Essentialisme: Alexandre d'Aphrodise entre logique, physique et cosmologie 3110186802, 9783110186802

This book is the first study of the ontological system of Alexander of Aphrodisias (floruit c. 200 AD), famous for his c

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French Pages 370 [368] Year 2007

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Essentialisme: Alexandre d'Aphrodise entre logique, physique et cosmologie
 3110186802, 9783110186802

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Marwan Rashed Essentialisme



Commentaria in Aristotelem Graeca et Byzantina Quellen und Studien Herausgegeben von Dieter Harlfinger · Christof Rapp · Marwan Rashed Dieter R. Reinsch

Band 2

Walter de Gruyter · Berlin · New York

Essentialisme Alexandre d’Aphrodise entre logique, physique et cosmologie

par

Marwan Rashed

Walter de Gruyter · Berlin · New York

앝 Gedruckt auf säurefreiem Papier, 앪 das die US-ANSI-Norm über Haltbarkeit erfüllt.

ISSN 1864-4805 ISBN 978-3-11-018680-2 Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http://dnb.d-nb.de abrufbar. 쑔 Copyright 2007 by Walter de Gruyter GmbH & Co. KG, D-10785 Berlin. Dieses Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Printed in Germany Einbandentwurf: Christopher Schneider, Berlin Druck und buchbinderische Verarbeitung: Hubert & Co. GmbH & Co. KG, Göttingen

Avant-Propos À supposer qu’il l’ait jamais composé, nous ne possédons plus le commentaire d’Alexandre d’Aphrodise (fl. 200 ap. J.-C.) aux livres centraux de la Mtaphysique d’Aristote (F, G, H). Quant à celui du deuxième livre du traité De l’me, qu’il a certainement écrit, il semble définitivement perdu. Une étude attentive du corpus disponible, complétée par celle de plusieurs textes grecs et arabes jusqu’ici inconnus ou inexploités, permet, dans une certaine mesure, de remédier à ces pertes : on peut montrer que ces livres constituaient, aux yeux d’Alexandre, le centre névralgique de l’ontologie aristotélicienne – ou, pour s’exprimer de manière moins anachronique, et davantage dans le style de l’Exégète, qu’ils contenaient l’explication de ce par quoi les substances sont des substances. Si Alexandre prête bien à Aristote la reconnaissance de trois pôles substantiels – la matière, la forme et le composé –, il pense également que la forme détient un rôle privilégié dans ce dispositif. Le composé n’est substance que parce que ses éléments, la forme et la matière, le sont, et à ce titre n’intéresse guère l’explorateur des fondements. La matière n’est substance que parce qu’elle rsiste à la régression infinie des déterminations formelles. Elle tire sa substantialité d’une zone obscure que le travail conceptuel est structurellement inapte à élucider mais dont il perçoit comme les effets. La forme est véritablement substance parce que c’est elle qui permet la manifestation du composé, tant au plan logique que physique. Logiquement, la forme est la série des caractérisations qui rend le composé généralement formulable ; physiquement, elle est un principe d’efficience, une activité qui informe la matière et l’individualise dans le temps et le lieu. La principale difficulté qui se pose aux tenants de la forme comme substance est de rendre mutuellement adéquats ces deux aspects. C’est le « dilemme aristotélicien » du vieux Zeller, la gigantomachie de l’être et du connaître qu’on aurait pu croire dépassée par les puzzles linguistiques au goût du jour. J’oserai cependant confesser d’entrée que ce n’est pas simplement par souci historique que j’ai appliqué cette grille de lecture à Alexandre, mais aussi parce que j’étais convaincu de sa pertinence philosophique actuelle. Car Alexandre, en tentant, comme on le verra, de protéger la forme d’une déchéance qualitative, risque constamment de faire verser son aristotélisme dans un platonisme. Le dilemme qui se pose est donc bien celui auquel se trouvent confrontés, souvent sans le savoir, les philosophes et les historiens de la philosophie contemporains. Soit l’on privilégie la face logique de l’aristotélisme (théorie des objets ordinaires) et l’on aura beau jeu d’instruire sa rupture avec le platonisme, la forme menaçant toutefois de n’être plus qu’un

VI

Avant-Propos

prédicat parmi d’autres du sujet autarcique. C’est l’interprétation du très profond Boéthos de Sidon et une tendance majeure de l’école dite analytique. Soit l’on privilégie sa face physique, la forme sera bien substance mais la rupture avec le platonisme devient problématique, la matière risquant fort d’apparaître comme le deus ex machina de l’aristotélisme. C’est l’interprétation d’Alexandre et, d’une certaine manière, des disciples de Stenzel. J’ai suivi dans ce livre l’ordre sous-jacent à l’entreprise d’Alexandre, qui est avant tout une fondation de la théorie aristotélicienne de la substance. La première partie, consacrée à la logique de l’Exégète, est une tentative pour cerner les mérites et les limites d’une doctrine standard de la différence spécifiante des substances composées. Celle-ci ne trouve son fondement qu’en dehors de la logique, dans la physique de l’hylémorphisme. La deuxième partie est ainsi consacrée à montrer que l’inadéquation de principe d’une théorie exclusivement logique de la différence spécifiante reflète les conditions particulières de la relation matière-forme, en particulier son inaptitude à exprimer l’inversion de la prédication canonique sujet-prédicat en sorte que ce soit la forme qui devienne le sujet d’un nouveau type prédicationnel. Cette théorie physique de la forme du composé laisse cependant à son tour des problèmes ouverts, liés à la temporalité de la forme – est-elle ou non éternelle ?–, qu’Alexandre pense ne pouvoir dépasser que par une recherche cosmologique, concentrée sur l’idée, encore innommée chez Aristote, de transmission (diadow¶). Ce sera l’objet de la troisième partie, qui débouchera sur la conclusion que l’ontologie d’Alexandre, parce que fondationnelle, est primordialement une cosmologie, par bien des aspects plus proche du providentialisme du De mundo que de l’« ouranologie » du De caelo. Cette cosmologie comporte, paradoxalement, un certain retour à la saisie logique, par genre et différence, de la forme spécifique. Ce livre sur Alexandre d’Aphrodise n’aurait pas été possible sans les recherches majeures consacrées depuis une trentaine d’années par Robert W. Sharples à cet auteur. J’ai tiré un très grand parti de toute son œuvre et j’ai bénéficié de la précieuse relecture qu’il a bien voulu faire d’une première version de cette étude. Qu’il en soit ici très vivement remercié, ainsi que Richard Sorabji pour ses remarques sur mon manuscrit et sa bienveillance à mon égard. J’ai aussi une dette très lourde envers Riccardo Chiaradonna, qui a discuté avec moi de chaque page de ce livre, sans me ménager ses encouragements ni ses critiques fraternelles. Dire tout ce qui lui revient serait impossible – ou plutôt, très facile : seules les erreurs sont exclusivement miennes. Je voudrais enfin remercier Sabine Vogt et les éditions De Gruyter pour leur confiance et leur compétence hors-pair ainsi que mon maître Dieter Harlfinger d’avoir bien voulu accepter cet ouvrage dans sa collection. Pour des raisons contingentes, ce livre voit le jour avant l’édition des scholies byzantines tirées du commentaire d’Alexandre à la Physique (cf.

Avant-Propos

VII

Alexandre d’Aphrodise, Commentaire perdu  la Physique d’Aristote (livres IV–VIII). Les scholies byzantines, édition, traduction et commentaire par M. R., Commentaria in Aristotelem Graeca et Byzantina 1, à paraître en 2008). Les scholies sont donc citées ici selon leur folio dans le témoin principal, Paris. Suppl. gr. 643.

Table des Matières Chapitre I — Introduction : Les aristotélismes possibles et l’exégèse ancienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 1. Les différents aristotélismes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 2. Le questionnaire de Théophraste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 3. L’aporie de la substance comme réalisation . . . . . . . . . . . . . . . . . § 4. L’analogie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 5. Andronicos de Rhodes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 6. Boéthos de Sidon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 7. Alexandre d’Aphrodise . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

1 1 6 8 11 18 22 27

Première partie : Logique de l’eidos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33 Chapitre II — « Les parties de la substance sont des substances » . . . . . . § 1. Ordre de l’exposition et polémique anti-stoïcienne . . . . . . . . . . . § 2. La forme partie de la substance ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 3. La Quaestio De la diffrence, II . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Présentation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Traduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Paraphrase et comparaison des deux versions . . . . . . . . . . . d. Vers une assimilation de la différence spécifiante à la forme § 4. Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

35 36 42 53 53 56 66 75 79

Chapitre III — Irréductibilité des deux échelles définitionnelles . . . . . . § 1. Quelques remarques sur Zeta 12 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 2. Considérations générales sur le genre et la différence . . . . . . . . . § 3. Interprétation intensive de l’antériorité du genre sur l’espèce . . . § 4. Nature du genre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Un nominalisme du genre ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Teneur formelle du genre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Modalités d’existence « spécifique » du genre . . . . . . . . . . . § 5. Traduction de la Quaestio De la diffrence, I . . . . . . . . . . . . . . . . . § 6. Paraphrase de la Quaestio De la diffrence, I . . . . . . . . . . . . . . . . . § 7. Alexandre contre le formalisme définitionnel . . . . . . . . . . . . . . . . § 8. Pourquoi Alexandre a-t-il refusé l’altérité spécifique de la différence ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

82 82 86 89 94 98 99 102 104 110 117 125

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Table des Matières

Chapitre IV — Substantialité fonctionnelle de la différence : le cas des éléments . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 1. Différence, forme et contrariété . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 2. Averroès, Grand commentaire à Physique V 2, 225b 10–11 (215E–216A) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 3. Conclusion : retour sur la réponse péripatéticienne de Simplicius à Boéthos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

128 129 133 141

Deuxième partie : Physique de l’eidos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145 Chapitre V — Partie complétive et sauvegarde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 1. Théorie physique de la différence : Alexandre et Iota 9 . . . . . . . § 2. Aporie de la définition fonctionnelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 3. La définition de l’homme selon Alexandre . . . . . . . . . . . . . . . . . § 4. Définition et forme hylémorphique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 5. Différence spécifiante et sauvegarde de l’individu . . . . . . . . . . . . § 6. Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

147 147 149 153 155 158 164

Chapitre VI — Le nota bene d’Alexandre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 1. « Animal terrestre bipède » dans l’homme ? . . . . . . . . . . . . . . . . . § 2. La forme et la combinatoire des Catgories . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 3. Réaménager les « dans quelque chose » : le nota bene d’Alexandre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

166 167 169

Chapitre VII — La matière comme cause matérielle . . . . . . . . . . . . . . . § 1. Deux acceptions de la matière ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 2. Alexandre et Phys. I . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 3. Matière et propositions métathétiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 4. Matière, puissance et non-être . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

182 183 191 199 205

Chapitre VIII — L’analyticité de la relation matière-forme . . . . . . . . . . § 1. Les deux « par soi » et les deux définitions . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 2. Définition causale, définition non causale : le commentaire d’Alexandre à A.Po. II 8 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 3. Causalité minimale du genre et de la différence . . . . . . . . . . . . . .

215 216

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221 231

Troisième partie : Cosmologie de l’eidos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 235 Chapitre IX — L’éternité eidei de l’eidos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 237 § 1. Éternité de la forme selon Alexandre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 237

Table des Matières

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§ 2. Forme lignagière, configuration et forme individuelle . . . . . . . . . 246 § 3. Des procès cernables par classement et non par définition . . . . . . 250 § 4. Le statut des universaux chez Alexandre : un faux problème . . . . 254 Chapitre X — Mécanisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 1. Eternité et absoluité : l’hésitation péripatéticienne et le principe de Théophraste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 2. Alexandre et le problème de Théophraste . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 3. L’éternité du cosmos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 4. Une doctrine de la transmission (diadow¶) . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 5. La puissance divine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 6. Appendice : traduction de la Quaestio I 1 d’Alexandre . . . . . . . .

261 261 269 270 278 285 291

Chapitre XI — Conceptualisme abstrait et système du monde . . . . . . . § 1. Paradoxe de la providence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 2. Eidos et noétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 3. Gradualisme de la vérité et de l’être . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

294 294 304 309

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 324 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 329 Indices . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Index des notions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Index des auteurs modernes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Index des auteurs anciens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Index des passages cités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Propositions de correction des textes grecs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

339 339 344 346 347 356

Chapitre I Introduction : Les aristotélismes possibles et l’exégèse ancienne § 1. Les différents aristotélismes Alexandre était ce qu’on appelle aujourd’hui un universitaire. Il a rédigé des commentaires sur nombre de traités d’Aristote, qu’il devait sans aucun doute expliquer chaque année à des auditoires d’Aphrodise puis d’Athènes plus ou moins savants1. Il ne faut donc pas s’attendre à trouver chez lui des idées d’une originalité dévastatrice. Ni surtout penser qu’être original était le but qu’il recherchait. Il avait assez à faire à expliquer le Maître mot à mot, le défendre pied à pied contre toutes les attaques. Parler en son nom propre ne lui paraissait nécessaire que lorsqu’il fallait préciser ou compléter Aristote. Mais quel Aristote ? Cette question est double. Elle ressortit tout d’abord à l’énigme de la transmission textuelle du corpus scientifique des œuvres du Stagirite, sur laquelle quantité de livres et d’articles ont déjà été écrits, sans pour autant que tous les problèmes soient éclaircis, loin de là2. Je ne l’aborderai pas ici car je n’ai rien de neuf à en dire. Un autre aspect de la question est plus directement philosophique et concerne la question du système3. Même si l’on pouvait dans une certaine mesure commenter la suite des traités acroamatiques d’Aristote sans trop se demander à quelle question générale celle-ci entendait répondre, c’est-à-dire commenter les textes l’un après l’autre, la question du sens de l’aristotélisme devait surgir au moins dans les moments de confrontation avec les autres écoles, qui furent, tout l’atteste, assez fréquents4. Nul n’ignorait d’ailleurs que l’aristotélisme lui-même, comme théorie des principes, était né

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Cf. Sharples 1987, 1990 et 2001 ; Goulet-Aouad 1989. Voir Moraux 1973, Lord 1986. Pour un panorama décapant et à mon sens très près de la vérité : Barnes 1997. Je ne crois pas que l’influence soit aussi univoque que le pense Bodéüs 1995, qui voit une influence stoïcienne dans l’organisation en systme du corpus aristotélicien. Si le nom, à l’évidence, est stoïcien, la chose pourrait être en puissance dans l’aristotélisme primitif – celui de Théophraste et même celui d’Aristote – et avoir même influencé les premières théorisations stoïciennes. Qu’on songe à toutes les polémiques sur le statut des Catégories. Cf. Gottschalk 1990, p. 70–71. Voir, de manière générale, Donini 1994, en part. p. 5035–5044.

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Chapitre I — Introduction : Les aristotélismes possibles et l’exégèse ancienne

d’un divorce avec la doctrine des Idées5. Il fallait donc pouvoir localiser, avec un minimum de certitude, un noyau de l’aristotélisme et, minimalement au moins, s’entendre sur la doctrine positive qu’on opposait aux Platoniciens. C’est ici, me semble-t-il, que toutes les difficultés ont commencé. Rien n’est moins simple – les discussions anciennes et modernes en témoignent6 – que d’identifier le noyau de l’aristotélisme. Sans même considérer l’articulation de la philosophie théorétique à l’éthique, sans même prendre pour argent comptant l’intégration des mathématiques à la philosophie théorétique, sans même trop s’interroger encore sur le rapport qu’entretiennent, en ce dernier domaine, la métaphysique et la physique, la question du lieu véritable de la théorie de l’ousia était lancinante. En première approximation, trois grands types de réponses paraissent se dégager. En remontant le corpus, on localisera le noyau de l’aristotélisme soit dans la biologie proprement dite, avant tout Part. An., et peut-être aussi dans le traité Plant. que nous ne possédons plus, soit dans l’hylémorphisme du traité De l’me, qu’on appuiera alors tant bien que mal sur les livres ZHH de la Mtaphysique, soit dans la doctrine de la substance individuelle des Catgories. Cela ne veut pas dire que les trois positions soient inconciliables. Mais cette triple possibilité est indicatrice au moins d’une tension, dont l’exégèse contemporaine d’Aristote subit encore les effets7. Le présent livre se propose d’élucider la position d’Alexandre sur cette question. Un tel but se fonde sur un présupposé, dont on ne pourra dire qu’à la fin de l’enquête s’il était justifié et qui comporte une part de risque : c’est celui qui affirme qu’Alexandre a éprouvé la nécessité de choisir un aristotélisme. Nombre d’historiens, à une époque aussi sceptique que la nôtre, auraient 5

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Je ne m’engage pas ici sur la pertinence de ce verdict historique, ni sur toutes les nuances qu’on peut lui apporter. Tout le médioplatonisme et une partie du néoplatonisme (cf. Saffrey 1987 et 1992), ainsi qu’un courant moderne d’interprétation de l’idéalisme aristotélicien (cf. par exemple Moreau 1955 et Krämer 1973), pour des raisons d’ailleurs très diverses, dénieront qu’il s’agisse d’un « divorce » et parleront tout au plus d’un tournant. On connaît très mal les raisons qui ont provoqué la naissance, à partir du tronc commun du médioplatonisme, à la fin du IIe s. ap. J.-C., d’un courant d’exégèse aristotélicien franchement anti-platonicien, dont Alexandre marque certainement l’aboutissement. Pour une synthèse contemporaine informée du passé, voir Bodéüs 2002, p. XCIV–CIII. Pour une constatation très proche, voir la remarquable étude de Steinfath 1991, consacrée à un classement raisonné des interprétations modernes de la théorie aristotélicienne de l’ousia. Ce livre est un guide irremplaçable non pas seulement de l’aristotélisme, mais de deux aristotélismes possibles, respectivement centrés sur Cat. et sur De anima II 1–3. Steinfath ne discute pas notre troisième « aristotélisme », plus biologique, et interprète, à juste titre, la thèse de l’individualité de la forme comme une tentative pour concilier les avantages des deux premières interprétations et pour en évacuer les inconvénients. Cf. infra, n. 17, pour plus de détails.

§ 1. Les différents aristotélismes

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plutôt tendance à partir de l’assomption contraire8. N’est-il pas d’ailleurs vraisemblable qu’un exégète ancien, professionnellement contraint d’expliquer tout le corpus, ait pu avoir intérêt à se concentrer à chaque fois sur le texte précis qu’il commentait ? À chaque jour sa peine, en quelque sorte. Il reprendra donc à son compte la théorie de la substance première individuelle au moment d’expliquer les Catgories et la doctrine de l’hylémorphisme au moment d’expliquer le De anima. Non qu’à chaque fois il condamne, expurge ou détourne les textes concurrents. Il lui suffira plutôt d’accentuer différemment les rapports entre différents lieux du corpus. Il faut ici signaler une idée fausse, qui peut faire des ravages dans une étude consacrée à Alexandre. Elle consiste à remarquer que nous disposons dans son cas non seulement d’un corpus de commentaires des traités aristotéliciens, mais aussi d’une quantité d’œuvres « personnelles ». Nous pourrions donc, dans ces dernières, vérifier ses thèses « propres », par opposition à l’indifférence exégétique requise de tout bon commentateur. En réalité, il en va presque à l’inverse. Sans même s’appesantir sur tous les problèmes d’authenticité qui frappent les Quaestiones transmises sous le nom d’Alexandre9, une lecture attentive donne l’impression que souvent, ce dernier y met au point des prototypes « expérimentaux » de solutions à des problèmes aristotéliciens ardus10 ; à l’inverse, une exégèse d’Aristote – il s’agit à peine d’une exagération – est une explicitation de la vérité, à laquelle Alexandre adhère nécessairement. Il n’est dès lors presque pas paradoxal de soutenir que l’Alexandre le plus « personnel » est en réalité celui qui commente Aristote. Tout le corpus qui ne se donne pas de manière explicite pour exégétique est une exégèse dissimulée du Maître, rédigée sur le mode du « quelqu’un pourrait dire … », donc affectée d’un coefficient plus ou moins grand de non-engagement assertorique. Une aporie ontologique n’est pas un problème de mathématiques. Elle demeure aporétique même après qu’on lui a apporté une ou des « solutions »11.

8 Si l’on refuse même aux plus grands philosophes la réalisation, voire le projet, d’un système, que ne le déniera-t-on pas à un commentateur – fût-il l’un des plus considérables – comme Alexandre. 9 Cf. Moraux 1942, p. 22, Thillet 1984, p. LXIII–LXV, Sharples 1987, p. 1194, Sharples 1998. La question de l’authenticité des Quaestiones étant circulaire, elle ne sera, en l’absence de nouveaux documents, jamais résolue de manière certaine. 10 C’est le cas, en particulier, des différentes variantes de la résolution des apories liées à la Providence. Cf. infra, chap. XI., p. 294 sqq. 11 Même si l’aporie alexandrique est moins intimement liée à la démarche philosophique qu’elle l’est chez Aristote (cf. Aubenque 1961) et qu’elle se rapproche de la « question » (sc. à résoudre), le fait qu’elle surgisse souvent à l’occasion de contradictions du système qui ne sont pas seulement apparentes a pour conséquence que les réponses données restent souvent, jusque dans leur forme syntaxique, des interrogations. Mais alors que pour Aristote, l’aporie accompagne les premiers pas de toute recherche de la vérité, elle

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Chapitre I — Introduction : Les aristotélismes possibles et l’exégèse ancienne

Cela dit, on dispose malgré tout d’un encouragement à rechercher, au-delà de toutes les exégèses locales d’Alexandre, une option doctrinale unique et cohérente. C’est le caractère évident, dès le niveau verbal, de la tension entre la substance individuelle et la substance formelle – qu’Aristote dénomme l’une et l’autre « substance première », pq¾tg oqs¸a12 – et l’écho considérable que cette tension a reçu chez les prédécesseurs d’Alexandre, notoirement Boéthos de Sidon13 et peut-être, comme j’ai essayé de le montrer ailleurs14, Andronicos de Rhodes. Car il y a trois conceptualismes, analogique, abstrait et concret, qui peuvent chacun se réclamer d’un certain aristotélisme. Ce que j’appelle le conceptualisme analogique prend acte de l’impossibilité d’identifier intuitivement l’ousia. Rien ne permet d’affirmer que la zone que je découpe dans l’espace-temps est une substance, ni certainement en tant qu’éventuel « substrat » – qui est moins une intuition du réel qu’une thse naïve à son propos –, ni même en tant qu’eidos. La seule manière d’identifier un eidos est de mettre en place une analogie à quatre termes, qui permettra de donner une formulation à une certaine récurrence, à son tour seule constitutive de l’être véritable15. On peut à bon droit soutenir que le conceptualisme analogique ne constitue que l’aboutissement du conceptualisme abstrait, une fois élucidées les conditions de possibilité de ce dernier, c’est-à-dire une fois apparue au grand jour l’impossibilité, ou du moins les immenses difficultés, à identifier intuitivement l’eidos 16. Le conceptualisme abstrait professe en effet de privilégier les structures sur les substrats, à rebours du conceptualisme concret – celui de Boéthos et d’Andronicos – qui donne la prééminence aux substrats sur les structures. Pour le premier, ce sont les structures qui dictent et sont l’être. Pour le second, l’être matériel préexiste, au moins dans une certaine mesure, aux structures mêmes essentielles dont il est le sujet. Même si l’on reconnaît que l’univers conceptualiste d’Aristote est peuplé de substrats structurés, la différence entre les deux approches n’est pas négligeable. Dans le premier cas, l’oqs¸a est définie par ses structures, c’est-à-dire s’identifie à elles ;

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se déploie, pour Alexandre, au terme de cette dernière, pour la protéger de l’éclatement. On comparera la distinction entre substances premières et substances secondes de Cat., chap. 5 aux formulations de Metaph. F 7, 1032b 2 et F 11, 1037a 5 et 28, 1037b 1–4. Cf. infra, p. 22. Rashed 2004a. Voir aussi infra, p. 18. De fait, un chien qui surgirait de nulle part et n’aurait aucun descendant ne serait pas une substance, mais un accident matériel (cf. Simons 1987, p. 261 : « The essential attributes of an object are not, so to speak, a brute fact about it as a particular ; an object has the essential properties it has in virtue of being the kind of object it is »). Plotin, dans le traité Sur les genres de l’Þtre (Enn. VI 1–3), paraît avoir vu les trois niveaux possibles où peut se déployer le conceptualisme aristotélicien, et les a tous les trois attaqués. Cf. Chiaradonna 2002. J’ai développé cette question dans Rashed 2005, p. CXL–CLXXXVI.

§ 1. Les différents aristotélismes

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dans le second, elle est seulement caractérisée par elles, tout en demeurant « quelque chose » à l’arrière-plan17. Aristote semblant se contredire non pas 17 Les options ontologiques entre lesquelles naviguent les commentateurs anciens ressemblent de manière frappante – abstraction faite de l’absence chez eux des ustensiles de la philosophie du langage – à celles des modernes. Steinfath 1991 distingue ainsi trois grandes interprétations modernes de Zeta, l’une « prédicative », qui correspond à notre « conceptualisme concret », l’autre « idéaliste », qui correspond plus ou moins à notre « conceptualisme abstrait », et la troisième « individualiste ». — 18) L’interprétation « prédicative », influencée par les théories sémantiques modernes, part de l’ontologie de Cat. et pense pouvoir lire à cette lumière les livres centraux de Metaph. La substance est primordialement la substance première concrète de Cat. L’eidos n’est envisagé comme une « substance première », dans la Mtaphysique, que parce que d’entre tous les prédicats, c’est celui qui désigne ce que la chose est. C’est un prédicat essentiel, mais non pas une substance. Rien n’exclut bien sûr que cet eidos renvoie à une structure hylémorphique déterminée. Aristote se serait abstenu de l’évoquer en Cat. en raison des visées propres à cette œuvre, tandis qu’il serait entré dans le détail de la constitution des êtres en Metaph. Cela n’empêche cependant pas l’eidos d’être un prédicat général renvoyant à une classe d’êtres déterminés. Les classes ne sont pas des substances. Un trait propre à l’interprétation « prédicative » est ainsi que la forme ne se confond jamais avec le sujet et ne s’« assimile » jamais son substrat. Il subsiste toujours, quels que soient sa difficulté et son modus essendi, une scission entre matière et forme, substrat et détermination, qui s’exprime dans la prédication verbale sujet-attribut. D’où finalement la tendance de l’interprétation « prédicative », pour conjurer le danger platonicien, à interpréter le prédicat essentiel de l’eidos comme une qualité. — 28) L’interprétation « idéaliste » occupe la case opposée sur l’échiquier des aristotélismes possibles. C’est avant tout l’eidos qui est substance. Sa substantialité constitue le composé. La matière est pure indétermination. Il y a une convergence absolue entre l’eidos comme forme et l’eidos comme espèce. On a, dans cette réfection d’un concept originellement platonicien, celui du stade ultime de la division (dia¸qesir), la mise au jour du principe unique de consistance ontologique du sensible : est ce qui est formel, classable et non individuellement déterminable. L’interprétation « idéaliste » est évidemment plus proche du platonisme que la précédente et pourrait même professer, pour être totalement cohérente, qu’il n’y a pas de véritable rupture, mais seulement un infléchissement biologisant, entre Platon et Aristote. — 38) Reste enfin l’interprétation « individualiste », qui, en proclamant l’individualité de l’eidos, tente une synthèse des deux précédentes. Avec l’interprétation « prédicative », elle place des entités individuelles au centre de l’ontologie ; avec l’interprétation « idéaliste », elle reconnaît dans l’eidos le véritable représentant de l’ousia. Comme il est naturel à toute position, sinon de compromis, du moins de milieu, l’interprétation « individualiste » peut, dans ses différentes versions, pencher d’un côté ou de l’autre. Elle peut emprunter, aux « prédicativistes », leur claire distinction du sujet-substrat et de la forme et interprétera, à leur instar, cette dernière comme une structure se retrouvant de manière individuelle – reste à comprendre le mode exact de cette individualité – dans les composés. Dans ce cas, la position « individualiste » revient grosso modo à un prédicativisme qui insisterait sur l’existence réelle d’un corrélat physique identifiable et d’une certaine manière séparable du prédicat essentiel – différent donc d’une simple modalité, fût-elle « essentielle », de la matière qualifiée en laquelle consiste l’individu. Mais l’interprétation « individualiste » peut également se rapprocher de l’interprétation

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Chapitre I — Introduction : Les aristotélismes possibles et l’exégèse ancienne

seulement au niveau des développements implicites et raffinés que l’on pouvait tirer de son œuvre, mais dès les premiers rudiments de son lexique ontologique, et ses premiers exégètes ayant opté franchement pour une ligne interprétative, il était difficile à Alexandre de rester complètement indifférent au problème. L’une des thèses que je voudrais défendre dans ce livre est que la discussion interne au Péripatos constitua, pour Alexandre, le plus important, mais aussi le plus difficile combat philosophique. Autant en effet la réfutation des Platoniciens ou des Stoïciens mettait en jeu des arguments parfaitement rodés, voire éculés18, autant celle d’Andronicos et de Boéthos demandait un doigté peu commun : il fallait expliquer pour quelle raison leur ligne exégétique était erronée sans être amené à professer la fausseté de la moitié de l’aristotélisme d’Aristote, ou à scinder la doctrine en deux « vérités » partielles, ouvrant ainsi une brèche fatale aux attaques des écoles rivales, platonicienne en particulier19.

§ 2. Le questionnaire de Théophraste L’écrit de Théophraste qu’on a coutume d’appeler Mtaphysique paraît instruire une telle disjonction entre deux aristotélismes possibles20. 18) Au conceptualisme abstrait, il faudra prêter une théorie analytique de la connexion entre les principes suprêmes de la nature et les êtres naturels ; ceux-ci seront la déclinaison de ces principes (le « désir », eqenir, n’est que l’expression d’un comportement biologique ou, dans le cas des astres, biologisant) ; au conceptualisme concret, une théorie synthétique de la connexion : les êtres naturels étant donnés, il faudra découvrir en dehors d’eux-mêmes ce qui les rattache aux principes (l’eqenir est une réalité cosmologique distincte du « idéaliste » ; elle affaiblit alors la dualité de la matière et de la forme, en voyant avant tout dans la forme un individu, qui entraîne avec lui une certaine matérialité. La différence avec la position « idéaliste » résidera alors dans l’appréciation des modalités de l’inhérence. Alors que pour les « idéalistes », la pluralité des individus n’est que la séquelle de la matière entendue comme principium individuationis, elle prend source, pour les individualistes, dans la pluralité professée des eUdg. 18 Cf. Sharples 2004, p. 45, n. 117, à propos de la polémique anti-stoïcienne de Mantissa § 3. Les arguments présentés, sur lesquels nous aurons à revenir (cf. infra, p. 35), « are unnecessary for Aristotelians, and may not persuade non-Aristotelians ». 19 Sur le système des écoles aux deux premiers siècles de l’Empire, voir André 1987 et Sedley 1989. Même si la création des quatre chaires de philosophie par Marc Aurèle en 176 a pu favoriser le développement des tendances agonistiques entre les écoles, elle ne les a sûrement pas créées. Il y a là un fait ancré dans la pratique philosophique hellénistique. 20 Cf. Théophraste, Metaph., 4a 2–9.

§ 2. Le questionnaire de Théophraste

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comportement fonctionnel des différents êtres vivants) 21. Le conceptualisme abstrait court toujours le risque de rendre son Premier Moteur inutile, le conceptualisme concret celui de perdre la liaison de la substance à son mouvement propre. 28) Le conceptualisme abstrait pratiquera une version stricte de l’analogie, puisque la connexion se définira par et dans une existence forte de la relation, dont seul le jeu structurel à quatre termes pointera vers une substance véritable ; en revanche, le conceptualisme concret pourra se satisfaire d’une version plus lâche de l’analogie, qui sera un reflet, fleurant le nominalisme, des ressemblances des substances entre elles. L’analogie mathématique sera pour le conceptualisme abstrait un cas particulier d’une théorie plus générale de la relation, et elle sera protégée de l’éclatement par l’identité et l’unité sémantiques affirmées de cette dernière ; elle sera pour le conceptualisme concret l’inspiratrice simplement syntaxique, et accidentelle, de l’analogie biologique22. 38) En corollaire, le conceptualisme abstrait fera de la causalité finale un principe universel et absolu, car la fin entrera éminemment dans la détermination analogique de la substance (puisqu’il y a une liaison intime entre la finalité naturelle, la perdurance/unité de l’espèce et celle de l’individu) ; le conceptualisme concret se bornera à y voir une cause parmi d’autres, dont l’absence peut ne pas mettre en péril la substantialité de son sujet23. Il va de soi que sur chacun de ces points, la position d’Aristote est loin d’être claire, le Stagirite ne s’étant jamais clairement décidé pour le sujet prédicatif ou la structure biologisante. À quiconque sommerait l’un de ses successeurs de se prononcer sur la question, on pourrait donc faire l’objection de principe que le disciple n’a pas à outrepasser les limites que le maître luimême a laissées dans l’indécision. Cette objection est cependant faible. Tout d’abord, Théophraste, dont on sait avec quelle dextérité il a joué de l’aporie aristotélicienne24, nous paraît bien avoir formulé, à sa manière, les éléments de la disjonction. En second lieu, la logique même du commentaire – si celui-ci n’est pas seulement une suite d’explications de texte, mais aussi une tentative 21 Cf. Théophraste, Metaph. 4a 9–16 et 6a 5–14. 22 Cf. Théophraste, Metaph. 8b 10–9b 16. Pour le conceptualisme concret, l’analogie n’est qu’un mode de notre connaissance des substances individuelles. Pour le conceptualisme abstrait dans sa forme radicale, elle peut être le niveau du réel le plus adéquat. Notons ici que Théophraste paraît concevoir l’analogie comme une procédure d’exception, quand la connaissance classique des universaux par abstraction ne peut entrer en action. 23 Cf. Théophraste, Metaph. 7a 10–b 8. La disjonction est présentée comme l’opposition entre finalisme intégral et finalisme limité. Le conceptualisme abstrait négligera le résidu de la finalité comme un négatif, qui n’est rien par soi, de la constitution formelle, le conceptualisme concret verra dans la finalité une simple détermination d’un étant déjà constitué. 24 Cf. Laks et Most 1993, p. XVIII–XXVII.

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Chapitre I — Introduction : Les aristotélismes possibles et l’exégèse ancienne

de les ordonner les uns par rapport aux autres – suggérait aux Aristotéliciens de se prononcer plus clairement qu’Aristote sur cette question fondamentale. Au vu de ces deux remarques, il n’est sans doute pas fortuit que l’écrit de Théophraste ait été transmis en tête du corpus scientifique d’Aristote, et qu’il ait été désigné par un éditeur comme un recueil de « quelques apories préliminaires et peu nombreuses à l’ensemble de la discipline »25.

§ 3. L’aporie de la substance comme réalisation La discussion des « êtres premiers », pq_ta, occupe l’essentiel de l’opuscule de Théophraste. « Le point de départ », écrit Théophraste, est le suivant : « y a-t-il une certaine connexion (sumav¶ tir), et comme une communauté (oXom joimym¸a), entre les intelligibles et les êtres de la nature, ou aucune, mais que tout se passe un peu comme si les deux domaines étaient séparés l’un de l’autre, mais collaboraient à la substance totale ? »26. Cette question est double car le problème de la connexion n’est pas dissociable de celui de la nature des êtres premiers. Théophraste, sans doute pour ne pas préjuger de la réponse à donner à la question, charge le plus légèrement possible le contenu analytique des « intelligibles » auxquels ces « premiers » semblent revenir27 : les premiers sont 18) antérieurs à ce dont ils sont les principes28 ; 28) principes auxquels sont subordonnés les autres êtres29 ; 38) «  la faÅon dont (¦speq) les êtres éternels des êtres corruptibles »30. En tant qu’intelligibles, les premiers sont inaffectés par le mouvement et le changement. Ils ne participent donc pas directement de la matière, mais seront des entités formelles, quelle que soit la façon dont on précisera ce qu’il en est de cette structure constitutive. Leur priorité tient à leur préséance dans l’échelle des choses (cf. 4a 8 : selmot´qam) et à leur antériorité logique au reste des êtres. Cela est suggéré par la syntaxe de la phrase de Théophraste, qui glisse abruptement de cette notion d’antériorité à celle de « principe » (4a 15 : ja· !qw²r). Les pq_ta sont pqºteqa et !qwa¸. Le glissement, inexprimable en français, tient au rôle de pivot que peut jouer, en grec, le terme d’!qw¶. Il s’agit bien entendu tout 25 Cf. 12b 4–5 : pqodiapoq¸ai tim³r ak¸cai t/r fkgr pqaclate¸ar. Pour une étude historique de la genèse possible de cette scholie, cf. Rashed 2005, p. CXCVI–CCVI. 26 Théophraste, Metaph. 4a 9–13. 27 Ibid., 4a 6–7. On écrit bien « semblent », car en toute rigueur, c’est de l’« étude des premiers êtres », tµm rp³q t_m pq¾tym heyq¸am (4a 2–3), qu’il est question, et c’est elle qui est dite se situer 1m mogto?r, oqj aQshgto?r (6–7). Mais il ne fait aucun doute que Théophraste assimile ici la science et son objet. 28 Théophraste, Metaph. 4a 15 : t± l³m pqºteqa, t± d( vsteqa. 29 Ibid., 4a 15–16. 30 Ibid., 4a 16–17.

§ 3. L’aporie de la substance comme réalisation

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d’abord du « commencement » et l’on a alors un quasi synonyme de pq_tom (premier) et pqºteqom (antérieur), mais également du « commandement », et il sera par là fait référence au rôle ordonnateur des « premiers », des « intelligibles », dans la structure du monde. Cette progression dans l’argument explique que Théophraste n’ait pas commencé par désigner les « premiers êtres » comme des « principes ». Une médiation les sépare. La comparaison confirme de manière négative qu’il ne faut pas entendre les principes comme des individus, fussent-ils les plus relevés du cosmos. Les principes régissent le monde un peu à la façon dont les astres régissent le sublunaire, mais il ne faudrait en aucun cas conclure que les principes sont des individus cosmiques privilégiés. Les !¸dia (cf. 4a 16) que sont les astres ne sont pas des intelligibles, ne serait-ce que parce qu’ils sont mus ; les pq_ta se situent à un niveau encore plus principiel. Une fois les premiers ainsi caractérisés, on peut s’interroger sur leur identité. Un premier candidat serait les êtres mathématiques, ce qui interdirait immédiatement toute connexion véritable31. Mais ceux-ci tombent sous le coup de déficiences rédhibitoires, déjà amplement stigmatisées par Aristote, tenant à leur statut d’abstracta et à leur incapacité foncière de produire « vie » et « mouvement »32. Le traitement des mathématiques, qui tient de la rengaine pour un aristotélicien, a pour fonction plus importante d’exclure ceux des intelligibles dont la connexion aux autres êtres est la plus lâche. Théophraste paraît donc clore ici l’espace ouvert par sa première alternative, pour se lancer dans une discussion d’un principe à la fois moteur et non mû, dont l’adoption procède seulement du rejet des intelligibles mathématiques au nom de leur impuissance dynamique33. Il n’y a là cependant qu’une apparence. Certes, le détour par les mathématiques a permis d’exclure une forme brutale d’absence de connexion, mais la question rebondit, sur un plan plus problématique pour l’aristotélisme, avec la discussion des modalités d’action du Premier Moteur. C’est maintenant dans le cadre de l’aristotélisme qu’il faut s’interroger sur la production du mouvement. Théophraste le fait implicitement en égrenant les difficultés posées par la doctrine aristotélicienne du premier moteur et en soulignant l’hétérogénéité et le caractère problématique, dans ce cadre, du mouvement animal34. La difficulté fondamentale suscitée par le premier moteur est celle de son rapport à la multiplicité. On comprend mal comment un objet de désir ou même plusieurs objets de désir suffisent à expliquer la diversité et, dans une certaine

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Théophraste, Metaph. 4a 18–b 1. Ibid., 4b 1–5. Ibid., 4b 6 sqq. Ibid., 5a 5 sqq.

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Chapitre I — Introduction : Les aristotélismes possibles et l’exégèse ancienne

mesure, la contrariété des mouvements cosmiques35. On comprend mal aussi pourquoi les sphères sont en tel nombre et non en tel autre. On comprend mal, enfin, pourquoi le premier moteur immobile inspire le mouvement plutôt que le repos. Et si toutes ces questions demeurent dans une certaine mesure techniques et formelles, il reste que la réponse à celle qui les fonde, le rapport du mouvement à l’animation du mû, décide de l’interprétation de l’aristotélisme. Au niveau supralunaire tout d’abord, il faudra soit assimiler le désir à un état psychique des astres, soit postuler qu’il ne s’agit que d’une métaphore. Dans ce dernier cas, il faudra donc interpréter le mouvement astral d’une autre manière encore, dont la détermination reste entièrement problématique, mais qu’on peut supposer provenir, comme une sorte d’aimantation, de l’extérieur des astres36. Il est plus probable, cependant, qu’une telle solution contribuerait surtout à neutraliser l’aporie par l’application de la forme la plus faible d’unité, celle de la métaphore37. Dans le premier cas, qui pourrait de prime abord paraître moins dangereux pour la cohérence du système, on se trouve vite confronté à un rapprochement des astres des animaux sublunaires, et à une inflation du rôle des opérations psychiques, dans lesquelles résident à la fois la vie et l’essence. Ainsi, le point d’équilibre change : les astres réalisent leur essence dans le mouvement plus que celui-ci ne les caractérise38. Il faudra en outre résoudre le problème des trajectoires car, à tout prendre, les trajectoires variées et choisies des animaux sublunaires paraissent plus inspirées d’un principe divin que la ronde des corps célestes39. Cette première section de Théophraste développe donc entre les lignes l’aporie de la substance comme réalisation. Soit l’on part des substances sublunaires et supralunaires comme sujets prédicatifs auxquels les « premiers 35 L’aporie réapparaîtra, non résolue, dans le commentaire au De caelo d’Alexandre. Cf. Simplicius, In de Caelo 270.9 sqq. Pour la discussion sur ce texte, cf. Sharples 2002, p. 8, n. 34. 36 C’est sans doute ce contexte qui explique l’intérêt d’Alexandre pour le phénomène de l’aimant. La Quaestio II 23 (« Sur la raison pour laquelle la pierre d’Héraclée attire le fer ») lui est consacrée, et une discussion dans le commentaire perdu à la Physique. Cf. Simplicius, In Phys. 1055.24 sqq. Voir Sharples 1994, p. 122, n. 132 et Fazzo 2002, p. 160, n. 340. 37 Cf. Théophraste, Metaph. 5b 1–2. 38 Cette hésitation se retrouve à l’identique dans l’écart entre les deux solutions proposée par la Quaestio II 3 d’Alexandre à l’aporie de l’information du sublunaire par la « puissance divine ». Pour une belle étude de cette dernière, voir, entre autres, Donini 1996. Au vu de la transmission « aristotélicienne » de la Mtaphysique de Théophraste, ces points communs ne sont sans doute pas de pures coïncidences. 39 La question des trajectoires des astres errants préoccupe les Aristotéliciens jusqu’à la Renaissance. C’est dans leur irrationalité relative, garante – dans un cadre émanatiste – du principe de plénitude, qu’on loge, à la suite d’Avicenne, la possibilité du meilleur des mondes. Cf. Rashed 2000b.

§ 4. L’analogie

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êtres » s’appliqueront du dehors et l’on met entre parenthèse la question de la consistance ontologique qu’ils paraissent exhiber ; soit l’on ramène les « premiers êtres » à l’efficience psychique définissant chaque vivant et l’on estompe la scission indiquée d’entrée de jeu entre les !qwa¸ et ce qui leur est subordonné. La « connexion » se résout alors, pour cette version du conceptualisme, dans le type même de l’activité de chaque Þtre véritable. Ce qui est est ce qui se comporte selon une activité propre ; ce qui n’est pas sera toute zone spatiale découpée dans le continuum matériel par notre imagination, voire tout amas corporel auquel on ne peut attribuer d’activité propre.

