nombreuses, mais encore insuffisantes, dont leurs notices du Dictionary of Scientific Biography donnent des listes assez complètes. En revanche, leur activité collective n'a pas encore été étudiée de façon très approfondi e; trois excellents articles de J.W. Olmsted traitant d'aspects particuliers de cette activité révèlent à la fois l'insuffisance des études antérieures et l'étendue de la documentation à découvrir, à explorer et à interpréter 19 . La mise en évidence par Ramer à la fin de 1675 et au cours de 1676 de la vitesse finie de la lumière est l'un des plus brillants exemples des résultats obtenus en quelques années par l'équipe d'excellents astronomes réunis autour de !'Observatoire de Paris. Mais, en les amenant à consacrer une partie croissante de leur activité à des opérations techniques de levés topographiques et de nivellement, le pouvoir politique de tutelle allait freiner ce remarquable effort d'observation et de recherche qui servira, au moins en partie, d'exemple aux très importants travaux qui seront dès lors menés à l'Observatoire royal de Greenwich.

19. Aux deux articles cités aux notes 15 et 16, et relatifs, le premier à l'adaptation des lunettes aux instruments de mesure angulaire, le second à l'expédition de Richer à Cayenne (1672-1673), il faut ajouter un mémoire plus récent publié en 1960 dans les Proceedings of the American Philosophical Society (t. CIV, 612-634) et concernant une première expédition entreprise en 1670 par Richer en Acadie. Le P' J.W. Olmsted poursuit actuellement des recherches sur la vie et !'oeuvre de Jean Picard.

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Plan du premier étage de !'Observatoire royal et Elévation de l'Obs. côté du Midy (grav. de S. Leclerc dans Vitruve, Les dix livres d'architecture, trad. de Cl. Perrault, Paris, 1673, planche II, p. 11).

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Coupe du bâtiment de !'Observatoire prise sur la ligne méridienne AB et Elévation perspective de l'Obs. royal prise du côté du septentrion (Ibid., planche III, p. 13). Cette planche et la précédente sont reproduites d'après les mêmes cuivres par J.-F. Blondel, Architecture française, t. second, 1752, pl. 191 et 192.

PICARD ET LA MESURE DE LA TERRE

Au cours des premières années del' Académie royale des sciences, d'importants programmes de recherches, d'expériences, d'observations et de travaux collectifs concernant les différents domaines des sciences physiques et naturelles furent présentés par divers académiciens, dont Huygens, Picard, Auzout et Roberval qui insistèrent tout spécialement sur des projets d'ordre astronomique, géodésique, physique et instrumental. Les Procès-verbaux de l'Académie ont gardé la trace de certains de ces textes 1 ; d'autres, conservés dans les papiers de Huygens, ont été publiés dans les Oeuvres complètes de ce savant. L'importance accordée aux projets d'ordre astronomique et géodésique tient à la fois à la personnalité et aux compétences personnelles de leurs auteurs, à leur souci d'envisager une utilisation aussi rationnelle et efficace que possible du futur Observatoire, et également à certaines conséquences pratiques à espérer de la réalisation de ces programmes. De plus, dès leurs premières observations en commun, au cours de l'année 1666, les astronomes de l'Académie furent conscients de l'importance des mutations en cours dans ce domaine : mise au point de lunettes plus puissantes et plus fidèles, utilisation de micromètres à fils mobiles dans le plan focal de leur objectif, permettant des visées plus précises et des mesures angulaires de faible amplitude, adaptation de "lunettes d'approche" sur les instruments de mesure angulaire classiques (quarts-de-cercles, sextants, etc.) utilisés en astronomie et en géodésie, enfin utilisation de l'horloge à pendule et des éphémérides des satellites de Jupiter pour la détermination des longitudes. S'ils n'eurent pas la première idée de ces différentes innovations, du moins les astronomes de l'académie parisienne, et Picard en tout premier lieu, contribuèrent de façon décisive à leur mise en oeuvre et ceci explique, en partie du moins, l'importance de !'oeuvre astronomique et géodésique qu'ils purent réaliser en quelques années.

1. Pendant sa première période, l'Académie consacra l'une de ses séances hebdomadaires aux travaux de " Mathématiques" (nos sciences exactes actuelles) et l'autre aux travaux de "Physique" (sciences naturelles et biologiques); leurs Procès-verbaux sont transcrits dans deux registres distincts, dont l'ensemble est toutefois doté d'une numérotation unique. Ces Registres, conservés dans les Archives de l'Académie des sciences - à l'exception des volumes correspondant à la période 1670-1674 qui sont perdus - soul toujours inédits (ils seront cités ci-dessous: A Ac. Sc., Registres, suivi de l'indication du tome et de la page ou du folio, suivant le cas).

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Nous n'en retiendrons ici qu'un des aspects les plus marquants: la première mesure moderne d'un arc de méridien relativement important, réalisée par Jean Picard entre 1668 et 1670. Cette opération s'insère dans une double perspective, géodésique et géographique, qu'annonçait l'un des points d'un programme élaboré par Huygens dès 1666 : " Mesurer la grandeur de la Terre. Aviser aux moiens de faire les cartes geographiques avec plus d'exactitude que jusqu'icy " 2 . La Terre étant supposée sphérique, la détermination de son rayon et de sa circonférence pouvait se faire grâce aux mesures de la longueur d'un arc de grand cercle et de l'angle au centre correspondant; soit, dans le cas d'un arc de méridien, par la mesure de la longueur de cet arc et la détermination de la différence des latitudes (ou des hauteurs du pôle) de ses extrémités. La première mesure attestée, celle qu'avait réalisée Eratosthène au me siècle avant notre ère entre Alexandrie et Syène, avait conduit - selon les estimations actuelles les plus courantes - à fixer la longueur de la circonférence terrestre entre 39.690 et 46.620 de nos kilomètres. Sans insister ni sur les estimations des autres auteurs de l 'Antiquité, Posidonius et Ptolémée en particulier, ni sur les mesures réalisées par les géographes arabes dès le règne d'al-Ma'mun3 , nous évoquerons seulement les opérations réalisées en Occident, et tout particulièrement celles de Fernel, de Snellius et de Riccioli citées par Picard. Ayant déterminé l'extrémité nord de l'arc de méridien de 1° partant de Paris, Fernel, dans sa Cosmotheoria publiée en 1528, en évalua la longueur en comptant le nombre de révolutions d'une roue de coche. Malgré le caractère primitif de sa méthode, il réussit à estimer la longueur du degré à 68.096 pas géométriques, soit environ 56.746 toises de Paris 4 . Quelques années plus tard, dans son édition de 1533 de la Cosmographia d' Apianus, Gemma Frisius imagina la méthode, depuis lors classique, de triangulation pour la mesure d'un arc de méridien terrestre 5 ; cette méthode fut d'abord appliquée par Tycho Brahe 2. O. c. Chr. Huygens, t. XIX, pub!. 1937, 256. - Dès la fin de 1666, ou le début de 1667, Auzout présenta d'ailleurs un mémoire à l'Académie sur les différentes méthodes pour mesurer la grandeur de la Terre (A. Ac. Sc., Registres. t. 2. 33-35). 3. Bien que Picard évoque rapidement ces différentes mesures, il n'entreprend pas de les dis-

cuter, estimant que " nous ignorons les justes grandeurs des mesures anciennes, toutes les mesures

que les anciens nous ont laissées ayant esté alterées par le temps" (Mesure de la Terre, Paris, 1671, Article I, 2; rééd. in Mém. Ac. Sc. 1666-1699, t. VII, 1, 1729, 135; sur cette réédition, voir note 48). 4. Cf R. Granit," Fernel, Jean-François'', D.S.B., vol. IV (1971), 584-586; J. Picard, Mesure de la Terre, Paris, 1671, 2 et 28 (rééd. in Mém. Ac. Sc. 1666-1699, t. VII, 1, 135 et 186-187). 5. Cf G. Kish," Gemma Frisius, Reiner", D.S.B., vol. V (1972), 349; A. Pogo, "Gemma Frisius, his method of determining differences of longitude by transporting timepieces (1530), and his treatise on triangulation (1533) '',Isis, XXII (1934-1935), n° 64, 469-506. - La méthode de triangulation de Gemma Frisius est exposée dans le mémoire intitulé " Libellus de locorum describendorum ratione, & de eorum distantiis inueniendis nunquam ante hac visus " imprimé en annexe de Cosmographicus liber Petri Apiani Mathematici, iam denuo integritati restitutus per Gemmam Phrysium ... Antuerpiae, 1533, fol. LVII r 0 -LXVI v 0 (reproduit en fac-similé à la fin de l'article de A. Pogo signalé ci-dessus).

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et surtout par Snellius6 qui, par la mesure d'un arc de méridien de 1°11'30 ", fixa en 1617 la longueur du degré à 28.500 perches du Rhin, soit 55.021 toises de Paris7 . Picard ignora les opérations ultérieures menées par Snellius dont les calculs et le résultat très amélioré ne furent signalés que par P. Musschenbroek en 17298 . Picard, par contre, en août 1671, lors de son voyage pour Uraniborg prit connaissance d'une excellente mesure, déjà ancienne, réalisée par le cartographe W.J. Blaeu, ancien assistant de Tycho Brahe9, mesure perdue depuis lors. Si Picard ne semble pas alors connaître la mesure faite en 1635 par le navigateur anglais Richard Norwood 10 , il cite celle qui, réalisée en Italie par G. Riccioli et F.M. Grimaldi et publiée en 1661 11 , fixait la longueur du degré à 64.363 pas de Bologne, soit 62.900 toises de Paris. On comprend que, devant la divergence de ces divers résultats récemment obtenus, la nouvelle Académie ait projeté de réaliser une nouvelle mesure d'arc de méridien. La méthode de triangulation qui fut adoptée supposait la mesure directe d'une base, la mesure des angles horizontaux des triangles réunissant les différents points choisis et la détermination de la latitude et de la longitude des deux extrémités de l'arc; et, après la réalisation des calculs liés aux opérations successives et la prise en compte des différences de longitude et d'altitude entre les principaux points choisis, le calcul de la longueur de l'arc de 1°. Si la technique de certaines de ces opérations, telles que la mesure de la base 6. Cf D.J. Struik, " Snel (Snellius or Snel van Royen), Willebrord ", D.S.B. vol. XII (1975), 499-502; J.-B.J. Delambre, Histoire de /'Astronomie Moderne, Paris, 1821, t. II, 92-110 et pl. 23 h. t. ; H. Bosmans, " Le degré du méridien terrestre mesuré par la distance des parallèles de Berg-op-Zoom et de Malines par Willebrord Snellius '', Annales de la Société scientifique de Bruxelles, XXIV (1899-1900), 2e partie, Mémoires, 111-132; N.D. Haasbroek, Gemma Frisius, Tycho Brahe and Snellius, and their Triangulations, Delft, 1968. 7. Eratosthenes Batavus. De Terrae ambitus vera quantitate... Lugduni Batavorum, 1617, lib. 2, cap. 9, 195-198. Cf J. Picard, Mesure de la Terre, Paris, 1671, 2, 3 et 29 (rééd. in Mém. Ac. Sc. 1666-1699, t. VII, 1, 135-136, 137, 139 et 187). 8. P. Van Musschenbroek," Dissertatio de Magnitudine Terme", Physicae experimentales, et geometricae ... dissertationes .. ., Lugduni Batavorum, 1729, 355-420 et pl. XIV-XVI h.t. Le nouveau résultat obtenu par Snellius était de 29.510 perches du Rhin, soit 57.033 toises de Paris. Cf J.-E. Montucla, Histoire des Mathématiques, 2e éd., t. II, Paris, An VII, 1799, 317-318. 9. J. Picard," Voyage d'Uranibourg, ou Observations Astronomiques faites en Dannemarck ", Mém. Ac. Sc. 1666-1699, VII, 1, 1729, 195. Le résultat de Blaeu ne différait de celui de Picard que d'environ 5 perches du Rhin, ou 10 toises de Paris. Cf également G.J. Vossius, De Quatuor Artibus Popularibus, de Philologia, et Scientiis Mathematicis ... , Amstelaedami, 1650, partie" De universae mathesios natura & constitutione liber ... ", 263. 10. R. Norwood, The Sea-mans Practice, contayning a fundamentall Probleme in Navigation, experimentally verified : namely, touching the compasse of the Earth and Sea, and the quantity of a degree in our English Measures .. ., London, 1637. Cf L.S. Multhauf, "Norwood, Richard", D.S.B., vol. x (1974), 151-152. Bien que réalisée par des moyens assez rudimentaires, la mesure de l'arc Londres-York d'une amplitude de 2°28' permit à Norwood de fixer la longueur du degré à 367.176 pieds anglais, soit 57.300 toises de Paris. Cf J.-E. Montucla, Histoire des Mathématiques, 2e éd. t. II, Paris, An VII, 1799, 318-319. 11. G. Riccioli, Geographiae et Hydrographiae Reformatae Libri Duodecim ... , Bononiae, 1661, lib. 5, cap. 33, 174-176. Cf J. Picard, Mesure de la Terre, Paris, 1671, 2, 3 et 29-30 (rééd. in Mém. Ac. Sc. 1666-1699, t. VII, 1, 136, 139 et 187-190); J.-B.J. Delambre, Histoire de /'Astronomie Moderne, Paris, 1821, t. II, 321-322. La mesure de Riccioli fut utilisée par Newton pour ses premiers calculs sur la gravitation.

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ou les calculs trigonométriques, était classique, par contre des perfectionnements tout récents - l'adaptation de lunettes aux instruments géodésiques ou atsronomiques de mesure angulaire 12 et l'utilisation des horloges à pendule de Huygens 13 - étaient en train de renouveler les méthodes de mesure angulaire terrestre et de détermination des coordonnées géographiques. C'est à ce moment même que Picard s'engagea dans cette entreprise délicate qui l'occupa pendant plus de deux ans. Pour tenter de reconstituer les principales étapes de cette opération, nous disposons surtout du compte rendu publié par Picard, sa célèbre Mesure de la Terre 14, des indications fournies par les Registres des Procès-Verbaux de l'Académie des sciences pour les années 1667-1669 15 , et pour la plupart déjà réunies et exploitées par L. Gallois 16, et de la correspondance de l'époque, dont la plus utile, récemment publiée, est celle de Henry Oldenburg, secrétaire de la Royal Society 17. La première date à citer est celle du 23 mai 1668, où l'Académie fut informée que Colbert "desiroit que l'on trauaillast a faire des Cartes Geographiques de la France plus exactes que celles qui ont ,esté faictes iusqu'icy, et que la Compagnie prescriuist la maniere dont se seruiroient ceux qui seront employez a ce dessein " 18 . Répondant au voeu du Ministre, l'Académie, dès le 30 mai 1668, décida de faire réaliser une carte des environs de Paris afin d'examiner et de comparer les différentes méthodes susceptibles d'être employées. Le 6 juin suivant, cette entreprise fut confiée au sieur Du Vivier [ou Vivier], sous le contrôle de Roberval et de Picard. Après un bref compte rendu présenté le 8 août 1668 sur les premiers essais de Du Vivier, ce n'est que le 31 juillet 12. Cf J.W. Olmsted, "The Application of Telescopes to Astronomical Instruments, 16671669 : A Study in Historical Method ", Isis, XL (1949), n° 121, 213-225 ; R.M. McKeon, "Les débuts de l'astronomie de précision. Il. Histoire de l'acquisition des instruments d'astronomie et de géodésie munis d'appareil de visée optique", Physis, XIV (1972), n° 3, 221-242. 13. Cette invention, annoncée par Huygens dès 1658 dans son Horologium, était en constant perfectionnement, et Huygens lui-même souhaitait en voir développer l'usage pour la détermination des longitudes, dans le cadre du programme de recherches de !'Académie royale des sciences. 14. Voir plus loin la description de ses différentes éditions en français, dont la première, très rare, date de juillet 1671, et la réédition la plus courante de 1729 (cf note 48). 15. Rédigés semble-t-il avec quelque retard, ces Procès-Verbaux renferment d'utiles indica-

tions et des documents intéressants, mais présentent d'importantes lacunes; de plus, ils sont per-

dus pour les années 1670 et 1671 (cf ci-dessus, note 1). Les résumés de l'opération dans Du Hamel, R. Sc. Ac. Hist., 99-101, et [Fontenelle], Hist. Ac. Sc. 1666-1686, 124-131, ne permettent pas de compenser ces lacunes, puisqu'ils semblent être basés uniquement sur des documents connus par ailleurs, et en tout premier lieu sur la Mesure de la Terre elle-même. 16. L. Gallois," L'Académie des sciences et les origines de la Carte de Cassini'', Annales de Géographie, XVIII (1909), n° 99, 193-204; n° 100, 289-310. Il s'agit d'une étude remarquablement documentée dont l'intérêt s'étend au-delà de son objet apparent. 17. The Correspondence of Henry Oldenburg, Edited and Translated by A. Rupert Hall and Marie Boas Hall, Madison/Milwaukee/London [puis, vol. X-XI: London; vol. XII-XIII: London/ Philadelphia], 1965-1986, 13 vol. (abrégé ci-après: Corr. Oldenburg). 18. A. Ac. Sc., Registres, t. 3, fol. 25 v 0 -26 r 0 ; L. Gallois, art. cit., 196.

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1669 que Picard fit un nouveau rapport sur l'avancement de ce travail 19 . Dans cet important document reproduit en annexe 20 , Picard note l'intérêt de remplacer le cercle de visée de type ancien quel' Académie avait fait construire l'année précédente pour Du Vivier par un appareil de mesure angulaire à lunette, récemment mis au point. Il affirme que, grâce à une précision de l'ordre du tiers de minute dans les visées, on réalisera ainsi une meilleure triangulation et que l'on pourra à la fois obtenir une carte plus exacte et " determiner la grandeur de la Terre auec plus de certitude que tous ceux qui y ont trauaillé jusques icy ". Il signale, chemin faisant, avoir fait "des l'année passée quelques auances pour ce mesme dessein de la mesure de la Terre " par la détermination de quelques grands triangles et la mesure d'une base de près de 6.000 toises, et il indique les grandes lignes des opérations à mener pour cette mesure. Il suggère dès ce moment le recours à une unité de longueur universelle, la longueur du pendule battant la seconde, idée sur laquelle il reviendra à maintes reprises 21 . Ainsi ce document révèle-t-il que, dès l'été 1668, Picard avait conçu l'essentiel de son projet et en avait amorcé l'exécution. Bien qu'il ne le précise pas, la " longueur de chemin de prez de 6.000 toises, droit & situé selon la ligne meridienne auec deux extremitez assez remarquables pour estre veües de diuers lieux esloignez & si bien placez que par peu de triangles on pourra continuer cette base jusques a plus de 60.000 toises", qu'il avait alors mesurée, est la partie de la route de Paris à Fontainebleau allant du moulin de Villejuif au pavillon de Juvisy, base principale de son opération définitive. De même, il est probable qu'il avait dès ce moment choisi comme points de station de son opération, certains des lieux dont il prit " les angles de position " à partir du tertre de Mareil le 26 juillet 1669 en compagnie de Cassini et de Richer. De fait, en plus de Mareil lui-même, la plupart des points cités : la tour de Montjay, Dammartin, Saint-Christophe, Clermont, Montmartre, la tour de Montlhéry et celles de Notre-Dame se retrouvent comme stations principales de sa triangulation définitive (points G, F, H, Q, r, P, D et s ; cf fig.). A la lumière de ce rapport, un autre document, antérieur de près d'une année, une note manuscrite conservée à Leyde dans les papiers de Huygens 22, prend toute sa valeur. Signalant en effet, pour la nuit du 23 au 24 septembre 1668, la mesure de la hauteur de l'étoile polaire près de Villejuif et, pour le 24, 19. A. Ac. Sc., Registres, t. 3, fol. 30 r -30 v 52 v -53 r 54 r 109 r 117 v -l18 r t. 5, fol. 126 r 0 -l28 v 0 ; L. Gallois, art. cit., 197-200. 20. Annexe 1. 21. En particulier, dès 1671, dans sa Mesure de la Terre, Article IV. 22. O. c. Chr. Huygens, t. VI (1895), n° 1663a, 587. Tout en signalant avec raison que cette pièce se rapportait aux travaux préliminaires pour la mesure de la Terre, les éditeurs l'ont attribuée sous réserve à Picard lui-même. Toutefois, G. Picole! doute que la version manuscrite conservée à Leyde (ms. Hug. 45) soit un autographe de Picard, car l'écriture diffère notablement de la sienne. Sans doute est-elle de la main d'un autre académicien ou d'un aide présent lors des observations rapportées. 0

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la mesure d'une partie de la base et la mesure d'un angle du triangle Montlhéry, Juvisy, Villejuif, cette note est un précieux témoignage sur les débuts de l'entreprise géodésique de Picard: en particulier, le fait qu'il y soit fait état de " 722 chaisnes plus 2 thoises " pour la longueur de chemin mesurée, paraît laisser entendre que les premières mesures de la base ont été effectuées avec des chaînes et non avec deux perches accolées de 4 toises chacune comme dans les mesures définitives. Un autre document, émanant vraisemblablement de Picard lui-même, mais dont l'original n'a malheureusement pas pu être retrouvé jusqu'ici23 , concerne des mesures prises par Picard à une date non précisée de l'année 1669, du pavillon de Juvisy et de divers angles visibles depuis cette station. Malheureusement, il ne semble pas subsister d'autres pièces analogues, ni de lettre, ni surtout les registres où Picard consignait ses observations concernant cette opération 24 . Avant de rechercher d'autres sources éventuelles d'information, il est utile de rassembler les principales indications fournies à ce sujet par divers articles de la Mesure de la Terre. Les deux premiers articles donnant une brève présentation historique et méthodologique, les onze autres sont consacrés à un exposé des méthodes de mesure et de calcul, à une étude des techniques instrumentales et à une présentation des opérations et des résultats. Une analyse détaillée que nous ne pouvons entreprendre ici révélerait le modernisme et le souci de rigueur de diverses procédures, la lucidité de plusieurs observations concernant certaines sources d'erreurs, en même temps qu'un manque relatif de soin et de précision dans une partie des opérations mentionnées. Après des études préliminaires dont le rapport précédemment cité évoque les premières étapes, Picard décida de mesurer par triangulation l'arc proche du méridien s'étendant de la ferme de Malvoisine, au sud de Paris, à 6 km au N.E. de la Ferté-Alais, à Sourdon, localité située à une vingtaine de kilomètres au sud d'Amiens. Cet arc présentait l'avantage de se diviser en trois parties susceptibles d'être déterminées successivement: Malvoisine-Mareil (EG), Mareil-Clermont (GI) et Clermont-Sourdon (IN). Les autres stations principales furent choisies de façon à définir un réseau de 13 triangles principaux reliant les extrémités de ces trois arcs à celles de la base principale (Article VI et "Seconde Planche"), tandis qu'une série de stations auxiliaires permit d'assurer divers contrôles, de prolonger l'arc principal jusqu'au clocher d'Amiens (v) et de réaliser plusieurs rattachements complémentaires (Article VII et " Seconde Planche"). L'unité de longueur choisie étant la toise " du Grand 23. Ce document, dont l'existence a été signalée par G. Picole!, a été imprimé sous le titre "Dimensions de l'ancien pavillon de Juvisi, prises en 1669 ",dans [P.C. Le Monnier], Premiéres Observations faites par Ordre du Roi, Pour connaître la distance terrestre entre Paris & Amiens avec les mêmes mesures qui ont servi au Nord & au Pérou ... , Paris, 1757, 25-26, 29. 24. Ces registres existaient encore au milieu du XVIIIe siècle, car de multiples sources, par exemple la brochure mentionnée note 23 ci-dessus (cf p. 3), indiquent qu'ils ont été utilisés lors des vérifications qui furent effectuées alors.

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Chastelet de Paris '', la mesure de la base principale Villejuif-Juvisy fut réalisée par déplacement d'une mesure de 4 toises obtenue par accolement de deux "bois de pique" de deux toises chacun, et son résultat, 5.663 toises, obtenu en faisant la moyenne de deux opérations menées en sens contraire (Articles III et IV). Les nombreuses mesures angulaires qui suivirent furent réalisées à l'aide d'un quart-de-cercle horizontal en fer, doté de deux lunettes d'approche à réticule, la première fixe, visant le point de référence, la seconde mobile, faisant fonction d'alidade et se déplaçant sur la graduation d'un limbe de cuivre de 38 pouces ou 1,02 m de rayon (Article V et " Premiere Planche"). Partant de la mesure de la base, une première série de mesures angulaires et de calculs trigonométriques associés fut menée sur les triangles principaux (opérations 1 à 6) et vérifiée sur 8 triangles auxiliaires, permettant d'évaluer la distance GE à 31.895 toises. Deux autres séries d'opérations analogues, l'une sur 2 triangles principaux (opérations 7 et 8) et un triangle auxiliaire, l'autre sur 5 triangles principaux (opérations 9 à 13) et un triangle auxiliaire conduisirent à estimer la longueur de GI à 17.562 toises et celle de IN à 18.905 toises. Pour tenter de pallier l'insuffisance des vérifications concernant ces dernières opérations, Picard mesura une base auxiliaire de 3.902 toises située au S.E. de Sourdon et la rattacha à deux points de sa triangulation, ce qui l'amena à rectifier légèrement l'estimation des longueurs des arcs GI et IN et à " tenir pour suspects " les 2 triangles correspondant aux opérations 6 et 7 (Article VI). Ayant décidé de vérifier le calcul de Fernel en prenant la hauteur du pôle à Amiens, il continua sa triangulation jusqu'à ce point, mais en regrettant de n'avoir pas eu le temps de rechercher un point de station supplémentaire pleinement satisfaisant. Enfin, pour des raisons évidentes, il tint à " ajouter à tous ces calculs la juste position des Tours de Nostre-Dame de Paris, & de !'Observatoire" (Article vn). Mais " aprés avoir mesuré les distances particuliéres entre Malvoisine, Mareüil, & Sourdon, & mesme avoir ajoûté celle d'Amiens, il falloit examiner la position de chacune de ces lignes à l'égard de la Meridienne ". A cette fin, par des visées sur l'étoile polaire à sa plus grande digression, on détermina les déclinaisons de ces arcs par rapport à la méridienne, ce qui permit de calculer leurs projections sur la méridienne de Sourdon et de fixer à 68.347 toises 3 pieds la distance entre les parallèles de Sourdon et de Malvoisine et à 78.907 toises celle de Malvoisine au parallèle d'Amiens (Article VIII). Pour l'étape suivante, la mesure des latitudes des extrémités de l'arc concerné, Picard utilisa un secteur à lunette de 10 pieds (3,25 m) de rayon et de 18° d'angle construit à cet effet; à cette occasion, il précise les modalités de vérification de ses deux instruments de mesure angulaire (Article IX et "Troisieme Planche"). La détermination des distances zénithales d'une étoile, le " genou de Cassiopée " (ô Cassiopée), exécutée en septembre et en octobre 1670 à Malvoisine, Sourdon et Amiens, lui donna les différences de latitude entre ces points: 1°11 '57" de Malvoisine à Sourdon, 1°22'55" de Malvoisine

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à Amiens (Article x) 25 . Il put alors estimer à 57.060 toises (111.090 km) 26 la

longueur du degré d'un méridien terrestre, en donner l'équivalent dans les principales unités européennes en usage et indiquer les longueurs de la circonférence et du rayon terrestres et celles des divisions habituelles du degré (Article XI). Picard signale, sans insister, qu'une correction éventuelle d'altitude serait trop faible pour être prise en compte (Article XI). Parallèlement à ses mesures géodésiques, il réalisa des mesures de longueurs du pendule battant la seconde, en utilisant deux horloges à pendule de Huygens (Article IV) et détermina la déclinaison magnétique en divers points de sa triangulation (Article VIII). Il effectua également des mesures de nivellement et des observations parallèles sur la réfraction atmosphérique grâce à un nouveau niveau à lunette qu'il avait récemment mis au point(" Quatrieme Planche"); il en conclut que l'importance et l'irrégularité de ce phénomène réduisaient considérablement la précision de la méthode concurrente de mesure du rayon terrestre par le moyen du niveau apparent, prônée par Maurolico et utilisée par Riccioli (Articles XII et XIII). Les trois documents précédemment cités et diverses précisions éparses dans la Mesure de la Terre montrent que les opérations sur le terrain furent menées pendant les trimestres d'été et d'automne de 1668 à 1670, et surtout entre le 8 septembre et le 10 octobre de chaque année, période de vacances académiques à cette époque 27 . Quelques indications complémentaires sont données par la correspondance d'Henry Oldenburg, spécialement par les lettres de Francis Vernon secrétaire à l'ambassade britannique à Paris, très lié avec la plupart des savants de l'Académie, dont Picard lui-même. Après une brève allusion, le 30 octobre 1669, à la présence de Picard à Clermont-en-Beauvaisis28 , dans sa lettre du 29 janvier 1670 dont une traduction partielle est donnée en annexe 29 , Vernon dresse le bilan des opérations réalisées à ce moment. Il semble indiquer que le but de Picard était alors la mesure de l'arc de méridien de 52' s'étendant de Malvoisine à Clermont. Il est à noter que l'estimation qu'il en donne : 49.300 toises diffère de 3/1000 du résultat publié dans la Mesure de la Terre : 49.457 toises, divergence qui se répercute évidemment dans l'estimation de la longueur du degré. Rien ne per25. Une résolution adoptée par l'Académie le 4 septembre 1677 révèle que Picard" estait prest de faire reimprimer la mesure de la terre auec quelques voyages'', mais qu'il "estait necessaire de verifier les hauteurs de pole des deux extremites de la meridienne qu'il a mesurée", par des observations simultanées qui seraient effectuées par Picard et Riimer (A. Ac. Sc., Registres, t. 7. fol. 123 v 0 -124 r 0 ). Bien que le résultat de cette vérification ne soit pas connu, le fait qu'elle ait été décidée témoigne de l'incertitude qui planait dès ce moment sur la qualité du résultat en question. 26. En admettant que la toise utilisée par Picard valait 1,94690 m. 27. Le règlement édicté pour 1' Académie en 1699 prolongea cette période de vacances jusqu'à la Saint-Martin (11 novembre). 28. Corr. Oldenburg, n° 1309, vol. VI (1969), 293-296, spéc. 294. 29. Ibid., n° 1370, 432-436 ; traduction partielle ci-dessous (Annexe n).

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met de savoir si Vernon s'est mépris sur les intentions de Picard ou si ce n'est qu'au début de 1670 que ce dernier a décidé d'étendre son opération jusqu'à Sourdon, puis Amiens. Le 25 février, Vernon annonce en effet que Picard espère terminer ses observations au cours de l'été et il demande de sa part une mesure précise du demi-pied anglais 30 . Enfin le 29 novembre, il signale que Picard est allé en Picardie pendant les vacances académiques et y a terminé les observations nécessaires à l'élaboration de son traité 31 . Quant à cet ouvrage dont Vernon annonçait dès le 19 juillet 1670 qu'il était très avancé, plusieurs planches en étant déjà gravées par La Boissière 32 , le 29 novembre il écrit que toutes ses figures sont dessinées et qu'il sera probablement publié au début de 1671 ; toutefois, à la même date, il transmet une demande de Picard concernant la longueur du pendule simple à Londres exprimée en mesure anglaise dont il a besoin pour parfaire son ouvrage 33 . Et le 18 mars 1671, tout en transmettant une nouvelle demande de sa part concernant la longueur du demi-pied anglais et celle du pendule battant la seconde à Londres, il signale que l'on attend pour imprimer la décision de Colbert qui souhaitait que soient publiés en même temps plusieurs autres travaux del' Académie 34 . Si ce projet ne put être réalisé immédiatement dans son intégralité35 , du moins dès juillet 1671, un premier recueil de travaux de l'Académie, dont la Mesure de la Terre, fut publié. Les correspondances d'Oldenburg, de Picard et de Huygens révèlent en effet que le 22 juillet 1671, en partant pour son voyage à Uraniborg, Picard emporta deux exemplaires de cet ouvrage, destinés à être offerts comme présents du roi de France au sénat de Hambourg et au roi de Danemark36 . En fait, il s'agit d'un magnifique ouvrage, grand in folio (57 cm de haut), de la série de prestige dite du" Cabinet du Roi " 37 . Cet ouvrage, qui ne fut pas mis dans le commerce, réunit deux travaux réalisés au sein del' Académie royale des sciences et présentés sous forme anonyme, les Mémoires pour servir à l'histoire naturelle des animaux de Claude Perrault et la Mesure 30. Ibid., n° 1398, 501-507, spéc. 501 et 506. 31. Ibid., n° 1556, vol. VII (1970), 271-275, spéc. 271-272. 32. Ibid., n° 1484, 60-64, spéc. 61. En fait, seule la "Troisieme Planche" est à coup sûr !'oeuvre de La Boissière, les autres planches et illustrations étant dues à S. Leclerc, à l'exception peut-être de la" Seconde Planche" qui n'est pas signée. 33. Corr. Oldenburg, n° 1556, vol. VII (1970), 271-275, spéc. 271-272. 34. Ibid., n° 1648, 496-500, spéc. 496-497. 35. Si les descriptions d'anatomie animale de Cl. Perrault furent effectivement publiées dès 1671 en même temps que l'ouvrage de Picard, les analyses chimiques de S. Duclos ne le furent qu'en 1675 et les descriptions de plantes de D. Dodart qu'en 1676. 36. Cf lettres de Chr. Huygens à son frère Lodewijk du 23 juillet 1671 et de Picard à Chr. Huygens du 9 août 1671 (O. c. Chr. Huygens, t. VII (1897), 84 et 94-95); lettre de Martin Vogel à Oldenburg du 21 août 1671 (Corr. Oldenburg, n° 1771, vol. VIII (1971), 198-201, spéc. 199; lettre de Picard à J.-D. Cassini du 21 août 1671 (B. Obs., B 4, llbis, liasse Picard). 37. Cf A. Jammes," Louis XIV, sa Bibliothèque et le Cabinet du Roi ", The Library, 5th series, XX (1965), n° 1, 1-12; A. Sauvy, "L'illustration d'un règne. Le Cabinet du Roi et les projets encyclopédiques de Colbert", L 'Art du Livre à !'Imprimerie nationale, Paris, 1973, 102-127.

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de la Terre de Jean Picard38 . Cette seconde partie qui nous intéresse directement comporte (1)-30-(1) pages et 5 planches gravées de même format de Sébastien Leclerc et de G. Jodelet de la Boissière représentant les instruments de mesure utilisés avec leur mode d'emploi, ainsi que le schéma de la triangulation réalisée 39 . On y trouve également 3 bandeaux (haut de la p. 1, bas de la pe et de la 4e planches), une lettrine et un cul-de-lampe de S. Leclerc (p. 1 et dernière page non numérotée) représentant des personnages opérant sur le terrain avec les instruments utilisés par Picard. En 1676, l'ouvrage fut réimprimé avec la simple adjonction du nom de l'auteur et la suppression du cul-de-lampe, dans un Recueil de Plusieurs Traitez de Mathematique de l'Academie Royale des Sciences, appartenant à la même série du "Cabinet du Roi" et de ce fait aussi rare que le précédent40 . Cependant, si l'ouvrage même de Picard restait ainsi peu répandu et par conséquent de consultation difficile, la diffusion des principaux résultats qu'il renfermait s'effectuait malgré tout par des voies indirectes. C'est ainsi que l'essentiel en a été connu assez rapidement en Angleterre, puisque dès le 21 janvier 1672, Oldenburg présenta devant la Royal Society un résumé de la Mesure de la Terre adressé par Vernon le 9 janvier précédent 41 , et qu'en 1675, il en publia d'importants extraits en anglais dans les Philosophical Transactions, toujours d'après des lettres de Vernon 42 . En France même, si le détail de l'opération exécutée par Picard resta longtemps peu connu du public, les résultats qu'il avait obtenus touchant les dimensions de la Terre se répandirent malgré tout progressivement. C'est ainsi, par exemple, que François Bernier en fit état dans la première édition complète 38. Des exemplaires en sont conservés à Paris, à la Bibl. nationale, à la Bibl. centrale du Muséum national d'histoire naturelle, et à la Bibl. Mazarine, à Aix-en-Provence, à la Bibliothèque Méjanes, et à Londres, au British Museum. Plusieurs autres, conservés aux Etats-Unis, sont cités dans The National Union Catalog, Pre-1956 lmprints des U.S.A., vol. 457 (1976), 34. Dans sa préface à son édition du Traité du Nivellement, par M. Picard, de l'Academie Royale des Sciences, avec une Relation de quelques Nivellemens faits par ordre du Roy. Et un Abbregé de la Mesure de la Terre du même Auteur. Mis en lumiere par les soins de M. De La Hire, de l'Academie Royale des Sciences, & Professeur Royal en Mathematique, Paris, 1684 (abrégé ci-après: Traité du Nivellement), p. XI non chiffrée, La Hire écrit que la Mesure de la Terre "n'estoit entre les mains que de tres-peu de personnes, n'y en ayant eu qu'un petit nombre d'Exemplaires qui avaient été destinez pour faire des presens ". 39. L'ouvrage ne comporte en fait que quatre planches différentes, la seconde, représentant les triangulations, figurant à deux reprises, respectivement au début de l'article VI et au début de l'article VII. 40. Ce volume comporte six parties, dotées chacune du nom de leur auteur, de leur pagination et de leur date propres, la Mesure de la Terre constituant la seconde de ces parties (cf l'exemplaire v. 1, grand in-folio de la Bibliothèque nationale). 41. Birch, Hist. R. Soc., vol. III, 3. La lettre de Vernon du 9 janvier 1672 a été imprimée dans Corr. Oldenburg, n° 1854, vol. VIII (1971), 431-438. 42. Phil. Trans., vol. X, n° 112, 25 mars 1675 (v. st.), 261-272 et pl. I h.t. L'abrégé publié par Oldenburg dérive pour l'essentiel de la lettre de Vernon du 9 janvier 1672 déjà citée, et des lettres du même correspondant des 27 et 30 janvier 1672 (Corr. Oldenburg, n° 1870 et 1877, vol. VIII (1971), 478-482 et 497-502).

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de son Abregé de la Philosophie de Gassendi parue en 1678 43 , et qu'un bref chapitre sur les dimensions de la Terre basé sur les chiffres indiqués par Picard fut inséré dans le volume de La Connaissance des Temps pour l'année 1682, et reproduit peu après dans le Journal des Sçavans 44 . Toutefois, ce n'est qu'en 1684, deux ans après la mort de Picard, que le public français put enfin véritablement prendre connaissance du contenu de la Mesure de la Terre, lorsque, dans un petit ouvrage de large diffusion, son disciple Ph. de La Hire publia un "Abbrégé de la Mesure de la Terre, Faite par Monsieur Picard ", en annexe à la première édition (posthume) du Traité du nivellement de Picard 45 . Dans ce résumé, La Hire a éliminé les considérations d'ordre général, les calculs et les planches, pour ne conserver qu'une présentation des opérations réalisées et de leurs résultats légèrement corrigés de la réfraction. Son but est d'ailleurs purement pratique: permettre de "faire les corrections des grands nivellemens avec exactitude " grâce à une meilleure connaissance de la mesure du diamètre de la Terre46 . Le texte intégral de l'édition de 1671 fut enfin réédité en 1729 dans la ire partie du tome VII des Mémoires de l'Académie royale des sciences. Depuis 1666 jusqu'à 1699. Dans l'édition la plus répandue de ces Mémoires 47 à laquelle se réfèrent la plupart des commentateurs de !'oeuvre de Picard, les trois vignettes, la lettrine et le cul-de-lampe de S. Leclerc ne sont pas reproduits, les autres éléments graphiques étant regroupés de façon légèrement différente. Par contre, dans une autre édition beaucoup plus rare de ce recueil, publiée la même année et sous le même titre mais avec une typographie plus compacte et de légères différences de structure48 , l'illustration est beaucoup plus conforme à celle de l'édition originale. 43. F. Bernier, Abregé de la Philosophie de Gassendi en VIII Tomes, Lyon, 1678, t. V, 15-16. 44. La Connaissance des Temps, ou Calendrier et Ephemerides du lever & coucher du Soleil, de la Lune, & des autres Planetes. Avec les Eclipses pour !'An M.DC.LXXXII. Calculées sur l'Elevation & le Meridien de Paris; & la maniere de s'en servir pour les autres Elevations... , Paris, 1682, 83-84, sans mention du nom de Picard; J. Sçav., 1682, Journal du 19 janvier, 21-22. Par la suite, ce chapitre sera reproduit sans changement dans le volume de La Connaissance des Temps ... pour /'Année M.DC.LXXXIJI... , 84-85, et avec des changements minimes (en particulier l'attribution formelle à Picard de la détermination indiquée) dans le volume pour l'année 1684, 85-86. 45. Traité du Nivellement, Paris, 1684, 176-204. 46. Ibid., Préface, XI non numérotée. 47. Mém. Ac. Sc. 1666-1699, t. VII, 1 et 2 (1729), in-4°. Ce tome contient des" Observations faites en plusieurs voyages par ordre de sa Majesté, pour perfectionner l'astronomie et la géographie, avec divers traitez astronomiques, par Messieurs de l 'Academie Royale des Sciences, et par leurs Correspondans '',déjà publiées en 1693 dans le Recueil d'Observations ... La" Mesure de la Terre, par Monsieur !'Abbé Picard, de l'Academie Royale des Sciences" (l'e partie, 131-190, 5 pl. hors-texte, numérotées Il, III, IV, IV, v), de même que les écrits d'Auzout qui la précèdent dans le volume, se situent en fait en dehors de ces " Observations ". Des exemplaires de cette édition sont conservés à la B.N. Paris sous les cotes R. 3782 et R. 3961. 48. Mém. Ac. Sc. 1666-1699, t. VII (1729), in-4°. La" Mesure de la Terre. Par Monsieur Picard" est aux p. 1-59; les 5 planches hors-texte sont numérotées I à v. Un exemplaire de cette édition est conservé à la B.N. Paris sous la cote R. 4066.

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Une nouvelle réédition fut réalisée en 1740, afin de faciliter la confrontation des résultats de la mesure de l'arc de Laponie effectuée sous la direction de Maupertuis avec ceux de Picard qui venaient d'être partiellement vérifiés 49 . On sait en effet que la mesure réalisée par Picard avait été ultérieurement intégrée dans une entreprise plus vaste, la mesure de la méridienne de France, engagée en 1683-1684, mais qui ne fut menée à bonne fin qu'en 171850 . Les résultats qui sembaient appuyer l'hypothèse de l'allongement de l'ellipsoïde terrestre selon la ligne des pôles, prônée par les Cartésiens, furent contestés par les Newtoniens, partisans d'une Terre aplatie. Le débat fut tranché en novembre 1737 lorsque Maupertuis, comparant la longueur du degré de Picard à celle du degré qu'il venait de mesurer au fond du golfe de Botnie, put conclure sans hésitation apparente, en faveur de l'hypothèse newtonienne 51 . Cependant, cette conclusion reposait sur l'hypothèse que la somme des erreurs entachant les mesures des arcs en cause était inférieure à la différence de celles-ci, soit 1.000 toises ou 1.949 m environ. Bien qu'une incertitude demeure sur la longueur de la toise utilisée par Picard et sur la position de certains de ses repères, les vérifications ultérieures, tenant compte des progrès techniques réalisés et de la correction de divers effets tels que l'aberration, la nutation et la réfraction atmosphérique, ont confirmé ce fait, mais en réduisant considérablement cette différence. Aussi, malgré leur imperfection relative, à la suite de Delambre52 on ne peut qu'admirer la qualité des résultats obtenus par Picard au cours de cette opération qu'il réalisa avec des instruments d'une conception tout à fait nouvelle. En plus de son influence considérable sur le développement de la géodésie et de la mécanique céleste, cette mesure eut également d'importantes répercussions dans le domaine de la cartographie. Elle apparaît ainsi comme l'une des entreprises scientifiques les plus significatives de la seconde partie du xvne siècle et comme l'une des premières grandes réussites de l'institutionnalisation de la science entreprise par Colbert.

49. Dégré du Méridien entre Paris et Amiens, Déterminé Par la Mesure de M. Picard, et Par les Observations de Mrs de Maupertuis, Clairaut, Camus, Le Monnier... D'au l'on déduit la Figure de la Terre, par la comparaison de ce Dégré avec celui qui a été mesuré au Cercle Polaire, Paris, 1740, in-8°, [vm]-LVI-116 p., 3-5 pl. hors-texte. Le texte de la Mesure de la Terre est dans la partie paginée 1-106; dans les 5 planches, les personnages sont entièrement éliminés. La vérification exposée dans la partie précédente ne concerne que l'amplitude de l'arc de méridien ParisAmiens. Elle conduit à porter la valeur du degré de 57.060 toises de Paris à 57.183. 50. Cf [J. Cassini], De la Grandeur et de la Figure de la Terre, Paris, 1720 (Suite des Memoires de l'Academie Royale des Sciences. Année M.DCCXVIII). 51. Cf P. Brunet, Maupertuis, Paris, 1929, t. II, L 'oeuvre et sa place dans la pensée scientifique et philosophique du XVIII' siècle, chap. III," La figure de la Terre", 89-165. 52. J.-B.J. Delambre, Histoire de /'Astronomie Moderne, Paris, 1821, t. II, 598-613, plus spécialement 613.

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ANNEXE 1 RAPPORT DE PICARD À L'ACADÉMIE DES SCIENCES (31JUILLET166 9) 53 Le mercredy 3le iour de Juillet 1669. La Compagnie estant assemblée, M. Picard qu'on auoit prié d'aller a Mareuïl auec M. Cassini pour veriffier le trauail de ceux qui font des Cartes Geographiques des enuirons de Paris54 a lû un memoire contenant la relation de son voyage en ces termes. En suite de la resolution prise a L'Assemblée d'aller a Mareuïl pour y veriffier la position des principaux poincts qui doiuent seruir comme de fondement a la Carte des enuirons de Paris nous nous y sommes le 26e Juillet Mrs Cassini Richer et moy transportez et nous auons trouué le lieu autant commode a nostre dessein qu'on le pouuoit souhaitter. Et quoy que le temps ne fust pas fort fauorable, nous n'auons pas laissé de prendre au juste les angles de position de diuers lieux a la ronde assez esloignez, comme de la Tour de Montjay, de Dammartin, de Sainct-Christofte pres Senlis, de Clairmont, del' Abbaye de Resson vers Beauuais, du Mont Valerien, de Montmartre, de la Tour de Montléry & de celles de Nostre Dame qui se trouuent en droite ligne auec cette derniere et presque a moyenne distance, nous obseruasmes aussi que Clermont & Mareuil estoient exactement dans la meridiene de l'aymant, laquelle prolongée alloit passer par une maison qui est au dessus de la coste de Noisy-le-Sec. Ce qui s'accorde exactement auec d'autres obseruations que i'ay faictes dans la pleine du long boyau & au Mont Valerien, par lesquelles j 'au ois desia preiugé ce qui s'est trouué en effect a l'esgard de Clairmont et de Mareuïl. Le mauuais temps ne permit pas d'en faire d'auantage et l'on peut dire a la loüange de celuy qui auoit desia pris les mesmes angles 55 , qu'il auoit autant approché de la verité que la petitesse de l'instrument dont ils' estoit seruy le pouuoit permettre. Mais comme l'erreur de quelques minutes qui sur un petit instrument ne sont pas sensibles, est neantmoins considerable sur de grandes distances, il seroit a souhaitter pour l'entiere justesse qu'une semblable veriffication fust continuée a diuers autres endroits iusques a parfaire le chassis entier de la Carte, pendant que ceux qui y trauaillent n'auraient soing que de remplir chaque triangle en particulier sans s'attacher a la liaison du total, qui leur sera comme impossible s'ils veulent estre fideles. 53. A. Ac. Sc., Registres, t. 5, fol. 126 ra-128 va; L. Gallois, art. cit., 198-200. Notre édition suit d'aussi près que possible l'orthographe et la ponctuation de la transcription du rapport de Picard dans le t. 5 des Registres. 54. Comme l'a montré L. Gallois, art. cit., 201, Du Vivier ne travailla pas seul à l'établissement de la carte des environs de Paris, mais fut aidé par Nique!, Pivert, Du Puy [Dupuis], Beaulieu et Loir, les opérateurs n'étant pas toujours les mêmes suivant les époques. 55. Picard fait évidemment allusion à Du Vivier. L'instrument dont il est question à la suite est probablement le cercle entier à pinnules de 15 pouces de diamètre que l'Académie avait chargé Buot de faire construire spécialement pour l'occasion (A. Ac. Sc., Registres, t. 3. fol. 30 ra -va, 54 ra).

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Oultre que par ce moyen on aurait une Carte la plus exacte qui ait encore esté faicte, on en tirerait cet auantage de pouuoir determiner la grandeur de la Terre auec plus de certitude que tous ceux qui y ont trauaillé jusques icy tant a cause de la grande commodité des lieux que pour la facilité qu'on a maintenant de bien prendre les angles des lieux les plus esloignez par l'aide des Lunettes d'approche joinctes a un grand instrument bien gradué, tel que celuy dont on se seruiroit, lequel donne assez distinctement jusques a un tiers de minute et se peut veriffier a tous moments d'une façon tres aisée56 . Nous fismes des l'année passée quelques auances pour ce mesme dessein de la mesure de la Terre : nous prismes au juste quelques grands triangles et nous mesurasmes exactement une longueur de chemin de prez de 6000 toises, droit & situé selon la ligne meridiene auec deux extremitez assez remarquables pour estre veües de diuers lieux esloignez & si bien placez que par peu de triangles on pourra continuer cette base jusques a plus de 60000 toises, dont on sera presque autant asseuré que si on les auoit toutes actuellement mesurées. Apres auoir ainsy determiné une longueur sur Terre il en faudrait trouuer le rapport auec le Ciel par la difference des hauteurs de pole des deux extremitez seulement, ou plustost par la difference des hauteurs meridienes d'une mesme estoile proche du Zenith. Pour cet effet on pourrait preparer un instrument de neuf a dix pieds de rayon auec un bout de Limbe qui ne contiendrait pas plus de 8 ou 10 degrez de sa circonference & qui par consequent serait tres facile a transporter. On pourrait ainsy determiner sur terre la grandeur d'un grand degré, laquelle on exprimerait ou par toises a l'ordinaire ou par pas Geometriques : mais pour donner une mesure qui demeurast a la posterité et qui ne dependist point de la nostre particuliere ie voudrais me seruir de la longueur qui est necessaire pour un pendule a secondes de temps determinant combien de fois cette longueur serait contenue dans un grand degré sur terre, et consequemment a la circonference et au Diametre. De sorte que la mesure de la grandeur de la terre premierement trouuée par la difference des hauteurs de pole, et par rapport au Ciel, serait attachée au mouuement journalier comme a un Original commode & exposé a toutes les nations.

56. A cette époque, Picard utilisait déjà depuis plusieurs mois un quart-de-cercle à lunette de 28 pouces de rayon, de conception identique à celle de l'instrument de 38 pouces qui allait servir pour les mesures définitives.

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ANNEXE II TRADUCTION FRANÇAISE PARTIELLE DE LA LETTRE DE VERNON À OLDENBURG DU 29 JANVIER 167057

Je suis vraiment très confus de la négligence que j'ai mise à vous répondre, quand je pense à la stimulation qu'ont été pour moi votre amabilité et ces lettres répétées auxquelles de nombreuses occupations m'ont empêché de répondre jusqu'à présent. Je vous suis en effet redevable de plusieurs lettres58 . Concernant ce que vous écrivez au sujet de la mesure de Monsieur Picard, j'aurais eu plus de liberté que maintenant pour entrer dans les détails si vous n'aviez pas écrit, dans une lettre à M. Huygens, que M. Hooke avait l'intention de travailler cet été au même projet, et que le roi était curieux de savoir quelle pourrait être la mesure exacte de la Terre59 . M. Huygens en ayant fait part à M. Picard, celui-ci, la dernière fois que je me suis trouvé avec lui, m'a demandé si j'avais ou non transmis en Angleterre les mesures qu'il m'avait montrées (c'est en effet l'un de mes très bons amis, et il m'a fait la faveur de me montrer tout le détail de son travail et de me laisser noter tout ce que je voulais de ses mesures). Je lui ai dit que je ne l'avais pas fait, mais que je croyais que ce serait une curiosité bienvenue en Angleterre, et que je pourrais peut-être le faire lorsque j'en aurai le loisir. Alors il m'a exposé le contenu de la lettre de M. Huygens 60 , et m'a dit que, depuis que vous aviez le même projet en Angleterre, il avait décidé de réviser son opération cet été, afin d'être plus exact. Il était en effet très content que, puisque vous avez les mêmes intentions en Angleterre, on puisse approcher de plus en plus de la vérité en confrontant vos expériences. Et pour la même raison, il ne voulait pas que j'envoie sa mesure avant qu'il l'ait corrigée, afin que l'imagination de ceux qui entreprennent le même travail ne puisse être préoccupée de l'idée de ne le mener que conformément à leur propre jugement, et aussi parce que sa mesure ne se 57. Corr. Oldenburg, n° 1370, vol. VI (1969), 432-436, d'après l'original conservé dans les archives de la Royal Society, Ms. v, n° 11. La traduction présentée a été faite par Mme V. Gourlet. 58. Ces lettres d'Oldenburg à Vernon n'ont pas été conservées. La précédente lettre de Vernon à Oldenburg était du 30 octobre 1669 (Corr. Oldenburg, n° 1309, vol. VI (1969), 293-296). 59. Vernon fait probablement allusion à la lettre d'Oldenburg à Huygens du 21novembre1669 (O. c. Chr. Huygens, t. VI (1895), 532-535, spécialement 535; Corr. Oldenburg, n° 1319, vol. VI (1969), 310-315), et plus particulièrement au passage suivant: "Monsieur Hook a proposé une maniere bien facile de diviser une ligne courte en tant de parties que l'on voudra en proportionant une telle ligne à une autre plus longue; ce qu'il pense pouuoir appliquer à des Télescopes, pour faire des Observations Celestes bien exactes. On s'y emploie par ordre du Roy, qui veut, qu'on trouue sur Terre, quelle est la veritable mesure, qui respond à un degree du meridien. On a demeuré d'accord du lieu ou l'Experience sera faite, et Monsieur Hook fait l'apprest des Instruments, qu'il y juge necessaires ". 60. C'est encore la lettre d'Oldenburg à Huygens du 21 novembre 1669 que Vernon évoque ici. A propos de cette lettre, il y a d'ailleurs lieu de signaler que dans sa réponse à Oldenburg en date du 22 janvier 1670 (O. c. Chr. Huygens, t. VII (1897), 24; Corr. Oldenburg, n° 1365, vol. VI (1969), 423-427), Huygens ne fait pas la moindre allusion aux projets français et anglais de détermination de la grandeur de la Terre.

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présente pas encore jusqu'à présent sous la forme et avec l'exactitude qu'il souhaiterait pour l'exposer au public. Néanmoins, pour ne pas décevoir entièrement votre attente, je vous entretiendrai de quelque chose contre quoi ma promesse ne m'oblige pas, et qui ne sera peut-être pas sans être à votre gré. A savoir que, ayant depuis longtemps le désir de se satisfaire sur le point précis de la mesure de la Terre, lequel pourrait être très utile pour plusieurs de ses projets en astronomie (à laquelle il s'adonne principalement), et ne voulant pas par ailleurs compter sur les observations des autres, que dans sa propre discipline il trouve souvent très fautives et éloignées de sa propre exactitude, en septembre dernier, au moment de leurs vacances, il chercha quel emplacement conviendrait le mieux à ce dessein. Et de tous les emplacements qu'il connaissait (c'est en effet un voyageur, qui connaît bien toute la France et toute l'Italie, plusieurs régions d'Allemagne et de Hollande, dont il parle la langue ainsi que l'italien), il considéra que celui qui conviendrait le mieux était celui qui se trouve non loin de Paris entre Clermont et Fontainebleau, car il y a là une grande plaine très plate, excepté en un endroit où il y a une colline appelée Mareil, du sommet de laquelle il pouvait voir le grand clocher de l'église de Clermont, ainsi qu'une ferme appelée Malvoisine - qu'il ne pouvait pas voir en elle-même, du fait qu'elle ne présente aucun signe distinctif, mais à l'aide d'un feu qu'il avait fait allumer à une heure donnée comme un fanal. Ainsi, donc, ces deux endroits, Clermont et Malvoisine, sont à peu près distants l'un de l'autre de 17 lieues du nord au sud, Clermont au nord, Malvoisine au sud, avec une grande plaine entre les deux ; et, dans cette plaine, le Mont Mareil, d'où il peut découvrir les deux extrémités, ne se trouve pas exactement au milieu, mais plus près de Clermont, en sorte qu'il est environ à 7 lieues de Clermont et à 10 de Malvoisine. Or, avec ses instruments, il trouve qu'il y a 52 minutes de méridien entre Clermont et Malvoisine; bien qu'il manque 8 minutes pour faire un degré, cela suffit pourtant pour obtenir la mesure précise d'un degré et, par conséquent, celle de toute la circonférence de la Terre. Puis, pour connaître exactement la mesure de la ligne de distance entre Clermont et Malvoisine, il a été très favorisé par l'existence d'une voie pavée entre Villejuif et Juvisy, qui mesure 5 .600 toises de long (chaque toise valant 6 pieds français), et qui a été la base de toute l'opération. En effet, de là, il a pris les angles

vers plusieurs endroits, et ainsi, connaissant un côté et deux angles, il en a déduit les triangles en question, et, connaissant plusieurs triangles déterminés de cette manière, dont quelque partie était toujours une partie de sa ligne de distance, il est parvenu à réunir le tout, qui se trouva mesurer 49.300 toises. De sorte que la distance totale qui sépare Clermont et Malvoisine est de 49300 toises, et qu'il lui fait correspondre 52 minutes 61 dans le ciel. La mesure qu'il recherche de toute la circonférence est facile à obtenir à partir de là, mais comme il a l'intention de revoir son calcul et de corriger quelque petite erreur, 61. Vernon écrit par erreur: "52 degrés''.

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dont il imagine que le total ne dépassera pas 150 toises, j'ai promis de ne pas publier ses mesures avant de les obtenir exactement corrigées de sa main. Par conséquent, je vous conjure de n'en faire aucune mention publique, quel que soit l'usage privé que vous puissiez faire de ces observations, car il en a manifesté expressément le désir. Il n'a pas mesuré la voie pavée entre Villejuif et Juvisy avec une chaîne, parce qu'il jugeait cela sujet à erreur à cause du raccourcissement des maillons, mais avec deux perches de 4 toises chacune, réunies ensemble de sorte que la mesure de toute cette tige était de 8 toises. Voici tout ce qu'il me semble nécessaire d'écrire à ce sujet. Si M. Hooke mesure un degré avec vous, de grâce, ayez l'obligeance de faire part des détails, car M. Picard serait très heureux de voir comment ses mesures concordent avec les vôtres. Je passe à d'autres sujets: M. Cassini a été malade récemment, mais il est maintenant convalescent, et dès qu'il ira bien, il publiera ses Ephémérides62 . M. Huygens est malade lui aussi, il a pris un gros refroidissement 63 . Vous auriez mieux fait de ne pas lui faire part de vos intentions de mesurer la Terre ...

62. Allusion aux éphémérides des satellites de Jupiter que Cassini préparait à cette époque, mais qui ne furent finalement publiées qu'en 1693 dans le Recueil d'Observations ... 63. Début de la maladie à la suite de laquelle Huygens retourna séjourner quelque temps en Hollande, de septembre 1670 à juin 1671.

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Triangulation de l'arc de méridien Malvoisine-Sourdon mesuré sous la direction de Picard de. 1668 à 1670 (reproduction de la "Seconde planche" hors-texte de la Mesure de la Terre, Paris, 1671, Bibliothèque nationale).

HUYGENS ET L'ACADÉMIE ROYALE DES SCIENCES

L'histoire des débuts de l'Académie royale des sciences de Paris dont la première séance officielle se tint le 22 décembre 1666 1 est marquée d'une façon très profonde par la richesse de la personnalité, l'étendue des intérêts et la diversité des talents de l'un de ses premiers membres, le savant néerlandais Christiaan Huygens. Invité par Colbert, pensionné et logé par le roi, ce dernier en effet, en dehors de deux séjours de convalescence aux Pays-Bas (de septembre 1670 à juin 1671 et de juillet 1676 à juin 1678), demeura à Paris, à la Bibliothèque du roi, siège del' Académie, pendant une quinzaine d'années, de mai 1666 à août 1681, afin de participer à l'organisation et aux premiers travaux de cette nouvelle institution. Les circonstances de cette installation de Huygens en France dans le cadre de la politique scientifique de Colbert ayant déjà été relatées 2 , il importe cependant de rappeler d'une façon très rapide les raisons d'ordre scientifique qui expliquent cette invitation. Bien qu'il n'ait alors à son actif qu'un nombre assez limité de publications3 , Huygens s'est déjà acquis une solide réputation grâce au double aspect, théorique et appliqué, de son oeuvre, marquée à la fois par quelques brillantes contributions en divers domaines des mathématiques, par plusieurs découvertes astronomiques - dont la plus célèbre est l'identification de l'anneau de Saturne - et enfin par de prestigieuses réalisations techniques : perfectionnement de la lunette astronomique et surtout, mise au point et construction de 1. Sur les origines et les débuts de l'Académie royale des sciences, on pourra consulter : Fontenelle, Histoire de l'Académie royale des sciences, t. I, 1733, noté Fontenelle ; R. Talon, Les origines de l'Académie royale des sciences, Paris, 1966, noté Taton ; R. Hahn, The Anatomy of a Scientific Institution, The Paris Academy of Sciences, 1666-1803, Berkeley, 1971, noté Hahn; ainsi que les monographies de A. Maury, J. Bertrand, E. Maindron, G. Bigourdan, J.E. King, H. Brown et A.J. George citées dans la bibliographie de R. Hahn. 2. Huygens disposait d'un traitement annuel de 6.000 livres et d'un appartement de fonction à la Bibliothèque du Roi (voir Oeuvres, t. X, 573). 3. Une bibliographie chronologique des différentes publications de Christiaan Huygens est donnée dans let. XXII de ses Oeuvres (375-381). Elle révèle qu'au moment de son arrivée à Paris, en mai 1666, le savant néerlandais a à son actif 13 publications d'ampleur et de nature diverses, réalisées entre 1647 et 1665 (Op. cit., 375-376: n° 1-13): 7 d'ordre mathématique -dont 4 insérées dans des ouvrages de son maître Frans Van Schooten - 3 concernant ses observations de Saturne et 3 ses travaux sur l'horloge à pendule. A titre de comparaison, notons dès maintenant qu'il publiera 23 mémoires et articles pendant sa période parisienne (n° 14-36 de la bibliographie citée précédemment) et que 10 publications ultérieures au moins se rattachent également à cette même période.

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l'horloge à pendulé. Du fait des contacts qu'il avait pris au cours de ses séjours antérieurs en France et des relations qu'il y entretenait depuis lors5 , ses travaux et ses mérites étaient particulièrement appréciés aussi bien des milieux scientifiques parisiens que de plusieurs personnes de l'entourage de Jean-Baptiste Colbert, ministre dont les ambitions et le pouvoir politique étaient alors en plein essor 6 . Cette situation de Christiaan Huygens apparaît d'autant plus privilégiée que les disparitions successives de Mersenne, Descartes, Gassendi, Desargues, Pascal et Fermat avaient alors privé l'école scientifique française de ses animateurs les plus prestigieux 7 , laissant leurs disciples en butte à d' incessantes querelles doctrinales qui avaient entraîné en particulier la fin de l' Académie Montmor en 16648 . Par sa situation à l'écart de ces débats idéologiques, par son prestige largement reconnu et par l'intérêt qu'il portait à la fois à la recherche pure et aux applications, Huygens apparaissait ainsi comme lapersonnalité la plus qualifiée pour regrouper les principaux scientifiques parisiens, orienter au mieux et animer leurs efforts de recherche scientifique et technique au sein de la future Académie. Ainsi n'est-il pas étonnant que des démarches pressantes et renouvelées aient été faites auprès de lui, que des conditions matérielles particulièrement avantageuses lui aient été accordées et que l'on ait attendu son arrivée pour désigner les premiers membres de la future assemblée9. Ce rapide préambule amène à poser les deux questions essentielles que nous devons aborder: la première sur l'importance et l'efficacité des intentions de Huygens dans l'organisation, la mise en route et la réalisation des programmes de recherche de l'Académie, la seconde sur l'influence éventuelle de celle-ci sur l'orientation et la valeur des travaux scientifiques et techniques effectués par Huygens au cours des années 1666-1681, voire pendant la fin de sa carrière. Pour apporter des réponses satisfaisantes à ces deux questions, il faudrait pouvoir reconstituer le détail des débats et des travaux de l'Académie pendant 4. Voir L. Defossez, Les savants du XVII' siècle et la mesure du temps, Lausanne, 1946; A.E. Bell, Christian Huygens and the development of Science in Seventeenth Century, London, 1947; H.J.M. Bos," Huygens, Christiaan '', D.S.B., vol. VI (1972), 597-613; J.E. Hofmann, "Schooten,

Frans Van", D.S.B., vol. XII (1975), 205-207.

5. Voir H.L. Brugmans, Le séjour de Christiaan Huygens à Paris, Paris, 1935, noté Brugmans. 6. Voir Fontenelle, 5-7; Taton, 34-40; Hahn, 4-16 ; J.E. King, Science and Rationalism in the government of Louis XIV, 1661-1683, Baltimore, 1949, 100-115. 7. Mersenne était mort en 1648, Descartes en 1650, Gassendi en 1655, Desargues en 1661, Pascal en 1662 et Fermat en 1665. Le seul survivant de cette génération si brillante, Roberval, ne mourra qu'en 1675, mais il a déjà accompli l'essentiel de son oeuvre et son tempérament irascible le tenait un peu à l'écart de la vie scientifique parisienne; c'est ainsi qu'en 1658 il avait été exclu de l'Académie Montmor. 8. Voir Taton, 24-27. 9. Voir A.J. George, "The genesis of the Academy of Science", Annals of Science, t. III (1938), 372-401 ; Taton, 38-40. Voir également H. Brown, Scientific Organizations in Seventeenth Century France (1620-1680), Baltimore, 1934.

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la période 1666-1681, préciser les activités et les relations personnelles des différents académiciens et établir une chronologie précise des recherches de Huygens et de ses contacts avec les autres académiciens et les diverses personnes avec qui il fut en relation. Mais l'ambition d'un tel projet, dont nous ne pouvons d'ailleurs qu'esquisser quelques lignes directrices dans le cadre de cette brève communication, doit être réduite à la mesure de l'importance documentaire des pièces d'archives conservées concernant l'histoire d'ensemble de l'Académie au cours de cette période et l'activité propre de Huygens luimême. Il nous est donc nécessaire, pour mieux situer les possibilités et les incertitudes d'une telle enquête, de dresser au préalable un tableau rapide de cette situation. Pour cette période, en dehors de quelques rares pièces administratives ou comptables 10 , les principaux documents concernant l'activité de l'Académie des sciences de Paris sont les registres des Procès-verbaux de ses séances, ceux des travaux de ses laboratoires et les papiers personnels des différents académiciens. Encore inédits pour toute la période de l'Ancien Régime, les Procès-verbaux des séances ont été largement utilisés par les éditeurs des Oeuvres de Huygens. Mais il faut noter que leur valeur informative est très inégale et que l'absence des registres des années 1670-1674 réduit leur intérêt d'ensemble pour la période de séjour de Huygens 11 , bien que cette lacune puisse être partiellement palliée par les résumés des débats et certains des travaux de l'ancienne Académie (1666-1699) publiés par J.-B. Duhamel et par Fontenelle 12 et par quelques sources d'information extérieures : publications diverses ; correspondances ; etc 13 . 10. Les principales pièces comptables concernant les appointements des académiciens, les différentes subventions reçues par l'Académie pour l'achat de matériel et pour son fonctionnement se trouvent regroupées dans l'important recueil de J.J. Guiffroy, Comptes des bâtiments du Roi sous le règne de Louis XIV, 5 vol., Paris, 1881-1901 (pour la période concernée, vol. 1 et 2). D'autres documents existent cependant, tel celui publié par J. Schiller, dans "Les laboratoires d'anatomie et de botanique à l'Académie des Sciences au XVIIe siècle", Rev. Hist. Sei., t. 17 (1964), 97-114. 11. Voir R. Taton, "Projet de publication des registres des séances del' Académie royale des sciences de Paris (1666-1693) ", Actes du lOe Congrès International d'Histoire des Sciences, Paris, 1968, 283-286 ; A. Birembaut," Les caractères originaux del' Académie royale des sciences de 1666 à 1698 ", Actes du lOOe Congrès national des sociétés savantes .. ., Section d'histoire moderne et contemporaine .. ., Paris, 1976, 7-20. 12. Voir J.-B. Duhamel, Regiae scientiarum Academiae Historia ... , Paris, 1698; Ibid., 2e éd., 1701; B. de Fontenelle (éd.), Histoire de l'Académie royale des sciences, 11 tomes, Paris, 17291733 ; le t. I, Paris, 1733, contient !'Histoire de l'Académie... depuis son établissement en 1666 jusqu'à 1686 par Fontenelle et la table des 12 volumes (11 tomes) de cette série dont les 9 tomes III à XI rassemblent différents travaux d'académiciens. 13. Du fait de ses nombreuses interruptions de publication, le Journal des sçavans n'apporte que peu d'éléments sur cette période. Les publications académiques sont également rares ; quant aux correspondances scientifiques, seules quelques-unes ont été publiées, comme celle de Huygens (dans ses Oeuvres), celle de Leibniz, qui séjourna à Paris de 1672 à 1676 (voir G.W. Leibniz, Samtliche Schriften und Briefe, JII, Mathematische Naturwissenschaftlicher und Technischer Briefwechsel, I Band, 1672-1676, Berlin, 1976) et celle de H. Oldenburg, secrétaire de la Royal Society (The Correspondence of Henry Oldenburg, AR. Hall et M. Boas-Hall (eds), Madison puis London, 11 vol. parus, 1965-1977).

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Si Huygens ne paraît pas avoir contribué aux opérations du laboratoire de chimie de l'Académie dont les registres sont préservés 14 , par contre il a participé à certains essais et observations à !'Observatoire de Paris, dont les archives de cet établissement ne semblent avoir gardé que peu de traces 15 . Quant aux papiers personnels des académiciens, peu d'entre eux nous sont parvenus, encore ne sont-ils pour la plupart qu'imparfaitement exploités 16 . D'une façon générale, bon nombre de correspondances scientifiques de cette époque restent à inventorier et à analyser et leur étude permettrait sans nul doute de préciser divers aspects de l'histoire scientifique française de cette époque, dont certains concernant l'activité de Huygens. En effet, bien que les manuscrits et la correspondance de ce dernier soient conservés et inventoriés dans d'excellentes conditions, l'identification et la datation de quelques pièces posent des problèmes difficiles, tandis que certaines autres, concernant des recherches attestées par ailleurs, n'ont pas été retrouvées. Cependant, ce remarquable ensemble documentaire a pu servir de base à l'édition des 22 volumes des Oeuvres de Huygens qui rassemblent, en plus de la quasi intégralité de ses travaux, publiés ou restés jusqu'alors inédits, une série impressionnante de correspondances, de manuscrits et de documents divers dont l'analyse a permis aux éditeurs de retracer la genèse de la plupart des travaux de ce savant. Une synthèse en est d'ailleurs dressée dans le tome XXII (383-771) et cette biographie intellectuelle extrêmement fouillée, dont chaque détail s'appuie sur un texte, un document ou un témoignage, constitue la meilleure source de renseignements sur la vie, l'activité et les travaux de Huygens. C'est en particulier la partie centrale de cette étude ("Huygens académicien 1666-1681 ", Oeuvres, t. XXII, 623-718) qui nous servira de guide principal dans notre analyse de ses rapports avec l'Académie royale des sciences de Paris. A cette source principale, s'ajoutent en particulier le premier tome de Fontenelle déjà cité, diverses publications d'époque, quelques éditions de correspondances et surtout le texte intégral des Oeuvres de Huygens 17 ainsi que les Procès-verbaux manuscrits de l'Académie dont une relecture attentive est toujours profitable. Avant d'aborder cette étude, notons tout d'abord que, pendant la période de son séjour à Paris, Huygens publia 23 articles et mémoires (les n° 14 à 36 de 14. Voir A. Birembaut, op. cit., note 11, p. 14 et note 1. 15. Voir G. Bigourdan, "Inventaire général et sommaire des Manuscrits de la Bibliothèque de !'Observatoire de Paris", Annales de !'Observatoire de Paris, Mémoires, t. XXI, 1895, F -F ; 1 60 voir également C. Wolf, Histoire de !'Observatoire de Paris de sa fondation à 1793, Paris, Gauthier-Villars, 1902. 16. C'est le cas en particulier des papiers de Roberval, dispersés entre les Archives de l'Académie des Sciences et le Département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale, dont A. Gabbey prépare actuellement un inventaire détaillé. 17. On consultera en particulier avec un grand profit les "Varia Academica 1666-1681" publiés dans le t. XXII des Oeuvres (213-292) qui complètent les extraits des Procès-verbaux de l'Académie insérés dans les tomes précédents des Oeuvres.

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la liste chronologique citée précédemment 18), tandis que plusieurs publications ultérieures s'y rattachent également de façon plus ou moins directe : son Traité de la lumière et son Discours sur la cause de la pesanteur (n° 41 et 42 de la liste) édités à Leyde en 1690, ainsi que 8 mémoires (n° 47 à 54) envoyés par Huygens à H. de Bessé de la Chapelle par l'intermédiaire de J. Dalencé en 1687 et insérés en 1693 dans le recueil des Divers ouvrages de Mathématique et de Physique, par Messieurs de l'Académie royale des sciences, édité par Ph. de la Hire 19 . Un examen rapide de cet ensemble montre qu'en plus de ses trois ouvrages sur la mécanique théorique et appliquée, l'optique et la nature de la pesanteur publiés en 1673 (Horologium) et 1690 (Traité de la lumière, Cause de la pesanteur), les 30 mémoires et articles publiés par Huygens entre 1667 et 1681 et en 1693 portent sur des sujets très divers, allant de l'analyse infinitésimale alors en gestation (n° 15, 16, 17, 51, 52, 53), à la mécanique théorique (19, 31, 47, 48, 49), à l'optique (14, 28, 29, 30, 54), à l'astronomie d'observation (18, 20, 21, 25), à la théorie, la construction et l'emploi d'instruments scientifiques ou techniques (télescope: 22, 29; baromètre: 26; horloge à pendule: 33 ; microscope simple: 34; niveau à lunette: 35, 36) et à des expériences et des essais de moteurs à vapeur d'eau ou à poudre (n° 24, 32, 50). Une telle diversité correspond bien à l'étendue de la curiosité et des intérêts de Huygens, reflétant et prolongeant celle qui apparaissait déjà dans ses travaux antérieurs à 1666. Elle correspond, au moins en partie, à la variété des programmes de recherches individuelles ou collectives, discutés et mis en route par l'Académie, mais cette diversité se reflète d'une façon beaucoup plus détaillée et plus fidèle grâce aux extraits des Procès-verbaux, aux écrits de Duhamel et de Fontenelle et à divers autres documents concernant l'activité du savant néerlandais au sein de l'Académie, tout au long de son séjour. Dans l'évocation, nécessairement très rapide, de l'activité scientifique de Huygens entre 1666 et 1681, notre intérêt essentiel portera sur les trois périodes où, séjournant à Paris, il participa effectivement aux travaux del' Académie de mai 1666 à août 1670, de juin 1671 à juillet 1676 et de juillet 1678 à août 1681 20 . Bien que la première séance officielle del' Académie n'ait eu lieu que le 22 décembre 1666, ses membres avaient été désignés auparavant, les 7 de la sec18. Oeuvres, t. XXII, 375-381 ; ici 376-379. Le seul ouvrage de cette liste est 1'Horologium oscillatorium, livre dédié au roi Louis XIV et publié à Paris en 1673, qui se trouve réédité avec une traduction française dans let. XVIII des Oeuvres (n° 27 de la liste). La plupart des autres écrits de Huygens ont été publiés dans le Journal des sçavans; quelques-uns l'ont été dans les Philosophical Transactions, les autres ont été édités à part ou insérés dans des ouvrages (tel le n° 32, publié en 1674 dans les Nouvelles expériences du vuide... de D. Papin). 19. Voir Oeuvres, t. XXII, 379-380. Ces mémoires sont publiés aux p. 303-336 du recueil cité et réédités dans les t. XIX à XXII des Oeuvres. 20. Nous suivrons pour cela dans ses grandes lignes la biographie de Huygens déjà citée (Oeuvres, t. XXII, 625-718 pour la période considérée), renvoyant à elle pour la plupart des références concernant les travaux évoqués.

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tian de" Mathématiques" (nos sciences exactes) en mai et juin 1666, les 7 de la section de " Physique " (les sciences de la nature et de la vie) en octobre. Par ailleurs divers travaux collectifs avaient été organisés avant cette date, dont une observation d'éclipse de Soleil, le 2 juillet 1666, observation au cours de laquelle furent utilisées une horloge à pendule de Huygens et une lunette astronomique à réticule. Dès le début de l'Académie, il fut décidé que deux séances plénières seraient organisées chaque semaine, l'une de mathématiques le mercredi, l'autre de physique le samedi. Il fut décidé également, conformément aux projets antérieurs, d'exclure des débats toute question touchant non seulement à la religion et à la politique, mais aussi à la métaphysique, à l'histoire, à la morale, etc. Il fut décidé enfin que les différents académiciens devraient présenter des programmes de recherches pour leurs sections respectives 21 et Huygens participa très activement à cet effort de réflexion, évoquant avec une très grande lucidité tous les grands problèmes auxquels la science du dernier tiers du xvne siècle se trouvait confrontée. Cependant le fait que certains des programmes proposés par ses confrères aient pu rivaliser avec les siens, amène à poser dès maintenant le problème de la place et du rôle de Huygens au sein de l'Académie. Par son indiscutable prestige, par la confiance de Colbert et par sa situation matérielle privilégiée, Huygens apparaît dès son arrivée comme devant être le principal animateur scientifique de l'Académie. Cependant, si cette position de suprématie intellectuelle se maintint globalement du fait de l'étendue et de la diversité de ses talents, elle fut bientôt limitée en divers domaines par l'indiscutable valeur de certains académiciens, Roberval en particulier pour les mathématiques et la mécanique, Auzout et Picard pour l'astronomie d'observation, Mariotte pour la physique, etc. De ce fait, une bonne partie des travaux menés en commun, et des discussions générales fut fructueuse pour tous, amenant les différents partenaires à confronter leurs vues ; par contre certaines oppositions doctrinales se durcirent progressivement, amenant parfois des querelles assez pénibles. Il serait intéressant d'avoir une idée précise des relations que Huygens entretint avec ses confrères del' Académie; malheureusement les documents disponibles à cet égard, y compris la correspondance de Huygens, sont rares et fragmentaires et ne permettent pas de conclure de façon définitive. Il apparaît toutefois que si ses relations avec Roberval et avec Mariotte furent souvent assez difficiles, par contre il travailla fréquemment avec Picard, avec Auzout (jusqu'en 1668), avec Cassini et Romer, arrivés à Paris respectivement en 1669 et 1672 et eut d'excellents rapports avec l'anatomiste Claude Perrault et ses deux frères. En dehors de l'Académie, il collabora également avec le P. Pardies, avec D. Papin, voire avec Leibniz et, par son active correspondance, en particulier avec H. Oldenburg, secrétaire de la Royal Society, il se tint au 21. Voir Fontenelle, 5-17; Taton, 37-40 et pour toute l'histoire de cette période, Hahn (chap. 1 et 2) et l'ouvrage de C. Salomon-Bayet, L'institution de la science et l'expérience du vivant, Paris, 1978.

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courant des dernières nouvelles scientifiques et fit connaître ses propres travaux. Revenant à la première période du séjour académiq ue de Huygens à Paris, il faut noter qu'il participa à l'ensembl e des recherches collectives de cet organisme, tout en assumant fréquemm ent la responsabilité de conseiller scientifique et technique auprès des autorités officielles, et de Colbert en particulier. Son invention de l'horloge à pendule fut testée à plusieurs reprises pour la détermination des longitudes au cours de grands voyages, mais les résultats furent assez décevants 22 ; plusieurs prétendue s méthodes de détermination des longitudes furent soumises à l'Académ ie et critiquées par elle 23 . Dans le domaine des applications techniques, signalons encore ses travaux sur les moulins à vent, sur les carrosses et les roues de canons, sur les fontaines, etc. Les recherches collectives à l'Académ ie sur la machine pneumati que, sur la force de l'eau et de l'air et la résistance qu'ils opposent à des corps en mouveme nt se rattachent à l'hydrody namique et nous amènent à évoquer ses travaux concernant la mécaniqu e: chute des corps, mouveme nt des projectiles, expériences de rotation, lois du choc, équilibre de la balance, étude des règles du mouveme nt, théorie du ressort, et au grand débat sur la cause de la pesanteur qui, du 7 août au 20 novembre 1669, opposa partisans et adversaires de l'attractio n, dont Roberval et Huygens étaient des chefs de file 24 . La position qu'il définit dans ce dernier débat, celle d'un cartésianisme quelque peu modifié, se retrouve sous une autre forme dans la théorie qu'il donne du magnétisme25 et dans celle qu'il présente lors d'un échange d'idées sur la coagulation26 . Toujours préoccup é par l'améliora tion des lunettes, il observe particulièrement Saturne, les taches du Soleil et les phénomè nes atmosphériques; en mathématiques, il s'intéress e aux problème s des quadratures et mène à ce sujet une vive polémiqu e avec James Gregory 27 . Enfin, à partir de septembre 1669, il commenc e à rédiger son grand ouvrage, 1'Horologium oscillatorium, ce qui l'amène à de délicates recherches de mécaniqu e pure et appliquée et de géométrie infinitésimale. Mais au début de 1670, il fut très fatigué, à la fois physiolog iquement et psycholog iquement , et son état de santé s'aggrava nt rapidement, en août 1670 son frère Lodewijk le ramena à la Haye pour qu'il puisse se reposer et se soigner dans la maison paternelle. 22. Voir par exemple sur l'expédition entreprise en Acadie en 1670 par Richer, la remarquable étude de J.W. Olmsted dans Proceedings of the American Philosophical Society (t. CIV, 1960,

634). 23. 24.

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Voir Oeuvres, t. XXII, 21-226 et 229-233. Voir R. Dugas, Histoire de la mécanique, Paris, 1950, 169-190; Ibid., La mécanique au XVII' siècle, Paris, 1954, p. 283-320. 25. Voir Oeuvres, t. XIX, pièces II-V et t. XXII, 645-646. 26. Oeuvres, t. XIX, 327-329 et t. XXII, 652-653. 27. Les pièces évoquées (n° 16 et 18 de la bibliographie citée note 3), publiées dans le Journal des Sçavans en 1668, critiquant certains passages de la Vera Circuli e Hyperbole Quadratura de J. Gregory, Padoue, 1667. Voir l'étude de D.T. Whiteside, D.S.B., vol. v, 525-530.

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Revivifié par l'air du pays natal et par l'atmosphère familiale, Huygens revint à Paris fin juin 1671 pour reprendre ses différentes activités, portant tout d'abord un effort spécial vers l'achèvement de son Horologium oscillatorium qui fut imprimé entre septembre 1672 et avril 1673. Cet important ouvrage, le seul que Huygens ait dédié à son protecteur le roi Louis XIV, a le rare mérite, dû à la diversité du génie de son auteur, de tenir une place de choix aussi bien dans l'histoire de la mécanique théorique que dans celle de la mécanique appliquée et dans celle de la géométrie infinitésimale28 . Si l'absence de nombreuses démonstrations fut parfois reprochée à Huygens et si certaines revendications de priorité lui furent adressées, les jugements élogieux de Newton et de Leibniz, dont il commençait alors à apprécier les talents exceptionnels, le satisfirent très certainement. Mais parallèlement à ce travail de mise au point, beaucoup d'autres thèmes de recherche passionnèrent alors Huygens. Notons tout d'abord, dans le domaine de l'optique, ses recherches sur la double réfraction du spath d'Islande, son examen comparé des télescopes de Newton et de Cassegrain, sa discussion de la nouvelle théorie de la lumière et des couleurs de Newton et son" Projet du contenu de la Dioptrique", première ébauche du traité de dioptrique qu'il publiera en 1690. Travaillant toujours au perfectionnement et à l'étude comparée des lunettes, il participe à divers travaux et discussions à l'Observatoire de Paris où, disposant de deux chambres, il peut poursuivre ses observations de Saturne, en vue 29 de la préparation d'un nouvel ouvrage qui ne sera jamais achevé . En mathématiques, la géométrie analytique, le problème des tangentes, les principes de la géométrie élémentaire, la solution du problème d' Alhazen le préoccupent particulièrement. Cependant, à partir des derniers mois de 1673, il apporte une aide précieuse à Leibniz qui, nouvellement arrivé à Paris, désire perfectionner sa formation mathématique. Par la profondeur de son génie, ce dernier lui apportera d'ailleurs bientôt d'utiles suggestions et de précieux sujets de discussion 30 . Mais Huygens s'intéresse également aux sources et aux fontaines, sujets d'entretiens avec Pierre Perrault qui, en 1674, lui dédiera son traité De l'ori-

gine des fontaines 31 . Aidé d'un jeune assistant, Denis Papin, qui habite chez lui à partir de 1673, il reprend ses essais antérieurs sur l'utilisation de la force 28. Voir les deux études de R. Dugas citées note 24 et J.L. Coolidge, A History of the geometrical Concepts, Oxford, 1940, 319. L'Horologium oscillatorium est réédité, avec introduction et traduction française, dans le t. XV!II des Oeuvres. 29. Voir en particulier l'ouvrage de C. Wolf, cité note 15. 30. Voir également H.J.M. Bos, "The influence of Huygens on the Formation of Leibniz'Ideas ",Leibniz à Paris (1672-1676), t. I, Les Sciences, Wiesbaden (1978), 59-68. 31. Voir l'article de S. Delorme," Pierre Perrault, auteur d'un traité De l'origine des fontaines et d'une théorie de l'expérimentation", Arch. !nt. Hist. Sei, t. I (1948), 388-394.

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motrice de la vapeur d'eau et travaille sur "une nouvelle force mouvante par le moyen de la poudre à canon ", première version rudimentaire de moteur à explosion sur laquelle il fonde beaucoup d'espoir. Si Papin a été pour lui un précieux auxiliaire dans ses expériences, lui-même l'a beaucoup aidé par ses conseils, ses suggestions et sa participation directe à l'élaboration des Nouvelles expériences du vuide que Papin lui dédiera en 167432 . Sans vouloir évoquer ici tous les sujets des recherches abordées ou poursuivies par Huygens au cours de son second séjour académique, il faut toutefois faire une mention spéciale de son application du ressort spiral à la régulation des montres, invention mise au point, publiée et objet d'un privilège royal dès 1675, mais qui lui fut ardemment contestée, bien qu'en fait elle n'ait eu d'applications effectives que beaucoup plus tard. C'est au cours de cette même année 1675 que Colbert, par l'intermédiaire de Charles Perrault, chargea l'Académie "d'examiner les moyens de faire un traité de Méchanique avec une description exacte de toutes les machines utiles à tous les arts et métiers dont on se sert à présent en France et en toute l'Europe, etc.". Ce sujet qui rejoignait certaines préoccupations antérieures à la fondation de l'Académie sera repris à plusieurs reprises 33 , avant de conduire à la publication de la Description des Arts et Métiers dans la seconde moitié du xvme siècle34 . Bien qu'un tel projet ait dû intéresser directement Huygens, il ne semble pas que ce dernier y ait beaucoup contribué. Il est vrai que tombé malade à la fin de 1675, il quittera Paris le 1cr juillet 1676 pour une nouvelle période de convalescence aux Pays-Bas, après s'être entremis, en vain, pour tenter d'obtenir une situation officielle en France pour son ami Leibniz qui quitta définitivement Paris quelques semaines plus tard35 . Au cours du séjour de près de deux années qu'il fit dans son pays natal, après une longue période de repos, Huygens reprit peu à peu ses travaux scientifiques, portant l'essentiel de son intérêt sur la poursuite de l'élaboration de son traité d'optique, découvrant en particulier une explication des propriétés réfractives du cristal d'Islande. Il s'intéressa également au mémoire de Romer sur la vitesse de la lumière36 , 32. Voir Conservatoire national des Arts et Métiers, Société des Ingénieurs de !'Automobile. Centenaire du moteur à explosion, Paris, 1961 (catalogue d'une exposition au Musée du C.N.A.M., nov. 1961 juin 1962), 28-29 : " Maquette de la machine à poudre à canon conçue et réalisée par Christiaan Huygens ... " 33. Voir Fontenelle, 199-200, Oeuvres, t. XIX, 25, 265-266, et t. XXII, 694-695, A. Birembaut, P. Costabel, S. Delorme, Rev. Hist. Sei., t. 19 (1966), 119-120 ("Note sur l'Académie des Arts"; C. Salomon-Bayet, "Un préambule théorique à une Académie des Arts. Académie des Sciences 1666-1696. Présentation et textes", Rev. Hist. Sei, t. 23 (1970), 229-250. 34. Sur cette publication, voir G. Huard," Les planches de !'Encyclopédie et celles de la Description des Arts et Métiers de l'Académie des Sciences", Rev. Hist. Sei., t. 4 (1951), 238-249. 35. Voir J.E. Hofmann, Leibniz in Paris, 1672-1676, Cambridge, 1974. 36. Voir les Actes de la table ronde Ramer et la vitesse de la lumière, Paris, 1977, en particulier la communication de J. -P. Verdet, 169-178.

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aux récentes découvertes microscopiques faites par ses compatriotes Leeuwenhoek et Hartsoeker, à l'aide d'un microscope simple, formé d'une petite boule de verre enchâssée dans une monture spéciale37 . Mais une fois pleinement rétabli, il décida de reprendre ses activités et ses fonctions au sein de l 'Académie de Paris, malgré l'état de guerre qui régnait alors entre les Pays-Bas et la France 38 Dès son retour à Paris en juillet 1678, peu avant la paix de Nimègue, Huygens présenta, devant l'Académie et dans deux articles du Journal des Sçavans, le principe et les possibilités d'emploi du nouveau microscope hollandais, suscitant alors des réclamations de priorité de son jeune compatriote N. Hartsoeker. Au cours des années suivantes, il poursuivit ses observations microscopiques, imité par plusieurs de ses confrères, Picard et Ramer en particulier, qui avaient réalisé à leur tour des microscopes analogues. Au cours de ce troisième séjour académique à Paris, il continua à s'intéresser à divers problèmes de mathématiques (géométrie analytique, probabilités, etc.), tout en discutant par correspondance des nouvelles méthodes analytiques de Leibniz et de son célèbre projet de caractéristique universelle 39 . Il continua ses observations de Saturne et ses travaux sur les lunettes, conseillant par ailleurs aux astronomes de !'Observatoire de travailler à établir une nouvelle carte céleste, plus précise. Pour sa part, il établit le projet d'un planétaire qu'il emmena avec lui, inachevé, en 1681 40 et, à l'occasion du passage de la grande comète de 1680-1681, développa ses idées sur la nature et la trajectoire des comètes. Revenant sur un thème étudié précédemment, il présenta une nouvelle théorie du magnétisme et, poursuivant ses recherches menées aux PaysBas, il présenta divers aspects de sa théorie de la lumière, question fondamentale à laquelle plusieurs autres académiciens s'intéressaient alors activement, Mariotte en particulier. Il réfléchit également à divers problèmes techniques, tels qu'un dispositif pour empêcher les vaisseaux de se briser sur les récifs, l'utilisation pratique du moteur à poudre de canon, l'intérêt éventuel des suggestions de Terzis de Lana 37. Les études microscopiques de Huygens ont été analysées de façon très précise par M. Rooseboom, " Christiaan Huygens et la microscopie ", Archives néerlandaises de zoologie, XIII suppl.

(1958), 59-73. 38. En fait, pendant le séjour de Huygens à Paris, deux guerres successives, l'une en 16671668, l'autre en 1672-1678, opposèrent la France aux Pays-Bas. Mais cette situation assez inconfortable ne semble pas avoir compromis sa collaboration avec l'Académie des sciences de Paris. 39. Voir l'article de H.J.M. Bos, op. cit. Voir également l'article de J. Echeverria: "L'analyse géométrique de Grassmann et ses rapports avec la caractéristique géométrique de Leibniz", Studia Leibnitiana, Bd. XI (1979), 223-273. 40. Voir Oeuvres, t. XXI, 159 sq. et t. XXII, 714. Le planétaire, dit de Huygens, qui fut présenté à !'Exposition" Christiaan Huygens. Le temps en question", Paris, mars 1979 (section IV Cosmologie, pièce n° 1), fut construit en 1682 par Johannes Van Ceulen d'après un projet et des calculs de Huygens. Il ne s'agit donc pas du planétaire inachevé que Huygens avait emporté avec lui en septembre 1681, mais d'une version nouvelle de cet appareil.

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pour réaliser des ascensions humaines 41 . Dans le cadre des travaux de nivellement entrepris pour assurer l'alimentation en eau des châteaux royaux de Versailles et de Marly, il construisit un niveau à lunette, plus commode d'emploi, semble-t-il, que ceux qu'avaient réalisés ses confrères Picard et Romer42 . Mais, déjà précaire au début de 1680, sa santé suscita l'année suivante l'inquiétude de ses proches ; aussi, accompagné de sa soeur Suzanne Doublet et de la famille de celle-ci, quitta-t-il Paris en septembre 1681 pour un nouveau séjour de convalescence aux Pays-Bas. En 1683, alors que sa santé s'était améliorée, il obtint de Colbert une prolongation de son congé afin de pouvoir mener à bonne fin la mise au point de son planétaire et un nouvel essai de ses horloges marines. Mais son projet de retour à Paris devait se trouver contrarié, puis définitivement annulé, à la suite du décès de Colbert en septembre 1683 et de son remplacement, à la direction des Bâtiments du roi, par Louvois, hostile par principe à tous les projets de son prédécesseur et à tous les hommes qui l'entouraient. Christiaan Huygens tenta effectivement de reprendre ses fonctions à l'Académie de Paris, mais malgré des lettres pressantes adressées à Louvois et les interventions de son père, le nouveau ministre, sans l'exclure de l'Académie, ne lui adressa jamais la nouvelle invitation sollicitée et ne l'autorisa même pas à faire rapatrier ses effets personnels demeurés à Paris. Ce comportement offensa et indigna Christiaan et son père, suscitant chez eux un vif ressentiment contre le nouveau ministre, le roi Louis XIV et les responsables français en général 43 . Qu'il fut dû essentiellement à l'hostilité foncière de Louvois envers Colbert et ses" protégés", ou à la nouvelle politique religieuse de Louis XIV qui conduisit à l'abolition de l'Edit de Nantes en octobre 1685, ce non-renouvellement de l'invitation faite à Huygens ne pouvait que nuire au prestige et à l'activité de l'Académie royale des sciences, déjà compromis par la disparition de plusieurs de ses membres les plus éminents (Roberval en 1675, Picard en 1682, Mariotte en 1684, etc.) et par l'abandon délibéré de certains grands projets de Colbert (telle la mesure de la méridienne de France brutalement interrompue à la mort du ministre). Si Huygens put parfois penser que la jalousie de certains confrères n'était pas étrangère à son exclusion déguisée del' Académie, il poursuivit cependant des relations épistolaires avec plusieurs d'entre eux, dont Philippe de La Hire, et accepta même, en 1687, d'adresser à Paris un certain nombre de mémoires 41. Le projet de "barco volante" s'élevant grâce à l'action de 2 sphères métalliques vidées d'air, présenté par F. de Terzis de Lanis, dit Lana Terzio ou Lana (1631-1686) dans son Prodromo ... publié à Brescia en 1670, a connu un très grand succès dans les dernières décennies du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle (Voir J. Duhem, Histoire des idées aéronautique s avant Montgolfier, Paris, 1943, 370-390). Ainsi n'est-il pas étonnant que Huygens s'y soit intéressé. 42. Huygens présente son" invention" dans deux articles du Journal des Sçavans de 1680 (n° 35 et 36 de la liste citée note 3). La description du niveau à lunette de Huygens est reproduite par Ph. de La Hire dans la première édition posthume du Traité du nivellement de J. Picard (Paris, 1684). 43. Sur cette période de la vie de Huygens, voir Brugmans, 93-97.

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anciens plus ou moins remaniés, destinés à un recueil de l'Académie qui parut en 1693 44 . Mais il ne s'agit là que d'une bien mince compensation à la brusque interruption d'une collaboration qui s'était révélée si féconde pendant quinze ans. Que conclure de ce rapide survol? Il apparaît tout d'abord de façon indiscutable que la puissante personnalité scientifique de Huygens a été pour la toute nouvelle Académie un irremplaçable élément de prestige, de stimulant et d'efficacité. S'il est vrai que, grâce à l'épanouissement des talents de certains de ses premiers membres, au recrutement de plusieurs savants de grande valeur, tels que Cassini et Romer, la nouvelle institution avait acquis assez rapidement une activité relativement brillante, cependant, tout au long de son séjour, le savant néerlandais a continué à y orienter efficacement de nombreux programmes de recherche et à y amener de fécondes discussions. Pour l' Académie de Paris, le bilan du séjour de Huygens est donc indiscutablement positif. Quant à !'oeuvre de ce savant, il est bien difficile de savoir ce qu'elle eût été sans son long séjour à Paris. Si la plupart de ses grands thèmes de recherche lui sont personnels, il semble impossible que les travaux en commun et les discussions au sein del' Académie n'en aient pas infléchi certaines idées directrices, lui apportant en même temps d'utiles suggestions. Il ne semble pas qu'il aurait pu alors trouver aux Pays-Bas le riche environnement intellectuel qu'il a connu à Paris et qui a incontestablement élargi ses réflexions et enrichi son oeuvre. Vouloir aller plus loin dans l'établissement d'un bilan serait à la fois prématuré et incertain ; aussi bornerai-je là cette rapide évocation d'une collaboration exemplaire à maints égards - malgré les circonstances regrettables de son interruption - entre une institution naissante et un savant en pleine possession de ses moyens, et ceci malgré les difficultés politiques entre les gouvernements et les guerres successives qui les opposèrent.

44. Voir ci-dessus, note 19. Il s'agit des 8 mémoires n° 47 à 54 de la liste bibliographique citée note 3.

L'INITIATION DE LEIBNIZ À LA GÉOMÉTRIE

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Il n'est peut-être pas inutile de préciser dès l'abord que dans cette communication le terme de géométrie ne sera pas compris dans le sens très général qu'il avait au xvne siècle - et que Leibniz employait couramment - mais dans celui plus restrictif qui lui fut assigné au xrxe siècle. Il s'agira donc de la géométrie fréquemment qualifiée de pure ou de synthétique, dégagée de toute intervention explicite de considérations algébriques ou infinitésimales. D'une façon plus précise, seront envisagées successivement, d'une part, mais d'une manière très rapide, la familiarisation progressive de Leibniz, au cours de sa période parisienne, avec la géométrie classique à la manière d'Euclide, d' Apollonius ou de certains novateurs du xvne siècle tel Antoine Arnauld1, l'auteur des Nouveaux éléments de geométrie publiés à Paris sous forme anonyme en 1667; et, d'autre part, d'une manière plus approfondie, malgré le caractère très lacunaire de notre documentation, de l'initiation de Leibniz à la nouvelle géométrie projective créée par l'architecte géomètre Girard Desargues en 1639, puis développée par ses deux disciples Blaise Pascal et Philippe de La Hire. Par contre ne seront envisagées ni les conditions dans lesquelles Leibniz s'est initié à la géométrie cartésienne - que le xvme siècle dénommera " applica1. [Antoine Arnauld], Nouveaux Elemens de Géométrie, Paris, G. Savreux, 1667. Une seconde édition de cet ouvrage, comportant divers remaniements et compléments, sera publiée, sous forme également anonyme, en 1683, chez Guillaume Desprez, l'éditeur des grands textes pascaliens. Il est à noter qu' Arnauld s'inspire partiellement d'un essai inédit de Pascal sur les éléments de géométrie, essai dont ne demeurent que quelques pages retranscrites par Leibniz (C 1501 ; Leib. Handschr. Abt. 35 : Mathematica, vol. 15, 1, f 13 ; Cf. J. Itard, "L'Introduction à la Géométrie de Pascal", L'oeuvre scientifique de Pascal, 102-119; cf. également ci-après, note 74). 0

Liste des abréviations utilisées dans les notes infrapaginales : C ... : n° de la notice dans le Catalogue critique... d'A. Rivaud (fasc. 2, 1672-1676, Poitiers, 19141924). Desargues: R. Taton, L'oeuvre mathématique de Desargues, Paris 1951. Exposition Pascal: Bibliothèque nationale, Blaise Pascal 1623-1662, Paris 1962. Gerhardt: C.I. Gerhardt, "Desargues und Pascal über die Kegelschnitte ", Sitzungsberichte der Koniglich-preussischen Akademie der Wissenschaften zu Berlin, 1892, 1, 183-204. LBG: G.W. Leibniz, Der Briefwechsel mit Mathematikern, t. I, C.I. Gerhardt (ed.), Berlin, 1899. LMG: G.W. Leibniz, Mathematische Schriften, t. !-VII, C.I. Gerhardt (ed.), Berlin, 1875-1890. LSB: G.W. Leibniz, Siimtliche Schriften und Briefe, 7 séries prévues, Darmstadt/Leipzig/Berlin, 1923. Leibniz in Paris: J.E. Hofmann, Leibniz in Paris 1672-1676, Cambridge, 1974. L'oeuvre scientifique de Pascal: Centre International de Synthèse, L'oeuvre scientifique de Pascal, Paris, 1964. Oldenburg: The Correspondence of Henry Oldenburg, A.R. Hall & M. Boas Hall (eds), vol. 1-10, Madison/London, 1965-1976. Pascal: Pascal. Oeuvres complètes, J. Mesnard (éd.), t. 1-11, Paris, 1965-1970. Rigaud: Correspondence of scientific men of the seventeenth century, S.J. Rigaud (ed.), 2 vol., Oxford, 1841.

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tion de l'algèbre à la géométrie" avant qu'en 1797 Lacroix ne la désigne par notre expression moderne de" géométrie analytique"-, ni la part qu'il prit à l'édification des premiers rudiments de la future géométrie infinitésimale. Avant 1672, date de son arrivée à Paris, Leibniz ne s'était guère intéressé à la géométrie et n'avait acquis à son sujet que des connaissances très réduites. En se référant à la biographie déjà ancienne de G.E. Guhrauer 2, J.E. Hofmann note que lorsqu'il commença ses études à la faculté de philosophie au début de l'été de 1661, Leibniz assista à des leçons de J. Kühn sur les Eléments d'Euclide mais, probablement limitées à un commentaire du livre I d'après l'une des versions abrégées si répandues à l'époque, celles-ci ne produisirent que peu d'impression sur lui. Et plus tard, Leibniz ne se remémorera avoir lu au cours des années suivantes que deux manuels d'arithmétique très courants, ceux de J. Lanz et de Clavius, et il notera qu'à cette époque la seconde édition latine récemment parue de la Géométrie de Descartes, publiée par F. van Schooten (2 vol., Amsterdam, 1659-1661), lui paraissait d'un accès trop difficile3. Lorsqu'en 1666, comme nouveau maître ès arts, il présente à l'Université de Leipzig sa Disputatio arithmetica de complexionibus et qu'il en publie une version révisée et augmentée, sa célèbre Dissertatio de arte combinatoria 4, Leibniz ne se réfère qu'à un petit nombre d'ouvrages de mathématiques, en particulier la Géométrie de Descartes et - mais uniquement pour ses notations algébriques - l'édition d'Euclide d'I. Barrow (Cambridge, 1655-57), semblant ignorer totalement des ouvrages relativement récents et aussi connus que ceux d'Hérigone, de Tacquet et de Pascal5 . Au cours du séjour de quelques mois qu'il fait à Nuremberg après avoir obtenu son doctorat en droit à Altdorf en février 1667, Leibniz prend un premier contact avec le calcul des indivisibles grâce à la consultation de la Geometria indivisibilibus de Cavalieri (probablement la 2e édition de 1653) et l'Examen Circuli quadraturae (1654) de V. Léotaud 6 . Plusieurs oeuvres de Hobbes exercent également une profonde impression sur lui tout au long de cette période, aussi bien sur le plan philosophique que sous l'angle purement 2. Leibniz in Paris, 2, note 1. Hofmann se réfère ici à l'étude de G.E. Guhrauer, G. W. Freiherr von Leibniz. Eine Biographie, Breslau, 1846, 2 vol., ici vol. 1, 26. 3. Leibniz in Paris, 2-3; Lettre de Leibniz à Jacques Bernoulli d'avril 1703 (LMG, III, 72). 4. Voir l'édition critique de ces deux textes par W. Kabitz dans le vol. 1 de la 6e série des Siimtliche Schriften und Briefe de G.W. Leibniz, Darmstadt, 1930: respectivement 170-175 et 228-230 et 165-228. 5. Hofmann (Leibniz in Paris, 3-5) mentionne également les Principia matheseos universalis de F. Van Schooten, Leyde, 1651, les Erquickstunden: Deliciae physico-mathematicae de D. Schwenter dans la réédition de G.Ph. Harsdorffer, Nuremberg, 1651-1653, et deux ouvrages plus anciens : la Practica arithmeticae de Cardan, 1539 et l'une des nombreuses éditions de la Sphaera Johannis de Sacrobosco de Clavius. 6. Cf. la lettre de Leibniz à Jacques Bernoulli d'avril 1703, déjà citée note 3 (LMG, III, 72).

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scientifique 7 . Son Hypothesis nova de 1671 qu'il adresse à l'Académie royale des sciences de Paris et à la Royal Society afin de se faire apprécier de ces institutions scientifiques, révèle à la fois l'enrichissement et les limitations persistantes de sa culture mathématique, spécialement quant aux fondements et aux méthodes du calcul des indivisibles mais sans apporter d'éléments nouveaux concernant la géométrie, domaine qu'il semble avoir totalement négligé au profit du calcul algébrique ou infinitésimal8 . Ce n'est qu'au cours de l'hiver 1674-1675, soit deux ans et demi après son arrivée à Paris, que Leibniz signale être en train de lire attentivement les Eléments d'Euclide, n'ayant eu que rarement l'occasion de le faire 9 . Plus tard il avouera même que, occupé par d'autres études, il n'a pas eu la possibilité d'accorder suffisamment d'attention à cet ouvrage fondamental 10 que tous les mathématiciens de l'époque connaissaient assez bien pour se référer à l'un quelconque de ses théorèmes par la seule mention de son livre et de son numéro. Cette lacune persistante dans la formation géométrique, combinée d'ailleurs avec une insuffisance parallèle dans la technique du calcul arithmétique élémentaire, explique pourquoi certains développements mathématiques particulièrement brillants de Leibniz parvenu à l'apogée de son génie se trouvent entachés de quelques erreurs techniques élémentaires de géométrie ou de calcul, erreurs qu'un Christiaan Huygens ne manquera pas de relever, non sans parfois une discrète ironie 11 . Quant aux autres grands textes classiques qui alimentent la solide culture géométrique de la plupart des mathématiciens du xvne siècle, de Descartes, Roberval, Pell, Fermat, Desargues et Pascal à Huygens, Barrow, Gregory, Wallis, Collins ou Newton, les Coniques d' Apollonius et la Collection mathématique de Pappus, Leibniz ne semble en avoir eu qu'une connaissance tardive et limitée 12 . D'ailleurs jusqu'en 1675 environ, la géométrie ne semble guère l'avoir intéressé que, soit comme point de départ à des réflexions générales sur les méthodes et les procédés de démonstration, ou sur la nature des définitions et axiomes, soit comme incitation à des développements de géométrie cartésienne ou infinitésimale. Dans la partie IX de son exposé préliminaire, E. Knobloch 7. Cf. Leibniz in Paris, 7-8. Cf. également L. Coutura!, La logique de Leibniz, Paris, 1901, 457472, sur les rapports de Leibniz et de Hobbes. 8. Cf. Leibniz in Paris, 7-10. 9. Ce témoignage est donné dans la note "De constructione" (1674-1675); C 861 A et B (LMG, VII, 254). 10. Leibniz mentionne ce fait dans son" Historia et origo calculi differentialis ", 1714 (LMG, V, 298). 11. On en trouve plusieurs exemples dans les discussions sur les principes et les applications du calcul infinitésimal que Leibniz et Huygens poursuivirent dans leur correspondance de janvier 1688 à juin 1695 (LBG, 587-760). 12. Les index du Catalogue critique de Rivaud, de l'ouvrage cité d'Hofmann et du 1er volume de la 3e série des Samtliche Schriften und Briefe, Berlin, 1976, auxquels nous nous référons fréquemment, sont particulièrement suggestifs à cet égard.

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mentionne un certain nombre de manuscrits de la période 1672-1676, pour la plupart inédits, relatifs à de telles préoccupations 13 . Mais le commentaire rapide de cet auteur, aussi bien que les résumés de ces textes donnés dans le Catalogue critique d' A. Rivaud, révèlent que, dans la plupart des cas, Leibniz s'y évade rapidement du domaine de la géométrie pour s'orienter vers des calculs algébriques ou des considérations d'ordre infinitésimal. Tel est le cas en particulier d'un problème proposé par un obscur académicien, Jacques Buot, et qui donne lieu à toute une série de notes d'allure analytique 14 : "Soient donnés 4 points A, B, c, D sur une droite. Trouver un point E placé de telle sorte que les quatre droites AE, BE, CE, DE forment en E trois angles égaux, au cas où ceci peut exister". Sous cette présentation géométrique, il s'agit d'un problème très élémentaire pouvant constituer un excellent exercice pour un manuel de géométrie classique. En effet si les points considérés sont dans l'ordre indiqué, il faut et il suffit, pour que la condition soit réalisée, que EB soit bissectrice de AEC et que EC soit elle-même bissectrice de BED. Ese trouve donc à l'intersection de deux cercles respectivement lieux des points dont le rapport des distances à A et c est égal à BA/BC et dont le rapport des distances à B et D est égal à CB/CD. La construction est évidente et la seule difficulté réside dans la discussion sur la réalité des points d'intersection des cercles en question. Je n'insisterai donc pas sur ce caractère de la formation géométrique de Leibniz. Bien que son génie lui ait permis très souvent de surmonter avec élégance les difficultés techniques qu'il pouvait rencontrer, il est quelques cas où ses connaissances géométriques de base se révéleront n'avoir ni la même solidité, ni le même automatisme d'emploi que chez ses principaux rivaux. Mais l'attention et l'intérêt de Leibniz devaient être attirés vers une branche nouvelle de la géométrie, la géométrie projective, créée en 1639 par Girard Desargues dans un essai d'une originalité tout à fait remarquable, malgré la lourdeur de son style, la complexité parfois inutile de son vocabulaire et l'étrangeté de son titre: Brouillon project d'une atteinte aux evenemens des rencontres du Cone avec un Plan 15 . Bien qu'appréciée par plusieurs de ses contemporains particulièrement qualifiés, tels que Descartes et Fermat, la tentative de Desargues avait été loin de rencontrer le succès qu'elle méritait. 13. E. Knobloch, " Übersicht über die unverôffentlichten mathematischen Arbeiten von Leibniz (1672-1676). Ansatze zur algebraischen Indexbezeichnung in der Pariser Zeit ", Leibniz à Paris (1672-1676), t. 1, Wiesbaden, 1978, 3-43. 14. Il s'agit de plusieurs textes successifs datant de l'année 1673: C 531 A, B, C; 532-537; 539. 15. Le seul exemplaire connu de cet essai a été retrouvé en 1951 ; il est conservé à la Bibliothèque nationale de Paris (Réserve m.V. 276). Une édition critique en est donnée dans R. Talon, L 'oeuvre mathématique de Desargues, Paris, 1951, 99-184. Leibniz semble avoir pu consulter un

exemplaire de cette oeuvre. Ph. de La Hire en a établi une copie qui, retrouvée par M. Chasles en 1845 (Bibl. de l'Institut, Paris, Ms. n° 1595), avait permis à N.G. Poudra de donner une première édition imparfaite de cette oeuvre (N.G. Poudra, Oeuvres de Desargues réunies et analysées... , 2 vol., Paris, 1864, vol. 1, 103-230).

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Publié à compte d'auteur et à un nombre très réduit d'exemplaires, le Brouillon project n'avait eu lui-même qu'une diffusion très limitée et avait eu par ailleurs son avenir immédiat ruiné par le rapide succès de la Géométrie de Descartes. En dehors de quelques artistes comme Laurent de La Hire et Abraham Bosse qui tentèrent d'appliquer ses" règles universelles" à l'ensemble des arts et des techniques graphiques 16 , Desargues n'eut que deux véritables disciples qui s'efforcèrent de diffuser et de continuer son oeuvre théorique. Le premier de ceux-ci fut Blaise Pascal qui, à l'âge de 17 ans, en 1640, publia sous le titre d' Essay pour les coniques, une simple feuille, devenue elle-même rapidement très rare, où, sous une forme très condensée, il dressait un ambitieux programme de recherches à entreprendre pour édifier une géométrie projective des coniques 17 . Ce programme, Pascal entreprit de le réaliser lui-même; mais, à sa mort en 1662, le grand "Traité des coniques'', d'inspiration purement projective, qu'il avait réussi à édifier restait inédit, bien qu'étant alors pratiquement au point 18 . Le second géomètre disciple de Desargues fut Philippe de La Hire, fils du peintre Laurent de La Hire et ami du graveur Abraham Bosse, qui, en 1672, publia un court mémoire de géométrie pratique fondé sur des idées très claires de géométrie projective 19 et qui, l'année suivante, fit paraître une remarquable étude projective des coniques, sa Nouvelle méthode en géométrie pour les sections des superficies coniques et cylindriques qui ont pour bases des cercles ou des paraboles, des élipses et des hyperboles, complétée par une annexe intitulée " Les planiconiques " 20 . 16. Cf. Desargues, 39, 51-57 et 60. 17. Cf. R. Tatou," L'Essay pour les Coniques de Pascal", Revue d'Histoire des Sciences, t. 8 (1955), 1-18; Id., L'oeuvre scientifique de Pascal, Paris, 1964, 21-28; Pascal, t. Il, Paris, 1970, 220-235. 18. Cf. R. Tatou, L'oeuvre scientifique de Pascal, 53-54. Nous reviendrons plus en détail sur le contenu et la structure de ce traité perdu sur lesquels les notes et commentaires de Leibniz apportent de précieux renseignements. 19. Il s'agit d'un petit opuscule publié en version bilingue, latin et français, et partiellement gravé par A. Bosse : Observations de Ph. de La Hire. Sur les points de contact de trois tangentes à une conique, sur quelques diamètres et sur le centre de cette courbe. Les questions géométriques étudiées par Ph. de La Hire à l'aide de méthodes projectives sont liées au problème de la construction d'un arc de conique tangent en des points donnés à deux droites et tangent à une troisième droite, problème rencontré par Bosse au cours de son étude des arcs rampants utilisés en architecture et en coupe des pierres. Cf. R. Tatou, " La première oeuvre géométrique de Philippe de La Hire", Revue d'Histoire des Sciences, t. 6 (1953), 93-111, où ce texte se trouve réédité. 20. M. Chasles fait une analyse précise de ce traité, en insistant sur " Les planiconiques " (Aperçu historique sur l'origine et le développement des méthodes en géométrie, 2e éd., Paris, 1875, 127-136). Par contre, E. Lehmann (La Hire und seine Sectiones conicae, Leipzig, 1879) et J.L. Coolidge (A history of geometrical methods, Oxford, 1940) l'ignorent, ne s'intéressant qu'à deux traités plus tardifs de La Hire, de 1679 et de 1685. Pour un commentaire plus rapide, voir R. Talon, Revue d'Histoire des Sciences, t. 2 (1948-49), 204-206 et 216-217. On verra plus loin (note 126) que ce n'est que dans les derniers mois de 1676 que les mathématiciens anglais disposèrent d'un exemplaire de cet ouvrage.

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Si Ph. de La Hire ne mentionne explicitement le nom de Desargues dans aucun de ses deux écrits, l'influence de ce dernier - ou celle de son disciple Blaise Pascal-y apparaît très nettement 21 . Leibniz ne s'y trompera d'ailleurs pas puisqu'en août 1676, parlant du traité manuscrit sur les coniques de Pascal dont il venait de faire l'étude, il ajoute: "et il n'y a pas longtemps qu'on a donné une nouvelle Methode des Sections coniques; dont l'auteur estoit amy de feu Monsieur de Bosse, et disciple de Monsieur Des Argues, qui estoit grand amy de Monsieur Pascal. Et cet auteur parle aussi des proprietez des lignes coupées harmoniquement et de leur usage aux coniques d'une maniere fort approchante de celle cy. Et je m'en étonne d'autant moins que Mons. Pascal a toujours avoué qu'il devoit beaucoup à Mons. Desargues en ces matieres " 22 . Cette citation nous révèle dès l'abord qu'il est indiscutable - et nous allons y revenir - que Leibniz a joué un rôle important, sinon dans la diffusion de la géométrie projective de Desargues et de Pascal, du moins dans le sauvetage de certains éléments de !'oeuvre pascalienne. Mais il paraît essentiel de souligner que, ainsi que nous le verrons, ce n'est pas sur sa propre initiative, mais pour répondre à des demandes pressantes du mathématicien anglais John Collins, demandes répercutées auprès de lui par H. Oldenburg, secrétaire de la Royal Society, qu'il s'est efforcé de retrouver et de consulter les oeuvres perdues ou égarées de Desargues et de Pascal, avant de prendre lui-même un intérêt évident à l'étude des pièces qu'il put découvrir. Il importe donc de situer les éléments qui avaient pu permettre à certains mathématiciens de l'époque, dont John Collins, de déceler l'intérêt de ces écrits de Desargues et de Pascal qui, par ailleurs, leur demeuraient inaccessibles. Il s'agit tout d'abord des quelques mentions laudatives mais assez mystérieuses que Mersenne avait fait des recherches géométriques de Pascal dans ses Cogitata de 164423 . Voici le texte de ces brèves allusions dans une traduction française de J. Mesnard : " Que dirai-je des deux Pascal, le père très versé dans toutes les parties de la mathématique, qui a démontré de merveilleuses propriétés des triangles, le fils qui, par une seule proposition très générale, fortifiée de 400 corollaires, a embrassé tout Apollonius " 24 .

" Où l'on pourrait noter que Pascal le jeune (dont on peut attendre des découvertes merveilleuses dans les mathématiques tant pures qu'appliquées) a trouvé une méthode générale par le moyen de laquelle on arrive à connaître 21. Cf nos deux études citées ci-dessus, dans les notes 19 et 20. 22. Il s'agit d'un passage raturé de la minute de la lettre de Leibniz à Etienne Périer du 30 août 1676 (C 1506). Cf. L 'oeuvre scientifique de Pascal, 79. 23. M. Mersenne, Cogitata physico-mathematica ... , Paris, 1644. Cet ouvrage d'une structure très complexe regroupe un ensemble de traités imprimés et paginés séparément. 24. Cette citation fait partie d'une série d'éloges de mathématiciens, contenue dans la préface du traité intitulé Hydraulica. Cf Pascal, t. II, Paris, 1970.

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quel rapport ont entre eux tous les espaces qu'on voudra limités par des lignes droites et des courbes coniques " 25 . Mersenne fait également plusieurs brèves allusions à l'oeuvre géométrique de Desargues, allusions très favorables dans l'ensemble, dans deux autres ouvrages: Universae geometriae Synopsis (Paris, 1644)26 et Novarum Observationum physico-mathematicarum (Paris, 1647)27 . Une nouvelle mention de l'oeuvre géométrique de Desargues intervient au début de 1652 dans un ouvrage intitulé La perspective curieuse du R.P. Niceron, Minime, divisée en quatre Livres, avec !'Optique et la Catoptrique du R.P. Mersenne, du mesme Ordre, mise en lumière après la mort de l'Autheur (Paris, 1652, in-folio). On y trouve en effet, l'appréciation très personnelle suivante: " ... le sieur Desargues a donné un project des coniques tres-universel, mais il a usé de termes qui, n'estant pas ordinaires, ont rebuté plusieurs: le seul remède pour faire lire ce traité avec profit et plaisir à ceux qui aiment la Perspective est de le prier qu'il l'estende un peu, et qu'il le rende plus intelligible à toutes sortes de personnes " 28 . En fait ce volume avait été édité par Roberval - J.F. Niceron était mort le 22 septembre 1646 et Mersenne le 1er septembre 1648 - qui avait profondément remanié les textes des deux auteurs 29 et ce jugement à la fois élogieux et critique doit lui être attribué. Aucune autre mention des travaux de Desargues et de Pascal ne semble être faite dans les publications des années suivantes, sauf quelques allusions dans les ouvrages de Bosse où les méthodes projectives de Desargues se trouvent appliquées à de nombreux problèmes techniques 30 . Desargues et Pascal qui moururent respectivement en 1661 et 1662 semblent eux-mêmes avoir laissé planer un certain mystère sur leurs recherches de géométrie projective. Une correspondance échangée en 1656 entre Carcavy et Huygens révèle toutefois que, tandis que Carcavy, ami de Pascal avec qui Leibniz sera en rapports fréquents au cours de son séjour à Paris, est un ardent défenseur des nouvelles théories projectives, Huygens ne semble pas en avoir pleinement compris la signification, bien qu'il ait pu consulter un exemplaire du Brouillon project3 1. 25. Cette allusion se trouve dans le traité intitulé Ballistica. Cf. Pascal, t. II, 299. 26. Op. cit., 5e et se pages non numérotées de la préface et p. 275, 331. 27. Op. cit., 72. 28. Op. cit., 87-88. Ce passage est déjà cité in Desargues (Paris, 1951), 31, où il est à tort attribué à Mersenne (voir à ce sujet l'article de R. Lenoble, cité à la note suivante). 29. Cf. R. Lenoble, "Roberval "éditeur" de Mersenne et du P. Niceron ", Revue d'Histoire des Sciences, t. 10 (1957), 235-254, spécialement 241. 30. Desargues, 70-71. La plupart des allusions de Bosse concernent plutôt la méthode perspective de Desargues que ses travaux d'ordre purement géométrique. 31. Ibid., 194-196. Cf. également Oeuvres complètes de Christiaan Huygens, t. I, 418-419, 429, 432.

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Cependant en 1660 l'attention fut à nouveau attirée sur l'oeuvre géométrique de Desargues par la seconde édition d'un ouvrage dont le titre Nouvelle méthode pour apprendre facilement les principes et la pureté de la langue française ne semblait pas laisser prévoir de telles allusions. En fait l'auteur de ce traité, Claude Irson, ayant introduit dans cette édition une série de courtes notices consacrées aux auteurs de langue française les plus célèbres, mentionne Pascal et Desargues parmi les " mathématiciens ". Cependant, dans son éloge de Pascal32 , il signale son "Traité de la roulette " et ses "belles méditations" que "tous les sçavans de l'Europe attendent", mais ne fait aucune allusion à son oeuvre géométrique. Par contre, la note qu'il consacre à Desargues est plus explicite et a certainement incité certains de ses lecteurs à rechercher les oeuvres de l'architecte géomètre lyonnais: "M. Desargues a fait un Traité merveilleux sur les Coniques qu'il a bien voulu appeler la Leçon des Tenebres. Je cite seulement cet ouvrage sans parler de la Perspective, ny des autres parce que l'estime qu'on a pour le premier, est suffisante pour faire considérer tout ce qui viendra de la part de cet Auteur " 33 . L'ouvrage d'Irson ayant fait l'objet d'un nouveau tirage en 1662 et d'une autre réimpression en 1667, indûment qualifiée de 3e édition corrigée et augmentée34, sa diffusion fut certainement assez étendue. C'est ainsi que cet ouvrage se trouve mentionné, probablement dans sa réimpression de 1667, dans une lettre adressée à Oldenburg le 25 février 1668 par Henry Justel, alors principal informateur parisien du secrétaire de la Royal Society 35 ; et l'on peut penser que Oldenburg, s'en étant procuré un exemplaire, demanda à Justel quelques précisions complémentaires sur certaines oeuvres citées dans les notices consacrées aux principaux "mathématiciens" français. En l'absence des lettres correspondantes d'Oldenburg qui semblent perdues, celles de Justel du 25 avril et du 2 mai 1668 semblent en effet répondre à de telles questions. Cependant il faut noter que ces réponses concernent aussi bien les Leçons de ténèbres de Desargues mentionnées par Irson, que les travaux de Pascal sur les coniques que cet auteur ne signalait pas. Mais Oldenburg n'aurait-il pas entendu parler de ces écrits dès 1659 lorsqu'il fit la connaissance de Pascal au 32. Cf Cl. Irson, op. cit., 2e éd., Paris, 1660, 317. Cette notice se retrouve inchangée et à la

même place exacte, dans le retirage de cette ze édition daté de 1662 et dans la prétendue 3< édition

datée de 1667 (cf. note 34). 33. Cf. Cl. Irson, op. cit., 2e éd., Paris, 1660, 317; ibid., Paris, 1662, 317; ibid., 3e éd., Paris, 1667, 317. Ce passage est cité dans Desargues, 41. 34. On peut consulter des exemplaires de ces différents tirages à la Bibliothèque nationale de Paris : X 11776 pour la 2e édition de 1660 ; X 11777 pour le retirage de 1662 et X 11780 pour la prétendue 3e édition de 1667. 35. Oldenburg, vol. 4, Madison, 1967, 176 : "la grammaire françoise dont on vous a parlé n'est pas grand chose non plus que le Catalogue de livres qui est à la fin. C'est un nommé Irson qui en est autheur. Si vous la desirez pourtant je vous l'envoirai ".Par suite d'une erreur de lecture dans le nom de l'auteur cité, les éditeurs de ce volume n'ont pu identifier le volume mentionné.

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cours d'un séjour de plusieurs mois à Paris ?36 Quoiqu'il en soit, voici ces deux réponses successives à la fois laconiques, peu encourageantes et partiellement inexactes:" Monsieur Thevenot m'a dit qu'il n'y avoit point de Conicques de Monsieur de Pascal le fils, que la feuille B.P. ne se trouvait pas ny les leçons de tenebres que je fais chercher partout "37 . "Les leçons de Tenebres ne se trouvent plus. Monsr Bosse m'a dit qu'il les feroit bien tost reinprimer avec un autre traitté curieux, c'est un graveur qui est tres habile qui entend parfaitement bien l'optique et l'architecture et qui en a fait de bons traittés " 38 . Cette première enquête s'étant ainsi révélée infructueuse, en septembre 1669 le mathématicien anglais John Collins (1625-1683) - le Mersenne anglais d'après I. Barrow- devenu depuis quelque temps le conseiller mathématique officieux d'Oldenburg, prie le secrétaire de la Royal Society de demander à son correspondant belge R.F. de Sluse une série d'ouvrages mathématiques, dont" Desargues his Lessoons de Tenebres a treatise of Conicks " 39 . Et le 14(24) septembre 1669, Oldenburg répercute cette demande auprès de Sluse, en le priant de rechercher ces ouvrages dont les " Lectiones Domini des Argues de conicis " 40 . Cette nouvelle recherche étant à son tour restée sans réponse, Collins et Oldenburg la recommenceront en 1673, et ceci par l'intermédiaire de Leibniz. Mais ce sera à la suite d'informations nouvelles reçues entre-temps. Avant de présenter celles-ci, il nous faut noter ici que le nom de " Leçons de ténèbres ", associé au traité de Desargues sur les coniques dans toutes les citations que nous avons rappelées, depuis celle d'Irson en 1660 jusqu'à celle de Collins en 1669, pose un problème intéressant qui n'est pas encore définitivement résolu. Il semble que ce titre fasse allusion à des leçons élémentaires de géométrie que Desargues aurait données à quelques artistes, en utilisant comme exemple de projection conique les ombres créées par une source lumineuse ponctuelle41 . Mais ce titre se rapporte-t-il à un second essai de géométrie projective publié par Desargues, essai beaucoup plus bref, plus élémentaire et plus concret que le Brouillon project de 1639? Ou bien s'agit-il, comme la 36. Dans sa lettre à Saporta du 6 mai 1659, Oldenburg révèle qu'il avait alors fait la connaissance de Pascal (Oldenburg, vol. 1, Madison, 1965, 225). 37. Lettre de Juste! à Oldenburg du 25 avril 1668, Oldenburg, vol. 4, Madison, 1967, 321. Juste! cite ici Melchisédech Thévenot (1620?-1692), futur membre de !'Académie des sciences qui dirige une sorte d'académie privée. Le premier renseignement donné est inexact car, comme nous le verrons, il existait bien un " Traité des coniques " dans les papiers de Pascal. Quant à " la feuille B.P. ", il s'agit de l"' Essay pour les coniques par B.P. " (Blaise Pascal) de 1640, pratiquement aussi difficile à trouver alors que les écrits de Desargues. 38. Lettre de Juste! à Oldenburg du 2 mai 1668 (Ibid., vol. 4, 330). En fait, bien que dévoué à la mémoire de Desargues, Bosse ne tiendra pas sa promesse de faire publier ou rééditer certaines de ses oeuvres. 39. Oldenburg, vol. 6, Madison, 1969, 228. 40. Ibid., 234. 41. Cf. Desargues, 59-60, 65-66.

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mention faite dans l'ouvrage d'lrson peut le laisser supposer, d'une désignation plus familière et quelque peu ironique de ce Brouillon project ? La question reste en suspens, aucun exemplaire d'un écrit de Desargues comportant dans son titre cette expression "Leçons de ténèbres" n'ayant été retrouvé; nous pensons toutefois qu'un tel écrit a effectivement existé, cette opinion étant fondée surtout sur le témoignage de Grégoire Huret qui sera cité plus loin42 . Les informations nouvelles auxquelles nous faisions précédemment allusion proviennent d'une part de la publication de 3 volumes de Lettres de M. Descartes... (Paris, 1657-1659-1667) où se trouvaient diverses mentions - au demeurant peu précises - du Brouillon project de Desargues et de l'Essay pour les coniques de Pascal43 . Mais elles provenaient surtout d'un ouvrage de perspective, publié en 1670 par le peintre et graveur Grégoire Huret (16061670) : Optique de portraiture et peinture, ouvrage pratique, assorti d'une partie polémique dirigée surtout contre Abraham Bosse, que Huret considère comme un rival dangereux 44 . A cette attaque systématique contre les ouvrages et l'enseignement de Bosse, l'auteur adjoint une critique des travaux géométriques de Desargues et de Pascal qu'il considère, à juste titre d'ailleurs, comme le support théorique de !'oeuvre technique de Bosse45 . A cette occasion, Huret mentionne à la fois le Brouillon project et les Leçons de ténèbres de Desargues qu'il semble bien considérer comme deux oeuvres distinctes. Il précise que la seconde de celles-ci est fondée sur le principe perspectif que les sections d'un cône quelconque à base circulaire étant des cercles pour deux directions privilégiées - dont celle de la base - et des coniques quelconques dans le cas général, les propriétés descriptives du cercle peuvent de ce fait être étendues aux divers types de coniques, considérées comme projections de cercles. S'il critique l'application qu'en fait Desargues, il note cependant le grand intérêt et la généralité de cette méthode ; mais, revenant ensuite sur cet éloge, il affirme qu'elle ne peut égaler celle d'Apollonius, ajoutant que de toute façon les essais de Desargues et de Pascal sont entachés de tant de fautes et leurs auteurs ont perdu tant de temps dans la préparation d'éléments coniques que leur ouvrage " demeurera à jamais imparfait et enveloppé dans les ténèbres que son titre lui 42. Ibid., 44-48. Cf également G. Enestrêim, "Die "Leçons de ténèbres" des Desargues",

Bibliotheca mathematica, 3e s., t. 3 (1902), 411.

43. Voir à ce sujet les extraits de la correspondance de Descartes cités dans R. Taton, L 'oeuvre mathématique de Desargues, Paris, 1951 et dans J. Mesnard, Blaise Pascal. Oeuvres complètes, vol. 2, Paris, 1970. 44. G. Huret, Optique de portraiture et peinture contenant la Perspective.. ., la Gnomonique... , la Section des solides.. ., Paris, chez !'Auteur, 1670. XVI-159 p. in fol. Une réimpression posthume fut publiée en 1672. Les critiques dirigées contre Bosse se trouvent en de nombreux endroits de cet ouvrage, et plus particulièrement 141-157. 45. Op. cit., 157-158: "Secret fondamental du traité des Côniques du Sieur Desargues intitulé Leçons de tenebres, & Brouillon project, ensemble quelques considerations diverses". Il s'agit à la fois d'une brève présentation et d'une violente critique de !'oeuvre géométrique de Desargues, à laquelle est associée celle de son disciple Blaise Pascal. Voir à ce sujet Desargues, 46-47.

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donne " 46 . On conçoit que certains lecteurs, déjà prévenus à l'avance en faveur des méthodes géométriques de Desargues et de Pascal, aient pu tirer de cette critique des raisons nouvelles de rechercher la trace des ouvrages de ces auteurs. Tel fut le cas de John Collins qui en 1672 publia dans les Philosophical Transactions un compte rendu de l'ouvrage de Huret où il mentionne les critiques faites à Desargues et qui prêta un exemplaire de ce volume à Newton en mai 1673 47 . Entré dès cette époque en relations indirectes avec Leibniz, Collins devait également tenter d'intéresser ce dernier à ses préoccupations d'ordre géométrique. Devant préparer à l'intention d'Oldenburg une réponse à une lettre que Leibniz avait adressée à la Royal Society le (3)13 février 1672/73, peu avant la fin de sa première visite à Londres 48 , Collins aborde en détail divers problèmes de théorie des nombres, d'algèbre et de géométrie, signalant à l'occasion à son correspondant différentes publications qu'il semble ignorer49 . Collins en particulier souhaite attirer l'attention de Leibniz sur l'importance des méthodes projectives de Desargues et de Pascal. A cette fin, il montre, à partir des commentaires critiques de Huret mentionnés ci-dessus, mais aussi d'après des idées personnelles déjà présentées dans un mémoire de 166950 , qu'il est commode, dans certains problèmes, de recourir à la projection centrale, ce qui permet en particulier de considérer une conique donnée comme projection d'un cercle. Mais comme le note Hofmann 51 , cette présentation n'est pas exempte de difficultés. Aussi bien Leibniz n'en retiendra-t-il pas le détail dans les notes tardives qu'il tirera de la lettre correspondante d'Oldenburg, probablement en avril 1675 52 . L'allusion aux travaux géométriques de Pascal faite par Mersenne dans ses Cogitata 53 permet à Collins d'affirmer que ceux-ci se rattachent aux 46. Op. cit., 158. 47. Ce compte rendu anonyme de l'ouvrage de Huret fut publié dans le n° 86 du 19(29) août 1672 (5048-5049) des Philosophical Transactions. Son attribution à Collins semble certaine. Par ailleurs, dans une lettre à Collins du 20(30) mai 1673 (The Correpondence of Isaac Newton, vol. I, 281), Newton mentionne assez longuement cet ouvrage de Huret qui lui a été envoyé par Collins. N'étant pas assez exercé pour lire aisément ce livre publié en français, Newton le communiqua à deux amis qui en firent un commentaire et le jugèrent, pour l'essentiel, inférieur à celui de son rival Bosse. 48. Cf Leibniz in Paris, 28-30. La lettre de Leibniz à la Royal Society du 3(13) février 1672/ 73 est publiée in : Oldenburg, vol. 9, 438-448 et in LSB, 3e s., vol. 1 (Berlin, 1976), 22-29. 49. Cette lettre de Collins à Oldenburg d'avril 1673 a été récemment publiée in Oldenburg, vol. 9, 549-554 et in LSB, 3e s., vol. 1, 50-57 pour la partie principale qui fut traduite en latin par Oldenburg et, dans ces mêmes volumes, respectivement p. 563-570 et p. 67-73 pour le complément qui fut envoyé par Leibniz à Oldenburg dans sa version originale en langue anglaise (cf cidessous note 60). 50. J. Collins, "Account concerning the resolution of equation in numbers ", Philosophical Transactions, vol. 4, n° 46 (12(22) avril 1669), 329-334. 51. Leibniz in Paris, 36-45, et spécialement 37. 52. Ibid., 37. Ces notes de Leibniz (C 935) sont publiées in LSB, 3e s., vol. 1, 73-87. 53. Cf ci-dessus, note 25.

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mêmes méthodes. Mais il signale avoir appris que le manuscrit du traité pascalien se trouvait en Auvergne 54 . Ce renseignement, peu clair dans sa formulation, tire son origine d'une lettre du 11 mai 1672 de l'un de ses informateurs parisiens habituels, Francis Vernon 55 . Bien que cette dernière lettre ne soit pas elle-même toujours parfaitement claire56 , elle ne pouvait que renforcer l'espoir de Collins de pouvoir enfin trouver l'ouvrage de Pascal ; et, dans une note de cette époque57 , il écrit que les Coniques de Pascal et de Desargues, ainsi d'ailleurs qu'un traité déjà ancien de perspective de Grienberger58 , pourraient être très utiles pour certaines publications en projet. Revenant à la lettre de Collins à Oldenburg d'avril 1673, notons encore que Collins y signale, d'après Newton qu'il ne nomme pas dans le corps même de 54. " Whereas Mersennus saith concerning Paschall the Son, quod unica propositione universalissima, 400 Corollariis armata, totum Apollonium complexus est ; we understand that this treatise is yet unprinted, but proceedes in Desargue's Method (whose scholar he was) and Monsr. de Prex a Bookseller in Paris hath informed, that the manuscript of it remaines with one of the brothers of him the said de Prex at Auvergne" (Oldenburg, vol. 9, 552; G.W. Leibniz, Siimtliche Schriften und Briefe, 3e s., vol. 1, 56). Si l'on compare l'allusion faite par Collins au manuscrit du " Traité des Coniques " de Pascal, au passage correspondant de la lettre de F. Vernon citée ci-dessous (note 55), on constate qu'elle est à la fois beaucoup moins détaillée et encore plus inexacte quant à l'identité des possesseurs de ce manuscrit (cf Oldenburg, vol. 9, 554, note 16 et ci-dessous note 55). 55. "Thal Pascal Conics, which Des Cartes you say mentions as extant, is not so : I have spoken with a bookseller in Paris. M. de Priz, who hath printed ail Pascal's other pieces; he tells me, that he hath had the manuscript in his hand, and was once undertaking to print it, when M. Pascal died ; but that effectually it never was printed : and he saith the original is now in Auvergne with his brothers, who, he saith, have thoughts this summer of coming and settling themselves here at Paris, and that then possibly he may get the copy and print it ".(Rigaud, t. I, 186-187). L'éditeur parisien mentionné est en réalité Guillaume Desprez qui du vivant de Pascal avait déjà publié ses Lettres de Dettonville contenant quelques unes de ses inventions... en 1659 et, depuis sa mort, les Traitez de l'équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse de l'air (1663), le Traité du triangle arithmétique (1665) et les Pensées (1670) (cf H.-L. Martin," Guillaume Desprez, libraire de Pascal et de Port-Royal'', Mémoires de la Fédération des Sociétés historiques et archéologiques de Paris et de l'Ile-de-France, t. 2, 1950, Paris, 1952, 205-228). L'information concernant le projet de publication du traité de Pascal sur les coniques, qui aurait été amorcé au moment de sa mort en 1662, a été jusqu'à présent ignorée de la plupart des spécialistes. Sa source même est une garantie d'authenticité. Depuis la rédaction de cet article, nous avons pu vérifier le texte de cette lettre sur une photocopie de l'original conservé à Shirburn Castle, qui nous a été aimablement communiquée par le Comte de Macclesfield que nous remercions très vivement, ainsi que le P' R. Hall.

56. En effet si le manuscrit des " Coniques " de Pascal se trouvait bien alors en Auvergne, ses possesseurs étaient en réalité la soeur de Pascal, Gilberte Périer (son mari, Florin Périer, était mort à Clermont en février 1672) et ses fils Etienne, Louis et Blaise. C'est probablement à un prochain voyage à Paris de ces derniers que Vernon fait allusion, bien qu'il s'agisse de neveux et non de frères (brothers) de Pascal. Lorsque Collins transmit cette information à Oldenburg, ces neveux de Pascal devinrent des" frères de l'éditeur Desprez" (cf ci-dessus, note 54), ce qui compliquait évidemment une recherche éventuelle. 57. " ... if be obtains Pascal and Desargues's Conics, and Grienbergerus, good use may be made of them here in what we are to publish" (Note de Collins datée du 16 mars 1671 (26 Mars 1672), soit peu après l'arrivée de la lettre de Vernon citée à la note 55: Rigaud, t. 2, 553). 58. Chr. Grienberger, De speculo istorio elliptico libellum, Rome, 1613. Cet ouvrage est mentionné à plusieurs reprises dans les lettres de Collins à Oldenburg et dans celles de ce dernier à Leibniz. Ce n'est que plus tard, en 1676, que Collins rechercha la Nouvelle méthode en géométrie... de Ph. de La Hire (cf notes 20, 21 et 126).

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la lettre59 , qu'à l'aide d'un angle mobile on peut obtenir une infinité de points d'une conique donnée par 5 points. Oldenburg transmit ces informations à Leibniz dans sa célèbre lettre du 6(16) avril 1673, document à la structure très complexe dont le riche contenu n'a été que récemment l'objet d'éditions critiques intégrales60 . Mais, ainsi que le note Hofmann, lorsque Leibniz reçut cette lettre, il était encore insuffisamment expérimenté en mathématiques pour en comprendre et en apprécier pleinement la substance et ce n'est qu'en avril 1675 qu'il étudia de façon attentive les diverses parties de ce document, prenant à cette occasion des notes qui nous ont été conservées61 . Il ne semble donc pas que l'appel lancé par Collins pour rechercher les travaux géométriques de Desargues et de Pascal ait eu dès 1673 un quelconque retentissement auprès de lui. Il n'y fait d'ailleurs aucune allusion dans les lettres, assez brèves, qu'il adresse en 1673 à Oldenburg62 . Il est vrai qu'il est alors absorbé par les études et les recherches qu'il a entreprises, en partie sur les suggestions de Huygens, pour acquérir une formation plus approfondie dans les domaines les plus avancés de la mathématique de l'époque, spécialement le calcul des indivisibles et les études sur les séries, et pour aborder ses premières recherches réellement originales sur ces sujets63 . Sa machine arithmétique dont il poursuit également la mise au point64 le préoccupe aussi beaucoup et c'est à cette occasion, semble-t-il, qu'il entre en relations avec Etienne Périer, l'aîné des neveux de Pascal. Plusieurs documents jusqu'alors inédits publiés dans le récent volume des Siimtliche Schriften und 59. Collins se réfère ici, mais sans l'indiquer, à des informations que Newton lui avait données dans sa lettre du 30 août (9 sept.) 1672 (The Correspondence of Isaac Newton, vol. 1, 230-231). Il est à noter que dans le Supplément à cette lettre qui fut envoyé dans son texte anglais original à Leibniz par l'intermédiaire d'Oldenburg (cf. ci-dessous note 60), Collins mentionne de façon très explicite nombre de résultats déjà obtenus par Newton. 60. Jusqu'à présent, on ne connaissait et on n'avait édité de cette lettre que son corps principal, simple traduction latine de la lettre de Collins à Oldenburg d'avril 1673 (cf. ci-dessus, note 49) précédée de quelques phrases d'introduction et suivie de quelques mots personnels d'Oldenburg (par ex. dans LMG, 1, 37-42 et dans LBG, 85-89). Récemment ont été identifiés, d'une part un P.S. latin d'Oldenburg, jusqu'alors daté à tort du 12 mai 1675 (cf. LMG, 1, 153 et LBG, 239-240), et d'autre part la copie par Oldenburg d'un complément documentaire en anglais, ajouté par Collins en annexe à sa lettre d'avril 1673, complément resté jusqu'à présent inédit. On trouve une édition critique intégrale de ce document composite dans : Oldenburg, vol. 9, 556-570 et dans : LSB, 3e s., vol. 1, 57-73. 61. Cf. Leibniz in Paris, 36-37. Les notes prises par Leibniz au printemps 1675 dans les diverses parties de cette lettre sont publiées pour la première fois dans : LSB, 3e s., vol. 1, 73-78. 62. Ce sont les lettres du 26 avril, du 24 mai, du 1er juin 1673 (LSB, 3e s., vol. 1, 83-89, 9295 et 95-96). 63. Cf. Leibniz in Paris, ch. 5 et 6, 46-78 : " The great discoveries of the year 1673 '', "Readings in contemporary mathematical literature ". 64. Cf. L. Von Mackensen," Zur Vorgeschichte und Entstehung der ersten digitalen 4-SpeciesRechenmaschine von G.W. Leibniz", Akten des Intern. Leibniz-Kongr. in Hannover 1966, II, Wiesbaden, 1969, 34-68. Leibniz in Paris, 79. Leibniz avait réalisé un premier modèle très imparfait de sa machine dès 1672, mais sa mise au point se poursuivit tout au long de l'année 1673 et dans les premiers mois de 1674 et ce n'est que le 5 janvier 1675 qu'il en présenta un exemplaire devant l'Académie royale des sciences de Paris (cf. LSB, 3e s., vol. 1, 180 et note infrapaginale 180-181).