§ 4. L’analogie La disjonction entre les deux conceptualismes éclate au grand jour avec les deux doctrines de l’analogie qui les sous-tendent40. Théophraste revient à plusieurs reprises, dans son opuscule, sur la classification des types d’unité, comme on sait d’origine aristotélicienne. « Généralement parlant », écrit-il, « il revient au savoir de saisir l’identique dans plusieurs choses, qu’il soit dit de manière commune et générale ou d’une manière en quelque sorte particulière à chacun, par exemple dans les nombres et les lignes, les animaux et les plantes »41. Cette remarque s’inscrit dans la discussion, frayée par Aristote, des conséquences sur le mode d’existence des objets mathématiques de la réforme eudoxéenne de la théorie des proportions42. Si la place exacte accordée aux mathématiques en A.Po. ne se laisse pas aisément déterminer, Aristote hésitant entre le statut d’exemple privilégié d’une science constituée, qui aurait primordialement vocation à s’appliquer à d’autres champs du savoir, et celui d’objet théorique à part entière, qu’il s’agirait d’élucider pour lui-même, la réflexion sur la théorie des proportions d’Eudoxe est un cas emblématique d’une telle situation. Décisive en effet pour toute réflexion épistémologique sur le statut des mathemata, la réforme d’Eudoxe a également valeur de 40 Pour une bonne présentation d’ensemble de l’analogie dans la biologie aristotélicienne, voir Wilson 2000, p. 53–115. 41 Théophraste, Metaph. 8b 24–27. 42 A.Po. I 5, 74 a 17–25 :« Et il pourrait sembler que la proportion alterne pour autant qu’il s’agit de nombres, et de lignes, et de solides, et de temps, à la façon dont c’était jadis prouvé séparément, bien que cela puisse être montré pour tous par une démonstration unique. Mais comme la chose unique que sont toutes ces choses – nombres, longueurs, temps, solides – se trouve être sans nom, et comme elles diffèrent les unes des autres par la forme, elles étaient prises séparément. Mais maintenant, c’est démontré au niveau général. Car ce ne leur était pas une propriété caractéristique en tant que lignes ou en tant que nombres, mais en tant que précisément cette chose qu’ils supposent exister au niveau général ».

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Chapitre I — Introduction : Les aristotélismes possibles et l’exégèse ancienne

paradigme pour la théorie aristotélicienne des genres-sujets scientifiques ; elle constitue même, plus étroitement, un modèle à la méthodologie des traités biologiques43. Un autre passage d’A.Po., au début du chap. II 17, éclaire ce réseau de problèmes. Il est malheureusement assez confus, peut-être mal transmis. Aristote est aux prises avec la question de l’unité causale. Une même cause peut-elle produire différents effets ? La réponse est que le rapport entre deux causes se retrouve au plan des effets. Deux causes homonymes produisent des effets homonymes, deux causes homogènes produisent des effets homogènes, deux causes analogues des effets analogues44. Le rattachement des exemples à ce qu’ils sont censés illustrer semble être le suivant. 18) La convertibilit des moyens termes dans une analogie mathématique illustre le cas de l’unité soit générique soit analogique, selon l’analyse mathématique qu’on en propose45. Le passage 43 Cf. Vuillemin 1967, p. 13–18. 44 A.Po. II 17, 99a 1–16 : « Est-il possible qu’il n’y ait pas, de la même chose, la même cause dans tous les cas, mais une cause différente, ou bien non ? À moins que si la démonstration a eu lieu par soi et non par le signe ou par accident, cela ne soit pas possible, car le moyen est la raison de l’extrême, tandis que s’il n’en va pas ainsi, cela soit possible ? On peut en effet examiner de quoi et pour quoi quelque chose est la cause par accident mais, de l’avis général, cette approche ne relève pas des problèmes. Sinon, le moyen se comportera de manière semblable : s’ils sont homonymes, le moyen sera homonyme, s’ils sont comme dans un genre, il en ira de même. Par exemple, pourquoi y a-t-il proportion également après inversion des moyens termes ? La cause est en effet autre dans les lignes et dans les nombres, bien qu’elle soit aussi la même : en tant que ligne, c’est autre chose, en tant qu’ayant tel développement, c’est la même. Il en va ainsi dans tous les cas. En revanche, du fait qu’une couleur soit semblable à une couleur et une figure à une figure, la cause est autre pour quelque chose d’autre : ‘semblable’ est en effet homonyme dans ce cas-là. Dans le second cas, il s’agit peut-être d’avoir ses côtés en proportion et ses angles égaux, tandis que dans le cas des couleurs, il s’agit que la perception soit une ou quelque chose de ce type. Cependant, les choses identiques selon l’analogie auront également le moyen selon l’analogie » ( j’ai repris, en 99a 2–4, la ponctuation de Barnes 1975, ad loc.). 45 Soient quatre longueurs non nulles l1, l2, l3 et l4, quatre entiers naturels non nuls n1, n2, n3 et n4 et les six propositions de quatre variables A1, A’1, A2, A’2, C1 et C2 suivantes : A1 := (l1 : l2 :: l3 : l4) A’1 := (l1 : l3 :: l2 : l4) C1 := (A1 ) A’1) A2 := (n1 : n2 :: n3 : n4) A’2 := (n1 : n3 :: n2 : n4) C2 := (A2 ) A’2) où « ) » représente l’implication matérielle des logiciens. Soient trois propositions deux à deux distinctes de quatre variables, D1(x, y, z, t), D2(x, y, z, t) et D3(x, y, z, t), telles que : D1(l1, l2, l3, l4) ) C1(l1, l2, l3, l4) D2 (n1, n2, n3, n4) ) C2(n1, n2, n3, n4) D3(l1, l2, l3, l4) ) C1(l1, l2, l3, l4) D3(n1, n2, n3, n4) ) C2(n1, n2, n3, n4) Alors, en tant que D1 et D2 existent et sont distinctes, il y a une différence au moins générique entre C1 et C2. Mais en tant que D3 existe et est distincte de D1 et D2, cette différence ne peut être que générique (c’est-à-dire ne peut pas être une simple

§ 4. L’analogie

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est délicat surtout parce que l’analogie mathématique au sens étroit n’illustre pas forcément un cas d’analogie apodictique général (i.e. « métamathématique »), mais, sous certaines conditions bien précises – existence d’une démonstration commune – également un cas d’unité générique. On reviendra dans un instant sur les difficultés qui subsistent. 28) La relation de similitude, appliquée d’une part à des figures et d’autre part à des couleurs, constitue un exemple d’homonymie irréductible à une unité plus stricte (analogique, a fortiori générique) 46. Le texte d’Aristote appelle plusieurs commentaires. Tout d’abord, dans le cas de l’unité générique versus analogique, il faut distinguer le domaine donné au départ (encore faut-il savoir comment) et le champ ouvert par l’acte démonstratif lui-même. Ainsi, alors que l’on peut considérer les longueurs et les nombres comme deux domaines distincts donnés au départ, les démonstrations D1, D2 et D347 (la première étant aisément reconstructible avec les moyens de la géométrie ancienne48, les deux autres correspondant respectivement à El. VII 13 et V 16) sont des produits de l’activité mathématique humaine49. Toute la question est donc ici celle du relativisme, ou du nonrelativisme, du genre. L’autre difficulté, qui n’est pas indépendante, est posée par le double niveau où se déploie l’analogie. Celle-ci apparaît tout d’abord dans son sens mathématique rigoureux, comme égalité de deux rapports (« :: »). Mais cet usage mathématique n’est dans le passage d’Aristote qu’un cas, qui est susceptible d’être interprété comme un exemple d’unité soit générique soit analogique – l’analogie ayant cette fois son sens « apodictique» général (que nous avons noté « ::: »), à savoir celui dont elle est revêtue dans nombre de passages aristotéliciens. S’agit-il d’une coïncidence, d’une confusion d’Aristote, ou bien d’une subordination consciente et voulue de l’analogie mathématique « :: » à une classe plus large d’analogie(s) « ::: » ? Mais si c’est le cas, on se demande ce qui permet d’empêcher cette analogie « métamathématique » de se

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homonymie). Si donc on fait abstraction de D3, alors il y a une relation d’analogie (non mathématique, que nous noterons ici « ::: ») entre C1 et C2, soit : C1 ::: C2. Soient deux figures planes f 1 et f 2, deux couleurs c1 et c2 et deux types de similitude définis respectivement par : (f 1 semblable  f 2) $déf. (les angles de f 1 sont égaux un par un à ceux de f 2 et leurs côtés sont dans une même proportion) ; (c1 semblable  c2) $déf. (c1 produit le même effet visuel que c2). Alors, les deux cas ne relèvent jamais d’une situation commune. Il y a donc homoACHTUNGREnymie. Pour la notation, cf. supra, n. 45. Voir Heath 1956, t. II, p. 165–166. Cf. Vitrac 1994, p. 100–104. Aristote prend d’ailleurs bien soin, en A.Po. I 5 (cf. supra, p. 11, n. 42) de préciser que D3 est un invention historiquement plus tardive que les deux autres.

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diluer dans l’homonymie50. Aristote semble considérer qu’une certaine proximité formelle (présence des quatre termes mis en relation, permutation possible) nous autorise à parler univocément d’analogie. Le fait cependant qu’on ne trouve guère d’analogie entre animaux et végétaux chez Aristote trahit sans doute sa conscience de la nécessaire restriction de sa théorie à des champs sémantiquement très cohérents51. Bref, Aristote nous paraît viser une position, bien sûr inconfortable, de juste milieu : à supposer même qu’il n’ait jamais songé à ne voir dans l’analogie mathématique qu’un type particulier d’une analogie plus générale, il n’a d’un autre côté pas pu simplement « s’inspirer » mollement d’une classification mathématique dans sa propre répartition physico-biologique des types d’unité. L’analogie est une zone de tension architectonique dans son système, participant à la fois d’un projet platonicien de mathesis universalis et d’une tentative de séparation rigoureuse des genres. Quelques considérations sur l’unité générique paraissent d’ailleurs confirmer ces premières observations. Dans l’édifice mathématique que connaît Aristote et dont la composition un peu plus tardive des Elments porte la trace directe, survit la distinction déjà ancienne entre la proportion entre nombres et celle entre grandeurs. En El. VII, déf. 20, Euclide énonce ainsi que : « Des nombres sont en même proportion, lorsque le premier est le même multiple, ou la même partie ou le même ensemble de parties du second que le troisième du quatrième ». Une définition de ce type ne saurait s’appliquer à des grandeurs incommensurables, car celles-ci n’ont aucune partie, aussi petite soit-elle, qui leur soit un diviseur commun. Les ressources mathématiques exploitables par une théorie physique des types d’unités ne gisent cependant pas dans les terres de l’arithmétique mais dans celles de la géométrie. Car il est bien connu que la crise des irrationnelles est née de la difficulté à donner une formulation mathématique du rapport qu’entretenaient entre elles deux grandeurs incommensurables. À la différence de celui du nombre, le domaine de la grandeur ne dispose pas d’une unité absolue permettant le comptage ; toute mesure présuppose la fixation préalable d’un étalon arbitraire auquel on rapporte la grandeur à mesurer, et qui déterminera la valeur « numérique » de la grandeur que l’on recherche. L’absolu dans le domaine des grandeurs ne réside donc pas, à la différence de ce qui se passe dans le cas du nombre, dans la révélation d’une quantité « en soi », mais dans le type de rapport qui existe entre deux grandeurs liées entre elles par une construction géométrique. Dans le cas du carré que je trace, à la longueur du côté pourra correspondre toute valeur quantitative que je voudrais arbitrairement donner. En revanche, une 50 Le problème est criant, par exemple, en Phys. VII 4, quand Aristote veut établir une différence radicale entre mouvement rectiligne et mouvement circulaire. 51 Sur ce point, et la différence avec Théophraste, cf. infra, p. 18–19.

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fois cette valeur fixée, je ne pourrai faire en sorte, la construction du carré étant ce qu’elle est, que la diagonale ne soit pas incommensurable à ce côté. L’absoluité se retranche dans la relation elle-même. Or dès lors qu’on s’intéresse à la relation de deux grandeurs, tout particulièrement dans un climat de Grundlagenkrisis, on est très vite conduit à distinguer entre longueurs commensurables entre elles et incommensurables entre elles. Il y a là un jeu d’identité et de différence qui ne pouvait laisser indifférents les praticiens, ni les philosophes après eux. La différence, on vient de le dire, tient à la possibilité, ou non, de trouver une partie qui soit un diviseur exact des deux grandeurs prises en considération. C’est ce critère qui partage les couples de longueurs en deux grandes classes. L’identité, elle, non plus des longueurs (ou des surfaces, des volumes, etc.), mais des grandeurs d’un même type – fussent-elles incommensurables entre elles – est exprimée par l’axiome d’Eudoxe-Archimède, selon lequel « des grandeurs sont dites en rapport l’une avec l’autre, si, multipliées, elles peuvent s’excéder l’une l’autre »52 : cette possibilité d’excès et de défaut est précisément ce qu’Euclide entend par l’homognit des deux grandeurs : « le rapport est une certaine relation selon la taille de deux grandeurs homogènes (d¼o leceh_m blocem_m) »53. Or c’est ce rôle dévolu à la relation, et aux deux cas de figure qu’elle recouvre, qui rend le paradigme mathématique utile aux besoins d’Aristote. L’unité biologique peut être « selon l’eidos » ou « selon le genre », ce qui correspond respectivement à une différence « en nombre », c’est-à-dire d’individu à individu à l’intérieur d’une même espèce, ou « selon l’eidos ». Ce qui importe effectivement dans une identité « selon l’eidos », c’est que les deux individus pris en considération soient « commensurables », c’est-à-dire, dans le cas de la biologie, exhibent une identité formelle forte, à la façon dont deux longueurs commensurables appartiennent à la même « espèce » de droites. Bien plus, dans le cas de l’identité générique et de la différence selon l’eidos, Aristote a souvent recours à une formulation dont on ne peut saisir toutes les connotations indépendamment du contexte mathématique qu’on vient d’esquisser : il professe en effet que les différentes espèces sont reliées entre elles « selon l’excès et le défaut », ou « selon le plus et le moins ». Il poursuit alors le décalque de la répartition des 52 Euclide, El. V, déf. 4. 53 Euclide, El. V, déf. 3. L’authenticité de cette définition a été mise en doute par les historiens modernes (cf. Hasse et Scholz 1928, p. 16–17), en particulier parce que le concept d’homogénéité n’a fait l’objet d’aucune introduction préalable de la part d’Euclide et « ne sera pas utilisé dans les démonstrations ». Cette critique elle-même nous paraît cependant mal formulée. Le point important est que nous avons affaire à l’une des caractéristiques du rapport et non à une définition au sens rigoureux. Le sens de l’homogénéité ne posait aucun problème dans le contexte du Livre V, et elle était une condition implicite de la mise en rapport de quantités qu’on ne pouvait flanquer à chaque étape de chaque démonstration de leur unité commune de mesure.

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objets mathématiques sur la répartition des types physiques d’unité. Sa formulation est en effet la même que celle par laquelle Euclide, sans doute à la suite d’Eudoxe, exprimera quelques décennies plus tard la connexion entre l’homogénéité et l’incommensurabilité de deux grandeurs données54. Il nous faut maintenant revenir à la question du relativisme, ou du fixisme, des catégories aristotéliciennes d’unité. Cette question, appliquée aux présupposés méthodologiques de la biologie aristotélicienne, a fait couler beaucoup d’encre ces trois dernières décennies55. Contre une orthodoxie fixiste qui s’appuyait plus ou moins consciemment – et parfois plus ou moins inconsciemment – sur l’histoire ultérieure de la biologie, s’est peu à peu imposée l’idée que le genos et l’eidos d’Aristote n’étaient pas le « genre » et l’« espèce » figés des classifications modernes, mais des outils modulables permettant d’exhiber le jeu d’unité et de diversité constitutif du monde du vivant. Peutêtre, comme souvent, par souci de tordre le cou à un vieux préjugé, est-on allé trop loin dans la direction opposée. La complémentarité des mathématiques et de la biologie est profonde, or l’on ne saurait considérer la scission entre le domaine des nombres et celui des grandeurs comme simplement relative au mode de l’examen. De ce point de vue, le passage de A.Po. I 5 est instructif : la distinction fondamentale entre nombres et grandeurs est réaffirmée et la généralisation d’Eudoxe – et sûrement, au gré d’Aristote, toute généralisation de ce type – n’affecte que des aspects communs à ces deux grands domaines56. Si question il y avait sur ce point, ce serait donc surtout celle de savoir, pour paraphraser Heinrich Scholz, « pourquoi Aristote n’a pas construit les nombres irrationnels ». Mais il n’y a là, pour Aristote comme pour ses contemporains, qu’un fait d’histoire des mathématiques, doublé de réticence à abandonner le primat presque physique – dans la lignée pythagoricienne – des entiers naturels57. C’est au cœur de cette hésitation entre fixisme et relativisme de l’unité que se déploie la question posée par Théophraste. La mention de l’analogie signalée plus haut entre « les nombres et les lignes », reprise en 9a 15–16 (« car il existe 54 Pour plus de précisions, voir Rashed 2005, p. CLVIII–CLXIII. 55 Voir surtout Pellegrin 1985. 56 La question des démonstrations arithmétiques ou géométriques ne se confond pas avec celle du rapport de la langue naturelle au cadastre ontologique. Il semble que dans le domaine des mathématiques comme ailleurs, Aristote considère la langue naturelle comme un très bon indicateur du réel, qu’il faut seulement parfois corriger ou préciser. Or d’une part, le grec dispose de formes adjectivales différentes pour parler de quantités discrètes et de quantités continues mais d’autre part peut parler de la quantité, indifféremment, quand il s’agit des unes ou des autres. 57 J’ai signalé quelques unes des difficultés de la position relativiste dans Rashed 2005. Je n’avais malheureusement pas pu tenir compte (le livre étant chez l’éditeur depuis 2003) des critiques convergentes de cette position portées par Cho 2003, p. 260 sqq.

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aussi quelque chose de propre à chaque genre [c´mor] particulier, comme aussi dans le cas des objets mathématiques [ ja· 1m to?r lahglatijo?r] »), fait écho aux deux passages discutés des A.Po., – en insistant sur l’idée de genres de mathemata ; cf. 9a 16–17 : « car les objets mathématiques eux-mêmes présentent une différence, tout en étant en quelque façon homogènes (blocem/) ; et ils sont divisés de manière adéquate » – tandis que le parallélisme dressé entre cette analogie et celle qui lie les animaux et les plantes s’inscrit dans la ligne de réflexion des prologues biologiques d’Aristote58. Théophraste a sans aucun doute eu conscience de la liaison théorique très étroite entre ces textes, où Aristote distinguait le rapport d’identité spécifique, générique et analogique dans le domaine animal, et la question pour ainsi dire générale de l’unité du savoir et de ses objets que posaient les A.Po. On notera seulement, avant de revenir plus loin sur ce point, qu’Aristote n’a jamais insisté aussi explicitement sur l’existence de genres mathématiques ni, dans le corpus conservé, considéré les règnes animal et végétal comme vraiment susceptibles d’analogie59. Dans la science du vivant, l’analogie est interne à une considération des différents genres de l’animal. Une question supplémentaire naît de la confrontation entre les aspects ontologique et méthodologique du problème. On vient d’observer comment, chez Aristote, l’opposition entre l’unité générique et l’unité analogique était d’une certaine manière affaire de point de vue. Quelle est alors la légitimité de la division que l’on peut être amené à postuler entre tel et tel genre ? Il ne peut s’agir d’une simple commodité descriptive, car point n’est besoin de professer un dogmatisme extrême pour reconnaître que nos classifications, dans l’ensemble, touchent quelque chose de réel, confirmé par l’impossibilité des générations croisées entre espèces60. La tentation devient alors grande

58 Cf. en part. Hist. An. I 1, 486a 14–b 22. 59 On notera cependant que le passage de Metaph. K 10, 1075a 16–19 pourrait inviter à prêter à Aristote le projet d’une telle unification des domaines : « Toutes choses sont ordonnées ensemble d’une certaine façon, mais non de la même manière, poissons, volatiles, plantes ; et les choses ne sont pas arrangées de façon telle que l’une n’ait aucun rapport avec l’autre, mais elles sont en relations mutuelles : car toutes sont ordonnées à une seule fin ». 60 Cette thèse, à vrai dire, n’est pas strictement aristotélicienne : voir Gen. An. II 4, 738b 27–35 et II 7, 746a 29–b 11. Mais si Aristote admet la génération croisée, c’est à titre d’exception et par opposition à l’accouplement « naturel » ( jat± v¼sim, 746a 29) entre un mâle et une femelle de la même espèce. Cette exception n’apparaîtra bien sûr plus chez les lecteurs « essentialistes » d’Aristote, en particulier Alexandre. Cf. Balme 1987, p. 298 et la remarque de Sharples citée infra, p. 30, n. 96. De fait (cf. Simons 1987, p. 268–269) « The boundaries of the extensions of [natural] kinds are inherently vague for evolutionary reasons. Species diverge and develop out of another without sharp discontinuities. The existence of marginal, defective, and mutilated members of

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d’interpréter ces distinctions comme caractérisant toutes rellement les pluralités d’objets auxquels elles s’appliquent, mais à la façon de modes superposés et non mutuellement contradictoires. La connaissance la plus achevée sera celle qui tiendra compte de tous ces modes de l’unité. Celle qui en négligera certains sera partielle. Complète, dit en effet Théophraste, est celle qui résulte d’une considération de l’identique dit de manière commune et dit de manière particulière61. On peut se demander si cette position, qui anticipe les lectures relativistes modernes, est véritablement tenable ou si elle n’accorde pas un primat ontologique dissimulé à la différence sur l’unité. Car au fond, l’on posera comme absolue la première des différences, entre deux espèces par exemple, ou entre deux genres, et l’on accordera ensuite que d’un certain point de vue, ces classes différentes sont identiques. Mais la valeur d’absolu que l’on confère alors à la species infima (qu’il s’agisse de la réalité scolastique et rigide désignée par ce nom ou de la classe, plus ductile, sous-jacente aux analyses des relativistes modernes) est trop importante pour le conceptualisme concret et problématique, sans davantage de précisions, pour le conceptualisme abstrait62 : celui-là bloquera la réalité aux individus et refusera d’accorder un statut autre qu’imaginatif – ou, dans le meilleur des cas, épistémique – aux autres types d’unité. Celui-ci devra se prononcer sur le privilège accordé à la différence au détriment de l’identité : si les espèces ne diffèrent entre elles que selon le plus et le moins, nous sommes vite entraînés en un cercle vicieux ; mais pourquoi alors ne pas arrêter la descente à la dernière strate d’unit, le genre, surtout d’ailleurs si la science vise la plus grande généralité, en sorte même qu’il y a une adéquation entre le réel et le général ?

§ 5. Andronicos de Rhodes Ces interrogations de Théophraste se traduisaient sans doute, dans l’œuvre scientifique de ce dernier, par une tendance à plus de relativisme épistémologique qu’Aristote. Outre la façon même dont le problème est abordé dans sa Mtaphysique, l’usage qu’il fait de l’analogie paraît ontologiquement moins rigoriste – puisqu’il accepte de comprendre sous ce terme la relation de l’animal et du végétal – et, semblablement, celui de l’eidos défini comme variation du plus et du moins dans le même genre est lui aussi étendu, donc biological species provides a rich fund of counter-examples to putative essentialist theses in biology ». 61 Metaph. 8b 27, en lisant, avec Hunayn et le Paris. gr. 1853, t´keor et non t´kor. ˙ le plus lourd a été mis sur cette notion et ses origines 62 Ce n’est pas un hasard si l’accent platoniciennes par Stenzel 1933, p. 128–133, l’un des principaux partisans de l’interprétation « idéaliste » d’Aristote.

§ 5. Andronicos de Rhodes

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affadi, au-delà des limites strictes du biologique63. La biologie de Théophraste, d’une manière générale, tend à interpréter l’eidos dans le sens d’un classement plus que dans celui d’une détermination de l’essence, si tant est qu’il s’écarte du modèle de Part. An. 64. Ce qui nous paraît seulement en germe chez le premier successeur d’Aristote se renforce dans les générations suivantes de scholarques. On ne saurait bien entendu faire ici l’histoire des premiers siècles du Péripatos65. On se contentera de rappeler le matérialisme bien connu d’Aristoxène et de Dicéarque, qui en reviennent à un traitement de l’âme comme harmonie de la complexion, voire de sa simple disposition, et de noter qu’on ne sait malheureusement pas s’ils liaient cette thèse à une remise en cause de la substance comme forme66. Il est malgré tout intéressant de noter que certains témoignages laissent entendre que Dicéarque voyait dans l’âme une qualité du corps et que c’est à ce titre qu’il « supprimait » son existence67. Il nous importe à vrai dire surtout que la liaison était inévitable pour un lecteur du corpus minimalement critique. Si l’âme n’est « rien », ou n’est qu’une modalité dispositionnelle du corps, vouée d’ailleurs à disparaître en même temps que lui, l’identification suggérée par le De anima entre l’âme, la forme et la substance est contredite. Il faut comprendre dans ce contexte les trois données à notre disposition sur l’ontologie d’Andronicos : – (1) l’importance accordée aux classifications ; – (2) la division des catégories en deux grands groupes, « par soi » et « par un autre » ; – (3) une théorie de l’âme malheureusement mal transmise. Une telle pénurie des sources rend bien entendu toute conclusion relativement aléatoire. Il semble cependant probable qu’Andronicos réagissait quelque peu contre le matérialisme assez radical de Dicéarque, sans toutefois rompre complètement avec lui. Selon Galien, Andronicos voyait dans l’âme « ou bien le mélange » de certains éléments corporels, « ou bien une puissance consécutive au mélange » (Etoi jq÷sim eWma¸ vgsim C d¼malim 2pol´mgm t0 jq²sei) 68. Pour ne pas préjuger 63 Pour l’usage classificatoire, en éthique, du genre et de l’espèce en liaison avec la possibilité de recevoir le plus et le moins, cf. Simplicius, In Cat. 235.3–13 [= fr. 438 dans Fortenbaugh et al. 1993]. 64 Cf. Sharples 1995, p. 38–41. L’usage syntaxiquement beaucoup moins contrôlé que chez Aristote de l’analogie entre hommes et animaux est le signe net d’une perte de conscience de son rôle structurant en ontologie. L’analogie devient un outil parmi d’autres. 65 Pour une présentation générale, voir Moraux 1951 et Moraux 1973. 66 Cf. Movia 1968, p. 71–93, Moraux 1973, p. 243–246, Sharples 2001, Caston 2001. 67 Dicéarque, fr. 8 Wehrli. 68 Quod animi mores 45.12 sqq. Müller (in Claudii Galeni Pergameni scripta minora, vol. 2, ed. I. v. Müller, Leipzig, 1891). On adoptera la correction proposée par Moraux 1973, p. 134, n. 9, confirmée par la version arabe : Biesterfeldt 1973, 18.18 sqq. (traduction allemande p. 49). Le nom d’Andronicos ne se trouve pas dans les manuscrits grecs

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de ce témoignage, on dira seulement qu’interprétée de manière extrême, la position d’Andronicos était celle de Dicéarque, tandis qu’à l’autre extrême, le scholarque insistait sur le fait que l’âme, bien que présupposant matériellement le mélange, s’en distinguait assez pour jouir d’une certaine autonomie – ce qui sera en très gros la position d’Alexandre. Un second témoignage sur la doctrine psychologique d’Andronicos complique encore les choses. Andronicos et Porphyre, selon Thémistius, auraient soutenu qu’Aristote ne blâmait, dans la définition de l’âme proposée par Xénocrate, « nombre qui se meut soi-même », que le terme de « nombre »69. Il est ainsi clair que Thémistius connaît la position de Xénocrate via une œuvre de Porphyre. Ce premier élément est un bon indice qu’Andronicos cherchait, dans une certaine mesure au moins, à disculper Xénocrate des reproches d’Aristote. Cette hypothèse est confirmée par un passage apparaissant une page plus loin, où nous apprenons (sûrement par l’intermédiaire de Porphyre) qu’Andronicos aurait œuvré à l’« établissement » (s¼stasim) de la définition de l’âme proposée par Xénocrate70 : Ils appelaient nombre l’âme, parce qu’aucun animal n’est composé seulement à partir d’un corps simple, mais selon certaines proportions et nombres quand les éléments premiers fusionnent. Ils professaient donc presque la même chose que ceux qui posent qu’elle est harmonie, si ce n’est qu’ils rendaient leur discours un peu plus clair par leur adjonction, c’est-à-dire en ne définissant pas l’âme comme tout nombre mais comme celui qui se meut lui-même, comme si eux n’avaient pas dit toute harmonie, mais celle qui s’harmonise elle-même. L’âme elle-même est en effet la cause de cette fusion ainsi que de la raison et du mélange des premiers éléments.

Cette formulation rend très peu probable qu’Andronicos visait seulement à expliciter la position des partisans de Xénocrate. Car leur donner la faveur sur les tenants de l’âme-harmonie n’était pas anodin, après les interprétations hétérodoxes de Dicéarque et d’Aristoxène. L’explication d’Andronicos montre en outre qu’il ne retient aucun des griefs formels exprimés à l’encontre de la définition de Xénocrate par les Topiques d’Aristote71. Les deux éléments qui la composent, genre et différence, sont justifiés, le nombre en tant que la complexion obéit à une proportion stricte et l’auto-motricit en tant que le devenir de cette complexion réglée est contrôlé de l’intérieur. À quoi pouvait conservés, mais dans les éditions grecques et dans la tradition manuscrite arabe. Quelle que soit son origine dans le grec (conjecture, ancienne source grecque ou influence arabe, directe ou via une traduction arabo-latine), son authenticité ne fait pas de doute. 69 Cf. Themistius, In De anima 31.1–2 : pq¹r toumola toO !qihloO lawºlemor [sc. )qistot´kgr]. Selon Thémistius, c’est bien la définition (bqislºr) qui est visée. 70 Themistius, In De anima 32.19–37. Le passage apparaît à l’identique dans la version arabe de ce texte due à Isha¯q ibn Hunayn (m. 910), cf. Lyons 1973, p. 27–28. 71 Top. III 6, 120b 3–6 et VI˙ 3, 140b˙ 2–5.

§ 5. Andronicos de Rhodes

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faire référence Andronicos ? Sans doute au fait que les organismes animés réagissent aux variations du milieu, en sorte d’être toujours dans le même état. Mais point n’est besoin, pour expliquer ce fait, d’imaginer une âme séparée, comme un capitaine dans son navire. L’âme est l’harmonie du corps, mais une harmonie d’un type spécial : auto-adaptable aux flux externes et internes. Comme l’âme-harmonie de laquelle Andronicos la rapproche, l’âme-nombre n’est qu’un état du corps. C’est simplement un état assez dynamique pour compenser immédiatement tout déséquilibre. On peut d’ailleurs remarquer en confirmation que dans la doxographie ancienne, en particulier chez Galien, la puissance (d¼malir) est oppose à la substance (oqs¸a), comme quelque chose qui en procède mais qui ne se confond pas avec elle72. La puissance conserve une certaine parenté avec la substance dont elle émane, mais le principe ontologique « fort » demeure hors d’elle, en amont. Aussi la remarque d’Andronicos n’implique-t-elle aucunement qu’il ait considéré que l’âme soit substance. Même si l’âme est une puissance, elle n’est par là qu’une émanation, donc un type de « qualité », de la substance corporelle. Quelque chose de la dévalorisation hellénistique demeure. La bipartition des catégories avait d’ailleurs elle aussi pour conséquence de rejeter l’âme du côté des catégories secondaires, en tant qu’elle se trouvait relative à un substrat matériel. Ps.-Simplicius et Philopon, peut-être à la suite du commentaire perdu d’Alexandre à De anima I 1, 402a 24, prêtent à Xénocrate l’idée que l’âme appartient à la catégorie de la quantité73. Ce renseignement n’a bien sûr guère de sens d’un point de vue historique, mais il est révélateur de la façon dont la tradition péripatéticienne a pu se représenter le statut catégorial « relatif » de l’âme. Si c’est parce qu’il la reprenait à son compte qu’Andronicos a défendu la définition de l’âme de Xénocrate, on peut même supposer que la remarque des commentateurs néoplatoniciens nous donne un indice sur le statut catégorial qu’il accordait à l’âme. Mais il paraît plus probable qu’Andronicos était sensible à la proximité générale qu’il entrevoyait entre la doctrine de l’âme de Xénocrate et la sienne propre ; c’està-dire qu’il lui apparaissait que tout bien considéré, Xénocrate pouvait être rangé au nombre des philosophes voyant dans l’âme une « disposition mobile » du corps, directement liée à sa structure élémentaire. L’unique différence importante entre Dicéarque et Andronicos nous paraît donc résider dans leur conception respective des entités non-substratiques. La qualité est dépréciée par Dicéarque comme un quasi non-être74, tandis que les catégories « relatives » sont sans doute beaucoup moins inconsistantes aux yeux 72 PHP 448.4–29 dL. Texte discuté infra, p. 285 sqq. 73 Fr. 180 et 181 Isnardi-Parente. 74 Fr. 8 g (cf. aussi 8a) Wehrli.

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Chapitre I — Introduction : Les aristotélismes possibles et l’exégèse ancienne

d’Andronicos. Ainsi, l’âme, sans être substance, est néanmoins quelque chose d’assez réel pour dépasser le statut de simple modalité de la complexion. C’est à elle, et non au corps, qu’est dévolue l’auto-motricité. Mais elle n’est pas substance parce qu’elle n’est pas substrat. Pour anticiper quelque peu sur nos constatations ultérieures75, Alexandre sera le premier commentateur connu à émettre de sérieuses réserves sur ce critère de substantialité.

§ 6. Boéthos de Sidon Soit que la tradition ait été moins avare avec lui qu’avec Andronicos, soit qu’il ait poussé plus avant la réflexion sur les principes ontologiques de l’aristotélisme que son prédécesseur, Boéthos de Sidon est sûrement le principal représentant du courant exégétique auquel s’oppose Alexandre76. La réponse donnée par Boéthos au « questionnaire » de Zeta est bien connue : seuls la matière et le composé de matière et de forme sont substances, car eux seuls ni n’existent dans ni ne sont dits d’un substrat77. Ce faisant, Boéthos érige 75 Cf. infra, p. 74. 76 Sur Boéthos de Sidon, voir Moraux 1973, p. 143–179. On ne saurait trop insister sur l’importance historique de Boéthos : non seulement il a poussé Alexandre à approfondir le travail de clarification de l’ontologie aristotélicienne, mais il est déterminant pour comprendre les critiques plotiniennes aux Catgories. Cf. Chiaradonna 2002. 77 Cf. Simplicius, In Cat. 78.4–20 : b l´mtoi Bºghor taOta l³m paq´kjeim 1mtaOha t± fgt¶lata bo¼ketai7 lµ c±q eWmai peq· t/r mogt/r oqs¸ar t¹m kºcom7 l÷kkom d³ 5dei, vgs¸m, pqosapoqe?m fti 1m %kkoir tµm oqs¸am diekºlemor eQr tqe?r %kkyr l³m tµm vkgm, %kkyr d³ t¹ eWdor, %kkyr d³ t¹ sumalvºteqom oqs¸am k´ceshai eWpem, 1mtaOha d³ l¸am t¸hetai jatgcoq¸am tµm oqs¸am. t¸ma owm ta¼tgm, ja· p_r aqt0 t±r tqe?r rpot²nei t±r lµ jah’ 6ma kºcom kecol´mar. !pamt_m d³ pq¹r taOta b Bºghor t¹m t/r pq¾tgr oqs¸ar kºcom ja· t0 vk, ja· t` sumh´t\ 1vaqlºtteim vgs¸m. 2jat´q\ c±q aqt_m rp²qwei t¹ l¶te jah’ rpojeil´mou tim¹r k´ceshai l¶te 1m rpojeil´m\ tim· eWmai7 oqd´teqom c±q aqt_m 1m %kk\ 1st¸m. !kk± t¹ l³m s¼mhetom, j#m lµ 1m %kk\ 1st¸m, 5wei t¹ eWdor t¹ 1m 2aut` 1m %kk\ emti t0 vk,, B d³ B vkg oqd³ 5wei ti d 1m %kk\ 1st¸m7 ja· joim¹m owm ti 5wousi ja· di²voqom, jahºsom B l³m vkg timºr 1stim vkg, jah¹ vkg, ¦speq ja· rpoje¸lemom, B d³ s¼mhetor oqs¸a oqj 5stim timºr. !kk’ ovtyr l´m, vgs·m b Bºghor, B vkg ja· t¹ s¼mhetom rpawh¶somtai t0 t/r oqs¸ar jatgcoq¸ô, t¹ d³ eWdor t/r l³m oqs¸ar 1jt¹r 5stai, rp’ %kkgm d³ pese?tai jatgcoq¸am, Etoi tµm poiºtgta C posºtgta C %kkgm tim². « Mais Boéthos veut faire dire ceci à ces recherches, à savoir que ce n’est pas de la substance intelligible qu’il est question. Il fallait faire davantage cas, dit-il, de l’aporie venant du fait qu’alors que dans d’autres ouvrages, il a divisé la substance en trois, la matière, la forme et le composé, il pose ici la substance comme une catégorie unitaire. Quelle est donc celle-ci, et comment lui subordonnera-t-il les trois acceptions, qui ne sont pourtant pas dites selon une formule unique ? Considérant ce problème, Boéthos dit que la définition de la substance première s’adapte à la matière et au composé. À l’un et l’autre, en effet, il appartient de ne pas être dit d’un certain substrat et de ne pas être

§ 6. Boéthos de Sidon

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l’ontologie de Cat. en centre du système et lit sans doute jusqu’au livre Zeta à cette lumière78. La forme de la substance et en particulier l’âme du vivant relèvent d’une catégorie non substantielle, tandis que le corps seul est « substance ». Notons dès à présent que le choix du composé n’est pas le signe d’un matérialisme borné mais présente deux avantages, d’ailleurs liés, sur la forme hylémorphique. Tout d’abord, il est plus naturel de dire que Socrate possède la forme humaine que de dire que la forme humaine se cristallise dans le continuum spatio-temporel et que nous appelons « Socrate » le résultat de cette cristallisation. En second lieu, le danger d’un retour du platonisme n’est jamais conjuré tant que l’on s’en tient à l’hylémorphisme : on rendra bien plus facilement compte de la pluralité des individus en leur reconnaissant la substantialité qu’en concentrant la substance sur la forme. On aura beau dire que la forme aristotélicienne est toujours in re, il demeure qu’y voir le principe de l’être et confier à la matière le rôle de principium individuationis estompe la ligne de démarcation entre aristotélisme et platonisme. L’interprétation prédicative des Catgories, en revanche, permet d’éloigner de la forme le centre de gravité de la substance, au risque bien sûr de ne plus pouvoir distinguer la forme d’une détermination parmi d’autres. On insiste sur le fait qu’il s’agit là très probablement d’une thèse à laquelle s’était déjà rangé Andronicos.

dans un certain substrat. Aucun d’eux n’est en effet dans autre chose. Mais le composé, même s’il n’est pas dans autre chose, a néanmoins la forme qui est en lui dans autre chose [en lisant t¹ 1m aqt` 1m %kk\ cm], la matière, et elle, la matière, n’a rien qui soit dans autre chose. Ils ont donc quelque chose de commun et de différent, pour autant que la matière est matière de quelque chose, en tant que matière, et comme substrat, tandis que la substance composée n’est pas de quelque chose. Ainsi, dit Boéthos, la matière et le composé seront subordonnés à la catégorie de la substance, tandis que la forme sera à l’extérieur de la substance et tombera dans une autre catégorie, soit qualité, soit quantité, soit quelque autre ». Caractéristique d’une interprétation « prédicativiste » au sens de Steinfath 1991 (cf. p. 105–106) est la tendance à ne jamais considérer la matière comme une indétermination absolue, mais comme un quasi-sujet. Voir aussi Wurm 1973, p. 209 et Chiaradonna 1999, p. 25–29. 78 Encore que nous ne sachions positivement rien de tel. Le témoignage précédent ne va d’ailleurs pas sans difficultés. Alors que dans les premières lignes, Boéthos paraît tout simplement reconnaître la multiplicité des sens de la « substance » posée en Zeta et se demander lequel de ces sens convient principalement à Cat. – ce qui sera grosso modo la démarche d’Alexandre –, la conclusion est radicale, excluant la forme de la catégorie de la substance. On peut en outre s’étonner du fait que le témoignage de Simplicius ne fasse nulle part état de la substance seconde. Le plus vraisemblable aurait été que Boéthos interprétât la substance-forme de Zeta à la lumière de la substance seconde de Cat., elle-même conçue comme une qualité, selon Cat. 5, 3b 18 et 3b 20 durcis dans le sens de 3b 15–16. Voir infra, n. 79.

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Chapitre I — Introduction : Les aristotélismes possibles et l’exégèse ancienne

Une différence intéressante pourrait cependant séparer les deux scholarques sur le statut de la différence spécifique. Andronicos, on l’a dit, semble s’être beaucoup intéressé aux méthodes de division et a sans doute été conduit à distinguer – sans la moindre tentative pour les réduire à l’unité – la division d’un genre en ses espèces ultimes au moyen de différences et la détermination d’un individu par une forme – telle que l’âme – de type qualitatif. En d’autres termes, l’eidos comme classe s’oppose assez frontalement à l’eidos comme forme. La différence spécifiante est interprétée avant tout comme un outil de division générique, donc elle-même comme relevant d’une logique extensive d’exclusion-inclusion. Or, il se trouve que nous savons – comme toujours, par Simplicius puisant sans doute ultimement à Porphyre via Jamblique – que Boéthos a critiqué cette interprétation générique de la différence au motif de sa proche parenté avec l’eidos 79. Toute la difficulté est de déterminer ce qu’il faut ici entendre sous ce dernier terme. À un premier niveau au moins, il s’agit évidemment de l’espèce coextensive à la différence. La différence est davantage « spécifique » que « générique ». Mais on peut se demander, étant donné qu’Alexandre a composé une Quaestio, transmise en arabe, pour démontrer que la différence de la substance était substance80 et que le nerf de l’argument consistait à identifier différence spécifiante et forme hylémorphique, si Boéthos lui-même n’avait pas déjà rapproché la différence spécifiante de la forme, qu’il jugeait qualitative, du composé hylémorphique. Cette hypothèse est corroborée par 79 Simplicius, In Cat. 97.23–34 : 1peidµ d³ t0 oqs¸ô rp²qweim eQp½m t¹ lµ 1m rpojeil´m\

eWmai joim¹m aqt¹ pq¹r t±r diavoq±r erq¸sjei ja· di± toOto !nio? lµ eWmai Udiom t/r oqs¸ar, Ngt´om owm pq_tom peq· diavoq÷r, t¸ 1stim. ja· c²q tisim doje? diavoq± eWmai t¹ wyq¸feim pevuj¹r t± rp¹ t¹ aqt¹ c´mor, ja· d/kom fti ¢r pq¹r t¹ c´mor aqt/r ovtyr B di²jqisir !pod´dotai. b l´mtoi Bºghor pq¹r t¹ eWdor juq¸yr sumt²ttesha¸ vgsim tµm diavoq²m, !kk’ oq pq¹r t¹ c´mor, diºpeq ja· pokk²jir !mt· toO eUdour paqakalb²momtai aR diavoqa¸. ja· s¼lpasai l³m bloO Nghe?em #m peq· toO c´mour, jah’ 2autµm d³ 2j²stg jat± l³m t_m rv’ 2aut¶m, jah’ ¨m #m k´cgtai, jat± p²mtym Nghe¸g %m, jat± d³ toO c´mour oqdal_r7 oqd³ c±q loqvytij¶ 1stim 2j²stg toO c´mour. « Puisque après avoir dit

qu’il appartient à la substance de ne pas être dans un substrat, il trouve que cela est commun aux différences et qu’il juge bon pour cela d’énoncer que ce n’est pas un propre de la substance, il faut donc tout d’abord, au sujet de la différence, dire ce qu’elle est. Certains sont en effet d’avis que la différence est ce qui par nature sépare les choses qui sont sous le même genre, et il est manifeste que la caractérisation est ainsi faite en fonction de son genre. Mais Boéthos dit que c’est principalement par rapport à l’espèce que la différence se range et non par rapport au genre, raison pour laquelle les différences sont souvent prises à la place de l’espèce. D’ailleurs, toutes peuvent être dites en bloc au sujet du genre, tandis que par soi, chacune peut être dite de toutes les choses, sous elle, dont elle est dite, mais aucunement du genre. De fait, aucune n’est même informatrice du genre ». 80 Pour une traduction française et un commentaire de cette Quaestio, voir infra, p. 53 sqq.