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Briefe (3e s., vol. 1) montrent que c'est en juin 1674 que Leibniz, ayant fait la connaissance de ce dernier, lui montra sa machine arithmétique 65 et obtint la promesse de pouvoir ultérieurement consulter certains des papiers inédits laissés par Pascal 66 . Mais cette promesse tardera à se concrétiser. Le 10(20) avril 1675, et à nouveau le 15(25) juin 1675, J. Collins revient à la charge, demandant à nouveau à Oldenburg, à l'intention de Leibniz, des informations sur les traités de Desargues et de Pascal sur les coniques 67 . Oldenburg transmet ces demandes, en même temps que d'autres messages de Collins, dans ses lettres à Leibniz du 12(22) avril et du 24 juin (4 juillet) 1675 68 . En répondant le 20 mai 1675 à la première de ces lettres, Leibniz indique à Oldenburg qu'il croit que seuls quelques fragments des papiers géométriques de Pascal subsistent69 . Mais quelques jours plus tard, le 5 juin 1675, il obtient des frères Périer la communication d'une partie de ces manuscrits tant attendus 70 . Cependant les brèves indications qu'il donne à leur sujet dans ses lettres à Oldenburg du 12 juin et du 12 juillet 1675 71 montrent qu'il ne s'agit pas du traité des coniques mais d'écrits plus particuliers, comme la célèbre adresse "Celeberrimae matheseos Academiae Parisiensis " 72 , ainsi que de fragments d'un volume d'éléments géométriques "traités selon une méthode particulière" que Pascal avait laissé inachevé 73 . Si cet ensemble quelque peu disparate et très lacunaire ne satisfit pas réellement la curiosité de Leibniz, du moins ce dernier avait-il la promesse de recevoir le traité des coniques en communication, dès qu'il aurait restitué les premiers documents prêtés 74 . 65. Il s'agit de trois documents: une courte lettre d'Etienne Périer à Leibniz du début de juin 1674 (C 1351: datée à tort du 17 mars 1676; op. cit., 112-113), d'une lettre de Nicolas Toinard à Leibniz du 20 juin 1674 (C 683; op. cit., 113-114) et d'un post-scriptum inédit à la lettre de Leibniz à Oldenburg du 15 juillet 1674 (C 687; op. cit., 121 ; cf. ci-dessous note 66). Le fait que Leibniz ait montré sa machine à Périer est attesté par Toinard qui parle à Leibniz de " votre machine que monsieur Perier me mande ne pouvoir assez admirer" (op. cit., 114). Le fragment inédit C 684 semble montrer que Leibniz a également pu examiner l'un des exemplaires existants de la machine de Pascal. 66. Cf. la lettre de Leibniz à Oldenburg du 15 juillet 1674 (op. cit., 121): "PP. SS. Clarissimus Pererius Pascalii ex sorore nepos, qui ejus M'" reliqua habet, cum nuper hic esse!, promisit mihi de illis relationem, quam ex Arvernia, ubi nunc est, expecto ". 67. Op. cit., 230 et 262. 68. Op. cit., 243-44 et 269. 69. Op. cit., 250. 70. Cf. le reçu de Leibniz au frères Périer pour le prêt de " quelques cahiers des ouvrages Geometriques du dit Sieur Pascal, marquez de 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14. (C 978 ; op. cit., 253). 71. Op. cit., 255-256 et 274. 72. Pascal, t. Il, 1021-1035. Voir également la lettre de Leibniz à Oldenburg du 12 juin 1675, op. cit., 255-256. 73. Cf. la lettre de Leibniz à Oldenburg du 12 juin 1675, op. cit., 255. 74. Ibid. Il est à noter qu'en dehors de !'Adresse citée à la note 72, le contenu de ces 9" cahiers geometriques " ne nous est guère connu que par les très brèves allusions de Leibniz. Les fragments concernant la géométrie élémentaire sont mentionnés par ce dernier dans les Acta Eruditorum de novembre 1684 (537-542). Leibniz disposa également à la même époque d'un passage d'une Introduction à la géométrie de Pascal, prêté par G. Filleau des Billettes, qu'il transcrivit et annota (C 1501; Cf J. Itard, L'oeuvre scientifique de Pascal, 102-119).

L'INITIATION DE LEIBNIZ À LA GÉOMÉTRIE

173

Pour l'examen de ces textes, Leibniz obtint l'aide d'un jeune compatriote originaire de Saxe, E.W. Tschirnhaus, qui avait reçu une excellente formation philosophique et scientifique à Leyde. Tschirnhaus était arrivé à Paris fin août 1675, après un séjour de quelques mois en Angleterre où il avait rencontré plusieurs membres éminents de la Royal Society qui avaient apprécié l'étendue de ses connaissances et sa virtuosité dans le domaine de l'algèbre. Oldenburg et Collins l'avaient informé à cette occasion d'une partie des résultats récemment obtenus par les mathématiciens anglais et lui avaient confié des recommandations et des messages pour Huygens et pour Leibniz 75 . Le jeune mathématicien entra en contact avec son compatriote à la fin de septembre 1675 et des rapports très étroits s'établirent aussitôt entre les deux hommes. Vers la fin de novembre, après s'être entretenus de différentes questions, leurs discussions s'orientèrent vers des sujets d'ordre mathématique, s'étendant des recherches algébriques de Tschirnhaus, aux propriétés des séries et aux importantes découvertes réalisées par Leibniz dans le domaine du calcul infinitésimal 76 . Par ailleurs, Collins ayant chargé Tschirnhaus d'obtenir des informations précises sur plusieurs travaux inédits de mathématiciens français qu'il recherchait en vain depuis plusieurs années 77 , le jeune mathématicien examina avec soin certains des manuscrits de Roberval, qui était décédé le 27 octobre 1675, ainsi que les écrits géométriques de Pascal prêtés à Leibniz78 . Au début de janvier 1676, Leibniz restitua aux frères Louis et Blaise Périer fixés à Paris depuis octobre 1675 les premiers manuscrits de Pascal qui lui avaient été confiés et obtint enfin le prêt du traité des coniques tant attendu79 . Bien que préoccupé par la mise au point de sa méthode de calcul infinitésimal, par ses discussions avec Collins, Gregory et Newton et aussi, pour quelque temps, par ses projets d'établissement en France 80 , Leibniz porta un intérêt tout particulier à ce traité qu'il étudia attentivement soit seul, soit en compagnie de Tschirnhaus.

75. Cf. Leibniz in Paris, 164-186: "The meeting with Tschirnhaus ".Voir également la notice par J.E. Hofmann, Dictionary of scientific Biography, t. XIII, 479-481 et l'ouvrage d'E. Winter: E.W. von Tschirnhaus und die Frühaukliirung in Mittel und Osteuropa (Berlin, 1960). 76. Leibniz in Paris, 174-186. 77. Voir en particulier plusieurs lettres de Collins à Oldenburg précédemment citées ; l'une de septembre 1669 destinée à Sluse et les autres d'avril 1673, du 10(20) avril 1675 et du 15(25) juin 1675, à l'intention de Leibniz. En plus des écrits géométriques de Desargues et de Pascal, Collins s'intéressait en particulier à certains manuscrits inédits de Fermat, de F. de Beaune et de Roberval. 78. Cf. Leibniz in Paris, 179-182. 79. Bien qu'aucune pièce connue ne se rapporte à ce second prêt (Cf. LSB, 3e s., vol. 1, 364), sa date est déterminée de façon assez précise. Elle se situe en effet après le 28 décembre 1675, jour où Leibniz écrit à Oldenburg : " Pascalianorum quorundam manuscriptorum facta mihi spes est" (LSB, 3e s., vol. 1, 329) et avant la fin de janvier 1676 : certaines notes prises par Leibniz et Tschirnhaus au cours de l'étude de ce traité des coniques de Pascal portent la mention " Januar 1676" (Cf. P. Costabel dans L 'oeuvre scientifique de Pascal, 95 et 98; Pascal, t. Il, 1129). 80. Cf. Leibniz in Paris, 160-162.

174

RENÉTATON

Les notes de lecture prises à cette occasion81 sont en effet pour la plupart écrites en latin de la main même de Leibniz, mais les figures et certaines mentions complémentaires, comportant parfois quelques mots en allemand, sont de Tschirnhaus, tandis qu'un fragment important du traité pascalien, la Generatio conisectionum, est copié de la main d'un secrétaire. Avant d'analyser cet important ensemble, que complète fort heureusement une lettre que Leibniz adressa le 30 août 1676 à Etienne Périer en lui restituant le manuscrit de Pascal82, il est à remarquer tout d'abord qu'aucune allusion n'y est faite dans les autres pièces connues de la correspondance de Leibniz de l'année 167683 . C'est ainsi que Leibniz ne parle pas du traité de Pascal alors en sa possession dans ses lettres à Oldenburg du 12 mai et du 27 août 1676, alors qu'il savait le grand intérêt que ce dernier portait à ce manuscrit qu'il recherchait depuis longtemps pour J. Collins 84 . Peut-être attendait-il pour le faire le nouveau voyage à Londres qu'il souhaitait effectuer et qu'il réalisa à son départ de Paris en octobre 1676. Toujours est-il qu'à cette occasion, ainsi que nous le verrons, il communiqua à Collins de précieuses informations sur ce traité 85 . Il nous faut mentionner, par contre, deux brèves allusions faites à !'oeuvre de Desargues et de Pascal dans des brouillons de lettres de Leibniz publiés dans le volume récent des Samtliche Schriften und Briefe (3e s. vol. 1) : il s'agit de textes non datés, mais que J.E. Hofmann considère comme étant de fin 81. Ces notes conservées dans les papiers de Leibniz à Hanovre (LH 35, xv, 1, f 1, 4-12, 27) ont été découvertes à la fin du XIXe siècle. C.I. Gerhardt en a publié dès 1892 (Gerhardt, 183-204) différents fragments dont le plus important : la Generatio conisectionum et quelques lignes concernant Desargues. L'ensemble de ces notes a été étudié par L. Brunschvicg et P. Boutroux qui en publièrent une version intégrale, malheureusement entachée d'assez nombreuses lacunes et erreurs, particulièrement dans les figures (Oeuvres de B. Pascal, éd. L. Brunschvicg et P. Boutroux, t. II, 1908, 215-214; et, pour quelques additions et corrections, t. XII, 1914, 349-350). Le Catalogue critique d'Albert Rivaud donna ensuite la description et l'analyse de ces pièces, en même temps que celles des autres manuscrits de Leibniz de la période 1672-1676. Tandis que la Generatio conisectionum était republiée avec une traduction française de CL Chabauty dans l'édition des Oeuvres complètes de Pascal de J. Chevalier (Paris, 1954, 63-70, 1382-1387), les autres feuilles de notes, extrêmement difficiles à déchiffrer et à analyser, étaient l'objet d'une nouvelle édition, complétée par un fac-similé partiel, une traduction française et un commentaire, par P. Costabel (Revue d'histoire des sciences, t. 15, 1962, 252-268 ; Ibid., dans L 'oeuvre scientifique de Pascal, Paris, 1964, 85-101). Enfin, en attendant son insertion dans la 7e série des Siimtliche Schriften und Briefe de Leibniz, cet ensemble a fait l'objet d'une édition intégrale révisée, com0

plétée par une nouvelle traduction française, dans !'édition des Oeuvres complètes de Pascal de J. Mesnard t. II (Paris, 1970), 1102-1131. Nous nous référons pour la suite à ces différentes pièces, en mentionnant les f du manuscrit correspondant dans le recueil LH 35, xv, 1 des papiers de Lei0

bniz, ainsi que leur édition dans l'article cité de Gerhardt (pour certains d'entre eux), dans l'étude mentionnée de P. Costabel et dans le tome 2 des Oeuvres complètes de Pascal de J. Mesnard, etc. Voir le tableau récapitulatif rassemblant les données principales concernant ces textes. 82. Cf ci-après, note 95. 83. Voir cependant ci-après deux brèves allusions à Desargues et à Pascal dans des brouillons de lettres datés par Hofmann de fin 1675, mais qui sont peut-être postérieurs à la mise à la disposition de Leibniz du traité des coniques de Pascal (cf note 86). 84. Cf le vol. 1 de la 3e série des Siimtliche Schriften und Briefe de Leibniz et ses index. 85. Cf ci-après, notes 108-109.

L'INITIATION DE LEIBNIZ À LA GÉOMÉTRIE

175

1675 86 . Ces deux mentions concernent l'intérêt qu'il y a, en calcul des indivisibles, à recourir aussi bien à des ordonnées convergentes ou concourantes qu'à des ordonnées parallèles ; aussi ne citerons-nous que la seconde, beaucoup plus explicite : " Car Messieurs des Argues et Pascal ont fort bien fait de prendre les ordonnées par des lignes convergentes ou parallèles, d'autant plus que les parallèles peuvent estre prises pour une espèce de convergentes, dont le point de concours est éloigné infiniment " 87 . J.E. Hofmann se borne à signaler que cette allusion correspond à celles qui sont faites dans différents manuscrits inédits de Leibniz: C 853, 857, 861 A, 86288 . Mais il ne se pose pas la question de savoir si elle correspond à la connaissance directe par Leibniz de certains écrits géométriques de Desargues et de Pascal dès la fin de 1675, ou si la datation proposée doit être retardée de quelques jours, après que Leibniz eut à sa disposition le traité des coniques et différentes autres pièces géométriques de Pascal 89 . Mais il nous faut revenir aux notes de lecture de Leibniz et de Tschirnhaus, ainsi qu'à la lettre de Leibniz à Périer du 30 août 1676 qui constituent l'essentiel de notre documentation, aussi bien sur le traité des coniques de Pascal que sur l'intérêt porté par Leibniz à la géométrie projective. Dans le volume récemment paru des Samtliche Schriften und Briefe (3e s., vol. 1, 364), J.E. Hofmann mentionne les notes et extraits pris par Leibniz au cours de son étude du second ensemble de manuscrits de Pascal prêtés par les frères Périer90 , en les désignant par les abréviations B1, B2 ... B7 , que nous adopterons. Comme ces textes ont été pour la plupart l'objet de publications critiques récentes, accompagnées de leur traduction du latin en français et de commentaires détaillés 91 , nous pourrons nous borner, après en avoir dressé un tableau précis réunissant les références les plus utiles, à en tirer des enseignements concernant l'assimilation des principes de la géométrie projective par Leibniz. 86. La première de ces allusions se trouve dans l'un des brouillons d'une lettre de Leibniz à J.P. La Roque (C 1228 (A); op. cit., 342, 1. 7-8), la seconde dans l'un des brouillons d'une lettre de Leibniz à J. Gallois (C 1227 (A); op. cit., 359, 1. 8-11). Ces deux textes sont datés par J.E. Hofmann de fin 1675. 87. Op. cit., 359, 1. 8-11. 88. Op. cit., 342, note. 89. On peut imaginer aussi que Leibniz a pu se familiariser avec la notion de point à l'infini, en consultant certains ouvrages d' A. Bosse. C'est ainsi que ce dernier écrit dans son Traité des pratiques geometrales de 1665 (p. 39). "Car [Desargues] fait voir comme a écrit à un sien Amy deffunt le rare et sçavant Monsieur Paschal fils, Sieur Dethonville, Que les paralleles sont toutes semblables à celles qui aboutissent à un point, et qu'elles n'en different point". Sur la datation des passages mentionnés, voir également ci-dessous, note 102. 90. Cette liste est donnée par J.E. Hofmann dans une notice correspondant à une lettre hypothétique qui aurait accompagné le second prêt de manuscrits pascaliens par les frères Périer. 91. En dehors des commentaires accompagnant les éditions mentionnées dans le tableau d'ensemble, il faut citer notre étude " L' oeuvre de Pascal en géométrie projective " ( L 'oeuvre scientifique de Pascal, 17-72). Sur cet ensemble de fragments, voir déjà ci-avant la note 81.

Coniques, Excerpta

Generatio conisectionum

c 1498

c 1499

c 1497

c 1292

c 1377

c 1495

c 1506

f 0 11

f 0 4-9

f' lOv

f 0 12

f 0 27

f 0 10

f0 3

Bz

B3

B4

Bs

B6

B7

L

Lettre à Périer, 30 août 1676 (Cf. Siimtliche Schriften und Briefe, 3e s., v. 1, p. 587-591)

Essay pour les coniques avec une remarque de Leibniz

De hyperbolis oppositis (daté " 2 April 1676 ")

Hexagrammum mysticum (daté du "januar 1676 ")

Fragment du Brouillon project de Desargues

Conica Pascaliana

c 1496

f' 1

B1

4

3

2

1

texte partiel p. 193-194

résumé p. 194-195

p. 196-197

p. 197-202

résumé p. 196

5

n° 244

n° 242

n° 241

n° 243

n° 239

7

t. II p. 220-224

n° 236

n° 136 t. I p. 243-260 t. XI, p. 347

t. II p. 233

t. II p. 232-233

t. II p. 234-243

t. II p. 227-228

t. II p. 229-231

6

9

p. 1129-1130

p. 1108-1119

p. 1120-1122

p. 73-84

analyse p. 21-30

p. 220-235

p. 100-101 p. 1131

p. 95 p. 98-100

p. 45

analyse p. 55-58

p. 90-93

p. 1123-1128 p. 94 p. 92, 96-98

8

z

---1

°'

......

z

0

~

tri'

g;

L'INITIATION DE LEIBNIZ À LA GÉOMÉTRIE

177

Ce tableau qui regroupe, outre les 7 fragments de notes déjà mentionnés, la lettre de Leibniz à Etienne Périer du 30 août 1676 (désignée par le sigle L) qui en constitue le complément indispensable, comporte 9 colonnes renfermant, pour chaque texte concerné, les indications suivantes : Colonne 1 : Sigle du document: Bb B 2 , ... , B 7 ou L. Colonne 2 : Foliotation du manuscrit correspondant dans le volume LH 35, XV, 1 des papiers de Leibniz à Hanovre 92 . Colonne 3 : Numéro d'ordre dans le Catalogue critique d' A. Rivaud (Poitiers, 1914-1924). Colonne 4 : Titre éventuellement abrégé et indications particulières93 . Colonne 5 : Référence éventuelle de sa publication dans l'article de C.I. Gerhardt de 1892 (cf note 81). Colonne 6 : Référence dans l'édition des Oeuvres de Blaise Pascal de L. Brunschvicg et P. Boutroux (14 vol., Paris, 1908-1914). Colonne 7: Numéro dans le Catalogue de !'Exposition Blaise Pascal 16231662, Bibliothèque Nationale, Paris, 1962. Colonne 8 : Référence éventuelle de sa publication dans le volume L 'oeuvre scientifique de Pascal, Paris, 1964: par P. Costabel pour les documents B , B , 1 2 B5 et B 6 ; R. Taton pour B4 ; J. Mesnard et R. Tatou pour L. (n° de pages en italiques = fac-similés). Colonne 9 : Référence dans le t. Mesnard, Paris, 1970.

II

des Oeuvres complètes de Pascal par J.

Le document B3 est la copie non commentée de la première partie du traité pascalien dans laquelle sont présentés les principes de l'étude projective des coniques. Les fragments B 1, B 2, B 5 et B 6 sont des paraphrases et des commentaires de passages particuliers de ce traité, contenant certaines remarques ou questions de Leibniz et de Tschirnhaus. Le document B est un exemplaire de 7 !'Essay pour les coniques de 1640 portant une seule note de Leibniz. La lettre L donne une description assez précise de la structure et du contenu du traité pascalien. Enfin, le document B 4 , que nous n'évoquerons qu'après l'ensemble des textes précédents, est une copie des dernières lignes du Brouillon project de Desargues faite au verso de !'Essay de Pascal (pièce B ). 7 92. Ce volume LH 35, XV, 1 des Archives de Leibniz contient encore les pièces suivantes : a)

f 0 2: !'Adresse à l'Académie parisienne mentionnée ci-avant (cf note 72): C979 et 1500 A; Exposition Pascal n° 240; Pascal, t. II, 1021-1035; b) f° 13: le fragment de l'introduction à la géométrie de Pascal, mentionné note 74 (C 1501; Exposition Pascal n° 245; L'oeuvre scientifique de Pascal, 102-119); c) f 0 18-23: des extraits inédits des Lettres de Dettonville de Pascal (C 544; Exposition Pascal n° 246); d) f° 24-26 : trois fragments géométriques inédits, dont le premier est

daté du 5 juin 1676, inspirés au moins en partie par la lecture des oeuvres de Desargues et de Pascal (C 1435, 1433: Pascal, t. II, 1106). 93. Ces indications particulières concernent d'une part les dates figurant sur les manuscrits B , 5 B6 et L et d'autre part, la nouvelle édition critique toute récente de la lettre L.

178

RENÉTATON

Sans vouloir à nouveau tenter de reconstituer, à partir de ces documents, la structure et le contenu du traité pascalien94 , nous nous efforcerons uniquement d'en tirer des indications sur la façon dont Leibniz a su assimiler, comprendre et dominer cet ouvrage et, parfois même, dépasser les principes de la méthode projective qui en est le fondement. Il est à noter tout d'abord, à l'actif de Leibniz, que sa lettre à Périer (document L) constitue une remarquable présentation de l'oeuvre de Pascal et des six "traités" qui la composent, compte tenu d'une 6e partie complémentaire " De loco solido " et de quelques pièces annexes. Le texte de cette lettre révèle que le manuscrit consulté se trouvait dans un certain désordre et comportait, en même temps que plusieurs lacunes - spécialement dans les figures - des éléments extérieurs au corps même de l'ouvrage et que, de ce fait, Leibniz a dû intervenir pour le reclasser et le mettre" en état d'être imprimé " 95 . Son jugement est clair : ces " méditations " de Pascal lui paraissent " assez entieres et finies pour pouvoir paraistre à la veue du public " 96 et il indique en conclusion qu"' il ne faut pas demander s'il le mérite" (d'être publié), et" qu'il est bon de le donner au plus tost avant qu'il ne perde la grâce de la nouveauté " 97 . Nous verrons que Leibniz reviendra ultérieurement sur ce point et qu'en 1692, il s'étonnera que les frères Périer n'aient point encore publié ce traité et les exhortera à le faire en notant que " encore presentement le tour original que M. Pascal donne à ses pensées vaudra toujours son prix " 98 . Ainsi est-il indéniable que Leibniz a su pleinement assimiler le contenu du traité des coniques de Pascal, aujourd'hui perdu, et en comprendre l'inspiration profondément novatrice. Dépassant d'ailleurs le simple cadre de la perspective ou projection centrale dont Desargues et Pascal avaient démontré l'originalité et la fécondité, spécialement pour une étude unitaire des coniques, il entrevoit son extension possible. Nous citerons à ce sujet un passage du document B 1 uni. tont im f'flllfirm~nt 1'int6rfü une TJ:iihni7: nort2it :nnc nrohl~me1:: de Q:éom@. tric de

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bien

9.ue

d'une

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encore

lointaine, la classification des géométries que F. Klein présentera en 1872 dans 94. Cf notre étude citée note 91.

95. Défaut du manuscrit autographe, le texte de cette lettre a pu être édité à partir de la minute conservée dans les papiers de Leibniz (document L) et de deux copies indépendantes de l'original, réalisées au cours du XV!lle siècle (cf. J. Mesnard et R. Talon, L 'oeuvre scientifique de Pascal, 7384; LSB, 3e s., vol. 1, 587-591). La minute possède le grand intérêt de renfermer différentes indications et précisions, supprimées ensuite par Leibniz dans le texte définitif de sa lettre. Pour des raisons de commodité, nous citerons la seconde édition mentionnée : ici, op. cit., 591, 1.5. 96. Op. cit., 588, 1. 5-6. 97. Op. cit., 595, 1. 5-6 et 7-8. 98. Correspondance de Leibniz, LH Br 70, Lettre de Leibniz à Filleau des Billettes du 2(13) juillet 1692. Texte déjà cité dans Exposition Pascal, 54 (n° 237) et dans L 'oeuvre scientifique de Pascal, 68, note 2.

L'INITIATION DE LEIBNIZ À LA GÉOMÉTRIE

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son célèbre "Programme d'Erlangen "99 : Omnis in Geometricis ope situs inveniendi ratio, ideoque sine calcula, in eo constat ut plura simul eodem situ complectamur ; quod fit, tum ope figurae cujusdam plures includentis, ubi usus solidorum patet; tum ope motus, sive mutationis. Porro, ex motibus et mutationibus, utilissime videtur adhiberi mutatio apparentiae, seu optica figurarum transformatio ; videndum an ejus ope possimus ultra conum ad altiora quoque assurgere 100 . Les autres fragments de notes qui nous sont parvenus ne sont pas d'un intérêt comparable; ils attestent toutefois de l'attention portée par Leibniz, et par Tschirnhaus, à l'étude et à la compréhension du traité pascalien. La copie de la Generatio conisectionum, faite de la main d'un secrétaire (document B3), témoigne du désir de Leibniz de conserver dans sa forme originale ce remarquable programme d'application de la géométrie projective à une étude unitaire des coniques 101 . Il faut toutefois signaler quelques phrases qui révèlent une certaine difficulté - ou du moins une hésitation - à saisir quelques notions fondamentales, telle l'assimilation entre lignes concourantes et lignes parallèles et le concept de point à l'infini qui en découle 102 ou la propriété, d'origine projective, d'unicursalité de toutes les coniques, malgré la division apparente de l'hyperbole en deux branches 103 . Mais ce ne sont que 99. F. Klein, Vergleichende Betrachtungen über neuere geometrische Forschungen, Erlangen 1872. Ibid. dans F. Klein, Gesammelte Mathematische Abhandlungen, Bd. 1, Berlin, 1921, 460497; Ibid., Das Erlanger Programm ... , Leipzig, 1974 (" Ostwalds Klassiker ", n° 253).Trad. fr. : "Considérations comparatives sur les recherches géométriques modernes", Ann. se. de l'Ec. Norm. sup., 3e s., t. 8, 1891, 87-102 et 173-199. Cf. également F. Klein, Le Programme d'Erlangen, Paris, Gauthier-Villars, 1974 (Coll." La Méthode"), avec une étude de F. Russo. 100. Document B 1 : Cf. Pascal, t. II, 1127. En voici la traduction française par J. Mesnard: "En géométrie, toute méthode de découverte par le biais de la situation, et donc sans calcul, consiste à embrasser simultanément plusieurs objets en même situation ; ce qui se fait, tantôt par le moyen d'une figure qui en comprend plusieurs, où se découvre l'usage des solides, tantôt par le moyen du mouvement, ou de la mutation. De plus, entre les mouvements et les mutations, il paraît qu'on peut s'appliquer très utilement à la mutation d'apparence, ou transformation optique des figures; il faut voir si par ce moyen nous ne pourrions pas dépasser le cône et nous élever aussi à des considérations plus hautes " (Pascal, t. II, 1127). 101. Le texte et la traduction française de la Generatio conisectionum sont donnés dans Pascal, t. II, 1108-1119; son analyse est faite dans L'oeuvre scientifique de Pascal, 55-59. 102. C'est ainsi que dans un passage du document B 5 (Pascal, t. II, 1130 ; L 'oeuvre scientifique de Pascal, 100-101 ), Leibniz juge utile de rappeler que duae lineae parallelae concurrere intelliguntur, etsi locus concursus infinite absit, ut in figura signi 8 DE et EF parallelae ex quibus est FE asymptotes. Punctum E abest infinite. Rappelons-nous toutefois la netteté avec laquelle Leibniz approuve cette position de Desargues et Pascal dans un brouillon de lettre à J.P. La Roque brouillon qu'il apparaît donc difficile de faire remonter à la fin de 1675, comme le fait J.E. Hofmann (Cf. notes 86-89). 103. Dans un passage du Document B 1 (Pascal, t. II, 1123 ; L 'oeuvre scientifique de Pascal, 96-97), Leibniz, à la lecture de la Generatio conisectionum, écrit en effet, en opposition avec la pensée de Pascal; H)perbola re vera non una linea curva in se rediens, sed duae. La figure correspondante semble d'ailleurs montrer que l'hyperbole est formée de deux arcs distincts sans points communs à l'infini. Dans le même document, revenant sur l'ellipse et l'hyperbole, il introduit entre ces courbes une distinction qui, ignorant les points à l'infini, se trouvait de ce fait opposée aux conceptions projectives de Pascal. Et le document B 6 daté du 2 avril 1676 (Pascal, t. II, 1131 ; L 'oeuvre scientifique de Pascal, 100-101 ), mentionne très brièvement la manière dont sont expliquées par Pascal les hyperboles opposées, images de deux arcs opposés du cercle générateur.

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des détails correspondant peut-être à une première lecture rapide et qu'une réflexion plus approfondie a certainement permis d'écarter: le document final, la lettre à Périer, n'en conserve en effet aucune trace. Il est à noter que les huit mois au cours desquels Leibniz disposa du traité pascalien furent pour lui une période d'intense activité, remplie par un " grand nombre de distractions qui, dit-il, ne me laissent pas disposer entierement de mon temps " 104 . Ces " distractions" étaient liées d'une part à des affaires urgentes d'ordre personnel - en particulier, après l'abandon de son projet d'établissement en France, les préparatifs de son retour à Hanovre précédé d'un second voyage à Londres - et d'autre part à la poursuite de ses très importantes recherches algébriques et infinitésimales ainsi qu'à ses discussions avec les mathématiciens anglais 105 . C'est ainsi que le 24 août 1676 Leibniz :lV:lit f(lÇIJ llilŒ VO]Umine1rne lflttrn d'Old1mht1r!.! l'CltHl!tt!lt\t, êfltM

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certaine, mais ils la rendent vraisemblable, du moins dans ses grandes lignes 27 . Demeuré donc à l'Ecole polytechnique, mais passé en première division, Sadi Carnot au cours de l'année suivante (1813-1814) continua à suivre avec les mêmes professeurs des cours d'analyse, de mécanique, d'analyse appliquée à la géométrie, de physique, de chimie, de dessin et de littérature, auxquels s'ajoutèrent ceux d'art militaire de Gay de Vernon (8 % du temps), de théorie des machines et de géodésie d' Arago (5 % au total) et d'architecture de Durand (9 % du temps). Mais cette seconde année devait se révéler sur le plan de l'enseignement beaucoup moins fructueuse que la première. En effet, à partir de fin janvier 1814, l'intégration des élèves de l'Ecole polytechnique dans trois compagnies du corps d'artillerie de la garde nationale récemment créé interrompit progressivement la marche de l'enseignement28 . Le 29 et le 30 mars 1814, les Polytechniciens, et Carnot en particulier qui était l'un des 6 caporaux de la compagnie, participèrent activement à la défense de Paris 29 . A la suite de ces événements militaires, de l'entrée des alliés à Paris et des bouleversements politiques qui suivirent, la marche de l'Ecole fut alors totalement désorganisée et si l'enseignement commença à y reprendre le 18 avril 1814, ce fut en l'absence de nombreux élèves. Sadi Carnot en particulier ne rentra que le 12 mai suivant avec son père qu'il était allé chercher à Anvers, place forte dont ce dernier avait assumé la défense 30 . Cependant avec le retour progressif d'une partie des élèves, la marche de l'Ecole avait peu à peu repris son cours régulier à tel point que les examens de passage ou de sortie purent avoir lieu presque à 27. Il est exact, tout d'abord, qu'en octobre 1813, 44 élèves de la promotion de 1812, celle de Sadi Carnot - dont le futur physicien Babinet - furent admis à !'Ecole de Metz pour l'artillerie de terre, en même temps que 26 élèves de la promotion de 1811 (dont 50 autres avaient déjà été envoyés à Metz en avril 1813): Cf. Correspondance sur ['Ecole polytechnique, t. III, n° 1, janvier 1814, 106-107. Par ailleurs, la liste des élèves de la promotion de Carnot, indiquant les noms des 44 élèves envoyés à Metz en octobre 1813, révèle que la mention correspondante (" artillerie") a été effectivement inscrite à la suite du nom de Carnot, puis rayée (Archives de !'Ecole polytechnique, carton de l'année 1813). 28. La participation des élèves de !'Ecole polytechnique à l'effort de défense nationale avait été proposée par une pétition du 29 décembre 1813, signée des 2 sergents majors et des 2 sergents fourriers (Arch. Nat.: AF. IV, 1153). Le bataillon des élèves de !'Ecole polytechnique fut constitué

officiellement par un décret impérial du 24 janvier 1814, comme 1'un des éléments du Corps d'artillerie de la garde nationale. Ses 3 compagnies étaient dotées de 12 pièces de canon qui furent amenées dans l'enceinte de !'Ecole polytechnique. 29. Les archives de !'Ecole polytechnique (carton de l'année 1814) contiennent de nombreux documents concernant la constitution et l'activité de ces compagnies d'artillerie, ainsi que les événements des 29 et 30 mars. On y apprend en particulier que Carnot était l'un des 6 caporaux de la ire compagnie, dont Th. Olivier était l'un des canonniers. Des récits du combat du 30 mars 1814 sont donnés par A Fourcy (op. cit., note 11, p. 323-327) et par M. Chasles, op. cit., note 2, p. 116). 30. Dans une lettre du 18 avril 1814, Lazare Carnot félicita Sadi pour sa participation à l'action du 30 mars et lui demanda de venir le chercher à Anvers (H. Carnot, op. cit. ; Ecole polytechnique. Bibliothèque centrale/Archives; Catalogue de l'exposition: n° 20 et p. 12). Dès le 23 avril 1814, Sadi Carnot, alors domicilié 13 rue Grange Batelière, obtint un passeport à cet effet (Collection P.S. Carnot). Lazare et Sadi quittèrent Anvers le 3 mai et arrivèrent à Paris le 12 mai au soir (Cf. M. Reinhard, Le grand Carnot, t. Il, 285-297).

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la date normale 31 . Sadi Carnot, dont le père avait repris ses occupations habituelles et était en assez bons termes avec les nouvelles autorités du gouvernement de la Restauration, passa son examen de sortie dans d'excellentes conditions, puisque le 12 octobre 1814 il fut "déclaré admissible dans les services publics", me de la liste générale des 65 élèves qui demeuraient dans sa promotion32 . Il fut classé se de la liste particulière des 10 élèves admis dans le Génie militaire comme élèves sous-lieutenants à l'Ecole d'application de l'artillerie et du génie de Metz 33 . Ainsi se terminait une période de deux brèves années, coupées d'évènements politiques et militaires particulièrement importants, années au cours desquelles Carnot avait suivi l'enseignement prestigieux de l'Ecole polytechnique et avait acquis de ce fait une partie de la culture scientifique de base qui servira de premier fondement à son oeuvre future. On peut légitimement se demander quelle fut l'importance effective de cette formation de base, quant à l'orientation des recherches ultérieures du jeune Sadi, en dehors d'un élargissement et d'un approfondissement évidents de l'ensemble de ses connaissances scientifiques et techniques. Il serait intéressant de pouvoir répondre à cette question, mais les éléments d'appréciation restent assez vagues et incertains. On peut tout d'abord rappeler les noms de certains membres du personnel enseignant de l'Ecole qui ont pu exercer sur lui une influence directe : Poisson en mécanique, Hachette en géométrie descriptive, Arago en théorie des machines, Thenard et Dulong en chimie, Hassenfratz et Alexis Petit en physique. Mais peut-être Carnot connut-il également Ampère, Prony et Gay-Lussac qui enseignaient dans l'autre division de l'Ecole. 31. On peut citer à ce sujet le passage suivant du procès-verbal de la séance du Conseil d'Instruction de !'Ecole du 24 août 1814 (Registre du Conseil d'Instruction, année 1814, f 0 25v-26r): "M. !'Inspecteur des études fait un rapport détaillé sur la marche de l'enseignement depuis le commencement de l'année scolaire jusqu'à ce jour. Il résulte de ce rapport qui demeure annexé à la minute du procès-verbal que la suite d'événements politiques qui a eu lieu pendant les 6 premiers mois de l'année scolaire a dû nécessairement influer sur l'application et les progrès des élèves, que cependant la confiance et le zèle avec lesquels la plupart d'entre eux se sont remis au travail donnent lieu d'espérer que les examens seront plus satisfaisants qu'on ne devait s'attendre". 32. Rappelons que Sadi Carnot était entré à !'Ecole polytechnique avec le n° 24 sur 179 reçus et qu'il était passé à la 1re division en 1813 avec le n° 20. Mais au moment des examens de sortie de 1814, l'effectif de la promotion se trouvait réduit par le départ anticipé de 44 élèves en octobre 1813 (cf. note 27) et par les nombreux abandons qui avaient suivi les événements du printemps 1814. Sur 65 élèves seulement de la promotion de 1812 qui se présentèrent, 55 furent finalement admis dans les services publics en octobre 1814. Cf. Correspondance sur /'Ecole polytechnique, t. III, n° 2, mai 1815, p. 256 et Lettre d'admission de Sadi Carnot dans le service du génie militaire, 7 oct. 1814 (Document de la Collection P.S. Carnot, présenté à !'Exposition de !'Ecole polytechnique: Catalogue, n° 28 et p. 14). 33. Il y a une contradiction apparente entre la liste donnée par la Correspondance qui place Carnot au se rang et son classement au 6e rang mentionné dans la lettre d'admission (cf. note précédente). Cette divergence résulte de plusieurs faits intervenus entre-temps qui ont modifié la liste initiale des élèves reçus: décès de l'un d'entre eux (Becquey), démission de deux autres (dont Michel Chasles) etc.

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On peut également citer les noms de quelques condisciples avec lesquels Carnot a pu se lier à l'Ecole polytechnique. On peut à cet égard mentionner Victor Arago, frère du physicien, le géologue Armand Dufrénoy, A. Guiraudet, le futur imprimeur des Réflexions et Th. Olivier, l'un des futurs fondateurs de l'Ecole Centrale, de la promotion précédente de 1811; le physicien J. Babinet, les mathématiciens M. Chasles, G. Giorgini et N.G. Poudra, ainsi que son premier biographe, Cl.-P. Robelin de sa propre promotion de 1812; enfin le mécanicien Barré de Saint-Venant et le futur grand prêtre saint-simonien Enfantin, de la promotion suivante de 1813. D'après leur témoignage Chasles et Robelin restèrent toujours très liés avec lui ; quant aux autres, on ne possède aucune précision sur les rapports qu'ils entretinrent avec Carnot 34 . Mais il est plus important d'essayer d'apprécier dans quelle mesure l'enseignement reçu à l'Ecole polytechnique s'est inscrit de façon heureuse dans la genèse de sa future vocation. Je ne voudrais pas ouvrir ici de discussion concernant la plus ou moins bonne adaptation de l'enseignement de l'Ecole polytechnique aux buts profonds de cet établissement, car il nous faudrait d'abord définir clairement quels étaient alors ces buts. Ce serait d'ailleurs à mon sens poser le problème sur des bases erronées, car la question qui nous préoccupe réellement n'est pas de savoir si l'enseignement reçu par Carnot à l'Ecole polytechnique entre 1812 et 1814 l'a bien préparé à son futur métier d'officier du génie ou d'officier d'état-major. Ce qui nous importe, c'est d'essayer de déterminer si cet enseignement a constitué pour lui une bonne introduction à sa vocation ultérieure de fondateur de la thermodynamique et si les contacts qu'il y a établis, les relations qu'il a pu y nouer, se sont révélés féconds pour sa destinée. Dans un article publié en 185035 , Th. Olivier, élève de la promotion de 1811, critique sévèrement l'orientation trop théorique donnée à partir 34. A Birembaut apporte d'intéressants éléments complémentaires sur ce point. L'analyse de ces documents inédits l'amène à penser que Sadi Carnot n'entretint de relations suivies avec aucun de ses anciens professeurs ou condisciples de !'Ecole polytechnique. Mais le caractère partiel de ces documents ne nous semble pas permettre d'en tirer une conclusion aussi nette. 35. Th. Olivier," Monge et !'Ecole polytechnique", Revue scientifique et industrielle, t. 7,. 3e série, (1850), 64-68. Olivier insiste sur la différence fondamentale qui doit exister entre les enseignements donnés dans un établissement qui, comme !'Ecole Normale supérieure, prépare de futurs professeurs et dans un établissement qui, comme !'Ecole polytechnique, a été conçu pour former

des ingénieurs civils et militaires. Voici quelques passages de l'article cité de Th. Olivier:

" Depuis 1806, Laplace voulait faire prédominer !'enseignement de la haute analyse sur celui de la géométrie descriptive, en un mot, Laplace voulait une Ecole purement théorique, formant des savants mathématiciens, et Monge voulait conserver à !'Ecole polytechnique son caractère, celui d'école destinée à former des élèves pour les divers services publics; en un mot, il voulait une école d'élèves ingénieurs, et non une école d'élèves professeurs de mathématiques" (Th. Olivier, op. cit., p. 66). Tandis que Monge voulait que la mécanique fût" enseignée par un ingénieur, parce que la mécanique des machines, celle qui seule est utile aux ingénieurs, est tout autre que la mécanique céleste", Laplace voulait "que l'analyse et la mécanique fussent professées par le même homme, ne regardant la mécanique que comme une application de l'analyse" (ibid.). "Pour faire prévaloir plus tard ses idées, Laplace obtint, en 1808, la nomination de Poisson à la chaire de mécanique, et ce cours a toujours été professé à !'Ecole polytechnique, depuis cette époque, dans le genre de la mécanique analytique, et comme une préparation à l'étude de la mécanique céleste" (ibid.).

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de 1806 à l'enseignem ent de l'Ecole sous l'influence de Laplace et de ses élèves et cite comme exemples de mesures néfastes prises à cette époque la nomination du physico-mathématicien Poisson à la chaire de mécanique et la suppression des cours élémentaires de technologie et de services publics. Quelle que soit la valeur des arguments de Th. Olivier, il apparaît que c'est au contraire cette orientation théorique des cours fondamentaux qui a permis de donner à de futurs physiciens comme Carnot, les connaissances de base indispensables. Et c'est de cette "erreur" que découle certainement le fait qu'une école, conçue à l'époque pour fournir à la nation l'ensemble de ses ingénieurs civils et militaires, a permis en même temps la formation d'une équipe prestigieuse de mathématiciens, de physiciens, de physico-mathématiciens et de chimistes. Pour aller au-delà de ce jugement rapide, de cette provisoire prise de position, il faudrait disposer d'éléments d'information beaucoup plus complets que ceux que nous possédons, ainsi que d'une analyse détaillée de toutes les sources des Réflexions et des notes de Sadi Carnot. Mais notre objectif immédiat était plus limité; il s'agissait d'apporter quelques renseignements plus précis sur l'enseignement reçu par Carnot dans une école dont l'influence s'est certainement conjuguée dans son esprit avec celle qu'il avait reçue de son père. La liste donnée en note 36 des ouvrages dont 1 'achat, la lecture ou la consultation était alors recommandée aux élèves de l'Ecole est un élément documentaire supplémentaire qui pourra être utilisé dans une analyse ultérieure plus fine des sources de l'oeuvre de Carnot. Mais à la fin de 1814 s'ouvre une nouvelle étape de la carrière de Carnot avec son entrée à l'Ecole d'application de l'artillerie et du génie de Metz où il recevra une préparation orientée de façon beaucoup plus directe vers l'art militaire. L'ÉCOLE DE METZ

(FIN 1814-FIN MARS 1817)

L'Ecole d'application de l'artillerie et du génie de Metz, désignée souvent sous le nom abrégé d'Ecole de Metz, était l'une des plus prestigieuses écoles 36. Parmi ces ouvrages, on peut citer : le Traité élémentaire du calcul différentiel et du calcul intégral de S.F. Lacroix (l'e ed., 1802), la Géométrie descriptive de Monge (l'e éd., 1799),l'Appli cation de l'algèbre à la géométrie de Hachette(!" éd., 1805), !'Application de l'analyse à la géométrie de Monge, (1807), le Traité de mécanique de Poisson (1807), le Traité élémentaire de physique de Haüy (!" éd., 1802), le Manuel abrégé de chimie de W. Henry (en traduction française) (1803) et le Traité de chimie élémentaire, théorique et pratique de Thenard (1813), le Traité élémentaire des Machines de Hachette (1811), !'Essai sur la composition des machines de Lanz et Bétaucourt (1808), le Traité élémentaire de minéralogie de Brochant de Villiers (1801-1802), le Traite de géodésie (1805) et le Traité de topographie (1807) de Puissant, etc. Il est certain qu'il s'agit là d'une série d'excellents manuels permettant d'acquérir une formation scientifique de bon niveau.

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d'application destinées à accueillir les élèves qui, à leur sortie de l'Ecole polytechnique, étaient reconnus admissibles dans les services publics. Elle résultait de la fusion, décidée par un arrêté du 12 vendémiaire an XI ( 4 octobre 1802), de 1 'Ecole du génie, déjà installée à Metz depuis le début de 179437 et de 1 'Ecole d'artillerie établie à Châlons-sur-Marne au début de la Révolution. Ses élèves qui étaient pourvus d'un brevet d'élève sous-lieutenant, établi à la date du 1er octobre de leur année de sortie de l'Ecole polytechnique, étaient soumis à une stricte discipline militaire et recevaient une formation très technique, destinée à les préparer à leur futur métier d'officier du génie et de l'artillerie. En plus des officiers supérieurs chargés de sa direction, l'Ecole de Metz comportait un personnel composé d'officiers instructeurs de l'artillerie et du génie et d'un groupe de professeurs chargés d'enseigner la physique et les mathématiques (Dubuat et son adjoint Persy), la chimie (Chevreuse et son préparateur Aimé), les dessins et levers militaires (N.D. Marin et Tavernier), l'architecture et la construction militaire (Lesage), l'art militaire et la fortification de campagne (le mathématicien J.F. Français), l'équitation38 . Sadi Carnot qui reçut son brevet d'élève-officier du génie établi à la date du 1er octobre 1814 entra à l'Ecole de Metz dans les derniers jours de 1814, après une permission de détente de quelques mois passée probablement auprès de son père. Il demeura dans cette école jusque fin mars 1817 : son brevet de lieutenant en second au 2e régiment de sapeurs, marquant sa sortie de 1 'Ecole et son entrée véritable dans la carrière militaire, est daté du 2 avril 1817. Pendant ce temps, Lazare Carnot, après une période de semi-retraite et de polémiques avec les autorités de la Restauration, fut pendant quelques mois le ministre de l'intérieur du gouvernement impérial des Cent-Jours (avril-juin 1815); à la seconde Restauration, il fut placé pendant quelques mois en résidence surveillée à Presles et, en octobre 1815, décida de s'expatrier à nouveau, en Belgique, puis en Pologne, enfin à Magdebourg où il s'installa définitivement en novembre 1816 avec son jeune fils Hippolyte 39 . Bien qu'aucun document ne permette de l'affirmer, il semble que Sadi qui avait quitté son père à la fin de 1814, lors de son départ pour l'Ecole de Metz, ne le revit qu'en 1821 au cours d'un séjour de quelques semaines qu'il fit lors à Magdebourg40 . La documentation disponible concernant l'Ecole d'application du génie et de l'artillerie de Metz, au cours de la période fin 1814-mars 1817 pendant laquelle Sadi Carnot appartint à cette école, est beaucoup moins riche que celle que nous avons pu utiliser pour la période correspondante de l'Ecole polytech37. Cf R. Talon, "L'Ecole royale du Génie de Mézières", in Enseignement et diffusion des sciences en France au XVIII" siècle, Paris, Hermann, 1964, 559-615, spécialement p. 607-610. 38. On trouve la liste des membres de l'état-major, du corps enseignant et des élèves officiers de cette école dans chaque volume annuel de !'Almanach impérial (ou royal). 39. Cf M. Reinhard, op. cit., note 7, t. II, 328-333. 40. Cf H. Carnot, op. cit., note 7, 14-16.

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nique 41 . Du fait de son caractère lacunaire, cette documentation ne permet pas de suivre de façon très précise, l'activité de Carnot au cours de cette période. Il est vrai que l'enseignement de l'Ecole de Metz concernait essentiellement le génie civil et le génie militaire et qu'il a beaucoup moins contribué que celui de l'Ecole polytechnique à la formation scientifique de Carnot. A ce dernier point de vue, on ne peut guère citer que les cours de mathématiques appliquées et de physique de Dubuat et ceux de chimie appliquée aux arts militaires et de pyrotechnie de Chevreuse. Par contre sur le plan de la formation technique, l'Ecole de Metz a certainement contribué à enrichir les connaissances et

l'expérience de Carnot, que ce soit dans le domaine de la balistique, dans celui de la théorie des machines et spécialement des machines hydrauliques, de la conception des usines 42 . Carnot fut-il un bon élève-officier? Faute de posséder de détails concernant son examen de sortie, on doit pour en juger consulter le rapport du Conseil d'instruction de !'Ecole de Metz en date du 12 juillet 1816 qui donne le résultat de l'examen de la fin du 1er septembre 1816 et précise, en le classant n° 7 des 9 élèves de la promotion du génie (l'e division) : " avait perdu 4 rangs par sa négligence dans le 1er semestre de son séjour à l'Ecole, en a regagné 2 par les efforts qu'il a faits pendant le 2e et le 3e " 43 . On ne peut affirmer que ce rétablissement fut poursuivi pendant les derniers mois de son séjour à l'école ; 41. Nous avons consulté et utilisé, en particulier, les archives qui se trouvent conservées au Laboratoire central de l'armement (Arcueil: Archives du Dépôt de!' Artillerie) et au Dépôt central du génie (rue de Bellechasse), ainsi que le remarquable ensemble des travaux exécutés par Carnot lors de son passage à !'Ecole de Metz (Ecole polytechnique, Bibl. centrale/Archives), ensemble dont le détail est donné à la note suivante. 42. Voici la liste des travaux exécutés par Sadi Carnot à !'Ecole de Metz et conservés actuellement à la Bibliothèque de !'Ecole polytechnique (Catalogue de !'Exposition: documents n° 32 et 33, p. 16 et 17). 1. Mémoire sur un problème de géométrie descriptive. 2. Mémoire sur la machine à tirer des tuyaux de lunette. 3. Mémoire sur un projet de fortification passagère. 4. Projet de fortification permanente. 5. Projet de fortification passagère. 6. Lever d'usine : Mémoire sur la sonnette à déclic. 7. Projet de bâtiment militaire. 8. Lever trigonométrique. 9. Projet de construction hydraulique : grand pont tournant. 10. Lever d'usine : Mémoire sur la buanderie militaire. Soit un total de 85 feuillets, 26 planches et 1 tableau. En plus, cet ensemble contient des notes prises par Carnot aux cours de fortification passagère, balistique, chimie appliquée aux arts militaires, pyrotechnie militaire, attaque et défense des places, artifices de guerre, constructions, géodésie : soit 188 feuillets au total. Il s'agit là de documents extrêmement intéressants permettant de reconstituer le contenu de l'enseignement de !'Ecole du génie. Voir aussi" Rapport sur l'emploi du temps de la journée pour Messieurs les Elèves de !'Artillerie et du Génie. Metz, janvier 1815 ", Laboratoire central de !'Armement, Arcueil (Archives du dépôt de !'Artillerie). 43. Archives de !'Inspection du Génie. "Conseil d'instruction - Examen du le' semestre 1816 Procès-Verbal du classement des élèves à la fin du 1e' semestre 1816-12 juillet 1816" (Exposition de !'Ecole polytechnique, Document n° 34).

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du moins Carnot réussit-il l'examen de sortie puisqu'il fut nommé sous-lieutenant le 2 avril 1817. Parmi les professeurs qu'il connut à Metz, seul J.F. Français a laissé un nom pour son oeuvre en mathématiques 44 . Aucun de ses condisciples de la promotion de 1814 ou des promotions voisines n'a fait de carrière scientifique digne d'être notée. Par contre - mais ce n'est là qu'une hypothèse - Carnot eut peut-être à Metz l'occasion de faire la connaissance d'un officier du génie alors en garnison dans cette ville, officier destiné à faire une oeuvre brillante en géométrie projective et en théorie des machines, Jean Victor Poncelet45 . Si notre hypothèse était confirmée, ce serait certainement là un élément important à noter.

En conclusion de cette communication consacrée aux années de formation de Sadi Carnot, on peut retenir que l'influence qu'il reçut de son père au cours de ses premières années s'est conjuguée plus tard avec celle du brillant enseignement de !'Ecole polytechnique et avec la formation plus technique de !'Ecole de Metz. Mais à ces premières influences, qui nous restent encore mal connues malgré les précisions que nous avons pu apporter, s'en ajoutèrent d'autres, probablement plus déterminantes, au cours de la seconde partie de sa vie. Les communications suivantes, en particulier celle de A. Birembaut, permettront certainement d'apporter des éléments complémentaires à ce sujet.

44. Cf R. Taton, Notice : "Français, Jacques Frédéric", Dictionary of Scientific Biography, vol. V, New York, 1972, 110-112. 45. Cf R. Talon, Notice : "Poncelet, Jean Victor", in Dictionary of Scientific Biography. vol. XI, New York, 1975, 76-82.

NAISSANCE ET DÉVELOPPEMENT DE QUELQUES COMMUNAUTÉS SCIENTIFIQUES NATIONALES AU XIXe SIÈCLE

LES CADRES DE L'EFFORT COLLECTIF

Le fait essentiel qui oriente l'évolution de la science au cours du xrxe siècle est que, d'une façon sans cesse plus nette, l'activité scientifique devient un phénomène social qui, par ses diverses répercussions, préoccupe les responsables les plus clairvoyants. Les implications évidentes, sur le plan industriel, des progrès réalisés dans les divers secteurs des sciences physiques et l'influence croissante des découvertes biologiques sur l'évolution de la médecine ne sont que deux des aspects les plus marquants de cette expansion progressive de l'action du progrès scientifique sur les conditions de vie de l'humanité. La constatation de cet état de fait devait, en divers pays, amener les gouvernements, les grandes administrations et les entreprises industrielles les plus importantes à jeter les premières bases d'une "politique de la science". L'idée n'était certes pas nouvelle et la création des premières académies nationales et des premiers grands observatoires, au xvne siècle, attestait déjà une progressive prise de conscience de l'importance sociale de la science. Au siècle des lumières, ce courant se renforça et, tandis qu'un public de plus en plus large s'intéressait aux réussites les plus brillantes de la science et de ses applications, le despotisme éclairé développait l'activité des académies, tout en amorçant avec prudence l'extension de l'enseignement supérieur scientifique et technique. Mais, ce n'est qu'à la fin du xvme siècle que l'interaction du progrès scientifique et de l'essor technique se manifesta de façon évidente. La Révolution française et le gouvernement impérial, qui en prirent conscience, firent un vaste effort de modernisation de l'enseignement scientifique et technique et encouragèrent activement certaines recherches d'inspiration utilitaire. Les réformes entreprises par la Révolution française et adaptées à leurs propres conditions, sous des formes variées, par divers pays d'Occident permirent, grâce à une démocratisation progressive de l'éducation de base et à la mise au point d'un enseignement scientifique moderne, d'assurer la formation d'hommes de science plus nombreux et de techniciens informés des découvertes les plus récentes. Mais le progrès ne pouvait s'accélérer véritablement que si les chercheurs qualifiés étaient en mesure de consacrer à leurs travaux l'essentiel

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de leur activité. Dans la première moitié du siècle, l'augmentation du nombre des chaires d'enseignement supérieur permit de satisfaire d'une façon indirecte à cette exigence. L'apparition, un peu plus tard, des premiers laboratoires indépendants relativement importants amorcera une professionnalisation plus complète du métier de chercheur. Mais à cet effort sur le plan humain devait s'ajouter un effort parallèle d'équipement. La technicité croissante des recherches, le perfectionnement continu des méthodes d'investigation nécessitaient en effet la publication de nombreuses revues spécialisées et de répertoires bibliographiques détaillés, la construction d'un réseau d'observatoires bien équipés et l'édification de laboratoires pourvus du matériel le plus récent. Quoique le mécénat continuât à jouer un rôle assez important dans certains pays - au Royaume-Uni en particulier - l'ampleur de l'effort à entreprendre était telle qu'une aide financière des gouvernements s'avérait de plus en plus indispensable. Cette emprise croissante et inéluctable du pouvoir politique sur l'enseignement et la recherche scientifique n'était pas cependant sans présenter quelques dangers. Elle risquait en particulier d'entraîner la science dans le sens d'une politique à courte vue, orientée essentiellement vers les recherches immédiatement rentables, ou d'empêcher certains travaux jugés hétérodoxes. En fait, il ne semble pas, au xrxe siècle du moins, que les conditions nouvelles de leur activité aient considérablement entravé le libre arbitre des savants. Toutefois l'organisation officielle de l'enseignement et de la recherche dota certains hommes de science d'un pouvoir administratif très étendu et, de ce fait, leur permit d'orienter de façon trop rigide l'ensemble des travaux en divers domaines, voire même de jeter l'interdit sur des théories contraires à leur opinion personnelle. Les difficultés rencontrées par deux éminents chimistes français, Laurent et Gerhardt en butte à l'hostilité du puissant J.B. Dumas, et l'influence de M. Berthelot, qui, dans le dernier quart du siècle, réussit pratiquement à étouffer en France les travaux favorables à la théorie atomique, sont des exemples particulièrement typiques à cet égard. Comme les dirigeants politiques, l'opinion publique avait, dès le xvme siècle, entrevu les possibilités ouvertes par le progrès continu de la science et cette prise de conscience avait été l'un des facteurs dominants des réformes entreprises sous la Révolution. Au xrxe siècle, de nombreuses sociétés culturelles, des revues, des ouvrages de vulgarisation, continuèrent à entretenir l'intérêt de l'opinion pour les problèmes scientifiques et à lui faire pressentir l'importance des progrès techniques en germe dans certaines découvertes récentes. La révolution industrielle, le développement des nouveaux moyens de transport, l'extension rapide des applications de l'électricité, l'essor de la chimie industrielle, la prospection des ressources naturelles, les progrès de la médecine ne pouvaient que renforcer l'espoir de voir le progrès scientifique préparer une amélioration générale des conditions de vie de l'humanité. La bourgeoisie industrielle, en plein essor, ne fut pas toujours à l'avant-garde de

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ce courant, mais ses représentants les plus clairvoyants comprirent que le progrès technique se trouvait dès lors étroitement lié à celui de la science. La justesse de ces vues fut démontrée par l'expansion rapide de l'industrie chimique allemande dans la seconde moitié du siècle, à la suite de la création de puissants laboratoires de recherche appliquée. Dans divers pays, les savants les plus convaincus de l'importanc e sociale de leur activité comprirent qu'un vaste effort de vulgarisation des progrès récents de la science permettrait d'éclairer l'opinion sur l'intérêt des travaux de recherche et d'obtenir ainsi un précieux appui dans leur lutte en faveur d'une politique d'aide active à la science. Nombreux furent ceux qui apportèrent un concours actif à des associations culturelles ou à des organismes de diffusion scientifique. Parmi ces derniers, l'un des plus célèbres est la Royal Institution, de Londres, qui, fondée en 1799 par Rumford à des fins philanthropiques et devenue quelques années plus tard à la fois un laboratoire de recherches et le siège de conférences publiques, exerça une profonde influence grâce au prestige et au dévouement de ses premiers animateurs, Davy et Faraday. Cette action des savants sur l'opinion publique s'exerça également par l'intermédiaire des nombreuses sociétés qui se créèrent au cours du XIXe siècle en vue de renforcer la collaboration entre spécialistes d'une même discipline, de faciliter la publication de travaux originaux et d'assurer une large diffusion des découvertes récentes. Réunissant le plus souvent des savants professionnels et des amateurs, ces sociétés, qui connurent un succès particulier dans les domaines de l'astronomie, de la géologie et des sciences de la nature, contribuèrent à l'effort de propagande mené en faveur d'une politique officielle d'aide à la science. Plus efficaces encore à cet égard furent, dans plusieurs pays, les associations nationales pour l'avancement des sciences. Le but initial de ces sociétés était de confronter, au cours de larges débats publics, les progrès les plus récents des différentes disciplines scientifiques, afin de mettre en lumière leurs interférences réciproques et d'en tirer d'utiles enseignements pour l'orientation des recherches. L'exemple donné, dès 1815, par la Société helvétique des sciences naturelles fut suivi, à partir de 1822, par la Gesellschaft deutscher Naturforscher und Ârtze, fondée par le naturaliste allemand Lorenz Oken, ardent libéral et disciple enthousiaste de la "Naturphil osophie ". Les réunions que cette association organisa, chaque année en une ville différente des pays de langue allemande, connurent bientôt un vif succès; leur retentissement dans l'opinion publique fut l'un des facteurs essentiels de la grande renaissance scientifique allemande. Fondée en 1831 sur ! 'initiative de plusieurs savants qui admiraient l 'efficacité de l'association allemande, la British Association for the Advancem ent of Science s'attaqua avec ardeur aux principales déficiences de l'organisation scientifique britannique. Suscitant des débats passionnés sur les grandes questions d'actualité, réussissant à intéresser à son action des représentants des

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classes dirigeantes et des milieux industriels, cette association tint une place dominante dans la vie scientifique britannique au xrxe siècle. A longue échéance, son influence fut des plus fécondes et on lui doit la modernisation progressive des institutions scientifiques du Royaume-Uni. Cependant le rythme rapide du progrès risquait d'entraîner un manque de coordination entre les spécialistes d'une même discipline dans les différents pays. Si, au xvme siècle et au début du xrxc la science occidentale n'avait connu que peu de frontières, la situation devint bientôt beaucoup moins favorable par suite du durcissement des nationalismes, de la croissance rapide du nombre des publications et du remplacement progressif du latin et du français, langues de l'Europe scientifique du xvme siècle, par les diverses langues nationales. Afin de rétablir une indispensable collaboration internationale dans le domaine scientifique, de nouvelles initiatives s'avéraient indispensables. Le succès des confrontations internationales qui s'étaient instituées au cours de certaines assemblées de l'association allemande incita le mathématicien et statisticien belge A. Quetelet (1796-1874) à instituer des réunions analogues, réservées aux spécialistes d'une même discipline. L'exemple des congrès internationaux de statistiques qu'il organisa à partir de 1853 - le premier eut lieu à Bruxelles, le huitième à Saint-Pétersbourg en 1872 - fut rapidement suivi dans d'autres disciplines: chimie (Karlsruhe, 1860), botanique (Bruxelles, 1864), médecine (Paris, 1867), etc. Une nouvelle phase s'ouvrait dans l'histoire des relations scientifiques internationales: c'est ainsi qu'en 1900 une quinzaine de congrès de ce genre eurent lieu à Paris à l'occasion de la grande Exposition internationale. Une collaboration analogue se manifesta dans diverses entreprises plus précises : détermination des éléments du magnétisme terrestre (à partir de 1838), mise au point du système métrique par la Commission internationale du mètre (à partir de 1869) et par le Comité international des poids et mesures (à partir de 1875), établissement de la carte photographique du ciel (à partir de 1887). Plusieurs comités internationaux furent créés, tandis que les principales académies constituaient en 1899 une Association internationale des académies. Au même moment un comité international patronné par la Royal Society entamait la publication d'une bibliographie annuelle de l'ensemble des publications scientifiques, International catalogue of scientific literature, entreprise gigantesque qui fut malheureusement interrompue par la première guerre mondiale. Aînsi, à la fin du xrxe siècle, l'organisation internationale de la science se trouvait déjà bien amorcée permettant une diffusion plus satisfaisante de publications sans cesse plus nombreuses et une coopération assez étroite entre les savants d'une grande partie du monde.

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QUELQUES EXEMPLES COMPA RÉS: FRANCE, ALLEMA GNE, ROYAU ME-UNI , JAPON

Cette esquisse des conditions générales de la vie scientifique au cours du siècle et de l'appari tion des communautés scientifiques nationales sera utilement complétée par une analyse plus précise de la situation dans trois pays d'Europ e occidentale : France, Allemagne, Royaume-Uni, et dans un pays d'Asie, le Japon. XIXe

France La réforme de l'organisation scientifique française réalisée par la Révolution, quoique moins audacieuse et moins ample que ses promoteurs ne l'eussent désiré, dota la France d'un système d'éduca tion adapté à la situation sociale de l'époqu e et au développement des sciences et des techniq ues, système qui fut ensuite imité sous des formes diverses par de nombre ux pays. Cette réforme s'inspir ait à la fois du désir des "philos ophes " du xvmc siècle de faire une plus large place aux sciences et aux techniques, instrum ents d'éman cipation et de progrès social, et de l'aspira tion générale vers un enseignement ouvert à tous. Par ailleurs, en confiant à certains hommes de science d'impor tantes responsabilités d'ordre technique, économique, militair e, voire politique, la Révolution avait montré le rôle éminent que pouvaie nt jouer savants et techniciens dans un Etat moderne et jeté les bases d'une organis ation de la recherche appliquée. Alors que les collèges del' Ancien Régime ignoraient la science, les nouvelles écoles centrales dispensèrent un enseignement élémentaire des mathématiques et des sciences physiques et naturelles. De nombreux établiss ements d'enseig nement supérieur et des organismes scientifiques et techniq ues de haute valeur furent en même temps créés ou modern isés: l'Ecole polytec hnique, le Conservatoire des arts et métiers, le Bureau des longitudes, diverses écoles techniques ou militaires, les écoles de santé, le Collège de France, le Muséum national d'histoi re naturelle, etc. Ces institutions furent dotées d'un personnel de grande classe comprenant les plus éminents des savants français de l'époqu e; leurs programmes furent conçus en fonction des dévelop pements les plus récents de la science et leur équipement permit à la fois d'assur er la formation théorique et pratique des élèves et la poursuite de travaux de recherche. En faisant de l'hôpita l le centre même des études médicales, la Révolution française inaugura une nouvelle phase de l'histoir e de la médecine. De même, la création de laboratoires d'enseig nement et de recherche à l'Ecole polytechnique fut une innovation aussi spectaculaire qui inspira les réformes ultérieures en d'autres pays. Réorganisée en 1795, comme Première Classe de l'Institu t national, l'Acadé mie des sciences demeurait à la fois le foyer prestigi eux de la science française, apportant une précieuse consécration aux travaux originaux,

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et devenait un organisme officiel conseillant les pouvoirs publics sur divers problèmes techniques et scientifiques. Tout en consolidant une partie de ces institutions et en manifestant une indéniable sympathie à l'égard des savants, Napoléon compromit cet effort par une centralisation excessive et par une politique qui sacrifiait partiellement la recherche théorique. La création des lycées et la militarisation de l'Ecole polytechnique marquèrent un net recul, tandis que la fondation des facultés des sciences ne fut qu'un geste sans portée immédiate, la recherche étant pratiquement exclue de leur champ d'activité. Cependant la renommée des divers établissements parisiens qui formèrent de nombreux savants de valeur fit de cette ville, pendant le premier tiers du xrxe siècle, le centre incontesté de la science mondiale. L'Ecole polytechnique, le Muséum, l'Ecole de médecine, le Collège de France jouirent en particulier d'un prestige exceptionnel dû au renom de leurs professeurs, à la nouveauté des méthodes d'enseignement et à l'enthousiasme des élèves. Aussi servirent-ils de modèles à différents établissements qui furent créés en divers pays d'Europe. La Société d' Arcueil, sorte d'académie privée qui se réunit chez Berthollet de 1805 à 1817 environ, fut également un foyer très actif qui encouragea les recherches physico-mathématiqu es et influença l'organisation de la science française. Le fait que la réforme réalisée en France était liée à !'oeuvre d'émancipation de la Révolution française contribua dans une large mesure à l'accueil chaleureux qu'elle reçut dans les milieux intellectuels européens ; la mise en oeuvre d'une politique nationale de la science sera d'ailleurs l'un des buts des mouvements révolutionnaires au cours du siècle. Cependant, en France, les conditions d'ensemble devinrent bientôt moins favorables à la poursuite de la politique amorcée par la Révolution. Tout en conservant l'essentiel de l'organisation antérieure, la Restauration ne manifesta que peu de sympathie pour la science. Les régimes ultérieurs montrèrent plus de compréhension, mais sans toutefois lui accorder le soutien financier indispensable. Bien que la capitale française soit demeurée tout au long du siècle un foyer scientifique très brillant, sa suprématie s'estompa rapidement au profit des universités allemandes. Les causes essentielles de ce déclin furent la centralisation excessive du système universitaire français, la rigidité de ses pro-

grammes, la place insuffisante qu'il accordait à la recherche scientifique et l'insuffisance manifeste de l'équipement. Alors qu'en Allemagne, laboratoires et instituts de recherches bien outillés se multipliaient, au Collège de France des savants aussi éminents que Magendie et Claude Bernard ne disposaient que de locaux insuffisants et d'un matériel rudimentaire. L'emprise du positivisme d' Auguste Comte sur de nombreux savants français fut également un obstacle au progrès. Bien qu'apparemment favorable à la science, cette philosophie, fondée sur des conceptions trop statiques, engendra un état d'esprit hostile à plusieurs directions de recherche qui ouvraient la voie à la physique moderne.