§ 6. Boéthos de Sidon

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deux indices. 18) Comme on le remarquait à propos du premier fragment cité par Simplicius, il serait étrange que Boéthos n’ait pas rapproché la forme de Zeta de la substance seconde de Cat. 81 ; 28) dans sa réponse à Boéthos, qui remonte ultimement à Jamblique et Porphyre, Simplicius se met en peine de distinguer entre la façon dont genres et espèces, d’un côté, sont complétifs de la substance, et dont la différence, d’un autre côté, l’est82. Les genres et les espèces 81 Cf. supra, n. 78. 82 Simplicius, In Cat. 97.34–98.22 : diem¶mowem d³ toO eUdour, fti B diavoq² 1stim let± toO c´mour, ja· 5stim B l³m diavoq± loqv¶ tir toO c´mour, t¹ d³ c´mor ¦speq rpoje¸lemom pqo{p²qwei. 5stim owm B diavoq± sulpkgqytijµ oqs¸ar "pko¼steqom ¢r t± eUdg

ja· t± c´mg sulpkgqytij± oqs¸ar k´cetai7 sulpkgqo? c±q t¹m %mhqypom ja· t¹ f`om ja· t¹ kocijºm, !kk± t¹ l³m f`om leh’ rpojeil´mou ja· diavoq÷r, t¹ d³ kocij¹m ¢r "pk/ poiºtgr7 j#m p²kim t¹ kocij¹m pqostehe¸g let± toO f]ou, t¹ l³m 1n !lvo?m 5stai ¢r s¼mhetom, t¹ d³ pqostih´lemom p²kim, oXom t¹ hmgtºm, ¢r "pk/ poiºtgr. di¹ t± l³m eUdg ja· t± c´mg ¢r rpoje¸lema de¼teqai oqs¸ai k´comtai, aR d³ diavoqa· jah’ rpojeil´mou l³m k´comtai, oq l¶m eQsim oqs¸ai7 oq c±q eQr t¹ eWmai, !kk’ eQr t¹ toiºmde eWmai sulb²kkomtai. oq l´mtoi oute sulbebgjºta eQs¸m, fti sulb²kkomtai eQr oqs¸am to¼tym, ûpeq eQdopoioOsim. di± toOto owm oqd³ 1m rpojeil´m\7 t¹ c±q 1m rpojeil´m\ ja· wyq¸fetai %meu t/r toO rpojeil´mou vhoq÷r, t¹ d³ t/r diavoq÷r toiºmde %meu vhoq÷r oq wyq¸fetai. !kk’ oqd³ t¹ !w¾qistom sulbebgjºr, va¸g %m tir, wyq¸fetai %meu vhoq÷r. !kk± j#m lµ wyq¸fgtai toOto, %mesir flyr ja· 1p¸tasir peq· aqt¹ heyqe?tai, ¦speq peq· t¹ l´kam toO AQh¸opor eQr %kkour tºpour letast²mtor, ja· B toO c²kajtor d³ keujºtgr Httºm 1sti, l÷kkom d³ B t/r wiºmor, ja· 1p· t_m %kkym !wyq¸stym sulbebgjºtym ¢sa¼tyr7 1p· d³ t/r diavoq÷r t¹ l÷kkom ja· Httom oqj 5stim, oute 1m pke¸osim eUdesim C !tºloir oute 1m t` aqt`. toia¼tg d³ owsa B diavoq², eQ lµ oqs¸a 1st·m l¶te sulbebgjºr, taqt¹m d³ eQpe?m, l¶te oqj 1m rpojeil´m\ l¶te 1m rpojeil´m\, t¸ #m eUg, eUpeq p²mta t± emta C 1m rpojeil´m\ 1st·m C oqj 1m rpojeil´m\. « [La différence] diffère cependant de l’espèce

parce que la différence est avec le genre ; et la différence est une certaine forme du genre, tandis que le genre préexiste comme un substrat. La différence est donc complétive de la substance de manière plus primaire que celle selon laquelle on dit que les espèces et les genres sont complétifs de la substance. Sont en effet complétifs de l’homme et «animal» et «rationnel», mais «animal» avec un substrat et une différence, tandis que «rationnel» comme une simple qualité. Si, encore une fois, on ajoute «rationnel» à «animal», le produit des deux sera comme un composé, mais ce qu’on ajoutera encore, par exemple «mortel», sera comme une simple qualité. C’est la raison pour laquelle les espèces et les genres, comme substrats, sont appelés substances secondes, tandis que les différences sont dites d’un substrat, mais ne sont pas des substances, car elles ne contribuent pas à l’être, mais à l’être-tel. Cependant, elles ne sont pas non plus des accidents, parce qu’elles contribuent à la substance des choses qu’elles informent. C’est la raison donc pour laquelle elles ne sont pas non plus dans un substrat. Ce en effet qui est dans un substrat peut se séparer sans corruption du substrat, tandis que le «tel» de la différence ne se sépare pas sans corruption. Mais pas même l’accident inséparable, dira quelqu’un, ne se sépare sans corruption. Toutefois, même si ce dernier ne se sépare pas, on observe cependant en lui rémission et intensification, à la façon du noir de l’Éthiopien qui a émigré en d’autres lieux, ou à la façon dont la blancheur du lait est moindre, celle de la neige supérieure, et pareillement pour les autres accidents inséparables. En revanche, dans le cas de la différence, il n’y a pas de

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constituent le « gros » de la détermination formelle de la substance, tandis que la différence n’ajoute qu’une touche modeste, moins à la substance qu’à cette détermination générique agglutinante83. Il pourrait certes s’agir d’un être amphibie, plus « substantiel » qu’une simple qualité84. Mais la différence ne saurait malgré cela être substance pour la raison fondamentale – aux yeux des Néoplatoniciens (comme d’ailleurs de Boéthos) – qu’elle ne saurait, contrairement aux des espèces et aux genres, être substrat de quoi que ce soit. Il faudrait par conséquent distinguer entre l’eidos, en tant qu’il s’assimile le genre et fonctionne ainsi comme substrat85, et la différence spécifiante ultime, qui qualifie le genre. Ce distinguo entre le genre et l’espèce d’une part, la différence d’autre part, s’expliquerait bien comme une réponse à une théorie qui faisait quant à elle passer la limite entre le genre d’un côté, la forme et la différence de l’autre : le genre renvoyant à une structure substratique lourde, la forme et la différence à une simple détermination qualitative de cette structure. Mais tout cela, nous en convenons volontiers, demeure spéculatif. Quoi qu’il en soit, il paraît probable que Boéthos a rapproché les deux échelles genre-espèce et matière-forme, pour rejeter dans les deux cas l’eidos – aussi bien l’espèce que la forme – du côté de la simple détermination qualitative. Selon qu’on admet ou non cette hypothèse – destinée à le rester tant que nous ne disposerons pas de textes nouveaux –, on interprétera de deux façons légèrement différentes la tentative d’Alexandre pour rapprocher les deux échelles. Ou bien il est le premier à tenter de remédier sérieusement à la scission aristotélicienne de l’être et du connaître, ou bien il est le premier à remédier à cette scission en subordonnant le connaître à l’être. En d’autres termes, Boéthos, tout en acceptant la même orientation de l’échelle genreespèce et matière-forme, aurait vu dans les deux cas, dans le principe de détermination (l’eWdor), une entité qualitative, reconnaissable certes mais non pas franchement existante. Alexandre serait quant à lui le premier à assimiler ce principe de détermination à une entité foncièrement (pq¾tyr) existante : une oqs¸a.

plus et de moins, ni en plusieurs espèces ou individus, ni dans le même. Or, la différence étant telle, si elle n’est ni substance ni accident, ce qui revient à dire si elle n’est ni non dans un substrat ni dans un substrat, que peut-elle bien être, si du moins tous les êtres ou sont dans un substrat ou ne sont pas dans un substrat ? ». 83 Le genre « absorbe » les différences successives, qui viennent à tour de rôle l’affecter comme de « simples qualités », tout en demeurant genre. Cf. Simplicius, In Cat. 98.4–6. 84 Ibid., 98.22. Pour la théorie de la « qualité substantielle », voir de Haas 1997, p. 222 sqq. 85 Cf. Simplicius, In Cat. 98.6–7.

§ 7. Alexandre d’Aphrodise

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§ 7. Alexandre d’Aphrodise Voilà esquissé, à très grands traits, le cadre où se déploie le travail exégétique d’Alexandre. De manière générale, celui-ci va tenter de réhabiliter la substantialité de la forme, et tout particulièrement de la forme hylémorphique, aux yeux des aristotéliciens. Les trois premiers chapitres du deuxième livre du De anima d’Aristote jouent donc, à l’intérieur de « son » aristotélisme, un rôle de tout premier plan. Mais – et cette caractéristique aura des conséquences décisives aussi bien sur la compréhension que l’on peut se faire d’Alexandre que de l’histoire ultérieure de l’aristotélisme – Alexandre ne démontre aucun intérêt parallèle pour le corpus biologique, abstraction faite de deux passages stratégiques de Gen. An. 86. Le « discours de la méthode » d’Aristote, en particulier, Part. An. I, brille chez lui par son absence. Cela explique sans doute que l’usage que fait Alexandre de l’analogie est pour ainsi dire inexistant. On peut ainsi observer la manière dont il commente la répartition des types d’unité de Metaph. D 6, 1016b 31–1017a 3, « numérique », « spécifique », « générique » et « selon l’analogie »87 : Il [sc. Aristote] consigne ensuite une autre division de l’un, qu’on a l’habitude d’utiliser et qui est elle aussi contenue dans les choses qui ont été mentionnées plus haut : certaines choses sont « un » par le nombre, d’autres par la forme, d’autres par le genre, d’autres selon l’analogie. Il dit que sont un par le nombre les choses dont « la matière est une », désignant de manière large le substrat sous le terme de « matière » (les choses en effet qui sont un selon le substrat, ces choses sont un par le nombre, du fait que dans la ligne et dans la monade se trouve l’un par le nombre, or ces êtres sont sans matière). Toutefois, même « substrat » pourrait être dit de manière large à leur propos. Sont un par la forme (eidos), les choses dont la formule, dit-il, est une. Or une est la formule de toutes les choses qui sont sous la même espèce (eidos). Les espèces différentes d’un genre n’ont pas en effet la même formule, mais ont la même formule les choses qui sont sous les espèces indivisibles. Il dit que sont un par le genre « les choses qui ont la même forme de prédication », à savoir les choses dont se prédique un seul des genres supérieurs, c’est-à-dire une seule catégorie. Toutes ces choses sont en effet un par le genre. Il a défini l’un selon l’analogie comme ce qui se trouve être « comme autre chose par rapport à autre chose ». En effet, quand quelque chose se trouve être par rapport à quelque chose comme autre chose par rapport à autre chose, ces choses sont, en raison de cette ressemblance, un par analogie.

Après ce premier exposé, où Alexandre prend soin de fonder – ce qui n’allait pas de soi – l’unité spécifique sur l’unité formelle et interprète avec em86 Aristote, Gen. An. II 1, 734b 4–19 (sur les transmissions cinétiques automatiques de la forme) et II 3, 736b 19–737a 17 (sur l’animation de la matière organique et sa relation au monde supralunaire). 87 Alexandre, In Metaph. 369.2–16. L’importance du texte d’Aristote n’avait pas échappé à Stenzel 1929, qui élucide brillamment son contexte épistémologique.

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A resseACHTUNGREment l’explicitation aristotélicienne du genre comme jatgcoq¸a en CHTUNGREp rapport avec les dix genres suprêmes de l’être et non de manière plus lâche88 – ce qui nous éloigne de la problématique biologique –, il continue de la manière suivante89 : Ce qu’il [sc. Aristote] a ajouté ensuite est connu, à savoir que toujours, les choses qui possèdent l’un sous le type postérieur le possèdent sous ses types antérieurs, mais non inversement. Les choses qui sont un selon le nombre possèdent l’un également par la forme et par le genre. Mais on pourrait se demander comment les choses un selon le nombre « possèdent l’un par analogie et non inversement » ; à moins qu’on dise cela en fonction du fait que ce qui est en nombre identique à soi est un par la forme90 ? Mais il dit aussi que les choses qui possèdent l’un par le genre le possèdent également par analogie. Car est analogue ce qui est dans le même genre, ainsi : comme un homme est à un homme, un cheval est à un cheval, puisque l’homme est animal et que le cheval est animal. De même, les choses dans la même espèce sont en analogie. Cependant, les choses un par analogie ne sont pas un par le genre. Un par analogie, en effet : comme la source est au fleuve, ainsi est le cœur à l’animal. Mais ces choses ne sont pas homogènes : ni la source et le cœur, ni le fleuve et l’animal.

La difficulté abordée en ces lignes est celle de la syntaxe des différents types d’unité. Alors que l’unité selon le nombre, l’espèce et le genre ne mettent en jeu que deux individus, l’unité par analogie ne prend sens que si l’on a quatre termes. Pour résoudre cette difficulté, Alexandre se place au niveau de l’unité générique. Dans sa forme normale, celle-ci consiste à dire que le cheval et l’homme appartiennent à deux espèces différentes, mais au même genre animal. Comment transformer une telle relation en sorte de montrer qu’elle vérifie l’unité analogique ? Dans le cadre de la biologie aristotélicienne, cela consisterait à dire que tel organe de l’homme est à l’homme ce que tel organe du cheval est au cheval. Une telle formulation serait incongrue car ce type de raisonnement s’applique en général à des êtres plus éloignés, volatiles et poissons par exemple. Mais c’est là le sens réel de l’analogie, dont Alexandre n’a que faire. Il remplace en effet ce type de relations biologiques par un exemple au premier abord assez étrange : si un homme et un cheval appartiennent au même genre, alors un homme est à un homme ce qu’un cheval est à un cheval. Une telle illustration est excessivement formelle. Car un homme n’est rien à un homme. Si en effet on entend par « un homme » tel particulier, on quitte alors la zone du genre pour celle de l’unité numrique : ce que Socrate est à Callias, Bucéphale l’est à Xanthos. Une telle proposition est inintelligible. Si en revanche « un homme » désigne l’homme en général, alors 88 Sur ce point, cf. Ross 1924, p. 304–305. 89 Alexandre, In Metaph. 369.16–26. 90 Le passage 369.20–21 jat± t¹ eUdei 4m t` !qihl` aqt¹ art` eWmai est corrompu. Je le corrige comme suit : jat± t¹ eUdei 4m t¹ !qihl` aqt¹ art` eWmai.

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« ce qu’un homme est à un homme » ne renvoie qu’à une pure et simple identité : ce qu’un homme est à un homme, c’est ce que A est à A, quel qu’il soit. Avant de tirer de cet échec la conclusion qui s’impose, jetons un regard sur l’exemple d’analogie réelle fourni par Alexandre : la source est au fleuve ce que le cœur est à l’animal. Là encore, nous sommes loin d’une analogie biologique aristotélicienne, qui évite en général jusqu’à la comparaison entre végétaux et animaux. En fait d’analogie, nous n’avons au mieux que le parallélisme propice aux métaphores poétiques – celles qui nous feront dire, en permutant les termes, que la vieillesse est le soir de la vie ou que le soir est la vieillesse du jour91. Que conclure d’un tel passage, sinon que la question de l’unité, et donc de l’être, est déjà prédéterminée, chez Alexandre, par l’exclusion d’un recours sérieux à l’analogie biologique ? Celle-ci n’a rien à voir avec l’étude sérieuse de la substance, mais n’est qu’une fioriture assez gratuite du classement des types d’unité. Son sens moriologique s’est obscurci. Le niveau de l’espèce est tellement proéminent dans la conception d’Alexandre que c’est lui qui dicte tous les autres. L’unité en nombre de l’individu n’est que la réalisation matérielle d’un eidos donné, le genre est neutralisé du côté de la catégorie, tandis que l’analogie est élucidée par un renvoi à « ce que l’homme est à l’homme ». Enfin, seul le niveau de l’espèce est justifié ontologiquement par Alexandre, qui prend soin de laisser apparaître comment l’espèce tire son fondement de la forme. Il nous faudra comprendre plus en détail, chemin faisant, comment Alexandre articule dans ce cadre l’être et le connaître, la forme et l’espèce. Cette question exigera que l’on s’interroge tout d’abord sur la relation entre les deux échelles genre-différence et matière-forme – qu’Alexandre, on le verra, rapproche sans confondre –, puis que l’on réfléchisse aux modes de l’inhérence constitutifs de l’hylémorphisme aristotélicien, avant d’envisager, dans la dernière section, le problème cosmologique de l’eidos : éternité, généralité, transmission. Ajoutons une remarque, qui peut paraître inopportune, mais qui scelle le destin de l’aristotélisme. Si – ce qui est le postulat fondamental de l’interprétation essentialiste de l’aristotélisme – la formule de la forme « dans » les individus des espèces, la forme in re, est identique à la formule de la forme que nous abstrayons noétiquement de la matière en réfléchissant sur le composé, mais que nous ne disposions pour ainsi dire d’aucune formule satisfaisante, passée peut-être la formule de l’homme comme « animal rationnel » ou « animal bipède », alors de deux choses l’une : soit l’on considère que la forme in re existe mais que le travail du philosophe consiste seulement à établir cette existence et non à l’exhiber ; soit l’on jette un voile pudique sur la question. Dans le second cas, l’aristotélisme est une rengaine inoffensive. Dans le premier, l’aristotélisme n’est plus une science des 91 Cf. Poet. 21, 1457b 16 sqq.

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Chapitre I — Introduction : Les aristotélismes possibles et l’exégèse ancienne

fondements de la biologie, mais quelque chose d’autre. C’est selon nous la voie frayée par Alexandre. Il nous faut déterminer la nature de ce « quelque chose ». Bien qu’il soit probable que la position d’Alexandre constitue l’aboutissement du demi-siècle d’exégèse qui l’a précédé, l’état de nos sources est si lacunaire qu’on ne peut faire autrement que de lui attribuer à peu près toutes les positions qu’il prend ou reprend à son compte. Il sera sans doute déjà apparu que la thèse générale que j’entends développer représente le contrepied de celle que Paul Moraux défendait dans son premier livre sur Alexandre et qu’il n’a jamais abandonnée par la suite92. Mon opposition est même double. Tout d’abord, et c’est bien sûr le point le plus important, je ne crois pas qu’Alexandre soit aussi influencé par le matérialisme du premier Péripatos que Moraux veut bien le dire ; en second lieu, il ne m’apparaît pas que ce qui sauve Alexandre, épisodiquement, de ce matérialisme soit « l’aristotélisme philologique qu’Andronikos avait mis à l’honneur en prônant un retour aux écrits ésotériques du fondateur »93. Tout au contraire : Andronicos et Boéthos sont, me semble-t-il, les deux principaux adversaires internes d’Alexandre, parce que ce sont eux qui portent à son degré le plus raffiné le courant matérialiste anti-hylémorphique – ou, à tout le moins, non hylémorphique – du Péripatos hellénistique94. Je voudrais montrer dans ce livre qu’en dépit de certaines apparences, l’interprétation d’Alexandre, ni « matérialiste » comme Paul Moraux l’a supposé, ni « individualiste » comme le suggère brièvement Holmer Steinfath à la suite de l’exégèse de Klaus Wurm95, est résolument essentialiste – comme l’a déjà suggéré Robert W. Sharples dans un article remarquable96 –, ce qui

92 Je suis en bonne compagnie : c’est la ligne d’interprétation de Donini 1971, Thillet 1981, Accattino 1988 et 1995, Sharples 1994b. Mon projet consistera plus particulièrement à montrer pourquoi Alexandre estime devoir rompre avec ses prédécesseurs, comment il s’oppose à eux et quelles nouvelles articulations des domaines cela induit. 93 Moraux 1942, p. 11. 94 Gottschalk 1997, p. 113, après avoir récusé la thèse d’un Alexandre matérialiste, affirme que sa théorie de l’âme était en gros celle d’Andronicos et de Boéthos. Il y a, à mon sens, une contradiction entre les deux affirmations, du moins si l’on prête à Andronicos et Boéthos – et surtout à ce dernier – une cohérence ontologique minimale. 95 Cf. Steinfath 1991, p. 236, n. 1 et Wurm 1973, p. 181–193. 96 Cf. Sharples 1985, p. 117 et p. 122–123 : « Alexander, like most of the ancient commentators, seems to have had little interest in Aristotle’s biological works. His commentaries were confined to the logical, physical, metaphysical, and psychological treatises ; the minor works attributed to him also include some discussions of ethics, but biological questions do not seem to have interested him. The ‘essentialist’ interpretation of Aristotle’s biology and of his doctrine of form, which Professor Balme has argued is a misinterpretation, must have begun somewhere. And even if its origins are to be traced back earlier than Alexander, as they probably should be, it may well reflect a time when a rigid interpretation of Aristotle’s doctrine of form was developed in

§ 7. Alexandre d’Aphrodise

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constitue un aménagement de la position « idéaliste » au sens de Steinfath97. J’appelle en effet « essentialiste » une ligne doctrinale selon laquelle : — 18) l’eidos est le lieu unique de l’être et de l’unité, i.e. de la ralit ; — 28) l’individu ne lui ajoute rien qui, véritablement, soit ; — 38) le genre est pour autant qu’il est un constituant de l’eidos ; — 48) l’analogie n’est qu’un mode de l’examen ; — 58) la définition spécifique coïncide avec la définition hylémorphique98. Ces thèses renferment de nombreuses difficultés, les unes exégétiques – le traitement alexandrique de la matière, en particulier, semble parfois accorder plus d’indépendance à cette dernière que ce qu’une interprétation véritablement « idéaliste » autoriserait, il faudra comprendre pourquoi –, les autres historiques, d’autres encore philosophiques. La difficulté qui les subsume est cependant le rapport exact d’Alexandre au platonisme qui pourrait se dégager. En renonçant au prédicativisme d’Andronicos et de Boéthos et en adoptant une interprétation qui risque constamment de glisser, de l’hégémonie de l’eidos, à son hypostasie, Alexandre s’est-il rapproché, soit volontairement, soit involontairement, des Platoniciens ? Ou alors, a-t-il pensé disposer de moyens suffisamment efficaces, puisés dans la panoplie aristotélicienne, pour endiguer ce danger ? Autant de questions auxquelles il nous faudra tenter de répondre.

circles that had little interest in biology, this interpretation later being imposed on Aristotle’s biological theories too ». On ne saurait mieux dire. 97 S’il nous fallait formuler la différence entre ce que nous entendons respectivement sous les étiquettes d’« essentialisme » et d’« idéalisme », nous dirions que la première de ces deux interprétations de la doctrine aristotélicienne de l’eidos multiplie volontiers une forme notionnellement identique en autant d’individus biologiques qu’il est d’amas matériels – le nerf de la thèse consistant dans la distinction alexandro-avicennienne entre universel et nature commune (cf. infra, p. 250 sqq.) –, tandis que la seconde appréhende l’eidos comme Gestalt dont la saisie directe est exclusive de la pluralité. Autrement dit, l’essentialisme voit dans l’aperception de la forme un moment parmi d’autres de la saisie du réel, tandis que l’idéalisme bloque notre accès au réel à cette seule aperception, tout le reste n’étant qu’une concession au discours prédicatif « naïf » sur le monde. Cf. Steinfath 1991, p. 140–147. 98 Sur ce point, voir infra, p. 82 sqq.

Première partie Logique de l’eidos

Chapitre II « Les parties de la substance sont des substances » Avant d’aborder l’explication des textes d’Alexandre qui développent une réflexion plus poussée sur la relation hylémorphique comme fondement de l’« essentialisme » aristotélicien99, il nous faut étudier une série de passages de son corpus qui, à première vue, se refusent à rentrer dans un tel cadre exégétique. Ces textes hypothèquent en effet notre lecture, à un double titre. À supposer même que l’existence d’une ligne d’interprétation « essentialiste » chez Alexandre soit accordée100, ils confirmeront le lecteur éclectique dans son scepticisme à l’égard des projets philosophiques trop tranchés : « prédicatif » quand il s’agit d’interpréter les Catgories, « idéaliste » dans sa lecture de De anima II 1–2, « individualiste » dans certains passages de Mtaph., Alexandre n’interpréterait jamais les textes que localement. Pour d’aucuns, c’est l’Exégète qui ne sera pas à la hauteur du génie obscur du Philosophe ; pour d’autres, c’est Aristote lui-même qu’il faudra taxer d’inconstance, Alexandre n’ayant quant lui jamais dévié de son but, à savoir : non pas défendre coûte que coûte une option philosophique, mais expliquer, fussent-ils contradictoires, tous les textes du Maître. Ainsi qu’on l’a suggéré au précédent chapitre, les objections à un « essentialisme » d’Alexandre peuvent provenir de deux lectures diverses mais au fond convergentes. La première s’appuie sur le « matérialisme » qu’Alexandre aurait hérité des premiers commentateurs pour dénier à son œuvre toute hypertrophie de la forme. Même si plus personne aujourd’hui ne croit à la version forte de cette thèse, telle qu’elle se trouvait dans le premier livre de Paul Moraux, une version « faible » ne serait en soi pas absurde, qui renverserait le rapport instauré par Moraux entre les deux héritages d’Alexandre. On dirait alors que l’Exégète, bien qu’ayant recentré l’aristotélisme sur son noyau hylémorphiste, n’aurait pas su en éliminer toute trace de matérialisme hellénistique. Par là, l’on peut entendre aussi bien un reste d’interprétation « prédicative », selon laquelle la forme est au fond une qualité, essentielle certes, mais une qualité quand même, du substrat, qu’une transmutation de ces doctrines en une interprétation « individualiste ». Notre tâche est dès le départ malaisée, car elle ne peut prendre appui que sur les textes 99 Cf. infra, chap. V–VIII. 100 Cf. supra, p. 30, n. 96.

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Chapitre II — « Les parties de la substance sont des substances »

dits « personnels » d’Alexandre, Mantissa et Quaestiones au premier chef. Or ceux-ci recèlent un triple danger : ils ne sont probablement pas tous, ni tous entièrement, authentiques ; la thèse qu’ils défendent n’épouse pas forcément les convictions d’Alexandre ; ils sont souvent réfutatifs et peuvent donc, pour les besoins de la cause, radicaliser une position exprimée en général plus souplement par Alexandre, voire recourir à des arguments ad hominem qui ne sont guère transposables au plan des interprétations d’ensemble de l’Exégète.

§ 1. Ordre de l’exposition et polémique anti-stoïcienne On doit à Klaus Wurm quelques pages remarquables sur Alexandre101. Selon cet auteur, Alexandre aurait rigidifié l’hylémorphisme du maître en opposant un principe corporel (le corps) et un principe incorporel (l’âme), sans comprendre le caractère unitif qu’imposait à leur liaison l’idée d’entéléchie. En interprétant aussi brutalement – pour parer au danger stoïcien – l’eidos principe d’être de la substance comme quelque chose d’incorporel, Alexandre aurait ouvert la voie à un rapprochement entre aristotélisme et platonisme, qui pouvait à son tour se solder soit par un éclectisme (chez des médio-platoniciens conciliateurs), soit par une dissolution de l’aristotélisme au profit du platonisme (chez des platoniciens de combat comme Plotin) 102. À vrai dire, ce grief général à l’encontre d’Alexandre peut se réclamer de plusieurs types de textes, principalement trois. Dans un premier groupe, Alexandre décrit la constitution des vivants animés de bas en haut, c’est-à-dire de la matière aux formes biologiques les plus complexes103. Dans un second groupe, il oppose l’âme-forme à la matière afin de réfuter la thèse stoïcienne de la matérialité de l’âme104. Enfin, dans un troisième groupe, Alexandre paraît dériver la substantialité de la forme de celle du composé105. On traitera ensemble les deux premiers groupes de textes, puis le troisième. Il suffit, pour comprendre les motivations d’Alexandre dans son De anima personnel ou dans la Mantissa § 1 (Sur l’me), de comparer leur organisation – 101 Wurm 1973, p. 181–193. 102 Notre époque, pour des raisons souvent peu avouables, est éclectique. On manque cependant beaucoup à ne voir chez tous les platoniciens antiques que la déclinaison d’une même attitude conciliatrice, Plotin ne différant plus des médioplatoniciens que par une intelligence supérieure des textes et des néoplatoniciens que par le caractère encore discret de l’interprétation du Parmnide comme clé du système. Pour une belle reconstitution de l’anti-aristotélisme foncier et quasi unique de Plotin, voir Chiaradonna 2005a. 103 Il s’agit de son De anima personnel et de Mantissa § 1. 104 Mantissa § 3. 105 Cf. en particulier les trois Quaestiones I 8, 17 et 26.

§ 1. Ordre de l’exposition et polémique anti-stoïcienne

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surtout celle, plus complète, du De anima – à celle des deux derniers livres du De anima d’Aristote. Le plan est, à un niveau général, identique, mais les démonstrations aristotéliciennes sont récrites pour être mises à la portée du « non spécialiste »106. On part de l’âme en elle-même, dont on donne une sorte de définition, puis l’on suit le déroulement des facultés, des plus primaires et communément partagées aux plus rares et raffinées. Alexandre, dans son De anima, coiffe le tout d’un développement sur la localisation de l’hégémonique qui s’explique dans le contexte de la psychologie de son temps107. Cette convergence générale fait ressortir les différences. On remarque tout d’abord à quel point le texte d’Alexandre est plus clair, plus discursif, que celui d’Aristote. Le mérite, il est vrai, en comparaison du De anima, est assez mince. Mais on note surtout l’insistance avec laquelle, dans la première partie de son traité – qui correspond grosso modo à De anima II 1–3 – Alexandre prend soin de fixer dans l’esprit du lecteur, visiblement peu au fait des théories aristotéliciennes, quelques notions simples sur le couple matière/forme108. Tout être possède une matière et une forme. Il suit de là qu’on admettra, au moins par induction, que l’animal possède une matière et une forme109. Et il est très vraisemblable que cette forme soit l’âme110. Si l’âme est dans le corps, ce n’est qu’au sens où une forme est en une matière et non selon quelque autre acception de l’« être dans »111. Ce statut n’est autre que celui qu’Aristote appelle « entéléchie première »112. Bref, Alexandre ne fait jusqu’ici qu’exposer les idées essentielles de De anima II 1 sur un mode pédagogique et simplifié. Il serait par conséquent fort périlleux de se fonder sur des expressions dualistes ou privilégiant le composé sur la forme pour en reconstituer quoi que ce soit des thèses « personnelles » d’Alexandre. La prise en compte du texte aristotélicien sous-jacent est en soi un très bon indice que le début du De anima d’Alexandre est une récriture dualisante – parce que didactique et anti-

106 Je souscris entièrement au jugement d’Accattino et Donini 1996, p. XI : « Il risultato della riduzione operata rispetto al commentario è perciò di averci dato un’esposizione relativamente semplificata della teoria psicologica di Aristotele, priva degli aspetti più tecnici e muta sui passi più oscuri del testo del maestro. Sembra chiaro che il libro di Alessandro doveva essere destinato a un pubblico di lettori meno specializzati e meno tecnicamente preparati di quelli che avrebbero potuto accedere al commentario continuo ». 107 C’est l’un des lieux classiques du débat avec les Stoïciens. Voir cependant aussi infra, p. 163, n. 470, pour le pedigree aristotélicien de la question. 108 Cf. Alexandre, De anima, 2.25–9.26. 109 Ibid., 9.26–10.3. 110 Ibid., 10.3–5. 111 Ibid., 10.10–14 et 13.9–15.29. 112 Ibid., 15.29 sqq.

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Chapitre II — « Les parties de la substance sont des substances »

stoïcienne113 – de l’hylémorphisme du Maître. Soit Alexandre n’a rien saisi du De anima d’Aristote, soit on ne peut s’appuyer sur son De anima pour démontrer quoi que ce soit de ses thèses ontologiques. De manière générale, on comprend bien qu’aucun aristotélicien ne peut, confronté à son lecteur novice, commencer par lui parler d’entéléchie première du corps naturel organique. Pour nous, la découverte des principes doit être au moins partiellement inductive, c’est-à-dire remonter d’une opposition matière/ forme des objets qui nous entourent, qu’on considérera eux comme donnés. Le lecteur novice a déjà rencontré des s¼moka, jamais d’eUdg. En outre, tout exposé clair est supposé respecter la syntaxe naturelle et les lois élémentaires de la prédication. On ne dit pas que la couleur rouge est sur la pomme, encore moins que tel ensemble de déterminations spatio-temporelles est ce que l’on appelle communément une pomme. On dit que la pomme est rouge. Ce n’est qu’ensuite qu’on édifiera si l’on veut une ontologie où « p-om-m-e » sera la dénomination d’un faisceau de déterminations physiques. Il pourrait en aller exactement de même pour Alexandre. S’il est vrai qu’une compréhension rigoureuse de l’hylémorphisme interdit de concevoir le rapport matière-forme sur le mode de la prédication sujet-attribut, mais s’il est vrai aussi que la façon naturelle de parler consiste à aligner les deux couples, on en déduit que toute présentation sommaire de l’hylémorphisme pèche presque nécessairement de ce point de vue. Personne ne peut exiger d’un professeur, fût-il Alexandre, qu’il introduise un novice à l’étude de l’âme en lui expliquant qu’il faut commencer par inverser ses habitudes prédicationnelles. J’en viens à l’autre groupe de textes, non pas introductifs et didactiques, mais spécifiquement polémiques114. Au cours de sa réfutation des Stoïciens sur le thème de la corporalité de l’âme, Alexandre évoque l’argument suivant115 : … si un corps ne diffère en rien d’un corps en tant que corps, mais qu’il en diffère par le fait d’avoir une âme, l’âme n’est pas corps.

Comme le remarque K. Wurm, Alexandre interprète ici le corps comme la matérialité, l’eidos comme forme, dans la ligne de la doctrine aristotélicienne de la substance comme composé. Cette antithèse, remarque Wurm, ne prendrait pas assez en compte le fait que le corps, sans son eidos, est pure potentialité. Alexandre défendrait son absolutisation du rapport âme-corps en l’étendant à tout type de rapport forme-matière. Ainsi, même si l’on objectait que les corps, bien qu’indifférenciés en tant que corps, ont toutefois entre eux un principe de distinction, Alexandre insiste sur le fait que celui-ci, qui réside dans leurs 113 La polémique anti-stoïcienne impose de rigidifier les scissions : corps/incorporel, matière/forme. 114 À la différence du De anima d’Alexandre qui ne l’est que marginalement. 115 Alexandre, Mantissa § 3, 116.18–20 : 5ti eQ s_la s¾lator Ø s_la oqd³m diav´qei, t` d³ xuwµm 5weim diav´qei, oqj 5stim B xuwµ s_la.

§ 1. Ordre de l’exposition et polémique anti-stoïcienne

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différences et leurs formes propres, est immatériel. Bref, « Alexandre abstrait simplement l’ensemble de la constitution du corps de sa simple donnée (Gegebenheit) et ne tient pas compte du fait que la matérialité en tant que telle contribue à la forme individuelle de l’étant »116. Cette scission s’accompagnerait d’une transformation dans l’interprétation des catégories. Alors que chez Aristote, il s’agissait avant tout de fonder dans les formes (Formen) de l’être apparaissant dans le langage la conformation (Gestalt) des mus, Alexandre interpréterait quant à lui les catégories comme une classification de l’être, c’està-dire dans le sens le plus rigide du traité des Catgories (par opposition, s’entend, à l’usage souple qui en est fait dans les traités physiques) 117. La conclusion est inévitable : il y a une opposition latente entre Aristote, dont la doctrine de l’âme-entéléchie sauve la laxité nécessaire à la définition des êtres de puissance et de mouvement au détriment d’une saine saisie discursive et Alexandre, qui fixe discursivement les deux termes de l’opposition mais qui, par cela même, transforme une doctrine ductile en un code rigide118. La lecture de Wurm pourrait cependant ne pas prendre assez en compte le statut particulier de Mantissa § 3 d’où la citation est tirée. Certes, on accordera qu’Alexandre rigidifie la souplesse de l’hylémorphisme aristotélicien et qu’il interprète, sans beaucoup d’états d’âme, les catégories comme un classement figé119. Il y avait là une nécessité stratégique, dictée par le débat avec les autres 116 Wurm 1973, p. 182. 117 Ibid., p. 192–193. 118 Pour anticiper sur nos conclusions (cf. chap. XI), il semble bien qu’Alexandre soit confronté à ce dilemme mais qu’à défaut de le résoudre, il l’utilise en tant que tel comme une pièce de son système du monde. La difficulté noétique devient indicatrice d’une scission ontologique réelle. 119 On remarquera d’ailleurs que ce glissement n’est pas entièrement subi par Alexandre mais, dans une certaine mesure, construit. Il relève en effet d’une nouvelle tâche qu’Alexandre semble assigner ici et là à la métaphysique, celle de connaître les espèces, c’est-à-dire les genres de l’être (cf. en part. In Metaph. 245.12–19 et l’étude de Donini 2003 ; allusion probable à cette théorie aussi dans le commentaire de Metaph. D 10, 1018a 35–36 « puisque l’un et l’être se disent de plusieurs manières » : dans un passage il est vrai peu clair, Alexandre semble suggérer qu’il appartient au spécialiste de la philosophie première [toO pq¾tou vikosºvou] d’examiner les catégories). Il s’agirait en quelque sorte d’un traitement ontologique, et non logique comme en Cat., des catégories. Ce glissement lui-même s’explique dans le cadre d’une théorie de la métaphysique comme science de l’être et de la science comme une discipline « définissante et démonstrative » (cf. In Metaph. 191.15–196.12 et Bonelli 2001, p. 76–78). L’intérêt de la suggestion que la métaphysique doit s’occuper de la définition des grands genres de l’être, pour ensuite en démontrer les attributs principaux, est que ces genres sont conçus comme des entités par soi immatérielles (cf. infra, p. 73), dont la connaissance définitionnelle peut donc en droit être parfaite (à la différence, comme on le verra, de celle des formes matérielles abstraites). Cette perfection rapprocherait alors de manière décisive la structure de l’ontologie de celle des mathématiques, dont les

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Chapitre II — « Les parties de la substance sont des substances »

écoles, et une nécessité historique plus générale (quoique non sans rapport), liée à la démotisation du débat philosophique. Il reste qu’on ne saurait prendre telles quelles des déclarations apparaissant au détour d’une réfutation des Stoïciens sur la matérialité de l’âme. Pour pouvoir même engager le débat, Alexandre est déjà contraint de séparer âme et matière – et de ne bien sûr pas trop insister sur les raffinements de l’hylémorphisme. Pour une raison de clarté tout d’abord, le langage de l’hylémorphisme étant fort délicat ; pour une raison d’opportunité tactique en second lieu, puisque l’hylémorphisme rapproche l’âme de la matière et, mal compris, pourraît sembler confirmer la thèse stoïcienne. K. Wurm demeurait, dans son approche d’Alexandre, influencé par les thèses de P. Moraux, elles-mêmes reprises entretemps avec approbation par Ph. Merlan120. Révélateur est cependant le fait que jamais ces auteurs ne s’interrogent véritablement sur le statut du texte dont ils tirent les développements d’Alexandre les plus proches de l’exégèse du premier Péripatos. L’éventuelle position d’Alexandre y apparaît d’ailleurs si peu clairement qu’elle a pu être interprétée aussi bien comme un « prédicativisme » dans la ligne de Boéthos (eidos comme prédicat qualitatif de la substance individuelle) que comme un « individualisme », l’eidos étant alors individuel et conçu dans sa liaison sans confusion avec une matière individuelle. Alexandre serait alors à l’origine de la thèse médiévale associée généralement au nom de Duns Scot. Ainsi, H. Steinfath s’appuie (lui aussi) sur Mantissa § 3, 116.27–31 pour suggérer qu’on aurait avec Alexandre « une sorte de position ‘individualiste’ plutôt irréfléchie, du fait qu’elle reste attachée à des représentations fortement concrétistes, selon lesquelles l’individu serait composé, comme à partir d’éléments, d’une matière individuelle et d’une forme individuelle, et du fait qu’elle s’appuie sur la séparation, courante chez les Stoïciens, entre Étant et Pensé, en sorte que l’eWdor serait individuel en tant qu’élément du s_la et définitions sont elles aussi parfaitement connues. Une telle formalisation des choses permettrait de faire droit à la thématique du Protreptique – à laquelle Alexandre reconnaît un rôle fondamental, cf. Rashed 2000 – de la simplicité, de la priorité et de la facilité de la science de l’être en tant qu’être. Sur ce point, voir Aubenque 1966, p. 51. Que l’étude des catégories ne relève pas de la logique sera par la suite une thèse fondamentale d’Avicenne. Cf. Bodéüs 1993. 120 Wurm 1973, p. 192, n. 40, cite, en confirmation de son développement, Moraux 1942, p. 37–43 (« valeur des théories d’Alexandre au point de vue aristotélicien ») et Merlan 1965, p. 109–110, qui rapproche la position supposée matérialiste et tendant au nominalisme d’Alexandre de la position de Boéthos. Je ne suis qu’à moitié d’accord avec l’idée que la thèse de Boéthos soit une simple « Abweichung » par rapport au point de vue aristotélicien. Il y a une évidente tension dans l’aristotélisme, que chaque auteur a tenté de résoudre à sa manière. Bref, les commentateurs, sans doute moins profonds que le Maître, furent néanmoins plus systématiques et même conséquents. C’est tout leur intérêt.

§ 1. Ordre de l’exposition et polémique anti-stoïcienne

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général en tant que produit de l’abstraction »121. La thèse initiale qu’Alexandre oppose aux Stoïciens est qu’un corps en tant que corps ne diffère pas d’un corps en tant que corps, mais en tant qu’il abrite une forme incorporelle 122. Objection : un corps diffère d’un autre corps non pas par quelque principe formel, mais en tant qu’il est un certain corps. C’est cela qu’Alexandre réfute dans le passage qui nous intéresse123 : Mais si quelqu’un disait qu’un corps diffère d’un corps non pas selon le corps commun, mais que c’est en tant qu’il est un certain corps que chacun d’eux diffère, il faut dire que l’individualité de chacun des corps relève de ses différences propres et de ses formes propres (paq± t±r oQje¸ar diavoq±r ja· t± oQje?a eUdg), différentes les unes des autres, et que celles-ci sont incorporelles.

Il nous semble que pour pouvoir, avec Steinfath, parler ici de forme individuelle, il faudrait que les corps évoqués par Alexandre soient clairement des individus de même espèce. Mais le parallèle avec d’autres textes d’Alexandre non pris en considération par Steinfath l’exclut124. Les différences et les formes sont ici entendues seulement comme les caractères formels par lesquels tel type de corps (par exemple l’or) diffère de tel autre type de corps (le bois). Ici, l’âme comme forme permet de distinguer en gnral le corps animé du corps inanimé, mais il n’y a pas trace, chez Alexandre, de l’idée selon laquelle l’âme serait ellemême individuelle en chaque être animé. Il y a tout au plus une ambiguïté attenante à la confusion entre indiscernabilité et distinction spatiale et/ou temporelle. C’est même le point où l’essentialisme d’Alexandre s’écarte d’une interprétation « idéaliste » extrême, pour laquelle la question de la pluralité des individus et de la pluralité interne à chaque individu ne se pose même plus125. Jamais Alexandre n’irait aussi loin, cela n’aurait tout bonnement aucun sens pour lui, si tant est qu’il s’efforce de mettre sur pied, au moins autant qu’une « ontologie », une cosmologie cohérente. Mais ce réductionnisme forcené est de toute évidence le talon d’Achille de la lecture « idéaliste », dont il constitue la conséquence la plus extrême et la plus indésirable126. On ne peut donc tirer de son absence chez Alexandre un argument décisif 127. Ensuite, le composé, s’il est certes une conséquence

121 Steinfath 1991, p. 237, n. 1. Sur ce qu’il faut réellement entendre par forme « individuelle » chez Alexandre, voir infra, p. 246–250. 122 Mantissa 116.20–25. 123 Alexandre, Mantissa § 3, 116.27–31. 124 Cf. Alexandre, Mantissa § 1, 101.18–28 et In de sensu, 73.4–30. 125 Cf. supra, p. 5, n. 17. 126 Cf. Steinfath 1991, p. 144–145. 127 M’objectera-t-on ici de faire bon marché de mon présupposé systémique ? Il est vrai qu’en toute rigueur, Alexandre ne devrait renoncer à aucune conséquence de son point de départ « idéaliste ». Mais la question de l’unité est la limite structurante externe de

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Chapitre II — « Les parties de la substance sont des substances »

physique de l’activité de la forme, n’est pas seulement une autre façon de dire la forme, une « forme en tant que … ». Il n’y aurait sinon là qu’une redondance verbale, ce qu’Aristote lui-même ne sous-entend jamais, ni en Eta, ni même en Zeta, ni à plus forte raison ailleurs. Il y a une opposition plus que modale entre la forme et ce qui n’est pas elle qui explique que, comme Alexandre le dit dans son De anima, « ce n’est pas l’âme elle-même qui se promène ni qui prend part à un combat de lutte, mais l’homme qui la possède »128. De telles déclarations, on le montrera plus loin, sont cependant moins à mettre sur le compte d’un « prédicativisme » ou d’un « individualisme » d’Alexandre que d’une distinction entre universel et nature commune, fondée à son tour sur un remodelage de la structure fondamentale de la prédication.

§ 2. La forme partie de la substance ? Il reste donc que si nous éprouvons une difficulté à situer la position d’Alexandre, cela nous paraît moins dû à la situation historique – dans le cadre de l’école péripatéticienne – où se déploie son exégèse qu’à la superposition de deux niveaux aristotéliciens de description du réel. Bien sûr, Alexandre succède à des générations de commentateurs Catgories-centristes, que leur interprétation « prédicative » de la doctrine de la substance conduisait à niveler la prédication de l’eidos sur celle des catégories accidentelles129. Si cependant il semble parfois s’en rapprocher pour des raisons qui ne seraient pas simplement didactiques ou polémiques, ce n’est pas tant par fidélité ou inertie inconsciente, que parce qu’elle-même se rapproche d’un aspect de l’ontologie d’Aristote. Alexandre n’ayant jamais songé à frapper les Catgories d’inauthenticité, il fallait interpréter le projet de cette œuvre dans un sens qui ne s’opposât pas à la connaissance du réel (hylémorphique) fournie par les traités physiques et métaphysiques d’Aristote. La seule solution était dans ces conditions d’insister sur la teneur sémantique des Catgories, soit sur la façon dont cette œuvre décrit moins la structure profonde des choses que les régularités, certes bien fondées, des apparences. Alors que Boéthos et consorts prennent les Catgories pour seul guide du réel, ce traité se borne à décrire l’être-au-monde des individus. Il traite des critères subjectifs (pour nous) mais non objectifs (en soi) de la substantialité, ce qui revient à dire qu’il parle des substances, mais non, véritablement, de la substantialité. Or la tâche du philosophe est de distinguer la substance en tant que principe d’être et la substance en tant qu’être. Cette l’interprétation idéaliste, non un objet systémique totalement interne à la cosmologie abstraite. Voir infra, chap. XI. 128 Mantissa § 1, 104.36–37. 129 Cf. supra, p. 18 sqq.

§ 2. La forme partie de la substance ?

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distinction explique qu’Aristote puisse aussi aisément dire que la forme, la matière et le composé sont substances, que rechercher celui des trois candidats qui est le plus substance130. Il faut tout également distinguer, chez Alexandre, la position de fait que la substance se dit de trois manières, de l’identification avec la forme, ou le substrat, du noyau causal de la substance. On souligne qu’il ne s’agit pas là de dire que toutes les interprétations sont plus ou moins justifiées. Je peux dire, avec Cat., que l’individu est substance sans identifier le moins du monde la substantialité au fait d’être un individu. La véritable difficulté qui se pose à l’interprétation, ancienne ou contemporaine, n’est pas de reconnaître qu’Alexandre admet, en suivant Aristote, la triple acception de la substance ; c’est bien plutôt de déterminer ce qui pour lui constitue le critère véritable de la substantialité de la substance. La réponse à ces interrogations ne pourra venir qu’une fois les textes les plus significatifs dûment recensés et analysés. On s’aperçoit vite que le nœud du débat consiste en une utilisation, faite ici et là par Alexandre, de la phrase où Aristote expliquait ce qu’il fallait entendre par « dans un sujet » : « j’appelle ‘dans un sujet’ ce qui existe dans quelque chose non à la façon d’une partie, auquel il est impossible d’être séparé de ce dans lequel il est »131. Dans la combinatoire d’Aristote, cette phrase visait à opposer deux types d’items « dans un sujet », les généralités abstraites et les particularités abstraites, à deux types d’items non « dans un sujet », les espèces (incluant genres et différences) et les individus. La structure même de la phrase citée indique qu’Aristote considérait que les « parties » sont « dans une sujet ». Si donc elles ne figurent à aucune place dans le tableau, c’est parce qu’elles sont moins réellement fondées que les quatre cases ainsi dégagées132. Quelles sont ces mystérieuses « parties » ? L’interprétation la plus naturelle est d’y reconnaître, dans le cas des vivants, leurs différents organes – qu’Aristote désigne communément sous cette appellation133. Toutefois, dans une série de 130 Comparer, à Metaph. F 1–2 qui s’enquiert de la substance absolument, l’énoncé de F 3, 1028b 33–36, qui évoque la substance de quelque chose. Cf. Menn 2001, p. 87. 131 Cat. 2, 1a 24–25. 132 Quoi qu’en pense l’opinion courante (cf. n. suivante). Ce sera d’ailleurs également l’une des thèses centrales de Zeta 10–16. Sur le problème aristotélicien de la substantialité des parties, voir infra, p. 151–152. 133 Cf. Cat. 5, 3a 29–32 et Bodéüs 2002, p. 12, n. 8. La mention du cas spécial des parties organiques en 1a 24–25 viserait à ne pas heurter une opinion commune, rappelée en Phys. II 1, 192b 9 ; Cael. III 1, 298a 32 ; Metaph. D 8, 1017b 12 ; F 2, 1028b 9–13 ; G 1, 1042a 9–11 : les parties organiques de la substance animale sont des substances. C’est dans ce cadre précis que s’explique le passage 3a 29–32 (traduit infra, n. 136). Après avoir exposé que la différence n’était pas substance, Aristote songe qu’on pourrait lui objecter que ce statut (à la fois « partie » de la substance et non substance) menace notre admission antérieure de la substantialité des parties. Il tient donc à souligner que ce n’est pas le cas, et que l’« inhérence » de la différence n’a rien à voir avec celle des parties

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textes, Alexandre y voit manifestement une désignation de la matière et de la forme de la substance composée. Avant même de les aborder en détail, une première constatation : si Aristote faisait rentrer la forme sous cette désignation, il faudrait conclure que Cat. à la fois admet son existence et ne la jugerait pas assez « réelle »134 pour la faire figurer dans l’une des quatre cases du tableau. Si donc Alexandre soutient que l’eidos-forme est l’une de ces « parties » exclues par la définition étroite de l’in subjecto, il doit du même coup affronter la conséquence suivante : l’eWdor, i.e. – comme il le dit si souvent – ce en fonction de quoi les emta sont, ne se range lui-même sous aucun des quatre types d’emta distingués en Cat. 2. Cela l’invitait dès lors à tenir pour nécessaire une autre ontologie, déterminée par d’autres critères de substantialité. En second lieu, pour peu qu’on admette – comme le fait l’Exégète135 – l’identité sémantique entre la différence et la forme hylémorphique, cette interprétation menace la lettre de Cat. Certes, la différence n’est qu’une qualification du genre, tandis que la forme est quelque chose de réel « dans » la substance composée. Mais cette qualification du genre n’en est une qu’en tant qu’elle signifie un certain état hylémorphique. Il y a donc une difficulté textuelle à expliquer, dans ce cadre, Cat. 5, 3a 29–32136. La majorité des occurrences d’une telle thèse apparaît dans trois textes où Alexandre se fixe pour objectif de démontrer que « la forme n’est pas dans la matière comme dans un sujet (lµ eWmai t¹ eWdor 1m t0 vk, ¢r 1m rpojeil´m\). Il s’agit des Quaestiones I 8, I 17 et I 26. On peut commencer par les Quaestiones I 17 et 26, qui circonscrivent l’argument dans des limites apparentes. I 17 est particulièrement brève et sa forme assez pauvrement dialectique interdit sans doute toute conclusion tranchée quant à la thèse d’Alexandre. Remarquons tout d’abord que le titre de la Quaestio dans le Marcianus gr. 258 (manuscrit archétype) jure avec le début du texte. Selon le titre, il s’agirait, comme dans la Quaestio I 8, de démontrer que « la forme n’est pas dans la matière comme dans un sujet ». Mais le texte montre en fait plutôt que l’inhérence de la forme à son substrat, quel qu’il soit, n’est pas un cas d’inhérence « dans un sujet ». C’est la raison pour laquelle Alexandre commence par diviser les types de substrats possibles en trois, (1) matière première, (2) corps dont la forme sur laquelle on s’interroge est la forme, et (3) organiques. Pour une autre interprétation, plus proche des commentateurs anciens, voir Frede 1987, p. 61–62. 134 Cf. Cat. 1a 20 : t_m emtym t± l³m jtk. 135 Cf. infra, p. 75 sqq. 136 « Par ailleurs, il ne faut pas nous inquiéter des parties des substances qui prennent place, comme en des sujets, dans le tout qu’elles constituent. Il n’y a pas à redouter de nous voir contraints de nier qu’elles soient des substances, car ce n’est pas de cette façon-là qu’on parlait des choses qui prennent place dans un sujet, c’est-à-dire de celles qui sont, à titre de parties, en quelque chose » (trad. Bodéüs 2002, p. 12).

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corps qui se transforme dans le corps précédemment cité. On a là les trois acceptions aristotéliciennes possibles de la matière : cadre cosmique, substrat statique (point de vue de l’être) et substrat dynamique (point de vue de la genèse). Il s’agit donc, dans les cas (2) et (3), d’une « matière » en relation à une forme soit « interne » soit « externe ». Nous ne nous attacherons pas ici au détail de l’argumentation et de la distinction des cas (2) et (3). Qu’il nous suffise de remarquer que l’argument des parties de la substance n’apparaît que dans leur discussion et non dans celle du cas (1), l’éventuelle inhérence d’une forme à la matière première137. Alexandre ne s’explique malheureusement pas sur le rapport entre (1) et (2)–(3) : s’agit-il selon lui de situations physiques différentes, ou de différents points de vue sur la même situation ? À cette question s’ajoute l’ambiguïté du recours à l’argument des parties de la substance : Alexandre le présente, dans le cas (2) en particulier, comme une réponse close sur elle-même. Or comme nous allons le voir immédiatement, il juge nécessaire, dans la Quaestio I 8, de mentionner une critique, qui lui permettra d’affiner sa première solution en la transférant au domaine physique. Bref, le présent développement a tout l’air d’une esquisse. La Quaestio I 26, sur laquelle nous reviendrons plus longuement par la suite138, n’introduit pas à proprement parler l’argument selon lequel « les parties de la substance sont des substances » mais se contente de s’appuyer (implicitement) sur Cat. 2, 1a 24–25 pour affirmer que la forme, étant une partie du sujet, ne saurait être « dans un sujet », c’est-à-dire relever de la définition logique étroite de l’inhérence. Simple argument d’autorité. La question de la priorité ontologique est donc neutralisée : rien ne permet de dire si c’est la substantialité première et fondamentale du composé (= la substance première de Cat.) qui reflue sur ses parties, ou si c’est la substantialité éminente de la forme qui confère la sienne, dérivée, à l’ensemble de la zone matérielle spatiotemporelle où elle exerce son dynamisme139. Venons-en maintenant à la Quaestio I 8. C’est le texte le plus développé sur le sujet transmis dans le corpus des Quaestiones, celui donc qui a le plus de chances de nous renseigner sur la thèse d’Alexandre. Ce dernier commence par rappeler une solution en termes de contribution à l’être du sujet. Si une réalité X contribue à l’être du sujet S, elle n’est pas en lui comme « dans un sujet ». Une objection visiblement bien connue – elle est sous-jacente à l’ontologie de Boéthos – consiste à dire que les catégories accidentelles contribuent à l’être de la substance140. C’est cette critique qui conduit Alexandre à la surinterprétation de la mention de la « partie » en Cat. 2, 1a 24–25. Remarquant que la forme est 137 138 139 140

Inhérence qu’Alexandre évoque au moins une fois. Cf. infra, p. 186–187. Cf. infra, p. 217 sqq. Il en va de même du développement d’Alexandre, De anima 18.10–27. Cf. supra, p. 25, n. 82.

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partie du composé, Alexandre propose dans un premier temps de voir dans cette distinction d’Aristote le nerf de la solution, qui seule à ce stade permet de ne pas faire de la forme une détermination parmi d’autres. Voici une traduction de ce premier développement141 : Concernant le fait que la forme n’est pas dans la matière comme dans un sujet, ni l’âme dans le corps, il avait été dit que la forme était une cause pour la réalisation en acte de la matière (celle-ci ne pouvant être dans l’existence séparément de la forme), tandis que ce qui est dans un sujet est dans quelque chose étant en acte, qui peut être également séparément de ce qui est en lui comme dans un sujet. À cette solution s’opposait cependant le fait que les accidents aussi bien concouraient à l’existence des corps, si du moins il est nécessaire que tout corps soit avec quelque figure et couleur, et que l’on reconnaît que ces déterminations sont dans le corps comme dans un sujet. Il ne suffit donc pas, pour ne pas être dans quelque sujet, de concourir à l’existence de ce sujet lui-même. — Ou bien : si, d’une part, quelque chose contribue purement et simplement au fait que quelque chose existe, il n’y a pas d’empêchement à ce que celle-là soit dans celle-ci comme dans un sujet, comme il a été montré dans le cas du corps et de la qualité, séparément de laquelle il est impossible que quelque corps existe ; mais si, d’autre part, quelque chose contribue comme partie à l’être de ce dans quoi elle est, elle ne peut être dans cela dont elle est une partie comme dans un sujet. Or la forme paraît bien contribuer comme une partie à ce dans quoi elle est.

Après quelques considérations méthodologiques fort intéressantes, mais que nous pouvons laisser pour l’instant de côté, Alexandre confirme l’ancrage de sa discussion dans les Catgories, en soulignant que s’il n’y a guère de sens à dire que la forme est dans la matière, puisque celle-ci, prise en tant que telle, est amorphe, la forme est bel et bien dans le composé – qu’Alexandre identifie évidemment à la substance première des Catgories – et elle y est à titre de partie142. Alexandre paraît donc accorder ici une certaine primauté au composé sur la forme. La logique de son analyse présuppose en effet que l’on se donne d’abord le composé, puis que l’on se demande de quelle manière la forme y est présente. On reviendra un peu plus bas sur ce point. 141 Alexandre, Quaestiones, 17.8–22 : pq¹r t¹ lµ eWmai t¹ eWdor 1m t0 vk, ¢r 1m rpojeil´m\, lgd³ tµm xuwµm 1m t` s¾lati Gm kecºlemom, fti pq¹r t¹ eWmai t0 vk, 1meqce¸ô t¹ eWdor aUtiom (oq c±q oXºm te eWmai aqtµm 1m rpost²sei wyq·r toO eUdour), t¹ d’ 1m rpojeil´m\ cm 5m tim¸ 1stim 1meqce¸ô emti d d¼matai eWmai ja· wyq·r toO 1m rpojeil´m\ aqt` emtor. pq¹r d !mt´piptem t¹ ja· t± s¾lata boghe?shai l³m pq¹r t¹ eWmai 1m rpost²sei rp¹ t_m sulbebgjºtym, eU ce p÷m s_la !m²cjg let± sw¶lator eWma¸ timor ja· wq¾lator, blokoce?shai d³ taOta 1m rpojeil´m\ eWmai t` s¾lati. oqj autaqjer owm pq¹r t¹ lµ eWmai 1m rpojeil´m\ tim· t¹ sumteke?m t` rpojeil´m\ aqt` eQr t¹ eWmai 1m rpost²sei. C eQ l´m ti "pk_r sumteke? timi eQr t¹ eWmai 1m rpost²sei, oq jej¾kutai toOto 1m rpojeil´m\ eWmai aqt`, ¢r 1de¸whg 1p· toO s¾lator ja· t/r poiºtgtor, Hr wyq·r !d¼matom eWma¸ ti 1m rpost²sei s_la7 eQ d´ ti eUg ¢r l´qor sumtekoOm to¼t\ 1m è 1sti, toOto oqw oXºm te 1m rpojeil´m\ eWmai to¼t\ ox 1sti l´qor. t¹ d³ eWdor to¼t\ 1m è 1stim, ¢r l´qor sumtekoOm va¸metai.

142 Ibid., 17.29–18.4.

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Alexandre introduit à ce stade une objection particulièrement intéressante, car elle concerne en fait la signification du terme « partie ». Celui-ci est notoirement vague – dès lors qu’une partie n’est pas déterminable de manière simplement locale – et rien n’empêche alors que l’on considère le blanc comme partie de l’objet blanc. La distinction entre forme et détermination échouerait donc une nouvelle fois. Pour esquiver cette contre-attaque, Alexandre n’a pas d’autre solution que de préciser les prémisses hylémorphiques du problème, c’est-à-dire d’assimiler la forme et la différence spécifiante. On opposera ce qui contribue à la sauvegarde du composé hylémorphique de ce qui l’affecte sans le dépouiller de son identité substantielle143. Les termes sont ceux de Gen. Corr. I 4 et, plus profondément, comme on le verra, de Top. VI 6. La thématique est développée également en Iota 9144. Alors que la blancheur ou même la culture seront des propriétés de la matière, l’âme de l’homme constituera son logos, en tant que directement liée à sa différence spécifiante. Si Alexandre prend lui-même la peine de mentionner cette objection sur le sens de la « partie » et d’y répondre par un renvoi à la structure hylémorphique des substances animées, il paraît difficilement croyable qu’il se soit satisfait de la réponse que son interprétation de Cat. 2, 1a 24–25 lui fournissait. Ce n’est pas le fait que la « partie » soit partie qui soutient l’argument ici à l’œuvre mais, bien plutôt, que l’eidos, en tant que différence spécifique, soit le soubassement prservant l’identité de la substance « composée ». Cette conclusion une fois tirée de la marche même du texte, pouvons-nous trouver un élément, dans l’introduction de l’argument des parties de la substance, qui la corrobore ? Un indice ténu nous est peut-être fourni par la façon dont la substance composée est introduite après le rejet de la matière prise en tant que telle. Les considérations méthodologiques qui précédaient consistaient à dire que dans le cadre de la présente recherche, il nous fallait « prendre » (17.29 : kabe?m ; cf. 17.23–24 : kabºmtar) un corps dans lequel la forme était présente et nous interroger sur la modalité de l’inhérence de l’eidos. Il y a là une démarche « didactique » comparable à celle du De anima et de Mantissa § 1. Alexandre applique ce précepte général en deux temps : « prenons » (17.31 : kalb²moito) tout d’abord la matière ; mais celle-ci, en tant que telle, est amorphe. En revanche, la forme semble inhérente au composé. Sélectionnons (17.33 : pqoweiqisal´mour) donc le composé plutôt que la matière. Mais « ce que nous pouvons bien prendre (17.34 : k²bylem) comme substance composée, la forme qui y est présente y est présente comme partie du composé-des-deux »145. L’insistance avec laquelle Alexandre insiste sur le caractère subjectivement 143 Cf. 18.14 : s`fom, qu’on comparera avec le texte de Simplicius cité supra, p. 25, n. 82. Sur le thème de la sauvegarde, voir infra, chap. V. 144 Cf. infra, p. 147 sqq. 145 Ibid. 17.34–18.1.

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déterminé de la démarche (f¶tgsir) qu’il propose ne paraît pas fortuit. Elle met en relief le caractère logique de cette première recherche, logique au sens où tous les outils de la science physique ne sont pas encore employés. Nous sommes encore dans le monde pour nous de Cat. Ce texte paraît donc un argument de poids en faveur d’une remise en cause, par Alexandre, du primat de Cat. Un passage de Mantissa § 5 vient toutefois compliquer les choses. Au cœur de ce court traité destiné à montrer, encore une fois, « que l’âme n’est pas dans un sujet », Alexandre s’interroge sur ce qui fait que l’âme, qui est une entéléchie, est substance. Sa réponse (corrompue dans l’archétype) est laconique : « de toutes celles des choses naturelles qui sont proprement des substances sont des substances ». Suit un développement qui, si l’on conserve le texte édité par Bruns, se laisse traduire ainsi146 : (1) Car les artefacts sont des substances non en ce qu’ils sont des artefacts, mais en ce que des corps naturels sont leur substrat. Ainsi, des êtres par nature, les formes et les entéléchies sont des substances, en tant que chacun d’eux est un telceci, comme terre et feu. Or d’une part l’animal est substance naturelle, et d’autre part ce qui est sa forme et son entéléchie, en tant qu’animal, c’est son âme. Par conséquent, cette dernière est substance. En effet, les substances proviennent de substances. En effet, une substance ne saurait provenir de non-substances. De sorte que puisque les substances naturelles proviennent de matière et de forme, la matière et la forme sont substances. (2) En outre, la substance naturelle provient d’une matière et d’une forme naturelles. Mais les choses desquelles la substance naturelle est composée, ces choses sont des substances. Par conséquent, la forme et la matière sont des substances naturelles. (3) En outre, si un propre de la substance est d’être le réceptacle des contraires alternativement, et que l’âme est le réceptacle des contraires alternativement (du vice et de la vertu), elle pourrait bien être substance.

On a là trois arguments qui présentent l’apparent paradoxe de démontrer, contre les premiers commentateurs d’Aristote, que l’âme est substance, mais dont le style de démonstration n’aurait pas déparé dans le cadre des exégèses anciennes. Le troisième, de ce point de vue, est frappant. Pourrait-on sérieusement imaginer qu’Alexandre pensait fonder sa thèse sur des raisons de 146 Mantissa § 5, 121.17–27 : ja· c±q t± tewmgt± oqs¸ai oq jah¹ tewmgt², !kk± jah¹ rpºjeitai aqto?r vusij± s¾lata7 t_m dµ v¼sei emtym t± eUdg ja· aR 1mtek´weiai oqs¸ai, jah² 1stim 6jastom aqt_m tºde ti, oXom c/, pOq. ja· t¹ f`om d³ vusijµ oqs¸a ja· 5stim eWdor aqtoO ja· 1mtek´weia, jah¹ f`om, B xuw¶. oqs¸a %qa ja· avtg. 1n oqsi_m c±q aR oqs¸ai. 1j c±q lµ oqsi_m oqj #m oqs¸a c´moito. ¦ste 1pe· 1n vkgr ja· eUdour aR vusija· oqs¸ai, B vkg ja· t¹ eWdor oqs¸ai. 5ti 1n vkgr ja· eUdour vusij_m B vusijµ oqs¸a. 1n ¨m d³ B vusijµ oqs¸a s¼cjeitai, oqs¸ai taOta. t¹ eWdor %qa ja· B vkg vusija· oqs¸ai. 5ti eQ oqs¸ar Udiom t¹ t_m 1mamt¸ym paq± l´qor eWmai dejtijºm, dejtijµ d³ ja· B xuwµ t_m 1mamt¸ym paq± l´qor ( jaj¸ar c±q ja· !qet/r), eUg #m oqs¸a.

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cet acabit147 ? Le deuxième vaut à peine mieux. Il s’agit d’une variation verbale sur le thème « les parties de la substance sont des substances ». Nous sommes donc ramenés à l’ambiguïté foncière, déjà notée, de cet argument. Tout est ainsi suspendu au premier paragraphe. Or, à bien le considérer, on décèle une certaine maladresse dans la façon dont il conduit son argumentation. La première partie du texte semble contenir un syllogisme de la forme suivante :

les formes-entéléchies des êtres naturels sont des substances ;

l’âme est forme-entéléchie de l’animal ;

l’âme est substance.

La relative difficulté dans l’appréciation de ce syllogisme tient dans la justification de

; Alexandre, de manière assez cryptique, l’explique ainsi : « en tant que chacun des êtres naturels est un tºde ti, comme terre et feu ». Quelle que soit la manière exacte dont on comprend ce membre de phrase, il paraît indéniable que le nerf de l’argument consiste à attribuer la substantialité épiphanique du composé à la substantialité nucléaire de la forme148. C’est la forme-entéléchie qui est responsable de la détermination (tºde ti) de la substance composée, donc de sa substantialité. Le raisonnement s’enchaîne alors comme suit : l’âme est la forme-entéléchie qui se confond avec le tºde ti qu’est l’animal. Or l’animal est substance en tant que tºde ti. Donc l’âme est substance. Il est clair que nous nous bornons ici à gloser assez fidèlement De anima II 1. Nous sommes donc à l’opposé, sur la carte des options exégétiques, d’une théorie dérivant en soi la substantialité de la forme de celle du composé. À ce stade, on a fini de démontrer que l’âme, qui est entéléchie, est substance. Alexandre énonce d’ailleurs en toutes lettres la conclusion du syllogisme : « Par conséquent, cette dernière est substance »149. Il est donc curieux de voir succéder un nouveau développement introduit par « en effet » (c²q), semblant apporter la justification de ce qui était pourtant la conclusion d’un syllogisme. Présentant maintenant la conclusion de l’argument précédent comme la thèse à démontrer, Alexandre la justifie en arguant de ce 147 Alexandre lui-même signale d’ailleurs son peu de prix. Cf. infra, p. 64 et 74, § [12]–[12’]. 148 On pourrait même intégrer deux légers changements dans le texte reçu qui renforceraient encore cette liaison : « Ainsi, des êtres par nature, les formes et les entéléchies sont des substances, formes et entéléchies en fonction desquelles [en lisant jah( $ pour jah±] chacun d’eux est un tel-ceci, comme terre et feu. Or d’une part l’animal est substance naturelle, et d’autre part ce qui est sa forme et son entéléchie, forme et entéléchie en fonction de quoi [en lisant jah( d pour jah¹] il est animal, c’est son âme ». Cette lecture ne fait toutefois qu’expliciter ce qui est latent jusques et y compris dans le texte communément reçu. 149 Mantissa § 5, 121.21.

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que l’âme, partie formelle du composé de matière et de forme, est substance, parce que les parties de la substance sont des substances et que le composé est la substance première de Cat. 5. Or non seulement cette nouvelle preuve est étrange, comme on l’a dit, du fait qu’elle se greffe sur une conclusion dûment démontrée, mais elle ne s’accorde pas avec le point de départ général de l’argument qui était de prouver la substantialité de l’âme en partant de sa nature d’entéléchie. Notons que cet argument vaut aussi bien pour les sections (2) et (3) du texte traduit. Est-il probable que ces passages ont été écrits par un élève malhabile ? Guère, car le thème « les parties de la substance sont des substances » réapparaît un peu plus bas, au moment d’expliquer pourquoi matière et forme, qui sont des parties du corps aussi bien, ne sont pas des corps150. Seules deux conclusions nous paraissent donc possibles : ou bien l’ensemble de Mantissa § 5 est un patchwork alexandrique composé par un élève juxtaposant des éléments épars trouvés dans les œuvres du maître. Le passage en sgleiyt´om151, en particulier, était aisément dérivable des commentaires authentiques de ce dernier. Ou alors, Alexandre est bien l’auteur de Mantissa § 5, mais il s’agit d’un recueil de notes inachevées ou négligentes. Un dernier passage, le seul dont nous soyons sûrs de l’authenticité, et par son contenu le plus décisif, doit être pris en considération152 : Chacun des deux [sc. la forme et la matière] est cependant substance. De même en effet que la matière l’est, la forme naturelle est substance. En effet, les parties de la substance sont substances, ou plutôt, parce que chacune d’elles est substance, le composé des deux est lui aussi substance et une certaine nature unique, non point comme les choses produites par un art, qui sont des substances selon le substrat et la matière, mais des qualités selon les formes.

Alexandre commence par avancer l’argument « les parties de la substance sont des substances », puis se reprend et souligne qu’en réalité, c’est bien plutôt parce que la forme et le composé sont des substances que le composé en est une. Ce texte nous délivre par là-même un indice précieux sur l’interprétation qu’Alexandre donnait d’un principe qui apparaît trop souvent de manière figée dans son œuvre. Ce n’est pas une éventuelle substantialité primordiale de la substance première de Cat. 5 qui se transmet à la forme et à la matière, mais l’inverse. L’argument, bien interprété, consiste donc à dire que si nous sommes autorisés – et nous le sommes – à considérer les substances individuelles 150 Cf. 122.4–5. 151 Mantissa § 5, 120.33–121.7. Cf. infra, chap. VI, p. 175. 152 Alexandre, De anima, 6.2–6 : oqs¸a l´mtoi 2j²teqom aqt_m. ¢r c±q B vkg, ovtyr d³ ja· t¹ vusij¹m eWdor oqs¸a. oqs¸ai c±q t± l´qg t/r oqs¸ar, l÷kkom d´, diºti 2j²teqom 1je¸mym oqs¸a, ja· t¹ 1n !lvo?m oqs¸a ja· l¸a tir v¼sir, oqw ¢r t± jat± t´wmgm cimºlema, $ jat± t¹ rpoje¸lemºm te ja· tµm vkgm eQs·m oqs¸ai, jat± d³ t± eUdg poiºtgter.

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comme des substances et non pas comme de simples agrégats matériels, c’est pour l’unique raison que des principes substantiels forts, la matière et la forme, agissent sur un plan plus caché, qu’il appartient au physicien d’élucider. Bref, Alexandre professe que la substance composée ne saurait s’expliquer autrement que comme une composition de substances, et non pas qu’elle ne saurait se diviser en autre chose que des substances. S’il y a une aporie pour Alexandre, c’est donc surtout celle de savoir comment concevoir le rapport entre une matière en tant que telle non déterminée et des formes qui elles le sont toujours. Il est possible que la solution d’Alexandre soit intolérablement rigide et dualiste. Rien cependant, à ce stade, ne le prouve encore, en particulier tant que l’on n’a pas reconstruit le cadre cosmologique où l’Exégète déploie son interprétation153. Un dernier argument, plus général, consiste à remarquer qu’en un sens – limité, cela va de soi – l’argument des parties de la substance est bien aristoACHTUNGREtéACHTUNGRElicien. Dans sa reconstitution préalable d’un aristotélisme idéal, où le rapport entre forme et matière se caractérise par son dynamisme créateur, K. Wurm n’a peut-être pas assez prêté attention à tous les textes où Aristote lui-même présentait l’opposition sous une forme assez figée, c’est-à-dire admettait l’existence de la matière sans davantage de façons. Selon Wurm, le slogan d’Alexandre – « les parties de la substance sont substances » – non seulement n’apparaîtrait pas tel quel chez Aristote, mais constituerait une dénaturation des théories du Philosophe. Car son antécédent aristotélicien ne serait pas « méréologique », mais génétique : l’idée qu’une substance ne saurait provenir que d’une substance serait tirée de Zeta 9, 1034b 16–19 et, dans ce contexte, elle est lignagière154. Il y aurait donc quelque chose de formel, voire de sophistique, à jouer sur l’homonymie de la préposition 1j155 pour en dériver qu’une substance ne saurait être compose que de substances. Il est probable qu’emporté par sa reconstitution de l’opposition entre le Philosophe et l’Exégète, Wurm l’ait quelque peu rigidifiée. Car l’argument des parties de la substance apparaît à plusieurs reprises dans le corpus aristotélicien, même si c’est toujours de manière biaisée. Dans le texte de Cat., il semble appelé par l’opinion commune voulant que les organes des substances animées soient des substances156. En A.Pr. I 32, il s’agit d’un exemple formel d’argument contraignant mais non syllogistique157. En Phys. I 6, Aristote paraît également le sous-entendre158. Surtout, toute la seconde partie du livre I 153 Pour une étude du rapport matière/forme du point de vue, décisif pour Alexandre, des modes respectifs de leur éternité, cf. infra, chap. IX. 154 Cf. Wurm 1973, p. 184–185 et n. 28. 155 Cf. Metaph. D 24. 156 Cat. 2, 1a 24–25. 157 Aristote, A.Pr. I 32, 47a 24–28. 158 Aristote, Phys. I 6, 189a 32–33.

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Chapitre II — « Les parties de la substance sont des substances »

consiste en une régression de la substance composée à ses « parties »159. Or, et c’est pour nous capital, Alexandre semble à chaque fois traiter le texte aristotélicien avec beaucoup de prudence. Dans son commentaire à A.Pr., Alexandre accepte la thèse d’Aristote mais n’identifie pas les parties de la substance à la forme et la matière160. Cette réserve est corroborée par le commentaire de Simplicius à Phys. I 6161. Bien que le néoplatonicien ne rappelle pas ici l’exégèse d’Alexandre, il ne soutient toutefois jamais l’identification de la matière et de la forme à des substances, ni ne donne aucun signe laissant croire qu’il prend position sur ce point contre Alexandre. Il s’appuie même sur Eudème. Or, comme il connaît vraisemblablement ce dernier via le commentaire d’Alexandre, il est probable que la thèse de Simplicius est un décalque de celle de l’Exégète. On ne peut dès lors que s’interroger sur l’importance de la place de ce principe dans l’ontologie personnelle d’Alexandre – qui, encore une fois, ne se confond pas nécessairement avec les thèses ontologiques énoncées dans les écrits dits personnels de notre auteur162. 159 Ce contexte me paraît plus proche des préoccupations d’Alexandre qu’un passage comme Metaph. D 24, 1023a 31–33, où Aristote affirme que l’un des sens de « tiré de » est « tiré du composé tiré de matière et de forme, à la façon dont du tout sont tirées les parties, de l’Iliade le chant et de la maison les pierres ». Il faut prendre garde que ce texte ne recense pas, parmi les sens de « tiré de », le rapport de la forme et de la matière au composé. La forme et la matière apparaissent seulement pour dcrire le composé, dont on tire quelque chose d’autre. Mais si l’on suit les exemples proposés par Aristote, ce qu’on tirera du composé sera plutôt ses organes, à la façon dont on tire des morceaux de mur (les pierres) du mur. Alexandre, In Metaph. 422.5–20, ne s’y est pas trompé. On notera un fait particulièrement intéressant : en In Metaph. D 24, alors qu’il aurait eu tout le loisir d’introduire l’analyse de la substance composée en forme et matière, Alexandre ne le fait jamais. Ainsi surtout, au moment de commenter l’idée que « la substance composée est tirée de la matière sensible » (1023b 1–2) Alexandre se borne à affirmer, par deux fois (422.34–36), que la « statue est tirée d’une matière sensible et d’une partie sensible » ; malgré le caractère inhabituel et obscur d’une telle glose, qui pourrait il est vrai faire songer à une corruption textuelle, Alexandre refuse de la préciser et surtout de suggérer que la substance sensible soit tirée d’une forme et d’une matière. Bref, il tient à opposer la composition de l’objet matériel d’un côté, de la forme d’un autre côté, sans introduire de mention de la forme dans la décomposition de l’objet matériel. Comparons maintenant, à ce commentaire rigoureux, De anima 11.14 sqq., où Alexandre présente une version réaménagée des « tiré de » pour aboutir à l’idée que le composé animal soit fait d’un corps et d’une âme. On a là un exemple frappant des infimes décalages (pace Accattino-Donini 1996, p. 123) qu’Alexandre peut introduire à des fins pédagogiques. Fazzo 2002, p. 94, n. 196, note avec justesse le décalage entre Alexandre, De anima et Aristote, Metaph., mais ne signale pas que dans son commentaire à cette dernière œuvre, Alexandre en respecte scrupuleusement les contours – ce qui permet seul, nous semble-t-il, d’apprécier la position du De anima à sa juste valeur. 160 Alexandre, In A.Pr. 346.26–347.14. Voir aussi Moraux 1979, p. 92–93 et n. 9. 161 Cf. Simplicius, In Phys. 201.17–202.2. 162 Cf. supra, p. 3.

§ 3. La Quaestio De la diffrence, II

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§ 3. La Quaestio De la diffrence, II Le passage le plus important où Alexandre fait référence au principe que « les parties de la substance sont des substances » constitue l’argument central d’une Quaestio conservée en arabe, destinée à établir que la différence de la substance relève de la catégorie de la substance. Bien que connu depuis plus d’un demisiècle, ce texte n’a fait l’objet ni d’une édition entièrement satisfaisante, ni d’une traduction compréhensible, ni du moindre commentaire, fût-il superficiel163. Nous nous sommes donc astreint à le traduire intégralement, en revenant aux manuscrits originaux. Ce texte permettra de mieux saisir, dès le stade « logique », comment Alexandre conçoit le rapport entre logique et physique. Car si les pages précédentes ont pu donner le sentiment d’une scission tranchée entre les deux domaines, cette impression demeure superficielle et réductrice. La logique ne saurait être, aux yeux d’Alexandre, que la syntaxe de la physique. Le texte arabe que nous allons étudier est de ce point de vue emblématique. Certes, il semble tenir pour légitime de distinguer statiquement forme et matière. Mais cette rigidité vise plus profondément à amender la thèse d’Aristote selon laquelle le genre ne se prédique pas de sa différence. Or si Alexandre prend la liberté de s’opposer au Maître, c’est pour pouvoir soutenir une thèse qui lui tient bien plus à cœur encore, celle affirmant que la différence de la substance est substance. Et s’il s’agit là pour lui d’un véritable enjeu stratégique, c’est parce que la différence est le représentant logique d’une entité physique s’il en est, la forme. La polémique d’Alexandre, qu’un lecteur pressé aura sans doute du mal à situer, prend donc tout son sens dans le cadre de la polémique lancée par l’Exégète contre Boéthos. C’est en dernière instance pour préserver la forme de la déchéance qualitative qu’Alexandre va intervenir bien en amont, en plein territoire « organistique ». Quoi de plus naturel : un eqcamom n’a d’intérêt que s’il permet de mener à bien une certaine opération, en l’occurrence ontologique.

a. Présentation En l’absence du commentaire d’Alexandre aux Catgories et aux Substanzbücher de la Mtaphysique, et en raison du caractère quelque peu décevant du commentaire transmis sous son nom de Top. VI 6164, c’est par deux monographies, dont les relations mutuelles sont loin d’être claires, préservées 163 La seule prise en compte sérieuse de ce texte par un historien de la philosophie grecque est celle de de Haas 1997, p. 211 sqq. 164 L’authenticité de cette partie ne semble pas au-dessus de tout soupçon. Cf. Wallies 1891, p. V.

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Chapitre II — « Les parties de la substance sont des substances »

seulement en arabe, que nous sommes aujourd’hui le moins mal renseignés sur sa théorie de la différence spécifiante. Deux manuscrits, l’un à Damas et l’autre à Bursa, ont en effet conservé les éléments essentiels d’une doctrine articulée et cohérente. Dans le manuscrit de Damas, Za¯hiriyya 4871, se trouve un long ˙ texte présentant à la suite, et sous le titre commun Fı¯ al-Fusu¯l (Des diffrences), la ˙ discussion de deux problèmes distincts posés par la conception aristotélicienne de la différence spécifique165. Le premier (qu’on traduira et étudiera au chapitre suivant) est suscité par Cat. 3, 1b 16–17, phrase selon laquelle une même différence ne peut pas se retrouver dans deux genres parallèles différents, mais seulement dans deux genres subordonnés l’un à l’autre. Alexandre, dans son commentaire aujourd’hui perdu des Catgories 166, se serait opposé à cet énoncé, pour affirmer au contraire la possibilité (mais non la nécessité) qu’une même différence existe dans deux genres parallèles. Un collègue lui aurait alors reproché de s’écarter de l’enseignement du maître. Le développement qui suit expose la réponse argumentée d’Alexandre à cette critique. Le second développement du manuscrit de Damas, qui nous intéresse ici directement, se retrouve, dans une traduction différente, dans le manuscrit de Bursa Huseyin C ¸ elebi 823167. Il envisage la question du statut catégorial de la différence : appartient-elle au genre qu’elle spécifie ? À un autre genre ? Quel est son rapport à l’espèce qu’elle constitue ? Ce sont là les trois problèmes qu’Alexandre s’emploie à résoudre168. Un mot de philologie. Même en la partie commune aux deux manuscrits – ce qui correspond à ce que nous avons intitulé De la diffrence, II –, la version de Damas contient des portions de texte que l’on ne retrouve pas dans celle de Bursa. Même si l’on accorde que deux textes distincts sur la différence ont été juxtaposés dans le manuscrit de Damas169, il faut encore se demander, au sujet de la seule Quaestio De la diffrence, II, laquelle, de la version courte (Bursa) ou de la version longue (Damas), est originale. Les passages qu’on trouve dans Damas et non dans Bursa ont-ils été retranchés par le rédacteur du second texte ou ajoutés par un exégète du premier ? Le seul auteur, à ma connaissance, qui ait évoqué la question, G. Endress, se prononce en faveur de l’authenticité de 165 166 167 168 169

Sur ce manuscrit, cf. Ragep-Kennedy 1981, R. Rashed 1993, p. CXXXIX–CXLII. Cf. infra, p. 110. Sur ce manuscrit, cf. infra, p. 172. Cf. commentaire, infra, p. 66 sqq. Ma raison de le faire est tout simplement que les deux textes présentent des théories qui, sans être mutuellement contradictoires, ne vont cependant pas sans grande tension. Je ne peux donc imaginer qu’Alexandre soit passé de l’un à l’autre en écrivant simplement (cf. éd. Badawi 1947, p. 302, l. 14) « Et il faut s’enquérir d’autre chose, à savoir est-ce que etc. ». Une suture aussi malhabile trahit une compilation tardive. L’indépendance de la Quaestio De la diffrence, I dans le ms. de Bursa confirme ces soupçons.

§ 3. La Quaestio De la diffrence, II

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la version courte (et de l’inauthenticité de la version longue) : les « ajouts » trahiraient leur nature en tant qu’ils sont « en partie des remarques explicatives »170. J’ai acquis la conviction opposée. Tout d’abord, aucun des passages ne se signale clairement comme une glose d’une portion commune. En second lieu, l’absence d’un développement équivalent à [8’ !] entre [8] et [8bis] s’explique plus facilement, d’un point de vue philologique, comme une omission que comme un ajout171. Enfin, la façon dont le texte est coupé, la présence de certaines gloses explicatives, le caractère stéréotypé des phrases d’introduction et de conclusion, qu’on retrouve dans une série d’autres traductions de textes métaphysiques grecs, tout cela pointe sans doute vers les pratiques du milieu que G. Endress lui-même a appelé le « cercle d’al-Kindı¯ » (quoi qu’il en soit des contours exacts et de la structure d’un tel « cercle »). L’idée même d’une rétroversion en grec, imaginée par A. Dietrich et menée à bien par K. Deichgräber172, est par là même vaine dans son présupposé antiquaire et trompeuse dans ses méthodes, puisqu’elle pourrait suggérer à l’helléniste qu’on lui aurait ainsi reconstitué les ipsissima verba d’Alexandre. Il ne s’agit en réalité que d’une traduction gréco-germanique d’une rédaction arabe d’un texte grec, effectuée selon des modalités stylistiques bien précises fixées au IXe siècle173. Dès lors, le texte fondamental pour la reconstitution d’Alexandre reste celui de Damas. Celui de Bursa peut tout au plus aider à mieux comprendre la façon dont son traducteur, Abu¯ ‘Utma¯n al-Dimasˇqı¯, a ¯ compris le texte grec qu’il avait sous les yeux174. Non seulement, dans les 170 Cf. Endress 1973, p. 76. Un argument philosophique a par ailleurs été soulevé contre l’une des sections isolées, notre [6’ !], par de Haas 1997, p. 216, n. 169. Cf. infra, p. 69, n. 236. 171 Cf. infra, p. 62, n. 206. 172 Cf. Dietrich 1964, p. 132–135. Autre description du manuscrit dans Stern 1962. 173 Moraux 2001, p. 473, n. 201, qui travaille sur la traduction de Dietrich l’avait d’ailleurs bien reconnu : « Mir scheint […], daß die Araber ihre Quelle stark überarbeitet haben ». 174 On doit noter, dans ce contexte, que quelqu’un d’aussi averti que Miskawayh souligne la compétence in utraque lingua de ce traducteur. Voici du moins ce qu’il en dit, après avoir cité une traduction de lui, dans son Trait d’thique : « Celui-ci use correctement des deux langues à la fois, c’est-à-dire le grec et l’arabe et tous ceux qui connaissent ces deux langues apprécient sa manière de traduire. De plus, il apporte une exigence sévère à rendre les mots et les notions grecs par leurs correspondants rigoureusement exacts en arabe » (traduction : Arkoun 1969, p. 144 ; voir aussi Pines 1956, p. 16). Une telle déclaration coupe court aux soupçons « abstraits » de paraphrase à l’encontre de la version de Damas. Notre étude du texte ne fera d’ailleurs que confirmer – ô combien – le bien-fondé du sobre et bel éloge de Miskawayh. Le fait que nous ayons l’assurance qu’al-Dimasˇqı¯ traduisait directement à partir du grec est intéressant pour l’histoire des textes grecs. Étant donné la rareté probable de la Quaestio d’Alexandre (perdue en grec) déjà au début du 10e siècle, il est probable que le manuscrit grec qui a servi à la première traduction arabe, abrégée et paraphrastique, a été conservé dans une

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Chapitre II — « Les parties de la substance sont des substances »

paragraphes transmis par les deux recensions, il est probable que le texte de Damas rend plus fidèlement l’original, mais il est a priori vraisemblable que les longs développements techniques de ce dernier sans équivalent dans l’autre version remontent à Alexandre. Pour que le lecteur ait tous les moyens de juger, et en raison de l’intérêt philosophique et historique intrinsèque des deux versions, on a traduit les deux textes175.

b. Traduction De la diffrence, II [1] Il a dit : nous voulons nous enquérir de la différence et la soumettre à une recherche exhaustive. Nous disons donc : sous quel genre nous faut-il placer la différence ? Est-ce sous le genre qu’on divise par la différence, ou sous un autre genre, qui soit un genre pour ce genre qu’on divise par la différence ? [2] Car si quelqu’un dit : « la différence est sous ce genre qui est divisé par la différence », nous disons : si la différence était sous un genre autre que celui qui est divisé par la différence, toutes les choses ne seraient pas dix, mais onze ; et s’il en allait de la sorte, le onzième genre aurait lui aussi un autre genre, et l’on procéderait à l’infini, ce qui est impossible.

[1’] Il faut s’enquérir d’autre chose, à savoir : faut-il que la différence soit située sous le même genre, ce genre étant celui-là qui englobe le genre que divise cette différence, ou sous un genre autre et différent de lui ?