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Certains signes de renouveau se manifestèrent toutefois. C'est ainsi que, dans les dernières années du Second Empire, le ministre Victor Duruy entreprit une nouvelle réforme d'ensemble, malheureusement restée inachevée. C'est ainsi également qu'à la fin du siècle, l'audace d'un groupe de jeunes physiciens de grand talent rompit avec une tradition stérilisante, permettant ainsi à la physique française de renouer avec les tendances les plus modernes de la recherche. Le contraste entre la réussite éclatante des réformes révolutionnaires et le déclin relatif de la science expérimentale qui résulta de l'abandon de cette politique met en lumière les impératifs de la recherche scientifique moderne en démontrant la nécessité d'une adaptation continue de l'organisation de la science aux voies nouvelles du progrès. Allemagne A la fin du xvrne siècle, la science allemande semble être en net déclin. Mais les premiers travaux de Gauss annoncent un renouveau qui se confirmera rapidement sous l'influence conjuguée des réformes universitaires intervenues en France, des aspirations nationales développées par l'occupation napoléonienne et de la Naturphilosophie. L'exemple de l'Université de Gottingen qui, au xvme siècle, avait accordé une place plus large aux sciences et à la médecine et instauré des méthodes modernes d'enseignement, est suivi, en 1810, par l'Université de Berlin, fondée sur les plans de W. von Humboldt. Cette université, dont la création est due à la fois à l'influence des idées libérales de la Révolution française et à une réaction nationaliste à l'intervention des armées napoléoniennes, élargit encore le cadre de l'enseignement scientifique et médical et, grâce à ses séminaires et ses instituts spécialisés, permet aux étudiants de participer aux travaux de recherche. Bientôt d'autres universités se créent ou sont réorganisées sur ce modèle dans les divers Etats allemands et dans les pays limitrophes de langue allemande. Préludant à l'unification politique, ces institutions, où vibrent les aspirations libérales et nationales, réalisent peu à peu une véritable communauté scientifique de langue allemande, tout en maintenant entre elles une diversité suffisante et une féconde rivalité. L'action persévérante d' Alexander von Humboldt et le succès grandissant des réunions de la Gesellschaft deutscher Naturforscher und Ârtze contribuent activement à cet essor qui, vers le milieu du siècle, fera de l'Allemagne, encore politiquement divisée, le foyer le plus actif de la science occidentale. Ce développement s'accélérera encore après l'unification du pays, mais en prenant parfois une forme moins libérale et en s'inspirant de préoccupations plus utilitaires. La multiplication des laboratoires, des instituts de recherches et des séminaires marque le déclin de la " philosophie de la nature " et permet une spécialisation croissante qui suit les lignes directrices du progrès. Exemple particulièrement typique à ce sujet, le développement de la chimie illustre éga-

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lement les importantes répercussions de la recherche théorique sur le développement industriel et économique. Dans le premier tiers du siècle, des chimistes de talent, formés à Stockholm auprès de Berzelius, au laboratoire de l'Ecole polytechnique de Paris, ou à Heidelberg auprès de Gmelin, créent dans toutes les universités d'actifs laboratoires: le plus célèbre est celui de Liebig, à Giessen, qui s'oriente vers la chimie organique et la chimie agricole. Dans la seconde moitié du siècle, cet effort s'étendra au domaine technique, amenant l'essor rapide de l'industrie chimique, instrument incomparable de la puissance économique et politique de l'Allemagne. Les progrès de la physiologie fournissent également un exemple de l'efficacité de l'organisation nouvelle. Alors qu'en France les recherches se trouvaient ralenties par l'insuffisance de l'équipement, de nombreux instituts de physiologie apparurent en Allemagne dans le second tiers du siècle, faisant de ce pays un foyer prestigieux où d'innombrables physiologistes vinrent se former, essaimant ensuite dans toute l'Europe, aux Etats-Unis, au Japon, etc. D'autres exemples seraient aussi suggestifs, que ce soit celui des mathématiques ou celui des sciences physiques - domaine où les savants allemands surent conjuguer les ressources de l'outil mathématique et les possibilités expérimentales offertes par des laboratoires bien équipés. L'importance des travaux réalisés par l'Allemagne au xrxe siècle, dans tous les domaines de la science, la réputation que firent à ses universités et à ses laboratoires les nombreux chercheurs étrangers venus s'y former, le nombre et la qualité des différentes publications paraissant dans ce pays : revues spécialisées, bulletins bibliographiques, manuels et ouvrages d'érudition, tout cela justifie le prestige exceptionnel dont la science allemande fut auréolée à la fin du xrxe siècle. Deux autres facteurs doivent toutefois être mentionnés : l'expansion rapide de la puissance politique de l'Allemagne unifiée, qui fit de ce pays et de sa langue des pôles d'attraction particulièrement puissants, et l'essor rapide de son industrie qui démontrait l'efficacité concrète des méthodes de travail de ses instituts et de ses laboratoires. Royaume-Uni

Dans les premières années du

xrxe siècle, la situation de la science britan-

nique présente des aspects assez complexes. Alors qu'en certains domaines les savants du Royaume-Uni sont à l'avant-garde du progrès - particulièrement dans les sciences physiques, avec W. Herschel, Davy, Young et Dalton, et dans les sciences de la Terre, avec l'école plutonienne d'Edimbourg et W. Smith dans d'autres disciplines, comme les mathématiques, aucune production originale n'est à citer à leur actif. Les raisons d'une telle situation sont multiples. Si la fécondité de la tradition newtonienne de philosophie naturelle et d'analyse expérimentale est à l'origine des réussites des physiciens britanniques, le net déclin de l'enseigne-

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ment scientifique, l'inactio n de la Royal Society, l'empri se de l'aristoc ratie et du clergé sur les universités, les conceptions utilitaristes des milieux industriels et le peu d'intérê t manifesté par les pouvoirs publics à l'égard de la science expliquent le retard important qui apparaît en d'autres secteurs. La victoire sur Napoléon, qui marque le déclin de la philosophie matérialiste et rationaliste diffusée par la Révolution française et consacre la prépondérance industrielle de la Grande-Bretagne, confirme dirigeants politiques et universitaires dans leur hostilité à l'égard d'un trop grand développement de la science , source possible d'athéisme. Par contre, grâce à ses universités florissantes, qui gardent le contact avec les savants des pays protestants du continent, l'Ecoss e reste en dehors de ce courant obscurantiste, ce qui lui permettra de jouer un rôle important dans l'indispensable rénovation des structures de la science britanni que. Une telle rénovation est d'ailleurs ardemment souhaitée par de nombre ux savants. Quelques signes avant-coureurs apparaissent 1. Devenue en 1801 un véritable établissement scientifique, la Royal Insti,tution connaît bientôt un prestige mérité grâce à la personnalité et au dynamisme de ses premiers professeurs : Humphry Davy et Michael Faraday. Le contact avec la mathématique continentale est rétabli vers les années 1820, grâce à l'initiat ive de quelques jeunes mathématiciens de Cambridge, qui introduisent les méthodes infinitésimales leibniziennes. Le succès de la Linnean Society, la fondatio n de la Geological Society (1807), de l 'Astronomical Society (1820), etc., la création de mechanics institutes chargés de donner une formation de base technicoscientifique aux futurs artisans (l'un de ces instituts, fondé à Londre s en 1823, donnera naissance au Birkbeck College) confirment cette amorce de renouveau. Les milieux libéraux, les cercles dissidents, d'ancie ns élèves des univers ités écossaises sont les principaux promoteurs du mouvement de réforme , qui se heurte à l'hostilité des classes dirigeantes, jalouses de leurs préroga tives, et à celle du clergé anglican, qui exerce une sévère tutelle sur les célèbre s universités d'Oxfo rd et de Cambridge. Ce combat a plusieurs objectifs : la réforme de la Royal Society, réduite à l'inactio n par l'afflux de non-scientifiqu es, l'abolition du contrôle religieux sur l'entrée à l'université, la mise au point d'un enseignement scientifique moderne et l'octroi par les pouvoirs publics de l'aide financière indispensable à la création de nombreux organismes d'enseig nement et de recherche. Plusieurs rapports enthousiastes sur les assemblées de la Gesellschaft Deutscher Naturforscher und Ârzte, de nombreux articles de l' Edinburgh review et surtout un vibrant plaidoyer de Charles Babbage (Refiections on the decline of science in England, Londres, 1830) renforcèrent le courant réformiste. La création de la British Association for the Advanc ement of Science, en 1831, apporta l. Il faut mentionner, dans la seconde partie du xvme siècle, la création à Birmingham d'une société scientifique d'amateurs qui connut une brillante activité, The Lunar Society. Cf. R.E. Schofield, The Lunar Society of Birmingham, Oxford, 1963.

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une aide décisive à ce mouvement en fournissant aux savants une tribune pour présenter leurs projets de réformes et leurs plans de recherches et en associant à leur action les représentants les plus éclairés de tous les milieux. En fait, tout au long du siècle, la British Association dut lutter pour amener les pouvoirs publics à jeter les premières bases d'une véritable politique de la science. Malgré l'appui que trouvèrent les réformateurs auprès du prince consort Albert de Saxe-Cobourg (1819-1861), leurs efforts n'aboutirent que très lentement et, pendant cette période, l'organisation de la science britannique fut très en retard sur celle des pays européens. Les réussites incontestables qu'on peut mettre à son actif furent en partie le fait de savants amateurs, voire d'autodidactes. Cependant, malgré l'hostilité manifeste de certains dirigeants, la pression des faits et de l'opinion et surtout les enseignements évidents de la réussite allemande sur les plans industriel et militaire, renforçant l'action persuasive de la British Association, amenèrent peu à peu le gouvernement à réformer les universités existantes, à créer de nouveaux établissements d'enseignement général ou spécialisés - tels le Royal College of Chemistry (1845) et la Government School of Mines and Science (1851) - des laboratoires et des centres de recherche (comme le célèbre laboratoire Cavendish à Cambridge, fondé grâce à des fonds privés et confié dès sa création, en 1872, à Maxwell) et à subventionner de vastes programmes de recherches en divers domaines. Bien que conçue et réalisée de façon empirique et tardive, cette organisation devait donner d'excellents résultats; il est vrai que les laboratoires et les instituts de recherche allemands, fréquentés par de nombreux chercheurs britanniques, servirent de modèles aux organismes similaires créés au Royaume-Uni. Ainsi, la Grande-Bretagne, qui n'avait connu ni révolution ni invasion, s'adapta plus lentement que la France et l'Allemagne aux conditions nouvelles du progrès scientifique. Du moins, réussit-elle, à la fin du siècle, à mettre au point une forme d'organisation du travail scientifique qui devait se révéler particulièrement efficace en de nombreux domaines. Cette analyse rapide des conditions générales du progrès scientifique en Europe occidentale au xrxe siècle et les quelques compléments d'information disponibles sur l'évolution particulière de la situation des communautés scientifiques des trois pays dont l'activité a été la plus significative au cours de cette période nous ont permis de mettre en lumière l'influence de divers facteurs agissant sur le développement de ces communautés. Les différences entre les conditions prévalant dans ces pays à diverses époques sont suffisamment marquées pour justifier la disparité des résultats obtenus et permettre d'en tirer des enseignements. Cependant, il est évident que ces trois pays possédaient, dès le début du siècle, des établissements d'enseignement supérieur scientifique et des centres de recherche plus ou moins officiels et que, de ce fait, les différences existant entre eux quant au niveau scientifique et technique, pour notables qu'elles soient, ne constituaient pas de véritables discontinuités. De même, si

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les conditions politiques, sociales, économiques et philosophiques révèlent de profondes divergences, il ne faut pas négliger pour autant ni les nombreuses similitudes qui existent entre ces pays, ni les relations et les influences réciproques qui s'exercent entre leurs communautés scientifiques. Japon Un cas très différent, celui de l'implantation de la science moderne au Japon, nous permettra d'échapper à cette similitude de culture et de civilisation qui limite la portée de la comparaison envisagée. Faute de pouvoir recourir à des informations de première main, nous utiliserons plusieurs exposés de spécialistes japonais réunis dans un fascicule récent des Cahiers d'histoire mondiale (vol. IX, fasc. 2, 1965) et tout spécialement un mémoire du professeur M. Yusa sur" La révolution scientifique et l'âge de la technologie". Ces différentes études ont le grand intérêt de reposer sur un dépouillement systématique et une utilisation quantitative de la presque totalité de la documentation originale disponible. De même que la civilisation japonaise médiévale s'est développée sous l'influence déterminante de la Chine, la science japonaise du moyen âge apparaît comme une variante de la science chinoise. A partir du xvne siècle, en revanche, les savants japonais affirment une originalité certaine, spécialement dans les domaines des mathématiques et de la médecine, où certaines de leurs contributions sont d'un niveau comparable à celui de la science européenne. Il est vrai qu'à la fin du XVIe siècle et au début du xvne siècle, des missionnaires et médecins portugais avaient introduit au Japon une certaine connaissance de la science occidentale et qu'après l'interdiction du christianisme, des marchands hollandais installés dans l'île de Deshima, en rade de Nagasaki, maintinrent de façon plus ou moins clandestine des contacts indirects entre certains milieux japonais et la science européenne. L'intérêt pour cette science moderne, dite rangaku ou " science hollandaise ", conduisit en 1720 le shogun Yoshimune à lever l'interdiction qui continuait théoriquement à peser sur les ouvrages scientifiques occidentaux. L'influence de la science rangaku fut particulièrement marquante dans les domaines suivants : médecine, anatomie, botanique, astronomie et géographie. C'est ainsi que la publication en 1774 d'une traduction d'un traité d'anatomie allemand de J.A. Kulmus amena les savants japonais à renoncer à leurs théories traditionnelles concernant la structure du corps humain. Mais des commerçants ne sont peut-être pas les meilleurs experts possibles dans une entreprise aussi vaste et délicate que la transmission continue d'une culture scientifique en pleine expansion. Aussi, bien que le Japon des Tokugawa se soit montré beaucoup plus ouvert et plus réceptif à la science occidentale moderne que la Chine des Ts'ing, les informations transmises ne sont pas d'un niveau assez élevé pour l'adhésion enthousiaste de la communauté scien-

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tifique japonaise, qui reste partiellement sous l'influence d'une science traditionnelle relativement sclérosée. Le fait que les savants ayant le plus de contacts avec la science moderne aient parfois été l'objet de poursuites montre d'ailleurs que, dans ce Japon du xrxe siècle, comme en de nombreux autres pays, tels les pays d'Europe centrale sous la domination austro-hongroise, la science moderne est liée aux forces de renouvellement social et politique. Mais, en 1853, l'escadre américaine de Perry mouille devant Yedo et soumet le Japon à une série de pressions militaires et diplomatiques. Cette défaite suscite une réaction immédiate des milieux dirigeants qui, frappés par la puissance technologique de leurs adversaires, décident de moderniser radicalement le pays. Ce mouvement aboutira au remplacemen t d'une organisation politique et économique de type féodal par un Etat autoritaire de type moderne. Une étape décisive dans cette voie est la liquidation, en 1868, du régime shogunal et la restauration de l'autorité du mikado; l'ère du règne du jeune empereur Mutsuhoto porte d'ailleurs le nom symbolique de Meiji ("politique éclairée"). Mais, dès avant cette révolution, le gouvernemen t shogunal avait pris l'initiative d'accélérer l'assimilation de la science et de la technologie occidentales. A cette fin, des cours de formation scientifique et technique destinés au personnel de la marine furent donnés à Nagasaki par des officiers de marine et des médecins hollandais. Parallèlement, des étudiants japonais furent envoyés dans diverses universités européennes, tandis que le gouvernemen t confiait à des spécialistes occidentaux le soin de créer des industries modernes, des organismes de recherche scientifique et technique et des établissements d'enseignement supérieur. Enfin, un centre spécial était créé pour l'étude et la diffusion des ouvrages étrangers. Ce mouvement s'accéléra considérablem ent pendant la première période de l'ère Meiji, qui se caractérise par des efforts systématiques en vue d'assurer l'assimilation des aspects les plus modernes de la science et de la technique et la création, au Japon même, de centres d'enseigneme nt, de recherche et d'application d'un niveau comparable à ceux de l'Occident. Très rapidement, l'étude des sciences devient obligatoire dans l'enseigneme nt secondaire et dans l'enseigneme nt supérieur et dès 1877 on assiste à la fondation de la première grande université moderne, à Tokyo, précédée par celle de différents centres plus spécialisés. Parallèlement se créent de nombreuses sociétés de spécialistes qui donnent à la nouvelle communauté scientifique en formation une structure de type occidental, tandis que la législation médicale se modernise à un rythme accéléré. Il est bien difficile de fixer la date à laquelle on peut considérer que la science moderne de type occidental s'est définitivement implantée au Japon et les différents auteurs qui ont traité de ce problème ont émis des opinions différentes à ce sujet. Si certains estiment que ce n'est qu'au moment de la première guerre mondiale que cette révolution peut être considérée comme véritablement accomplie, M. Yusa pense que, dès 1889, le Japon est entré dans le cercle

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des nations qui participent aux progrès de la science moderne. A l'appui de cette opinion, il affirme qu'à cette date les étapes décisives de la révolution scientifique sont franchies : insertion définitive de la science moderne dans le système d'éducation ainsi que dans la structure politique, économique et militaire de la nation, création de sociétés de spécialistes dans les différentes branches de cette science moderne, mise au point et unification de la terminologie technique, publication de revues scientifiques rédigées dans des langues occidentales. La plupart des articles réunis dans le numéro spécial des Cahiers d'histoire mondiale consacré au thème " Société, science et technologie au Japon " (vol. IX, n° 2, 1965) fournissent sur ces différents points de très intéressantes précisions, tout en révélant parfois certaines divergences de vues quant au détail des événements ou à leur interprétation. Cependant, cet ensemble constitue un très bel exemple d'enquête collective sur l'état et l'évolution d'une communauté scientifique nationale. Pour illustrer l'ampleur et la précision de la recherche documentaire ainsi entreprise, les éléments qu'elle permet de mettre en valeur et aussi la prudence qui est nécessaire dans leur interprétation, nous reproduirons deux graphiques extraits de ce fascicule. Le premier de ces graphiques (fig. 1) tiré d'un article de T. Nakamura2 se borne à indiquer l'évolution et le nombre de professeurs étrangers en fonction au Japon au cours de la période 1865-1900. L'interprétation en est aisée : ce nombre, qui croît à une cadence accélérée à partir de 1868, atteint son maximum entre 1876 et 1879 et diminue ensuite très rapidement. Le second graphique (fig. 2), tiré de l'étude de M. Yusa 3 , a une structure plus complexe. Il vise en effet à illustrer les changements intervenus dans la formation des scientifiques japonais nés au xvme et au XIXe siècle. L'auteur a dépouillé à cette fin un dictionnaire biographique récent4 et en a extrait pour cette période les fiches biographiques de 1740 scientifiques : 512 nés au xvmc siècle, 696 nés au XIXe siècle et décédés avant 1955, et 532 nés au xrxe siècle mais encore vivants en 1955. Ces fiches ont été groupées en 40 secteurs, dans chacun desquels sont rassemblés les noms de scientifiques nés au cours de cinq années successives. Chacun de ces scientifiques est ensuite classé dans l'une des trois catégories suivantes : F (type féodal), T (type de transition), M (type moderne), suivant qu'il n'a connu que la science extrême-orientale traditionnelle (type F), qu'il a été initié à la science moderne de type rangaku sans jouer de rôle essentiel dans la" révolution scientifique "japonaise (type T), ou enfin qu'il a participé activement à cette révolution (type M). 2. Cahiers d'histoire mondiale, IX, n° 2 (1965), 300 (Article de T. Nakamura, "The contribution of foreigners ", 294-317). 3. Ibid., p. 196. (Article de M. Yusa, "The scientific revolution and the age of technology ", 187-207). 4. Heibonsha, Dai-Jinmei-Jiton [Grand dictionnaire biographique], 1955.

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Le graphique montre que la proportion de savants rangaku a varié assez considérablement pour atteindre son niveau maximal avec la génération née entre 1790 et 1820 (entre 20 % et 30 %). Il montre également que la proportion de savants traditionnels diminue constamment, d'abord sous l'influence de la science rangaku, puis sous l'effet combiné de cette dernière et de la science moderne, celle-ci devenant prépondérante avec la génération née vers 1840, c'est-à-dire avec celle qui, formée vers 1860, joue un rôle actif quelques années plus tard. Un examen plus attentif permettrait d'obtenir de nombreuses précisions complémentaires. Cependant, tout en accordant à cette étude quantitative l'importance qu'elle mérite tant par l'étendue du matériel qui lui sert de base que par les soins apportés à sa réalisation, il nous paraît indispensable d'attirer l'attention sur les inévitables difficultés que soulève la mise en oeuvre d'une telle technique et sur la prudence qui s'impose quant à l'interprétation des résultats bruts qu'elle fournit. Dans le cas qui nous occupe la précision et l'exactitude des conclusions émises dépendent de façon évidente de la qualité du matériel documentaire utilisé, c'est-à-dire de l'objectivité apportée à la définition de la population de base et à la répartition des individus en catégories. Or il est évident que le choix des 1740 personnages de référence et leur rattachement à l'un des trois types introduits sont des opérations délicates qui posent de nombreux problèmes de principe ou de détail ne pouvant être résolus sans intervention directe de l'auteur de l'enquête et recours à des critères partiellement subjectifs. Sans doute l'utilisation d'un autre dictionnaire biographique et l'intervention d'un autre responsable auraient-elles modifié quelque peu le détail des conclusions ; mais la clarté de celles-ci fait que leur orientation générale n'en eût certainement pas été atteinte. Un seul point toutefois nous semble quelque peu douteux : la disparition totale des scientifiques de type traditionnel à partir de 1875 environ, que révèle le graphique, nous semble contredite par le maintien de certaines activités de cette catégorie, surtout dans les domaines de la médecine et de la pharmacie. Aussi peut-on se demander si ces praticiens n'ont pas été ignorés par les auteurs du dictionnaire, ou si l'auteur de l'étude ne les a pas délibérément

exclus de sa sélection. En tout état de cause, et quelles que soient les réserves de détail qu'on puisse faire sur certaines conclusions un peu trop précises - et de ce fait souvent contradictoires - de divers auteurs de ce fascicule, il apparaît que les quelque vingt années qui entourent le début du xxe siècle ont vu l'établissement définitif de la science et de la technique modernes au Japon et l'instauration dans ce pays d'une communauté scientifique nationale très proche, par ses structures, ses préoccupations et son activité, des communautés analogues d'Europe occidentale et des Etats-Unis. Il apparaît également que cette enquête collective réalisée par une remarquable équipe de spécialistes japonais de l'his-

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taire des sciences et de la civilisation est un modèle du genre. Aussi ne peut-on que souhaiter que des enquêtes documentaires aussi précises et aussi riches soient menées sur la constitution et l'activité des communautés scientifiques de nombreux autres pays. Bien qu'étant essentiellement historique, la présente étude peut néanmoins apporter d'utiles éléments à une réflexion constructive sur les problèmes posés par le développement et l'avenir des communautés scientifiques nationales. Ces éléments concernent à la fois les conditions d'existence mêmes de ces communautés, la mise en lumière de certains facteurs favorables à leur développement et à leur activité, et enfin la révélation de certaines erreurs qui, étant désormais connues, doivent pouvoir être évitées à l'avenir. L'exemple comparé de trois pays d'Europe occidentale qui, au xrxe siècle, ont joué un rôle important dans les domaines de la science et de la technique permet d'y déceler, à divers moments, l'influence, favorable ou néfaste, de différents facteurs sociaux, politiques, économiques, philosophiques ou religieux. Bien que les circonstances actuelles soient très différentes de celles du passé, à cause de la pression beaucoup plus grande des techniques sur la vie quotidienne, le futur immédiat et l'avenir de l'humanité, certains enseignements de l'histoire scientifique récente de ces trois pays gardent aujourd'hui encore une valeur indéniable et méritent d'être médités. De même, l'analyse des circonstances dans lesquelles le Japon a adopté la science occidentale moderne et a pu, en moins d'un siècle, devenir l'un des pays à l'avant-garde sur les plans scientifique et technique, mérite d'être étudiée par tous ceux qui s'intéressent aux problèmes de l'implantation d'une vie scientifique véritable dans les pays en voie de développement. Ainsi, en dehors de son intérêt propre, l'histoire peut apporter une contribution de valeur à la connaissance du présent et à la préparation de l'avenir. BIBLIOGRAPHIE

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1. Evolution du nombre de professeurs étrangers enseignant au Japon entre 1865 et 1900 (Cahiers d'histoire mondiale, vol. IX, n° 2, 1965, p. 300). 2. Changement du type des scientifiques japonais (Cahiers d 'histoire mondiale, vol. IX, n° 2, 1965, p. 169).

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EVARISTE GALOIS ET SES BIOGRAPHES DE L'HISTO IRE AUX LÉGENDES 1

La place toute particulière tenue par Evariste Galois dans l'histoire des mathématiques est due à la précocité de son génie, à l'originalité et à la puissance de son oeuvre créatrice et aux profondes répercussions de celle-ci sur l'évolution ultérieure des mathématiques. Mais, à cette situation prestigieuse s'ajoute pour Galois une notoriété beaucoup plus large due à sa révolte contre la science officielle et contre les pouvoirs établis, aux circonstances de sa vie brève et tourmentée et de sa fin tragique et à l'importance du retard avec lequel son oeuvre fut publiée, puis comprise et intégrée dans l'édifice de la mathématique. La personnalité riche et complexe d'Evariste Galois se présente ainsi sous deux aspects principaux, celui du fondateur de la théorie des groupes dont !'oeuvre novatrice est présentée dans tous les cours d'algèbre supérieure ou d'histoire des mathématiques et celui du savant révolutionnaire, incompris et persécuté, dont la vie a inspiré nombre d'écrivains, de romanciers et d'auteurs de films. Les principaux éléments dont disposent les historiens, mathématiciens et écrivains attirés par le caractère romantique et dramatique de la destinée d' Evariste Galois ou par l'originalité et la puissance de son oeuvre, sont tout d'abord l'ensemble de ses écrits : articles publiés de son vivant et écrits posthumes édités par J. Liouville en 1846, par J. Tannery en 1906-1907 et par R. Bourgne et J.P. Azra en 1962. Ce sont aussi les informations sur les épisodes de sa vie, sur ses activités diverses et sur son oeuvre données par des documents variés et par des témoignages de contemporains insérés dans des journaux, mémoires ou ouvrages, ou restés inédits, et enfin les études antérieures comportant des éléments documentaires, des analyses, des commentaires ou des jugements originaux. L'abondance apparente de ces sources pourrait laisser penser qu'il soit relativement aisé d'établir une biographie pleinement satisfaisante d'Evariste Galois et de reconstituer de façon précise la formation de son oeuvre. En fait, bien que les recherches successives aient permis de la préciser et de l'enrichir, 1. Cette étude restée jusqu'à présent inédite, a été présentée au Colloque" Abel-Galoi s" organisé du 21 au 25 février 1983 par le "Groupe Histoire des Sciences" de l'Université de Lille 1.

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cette documentation présente encore d'importantes lacunes et ne permet, ni de restituer de façon certaine plusieurs épisodes essentiels de la vie de Galois, ni d'éclairer toutes les phases de la genèse de son oeuvre. De plus, de nombreux travaux qui, à des titres divers, concernent ce jeune mathématicien n'ont utilisé qu'une partie des éléments documentaires disponibles et encore l'ont-ils fait trop souvent sans soumettre ceux-ci à un examen critique suffisamment rigoureux et sans distinguer de façon claire les faits établis des questions non résolues ou incertaines. Ainsi l'histoire véritable s'y trouve-t-elle mêlée aux erreurs, aux légendes et aux mythes, conduisant à une image partielle et déformée de la personnalité d'Evariste Galois. Certes il est difficile d'associer dans un même portrait cohérent les diverses facettes de la personnalité de ce héros hors du commun, mathématicien de génie aux intuitions prophétiques et militant révolutionnaire au caractère instable et volontiers provocateur. Il est difficile également d'apprécier dans quelle mesure il a subi l'incompréhension, l'hostilité, voire les persécutions du pouvoir politique et de certaines autorités scientifiques et de discerner s'il en a été partiellement responsable ou s'il en a été la victime innocente. Devant ces difficultés, une partie des études consacrées à la vie ou à l'oeuvre de Galois manifeste une louable prudence dans leurs analyses et leurs conclusions, mais d'autres, au contraire, sont marquées d'apriori idéologiques qui en compromettent l'objectivité. Il n'est donc pas inutile de dresser un tableau critique des principales publications et études concernant Galois, présentées dans le cadre d'une double classification, chronologique et thématique. Les divisions chronologiques utilisées à cette fin correspondront à des dates particulièrement marquantes : fin mai 1832 (mort de Galois), octobre-novembre 1846 (édition de ses oeuvres mathématiques par J. Liouville), 1870 (publication de la Théorie des substitutions de C. Jordan), 1896 (biographie de P. Dupuy 2), 1906-1907 (édition d'une partie des manuscrits de Galois par J. Tannery) et 1962 (édition critique de Bourgne et Azra). Quant au fond, ce tableau distinguera les publications liées à l'oeuvre mathématique de Galois (éditions de cette oeuvre, travaux la prolongeant, informations et études historiques la concernant), à sa biographie (publications diverses renfermant des documents ou des témoignages sur la vie de Galois, ouvrages documentaires plus généraux, études biographiques proprement dites) et à sa légende (romans, films, écrits de caractère plus ou moins romanesque). L'originalité, l'intérêt et l'orientation des études les plus marquantes seront signalés en supposant connus les faits principaux de la vie de Galois et 2. P. Dupuy, "La vie d'Evariste Galois", Ann. scient. Ec. Norm. Sup., 3e s., vol. 13, 1896, 197-266 ; rééd. in Cahiers de la quinzaine, 5e s., 2e cah., Paris, 1903, 104 p., avec un avertissement de J. Tannery et un portrait de Galois. Nous nous référons à cette réédition, par l'abréviation: Dupuy.

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la bibliographie de son oeuvre et des principales études de référence, présentés dans" La vie d'Evariste Galois" par P. Dupuy, dans notre notice du Dictionary of scientific Biography 3 , dans l'édition critique des Ecrits et mémoires mathématiques d'Evariste Galois de R. Bourgne et J.P. Azra4 et dans la brochure récente de l'APMEP, Présence d'Evariste Galois 1811-18325 . La liste des principaux travaux mathématiques, commentant ou prolongeant l'oeuvre de Galois ne sera donnée que pour la période 1846-1870 et par référence à l'excellente bibliographie de l'ouvrage de H. Wussing sur la genèse du concept de groupe abstrait 6 . DOCUMENTS ET TÉMOIGNAGES PUBLIÉS DU VIVANT DE GALOIS Au cours des cinq années que Galois passa au Collège Louis-le-Grand, de 1824 à 1829, bien que certains de ses professeurs se soient souvent plaints de l'irrégularité de son travail et de sa conduite (Dupuy, 84-90), son nom figura fréquemment dans les palmarès des concours généraux publiés dans les revues universitaires ; celles-ci signalèrent également son succès, en octobre 1829, au concours d'entrée de l'Ecole préparatoire (nom donné alors à l'Ecole normale supérieure). L'élève et l'étudiant firent ensuite place au mathématicien et, en 1829 et 1830, Galois publia cinq articles de mathématiques (cf. Présence d'E.G., 13) qui seront repris dans toutes les éditions ultérieures, à partir de celle de Liouville en 1846. Le premier fut inséré dès avril 1829 dans les Annales de mathématiques de Gergonne, les trois suivants dans les fascicules d'avril et de juillet 1830 du Bulletin de Ferussac et le dernier, en décembre 1830, dans les Annales de Gergonne. Mais au moment où paraissait ce dernier article, l'exclusion de Galois de l'Ecole normale marque un nouveau tournant dans sa vie. Deux lettres polémiques insérées dans une revue universitaire d'opposition, la Gazette des écoles: une lettre ouverte non signée au directeur de l'Ecole normale (3 déc. 1830; Dupuy, 46-47) et une lettre ouverte aux élèves de l'Ecole normale (30 déc. 3. R. Talon," Galois, Evariste", Dictionary of Scientific Biography, vol. 5, New York, 1972, 259-265; bibliographie, 264-265. Abréviation: DSB. 4. R. Bourgne et J.P. Azra (éds), Ecrits et Mémoires mathématiques d'Evariste Galois, Paris, 1962, préface de J. Dieudonné, XXI-641p.,16 planches. Abréviation: Bourgne et Azra. Reproduction fac-similé avec errata et table de concordance, Paris, 1976. 5. Présence d'Evariste Galois, 1811-1832, Publication de ]' APMEP (Association des professeurs de mathématiques de l'enseignement public), 1982, n. 48, 56 p., dont 9 p. de planches. Bibliographie des oeuvres de Galois et des études le concernant, 13-15. Abréviation : Présence d'E.G. 6. H. Wussing, Die Genesis des abstrakten Gruppenbegriffes, Berlin, 1969. L'oeuvre de Galois est étudiée p. 73-87 et 206-211 et la bibliographie, numérotée, est aux p. 229-254. Nous citerons les publications en question par leur date, le nom de leur auteur et la mention W, n° X.

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1830; Dupuy, 53-54)7 , sont suivies, le 2 janvier 1831, dans cette même revue, d'une "Lettre sur l'enseignement des sciences" (Dalmas, 96-99) 8 qui semble avoir été sa dernière publication. Le 9 janvier, au moment où il met la dernière main à la nouvelle version du grand mémoire qui, quelques mois plus tard, sera l'objet d'un rapport défavorable de Poisson 9 , la Gazette des écoles annonce pour le 13 janvier l'ouverture par Galois d'un cours hebdomadaire d'algèbre supérieure (Dalmas, 54-55). Mais ce cours n'eut qu'une existence éphémère car, participant à l'agitation républicaine qui se développe dans Paris, Galois délaisse peu à peu son travail mathématique. Et les seules informations qui lui seront désormais consacrées concernent diverses répercussions de son activité politique. C'est ainsi que la plupart des journaux signalent son arrestation le 10 mai 1831 à la suite du célèbre incident du banquet des "Vendanges de Bourgogne". Ils rendent compte également, plus ou moins longuement, de son procès et de son acquittement en cour d'assises le 15 juin10 , mentionnent sa nouvelle arrestation sur le Pont-Neuf le 14 juillet, sa condamnation à 6 mois de prison par le tribunal correctionnel le 23 octobre et la confirmation de ce jugement le 3 décembre 1831 11 . Le silence qui tombe ensuite ne sera troublé que par la nouvelle de l'audition de Galois comme témoin dans un procès politique en janvier 183212 , par l'annonce de sa mort tragique le 30 mai 1832 et par celle de ses funérailles en présence de ses amis républicains et de son enterrement dans la fosse commune du Cimetière Montparnasse, le 2 juin 1832 13 . De ces articles de presse, seul à notre connaissance un article anonyme publié par le journal saint-simonien Le Globe le 15 juin 1831, jour de son premier procès 14 , évoque le caractère exceptionnel du génie mathématique de Galois et donne quelques détails sur certains des obstacles qu'il a rencontrés. Confrontées aux témoignages publiés ultérieurement et aux documents conservés dans différents dépôts d'archives, ces informations diffusées du vivant de Galois permettent de préciser bon nombre d'éléments de sa biographie. 7. Ce grave incident qui devait bouleverser la carrière de Galois fut signalé dès le 12 décembre 1830 par le journal Le Constitutionnel qui considéra comme un abus d'autorité l'exclusion provisoire de Galois décidée par le directeur de !'Ecole normale le 9 décembre 1830, sans attendre la décision officielle du Conseil de l'Université du 4 janvier 1831 (Dalmas, cf. note 8, p. 51-52, 9495, 126-137). 8. A. Dalmas, Evariste Galois, révolutionnaire et géomètre, Paris, 1956 ; 2e éd., 1982. Nos références se rapportent, sauf précision contraire, à cette réédition légèrement augmentée. Abréviation : Dalmas. 9. Présence d'E.G., 18. Voir aussi notre article" Sur les relations mathématiques d'Augustin Cauchy et d'Evariste Galois", Rev. Hist. Sei., t. 24 (1971), 123-148, spécialement 143-144 et notes 54-55. 10. Dupuy, 59-63; Dalmas. 58-61 et 139-159 (extrait du Journal des Débats, 16 juin 1831). 11. Dupuy, 63-67; Dalmas, 61-64. 12. Société des amis du peuple. Procès des Quinze, 10-12 janvier 1832, Paris, 1832, 26-27. 13. Dupuy, 78-80; Dalmas, 71-73. 14. Le Globe, 15 juin 1831. Cf. Présence d'E.G., 17.

EVARISTE GALOIS ET SES BIOGRAPHES

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Mais, ainsi que le montre R. Bourgne, le caractère parfois contradictoire ou manifestement inexact de certaines d'entre elles ne permet pas d'éclaircir plusieurs mystères qui demeurent dans la biographie de Galois, en particulier sur les circonstances de son célèbre duel, d'autant que certains documents officiels comportent eux-mêmes des indications erronées. Toutes ces difficultés confirment la nécessité pour le biographe de faire preuve d'un sens critique particulièrement averti et d'appliquer une méthode rigoureuse dans la recherche et l'exploitation de la documentation. DE JUIN

1832 À OCTOBRE 1846

La mort du général Lamarque dans la nuit du 1er au 2 juin 1832 et les événements sanglants qui, les 5 et 6 juin, suivirent son enterrement firent rapidement oublier la fin tragique et mystérieuse d'Evariste Galois. Cependant, dès septembre 1832, son ami le plus proche, Auguste Chevalier, à qui Galois avait confié le soin de faire connaître ses travaux, raviva son souvenir en publiant dans la Revue encyclopédique la célèbre " Lettre-testament " rédigée à la hâte le 29 mai 1832, veille du duel tragique, ainsi qu'une nécrologie d'une dizaine de pages 15 . La lettre était précédée d'une note anonyme qui évoquait la destinée et le génie de Galois, ainsi que sa promesse d'apporter une collaboration régulière à la Revue encyclopédique ; cette note laissait aussi espérer que cette revue assurerait la publication prochaine des manuscrits de Galois 16 . Quant à la notice d' Auguste Chevalier, fondée en grande partie sur des souvenirs personnels, elle se réfère souvent aux manuscrits de Galois et constitue, malgré d'importante s lacunes et quelques erreurs matérielles, l'une des sources essentielles sur les dernières années du jeune mathématicien. En plus de trois lettres de Galois, l'une du 25 mai 1832 à Chevalier, les autres du 29 mai expliquant à ses amis républicains les raisons de son duel, elle contient quelques extraits de ses manuscrits, ainsi que de précieux témoignages sur la vie et l'activité du jeune Evariste. Marqués à la fois par une profonde amitié, par une admiration sans réserve pour la puissance d'un génie à la précocité exceptionnelle et par le souci d'expliquer sans les excuser, " les imprudences auxquelles une exaltation irréfléchie l'entraîna'', ces témoignages présentent un intérêt considérable. Cependant il importe comme toujours d'en faire une lecture critique et d'en saisir les motivations profondes et l'orientation générale. Adepte convaincu des idées saint-simoniennes, A Chevalier était en désaccord avec la politique de révolte active contre le régime prônée par les militants républicains et par Galois lui-même. Cependant il en admet parfaitement 15. Revue encyclopédique, t. 55 Guil. sept. 1832), 566-576 : Sciences" Travaux mathématiques d'Evariste Galois" (566-568, introduction anonyme 566-576. "Lettre de Galois" (cf. Présence d'E.G., 22-15)); Ibid., 744-754. Nécrologie" Evariste Galois" par Auguste Chevalier. 16. "Nous avons recueilli avec une pieuse fidélité tout ce qui reste de lui, et la publication de ses manuscrits sera le monument que nous élèverons à sa mémoire " (op. cit., 567).

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les raisons et, dans plusieurs passages de sa notice, il dresse un réquisitoire très sévère contre les responsables des nombreuses injustices subies par Galois, contre le régime politique et social et les principales autorités, scientifiques en particulier. Demeurée pendant longtemps la source essentielle de toutes les informations sur la vie du jeune mathématicien, la notice de Chevalier a été, par son caractère passionnel et son orientation, à l'origine de l'image de Galois comme symbole du génie persécuté et révolté. Héritier spirituel de Galois, Auguste Chevalier se dévoua pour assurer la publication des manuscrits de son ami. La Revue encyclopédique ayant semble-t-il très vite renoncé à tenir la promesse faite à ce sujet, A Chevalier n'en persista pas moins dans son effort. Après avoir déchiffré, recopié les textes les plus marquants de Galois, il entreprit de patientes démarches auprès d'éditeurs éventuels. Mais le caractère abstrait et difficile de ces écrits, le peu d'intérêt suscité par la publication de la" Lettre-testament" et l'écho du jugement défavorable porté par Poisson sur le principal mémoire inédit 17 rendaient sa tâche très délicate. En 1836, dans la 6e édition de ses Compléments des éléments d'algèbre, S.F. Lacroix, cosignataire du rapport de Poisson, signalait encore que le mémoire de Galois avait été jugé à peu près incompréhensible par les commissaires de l'Académie 18 . Cependant, le 4 septembre 1843, Joseph Liouville, éditeur du Journal de mathématiques pures et appliquées, à qui A Chevalier avait transmis les papiers de Galois, annonça devant l'Académie des Sciences qu'une étude attentive de ces manuscrits lui avait permis de constater que les raisonnements incriminés par Poisson étaient corrects, bien que présentés de façon trop concise19. Liouville décida alors de rééditer les articles de Galois publiés de son vivant et de leur joindre sa " Lettre-testament " et deux importants mémoires inédits tirés de ses manuscrits. Les textes furent imprimés en vue de leur insertion dans le fascicule de décembre 1843 du Journal de Liouville ; un jeu d'épreuves en est d'ailleurs conservé 20 . Mais afin, probablement, de parfaire le commentaire explicatif qu'il voulait joindre aux textes de Galois, Liouville retarda la publication de ceux-ci qui paraîtront enfin dans les fascicules d'octo17. Ce rapport de Poisson (cf Présence d'E.G., 18), contresigné par S.F. Lacroix, avait été présenté devant l'Académie le 4 juillet 1831. Probablement F. Arago, secrétaire perpétuel de l'Académie en transmit-il les conclusions à Galois en lui renvoyant le manuscrit de l'important mémoire examiné. Mais la soi-disant lettre d'Arago à Galois citée par L. lnfeld et reprise récemment par T. Rothman est apocryphe bien qu'elle soit assez vraisemblable dans sa teneur. Resté alors inédit, ce rapport devait cependant être connu dans ses grandes lignes de la plupart des mathématiciens français de l'époque, ce qui ne pouvait que nuire à la réputation de Galois. Son texte, révélé en partie par J. Bertrand en 1899 (cf note 42), fut publié intégralement en 1921 (Procès-verbaux des séances de l'Académie des sciences, vol. 9, Paris 1921, 660-661). 18. S.-F. Lacroix, Complément des éléments d'algèbre, l'e éd., Paris, 1836, 345, note. 19. Compte rendus Acad. Sc., t. 17, 2e semestre 1843, 448-449. Cf R. Taton," Sur les relations mathématiques d'Augustin Cauchy et d'Evariste Galois", Rev. Hist. Sei., t. 24 (1971), 146. 20. Bibl. de l'Institut, Ms 2108, f 26-35. 0

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bre et de novembre 1846 du Journal de Liouville, mais sans le commentaire prévu. Ainsi, jusqu'en octobre 1846, les seuls textes connus de Galois étaientils, en plus des quelques articles publiés de son vivant, sa" Lettre-testament" et les fragments édités par A. Chevalier en septembre 1832. Par contre, plusieurs publications de cette période 1832-1846 concernent différents événements de sa vie, apportant de nouveaux témoignages sur son activité politique et ses séjours en prison. En 1839, divers passages des Lettres sur les prisons de Paris de F.V. Raspail, souvent cités depuis, décrivent différents épisodes de la vie tourmentée de Galois à la prison Sainte-Pélagie21 . En 1840, les Mémoires de M. Gisquet, ancien préfet de police 22 , mentionnent l'activité de Galois comme militant républicain, ainsi que les importantes manifestations prévues à l'occasion de son enterrement. Et en 1841, Gérard de Nerval évoque une brève rencontre avec le jeune mathématicien à Sainte-Pélagie 23 . Enfin, en 1841-1844, à un moment où le nom de Galois était encore oublié de la plupart des mathématiciens, le bilan d'ensemble de l'activité de l'opposition républicaine dressé par Louis Blanc dans son Histoire de dix ans 24 amenait à considérer sa destinée comme celle d'un militant parmi beaucoup d'autres. DE LA FIN DE

1846 À 1870

Mais en publiant les 59 pages - dont 28 inédites - d"' Oeuvres mathématiques d'Evariste Galois" dans les fascicules d'octobre et novembre 1846 de son Journaz2 5, Joseph Liouville révéla la puissance du génie du jeune mathématicien tragiquement disparu et attira peu à peu l'attention vers son oeuvre, d'accès particulièrement difficile. Faute d'aboutir à un résultat pleinement satisfaisant, Liouville avait renoncé à y joindre le commentaire qu'il avait annoncé; il ne publiera d'ailleurs jamais ce texte, bien que son collègue J.A. Serret, ait, dans les deux premières édi21. F.V. Raspail, Lettres sur les prisons de Paris, 2 vol., Paris, 1839 ; en particulier, vol. 2, 8491, 100, 112-127, 301-308. Cf. Dupuy, 67-72. 22. H.J. Gisquet, Mémoires de M. Gisquet, ancien préfet de police, 4 vol., Paris, 1840; vol. 4, 170. 23. Gérard de Nerval," Mes prisons", dans La Bohême galante, Paris, 1855. Le témoignage, cité dans Dalmas 65-66, a été publié pour la première fois dans !'Artiste en 1841. 24. Louis Blanc, Histoire de dix ans, 1830-1840, 5 vol., Paris, 1841-1844. 25. Journal de mathématiques pures et appliquées (Journal de Liouville), vol. 11, 1846, 381444, "Oeuvres mathématiques d'Evariste Galois". Une première partie est dans le fasc. d'oct. 1846, 381-384, "Avertissement" de Joseph Liouville; 384-415, articles de Galois publiés de son vivant et" Lettre testament"; 415-416, "Note de M. Liouville". La suite est dans le fasc. de nov. 1846, 417-444, "Mémoires sur les conditions de résolubilité des équations par radicaux" (manuscrit présenté à l'Académie en 1831) et" Des équations qui ne sont pas solubles par radicaux" (mémoire non terminé).

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tions (1849 et 1854) de son Cours d'algèbre supérieure, annoncé qu'il attendait la sortie de ce commentaire pour expliquer à son tour la théorie de Galois 26 . Mais peu à peu de jeunes mathématiciens d'Italie, d'Allemagne, d' Angleterre et de France entreprirent de comprendre la pensée profonde et originale, bien que parfois obscure, de Galois, de commenter, d'interpréter, de poursuivre et d'étendre son oeuvre. Renvoyant à l'ouvrage de H. Wussing 27 pour une étude plus approfondie, mentionnons par ordre chronologique les principaux travaux initiateurs dans cette voie. 1849 1852 1853 1853-1856 1854 1858 1865 1866 1869

J.A. Serret, Cours d'algèbre supérieure, 344. E. Betti,W. n°34. T. Schünemann, W. n° 651. L. Kronecker, W. n° 424 et 426. A. Cayley, W. n° 140. J.A. Serret, W. n° 616. Ch. Hermite, W. n° 275. c. Jordan, W. n° 306. J.A. Serret, W. n° 618. c. Jordan, W. n° 316.

Cette bibliographie sommaire des commentaires directs de !'oeuvre de Galois se terminera en 1870 par l'ouvrage fondamental de C. Jordan, son Traité des substitutions et des équations algébriques, Paris, 1870 (W., n° 317). Au-delà, il s'agit du développement d'une branche nouvelle des mathématiques et non plus d'une suite directe de !'oeuvre de Galois. Mais à son édition, Liouville avait joint un bref "Avertissement "28 qui devait marquer profondément l'image de Galois dans l'esprit de nombreux mathématiciens et de plusieurs biographes. Personnage important, mathématicien influent, membre de l'Académie des Sciences et du Bureau des Longitudes, professeur d'analyse et de mécanique à l'Ecole polytechnique, éditeur d'une des principales revues mathématiques internationales de l'époque, Liouville tint en effet à marquer quelque distance à l'égard de certains aspects peu conformistes de la personnalité d'un " géomètre ingénieux et profond ", mais qui a " dépensé stérilement dans les agitations de la politique, au milieu des clubs ou sous les verrous de Sainte26. Cf J.A. Serret, Cours d'algèbre supérieure, Paris, 1849, 344; Id., op. cit., 2e ed., 1854, vet J. Bertrand, op. cit., note 42, 342-343. 27. Op. cit., (cf note 6). A la liste des auteurs cités, il faudrait, pour être plus complet, ajouter plusieurs mathématiciens tels que J. Bertrand, C.G.J. Jacobi, C. Dirichlet, R. Dedekind qui, sans publier alors d'études originales à ce sujet, ont cependant joué un rôle important dans la diffusion de la théorie de Galois. 28. Journal de Liouville, vol. XI, 1846, 381-384. Cf ci-dessus note 25. VI

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Pélagie, la plus grande partie des deux dernières années d'une vie si courte " 29 . La brève biographie qu'il en donne, tout en reconnaissant le grand intérêt du mémoire jusqu'alors inédit que Galois avait présenté à l'Académie le 17 janvier 1831, prend ouvertement le parti des commissaires, Lacroix et Poisson, qui, dans leur rapport du 4 juillet 1831, l'avaient condamné pour sa rédaction obscure. Prenant aussi implicitement la défense des institutions attaquées par Galois et critiquées par Auguste Chevalier, Liouville attaque également la notice publiée par ce dernier, notice qui, dit-il, "renferme des détails intéressants, mais, pour la plupart étrangers à la science". Et, continue-t-il, "certaines assertions, certains jugements trop absolus concernant les personnes et les choses appelleraient peut-être des contradicteurs. Il est vrai qu'aux yeux mêmes de ceux qui s'éloigneraient le plus de ses opinions, l'auteur de cette Notice a d'avance trouvé son excuse dans la tendre amitié qui l'unissait à Galois " 30 . L'édition du Journal de Liouville étant demeurée pendant un demi-siècle l'unique source concernant !'oeuvre de Galois, la plupart des mathématiciens de cette période, qui ignoraient la notice de Chevalier, n'ont connu de lapersonnalité du fondateur de la théorie des groupes que l'image appauvrie et déformée qu'en avait donnée Liouville. Cependant quelques publications de la période 1846-1870 avaient rappelé la mémoire de Galois. C'est tout d'abord en 1848, dans le Magasin pittoresque, une brève biographie anonyme, inspirée à la fois par le souvenir ému d'Alfred Galois, frère cadet d'Evariste, et par celui de son ancien condisciple P.P. Flaugergues31. Très favorable à Galois, cette notice donne quelques détails sur son second échec au concours de !'Ecole polytechnique et sur les circonstances de son duel. En 1849, une brève note du mathématicien O. Terquem fustige à son tour les examinateurs qui n'ont pas su reconnaître la valeur du jeune candidat32. Dans un autre domaine, en 1850 L. de la Hodde dans son Histoire des sociétés secrètes et du parti républicain évoque la mort de Galois33 , tandis qu'Alexandre Dumas père, dans ses Mémoires, publiés entre 1863 et 1869, relate certains épisodes de son activité politique34 . 29. Op. cit., 381. 30. Id., 383. 31. "Evariste Galois", Le Magasin Pittoresque,

t. 16, 1848, 227-228, avec le premier portrait publié d'Evariste Galois: un dessin dû à son frère Alfred (Cf Présence d'E.G., p. 1 de la couverture). 32. O. Terquem, "Biographie. Richard, professeur'', Nouv. Ann. de math., 8 (1844), 448-451. Galois, cité p. 450, est l'objet (452) d'une" Note" particulière commençant par: "Galois (Evariste) a été assassiné le 31 mai 1832 dans une rencontre dite d'honneur par antiphrase". 33. Laurent de La Rodde, Histoire des sociétés et du parti républicain de 1830 à 1848, Paris, 1850. L. de La Hodde avait été accusé d'avoir été pendant cette période un indicateur de police au sein des groupes républicains. 34. A. Dumas, père, Mes Mémoires, 10 vol., Paris, 1863-1869; rééd. par V.P. Josserand, 5 vol., Paris, 1965-1969. Les principales mentions de Galois sont dans les vol. 4 et 5 de la réédition.

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DE

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Ne citant plus, à partir de 1870, les nombreux travaux concernant la théorie des groupes, nous ne mentionnerons dorénavant sur le plan mathématique que les seules études de caractère historique. Signalons tout d'abord deux brèves notices qui témoignent de la place reconnue dès lors à !'oeuvre de Galois, la première de P. Larousse dans son Grand dictionnaire universel du XIX" siècle 35 , la seconde de L. Sagnet dans La Grande Encyclopédie36 . Sur le plan purement biographique, il faut mentionner la publication, passée inaperçue, en 1879, d'un témoignage d'avril 1831 de la mathématicienne Sophie Germain sur les rapports de Galois avec sa mère 37 . Mais la première étude importante à citer, intitulée " Influence de Galois sur le développement des mathématiques", est due au mathématicien norvégien S. Lie 38 . Celui-ci, qui avait joué un rôle décisif dans la constitution de la théorie des groupes continus, y rend hommage à l'importance et à l'originalité de !'oeuvre de Galois, mais sans apporter d'informations réellement nouvelles. De plus, certains des renseignements biographiques qu'il donne sont erronés, fait d'autant plus étonnant que cet article est publié, en 1895, dans un volume commémoratif dont deux des initiateurs, Jules Tannery, sous-directeur scientifique de !'Ecole normale supérieure, et Paul Dupuy, surveillant général de cette école, s'intéressaient déjà activement à !'oeuvre et à la biographie de Galois. DE

1896 À 1962

En effet, dès 1896, Paul Dupuy publia dans les Annales scientifiques de !'Ecole normale supérieure une importante notice sur "La vie d'Evariste Galois" qui, rééditée en 1903 dans les Cahiers de la Quinzaine de Charles Péguy, demeure la principale source de référence sur la biographie de Galois 39 . C'est en préparant sa remarquable étude sur l'histoire de l'Ecole normale publiée dans le volume du Centenaire40 , que P. Dupuy s'était intéressé au cas de Galois, le plus célèbre des élèves exclus de cette école. Constatant l'insuffisance des rares notices biographiques antérieures, il rechercha les pièces 35. P. Larousse," Galois, Evariste", in Grand Dictionnaire Universel du x1Jf siècle, t. 8, Paris, 1872, 970. 36. (Léon Sagne!), "Galois, Evariste", La Grande Encyclopédie, vol. 18, Paris, s.d., 414. L. Sagne! écrit à propos de Galois : "Il s'est signalé comme un des plus grands mathématiciens qui aient existé ". 37. Ch. Henry, "Manuscrits de Sophie Germain. Documents inédits", Revue philosophique, 8 (1879), 631; le témoignage très sévère à l'égard du comportement de Galois envers sa mère est donné dans une lettre adressée le 18 avril 1831 au mathématicien G. Libri. 38. S. Lie, "Influence de Galois sur le développement des mathématiques", Le Centenaire de !'Ecole Normale, 1795-1895, Paris, 1895, 481-489; S. Lie, Gesammelte Abhandlungen, Bd. 6, Leipzig-Oslo, 1927, 542-601. 39. Op. cit., note 2. 40. Op. cit., note 38, 1-252.

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d'archives concernant la vie et l'activité du jeune mathématicien, ainsi que les articles et informations publiés à son sujet dans la presse. Il recueillit également les témoignages des quelques personnes encore vivantes ayant connu Galois, ainsi que la tradition entretenue par certains descendants de sa famille. Il put ainsi retracer de façon très vivante les différents épisodes de la vie d'Evariste depuis ses années de jeunesse dans la maison familiale de Bourg-laReine jusqu'à sa fin tragique à l'Hôpital Cochin. Sur nombre de points, il apporte des documents inédits et des informations précises, tandis que, dans d'autres cas, il se borne à citer les versions contradictoires données par différentes sources ou par certains témoins, plus ou moins directs. Toutefois, malgré les indéniables qualités de cette biographie, on peut regretter l'imprécision de certaines références et la place insuffisante dévolue à l'activité mathématique de Galois. De plus, le crédit trop délibérément accordé à une tradition familiale, soucieuse de sa réputation et de sa respectabilité, réduit la valeur et l'intérêt des passages concernant les rapports de Galois avec différents membres de sa famille et influe sur l'orientation d'ensemble de l'étude. Malgré ces réserves, il s'agit là d'une oeuvre remarquable qui a servi de source principale à la plupart des travaux ultérieurs et qui est encore la meilleure biographie actuelle de Galois 41 . Le compte rendu qu'en publia Joseph Bertrand en 1899 et qu'il réédita en 1902 rectifie certaines erreurs et apporte quelques documents inédits ainsi que des témoignages nouveaux sur plusieurs faits controversés 42 . Il mérite donc d'être associé à l'étude de P. Dupuy. Dès l'année suivante, en 1897, la Société mathématique de France prit l'initiative de rééditer en un volume séparé les Oeuvres mathématiques d'Evariste Galois publiées dans le Journal de Liouville en 1846. L'" Avertissement" et la brève " Note " de Liouville y sont remplacés par une " Introduction " d'Emile Picard, moins critique à l'égard de Galois et évidemment mieux informée sur les répercussions de son oeuvre 43 . Réimprimée en 1951, cette édition demeura la source principale pour l'étude de l'oeuvre de Galois jusqu'en 1962. En avril 1898, peu après la sortie de la nouvelle édition des Oeuvres de Galois préfacée par E. Picard, le mathématicien américain J. Pierpont publia une brève mais excellente étude historique sur les origines, la formation et la 41. Traduite en italien par C. Motti (Rome, 1945), cette biographie n'a malheureusement pas été rééditée depuis 1903. Par ailleurs, il est à regretter que certains des documents d'origine familiale utilisée par Paul Dupuy dans la préparation de cette étude (dont le célèbre portrait d'Evariste Galois universellement connu) n'aient pu être retrouvés depuis lors. 42. J. Bertrand," La vie d'Evariste Galois par P. Dupuy", Journal des savants, juil. 1894, 389400; id., dans Bul. des SC. math., 2e S., t. 23, l'e partie (1899), 198-212; id., dans J. Bertrand, Eloges académiques, nouv. s., 1902, 329-345. Nous nous référons à cette réédition par l'abréviation: Bertrand. 43. E. Picard, Oeuvres mathématiques d'Evariste Galois, publiées sous les auspices de la Société mathématique de France, Paris, 1897, x-36 p., avec en frontispice le portrait le plus connu de Galois. L'introduction d'E. Picard est aux p. V-X.

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diffusion (avant 1870) des idées de Galois 44 . Cet article de 9 pages qui se réfère à presque toutes les sources précédemment citées est resté pendant longtemps la meilleure étude de référence sur cette question. Mais, quelques années plus tard, les manuscrits de Galois, perdus de vue depuis 1846, réapparurent en public. Transmis à la fin de juin 1832 par la mère de Galois à Auguste Chevalier, remis par celui-ci en 1843 à Joseph Liouville, légués par ce dernier en 1882, avec tous ses papiers, à son gendre Célestin de Blignères qui mourut en 1905, ils furent ensuite retrouvés puis classés par Mme de Blignères qui avait décidé de les offrir à l'Académie des Sciences45 . Jules Tannery fut alors autorisé à les examiner et à en publier les extraits les plus significatifs qui parurent en 1906 et 1907 dans le Bulletin des sciences mathématiques, puis en 1908 dans un volume de Manuscrits de Evariste Galois46 . En s'ajoutant au recueil d'Oeuvres réédité en 1897 par E. Picard, ce volume donnait un aperçu plus étendu de !'oeuvre mathématique de Galois et révélait aussi quelques textes plus généraux, philosophiques ou polémiques. Avant d'être renouvelé en 1962 par l'édition de Bourgne et Azra, l'ensemble des écrits connus de Galois sera complété, en 1948, par la publication par R. Tatou de deux textes rejetés par J. Tannery 47 et, en 1951, par la réédition par A. Dalmas de la" Lettre sur l'enseignement des sciences " 48 . Au nom de l'Ecole normale supérieure dont il était alors sous-directeur, le 13 juin 1909, Jules Tannery tint à rendre un solennel hommage à Evariste Galois, le plus célèbre des élèves exclus de l'Ecole normale, lors de l'inauguration d'une plaque sur sa maison natale de Bourg-la-Reine, aujourd'hui disparue. Le philosophe Alain consacra un de ses plus brillants " Propos " à cette manifestation du souvenir49 . Parmi les travaux d'ordre historique postérieurs à l'étude de P. Dupuy, en plus d'une remarquable étude de G. Dupont-Ferrier sur l'histoire du Collège Louis-le-Grand 50 et de deux ouvrages très documentés de J. Lucas-Dubreton et de G. Perreux sur l'histoire de cette période51 qui précisent le cadre de cer44. J. Pierpont, "Early history of Galois's theory of equations '', Bu!. Amer. Math. Monthly, vol. 4 (1898), 332-340. 45. Cf J. Tannery, dans Bul. des sc. math., 2e s., t. 30, 1repartie (1906), 226. 46. J. Tannery, "Manuscrits et papiers inédits de Galois", Bu!. des sc. math., 2e s., t. 30, l'e partie (1906), 226-248, 255-263 et t. 31, l'e partie (1907), 275-308; Id., Manuscrits de Evariste Galois, Paris, 1908. L'introduction de J. Tannery est aux p. 1-19 de cette réédition. 47. R. Talon, "Les relations scientifiques d'Evariste Galois avec les mathématiciens de son temps", Rev. Hist. Sc., t. 1, 1947, 114-130, spéc. 123-128. 48. Dalmas, l'e éd., 1956, 105-108. 49. J. Tannery, "Discours prononcé à Bourg-la-Reine (13 juin 1909) ", Bu!. sc. math., 2e s., vol. 33, l'e partie (1909), 158-164. Alain," Evariste Galois'', dans La Dépêche de Rouen, 10 août 1909; Ibid., dans Propos d'Alain, Paris, N.R.F., 1956, 53-54 (Bibl. de la Pléiade). 50. Gustave Dupont-Ferrier, Du Collège de Clermont au Lycée Louis-le-Grand, 2 vol., Paris, 1921-1922. 51. Jean Lucas-Dubreton, La Restauration et la Monarchie de Juillet, Paris, 1926. Gabriel Perreux, Au temps des sociétés secrètes (1830-1835), Paris, 1931.

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taines étapes de l'existence de Galois, de nombreuses études d'histoire des sciences sont à signaler : en 1921, la notice biographique " Evariste Galois" de G. Sarton qui sera rééditée en 1937 dans Osiris5 2, complétée par une courte analyse du mathématicien D. Birkhoff" Galois and group theory "53 ; en 1926, une brillante étude de F. Klein 54 ; en 1929, la traduction anglaise de la" Lettretestament" dans le Source book in Mathematics de D. E. Smith55 ; en 1932, la monographie de L. Lieber, Galois and the theory of groups 56 ; en 1934, le petit ouvrage de G. Verriest, Evariste Galois et la théorie des équations algébriques57; en 1937, le chapitre passionné sur Galois dans Men of mathematics de E.T. Bell, traduit en français en 193958 ; en 1938, l'absence du nom même de Galois dans les Grosse Mathematiker de G. Kowalewski 59 ; en 1939, un article de G. Davidson dans Scripta mathematica intitulé " The most tragic story in the annals of mathematics : The life of Evariste Galois "60 et enfin, en 1940, quelques passages d'un nouvel ouvrage de E.T. Bell, The development of mathematics61 . Fondées essentiellement, pour la biographie, sur l'ouvrage de P. Dupuy et, pour la partie mathématique, sur une présentation plus ou moins précise des idées fondamentales qui sous-tendent l'oeuvre de Galois et celle de ses successeurs, ces études, de valeurs inégales, n'apportent rien de bien nouveau, sinon - en particulier pour celles de G. Sarton - un regroupement et une remise en ordre d'éléments déjà connus. Certaines, comme celle de E.T. Bell et de G. Davidson, tout en évitant de tomber dans la fiction, insistent sur les circonstances dramatiques de la vie de Galois et sur les persécutions dont il fut l'objet, sans évoquer ni essayer de comprendre les raisons qui peuvent expliquer certaines critiques dont Galois fut l'objet. 52. G. Sarton, "Evariste Galois", The Scientific Monthly, vol. 13, 1921, 363-375; Id., dans Osiris, vol. 3 (1937), 241-259 (avec portraits et bibliographie). 53. D. Birkoff, " Galois and group theory ", Osiris, vol. 3 (1937), 260-268. 54. F. Klein, Vorlesungen über die Entwicklung der Mathematik im 19. Jahrhundert, 2 vol., Berlin, 1926 ; spéc. vol. I, 88-93 et 336-338. Cette étude est introduite p. 88 par la phrase suivante : " So scheint eine überraschende Erscheinung das eben Gesagte Lügen zu strafen, die gerade um 1830 herum in Frankreich ais ein neuer Stern von ungeahntem Glanze am Himmel der reinen Mathematik aufleuchtet, um freilich, einem Meteor gleich, sehr bald zu verliischen : Evariste Galois ". 55. D.E. Smith (ed.), Source book in mathematics, New York, 1929, 278-285. Traduction anglaise par L. Weismer de la lettre à A. Chevalier du 29 mai 1832. 56. Lilian R. Lieber, Galois and the theory of groups: a bright star in Mathesis, Lancaster, Pas., 1932; rééd. Ann Arbor, Michigan, 1947. 57. Gustave Verriest, Evariste Galois et la théorie des équations algébriques, Louvain-Paris, 1934, 56 p.; réimpr. en 1951 avec les Oeuvres de Galois. 58. E.T. Bell, Men of mathematics, New York, 1937, 362-377; trad. fr. Les grands mathématiciens, Paris, 1939, 391-406: "Génie et stupidité". 59. G. Kowalewski, Grosse Mathematiker, Berlin, 1938. 60. G. Davidson, " The most tragic story in the annals of mathematics : The life of Evariste Galois", Scripta mathematica, vol. 6 (1939), 95-100. 61. E.T. Bell, The development of mathematics, New York, 1940, 180-182, 226-228.

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La même tendance se retrouve, d'une façon plus ou moins nette dans certaines publications ultérieures, telles que, en 1943, le chapitre consacré à Galois du livre Les aventuriers de la science de P. Devaux 62 et, en 1956, l'ouvrage de A. Dalmas, Evariste Galois révolutionnaire et géomètre63 , qui a cependant le mérite d'identifier un texte méconnu de Galois et de signaler une version nouvelle des circonstances de son duel. Parallèlement paraissent quelques études plus techniques : en 1948, dans son article sur " Les relations d'Evariste Galois avec les mathématiciens de son temps " 64 déjà cité, R. Taton montre la nécessité de faire un nouvel examen des manuscrits de Galois ; en 1949, L. Kollros donne une brève mais claire présentation de la vie et de !'oeuvre de Galois dans un cahier des Elemente der Mathematik65 ; en 1951, sont rééditées en un volume unique les Oeuvres dans leur version de 1897 et l'étude de G. Verriest de 1934 déjà citée 66 ; en 1956, !'oeuvre de Galois est décrite dans The world of mathematics de J.R. Newman 67 ; enfin en 1961, 1. Malkin publie un bref article dans Scripta mathematica à l'occasion du 15oe anniversaire de la naissance de Galois 68 . Mais alors que le nom de Galois tient désormais une place de choix dans l'esprit de tous ceux qui s'intéressent aux mathématiques et à leur histoire et qu'il se trouve déjà assez largement connu grâce à certains ouvrages de vulgarisation déjà cités, deux oeuvres romanesques publiées en 1948 vont répandre la légende de Galois dans un vaste public. La première est un roman de l'auteur français Alexandre Arnoux, intitulé Algorithme69 , qui n'évoquant l'activité mathématique de Galois que de façon très allusive, en fait un héros romantique, surveillé, dénoncé et persécuté, à la suite de son père, par un pseudo-agitateur républicain, en réalité un mouchard à la solde de la police. Le récit est supposé écrit en 1872 par un professeur d'humanités au lycée d'Angers, ancien condisciple et ami de Galois. Tout en s'efforçant d'y incorporer la plupart des faits relatés par P. Dupuy, A. Arnoux ne craint pas de s'en écarter en quelques circonstances. Il réussit à reconstituer de façon très vivante le climat politique de la fin de la Restauration, ainsi que l'agitation et les émeutes des débuts de la monarchie de Juillet, auxquelles son héros participe de façon très active. Les emprisonnements de Galois, ses procès, ses derniers jours, son duel et sa mort se trouvent ainsi décrits et expliqués sans qu'y demeure le moindre mystère. Mais cette oeuvre de pure fiction, que 62. P. Devaux, Les aventuriers de la science, Paris, 1943, 117-140. 63. Op. cit., uote 8. 64. Op. cit., note 47. 65. L. Kollros, Evariste Galois, Base!, 1949, 24 p. (Elemente der Mathematik, Beiheft 7). 66. Réimpression des ouvrages cités dans les notes 43 et 57, Paris, 1957, x-63-56 p. 67. J.R. Newman, The world of mathematics, 3 vol., New York, 1956, vol. 3, 1534. 68. I. Malkin, " On the 1501h anniversary of the birth date of an immortal in mathematics ", Scripta mathematica, vol. 26 (1961), 197-200. 69. A. Arnoux, Algorithme, Paris, Grasset, 1948, 307 p.

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son auteur présente comme un" roman", n'a pas connu un très grand succès; elle a toutefois servi de scénario à un film de moyen métrage qui n'a eu qu'une carrière limitée. Publiée également en 1948, à New York, une autre biographie de Galois a suscité un intérêt plus étendu et plus durable. Il s'agit de Whom the Gods love: The story of Evariste Galois du physicien polonais Leopold Infeld70 , ami d'Einstein. C'est pendant la seconde guerre mondiale qu'Infeld commença à préparer cette biographie qu'il conçut comme un double hommage à Galois et à la France révolutionnaire du xrxe siècle. S'étant informé de façon étendue, grâce en particulier aux nombreux documents rassemblés dans la collection Bullitt71 , aussi bien sur Galois lui-même que sur l'histoire française de son époque, il constata que les sources connues ne permettaient de reconstituer que certaines parties de la vie de son héros. Il décida cependant d'écrire une biographie d'ensemble de Galois en réunissant les faits historiques bien établis par des éléments imaginaires qu'il s'efforça de concevoir dans l'esprit de l'époque et de son personnage ; n'hésitant pas à décrire en détail toutes les scènes réelles ou supposées, qui lui paraissaient importantes pour restituer une vision cohérente de la vie et de l'activité de ce dernier, et mêlant dans ses citations des textes de son invention aux écrits authentiques de Galois et de ses contemporains. Dans la préface de cet ouvrage, Infeld précise clairement ses objectifs, tandis qu'en postface, après être revenu sur certains points de sa méthode, il indique, pour chaque chapitre, les sources utilisées ainsi que les principaux éléments qui sont de son invention (pièces de correspondance, récits d'entretiens ou de scènes diverses). En principe, un lecteur attentif ne risque pas de confondre les éléments authentiques et les reconstitutions d'Infeld ; il lui suffit pour cela de consulter dans chaque cas la postface. Mais si les deux éditions américaines de cet ouvrage (1948 et 1978) comportent bien cette dernière partie, il n'en est pas de même de certaines des traductions qui en ont été faites. C'est ainsi que cette postface a été éliminée des deux éditions françaises (1957 et 1978)72 et que, si la première de celles-ci cite un passage de la préface où Infeld précise ses objectifs, la seconde n'évoque le caractère partiellement romanesque de l'ouvrage que par l'introduction du mot" roman" dans le titre. Il y a donc là un risque évident de confusion dans 1'esprit de certains lecteurs, 70. L. Infeld, Whom the Gods love: The story of Evariste Galois, New York, Whittlesey House, 1948, rx-323 p. Réimpression, The National Council of Teachers of Mathematics, Reston, Virginia, USA, 1978, xv-323 p. 71. Il s'agit d'une remarquable collection de documents divers concernant Galois et son époque: ouvrages, revues, photographies de l'ensemble des manuscrits de Galois, réunie par W.M. Bullitt et conservée aux Etats-Unis, à Louisville, dans le Kentucky. 72. L. lnfeld, Evariste Galois aimé des dieux, roman, J. Sully, trad., Paris, Editions de la Farandole, 1957, 351 p.; Id., Le roman d'Evariste Galois, Ibid., 1978.

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entraînés de façon involontaire à admettre l'authenticité de divers épisodes inventés par lnfeld et à les relater ensuite comme véridiques. Mais une autre raison milite en faveur d'une attitude prudente dans la lecture et l'interprétation de cet ouvrage. Si la sincérité d'lnfeld semble indiscutable, par contre ses a priori idéologiques apparaissent clairement lorsqu'il proclame son admiration pour l'esprit révolutionnaire de Galois et pour la France du xrxe siècle. De fait, éminent physicien et militant progressiste, Infeld n'évoque l'oeuvre mathématique de son héros que par quelques anecdotes pour s'intéresser avant tout à son activité politique et révolutionnaire. Les opinions personnelles de l'auteur transparaissent aussi bien dans sa relation et son interprétation des événements et de la situation politique française de cette époque que dans ses commentaires sur les documents et témoignages concernant la vie de Galois et dans sa reconstitution de plusieurs lettres ainsi que de certaines scènes qui s'y rapportent. Mais, comme le note Infeld lui-même, aucun biographe ne peut décrire des faits sans y ajouter, par ses interprétations, le reflet de ses propres opinions, politiques et sociales. Ces remarques ont d'autant plus d'importance que l'ouvrage d'Infeld reste la plus répandue de toutes les biographies de Galois ; il a en effet bénéficié, en plus de ses deux éditions américaines (1948 et 1978), de traductions polonaises (1951 et 1954), tchèque (1952), allemande (1948) et françaises (1957 et 1978). Il est à noter enfin que la publication du roman d' A. Arnoux et celle de la biographie romancée d'lnfeld ne sont certainement pas étrangères au fait que la destinée de Galois ait été évoquée par différents auteurs, tels que Jean Cocteau en 1953, et H. Mondor en 195473 . DE

1962 À 1983

Le début de cette période est marqué par la publication de la première édition critique complète des Ecrits et mémoires mathématiques d'Evariste Galois préparée par R. Bourgne et J.P. Azra et préfacée par J. Dieudonné74 . Ce volume, remarquable à tous égards, réunit, déchiffrés, classés et analysés, non seulement l'ensemble des articles, mémoires, manuscrits et écrits divers laissés

par Galois, mais également la presque totalité de ses brouillons, fragments souvent informes qui avaient découragé les éditeurs antérieurs, mais qui permettront sans nul doute d'apporter des précisions nouvelles sur certaines de ses recherches. Les divers écrits et mémoires de Galois y sont classés en cinq grandes parties, suivant leur thème, en tenant compte des dernières recommandations de Galois et de son projet de publication de décembre 1831. Cette édition comporte également, en plus de la préface fulgurante de J. Dieudonné qui rend 73. J. Cocteau, Journal d'un inconnu, Paris, 1953, 170 et note 1. H. Mondor," L'étrange rencontre de Nerval et de Galois", Arts, 7 juillet 1954. 74. Op. cit., note 4.

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pleinement hommage au génie de Galois, 14 planches reproduisant divers passages de ses manuscrits, une introduction des éditeurs, un tableau chronolo gique de la vie et des publications du jeune mathématicien et, en fin d'ouvrag e, l'inventaire et la description des manuscrits utilisés, ainsi qu'une table de correspondance des calculs. Une réédition en fac-similé, réalisée en 1976, est complétée par une liste d'errata et deux tables de concordance complémentaires. Il ne semble pas que les éléments inédits publiés dans cette édition aient depuis lors suscité d'importantes recherches nouvelles. Cependant, plusieur s études récentes d'histoire des mathématiques concernant plus ou moins directement l'oeuvre de Galois méritent d'être mention nées: en 1969, l'ouvrag e déjà cité de H. Wussing sur la genèse du concept de groupe abstrait 75 ; en 1970, une notice de R. Bourgne et J.P. Azra 76 ; en 1972, un important article de B.M. Kieman sur le développement de la théorie de Galois, complété par une note de B.L. Van der Waerden 77 ; en 1978, plusieurs passages de l'Abrégé d'histoire des mathématiques de J. Dieudonné 78 ; et en 1982, la plaquette Présence d'Evariste Galois 1811-1832 publiée par l'APMEP 79 et réunissant à une bibliographie des oeuvres de Galois et des études le concernant, des articles sur la vie, l'oeuvre et l'influence de Galois par G. Walusinski, R Taton, J. Dieudonné, A Dahan et D. Guy. Sur le plan biographique, plusieurs rééditions sont à signaler : en 1967-68, celle des Mémoires d'Alexandre Dumas père80 ; en 1978, celles de l'édition originale et de la traduction française de la biographie d'Infeld81 et, en 1982, celle de la monographie d' A Dalmas déjà plusieurs fois citée 82 . Parallèlement, deux biographies d'import ants amis républicains de Galois ont été publiées , celle de F.V. Raspail par D.B. Weiner en 196883 et celle d' Auguste Blanqui par M. Dommanget en 196984 . Par ailleurs, C.A. lnfantozzi a apporté quelques précisions nouvelles sur le séjour de Galois à la pension Faultrier à partir du 16 mars 1832 et identifié la jeune femme, Stéphanie Poterin Dumotel, avec qui 75. Op. cit., note 6. 76. R. Bourgne et J.P. Azra, "Galois, Evariste", Encyclopaedia Universali s, vol. VII, 1970, 450-451. 77. B.M. Kiernan, "The development of Galois theory from Lagrange to Artin ", Arch. Hist. Exact Sei., vol. 8 (1972), 40-154. 78. J. Dieudonné (éd.), Abrégé d'histoire des mathématiques, 2 vol., Paris, 1978; vol. I, 75-77 et vol. n, 32-34. 79. Op. cit., note 5. 80. Op. cit., note 34. 81. Op. cit., notes 70 et 72. 82. Op. cit., note 8. 83. D.B. Weiner, Raspail: Scientific et Reformer, New York, 1968. 84. M. Dommange!, Augustin Blanqui (1805-1881), des origines à la Révolution de 1848, Paris, 1969.

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il noua une liaison malheureuse qui fut à l'origine de son tragique et toujours mystérieux duel du 29 mai 183285 . Enfin, R. Taton a révélé certains aspects des relations de Galois avec Cauchy et signalé une lettre inédite de ce dernier concernant les premiers travaux du jeune mathématicien86 . En dehors de brèves allusions à la vie de Galois dans des ouvrages divers, tels que Ten Faces of the Universe de l'astronome américain Fred Hoyle 87 , les derniers articles biographiques à citer sont ceux que Tony Rothman a publiés en 1982, tout d'abord dans l'American Mathematical Monthly 88 , puis dans le Scientific American et les diverses éditions de cette revue 89 . Astrophysicien de profession, T. Rothman a été attiré, comme tant d'autres, par la brillante personnalité de Galois, par l'importance de son oeuvre et par le caractère tragique de sa destinée. Son premier article s'élève contre la tendance de différents auteurs de vulgarisation, tels que F.T. Bell et F. Hoyle, à insister uniquement sur le côté dramatique de l'existence de Galois et sur les persécutions qu'il a subies. La partie critique de son analyse, qui s'élève contre les affabulations dont la biographie de Galois a été l'objet, est plus convaincante que sa tentative pour dresser un portrait plus équilibré de la personnalité du mathématicien, discerner, à côté de son génie, ses défauts, ses maladresses et ses erreurs et expliquer ainsi, au moins partiellement, les critiques faites à ses travaux par certains représentants de la science officielle, comme Poisson. Il est vrai que l'auteur, assez bien documenté, quoique de seconde main, ignore l'important article de J. Bertrand ainsi que l'ouvrage récent de A. Dalmas90 , ce qui l'amène à commettre quelques erreurs de fait. Son second article, plus rapide, corrige certaines erreurs du premier, tout en en conservant les thèses et expose de façon élémentaire quelques applications de la théorie des groupes. Malgré son aspect polémique et certaines insuffisances, cette intervention de T. Rothman, largement diffusée dans le cadre de la célébration du 150e anniversaire de la mort de Galois, a eu le mérite de mettre clairement en lumière les faiblesses de certaines présentations très répandues de la biographie de Galois. En 1982, diverses manifestations ont marqué le 150e anniversaire de la mort d'Evariste Galois. Le 16 avril, la London Mathematical Society a rendu hommage à l'illustre mathématicien dans le cadre d'une réunion organisée à 85. C.A. Jnfantozzi, "Sur la mort d'Evariste Galois", Rev. Hist. Sei., t. 21 (1968), 157-160. 86. R. Talon, " Sur les relations mathématiques d'Augustin Cauchy et d'Evariste Galois ", Rev. Hist. Sei., t. 24 (1971), 128-148. Voir également la notice du Dictionary of Scientific Biography, citée note 3. 87. F. Hoyle, Ten Faces of the Universe, San Francisco, 1977, ch. 1. 88. T. Rothman, " Genius and biographer : the fictionalization of Evariste Galois", Ann. Math. Monthly, vol. 89, n° 2 (feb. 1982), 84-106. 89. T. Rothman, "The short of Life of Evariste Galois", Scientific American, vol. 246, n° 4 (ap. 1982), 136-149. Id.," Un météore des mathématiques: Evariste Galois", Pour la science, 56 Guin 1982), 80-90. 90. Op. cit., notes 42 et 8.

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Oxford sur le thème "A hundred years of algebra, 1830-1930 "91 . Le 7 juin, l'Académie des Sciences de Paris a consacré une partie de sa séance à un exposé du P' Jacques Tits intitulé : " Evariste Galois : son œuvre, sa vie, ses rapports avec l'Académie " 92 . Après avoir rendu hommage à la mémoire du jeune mathématicien et évoqué l'importance de son oeuvre, l'orateur a tenu à présenter les principales péripéties des rapports conflictuels de Galois avec l'Académie. Tout en comprenant la violence de certains passages de la célèbre "Préface" , qui, après avoir été écartés par Jules Tannery, ont ainsi été pour la première fois présentés à la tribune de l 'Académie 93 , il s'est efforcé également de justifier l'attitude critique manifestée par Poisson à l'égard du mémoire soumis par Galois à l'Académie le 17 janvier 1831 94 . Enfin, le 23 octobre, la municipalité de Bourg-la-Reine, ville natale d'Evariste, a organisé une cérémonie commémorative en son honneur, cérémonie au cours de laquelle fut également évoqué le souvenir de son père, Nicolas-Louis Galois, qui fut pendant plusieurs années maire de cette ville. Que conclure de ce rapide examen critique des principaux écrits consacrés à Evariste Galois depuis sa mort en 1832 ? En dehors des publications techni-

ques d'histoire interne des mathématiques qui délaissent l'aspect humain des problèmes, le fait essentiel à noter est que chaque étude concernant la biographie de Galois présente une image particulière plus ou moins partielle, voire en partie légendaire, de la personnalité, de la vie et de l'activité du jeune mathématicien. Aucun de ces portraits n'est d'ailleurs totalement en accord avec l'ensemble de la documentation actuellement disponible, certains d'entre eux associant même des éléments contradictoires ou présentant comme des faits établis de simples hypothèses ou des témoignages incertains. La "Nécrolog ie" publiée par A Chevalier en septembre 1832, l'" Avertissement " de Liouville à son édition des " Oeuvres " (1846), la biographie de P. Dupuy (1896), le chapitre passionné des Men of mathematics de E.T. Bell (1937) et la biographie romancée de L. Infeld (1948) continuent d'ailleurs à inspirer et à orienter la plupart des auteurs, privilégiant ainsi la présentation d'une série d'images plus ou moins stéréotypées de la personnalité d'Evariste Galois. Pour en donner un portrait plus véridique, il faudrait tout d'abord reprendre une enquête documentaire systématique, en recherchant des pièces nouvelles ou des écrits inédits et en réexaminant les documents anciennement connus par 91. Cf. en particulier l'intervention de R. Talon: "Evariste Galois and his contemporaries ", Sul. London Math. Soc., 15 (1983), 107-118 (trad. en anglais par le P' M. Neumann de la version française originale). 92. J. Tits," Evariste Galois: son oeuvre, sa vie, ses rapports avec l'Académie", Paris, 1982, 10 p. ("Institut 1982-10 "). 93. Ces passages publiés pour la première fois par R. Talon en 1948 (op. cit., note 47) ont été ensuite réédités par Bourgne et Azra en 1962. 94. Cf note 17.

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une méthode critique rigoureuse. Il faudrait ensuite distinguer les différents éléments d'information ainsi réunis suivant leur degré d'authenticité ou de crédibilité, afin d'en établir un bilan précis, avec ses certitudes, ses hypothèses et ses zones d'ombre. Enfin, à partir de l'ensemble documentaire ainsi constitué, il resterait à jeter les bases d'une biographie réellement scientifique qui tienne compte à la fois des divers événements de la vie de Galois et de ses différentes activités, au premier rang desquelles son oeuvre mathématique. Mais, pour atteindre ce but, la voie est encore longue et difficile. Les exemples analysés dans cette étude révèlent d'ailleurs la variété et 1"importance des dangers à éviter et des obstacles à surmonter. ANNEXE

A titre d'exemple de témoignage sur la vie et l'activité de Galois, il nous a paru intéressant de reproduire un passage d'une lettre peu connue de la mathématicienne Sophie Germain (1776-1831) au savant italien G. Libri 95 . Cette lettre, datée du 18 avril 1831, se situe à un moment où Galois, exclu de l'école normale depuis le 9 décembre 1830, participe activement à l'agitation républicaine, tout en attendant, non sans impatience, le jugement des commissaires de l'Académie sur le célèbre mémoire qu'il avait déposé le 17 janvier précédent. Mais il est évident que les divers faits évoqués dans ce témoignage de caractère très personnel mériteraient, avant d'être pris en compte, d'être vérifiés, précisés et replacés dans leurs contextes. Du moins cette brève citation révèlet-elle les évidentes difficultés que suscite une recherche biographique, lorsqu'elle concerne une personnalité aussi riche et complexe que celle d'Evariste Galois. " .. .il y a un sort sur tout ce qui tient aux mathématiques, votre préoccupation, celle de Cauchy, la mort de Mr Fourier, pour achever cet élève Galois qui malgré ses impertinences annonçait des dispositions heureuses, en a tant fait qu'il a été chassé de l'école normale, il est sans fortune et sa mère en a fort peu. Rentré chez elle il a continué envers elle cette habitude d'injure dont il vous a donné à vous-même un échantillon après votre meilleure lecture à l'académie. La pauvre dame a quitté sa maison laissant de quoi vivre médiocrement à ce fils et a été forcée de se placer dame de compagnie pour satisfaire à cette nécessité. On dit qu'il deviendra tout à fait fou et je le crains "96 . 95. BN. Ms f. fr. n. acq. 4073, f 0 20r-21v. Texte publié par Ch. Henry," Les manuscrits de Sophie Germain Documents inédits", Revue philosophique, t. 8, 1879, 631-633 (le passage cité est p. 632). 96. Ce document est une des dernières lettres connues de la mathématicienne Sophie Germain qui mourut le 27 juin 1831. Elle est adressée au célèbre mathématicien et amateur d'autographes italien Guglielmo Libri (1803-1869) qui, après un premier séjour en France, était reparti quelques mois en Italie. L'incident auquel il est fait allusion semble se rapporter à la séance de l'Académie des sciences du 20 septembre 1830. au cours de laquelle Libri avait lu un "Mémoire sur la résolution d'une classe d'équations algébriques", qui fut renvoyé à l'examen de Poisson, Ampère et Cauchy.

LOBATCHEVSKI ET LA DIFFUSION DES GÉOMETRIES NONEUCLIDIENNES

La fondation des géométr ies non-euclidiennes est de toute évidence l'un des apports majeurs de la recherche géométr ique du xrxe siècle. Préparée par les efforts de nombreu x précurseurs dont ceux de Girolamo Saccheri (1733) et de Jean-He nri Lambert (1766, publication en 1786), cette création se situe à une époque où les cadres de la géométrie se renouvellent de toute part, préludan tà la grande synthèse de Felix Klein (1872) et à des remises en cause encore plus profondes. Annoncé es par des tentatives quelque peu incertaines, telles que celles de F.K. Schweik art (1807) et de F.A. Taurinus (1825-1826), la création de la géométrie non-euc lidienne dite aujourd' hui hyperbolique ou lobatchevskienne a été réalisée presque au même moment , et sous des formes voisines, par le grand mathém aticien allemand de Gottingen, Carl Friedrich Gauss (17771855), par un professeur de l'univers ité russe de Kazan, Nikolaï Lobatchevski (1792-1856), et par un officier de l'armée austro-hongroise en garnison en Transylvanie, Janos Bolyai (1802-1860). Si les premières interventions de Gauss dans ce domaine sont manifestement antérieures à celles de ses deux rivaux, en revanche elles n'appara issent que dans quelques passages de sa correspondance et, ne s'étant concrétisées par aucune publication, n'eurent qu'une influence limitée. Quant à Lobatchevski et à Bolyai, leurs premières réflexion s sur le postulat des parallèles semblent être intervenues de façon quasi simultanée, vers 1823. Mais, après une tentative infructueuse en 1826, les premiers articles consacrés par Lobatchevski à la géométrie non-euclidienne parurent en 1829 dans une revue de Kazan à faible diffusion, tandis que J. Bolyai ne présenta ses idées que trois ans plus tard, en 1832, dans un "Appen dix " au premier volume d'un traité de mathém atiques en latin publié à Marosvâ sârhely par son père F. Bolyai. Certains auteurs ont pensé que cette quasi-simultanéité dans la découverte d'une branche nouvelle de la géométr ie résultait d'une influence exercée par Gauss sur ses deux rivaux, mais il semble qu'il y eut indépendance totale de ces trois créateur s dans la genèse de la géométr ie noneuclidienne. Pour approfondir les motivations des acteurs de cette révolution dans les principes de la géométrie, et les raisons de l'incomp réhensio n qu'ils rencontr è-

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rent, il importe de réunir une documentation aussi complète que possible, qu'il s'agisse de publications, de manuscrits, de correspondances ou de témoignages divers. C'est à une telle tâche concernant Lobatchevski que se sont attachés depuis plus d'un siècle de nombreux historiens russes ou soviétiques, faisant ainsi oublier la tenace hostilité que le grand géomètre rencontra dans son pays de son vivant. Si la plupart de leurs travaux sont en langue russe, un nouvel ouvrage récemment publié en traduction française permet enfin d'avoir indirectement accès aux travaux des historiens soviétiques, apportant ainsi d'importants compléments à notre connaissance de la vie, de la personnalité et de l'oeuvre de Lobatchevski 1. Il s'agit en effet d'une traduction de l'importante étude consacrée à la vie et à l'oeuvre de l'illustre géomètre par Véniamin Kagan (1944; 2e éd. 1948), dont la mise à jour réalisée par le pr Boris Laptiev, directeur du Centre de recherches de mathématiques et de mécanique de l'université de Kazan, tient compte aussi bien de différents éléments nouveaux que de l'évolution récente de la géométrie non-euclidienne. Ce livre surclasse les autres biographies de Lobatchevski par la qualité et la richesse de sa documentation, par l'importance accordée à la peinture de l'époque, par l'analyse attentive des diverses activités du grand géomètre, par l'exposé, à la fois accessible et précis, qui est fait de la préhistoire, de la naissance et du développement de la géométrie noneuclidienne et par l'importance de sa partie bibliographique2 . Le corps de l'ouvrage est précédé d'une brève chronologie de la vie et de la carrière de Lobatchevski et d'une introduction situant les progrès successifs de la recherche documentaire concernant sa biographie. L'ouvrage lui-même se subdivise en six grandes parties : 1. Années d'enfance et d'études; 2. Avant la géométrie non-euclidienne ; 3. Création de la géométrie non-euclidienne ; 4. Lobatchevski dans la fleur de l'âge; son activité administrative et publique; 5. Lobatchevski au déclin de sa vie ; 6. La géométrie non-euclidienne avant et après Lobatchevski. La lecture de cet ouvrage révèle à quel point la vie de Lobatchevski est intimement liée aux cinquante premières années de l'université de Kazan et montre comment l'âpre et pénible effort qu'il mena pendant trente années, de 1826 à sa mort en 1856, pour tenter de faire reconnaître la validité 1. V. Kagan, Lobatchevski, Moscou, Editions Mir, 1974, 411 p. 2. Une première bibliographie concernant les fondements de la géométrie, la vie et !'oeuvre de Lobatchevski a été établie par G.B. Halsted (en 1878-1879); une bibliographie analogue, beaucoup plus complète, a été publiée à Moscou en 1952 par V. Guérassimova et complétée en 1956 par Y. M. Gayduk. Quant à la géométrie non-euclidienne elle-même, sa bibliographie a été établie par D.M.Y. Sommerville (London, 1911; 2c éd., New York, 1970) et complétée en 1942 par H.S.M. Goxeter (Toronto, 1942; 3e éd., 1957). Ces ouvrages sont cités au début de la partie bibliographique de l'ouvrage de Kagan (393), cependant qu'une cinquantaine d'études importantes concernant la biographie et l'époque de Lobatchevski le sont aux p. 397-400 de cet ouvrage, précédant les références concernant les Eléments d'Euclide (400-401), la préhistoire de la géométrie non-euclidienne (401-404), un choix d'exposés de cette géométrie (404-406) et une bibliographie sélective d'études ultérieures concernant l'évolution de la géométrie lobatchevskienne, les fondements de la géométrie et les applications de la géométrie non-euclidienne à la mécanique, à la physique et à la cosmologie (406-411).

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et l'importance de son oeuvre géométrique n'est que l'un des multiples aspects de son activité de mathématicien, de professeur, d'administrateur et de citoyen. Né dans une famille modeste de Nijni-Novgorod (l'actuelle Gorki) le 20 novembre (1er décembre) 1792, Nikolaï Ivanovitch Lobatchevski entra au Gymnasium de Kazan en 1802 et fut admis en 1837 à la nouvelle université créée en 1804 dans cette ville, alors principale métropole de Russie orientale. Reçu à la maîtrise de sciences physiques et mathématiques en août 1811, il poursuivit sa formation sous la direction du mathématicien M. Bartels et de l'astronome 1. Littrow. Nommé professeur adjoint en 1814, puis professeur suppléant en 1816 et professeur titulaire en 1822, Lobatchevski fit ainsi toute sa carrière à l'université de Kazan, où, jusqu'en 1846, il eut successivement à enseigner les branches les plus diverses des mathématiques pures et appliquées, du calcul infinitésimal et de la géométrie à l'hydrodynamique et à l'astronomie3 . Parallèlement, il exerça d'importantes responsabilités administratives dans le cadre de l'université. Déchargé de ses cours en 1846, il fut nommé adjoint au recteur de l'Académie de Kazan, poste qu'il abandonna pour raison de santé deux mois avant sa mort. En dehors de deux articles généraux consacrés à des problèmes d'éducation, son oeuvre comporte 13 publications scientifiques diverses d'algèbre, analyse mathématique, calcul des probabilités, mécanique ou astronomie (dont un manuel d'algèbre), 6 mémoires concernant la géométrie non-euclidienne ainsi qu'un manuel de géométrie rédigé en 1823 et resté inédit jusqu'en 1909 et un premier mémoire de géométrie non-euclidienne dont le texte est perdu. Rappelons que les Oeuvres de Lobatchevski ont été l'objet de deux éditions, l'une en deux volumes, consacrée aux seuls travaux géométriques (Kazan, 1883-1886) et l'autre, beaucoup plus complète, en cinq volumes (Polnoe sobranie sochinenii; Moscou 1946-1951)4 , sans compter plusieurs éditions partielles consacrées pour l'essentiel à ses travaux géométriques, deux entraduction allemande de F. Engel (Leipzig, 1898) et de H. Liebmann (Leipzig, 1904), les deux autres en russe (Moscou, 1956)5 . 3. Dans sa partie biographique, l'ouvrage de V. Kagan évoque l'évolution, au cours de cette période, du climat politique à l'université de Kazan et dans l'administration universitaire russe. Pour le climat du début de la carrière de Lobatchevski, on trouvera d'utiles compléments dans un ouvrage récemment réédité d'Alexandre Koyré, La philosophie et le problème national en Russie au début du Xlx" siècle, Paris, Gallimard, 1976 (Idées). 4. Le vol. 1 de l'édition de Kazan réunit les oeuvres géométriques publiées par Lobatchevski, en langue russe, le vol. 2 ses travaux en allemand et en français. L'édition de Moscou regroupe les travaux géométriques de Lobatchevski dans ses vol. 1-3, ses oeuvres algébriques dans son vol. 4 et ses travaux en analyse, calcul des probabilités, mécanique et astronomie dans son vol. 5. 5. La bibliographie de l'ouvrage analysé donne les références précises de ces éditions (393395), ainsi que celles des publications originales de Lobatchevski et de leurs traductions éventuelles: travaux de géométrie (7 références, 395-396), travaux d'algèbre, d'analyse mathématique, de calcul des probabilités et d'astronomie (13 références, 396-397), travaux divers (2 références, 396).

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Chronologiquement, les écrits géométriques de Lobatchevski qui nous sont parvenus ou ceux dont l'existence est attestée s'échelonnent entre les années 1823 et 1855. 1. En 1823, Lobatchevski soumet aux autorités universitaires le manuscrit d'un manuel en langue russe intitulé Géométrie, dont la structure manifeste une nette prise de conscience de l'importance et du caractère particulier du postulat des parallèles. Cette orientation explique en partie le rapport très défavorable dont il fut l'objet, rapport qui empêcha sa publication à l'époque. Edité à Kazan en 1909, il a été réédité en 1951, puis en 1956. Cet ouvrage dont aucune traduction ne semble exister révèle en particulier la grande influence exercée sur Lobatchevski par les géomètres français, de d'Alembert à Legendre et Lacroix.

2. Le 11 (23) février 1826, Lobatchevski présente devant la Faculté physicomathématique un mémoire en langue française intitulé Exposition succincte des principes de la géométrie avec une démonstration rigoureuse du théorème des parallèles (sic), qui contient un premier exposé des principes d'une géométrie non-euclidienne. Ce mémoire, resté inédit, est actuellement perdu, mais, d'après Lobatchevski lui-même, l'essentiel de son contenu se retrouve dans le mémoire suivant. 3. En 1829-1830, Lobatchevski publia dans une série de fascicules d'une revue culturelle de Kazan un exposé en langue russe de sa théorie (Des principes de la géométrie, Messager de Kazan, février, mars, avril, novembre, décembre 1829 ; mars, avril, juillet et août 1830). Ce premier exposé publié des principes de la géométrie non-euclidienne a été traduit en allemand par F. Engel (Leipzig, 1898). Il fut l'objet de violentes attaques de la part de différents critiques dont M. Ostrogradski, le plus célèbre des mathématiciens russes de l'époque. 4. En 1835, Lobatchevski publia dans les Mémoires de l'Université de Kazan récemment créés un nouvel exposé en langue russe de la géométrie noneuclidienne. Il en rédigea une version française qui fut publiée dans le Journal de Crelle, sous le titre de " Géométrie imaginaire ". 5. En 1836, Lobatchevski publia pour cette même revue un mémoire complémentaire en langue russe d"' Application de la géométrie imaginaire à certaines intégrales " qui fut traduit en allemand par A. Liebermann (Leipzig, 1909). 6. De 1835 à 1838, pour essayer de surmonter l'incompréhension et l'hostilité rencontrées par ses premières publications, Lobatchevski entreprit la publication dans les Mémoires de l'Université de Kazan d'un nouvel exposé plus développé de ses idées. Cette étude a été l'objet d'une traduction française de F. Mallieux (Liège, 1900). 7. En 1840, Lobatchevski tenta de faire connaître ses idées à l'étranger en éditant à Berlin une brochure en langue allemande intitulée Geometrische

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Untersuchugen zur Theorie des Parallellinien. La publication en 1866 d'une traduction française de ce texte par J. Houël (" Etudes géométriques sur la théorie des parallèles par N.-I. Lobatchevsky, suivies d'un extrait de la correspondance de Gauss et de Schumacher ", Mém. Soc. sci. phys. et nat. Bordeaux, t. IV, 1866, 83-128) marquera les débuts d'une véritable diffusion de la théorie de Lobatchevski, entraînant en particulier la publication en 1868 d'une traduction russe par A. Letnikov dans let. III du Recueil mathématique de l'université de Moscou et la décision du Conseil de l'université de Kazan de rééditer toute l'oeuvre géométrique de Lobatchevski. Considéré par V. Kagan comme l'exposé le plus accessible de la théorie de Lobatchevski, ce texte est de sa part l'objet d'une analyse particulièrement détaillée. 8. Enfin, en 1855, à l'occasion du cinquantenaire de l'université de Kazan, Lobatchevski publia un nouvel exposé en langue russe de sa théorie (Bull. Univ. Kazan, 1855, fasc. 1, 1-76) dont il donna en 1856 une version française: " Pangéométrie ou précis de géométrie fondé sur une théorie générale et rigoureuse des parallèles ", réédité à Paris en 1895. Il apparaît ainsi que, de ces huit travaux géométriques de Lobatchevski, l'un est perdu (n° 2) et les sept autres réédités dans ses Oeuvres. De ces derniers, quatre existent en version ou en traduction française (n° 4, 6, 7 et 8), deux autres en version allemande (n° 3 et 5). Seule la Géométrie de 1823 n'a été l'objet d'aucune traduction. L'étude de l'oeuvre du grand géomètre apparaît donc accessible pour l'essentiel sans impliquer en principe la nécessité préalable de connaître la langue russe. Cependant l'interprétation précise des écrits de Lobatchevski, en dehors peut-être de ses Recherches de 1840 (notre n° 7), demande des efforts considérables d'analyse et de compréhension qui, dans beaucoup de cas, n'ont été menés à bonne fin que par ses éditeurs et commentateurs de langue russe. Les historiens des mathématiques qui, faute de pratiquer cette langue, ne peuvent utiliser directement l'édition moderne des Oeuvres complètes de Lobatchevski qui rassemble et coordonne ces commentaires tireront donc le plus grand profit de la consultation de l'édition française récente de la monographie de V. Kagan. Cet ouvrage analyse en effet les différentes publications du grand géomètre en les situant à la fois dans l'ensemble de son oeuvre et dans l'évolution générale de la pensée géométrique et en signalant et éclairant les difficultés principales de lecture et d'interprétation. La double compétence historique et mathématique, de son auteur, lui permet de tirer parti de tous les éléments documentaires intéressant aussi bien Lobatchevski et son époque que les divers aspects concernés de l'histoire de la géométrie et de présenter d'une façon à la fois simple et rigoureuse les lignes directrices de la genèse, du développement et des applications de la géométrie non-euclidienne. Si l'accent est mis bien évidemment sur les contributions personnelles de Lobatchevski, l'apport de ses précurseurs n'est nullement sousestimé. De même, l'effort parallèle des deux autres créateurs de la géométrie non-euclidienne, Gauss et Bolyai, et celui, complémentaire, de Bernhard Rie-

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mann, se trouvent situés par rapport à celui du géomètre russe. Concernant la diffusion tardive des géométries non-euclidiennes qui ne se réalisa qu'à partir de 1866, soit plusieurs années après la mort de ses trois protagonistes, l'ouvrage de Kagan souligne en particulier le rôle joué par la publication, en 1863, du volume 5 de la correspondance de Gauss avec l'astronome danois J. C. Schumacher, volume contenant plusieurs jugements très favorables de Gauss à l'égard de l'oeuvre de Lobatchevski. Il montre également comment la publication en 1866 de la traduction française des Recherches de 1840 (n° 7) par un professeur de mathématiques de l'université de Bordeaux, Guillaume Jules Houël (1823-1886), a efficacement contribué à faire reconnaître la validité de la géométrie non-euclidienne et l'importance de l'oeuvre de Lobatchevski6. V. Kagan évoque également l'enchaînement des travaux ultérieurs qui permirent l'approfondissement des géométries non-euclidiennes - la géométrie hyperbolique de Gauss-Lobatchevski-Bolyai et la géométrie elliptique fondée dans un mémoire posthume de B. Riemann datant de 1854 mais publié seulement en 1867 par R. Dedekind7 - leur interprétation, leur insertion dans l'édifice de la mathématique moderne et leurs applications très variées à la théorie des fonctions, à la mécanique, à la physique théorique et à la cosmologie. Cette présentation permet ainsi de replacer l'oeuvre de Lobatchevski dans la perspective générale de la refonte des fondements et de l'architecture des mathématiques amorcée dans les années 1870. Cependant, la diffusion tardive mais rapide des idées de Lobatchevski entre 1866 et 1872 n'est qu'un aspect particulier d'une phase décisive de l'histoire des mathématiques. Celle-ci, qui n'a pas encore fait l'objet de l'étude d'ensemble approfondie qu'elle mériterait, est marquée par la brusque convergence au cours de cette brève période d'une floraison d'idées d'origines diverses conduisant à une rénovation d'ensemble de l'édifice mathématique. Si certaines de celles-ci étaient issues de travaux récents, d'autres, comme le principe des géométries non-euclidiennes ou la théorie des groupes, remontaient à plus d'un tiers de siècle; restées jusqu'alors à l'écart du développement d'ensemble des mathématiques, elles commencent alors à trouver leur place véritable, leur signification et leur importance dans cette rencontre et cette interpénétration. Ainsi les écrits de Gauss, Lobatchevski, Bolyai, Riemann et Helmholtz relatifs à la géométrie non-euclidienne se trouvent-ils alors éclairés non seulement par 6. A partir de 1866, Houël se consacra avec passion à la diffusion des principes des géométries non-euclidiennes et à la publication de traductions des travaux les plus importants de J. Bolyai, B. Riemann, H. von Helmoltz, F. Beltrami, etc. Les Archives de l'Académie des sciences de Paris conservent une précieuse correspondance qu'il échangea à partir de 1863 avec les principaux spécialistes de géométrie non-euclidienne. 7. B. Riemann, "Über die Hypothesen, welche der Geometrie zu Grunde Liegen ", Gottinger Abhandlungen, vol XIII, 1968 ; Id., in Gesammelte mathematische Werke, Leipzig, 1876, 272-287. Trad. fr. par J. Houël, "Sur les Hypothèses qui servent de fondement à la géométrie'', Annali di matematica .. ., 2e s, t. 4, 1870, 303-326. Autre traduction in B. Riemann, Oeuvres mathématiques, trad. L. Laurel, Paris, 1898, 280-299.

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leur confrontation avec diverses conceptions nouvelles d'ordre géométrique issues des travaux de Poncelet, von Staudt, Minding, Grassmann, Riemann, etc., mais aussi par l'intervention de la théorie des groupes et de la théorie des invariants suscitée par les recherches de Galois, Jordan, Klein, Lie, Cayley, etc. C'est cette convergence qui permet à Felix Klein d'intégrer tout naturellement les géométries non-euclidiennes dans la nouvelle architecture géométrique qu'il élabore en 1872 dans son célèbre Programme d'Erlangen 8 . Dès lors, bien que certaines difficultés ne soient pas encore définitivement résolues, ces géométries entrent de plain-pied dans l'édifice mathématique et quelques années plus tard seulement, entre 1881 et 1884, un jeune mathématicien, Henri Poincaré, en démontrera la fécondité en les utilisant au cours de la création de la théorie des fonctions automorphes ou fuchsiennes. Depuis lors, ces géométries ont joué un rôle fécond dans la fondation de la Relativité restreinte et de la Relativité générale et intervinrent dans diverses théories physiques contemporaines et dans certaines études cosmologiques. Aussi, bien que la diffusion soudaine des géométries non-euclidiennes au cours de la période 1866-1872 ne soit que l'un des facteurs de la profonde révolution qui s'ébauche alors dans l'ensemble des mathématiques, cependant il est incontestable qu'elle a amorcé une profonde évolution de la géométrie et que ces idées nouvelles ont favorisé le renouvellement des fondements de plusieurs branches des mathématiques et joué " un rôle de premier plan dans les sciences de la nature les plus importantes ".

8. F. Klein, Vergleichende Betrachtungen über neuere geometrische Forschungen, Erlanger Programm, 1872; Id. in Math. Ann., t. 43, 1893. Trad. fr.: "Considérations comparatives sur les recherches géométriques modernes", Ann. Ec. Norm. Sup., 1893, 87-102 et 172-210. Cette traduction a été récemment rééditée: F. Klein, Le programme d'Erlangen, Paris, Gauthier-Villars, 1973 (Discours de la méthode) avec une préface de J. Dieudonné et une étude de F. Russo sur Groupes et géométries. La genèse du programme d'Erlangen de Felix Klein.

PIERRE SERGESCU

(1893-1954): SON OEUVRE EN HISTOIRE DES

SCIENCES ET SON ACTION POUR LA RENAISSANCE DES ARCHIVES INTERNATIONALES D'HISTOIRE DES SC!ENCES 1

Parmi les personnalités qui ont joué un rôle particulièrement important dans le développement de l'histoire des sciences au cours de ces cinquante dernières années, le mathématicien et historien des mathématiques roumain Pierre Sergescu (1893-1954) tient une place de tout premier plan. Entre 1946 et 1954, cet homme modeste et dévoué a en effet joué un rôle essentiel, aussi bien dans la réorganisation de la collaboration internationale entre les historiens des sciences, interrompue par la seconde guerre mondiale, que dans le lancement, la rédaction et la direction des Archives internationales d'Histoire des Sciences, revue destinée à prendre la suite et le relais de la revue Archeion, dirigée par Aldo Mieli de 1929 à 1943. Pour mieux cerner les modalités et les motivations de l'action exemplaire de Pierre Sergescu, il importe de replacer celle-ci dans le cadre d'une rapide présentation de sa vie, de sa carrière et de son oeuvre en histoire des sciences. Cette présentation sera fondée à la fois sur les principales études antérieures consacrées à Pierre Sergescu 2, sur ses publications3 , sur les documents officiels 1. Texte présenté au Colloque " Personnalités, méthodes et problèmes de l'histoire des sciences. Cinquante ans d'une discipline entre sciences de l'homme et sciences de la nature" (Rome, Istituto della Enciclopedia Italiana, 4-6 juin 1986). 2. Les principales notices nécrologiques concernant P. Sergescu sont celles de F.S. Bodenheimer (AIHS, 8 [1955], 3-4); R. Taton (Rev. Hist. Sei., 8 [1955], 77-80); A. Reymond (Enseignement mathématique, 1 [1955], 21-29) et G. Sarton (Journ. Hist. Med., 10 [1955], 421-425). Par ailleurs, un recueil d'études concernant la vie, !'oeuvre et les différentes activités de Sergescu a été publié en 1968 dans let. 55 de la revue Janus (1-73) et sous forme d'une brochure séparée: Pierre Sergescu, 1893-1954, Leiden, E.J. Brill, 1968, 74 p. En voici le sommaire: M. Karsterska (Mme Sergcscu), "Paroles caractéristiques de Pierre Sergescu" (1-2); G. St. Andoni, "Pierre Sergescu (1893-1954)" (3-11); V. Issarnescu, "Pierre Sergescu, son adolescence à Turnu Severin" (12-19); R. Talon, "Pierre Sergescu, artisan de la collaboration internationale en histoire des sciences" (20-29) ; P. Costabel, " Pierre Sergescu, directeur des Archives internationales d'histoire des sciences" (30-36) ; J. Itard, "Pierre Sergescu, historien des mathématiques" (3745); P. Montel," Petre Sergescu mathématicien" (46-49); G. Bouligand, "Le directeur d'études et son rayonnement" (50-53) ; S. Piccard, "Une noble figure de savant : Petre Sergescu" (5458) ; A. Gloden, "Pierre Sergescu et l'histoire des sciences au Grand-Duché du Luxembourg" (59-60); A. Cortesâo, "Adresse" (61); W. Sierpinski," Témoignage" (62); "Bibliographie des publications de Pierre Sergescu" (64-73: 161 titres). Dans la suite, nous nous référerons à certaines de ces études par les noms de leurs auteurs et les pages correspondantes de la brochure ou du fascicule de Janus cités. 3. Voir la liste de ces publications dans la brochure citée ci-dessus, note 2, p. 64-73.

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relatifs à certaines de ses activités4 et enfin sur des souvenirs personnels de la période 1946-1954. Né en Roumanie, à Turnu Severin, petite ville proche des célèbres Portes de Fer, Pierre Sergescu5 fit ses premières études à l'école primaire et au lycée Trajan de sa ville natale. Entre 1912 et 1916, il suivit les cours de l'Université de Bucarest où il passa la licence de mathématiques et celle de philosophie, tout en obtenant le diplôme du Conservatoire de musique, marquant ainsi, dès ses débuts, l'étendue et la richesse de sa culture et de sa curiosité intellectuelles et artistiques. Ayant ensuite fait campagne pour l'engagement de la Roumanie aux côtés des Alliés, il fut arrêté et détenu dans un camp de Bulgarie pendant 18 mois, premier épisode de la lutte farouche qu'il mena à différentes reprises en faveur de l'indépendance de sa patrie6. La guerre finie, il vint à Paris pour parfaire ses études de mathématiques. Tout en obtenant la licence française de mathématiques, en 1922 il suivit le cours d'histoire des mathématiques de Pierre Boutroux au Collège de France, s'initiant ainsi à une nouvelle discipline à laquelle il devait ultérieurement consacrer une partie importante de ses recherches. De retour en Roumanie, il soutint une brillante thèse de mathématiques sur les noyaux symétrisables7 et fut nommé peu après professeur suppléant à l'Université et à l'Ecole polytechnique de Bucarest. Nommé en octobre 1926 professeur de géométrie analytique à l'Université de Cluj, il conserva ce poste jusqu'en 1943, où il fut nommé professeur de géométrie analytique à l'Ecole polytechnique de Bucarest, établissement dont il assuma la lourde charge de direction de 1945 à août 1946, date de son départ définitif pour la France8. Entre 1922 et 1943, Pierre Sergescu publia près d'une cinquantaine de notes et d'articles de mathématiques: théorie des noyaux symétriques ou symétrisables, analyse générale, algèbre, théorie des nombres, analyse combinatoire, etc. dans des périodiques roumains ou dans des revues internationales 9 . Il contribua également à la fondation en 1929 de la première grande revue mathématique roumaine, Mathematica, dont il fut le principal animateur et souvent même le mécène. Il prit également une grande part à l'organisation des premiers con-

4. Ces différents documents ont été publiés dans les fascicules successifs des Archives interna-

tionales d'histoire des sciences. Nous nous y référerons sous la forme abrégée AIHS, suivie de

l'indication du numéro, de l'année et des pages correspondantes. Certains renseignements complémentaires se trouvent réunis dans le Directory/Annuaire de l'Académie internationale d'histoire des sciences, édité par J.D. North (Roma, Istituto della Enciclopedia Italiana, 1985). 5. Tout en conservant son prénom roumain original, Petre, dans ses relations avec ses compatriotes et dans ses écrits en langue roumaine, Sergescu adopta très tôt la version francisée de ce prénom, aussi bien dans ses relations internationales que dans ses nombreuses publications en langue française. 6. V. Issarnescu, Janus, 12-18. 7." Bibliographie des publications de Pierre Sergescu ",Janus, 64 (n° 5). 8. V. Issarnescu, Janus, 18-19; P. Montel, Janus, 46-48. 9. "Bibliographie ... ", Janus, 64-67 (n° 1-50).

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grès mathématiques roumains (1929, 1932 et 1945) et participa à de nombreuses autres réunions mathématiques nationales ou internationales en Pologne, en Tchécoslovaquie ou en France 10 . Séjournant d'ailleurs presque chaque année à Paris à l'occasion des vacances universitaires, il participa, à partir de 1932 environ, à l'activité du groupe d'historiens des sciences constitué autour d' Aldo Mieli, animateur très efficace qui, réfugié d'Italie, assumait la direction de la revue Archeion et venait de fonder l'Académie internationale d'histoire des sciences 11 . Pierre Sergescu ne pouvait qu'être séduit par l'esprit de coopération internationale qui animait l'équipe constituée autour de Mieli au 12 rue Colbert, dans les locaux du Centre international de synthèse, et dont H. Metzger et P. Brunet étaient les membres les plus assidus. P. Sergescu, qui avait déjà auparavant publié plusieurs articles concernant l'histoire récente des mathématiques, commença dès lors à aborder des recherches plus générales d'histoire des sciences. La publication, en 1933, d'une importante étude sur l'histoire des mathématiques en France aux xrxe et xxe siècles lui valut un renom mérité 12 que consacrèrent bientôt sa désignation à la présidence de la section d'histoire des sciences du Congrès des sciences historiques de Varsovie (1933) et son élection comme correspondant (2 mars 1934), puis comme membre effectif (4 mars 1935) de l'Académie internationale d'histoire des sciences (A.I.H.s.) 13 , animée par son secrétaire perpétuel Aldo Mieli. Il participa activement au me Congrès international d'histoire des sciences (Lisbonne, sept.-oct. 1934), ainsi qu'au rve (Prague, sept. 193 7), au cours duquel il fut désigné comme l'un des vice-présidents de 1' A.I.H.S. Plusieurs importants travaux, consacrés pour la plupart à l'histoire des mathématiques en France ou en Roumanie, jalonnent cette période d'avant-guerre où Sergescu, tout en déployant déjà de grands talents d'animateur, partage ses activités de recherche entre les mathématiques et l'histoire des sciences, et assume par ailleurs la responsabilité d'un enseignement de mathématiques à plein temps. Le Moyen Age, la fin du xvne siècle et la période de la Révolution française l'attirent tout particulièrement. Bien que ses publications soient, dans ce domaine, orientées surtout vers une histoire des mathématiques assez technique, on sent, dès cette époque, le souci, qui se renforcera beaucoup par la suite, de les intégrer dans un panorama de l'histoire générale des sciences, voire des aspects divers de l'histoire. Par ailleurs, si Pierre Sergescu, dans la vie courante, manifeste des convictions politiques, philosophiques et religieuses très assurées, il s'efforce dans ses recherches historiques d'en faire totalement abstraction et de ne fonder ses jugements que sur des arguments purement scientifiques. Certes, la réflexion 10. P. Montel, Janus, 46-48. 11. P. Sergescu," Aldo Mieli ",AIHS, 3, n° 11 (1950), 517-535; Id.," Pour le 25e anniversaire del' Académie internationale d'Histoire des Sciences'', Actes du VIIe Congrès International d'Histoire des Sciences, Jérusalem (4-12 août 1953) (Paris, s.d. [1954]), 31-45. 12. J. Itard, Janus, 39. 13. G. St Andoni, Janus, 7-9; J.D. North, Directory ... (op. cit., note 4), 140.

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philosophique est pour lui l'un des principaux moteurs de l'esprit humain, mais il connaît suffisamment les dangers d'une recherche historique trop éloignée de la science en développement pour ne pas s'en prémunir 14 . Mais, au moment même où Sergescu abordait une participation plus active à la vie internationale de l'histoire des sciences, l'horizon politique commençait à s'assombrir dangereusement et l'essor de la coopération scientifique internationale allait bientôt être interrompu par l'invasion de la Tchécoslovaquie (1938), puis par le déclenchement de la seconde guerre mondiale. Vivant dans un pays dont le gouvernement se trouvait de plus en plus soumis à l'influence du Reich hitlérien, Sergescu manifesta à plusieurs reprises son indépendance d'esprit et son courage; c'est ainsi que le 14 juillet 1940, date symbolique, il rendit un hommage public à la France, alors occupée, que, peu après, il émit une protestation indignée contre l'assassinat de son maître Nicolas Iorga et qu'il s'éleva contre la cession du nord de la Transylvanie à la Hongrie, transfert qui l'obligea d'ailleurs à suivre sa Faculté en exil à Timi~oara en abandonnant précipitamment une grande partie de ses biens et de sa bibliothèque15. Dès la fin de la guerre, Sergescu s'efforça de rendre un nouvel élan aux relations scientifiques internationales. Il désirait en particulier ranimer l'activité de l'A.I.H.S., en quasi-sommeil depuis le départ pour l'Argentine à la fin de 1938 de son secrétaire perpétuel, Aldo Mieli. En effet, si ce dernier avait poursuivi pendant quelque temps l'édition de sa revueArcheion dans son pays d'accueil, celle-ci, réalisée en langue espagnole comme publication de l'Universidad del Litoral à Santa Fé, ne dépendait plus de l'Académie et s'était interrompue en 1943. Mais les lourdes charges que Sergescu assumait comme recteur de l'Ecole polytechnique de Bucarest et les obstacles politiques et idéologiques de plus en plus marqués qui séparaient son pays du monde occidental réduisaient ses possibilités d'intervention et l'efficacité de ses initiatives. Aussi accepta-t-il volontiers l'invitation qu'il reçut en juillet 1946 de participer au prochain congrès de l 'Association française pour l'avancement des sciences, association aux travaux de laquelle il avait déjà contribué à plusieurs reprises. Arrivé à Paris fin août 1946 pour un séjour de durée limitée, il s'y fixa en fait définitivement. Il est vrai qu'il allait ainsi pouvoir reprendre ses recherches historiques et jouer un rôle international plus actif. Son arrivée se situait en effet à un moment crucial où s'amorçaient, à Paris même, d'importantes négociations en vue de réorganiser l'ensemble des organismes de coopération scientifique internationale. Créé à la suite d'une réunion tenue en novembre 1945 à Londres, un nouvel organisme dont le siège était fixé à Paris, !'Unesco, avait en effet entrepris, dès avant sa constitution officielle (novembre 1946), 14. J. Itard, Janus, 37-45; "Bibliographie ... ", Janus, 67-71 (n° 51-136). 15. V. Issarnescu, Janus, 18-19; G. Bouligand, Janus, 51-52.

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des pourparlers en vue d'une réorganisation et d'un renforcement de l'ensemble des structures scientifiques internationales. Le moment semblait donc venu pour tenter de réanimer l' A.I.H.S. et de l'intégrer dans le cadre de la nouvelle organisation en préparation 16 . Fixé en Argentine et malade, le secrétaire perpétuel de l'Académie, Aldo Mieli, chargea le président en exercice, Arnold Reymond, de le suppléer dans la lourde tâche de reconstitution de l'Académie et d'organisation de son prochain congrès. En accord avec P. Sergescu, seul vice-président en exercice, et avec les anciens présidents Ch. Singer et Q. Vetter, A. Reymond décida tout d'abord de confier les fonctions de secrétaire-trésorier et d'archiviste-bibliothécaire qu'assumait la regrettée Hélène Metzger, décédée en déportation en 1944, respectivement à J.-A. Vollgraff de Leyde et à P. Brunet de Paris. Il chargea ensuite les deux responsables de l'Académie demeurant à Paris, P. Sergescu et P. Brunet, de prendre contact avec les représentants de l'Unesco intéressés par la réorganisation des organismes scientifiques internationaux. Aussi, au cours de l'automne de 1946, P. Brunet et P. Sergescu eurent plusieurs entretiens importants avec J. Needham et A. Cortesao de l'Unesco, ainsi qu'avec A. Establier qui mettait alors la dernière main à un accord de coopération entre l'Unesco et le Conseil international des Unions scientifiques (r.c.s.u.), qui fédérait déjà plusieurs grandes Unions scientifiques internationales. Ils comprirent que l'intérêt profond de la communauté internationale des historiens des sciences leur imposait de tenter leur intégration au sein de la grande famille scientifique représentée auprès de !'Unesco par 1 'r.c.s.u. Aussi, voyant que ces deux organismes ne pouvaient reconnaître comme représentant officiel d'une discipline une académie composée de membres recrutés à vie par cooptation, envisagèrent-ils la création, aux côtés de 1 'A.I.H.S. et en liaison étroite avec elle, d'une Union internationale d'Histoire des Sciences, constituée, sur le modèle des Unions similaires, par des groupes nationaux désignés par les organismes officiels des pays adhérents. Cette u.r.H.S. pourrait ainsi demander son affiliation à l'r.c.s.u. et, par cet intermédiaire, bénéficier de la reconnaissance officielle et du soutien matériel de !'Unesco et en faire bénéficier l' A.I.H.s. 17 Tels furent les grandes lignes d'un projet d'accord qui fut présenté au Conseil de l' A.I.H.S., puis discuté, mis au point et approuvé au cours d'une réunion tenue par ce Conseil les 18 et 19 décembre 1946 en présence de plusieurs représentants qualifiés de !'Unesco. Les projets de statuts de la nouvelle U.l.H.S. et les modifications à apporter à ceux de l'A.l.H.S. y furent également approuvés, en même temps qu'un arrangement provisoire prévoyait d'accepter au sein de l'U.1.H.S. certains groupes nationaux anciennement cons16. P. Sergescu, "Aldo Mieli" (op. cit. note 11), 530-534 ; Id.," Pour le 25e anniversaire ... " (op. cit. note 11), 37-38. 17. P. Sergescu, "Pour le 25e anniversaire ... ", 38-39.

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titués au sein de l 'Académie 18 . Pierre Brunet, qui avait joué un rôle déterminant dans les premiers contacts avec !'Unesco, étant ensuite tombé malade, c'est Pierre Sergescu qui, à partir de décembre 1946, fut le principal négociateur de l' A.I.H.S. dans la mise au point des accords définitifs de collaboration avec l'r.c.s.u. et l'Unesco, accords qui furent ratifiés par correspondance par les membres del' Académie dans les premiers mois de 194719 . Telle est l'origine du dualisme de l'organisation internationale de l'histoire des sciences, partagée depuis lors entre l' A.I.H.S. et l'U.I.H.S., devenue quelques années plus tard, en 1956, Division d'Histoire des Sciences de l'U.I.H.P.s. 2 Ce renforcement du statut international de l'histoire des sciences avait pu être obtenu en quelques mois grâce à la conjugaison des efforts de plusieurs hommes, tout d'abord les initiatives d'A. Reymond et de P. Brunet, puis l'accueil bienveillant de certains représentants de l'Unesco, en particulier Joseph Needham et Armando Cortesâo, favorables au développement de l'histoire des sciences, et enfin la volonté d'aboutir de Pierre Sergescu, associée à une grande ouverture d'esprit et à une disponibilité permanente.

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Avant de poursuivre cette rapide évocation d'une des étapes importantes de l'histoire de notre discipline, il est utile, pour en éclairer certains aspects, de situer les autres activités de Pierre Sergescu à cette époque où j'ai eu le grand privilège de faire sa connaissance et de bénéficier de ses encouragements et de ses précieux conseils. Commençant alors mes premières recherches d'histoire des mathématiques, j'ai trouvé en lui à la fois un historien et un mathématicien, doté d'une solide expérience, d'une vaste culture et d'une très grande largeur d'idées, toujours prêt à faire bénéficier de ses lectures et de ses réflexions, à discuter librement de n'importe quel problème, quitte à remettre en cause ses propres conceptions, et enfin tout disposé à faire partager par ses amis ses joies et ses préoccupations. Dans leur petit appartement parisien de la rue Daubenton, Pierre Sergescu et son épouse accueillaient, avec la même simplicité, la même cordialité et le même don d'eux-mêmes, mathématiciens et intellectuels français, savants et historiens étrangers de passage à Paris, émigrés d'Europe de l'est, jeunes Roumains arrivés en France sans ressources. Tous trouvaient chez eux l'occasion d'attachants contacts intellectuels et humains et une amitié prête à tous les dévouements, leur seule manifestation d'amour propre consistant à dissimuler leurs propres difficultés, la précarité de leurs ressources. En effet, privé très tôt du traitement qu'il recevait en Roumanie, il ne disposa dès 18. Circulaire adressée aux membres de l'A.I.H.S. le 15 janvier 1947 par A. Reymond, P. Brunet et P. Sergescu et lettre complémentaire de A. Reymond (AIHS, n° 1 [1947], 130-132) ; Procèsverbaux des réunions du Conseil del' A.I.H.S. des 18 et 19 décembre (1946) (ibid., 132-142); Statuts de l'Académie internationale d'Histoire des Sciences et de l'Union internationale d'Histoire des Sciences (ibid., 142-146). 19. Circulaire de A. Reymond, P. Branet et P. Sergescu du 15 janvier 1947, citée note 18 (AIHS, n° 1, 130-131). 20. Voir ci-dessous, note 44.

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lors que de ressources irrégulières et aléatoires : indemnités ou cachets accordés pour des conférences ou certains travaux, modestes droits d'auteur reçus par lui-même ou par son épouse, femme de lettres sous son nom de Marya Kasterska, et, assez tardivement, quelques aides accordées par des organismes publics ou privés. Ce n'est qu'en 1952 que sa nomination comme chargé de recherche au Centre national de la Recherche scientifique le libéra des soucis financiers, sans cesse renouvelés, qui le harcelaient depuis plusieurs années, sans d'ailleurs que la plupart de ses relations s'en aperçoivent21 . Malgré sa situation difficile, Pierre Sergescu manifesta une grande activité au cours de cette période. En dehors des très lourdes responsabilités d'ordre international qui lui furent confiées, et sur lesquelles nous reviendrons, il reprit en effet ses travaux personnels en histoire des mathématiques et en histoire des sciences, publiant près d'une quarantaine d'articles, notes ou brochures, ainsi qu'un petit ouvrage de caractère plus général : Coup d'oeil sur les origines de la science exacte moderne (Paris, 1951), qui reçut un excellent accueil. Il donna également des conférences dans différentes universités ou institutions françaises et étrangères et fit une active propagande pour le développement des études d'histoire des sciences. C'est ainsi qu'il organisa les réunions annuelles de la section d'histoire des sciences de l'Association française pour !'Avancement des sciences, qu'avec l'appui du pr Maurice Fréchet, il fonda le Séminaire d'histoire des mathématiques de l'Institut Henri Poincaré, toujours en activité. C'est ainsi également qu'il suscita l'organisation, au Palais de la Découverte de Paris, de conférences mensuelles d'histoire des sciences qui, de 1951 à 1968, donnèrent lieu à la publication de quelque 130 brochures dues aux meilleurs spécialistes internationaux. Mentionnons encore son active participation à l'organisation de plusieurs importantes expositions au Palais de la Découverte : Pascal, Léonard de Vinci, les Systèmes du Monde, ainsi que les salles permanentes d'histoire des sciences. Travaillant fréquemment à ses côtés pendant cette période, j'ai pu apprécier à la fois sa grande compétence dans les différents domaines de l'histoire des sciences, son dévouement à toute épreuve, et surtout son souci permanent de contribuer de la manière la plus efficace à la diffusion de l'histoire des sciences et au développement de son enseignement sous les formes les plus diverses 22 . Ses efforts incessants et divers menés pendant longtemps dans des conditions difficiles avaient contribué à rendre son état de santé assez précaire. En août 1953, au cours du voyage de retour du vue Congrès international d'histoire des sciences qui s'était tenu à Jérusalem, il ressentit un assez grave malaise d'ordre cardiaque. Cependant cette alerte fut rapidement oubliée et, dès son retour à Paris, il reprit toutes ses occupations. Mais fin décembre 1953, 21. Souvenirs personnels. 22. G. St. Andoni, Janus, 5-9; J. ltard, ibid., 37-45; G. Bouligand, ibid., 52-53; S. Piccard, ibid., 56-58.

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une hémorragie cérébrale l'obligeait à un séjour de plusieurs mois à l'hôpital. Rentré chez lui en mars 1954 et soigné avec beaucoup de dévouement par Mme Sergescu, il vit peu à peu son état s'améliorer, ce qui lui permit de reprendre progressivement ses principales activités. Mais, au moment où sa convalescence semblait toucher à sa fin, il mourut subitement dans la nuit du 20 au 21 décembre 1954 23 . Cette disparition de cet homme simple, amical et dévoué, de cet historien probe et modeste, de cet animateur hors pair fut profondément ressentie aussi bien parmi les émigrés roumains qu'il avait aidés avec un extrême dévouement, parmi les nombreux disciples et amis qu'il avait su réunir et parmi toute la communauté internationale des historiens des sciences qu'il avait contribué à reconstruire et animer avec toute son énergie, sa patience et son désir profond d'éviter tout risque d'affrontement politique ou idéologique dans les relations scientifiques internationales. Pour terminer cette présentation de la vie et de l'activité de Pierre Sergescu, il reste à évoquer son action sur le plan international après les réformes de structure intervenues à la fin de 1946 et dans les premiers mois de 1947. A. Reymond ayant, le 20 février 1947, organisé de nouvelles élections à 1 'A.l.H.S., 7 nouveaux membres effectifs et 19 correspondants furent proclamés élus 24 . Enfin, la certitude d'un appui financier de l'Unesco ayant pu être obtenue, le 29 juillet 1947 les dirigeants de l'Académie purent annoncer la publication à partir du l°' octobre 1947 d'une nouvelle série d'Archeion sous le titre provisoire d'Archives internationales d'Histoire et de Philosophie des Sciences, avec A. Mieli comme directeur, P. Brunet comme secrétaire et Ch. Singer, G. Sarton, A. Cortesao et P. Sergescu comme membres du comité de direction. La même circulaire proposait également un programme de publication en diverses langues de " classiques de la science ", la création d'une série de commissions spécialisées, l'organisation de" groupes nationaux pour l'histoire et la philosophie des sciences " dans tous les pays, et invitait les membres del' Académie à participer aux travaux du vue Congrès international d'histoire des sciences qui devait être organisé par A. Reymond à Lausanne du 30 septembre au 5 octobre 194725 . Sans qu'aucun autre document ne le confirme, le choix du titre provisoire de la nouvelle revue et celui des groupes nationaux en cours de création, indiquent clairement qu'à ce moment, fin juillet 1947, sous certaines pressions, venues vraisemblablement de l'Unesco et de l'r.c.s.u., A. Reymond, P. Brunet et P. Sergescu, avaient finalement accepté l'idée de fédérer sur le plan international historiens et philosophes des sciences. Bien qu'il s'intéressât beaucoup à la philosophie des sciences, P. Sergescu, tout comme Aldo Mieli, souhaitait que l'histoire de la science soit aussi indépendante que 23. R. Taton, Janus, 29. 24. AIHS, n° 1, 147-150. 25. AIHS, n° 1, 150-151.

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possible des interprétations philosophiques et ne participe ni aux querelles idéologiques, ni à des discussions de caractère métaphysique. Aussi admettaitil que, dans leur organisation internationale, ces deux disciplines puissent être associées, mais en conservant une entière indépendance sur le plan scientifique. Pour éviter une trop grande augmentation du nombre de ses membres, l'Lc.s.u., avec le support de l'Unesco, désirait au contraire que ces deux disciplines soient représentées par une seule Union internationale. Tels sont les termes essentiels d'un débat qui, jusqu'en 195626 , sera repris dans toutes les réunions de conseil et les assemblées générales de l'U.I.H.S., ainsi que dans toutes ses discussions avec l'I.c.s.u. Toujours est-il qu'en 1947, le projet d'une Union internationale d'Histoire et de Philosophie des Sciences, évoqué dans la circulaire du 29 juillet 1947 citée plus haut, n'eut qu'une existence très éphémère, une partie des philosophes des sciences s'y étant opposés, dans l'espoir de pouvoir faire reconnaître officiellement une Union internationale consacrée à leur seule discipline. Aussi, bien que des discussions officieuses aient eu lieu à ce sujet dans le cadre du Congrès international d'histoire des sciences de Lausanne, aucune mention n'en est faite dans les comptes rendus officiels des réunions du Conseil et de l'Assemblée générale de l'Académie (1er, 3 et 4 octobre 1947)27 , ni dans celui del' Assemblée générale constitutive de l'U.I.H.S. (3 octobre) 28 , ni dans le 1er fascicule des Archives internationales d'Histoire des Sciences, publié en octobre 194729 . Au cours de ces différentes réunions, de nombreuses nominations furent faites, tant aux conseils de l'A.I.H.S. et de l'U.I.H.S. qu'à la direction du nouveau périodique créé pour succéder à Archeion30. Si Aldo Mieli conservait le secrétariat perpétuel de l'Académie et prenait le titre de directeur des Archives, ses responsabilités effectives étaient transmises à son ancien collaborateur Pierre Brunet, nommé secrétaire-adjoin t de l'Académie et secrétaire de la rédaction de la nouvelle revue. Quant à Pierre Sergescu, élu président de l'Académie pour la période 1947-1950, espérant une modification rapide du statut de son pays, il invita le prochain congrès international à se tenir à Bucarest31 , invita26. Cf. note 44. 27. AIHS, n° 2 Ganv. 1948), 314-316. 28. Ibid., 317-319. 29. Les fascicules immédiatement postérieurs ne font également aucune allusion à ces discus-

sions officieuses. 30. AIHS, n° 2, 315 et 317; ibid., n° 3, 506. 31.AIHS, n° 2, 315. Cette invitation, formulée au nom du groupe roumain d'histoire des sciences, avait été acceptée par les assemblées générales de l'A.I.H.S. et de l'U.I.H.S. Mais à la réunion du Conseil de 1 'A.I.H.S. du 20 mai 1948, Sergescu dit qu'il est encore trop tôt pour prendre des décisions définitives pour le Congrès international de 1950 et que " la question reste à l'ordre du jour de la réunion en 1949 du Conseil de l'Académie" (AIHS, n° 4 Liuil. 1948], 703). Effectivement, à sa réunion du 5 septembre 1949, ce Conseil décida que le Congrès de 1950 aurait lieu du 14 au 21 août à Amsterdam, sans qu'aucune mention soit faite dans le procès-verbal à l'invitation antérieure du groupe roumain (AIHS, n° 10 uanv. 1950], 140). Cf. également le procès-verbal de la réunion du Conseil de l'U.I.H.S., tenue les 6 et 7 septembre 1949 (ibid., 145).

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tion quelque peu aventurée à laquelle il devra bientôt renoncer. Simultanément, il est élu secrétaire exécutif de la nouvelle U.I.H.S., dont Ch. Singer est élu président, Aldo Mieli, suppléé par P. Brunet, en étant secrétaire général. Enfin, il est désigné comme l'un des 8 membres du Comité de rédaction des Archives, dirigé en principe par P. Brunet32 . La situation apparaît donc très claire, en apparence du moins. Par l'intermédiaire de Pierre Brunet, Aldo Mieli conserve la direction nominale de tous les organismes représentant l'histoire des sciences sur le plan international: l'Académie, l'Union et les Archives. Mais cette concentration de pouvoirs entre ses mains ne sera que très éphémère, et, en partie du moins, purement apparente. L'éloignement de Mieli, l'aggravation de son état de santé ne lui permettront pratiquement pas de suivre l'évolution des nouveaux organismes mis en place à Lausanne. Quant à son remplaçant désigné, Pierre Brunet, lui-même tombera gravement malade au printemps 1948 et devra pratiquement renoncer à l'exercice de ses responsabilités internationales33. Seul responsable habitant Paris, à proximité de l'Unesco avec qui l'U.I.H.S. doit demeurer en rapports très étroits, c'est en fait Sergescu qui, dès mars 1948, assumera la quasi-intégralité de celles-ci. Au cours de leur brève période de collaboration, P. Brunet et P. Sergescu avaient obtenu de Henri Berr, directeur du Centre international de synthèse, que le secrétariat de l'U.I.H.S. et la rédaction des Archives aient leurs sièges officiels dans les locaux du 12 rue Colbert à Paris qui avaient accueilli le secrétariat de 1 'A.I.H.S. dès sa fondation par Aldo Mieli en 1929 34 . C'est donc en cet Hôtel de Nevers, qui avait déjà joué un rôle très important dans les débuts de l'organisation internationale de l'histoire des sciences, que vont se fixer les centres administratifs des deux organismes et de la revue qui concrétisent la nouvelle organisation issue des réformes de 1947. C'est d'ailleurs dans ce même Centre, dans l'ancien bureau qu'occupait Aldo Mieli jusqu'en 1938, que Pierre Brunet avait mené de pair pendant près de deux ans ses travaux personnels, les discussions préliminaires à ses négociations avec l'Unesco et la réorganisation des structures de l'histoire des sciences en France, avec la fondation de la Revue d'histoire des sciences en octobre 1947 et celle du groupe français d'historiens des sciences le 11 décembre 194735 . C'est là également qu'à partir de septembre 1947, P. Sergescu tint la permanence hebdomadaire du secrétariat de l'U.I.H.S. avec P. Brunet. Mais à partir de mars 1948, l'indisponibilité de P. Brunet oblige Sergescu 32. La lettre du 29 juillet 1947, déjà citée, indiquait (AIHS, n° 1, 150) que la direction des Archives serait assurée par A. Mieli, assisté d'un secrétaire de rédaction, P. Brunet, et d'un comité de rédaction de 6 membres, dont Ch. Singer, G. Sarton, A. Cortesào et P. Sergescu. Cette structure administrative est effectivement adoptée pour les 4 premiers numéros de la revue, mais avec un comité de rédaction élargi à 8 membres, soit, en plus des 4 membres déjà cités, M. Gliozzi, A. Reymond, Q. Vetter et C. de Waard. 33. Ce fait est mentionné par P. Sergescu dans son rapport à la réunion du Conseil de 1' A.I.H.S. tenue le 20 mai 1948 (AIHS, n° 4 [juil. 1948], 699). 34. Témoignage de P. Sergescu à la réunion du Conseil de l'U.I.H.S. des 21 et 22 mai 1948 (AIHS, n° 5 [oct. 1948], 188). 35. AIHS, n° 3 (avril 1948), 507-509.

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à assurer seul le secrétariat, fonction qu'il assumera jusqu'à sa mort. La maladie de P. Brunet l'amène également à étendre ses responsabilités de président en exercice de l'Académie à celle de secrétaire. Enfin, dans la direction et la rédaction des Archives, où P. Sergescu jouait déjà, depuis la création de cette revue, un rôle beaucoup plus important que celui de simple membre du comité de rédaction, les défaillances simultanées de Mieli et de Brunet, l'éloignement des autres membres du comité de rédaction, l'obligent à prendre en mains les leviers de commande pour assurer sans interruption la sortie régulière de la revue. Comme il ne pouvait assumer à lui seul l'intégralité de cette lourde tâche, le Comité de rédaction, sur une suggestion venue de l'Unesco, après lui avoir conféré le titre de " rédacteur en chef" (P. Brunet devenant alors, en principe du moins, directeur-adjoint), l'assista d'un" secrétaire de la rédaction", Jean Pelseneer, historien des sciences bruxellois, alors détaché auprès de !'Unesco. Le fascicule 5 des Archives (oct. 1948), sorti des presses le 9 décembre 1948, officialise, par sa couverture et sa page de titre, cette nouvelle structure administrative des Archives, où les noms d' Aldo Mieli et de Pierre Brunet continueront à figurer, avec les titres fictifs de directeur et de directeur-adjoint jusqu'aux dates respectives de leurs décès (16/02/1950 et 30/11/1950). C'est avec le n° 14, 1er de la 4e année Qanv. 1951), achevé d'imprimer le 15 févr. 1951, qu'est signalé le remplacement d'Aldo Mieli (mentionné comme fondateur) à la direction des Archives par Pierre Sergescu, Jean Pelseneer devenant rédacteur en chef. Cette structure rédactionnelle demeurera inchangée jusqu'au n° 30, 1er de la se année Ganvier-mars 1955), où le nom de Pierre Sergescu est maintenu, mais précédé du sigle t, deux brèves notices, l'une de F.-S. Bodenheimer, président de l'Académie, l'autre du mathématicien P. Montel, signalant la mort récente du directeur de la revue (21/12/1954) 36 . Cette nouvelle situation demeurera jusqu'au n° 37 (oct.-déc. 1956), Jean Pelseneer joignant en fait pendant ces deux années, à ses fonctions officielles de rédacteur en chef, l'interim de la direction de la revue37 . Les détails, apparemment assez complexes, de l'histoire administrative des Archives pendant leurs dix premières années d' existence38 ne doivent pas en masquer certains aspects essentiels. Il faut tout d'abord noter que, bien que se 36. F.-S. Bodenheimer, "Petre Sergescu (1893-1954) ", AIHS, 8, n° 30 Ganv.-mars 1955), 34; P. Montel, "Discours prononcé aux funérailles de Pierre Sergescu ", ibid., 5-6. Aucune autre notice, plus approfondie, n'a été consacrée à Pierre Sergescu dans les volumes suivants de la revue pour laquelle il s'était tant dévoué. Il a fallu attendre 1968 pour que son oeuvre et son souvenir soient l'objet d'un fascicule spécial de la revue Janus (cf note 2 ci-dessus). 37. L'importante étude de P. Costabel, "Pierre Sergescu, directeur des Archives internationales d'histoire des sciences" (Janus, 30-36) n'évoque pas cette période postérieure à la mort de P. Sergescu. Par contre, plusieurs communications faites à ce Colloque s'y intéressent sous des angles divers. 38. Voir aussi l'étude de P. Costabel, citée note 37.

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présentant comme "nouvelle série d'Archeion ", les Archives internationales d'histoire des sciences sont également définies comme la" Publication trimestrielle de l'Union internationale d'histoire des sciences". Le fait que leur principal animateur, Pierre Sergescu, ait été pendant toute cette période secrétaire général de l'Union et président, puis secrétaire perpétuel de l'Académie, lui permit de résoudre aisément, voire d'éliminer au départ, les difficultés qui pouvaient naître de cette situation ambiguë. La répartition entre plusieurs personnes de ses différentes responsabilités qui interviendra après sa mort, mettra en lumière la nécessité de certaines réformes de structure destinées à éclaircir sur le plan juridique les relations entre l'Académie, l'Union et les Archives, compte tenu également de l'évolution de la situation. Un second point à noter est la réduction progressive de la subvention accordée aux Archives par l'Unesco par l'intermédiaire de l'r.c.s.u., ce dernier organisme souhaitant que l'U.I.H.S. assure elle-même une part plus importante du financement de la revue 39 . Après avoir tenté de freiner cette réduction progressive de ressources, Sergescu dut réaliser d'importantes économies dans le budget de sa revue, en réduisant en particulier de façon assez considérable le nombre de pages de chaque fascicule, en supprimant beaucoup de services gratuits, etc. Mais il souffrit de constater que la persistance du déficit de la revue obligeait l'U.I.H.S. à réduire d'autres chapitres de son budget, en particulier celui des subventions accordées pour l'organisation des congrès et des colloques, ainsi que celui consacré à la publication des volumes de la " Collection de travaux" del' Académie 40 . Cette nécessité où il se trouvait de freiner le programme d'activités commun de l'Union et de l'Académie pour des raisons purement financières le peinait d'autant plus qu'il devait simultanément surmonter des difficultés personnelles du même ordre. Enfin, un autre aspect important de ces premières années de la vie des Archives illustre la difficulté d'organiser la direction d'une revue sous forme collégiale. En effet, si la cordialité des rapports de collaboration entre P. Sergescu et P. Brunet leur permit de publier sans difficulté majeure les quatre premiers fascicules, l'intervention d'un secrétaire de rédaction, très dévoué et consciencieux, mais également jaloux de ses prérogatives, rendit bientôt la tâche de P. Sergescu plus délicate, voire beaucoup plus difficile 41 . Il y eut en

effet entre les deux hommes des discussions de plus en plus fréquentes, non seulement sur les aspects techniques du travail de rédaction, mais aussi sur 39. Cette pression de l'I.C.S.U. s'est maintenue en fait jusqu'au moment où la direction et la gestion administrative et financière des Archives ont été officiellement transférées à l'Académie (Moscou, août 1971). Cf ci-dessous, note 45. 40. Le rapport présenté par Sergescu devant le Conseil de l'A.I.H.S. en septembre 1949 (AIHS, n° 10 uanv. 1950), 149) mentionne déjà la publication de 3 volumes de la" Collection des travaux de l'Académie"; 5 autres furent publiés avant la mort de Sergescu (cf J.D. North (ed.), Directo1y... , 26). 41. Cf l'article de P. Costabel, cité note 37.