[2’] Le fait est que l’on peut penser qu’avec chacune de ces deux idées, si on l’admet, †176 la suit. Car quand tu dis qu’un autre genre est nécessaire, cet autre genre ou bien177 est différent des dix catégories, en sorte qu’il suivrait de là que les genres des êtres soient plus de dix ; et les différences de ce onzième genre se placent elles aussi sous un autre genre, et les différences de cet autre genre sous un autre différent des dix, et ainsi de suite à l’infini.

bibliothèque de Bagdad, où nous savons qu’ al-Dimasˇqı¯ était actif durant la deuxième décennie du 10e siècle. Il s’agissait sans doute d’un manuscrit contenant certaines œuvres logiques de l’Exégète, majoritairement disparues en grec. 175 Pour des raisons de commodité, j’ai conservé la numérotation des paragraphes de Dietrich qui utilisait bien sûr le manuscrit de Bursa, qu’il éditait, comme texte de base. Cela a l’inconvénient de désigner par des « primes », [1’], [2’] etc., les paragraphes du texte le plus authentique et de redoubler cette numérotation pour les passages sans équivalent dans le témoin de Bursa. L’inconvénient m’a paru cependant moindre que d’introduire une numérotation concurrente de celle de Dietrich. 176 Un mot non compréhensible dans le ms. Le sens demanderait quelque chose comme « des difficultés », « la contradiction », « l’absurde ». 177 Aucun second « ou bien » ne vient compléter l’alternative. Il faut comprendre ad sensum avec [3’] « Que ces différences, etc. ».

§ 3. La Quaestio De la diffrence, II

[3] Et s’il disait : « la différence ne ressortit pas à un genre différent des dix genres, mais est sous l’un des dix genres », nous lui disons : s’il en allait de la sorte, elle serait soit sous la quantité, soit sous la qualité, soit sous une autre prédication. S’il en allait ainsi, on en reviendrait aussi à dire : soit les différences de la quantité sont sous la quantité, les différences de la qualité sous la qualité ; soit sous un autre genre, comme nous venons de le dire, comme notre propos suivant lequel les différences de la qualité sont sous la quantité et les différences de la quantité sous la qualité ? car si les différences de la quantité sont sous la qualité, sous lequel des genres seront alors les différences de la qualité. De même, si les différences de la qualité sont sous la quantité, sous lequel des genres seront alors les différences de la quantité ? Trouver la réponse à cela est extrêmement difficile, ardu et complexe. [4] Si l’on disait : « les différences de la quantité sont sous la quantité et les différences de la qualité sous la quantité », nous disons : pourquoi donc les différences de ces deux genres, je veux dire les différences de la quantité et les différences de la qualité, sont-elles devenues apparentées aux formes issues de la division qu’elles – les différences – opèrent dans le genre ? Je dis : c’est qu’elles sont différences et formes simultanément ; les différences de tous les genres ne sont cependant pas de ce type.

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[3’] Que ces différences, d’autre part, ne soient pas sous un genre différent des dix, mais sous l’un d’eux – soit sous la qualité, si tu le désires, soit sous la relation – cela a été soutenu par certains. Or les différences de ce genre178 soit se produisent dans ce genre luimême, en sorte d’être sous la qualité si elles étaient dans la qualité ou sous la relation si elles étaient dans la relation ; soit elles se produisent pour un autre179 genre, comme c’est le cas avec le reste des genres. Et s’il en va ainsi, il ne nous sera pas facile de connaître sous quel genre se produisent les différences de la qualité : sera-ce sous le genre sous lequel se produisent les différences de la relation, ou sous un autre ?

[4’] Or si les différences de la relation sont sous la relation et les différences de la qualité sous la qualité, pour quelle raison alors les différences qui sont dans l’un de ces deux genres – soit la relation, soit le genre de la qualité – sont-elles apparentées aux espèces qu’elles divisent 180 tous les genres restants.

178 Je supprime bi-‘ayni-hi (« lui-même »). La variante interlinéaire muqassimat (« divisantes ») est encore plus problématique. 179 Le ms. a non pas a¯khar comme dans l’édition de Badawi, mais ukhra¯. J’adopte la correction implicite de Badawi. 180 L’enchaînement de l’argument [4’]–[5’] incite à postuler une haplographie (saut du même au même à l’occasion de la répétition probable du mot fı¯), supposition confirmée par la version de Bursa. Je conjecture quelque chose comme : … al-latı¯ qassamat-ha¯ fı¯ sa¯’iri al-ag˘na¯si al-ba ˙

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Chapitre II — « Les parties de la substance sont des substances »

[5] Disons à nouveau : il n’est pas possible que la différence soit sous le genre qui se divise par elle, puisque si les différences formatrices des formes étaient sous le genre de ces formes, il faudrait alors obligatoirement que les différences181 qui divisent le vivant soient sous le vivant, en sorte qu’elles seraient182 elles aussi un animal. Or si elles étaient un animal, elles seraient des substances composées de matière et de forme, et elles seraient obligatoirement des formes du vivant, puisque la chose qui reçoit le nom du vivant et sa définition est soit universelle, en sorte qu’elle est la forme du vivant, soit particulière, en sorte qu’elle est un individu parmi les individus appartenant aux formes qui sont sous le vivant. [6] S’il en va ainsi et que la différence est universelle, elle est donc obligatoirement une certaine forme. Or si la différence est une forme et que toute forme soit à partir d’un genre et de différences, il faudrait obligatoirement que les différences aient des différences, puisque les différences aussi auraient des différences185. Et ainsi de suite à l’infini, ce qui est absolument impossible.

[5’] Cela non plus n’est pas. On peut penser que le propos selon lequel les différences sont subordonnées au genre qu’elles divisent183 est fallacieux, car si les différences qui produisent des espèces étaient sous le genre lui-même de ces espèces, il faudrait que les différences qui divisent le vivant soient également sous le vivant et, puisque ce qui est sous le vivant est vivant184, la différence deviendrait une substance composée et une espèce du vivant, puisque la chose dont se prédique le vivant de manière synonymique, si elle est commune, c’est une espèce du vivant tandis que si elle n’est pas commune, c’est un individu parmi les individus appartenant à ses espèces. [6’] Or la différence est universelle, la différence est donc une espèce. Or si la différence était une espèce et que toute espèce est faite d’un genre et de différences186, puisque l’espèce est une certaine partie parmi les parties d’un genre qu’ont divisé certaines différences, les différences auront donc des différences puisqu’elles sont des espèces pour le genre. Et ces différences auront des différences, puisque ces dernières aussi, selon cette analogie, seront par soi des espèces, et ainsi de suite à l’infini.

[6’ !] (a) En outre187, les différences de la substance composée ne laissent pas d’être soit avec une matière, soit sans matière. Or, dans le cas où elles sont avec une

Je lis al-fusu¯l : al-suwar (« les formes ») ms. Je lis fa-ka¯˙nat : ka¯˙nat ms. Je corrige al-latı¯ ms. (+ Badawi) en al-ladhı¯. En lisant hayyun (comme Badawi dans sa traduction) : hatta¯ (« en sorte que ») ms. et ˙ son édition. ˙ Badawi dans 185 En lisant fusu¯lun pour fusu¯lan ms. Dietrich corrige tacitement. ˙ ms. wa-ka¯na ˙ kullu naw‘in g˘ins wa fusu¯l est grammaticalement incorrecte. 186 La leçon du Badawi corrige en wa-ka¯na kullu naw‘in g˘insan wa˙ fusu¯lan. Ce qui paraît maladroit. La version de Bursa suggère la solution : wa ka¯na kullu˙ naw‘in g˘insin wa fusu¯lin. 187 Le passage qui suit, conservé dans le manuscrit de Damas, est sans équivalent dans ˙celui de Bursa. Il paraît hors de doute, pour des raisons de style et de contenu, qu’il remonte à Alexandre.

181 182 183 184

§ 3. La Quaestio De la diffrence, II

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matière, ce sont des espèces. Car sinon, en quoi188 diffèreraient-elles des espèces ? De fait, vivant appartient à homme de même que dipode, rationnel et chacune189 des autres différences qu’il possède. On peut d’ailleurs penser qu’Aristote évoque les différences dans les Catgories avec en tête l’idée qu’elles sont avec une matière, du fait qu’il dit qu’elles sont « prédiquées des espèces et des individus » de manière synonymique [5, 3b 1–2]. Cependant, si elles se prédiquent de ce qu’elles subsument de manière synonymique, elles aussi se prédiquent de ce dont elles se prédiquent au sens de la quiddité, comme les genres et les espèces190 ; et de même que le genre se prédique des espèces de manière synonymique, de même il se prédiquera des différences191. (b) Dans le cas maintenant où la différence n’est pas une substance composée mais qu’elle est une substance à la manière de la forme, comment alors est-il possible qu’elle se prédique de l’espèce et de l’individu de manière synonymique, 192 si elle et l’espèce produite à partir d’elle sont dans193 un seul et unique genre ? car il n’est pas possible que nous disions que rationnel, dipode et chacune des autres différences par lesquelles on divise le vivant, soient, lorsqu’on les prend sans la matière, un vivant. (c) Nous disons donc qu’il n’est pas nécessaire, au cas où la différence est avec la matière, qu’elle soit obligatoirement une espèce pour le genre qui se divise en fonction d’elle, du fait que si l’on prend la différence isolément, elle n’en devient pas pour autant connue ni ne suffit à signifier une espèce mais que c’est bien plutôt lorsqu’on l’associe au genre qui a été divisé à partir d’elle qu’elle devient connue et qu’on obtient obligatoirement une espèce. Car si on la dit isolément, même si on l’imagine avec une matière, elle n’en devient ni connue en toute chose, ni espèce. De fait, la substance se divise en respirant et non-respirant ; or la différence nonrespirant, dite isolément, ne permet pas encore de savoir s’il s’agit d’une substance ou non194. Car le non-respirant se trouve aussi dans la non-substance, en sorte qu’il n’est pas une espèce pour la substance. Or, quand il est combiné avec la substance, il devient obligatoirement connu et devient une espèce, car la substance nonrespirante est bien une espèce pour la substance. Il en va de même au sujet de dipode et d’apode, ou pour polypode : quand ces différences sont dites isolément, elles ne sont pas connues (le cas étant le même que celui de non-respirant), tandis que lorsqu’elles sont combinées, elles produisent l’espèce qu’elles différencient. Et parce que cette espèce est également un genre, d’autres différences peuvent la diviser. Le rapport de ces différences également à leur genre propre, je veux dire la substance non-respirante, est comme le rapport du non-respirant à la substance (et celui du respirant également). Et si la chose dont se dit est connue – puisqu’on peut penser, dans le cas de respirant, que cela se dit seulement de la substance – il reste que ne signifie pas encore une espèce quand elle est dite isolément : dite isolément, elle n’est qu’une partie de l’espèce. Quand 188 En lisant, avec le ms., fa-bi-ma¯dha¯ : fa-ma¯dha¯ Badawi. 189 En lisant, avec le ms., wa kulla wa¯hidin : wa¯hid Badawi. ˙ » ms. Je supprime la répétition, comme 190 « comme les genres et les genres et˙ les espèces d’ailleurs Badawi dans sa traduction. 191 Ce qui est contraire à l’avis explicite d’Aristote. 192 Je corrige légèrement le ms. : -in ka¯na huwa wa al-naw‘u etc. 193 Badawi imprime deux fois fı¯ par inadvertance. 194 Il y a en effet également des animaux non-respirants. Cf. infra, p. 105, n. 326.

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Chapitre II — « Les parties de la substance sont des substances »

elle est combinée à vivant, elle devient une espèce. Car quand les différences sont prises avec le genre qu’elles divisent, elles signifient des espèces, et ces espèces195 sont prédiquées des individus de manière synonymique en tant que sont devenues des espèces. (d) En outre, ne deviennent des différences divisantes que lorsqu’elles entrent en composition avec les genres mêmes qu’elles divisent. Ceuxci, quand la division a lieu, deviennent telle espèce déterminée. Quand en revanche les différences sont utilisées isolément, elles ne sont pas des espèces pour les genres qu’elles divisent, et ni elles ni leur genre ne se prédiquent des espèces de manière synonymique. La raison en est que tant qu’elles se disent isolément, on ne sait pas encore à quel genre elles appartiennent. [7] Or si cela est impossible, nous revenons à la question pour la résoudre de manière radicale et nous disons : la différence, quand elle est prise en soi, n’est pas faite de matière et de forme mais elle est une forme sans matière, formatrice des formes matérielles, et elle porte ce genre à réalisation. Car celui-ci est une nature universelle qui rassemble communément de nombreuses choses différentes selon la forme, or l’on ne peut exhiber la divergence des formes les unes par rapport aux autres qu’avec les différences. Car la différence des formes matérielles qui sont sous un

[7’] Voilà donc ce qui s’impose dès lors que nous posons que les choses les meilleures possèdent matière 196 n’ont leur être qu’avec la matière. Le plus judicieux est donc de dire : la différence n’est pas composée, mais c’est une forme sans matière197 produisant l’une des choses qui sont sous le genre. Car le genre est une certaine nature commune pour des espèces existant dans plus d’une chose, différant l’une de l’autre selon la forme. Quant aux différences, elles se disent des choses qui, par elles, se distinguent les unes des autres. Car les espèces qui sont sous

195 Je suis la correction tacite de Badawi tilka al-anwa¯‘u : ‘ala¯ tilka al-anwa¯‘i ms. 196 J’ajoute wa, en m’inspirant du sens global de la version de Bursa. Le grec sous-jacent devait ressembler à toOt( owm !jokouhe? ftam h_lem t± tili¾teqa t_m emtym 5muka emta ja· tµm oqs¸am aqt_m let± t/r vkgr. Si l’ont tient au texte transmis, il faudra traduire « Voilà donc ce qui s’impose dès lors que nous posons que les choses les meilleures possédant matière n’ont leur être qu’avec la matière » et sans doute effectuer une distinction, non absurde mais très obscure en l’absence de précisions supplémentaires, entre « posséder matière » et « dont l’être est avec la matière ». 197 En lisant, avec le ms. et Dietrich, p. 140, bi-g˙ayri ma¯ddatin : tu‘tabaru ma¯ddatan Badawi. 198 Badawi avait raisonnablement comblé la lacune en conjecturant fı¯ al-asˇha¯si (« dans les ˘ ˙¯ ddat (« dans individus »). Le manuscrit de Bursa montre que la leçon était plutôt fı¯ al-ma la matière »). Cf. Dietrich, p. 140, apparat. 199 Cf. Aristote, Top. I 5, 102a 31–2. La définition est littéralement reprise par Porphyre, Isag., I 5. La phrase semble traduite directement du grec par Abu¯ ‘Utma¯n al-Dimasˇqı¯. Elle n’est pas identique, en particulier, à la version, par le même¯ traducteur, des Topiques (conservée dans le ms. BN ar. 2346, cf. fol. 244, p. 496 Badawi) : Texte grec : t¹ jat± pkeiºmym ja· diaveqºmtym t` eUdei 1m t` t¸ 1sti jatgcoqo¼lemom.

Traduction des Topiques : al-mahmu¯lu ‘ala¯ kat¯ırı¯na ˙ ¯na bi-al-naw‘i ¯ mukhtalifı min tarı¯qi ma¯ huwa. ˙

Quaestio De la diffrence : al-mahmu¯lu ‘ala¯ aktar min ˙ mukhtalifı¯na ¯ fı¯ alwa¯hidin ˙ naw‘i bi-ma‘na¯ ayyi ˇsay’in huwa.

§ 3. La Quaestio De la diffrence, II

genre unique n’a lieu ni par la matière qui les supporte ni par le genre commun qui les englobe : bien plutôt, leur différence a lieu seulement par les formes qui se produisent dans la matière. Or la connaissance de la différence entre les formes n’a lieu que par le moyen des différences.

[8] S’il en va comme nous l’indiquons, et que la différence n’est pas matérielle, nous disons maintenant : quand le genre signifie une nature composée de matière et de forme, à l’instar de vivant, cette différence n’est pas sous son genre, car elle ne reçoit pas son nom ni sa définition …

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un genre unique ne se distinguent pas par la matière qui les supporte (si ce sont des espèces possédant matière), pas plus qu’elles ne se distinguent par leur genre commun : bien plutôt, elles se distinguent par la forme qui est dans la matière198. Voilà donc la chose que, diton, produit la différence, en sorte que son existence soit sous le genre ; et elle est ce par quoi se produit l’existence de ce dernier. De fait, c’est cela que signifie le propos par lequel il est décrit, à savoir qu’il est « ce qui est prédiqué de plusieurs choses différentes par l’espèce en fonction du ‘quelle chose c’est’ »199. Car la différence qui est dans la substance signifie seulement une qualité substantielle. [8’] Si donc les différences de ce type sont dépourvues de matière, le genre, quand il signifie une certaine nature composée de matière et de forme, à l’instar de vivant, n’a pas de différence qui soit pour lui une espèce, car les espèces du genre ayant une matière existent avec une matière, en sorte que le genre n’est pas prédiqué de cette différence de manière synonymique.

[8’ !] (a) Car la différence signifie l’une des espèces qui sont sous le genre quand elle est utilisée avec la matière dont elles participent200 – sa composition, de fait, est avec le genre201. Un exemple202 en est rationnel : s’il203 est composé avec vivant, il signifie le rationnel ayant une matire – puisque le vivant qui a cet attribut signifie, de la manière la plus générale, une nature composée. Si donc rationnel est pris de la sorte, il s’agit d’une espèce. En revanche, pour les genres de ce type, la différence

200 Selon Endress 1973, p. 147–148, al-Dimasˇqı¯ utilise, pour rendre let´weim + gén., que les traducteurs des générations précédentes rendaient (comme ici) par istafa¯da, très majoritairement isˇtaraka, ˇsa¯raka et (beaucoup plus rarement), na¯la. Le « retour », ici, à istafa¯da, s’explique sans doute parce que nous avons affaire à une forme atypique de participation. Il ne s’agit bien sûr pas de la l´henir platonicienne, ni de la forme logique « dévaluée » courante dans les Topiques, mais du simple fait que la matière « a part » aux espèces des substances composées. 201 Et non pas avec la matière, comme la forme. 202 On discerne la particule fa devant mita¯l (Badawi). ¯ fa-idha¯ Badawi. 203 On lit dans le ms. fa-inna-hu idha¯ pour

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n’est pas en eux comme une espèce du genre qu’elles divisent quand elle est prise isolément et indépendamment du genre. (b) Quant aux genres qui, tout en signifiant une nature composée de matière et de forme, sont plus communs et plus simples et ne signifient pas encore qu’il y a en eux quelque élément de composition, et qui conservent leur nature, il se trouve que pour eux, qu’ils soient dans les choses composées ou dans ce qui n’est pas composé (telles la substance absolue204 et ce qui n’est pas composé, comme tous les genres autres que la substance), les différences sont obligatoirement les espèces. Et elles n’ont pas besoin d’autres différences pour devenir par leur moyen des espèces. C’est en effet pour cette raison qu’on a dit que la différence en tant que telle ne requérait pas de matière lui permettant de devenir une espèce pour ce qui est de ce type. Car il est des genres pour lesquels, quand 205 est dite isolément, elle signifie l’une des espèces qui sont sous l’un d’eux et devient l’une de ses espèces, car les genres d’espèces de ce type sont sans matière : [8bis] … comme206 continu : car il s’agit là d’une différence parmi les différences de la quantité, mais aussi d’une quantité. Je dis : il est différence et forme simultanément, recevant le nom de la quantité et sa définition, à l’instar du blanc, car ce dernier est l’une des différences de la couleur, mais il est également couleur. Je dis qu’il est différence et forme pour la couleur, recevant le nom de son genre et sa définition. [9] Et nous disons aussi en résumé que les formes qui n’ont pas de matière sont précisément les différences qui les signifient, sans qu’il y ait aucune différence entre elles. C’est pourquoi leur genre est prédiqué d’elles de manière synonymique, je veux dire qu’il leur donne nom et définition ensemble.

[8bis’] continu, en effet, est à la fois une différence de la quantité et lui-même quantité. De même, sparateur et dissociateur de la vision 207 est à la fois une couleur et une différence.

[9’] Et les espèces séparées de la matière ne sont pas autre chose que les différences qui les signifient. C’est pourquoi les genres se prédiquent d’elles de manière synonymique.

204 L’oqs¸a "pk_r n’est pas composée. Cf. infra, § [11’]. 205 Soit ad sensum, soit en suppléant al-faslu après qı¯la. ˙ 206 Le raccord entre [8] et [8bis] est maladroit. Car continu est une différence de type contraire de celle de vivant, on ne saurait l’introduire sous la forme d’une simple comparaison (cf. ˇsibha). Cette suture mal négociée constitue un indice assez fort que le texte de Bursa est un abrégé de l’original dont dérive sans perte le texte de Damas. En d’autres termes, les parties présentes dans le ms. de la Za¯hiriyya et non dans celui de Bursa – et bien sûr non attribuées nommément à Abu¯ Bis˙ˇr – ne sont pas des ajouts, mais des portions de texte authentique d’Alexandre supprimées, sans doute parce que trop techniques, par le rédacteur du texte édité par Dietrich. 207 Le ms. a bien li-l-basari et non pas al-basar (Badawi). ˙ ˙

§ 3. La Quaestio De la diffrence, II

[10] Si donc les différences sont comme nous l’avons mentionné et posé, nous revenons à la question et nous la résolvons de la manière claire et manifeste suivante. Les différences des genres premiers sont sous leurs genres et leurs formes. C’est pourquoi nous ne trouvons pas, pour les différences des genres premiers, de différences autres que les formes, car leurs différences et leurs formes sont une seule et même chose. Je dis : leurs formes sont leurs différences et leurs différences sont leurs formes. C’est la raison pour laquelle l’essence de ces différences se place sous leurs genres par nécessité. Le Philosophe a défini ces différences en disant : « ce sont celles dont on ne peut se former l’idée sous une autre forme ».

[11] Quant aux différences des genres seconds composés de matière et de forme, je veux dire les substances composées comme l’animal, elles ne sont pas sous leurs genres qui se divisent par elles et elles ne sont pas des genres pour eux, raison pour laquelle on a dit que les genres ne se prédiquent pas de leurs formes de manière synonyme, et ils ne leur donnent pas nom et définition ensemble. En revanche, elles se trouvent sous le premier genre, car ce genre se prédique des différences matérielles et non matérielles. C’est la raison pour laquelle les différences de l’animal sont des substances mais ne sont pas animal.

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[10’] Si donc il en va ainsi pour les différences, les différences des genres premiers sont les espèces des genres particularisés par elles et elles leur208 sont subordonnées. C’est pourquoi les différences que produit la première partition ne sont pas autre chose que les espèces. L’espèce, en eux209, est la différence. Cependant, la quiddité de la différence est sa composition avec le genre, du fait qu’elles n’ont pas de définition, puisqu’elles ne deviennent pas des espèces au moyen de certaines différences autres qu’elles. Car les définitions ne sont qu’en fonction des espèces qui ont des genres et qui deviennent des espèces par des différences divisantes du genre. Or les différences premières, qui sont les différences des genres premiers, sont obligatoirement des espèces, et elles ne possèdent pas, elles, de différences productrices d’espèces. Et si quelqu’un s’efforçait de leur instaurer une définition, voilà qui serait leur définition. [11’] Quant aux différences des genres seconds210 qui sont composés de matière et de forme, comme ceux qui se trouvent dans la substance, elles ne sont pas sous le genre qu’elles divisent, ni211 ne sont comme des espèces pour lui. C’est la raison pour laquelle on dit qu’ils ne sauraient se prédiquer de leurs différences propres. Mais le genre plus général qui est au-dessus d’eux, elles lui sont subordonnées, en tant qu’il est prédiqué de ce qui, parmi eux, a de la matière et de ce qui n’en a pas. C’est la raison pour laquelle les différences du vivant, qui ne sont pas animal, sont pourtant substance. Car la substance,

208 L’arabe est ambigu. Dietrich voit dans ce pronom un rappel des « espèces », mais il s’agit sans doute plutôt des « genres ». 209 Au niveau des genres supérieurs. 210 En corrigeant en al-ta¯niyya (« seconds ») avec le soutien du ms. de Bursa (cf. aussi ¯ supérieurs ») ms. (+ Badawi). Dietrich) : al-‘a¯liyya (« 211 En suivant la correction de Dietrich (p. 142) wa la¯ anna-ha¯ ka-anwa¯‘i : bal ka-anwa¯‘i ms. Badawi.

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Chapitre II — « Les parties de la substance sont des substances »

Car la substance est le genre du vivant et elle conserve la nature dans les genres composés de matière et de forme ainsi que dans les genres isolés et simples, je veux dire : dans les substances composées et non composées.

[12] Si quelqu’un disait que les différences ne sont pas des substances au motif qu’elles ne reçoivent pas les contraires, nous disons que celui qui a professé un tel énoncé ne comprend pas le propos du Philosophe, à savoir que les substances particulières sont celles qui reçoivent les contraires, tandis que les genres, les différences et les formes ne reçoivent aucunement les contraires, car ils sont universels et généraux. [13] [On a ainsi rendu manifeste et prouvé ce qu’était la différence et comment elle est dans l’ensemble des genres – pour les genres simples, elle est une forme pour eux, elle est sous eux et non sous un autre genre ; pour les genres seconds composés, elle est différente de la forme et elle n’est pas sous un autre genre, je veux dire sous le premier genre qui est la substance – par des propos philosophiques éminents et sans réplique. [14] Fin du traité De la diffrence d’Alexandre, louange à Dieu seigneur du monde. Dieu bénisse notre maître Muhammad et sa famille, les bons et ˙ les purs.]

puisqu’elle est le genre du vivant, conserve sa nature à l’identique dans les choses composées et elle la conserve également dans chacune des deux choses desquelles le composé tire son existence, à savoir : la forme et la matière, la substance incorporelle et la substance corporelle. [12’] Car le propos disant que les différences de la substance212 ne sont pas des substances parce qu’elles ne reçoivent pas les contraires est celui de quelqu’un qui ne comprend pas. Car ce sont les individus qui sont dans la substance qui reçoivent les contraires, non les genres, les espèces et les différences, car tous ceux-ci sont généraux.

[12’ !] (a) Il y a une aporie, également, en ce que si la différence a une définition et que213 toute définition est tirée d’un genre et d’une différence, il y aura pour la différence 214 différence une définition, et ainsi de

212 En lisant fusu¯l al-gawhar avec Dietrich : al-fusu¯l al-g˘awhar ms. al-fusu¯l al-g˘awhariyya ˙ ˙ ˙ Badawi. 213 Le texte du ms. semble être ka¯na la-hu kullu haddin ; je corrige en wa-ka¯na kullu haddin. ˙ ˙ (« la 214 Je supplée, conformément à la phrase suivante et à la traduction de Badawi différence qui est prise dans la définition de la différence aura une définition ») : sa¯ra li-l˙ fasli [sic ms.] asli haddun. Dans son édition, Badawi proposait ˙ ˙ ˙ ˘ ¯ ˙

§ 3. La Quaestio De la diffrence, II

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suite à l’infini. Voilà qui n’émane pas de quelqu’un qui pratique la logique. De fait, toute définition n’est pas conforme à cela, car tu pourrais soulever exactement le même point au sujet du genre, à savoir : si215 le genre a une définition et que la définition est tirée d’un genre et d’une différence, il y aura pour le genre pris dans la définition du genre défini une définition, et ainsi de suite à l’infini. Si donc cela a un terme dans le cas du genre, car l’acte de définir ne s’applique qu’au genre ayant un genre, et que la formule générale par laquelle se caractérise le genre est cette chose connue216, l’acte de définir ne s’applique également qu’à la différence217 pour laquelle nous pouvons trouver certaines différences productrices d’espèces. Il n’est pas possible de dire que les différences prochaines des genres premiers ont des différences218, puisque si l’on postule des différences en219 elles, les différences ne seront pas prochaines, mais auront besoin de quelque autre genre après eux dont ces différences seraient les différences premières prochaines du genre qu’elles divisent, et ainsi de suite à l’infini. En résumé, si la différence a une différence, la définition de la différence n’est pas fondamentalement ce qui est tiré d’un genre et de différences, car l’énoncé disant que la différence est « ce qui est dit de plusieurs différents caractérisés par ‘quelle chose c’est’220 », n’est pas une définition, car il n’est pas tiré d’un genre et de différences. (b) En outre, la différence est un nom commun dit en plusieurs sens différents, là encore comme le genre. C’est pourquoi leur sens et leur situation sont tels. Car certains attributs peuvent se dire de plusieurs façons, puisqu’également l’attribut adapté qui est considéré être la définition du genre peut 221 le plus haut222 et le plus vénérable des genres, chacun de ces genres étant en effet « prédiqué de plusieurs qui diffèrent par l’espèce quant à leur essence ». Or cette caractérisation ne provient pas du fait qu’une certaine différence en est prédiquée, car cela n’appartient qu’au genre absolu et non à tel ou tel genre. (c) En outre, le genre n’est une caractéristique que parce qu’il y a des natures existantes auxquelles il survient aussi d’être genres. Il en va de même pour la caractérisation de la différence. Car l’énoncé qui est prédiqué ne concerne pas telle ou telle différence particulière parmi les différences concrètes, dont certaines ressortissent à la substance, d’autres à autre chose, et dont certaines sont premières, d’autres secondes, mais il les concerne en tant qu’il se trouve que ce sont des différences. [Ainsi s’achève le traité d’Alexandre l’Aphrodisien Des différences. Traduction d’Abu¯ ‘Utma¯n al-Dimasˇqı¯.] ¯

215 216 217 218 219 220 221 222

de suppléer : sa¯ra al-faslu fasli haddin (« la différence sera ˙ différence, ˙ ˙ ˙ d’une ˙ composée d’une d’un genre et de la différence définition »). En suppléant in ka¯na plutôt que ida¯ ka¯na Badawi. ¯ Il s’agit sans doute de la caractérisation rappelée au § [7’] et courante dans la tradition péripaticienne. Cf. infra, p. 75. En lisant, avec le ms., li-l-fasli : al-faslu Badawi. ˙ u¯li al-qarı ˙ ¯bati … fusulan : al-fusu¯la al-qarı¯bata … fusu¯lun En lisant, avec le ms., li-l-fus ˙ ˙ ˙ ˙ Badawi. Je corrige min-ha¯ ms. en fı¯-ha¯. En rattachant huwa à ce qui précède. Cf. § [7’], où cette formule était rapportée, de manière plus attendue, au genre. Omission du ms. Je supplée quelque chose comme tuzannu. ˙ En lisant, avec le ms., a‘la¯ : li-a‘la¯ Badawi.

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Chapitre II — « Les parties de la substance sont des substances »

c. Paraphrase et comparaison des deux versions Le texte se compose de deux grands développements. Le premier, de loin le plus long, discute la question du statut catégorial de la différence et du rapport qu’elle entretient avec le genre et l’espèce. C’est lui seul qui a fait l’objet d’une rédaction dans le style du « cercle d’al-Kindı¯ »223. Le second, plus bref, traite de l’aporie surgie de l’apparente régression à l’infini produite par l’idée d’une définition de la différence, la définition se composant classiquement d’un genre et d’une différence224. Il faudra se demander si l’on ne pourrait pas avoir affaire, avec ce développement, à une Quaestio autonome juxtaposée par un rédacteur à celle qui la précède225. Les particularités philologiques indiquant que D est plus fidèle à l’original d’Alexandre que B226 sont confirmées par une analyse du contenu. Tel qu’il se présente en [1], le raisonnement serait consacré à déterminer si la différence relève directement du genre qu’elle spécifie, ou du genre de ce genre. Il annonce donc le distinguo, apparaissant dans la suite du traité, entre la différence d’une substance composée de forme et de matière et la différence des genres « simples », à savoir les sous-classes des catégories, comme le continu et le discret pour la quantité. En revanche, selon [1’], on se demande seulement si la différence appartient au genre qu’elle divise ou à un autre genre. Or la suite directe du raisonnement, en B comme en D, compare les catégories entre elles et non pas des genres relevant d’une catégorie avec le « grand genre » de la catégorie à laquelle ces genres appartiennent. Il est donc probable que le rédacteur arabe de B a précisé l’énoncé du problème dans les termes d’une sous-section importante de la discussion, mais non pas du problème initial. Aussi l’énoncé authentique du problème est-il celui fourni par D : la différence spécifiant un genre appartenant à une catégorie déterminée appartient-elle à cette catégorie, ou à une autre ? La suite de la discussion confirme cette première constatation. En [3], on oppose à la thèse que la différence appartient à une onzième catégorie l’alternative suivante : soit les différences de la quantité sont sous la quantité et celle de la qualité sous la qualité, soit il se produit un croisement. Ce croisement est exprimé de manière symétrique : on s’interroge d’abord sur la catégorie des différences de la quantité si celles de la qualité relèvent de la quantité, puis sur celle des différences de la qualité si celles de la quantité 223 Cf. supra, p. 55. 224 § [12’ !]. 225 Cf. [6]–[6’]. Aucune indication bibliographique ne vient cependant donner corps à cette supposition. 226 Cf. supra, p. 54–56 et n. 174. On dénommera par la suite B le manuscrit de Bursa et D celui de Damas.

§ 3. La Quaestio De la diffrence, II

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relèvent de la qualité. Le moins que l’on puisse dire est que la justification de cette manière de procéder ne saute pas aux yeux. Pourquoi en effet placer les différences de la qualité sous la quantité ? On n’aperçoit pas bien non plus pourquoi le fait de placer les différences de la quantité sous la qualité mettrait en péril le statut qualitatif des différences de la qualité. Ces questions s’éclairent au regard de [3’]. Il n’y est pas question de quantité mais de relation et – renseignement précieux et resté inaperçu – Alexandre précise que certains prédécesseurs ont effectivement été tentés de ranger la différence dans l’une des catégories227. Les deux candidats, bien naturels, ont été la qualité – puisque la différence, d’une certaine manière, « qualifie » le genre – et la relation – puisque la différence détermine une relation au genre. C’est ce choix d’une catégorie à l’exclusion des autres qui pose un problème, dans le cas précis et particulier de la qualité et de la relation. Une fois l’un de ces deux genres posé en genre fondamental des différences, de deux choses l’une : soit les différences d’un genre relevant de cette catégorie appartiennent elles aussi à cette catégorie (comme les différences des genres relevant de toutes les autres catégories), soit le principe d’hétérogénéité prime et il faudra alors que les différences des genres appartenant à cette catégorie n’appartiennent pas à cette catégorie. Supposons, écrit Alexandre, que le genre fondamental des différences soit la qualité. Alors les différences de tous les genres appartenant à des catégories autres que la qualité seront des qualités. Les différences des genres subsumés sous la qualité, eux, appartiendront soit elles aussi à la qualité, soit à une autre catégorie, vraisemblablement – mais la question est fort difficile – la relation228. La divergence quantité-relation se poursuit en [4]–[4’], où l’on s’interroge sur ce qui fonderait le privilège unique des différences qui appartiendraient au genre qu’elles divisent. Il s’agit donc bien du choix d’un rédacteur et non point d’une bévue d’ordre graphique. La seconde partie de [4’] est incohérente en l’état dans le ms, mais le texte de [4] permet de reconstituer le texte original comme nous l’avons fait229. [5] et [5’] sont équivalents. Alexandre y énonce l’amorce de l’aporie principale qu’il va s’employer à résoudre. Si la différence divisant un certain genre appartient à ce genre, celui-ci s’en prédiquera synonymiquement. La différence sera donc une substance composée de matière et de forme si c’est le cas du genre considéré, par exemple vivant. Subsumée par ce genre, elle sera donc soit une espèce, soit une substance « particulière », c’est-à-dire un 227 On ignore malheureusement de qui il s’agit. Cette brève remarque prouve cependant que la Quaestio d’Alexandre prend place dans une tradition déjà initiée. 228 Pour la combinatoire des solutions possibles, cf. Morrison 1993, p. 149. La raison logique de l’impossibilité que la différence de la qualité soit une qualité est que le genre serait alors prédiqué de ses différences. Cf. Alexandre, In Metaph. 206.17–19. 229 Dietrich ne se prononce pas sur la question.

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Chapitre II — « Les parties de la substance sont des substances »

individu. Comme la différence est générale, ce sera une espèce. [6]–[6’] tire cette conséquence et montre qu’une conséquence absurde s’ensuit : la différence devenant espèce et l’espèce étant constituée d’un genre et de différences, on aura une régression à l’infini des espèces-différences230. Suit, uniquement dans D, un développement ramassé et difficile, destiné à clarifier le rapport de la différence à la matière et au genre231. Alexandre va y développer une distinction modale, d’une indéniable finesse spéculative, entre séparabilité réelle et notionelle. La différence nécessite un seul genre pour subsister mais ce genre qui lui permet cette « cristallisation » n’est pas nécessairement unique. Elle présuppose une matière pour se réaliser physiquement mais, à la différence de l’espèce d’une substance composée, elle en est dépourvue dans sa notion pure. Pour parvenir à ce résultat, Alexandre va construire une aporie. Il suppose tout d’abord, en (a), que la différence est avec une matière. Cette supposition mène à la conséquence absurde, d’un point de vue aristotélicien, que le genre se prédiquera synonymiquement des différences. Voici les étapes de l’argument :



Les différences de la substance composée sont avec ou sans matière ; Si elles sont avec une matière, alors ce sont des espèces ; Pro : ce pourrait être le sens de Cat. 5, 3b 1 – 2 (mais en fait, ça ne l’est pas) ; Contra : mais le genre se prédiquera alors des différences ; 232.

L’argument ne porte que si le lecteur comprend de manière immédiate que la prédication du genre des différences s’oppose à un précepte aristotélicien. Le passage qui suit, (b), constitue la seconde branche de l’aporie. Alexandre envisage maintenant le cas où les différences sont sans matière, c’est-à-dire, dans sa terminologie, le cas où la différence « n’est pas une substance composée mais […] une substance à la manière de la forme ». Après avoir supposé que la différence était une espèce englobant des substances composées – donc qu’elle était substance en tant qu’espèce de composés –, l’on considère maintenant la différence comme une forme pure (puisque pour Alexandre, la forme du composé est substance). Mais on ne prédique pas synonymiquement la forme du cheval du cheval ou de Bucéphale. Ce qui contredit Cat. 5, 3b 1–2233. Ici non plus, Alexandre ne précise pas le dernier point, laissé à la culture aristotélicienne du lecteur. 230 Cf. de Haas 1997, p. 216, n. 166 (avec références parallèles). 231 § [6’!]. 232 En In Metaph. 205.10–206.6, Alexandre présente plusieurs arguments dans le même sens. Cf. Moraux 2001, p. 472. 233 Cf. aussi Cat. 5, 3a 21–25.

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Le long paragraphe suivant, (c), est consacré à résoudre l’aporie. Il faudra donc expliquer que la différence  la fois est une forme pure et peut se prédiquer synonymiquement des espèces et des individus. La solution consiste à distinguer modalement entre différence sans matière et différence avec matière, étant bien entendu que dans son existence réelle, la différence des substances composées s’accompagne toujours de matière. Une telle distinction apparaît en toutes lettres dans le commentaire d’Alexandre aux Topiques, ce qui corrobore l’authenticité de ce passage absent de la version de Bursa234. Le cœur de la solution consiste à souligner que la différence est toujours séparable de la matière générique. La matière, en d’autres termes, s’attache indéterminativement à la différence235. On sait par exemple, en considérant la différence « bipède », qu’elle s’accompagne d’une matière. La bipédie ne se réalise que dans la chair. Mais la bipédie ne se réalise pas dans un seul type de chair déterminée. Un écart la sépare donc, aussi bien de l’homme que du canard. La différence, y compris matérielle, n’est espèce qu’une fois associée au genre (animal terrestre ou animal volant) 236. C’est à ce stade que les prédications 234 Cf. Alexandre, In Top. 47.14–23 : « la différence se prédique elle aussi de plusieurs choses différentes par la forme, mais non dans la quiddité, puisque sinon, genre et différence auraient la même formule ; bien plutôt, comme il le dit ailleurs, la différence se prédique davantage dans le ‘de quelle sorte’ des choses dont elle se trouve prédiquée comme différence : elle manifeste en effet de quelle sorte est l’objet. En sorte qu’il ne faut pas penser que ce qui est dit dans les Catgories, à savoir que les différences se prédiquent d’un sujet, l’est des différences à proprement parler, mais cela l’est des différences qui sont déjà prises avec la matière. De fait, tout ce qui est prédiqué d’un sujet est prédiqué dans sa quiddité ; or prédiquées dans la quiddité, les différences seraient des genres, non des différences ». On a sans doute là la solution qui était donnée à l’aporie d’Alexandre signalée par Simplicius, In Cat. 99.19–20 : « Alexandre soulève l’aporie que si la différence est une qualité, elle est dans un sujet dans la substance et elle ne se dit plus d’elle comme d’un sujet ». 235 Soit encore, ce qu’Alexandre appelle « matière » dans ce contexte est le genre en tant qu’il ne s’agit pas d’un genre déterminé, mais d’une « variable » générique. 236 De Haas 1997, p. 216, n. 169 considère que de ce paragraphe trahit une origine néoplatonicienne, sans davantage de précision. Il explique que l’argument « argues that even when the differentia is taken along with matter, it need not belong to a genus ; e.g. ‘footed’ may occur in many different genera, and we only know which one when it is united with a particular genus to make up a species ». Soit. Mais l’auteur poursuit ainsi : « Only then is it possible to say that the differentia is e.g. a substance, and indeed a species of substance of which the genus is predicated ». Cela n’est dit nulle part dans le texte. Au contraire, la différence « podé » est une substance avant même d’être associée au genre « pédestre » ou « volant ». C’est justement ce qui distingue le grand genre de la substance du genre de l’animal. « In other words, enmattered existence prohibits synonymous predication of the genus ; matterless forms can be differentiae and species at the same time ». Bien que cette phrase soit – pour moi du moins – très allusive, l’auteur paraît vouloir dire que le fait qu’une différence soit avec matière la rend distincte de l’espèce et interdit par là qu’on en prédique synonymiquement le genre.

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synonymiques sont possibles. La théorie est donc celle qu’Alexandre développera dans la Quaestio De la diffrence, I, et l’absence de renvoi nous paraît un indice très fort que nous avons affaire à deux textes distincts. [7]–[7’] tire la conclusion de ce passage, qui doit donc, quoi qu’en dise G. Endress, appartenir à la rédaction originale d’Alexandre : la différence, considérée en elle-même, est sans matière, c’est même une « forme » sans matière. La différence de la substance composée est dès ce stade de facto identifiée à la forme substantielle du composé hylémorphique, responsable de l’identité spécifique de la substance. La différence spécifie le genre dans une relation parallèle à celle suivant laquelle la forme détermine la substance du composé237. Alexandre est malheureusement peu clair sur la nature exacte de ce parallèle. [8]–[8’] peut donc répondre à la question posée en [5]–[5’] : si les espèces d’un genre englobent des substances composées, les différences de ce genre ne sauraient être des entités relevant de ce genre. Les différences de vivant ne sont pas des vivants. [8’ !](a) revient, sans rien ajouter d’important, sur l’idée de [6 !]. En tant que composée au genre, la différence s’identifie à l’espèce ; en Par exemple, « quantité » se prédique synonymiquement de « continu », qui est une forme immatérielle, tandis que « animal » ne se prédique pas synonymiquement de « bipède », qui est une différence avec matière, mais de l’espèce « homme ». Mais je crois plutôt que ce qu’Alexandre a ici en tête est le caractère indéterminatif de la matière générique associée à la différence. Même « avec matière », la différence n’est pas une espèce, parce que l’on n’a pas spécifié quelle matière. Je ne parviens pas à voir ce qu’il y a de spécifiquement néoplatonicien dans cette doctrine. Bien que la différence n’implique pas son genre, le genre n’importe cependant pas directement avec lui tout son développement différentiel comme chez Plotin (cf. Lloyd 1990, p. 90), pas davantage du moins que dans la Quaestio De la diffrence, I, où Alexandre insistait sur le fait que la même différence peut affecter deux genres différents. Cela revient seulement à dire que la différence est assez déterminée pour apporter un contenu positif à l’espèce, mais assez indéterminée pour demeurer opaque tant qu’elle n’est pas fixée par un genre. 237 De Haas 1997, p. 217, n. 170, remarque qu’à la fin de [7’] se trouvent quelques lignes qui n’apparaissent pas en [7] et qui contiennent une caractérisation de la différence comme « qualité substantielle » – ce qui ferait penser à la tradition porphyrienne subséquente. Il pourrait donc, à ce double titre, s’agir d’une glose. Deux points. Tout d’abord, en In Metaph. 399.4–6, Alexandre affirme que « la différence n’est pas dans la quiddité, mais dans le «de quelle sorte», non pas cependant à la façon de la qualité : la différence de la substance pourrait en effet bien être la qualité dans la substance ». Cette dernière expression (B 1m oqs¸ô poiºtgr) est très proche de l’idée de « qualité substantielle », au point même qu’un traducteur à peine influencé par le porphyrisme a pu la traduire de la sorte. Quoi qu’il en soit, il n’y aurait rien d’absurde, au vu de la théorie en présence, qu’Alexandre lui-même soit l’auteur de cette expression. En outre, la « définition » du genre qui la précède immédiatement dans notre texte (Top. I 5, 102a 31–32) « être ce qui est prédiqué de plusieurs choses différentes par l’espèce en fonction de la quiddité de chacune » n’est pas spécifiquement porphyrienne mais se trouve fréquemment chez Alexandre. Cf. Barnes 2003, p. 63 et n. 41.