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l'orientation à donner à la revue, sur le choix des auteurs et des sujets d'articles, sur l'importance relative des différentes rubriques et, fait plus grave, sur la place à accorder à certaines orientations idéologiques 42 . Soucieux d'assurer à tout prix la neutralité philosophique, religieuse et politique d'une revue internationale, organe officiel d'une Union dont les comités nationaux relevaient de pays aux régimes souvent très différents, Sergescu, faisant abstraction de ses convictions personnelles, lutta pied à pied pour tenter de préserver une impartialité aussi absolue que possible et d'éviter toute prise de position qui aurait pu nuire à l'internationalité de l'Union dont il était le principal responsable 43 . Maintenant que les deux principaux responsables de l'édition des Archives au cours de cette période de fin 1948 à fin 1954 ont disparu, il n'était peut-être pas inutile de rappeler les difficultés que suscitèrent alors leurs oppositions doctrinales, afin d'essayer d'en tirer des leçons pour l'avenir. Une première conséquence a été la prise de conscience progressive par les dirigeants de la Division d'Histoire des Sciences de l'U.I.H.P.S. (qui avait succédé en 1956 à l'U.I.H.s.)44 , organisme constitué de comités nationaux subissant plus ou moins ouvertement l'influence de leurs gouvernements, voire de l'I.C.s.u. et de l'Unesco, de continuer à diriger, ou à patronner, une revue internationale d'histoire des sciences, telle que les Archives. Ceci explique la décision prise par l'Assemblée générale de Moscou de la D.H.S. (août 1971) de renoncer à cette publication et d'en transmettre la responsabilité à l'Académie, constituée de personnes libres de leurs choix et de leurs décisions45 . Si des difficultés financières et administratives retardèrent jusqu'en 1974 le redémarrage de la nouvelle série des Archives46 , du moins était-il acquis dès ce moment que cette revue se situait à nouveau dans la ligne directe de l'Archeion dirigé par Mieli de 1929 à 1938. Après cette évocation de certains aspects de l'histoire et de l'évolution des Archives pendant la période antérieure à 1970, et plus spécialement pendant les années 1948-1954 où P. Sergescu intervint dans sa marche et dans sa publica42. C'est-ainsi que P. Sergescu tenta en vain de s'opposer à l'insertion dans la revue de certains comptes rendus d'ouvrages qu'il jugeait inutilement agressifs ou trop marqués sur le plan idéologique. 43. Ces difficultés subsisteront d'ailleurs après la mort de Sergescu : voir par exemple le compte rendu de la réunion du Conseil de la D.H.S. de l'U.I.H.P.S. du 30 juin 1957 (AIHS, 10, n° 40, 294). 44. Le projet de fédération de l'U.l.H.S. avec l'Union correspondante de philosophie des sciences (U.I.P.S.) avait été soumis par l'I.C.S.U. aux responsables de l'U.I.H.S. dès le début de 1955. Dans sa réunion du 30 mars 1955, le Conseil de l'U.l.H.S. avait adopté à titre provisoire le protocole d'accord proposé (AIHS, 8, n° 31, 161-162; ibid., n° 32, 437-438). Ce projet fut ensuite adopté en août 1955 par l'Assemblée générale de l'I.C.S.U., en septembre 1955 par celle de l'U.I.P.S. et enfin en septembre 1956 par celle de l'U.l.H.S. (AJHS, 10, n° 37 [oct.-déc. 1956], 392-393, 398-405). 45. Ces mesures avaient été préparées au cours de la réunion du Conseil de la D.H.S. de l'U.I.H.P.S. du 23 juin 1970 (AIHS, 23, n° 92-93 uuil.-déc. 1970], 221-223). 46. Le premier fascicule de la nouvelle série porte les indications : "vol. 24, n° 94, juin 1974 ". L' A.I.H.S. en assure la direction scientifique.

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tion, il reste à rappeler très rapidement certains autres faits saillants de la carrière de ce dernier. Il est important de signaler tout d'abord qu'après le décès d' Aldo Mieli, le 15 avril 1950 un vote par correspondance des membres de l'Académie désigna Sergescu pour le poste de secrétaire perpétuel devenu vacant. Mais, étant déjà président de l'Académie, il ne prit officiellement ce titre qu'après la transmission de ses pouvoirs antérieurs à un nouveau président, J.A. Vollgraff, le 19 août 195047 . Par ses doubles fonctions au sein de l'Union et de l'Académie, Sergescu joua un rôle important dans la préparation des Congrès internationaux d'Amsterdam (1950) et de Jérusalem (1953) et des diverses réunions administratives des organismes qu'il contrôlait. Les fatigues ressenties au cours du voyage et du séjour en Israël, en août 1953, sont d'ailleurs, rappelons-le, à l'origine d'un premier malaise cardiaque, suivi d'une crise plus grave en décembre 1953 et d'un séjour de plusieurs mois en hôpital, et enfin de sa mort survenue le 21/12/1954. Ayant dû, à sa demande, prendre pendant sa maladie les contacts et les initiatives nécessaires pour assurer une marche aussi régulière que possible de tous les organismes dont il assurait le fonctionnement, j'ai pu apprécier pleinement l'étendue de son dévouement et de ses efforts. Sa succession a d'ailleurs été confiée sur le plan international à trois personnes différentes, Alexandre Koyré au secrétariat perpétuel de l 'Académie, Jean Pelseneer à la direction des Archives et moi-même au secrétariat général de la Division d'Histoire des Sciences de l'U.I.H.P.s. 48 , ce qui permettait d'alléger les charges de chacun, mais allait bientôt révéler les défauts de structure de l'organisation internationale de l'histoire des sciences, telle qu'elle avait été conçue dans une certaine précipitation en 1947, défauts masqués jusqu'alors par l'unicité de direction assurée par Pierre Sergescu. Ayant été moi-même le disciple et l'ami de cet artisan convaincu d'une amélioration continue de la coopération internationale dans le domaine de l'histoire des sciences, conçue dans le sens le plus large et le plus noble, il m'était peut-être difficile de me montrer pleinement objectif dans mes jugements. Du moins ai-je pu, je le souhaite, tempérer par quelques éléments plus personnels l'inévitable sécheresse d'un exposé simplement inspiré par la lecture des rapports administratifs et l'analyse d'une bibliographie riche et variée, mais sans oeuvre de tout premier plan. Il est vrai que, dans le cas d'un homme comme Pierre Sergescu, les qualités humaines et sociales conditionnent et marquent l'ensemble des activités et de l'oeuvre. 47. AIHS, 3, n° 12 Guil. 1950), 658; ibid., 4, n° 17 (oct. 1951), 956. 48. La nomination du nouveau secrétaire général de l 'U.I.H.S., R. Talon, a été faite par un vote par correspondance des membres du Conseil de cet organisme (cf C.R. de la réunion de ce Conseil du 30 mars 1955, AIHS, 8, n° 31 [avril-juin 1955], 163). Ce même conseil confia la direction scientifique des Archives à un comité provisoire animé par J. Pelseneer, rédacteur en chef, luimême assisté de M. Daumas, administrateur en chef (ibid., 163). Quant au nouveau secrétaire perpétuel de 1 'A.I.H.S., A. Koyré, proposé par le Conseil le 19 juin 1955, il fut élu par correspondance le 1er août 1955 et entra en fonctions le 1er septembre, assisté d'un secrétaire-adjoint (AIHS, n° 32 üuil.-sept. 1955] 309-310; ibid., n° 33 [oct.-déc. 1955], 436).

ALEXANDRE KOYRÉ ET L'ESSOR DE L'HISTOIRE DES SCIENCES EN FRANCE

(1933 À 1964)

La publication, à l'ouverture de ce Colloque, de l'important recueil de Cours, conférences et documents, 1922-1962 d'Alexandre Koyré, édité par P. Redondi sous le titre De la mystique à la science 1, amène à donner une forme nouvelle à une brève intervention présentée dans la première partie de ce symposium. Les documents concernant la vie et la carrière d'Alexandre Koyré 2, les comptes rendus de ses cours à la ye section de l'Ecole pratique des hautes études (E.P.H.E.) comme "chargé de conférences temporaires", entre 1922 et 1931 3, puis comme directeur d'études (" histoire des idées religieuses dans l'Europe moderne") de 1932 à 19404, puis de 1945 à 1962; les comptes rendus similaires de son enseignement à la VIe section de l'E.P.H.E. (" histoire de la pensée scientifique") de 1954 à 19625, le texte de quelques conférences inédites faites en 1944 à l'Ecole libre des hautes études de New York 6 et en 1947, à Paris, au Collège philosophique de Jean Wahl 7, y sont regroupés et, pour certains, publiés pour la première fois. Ce très riche ensemble est coordonné par une importante préface de l'éditeur8, ainsi que par des introductions(" notes et documents ") aux 5 chapitres successifs9 et par une bibliographie primaire et 1. A. Koyré, De la mystique à la science. Cours, conférences et documents, 1922-1962. Edités par Pietro Redondi, in 8°, xxvm-227 p., Paris, Editions de !'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1986. Dans la suite, ce volume sera cité sous la forme R., p. x. Les abréviations suivantes seront également utilisées : A.I.H.S.: Académie internationale d'Histoire des Sciences. A.l.H.S. : Archives internationales d'Histoire des Sciences. C.I.S. : Centre international de Synthèse. D.S.B. : Dictionary of Scientific Biography. E.P.H.E. : Ecole Pratique des Hautes Etudes. R.H.S. : Revue d'Histoire des Sciences. Vie Section : VI' Section de l'E.P.H.E., devenue Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Quant aux publications d'Alexandre Koyré, elles seront citées d'après leur numéro chronologique dans la bibliographie établie par P. Redondi (R., p. 216-221). 2. R., p. 6-19, 38-40, 62-67, 123-139. 3. R., p. 2-30. 4. R., p. 41-55. 5. R., p. 140-174. Les comptes rendus des cours à la VI' section alternent avec ceux de la v' à partir de 1955-1956 (p. 160). 6. R., p. 68-114. 7. R., p. 180-212.

8. R., p. IX-XXVIII.

9. R., p. 1-5, 33-37, 59-61, 117-122, 177-179.

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secondaire très complète 10 , qui en font un remarquable outil de travail pour tous les chercheurs s'intéressant à la vie, la carrière, !'oeuvre et l'influence de Koyré. Ce recueil est particulièrement précieux pour éclairer certains aspects mal connus de l'activité intellectuelle de Koyré en France, en particulier dans le cadre de l'E.P.H.E., et plus spécialement dans la perspective du développement de l'histoire des sciences en France de 1933, date de son premier article sur Copernic dans la Revue philosophique 11, à 1964, année de sa disparition 12 . Cependant, un tel regroupement de textes ne peut fournir à lui seul tous les éléments susceptibles d'éclairer le rôle effectivement joué par Koyré dans l'évolution de cette discipline en France au cours de cette période. Certains éléments documentaires ont en effet échappé à la prospection, pourtant très minutieuse, menée par l'éditeur 13 . De plus le fait de n'avoir recouru qu'à des documents écrits, à !'exclusion de tout témoignage ou souvenir oral concernant en particulier l'enseignement de Koyré, ne permet pas de replacer certaines pièces dans leur véritable contexte, ni d'en préciser la signification effective 14 . Il est vrai que, tout en désirant réunir un dossier aussi complet que possible sur l'enseignement donné par Koyré, surtout à l'E.P.H.E., l"' éditeur" entendait utiliser l'ensemble de ces documents nouvellement réunis pour dresser une analyse épistémologique de l'effort de réflexion mené par Koyré, effort qui l'a conduit d'une étude de l'évolution des idées religieuses et du mysticisme au Moyen Age et à la Renaissance à une conception nouvelle de l'histoire de la pensée scientifique, considérée en liaison étroite avec les autres aspects de l'évolution de la pensée humaine. A cette occasion, P. Redondi situe la position de Koyré parmi les historiens et philosophes des sciences français de l'entredeux guerres et montre comment son approche et sa méthode s'apparentent et se différencient à la fois des conceptions défendues au début du siècle par Paul Tannery et Pierre Duhem. Il évoque ensuite les autres influences qui ont marqué son itinéraire intellectuel, en particulier celles d'E. Meyerson, E. Cassirer et E.A. Burtt, E. Gilson et L. Febvre, et insiste sur les circonstances et les raisons profondes d'un épisode jusqu'ici mal connu de la carrière de Koyré, l'échec de sa candidature au Collège de France en février 1951, candidature liée à sa proposition de créer une chaire d'histoire de la pensée scientifique en 10. R., p. 217 (sources d'archives et liste des inédits), 216-221 (publications d'A. Koyré) et

222-227 (bibliographie secondaire). 11. Koyré 1933b. 12. Alexandre Koyré est décédé le 28 avril 1964. Cette intervention n'aborde pas l'analyse de l'influence posthume de Koyré, objet de plusieurs études récentes. 13. Par exemple, le programme de ses premiers cours à la Vic section en l954-l955(R.H.S., t. 8, 1955, p. 355) et divers documents concernant la création du Centre de recherches d'histoire des sciences et des techniques. 14. Rédigés avec plusieurs mois de retard, certains comptes rendus publiés ne mentionnent qu'une partie des sujets abordés; d'autres ne correspondent qu'à quelques séances de séminaire. Enfin, bien qu'ils aient été poursuivis toute l'année, les premiers cours de Koyré à la vie section (en 1954-55) ne sont l'objet d'aucun compte rendu, et ne sont donc pas cités dans R.

KOYRÉ ET L'HISTOIRE DES SCIENCES

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remplacement de celle d'Etienne Gilson 15 . Dans la conclusion de sa préface, P. Redondi met en valeur ce qu'il considère comme les deux apports essentiels de Koyré dans son combat pour la rénovation de l'histoire de la science: l'accent mis sur l'" itinéraire de la pensée dans son activité créatrice", l'importance accordée à une analyse approfondie des textes du passé, replacés dans leur contexte historique. Il signale également quelles sont, à son avis, les deux principales faiblesses de l'oeuvre de Koyré, le rôle subalterne qu'il assigne aux disciplines expérimentales et le fait qu'il sous-estime, voire néglige, le rôle joué par les institutions et les communautés scientifiques dans la formation et la structuration des" cadres de la pensée" et des langages scientifiques. D'où cette conclusion que " l'histoire des sciences avait devant elle un long chemin critique à parcourir " 16 . Bien que les introductions aux 5 chapitres de ce recueil apportent nombre d'informations complémentaires sur la carrière de Koyré, sur son activité de professeur et de conférencier, sur les relations qu'il noua et sur les discussions auxquelles il participa, il peut être utile de présenter, à côté de ce panorama de caractère épistémologique, une évocation de l'influence exercée de son vivant par Koyré sur ]'histoire des sciences en France. Cet essai sera fondé à la fois sur les divers documents, textes et informations réunis dans le recueil édité par P. Redondi, sur quelques renseignements ou précisions complémentaires et, pour la période 1947-1964, sur des correspondances et des souvenirs d'anciens auditeurs ou collaborateurs d'Alexandre Koyré. C'est en 1929-1930 (R., p. 29-30) que Koyré, dans les conférences qu'il donne à la ye section de l'E.P.H.E., commence à s'intéresser à l'oeuvre de Copernic et aux répercussions immédiates de la publication du De Revolutionibus. Au cours des années suivantes, il poursuit cette étude, parallèlement à celle de Nicolas de Cues, l'étendant bientôt à Kepler puis, à partir de 19331934, à Galilée, dont l'oeuvre et l'influence seront l'objet principal de ses exposés jusqu'en 1936-1937. Il revient ensuite aux études plus classiques d'histoire des idées philosophiques et religieuses qu'il avait continué à mener, parallèlement à ses nouvelles recherches. C'est surtout au cours de cette période qu'il se persuade de la nécessité de lier de plus en plus étroitement l'histoire de la pensée scientifique à celle " des idées transscientifiques, philosophiques, métaphysiques, religieuses " 17 . Ses publications de cette époque reflètent d'ailleurs la diversité de ses orientations de recherches, avec une tendance croissante vers l'histoire des idées puis vers celle de la pensée scientifique. Un important article sur Paracelse en 193218, une première étude sur Copernic en 1933 19 , la publication en 1934 d'une traduction commentée du 1er 15. 16. 17. 18. 19.

R., p. 118-119, 123-134 et ci-dessous note 42. R., p. XXVII. Citation tirée d'un texte rédigé par Koyré en février 1951 (Koyré, 1966, p. 2; R., p. 127). Koyré 1932c. Koyré 1933b.

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livre Des révolutions des orbes célestes de Copernic20 , enfin la mise au point, entre 1934 et 1938, de ses Etudes galiléennes, dont il révèle les premières parties dans des conférences et des articles, avant de réunir le tout en 1939 dans une série de 3 fascicules de la collection " Histoire de la pensée " des " Actualités scientifiques et industrielles " éditées à Paris chez Hermann 21 , confirment ce glissement progressif vers l'histoire de la pensée scientifique. Quelles furent les raisons de ce cheminement et quelle fut la place d'Alexandre Koyré dans le monde intellectuel français de cette époque ? Il a expliqué lui-même les raisons personnelles profondes de cette évolution, la prise de conscience progressive de l'unité de la pensée humaine et de l'interdépendance entre l'évolution de ses" formes les plus hautes "22 . Mais il reconnaît aussi l'influence qu'exercèrent sur lui aussi bien Paul Tannery et Pierre Duhem qu'Emile Meyerson et Léon Brunschvicg23 . Par contre ses rapports avec Abel Rey qui avait fondé, en 1932, l'Institut d'histoire des sciences et des techniques de l'Université de Paris et avec Aldo Mieli qui, depuis 1929, dans le cadre du Centre international de Synthèse d'Henri Berr, animait à la fois la Section d'histoire des sciences de ce Centre et un Comité international d'histoire des sciences, transformé en Académie en 1932, semblent plus ambigus. Certes, comme le montre clairement P. Redondi, les conceptions de Koyré étaient à l'opposé de celles de Mieli et, malgré l'entremise d'H. Metzger qui, en 1935, suscita l'élection de Koyré comme membre de la Section d'histoire des sciences du c.r.s. et le fit inviter à deux reprises comme conférencier en 1935-1936, Mieli s'opposa avec violence aux idées qu'il défendait 24 . Koyré ne fut d'ailleurs élu à l'Académie internationale d'Histoire des Sciences (A.I.H.S.) qu'en mars 1950, un mois après la mort de Mieli qui en était demeuré secrétaire perpétuel 25 . Quant à Abel Rey et à son Institut de la rue du Four, il ne semble pas que Koyré ait eu des rapports très étroits avec eux. S'il fut effectivement membre du Comité de cet Institut, c'est en même temps qu'une cinquantaine d'autres professeurs parisiens dont les enseignements semblaient en rapport avec les objectifs de l'Institut 26 . Mais, en fait, il n'y fit aucun exposé, ni aucune intervention et son nom n'apparaît pas dans les quelques volumes de la revue Thalès publiés entre 1933 et 1940, ni même dans la liste de la 20. Koyré 1934a. 21. Koyré 1939. Bien que portant sur leur page de titre la date de 1939, ces trois fascicules n'ont en fait été publiés qu'en mars 1940. Les principaux articles préparatoires sont Koyré 1935, Koyré 1937a, b et c. 22. Par exemple dans un texte de 1951 déjà cité (Koyré 1966, p. 2 ; R., p. 127). 23. Voir en particulier son compte rendu du t. VI du Système du monde de P. Duhem, publié en 1954 (R.H.S., t. 9, 1956, p. 178-179), ses hommages à Meyerson (Koyré 1961d) et à Brunschvicg (Koyré 1963b ). 24. R., p. 33-36 et 38-40. 25. Mieli est mort en Argentine le 16 février 1950; Koyré a été élu à l'A.I.H.S. le 15 mars 1950. 26. Cf les "Statuts" de l'Institut, in Thalès, t. 1, 1934, p. IX (article 2).

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" Société des amis de l'histoire des sciences" créée en 1936 pour appuyer l'action de cet Institut. D'ailleurs la situation de Koyré au cours de cette période dans le milieu des philosophes et historiens des sciences français apparaît-elle très particulière. Rattaché à une institution, l'E.P.H.E., qui, bien que dotée d'un statut officiel, vit en marge de l'Université, attaché à une chaire d'histoire de la pensée religieuse, cet esprit profond et brillant, ennemi de toute contrainte, administrative ou autre, est certes considéré par beaucoup comme un philosophe et un historien des idées de grand talent. Mais il ne semble pas qu'en dehors de quelques historiens, tels qu'H. Metzger et L. Febvre, son incursion dans le domaine de l'histoire de la science ait été appréciée de la plupart des historiens des sciences de l'époque 27 , d'autant qu'il adoptait volontiers un ton polémique afin de marquer son rejet de certaines positions traditionnelles. La publication de ses Etudes galiléennes tomba par ailleurs à un moment peu favorable, le début de la guerre, où Koyré était à nouveau absent de France, et sa présentation en trois fascicules ne contribua certainement pas à en faciliter la diffusion 28 . Des études préliminaires qu'il avait publiées, seule la seconde, consacrée à la chute des corps, insérée en 1937 dans la Revue philosophique29, avait pu connaître une audience assez large. Aussi peut-on dire qu'en octobre 1940, au moment où il quitte à nouveau la France pour n'y revenir qu'en avril 1945, l'influence de Koyré est assez limitée dans le cercle des historiens des sciences français, cercle d'ailleurs considérablement réduit par le départ ou la disparition de Mieli, de Rey et d'H. Metzger. L'hommage qu'en 1943 Robert Lenoble rendit à l'oeuvre de Koyré dans sa remarquable thèse sur Mersenne et la naissance du mécanisme30 montre toutefois que son oeuvre de pionnier n'était pas entièrement tombée dans l'oubli. Pendant la période 1940-1945, celle de la deuxième guerre mondiale, en dehors de la publication de la thèse de Lenoble déjà citée, et, de façon moins directe, de celle de R. Pintard31 , l'histoire des sciences semble en France être restée au point mort, faute d'animateurs et de chercheurs. Par contre, ce fut pour Koyré une période d'intense activité, au Caire tout d'abord, puis à New York, dans le cadre de l'Ecole libre des hautes études, fondée avec l'appui de collègues américains par un groupe d'intellectuels francophones, français pour la plupart, luttant pour la défense de la liberté. En plus d'un intense effort de propagande en faveur de la culture française et du gouvernement de la France 27. Voir en particulier les jugements très brutaux portés en 1938 par Mieli sur les travaux galiléens de Koyré (R., p. 35-36) et la réponse de ce dernier (id., p. 37). 28. Cf. note 21. 29. Koyré 1937c. 30. Cité in R., p. 37 ; Lenoble est d'ailleurs cité comme l'un des" auditeurs assidus" du cours donné par Koyré en 1938-1939 (R., p. 55). 31. R. Pintard, Le libertinage érudit en France dans la première moitié du XVII" siècle, 2 vol., Paris, 1943.

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libre, Koyré donna de nombreux cours et conférences et publia des articles d'histoire politique, d'histoire de la philosophie et d'histoire de la pensée scientifique. Entré ainsi en rapport avec de nombreux historiens qu'il convertit partiellement à ses idées et dont il subit également l'influence - en particulier dans le domaine de l'" histoire des idées" - il fit pour la première fois reconnaître l'importance de ses conceptions et de son apport dans un large milieu, composé d'intellectuels américains qui, par la suite, le firent inviter dans leurs universités et de collègues français qui, à leur retour, restèrent en rapports avec lui et contribuèrent à faire connaître son oeuvre dans des cercles beaucoup plus larges. Aussi était-il nécessaire d'évoquer ici cette période qui, en apparence, semblait extérieure au sujet même de cette communication32 . De retour à Paris au printemps 1945, réintégré rétroactivement le 1er avril 1945 comme directeur d'études à la ye section de l'E.P.H.E., Koyré reprendra ses conférences hebdomadaires d'histoire de la pensée religieuse à la rentrée de 1945-1946. Il les poursuivra jusqu'en 1961-1962, les interrompant toutefois presque chaque année pendant plusieurs mois pour aller donner des cours ou des conférences dans des universités américaines ou des institutions britanniques, belges ou italiennes 33 . En dehors du premier semestre 1945-1946 où il traita des "origines de la technologie", avec la participation de F. Russo 34 , tous ses cours de la ye section portent sur des sujets divers concernant l'influence des idées religieuses sur la science moderne, de Kepler à Spinoza, Leibniz, Newton et Kant. De ce fait, la très grande majorité de ses auditeurs était-elle, comme celle d'avant-guerre, beaucoup plus intéressée par l'histoire des idées philosophiques et religieuses que par celle de la pensée scientifique35. Aussi est-ce par d'autres voies que Koyré prit des contacts de plus en plus fréquents avec les chercheurs parisiens qui s'efforçaient d'entreprendre des recherches en histoire des sciences, et qu'il accorda lui-même une place croissante à cette discipline. A Paris, où il avait retrouvé une partie de ses collègues d'avant-guerre, philosophes et historiens, Koyré était également en relations avec certains de ses collègues de l'Ecole libre des hautes études de New York, qui exerçaient maintenant leur activité au sein de l'université ou de l'administration françaises. Cultivant à la fois ses relations anciennes et des amitiés suscitées ou renforcées par les années de guerre, il s'efforça de participer activement à certains aspects de la vie intellectuelle parisienne, tout en aidant, par ses cours et conférences et par sa persuasion, à l'émergence de la jeune école américaine d'histoire des 32. Pour une étude plus documentée et plus détaillée de cette période, voir R., p. 59-67. 33. R., p. 117-123. Déjà avant-guerre les cours de Koyré étaient fréquemment interrompus par des missions à !'étranger. 34. R., p. 140. 35. Ce fait peut être confirmé par une analyse des listes d'élèves et d'auditeurs données à la fin de chaque compte rendu (les graphies de quelques noms reproduits sont manifestement fautives).

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sciences 36 . Certes, il n'était pas toujours facile de mener avec succès un tel combat sur deux fronts aussi éloignés et les longues absences de Koyré l'empêch èrent parfois de jouer un rôle plus actif dans la réorgani sation de certaines structures importan tes de la recherch e française ou internationale. C'est ainsi qu'au dernier trimestre de 1947, le séjour qu'il fit aux Etats-Unis, l'empêcha de participe r au ve Congrès internati onal d'Histoi re des Sciences de Lausanne (1er_4 oct.) et à la renaissa nce du Groupe français d'histori ens des sciences 37 . Cependa nt, fréquent ant à nouveau le Centre internati onal de Synthèse à partir de 1946, il y rencontr a la plupart des chercheu rs qui s'intéres saient à l'histoire des sciences , en particulier S. Delorme , P. Costabel , R. Taton, F. Russo, M. Daumas , etc. Il s'entreti nt dès lors fréquem ment avec la plupart d'entre eux, discutan t des problèm es qu'ils rencontr aient et les encourageant de ses précieux conseils, sans tenter le moins du monde de leur imposer ses propres orientati ons de recherche. C'est par ces contacts informels, par ces entretiens rue Colbert, ou à son domicile rue de Navarre, qu'aux côtés de Gaston Bachela rd et de Pierre Sergescu, Alexand re Koyré participa activeme nt à l'animat ion de l'histoire des sciences en France et à l'orienta tion de nombreux travaux de recherche. Les conféren ces qu'il donna à partir de 1947 au Collège philosop hique fondé par son ami Jean Wahl38 , ses contribu tions aux XIVe et xve Semaine s de Synthèse présidée s par Henri Berr Guin 1948 et juin 1949)39 , les brillants articles qu'il donna à partir de 1946 dans la revue Critique, dirigée par le philosop he Georges Bataille, l'un des auditeur s de ses cours d' avant-guerre40 , et de nombreu ses autres contributions à différentes revues française ou étrangèr es, enfin le succès croissan t qu'il remporta it aux EtatsUnis comme historien des sciences professio nnel lui valurent enfin d'être considéré comme un penseur et un historien d'une très vaste culture et d'un très grand mérite. Elu comme membre correspo ndant (mars 1950), puis comme membre effectif de l'Académ ie internati onale d'Histoi re des Sciences (mars 1952), il participa activement au sein de la délégation française aux Congrès internati onaux d'Amste rdam (août 1950), Jérusale m (août 1953), Florence -Milan (sept. 1956), Barcelon e-Madri d (sept. 1959). Elu secrétaire perpétue l de l'Académ ie en septemb re 1955, il fut dès lors chargé d'import antes responsabilités sur le plan internati onal41 et son absence involontaire au Congrès internati onal d'Ithaca -Philade lphie (août-sept. 1962) n'était due qu'aux première s atteintes de la maladie qui devait l'emport er dix-huit mois plus tard. 36. Voir en particulier R., p. 61 et 119-120, ainsi que le témoignage de LB. Cohen (cf bibliographie) et la notice de Ch.C. Gillispie (D.S.B., vol. 7, 1973, p. 482-490). 37. R.H.S., t. 1, 1947-1948, p. 362-364. 38. R., p. 177-179. 39. R.H.S., t. 3, 1950, p. 86 et 380. Koyré 1950d et 195lb. 40. Koyré 1946c, 1946d, 1948a, 1948b, 1955c, 1956d. 41. Voir les informations données dans les tomes annuels des A.J.H.S.

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Cependant, en 1951, le décès d'un de ses anciens maîtres, E. Gilson, titulaire de la chaire d'histoire de la philosophie médiévale au Collège de France, avait amené Koyré, sur le conseil de L. Febvre, à poser sa candidature à cette succession en proposant la création d'une chaire d'histoire de la pensée scientifique, en remplacement de celle qu'occupait Gilson 42. Le projet d'orientations de recherches et de programme d'enseignement qu'il rédigea à cette occasion en février 1951 illustre parfaitement sa conception d'une histoire de la pensée scientifique considérée en relations étroites avec l'évolution des idées philosophiques et religieuses et susceptible d'intéresser à la fois les hommes de science, les philosophes et les historiens et de les amener à rapprocher leurs points de vue respectifs et à collaborer pour la sauvegarde des valeurs humanistes. Cependant, malgré l'appui chaleureux qu'il reçut à la fois du physicien Francis Perrin et de l'historien L. Febvre, le 11 mars 1951 l'Assemblée des professeurs du Collège de France se prononça en faveur du projet purement philosophique présenté par son rival Martial Gueroult. Bien que cet échec fut 43 très honorable - sa proposition avait en effet recueilli 18 voix contre 21 Alexandre Koyré en fut profondément et durablement déçu. Si l'espoir d'enseigner au Collège de France se trouvait ainsi écarté, d'autres voies lui permettant d'intervenir en faveur du développement de l'histoire des sciences en France restaient cependant ouvertes, grâce à l'organisation du Centre national de la Recherche scientifique (C.N.R.S.) en juin 1948 et à la création en novembre 1947 de la vre section (sciences économiques et sociales) de l'E.P.H.E., dont la présidence avait été confiée à son ami Lucien Febvre. Nommé en avril 1950 membre de la section de philosophie du C.N.R.S., à laquelle il appartiendra jusqu'en 195644 , Koyré put ainsi, avec G. Bachelard et R. Bayer, lutter pour donner à l'histoire des sciences une place honorable au sein du vaste ensemble des disciplines philosophiques, en favorisant le recrutement de chercheurs et de techniciens, en encourageant d'importants projets de recherches et de publications et en participant à l'organisation de rencontres ou de colloques nationaux ou internationaux. C'est ainsi que lorsque Corne lis de Waard renonça à participer à l'édition de la Correspondance du P Marin Mersenne, il obtint que le C.N.R.S. achetât les manuscrits et les notes déjà réunis et s'engageât à mener à bonne fin cette publication si importante pour tous les historiens du xvne siècle45 . C'est ainsi également qu'avec L. Febvre, il diri42. R., p. 118-119, 123-134 et ci-dessus, note 15. 43. R., p. 119. 44. La section (commission) de philosophie nommée le 6 avril 1950 (Journal officiel, 15 avril 1950, p. 4029) et composée de 12 membres choisit Gaston Bachelard comme président. 45. En conclusion à l'excellent compte rendu qu'il fit du t. IV de la Correspondance du P. Marin Mersenne, publié en 1955 (R.H.S., t. 9, 1956, p. 364-366), il regrette la lenteur du rythme

de la publication de cette édition. " Espérons que ce rythme ridicule ne sera pas maintenu et que l'utilisation de cet admirable instrument de travail ne sera pas réservé à nos petits enfants". De fait, grâce aux efforts des éditeurs successifs et à l'appui du C.N.R.S., let. XVI (année 1648), édité par A Beaulieu et publié en 1986 termine cette série, en attendant le tome de tables et index.

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gea l'organisation du colloque international du C,N,R.S. sur" Léonard de Vinci et l'expérienc e scientifique du XVIe siècle" qui en juillet 1952 rassembla à Paris, puis dans la vallée de la Loire, la plupart des spécialistes de Léonard46 . Si son élection à la vice-présidence du Groupe français d'historiens des sciences en remplacement de P. Brunet au début de 1950 et l'attribution par l' Académie des Sciences du Prix Binoux d'histoire et de philosophie des sciences en décembre 1951 47 ne lui firent pas oublier son échec au Collège de France, du moins l'incitèrent-elles à participer activement à la plupart des entreprises concernant l'histoire des sciences : conférences au Palais de la Découverte et au Centre international de Synthèse en 1951, journées gassendistes du c.1.s. (avril 1953), entretiens de Royaumont sur Pascal (nov. 1954)48 , etc. Ne pouvant lui-même, d'après les règlements universitaires français, diriger des thèses, du moins apportait-il une aide précieuse à tous ceux qui, à des titres divers, pouvaient se considérer, sinon comme ses élèves, du moins comme ses disciples. Ce n'est qu'en 1954, par la création à la vie section de l'E.P.H.E. d'une direction d'études "Histoire de la pensée scientifiqu e" à laquelle il est nommé comme directeur d'études cumulant le 1er juin 195449 , que Koyré peut enfin, en France, enseigner officiellement la discipline à laquelle il consacre dès lors l'essentiel de ses efforts. Mais, si tout au long de l'année universitaire, il étudie devant son séminaire" Les sciences exactes de 1450 à 1600" et" Le problème du choc au XVII° siècle " 50, dès l'année suivante, il partage son temps entre l'lnstitute of Advanced Study de Princeton, où il passe le dernier trimestre de 1955, puis les premiers semestres des années universitaires suivantes, et ses cours de la V0 et de la VI 0 sections de l'E.P.H.E. 51 En détachement administratif pour les deux années 1958-1959 et 1959-196052, il reprend sa double activité en 1960-1961 et 1961-1962, pour, déjà miné par la maladie, interrompre ensuite définitivement un enseignement dont il avait ardemment souhaité la création. Si, après la première année, il ne s'y consacra en fait que relativement peu, deux mois par an, c'est que sa nomination à l'Institut de Princeton en 1955, tout en lui donnant de grandes facilités pour le travail de recherche qu'il appréciait beaucoup, lui imposait en même temps une présence effective pendant la majeure partie de l'année universitaire. Pour résoudre cette difficulté, Koyré obtint de la direction de la vie section la nomination de chargés de conférence s: R. Taton, à partir de 1956-1957 ; J. Hard, à partir de 1958-1959 46. Koyré 1953d; R.H.S., t. 5, 1952, p. 269-271. 47. R.H.S., t. 5, 1952, p. 179. 48. Voir en particulier Koyré 1955b, 1956e,1957a. 49. R., p. 119. 50. R.H.S., t. 8, 1955, p. 355. 51. R., p. 119-121. 52. Annuaires de la VI' Section pour 1958-1959 et 1959-1960.

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et M. Daumas en 1958-195953 . Ainsi réussit-il à assurer une permanence et une continuité qui furent encore renforcées en 1963-1964 grâce aux élections de P. Costabel et de R. Taton comme directeurs d'études. Quant à ses propres cours, leurs sujets portaient presque toujours sur les questions qu'il était en train d'approfondir, sur les articles, mémoires ou ouvrages qu'il préparait: sciences exactes de 1450 à 1600, en vue de la préparation de ce chapitre du tome II de ['Histoire générale des sciences54 (en 1954-1955) ; études sur la dynamique et les lois du choc au xvne siècle (de 1954-1955 à 1956-1957), comme point de départ à ses recherches sur Newton, Kepler et l'astronomie nouvelle et études sur la formation de la pensée de Newton (en 1957-1958), lors de l'achèvement de son étude sur Kepler, insérée ensuite dans son ouvrage sur La révolution astronomique publié en 196155 ; enfin en 1960-1961et19611962, étude d'inédits de Newton et discussion de certains chapitres de ses Newtonian Studies qui seront éditées par I.B. Cohen en 196556 . Par ailleurs, ce que n'indiquent pas toujours ses comptes rendus annuels (sauf pour 1956-1957 avec l'étude de l'enseignement des sciences en France au xvme siècle57), certaines séances étaient consacrées à la présentation et la discussion des recherches d'auditeurs du cours. Relativement peu nombreux, ces "auditeurs" étaient pour la plupart des chercheurs déjà confirmés dont les questions ou les objections amenaient souvent Koyré à préciser sa pensée, à s'intéresser à d'autres textes en rapport avec l'étude en cours ou à renforcer les éléments purement scientifiques de certaines présentations. La liste, non exhaustive, de ces auditeurs, établie à partir des comptes rendus des cours de Koyré (Pierre Costabel, Marguerite Frank, Marie Lacoarret, Serge Moscovici, John Murdoch, François Russo, René Taton et Jean Torlais58) révèle que la plupart d'entre eux étaient de formation scientifique, ce qui explique, au moins en partie, l'orientation plus technique de certains des derniers écrits de Koyré. Il est vrai que, pendant ses dernières années d'enseignement, ce dernier établissait un parallélisme assez net entre ses cours des ye et VIe sections et que des aspects complémentaires des grands problèmes qu'il étudiait étaient souvent présentés et discutés dans ses conférences des deux sections, données les unes et les autres dans les locaux de l'E.P.H.E. au le' étage de la Sorbonne (escalier E). Koyré se trouvait ainsi amené, malgré lui, à dissocier partiellement, pour deux auditoires de formations différentes, l'étude de l'évolution des idées scientifiques de leur contexte philosophico-théologique. 53. Annuaires correspondants de la Vie section. 54. Koyré 1958. 55. Koyré 1961a. 56. Koyré 1965. 57. Il s'agissait de discussions concernant la préparation du volume collectif Enseignement et diffùsion des sciences en France au XVIII" siècle, R. Talon éd., Paris, 1964 (reprint, 1986). 58. Certains de ces noms sont ceux de participants réguliers, d'autres ceux d'auditeurs inscrits pendant une ou quelques années.

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Mais sa nomination à la vre section de l'E.P.H.E. et celle de ses chargés de conférences ne pouvaient satisfaire pleinement Koyré, qui, très tôt, forma le projet de création, à la vrc section, d'un" centre d'études et d'enseignement de l'histoire des sciences et des techniques "59 . Ses voyages réguliers aux EtatsUnis lui révélaient d'ailleurs que l'essor rapide de l'histoire des sciences dans ce pays était marqué en partie par la création de tels centres, rattachés le plus souvent à des départements d'histoire. L'influence nouvelle qu'il avait acquise à la suite de son entrée à la vre section en 1954 se conjugua, deux ans plus tard, avec une profonde déception ressentie à la suite de certaines décisions, qu'il estimait injustes de la nouvelle Commission de philosophie du C.N.R.s. 60 , pour l'amener à entreprendre d'actives démarches dans ce sens, tant auprès de Fernand Braudel qui avait succédé à L. Febvre à la présidence de la vre section, que du directeur de l'enseignement supérieur, le philosophe Gaston Berger, qui connaissait et appréciait l'importance de son oeuvre et de son action. Les deux lettres de Koyré à F. Braudel des 7 mai et 17 juillet 1957 citées par Redondi 61 étaient destinées à ouvrir un dossier administratif, au moment où la réponse de principe favorable était déjà acquise 62 . La décision officielle intervint en fin d'année à un moment où Koyré se trouvait aux Etats-Unis 63 . Mais avant son départ, il avait amorcé des négociations avec le Centre international de Synthèse du 12 rue Colbert en vue de l'implantation du nouveau Centre dans une partie des locaux du c.r.s. déjà vouée depuis une vingtaine d'années à l'histoire des sciences 64 . Ces négociations qui reprirent à son retour en janvier 1958 65 aboutirent à une convention entre le c.r.s. et la vre section de l'E.P.H.E., approuvée par le ministre de !'Educati on nationale le 10 juin 1958 66 .

59. Cf. sa lettre à F. Braudel du 7 mai 1957 (R., p. 135). 60. Koyré ne fait plus partie en effet de la nouvelle commission désignée en 1956. 61. R., p. 135-136. 62. Information privée donnée à l'époque par A. Koyré. 63. Avant son départ pour les Etats-Unis fin septembre 1957, Koyré avait chargé R. Tatou et P. Costabel de régler en son nom les formalités administratives attendues. 64. Un premier projet de convention entre la VIe section et le C.I.S., daté de novembre 1957, est conservé dans les archives du C.I.S. Par ailleurs, dans sa lettre citée note 65, A. Koyré fait référence" à la conversation que nous avons eue en septembre dernier au sujet d'une coopération possible entre le Centre de Synthèse (Section d'histoire des sciences) et la Vic section de !'Ecole des Hautes Etudes''. Amie d'avant-guerre d' A. Koyré, S. Delorme a joué un rôle discret, mais très efficace dans ces pourparlers. 65. Lettre de A. Koyré à Paul Chalus, secrétaire général du C.I.S., datée du 20 janvier 1958 (archives du C.I.S.). 66. Lettres du 3 février 1958 de P. Chalus à J. Cain, président du Conseil d'administration du C.I.S. et au Directeur des domaines de la Seine. Nouveau projet de convention entre la Vic section et le C.I.S. établi par A. Koyré au nom de F. Braudel, président de la VIe section (5 févr. 1958). Projet révisé adressé par F. Braudel à P. Chalus (25 mars 1958). Texte définitif de la Convention , signé par J. Cain et F. Braudel et approuvé par le ministre de !'Education nationale le 10 juin 1958 (Archives du C.I.S.).

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Si Koyré exerça les fonctions de directeur de ce Centre de recherches d'histoire des sciences et des techniques de la création de celui-ci jusqu'à sa mort en avril 1964, il tenait beaucoup à être libéré de toutes les contraintes administratives liées à une telle fonction. Aussi, dès avant même la décision officielle de création du Centre, avait-il désigné deux adjoints, R. Taton et P. Costabel, pour régler tous les problèmes matériels ou administratifs et pour assurer ensuite la bonne marche et le développement du Centre, lui-même se chargeant, pendant ses séjours à Paris, d'obtenir les soutiens financiers nécessaires et l'appui de la direction de la VI 0 section et des autres organismes concernés par la mise en route du Centre. D'importants travaux préalables de restauration et de modernisation ayant dû être entrepris au cours de l'été 195867 , ce n'est qu'à la fin de septembre que le Centre ouvrit réellement ses portes au 12 rue Colbert68 , dans les locaux où il se trouve encore actuellement, dans des conditions matérielles beaucoup moins favorables qu'à ses débuts. Au début d'octobre 1958, avant de partir pour son séjour habituel de 6 mois à Princeton, Koyré eut le grand plaisir de voir enfin son rêve réalisé. Il ne restait plus qu'à assurer le fonctionnement et le développement de ce nouveau Centre et d'y attirer peu à peu les historiens des sciences français et étrangers susceptibles d'utiliser ses ressources et de lui apporter leur aide. Telles furent les principales tâches auxquelles se consacrèrent les responsables du Centre, Koyré en particulier, au cours des années suivantes. Le transfert d'une partie des cours dans la salle de la bibliothèque de la rue Colbert apparut bientôt comme l'une des principales initiatives susceptibles de mieux faire connaître le Centre et de participer à son animation. Mais Alexandre Koyré souhaitant rester fidèle à la petite salle de cours du 1°' étage de la Sorbonne qu'il fréquentait depuis sa jeunesse et où il venait à pied depuis son domicile tout proche, du 4 rue de Navarre, ce transfert partiel n'intervint, avec son accord sans réserve, qu'à la rentrée de 1962 lorsqu'il interrompit définitivement ses cours69 . Parallèlement à son activité au sein de la vre section de l'E.P.H.E. et du Centre qui, en 1966, prendra son nom, Alexandre Koyré, pendant la décennie 1954-1964, a accompli une oeuvre considérable, par la publication d'un grand nombre d'études originales ou de recueils de travaux antérieurs70 , par sa par67. D'importants crédits d'installation avaient en effet été accordés par la vre section en vue de l'aménagement des locaux du 12 rue Colbert et de l'achat du mobilier et du matériel indispensables. 68. Le personnel du Centre se composait alors de A. Koyré, directeur ; R. Taton, directeuradjoint; P. Costabel, secrétaire-général; Mme R. Ferenczi, secrétaire administrative; Mme S. Colnort, bibliothécaire du C.I.S. et du Centre. 69. Cf. Les programmes des séminaires du Centre pour 1962-63 et 1963-64 (R.H.S., t. 16, 1963, p. 182 et 263-264). 70. La bibliographie dressée par P. Redondi cite 30 publications diverses pour la période 19541964, dont 2 ouvrages originaux et 3 recueils de textes anciens.

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ticipation active à d'importants congrès et colloques71 et par la poursuite de ses recherches sur la science moderne de Kepler à Newton. C'est ainsi qu'il consacra l'essentiel de ses recherches à l'étude de certains inédits de Newton, rédigea d'importantes études sur des aspects particuliers de l'oeuvre de ce savant, en liaison avec ses conceptions philosophiques et religieuses et, enfin, prépara avec LB. Cohen la grande édition critique des Principia qui sera publiée en 1971-7272 . Deux autres ouvrages sont issus de cet effort : le premier, La révolution astronomique. Copernic, Kepler, Borelli73, étudie les oeuvres des trois grands artisans de la " révolution astronomique '', dont les idées " fécondées par son immense génie", serviront de base à l'oeuvre de Newton. Le second, les Newtonian Studies 74, préfacé par Koyré le 20 janvier 1964, moins de 4 mois avant sa mort, et publié par I.B. Cohen en 1965, rassemble une série d'" essais écrits pendant les douze dernières années, chacun d'eux illustrant un aspect de la pensée scientifique de Newton", le thème central consistant "à montrer grâce aux ressources de l'analyse conceptuelle, en quelle manière les idées fondamentales de la science se rapportent en même temps aux principaux courants de la pensée philosophique tout en étant déterminées par des vérifications expérimentales "75 . Lorsqu'il écrivit ces quelques lignes qui constituent son véritable testament intellectuel, Alexandre Koyré était déjà gravement malade et ne pouvait plus consacrer à la réflexion et au travail que les périodes de rémission au cours desquelles il manifestait toute l'acuité, la pénétration et la clarté qui caractérisaient son esprit. Alors qu'en mai et juin 1962, il avait encore déployé une activité extrême, faisant des conférences au Palais de la Découverte de Paris et à l'Université de Turin, participant à la célébration du 5oe anniversaire des Grandes étapes de la philosophie mathématique de son ancien maître Léon Brunschvicg et à un colloque sur la Renaissance à Florence 76, la fatigue l'avait ensuite obligé à renoncer aux voyages qu'il aimait tant. C'est ainsi qu'il dut abandonner l'espoir de participer au xe Congrès international d'Histoire des Sciences organisé du 24 août au 2 septembre 1962 aux Etats-Unis, à lthaca et Philadelphie. C'est ainsi également qu'il dut renoncer au séjour annuel qu'il faisait à Princeton depuis 1955. Dès lors, il partagea son 71. Il participa en particulier au IX' Congrès international d'Histoire des Sciences (BarceloneMadrid, 1er_7 sept. 1959) où H. Guerlac lui remit au nom de l'History of Science Society la médaille Sarton, distinction annuelle décernée par cette Société. Du 9 au 15 juillet 1961, il participa également au grand Colloque international organisé à Oxford par A.C. Crombie et y présenta, en réponse à un exposé liminaire d'H. Guerlac, sa conception d'une histoire de la pensée scientifique (Koyré 1963c: " Comment of Guerlac ", in Scientific Change, A.C. Crombie ed., London, 1963, p. 847-857; texte français original: "Perspectives sur l'histoire des sciences" in Koyré 1966, p. 352-361; R., p. 120-121). 72. Koyré (et LB. Cohen) 1971-72. 73. Koyré 1961b. 74. Koyré 1965. 75. Citation extraite de !'Avertissement d'Y. Belaval aux Etudes newtoniennes d'A. Koyré (Paris, 1965, p. 7), traduction française de Koyré 1965. 76. Cf. R., p. 174; R.H.S., t. 15, 1962, p. 173.

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temps entre des périodes passées à l'hôpital et d'autres où, revenu à la maison, il reprenait ses travaux 77 et, surtout, aimait retrouver ses amis et disciples et discuter avec eux des grands problèmes qui l'avaient toujours préoccupé, mais sans faire d'allusions à sa santé. C'est au cours de cette période que ses amis ont préparé les deux volumes de "Mélanges" , qu'ils comptaient lui offrir à l'occasion de son 70e anniversaire et de sa retraite. A la suite d'un retard dû à la difficulté de réunir près de 80 articles et de publier les deux volumes qui les regroupent 78 , cette remise solennelle ne put avoir lieu. Du moins Alexandre Koyré eut-il la joie, sur son lit d'hôpital, de pouvoir lire les épreuves de tous les textes de ce recueil. En plus de son oeuvre dont beaucoup d'ouvrages ont été réédités et traduits 79, en dehors du Centre de recherches de la rue Colbert qu'il a fondé et qui perpétue son nom80 , ces deux volumes de " Mélanges" témoignent "de l'écho qu'Alexandre Koyré a suscité dans le monde intellectuel et de la fécondité de son exemple " 81 . Le fait qu'une quinzaine d'historiens des sciences français aient participé à cet hommage confirme l'importance de l'influence exercée par Alexandre Koyré sur l'essor de leur discipline, influence dont cette communication a tenté de mettre en lumière les origines et les circonstances, sans revenir sur leurs aspects épistémologiques, déjà analysés par P. Redondi.

77. C'est ainsi qu'au printemps 1963, il put, pendant quelque temps, reprendre une partie de ses activités. Il participa, rue Colbert, à une nouvelle discussion sur les buts et les méthodes de l'histoire des sciences, au côté d'H. Guerlac qui séjournait alors à Paris et de la plupart des historiens des sciences et des techniques français. Le 25 avril, il présida une réunion du Groupe français d'historiens des sciences, organisée en hommage à G. Bachelard, récemment décédé. Le même jour, il fut élu à la présidence de ce groupe, en remplacement de Bachelard, mais il ne put malheureusement exercer cette fonction bien longtemps, car le répit de sa maladie fut de courte durée. 78. Mélanges Alexandre Koyré, I.B. Cohen et R. Talon (éds), 2 t., Paris, 1964, !. L 'aventure de la science; IL L'aventure de l'esprit. 79. En dehors de sa traduction de Copernic (Koyré 1934a) dont la réédition de 1970 est épuisée, la plupart des ouvrages et recueils publiés par A. Koyré sont actuellement disponibles dans leur version française, chez l'un des éditeurs suivants : Vrin, Gallimard ou Hermann. 80. A la mort d'Alexandre Koyré, le Centre de recherches qu'il avait fondé et dont il continuait à assumer la direction, était animé par R. Talon et P. Costabel, directeurs d'études, Mme R. Ferenczi, chef de travaux, M 11e M. Ilic, secrétaire administrative, Mme M. Emery, secrétaire et Mme S. Colnort, bibliothécaire. L'enseignement était assuré par les deux directeurs d'études et par trois chargés de conférences (G. Bouligand, M.D. Grmek et J. !tard) (Cf. Annuaire de la Vie section, Archives du Centre Alexandre Koyré). 81. Mélanges Alexandre Koyré, t. I, p. XXV.

CONTINGENCE ET RATIONALITÉ DES DÉCOUVERTES ET INVENTIONS

Le progrès des sciences et des techniques, qui conditionne d'une façon de plus en plus étroite la vie de l'humanité, résulte d'une suite continue de découvertes et d'inventions dont chacune s'appuie plus ou moins directement sur l'acquis antérieur et, à son tour, ouvre la voie à de nouveaux progrès. Cette marche en avant, loin d'être régulière, est marquée par des périodes de stagnation relative et par d'autres où le progrès semble s'accélérer, renouvelant de vastes domaines de la science et suscitant de profondes transformations dans les conditions d'existence de l'humanité. Depuis le milieu du xrxe siècle, nous traversons sans nul doute la phase la plus brillante de toute l'histoire des sciences et des techniques. Une émulation sans précédent a gagné les chercheurs du monde entier, et le nombre de ceux qui participent effectivement au progrès augmente rapidement chaque année. Cette croissance numérique s'est d'ailleurs accompagnée d'une diminution progressive de la place tenue par la recherche individuelle, au profit de laboratoires et de centres d'études bien outillés et organisés avec méthode. Mais, à la longue, une telle rationalisation du travail de création scientifique peut, si elle se généralise sans précautions suffisantes, tarir certaines des sources les plus fécondes de découvertes scientifiques. La place que la création scientifique tient aujourd'hui dans la vie de l'humanité est si importante qu'une analyse minutieuse et objective des conditions de la découverte et de l'invention s'impose de façon urgente. Une telle analyse ne peut se faire valablement qu'en partant des résultats d'une vaste enquête, étendue à tous les secteurs de la science et de ses applications et menée avec rigueur et objectivité. Sans vouloir préjuger les conclusions d'un tel travail statistique, il est certains points essentiels qu'une enquête plus limitée permet de préciser en situant les caractères, les aspects et les facteurs les plus caractéristiques de la création scientifique 1.

1. Nous avons étudié plus en détail certains aspects de cette question dans un ouvrage récent, Causalités et accidents de la découverte scientifique, Masson, Paris, 1955. Divers passages de cet article sont d'ailleurs inspirés plus ou moins directement de cette étude.

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Avant d'esquisser cette brève description de la vie même de la science, il peut être utile de situer les deux principales manifestations de cette activité, la découverte et l'invention. On oppose souvent ces deux aspects de la création scientifique, en considérant que la découverte est la voie normale du progrès dans le domaine des sciences théoriques, tandis que l'invention se rattache au vaste domaine des applications. C'est ainsi qu'on parle de la découverte de la loi de la gravitation universelle par Newton et de l'invention de l'accumulateur au plomb par Planté. La découverte semblerait donc s'appliquer à une loi, à une propriété ou à une action qui, quoique préexistante, n'avait pas été jusquelà énoncée ou observée, et son auteur ne semble jouer qu'un rôle analogue à celui d'un détective chargé de percer certains secrets de la nature. L'inventeur, au contraire, paraît apporter une contribution plus personnelle ; le mécanisme, la machine, le produit complexe qu'il réalise, construit ou prépare est une oeuvre partiellement originale. Mais, à y bien réfléchir, du point de vue épistémologique, cette distinction est beaucoup moins nette qu'elle n'apparaît à un observateur superficiel. Certes, il existe quelques exemples de découvertes dont les auteurs se sont bornés à être de bons observateurs qui, sans faire oeuvre créatrice, ont constaté l' existence d'une loi ou d'un phénomène que leurs devanciers avaient ignoré. Cependant, dans la majeure partie des cas, la marche vers la découverte est longue et difficile et son auteur doit être considéré comme un véritable créateur, comme l'inventeur d'un type inédit de raisonnement ou de méthodes originales de recherche, d'observation ou de mesure. De son côté, l'invention, même la plus technique, présente certains caractères qui !'apparentent à la découverte. Sa réalisation suppose en effet, le plus souvent, l'observation de phénomènes nouveaux ou la découverte de cas inédits d'application de phénomènes connus. Ainsi, sur le plan purement épistémologique, la distinction entre ces deux concepts de découverte et d'invention apparaît beaucoup plus nuancée et plus délicate qu'elle ne l'est sur le terrain économique et utilitaire. D'ailleurs, même sous cet angle, la différence entre découverte et invention ne correspond pas toujours à celle qu'on établit, souvent bien à tort, entre science pure et science appliquée. Il est, en effet, des découvertes riches d'applications immédiates et, au contraire, des inventions qui ne semblent pas susceptibles d'une utilisation pratique. Ce fait est d'ailleurs très heureux, car, si la recherche pure était dépourvue de tout espoir d'application rapide, l'appui matériel qui lui est nécessaire risquerait bien souvent d'être compromis. Ces caractères communs assez nombreux nous permettent d'étudier simultanément la découverte et l'invention, du moins sous certains de leurs aspects ; des différences assez importantes nous apparaîtront dans l'étude de leur milieu économique, social et politique.

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LA DÉCOUVERTE MÉTHODIQUE

L'aspect le plus connu, et peut-être le plus courant, de la découverte scientifique est celui qui correspond à la victoire d'un esprit logicien qui, conduisant son travail avec une méthode rigoureuse, exploitant systématiquement les travaux antérieurs et utilisant les ressources d'une intuition soigneusement contrôlée, investit méthodiquement son objectif avant de le dominer. Nous n'insisterons pas sur les qualités de rigueur et de méthode que tout savant doit posséder, ni sur celles que requièrent les sciences expérimentales et d'observation. Mais il ne faut pas oublier qu'à toutes ces qualités le savant créateur doit joindre des dons spéciaux, beaucoup plus personnels, et sans lesquels il n'aboutira qu'à des découvertes de second plan. La valeur créatrice d'un savant se mesure déjà à la façon dont il sait choisir son sujet de recherches, le limiter et éventuellement le modifier en cours de route. Ses recherches peuvent être entreprises pour compléter ou clarifier une théorie - c'est le cas le plus fréquent en mathématiques - ou pour tenter de dissiper une sorte de malaise qui apparaît dans l'étude d'un certain domaine scientifique et qui indique que les idées directrices, les hypothèses de base où les lois fondamentales ont besoin d'être revues et, au moins partiellement, modifiées. Le but de la recherche peut être aussi tout simplement la solution d'un problème posé à l'occasion d'un autre travail ou suscité par l'évolution d'un autre domaine de la science, ou enfin l'étude systématique d'un phénomène récemment mis en lumière. Quel que soit le but plus ou moins lointain qu'il entrevoit, le savant ne doit aborder le véritable travail de recherche que s'il a l'impression très nette que ce travail correspondra à ses aptitudes personnelles, à ses goûts et à sa tournure d'esprit. En un mot, pour avoir le maximum de chances de succès, la recherche ne doit être entreprise qu'avec plaisir et confiance. Au choix et à la délimitation du sujet succède, en général, un assez long travail de préparation où le chercheur aperçoit les difficultés à lever, les analogies à expliquer, les liaisons réelles ou apparentes à élucider. Peu à peu, les idées directrices se forment et s'organisent dans son esprit d'une façon plus ou moins consciente. L'étendue de ses connaissances et ses qualités de méthode et d'intuition interviennent de façon directe dans cette seconde étape de la genèse d'une découverte. Plus ou moins long suivant les difficultés rencontrées et les aptitudes du chercheur, ce travail préparatoire peut évoluer de façons très diverses - soit, si tous les obstacles ont été surmontés, qu'il conduise directement à la réussite ; soit, fait plus courant, que lui succède une période plus calme où le chercheur, ne progressant plus qu'avec une extrême lenteur, se détourne du chemin direct et envisage diverses questions liées plus ou moins étroitement au problème étudié, ou même, se décourageant, abandonne son travail pour aborder d'autres tâches. Tous les savants qui ont laissé des témoignages sur la genèse de leurs découvertes signalent de telles périodes, plus ou moins Ion-

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gues, de lassitude et de découragement. C'est ainsi que l'illustre physicien Hertz écrit dans une lettre à ses parents, alors qu'il était sur la voie de découvertes sur les rayons cathodiques : " Pour le moment, j'erre sans méthode précise. Dans ce domaine, je refais les expériences anciennes et monte celles qui me passent par la tête ... J'espère que parmi les cent phénomènes remarquables qui se présentent à moi, la lumière jaillira de l'un ou de l'autre". Puis, après cette phase d'attente où les progrès apparents semblent particulièrement lents, il arrive fréquemment que le savant ait, par un brusque éclair de pensée, la révélation intuitive du moyen de surmonter la difficulté qui l'arrêtait, ou même de la solution longuement recherchée. Louis de Broglie a donné une description très suggestive de cette brusque révélation qu'ont connue tous les chercheurs : " Puis, soudain, généralement avec une grande brusquerie, se produit une sorte de cristallisation ; l'esprit du chercheur aperçoit, en un instant, avec une grande netteté et d'une manière dès lors parfaitement consciente, les grandes lignes des conceptions nouvelles qui s'étaient formées obscurément en lui, et il acquiert d'un seul coup l'absolue certitude que la mise en oeuvre de ces nouvelles conceptions va permettre de résoudre la plupart des problèmes posés et d'éclairer toute la question en mettant en lumière des analogies et des harmonies ignorées jusque-là " 2. Cet éclair de pensée ne se produit d'ailleurs pas, en général, au cours d'une phase de travail assidu, mais souvent au milieu d'une période de repos ou de détente. Il résulte, en effet, d'une cristallisation des résultats des efforts antérieurs, d'une réorganisation et d'un classement des idées qui, lentement préparés par le travail du subconscient, se réalisent plus aisément dans le calme. Dans cette phase capitale du travail d'invention, certaines qualités personnelles du chercheur jouent un rôle essentiel, en particulier son intuition toute spéciale et son sens esthétique qui lui permettent d'économiser ses efforts en orientant sa pensée dans les voies les plus fécondes: Décrire ou caractériser ces qualités serait bien difficile, d'autant qu'elles varient d'un domaine à l'autre et se présentent sous des aspects particuliers chez chaque créateur. Toujours est-il que, sans ces qualités, un chercheur, même très cultivé, ne peut espérer faire d'importantes découvertes. A une méthode rigoureuse et à des connaissances étendues, le savant authentique doit joindre ces dons d'audace, d'intuition et

de clairvoyance. Mais, après cet éclair de pensée qui lui a révélé une voie nouvelle, la tâche du chercheur est loin d'être terminée. Il lui faut alors échafauder les raisonnements qui confirmeront la valeur de ses idées, en déduire toutes les conséquences, comparer les prévisions qu'elles permettent de formuler aux résultats expérimentaux, répondre aux objections éventuelles et enfin fixer les limites d'emploi de la loi ou de l'hypothèse entrevue. Cette dernière étape du travail 2. L. de Broglie, "L'invention scientifique. Les sciences expérimentales: Théorie", L'invention, Paris, 1938, 118.

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est loin d'être sans difficultés, car, à mesure que la théorie prend une forme mieux définie, d'innombrables complications de détail apparaissent, dont il faut peu à peu triompher. Et surtout, particulièrement dans le domaine des sciences théoriques et dans celui des sciences expérimentales, après le moment d'enthousiasme qui suit la brusque révélation de la nouvelle théorie, l'auteur en aperçoit de plus en plus clairement le caractère limité et provisoire, et cette constatation mêle à sa joie" un léger sentiment d'amertume: celui de constater en fin de compte le caractère nécessairement fragmentaire et limité du progrès réalisé " 3 . LES DÉCOUVERTES FÉCONDES

Il est des découvertes qui, en dehors de leur intérêt propre, tiennent une place privilégiée dans l'histoire des sciences, par suite de la floraison d'autres découvertes qu'elles ont suscitées. Tel est le cas, tout d'abord, de ces découvertes fondamentales qui, comme celles de la loi de gravitation universelle, de la théorie des ensembles ou du principe de la relativité, ont modifié la structure générale de la science. C'est le cas également des inventions qui ont fourni aux savants un outil nouveau aux applications immenses ; telles sont, par exemple, l'invention de la lunette astronomique, celle du microscope et celle du microscope électronique. Il est enfin d'autres découvertes qui, en dehors de leur importance propre, ont eu le mérite de susciter de fécondes recherches d'où est sortie toute une chaîne d'autres découvertes. Ainsi, la découverte des rayons x par Roentgen en 1895 a entraîné celle de la radioactivité, qui, à son tour, a permis la découverte du radium et le remarquable essor de la physique atomique du XX" siècle. Mais les découvertes et les inventions suivent souvent des chemins plus complexes et plus difficiles à retracer. Le nombre relativement faible des documents précis et des témoignages dignes de foi en rend d'ailleurs l'interprétation très délicate. Nous nous limiterons ici à l'étude de quelques problèmes essentiels dont nous illustrerons l'analyse par un certain nombre d'exemples précis et particulièrement suggestifs. Parmi ces thèmes, qui mériteraient une étude plus détaillée, on peut citer le rôle du hasard, dont certaines anecdotes pittoresques (mais plus ou moins authentiques) ont conduit à exagérer l'importance ; le rôle fécond de certaines erreurs, problème qui mériterait une étude psychologique très poussée; l'explication des divers types d'échec rencontrés par les chercheurs. On étudiera également l'existence de nombreux cas de découvertes simultanées et indépendantes, les querelles de priorité, le problème des précurseurs et, enfin, l'influence de divers facteurs philosophiques, religieux, politiques, économiques et sociaux sur l'évolution du progrès scien3. L. de Broglie, op. cit., 122.

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tifique et technique, en insistant tout particulièrement sur une analyse détaillée des obstacles que rencontrent trop souvent les novateurs. LE RÔLE DU HASARD

Le rôle du hasard dans la genèse de nombreuses découvertes ou inventions a été souvent surestimé. Si l'on ne peut nier que diverses observations accidentelles ont mis des savants sur la voie de découvertes fondamentales, il serait erroné de vouloir conférer au hasard un rôle primordial dans la création scientifique et technique. Du moins est-ce la thèse que nous voudrions illustrer par quelques exemples. Il est essentiel, tout d'abord, de préciser la notion même de hasard. On en exclura cette sorte de "hasard psychologique" qu'est la rencontre fortuite de deux idées, fait courant qui intervient, pour ainsi dire, dans chaque création originale. Toute découverte qui ne résulte pas du simple développement de résultats acquis antérieurement nécessite de la part de son auteur un effort de pensée où l'imagination et l'intuition tiennent toujours une place essentielle. Et c'est le plus souvent par la rencontre de deux idées dont les liens n'avaient pas jusqu'alors été mis en évidence que se déclenche la phase la plus créatrice de l'effort du chercheur. Cette rencontre d'idées qui ouvre la voie à l'invention n'est fortuite qu'en apparence; en fait, elle est préparée par un lent travail préliminaire de recherche et de réflexion et conditionnée par l'intuition et le sens esthétique du savant. Parfois même, cette étape demeure presque voilée aux yeux du chercheur qui entrevoit le résultat escompté par une sorte de prescience dissimulant un raisonnement demeuré à l'état subconscient; c'est alors l'éclair de pensée, familier à tous les grands créateurs et qui leur révèle, par une sorte d'évidence intuitive, la solution d'une énigme ou la justesse d'une hypothèse ou d'une loi nouvelle. Le véritable hasard, le" hasard extérieur", résulte d'un événement accidentel qui peut orienter un chercheur dans une voie nouvelle. Pour tenter d'en apprécier l'importance, examinons, tout d'abord, si le rôle qui lui est accordé par certaines anecdotes célèbres correspond bien à la réalité.

Le récit que fait Plutarque de la découverte par Archimède du principe des corps flottants est trop connu pour que nous y insistions. L'observation fortuite qui serait à l'origine de cette découverte: le débordement d'une baignoire remplie d'eau à mesure que l'on s'y plonge, est trop élémentaire et trop courante pour avoir pu jouer un rôle essentiel dans l'énoncé du célèbre principe. Tout au plus peut-on admettre que l 'eurêka d'Archimède illustre la brusque cristallisation dans son esprit d'idées déjà profondément ancrées et qui n'attendaient qu'un prétexte pour prendre forme définitive. Il en est de même de la célèbre anecdote de la pomme de Newton, qui, toute suggestive qu'elle soit, n'a tenu qu'une place insignifiante dans la découverte

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de la loi de la gravitation universelle. Divers savants sont d'ailleurs à l'origine de telles anecdotes. Tel est le cas du cristallographe français Haüy, qui répandit lui-même le bruit erroné que la vue d'un cristal brisé l'aurait mis sur la voie de sa théorie cristallographique. La création et le succès de telles légendes découlent de leur caractère pittoresque et de leur contenu, beaucoup plus accessible que celui d'un récit véridique, nécessairement assez technique. Il ne reste donc comme véritables manifestations du hasard que certaines observations fortuites qui, intervenant grâce à un concours de circonstances tout à fait imprévisibles, entraînent le chercheur dans une voie nouvelle qui se

révèle ensuite très féconde. L'invention de la pile est un premier exemple, qui montre le parti qu'un observateur attentif et un savant de talent peuvent tirer d'un fait accidentel. On sait que cette découverte découle d'une observation assez curieuse du médecin biologiste italien Luigi Galvani. Ayant dépouillé des grenouilles dans une pièce où fonctionnait un générateur électrostatique, Galvani constata qu'en réunissant les nerfs cruraux d'un de ces animaux par un arc métallique les muscles des cuisses se contractaient violemment à chaque étincelle produite par la machine. Ce phénomène, très complexe, montrait l'existence de réactions physiologiques d'origine électrique que Galvani et ses disciples étudièrent d'une façon très minutieuse, sans réussir toutefois à en donner une explication correcte. C'est alors que le grand physicien Alessandro Volta commença à s'intéresser activement à ce problème et entama une longue polémique qui l'amena à sortir du domaine de l'électricité animale pour étudier les déséquilibres d'ordre électrique existant au contact de deux corps dissemblables. C'est en partant de cette étude qu'il aboutit, au début de 1800, à l'invention du premier générateur de courant continu, la pile de Volta, constituée par des couples identiques de plaques métalliques (zinc et cuivre) empilés dans le même sens et séparés par des disques d'étoffe humide. Un second exemple, plus immédiat, d'intervention du hasard est la découverte des rayons X due à Wilhelm Conrad Roentgen, alors professeur de physique et recteur de l'Université de Wurtzbourg. Agé de cinquante ans, Roentgen ne s'était fait connaître jusqu'alors par aucune découverte importante, lorsqu'en octobre 1895, gagné par la fièvre qui s'était emparée du monde savant, il entreprit une série de recherches sur les rayons cathodiques, qui, connus depuis plus d'un quart de siècle, venaient en moins de deux ans de permettre une floraison de nouvelles découvertes. Le 10 novembre 1895, alors qu'il observait un tube à rayons cathodiques excité par une bobine d'induction et entouré d'un étui de papier noir, il remarqua l'apparition d'une fluorescence très nette sur un écran au platinocyanure de baryum placé sur la table d'expériences. Intrigué par ce phénomène imprévu, Roentgen, qui ne quitta plus son laboratoire de plusieurs semaines, entreprit de nouvelles expériences qui établirent de façon indiscutable que cette fluorescence était due à des rayons mys-

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térieux qui, provenant du tube, traversaient l'écran de papier noir, opaque cependant à toute lumière connue. Remplaçant l'écran fluorescent par une plaque photographique, il réussit, le mois suivant, les premières radiographies. Il publia aussitôt le résultat de ses recherches et adressa des exemplaires de son article, en même temps que des copies de ses premières radiographies, à quelques-uns des savants les plus éminents de l'époque. La nouvelle de la découverte se répandit comme une traînée de poudre, suscitant un enthousiasme général, et, dès la fin de janvier 1896, les cercles scientifiques et le grand public du monde entier s'émerveillaient devant la possibilité ainsi ouverte de photographier l'invisible. La chaleur de cet accueil était d'ailleurs méritée, car cette découverte des rayons X ouvrait la voie à des applications d'une extrême fécondité et à une série d'autres découvertes qui amorçaient le renouvellement d'ensemble d'un des plus importants secteurs de la physique. Sans nier que le hasard soit intervenu dans la découverte de Roentgen, on ne doit pas sous-estimer le rôle primordial joué par les éminentes qualités du physicien allemand et l'on ne peut que souscrire au jugement du philosophe américain Münsterberg : " Supposons que le hasard y ait aidé. Il y avait beaucoup d'effets galvaniques de par le monde avant que Galvani ait vu, par hasard, les contractions d'une patte de grenouille sur un fil de fer. Seuls les Galvani et les Roentgen sont rares " 4 . La découverte de la polarisation de la lumière par réflexion, faite en 1808 par le jeune savant français Etienne Malus, conduit aux mêmes réflexions. S'intéressant aux lois de l'optique géométrique et, en particulier, à la marche des rayons lumineux dans les cristaux biréfringents, Malus observait un jour de sa chambre les fenêtres du palais du Luxembourg illuminées par le soleil, lorsqu'il eut l'idée d'interposer un cristal de spath d'Islande sur le trajet des rayons solaires réfléchis. Constatant d'abord l'existence des deux images bien connues, il remarqua ensuite, non sans étonnement, que si l'on faisait tourner le cristal sur lui-même, chacune de ces images disparaissait successivement. Cette observation fortuite ne pouvait tomber dans un esprit mieux préparé à en tirer toutes les conséquences. Malus reconnut que ce phénomène était lié à la réflexion que la lumière avait subie sur les vitres et il en déduisit la théorie de

la polarisation de la lumière que Fresnel et Young devaient expliquer quelques années plus tard par leur hypothèse de la transversalité des ondes lumineuses. Le dernier exemple que nous citerons est celui de la découverte de la pénicilline par le regretté sir Alexander Fleming. Au mois de septembre 1928, Fleming, qui étudiait les mutations de certaines colonies de staphylocoques, s'aperçut, au cours d'un examen microscopique, que l'une de ses plaques de culture avait été contaminée par un micro-organisme provenant de l'air extérieur. A priori, un tel fait n'était qu'un accident banal comme il en survient fré4. Cité par O. Glasser dans Les grands inventeurs, Paris, 1950, 229.