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tant que séparée du genre, elle est distincte de l’espèce. Comme plus haut, Alexandre opère une distinction modale entre la différence pure et simple – qui n’existe jamais à l’état isolé mais qui est néanmoins « pensable » – et la différence en composition avec le genre. Cette composition assure à la différence non seulement son existence « physique » mais même, au niveau notionnel, la fixation de son statut subcatégorial sans cela flottant. On sait a priori que la différence doit s’associer à un genre pour exister – genre qui déterminera également son statut catégorial – mais on ne sait pas nécessairement a priori à quel genre telle ou telle différence doit s’associer. Qu’Alexandre soit l’auteur de ce paragraphe est confirmé par un passage du commentaire à Top. IV 6, 128a 20–21238 : Discutant de la différence, il a dit « Puisque par ailleurs certains admettent qu’une différence est elle aussi un attribut des espèces en leur essence ». De fait, la différence prise comme composée des deux se prédique ainsi, mais non point de même la différence séparée de la matière de la 239 composée-desdeux. C’est cette différence240 qu’il a mentionnée également dans les Catgories, là où il a dit qu’aussi bien les individus que les espèces recevaient la formule des différences241. Les différences au sens propre, il n’a pas dit242 là qu’elles étaient des substances, du fait qu’elles ne sont ni des genres, ni des espèces, ni des individus. Assurément, 238 Alexandre, In Top. 365.4–21 : k´cym d³ peq· t/r diavoq÷r eWpem 1pe· d³ doje? tisi ja· B diavoq± 1m t` t¸ 1sti t_m eQd_m jatgcoqe?shai, 1peidµ B l³m ¢r sumalvºteqor kalbamol´mg ovty jatgcoqe?tai, oqj´ti d³ ja· B wyq·r t/r vkgr t/r sumalvot´qou

diavoq²7 Hr ja· 1m Jatgcoq¸air 1lmglºmeusem 1m oXr eWpem t¹m t_m diavoq_m kºcom !mad´weshai ja· t± %tola ja· t± eUdg. $r Qd¸yr diavoq±r oqj eWpem eWmai oqs¸ar 1je?, fti l¶te c´mg l¶te eUdg l¶te %tola7 aR c±q t_m eQd_m jatgcoqo¼lemai ¢r c´mg #m jatgcoqo?mto. fti d³ lµ c´mg aR diavoqa¸, mOm de¸jmusim. oqd³ eUdg d³ [eUdg d³] aR Qd¸ô ja· wyq·r t_m cem_m kalbamºlemai diavoqa¸, eQ ja· aR sumalvºteqai, axtai d³ 1m 1je¸m\ t` bibk¸\ oqs¸ai ja· t± %tola t± rp’ aqt²r. t/r d’ ovtyr kalbamol´mgr diavoq÷r ja· t± c´mg t± diaiqo¼lema rp’ aqt/r sumym¼lyr jatgcoqe?tai, eU ce, ¢r eUqgje mOm, t¹ pef¹m sgla¸mei f`om poiºm7 ja¸toi oq doje? aqt` t¹ c´mor t/r oQje¸ar diavoq÷r ovty jatgcoqe?shai. t/r l´mtoi wyq·r t/r vkgr 1m t0 oqs¸ô diavoq÷r kalbamol´mgr oute t¹ diaiqo¼lemom rp’ aqt/r c´mor sumym¼lyr jatgcoqe?tai, fti lgd³ %kko ti fkom !moloioleq³r t_m leq_m 2j²stou ovty jatgcoqe?tai, l´qor d³ B toia¼tg diavoq± toO diaiqoul´mou rp’ aqt/r, oute aqtµ C toO eUdour C toO !tºlou, fti lgd³ t¹ l´qor toO fkou.

239 Le féminin est ici excessivement, et sans doute volontairement, ambigu : nous avons suppléé « substance » en nous fondant sur 365.17 mais on pourrait tout aussi bien suppléer « différence ». Alexandre veut de toute évidence rapprocher la constitution logique de l’espèce intensive de la constitution hylémorphique de la substance. 240 Le grec est ambigu mais ne peut renvoyer qu’à la différence comme « composé des deux », c’est-à-dire en association avec le genre. C’est cette différence qu’ont en tête les collègues mentionnés par Aristote et l’auteur de Cat. 241 Cf. Cat. 5, 3b 5–7. 242 Je traduis ainsi malgré l’hellénisme bien connu ou vgli. Aristote ne dit nulle part que les différences ne sont pas substances. Il se borne à ne pas dire qu’elles le soient.

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les différences prédiquées des espèces pourraient bien l’être à la façon de genres mais, que les différences ne sont pas des genres, il le montre maintenant. Mais pas davantage les différences prises de manière isolée et séparément des genres ne sontelles des espèces, même si elles sont les composées des deux et que ces dernières, dans ce livre-là243, sont substances, ainsi que les individus qu’elles subsument244. Toutefois, de la différence ainsi prise, aussi les genres divisés par elle sont prédiqués synonymiquement pour peu que, comme il a été dit maintenant, « pédestre » signifie animal d’un certain type. Toutefois, il ne lui semble pas que le genre se prédique ainsi de sa propre différence. Ainsi, ni, de la différence dans la substance prise séparément de la matière, le genre divisé par elle se prédique synonymiquement – parce qu’il n’est même aucun autre type de totalité anhoméomère qui se prédique ainsi de chacune de ses parties, or une telle différence est une partie de ce qu’elle divise –, ni, quant à elle, elle se prédique soit de l’espèce soit de l’individu – parce que la partie non plus ne se prédique pas de la totalité.

L’objet du texte est d’évaluer en quelle mesure on peut prédiquer la différence de l’espèce. Cette thèse est prêtée à des auteurs anonymes dans le passage commenté des Topiques, mais est impliquée par Aristote en Cat. 5, 3b 5–7. Comme dans la Quaestio, Alexandre distingue la différence en soi, à proprement parler, qui ne saurait se prédiquer synonymiquement de l’espèce ou de l’individu et dont le genre ne saurait se prédiquer synonymiquement, de la différence en tant que composée au genre ou, plus exactement, en tant qu’état de composition avec le genre, qui se confond de facto avec l’espèce. Alexandre note pourtant qu’Aristote – i.e. en Top. – ne semble pas enclin, même dans ce cas, à admettre une prédication synonymique du genre. Sans doute ne s’agit-il pas seulement ici de purisme dialectique : il est intéressant de retrouver, dans le commentaire à Top., la suggestion qu’Aristote, en Cat., n’a envisagé qu’un aspect des choses. Ce n’est pas un hasard si cet aspect est le plus logique, c’est-à-dire celui où la substance est prioritairement l’individu composé. Ce primat reflue sur les substances secondes (genre et espèce) mais également sur la différence, en tant que celle qui sera envisagée « là-bas » n’est pas la différence au sens le plus pur, mais la différence en tant que composée à la matière générique. On ne peut qu’être frappé, dans ces formulations d’Alexandre, par la façon dont il s’efforce de rapprocher la relation genredifférence de la relation matière-forme. Ainsi, alors même que le commentaire à Top. n’évoque pas la question de la pluralité des genres non subordonnés possibles pour une différence unique donnée, il emploie néanmoins le terme de « matière » pour évoquer le substrat générique de la différence. Dans le texte parallèle à la Quaestio, c’était cette fois-ci le genre divisé par la différence

243 En conservant ce groupe de mots supprimé par Wallies. 244 En corrigeant la ponctuation de Wallies.

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qu’Alexandre décrivait comme soit simple, soit composé, ce dernier cas renvoyant au genre des substances composées245. De fait, du second paragraphe de [8’ !] à la section [11’], Alexandre établit une distinction entre les différences des genres premiers (essentiellement : les catégories) et celles des genres seconds. Les différences de la substance, de la quantité, de la qualité sont en même temps leurs espèces, tandis que les différences de l’animal ne sont pas les espèces de l’animal, parce qu’animal, dans sa définition même, combine la forme à une certaine matière. La différence signifiera donc la caractéristique spécifiant le genre, mais non le genre spécifié (i.e. l’espèce). On pourrait objecter le cas de la substance : supposons que la différence sensible spécifie la substance indéterminée en la substance sensible (par opposition à l’espèce des substances divines objet de la théologie). La différence sensible signifiera donc bien elle aussi un composé de matière et de forme. Répondrat-on que ce composé est général ? Mais une différence (par ex. rationnel) découpant telle espèce (animal rationnel équivalant à homme) dans le genre animal est elle aussi générale. La réponse implicite d’Alexandre est qu’il ne s’agit pas du même ordre de généralité. Certes, substance sensible est un sousgenre du genre substance n’englobant que des composés de matière-forme. Mais il n’est rien dans l’univers qui soit seulement substance sensible. Tout existant relève d’une espèce dernière qui conjoint à ce genre des différences spécifiantes lui permettant de se réaliser sous une forme donnée. Ainsi, substance-sensible-Ø ne subsume directement que des abstractions (un ensemble de sous-genres) et seulement indirectement des existants réels. Autrement dit, substance-sensible-Ø ne renvoie directement qu’à des « êtres » immatériels, ces généralités que sensible subsume en spécifiant substance. La substance sensible n’existe que pour autant que ses sous-genres existent et non indépendamment d’eux. Si donc il en va ainsi, on peut dire, avec Alexandre, que certains genres (comme substance sensible) « signifient une nature composée de matière et de forme » en tant qu’ils renvoient en dernière instance à des existants réels composés de matière et de forme, « mais […] ne signifient pas encore qu’il y a en eux quelque élément de composition », dès lors qu’on les considère en tant qu’ils ne subsument directement que des généralités entièrement formelles246. Ainsi, même si « la substance absolue » subsume médiatement aussi bien des individus composés (les substances premières sensibles) que des individus non 245 Alexandre, In Metaph. 206.12–207.6. Le parallèle entre ce texte et la Quaestio arabe a été remarqué pour la première fois par de Haas 1997, p. 218, n. 173 (traduction anglaise p. 242). Voir aussi Moraux 2001, p. 473. Pour les occurrences de l’adjectif sumalvºteqor, la première rapportée au genre et la seconde à la substance composée dont il est ce genre est le genre : 206.24 et 29. 246 Cf. [8’ !] (b).

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composés (les substances premières divines), on peut la considérer en ellemême, dans sa simplicité toute formelle d’ensemble de genres. Or, dans cette stratosphère générique sans ancrage réel direct, ce n’est pas tant la différence qui est ou devient une espèce, contrairement à ce qu’écrit Alexandre, que l’espèce qui ne peut être rien d’autre qu’une différentiation immédiate du genre (et non une réunion extensive d’individus). En revanche, dans le cas de l’espèce dernière, principe de teneur ontique maximale, la différence renvoie certes non seulement à une division dans un genre immédiatement supérieur, mais également au fait qu’on se trouve dorénavant au niveau même du réel (individus matériels et surtout composés) 247. Il faut noter, en [10’], une tentative pour donner une définition non canonique (c’est-à-dire non composée d’un genre et d’une différence) au concept de différence. La quiddité de la différence, suggère Alexandre, c’est « sa composition au genre ». L’Exégète exprime ici le statut dynamique et relatif de la différence, qui ne prend sens qu’en tant que détermination du genre. La différence est l’être–déterminé du genre en tant que genre248. [11’], comme on va le voir plus en détail dans un instant, reprend le rapprochement annoncé dès [7’] entre différence et forme hylémorphique. Le genre, et en particulier la substance, « conserve », « préserve », sa nature dans ce qui dépend de lui. À ce développement, Alexandre joint une note fondamentale ([12]–[12’]) pour la reconstitution de sa lecture de Zeta 3 et de sa critique manifeste, ici, de l’exégèse de Boéthos : il ne faudrait pas, dit-il, ériger le fait d’être substrat des contraires en discriminant absolu de la substantialité de l’objet considéré. Cette description ne s’applique qu’aux substances premières de Cat., mais non aux espèces, genres et différences. Malgré les apparences de la formulation, il ne saurait s’agir de conférer à de simples outils classificatoires le titre de substance. Bien plutôt, « genre », « espèce » et « différence » sont substances en tant qu’ils regroupent des formalités existant réellement dans les objets. Chacun de ces trois « êtres » logiques, en d’autres termes, se rapporte d’une façon qui lui est propre à une forme dans le sensible249. 247 En d’autres termes, Alexandre énonce dans son langage ce que synthétise profondément Hamelin 1931, p. 115 : « La simplicité d’une forme pure, même lorsque cette forme contient une matière logique, est une simplicité interne et nécessaire, précisément parce que l’absence de matière, dans l’acception propre du mot matière, supprime toute espèce de distance entre les parties de la forme, qui dès lors se pénètrent et s’unifient ». 248 En tant que genre, parce que si rationnel est bien une différence de vivant, sympathique ne l’est pas. Ce n’est pas le genre en tant que tel qui est sympathique. 249 C’est ce qui expliquera la distinction entre genre et matière défendue par Alexandre : car alors que la « matière » pure, en tant que telle, n’est rien, le genre possède toujours en lui un principe formel de détermination (les genres les plus vastes que sont les catégories

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À cette discussion du statut catégorial de la différence fait suite, dans D, un assez long développement ([12’ !]), qui ne peut, me semble-t-il, avoir été écrit d’une traite par Alexandre. Celui-ci discute en effet comme « une aporie » la question de la définition de la différence sans renvoyer nulle part, ne serait-ce que légèrement, au premier traitement qu’il en a donné en [10’]. Nulle allusion, en particulier, n’est faite à la quasi-définition de la différence comme « composition au genre ». Bien plus, Alexandre ne définit ici la différence qu’à l’aide de la quasi-définition du genre des Topiques. Enfin, l’ensemble du développement n’a rien à voir avec la question posée par la Quaestio précédente. Il s’agit donc très probablement d’un texte d’Alexandre ajouté à celle-ci soit à époque ancienne, soit dans le milieu des logiciens de Bagdad. Comme bien des Quaestiones d’Alexandre, [12’ !] commence par énoncer une critique possible à une thèse d’Aristote, qui fonctionne comme l’énoncé du problème à résoudre : Que si la diffrence a une dfinition et que toute dfinition est tire d’une genre et d’une diffrence, il y aura pour la diffrence prise dans la dfinition de la diffrence une dfinition, et ainsi de suite  l’infini. Cette objection, écrit Alexandre, trahit la faiblesse logique de son auteur. Il faut en effet distinguer, dit-il tout d’abord, entre définition canonique par genre et différences et quasi-définition, comme celle que les Topiques proposent du genre. Il faut sans doute voir dans ces discusssions la raison « contextuelle » pour laquelle Porphyre parle prudemment, dans ce cas, de l’rpocqav¶ du genre plutôt que de sa définition250. Quoi qu’il en soit, Alexandre ne semble pas prêt, ici, à accorder que la formule des Topiques soit vraiment une définition.

d. Vers une assimilation de la différence spécifiante à la forme La fin du paragraphe [11]–[11’] est décisive. Elle n’est pas identique dans les deux recensions : [11] C’est la raison pour laquelle les différences de l’animal sont des substances mais ne sont pas animal. Car la substance est le genre du vivant et elle conserve la nature dans les genres composés de matière et de forme ainsi que dans les genres isolés et simples, je veux

[11’] C’est la raison pour laquelle les différences du vivant, qui ne sont pas animal, sont pourtant substance. Car la substance, puisqu’elle est le genre du vivant, conserve sa nature à l’identique dans les choses composées et elle la conserve également dans chacune des

possèdent encore une détermination réelle qui fait défaut à la matière « pure »). L’hylémorphisme, qui rendait nécessaire l’alignement de la différence sur la forme, impose donc de l’autre côté une défense du genre contre une matière tendant constitutivement vers le degré zéro de la détermination. 250 Cf. Isag. I 5 et Barnes 2003, p. 60.

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dire : dans les substances composées et non composées.

deux choses desquelles le composé tire son existence, à savoir : la forme et la matière, la substance incorporelle et la substance corporelle.

Selon [11], la justification du fait que la différence est substance mais non pas animal tient au fait que le genre premier qu’est la « substance » s’infiltre dans les genres subordonnés. Soit qu’on arrive à telle espèce de substance composée de matière et de forme ou à telle espèce non-composée, nous avons donc toujours une « substance ». Pour que l’argument soit valable, l’idée implicite est sans doute que la différence se retrouvera soit « dans » la forme du composé de matière-forme, soit « dans » la forme simple d’une substance simple. Selon [11’], les distinctions sont un peu plus développées mais l’argument, pour nous, revient au même : la « substance » s’infiltre dans les choses composées mais également dans les parties du composé, à savoir la forme et la matire. On a donc là une justification « logique » du motto alexandrique : « les parties de la substance sont des substances ». La forme est glosée comme étant « la substance incorporelle » et la matière « la substance corporelle ». La justification sera donc ici, dans la ligne de [7’], que la forme du composé « transmet » à la différence la substantialité qu’elle tire, via le composé, du genre dont ce dernier relève primordialement. Tout lecteur d’Alexandre reconnaîtra que la seconde version, comme à l’habitude, est la seule authentique. Par opposition à la première, redondante et maladroite – il n’y a ici aucune nécessité d’introduire les substances simples – la seconde passe du composé à ses parties dans un mouvement que nous avons déjà rencontré plusieurs fois au cours de ce chapitre. C’est ce transfert qui permet de passer de l’eidos-espèce, qui regroupe des substances composées, subsumé sous le genre « substance », à l’eidos-forme qui, en tant que partie, s’accapare pour nous cette substantialité dévolue aux touts251. Le dernier moment de la démonstration, non formulé et problématique, tient à l’assimilation de la différence à cet eidos-forme partie du composé. Selon Zeta 11, c’est la forme (et non la différence) qui est principalement substance et Alexandre, on le verra, paraît revendiquer cette thèse dans son commentaire de Metaph. D 24252. La différence, à rigoureusement parler, ne saurait être qu’une détermination logique. Conclure avec notre Quaestio que la différence est substance en s’appuyant sur le statut éminemment substantiel de la forme du composé, c’est assimiler la différence à un autre ordre de réalité que le sien. Voici comment procède Alexandre. On désignera la substance comme composé, comme forme et comme matière respectivement par Sc, Sf et Sm ; de 251 En soi, elle la fonde. 252 Cf. infra, p. 100.

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même, l’animal comme composé, forme et matière par Ac, Af et Am ; enfin, l’animal rationnel comme composé, forme et matière par (AD)c, (AD)f et (AD)m. Alexandre part de l’inclusion des classes suivante, fondée sur l’ontologie naturelle (c’est-à-dire pour nous) des Catgories : Sc  Ac  (AD)c. Il argumente ensuite pour montrer que la différence n’est pas une substance composée. Autrement dit, la différence D n’est pas subsumée par Sc. Toutefois, la substantialité « logique » du composé Sc contamine pour nous la forme et la matière (après analyse scientifique, on reconnaîtra que c’est la forme qui procure sa substantialité au composé) 253. On obtient donc le dédoublement suivant254 : (Sf assoc Sm)  (Af assoc Am)  ((AD)f assoc (AD)m) 255, relation qu’Alexandre juge visiblement équivalente à la conjonction suivante : Sf  Af  (AD)f & Sm  Am  (AD)m. C’est ici que le bât blesse. Car le dédoublement de la substance composée en deux substances simples n’a de sens que si on lit la constitution physique de la substance à la lumière de l’analyse logique per genus et differentiam. Autrement dit, la forme dont on va se servir à ce stade est moins une forme qu’une différence dans la matière256. On postule donc subrepticement que la différence est substance pour démontrer que la différence est substance. La suite du raisonnement est en effet immédiate : en vertu de Zeta 12, et tout particulièrement des lignes 1038a 19–20, (AD)f = D. On peut donc conclure que D est subsumée par Sf, c’est-à-dire que D est substance, non plus au titre de composé, mais de forme. Quand il est dit que la différence des substances composées (le D de notre (AD)c) est S mais non pas A, il faut en réalité comprendre qu’elle est Sf mais non pas Ac. On pourrait cependant aussi bien dire que D est Af mais non pas Sc. Le nerf de la preuve ne réside pas tant dans une classification scolastique de la différence au sein des « substances » que dans une insertion générique de la différence dans la colonne des substances formelles. Ce procédé, en désarticulant le composé en ses éléments, évite de prédiquer le genre, fonction des seules substances composées, de la différence. Nous avons la chance d’avoir conservé dans le commentaire à la Mtaphysique d’Alexandre, un argument étroitement parallèle. Alexandre, on l’a vu, avait commencé par présenter la thèse d’Aristote interdisant la 253 Cf. supra, p. 50. 254 Qui s’autorise sans doute de la phrase notoirement difficile de Metaph. Z 10, 1035b 27–31 : « Mais l’homme, le cheval et tout ce qui certes se rapporte aux individus, mais qui est cependant universel, ne sont pas substance, mais un certain composé fait de cette formule-ci et de cette matière-ci, prise universellement. Mais une fois au niveau individuel, Socrate est fait de la dernière matière, et de même dans les autres cas ». 255 Je désigne par « assoc » la liaison hylémorphique. 256 C’est peut-être la doctrine de Part. An. I 3, 643a 24. Mais si elle a un sens dans le cadre moriologique, elle en a beaucoup moins quand on s’intéresse à la forme du cheval ou du chien.

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prédication du genre de la différence257. Il avait alors souligné le caractère « trop logique » d’une telle théorie258, effectivement massivement défendue dans les Topiques 259, puis défendu la thèse suivant laquelle un genre, mais non le genre prochain (t¹ pqosew³r c´mor) peut se prédiquer de la différence, « du moment que les différences elles aussi doivent compter au nombre des étants » (eU ce t_m emtym ja· aqta¸) 260. Qu’Alexandre entend-il en ce contexte par « trop logique » ? Rien d’autre sans doute que le traitement du problème de la différence à l’aide exclusive des outils de l’Organon261. Des objets susceptibles d’une étude physique sont alors envisagés en tant qu’ils obéissent à la syntaxe définitionnelle statique des Topiques, traité qui n’interroge jamais le contenu physique de l’association genre-différence, c’est-à-dire n’accorde aucune place à la considération de la matière et de la forme. Toute la question est dès lors de savoir si l’embryon de solution présenté dans la Quaestio De la diffrence, II peut être considéré comme un traitement véritablement non logique du problème. C’est peu probable. Certes, c’est dans la ligne de Zeta 12 que ce texte affirme que les différences de la substance sont des substances. Mais ce résultat découle moins ici d’une considération physique des modalités de la dia¸qesir que d’un coup de force assimilant forme et différence. On a même vu que c’est une « logicisation » de la forme, plutôt qu’une « physicalisation » de la différence, qui a permis d’opérer la jonction entre les deux zones de l’univers aristotélicien. Nous sommes ainsi fondés à décrire cette Quaestio comme une première tentative pour abandonner une théorisation purement logique de la différence, première tentative où la différence, toutefois, garde la trace claire de ses origines logiques. La maladresse d’Alexandre sur ce point est d’ailleurs la meilleure preuve du caractère logique de l’argument des parties de la substance, qui ne peut fonctionner qu’une fois la forme indûment « stabilisée » comme différence. Il est évident qu’à un niveau suffisant d’analyse, Alexandre ne saurait s’estimer satisfait par un argument aussi évidemment circulaire. La prémonition physique de cette Quaestio explique en tout cas, dès ce stade, l’opposition apparente à nombre de passages du commentaire au Topiques, où Alexandre, avec Aristote, admet le caractère qualitatif de la différence. Ici, où le problème est foncièrement ontologique, il s’agit de combattre l’aristotélisme prédicativiste de Boéthos. 257 Alexandre, In Metaph. 205.10–206.6. 258 Cf. Alexandre, In Metaph. 206.12–13 : doje? d´ loi B 1piwe¸qgsir kocijyt´qa eWmai. 259 Cf. In Top. 47.14–23 (traduit supra, p. 69, n. 234), 113.22–27, 421.15–18, 444.4–7, 451.15–18. 260 Alexandre, In Metaph. 206.13–22, en part. l. 15. 261 Il s’agit du sens de « logique » que Burnyeat 2001, p. 87–125 reprend aux commentateurs anciens. Alexandre est d’ailleurs sans doute derrière le passage de Simplicius cité ibid., p. 19.

§ 4. Conclusion

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Soulignons pour finir l’intérêt herméneutique d’un recentrage de la différence sur Zeta 12 plutôt que sur les textes de l’Organon chers aux premiers commentateurs. Le rapprochement de la forme et de la différence, quelles que soient ses modalités exactes, qui n’est autre qu’une assimilation de l’étant au définissable, se tient en effet au cœur de toute interprétation essentialiste d’Aristote. R. Bolton notait que « les deux schémas qui opposent l’essence aux autres caractéristiques [i.e. le schéma genre-différence et le schéma hylémorphique] ne peuvent tout simplement pas coïncider l’un avec l’autre. Ceci a été largement ignoré, peut-être au vu de la doctrine d’Aristote, que l’on trouve par exemple en Mtaphysique, Z, 12, selon laquelle dans une définition par division toutes les caractéristiques génériques autres que la différence finale peuvent être impliquées par la différence finale et être ainsi des propriétés (redondantes) de l’essence elle-même telle qu’elle est exprimée sous une forme simple par la différence finale ». Et l’auteur de poursuivre : « Ceci pourrait sembler nous aider à rapprocher les deux schémas si toutes les caractéristiques génériques pouvaient être entendues comme des caractéristiques (redondantes) de l’essence scientifique »262. La Quaestio De la diffrence, II, [11]–[11’] montrerait que les prémices d’une telle identification peuvent être à rechercher du côté d’Alexandre. Il nous appartiendra d’évaluer, dans la suite de ce travail, si Alexandre dispose de moyens pour faire mentir, ne serait-ce que partiellement, le diagnostic sans appel de Bolton.

§ 4. Conclusion Au terme de ce chapitre, il apparaît que les passages dont peuvent se réclamer les tenants du matérialisme d’Alexandre ne suffisent pas à étayer leur interprétation. Au plan de la thèse fondamentale – « les parties de la substance sont des substances » – le texte de De anima 6.2–6 montre que le composé n’a aucune priorité physique, bien au contraire263. Quant à la scission assez 262 Bolton 1993, p. 199. 263 Chiaradonna 2005b, p. 138, affirme : « Il principio per cui le parti della sostanza fisica sono, a loro volta, sostanze, svolge un ruolo centrale nelle opere di Alessandro di Afrodisia, è fatto proprio dai commentatori neoplatonici di Aristotele ed è esplicitamente richiamato da Plotino in VI 3, 4.15–26 ; 5.9–13. In questo modo si preservava la distinzione, interna al mondo fisico, tra ciò che è sostanza e ciò che non lo è. La forma immanente alla materia è parte costitutiva del composto sostanziale ; per questo motivo essa è a sua volta sostanza e non va considerata come un accidente della materia che determina ». Je ferais à ces lignes le même reproche qu’à la lecture de Wurm : elles me paraissent suggérer trop fortement que le principe « les parties de la substance sont substances » détient une valeur explicative absolue, alors qu’il se borne plutôt à faire allusion à la structure profonde de la réalité, selon laquelle la matière n’est ni aition ni

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courante, dans l’exposé d’Alexandre, entre « matière » et « forme » présentées de manière certes statique, elle s’explique soit localement par des motifs pédagogiques ou polémiques, soit, comme on le verra, dans un cadre cosmologique que nous n’avons pas encore abordé. Il ne s’agit jamais d’un traitement d’Alexandre effectué en son nom propre et à un haut niveau de technicité aristotélicienne. Notons enfin que l’intérêt principal de la théorie des parties de la substance résidait sans doute dans la possibilité de protéger son essentialisme d’une contamination platonicienne. En tant que simple partie d’un tout bipartite – c’est-à-dire en tant qu’elle se trouve opposée à une matière qui ne lui est jamais entièrement réductible – la forme doit en rabattre de ses prétentions hégémoniques ; mais en tant que partie constitutive de ce tout, la forme est plus qu’une détermination parmi d’autres du sujet. Cette double esquive nous paraît le fondement réel de la métaphore tout-parties, sans cela gratuite. Mais ce n’est pas encore une réponse à un problème philosophique. Tous les possibles herméneutiques restent ouverts. On s’aperçoit vite que la première tentation pour réconcilier logique et physique du côté de la première, c’est-à-dire pour interpréter l’hylémorphisme aristotélicien au plus près de sa théorie dialectique de la définition, consiste à transposer genre et différence au cas de la matière et de la forme. En bonne scolastique aristotélicienne, en effet, la définition per genus et differentiam s’applique à la substance « composée » prise universellement, qui est elle-même assimilée à la substance première des Catgories. Tout individu est composé d’une matière et d’une forme et tout individu, en tant qu’il appartient à une certaine espèce, relève d’un certain genre modulé par une différence. Que donc la logique du genre et de la différence trouve un corrélat immédiat dans la physique de l’hylémorphisme et, pour le dire d’emblée, que l’on parvienne à assimiler genre et matière d’un côté, différence et forme de l’autre, et le tour sera joué : la forme deviendra une qualification de la matière exactement comme la différence, de l’aveu d’Aristote, est une qualification du genre. Il ne restera plus qu’à rapprocher la matière d’une materia signata relativement individuée pour interpréter la forme comme une qualité, même essentielle. Or archÞ mais stoicheion (cf. infra, chap. VII), ce qui place l’eidos seul aux commandes du composé. Si d’ailleurs, c’était là l’arme maîtresse d’Alexandre pour affirmer la substantialité de la forme, on se demande comment l’interprétation de Boéthos n’aurait pas fini par s’imposer. On répondra peut-être que la réponse de Porphyre à Boéthos citée par Simplicius, qui se fonde sur l’argument des parties, remonte très probablement à Alexandre. C’est indéniable, mais il faut distinguer entre les parties comme telles et en tant qu’elles reflètent une structure sotérique et hylémorphique. Ce n’est pas en tant que parties que les parties de la substances sont des substances. Il se trouve que les parties de la substance sont des substances. L’argument ne procède pas d’une loi « moriologique », mais reflète une structure hylémorphique (cf. chap. V : « Partie complétive et sauvegarde »).

§ 4. Conclusion

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c’est précisément là ce qu’Alexandre ne fait pas. Non seulement il se refuse explicitement, comme on le verra, à assimiler matière et genre, forme et différence, mais il adopte une conception fluante de la différence qui dénote, bien davantage que la compréhension de la forme en termes logiques, celle de la différence en termes physiques. Or l’identification forme-différence est loin d’être symétrique. Dans le premier cas, qui satisferait un prédicativiste, la rigidité de la différence logique se transmet à la forme hylémorphique. Dans le second, la ductilité de la forme se retrouve dans la conceptualisation de la différence. Celle-ci entre alors dans un rapport véritablement synthétique avec le genre et, surtout, se détermine fonctionnellement et non plus absolument. Les deux chapitres suivants seront consacrés à élucider dans le détail cette construction alexandrique, excessivement subtile et nuancée, de la différence spécifiante.

Chapitre III Irréductibilité des deux échelles définitionnelles § 1. Quelques remarques sur Zeta 12 Aristote est fort peu clair sur le rapport entre forme hylémorphique et différence. Des textes aussi centraux à cet égard, que Zeta 12 et Eta 6, pâtissent d’une ambiguïté systématique. On hésite, à leur lecture, sur le rapport entre les deux types d’analyse définitionnelle qu’Aristote entend instaurer. C’est en Zeta 12 qu’on peut déceler les incitations les plus claires à assimiler forme et différence. L’exégèse moderne, à la suite de Jaeger, souligne cependant que ce chapitre n’appartenait sans doute pas au dessein primitif des Substanzbücher, mais constitue une insertion tardive, qui rompt la continuité des chapitres Zeta 11–13264. Cette constatation permet – mais ne contraint pas265 – d’atténuer, jusqu’à la neutraliser, la question du rapport entre analyse définitionnelle et analyse de la substance composée. Des exégètes aussi pénétrants que Frede-Patzig ou Burnyeat, par exemple, n’évoquent pas la question de savoir, si finalement l’on accorde qu’Aristote est l’auteur de cette insertion ultérieure à la composition d’ensemble, ce qu’elle représenterait au plan théorique. Il faut dire que ce chapitre semble contredire assez frontalement la thèse de l’individualité de la forme, en rapprochant jusqu’à les confondre forme et espèce. Aristote annonce dès les premières lignes (1037b 9–10) que l’aporie de l’unité des parties de la définition est « utile (pq¹ 5qcou) aux propos consacrés à la substance ». Il est révélateur que Frede-Patzig modalisent cet indicatif pur (« kann … von Nutzen sein ») 266. Ce choix de traduction contribue en effet à écarter la menace de la forme générale, au profit bien sûr de la forme individuelle. Car si la définition par genre et différence 264 Cf. Frede-Patzig, t. I, p. 25–26 ; Burnyeat 2001, p. 42–44. Nul hasard si un tenant de l’idéalisme comme Stenzel interprète ce caractère tardif comme un signe de l’importance primordiale de ce chapitre à l’intérieur de Zeta, cf. Stenzel 1933, p. 133–134 : « Ich greife die zwei Kapitel Z 12 und H 6 heraus, in denen der Kern unserer Darlegungen, das Verhältnis von Zahl, Gestalt und Diairesis, im Mittelpunkt steht, die aufeinander verweisen, aus dem Zusammenhange herausfallen und wahrACHTUNGREscheinlich Nachträge sind, wie Jaeger, Studien. S. 53 ff., gezeigt hat. Sie enthalten demnach wichtige, reife Ansichten des Aristoteles und gestatten einigermaßen isolierte Behandlung ». Voir cependant Menn 2001 pour la défense de l’unité sinon rédactionnelle, du moins argumentative de F 10–16. 265 Cf. n. précédente. 266 Frede-Patzig 1988, t. I, p. 103.

§ 1. Quelques remarques sur Zeta 12

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produit un classement, elle se borne à exhiber un objet (ce que nous avons appelé plus haut l’espèce intensive267) général. Or, si l’on admet que cet objet, général, est utile – et non pas peut être utile – à une théorie de la forme in re, il semble qu’on a là un indice pointant vers le caractère non individuel de ladite forme. Leur commentaire accentue cette impression : « pour saisir et comprendre l’unité caractéristique de la définition ou de la formule », écrivent-ils, « unité par laquelle elle se distingue d’autres expressions complexes, il faut en revenir à l’unité de la chose définie, i.e. à l’unité de l’ousia ». En effet, « Une formule comme ‘Animal bipède’ représente un type déterminé d’unité parce que le bipède et l’animal constituent un type spécial d’unité, l’unité particulière, précisément, des parties de l’ousia »268. Ce n’est donc qu’une fois l’unité de l’oqs¸a comprise que l’on pourra comprendre ce qui fait l’unité de la définition qui la définit269. Mais Aristote dit plutôt ici que pour comprendre l’unité de la substance, il faut commencer par l’unité de la définition. Il est certes hors de doute qu’il considère que la résolution de l’aporie de l’unité de l’objet et celle de l’unité de la définition sont intimement liées. Il est hors de doute, par là même, que résoudre l’une signifie de facto résoudre l’autre. Mais cela ne signifie pas que les deux démarches soient équivalentes : on peut se concentrer sur la définition pour tenter d’aboutir à des résultats concernant la substance (ce qui paraît le sens littéral de 1037b 9–10) ou se concentrer sur la substance pour mieux comprendre le fondement réel de la définition (ce qui semble être l’interprétation de Frede-Patzig, qui leur permet là encore de dégager la forme « individualisée » de l’étau définitionnel). Il est vrai que l’ensemble de Zeta 12 donne l’impression que la différence est une catégorie amphibie, entre sphère logique et physique. La juxtaposition de 1038a 19–20, « la substance de la chose et [i.e.] sa définition » (B oqs¸a toO pq²clator … ja· b bqislºr), qui vient après de nombreux passages, dans les chapitres précédents de Zeta, où Aristote a rapporté l’oqs¸a à la formule du t¸ Gm eWmai, fonctionne à l’évidence comme une identification. Plus loin, la différence est assimilée à l’eWdor, lui-même dupliqué par l’oqs¸a, ce qui semble bien indiquer qu’il s’agit de la forme et non de l’espèce270. Si l’on combine ces deux lectures, il semble alors qu’il faille assimiler le genre prochain à la matière, la différence ultime à la forme. C’est en tant que l’oqs¸a est principalement forme271 qu’elle est mentionnée ici en parallèle. La différence spécifiante opèrerait le lien entre les deux échelles : s’assimilant à la forme du composé, Cf. supra, p. 71, n. 239. Frede-Patzig 1988, t. II, p. 223. ibid. Cf. Metaph. F 12, 1038a 25–26 : « Si donc il se trouve que la différence est à chaque fois différence de celle qui la précède, alors la dernière différence représentera une unité, à savoir la forme (t¹ eWdor) et l’essence (B oqs¸a) ». 271 Cf. Metaph. F 11, 1037a 29–30. 267 268 269 270

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Chapitre III — Irréductibilité des deux échelles définitionnelles

elle identifie de manière rétroactive l’échelle des matières-formes et celle des genres-différences. Il est possible que ce soit là une thèse d’Aristote, peut-être même la thèse d’Aristote la plus importante pour Alexandre272. Elle exige cependant un travail d’élucidation. Tout d’abord, que l’on s’interroge sur le statut des exemples de définition proposés par Aristote. Zeta 12 évoque manifestement « Animal bipède » comme une illustration conventionnelle de ce que pourrait être la définition de l’homme273 ; il est donc peu probable qu’il s’agisse de sa véritable définition. Ensuite, si l’on admet que la substance de l’homme est son âme, on ne comprend pas vraiment ce qui autorise à considérer « animal » et « bipède » comme des parties de l’âme humaine. Aristote, en tout cas, demeure muet sur la question et ce silence trahit sans doute une gêne face à une difficulté bien réelle posée par la cohabitation des deux échelles définitionnelles. Enfin, si Aristote peine tellement à proposer une définition satisfaisante de l’homme, en sorte que l’on peut légitimement se demander s’il est en mesure de définir la moindre espèce animale, on pourra du même coup mettre en doute toute assimilation rapide de l’analyse de la définition à celle de la substance composée. Tout au moins paraît-il requis de proposer, en préalable, quelques cas, et pas seulement quelques illustrations conventionnelles, de définitions. Car si s’avérait notre incapacité à former la moindre définition correcte d’une espèce animale, on serait légitimé à se demander si la cause n’en est pas justement que l’équivalence postulée entre l’analyse de la substance composée et celle de la « définition » est intrinsèquement non viable. Une question supplémentaire procède du contexte historique qui enveloppe les discussions aristotéliciennes de la définition. L’arrière-plan académique est bien connu, autant de la discussion de certains problèmes « formels » (touchant la syntaxe du genre et de la différence) que de celle des présupposés ontologiques sous-jacents à nombre de questions (statut des universaux). Or il n’est pas toujours facile de faire le départ entre ce qu’Aristote reproche à la méthode diérétique en général et à celle de l’Académie en particulier. Ainsi, dans le cas de Zeta 12, on peut se demander si le Stagirite admet la légitimité de la procédure définitionnelle qu’il indique, ou s’il se borne à dire qu’au cas où cette légitimité serait acquise, alors la dernière différence serait « l’eidos et l’ousia »274. Comme on sait qu’en Part. An. I 2–4, Aristote s’en prend à un 272 La Quaestio II 28 (cf. infra, p. 94 sqq.) constituera un bon indice de l’importance de Zeta 12 pour Alexandre, c’est-à-dire de la nécessité d’interpréter avec doigté le rapprochement du genre de la matière opéré par Aristote en 1038a 6. C’est d’ailleurs l’un des rares passages de Zeta pour lesquels Alexandre donne une référence explicite, cf. In Metaph. 429.6–7. 273 Cf. 1037b 12–13. 274 Eta 6, dont la discussion oscille tout du long entre l’unité de la définition et celle du composé, est tout aussi délicat. Aristote semble sous-entendre qu’une définition

§ 1. Quelques remarques sur Zeta 12

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modèle diérétique qui ressemble beaucoup à celui-là même qu’il expose en Zeta 12275, ses doutes ne se porteraient donc pas seulement sur les titres d’« animal bipède rationnel » à représenter la définition réelle de l’homme, mais également sur la pertinence de la procédure analytique décrite276. L’idée d’Aristote serait donc bien, dès la Mtaphysique, que si la division par genre et différences est menée à terme, alors il s’ensuivra que la dernière différence sera « l’eidos et l’ousia ». Mais Aristote n’exprime aucune certitude épistémologique quant à la réalité du contenu de la protase. Notons que la résolution de cette contradiction, qui n’est pas ici notre objectif, nous paraît résider dans une distinction entre définition des parties (moriologie) et définition des animaux, dont on peut se demander si la biologie, à la différence peut-être de la métaphysique, a véritablement besoin277. À ce stade, la question qui se pose est donc celle de l’identification de la différence ultime à la forme278. On peut distinguer a priori une interprétation stricte et une interprétation lâche. Selon la première, il y a identité absolue entre la différence et la forme. La différence n’est pas, ou pas seulement, un être logique, un « quantificateur » du genre, mais un être physique, une « qualité substantielle » réellement présente dans les choses. Selon la seconde, plus attentive aux significations des termes mais philosophiquement moins riche, la différence est la forme au sens où elle est son corrélat logique. Si par exemple l’on considère la substance (sensible) comme un genre – ce que fait Alexandre, qui y voit un « genre premier » – on peut l’associer à la matière résultant de la combinaison des quatre qualités élémentaires. Le genre et la matière sont dans ce cas unis par une corrélation simple. Tout devient bien sûr plus compliqué, voire inextricable, à mesure que l’on remonte l’échelle hylémorphique et que l’on descend l’échelle définitionnelle vers, respectivement, la forme et la différence ultime. On imagine cependant bien qu’en droit, une telle corrélation peut se poursuivre aussi loin que l’on voudra : il appartiendra à la science biologique de découvrir quelle matière est commune à quel genre, puis quelle matière plus complexe à quel sous-genre, etc. On compléterait finalement cette mise en relation des deux échelles par une distinction simple et stricte entre description logique et structure physique. Le genre et l’espèce dernière sont des classes (resp. de classes et d’individus) qui rassemblent des individus composés de matière et de forme. Qu’on accepte ou

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correcte par division ne serait que l’expression de l’analyse du composé en sa forme et sa matière. Le jeu de la puissance et de l’acte, qui permet l’unification de l’objet, se retrouverait à l’identique dans notre appréhension unitaire et simple du sens de la formule définitionnelle. Pour une présentation des textes, voir Falcon 1997. Voir cependant Steinfath 1996, p. 237, n. 2. Cf. infra, chap. XI. Cf. 1038a 25–26.

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Chapitre III — Irréductibilité des deux échelles définitionnelles

non ce cadastre, il demeure que ni dans un cas ni dans l’autre, on ne saurait confondre les classes et les propriétés physiques des individus qu’elles contiennent. Tout le reste n’est qu’ambiguïté de la langue naturelle.

§ 2. Considérations générales sur le genre et la différence Bien que les textes que nous avons passés en revue au chapitre précédent ne nous paraissent pas autant pencher en faveur d’un dualisme ou d’un matérialisme d’Alexandre qu’on l’a soutenu, il ne faudrait pas croire qu’Alexandre soit resté insensible à tous les aspects des arguments de Boéthos. À vrai dire, il semble qu’il lui reprenne même une thèse importante, celle du rapprochement de la différence et de l’eidos 279, mais pour l’intégrer dans un tout autre réseau argumentatif, où la forme n’est plus « qualité » mais « substance ». Pour Alexandre, cependant, le genre contribue de manière primordiale et massive à la substantialité de la forme et la différence en est une sorte d’attribut, en ce sens que la différence n’existe pas comme une réalité indépendante du genre. La différence n’agit qu’à l’intérieur du genre, un peu à la façon dont un prédicat agit « à l’intérieur » d’un sujet280. La doctrine pourrait paraître banale. Que l’ensemble des différences est contenu dans la dernière d’entre elles, n’est-ce pas la leçon même de Zeta 12 ? Mais précisément, Zeta 12, lu parallèlement à certains textes logiques d’Aristote semblant admettre que la même différence se retrouve dans plusieurs genres281, fait l’objet d’une grave aporie : si « bipède » est une différence à la fois pour « animal terrestre » et pour « animal ailé », il est clair qu’en soi, « bipède » est indifférent à ces deux genres. L’échelle des différences ne serait donc analysable ni dans le sens descendant – ce qui est une évidence – ni – ce qui l’est beaucoup moins – dans le sens ascendant, la donnée de la différence ultime ne suffisant plus à remonter la chaîne des différences. La différence semblerait ainsi perdre tout rapport privilégié à la substance formelle de l’objet, pour se rapprocher d’un prédicat mobile282. En outre, si même l’on accorde qu’une différence dont le nom est identique peut scinder deux genres non subordonnés l’un à l’autre, une alternative se présente. Soit le contenu de cette différence est véritablement 279 Cf. supra, p. 24, n. 79. 280 Alexandre a sûrement présente à l’esprit la déclaration de Metaph. I 8, 1058a 6–7 : « la différence est l’altérité du genre », !m²cjg %qa tµm diavoq±m ta¼tgm 2teqºtgta toO c´mour eWmai. 281 Cat. 3, 1b 16–17, Top. I 15, 107b 19–26 et VI 6, 144b 12–30. Cf. infra, p. 104 sqq. pour la traduction de la Quaestio consacrée à ce problème. 282 Je désigne sous ce terme un prédicat dont la donnée ne suffit pas à déduire la nature matérielle du sujet dont on le prédique.

§ 2. Considérations générales sur le genre et la différence

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identique et, comme on l’a dit, on comprend mal sa liaison intime à l’espèce : elle paraît du même coup une simple qualification du genre ; soit cette différence n’est que génériquement identique (c’est-à-dire spécifiquement différente) et sa liaison à deux espèces distinctes est plus aisément compréhensible – mais le langage naturel en retire une certaine opacité qui met en péril l’idée, profondément aristotélicienne, d’un contact « naturel » avec le réel283. Il y a un apparent paradoxe, quand on professe un aristotélisme de tendance essentialiste, à opter pour la première solution, qui paraît ravaler la différence au rang de simple qualité du genre et ouvrir ainsi la voie à une interprétation purement qualitative, non substantialiste, de l’eidos. C’est pourtant la thèse d’Alexandre qui va nous retenir dans le présent chapitre. On verra ainsi comment c’est le genre qui est pour lui l’épicentre ontologique de la définition par genre et différence. Mais – et toute la subtilité de sa position réside en ceci – ce poids accordé au genre vise ultimement à construire la suprématie de l’eidos comme être fondé dans une certaine structure matérielle, elle-même déjà ultra-formelle et déterminée par une forme-différence qui ne fait que la « spécifier » par une dernière information. Si cette « entité » spécifiante, pour Alexandre et non pour Boéthos, est une « substance », on comprend par là même qu’elle ne peut l’être que si la qualification de X par Y n’entraîne pas nécessairement que Y rentre dans la catégorie de la qualité. Cette condition est la face pour ainsi dire logique d’un problème ontologique plus général, celui de l’irréductibilité de l’hylémorphisme à la prédication SP canonique. C’est tout ce qui sépare, encore une fois, Alexandre de Boéthos. Beaucoup d’imprécisions et de flottements dans le traitement du genre et de tous les concepts qui lui sont dialectiquement liés (matière, forme, espèce, différence) paraissent dus à l’imbrication de trois schémas distincts. — 18) L’analyse extensive de l’espèce, selon laquelle telle espèce E représente l’intersection (non vide) de l’ensemble des individus vérifiant la quasi définition du genre G et la quasi définition de la différence D284. — 28) L’analyse intensive de l’espèce, celle-ci se laissant interpréter comme l’union de deux « intensions » distinctes, celle du genre et de la différence. Selon ce schéma, le contenu définitionnel de l’eidos est produit par le contenu quasi définitionnel du genre et le contenu quasi définitionnel de la différence. — 38) La projection des trois étages de l’analyse hylmorphique sur ceux du logos 283 En disant par exemple « bipède », je dirai sans m’en apercevoir deux choses différentes selon que je parle de l’homme ou du canard. 284 « Quasi définition », parce que la division étant constituée d’un genre et d’une différence et la régression à l’infini étant impossible, il faut se contenter à un certain stade de saisir intuitivement le contenu formel du genre et de la différence. Alexandre évoque cette question dans le texte traduit supra, p. 64–65 (§ [12’ !]).

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ordinaire, à peine remanié par la logique sous la forme de l’échelle genredifférences : à la matière première correspond la catégorie générale du quelque chose ou, si l’on veut, de la substance sensible, aux différentes strates de matière déterminée (éléments, chair, chair des animaux à sang chaud, …) correspondent différents genres déterminés et à la forme ultime correspond la différence. Il appert que la deuxième catégorie est intermédiaire entre les deux autres : avec la première, elle a en commun de partir de l’espèce et de ne l’analyser qu’en référence à ses parties définitionnelles ; elle se rapproche en revanche de la troisième par sa nature « intensive », c’est-à-dire par le fait que le produit des deux déterminations n’est pas leur simple intersection, mais la détermination de l’une par l’autre – à savoir, du genre par la différence. On pourrait d’ailleurs croire, au premier abord, que le troisième niveau n’est qu’une explicitation physique du deuxième. Mais il est important de saisir qu’il s’agit avant tout d’une interprtation de l’analyse intensive de l’espèce. En d’autres termes, même si nous avons effectivement là la thèse d’Alexandre et sans doute aussi au moins une thèse d’Aristote, il n’y a aucune nécessité à ce qu’il en aille ainsi. Je peux tout à fait supposer que le système de classement des êtres, même « intensif », ne soit pas superposable à l’analyse matérielle de ces mêmes êtres. Ce que par exemple les animaux auraient en commun ne serait pas matériel, mais comportemental, cinétique ou autre285. Il y a un choix philosophique décisif dans la décision de placer la constitution matérielle des vivants au centre de l’entreprise définitionnelle. Une dernière remarque préliminaire concerne la façon dont un genre, par exemple « animal », se rapporte à ce qui l’entoure. On peut distinguer trois cas, qui sont fonction des trois niveaux que l’on vient de distinguer. — 18) Au 285 On pourrait ainsi aboutir à de très bonnes divisions dichotomiques des animaux à l’aide de leur habitat, où la dernière différence engloberait le vaste genre de l’habitat. L’homme ne serait pas « animal bipède », mais « être vivant dans une maison ». Que ces définitions soient « intensives » ne fait aucun doute : le « construisant un habitat terrestre de pierres et de bois » est un construisant déterminé. D’ailleurs, les divisions peuvent être appliquées à tout type d’objets, non nécessairement des vivants. C’est le sens des divisions du Sophiste et, chez Aristote, voir par exemple Rhet. I 10, 1368b 28–1369a 24. Historiquement, l’analyse hylémorphique aristotélicienne est d’ailleurs issue de la dichotomie platonicienne abstraite, où « diviser, c’est multiplier » (idée de la différence comme quantificateur au principe de toute classification intensive). Cf. Platon, Politique 261E–262A et Vuillemin 2001, p. 113. De manière plus générale, voir Stenzel 1933, p. 129. Selon cet auteur, Aristote aurait accepté le bien-fondé de la division platonicienne, et même de son orientation « idéaliste », mais l’aurait infléchie dans le sens du Donn (Gegebenheit) entendu comme le Dploy (das Entfaltete). Cela correspond à notre distinction entre analyse intensive abstraite et analyse intensive hylémorphique. Ce rapport historique n’empêche pas Aristote de s’en prendre à l’inaboutissement de la théorie platonicienne de la composition interne des Idées. Excellent résumé chez Robin 1908, p. 40 sqq.

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niveau extensif, le genre signifie une classe et dénote indéterminativement des individus. Il les dénote factuellement : c’est parce que nous connaissons la physique que nous savons que les individus sont des composés de matière et de forme. Cette connaissance n’est pas ici nécessaire, il nous suffit de savoir que nous avons affaire à des individus porteurs de certaines caractéristiques. Pour qu’ils appartiennent à une certaine espèce E, il faut et il suffit qu’ils vérifient à la fois la caractéristique du genre G et de la différence D. À ce niveau purement syntaxique, rien ne différencie genre et différence (symétrie de l’intersection). — 28) Au niveau intensif de l’espèce, le genre signifie un contenu notionnel et dénote quelque individu le vérifiant. Ce contenu peut être de nature physique, mais il ne l’est pas nécessairement. Je peux par exemple définir les animaux comme des « substances automotrices » sans rien savoir de la machinerie sous-jacente du vivant. — 38) Au niveau intensif de l’hylémorphisme, le genre signifie un état matériel déterminé et dénote des individus le possédant286. « Animal », par exemple, renvoie à « chair organique ». Ainsi, dans les trois cas, le genre dénote un certain type d’invidu conceptualisé à chaque fois différemment : comme individu vérifiant une propriété classificatoire dans le premier cas, comme individu vérifiant une définition dans le deuxième, comme individu vérifiant une définition hylémorphique dans le troisième.

§ 3. Interprétation intensive de l’antériorité du genre sur l’espèce La nature du genre selon Alexandre est illustrée par deux textes brefs, conservés seulement en arabe, qui ont le mérite d’attester clairement que l’Exégète a été conscient des plans extensif et intensif de l’existence du genre et de la règle de leur variation inverse, appelée à devenir, comme le remarque A.C. Lloyd dans son commentaire à la résurgence de ce thème chez un commentateur alexandrin, un « cliché » des manuels de logique287. À vrai dire, il nous importe surtout de comprendre comment Alexandre a justifié cette variation inverse, et c’est essentiellement sur ce point que se concentreront nos efforts. Mais il convient tout d’abord d’examiner comment Alexandre aborde le problème à un niveau purement descriptif. Il a en effet jugé la question de la syntaxe du genre et de l’espèce assez délicate pour lui consacrer plusieurs développements. Il s’agit tout d’abord du Trait en rponse  Xnocrate, sur le fait 286 Le pluriel est ici de mise en raison des conditions génétiques de l’individu. La connaissance hylémorphique de la substance réelle (le vivant) implique que l’on sache que « l’homme engendre l’homme ». 287 Cf. A.C. Lloyd 1990, p. 83.

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que l’espce soit antrieure au genre d’une antriorit naturelle. Ce texte – dont l’authenticité ne fait aucun doute –, a été révélé en 1947, par ‘A. Badawi, et a déjà fait l’objet de plusieurs discussions288. Sa particularité est de s’en tenir à une considération purement extensive des espèces et des genres, qui sont chacun définis par la pluralité des éléments (individus dans le cas des espèces, espèces dans le cas des genres) qu’ils recouvrent. Si donc l’on comparera le rapport de l’espèce au genre à celui de la partie au tout, c’est non pas au sens où l’on analysera une formule définitionnelle en éléments définitionnels, mais du fait que l’on considérera espèces et genres comme des classes d’individus ou de classes. Se pose dès lors le problème du sens exact à donner à la thèse, soutenue par Alexandre contre Xénocrate, de « l’antériorité » du genre sur l’espèce. Car pour peu que ces deux dénominations renvoient à leur corrélats extensifs, on peut se demander si elles recouvrent autre chose qu’une façon de parler de la mÞme chose. Le genre n’étant qu’une collection d’espèces, il n’y aurait qu’une comparaison de deux façons d’appréhender les espèces : prises soit individuellement, soit toutes ensemble simultanément289.

Traité d’Alexandre l’Aphrodisien en réponse à Xénocrate Sur le fait que la forme soit antérieure au genre d’une antériorité naturelle Alexandre a dit : Xénocrate a dit : « si la relation de la forme au genre est comme la relation de la partie au tout, et si la partie est antérieure au tout et antérieure à lui d’une antériorité naturelle (du fait que quand on supprime la partie, on supprime aussi le tout puisque s’il manque l’une de ses parties, le tout alors ne subsiste pas ; tandis que la partie n’est pas supprimée quand le tout est supprimé, car il possible que cessent d’exister certaines parties du tout et que subsistent certaines de ses parties), alors nécessairement, la forme aussi est antérieure au genre ». soit comme la relation de la partie au tout. Car quand on supprime une partie du tout, le tout demeure déficient, tandis que le genre ne devient pas déficient quand on supprime l’une de ses espèces. Et nous disons aussi : le tout nécessite, pour être tout, l’ensemble de ses parties, tandis que le genre ne nécessite pas, pour être genre, l’ensemble de ses espèces. Et nous disons aussi : le tout a stabilité et subsistance en soi-même, tandis que la stabilité du genre n’existe que dans la représentation de qui se le représente. Et nous disons aussi : quand la partie est supprimée, le tout cesse d’être tout. Je ne dis pas que l’ensemble du tout cesse d’exister, mais que le tout cesse d’être tout. Et je ne dis pas que cesse d’exister l’ensemble du tout, mais que le nom de « tout » cesse de lui être applicable. Et quand le tout cesse d’exister dans sa totalité, toutes ses parties cessent alors aussi nécessairement d’exister, tandis que quand le tout 288 Cf. Badawi 1947, p. 181–182, Pines 1961, van Ess 1973, Rashed 2004a. 289 Pour la traduction qui suit et la justification des choix textuels, cf. Rashed 2004a, p. 50–51.

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cesse partiellement d’exister, toutes les parties ne cessent pas alors d’exister, mais certaines cessent et d’autres demeurent. De même, quand une seule partie du tout cesse d’exister, le tout cesse d’être un tout complet. Et quand toutes les parties cessent d’exister, le tout cesse aussi nécessairement d’exister. Si donc il en va comme nous l’indiquons, le tout ne ressemble pas au genre selon toutes ses modalités, non plus que la partie ne ressemble à l’espèce, mais il lui ressemble par certaines choses et s’en différencie par d’autres. Je dis que le tout ressemble au genre par le fait que tous deux rassemblent des choses multiples et que quand chacun d’eux cesse complétement d’exister, les parties qui leur sont subordonnées cessent aussi d’exister, comme nous l’avons mentionné précédemment quand nous avons décrit le tout : si le tout ne cesse pas complètement d’exister, toutes les parties ne cessent pas d’exister ; et de même, quand le genre ne cesse pas complètement d’exister, toutes les espèces pour lesquelles il est un genre ne cessent pas d’exister. Je dis : quand l’animal total cesse d’exister, l’homme aussi cesse nécessairement d’exister, tandis que si l’animal cesse seulement d’être un genre, il n’est pas nécessaire que l’homme cesse d’exister. Et si cessent d’exister toutes les espèces de l’animal dont l’animal se prédique en tant que genre, et que demeure seulement l’homme, l’animal générique cesse alors d’exister, sans que l’animal total cesse d’exister ; et ne cessent pas non plus d’exister toutes les espèces si cesse d’exister l’animal générique sans que l’animal total cesse d’exister – au contraire, les espèces ne cessent absolument pas d’exister si l’animal générique cesse d’exister. Il a donc été éclairci et prouvé que la relation des espèces au genre n’est pas comme la relation de la partie au tout et que la partie n’est pas antérieure au tout comme l’avait pensé Xénocrate.

Partant d’un projet de comparaison du rapport d’extension tout-parties et genre-espèces, Alexandre se livre à une combinatoire quasi exhaustive290. Celle-ci a pour but de mettre en relief la différence entre deux types distincts d’analyse. Le premier (analyse du genre en espèces), conçoit le composé comme un ensemble de composants, qui subsiste tant qu’il y a des composants à unir – c’est-à-dire, si le nombre des composants est supérieur ou égal à 2. Le second type (analyse du tout matériel en parties matérielles), en revanche, conçoit le composé comme une union de composants, c’est-à-dire lie son existence à deux réquisits : que chaque composant (1) subsiste et (2) demeure matériellement uni – par quelque mode de l’union matérielle que l’on voudra – à tous les autres composants, soit directement, soit transitivement par l’intermédiaire d’un ou de plusieurs autres composants. En tant que telle, la Rfutation de Xnocrate laisse donc tous les problèmes ontologiques ouverts. Elle n’explique pas, en particulier, ce qui fonde l’antériorité du genre à ses espèces. S’il est clair que c’est d’un point de vue logique que le genre est comme habité par ses espèces – puisque son existence est liée à un mode de ces dernières (leur

290 Cf. Rashed 2004a, p. 16–18.

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quantité) 291 – les conclusions qu’autorise la considération de la suppression du genre sont moins tranchées. Car que veut dire « supprimer le genre » ? Si l’on prend la chose de manière identique à la suppression des espèces, c’est-à-dire si l’on se focalise sur le genre comme mode d’être extensif des espèces, on ne quitte pas le plan logique. Or celui-ci est assez scolastique : insister sur le fait qu’on a un genre à partir de deux espèces, aucun genre avec une seule, même si c’est là le plan où se déploie la combinatoire du texte, n’est qu’une étape préalable à l’élucidation des modalités relles du rapport du genre à l’espèce. Un glissement verbal, dans un passage parallèle d’Alexandre, est cependant révélateur des enjeux réels. À l’issue de la Quaestio I 11, Alexandre suggère que si l’espèce est détruite, tous les individus sont détruits292. Or, en toute rigueur, la destruction de l’espèce comme universel pourrait avoir lieu si tous les individus moins un étaient détruits. C’est tout simplement qu’Alexandre quitte facilement le plan extensif pour son fondement intensif. Abandonnant la suppression extensive de l’espèce comme universel, il lui substitue la suppression intensive de toutes les natures auxquelles échoit cet universel. Même donc si la Rfutation de Xnocrate ne le dit pas explicitement, il est clair, au vu d’autres passages d’Alexandre, que c’est en ce second sens, intensif et non extensif, qu’il convient d’interpréter dans ce texte l’argument de la suppression. Toutefois, l’identification d’une raison intensive à l’arrière-plan et au fondement de l’extensif ne préjuge pas encore de la nature exacte de celle-là. Il peut s’agir soit de notre deuxième niveau293, soit du troisième. En toute rigueur, d’un point de vue moderne, il ne saurait même s’agir que du deuxième, puisque le troisième n’est (de ce même point de vue) qu’une interprétation du précédent. L’inversion de l’extensif et de l’intensif ne postule pas que la définition soit hylémorphique, mais seulement qu’elle soit une définition quantifiée. Un autre texte arabe permet peut-être de préciser encore la reconstitution de la thèse d’Alexandre. L’aristotélicien ‘Abd al-Lat¯ıf al-Bag˙da¯dı¯ (m. en 1231), ˙ grand connaisseur d’Alexandre, a paraphrasé une Quaestio dont on ne connaissait jusqu’à présent que le titre, cité par le bio-bibliographe Ibn Abı¯ Usaybi‘a : Rfutation de qui prtend que les genres sont composs d’espces, puisque les ˙ se divisent en ces dernires 294. Ce texte nous paraît envisager ce qu’on peut genres considérer comme le fondement théorique de la Rfutation de Xnocrate. En voici la traduction : 291 Ce mode joue aux yeux d’Alexandre un rôle important en syllogistique, puisque l’Exégète, à la différence d’Aristote, fonde la démonstration des quatre syllogismes parfaits sur le dictum de omni et nullo : cf. In A. Pr. 54.12–18 et 60.27–61.1. 292 Quaestio I 11a, 22 ;19–20. Cf. Sharples 2005, p. 52–54 et infra, p. 192, n. 546. 293 Cf. supra, p. 89. 294 J’ai édité ce texte arabe dans Rashed 2004a, p. 55–57. Pour une discussion historique (authenticité, transmission, etc.), cf. ibid., p. 11–26.

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Question Si les genres se divisent dans les formes et les espces et si tout ce qui se divise en des choses en est compos, il est alors ncessaire que le genre soit compos de ses espces, par exemple que l’animal soit compos de l’homme, du cheval et du bœuf. La résolution de cette aporie se fait selon deux modes, le premier étant celui de la résistance et le second de la mise en évidence de la fausseté de l’une des prémisses du syllogisme en montrant qu’elle contient une équivoque. – Pour le premier mode, nous disons : si le genre était composé de ses espèces, il ne faudrait pas qu’il soit prédiqué de ses espèces. Par exemple, je dis que si l’animal était composé d’homme, de cheval et de chien, chacun d’eux ne serait pas animal, puisque l’animal serait leur réunion et que la partie de la chose n’en est pas le tout. En sorte que l’homme ne serait pas animal, ce qui est absurde. En outre, le genre serait composé des contraires, puisqu’il serait composé du rationnel et de l’irrationnel, ce qui est absurde. – Quant au second mode, nous disons : la « division » n’est pas dite univocément. Car la division du genre en ses formes est différente de la division du tout en ses parties. Car le genre est une chose mentale générale existant dans plusieurs choses différentes par l’espèce en fonction de la matière, comme le bois, par exemple, qui existe dans le lit, la chaise, etc. Car on dit que le bois se divise et se distribue en lit et en chaise non pas au sens où il est composé d’eux et qu’ils sont deux parties pour lui, existant en acte simultanément, mais seulement au sens où il se spécialise parfois dans la forme de la chaise, parfois dans la forme du lit et parfois dans une autre forme. C’est la raison pour laquelle la prédication du genre de chacune de ses espèces est véridique, du fait qu’il est une partie de l’espèce de même que le bois est une partie du lit. Quant au tout à la façon de Zayd, il est composé de la tête, de la main et de chacun des membres, dont la réunion est le tout. Car la partie n’est pas dite du tout – on ne dit pas de la main de Zayd que c’est Zayd – et le tout non plus n’est pas dit de la partie – on ne dit pas de Zayd qu’il est main –. Cette division-ci est donc différente de celle-là, car le genre est une partie de l’espèce et la main de Zayd est une partie de Zayd. A Dieu l’omniscience !

Se trouve énoncé, en toutes lettres, le point de départ d’Alexandre, la coexistence de plusieurs types, en apparence distincts, d’analyse295. Il ne faut pas, dans ce contexte, interpréter de manière trop rigide le fait que le genre soit décrit comme « une chose mentale générale » (amrun dihnı¯ ‘a¯mmun). Il n’y a là ni plus ni moins de nominalisme que dans la Quaestio¯ II 28296. Il est clair qu’il ne s’agit que de la description de l’aspect noétique du genre qui, pour Alexandre, n’est pas contradictoire avec sa réalité physique. C’est d’ailleurs sur cette réalité que se concentre tout le second paragraphe de la Quaestio. La dernière phrase, « Car le genre est une partie de l’espèce (naw‘) et la main de Zayd est une partie de Zayd » doit être rétablie dans l’ambiguïté de la 295 « … la division du genre en ses formes est différente de la division du tout en ses parties ». 296 Cf. infra, p. 62. Voir Tweedale 1984, p. 282 sqq., Sharples 2005, p. 45.

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terminologie grecque qui, à la différence de l’arabe (et des langues philosophiques européennes), ne distingue pas entre la forme et l’espèce297. L’espèce extensive, ou l’espèce comme sous-classe d’un genre, est rapportée comme à son fondement à la formule définitionnelle possédée par différents individus et comparée à la formule quasi définitionnelle du genre dont elle est une sousclasse. Celle-ci est incluse dans celle-là, en vertu de la syntaxe de la définition per genus et differentiam. Plus clairement que partout ailleurs, Alexandre souligne le croisement des rapports d’inclusion quand on passe des classes extensives à leur formulation intensive, du totum collectivum au totum distributivum. Notons, ici encore, que nous ne sommes pas au niveau où l’on s’interrogerait sur les correspondances hylémorphiques des genres et des espèces. Les constatations présentes sont valides dans d’autres cadres que l’hylémorphisme. À ce stade, tout semblerait cependant en place pour une superposition facile de l’échelle forme-matière sur l’échelle différence-genre. La lecture intensive de la seconde ne demanderait plus qu’à être interprétée en des termes renvoyant à la constitution matérielle de l’individu. Il suffirait de remarquer que certains traits matériels sont communs à toute une classe d’espèces coordonnées, qui se distinguent les unes des autres par un trait formel. Il n’y aurait finalement aucun obstacle de principe à un rapprochement de l’être et du connaître, les définitions per genus et differentiam s’adaptant parfaitement au réel tel qu’il est. Et pourtant, Alexandre s’arrête toujours au seuil de l’identification des deux échelles. Tant du point de vue du genre que de celui de la différence, il dégage des obstacles s’opposant à une identification pure et simple, qui obèrent une résolution du « dilemme aristotélicien » à partir de sa face logique. C’est ce qui expliquera la nécessité d’une considération physique du problème. Avant de la proposer, il nous faut cependant nous pencher sur les raisons qu’Alexandre propose pour distinguer la matière du genre, tout d’abord, puis la différence de la forme hylémorphique. On comprend dès ce stade que les deux raisons sont conceptuellement liées.

§ 4. Nature du genre C’est dans son exposition que « la matière n’est pas genre »298 qu’Alexandre s’est exprimé le plus synthétiquement sur la nature de ce dernier. Le plan où se déploie ici sa réflexion n’est qu’en apparence le deuxième niveau. Ou, plus exactement, c’est un plan ambigu en raison de l’apparition du terme eWdor pour caractériser le contenu du genre. Avant même de chercher à l’expliciter, on 297 Le grec donnerait quelque chose comme : ja· c±q t¹ l³m c´mor l´qor toO eUdour 1st¸m, B d³ we·q toO Syjq²tour l´qor toO Syjq²tour. 298 Quaestio II 28.

§ 4. Nature du genre

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peut remarquer qu’il paraît biaiser le projet avoué de la Quaestio. Si en effet c’est en tant que l’on rapproche le genre d’une forme – quelle que soit la signification exacte de cette dernière, mais entendue du moins comme « contenu formulable » – qu’on l’oppose ensuite à la matière, on opposera alors presque nécessairement le genre non pas à une matière informée, mais à la vkg jah( art¶m. Or ce point de vue accuse peut-être plus que nécessaire l’opposition entre genre et matière, ou du moins se donne un jeu facile à expliquer que le genre n’est pas matière. Il faudra donc expliquer, chemin faisant, les raisons d’Alexandre pour ne jamais rapprocher le genre d’un état à la fois matériel et formulable. Avant de nous plonger dans le détail du texte, on peut déjà remarquer que le titre (« Que la matière n’est pas genre ») nous fournit un premier indice. Il va s’agir d’expliquer comment les outils syntaxiques de la logique aristotélicienne se superposent au réel sensible. On ne peut plaquer naïvement l’échelle du genre et de la différence sur l’échelle des déterminations hylémorphiques. Cependant, la corrélation entre matière et genre, comme on va le voir au cours des chapitres suivants, existe jusqu’au niveau de la prima materia. Il y a donc une raison d’un autre ordre qui fait qu’Alexandre refuse d’assimiler matière et genre : le parallélisme des deux échelles étant total, il faut qu’elle ne procède pas tant de leur structure graduée que du mode de la liaison des degrés les uns par rapport aux autres. En clair, Alexandre voudrait dire que même si à la matière correspond le genre et à la forme la différence, le mode de liaison de la matière et de la forme n’est pas identique au mode de liaison du genre et de la différence. Voici tout d’abord une traduction de la Quaestio II 28, conservée en grec et en arabe299.

– Que la matière n’est pas genre – Il revient en commun au genre et à la matière : (i) d’être communs à plusieurs ; (ii) d’être antérieurs par nature aux choses qui leur sont subordonnées et dont ils sont les communs ; (iii) que ce soit par la conjonction d’une certaine forme avec eux qu’ils accueillent leurs différences : de même en effet que, la matière étant commune, les formes qui se produisent en elle, en fonction de leur différence mutuelle, rendent différent aussi l’ensemble-des-deux, de même, le genre étant commun, les espèces et les différences qui lui sont conjointes, en fonction de la différence qu’elles contiennent, produisent la différence dans les genres. Les mêmes choses deviennent en effet autres par la conjonction des choses qui diffèrent. 299 J’ai tiré grand profit, comme toujours, de la traduction anglaise commentée parue dans Sharples 1994, p. 36–38. Il n’existe pas, à ma connaissance, de traduction française de ce texte.

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Ou bien : leur différence mutuelle pourait être que le commun ne se comporte pas semblablement à l’égard des formes dont il est un commun. En effet : (i) la matière est commune en tant que substrat pour les choses dont elle est un commun (elle est en effet substrat des formes) ; mais le genre est commun en tant qu’il est prédiqué des choses dont il est un commun. De fait, dans la matière substrat, les formes se produisent comme dans le bronze les figures, mais les formes ne sont pas ainsi dans le genre : les genres se prédiquent en effet des choses dont ils sont les genres. (ii) En outre, la matière prise simultanément tout entière est commune par le fait d’avoir en elle toutes les formes matérialisées, mais chacune de ses parcelles est en soi elle-même commune, du fait qu’elle peut recevoir alternativement tous les contraires ; mais bien que le genre soit lui-même commun pour ses formes propres, ce qu’il a d’individuel n’est pas commun : il n’est en effet pas possible que l’animal dans Socrate soit dans quelque autre. (iii) En outre, la matière est un objet qui est substrat en contribuant à l’être de chacun des individus particuliers ; mais le genre pris comme genre n’est pas un objet substrat, mais seulement un nom, qui est commun parce qu’il est conçu, et non pas en raison de quelque subsistance. (iv) En outre, la matière est incorruptible également individuellement ; mais le genre est incorruptible selon l’espèce et par la succession ininterrompue des êtres engendrés, alors que chacun de ses particuliers300 est corruptible. (v) En outre, la matière, qui est l’une des deux parties de la substance ensemble-des-deux, lors de la corruption de l’ensemble-des-deux, est séparée et préservée ; le genre, de son côté, est certes également dans les simples (tels sont en effet les genres des formes et des accidents : ne sont en effet pas composés, ni ensembles-des-deux comme faits d’une forme et d’un substrat, ni les qualités, ni les quantités ni rien des genres autres que la substance301) ; toutefois, dans la substance ensemble-des-deux et matérialisée, le genre est composé et le commun est inhérent à cette substance en tant que composé : de même en effet que les particuliers dans l’animal sont composés, de même aussi leurs formes et leurs genres, puisque « animal » signifie une certaine forme avec une matière, sans être l’une des deux parties de l’ensemble-des-deux : au contraire, l’essence même de l’animal est d’être fait des deux. Raison pour laquelle ne se sépare pas d’une manière semblable à la matière302. Ayant en effet quelque chose de la forme 300 L’expression (78.21–22) t¹ … jah( 6jasta vhaqt¹m aqtoO est ramassée. Sharples traduit « its particular [aspect] is perishable ». On peut cependant comprendre le génitif abrupt de manière un peu différente : Alexandre dirait ici que l’individu particulier est du genre, au sens où il en relève. D’où ma traduction. 301 En suivant la proposition de Schwarz consignée dans l’apparat de Bruns, reprise également par Sharples, je lis poiºtgter ja· posºtgter. En revanche, la traduction donnée par Sharples p. 37 de ti t_m paq± tµm oqs¸am cem_m, « anything besides the genera of substances » (voir aussi p. 126, n. 178), me paraît difficile. Comme souvent, Alexandre désigne les catgories sous l’appellation de « genres ». Il renvoie donc ici à « quelqu’une des catégories à l’exception de la substance ». 302 J’adopte la correction de Spengel (cf. app. cr.) et rattache t0 vk, à paqapkgs¸yr. Sharples conserve le texte du manuscrit et traduit donc : « And for this reason it is not separated from matter in a similar way ». Mais je comprends mal pourquoi on parlerait

§ 4. Nature du genre

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dans sa formule propre, il se produit que lors de la corruption du tout, qui a lieu en raison de la corruption de la forme, le genre lui aussi se corrompt en raison de l’indivision de l’objet qui se corrompt. C’est pourquoi l’animal en Socrate, qui est une sorte de partie du genre, ne demeure pas lors de la corruption de Socrate. Et si tous les animaux particuliers viennent à se corrompre, l’animal comme genre est détruit, tandis que la matière n’est sujette à rien de tel. (vi) Les formes non plus ne sont pas semblablement dans la matière et dans le genre. Car dans la matière, toute la forme303 vient à être, car la matière est séparée de la forme selon sa formule propre ; en revanche, dans le genre, on prend d’un même coup la forme qui y est déjà, forme plus générale et qui se trouve dans toutes les formes subordonnées au genre. C’est la raison pour laquelle ce n’est même plus la forme tout entière304 qui se produit dans le genre : de fait, une partie d’elle portait déjà à complétion la nature du genre, tandis que ce sont les différences, celles qui divisent le commun de la forme, qui sont les choses qui sont conjointes au genre. Voilà pourquoi le genre est inséparable des choses dont il est le genre et se corrompt avec elles, et pourquoi il peut recevoir non pas des formes mais une partie des formes ; et même ces dernières, il ne les reçoit pas comme un substrat le ferait, mais en étant conceptuellement saisi et séparé des choses avec lesquelles l’être lui appartient. La matière, en revanche, est le premier élément de tout le corps matériel. En effet, n’étant pas en acte, d’une certaine manière, par sa propre formule, elle devient, après avoir reçu la forme, un individu déterminé, elle qui est le premier principe de l’individu déterminé et de l’ensemble-des-deux, tandis que le genre, bien qu’il tire son être305 des ces choses matérialisées et particulières, existe par la séparation des éléments qui exhibent et produisent la différence qui s’y rapporte. (vii) En outre, la matière est cause, pour tous les êtres sujets à la génération et à la corruption, de l’être et de la subsistance ; si les genres, de leur côté, adviennent dans les choses qui tirent leur être et leur subsistance de la matière, c’est comme œuvre de celui qui les compose au moyen de la séparation conceptuelle d’avec les autres choses qui existent avec lui.

Le texte se divise en deux parties d’importance inégale. Dans la première, Alexandre énonce trois points communs à la matière et au genre306. Dans la seconde, introduite par « Ou alors », une série de sept raisons pour lesquelles on doit les distinguer. Cette seconde partie est beaucoup plus développée que la première. Il est néanmoins significatif qu’Alexandre ait commencé par rapprocher matière et genre. Les deux situations initiales de composition (matière-forme et genre-espèce) appellent en effet un recours de notre part à

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ici de la façon dont le genre est séparé de la matire. La question est de savoir si et comment le genre peut être séparé de l’espce à la façon dont la matière est séparée de la forme (cf. la phrase suivante). Et non pas « every form » (cf. Sharples), car cette situation sera opposée au cas du genre qui contient « déjà » en lui-même une partie de la formalité de l’eidos. Cf. n. précédente. En lisant, 79.13, kalbamºlemom pour kalbamol´mou. Spengel et Sharples corrigent plutôt 79.12 t¹ … c´mor en toO c´mour. Mais la syntaxe me paraît plus difficile encore et la faute paléographiquement moins naturelle. 77.32–78.6.

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une analyse, et c’est cette dernière qui mettra au jour, dans la seconde partie de la Quaestio, deux types différents de composition. Les raisons de la distinction telles qu’elles sont développées par Alexandre nous permettent de reconstituer assez précisément l’idée qu’il se faisait du genre. Nous apprenons : – 18) que le genre est prédiqué de ce qui lui est subordonné (i) ; – 28) que le genre a quelque chose d’individuel (ii et iv) ; – 38) que le genre pris comme genre est un nom (iii) ; – 48) que certains genres sont ceux d’entités simples, certains autres d’entités composées (v) ; – 58) que le genre a quelque chose de formel (v et vi) ; – 68) que le genre est une production de notre activité conceptuelle (vii). On se trouve donc en présence de trois réseaux descriptifs. Le premier semble favoriser une approche nominaliste du genre ; le second insiste sur la teneur formelle du genre ; le troisième, en apparente contradiction avec le premier, évoque en termes ramassés et assez flous les modalités d’existence « spécifique » du genre. Reprenons dans l’ordre ces trois options.

a. Un nominalisme du genre ? « Le genre pris comme genre n’est pas un objet substrat, mais seulement un nom (emola), qui est commun parce qu’il est conçu, et non pas en raison de quelque subsistance »307. Une telle phrase mériterait presque de figurer dans les dictionnaires à l’article Nominalisme. La cause, en réalité, n’est pas si entendue, d’une part bien sûr parce qu’on parle du genre et non de toute classe, d’autre part en raison de la précision, au premier abord énigmatique, du « genre pris comme genre ». Il faut probablement supposer une distinction, chez Alexandre, entre le genre comme structure par définition générale et le genre comme ponctuellement réalisé dans tel ou tel individu308. Ainsi, le genre « animal », pris comme genre, signifie le fait que les entités qui peuvent être dites « animal » forment une classe de cardinal > 1. Si en revanche on prend ce même genre (animal) comme une nature, alors on ne le prend plus « comme genre », mais comme autre chose qu’il appartiendra au dialecticien – pour un platonisant – ou au physicien – pour un aristotélicien – de mieux circonscrire. En principe, un nominalisme de l’espèce et du genre n’a aucune raison de s’interroger sur la nature des entités subsumées. Il suffit de s’entendre sur la présence de ressemblances dans des objets : nous aurons ainsi par exemple la classe des instruments à écrire, constituée de l’espèce des crayons, de celle des stylographes, etc. Envisagé en ces termes, il y aura bien un « genre » des instruments à écrire, au sens où il y aura une classe de plusieurs classes. Mais 307 78.18–20. 308 Comme Alexandre le dit en In Top. 355.12–13, le genre n’est ni une réalité autosubsistante, ni un concept nu sans répondant réel, à l’instar du centaure.

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Alexandre ajoute un critère supplémentaire, en ce qu’il n’y a pour lui d’espèces que des formes309. Cette structure reflue sur le genre : il n’y aura de genres que d’espèces correspondant à des formes. Les genres en retirent, dès et malgré leur niveau de « généralité », une consistance entitative. Or, pour ranger Alexandre dans le camp des nominalistes, il faudrait justement que cette seconde manière de considérer le genre – le genre non pris comme genre, mais comme réalité entitative – n’apparaisse pas chez l’Exégète310. On reviendra un peu plus bas sur ce point. b. Teneur formelle du genre Une expression particulièrement suggestive surgit sous le calame d’Alexandre au moment où il doit évoquer l’existence du genre « en attente » de ses déterminations spécifiques : ce genre est déjà, nous dit l’Exégète, une certaine forme commune (t¹ eWdor t¹ joimºteqom) 311. Alexandre ne veut bien sûr pas dire ici que le genre est une espèce. Il est un eidos au sens d’un principe de détermination. L’eidos objet de définition, dont l’interprétation extensive est l’eidos-espèce comme intersection de l’ensemble du genre et de celui de la différence, est, à un degré plus profond d’analyse, constitué d’un eidos déterminatif qui est le genre et de différences spécifiantes. C’est cela qui oppose l’espèce à la forme, puisque la forme se compose avec une matière qui, en tant que telle – avec cette restriction s’introduit le décalage entre l’échelle définitionnelle et l’échelle hylémorphique – n’a rien de formel. Cette remarque d’Alexandre constitue une glose de l’idée aristotélicienne que le genre est un élément matériel de la définition en tant qu’il est un « morceau » d’espèce intensive. On bute là encore sur la difficulté de l’hylémorphisme : si la matière, en tant qu’elle n’est pas une forme, ne peut recevoir aucun contenu 309 Cf. Sharples, p. 126, n. 169. Il va de soi qu’en dernière instance, ces formes seront des formes hylmorphiques. Mais ce n’est pas dit dans la présente Quaestio, qui demeure sur le plan logique. Faute de voir ce point, on court le risque de voir dans l’aristotélisme d’Alexandre une philosophie analytique au sens moderne, qui penserait résoudre des problèmes ontologiques en s’intéressant à la structure linguistique dans laquelle ils s’expriment. En réalité, la discussion logique ne traite justement, pour Alexandre, que de l’aspect logique du problème, c’est-à-dire de sa structure formelle, et c’est la physique qui remplira d’un contenu cette structure formelle. Il va de soi que la logique est « en attente » de la physique, qu’elle n’est pas développée en aveugle par Alexandre. Mais ce n’est pas pour cette raison 18) qu’elle n’existerait pas en tant que telle ni 28) qu’elle engloberait la physique. 310 Malgré Moraux 1942, p. 49 et 167. Alexandre ne se range donc pas avec les exégètes essayant de sauver l’universalité de la forme en associant le jahºkou de Zeta 13 au genre. Pour cette tentative, voir Hartmann 1957, Woods 1968, Krämer 1973, Schmitz 1985 et surtout Rapp 1996 en part. T 9 et T 10, p. 172. 311 79.2–4.

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formel ni informatif, le genre, par définition, en possède un. Alexandre exprime de façon nette, au cours de son commentaire du chapitre D 24 de la Mtaphysique, cette différence entre matière sensible et matière non sensible312. 312 Alexandre, In Metaph. 422.21–423.8 (en corrigeant ici et là la ponctuation très défectueuse de Hayduck) : %kkom d³ tqºpom toO 5j timºr vgsim eWmai, ¢r 1j toO l´qour t¹ eWdor, t¹ fkom ja· t´keiom k´cym. eWdor d³ eWpe t¹ t¸ Gm eWmai, oqw ¢r t¹ fkom ja· sumalvºteqom7 1je?mo c±q eWpem 1j t/r vkgr k´ceshai eWmai. b c±q bqisl¹r b toO eUdour dgkytij¹r toO !mhq¾pou 1j toO d¸podor k´cetai eWmai, fti 1mup²qwei aqt` ¢r l´qor t¹ d¸poum. p²kim B sukkabµ 1j toO stoiwe¸ou7 1j c±q t_m stoiwe¸ym B sukkab¶, ja· b kºcor t/r sukkab/r tµm t_m stoiwe¸ym s¼mhesim peqi´wei. ja· eUg #m 5lpakim 5wom t¹ sglaimºlemom toOto toO 5j timor t` eQqgl´m\ pq¹ aqtoO7 tºte l³m c±q 1j toO fkou t¹ l´qor 1k´ceto 5j timor, ¢r oR k¸hoi 1j t/r oQj¸ar, mOm d³ t¹ fkom 1j toO l´qour. oqw blo¸yr d´ vgsi t¹ eWdor 1j toO l´qour k´ceshai ja· t¹ fkom 1j t/r vkgr. toOto d³ k´cei deijm»r fti %kkor b tqºpor oxtor toO 5j timor toO pq¾tou eQqgl´mou toO 1n ox 1stim ¢r vkgr7 t¹ c±q %kkyr c±q toOto eWpem !mt· toO %kkyr d³ toOto ja· !mdqi±r 1j wakjoO (b l³m c±q !mdqi±r 1n aQshgt/r vkgr ja· l´qour aQshgtoO7 p÷sa c±q s¼mhetor oqs¸a, tout´stim B sumalvºteqor 5j timor aQshgt/r vkgr ja· l´qour aQshgtoO), ja· t¹ eWdor d³ ja· B sukkabµ 1j t/r oQje¸ar vkgr (vkg c±q 2jat´qou aqt_m t± oQje?a l´qg) !kk’ oqj´ti toOto 1n aQshgt/r vkgr7 t¹ c±q d¸poum C t± stoiwe?a oqj aQshgt². ja· 5stim d k´cei, fti lµ blo¸yr t¹ eWdor ja· t¹ t¸ Gm eWmai 1j t_m leq_m ja· t¹ fkom 1j t/r oQje¸ar vkgr, ja¸toi !lvºteqa 1n vkgr7 t¹ l³m c±q fkom ja· B s¼mhetor oqs¸a, tout´stim B sumalvºteqor, 1n aQshgt/r vkgr, t¹ d³ eWdor oqj 1n aQshgt/r vkgr !kk’ 1j t/r toO eUdour vkgr, Ftir oqj 5stim aQshgt¶. oq c±q aQshgt± t± toO bqisloO l´qg C t± toO eUdour fkyr7 vkg c±q toO eUdour ja· toO t¸ Gm eWmai t± l´qg aqtoO t± toO kºcou sulpkgqytij², $ ja· aqt± kºc\ kalb²metai, ¦speq ja· t¹ eWdor aqtº. « [1] Un autre emploi de «fait de quelque chose»,

dit [Aristote], est celui selon lequel la forme – il veut dire complète et achevée – est «faite de» la partie. [2] Il a entendu par forme la quiddité, prise non pas comme le tout complet et le composé, qu’il a affirmé être dit «fait de» matière. De fait, la définition, celle qui est indicative de la forme de l’homme, est dite être «faite de» bipde, parce que bipde lui est inhérent à la manière d’une partie. Derechef, la syllabe est «faite de» la lettre. Car la syllabe est faite des lettres et la formule de la syllabe contient la composition des lettres. Cette signification du «fait de» pourrait bien être inverse de celle qui la précédait. A cet endroit, il était dit que la partie tirée du tout était «faite de» quelque chose, à la manière des pierres tirées de la maison, tandis que maintenant, il est dit que le tout est tiré de la partie. Mais il dit que la forme n’est pas dite être «faite de» la partie comme le tout de la matière. Il dit cela en exposant que cet emploi est différent du premier sens de «fait de», à savoir «fait de» comme d’une matière. [3] Il a dit «autrement en effet cela» à la place de «mais autrement cela et la statue à partir du bronze». En effet, d’une part la statue est faite d’une matière sensible et d’une partie sensible (de fait, toute substance composée, c’est-à-dire la substance ensemble-desdeux, est faite d’une certaine matière sensible et d’une partie sensible), d’autre part la forme et la syllabe sont faites de leur matière propre (la matière de chacune d’elles est en effet les parties qui lui sont propres), mais dans ce dernier cas, il ne s’agit pas d’une matière sensible. De fait, le bipde ou les lettres ne sont pas sensibles. [4] Et ce qu’il dit, c’est que la forme et la quiddité ne sont pas faites de leurs parties comme le tout est fait de sa matière propre, bien que tous deux soient faits de matière. En effet, pour le tout et le composé, c’est-à-dire l’ensemble-des-deux, il est fait de matière sensible, tandis que la forme n’est pas faite de matière sensible mais de la matière de la forme, qui n’est pas

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Il commence par annoncer l’objet général du développement d’Aristote, qui consiste à expliquer comment la « forme » (eWdor) est « faite de » (1j) ses parties ([1]). Il s’agira donc d’expliquer ce que peuvent être les parties de la forme, par opposition bien sûr aux parties d’un individu matériel. Il introduit alors ([2]) une inflexion où se dessinent ses motivations, sans doute influencées par une lecture puriste de Zeta : l’eidos est tout d’abord décrit comme la forme élément du composé de matière et de forme, puis assimilé au t¸ Gm eWmai, avec rejet concomitant de toute inclusion de la face matérielle du composé dans la définition313. La distinction est assez tranchée pour qu’Alexandre aille jusqu’à suggérer que l’analyse de la substance composée est nécessairement matérielle (en forme et en matière), tandis que l’analyse de la forme est logique (en genre et en différence). Il n’y a donc aucune place, à ses yeux, pour une dfinition du compos. Si définition il y a, c’est par hypothèse celle de la forme spécifique, qui se trouve coïncider avec la forme hylémorphique. On a affaire à un système de blocage de la machine définitionnelle au cas où elle s’emballerait dans une descente infinie vers la matérialité pure. La définition en est protégée par le fait que le genre lui-même est formel, mais cette parade rend problématique la prise en compte de tout l’être dans le connaître définitionnel314. De toute évidence (cf. [3]), Alexandre conçoit la forme comme non sensible, à la différence du composé. C’est la raison pour laquelle il se refuse à analyser le composé « en général » en une matière « en général » et en une forme « en général », qui seraient aussi peu sensibles, en tant qu’êtres généraux, que les parties de la forme. Cette approche est en effet typique de son « essentialisme » : la substance composée est descriptible mais elle n’est pas définissable : on peut en traiter scientifiquement mais on ne peut la traiter comme un objet sensible. En effet, les parties de la définition, ou celles, en un mot, de la forme, ne sont pas sensibles. La matière de la forme et de la quiddité sont ses parties qui sont complétives de sa formule – elles aussi prises dans une formule, exactement comme la forme ». 313 Cf. Metaph. F 11, 1036a 28–29 : toO c±q jahºkou ja· toO eUdour b bqislºr. Cf. Frede 1990. 314 Ce texte de l’In Metaph. pourrait sembler corroborer la lecture de Wurm 1973, p. 182 citée supra, p. 39. Alexandre, distinguant, d’un côté, tout le formulable d’un être et, de l’autre, sa simple Gegebenheit, n’est pas assez sensible au fait que la matérialité, en tant que telle, contribue à sa forme individuelle. En fait, comme on le voit très clairement dans la section [4] du texte, Alexandre maintient les droits des deux analyses. Quand il s’agit de dfinir une certaine substance sensible, il faut bloquer la descente infinie en posant un genre lui-même formel. Quand il s’agit, en revanche, de le dcrire, on peut admettre la coexistence d’une matière relativement auto-consistante au côté d’une forme relativement auto-consistante. Cette double approche s’explique par une oscillation, chez Alexandre, entre une physique des substances animées et une cosmologie générale. En ce sens, elle est elle-même indicative de la structure du monde. Cf. infra, chap. XI.