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quemment à tous les chercheurs travaillant dans des laboratoires dotés de moyens matériels insuffisants. Mais, au lieu de négliger cet incident et de reprendre ses recherches sur d'autres préparations, Fleming observa plus en détail la plaque contaminée et remarqua que les colonies de staphylocoques attaquées par le champignon microscopique étaient devenues transparentes dans une large région entourant la zone initiale de contamination. Il comprit que cette action était due à une substance antimicrobienne sécrétée par le micro-organisme perturbateur et diffusée dans le support de la préparation. La pénicilline, premier exemple de ces antibiotiques qui devaient révolutionner en quelques années de vastes secteurs de la thérapeutique, était ainsi découverte. Bouleversant son plan initial de recherches, Fleming entreprit alors l'étude des principales propriétés de la substance antimicrobienne qui, par accident, venait de contaminer sa plaque. Utilisant de la manière la plus rationnelle et la plus efficace les modestes ressources de son laboratoire, il réussit à montrer les propriétés sélectives de cette substance et son action sur diverses espèces de microbes ; il démontra également son innocuité vis-à-vis des leucocytes de plusieurs animaux et constata que, même en solution diluée, son pouvoir antimicrobien surpassait celui des plus puissants antiseptiques. Mais les difficultés de préparation du liquide sécrété, son impureté et son instabilité devaient freiner les recherches entreprises, et ce n'est qu'au début de la seconde guerre mondiale que les perfectionnements de la technique permirent à de nouvelles équipes de chercheurs dotés de moyens très puissants de reprendre, sur de nouvelles bases, les problèmes ardus posés par la préparation de la pénicilline et par ses applications thérapeutiques. Nous reviendrons, d'ailleurs, sur cette dernière phase qu'illustre l'importance prise, dans la plupart des découvertes récentes, par la recherche collective menée avec un grand luxe de moyens et l'appui des techniques les plus modernes. Pour de nombreuses personnes, l'observation initiale de Fleming est l'exemple type de ces manifestations du hasard qui, à leurs yeux, sont à l'origine de nombreuses découvertes. C'est là un point de vue tout à fait erroné. Si la contamination d'une culture microbienne dans un laboratoire mal équipé, où de rigoureuses conditions d'asepsie ne peuvent être réalisées, est un accident fortuit, un tel fait est cependant assez courant pour n'avoir aucun caractère exceptionnel de nature à attirer l'attention d'un observateur quelque peu averti. S'il y eut effectivement intervention du hasard, celle-ci réside dans la réunion de deux facteurs éminemment favorables : d'une part, le fait que, parmi les nombreuses variétés de micro-organismes aérobies capables de contaminer la préparation, ce fut un Penicillium, dont la présence dans l'air est assez rare, qui ait atteint la plaque; d'autre part, la présence sur cette plaque de colonies de staphylocoques, microbes particulièrement sensibles à l'action antibiotique de la pénicilline. Mais s'il y eut, dans cet incident initial, intervention de circonstances favorables, ce hasard favorisait un chercheur bien préparé pour apprécier l'immense intérêt du phénomène observé. En effet, depuis plusieurs

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années, Fleming cherchait à préparer un antiseptique idéal, doué d'un pouvoir bactéricide maximum en même temps que d'une absence quasi totale de toxicité pour l'organisme humain. De plus, il faut rappeler que le phénomène d'antibiose avait déjà été décrit par plusieurs savants qui n'avaient pas réussi à en exploiter toute la fécondité ; ce fut le cas, en particulier, du biologiste anglais John Tyndall, du grand Pasteur et de son disciple Jules Joubert, qui observèrent cette action entre 1875 et 1877. Mais les temps n'étaient pas encore mûrs pour l'exploitation efficace de cette découverte. Il fallut la redécouverte et les précieux travaux de Fleming, de longues recherches et de patientes mises au point, conduites avec les moyens techniques les plus puissants, pour passer de cette simple observation de laboratoire au prodigieux essor des antibiotiques. Que reste-t-il du hasard dans cette longue histoire ? Bien peu de chose, en vérité. Une conclusion semble s'imposer après l'examen de ces quelques cas choisis, parmi beaucoup d'autres, pour la place toute spéciale qu'ils semblent faire au hasard. S'il est indéniable que certaines circonstances favorables ont contribué au succès de nombreux auteurs de découvertes ou d'inventions, le hasard n'entre toutefois que pour une part bien minime dans l'oeuvre de création. Une circonstance fortuite peut certes déclencher un brusque éclair de pensée pour un chercheur de talent et l'orienter dans une direction féconde, mais il ne peut favoriser que des esprits bien préparés à en exploiter tout l'enseignement grâce à une intuition exceptionnelle, à une méthode de travail irréprochable et à une grande habileté expérimentale. LE RÔLE DES ERREURS

Il est certain que, dans la très grande majorité des cas, les erreurs d'observation, de calcul ou d'interprétation sont néfastes à la recherche scientifique. Les méprises et les conclusions inexactes qu'elles entraînent ne peuvent souvent être éliminées qu'après un long et stérile travail de vérification. De plus, il en est qui, restant longtemps méconnues, faussent ou retardent le développement de secteurs assez étendus de la science. Cependant, il y a certaines erreurs qui, par l'émulation qu'elles créent,

entraînent des découvertes fécondes. Il en est d'autres qui, par les simplifica· tions qu'elles apportent, ont tenu une place essentielle dans la découverte de faits ou de principes fondamentaux. La simplicité apparente de nombreux phénomènes physiques n'est, en effet, qu'une première approximation d'une réalité beaucoup plus complexe. Et cette réalité ne peut être saisie que par des approximations successives qui découlent, le plus souvent, d'hypothèses simplificatrices et d'observations ou de mesures approchées, dissimulant certaines difficultés qui eussent entravé la marche de la pensée. Un exemple typique d'erreur à l'origine d'une importante découverte est l'hypothèse inexacte qu'émit le grand savant français Henri Poincaré pour ten-

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ter d'expliquer la production des rayons X. Lorsqu'en janvier 1896 Poincaré reçut un compte rendu des célèbres expériences par lesquelles le physicien allemand Roentgen avait réussi à produire des rayons X et à réaliser les premières radiographies, il tenta d'expliquer ces nouveaux phénomènes. Il remarqua, au cours d'une séance de l'Académie des Sciences, que dans le dispositif encore rudimentaire utilisé par Roentgen les rayons X prenaient naissance à l'endroit où les rayons cathodiques émis par le tube de Crookes venaient frapper la paroi du tube. Comme dans cette zone le verre de la paroi se trouve être fluorescent sous l'effet des rayons cathodiques, Poincaré formula l'hypothèse que les deux phénomènes de fluorescence et d'émission des rayons X pouvaient être étroitement liés. En fait, cette hypothèse était inexacte et les observations ultérieures démontrèrent l'indépendance des deux phénomènes, mais elle eut le grand mérite de conduire à une découverte d'une portée incalculable, celle de la radioactivité. C'est, en effet, en recherchant systématiquement, à l'instigation de Poincaré, si certains corps, rendus fluorescents par une exposition préalable à la lumière, n'émettaient pas un rayonnement de même nature que les rayons X produits à l'aide du tube de Crookes que le physicien Henri Becquerel découvrit, un mois plus tard, la radioactivité d'un minerai d'uranium, le sulfate double de potassium et d'uranyle. C'était là la première grande observation d'un phénomène dont l'étude renouvela d'importants secteurs de la physique et dont les applications prirent un développement prodigieux. Une autre erreur féconde fut celle qui conduisit à la théorie mathématique des idéaux. En 1845, le mathématicien allemand Eduard Kummer crut avoir démontré une célèbre relation énoncée, sans preuve, par Fermat. Mais, comme dans tous les cas analogues, cette pseudo-démonstration de la mystérieuse proposition de Fermat devait se révéler fausse. C'est un collègue de Kummer, le brillant théoricien des nombres, Lejeune-Dirichlet, qui décela l'erreur: l'emploi d'une proposition considérée comme évidente et qui, en réalité, nécessitait une discussion approfondie. Kummer reprit alors son étude et les recherches qu'il entreprit à cette occasion le mirent sur la voie d'une découverte de grande portée, celle des idéaux, qui devait conduire à la théorie des corps de nombres algébriques, l'une des clefs de voûte de l'algèbre moderne. LES APPROXIMATIONS SUCCESSIVES

Les erreurs simplificatrices, approximations grossières d'une réalité beaucoup plus complexe, sont infiniment plus courantes que les hypothèses foncièrement inexactes ou les erreurs de raisonnement qui se révèlent fécondes par leurs conséquences. Dans sa marche normale, la science procède, en effet, par de telles approximations qui permettent de saisir la vérité par étapes progressives et de séparer les difficultés pour les surmonter successivement. On sait qu'en mathématiques le sens de la rigueur évolue et s'affine à mesure que les théories s'échafaudent et que les procédés d'exposition se per-

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fectionnent. Si les savants du xvme siècle ont pu édifier rapidement les premières bases du calcul intégral, le manque de rigueur d'un grand nombre de leurs raisonnements scandalisa certains de leurs successeurs du siècle suivant qui crurent à leur tour avoir réussi à échafauder des théories irréprochables. Or la théorie des ensembles et d'autres créations de la mathématique moderne ont amené à réviser bon nombre de leurs raisonnements. Ce même fait se vérifie d'ailleurs dans tous les domaines des mathématiques, où l'on constate que chaque théorie s' édifie par apports successifs qui correspondent à un affinement progressif de la rigueur des raisonnements. La marche par approximations successives est également la règle presque générale dans l'édification des théories physiques. A chaque époque, la précision explicative des théories correspond étroitement à celle des moyens d'observation ou de mesure. Chaque progrès dans les méthodes d'observation ou dans les procédés de mesure entraîne, à plus ou moins brève échéance, une révision des théories correspondantes et, tôt ou tard, la création de nouvelles lois cadrant plus exactement avec la réalité. Tant que cet accord n'est pas réalisé, les efforts des théoriciens se multiplient pour dissiper le malaise ainsi causé. De cette façon, aux étapes successives de l'évolution de la science expérimentale et de la science d'observation s'associent des phases de l'évolution théorique de niveau et de complexité comparables, une avance trop rapide de l'un des secteurs entraînant des difficultés d'adaptation beaucoup plus grandes dans l'autre secteur. Si nous choisissons l'exemple des grandes lois de la mécanique des systèmes planétaires, découvertes au xvne siècle par Kepler, nous pourrons y retrouver d'une façon très suggestive l'influence conjuguée de ces facteurs. Lorsqu'à la fin du XVIe siècle Kepler entreprit ses recherches sur la structure et les mouvements du système solaire, il disposait de bases de départ peu satisfaisantes : du point de vue théorique, l'hypothèse héliocentrique de Copernic, qui se mêlait à la théorie des épicycles de Ptolémée, à la croyance en la prééminence absolue du mouvement circulaire uniforme et à un mysticisme platonicien tendant à associer étroitement le système planétaire aux cinq polyèdres réguliers ; du point de vue numérique, les observations de Tycho Brahé faites à l'oeil nu, mais beaucoup plus précises que toutes celles des astronomes antérieurs. Partant de ces données et opérant avec une fougue mystique que tempéraient les éminentes qualités d'un authentique savant de génie, Kepler commença par préciser la trajectoire de la Terre. Puis, abordant l'étude cinématique du mouvement de la planète Mars, il fut amené, après de longs calculs et de nombreux essais, à adopter la loi des aires ; revenant ensuite à la description géométrique de cette orbite, il constata que la théorie des épicycles ne pouvait cadrer avec les résultats des observations de Tycho Brahé. Il eut alors la grande audace de tabler sur la valeur de ces observations et de renoncer à la fois à la théorie de Ptolémée et à la croyance traditionnelle en la prééminence du mouvement circulaire. Il formula alors les deux premières lois du mouvement planétaire :

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ellipticité des orbites et loi des aires (1609). Ce n'est qu'en 1618 qu'il aboutit à la troisième loi, qui lie les orbites des différentes planètes aux durées de révolution. Ainsi était édifié le magnifique ensemble qui sert de base à l'étude du mouvement des astres des systèmes planétaires. On ne peut que s'émerveiller devant la patience et le génie manifestés par le grand astronome allemand dans ce long et difficile combat. Mais on peut cependant se demander si, disposant d'observations encore plus précises que celles de Tycho Brahé, observations que l'invention de la lunette astronomique allait bientôt mettre à la portée des astronomes, il eût réussi aussi bien dans sa magnifique entreprise. Rien n'est moins sûr. Les lois de Kepler ne sont, en effet, qu'une première approximation de la réalité, approximation qui ne tient compte que de l'attraction du Soleil et néglige les perturbations introduites par la présence des autres astres du système solaire, lesquelles sont loin d'être négligeables. Il est donc certain que, si la faible précision supplémentaire introduite par Tycho Brahé permit à Kepler d'aboutir, une précision plus grande eût considérablement compliqué sa tâche. Il nous semble inutile d'ajouter d'autres exemples de cette conquête progressive de la vérité, conquête marquée par des étapes qui correspondent à la fois à l'état des connaissances théoriques et à celui des méthodes et des moyens d'observation. A mesure que la science s'étend et se perfectionne, les lois physiques admises jusqu'alors comme rigoureuses n'apparaissent plus que comme des approximations plus ou moins précises d'une réalité sans cesse plus complexe. Découvertes théoriques et progrès techniques se conjuguent ainsi pour permettre aux savants d'obtenir une vue sans cesse plus affinée de la réalité physique, et les conquêtes d'hier n'apparaissent plus que comme des étapes toutes provisoires dans cette marche vers une connaissance toujours plus précise. LA DÉCOUVERTE, REFLET D'UNE ÉPOQUE

Ce n'est pas minimiser le rôle personnel joué par les auteurs de découvertes et d'inventions que de constater que la plupart de celles-ci sont apparues à un moment où le niveau des connaissances théoriques et des possibilités techniques favorisait leur éclosion. Il est certain, en effet, que, quelles que soient les riches qualités créatrices de nombreux chercheurs, les sciences et leurs applications connaissent plus de progrès réguliers et, pourrait-on dire, logiquement prévisibles, que de profondes révolutions. Certes, celles-ci existent également, mais une étude attentive de leur genèse montre qu'elles ne jaillissent pas sans une longue préparation plus ou moins consciente. L'évolution des sciences et des techniques se présente ainsi comme un phénomène continu où chaque étape nouvelle découle d'acquis antérieurs et où les éclairs de génie ne font qu'expliciter, compléter et cristalliser des résultats lentement élaborés par d'obscurs travaux préliminaires.

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Dans chaque secteur de la science on peut ainsi vérifier que la plupart des découvertes sont survenues au moment où leur apparition était presque inéluctable, et, si les savants auxquels elles sont attribuées n'avaient pas vécu, elles n'eussent été retardées que de bien peu. La simultanéité avec laquelle de nombreuses découvertes ont été réalisées, de façon entièrement indépendante, par plusieurs savants est un argument décisif en faveur de cette thèse. Nous en citerons quelques exemples qui se rattachent à diverses branches de la science. L'un des exemples les plus célèbres est, en mathématiques, la création de l'outil de base de la science théorique moderne, le calcul infinitésimal, création réalisée dans la seconde moitié du xvn° siècle par Leibniz et Newton. Ce progrès décisif des mathématiques a malheureusement été marqué par une longue et douloureuse querelle de priorité qui n'a été tranchée qu'au siècle dernier. On sait, en effet, maintenant, que cette création a été réalisée par les deux savants à quelques années de distance, et d'une façon presque entièrement indépendante. Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que cette brillante synthèse avait été préparée par les patientes recherches de nombreux mathématiciens de divers pays, depuis Kepler et Cavalieri, jusqu'à Fermat, Pascal, Huygens et Barrow. Deux des plus magnifiques découvertes de la première moitié du xrxe siècle furent également faites de façon indépendante par plusieurs savants. C'est ainsi que l'existence des géométries non-euclidiennes, dont la profonde signification apparut à la suite des travaux de Riemann et de ses successeurs, fut démontrée presque simultanément par trois géomètres : le mathématicien le plus célèbre de l'époque, l 'Allemand Carl Friedrich Gauss, et deux jeunes savants dont le nom ne devint célèbre qu'après leur mort, le Russe Nicolas Ivanovitch Lobatschevsky, professeur à l'Université de Kazan, et le Hongrois Johann Bolyai, modeste officier du génie âgé d'à peine trente ans. La rénovation de la théorie des fonctions elliptiques grâce à l'inversion de ces intégrales et à l'introduction des variables imaginaires fut également réalisée à la même époque par deux jeunes mathématiciens de génie, le Norvégien Niels Henrik Abel et l' Allemand Carl Gustav Jacob Jacobi, qui obtinrent ces résultats presque au même moment. En physique, les découvertes presque simultanées sont encore plus courantes. Citons d'abord quelques exemples anciens. La découverte de la relation entre la pression et le volume d'une masse de gaz à température constante, connue sous le nom de loi de Boyle-Mariotte, fut faite à quelques années de distance par ces deux savants travaillant de façon tout à fait indépendante. La bouteille de Leyde, première forme de condensateur électrique, fut inventée à quelques mois d'intervalle par l' Allemand von Kleist et par le Néerlandais Musschenbroek. Les grandes lois de l'électrostatique furent mises en lumière presque simultanément par l' Anglais Henry Cavendish, qui ne publia pas ses résultats, et par l'ingénieur militaire français Charles-Auguste Coulomb. Il en est de même du phénomène de self-induction, établi en 1832 par l' Américain

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Joseph Henry et redécouvert deux ans plus tard par l'illustre physicien anglais Michael Faraday, qui ignorait les travaux de son devancier. Au xx:e siècle, les exemples de telles découvertes simultanées sont encore assez répandus, quoique la rapidité avec laquelle la plupart des chercheurs publient les résultats de leurs travaux tende à en réduire la fréquence et que la politique du secret introduite dans de vastes secteurs de la science et de la technique à des fins militaires ou commerciales limite le domaine où la marche du progrès scientifique peut être suivie avec suffisamment de précision. Il est vrai que la féconde émulation qui règne entre les universités, les bureaux d'études et les laboratoires du monde entier favorise, au contraire, de telles rencontres. Pour ne citer que deux exemples, rappelons que le théorème de l'inertie, conséquence du principe de la relativité explicité par Albert Einstein en 1905, fut découvert presque simultanément par Einstein lui-même et par le physicien français Paul Langevin, qui se laissa devancer en ajournant la publication de son travail. Signalons encore que l'une des particules de la microphysique, le méson, découvert en 1935 par le théoricien japonais Yukawa, avait été observée l'année précédente dans les rayons cosmiques par le physicien français Pierre Auger et par !'Américain AH. Compton, qui travaillaient chacun de façon tout à fait indépendante. Dans le domaine des applications, les exemples d'inventions quasi simultanées sont aussi très fréquents. Mais l'âpreté plus grande des querelles de priorité, due aux intérêts financiers en jeu, rend souvent une enquête historique bien délicate, par suite des doutes qu'on peut émettre sur l'authenticité de certains témoignages. Comme exemple, nous citerons seulement l'induit annulaire, pièce essentielle des premières dynamos réellement utilisables, qui fut décrit en 1864 par le physicien italien Paccinotti, avant d'être redécouvert et utilisé industriellement en 1869 par le technicien belge Zénobe Gramme. Cette simultanéité, plus ou moins parfaite, qui apparaît dans la genèse de nombreuses découvertes et inventions est à l'origine de délicates querelles de priorité dont certaines troublent la sérénité des discussions entre historiens des sciences. Dans de nombreux cas, une analyse objective des pièces du débat permettrait de couper court à toute discussion en rendant justice à l'inventeur véritable ou en constatant les mérites des deux adversaires. Mais il arrive que ces pièces soient falsifiées pour les besoins de la cause ou, du moins, qu'un doute puisse subsister à leur sujet. L'amour-propre exagéré de certains savants, l'intervention de disciples trop enthousiastes, le rôle néfaste des susceptibilités nationales et, dans le cas des inventions, les rivalités industrielles et financières, faussent ainsi trop souvent les éléments du problème. Mais beaucoup plus important que le problème de priorité est celui des précurseurs.

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RENÉTATON LE PROBLÈME DES PRÉCURSEURS

Une étude attentive du développement de la science montre qu'il est peu de grandes découvertes qui n'aient été préparées par une longue série de travaux préliminaires, dus parfois à d'obscurs savants. Rendre justice à ces pionniers est l'une des tâches qui s'imposent à l'historien et qui, dans une certaine mesure, lui permet de mieux saisir la complexité et la continuité de l'évolution scientifique. Mais cette entreprise est pleine de difficultés et de dangers. Il faut, en effet, apprécier jusqu'à quel point chaque précurseur présumé a pu entrevoir la nature, la signification, l'importance et les conséquences de la découverte considérée et étudier ensuite les répercussions de son apport afin de juger de son influence sur l'oeuvre du véritable auteur. Entre les véritables précurseurs qui, sans réaliser entièrement une découverte, en ont cependant préparé la voie et en ont saisi par avance l'intérêt et la signification, et les simples anticipateurs dont les idées restent trop imprécises ou reposent sur des bases insuffisantes, on trouve ainsi une gamme très variée de pionniers souvent obscurs. Apprécier l'oeuvre de ces hommes est une tâche bien délicate, d'autant que les documents qui les concernent sont souvent difficiles à réunir et à interpréter. De telles entreprises n'ont d'ailleurs pas toujours été menées avec un souci suffisant de justice et d'objectivité; trop souvent, les amours-propres nationaux sont intervenus dans de telles discussions et en ont faussé entièrement les données. Il est, en effet, très facile, en modernisant son vocabulaire et ses notations, de transformer un texte scientifique du xvne siècle, vague et peu concluant, en un document clair et précis. Mais n'est-ce pas ainsi falsifier ce texte et dénaturer entièrement la pensée de son auteur ? Trop de manoeuvres de ce genre sont intervenues dans ces questions pour qu'il soit possible d'accepter toute information nouvelle relative à un prétendu précurseur sans un examen minutieux des pièces du débat. Cependant, malgré ces difficultés, le problème des précurseurs est trop important pour pouvoir être négligé. L' existence, pour toute découverte de quelque importance, de nombreux précurseurs, dont certains ont préparé des conditions favorables à l'éclosion même de la découverte, montre qu'il est souvent profondément injuste d'en accorder les mérites à un seul homme, sans tenir compte des apports successifs qui, par leur juxtaposition, lui ont ouvert la voie. Une étude même rapide de ce problème des précurseurs ne serait pas complète si elle ne mentionnait l'existence de cas, assez fréquents, de découvertes oubliées. Certains de ces oublis sont dus à l'auteur lui-même, qui néglige ou refuse de publier ses trouvailles; c'est ainsi que les importants résultats obtenus dans le domaine de l'électrostatique par Cavendish au cours de la seconde moitié du xvme siècle durent être redécouverts par Coulomb et Faraday, Cavendish les ayant conservés dans ses papiers, qui ne furent exhumés qu'un

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siècle plus tard. D'illustres savants adoptèrent une telle attitude pour n'avoir pas à lutter pour imposer leur découverte ; c'est le cas de Gauss, qui ne publia pas ses travaux sur les géométries non-euclidiennes et fut, de ce fait, devancé par Lobatschevsky et Bolyai. D'autres savants, au contraire, plus obscurs, ne réussirent pas à faire connaître leur oeuvre, malgré leurs efforts pour la diffuser; tel est le cas de Mendel, dont les célèbres lois de l'hérédité, publiées en 1865 dans une revue scientifique de Brno, restèrent pratiquement ignorées jusqu'en 1900. Après avoir redécouvert ces lois, on retrouva le texte original de Mendel et justice fut enfin rendue au grand savant. Dans tous les exemples où une découverte a dû être réalisée plusieurs fois avant d'être officialisée se pose le problème délicat de savoir si l'oeuvre du premier inventeur n'a pas exercé une influence plus ou moins directe sur celle de ses successeurs. Malgré l'intérêt de tels problèmes, il ne faudrait pas leur accorder trop d'importance. En effet, dans le panorama de l'évolution de la science, les questions de personnes passent au second plan et chaque découverte intervient valablement lorsqu'elle est réalisée dans sa plénitude et appliquée de façon correcte. Les précurseurs apparaissent comme des inventeurs malheureux qui n'ont pu aboutir dans leur entreprise. Leur étude conduit, de ce fait, à celle des échecs subis dans certaines de leurs entreprises par les chercheurs qui ont le plus de valeur. LES DIVERS TYPES D'ÉCHECS

L'histoire des sciences et des techniques s'intéresse non seulement aux réussites des savants et des inventeurs, mais aussi, du moins dans la mesure où ces exemples sont significatifs, à leurs échecs. Une analyse minutieuse de la nature et des origines variées des insuccès ou des défaites que connaît le chercheur ayant le plus de valeur peut être, en effet, très riche d'enseignements. Sans aborder ici cette large étude d'ensemble, qui reste encore partiellement à faire, nous nous bornerons à en esquisser quelques-uns des aspects les plus marquants. Il est, tout d'abord, une catégorie d'échecs dont les raisons logiques sont évidentes. Il s'agit de ces tentatives prématurées pour édifier une théorie, expliquer certains faits, démontrer certaines lois, inventer de nouvelles machines ou de nouveaux appareils alors que l'état d'ensemble des connaissances théoriques ou des possibilités techniques est trop éloigné des conditions indispensables à la réussite. L'histoire des sciences connaît nombre d'exemples de tels insuccès, car c'est souvent longtemps après qu'apparaissent leurs raisons, qui semblent alors évidentes. En mathématiques, par exemple, il était vain de vouloir édifier une théorie d'ensemble des équations algébriques tant que les variables complexes n'étaient pas introduites et que la notion de groupe n'était pas précisée. En astronomie, toute étude d'ensemble des mouvements du système

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solaire était vouée à l'échec tant que la loi de la gravitation universelle n'était pas formulée. Et, dans le domaine de l'invention technique, pour ne citer qu'un exemple parmi un très grand nombre, malgré le génie d'un Léonard de Vinci et de plusieurs de ses émules, toutes les tentatives faites pour réaliser le vol mécanique étaient vouées à l'échec tant qu'un moteur puissant et léger, comme le moteur à explosion, n'avait pas été mis au point. Comment juger ces savants ou ces inventeurs qui essayèrent ainsi, sans succès, de devancer la marche du progrès ? Il serait facile, mais profondément injuste, de les juger tous avec sévérité. Si la logique de ces échecs nous apparaît aujourd'hui si évidente, ce n'est pas cependant à partir des connaissances actuelles que nous devons les juger, mais en tenant compte des moyens, des limites et des erreurs de la science de leur époque. Certes, il y a parmi ces chercheurs des illuminés qui se sont évertués à résoudre des problèmes ou à réaliser de mirifiques inventions, alors que le simple bon sens permettait de prévoir leur échec de façon certaine. Mais il y en eut beaucoup qui ne pouvaient déceler à l'avance les raisons profondes qui condamnaient leurs tentatives à l'insuccès. Tous ces efforts, infructueux en apparence, ne furent d'ailleurs pas entièrement vains; et s'ils n'atteignaient pas le but trop ambitieux qu'ils escomptaient, nombre de ces chercheurs firent oeuvre utile en enrichissant la science de résultats partiels, en clarifiant les éléments des problèmes à résoudre ou en suscitant une féconde émulation. Aussi, malgré leurs échecs, qui étaient inévitables, méritent-ils d'être considérés comme des précurseurs qui facilitèrent et préparèrent les réussites ultérieures. Une seconde catégorie d'échecs fait intervenir des éléments plus humains et plus variés. La voie de la découverte et de l'invention est, en effet, souvent ardue et semée d'obstacles de nature variée qui nécessitent, pour être surmontés, des qualités très diverses et des possibilités parfois difficiles à réunir. C'est ainsi que le mathématicien doit souvent aborder des calculs compliqués exigeant des qualités d'ordre, de méthode et de patience qui ne vont pas toujours de pair avec les dons analytiques les plus brillants. Aussi, après avoir surmonté de délicats obstacles théoriques, arrive-t-il que le mathématicien échoue près du port, par suite d'erreurs ou de maladresses de calculs que des chercheurs beaucoup moins doués eussent cependant évitées. Le nombre de ces mésaventures serait d'ailleurs beaucoup plus important si, par d'autres méthodes plus générales ou plus intuitives, le mathématicien n'avait pas souvent une connaissance plus ou moins précise du résultat escompté. Ces mêmes risques d'erreurs génératrices d'échecs se rencontrent dans toutes les sciences théoriques et se retrouvent dans le domaine des sciences expérimentales et des sciences d'observation avec, en plus, des risques d'ordre analogue, tenant aux méthodes d'observation, à la pratique instrumentale et à la technique de mesure. A ces éléments d'ordre personnel se combinent enfin d'autres facteurs liés aux conditions matérielles du travail de création, facteurs qui prennent, de nos

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jours, une importance accrue par suite de la complexité croissante des recherches dans tous les domaines de la science et de la technique. Si le mathématicien ne réclame qu'une documentation parfaitement à jour et classée de la façon la plus rationnelle, ainsi que les services éventuels d'un bureau de calculs adapté à ses besoins, le physicien, le chimiste, le biologiste et le technicien réclament une aide extérieure beaucoup plus importante et plus variée. Des laboratoires bien équipés et dotés de larges crédits leur sont évidemment indispensables. Mais il leur faut également, et de plus en plus, l'aide de spécialistes mieux préparés qu'ils ne le sont à résoudre des difficultés annexes qui débordent le champ de leur activité principale. Faute de pouvoir disposer de ces moyens et de cette aide, le chercheur s'expose à un échec dans la mise au point d'une découverte ou d'une invention pour laquelle il eût été parfaitement qualifié. Si l'histoire des sciences a gardé le souvenir de nombreux savants qui ont échoué lors des dernières étapes d'un travail de recherche, faute d'appuis et de moyens matériels suffisants, l'histoire des techniques peut citer un nombre encore plus considérable d'inventeurs malheureux qui ont dû abandonner avant la mise au point définitive de leur création, par suite de l'insuffisance des moyens matériels et financiers dont ils disposaient ou d'obstacles qui se sont opposés à la continuation de leurs travaux. Il est enfin une autre catégorie d'échecs dont l'origine, plus difficile à déceler, tient, au moins en partie, à l'état d'esprit particulier au chercheur qui oriente ses travaux vers un but assez précis. Pour arriver à ce but, il doit en effet concentrer toute son attention sur les éléments qui lui semblent se rapporter plus ou moins directement à cet objectif. Il advient, de ce fait, qu'il néglige certains aspects de la question ou du problème étudié ou qu'il n'en tire pas toutes les conséquences qu'il aurait pu en tirer. La direction de recherche trop strictement limitée, la pensée trop tendue vers l'objectif sont ainsi les causes d'échecs très nombreux. Il est, en effet, très fréquent qu'un mathématicien de talent aboutisse à des résultats dont il néglige d'expliciter certaines conséquences, pourtant immédiates et riches d'applications. Dans son ouvrage sur la psychologie de l'invention dans le domaine mathématique5 , le mathématicien français Jacques Hadamard cite de nombreux exemples de ce genre, dont certains, personnels, sont présentés avec beaucoup de précision et de lucidité. En physique théorique, un exemple classique est celui de la théorie de la relativité, que le grand mathématicien Henri Poincaré ne sut pas expliciter, laissant ce mérite à un jeune savant, Albert Einstein, alors modeste attaché au bureau fédéral des brevets de Berne. Cependant, Poincaré possédait tous les éléments de cette synthèse dont il sentait l'urgente nécessité et dont il avait jeté les premières bases. De plus, sa culture dans le domaine des mathématiques et 5. J. Hadamard, An Essay on the Psychology of Invention in the Mathematical Field, Princeton, 1945.

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de la physique était certainement, à cette époque, beaucoup plus étendue et plus profonde que celle du futur maître de la physique théorique du :xxe siècle. Son échec dans cette voie qui devait se révéler si féconde est expliqué d'une façon très convaincante par Louis de Broglie, qui insiste sur la tournure d'esprit trop critique de Poincaré et sur son attitude un peu sceptique vis-à-vis des théories physiques6 . Dans le domaine de la physique pure, on pourrait citer nombre d'exemples analogues. L'un des plus caractéristiques est celui du physicien français Ampère, l'un des principaux fondateurs de la théorie de l'électromagnétisme, qui, réalisant en 1822 une expérience mettant en lumière le phénomène d'induction électromagnétique, ne sut pas en tirer la conclusion qui aurait, semble-t-il, dû s'imposer à lui. Ce phénomène se rattachait, en effet, de façon directe, aux grands problèmes théoriques qu' Ampère s'efforçait de résoudre, souvent avec bonheur, depuis presque deux ans. Lorsqu'en 1831, le grand physicien anglais Michael Faraday eut, avec un matériel rudimentaire, découvert et étudié ce phénomène d'induction électromagnétique dont les applications devaient se révéler bientôt d'une importance exceptionnelle, Ampère put constater combien il était passé près de la découverte de cette action simple et générale. La raison qu'il donna de cet échec particulièrement spectaculaire est que son expérience n'ayant pour but que de préciser un aspect de la théorie de l'aimantation qu'il s'efforçait alors d'édifier, il avait complètement négligé tous ses autres aspects. Ainsi, divers facteurs peuvent être à l'origine des échecs de ce type, dont les seuls exemples qui méritent d'être cités et retenus se rapportent à de très grands savants. Une direction de recherche trop tendue et trop exclusive, une ligne de pensée obscurcie par la préoccupation du but à atteindre, l'adoption presque inconsciente d'une hypothèse explicative sans valeur ou d'une position philosophique trop sceptique sont les causes principales de ces insuccès qui mériteraient d'être étudiés d'une façon plus attentive par les psychologues. L'INFLUENCE DES FACTEURS PHILOSOPHIQUES ET POLITIQUES

Après avoir étudié l'influence de facteurs individuels très variés sur l'acti-

vité du savant créateur, il nous faut maintenant envisager celles qui proviennent plus directement de son milieu. L'étude de la découverte et de l'invention, créations originales de l'esprit humain, relève essentiellement de la psychologie, du moins lorsqu'elles sont l'aboutissement d'une recherche individuelle. Cependant, le chercheur étant soumis à l'influence - et parfois à la pression directe - d'un milieu politique, philosophique et religieux et devant obéir à des impératifs sociaux et économiques, par contrecoup la découverte et l'invention subissent les influences de ces différents facteurs. Une analyse 6. L. de Broglie, Savants et découvertes, Paris, 1951, 45-65.

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détaillée des conséquences de ces diverses influences déborderait le cadre de cette étude. Une telle entreprise est d'ailleurs prématurée, car les enquêtes statistiques préliminaires restent à faire ; on ne peut, en effet, adopter comme éléments d'une telle analyse les quelques relevés partiels et d'ailleurs contradictoires, effectués par certains auteurs, plus soucieux de polémiquer que de faire oeuvre objective. Nous nous bornerons donc à situer quelques-uns des aspects les plus essentiels de ce problème si délicat. L'histoire montre que le développement de la science et de la technique a été considérablement freiné, à diverses époques, par l'existence de préjugés d'ordre scientifique ou philosophique. Toute théorie scientifique, même inexacte et provisoire, reste féconde tant qu'elle favorise le travail de recherche et suscite ainsi de nouvelles découvertes. Mais il arrive très fréquemment qu'une théorie, dont le caractère fragmentaire et provisoire avait été plus ou moins explicitement reconnu par son créateur, se transforme ensuite en un dogme étroit qui freine l'évolution de la science. A toutes les époques, ce " durcissement " des théories a joué un rôle profondément néfaste. La routine et le conformisme sont, en effet, les pires ennemis du progrès scientifique. Dans les durs combats qu'ils ont dû mener pour faire triompher leurs idées, les novateurs ont trop souvent rencontré, comme adversaires, d'autres savants, qui auraient dû, semble-t-il, être leurs plus fermes soutiens. L'exemple tragique du médecin hongrois Semmelweis est bien connu. Après avoir découvert l'origine infectieuse de la fièvre puerpérale, Semmelweis s'efforça de généraliser l'emploi de procédés antiseptiques dans les maternités. C'était là une découverte et une initiative qui permettaient de sauver de nombreuses vies humaines. Malheureusement, Semmelweis se heurta, dans ses tentatives réitérées, à l'hostilité farouche de collègues plus puissants et, découragé, il mourut sans avoir pu faire triompher ses idées. De nombreux exemples analogues, quoique moins tragiques, pourraient être cités. A tel point qu'on doit considérer qu'il est parfois dangereux de confier des pouvoirs d'appréciation sans contrôle à des savants, même très éminents ; car il en est dont, avec l'âge, les théories se transforment en dogmes intangibles contre lesquels ils n'acceptent aucune critique. Le jeune chimiste français Auguste Laurent dut ainsi lutter pendant de longues années pour faire triompher ses idées sur la structure des composés organiques, en particulier sa célèbre théorie des substitutions. Il avait, en effet, pour principaux adversaires le grand Liebig et Jean-Baptiste Dumas, son ancien maître, qui, lui-même chimiste de talent, usa dans cette querelle des pouvoirs étendus dont il disposait pour tenter de réduire son jeune opposant au silence. Il ne faudrait cependant pas trop pousser ce tableau au tragique. Il y a heureusement des exemples, beaucoup plus nombreux, qui montrent avec quel courage intellectuel de très grands savants ont accepté de voir ruiner les théories qui leur étaient les plus chères. Ces remarques prouvent simplement que, quels que soient leurs dons de créateur, les savants les plus éminents peuvent

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posséder les qualités et les défauts les plus divers et qu'il serait erroné de les considérer, à cet égard, comme des êtres d'exception. De nombreux exemples d'obstacles que des doctrines philosophiques trop puissantes ont opposés au progrès scientifique sont classiques. Chacun sait, en effet, que la doctrine d'Aristote, modifiée par les penseurs médiévaux, se transforma ensuite en un dogme stérile contre lequel les savants durent mener de difficiles combats avant de réussir à imposer les principes de la science moderne. Si, à d'autres époques, cette pression a été plus discrète, elle a, dans tous les cas, joué un rôle néfaste. Doctrine de liberté intellectuelle à l'origine, le cartésianisme est devenu, en moins d'un siècle, un instrument de lutte contre le progrès. Au XIXe siècle, le positivisme, qui, à ses débuts, avait adopté une attitude très favorable envers la science, est apparu ensuite comme un facteur de conformisme et de régression. La raison essentielle de cette action retardatrice de nombreuses doctrines philosophiques est que celles-ci, ayant été conçues en fonction de la science de leur époque, ont ensuite, faute d'évoluer, tenté de maintenir la science en ce même état. L'exemple bien connu de la longue opposition de l'Eglise catholique à la théorie héliocentrique de Copernic et des persécutions que subirent plusieurs des défenseurs de cette théorie, dont Galilée, illustre un autre aspect des obstacles que rencontre le progrès scientifique. Tout dogme dont certains aspects touchent au domaine scientifique est, de par son essence même, un facteur profondément néfaste. En plus des dogmes pseudo-scientifiques, philosophiques et religieux, les censures politiques ont également joué un rôle considérable dans la lutte contre les découvertes et les nouvelles théories. A toutes les époques, de grands savants ont été considérés comme des hérétiques ou des individus dangereux pour la bonne marche de la société. Les exemples ne manquent pas pour montrer qu'une théorie physique ou biologique fondée sur des données scientifiques solides peut être condamnée par l'Etat si elle s'oppose à la philosophie politique en vigueur. Pour faire oeuvre véritablement efficace, l'esprit créateur doit être entièrement dégagé de tout préjugé, de toute croyance qui puisse restreindre sa liberté de pensée et de conception dans le domaine scientifique. Il doit être libre de critiquer avec des arguments valables n'importe quelle théo-

rie, même la plus solidement ancrée, et d'émettre n'importe quelle hypothèse nouvelle qui repose sur des bases bien établies. C'est un fait que la plupart des découvertes les plus riches de conséquences ont suscité, à leur apparition, une sorte de scandale intellectuel, et, pour triompher, leurs auteurs ont dû très souvent mener un combat difficile et inégal. L'INFLUENCE DES FAITS SOCIAUX ET ÉCONOMIQUES

Homme de son époque, de son pays et de sa classe sociale, le savant ou l'inventeur est soumis, par là-même, à certains impératifs qui peuvent exercer

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une influence directe sur son travail de création. Il est évident, en effet, que ce travail s'effectuera dans les conditions les meilleures si le savant ou l'inventeur dispose de loisirs suffisants, d'une parfaite tranquillité d'esprit et de ressources matérielles lui permettant de subvenir à ses besoins et de mener ses recherches avec le maximum d'efficacité. Jusqu'au xvne siècle, la plupart des savants se recrutaient dans le milieu assez réduit des personnes qui avaient pu recevoir une solide instruction et qui exerçaient un métier leur permettant de consacrer une partie de leur temps à la recherche scientifique. Le développement des universités, des divers établissements d'enseignement et des académies qui se manifeste à partir du xvne siècle étend progressivement les bases de ce recrutement. Le despotisme éclairé permet, en même temps, à beaucoup de savants de se consacrer presque exclusivement à la recherche. Par la multiplication du nombre des professeurs et des établissements d'enseignement scientifique et technique, la Révolution française a amorcé de nouveaux progrès. Le développement de la grande industrie, l'essor prodigieux de la technique et la démocratisation de l'enseignement ont contribué ensuite à augmenter, de façon très rapide, le nombre des chercheurs, en même temps que l'importance des moyens mis à leur disposition. Ce mouvement s'est d'ailleurs accéléré tout au long du xxe siècle par suite du rôle croissant de la science et de la technique dans la vie de la société. Mais les besoins des laboratoires se sont eux-mêmes accrus avec rapidité. La recherche scientifique ne peut se développer d'une manière véritablement harmonieuse que si un appui de plus en plus considérable lui est accordé et si - condition essentielle - cet appui n'est pas donné uniquement en vue de travaux immédiatement rentables. Les techniques ne peuvent progresser de façon ininterrompue que si les sciences théoriques évoluent parallèlement et l'histoire montre que les découvertes les plus apparemment abstraites se sont souvent révélées, plus tard, riches d'applications fécondes. L'influence manifeste des conditions économiques sur la vie et sur les moyens d'action du chercheur s'étend-elle à la création scientifique proprement dite, c'est-à-dire à la genèse des découvertes et des inventions? A cette question délicate, qui nécessiterait de longues enquêtes menées avec objectivité, on a apporté des réponses contradictoires que nous voudrions rapidement passer en revue. La thèse idéaliste, portant son attention sur l'activité créatrice de quelques grands savants, dénie toute influence notable aux facteurs économiques et sociaux sur la découverte et l'invention. Elle présente la création scientifique comme l'oeuvre audacieuse et originale d'esprits exceptionnels travaillant sans aucun lien avec la société qui les entoure, laquelle, ne pouvant comprendre ou admettre les points de vue révolutionnaires qu'ils apportent, ne réagit à leur égard que par le silence ou la persécution. Une telle interprétation a le grave défaut de ne porter que sur quelques grandes découvertes et de négliger une part très importante de la production scientifique. De plus, même en se limitant

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aux exemples de savants au génie incontestable, est-il possible de dissocier entièrement l'oeuvre d'un Archimède, d'un Galilée, d'un Harvey, d'un Fermat, d'un Newton, d'un Gauss, d'un Pasteur ou d'un Einstein de leur milieu économique et social? Le choix de leurs sujets de recherches n'a-t-il pas été, au moins en partie, influencé par des facteurs d'ordre économique et social souvent délicats à identifier ? Faut-il, pour autant, adopter la thèse des auteurs marxistes qui voient dans les facteurs économiques l'origine de la plupart des découvertes et inventions? Certes, on ne peut nier que de nombreuses inventions, depuis celles de la roue, de la poudre à canon et de l'imprimerie, jusqu'à celles de la machine à calculer, de la machine à vapeur, du moteur à explosion, du télégraphe, du téléphone, de la T.S.F. et des antibiotiques ont été réalisées, au moins en partie, sous l'empire de facteurs économiques et sociaux. Il en est de même de certaines découvertes touchant à des domaines en liaison plus ou moins directe avec la pratique et les applications. C'est ainsi que les principales découvertes de Pasteur en microbiologie ont été partiellement suscitées par des travaux entrepris pour combattre diverses infections microbiennes. Il en est de même, quoique d'une façon plus indirecte, de la découverte des lois de la thermodynamique, liée aux progrès de la machine à vapeur, ou des premières études de géométrie projective, qui découlèrent d'une étude attentive de la perspective artistique et du désir de soulager la peine des artistes en leur donnant des règles de tracé simples et commodes. Ce dernier exemple montre clairement que l'importance des facteurs économiques dans la genèse d'une découverte ou d'une invention dépend, dans une large mesure, de la personnalité et de l'attitude philosophique de son auteur. Si Desargues, le créateur de la géométrie projective, révèle ses préoccupations pratiques et s'il en est de même de nombreux autres savants, tels les créateurs de la physique mathématique, Fourier en particulier, il en est d'autres, très nombreux, qui, à l'instar du grand Jacobi, pensent que" le but unique de la science, c'est l'honneur de l'esprit humain et que, sous ce titre, une question de nombres vaut autant qu'une question de système du monde ". Ainsi, aux exemples d'inventions et de découvertes inspirées au moins partiellement par des considérations utilitaires et des facteurs économiques, on peut aisément en opposer d'autres, suscitées uniquement par l'activité désintéressée d'esprits désireux de perfectionner la science de leur époque. C'est le cas des recherches sur la théorie des nombres, des travaux d'axiomatique et d'une importante partie des découvertes en géométrie, en analyse mathématique, en astronomie, voire en mécanique rationnelle. Dans le domaine des sciences expérimentales et des sciences d'observation, la situation est plus complexe et chaque exemple doit être étudié individuellement, car des préoccupations plus ou moins utilitaires s'y mêlent souvent aux soucis purement scientifiques.

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Si l'influence des facteurs économiques est déterminante dans le domaine des inventions techniques et des sciences appliquées, elle apparaît d'une façon beaucoup plus irrégulière dans le secteur des sciences expérimentales et d'une manière relativement rare dans celui des mathématiques et des sciences connexes. Aujourd'hui, sans doute, l'appui accordé à la science par les pouvoirs publics ou par des firmes industrielles comporte toujours quelque contrepartie, dont la plus fréquente est la nécessité d'orienter la majeure partie des recherches vers des travaux à rendement immédiat. C'est à ce propos que se pose un problème nouveau qui mérite d'être étudié avec la plus grande attention : l'extension rapide de la recherche scientifique collective. Les découvertes et les inventions les plus importantes de notre temps sont, pour la plupart, le résultat de recherches menées non par des savants isolés, mais par des équipes de chercheurs. Ce fait est dû à deux raisons essentielles : d'une part, la complexité croissante des recherches, qui nécessitent l'utilisation de laboratoires bien outillés, d'apparei ls compliqués et très coûteux, d'une organisation bibliographique rationnelle et la coopération de chercheurs de spécialités différentes; d'autre part, l'intervention croissante des gouvernements et des grandes industries dans le domaine de la recherche. Cette organisation présente des avantages indéniables en raison des facilités de tous ordres qu'elle met à la portée de chaque chercheur, et il est certain que nombre de travaux essentiels ne pourraient être entrepris et menés à bien par une autre voie. Mais ce rôle croissant pris par le pouvoir politique et par les puissances financières dans l'organisation matérielle et administrative de la recherche scientifique présente quelques dangers qu'il n'est pas inutile de rappeler. Tout d'abord, l'activité d'un chercheur ne peut se comparer à celle d'un ouvrier, ni même à celle d'un ingénieur ; et le travail en équipe, s'il est organisé d'une façon trop administrative, risque de stériliser certaines des sources les plus fécondes de la création scientifique. Si ce travail permet, en effet, l'exploitation systématique de certains résultats ou la mise au point de nouvelles techniques, en revanche les découvertes fondamentales ne peuvent résulter que de l'effort original de savants libres de suivre leur intuition. La recherche collective ne pourra donc aboutir aux résultats les plus féconds que si, dans son organisation, elle sait respecter les qualités originales de chaque chercheur de valeur et tenir le plus large compte des facteurs divers qui influent sur le travail de création scientifique. Le second danger que fait courir une extension trop rapide de la recherche collective est peut-être encore plus grave. L'intervention directe des intérêts politiques et économiques dans la préparation des plans de recherche risque, en effet, de conduire à un abandon progressif des recherches purement désintéressées, au profit des travaux immédiatement rentables. Une telle politique serait évidemment à courte vue, car, ainsi que nous l'avons déjà noté, les découvertes en apparence les plus éloignées de toute application se sont souvent révélées ultérieurement très utiles.

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Il serait vain de vouloir lutter contre l'extension de la recherche collective, dont la nécessité ne peut être contestée. Il est donc indispensable d'étudier attentivement les meilleurs moyens de réaliser l'organisation du travail de création scientifique et technique de manière à stimuler au mieux le développement harmonieux et fécond de la science.

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L'histoire de la cosmologie, analyse des conceptions successives relatives à la nature, à la structure et au mécanisme de notre univers, est sans nul doute l'un des chapitres les plus captivants de l'histoire de la science. Dans un ouvrage récent, Les Somnambules 1, Arthur Koestler entreprend de dépeindre l'évolution des idées cosmologiques jusqu'à la grande synthèse newtonienne de 1687. Il ne considère pas son livre comme un "ouvrage de vulgarisati on", mais comme "un essai de recherche personnelle sur un sujet controvers é", et comme la source d'utiles réflexions aussi bien sur le travail de l'intelligen ce créatrice que sur le sens et le contenu de la science moderne. Il pense en particulier avoir apporté des lumières nouvelles sur certaines questions grâce à la présentation de documents peu connus et à l'analyse psychologique et caractérologique des principaux artisans de la révolution scientifique qui, en deux siècles, permit de passer du monde clos d'Aristote et de Ptolémée à notre univers infini régi par la loi newtonienne de la gravitation universelle. L'analyse de cet ouvrage, au titre volontairement provocant, nous permettra d'esquisser un panorama rapide des idées cosmologiques, tout en appréciant dans quelle mesure les "lumières nouvelles " qu'il apporte sont le fruit d'observati ons inédites ou le développement d'idées a priori sur l'objectif de la recherche scientifique et sur la mentalité des hommes de science. Alors que les cosmologies des diverses civilisations antiques de l'Orient, partie intégrante de leurs conceptions religieuses, demeurent très primitives dans leur structure et leur esprit, les philosophes grecs, à partir du vre siècle avant notre ère, s'efforcère nt d'édifier une méthode rationnelle d'interpréta tion des phénomènes naturels, célestes et terrestres. Dans !'oeuvre d'Aristote, les trois problèmes fondamentaux, celui du monde stellaire, celui du système planétaire et celui de la physique terrestre, se trouvent fondus en une ample synthèse. L'univers d'Aristote, monde clos et plein, est divisé en deux parties foncièrement différentes : le monde sublunaire : la Terre entourée des régions de l'eau, de l'air et du feu, et le monde céleste: région périphérique où se déplacent les astres. Les quatre éléments qui constituent le monde sublunaire possè1. A. Koestler, Les Somnambules, traduction G. Pradier, Paris, Calmann-Lévy, 1960.

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dent leurs lieux naturels qu'ils tendent à rejoindre lorsqu'ils en sont séparés. Le monde céleste, région d'incorruptibilité limitée par la sphère des étoiles, contient une série de sphères homocentriques transparentes réglant les mouvements des planètes, de la Lune et du Soleil. Les apparences compliquées du mouvement de ces astres sont en effet reconstituées en liant chacun d'eux à une série de sphères concentriques, en mouvement de rotation uniforme, reliées entre elles par d'invisibles pivots. Synthèse grandiose où l'homme apparaît comme le centre de l'univers, mais système extrêmement complexe, du fait que les mouvements planétaires n'y sont pas rapportés à leur centre véritable. A cette cosmologie géocentrique s'opposent plusieurs conceptions antérieures, et surtout le système héliocentrique d' Aristarque de Samos, qui confère à la Terre un double mouvement de rotation journalière et de déplacement annuel autour du Soleil. L'insuccès de cette théorie s'explique probablement par le refus du sens commun d'admettre que la Terre puisse perdre son rôle privilégié de centre du monde. Dans les calculs astronomiques, la considération des sphères homocentriques fut remplacée par un édifice purement formel de cercles excentriques et d'épicycles qui fut popularisé dans l'Almageste de Ptolémée. Cette théorie conservait le cadre de l'univers d'Aristote, tout en restituant au mouvement circulaire uniforme le rôle primordial que Platon lui avait conféré. Univers clos d'Aristote, physique aristotélicienne et astronomie ptoléméenne constituèrent dès lors un système complet d'explication que la scolastique médiévale adopta, après quelques aménagements de détail destinés à sauvegarder la lettre des Ecritures. Bien que cette synthèse fût inexacte, aussi bien dans sa structure générale et dans ses principes que dans ses détails, sa cohésion, son accord apparent avec certaines observations et la force de l'habitude en firent une citadelle solidement protégée. L'étude que fait A Koestler de l "' âge héroïque " de la science grecque et du " sombre interlude " médiéval est assez brillante, mais la brutalité de certains jugements participe plus d'une recherche d'effet que d'une étude attentive des textes. Il est vrai que l'auteur ne désire pas suivre l'enchaînement des théories, mais montrer que "la cosmologie d'une époque donnée n'est pas le résultat d'un développement " scientifique " unilatère, mais plutôt le symbole le plus frappant, le plus impératif de sa mentalité, de ses conflits, de ses préjugés, de ses modes particuliers de duplicité intellectuelle projetés dans l'immensité du noble firmament". Cette conception est loin d'être sans intérêt, mais l'accent mis sur la "duplicité intellectuelle" marque la thèse profonde de l'auteur, thèse qui ne fera que s'affirmer dans la suite de son ouvrage. Nous arrivons en effet au moment si capital de la destruction progressive du système d'Aristote et de Ptolémée et de l'édification de l'univers moderne, univers illimité et homogène où les mêmes lois gouvernent les mouvements des astres et ceux des corps terrestres et où la Terre perd son rôle de centre du monde pour devenir une simple planète du système solaire. Amorcé dès le xrve

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siècle, l'assaut contre la forteresse aristotélicienne durera jusqu'en 1687, où son succès définitif sera marqué par la publication des Principia de Newton. Dans le domaine cosmologique, quatre oeuvres principales jalonnent cette lutte, celles de Copernic, de Kepler, de Galilée et de Newton. L'essentiel de l'ouvrage d'Arthur Koestler est consacré aux trois premiers de ces héros, !'oeuvre newtonienne n'étant qu'évoquée en un bref chapitre. La publication, en 1543, du De Revolutionibus orbium coelestium marque la première grande étape. Repoussant à la fois le joug de la tradition scolastique et les arguments du sens commun, Copernic y rejette le système géocentrique pour placer le Soleil au centre du monde et conférer à la Terre une rotation journalière et un mouvement orbital. Il reconnaît que son idée est reprise de l' Antiquité, mais son système, plus élaboré a pour ambition de surpasser sur le plan du calcul la théorie ptoléméenne. En fait, si le schéma copernicien est d'une extrême élégance et d'une remarquable simplicité, le détail de ses mécanismes reste très complexe. C'est que Copernic demeure attaché au principe physique du mouvement circulaire uniforme et à la technique ptoléméenne des épicycles et des cercles excentriques. De plus ses principaux arguments en faveur de sa théorie : les modifications d'éclat de Vénus et l'absurdité du mouvement de la sphère céleste, ne prendront leur pleine signification qu'au siècle suivant; quant à la première preuve matérielle du mouvement de la Terre, elle ne sera donnée qu'en 1738 lorsque Bradley découvrira le phénomène de l'aberration de la lumière. Copernic, par un compréhensible réflexe de prudence, hésita longtemps avant de publier son De Revolutionibus. Il se décida enfin; l'impression, réalisée à Nuremberg sous la surveillance du théologien protestant Osiander, fut terminée en 1543, au moment même de la mort de Copernic. Ce dernier ignora donc qu'Osiander avait adjoint à son ouvrage une préface anonyme présentant la théorie comme une simple hypothèse mathématique destinée à " sauver les phénomènes " et lui déniant ainsi la signification physique que son auteur lui accordait. Les chapitres très vivants qu' A. Koestler consacre au " chanoine craintif" tentent, par une longue étude biographique et psychologique de Copernic et par une analyse de son oeuvre, d'apprécier l'apport original du chanoine de Thorn, tout en arrachant celui-ci " au piédestal sur lequel la mythologie scientifique l'a placé". Entreprise louable certes, mais les qualificatifs de mystificateur, de vieillard avare, débauché, de morne pédant qu'il applique à son héros dénotent pour le moins une absence totale de communion de pensée avec lui. De nombreuses affirmations ne reposent d'ailleurs que sur une analyse superficielle de faits mineurs; d'autres n'ont pour objet que de minimiser l'importance et l'originalité de !'oeuvre du grand astronome polonais. En revanche, le second personnage de cette épopée, Johann Kepler, l'illustre découvreur des lois cinématiques du mouvement planétaire, a su manifestement attirer la sympathie de l'auteur. Les cent soixante pages qu'il lui consacre

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constituent un modèle de biographie intellectuelle. Un style brillant, appuyé sur de nombreuses citations, recrée d'une manière très vivante la vie passionnée et l'effort heurté, mais si fécond, du précurseur de la" physique céleste". L'esprit de ce savant reflète toutes les contradictions de son époque et son oeuvre révèle les tourments d'un génie tiraillé entre une fougue mystique issue de la résurgence des idées pythagoriciennes et des tendances ésotériques de la Renaissance, et un rationalisme déjà très moderne qui l'amène à ajuster sans cesse ses théories aux faits. Les péripéties souvent dramatiques de son existence s'expliquent à la fois par son caractère tourmenté et par le cadre tragique de son époque où guerres et pillages, procès de sorcellerie et luttes religieuses servent de toile de fond à une vie scientifique très active où les ferments de la science moderne voisinent avec les conceptions les plus irrationnelles. Disciple convaincu de Copernic, Kepler, dès son premier ouvrage, perfectionne le schéma copernicien en montrant que le Soleil est le centre commun des orbites planétaires. En 1609, dans sonAstronomia nova, il affirme la nature elliptique de ces orbites et en donne une description cinématique, ruinant ainsi la croyance millénaire en la prééminence du mouvement circulaire uniforme. En 1619, dans ses Harmonices mundi, il relie entre elles les lois des mouvements des diverses planètes. Ainsi forge-t-il les outils qui permettront l'interprétation dynamique de la mécanique céleste par la loi de la gravitation universelle. Kepler a lui-même cherché une telle explication, mais son échec était rendu inévitable par l'insuffisance de sa mécanique et sa méconnaissance de l'homogénéité de l'univers. Il est vrai que Kepler fut passionné avant tout par des spéculations sur le rôle de l'harmonie numérique, géométrique et musicale dans la structure intime du système solaire. Mais nous arrivons au troisième grand artisan de ce combat décisif, à Galilée, et brusquement la sympathie active d'Arthur Koestler se mue en une antipathie passionnée qui l'amène à un exposé partial et à des jugements dénués de toute objectivité. L'illustre initiateur de la révolution scientifique du xvne siècle méritait-il un tel traitement ? Tout en posant les bases de la dynamique moderne qui permettront d'unir la physique terrestre et la physique céleste, Galilée a réalisé une oeuvre astronomique très féconde. Ses célèbres observations à la lunette astronomique, commencées en 1609 et partiellement révélées dans le Sidereus Nuncius de 1610 (relief de la Lune, structure de la Voie lactée, existence des satellites de Jupiter, phases de Vénus, taches solaires), furent pour lui autant d'arguments condamnant l'ancienne cosmologie. Cependant sa propagande en faveur du système de Copernic resta longtemps prudente. En 1613, croyant le moment favorable, il n'hésita pas à attaquer directement les aristotéliciens impénitents et les partisans d'une interprétation littérale des Ecritures, opposés à toute conception réaliste du mouvement de la Terre. Sa Lettre à la grande-duchesse Christine de 1615 est un plaidoyer éloquent en faveur d'une interprétation libérale des textes sacrés, préservant l'indépendance des domaines scientifique et théologique.

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Mais il fut bientôt réduit au silence par la condamnation de la doctrine copernicienne promulguée par le Saint-Office le 5 mars 1616, décision qui lui fut notifiée officiellement. L'élection à la papauté, en 1623, d'un de ses protecteurs, le cardinal Barberini, lui rendit l'espoir. Galilée écrivit alors le Dialogo, discussion à trois personnages sur les mérites respectifs des deux grands systèmes du monde. Bien qu'il n'affirmât pas son point de vue personnel, sa position était évidente, le système copernicien étant défendu par le personnage le plus intelligent et le système de Ptolémée par un interlocuteur stupide. Publié en février 1632, l'ouvrage fut bientôt confisqué par les autorités ecclésiastiques et Galilée, sommé de comparaître devant le tribunal de l'inquisition, devait, le 22 juin 1633, abjurer solennellement ses jugements en faveur de la thèse copernicienne. Sans renoncer au fond de lui-même à ses convictions, il passa les dernières années de sa vie à la mise au point de ses découvertes dans le domaine de la mécanique. Il est certain que ce drame survenu dans les rapports de la science et de la religion a nui aux progrès de la cosmologie moderne dans les pays catholiques. Le décret hostile à Copernic ne fut en effet annulé qu'en 1757, tandis que Galilée était officiellement réhabilité en 1893 par le pape Léon XIII. Ce drame a également suscité d'ardentes polémiques, tant sur les positions philosophiques des deux parties que sur la valeur des arguments galiléens en faveur de l'interprétation réaliste de la théorie copernicienne et sur l'authenticité de certaines pièces du procès. L'ensemble de cette question a été présenté avec beaucoup de brio et de flamme par G. de Santillana dans un livre récent2 , plaidoyer éloquent en faveur de Galilée. Utilisant une partie des pièces publiées par Santillana, A. Koestler affirme au contraire que le conflit aurait dû être évité, grâce à un peu plus de souplesse. Thèse défendable, certes, mais que l'auteur, voulant trop prouver, discrédite en noircissant outrageusement la personnalité de Galilée, en affirmant ses torts dans toutes les polémiques auxquelles il fut mêlé et en minimisant l'originalité et la puissance de son oeuvre, ainsi que la lucidité de son point de vue. Les quelques pages de conclusion révèlent d'ailleurs d'une façon éclatante la thèse de Koestler qui, dépassant de beaucoup le problème cosmologique et le cas de Galilée, tente de montrer la faillite partielle de la science moderne. Certes, il est louable de vouloir chasser les savants les plus illustres du piédestal sur lequel certains historiens ont pu les placer, assimilant parfois trop rapidement les qualités morales et intellectuelles des grands créateurs. Mais il l'est moins de vouloir démontrer, à l'aide de documents incomplets, que "les géants intellectuels de la révolution scientifique furent moralement des nains ". On peut admettre, dans une certaine mesure, que l'habileté de ces hommes à éviter une partie des obstacles qui entravaient leur génie créateur s'apparente 2. G. de Santillana, Le Procès de Galilée, trad. A. Salem et J.-J. Salomon, Paris, Club du Meilleur Livre, 1955.

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au flair et à l'intuition des somnambules, mais il est profondément injuste de les accuser d'une duplicité intellectuelle systématique. Il l'est encore plus de le faire dans un ouvrage qui, de par la personnalité et le talent littéraire de son auteur, s'adresse à un large public que les réfutations ne pourront atteindre.

SUR LES BUTS ET LES MÉTHODES DE L'HISTOIRE DE LA SCIENCE A PROPOS D'UNE INTERVENTION DU PR H. GUERLAC 1

Dans une importante communication présentée en juillet dernier au Colloque international d'histoire des sciences d'Oxford, le P' Henry Guerlac de Cornell University, après avoir rappelé l'évolution des conceptions relatives aux buts de l'histoire générale, a retracé les principales étapes du développement des études d'histoire des sciences, pour terminer par des vues critiques sur les tendances actuelles des recherches en ce domaine. Sous une forme brillante et quelque peu incisive, cette intervention relance le débat déjà maintes fois agité sur les buts et les méthodes de l'histoire de la science. Aussi ne peut-elle laisser indifférent quiconque s'intéresse à l'essor et à l'avenir de cette discipline. Volontairement limitées, les réflexions qui suivent porteront essentiellement sur deux points; tout d'abord sur l'exposé historique - et principalement sur la position de Paul Tannery - et enfin sur les conclusions mêmes de l'auteur. Le fait que H. Guerlac commence par discuter du sens à donner à l'histoire générale annonce la position qu'il défendra, celle d'une histoire de la science, partie intégrante d'une histoire d'ensemble de l'Humanité, conçue dans son sens le plus large. Le tableau très suggestif qu'il brosse ensuite des divers courants qui ont influé sur l'orientation et l'évolution de notre discipline a pour objet essentiel de préparer le réquisitoire final qu'il dresse contre ceux qui, à son avis, déforment le véritable esprit de l'histoire de la science en sous-estimant et minimisant, d'un point de vue idéaliste, l'interaction entre le progrès 1. Ce texte a été rédigé en septembre 1961 à l'invitation des responsables de la revue polonaise d'histoire des sciences et des techniques qui désiraient prolonger une discussion sur les buts et les méthodes de l'histoire des sciences, amorcée dans le cadre du Colloque international" The structure of scientific Change'', organisé par le P' A.C. Crombie (Oxford University, 9-15 juillet 1961). Ce débat avait été engagé par un exposé brillant et quelque peu incisif du P' Henry Guerlac de Cornell University, exposé intitulé " Sorne historical assumptions of the history of science" suivi d'un commentaire critique du P' Alexandre Koyré et d'une brève discussion. Mon propre commentaire, que constitue ce texte, a été rédigé quelques semaines plus tard à partir de rédactions préliminaires de ces deux communications et de quelques notes prises au cours des séances. Il est à noter qu'il a été publié dès 1962 alors que les deux interventions qui lui servaient de base ne l'ont été que l'année suivante dans les Actes du colloque en question : Scientific Change, éd. par AC. Crombie, Heinemann, London, 1963, p. 797-812 pour l'intervention de H. Guerlac et p. 847858 pour celle de A. Koyré (republiée en 1966 dans son texte français original : "Etudes d'histoire de la pensée scientifique", Paris, P.U.F., 1966, p. 390-399).

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scientifique et les facteurs politiques, sociaux et économiques qui influencent d'une façon si directe l'histoire d'ensemble de l'Humanité. Peut-être est-il à regretter que cette rapide présentation historique ne commence qu'assez tardivement, avec la publication, à la fin du xvme siècle et au début du xrxe siècle, des premières grandes oeuvres spécialisées consacrées à l'histoire de sciences particulières, celles de Montucla, de Priestley, de Delambre, de Kastner, de Gmelin, de J.K. Fischer, de J. Beckman, sans insister sur le fécond apport du" siècle des lumières". La place accordée par !'Encyclopédie à la présentation historique des problèmes scientifiques n'est qu'une des manifestations concrètes de l'intérêt porté par l'école philosophique à l'histoire des sciences, des arts et des techniques. A la fin du siècle, le testament intellectuel de Condorcet, son Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, ouvre la voie à un élargissement du domaine de l'histoire, largement profitable à l'histoire culturelle. Il est symptomatique qu'au même moment, un disciple de Condorcet, S.-F. Lacroix, réussit à introduire dans le programme des éphémères Ecoles centrales des éléments d'histoire intellectuelle dont l'un des objets était " de se former un tableau analytique du système général des connaissances, de montrer, depuis les époques les plus reculées jusqu'à nos jours, la route parcourue par chaque science en particulier " 2 . Bien que l'effet immédiat de cette réforme, rapidement oubliée, ait été très limité, il est probable que ce timide essai a inspiré certains efforts ultérieurs, et peut-être, en particulier, celui d' Auguste Comte. Le fondateur du positivisme insista en effet sur la nécessité de promouvoir une histoire générale des sciences conçue en liaison avec sa célèbre " théorie des trois états ". Bien que dans son esprit cette discipline se bornât au domaine des sciences théoriques, il n'en néglige pas pour autant l'influence des conditions sociales et l'impulsion reçue des" besoins de l'application". H. Guerlac note avec raison qu'on ne trouve une vision aussi large et aussi "moderne", ni dans les grands ouvrages classiques d'histoire des sciences écrits au cours du xrxe siècle par des scientifiques, comme ceux de Sprengel et de Sachs en botanique, de Thomson et de Kopp en chimie, de Daremberg en médecine, de Moritz Cantor en mathématiques ou de Poggendorff en chimie, ni dans l'ambitieuse History of the inductive Sciences de William Whewell, destinée en fait à fournir un matériel documentaire à la philosophie des sciences. Le P' Guerlac fait dans son exposé une large place à Paul Tannery qu'il considère à juste titre comme le principal héritier de la pensée d' Auguste Comte en ce domaine et comme le véritable fondateur du mouvement moderne d'histoire de la science. Il est certain en effet que, bien qu'il ait consacré une partie importante de ses 2. S.-F. Lacroix, Essais sur l'enseignement en général, et sur celui des mathématiques en particulier, Paris, 1805, 104. Voir également, dans ce même ouvrage (165-180), le plan proposé pour le " Cours de Bibliographie " dans une circulaire officielle, rédigée en l'an 7 par Lacroix qui occupait alors un poste administratif important.

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travaux à l'histoire des sciences exactes - et, en particulier, à l'étude des mathématiques et de l'astronomie antiques - Paul Tannery a clairement senti la nécessité d'envisager l'histoire de la science dans des perspectives et sous des éclairages adaptés aux différents publics qui peuvent valablement s'intéresser à cette discipline. Les chapitres sur " !'Histoire des sciences en Europe depuis le XIV0 siècle jusqu'à 1900" qu'il rédigea pour !'Histoire générale de Lavisse et Rambaud n'étaient que la première esquisse d'un grand Traité d'histoire générale des sciences que sa mort prématurée ne lui permit pas d'écrire. Comme le note H. Guerlac, Paul Tannery était profondément conscient de l'importance sociale de la science et de la nécessité de ne pas séparer complètement les sciences théoriques des applications. Par ailleurs, bien qu'ayant été en contact étroit avec la philosophie, il considérait que "les méthodes historiques sont radicalement différentes des méthodes philosophiques et que, par suite, l'enseignement de l'Histoire des Sciences en particulier, doit être absolument séparé de ce qu'on appelle aujourd'hui plus ou moins improprement la Philosophie des Sciences "3 . Je ne pense pas toutefois que la position de Tannery ait été aussi tranchée et aussi moderniste qu'H. Guerlac le suggère. D'ailleurs, dans la plupart de ses travaux, l'appareil technique et le contexte philosophique tiennent une plus large place que l'étude des facteurs sociaux et économiques. L'examen de différents textes de Tannery réunis au tome X de ses Mémoires scientifiques montre que ses conceptions restent très souples et sujettes à révision. N'affirme-t-il pas à plusieurs reprises que si l'on peut avoir une idée relativement claire de ce que l'on entend par" histoire d'une science particulière", il lui semble prématuré de pouvoir définir l'histoire générale des sciences. "Faisons donc d'abord une histoire générale des sciences, et tant qu'elle ne sera pas faite, ne nous payons pas de mots qui seraient encore plus obscurs que ceux qu'ils devraient expliquer. Actuellement cette histoire n'est rien ... rien qu'une conception individuelle. Chacun peut avoir la sienne, et il a autant de droit qu'un autre à chercher à la réaliser objectivement. Mais une fois que cette réalisation sera suffisante pour servir de fondement à des constructions ultérieures, ou de type pour l'exécution d'un plan plus vaste, l'histoire générale des sciences aura commencé son existence de fait, et il sera temps d'en chercher si on le croit utile pour les lexiques une définition concise et exacte "4 . En fait, Tannery considère que l'histoire d'ensemble des sciences peut et doit être traitée de deux façons différentes et complémentaires. Ce point de vue est précisé dans un texte fondamental dont il nous semble utile d'extraire une 3. Titres scientifiques de M. Paul Tannery, Paris, 1903; P. Tannery, Mémoires scientifiques, t. X, Paris, 1930, 134.

4. Revue de synthèse historique, t. VIII (1904), 7; P. Tannery, Mémoires scientifiques, t. X, Paris, 1930, 171-172.

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large citation5 : "Cette histoire d'ensemble doit comprendre une histoire générale et une histoire spéciale. L'histoire générale doit réunir tous les éléments intelligibles pour le grand public scientifique. A elle appartient tout d'abord le classement des documents de toutes sortes que l'on peut utiliser; elle doit présenter l'inventaire raisonné, non pas tant de ces documents (ce qui est affaire de bibliographie), que de ce qu'ils contiennent. Je revendique également pour elle tout ce qui concerne la biographie des savants, et d'un autre côté tout ce qui est relatif soit aux actions réciproques des sciences les unes sur les autres, soit aux influences exercées sur le progrès ou la stagnation scientifique par les milieux intellectuel, économique et social. Elle doit partiellement s'attacher à reconstituer autour des grands savants le cercle des idées qu'ils ont trouvé autour d'eux, qui ont enserré leur génie et qu'ils sont parvenus à rompre ou à élargir. Elle doit porter enfin son attention pour chaque époque sur le niveau de l'enseigneme nt à ses différents degrés, sur le mode de diffusion des idées scientifiques, et viser aussi bien à marquer les traits caractéristiques du milieu intellectuel, que ceux qui singularisent les génies supérieurs. A l'histoire spéciale appartiennent les questions de filiation des idées et des découvertes scientifiques, ainsi que tout ce qui se rattache à ces questions, discussion et interprétation des documents, reconstruction des doctrines, divination sur les ouvrages perdus, etc. Tandis que l'histoire générale suit l'ordre chronologique en présentant successivement les tableaux des diverses époques, l'histoire spéciale se divise selon l'ordre des matières en histoires particulières, essentiellement destinées au public spécialisé pour la science que concernera chacune de ces histoires. L'histoire générale et l'histoire spéciale offrent.donc deux cadres nettement distincts ; cependant ces cadres embrassent une partie commune, et cette partie est encore assez considérable, puisqu'elle doit au moins comprendre l'ensemble des connaissances scientifiques qui font l'objet de l'enseigneme nt secondaire. Mais il est clair que ces matières communes peuvent être traitées à des

points de vue très différents. Par exemple, dans une histoire générale, pour traiter de la numération, on peut se borner aux points essentiels, à ce qu'il est réellement intéressant de savoir pour un homme possédant une culture générale. Dans une histoire spéciale, il conviendrait d'être beaucoup plus complet et d'entrer dans des détails d'importance secondaire qui n'intéressent que l'érudit". 5. Il s'agit en fait de la leçon inaugurale dont P. Tannery avait commencé la rédaction à la fin de 1903 lorsqu'il semblait assuré de sa nomination à la chaire d'histoire générale des sciences du Collège de France. Ce texte, publié en 1904 dans la Revue de synthèse historique (t. VIII, 1-16), a été réédité dans le tome X de ses Mémoires scientifiques (163-182).

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Après avoir noté que la très grande majorité des travaux historiques publiés avant lui ont été composés suivant des voies intermédiaires, Tannery ajoute qu'il serait souhaitable" d'orienter les travaux historiques dans ces deux directions nettement opposées l'une à l'autre"; si" l'une des deux ne doit pas être sacrifiée à l'autre ", toutefois " le travail est beaucoup plus aisé dans la direction à suivre pour cette dernière (l'histoire générale), et elle doit être achevée la première parce que c'est elle qui réunit la plus grande masse de documents et qui pose les questions que doit approfondir l'histoire spéciale". Cette distinction fondamentale entre histoire spéciale et histoire générale se trouve précédée, dans l'article cité, par le rappel d'une discussion sur les conceptions générales de l'histoire des mathématiques, discussion qui s'était élevée entre deux spécialistes particulièrement compétents : Gustaf Enestrèim, éditeur de la Bibliotheca mathematica, et Moritz Cantor, le célèbre auteur des Vorlesungen über Geschichte der Mathematik. Ce débat est trop proche du nôtre pour qu'à la suite de Tannery nous n'en rappelions pas le thème essentiel. Après avoir présenté d'intéressantes réflexions et des conseils très pertinents " sur les différentes façons dont on peut contribuer au progrès de l'histoire d'une science que l'on connaît", Enestrèim concluait que l'histoire d'une science étant surtout écrite pour les spécialistes de cette discipline devait être abstraite et porter son attention essentielle sur la filiation des doctrines et des idées scientifiques. Beaucoup plus éclectique, M. Cantor répond qu'il faut distinguer entre "l'histoire de la Mathématique" et" !'Histoire de la mathématique". La première conception, celle que prône Enestrèim, sorte de f achmiissige Entwickelungsgeschichte, laisse de côté " tout élément concernant les circonstances qui ont pu influer sur son développement". Quant à l'Histoire de la mathématique, type extrême, opposé au précédent, Cantor, tout en la jugeant difficilement réalisable, pense qu'elle doit permettre de satisfaire à la fois le mathématicien et l'historien car, si la mathématique en fournit les matériaux, " le tableau de la vie civilisée (Kulturleben) sert de fonds, et sur ce fonds se dégagent en pleine lumière les traits mathématiques qui le caractérisent et qui servent à leur tour eux-mêmes à éclairer le fonds". Ce rappel nous introduit directement au coeur du débat, aux conclusions mêmes de la communication d'Henry Guerlac, à sa description menée d'un point de vue très critique, des tendances actuelles de l'histoire de la science. Les reproches que fait l'auteur à de nombreux historiens des sciences d'aujourd'hui touchent essentiellement au caractère trop abstrait et trop spécialisé de leurs études, à la distinction trop nette qu'ils font entre les aspects théoriques et concrets de la science et au manque d'intérêt qu'ils manifestent à l'égard de l'histoire des techniques et des facteurs sociaux et économiques qui ont influé sur le développement scientifique.

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Je suis tout à fait d'accord avec H. Guerlac sur la nécessité d'éviter que l'histoire de la science ne prenne un tour trop théorique et que, se cantonnant dans un orgueilleux isolement, elle ne méconnaisse aussi bien le domaine des applications que les courants philosophiques et les conditions politiques, économiques et sociales qui ont partiellement marqué l'évolution scientifique. Mais je crains que son point de vue ne soit influencé d'une façon trop exclusive par les desiderata des historiens professionnels et que son interprétation modernisante ne projette dans le passé certaines caractéristiques propres de la science actuelle. En fait la définition des buts et des méthodes de l'histoire de la science est un problème complexe qui se pose d'ailleurs en des termes différents suivant que l'on envisage l'introduction de cette discipline dans les programmes d'enseignement ou l'orientation à donner aux recherches. Aussi, sans aborder une discussion détaillée, me bornerai-je à quelques observations générales. Touchant à la fois aux sciences, à la philosophie et à l'histoire générale, l'histoire des sciences se trouve dans une situation toute spéciale à la frontière des sciences pures, des sciences humaines et des techniques. Il est certain que cette position privilégiée en une zone de fécondes confluences constitue l'un des facteurs essentiels de la haute valeur culturelle de cette discipline. Mais cette situation exceptionnelle est aussi à l'origine de nombreuses difficultés. En plus des problèmes délicats qu'elle suscite aussi bien pour la formation de professeurs qualifiés que pour l'organisation administrative d'un enseignement efficace, elle est en effet la cause de graves malentendus quant à la signification et à l'orientation à donner aux recherches et à l'enseignement. Du fait que l'histoire des sciences ne possède encore qu'un nombre très réduit de professeurs et de chercheurs professionnels, sa doctrine reste très incertaine, et soumise, au hasard des circonstances, aux influences souvent contradictoires des différentes classes d'utilisateurs : scientifiques, historiens, philosophes, voire même psychologues. Les spécialistes eux-mêmes, étant le plus souvent rattachés à un département préexistant, en subissent plus ou moins ouvertement une influence qui limite leurs initiatives et oriente leurs efforts, dans un sens qui n'est pas toujours le plus approprié au but véritable qu'ils poursuivent. En effet, si historiens et philosophes sont assez bien préparés à apprécier la valeur sociale ou humaniste de l'histoire de la science, ils ne peuvent juger valablement de son contenu. Effrayés le plus souvent par la technicité des études spécialisées, ils risquent d'écarter une partie de leur contenu concret pour se limiter à des idées générales qui, en l'absence d'un support solide, perdent une grande partie de leur signification. C'est ainsi que le philosophe est tenté de n'apprécier que le côté méthodologique de la science et que l'historien tend à réduire l'évolution scientifique à ses facteurs externes et à son aspect culturel pour insister plutôt sur l'importance du progrès technique. Quant aux scientifiques, certains d'entre eux se désintéressent des travaux d'histoire des sciences

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et certains autres ne portent leur attention que sur les développements récents et s'efforcent d'orienter les recherches d'une manière très technique, en négligeant les facteurs extérieurs et le cadre humain. En fait, l'histoire de la science ne pourra véritablement développer sa personnalité et sa doctrine que lorsqu'elle disposera de départements autonomes qui, bien qu'étant en liaisons étroites avec ceux d'autres spécialités, en tout premier lieu, l'histoire, les sciences exactes et naturelles, la philosophie - ne dépendront directement d'aucun d'eux. C'est alors seulement qu'elle pourra, par l'étroite collaboration de chercheurs de formations variées, développer et orienter ses recherches et ses programmes d'enseignement en des directions diverses, adaptées aux préoccupations des différents usagers et coordonnées en un ensemble harmonieux donnant une vision aussi complète que possible du passé scientifique de l'Humanité. En attendant la création ou le développement de tels organismes de recherche et d'enseignement, largement ouverts à toutes les tendances de l'histoire de la science, il est souhaitable que dès maintenant s'instituent une compréhension plus confiante et une collaboration plus étroite entre les divers spécialistes de cette discipline. Aussi, bien que partageant l'opinion d'Henry Guerlac sur la nécessité pour l'histoire de la science, conçue dans son ensemble, de tenir le plus large compte des données et des préoccupations de l'histoire générale, je ne puis le suivre dans sa condamnation plus ou moins explicite des recherches orientées soit vers l'analyse méthodologique ou conceptuelle de l'évolution scientifique, soit vers un inventaire détaillé des progrès techniques réalisés dans chaque branche de la science. Loin de considérer que de telles recherches n'ont pour intérêt que de préparer une synthèse ultérieure à l'usage des historiens, je suis persuadé qu'elles présentent en elles-mêmes une valeur profonde et qu'elles méritent d'être poursuivies, parallèlement à d'autres travaux, plus spécialement orientés vers les interactions entre le progrès scientifique et l'évolution technique, économique et sociale. Qu'il y ait là un risque assez sérieux de spécialisation, je n'en disconviens pas, mais qu'y faire? Les historiens d'histoire générale n'ont-ils pas eux-mêmes leurs propres spécialisations? Il est d'ailleurs manifestement impossible à une même personne d'embrasser l'ensemble de la production scientifique d'une période relativement récente comme le xrxe siècle pour en démêler les principales lignes directrices et apporter des jugements motivés sur ses aspects les plus divers. Les rares essais tentés dans cette voie sacrifient délibérément de vastes secteurs de la science, dissimulent par un récit anecdotique l'impossibilité de dominer les sujets évoqués ou remplacent l'analyse impartiale des faits par des généralités historiques ou par des commentaires philosophiques inspirés d'une thèse a priori. La technicité de certaines études récentes ne résulte d'ailleurs pas de cette spécialisation croissante, mais de la nature même des choses. Deux ouvrages récents me semblent d'ailleurs confirmer cette nécessité d'approfondir les

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questions, afin de les mieux juger. C'est en effet par une analyse serrée - et souvent technique - des textes originaux et des études antérieures, qu 'A Koyré réussit, dans la Révolution astronomique6 , à apporter nombre de lumières nouvelles sur l'apport des fondateurs de l'astronomie moderne - en particulier sur l'oeuvre de Kepler. Le second ouvrage évoqué, les Eléments d'histoire des mathématiques de N. Bourbaki 7, présente la particularité d'avoir été rédigé, non par des historiens des sciences, mais par de véritables scientifiques, par une équipe de mathématiciens à la pointe du progrès actuel. Bien que destinée à un public de mathématiciens, cette étude renouvelle de vastes secteurs de l'histoire des mathématiques, grâce à une analyse approfondie des textes fondamentaux et à leur réévaluation à la lumière des développements les plus récents des mathématiques modernes. Un tel effort ne pouvait être réalisé que par des auteurs hautement spécialisés ayant une connaissance directe et profonde des thèmes évoqués. Car écrire l'histoire de problèmes qu'on ne domine pas suffisamment ne peut conduire qu'à des commentaires de seconde main, à d'audacieuses approximations, voire à de graves contresens. Certes toute l'histoire de la science ne réside pas en de tels travaux et il est indispensable que d'autres chercheurs abordent son étude d'un point de vue sociologique afin d'analyser ses contacts" avec le flot de l'histoire générale". Il est indispensable encore qu'une collaboration efficace soit organisée entre tous ceux qui, en des directions variées, oeuvrent pour le progrès de cette discipline. Enfin, il est nécessaire, ne serait-ce que pour les besoins de l'enseignement et les nécessités d'une plus large diffusion, que des synthèses soient tentées à des niveaux divers et dans des perspectives différentes. S'il serait vain de se dissimuler les difficultés de tous ordres qui freinent le développement des recherches et de l'enseignement de l'histoire des sciences, il est cependant très réconfortant de constater l'essor actuel de cette discipline en de nombreux pays et l'intérêt qu'elle suscite chez de nombreux spécialistes d'autres domaines. L'initiative du Kwartalnik Historii Nauki i Techniki d'instituer un débat sur les problèmes généraux de l'histoire de la science tombe ainsi à un moment particulièrement opportun. Malgré les quelques réserves que j'ai pu émettre à son sujet, l'intervention récente du pr Henry Guerlac me semble apporter une contribution de grande valeur à cette discussion qui permettra cer-

tainement d'éclairer l'effort de ceux qui oeuvrent pour développer les études d'histoire des sciences.

6. Paris, Hermann, 1961 (Histoire de la Pensée, n° m). 7. Paris, Hermann, 1960 (Histoire de la Pensée, n° IV).

LES BIOGRAPHIES SCIENTIFIQUES ET LEUR IMPORTANCE POUR L'HISTOIR E DES SCIENCES

Dans un remarquable article qu'en 1962 il consacra à l'important problème que je voudrais évoquer, le regretté historien des sciences soviétique Vassili Zoubov rappelle que la question de savoir si l'histoire des hommes de science relève de l'histoire de la science proprement dite a été l'objet de maintes discussions depuis l' Antiquité jusqu'à nos jours 1. Il note en particulier que "dès les premières ébauches d'une historiographie scientifique, chez les Grecs, on trouve en germe deux réponses à la question qui nous intéresse ". Tandis qu'Eudème et les doxographes considéraient que l'essentiel n'est pas la personne, mais la découverte ou le problème, les biographes anciens concentraient leurs études sur la vie du savant, comprise comme activité spécifiquement humaine. A titre d'exemple récent des divergences d'avis qui se maintenaient sur ce sujet, V. Zoubov note qu'au cours d'une conférence organisée en 1955 à Philadelphie, le philosophe des sciences anglais Herbert Dingle avait écarté de façon très nette du champ de l'histoire des sciences, l'histoire des hommes de science, qui, à son avis, relevait uniquement de la sociologie de la science. Rappelant également que cette position fut contestée par une bonne part des autres intervenants 2 , V. Zoubov précise qu'il se range "du côté de ceux qui croient impossible de donner une analyse des idées scientifiques et de leur évolution sans tenir compte du milieu historique ". Le développement récent de l'histoire des sciences sur le double plan de la recherche et de l'enseignem ent, le renforcement parallèle de l'intérêt porté à l'épistémol ogie et à la philosophie des sciences, l'apparition et l'essor rapide de disciplines nouvelles, abordant l'analyse du phénomène scientifique et de son évolution par des méthodes issues des sciences sociales, et enfin la résur1. V.P. Zoubov, "L'histoire de la science et la biographie des savants", Kwartalnik Historii Nauki i Techniki, n° spécial, vol. VI (1962), 29-42. 2. Id., 29. Le compte rendu de cette conférence est publié dans les Proceedings of the American Philosophical Society, vol. 99 (1955), n° 5. Le P' R.H. Shryock y résume ces discussions en notant que " Social presuppositions or interests often insinuate themselves into what seems at first glance to be the most objective ideas of the investigator, with the result that it may be misleading to omit the role of environments factors even in tracing ideas as such. In other words, il is Yery difficult to isolate ideas in so 'pure' astate that they contain no social ingredients ".

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gence de courants critiques, voire contestataires, à l'égard du rationalisme et de la science rendent aujourd'hui ce débat encore plus actuel. La question fondamentale qu'il pose est en fait celle qui apparaissait dès !'Antiquité, c'est-à-dire la définition, la délimitation de l'objet de l'histoire des sciences. Elle revient pour l'essentiel à se demander si cette discipline doit se préoccuper uniquement de l'évolution des conceptions, des théories et des faits scientifiques, indépendamment de l'activité des hommes qui les ont élaborés ou obtenus; ou si, "comme toute histoire, elle a pour objet l'activité humaine et, par conséquent, ne peut ignorer le facteur humain dans toutes ses formes multiples et variées " 3 . Et il est évident que la forme et la nature des réponses apportées par les différentes catégories de spécialistes d'histoire des sciences ou de personnes intéressées à des titres divers par cette discipline, dépendent dans une large mesure de leur formation de base ainsi que de l'orientation de leurs réflexions et de leurs travaux. Il est certain tout d'abord que de nombreux scientifiques, s'intéressant à l'histoire du domaine de la science qu'ils cultivent, privilégient avant tout une conception purement internaliste de ce développement. A la manière de Nicolas Bourbaki dans ses Eléments d'histoire des mathématiques, ils mettent en lumière les étapes successives du progrès en écartant " tout renseignement biographique ou anecdotique sur les mathématiciens en question " 4 et ne faisant que de brèves allusions aux différents travaux dont l'orientation ne cadre pas avec les tendances dominantes de la recherche actuelle. C'est ainsi que les Eléments de Bourbaki ne consacrent que quelques paragraphes au renouveau de la pensée géométrique au xrxe siècle, mais privilégient l'apport de Gauss qui, par son sens profond des " structures " cachées sous les phénomènes mathématiques et par son insistance sur la nécessité de démonstrations absolument rigoureuses, apparaît très proche de la pensée moderne. On ne peut qu'apprécier l'intérêt d'une telle étude, réalisée par des mathématiciens hautement qualifiés qui, pour chaque théorie actuelle, ont cherché " à faire apparaître aussi clairement que possible quelles en ont été les idées directrices, et comment ces idées se sont développées et ont réagi les unes sur les autres "5 . Une étude de ce genre permet en particulier de mieux cerner la signification profonde de certaines directions de recherche qui, mal comprises à leur époque, préfiguraient en fait des orientations qui se révélèrent utlérieurement très fécondes. Elle permet aussi, dans une certaine mesure, d'attirer l'attention des chercheurs scientifiques spécialisés sur l'intérêt d'une réflexion sur les sources de leur discipline et, peut-être, de les inciter à prendre contact avec d'autres études historiques, 3. Id., 30. 4. N. Bourbaki, Eléments d'histoire des mathématiques, ze éd., Paris, 1969, "Avertissement", 7. 5. Id.

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moins strictement limitées à l'analyse des origines des courants de recherche contemporains les plus actifs. Il importe en effet de réagir contre la présentation d'une histoire qui, comme le souhaitait Savérien au xvrne siècle, se limiterait à "la voie étroite qu'ont tenue ceux qui ont véritablement contribué au progrès de la Science " en question et, laissant de côté " les fausses routes où plusieurs savants se sont égarés", ferait parcourir cette "chaîne de vérités immuables et éternelles ... qui, des propositions les plus simples, conduit aux propositions les plus sublimes " 6 . Il paraît particulièrement opportun de donner une vision moins idyllique et moins simpliste de l'évolution de la science, afin de permettre, comme le note Alexandre Koyré, d'apprécier à leur juste valeur les motifs et les mobiles qui guidaient et poussaient " les auteurs anciens et de comprendre la puissance des obstacles qui se dressaient sur la route difficile, tortueuse et incertaine, qui les avaient menés de l'abandon des vérités anciennes à la découverte et l'affirmation de nouvelles vérités "7 . Ces quelques mots d'Alexandre Koyré définissent l'une des lignes directrices de sa conception d'une histoire de la pensée scientifique, fondée sur une profonde " conviction de l'unité de la pensée humaine, particulièrement dans ses formes les plus hautes " et sur une analyse attentive des sources et des textes originaux, replacés dans " l'atmosphère spirituelle et intellectuelle de l'époque étudiée ". Mais si Koyré, qui, dans sa carrière, est passé de l'histoire de la pensée religieuse à celle de la pensée philosophique puis à celle de la pensée scientifique, était parfaitement préparé à saisir cette unité de la pensée humaine et à dresser un portrait intellectuel d'ensemble des personnages qu'il rencontrait, il s'est toujours refusé à accorder un rôle important aux " conditions sociales " du développement de la science et aux applications pratiques de celle-ci. Pour mieux éclairer sa conception, il paraît utile de citer un passage de son intervention à un colloque organisé à Oxford en juillet 1961 8 , en notant toutefois qu'il s'agit d'une réponse à un exposé liminaire d'Henry Guerlac insistant sur l'importance des influences sociales, des facteurs économiques et technologiques sur le développement de la science : 6. A. Savérien, Histoire des progrès de l'esprit humain dans les sciences exactes et dans les arts qui en dépendent, Paris, 1756, "Préface", VII. 7. A. Koyré, La révolution astronomique. Copernic, Kepler, Bore/li, Paris, 1961, 11. 8. Cet important symposium avait été organisé à Oxford du 9 au 15 juillet 1961, sous le titre "The structure of scientific change" et sous la direction de A.C. Crombie qui en a publié les actes. Le titre de ceux-ci Scientific Change. Historical studies in the intellectual, social and technical conditions for scientific discovery and technical invention, from antiquity to the present (London, Heinemann, 1963), aussi bien que le nombre et la qualité des participants à cette réunion marquent une étape importante dans la prise de conscience par la communauté des historiens des sciences de la diversité des facteurs de l'évolution scientifique. L'intervention d'H. Guerlac," Sorne historical assumptions of the history of science" est publiée aux p. 797-812 et sa brève réponse p. 875876; et le" Commentaire" d' A. Koyré publié aux p. 847-857, en traduction anglaise, a été édité dans son texte original français dans ses Etudes d'histoire de la pensée scientifique, Paris, 1966 : "Perspectives sur l'histoire des sciences", 352-361; Id., 2c éd., 1973, 390-399.

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"Aussi me paraît-il vain de vouloir déduire la science grecque de la structure sociale de la cité; ou même de l'agora. Athènes n'explique pas Eudoxe; ni Platon. Pas plus que Syracuse n'explique Archimède; ou Florence, Galilée. Je crois, pour ma part, qu'il en est de même pour les Temps modernes, et même pour notre temps, malgré le rapprochement de la science pure et de la science appliquée dont j'ai parlé il y a un instant. Ce n'est pas la structure sociale de l'Angleterre du XVII° siècle qui peut nous expliquer Newton, pas plus que celle de la Russie de Nicolas rer ne peut jeter une lumière sur !'oeuvre de Lobatchevski. C'est là une entreprise entièrement chimérique, tout aussi chimérique que celle de vouloir prédire l'évolution future de la science ou des sciences en fonction de la structure sociale, ou des structures sociales, de notre société ou de nos sociétés. Je pense qu'il en est de même en ce qui concerne les applications pratiques de la science: ce n'est pas par elles que l'on peut expliquer sa nature et son évolution. Je crois, en effet..., que la science, celle de notre époque, comme celle des Grecs, est essentiellement theoria, recherche de la vérité, et que de ce fait elle a, et a toujours eu une vie propre, une histoire immanente, et que c'est seulement en fonction de ses propres problèmes, de sa propre histoire qu'elle peut être comprise par ses historiens. Je crois même que c'est justement là la raison de la grande importance de l'histoire des sciences, de la pensée scientifique, pour l'histoire générale. Car si l'humanité, ainsi que l'a dit Pascal, n'est qu'un seul homme qui vit toujours et qui apprend toujours, c'est de notre propre histoire, bien plus, c'est de notre autobiographie intellectuelle que nous nous occupons en l'étudiant " 9 . Ainsi comprend-on mieux pourquoi ce prestigieux historien de la pensée qui a exercé une si profonde influence sur de nombreux disciples, directs ou indirects, n'a jamais tenté de retracer en détail la biographie des auteurs qu'il étudiait. Il est vrai que ses thèmes favoris de recherches se prêtaient à une histoire purement intellectuelle et que lui-même reconnaissait que d'autres sujets étaient justifiables d'approches différentes. Ayant eu le privilège de collaborer avec lui pendant de nombreuses années, je puis témoigner que sa très grande ouverture d'esprit lui permettait d'apprécier l'intérêt et l'utilité de nombreux travaux allant à l'encontre de ses thèses personnelles. C'est ainsi qu'après avoir

beaucoup critiqué la position philosophico-historique défendue par Alistair Crombie dans son ouvrage sur Grosseteste et les origines de la science expérimentale moderne 10, et affirmé que " les grandes révolutions scientifiques du xxe siècle - autant que celles du XVII" et du XIX" - bien que fondées naturellement sur la découverte de faits nouveaux - ou sur l'impossibilité de les vérifier - sont fondamentalement des révolutions théoriques dont le résultat 9. Op. cit., 359-369 ; 2e éd., 398-399. 10. A.C. Crombie, Robert Grosseteste and the origins of experimental science, 1100-1700, Oxford, 1953.

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ne fut pas de mieux relier entre elles les "données de l'expérience" mais d'acquérir une nouvelle conception de la réalité profonde qui sous-tend ces "données", il ajoute : "cependant les demeures du royaume de Dieu sont nombreuses. Et l'on peut traiter l'histoire de bien des façons. Disons donc que dans le royaume de l'histoire, M. Crombie a édifié une belle demeure " 11 . Si Alexandre Koyré, bien qu'il n'ait jamais écrit de biographies scientifiques, a su tirer un large profit de celles qui avaient été consacrées aux auteurs qu'il étudiait, d'autres historiens des sciences d'orientation philosophique ont eu à cet égard une attitude beaucoup plus négative. Tel est le cas en particulier d'Hélène Metzger, qui, disciple à la fois d'Emile Meyerson et de Lucien LévyBruhl, considérait que les idées religieuses, philosophiques et scientifiques d'une époque donnée constituaient un ensemble cohérent et que, de ce fait, l'analyse des doctrines des écoles qui se sont succédé est beaucoup plus importante que celle des oeuvres des savants individuels. Plusieurs de ses déclarations sont à cet égard particulièrement significatives. En 1923, dans son premier grand ouvrage d'histoire de la chimie, elle précise en effet : " L'histoire des doctrines chimiques, telle que nous avons tenté de la retracer, est indépendante de l'histoire de la vie des savants. Pour ne pas allonger inutilement notre texte, nous avons éliminé de ce travail toute notice biographique, de même que toute appréciation sur la psychologie des auteurs étudiés " 12 . Elle ajoute plus loin qu'elle ne prétend "aucunement résoudre le problème de l'invention, de la formation et de l'association des idées, bref de la psychologie du savant " 13 . Dans le second volume de son étude, publié en 1930, elle revient sur ce point et précise que, voulant " attirer l'attention sur l'évolution de la doctrine chimique et non sur les savants qui, par leurs efforts, ont contribué à ses progrès '', elle a " spécialement évité tout détail anecdotique ou pittoresque les concernant " 14 . Ces derniers mots sont tout à fait significatifs car ils semblent réduire la biographie scientifique à un genre mineur s'intéressant plus au pittoresque qu'à la science. Et pourtant, ainsi que le note V. Zoubov, comment était-il possible de s'intéresser activement au problème de la langue scientifique, comme l'a fait H. Metzger, sans tenir compte du langage individuel des principaux auteurs 15 . 11. A. Koyré," Les origines de la science moderne. Une interprétation nouvelle", Diogène, n° 16 (1956), 14-42 (ici, 42); Id., Etudes d'histoire de la pensée scientifique, op. cit., 72 ( 2e éd., 86). 12. H. Metzger, Les doctrines chimiques en France du début du XVII' à la fin du XVIII' siècle, t. !, Paris, 1923, 10 (citation donnée également par V. Zoubov, op. cit., 34). 13. Id., 344. 14. H. Metzger, Newton, Stahl, Boerhaave et la doctrine chimique, Paris, 1930, p. 10. H. Metzger a donné cependant une opinion plus nuancée et moins " idéaliste " dans une conférence ultérieure : "L'historien des sciences doit-il se faire le contemporain des savants dont il parle ? ", Archeion, 15 (1933), 34-44. 15. V. Zoubov, op. cit., 34-35. La méthode d'H. Metzger à ce sujet est très bien illustrée par son article posthume" Projet d'article pour un vocabulaire historique: Atome", Revue d'Histoire des Sciences, t. I, fasc. 1 (1947), 50-62.

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Toujours est-il que cette position hostile à l'aspect biographique des études historiques se trouve reprise aujourd'hui sous une forme encore plus nette par une bonne part des historiens des sciences d'origine philosophique, influencés plus ou moins directement par l'école structuraliste ainsi que par une partie non négligeable des épistémologues et des logiciens. La première de ces ten-

dances, très influente dans les milieux philosophiques français sous l'influence de divers auteurs dont Michel Foucault et Michel Serres 16 , condamne, de façon plus ou moins explicite, la méthode de documentation rigoureuse, d'analyse détaillée, d'interprétation prudente et de synthèse sur des plans multiples qu'adoptent les biographes et de nombreux autres historiens des sciences. Pour leur part, ces auteurs préfèrent recourir à d'audacieux rapprochements entre tous les domaines du savoir ou de l'activité et, en employant un style souvent très brillant, bien que volontiers hermétique, fonder d'ambitieuses règles explicatives sur l'emploi simultané de concepts tirés de la linguistique, de certains termes du vocabulaire scientifique moderne détournés de leur signification habituelle, et sur le recours alterné à la conviction logique et à une persuasion d'ordre lyrique ou poétique. De même, certains épistémologues et une partie des logiciens actuels, intimement persuadés de la toute puissance de leur discipline et des préceptes de leur école et hostiles en fait à toute forme de réflexion historique, contestent tout intérêt aux efforts de tous ceux qui, affirment-ils, s'efforcent d'accumuler ou de vérifier des " détails sans intérêt " au lieu de se consacrer au noble jeu des idées. Querelles d'écoles dira-t-on de ces discussions entre représentants de disciplines si proches et qui pourraient, semble-t-il, coopérer aisément. Certes, mais ces querelles freinent l'essor de chacune de ces disciplines, nuisant à leur image de marque, alors que leur situation d'ensemble aux frontières des sciences exactes et naturelles, des sciences humaines et des sciences sociales est loin d'être solidement assurée 17 .

16. Voir à titre d'exemples M. Foucault, Naissance de la clinique, Paris, 1963. Les mots et les choses, Paris, 1966; M. Serres, La naissance de la physique dans le texte de Lucrèce. Fleuves et turbulences, Paris, 1977; "Les sciences" dans J. Le Goff et P. Nora (éds), Faire de l'histoire.

Nouvelles approches, vol. 2, Paris, 1974, 203-228. 17. Dans une étude récente(" Définition du domaine propre de l'histoire des sciences et considérations sur ses rapports avec la philosophie des sciences", History and Philosophy of the Life Sciences, vol. I, 1979, 3-12), l'historien de la biologie M.D. Grmek décrit les difficultés actuelles dans les rapports entre l'histoire des sciences et la philosophie des sciences. Montrant l'incompréhension séparant fréquemment ces deux disciplines, il distingue toutefois deux attitudes différentes de la part des philosophes actuels à l'égard de l'histoire des sciences. "En ce qui concerne plus particulièrement les philosophes des sciences, ils comptent dans leurs rangs des penseurs brillants, des raisonneurs habiles et de grands maîtres du discours qui, par les temps qui courent, peuvent devenir envahissants, ou ressentis comme tels, lorsqu'ils se mettent à dicter des lois à la pratique des sciences et des résultats a priori aux enquêtes scientifiques. Heureusement, de plus en plus

nombreux sont les épistémologues de la nouvelle vague qui font appel à l'histoire des sciences. Non seulement en tant que source d'inspiration mais surtout en tant qu'outil permettant d'affiner et de confirmer les généralisations théoriques " (op. cit., 7).

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L'apparition et l'essor rapide de différentes disciplines s'intéressant à une analyse des facteurs institutionnels, psychologiques, sociaux, économiques et politiques, du développement scientifique n'ont pas d'ailleurs toujours contribué à raffermir cette situation. Dans différents cas en effet, l'intérêt porté par les milieux dirigeants à ces voies nouvelles a coïncidé avec une réduction des encouragements apportés à des disciplines plus anciennes, telles que l'histoire et la philosophie des sciences. Par contre, bon nombre de spécialistes de ces disciplines nouvelles, ayant ressenti la nécessité d'une approche historique de leurs propres problèmes, se sont efforcés de travailler auprès de leurs collègues historiens ou épistémologues et de collaborer avec eux dans certaines entreprises. Ils ont ainsi contribué à l'élaboration progressive d'une conception d'une histoire globale du progrès scientifique, respectant à la fois l'unité profonde de la pensée humaine, chère à Hélène Metzger et à Alexandre Koyré, mais faisant en même temps une place équitable à d'autres facteurs du progrès, qu'ils soient d'ordre psychologique ou d'ordre institutionnel, politique, social ou économique. C'est à cette conception d'ensemble que semblent progressivement se rallier beaucoup d'historiens des sciences professionnels, même si la plupart, ne pouvant individuellement participer à l'ensemble des voies de recherche, conservent une spécialisation apparente, en rapport avec leur formation de base, leurs obligations professionnelles et leurs goûts personnels. Il apparaît aisément qu'une biographie scientifique bien conçue s'insère harmonieusemen t dans une telle histoire globale du progrès et qu'elle y prend toute sa valeur en replaçant !'oeuvre scientifique d'un auteur dans le cadre de sa vie et de sa carrière et dans l'atmosphère scientifique, sociale et idéologique de l'époque. Cette évocation rapide des principales réactions à l'égard des biographies scientifiques permet de mieux situer le rôle qu'elles peuvent jouer en histoire des sciences. Certes, de toute évidence cette discipline ne peut se réduire à une série de biographies, " à une énorme galerie de portraits individuels " ou se transformer, ainsi que l'écrit V. Zoubov, en une sorte de Poggendorff's Handworterbuch dramatisé 18 . L'achèvement, il y a quelques années, des 16 volumes du Dictionary of Scientific biography 19 , permet d'ailleurs de saisir le très grand intérêt, mais aussi les limites d'une telle entreprise, inédite à ce jour dans le domaine de la documentation scientifique par son ampleur, la clarté de sa présentation et le contrôle systématique de toutes les références données dans les textes ou les parties bibliographiques. Certes de nombreuses notices, rédigées par des auteurs particulièrement bien informés et contrôlées par des réviseurs qualifiés, constituent des études de référence sur les auteurs étudiés. Certaines d'entre elles, parmi les plus développées, sont à elles seules de véritables biographies scientifiques, unissant à la fois une profonde connaissance du sujet et 18. V. Zoubov, op. cit., 31. 19. Dictionary of Scientific Biography, Ch.C. Gillispie (ed.), 16 vol., New York, 1970-1980. Le vol. XVI regroupe les différents index qui facilitent la consultation de cette collection.

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des études les plus récentes le concernant et une maîtrise toute particulière de cet art biographique aux limites des sciences de l'homme et des sciences de la nature. Tel est le cas, à titre de simple exemple, de la notice de Lavoisier (D.S.B., vol. 4, 66-92), préparée par Henry Guerlac, l'un des spécialistes les plus avertis de l'histoire de la chimie en France au xvmc siècle, et tout particulièrement de la vie et de l'oeuvre de Lavoisier. Mais, comme dans toute oeuvre collective de cette importance, certaines de ces notices n'apportent ni éléments nouveaux, ni réflexions originales sur les sujets qu'elles abordent, tandis que d'autres se limitent à une évocation purement internaliste des oeuvres des auteurs étudiés. Comme toujours, l'utilisateur de cette remarquable collection de biographies scientifiques devra faire preuve d'un esprit critique vigilant pour distinguer les notices de valeur, source directe et féconde de réflexions et de références, de celles qui ne peuvent lui être d'aucun profit. A cet égard, on peut noter que la grande majorité des auteurs de notices comme la plupart des historiens des sciences - considèrent plus ou moins ouvertement que l'histoire des idées, des doctrines et des méthodes de la science et la description des progrès successifs que celle-ci a réalisés, doivent demeurer l'objet essentiel de toute recherche dans ce domaine 20 ; mais que cette analyse purement conceptuelle doit être replacée dans un contexte historique général, par la prise en compte de l'ensemble des facteurs externes de l'évolution scientifique. C'est là une tâche délicate de synthèse et de dosage entre des éléments de nature diverse dont il est difficile d'apprécier de façon générale les influences respectives sur les événements de l'histoire de la science ou sur l'évolution de la pensée. Bien que toujours délicate, une telle synthèse apparaît cependant plus facilement réalisable dans le cas d'un sujet plus concret et d'ampleur plus limitée. C'est ainsi que l'étude de !'oeuvre d'un savant particulier et des différents fac20. C'est ainsi qu'au Colloque d'Oxford de 1961 (cf. note 8), H. Guerlac après avoir, dans sa communication, critiqué sévèrement le développement excessif d'une histoire des sciences à fondement purement philosophique : This enlarged and deepened conception of the history of science had brought us closer to the philosophers of science. 1ndeed it is men of philosophie training who have been chiefly responsible for, and philosophers who have been most responsive to, the notable progress that had been made. From the stand-point of the historian we may not have done so well. The newer history of science, with its strong flavour of idealism and super-rationalism, its often

exclusive preoccupation with the genesis and development of key concepts, has about il the aura of a new specialism, a kind of meta-history of science. (A.C. Crombie (ed.), Scientific change... , op. cit., p. 809), avait ensuite nuancé sa pensée en répliquant à ses commentateurs : Our central task is certain/y still to reconstruct as accurately and painstakingly as we can, the developments of the several sciences. M oreover, 1 find the diversity of our activity in this respect to be healthy, stimulating and essential, whether we approach our subject according to the doxographical, retrospective, problematic or cultural modes... My chief point is that the fast -the cultural approach - is the one which can best provide a link with the work of the general historian, yet it is the aspect which, 1 feel, in our present mood we generally neglect. Secondly, J agree that the central core of our endeavour is the study of the development, growth and interplay of scientific ideas... [And that] ... , the history of science is fundamentally the history of scientific thought. And 1 certain/y feel, and tried to express in my paper, that the contribution of philosophical analysis and the work of philosophically trained minds have given our discipline a depth and sophistication with it badly lacked hitherto (Id., 875).

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teurs qui, à des degrés divers, ont influencé celle-ci peut se faire tout naturellement dans le cadre d'une biographie scientifique bien conçue. Loin de nous certes l'idée que l'histoire d'une science donnée, celle d'un problème particulier ou l'étude de l'évolution de la pensée scientifique au cours d'une période, puisse se ramener à la réunion ou à la synthèse d'une série de biographies scientifiques. D'autres éléments essentiels doivent en effet y être pris en compte, qu'il s'agisse de facteurs internes du développement ou de facteurs externes qui ne peuvent se réduire à l'échelle individuelle. Mais s'il existe, dans les domaines de ces études, de bonnes biographies scientifiques, leur apport sera le plus souvent bénéfique, tant par les éléments documentaires qu'elles fournissent que par les exemples individuels qu'elles donnent. Ainsi, en histoire des sciences, l'intérêt des biographies ne se réduit pas à leur valeur intrinsèque. Il est dû également à ce qu'elles sont des exemples privilégiés d'étude globale des problèmes d'histoire scientifique considérés dans la complexité de leur environnement concret. Il est dû enfin à ce qu'elles sont de précieux points de départ pour des études plus vastes de différents types. Pour tenter de définir les objectifs que l'histoire des sciences doit assigner à la biographie et le rôle que celle-ci peut jouer, notre analyse partira de l'excellent essai publié par l'historien des sciences américain Thomas L. Hankins dans la revue History of science 21 et d'en discuter l'argumentation et les conclusions, tout en apportant divers éléments complémentaires et, dans quelques cas, des opinions légèrement différentes. Auteur lui-même d'un excellent portrait intellectuel de d' Alembert22 , Th.L. Hankins rappelle tout d'abord comment l'art de la biographie est défini par différents historiens anglais et signale les difficultés particulières qu'il présente pour l'historien des sciences. Il pense que la défaveur qu'il connaît actuellement dans certains milieux tient en partie aux conceptions erronées d'auteurs du début de notre siècle, réduisant certains chapitres d'histoire des sciences à des séries de noms illustres, suivis, pour chacun d'eux, de leurs dates de naissance et de décès, d'un détail anecdotique et de la description de leurs " découvertes ". Si différentes " biographies " de ce type continuent à être publiées, elles intéressent peu les historiens des sciences actuels. D'ailleurs une partie de ceux-ci, spécialement certains d'origine scientifique, plongés dans la substance même de la science, rejettent toute référence à de quelconques éléments extérieurs, tandis que d'autres recherchent l'origine des idées scientifiques dans un contexte socio-politique et culturel très large, sans s'intéresser pour autant aux efforts individuels. Seuls certains historiens, portant une partie de leur attention sur l'aspect psychologique de la découverte, continuent 21. Th.L. Hankins, " In defence of biography : the use of biography in the history of science ", Science History, vol. XVII (1979), 1-16. 22. Th.L. Hankins, Jean d'Alembert: Science and the Enlightenment, Oxford, 1970.

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à analyser l'aspect individuel du travail scientifique, en s'efforçant de retracer les étapes de l'effort de réflexion et de création23 . Th. Hankins note cependant qu'au xvme siècle, à un moment où l'histoire des sciences en était à ses débuts, les célèbres Eloges de Fontenelle, évitant les graves défauts qui entachent de nombreux essais biographiques postérieurs, révèlent un souci de large information, d'impartialité et de réflexion sur la méthode scientifique et la philosophie de la science, ainsi que de solides qualités littéraires 24 . Dans une préface, Fontenelle précise d'ailleurs clairement ses objectifs: "Le titre d'Eloges n'est pas trop juste, celui de Vies l'eût été davantage, car ce ne sont proprement que des Vies, telles qu'on les auroit écrites, en rendant simplement justice. J'en puis garantir la vérité au Public. J'ai sçu par moi-même un assez grand nombre des faits que je rapporte, j'ai tiré les autres des Livres de ceux dont je parle, même de Livres faits contre eux, ou de Mémoires fournis par les personnes les mieux instruites. Je n'ai pas eu la liberté, et encore moins le dessein, de faire des Portraits à plaisir de Gens dont la memoire étoit si récente. Si cependant on trouvoit qu'ils n'eussent pas été loüés, je n'en serois ni surpris, ni fâché "25 . Malheureusement beaucoup d'auteurs du xrxe siècle réalisèrent des biographies qui, bien que reposant souvent sur une documentation assez importante, étaient conçues sans aucun sens critique et inspirées par un culte excessif du "héros". Sans revenir au style brillant du xvme siècle qui anime les Eloges de Fontenelle, il importe de rompre avec les errements ultérieurs et de restituer à la biographie une véritable rigueur scientifique et de lui accorder une place pleinement satisfaisante dans le domaine de l'histoire des sciences, au contact même de la science qui se constitue et de son environnement culturel et intellectuel. Notant l'échec relatif des tentatives faites par certains historiens et philosophes pour expliquer par de grandes théories les relations entre la science et la philosophie ou entre la science et la technique, Th. Hankins pense que ces rapports peuvent être mieux compris à la base qu'au sommet, c'est-à-dire dans le cadre d'études biographiques rigoureuses plutôt qu'au niveau des idées générales. L'intégration de ces divers éléments se réalise en effet tout d'abord dans l'esprit de chaque individu, avant de prendre une forme plus générale. Encore, même à l'échelle individuelle, cette intégration présente-t-elle des con-

tradictions et des obscurités que l'historien honnête ne doit pas dissimuler, fournissant ainsi à ses lecteurs de précieuses indications sur la voie véritable du développement de la science et les protégeant contre le risque d'interpréta23. Th.L. Hankins, "In defence of biography ... ",op. cit., 3. 24. Id. 25. Fontenelle, Histoire de l'Académie royale des sciences en M.DC.XCIX et les Eloges historiques de tous les Académiciens morts depuis le Renouvellement: avec un Discours préliminaire sur /'Utilité des Mathématiques et de la Physique, Paris, Michel Brunet, 1724, 2e p. de !"'Avertissement".

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tions ou de généralisations trop hâtives 26 . Au sujet de certains autres ouvrages du XIXe siècle, conçus comme des récits biographiques suivis d'extraits de manuscrits et de correspondances, Th. Hankins, s'appuyant sur l'exemple de la biographie de Hamilton par Robert Graves27, note que ces études ont souvent le double défaut d'écarter volontairement les documents révélant certains aspects de la personnalité et du caractère de leur " héros " et, surtout de ne pas discuter sérieusement de son oeuvre scientifique. Une remarque analogue vaudrait d'ailleurs pour les premières biographies et publications de textes inédits du physicien Sadi Carnot 28 . De même, éditant en 1908 de précieux manuscrits d'Evariste Galois, le mathématicien J. Tannery y supprima d'importants passages jugés non scientifiques29 . Mais la réunion d'éléments biographiques précis, de manuscrits inédits et de correspondances ne peut constituer en elle seule une biographie satisfaisante d'un savant ; celle-ci doit comporter une interprétation visant à unifier les différents aspects de sa vie et à donner une analyse de son oeuvre, de ses apports et de son influence. En accord avec cette position, Th. Hankins énonce trois règles principales à suivre dans l'établissement d'une bonne biographie. Tout d'abord l'étude entreprise doit porter en priorité sur la science ellemême et permettre au lecteur de comprendre comment le savant a réalisé son oeuvre, comment ses idées se sont développées et comment il les a mises à l'épreuve. Il est manifeste qu'il s'agit là d'une tâche très délicate, nécessitant la mise en ordre préalable de l'oeuvre imprimée, des manuscrits et de divers autres documents provenant de l'auteur étudié et un effort considérable est à réaliser dans la présentation d'éléments techniques qui, sans cela, risqueraient de rebuter bon nombre de lecteurs. La seconde règle vise à intégrer les différents éléments de l'activité du savant concerné, les diverses influences qui ont agi sur lui en une peinture cohérente, sans toutefois qu'il puisse être valablement envisagé de quantifier les impacts respectifs de ces différents facteurs. Th. Hankins note à ce sujet que la biographie d'un savant à l'esprit philosophique se prête plus aisément à une telle synthèse. Il remarque également que des éléments d'ordre biographique peuvent être très utiles dans l'étude de l'histoire d'un concept tel que 26. Th.L. Hankins, "In defence of biography ... ",op. cit., 5. A la suite, l'auteur illustre sa pensée par un exemple personnel, rencontré au cours de la préparation de sa biographie de d' Alembert, et par les cas d'Hamilton et de Newton, dont certains manuscrits conduisent à présenter la personnalité de façon assez différente de celle qui était communément admise. 27. Id., 6-7. Robert P. Graves, Life of Sir William Rowan Hamilton, 3 vol., Dublin, 1882-1889. 28. Cf A. Birembaut, " A propos des notices biographiques de Sadi Carnot : quelques documents inédits", Revue d'histoire des sciences, t. 27 (1974), 355-370. R. Taton (éd.), Sadi Carnot et l'essor de la thermodynamique, Paris, 1976; R. Fox (éd.), Sadi Carnot - Réflexions sur la puissance motrice du feu, Paris, 1978. 29. J. Tannery (éd.), Manuscrits d'Evariste Galois, Paris, 1908. Cf R. Taton, "Les relations scientifiques d'Evariste Galois avec les mathématiciens de son temps'', Revue d'histoire des sciences, t. 1 (1947), 114-130. R. Bourgne et J.P. Azra (éds), Ecrits et mémoires mathématiques d'Evariste Galois, Paris, 1962; nouvelle édition, 1976.

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l'énergie, la force, etc ... , la formation progressive d'une telle notion se faisant par des interventions individuelles successives30 . Il faut enfin que la biographie soit facile à lire, condition souvent difficile à réaliser, du fait des interférences complexes de facteurs divers à évoquer sans que l'attention du lecteur soit distraite de l'étude du développement de lapersonnalité, du caractère de l'oeuvre du savant concerné. Il est indispensable à cette fin que l'auteur domine suffisamment les domaines scientifiques considérés pour pouvoir les présenter clairement et correctement sans technicité inutile et qu'il maîtrise également tous les autres éléments concernés, pour en faire une synthèse cohérente. Aucun de ces éléments ne doit être négligé, car l'absence d'un quelconque aspect de l'activité, même apparemment tout à fait extra-scientifique, du personnage fausserait la description de la personnalité de l'auteur étudié. C'est ainsi qu'on ne peut dresser un portrait intellectuel d'Evariste Galois sans tenir compte de ses démêlés scolaires, de ses drames familiaux, de son intense activité politique, de sa révolte romantique, de sa lutte contre la société de l'époque et de ses emprisonnements. Mais le but essentiel reste toutefois, pour une telle oeuvre, de tenter de reconstituer le cheminement d'une intelligence hors du commun, d'une pensée mathématique d'une acuité exceptionnelle, et ceci à partir de ses quelques publications, et de manuscrits et de brouillons dont le déchiffrement et l'interprétation posent de délicats problèmes. Dans ce cas particulier, le biographe ne peut espérer être vraiment à la hauteur de son sujet et la technicité toute spéciale des thèmes à présenter rend encore sa tâche plus insoluble. Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'aucune grande biographie scientifique de Galois n'ait encore été publiée 31 . Il est certain d'ailleurs que les mathématiques sont l'un des domaines scientifiques où une biographie scientifique se révèle particulièrement délicate à réaliser, du fait de la difficulté d'inclure des facteurs externes dans l'étude de la formation de !'oeuvre, du risque de donner à celle-ci, soit une allure trop technique, soit, au contraire, une tournure trop anecdotique. Les exemples de Fourier, d'Hamilton et d'Hilbert, choisis par Th. Hankins32 , révèlent divers aspects 30. Th.L. Hankins, op. cit., 9. 31. La première biographie, celle de P. Dupuy (La vie d'Evariste Galois, Paris, 1903), purement historique, a servi de base à la plupart des études ultérieures. Parmi ses nombreuses biographies romancées, la plus connue est celle de H. lnfeld (Whom the Gods Love - The story of Evariste Galois, New York, 1937). Cf notre notice in Dictionary of Scientific Biography (vol. 5, New York, 1972, 259-265). 32. Il s'agit des ouvrages suivants: I. Grattan-Guinness, Joseph Fourier 1768-1830, in collaboration with J.R. Ravetz, Cambridge, Mass., 1972; J. Herivel, Joseph Fourier. The man and the physicist, Oxford, 1975 ; R.P. Graves, Life of Sir William Robert Hamilton, 3 vol., Dublin, 188289; C. Reid, Hilbert, with an appreciation of Hilbert's mathematical work, by Hermann Weyl, Berlin-New York, 1970. Th. Hankins rappelle à ce sujet (op. cit., 13) les critiques très vives faites au cours d'un colloque par certains historiens, mathématiciens d'origine, à leurs collègues de formation différente, à qui ils semblaient dénier le droit de travailler à la biographie de mathématiciens. Mais il note que plusieurs intervenants ont signalé que des critiques aussi sévères pouvaient être portées à certains travaux historiques écrits par des scientifiques.

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de cette situation et montrent qu'en de nombreux cas les auteurs de biographie tournent partiellement ces difficultés, en séparant l'étude proprement biographique de l'analyse de l'élaboration de l'oeuvre 33 . Mais il ne s'agit là que d'un pis-aller et la meilleure méthode reste d'intégrer entièrement l'analyse scientifique dans l'étude biographique proprement dite, ainsi que l'ont fait, avec des bonheurs divers, Ch.C. Gillispie et A.P. Youschkevitch pour Lazare Carnot, Keith Baker pour Condorcet, C.S. Gillmor pour Coulomb, Maurice Crosland pour Gay-Lussac, L. Pearce Williams pour Faraday et Martin Klein pour Paul Ehrenfest 34 . Bien conçues, les éditions critiques d'oeuvres, de manuscrits et de correspondances ne permettent pas à elles seules de réaliser des biographies satisfaisantes, mais elles fournissent une partie des matériaux nécessaires à l'élaboration de monographies de ce type. C'est ainsi que la publication, en cours, de la correspondance et des manuscrits de Leonhard Euler (1707-1783), publication qui suit celle de ses Opera Omnia, peut être considérée comme la base de la véritable biographie scientifique de ce grand savant du xvme siècle qui reste encore à écrire 35 . De même les projets de publication d'éditions, plus rigoureuses et complètes, des oeuvres et correspondances de savants, tels que J.-L. Lagrange et P.-S. Laplace, conditionnent en fait la préparation des premières grandes biographies réellement scientifiques concernant ces deux mathématiciens. Enfin, deux exemples parmi de nombreux autres qui pourraient être cités, celui d'Isaac Newton qui, bien qu'ayant déjà été l'objet de nombreuses biographies, attend encore une étude d'ensemble intégrant de façon cohérente les aspects variés de sa vie et de sa carrière et les orientations diverses de son oeuvre, à partir des documents, correspondances et manuscrits, récemment publiés ou encore inédits, et de différents éléments d'ordre externe 33. C'est d'ailleurs l'option adoptée dans la biographie scientifique de Gaspard Monge que j'avais préparée sous la direction de Gaston Bachelard : R. Ta ton, L 'oeuvre scientifique de Gaspard Monge, Paris, 1951. Voir de même P. Dugac, Richard Dedekind et les fondements des mathématiques, Paris, 1976; M. Sadoun-Goupil, Le chimiste Claude-Louis Berthollet 1748-1822. Sa vie, son oeuvre, Paris, 1977. 34. Cf K.M. Baker, Condorcet, from natural philosophy to social mathematics, Chicago, 1975; Ch.C. Gillispie et A.P. Youschkevitch, Lazare Carnot savant, Princeton, 1971, éd. française, Paris, 1979 ; C.S. Gillmor, Coulomb and the evolution of physics and engineering in eighteenth century, France, Princeton, 1971; M. Crosland, Gay-Lussac scientist and bourgeois, Cambridge, 1978; L.P. Williams, Michael Faraday, a biography, New York, 1965; M. Klein, Paul Ehrenfest, Amsterdam-New York, 1970. 35. Il s'agit de la série IV des Opera Omnia: sous série IV A, Commercium Epistolicum: 8 volumes prévus et sous série B, Manuscripta, 7 volumes prévus. Sont actuellement publiés le vol. IV A, 1 : Beschreibung, Zusammenfassung der Briefe und Verzeichnisse, A.P. Juskevic, V.I. Smirnov, W. Habicht (eds), Bâle, 1975; le vol. IV A, 5: Correspondance de Leonhard Euler avec A.C. Clairaut, J. d'Alembert et J.L. Lagrange, A.P. Juskevic et R. Taton (éds), Bâle, 1980; et le vol. IV A 6: Correspondance de Leonhard Euler avec P.-L. M. de Maupertuis et Frédéric II, P. Costabel, E. Winter, A.T. Grigorian et A.P. Juskevic (éds), Bâle, 1986. Les volumes IV A, 2 et IV A, 7 sont en préparation déjà avancée.

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dont l'étude n'a été que récemment entreprise36 ; et celui de Lavoisier, dont l'édition de la Correspondance, interrompue pendant plusieurs années, vient de reprendre, révélant dès maintenant de nombreux et importants documents concernant les dix dernières années de la vie du grand chimiste liée alors très étroitement aux divers aspects de la vie scientifique, politique, sociale et économique française 37 . Je voudrais en conclusion rappeler ou préciser ma position personnelle concernant le problème étudié. Certes la biographie scientifique, telle que je l'ai définie, est loin d'être la seule approche possible et souhaitable en histoire des sciences. D'une part l'histoire internaliste, très technique à la façon de Bourbaki, garde sa valeur propre et demeure la base essentielle des autres études. Par ailleurs, l'histoire philosophique et l'histoire des idées, l'histoire institutionnelle, sociale et politique sont également des aspects très importants de notre discipline, mais chacun d'eux ne prend sa valeur véritable qu'en liaison avec les autres perspectives et en contact étroit avec l'évolution même de la science, fondement même de tout type d'histoire des sciences. Chacune de ces méthodes d'enquête historique n'est d'ailleurs qu'une sorte de coupe de type conceptuel dans l'infinie complexité de la réalité, dont elle permet d'appréhender certains éléments qu'elle privilégie, mais en ignorant délibérément beaucoup d'autres facteurs. Aussi toutes ces différentes approches n'apparaissent que comme des coupes ou des percées de types variés dans cette réalité globalement insaisissable; soit qu'elles abordent l'histoire d'un concept, d'une théorie ou d'un problème particulier; soit qu'elles tentent de brosser le tableau d'ensemble des sciences à une époque donnée; soit qu'elles étudient l'histoire de l'organisation de la vie scientifique ou d'une institution particulière; soit enfin qu'elles s'efforcent d'étudier l'oeuvre et l'influence d'un savant particulier, envisagée sous des aspects variés et dans le cadre d'une étude biographique précise, d'une analyse de la personnalité et du contexte intellectuel et social de l'époque. Certes, comme toutes les méthodes d'analyse historique, la dernière citée, celle de la biographie scientifique, comporte ses propres limitations et n'est pas la mieux adaptée à l'étude de tous les problèmes. Cependant, chaque décou-

verte ou chaque innovation scientifique étant, dans son détail du moins, 36. On trouvera une bibliographie très complète dans la notice de I.B. Cohen in Dictionary of Scientific Biography, vol. X, New York, 1974, 42-103 et dans l'ouvrage de R.S. Westfall, Never at Rest. A Biography of Isaac Newton, Cambridge, 1980. 37. Trois fascicules de cette Correspondance ont déjà été publiés. Oeuvres de Lavoisier - Correspondance, R. Fric (éd.), Paris, 1955-1964. Le fascicule 4 portant sur la période 1784-1786, et préparé suivant une méthode beaucoup plus rigoureuse, vient de paraître. Le fascicule 5, couvrant la période 1787-1790, est en préparation, ainsi que le fascicule 6 (période 1791-1794). Enfin un dernier fascicule rassemblera les nombreux compléments aux fascicules 1-3, quelques addenda aux fascicules suivants et différents index. Cet ensemble contiendra de nombreux documents inédits concernant aussi bien la carrière et !'oeuvre de Lavoisier que la chimie et l'histoire politique, sociale et économique française de son époque.

LES BIOGRAPHI ES SCIENTIFIQ UES

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l'oeuvre d'individus particuliers, c'est à travers ceux-ci qu'agissent les divers éléments qui la conditionnent, qu'ils soient psychologiques, internes à la science en question, ou extérieurs à celle-ci. La biographie scientifique apparaît ainsi comme la meilleure voie pour étudier le processus de création et pour analyser les influences respectives des différents éléments de celui-ci. Pour atteindre ce but, elle doit s'appuyer sur une enquête précise et rigoureuse, étendue aussi bien aux éléments biographiques et historiques, qu'à l'oeuvre imprimée ou inédite et aux correspondances, à la formation et aux influences reçues et enfin aux apports du personnage étudié. Par un patient effort de synthèse et d'intégration de ces différents éléments, elle peut alors, en plus de son intérêt et de sa valeur propres comme peinture d'un épisode de l'histoire scientifique, apporter de précieux éléments d'informations à tous ceux qui s'intéressent à des aspects divers de cette discipline. J'espère donc qu'à son sujet les conflits de doctrines et de chapelles s'apaiseront et qu'une place honorable sera reconnue par tous à un type de recherche qui ne s'oppose pas aux autres approches, mais peut, en s'y associant, les compléter et les enrichir.

TABLE DES MATIÈRES

Avant-pr opos ............. ............. ............. ............. ............. ............. ............. ......... 5 D. FAUQUE -

M. ILIC - R. HALLEU X

Essor de l'arithmé tique et triomphe de la numération décimale .................... 7 Les Beaux-Arts, n° spécial, Actualité de !'Humanisme, 15 décembre 1954.

La tentative de Stevin pour la décimalisation de la métrologie ................... 13 Cahiers de Métrologie, 1 (1983), p. 5-19; rééd. Acta metrologiae historicae (III" Congrès !nt. Métr. Hist., Linz, 7-9 oct. 1983), Linz, 1985, p. 39-56.

La Renaissance et le renouveau mathématique du

xvrre siècle .................... 25

A. Heinekamp (éd.), Leibniz et la Renaissance, Wiesbaden, Steiner, 1983, p. 202-209 (Studia Leibnitiana Supplementa, 23).

Quelques remarques sur la périodisation en histoire des sciences et sur le concept de xvrre siècle ............................................................... 35 Revue internationale de Philosophie, 29 (1975), p. 406-419.

Le P. Marin Mersenne et la communauté scientifique parisienne au xvne siècle ........................................................................................... 4 7 Actes du Colloque : 1588-1988, Quatrième centenaire de la naissance de Marin Mersenne, Le Mans, Université du Maine, 1994, p. 13-25.

Le rôle et l'import ance des correspondances scientifiques aux xvrrc et XVIIIe siècles ......................................................................................... 57 Revue de Synthèse, 97 (1976), p. 7-22.

RENÉ TATON - ÉTUDES D'HISTOIRE DES SCIENCES

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Le lyonnais Girard Desargues (1591-1661) et son œuvre géométrique et technique .............................................................................................. 69 Actes du 112e Congrès national des Sociétés Savantes, Histoire des Sciences et des Techniques, t. 1, Paris, 1988, p. 75-86.

A la redécouverte des œuvres de Girard Desargues ..................................... 83 J. Dhombres, J. Sakarovitch (éds), Desargues en son temps, Paris, Librairie scientifique A. Blanchard, 1994, p. 463-475.

L"Essay pour les coniques' de Pascal .......................................................... 99 Revue d'Histoire des Sciences, 8 (1955), p. 1-18.

Les origines et les débuts de !'Observatoire de Paris ................................. 115 Tercentenary of the Royal Observatory, Greenwich, Vistas in Astronomy, 20 (1976), p. 65-71.

Picard et la 'Mesure de la Terre' ................................................................. 129 G. Picolet (éd.), Jean Picard et les débuts de l'astronomie de précision au siècle, Paris, Editions du CNRS, 1987, p. 207-226.

XVII"

Huygens et l'Académie royale des sciences ............................................... 147 Huygens et la France (table ronde du CNRS, Paris, 27-29 mars 1979), Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1982, p. 57-67.

L'initiation de Leibniz à la géométrie (1672-1676) .................................... 159 Leibniz à Paris (1672-1676), Wiesbaden, Steiner, 1978, p. 103-129 (Studia Leibnitiana Supplementa, 17).

L'expédition géodésique de Laponie (avril 1736 - août 1737) ................... 187 H. Lacombe, P. Costabel (éds), La figure de la Terre du XVIII' siècle à l'ère spatiale. Actes du Colloque organisé par l'Académie des sciences (Paris, 2931janvier1986), Paris, 1988, p. 115-138.

Madame du Châtelet, traductrice de Newton .............................................. 205 Archives internationales d'Histoire des Sciences, 22 (1969), p. 185-210.

Sur une pièce nouvelle concernant les recherches de Clairaut sur la théorie de la Lune .............................................................................. 227 Annali dell'Istituto e Museo di Storia della Scienza, 7 (1982), p. 57-70.

TABLE DES MATIÈRES

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Clairaut et le retour de la comète de Halley ............................................... 239 K. Figala, E.H. Berninger (eds), Arithmos-Arrythmos. Skizzen aus der Wissenschaftsgeschichte. Festschrift für J.O. Fleckenstein zum 65. Geburtstag, Minerva, Munich, 1980, p. 253-274.

Un épisode significatif de l'histoire de l'optique au xvrne siècle : la querelle de l'achromatisme ................................................................ 253 Culture, science et développement : contribution à une histoire de l'homme. Mélanges en l'honneur de Charles Morazé, Toulouse, Privat, 1979, p. 345351.

D'Alembert, Euler et l'Académie de Berlin ............................................... 261 Dix-huitième Siècle, 16 (1984), p. 55-69.

Les relations d'Euler avec Lagrange ........................................................... 273 Leonhard Euler, 1707-1783. Beitrdge zu Leben und Werk, Base!, Birkhduser, 1983, p. 409-420.

Lagrange et l'Académie royale des sciences (1763-1793) ......................... 285 La mécanique analytique de Lagrange et son héritage. I, Supplemento al n ° 124 (1990) degli Atti della Accademia delle Scienze di Torino, cl. di sc. fis. matem. et natur., Torino, 1990, p. 1-23.

La mathématisation des techniques graphiques. Les grandes étapes des origines à Dürer, à Desargues et à Monge ...................................... 305 Technologies, Idéologies et Pratiques, 5 (1986), p. 11-35.

A propos de l'œuvre de Monge en physique .............................................. 329 Revue d'Histoire des Sciences, 3 (1950), p. 174-179.

Monge créateur des coordonnées axiales de la droite, dites de Plücker .... 335 Elemente der Mathematik, Bâle, 1952, p. 1-5.

Laplace et Sylvestre-François Lacroix ........................................................ 341 Revue d'Histoire des Sciences, 6 (1953), p. 350-360.

L'Ecole polytechnique et le renouveau de la géométrie analytique ........... 351 L'aventure de la science, Mélanges Alexandre Koyré, t. 1, Paris, Hermann, 1964, p. 552-564 (Histoire de la pensée, XII).

Diversité et originalité de l'œuvre scientifique de Lazare Carnot.. ............ 361 J.-P. Charnay (éd.), Lazare Carnot ou le savant-citoyen, Paris, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 1990, p. 455-470.

540

RENÉ TATON - ÉTUDES D'HISTOIRE DES SCIENCES

Repères pour une biographie intellectuelle d' Ampère ................................ 375 Revue d'Histoire des Sciences, 31 (1978), p. 233-248.

La formation de Sadi Carnot : Ecole polytechnique et Ecole de Metz ..... 389 Sadi Carnot et l'essor de la thermodynamique, Paris, Editions du CNRS, 1976, p. 35-51.

Naissance et développement de quelques communautés scientifiques nationales au xrxe siècle ......................................................................... 405 Revue internationale des Sciences sociales, 22 (1970), p. 105-122.

Evariste Galois et ses biographes. De l'histoire aux légendes ................... 425 Sciences et techniques en perspective, 26 (1993), p. 155-172.

Lobatchevski et la diffusion des géométries non-euclidiennes ................... 445 S. Carma (ed.), La ciencia en Espaiia entre 1750-1850. 1. Congreso de la Sociedad Espaiiola de Historia de la Ciencias, Madrid, 1980, p. 39-46.

Pierre Sergescu (1893-1954) : son œuvre en histoire des sciences et son action pour la renaissance des 'Archives internationales d 'Histoire des Sciences' ......................................................................... 453 Archives internationales d'Histoire des Sciences, 37 (1987), p. 104-119.

Alexandre Koyré et l'essor de l'histoire des sciences en France (1933 à 1964) ························································································· 467 History and Technology, (n° spécial: P. Redondi (ed.), Science: the Renaissance of a History), 4 (1987), p. 37-53.

Contingence et rationalité des découvertes et inventions .......................... .481 Impact science et société,

VI

(1955), p. 220-255.

Les créateurs scientifiques selon Arthur Koestler ....................................... 507 Le Figaro littéraire, 28 juin 1961, p. 2.

Sur les buts et les méthodes de l'histoire des sciences. A propos d'une intervention du P' H. Guerlac ...................................................... 513 Quarterly Journal of the History of Science and Technology, 6 (Varsovie, 1962), p. 19-27.

TABLE DES MATIÈRE S

541

Les biographies scientifiques et leur importance pour l'histoire des sciences ............................................................................................ 521 Texte inédit d'une communication pour l'histoire des sciences faite à l'UIA (Anvers, 27 avril 1982).

Tabula gratulatoria ...................................................................................... 543

TABULA GRATULATORIA

M. Paul ACLOQUE Mme Maravillas AGUIAR

M. Jan DE GRAEVE

M. André ALLARD Mme Kirsti ANDERSEN

M. Nicolas DEHOUSSE Mme Suzanne DELORME

Mme Michèle ANTOINE

M. Jean DOYEN

Mlle Suzanne DÉBARBAT

M. Luis Carlos ARBOLEDA

M. Jacques DUBOIS

M. J.-R. ARMOGATHE

M. Thierry EVRARD Mme Ornella FARACOVI

M. Robert ARNOULD M. Antonio ARRIBAS DE COSTA

Mme Danielle FAUQUE

M. Marc BARBUT

M. Joachim FISCHER

Mme Eunice Regina BASTOS DA SILVA M. Guy BEAUJOUAN M. et Mme Armand BEAULIEU

M. Robert Fox Mme Raffaella FRANC!

M. Didier BESSOT

M. Jean-Pierre FRIEDELMEYER

M. Roger-A. BLONDEAU

M. Jose Luis FUERTES HERREROS M. Jean-Louis GARDIES

M. Paul BOCKSTAELE

M. Raymond FREDETTE

M. Corrado BONFANTI

M. Jean-Claude GARDIN

M. Jacques BOROWCZYK Mme Dominique BRIEUX

M. Christian G!LAIN

M. et Mme Jean-Paul et Nicole CAPITAINE M. Vincenzo CAPPELLETTI M. José Amilcar CARVALHO COELHO M. Maurice CAVEING M. André CHAPPERT M. Robert CHAPUIS

M. Miguel Angel GIL SAURI M. Enrico GIUSTI Mme Anne GUILLAUME M. Michel GUILLEMOT M. Roger HAHN M. et Mme Rupert HALL M. et Mme Robert HALLEUX

M. Louis CHARBONNEAU

M. Tomohiro HAYASHI

M. Paul CHAUVEHEID

M. Alexandre HERLEA

M. Michel CLAESEN

M. Francisco HERRERO RUIZ Mlle Marie-Clotilde HUBERT

M. Carlos CORREIA DE SÂ M. David COSANDEY M. Jim CROSS M. Thierry DE CRUSSOL DES EPESSE

M. Henri HUGONNARD-ROCHE Mme Nicole HULIN M 11 e Myriana lue

544

RENÉTATON

M. Khalil JAOUICHE

M. Christoph J. SCRIBA

M. Andreas KLEINERT

M. Alain SEGONDS

M. Henk KUBBINGA

M. Jouko SEPPÂNEN

M. Pierre LAMANDÉ

M. William R. SHEA

M. Stavros LAZARIS

M. Arkan SIMAAN

M. Jean-Pierre LE GOFF

M. Gérard SIMON

M. Michel LERNER

Mme Marinette SOLAIS

Mme Uta LINDGREN

M. et Mme Ben! et Madeleine S0RENSEN

M. José LLOMBART

M. Jean-Louis TAUPIN

M. Jos MASSARD

Mme Rossana TAZZIOLI

M. Jean MAWHIN

M. Christian THIEL

M. Raymond MERCIER

M. Georges THILL

M. Adolf MESKENS

M. Maurizio TORRINI

M. Jean MESNARD

M. Michel VALENTIN

M. G.G. MEYNELL

M. Vladimiro VALERIO

M. Fritz NAGEL

M. Jacques VAN SANTVOORT

M. John NORTH

M. Jean-Pierre VERDET

M. Mario H. ÜTERO

M. Jean-Luc VERLEY

M. Adolphe PACAULT

M. Bernard VITRAC

Mme Jeanne PEIFFER

M. Marcel WATELET

M. Jon V. PEPPER

Mme Paola ZAMBELLI

M. Émile PEQUET M. Fernand PERRIN M. François PERTHUISOT Mme Hélène PERTHUISOT M. Rémi PERTHUISOT

BIBLIOTHEEK VAN DE UFSIA

M. et Mme Vincent et Annie PERTHUISOT

BIBLIOTHÈQUE DE L'INSTITUT DE FRANCE

M. Guy PICOLET

CENTRE D'HISTOIRE DES SCIENCES ET DES TECHNIQUES DE L'UNIVERSITÉ DE LIÈGE

M. Jean-Pierre POIRIER M. et Mme Emmanuel POULLE Mme Sylvie PROVOST

CENTRE INTERNATIONAL BLAISE PASCAL

M. Roshdi RASHED

ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES (EHESS)

M. Victor-Albert RASQUIN

M. Pierre RASSON M. Pietro REDONDI M. Fernando ROLDÂO DIAS AGUDO M. Jean ROSMORDUC M. Bernard ROUXEL M. Augusto José SANTOS FITAS M. Peter SCHREIBER

K.U. LEUVEN CENTRALE BIBLIOTHEEK MEDIZINHISTORISCHES INSTITUT - BERN OBSERVATOIRE ROYAL DE BELGIQUE SOCIÉTÉ PHILOMATIQUE DE PARIS UNIVERSITÀ DI BOLOGNA DIPARTIMENTO DI F!LOSOFIA UNIVERSITÂTSBIBLIOTHEK BASEL