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épistémique primaire315. En d’autres termes, il peut y avoir une quasi définition, de la substance composée (du type : « ensemble constitué par une matière sensible et une forme ») mais non pas d’une substance composée. La définition de l’homme comme substance composée, c’est la formule de la forme de l’homme. Aussi le genre est-il compris dans le réseau formel de la forme et ne sera relié à une matière qu’en tant que celle-ci est une forme d’une matière plus primitive. Alexandre précise finalement que le genre existe par et dans sa formule complétive de la forme ([4]) 316. Les ponts avec la matière achèvent ainsi de se rompre.

c. Modalités d’existence « spécifique » du genre La Quaestio II 28 fait une allusion, d’ailleurs bien mystérieuse, à l’arrière-plan « spécifique » du genre. En (iv), Alexandre affirme que le genre (t¹ c´mor) est « incorruptible par eidos (eUdei) et par la succession ininterrompue des êtres engendrés (t0 t_m cimol´mym !mepike¸pt\ diadow0), alors que chacun de ses particuliers est corruptible »317. Même s’il ne s’agit pas d’une déclaration explicitement physique, il est clair que nous sommes à la limite d’un tel traitement. La succession indéfinie des particuliers que contient le genre est posée mais non justifiée. Tout au plus note-t-on l’ambiguïté fructueuse de la terminologie choisie par Alexandre : le terme eUdei ne signifie pas seulement « spécifiquement » (auquel cas Alexandre renverrait seulement à la succession des individus de la même espèce qui assurent la perpétuité du genre qui les contient), mais bien « par l’espèce », voire « par la forme », en tant qu’il s’agit de la forme spécifique héritée. Alexandre fait ainsi allusion à la dérivabilité de l’éternité du genre à partir de celle de l’espèce, c’est-à-dire à sa thèse, que nous discuterons plus loin, que la Providence cosmique vise la perpétuation des espces (et non des genres) 318. On retrouve par ce biais la thèse de la centralité ontologique de l’eidos par rapport aux autres types d’unité (numérique, générique, analogique). Le genre est temporellement coextensif à l’espèce, il est donc éternel et peut ainsi être un objet de science. Il n’est pas menacé par les corruptions individuelles. Cette dépendance du genre à l’égard de l’espèce cosmologique, ou temporellement étendue, sera la face physique de l’inclusion atemporelle du genre dans la définition de l’espèce intensive319. 315 Cf. Frede 1990, p. 113–114. 316 Cf. Alexandre, In Metaph. 423.6–8. 317 § iv. On verra que dans la Quaestio I 3, 8.22–23, Alexandre déclare incorruptibles les communs (t± joim²) « du fait de l’éternité par succession des particuliers dans lesquels ils sont » (t0 t_m jah( 6jasta 1m oXr 1stim 1j diadow/r !zdiºtgti). Cf. infra p. 258 sqq. 318 Cf. infra, p. 253–254. 319 Cf. supra, p. 93–94.

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L’eWdor occupe donc une place si centrale dans l’aristotélisme d’Alexandre qu’on le retrouve à tous les niveaux du traitement du genre. L’expression du genre (c]mor) comme une forme (eWdor) plus commune que toutes les autres (i.e. celles des espèces à proprement parler) et présente dans toutes les espèces subordonnées320 en constitue l’illustration la plus flagrante. Mais par là-même, cette approche du genre comme être formel ne l’oppose pas tant à la matière en général qu’à la matérialité pure, qu’on ne peut connaître, comme Alexandre se plaît à le répéter, que par analogie. La Quaestio II 28 ne préjuge point, par conséquent, de la possibilité de rapprocher l’échelle classificatoire de l’échelle hylémorphique. La matière pure est moins déterminée que le genre, mais les degrés intermédiaires de l’information peuvent en revanche connaître des degrés de détermination parallèles à ceux des genres intermédiaires entre la catégorie et l’espèce ultime. La Quaestio II 28 laisse ainsi entrevoir une difficulté constante de l’approche d’Alexandre, le conflit entre l’intégration hylémorphique de toute matière à la forme et l’opposition à l’idée d’intégrer la matière à la quiddité, qui se confond pourtant avec la forme (cf. In Metaph. D 24), de la substance. Cette difficulté provient de la réticence d’Alexandre, qu’il nous appartiendra d’élucider plus en détail, à accorder un sens à l’idée de matière « en général » de telle ou telle substance composée, la chair en général, par exemple, pour l’homme. La matière « en général » est pour Alexandre, en tant que généralité, une forme. Par elle-même, la matière est individuelle et ne saurait à ce titre rentrer dans une définition. Si les deux échelles ne coïncident pas, ce n’est donc pas parce que l’on ne saurait établir de correspondance entre leurs degrés respectifs, mais parce que la signification des degrés, dans l’une et dans l’autre, n’est pas identique. Alors que l’échelle classificatoire ne reconnaît que des déterminations formelles strictement positives, l’échelle hylémorphique pure – c’est-à-dire non encore traduite en classification – contient une polarisation entre indétermination (degré zéro de l’étant) et détermination (> 0). La matière n’est pas seulement une forme inférieure, du moins pas avant d’être subrepticement interprétée par une échelle générico-spécifique ; c’est un néant de forme, une tension dynamique vers la forme à venir, qui nécessite une approche différente. On reviendra plus loin sur cette question. Il nous faut pour l’instant nous pencher sur l’impossible adéquation de la forme et de la différence, qui constitue le pendant de celle que nous venons de constater à propos du genre et de la matière. De même que la matière, bien que correspondant à un état générique, échappe à l’échelle genre-espèce par son dynamisme, de même la forme. Le cas de la forme est même encore plus clair. Car les différents degrés de la matière, même s’ils nous sont difficilement 320 Cf. 79.2–3 : 1m d³ t` c´mei vh÷sam Edg t¹ eWdor t¹ joimºteqºm te ja· 1m p÷si to?r rp¹ t¹ c´mor eUdesi sume¸kgptai.

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connaissables, ne sont néanmoins chacun corrélés, semble-t-il, qu’à une forme générique unique. En revanche, Alexandre professe la surjectivité de l’application de l’ensemble des formes sur celui des différences spécifiantes : à toute forme correspond une différence unique mais à une différence correspond parfois plusieurs formes, soit Card (F) > Card (D). Notre hypothèse explicative est double, mais les deux branches sont liées. Tout d’abord, ce schéma général est le signe que le centre de gravité de l’espèce intensive est dicté par le genre plutôt que par la différence. Ensuite, l’affirmation de cette surjection ne peut avoir de sens que dans un cadre où l’on privilégie encore l’échelle statique de la logique, selon laquelle genre et différence peuvent exister comme deux moments parfaitement distincts, sur l’échelle dynamique de la physique. Mais ainsi saisie dans sa rigidité close, la différence, encore une fois, n’est qu’imparfaitement applicable à l’échelle hylémorphique.

§ 5. Traduction de la Quaestio De la diffrence, I C’est dans une Quaestio conservée seulement en arabe qu’Alexandre affirme le plus clairement l’irréductibilité d’une différence absolument donnée à une certaine forme. Ce texte (que j’intitule De la diffrence, I) constitue la première section du long texte de Damas dont nous avons déjà traduit et commenté la seconde321. La Quaestio De la diffrence, I, sans doute en raison de sa difficulté linguistique et de l’unicité de son transmetteur, n’a jamais été commentée. La précieuse édition procurée par A. Badawi constitue une base de travail, mais on ne saurait en dire autant de la traduction française publiée ultérieurement322. Cet ensemble de difficultés explique l’absence de prise en compte de ce texte dans la littérature spécialisée. Il a donc paru nécessaire de proposer une nouvelle traduction française, qui s’appuie sur l’édition de Badawi et sur une nouvelle collation de l’unicum de la Za¯hiriyya. La voici323 : ˙ [0] Traité d’Alexandre sur le fait qu’il ne faut pas nécessairement que les différences par lesquelles un genre se divise n’existent que dans ce seul genre qu’elles divisent, mais qu’il est possible que plusieurs genres non subordonnés les uns aux autres soient divisés par elles.

[1] J’avais exprimé, dans mon commentaire du propos d’Aristote dans son livre des dix Catgories disant que « les différences des genres multiples qui ne sont pas 321 Cf. supra, p. 53 sqq. 322 Cf. Badawi 1947 et Badawi 1967. 323 J’ai divisé le texte suivant ses articulations logiques. Les titres entre crochets obliques sont de moi.

§ 5. Traduction de la Quaestio De la diffrence, I

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subordonnés les uns aux autres sont différentes par l’espèce » (Cat. 3, 1b 16–17) la pensée suivante : il est possible324 que des différences identiques divisent des genres différents non subordonnés les uns aux autres et que ces derniers aient des différences communes et générales. Car dipode est une différence commune au volant, au nageant et au marchant, du fait que chacun d’eux se divise par cette différence ; polypode est une différence commune à ces trois genres, du fait que cette différence – je veux dire polypode – est présente en eux tous ; et apode est également une différence d’animal marchant et nageant, du fait qu’il arrive qu’on trouve dans ces deux genres quelque chose d’apode325. De même, respirant et nonrespirant peuvent diviser animal volant et non-volant 326.

[2] Alors donc que j’avais exprimé cette idée dans mon exégèse de ce propos d’Aristote comme on le trouvera dans mon Commentaire de ce livre, un homme m’a blâmé au motif suivant : je serais allé à l’encontre de l’opinion des Péripatéticiens en disant qu’il peut y avoir des différences identiques qui divisent des genres multiples. Il a dit : « Le fait est que dipode n’est pas une différence de vivant marchant 327 et de vivant volant en ce que ceux-ci sont marchant et volant, mais dipode existe en chacun de ces deux genres en fonction d’une partition plus générale que cette partition. Car pod et apode sont deux différences de vivant, et dipode et polypode sont deux différences de pod. Si en effet quelque vivant marchant, en tant qu’il est marchant328, se différenciait de quelque vivant volant par dipode, alors le volant, en tant qu’il est volant, ne se différencierait pas lui aussi par cette différence – du fait qu’il faut que la différence de chaque genre lui appartienne en propre et soit présente en lui à l’exclusion de tout autre ». Et il utilise, pour établir la véracité de son propos, le propos d’Aristote qu’on vient de mentionner : « il est nécessaire de dire que les choses qui se différencient les unes des autres ne diffèrent que sous l’aspect par lequel elles diffèrent et non sous l’aspect par lequel elles ne diffèrent pas. De fait, les choses qui diffèrent ne diffèrent que par ce en quoi elles diffèrent ; quant à ce en quoi elles ne diffèrent pas, ce n’est pas par cela qu’elles diffèrent. De là vient que les triangles, les scalènes, l’isocèle et l’équilatéral, ne diffèrent pas l’un de l’autre parce que la somme de leurs trois angles internes est égale à deux droits. On dit en revanche que ces triangles diffèrent en raison exclusive des différences du triangle, qui sont que les lignes droites qui les circonscrivent sont soit égales soit inégales. Pour la même raison, fminin n’est pas une différence d’humain, parce que cela ne diffère pas de masculin par le fait d’être une différence d’humain, le mâle et la femelle n’étant pas des différences de l’être humain. En revanche, soit ils constituent deux différences d’une chose plus générale que l’être humain, soit ils ne sont pas des différences divisantes du fait que ce n’est pas l’un des genres qu’ils divisent. Par conséquent, il nous faut nous aussi ne 324 Al-Dimasˇqı¯ respecte visiblement la distinction entre 1md´weshai et dumatºm 1stim, en employant respectivement tahayya’a (comme ici) et yumkinu (ou min al-mumkin). 325 Il faut voir que « marchant » correspond à pefºm, « marchant » ou « terrestre » selon le contexte. Les reptiles « terrestres », apodes, appartiennent donc à ce genre. 326 Une glose au ms. remarque en effet que les sauterelles (animal volant) ou les punaises (animal non-volant), qui n’ont pas de poumons, ne respirent pas. 327 En choisissant la variante supralinéaire, notée par le copiste du texte, sa¯‘ı¯ (« marchant ») au lieu de sa¯bih (« nageant ») ms. (+ Badawi). 328 En corrigeant ˙sa¯bih (« nageant ») ms. (+ Badawi) en ma¯ˇs¯ı (« marchant »). ˙

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pas dire que le vivant marchant se différencie par dipode et polypode, car ce n’est pas au vivant marchant qu’appartiennent ces différences ».

[3] Quant à nous, nous lui répondons de la manière suivante :

– [i] Tout d’abord, si, de même qu’il appartient en commun aux triangles d’être circonscrits par des lignes droites, de même à vivant marchant 329 appartient en commun soit330 dipode soit polypode, alors, de même que les triangles ne diffèrent pas en ce qui est général chez eux tous, de même le vivant marchant n’est pas différent en ce qui lui est commun de façon universelle. Dès lors, si dipode n’appartient pas universellement au vivant marchant mais que le fait d’être circonscrit par trois lignes droites appartient aux triangles, il se produit que cette analogie n’est pas conforme à son objet331 (et en cela nous ne nous écartons en rien de ce qu’a dit Aristote). Quant à mle et femelle, ils ne s’agit pas de différences divisantes pour Þtre humain, pour la raison qu’il ne s’agit pas du tout de différences pour un autre genre.

– [ii] Ensuite, après cela, il est nécessaire de faire une distinction au sujet des différences et d’étudier si les différences, outre le fait qu’elles divisent le genre dans sa totalité en de multiples espèces, n’existent également que dans ce genre unique qu’elles divisent – si bien que nous devions les tenir elles seules pour les différences de ce genre auquel elles appartiennent en propre – ou bien s’il est possible que les différences ressortissent à ce qui divise un genre même si elles existent dans un genre autre que ce dernier. Or, si les différences qui divisent un certain genre existent dans quelque autre genre, cela suffit à montrer que des différences appartenant à un certain genre peuvent exister dans un autre en sorte que ces différences divisent chacun des deux genres ou existent dans les deux genres ensemble, je veux dire volant et marchant, en les divisant tous deux et en produisant en chacun d’eux des espèces multiples.

[4] Et s’il est nécessaire que les différences divisantes d’un genre soient dans ce genre exclusivement, il serait possible que ce qu’a dit Aristote ne soit pas332 vrai, à savoir que rien n’empêche que les différences des genres subordonnés les uns aux autres soient identiques. De fait, ces différences qui divisent le genre subordonné à un genre, si elles divisent le genre qu’elles divisent exclusivement, elles ne l’outrepassent pas, en sorte qu’il n’est pas possible qu’elles divisent le genre qui est au-dessus de lui et qu’il différencie, car elles ne le divisent pas dans sa totalité. Et puisque les différences se présentent ainsi, elles ne sont pas des différences pour lui, pas plus que les différences qui divisent l’autre genre n’existent dans le genre qui est

329 En lisant al-ma¯ˇs¯ı (« marchant ») avec la seconde des variantes supralinéaires. La première est al-sa¯‘ı¯. (même signification). Texte principal : al-sa¯bih (« nageant »). 330 En lisant imma … imma (amma … amma Badawi). Pas ˙ de hamza notée dans le ms. 331 En corrigeant bi-al-qiya¯si ‘alay-hi (ms. + Badawi) en bi-al-muqa¯si ‘alay-hi. 332 En supprimant laysa (répétition indue provoquée par les trois dernières lettres identiques de Aristu¯ta¯lı¯s). ˙˙

§ 5. Traduction de la Quaestio De la diffrence, I

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sous ce genre-là. Il s’agit là d’une démonstration par l’absurde que, malgré333 sa clarté, l’on croit procéder par violence et non par inférence nécessaire. Elle consiste à rappeler que Galien a posé que les mêmes différences n’existaient pas dans plus d’un seul genre ; ensuite, elle infère que quand il se trouve une certaine différence qui divise un certain genre, puis qu’il se trouve que cette différence en tant que telle divise un genre supérieur, alors il est nécessaire qu’une chose englobe une autre chose mais que cet englobé ait plus d’extension qu’elle. Ce qui est absurde. Or puisqu’il existe une certaine différence pour un certain genre, et puisque cela est absurde334, il est donc absurde de dire qu’une certaine différence, quand elle se trouve appartenir à un certain genre, existe335 pour un genre supérieur. Et si cela est faux, la contradictoire en est vraie, c’est-à-dire qu’elle peut exister au-dessous de ce genre exclusivement – car elle serait prédiquée de ce qui a plus d’extension si elle divisait le genre supérieur, qui est dit de ce qui a plus d’extension336.

[5] En outre, d’une certaine manière, pour cette doctrine, les différences ne divisent pas un genre. De fait, nous ne pouvons établir de différences, pour tous les sujets, qui existeraient dans un seul genre et qui se trouveraient exclusivement dans tel ou tel de ces sujets. Car quelles seraient ces différences, j’aimerais bien le savoir, pour animal marchant ? Tu ne saurais dire : rationnel et irrationnel, puisque irrationnel existe dans volant et nageant, et rationnel également n’existe pas337 dans ce genre exclusivement, puisque si l’on disait que vivant podé est un genre pour dipode, le vivant dipode serait lui aussi existant pour les deux différences rationnel et irrationnel. Et dentu et non-dentu ne sont pas dans animal marchant exclusivement, contrairement à ce que certains prétendent, puisque certains animaux nageant sont dentus. De même, à la patte ramifiée, comme le pied du canard, 338 n’appartiennent pas seulement à l’animal 333 En lisant ma‘a (« malgré ») à la place de min (« en raison de ») ms. La leçon transmise pourrait très bien se justifier sur des bases psychologiques – ce qui est très clair paraît tyrannique aux demi-habiles – mais elle témoignerait d’un pessimisme de moraliste qui étonne quelque peu chez un auteur aussi carré qu’Alexandre. 334 Construire soit ad sensum (phrase brachylogique) soit en ajoutant : wa id ha¯da¯ muha¯lun. ˙ ˙ 335 En supprimant la¯. La répétition précédant immédiatement, excisée à juste titre par Badawi, a pu induire cet ajout. 336 La phrase n’est pas entièrement claire, car se pose la question de savoir s’il faut interpréter le « au-dessous » de manière exclusive ou inclusive. Si l’on suppose qu’Alexandre est cohérent, il faut comprendre que le « genre » dont il est question dans la contradictoire est le même que celui évoqué dans la proposition dont elle est la contradictoire. Il s’agit donc du genre suprieur. Dans ce cas, il faut interpréter « audessous » de manière exclusive, Alexandre entendant désigner par là le genre infrieur caractérisé par la différence. Si en revanche Alexandre a été négligent et a subrepticement glissé du genre supérieur au genre inférieur – au détriment de la logique des contradictoires –, le « au-dessous » est inclusif. 337 Je corrige imma huwa mawg˘u¯dun (ms. + B) en laysa huwa mawg˘u¯dan. 338 En ajoutant au ms. et à B : al-ha¯firu al-musˇattabu, ka-rig˘li al-batti, ˙˙ ˙˙ laysa¯. Le verbe laysa¯ est bien ˙au duel dans˙˙le ms.

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Chapitre III — Irréductibilité des deux échelles définitionnelles

marchant, dès lors que à la patte ramifiée ressortit à ce dernier volatile. Pas davantage ce qui meut 339 sa mchoire suprieure (et : infrieure) ne sont deux différences pour lui, car le volatile meut lui aussi sa mâchoire supérieure. Or ce type de différences est en nombre réduit (et il en va de même pour le volant, car on croit d’ordinaire que  l’aile ramifie et  l’aile non-ramifie sont de ce type).

[6] En outre, si nous accordons que apode, pod et polypode ne sont pas des différences pour vivant marchant et que quelqu’un venait dire que dipode et polypode sont en vérité des différences pour vivant pod, tu ne saurais trouver pour le vivant marchant – qui est pourtant un genre – de différences, du fait que nous trouvons toutes les différences à notre disposition exister aussi dans d’autres genres que lui et que nous en trouvons certaines dans le vivant polypode. Et s’ils associent, de même, respirant et non-respirant à vivant, il seront dans l’impossibilité de concevoir comment diviser le vivant respirant par des différences. De fait, quelque différences qu’ils puissent indiquer, ils trouveront soit certaines d’entre elles, soit leur totalité, exister dans le vivant non-respirant ; et puisqu’elles existent dans le non-respirant, elles n’appartiennent pas seulement au respirant.

[7] En outre340, si les définitions ne se résolvent qu’en genre et différences, c’est341 non pas en n’importe quel genre, mais en ce genre pris dans la définition. Car ce n’est pas quand nous mettons en relation des différences de n’importe quel genre avec tel ou tel genre que se produisent les définitions ; mais c’est dans notre prise en compte du genre adapté à la chose dont nous visions la définition et lorsque nous mettons en relation, avec ce genre, certaines de ses différences, que la définition se produit. Or le genre de l’homme qui lui était adapté est vivant marchant et la différence qui, lui étant ajoutée par nous, produit la définition, est une différence appartenant à ce genre, comme si la définition de l’homme était : vivant marchant dipode ; alors, dipode serait bien une différence pour vivant marchant.

[8] En outre, si les différences prochaines du genre premier ne divisent pas l’un des genres qui lui sont inférieurs – de fait, volant, nageant et marchant, qui sont des différences prochaines de vivant, ne peuvent diviser vivant volant et vivant nageant, pas davantage que pod et apode, si l’on tient ces deux différences pour des différences premières du vivant, ne peuvent diviser vivant pod et vivant apode –, si donc il en va de la sorte, toutes les différences qui divisent des genres multiples subordonnés les uns aux autres ne sont pas des différences prochaines du genre premier prédiqué d’eux. Et puisque ce ne sont pas des différences pour lui, ce sont donc des différences pour quelque chose qui lui est subordonné. Cependant, les deux différences respirant et non-respirant, ainsi que les différences dipode, apode, polypode, pour certaines d’entre elles se divisent avec vivant volant et vivant marchant (étant admis que dipode et polypode existent dans le volant) et, pour certaines autres, à savoir apode et polypode, elles sont dans le vivant nageant. Par conséquent, ces 339 Trou dans le ms. Je restitue al-muharrik. Badawi propose yuharrik. ˙ 340 En ponctuant différemment de Badawi et en lisant : wa ayd˙ an, fa-in ka¯nat. Le wa est difficilement lisible et le fa est rajouté au dessus de la ligne ˙par le correcteur. 341 En corrigeant wa-laysa ms. + Badawi en fa-laysa.

§ 5. Traduction de la Quaestio De la diffrence, I

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différences mentionnées ne sont pas les différences prochaines du vivant. Et si quelqu’un disait que puisque le vivant est divisé selon de multiples manières, rien n’empêche alors que les différences qui divisent le vivant selon l’une de ces manières soient des différences pour des genres qui se produisent à la faveur de la division du vivant selon une autre manière – car pod et apode (qui sont les deux différences prochaines qui divisent le vivant) peuvent être des différences divisantes pour le vivant marchant –, celui qui professe une telle chose reconnaît alors bien qu’il peut exister des différences divisantes pour des genres multiples non subordonnés les uns aux autres, qui sont à l’exemple de ces différences que nous avons mentionnées. Car ce ne sont pas seulement vivant et vivant marchant qui sont divisés par pod et apode, mais aussi vivant nageant – de fait, vivant marchant n’a pas plus de titre que vivant nageant à être divisé par ces deux différences. Or vivant nageant et vivant marchant ne sont pas subordonnés l’un à l’autre. Il suit donc de là qu’ils sont contraints d’accorder cette chose qu’ils ont refusée342.

[9] En outre, s’ils disent que rationnel est une différence prochaine pour vivant dipode et pour vivant marchant, ils impliquent donc alors343 qu’aux genres différents qui ne sont pas subordonnés l’un à l’autre appartiennent des différences identiques344. De fait, vivant dipode et vivant marchant ne sont pas subordonnés l’un à l’autre, et chacun d’eux est divisé par rationnel. Or puisque rationnel divise chacun d’eux, dipode n’a pas plus de titre sur lui que marchant. Et en effet, dipode n’est pas plus général que marchant, ni n’est prédiqué plus extensivement que marchant. Malgré cela, il répugne de dire que vivant, qui est un genre unique, se divise selon plusieurs manières et selon plusieurs oppositions au moyen des différences et de dire que les genres qui lui sont subordonnés ne conservent pas les différences divisantes.

[10] En outre, s’ils divisaient vivant en pod et apode et qu’ils divisaient également pod en dipode et polypode, les choses apparentées relèveraient, suite à cette division, de genres différents, tandis que les choses distinctes relèveraient d’un genre unique. De fait, les animaux marchants, qui sont apparentés, ne relèveront pas d’une genre unique, car certains relèveront du genre animal dipode, d’autres du genre polypode. De même également, animal volant ne se divisera pas en raison de ces différences que nous avons mentionnées, bien quelles soient apparentées, au point que l’animal volant et l’animal marchant, qui sont différents par le genre, deviendront apparentés. Ainsi, vivant dipode finira 345 après346 vivant que les genres prochains volant et marchant. Pourtant, il répugne de dire que la distance mutuelle entre animaux marchants, et de même entre volatiles, est plus grande que la distance entre volatiles et vivants marchants. Car si marchant, volant et nageant sont des différences pour vivant, et que apode, pod, dipode et polypode sont des différences pour les genres subordonnés au vivant, alors tout ce qui est susceptible de division doit être divisé par ces différences. 342 En lisant abawhu pour atu¯hu Badawi. Le mot n’est pas ponctué dans le manuscrit. 343 En adoptant la variante interlinéaire. Le sens est pratiquement identique. 344 En corrigeant al-ag˘na¯su … fusu¯lan (Badawi) en li-al-ag˘na¯si … fusu¯lun … (ce dernier mot ˙ ˙ étant d’ailleurs la leçon du manuscrit). 345 En ajoutant, après yas¯ıru, les mots suivants, absents du ms. : awla¯ bi-an yaku¯na ginsan. 346 En vocalisant ba‘da et˙ non bu‘du, malgré la phrase suivante.

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Chapitre III — Irréductibilité des deux échelles définitionnelles

[11] En outre, si une chose existant en une chose par essence n’existe qu’en cette chose exclusivement, il faudrait assurément que l’on ne dise pas qu’appartiennent à tel ou tel genre des différences essentielles autres que les différences qui lui appartiennent exclusivement. Or puisqu’il est possible que ce qui est prédiqué par essence d’une certaine chose soit prédiqué plus extensivement – de là vient que vivant est prédiqué de l’homme par essence et qu’il est prédiqué également de tous les autres animaux par essence –, rien n’empêche alors que les différences qui divisent un certain genre par essence divisent également un autre genre par essence. Avec cela, en outre, si rien n’empêche que les différences des genres qui sont subordonnés les uns aux autres soient identiques, comme le dit Aristote, il n’est dès lors pas nécessaire que nous disions que les différences qui divisent un certain genre de manière prochaine soient elles seules des différences de ce genre, à l’exclusion de toutes les autres différences pour lesquelles il est possible qu’elles le divisent en espèces multiples. Mais le fait est qu’il n’est pas possible que des différences identiques divisent de manière prochaine des genres subordonnés les uns aux autres.

[13] Voilà ce que nous avons à dire pour éclaircir qu’il n’est pas nécessaire (i) que les différences qui divisent un certain genre soient exclusivement dans le genre qu’elles divisent et (ii) que ce qui divise un seul et unique genre consiste en des différences unes et identiques sous prétexte qu’il ne serait pas possible que toutes différences unes et identiques divisent les genres différents. En effet, que certaines différences unes et identiques appartiennent à des genres différents, rien ne l’empêche.

§ 6. Paraphrase de la Quaestio De la diffrence, I Étant donné la difficulté de ce texte, nous commencerons par une paraphrase aussi factuelle que possible, avant de tenter de replacer la réflexion d’Alexandre dans le cadre de son ontologie générale. [0] : Le titre long rappelle celui de certaines Quaestiones grecques conservées347. Il est donc probablement authentique. [1] fait état de l’exégèse proposée par Alexandre, dans son commentaire de Cat., de la thèse selon laquelle « les différences des genres multiples qui ne sont pas subordonnés les uns aux autres sont différentes par l’espèce »348. Alexandre est allé à l’encontre de la lettre du texte d’Aristote, en affirmant que des différences identiques peuvent se trouver dans deux genres différents non subordonnés l’un à l’autre. Dipode, qui serait pour certains collègues une différence unique, n’apparaissant que lors de la scission de pod, se retrouve dans plusieurs genres parallèles. Notons dès à présent qu’Alexandre ne semble accorder aucune attention particulière au « par l’espèce » d’Aristote. 347 Cf. I 6, 7, 13, 14 ; II 1, 6, 7, 11 ; III 4. 348 Cat. 3, 1b 16–17.

§ 6. Paraphrase de la Quaestio De la diffrence, I

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[2] : Voilà la thèse qu’Alexandre, selon son propre dire, avait exposé dans son exégèse des Catgories et qui a donné lieu à la critique, que nous rapporte maintenant Alexandre, d’un lecteur anonyme. Celui-ci commence par reprocher à Alexandre de s’être opposé à la thèse des « Péripatéticiens » en affirmant l’existence possible de la même différence dans deux genres non subordonnés mais parallèles. Cela est tout au plus un indice que l’adversaire est lui-même aristotélicien, mais sûrement pas une preuve : on pourrait concevoir qu’un philosophe extérieur à l’école insiste sur la diavym¸a régnant entre ses membres349. Nous passons ensuite au nerf de l’argument de l’adversaire. Il consiste à souligner que lorsqu’on trouve une même « différence » dans deux genres parallèles, c’est en réalité que cette différence appartient au genre supérieur qui les subsume tous deux. Aussi la différence dipode appartient-elle, via la différence pod, au genre vivant mais non, comme le soutient Alexandre, au genre vivant marchant d’une part et au genre vivant volant d’autre part. Bien qu’Alexandre, encore une fois, ne mentionne nulle part dans la Quaestio la répartition aristotélicienne des types d’unité, il est possible que l’adversaire voyait dans cette structure une différence spécifique associée d’une unité générique. C’est en tout cas exactement, on le verra dans un instant, la thèse d’Herminus350. L’appel de l’adversaire à l’exemple du triangle est difficile. Il semble mettre en rapport le couple marchant-volant avec le couple scalne-isocle. Le fait, ici, d’être triangle, sera donc l’analogue du fait, là, d’être vivant. L’adversaire poursuit l’analogie en mettant en parallèle dipode-polypode et somme des angles gaux  deux droits. De même que cette dernière propriété n’est pas une différence propre aux triangles scalènes en tant que scalènes, ou isocèles en tant qu’isocèles, mais en tant seulement que triangles, de même dipode-polypode n’est pas une différence propre à certains vivants marchants en tant que marchants, ou à certains vivants volants en tant que volants, mais en tant seulement que vivants. Toutefois, comme Alexandre le remarque en [3], l’analogie paraît obérée par le fait que dans le cas des triangles, la propriété mentionnée vaut universellement, tandis que dans le cas des vivants, la dipodie et la polypodie opèrent une scission dans les genres parallèles. Or cette scission est notionnellement constitutive de la différence. Mais on peut se demander s’il n’y a pas une pétition de principe de la part d’Alexandre, puisque justement, pour l’adversaire, la dipodie et la polypodie gnriques appartiennent à la classe qui subsume animaux marchants et animaux volants. C’est Alexandre qui voit une unité stricte dans cette différence, non son critique351. Le propos prêté à 349 Pour la probable appartenance de l’adversaire à l’école péripatéticienne, cf. infra ad [4]. 350 Cf. infra, p. 121 sqq. 351 On pourrait défendre tout de même la critique d’Alexandre en remarquant que tous les triangles scalènes et isocèles ont la somme de leurs angles internes égaux à deux droits

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Chapitre III — Irréductibilité des deux échelles définitionnelles

l’adversaire s’achève avec sa discussion de l’opposition mâle-femelle. Il laisse ouverte l’alternative suivante : soit ce couple scinde un genre supérieur à l’espèce humaine, soit même ne se rapporte à aucun genre, fût-il supérieur à celui de l’humain. Dans un cas comme dans l’autre, nous n’avons pas une même différence spécifique existant dans deux genres parallèles ; c. q. f. d. Si l’on s’autorise à spéculer sur la teneur de cet exemple, on pourrait soutenir que l’adversaire d’Alexandre n’est ni platonicien farouche – car il aurait sinon sans doute admis que mâle et femelle sont des différences d’animal – ni aristotélicien de stricte obédience – puisqu’il ne relègue pas la masculinité et la féminité au rang de séquelles de la matière. On a plutôt l’impression d’avoir affaire à un compagnon de route de l’aristotélisme, assez spécialisé pour lire et critiquer Alexandre, mais assez libre pour ne pas se ranger systématiquement à la doctrine d’Aristote. [3] : Alexandre, comme on vient de le noter, s’oppose à ce qui est vraisemblablement la thèse de l’unité générique (et de la différence spécifique) d’une « même » différence présente dans deux espèces coordonnées. Il est toutefois notable que pas plus ici qu’ailleurs, Alexandre n’évoque le classement des types d’unité ni, en particulier, ne fasse référence à la strate identité générique-altérité spécifique. Il réitère, contre l’alternative indécise de son adversaire, la thèse authentiquement aristotélicienne que mle et femelle ne sont pas du tout des différences, qu’il défend ailleurs plus en détails352. Dans un second temps, il annonce la nécessité de distinctions supplémentaires, auxquelles sera consacrée la suite de la Quaestio. [4] : ce paragraphe est le plus obscur du texte. Pour autant que nous le comprenions, son argument consiste à dire que l’adversaire, s’il circonscrit toute différence dans les limites d’un genre unique, se met en contradiction y compris avec la thèse d’Aristote voulant qu’une même différence puisse exister verticalement en des genres mutuellement subordonnés. Alexandre présente tout d’abord la réfutation de manière informelle puis, au motif d’élucider sa structure formelle, ne fait en gros que le répéter. C’est au tandis que certains animaux marchants, et certains animaux volants, ne sont pas dipodes. Les textes sont de ce point de vue souvent ambigus, parlant tantôt de la différence comme alternative, tantôt comme branche unique de l’alternative. Dans le cas présent, l’adversaire considérerait la différence comme l’alternative dipode/pod nondipode dans le cas des vivants, la branche somme des angles gale  deux droits dans celui des triangles. L’argument est donc bel et bien imparfait. Cette imperfection est cependant vénielle, puisque seul importe à l’adversaire qu’on reconnaisse que l’alternative aussi bien que telle de ses branches n’appartient pas en tant que telle à chacune des deux espèces parallèles, mais au genre qui les subsume. C’est ce qui explique qu’aussi bien la dipodie que la podie non-dipodique ne seront pas des différences se retrouvant à l’identique dans deux genres différents non-subordonnés. 352 Voir Mantissa 168.20 sqq. ; cf. Metaph. I 9, 1058a 29 sqq. et, sur la question, infra, p. 148.

§ 6. Paraphrase de la Quaestio De la diffrence, I

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cours de la seconde version qu’apparaît, bien énigmatiquement, le nom de Galien353. Il semble qu’on puisse interpréter cette mention de trois manières. (i) Soit « Galien » constitue la corruption graphique du nom de l’adversaire, moins connu des copistes ; il faudrait alors admettre qu’Alexandre, après avoir cité son critique comme « un homme » en [2], le désigne maintenant nommément en [4]. Ce serait étrange et, pour tout dire, très maladroit354. (ii) Soit « Galien » est la précision malheureuse, due à un lecteur grec ou arabe, d’un « il » (wad‘a-hu), d’un « cet homme » (wad‘a ha¯da¯ al-rag˘uli), bref, d’une ˙ ˙ (iii) ¯ Soit, enfin, « Galien » désignation indéterminée du critique d’Alexandre. est bien ce qu’a écrit Alexandre. Alors, de deux choses l’une : ou bien Galien a critiqué le commentaire d’Alexandre (mais on retombe alors sur le problème signalé dans la première hypothèse), ou bien l’Exégète se réfère à une thse de Galien, mais celui-ci n’est pas partie prenante dans le débat355. Alexandre remonterait alors directement au célèbre inspirateur de son critique, seul digne de figurer nommément sous sa plume356. Nous aurions ainsi un aperçu – à ma connaissance unique – sur l’utilisation de réflexions logiques de Galien par les membres du Péripatos contemporains d’Alexandre. Quel est l’argument d’Alexandre ? On peut proposer deux lectures de sa première version. 353 Le nom est clairement et correctement écrit dans le ms. 354 C’est pourtant ce que suggère de Haas 1997, p. 212, n. 151. 355 Nous sommes ici confrontés à la quaestio vexata des rapports personnels entre Alexandre et Galien. La tradition arabe, comme on sait, fait état d’une polémique entre les deux auteurs ou, plus précisément, de critiques assez systématiques d’Alexandre à l’égard de l’anti-aristotélisme, réel ou supposé, de Galien. Fazzo 2002b (qui sauf erreur ne discute pas le présent texte) a entrepris de montrer que tout le matériau arabe mentionnant ensemble Alexandre et Galien procédait d’une « légende » (p. 112) arabe. Sans entrer ici dans les détails, je crois qu’il faut distinguer certains textes philosophiques correctement transmis et la fantaisie des biographes. Autant les anecdotes biographiques tardives sont évidemment sujettes à caution, autant il est indéniable qu’Alexandre, dans son commentaire à la Physique et sans doute dans certaines monographies transmises en arabe, réfutait des critiques de Galien à l’encontre de thèses d’Aristote. Cela laisse donc le problème biographique, auquel nous sommes ici confrontés, ouvert : même si Alexandre n’a sans doute jamais insulté Galien, ne serait-il pas possible que ce dernier ait connu au moins le commentaire aux Catgories de l’Aphrodisien et qu’il s’en soit pris à un élément de la théorie de la différence ? La chronologie ne s’y opposerait pas (cf. Nutton 1995, p. 30 sqq.). Je ne vois pas ce qui permet à Fazzo 2002b, p. 117, d’écrire qu’Alexandre « commence sa carrière de professeur sous les Sévères (pas avant 198) », dès lors que nous ignorons tout de son activité pré-athénienne. 356 Alexandre sous-entendrait que seul Galien aurait accompli un travail vraiment créatif – encore qu’erroné – sur la différence spécifiante. Si cette hypothèse est la bonne, cela signifierait que certains aristotéliciens ont utilisé des considérations logiques de Galien quasiment du vivant de l’auteur, et que les critiques d’Alexandre seraient motivées en partie par la séduction opérée par le médecin sur les membres de l’école péripatéticienne.

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Chapitre III — Irréductibilité des deux échelles définitionnelles

Premire lecture de la premire version (lecture « verticale »). On part d’un genre G1 exhaustivement scindé par une différence D3/D4. Comme cette différence scinde seulement G1, elle ne scinde pas G0 qui englobe G1. Donc elle ne lui appartient pas comme diffrence 357. Réciproquement, aucune différence scindant G0 ne saurait être une différence scindant G1. L’argument est presque tautologique et attribue à l’adversaire la thèse, qu’il ne formule nulle part dans le passage cité au § 2, qu’une différence donnée n’existe que dans un seul genre (y compris verticalement). Seconde lecture de la premire version (lecture « horizontale », puis « verticale »). On part ici encore d’un genre G1 exhaustivement scindé par une différence D3/D4. La prémisse qui aboutira à contredire Aristote consiste à postuler que D3/D4 appartient à G1 et à lui seul. Soient G0 et G2 tels que G1 et G2 soient strictement inclus dans G0 (G1 produit par D1 et G2 produit par D2).

La différence D3/D4, du fait qu’elle appartient seulement à G1, n’appartient pas à G2 (prémisse « horizontale » de l’adversaire). Par conséquent, D3/D4 n’appartient pas à G0 exhaustivement, i.e. D3/D4 subdivise G1 mais ne caractérise jamais l’ensemble G0 tout entier : aucun élément n’est caractérisé par D3 et D2 ou D4 et D2. De même, la différence de G0, à savoir D1/D2, ne saurait être une différence de G1. La thèse d’Aristote selon laquelle une même différence peut scinder des genres subordonnés ne s’applique donc jamais. La récriture se donne pour une explicitation de la structure apagogique de l’argument informel, combinant pour ce faire le deuxième et le troisième indémontrable stoïcien. Soit en effet les trois propositions p « il se trouve une certaine différence qui divise un certain genre », q « il se trouve que cette différence en tant que telle divise un genre supérieur », r « une chose englobe 357 « Scinder » un genre, c’est le diviser en espèces et non pas seulement caractériser une sous-espèce incluse dans l’une de ses espèces. Autrement dit, scinder un genre G, c’est être une différence de G et non pas seulement une différence dans G.

§ 6. Paraphrase de la Quaestio De la diffrence, I

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une autre mais cet englobé a plus d’extension qu’elle ». Alexandre argumente comme suit :

d

(p & q) ! r r or donc (p & q) or p q. donc d d

La véritable difficulté est de comprendre pourquoi Alexandre s’estime autorisé à poser (p & q) ! r. Il est probable qu’il faut reconstituer un argument comme suit. Supposons, avec les mêmes notations que précédemment, que D3/D4, qui divise G1, divise aussi G0. Alors cela veut dire que D3/D4 divise G2358. On aura alors : G1  D3 [ D4 (par hypothèse de « Galien ») & G1  D3 [ D4, absurde. La thèse d’Aristote est donc infirmée. Le nerf de l’argument consisterait ainsi à ne pas assimiler tout de suite la division de G0 par D3/D4 à celle de G1 et de G2 par D3/D4. Supposons, autrement dit, que la différence D3/D4 soit circonscrite à G1 mais soit aussi, comme le veut Aristote, une différence de G0. C’est impossible, car son extension, qui s’étendra à G2, sera alors supérieure strictement à G1. Les deux arguments concordent donc effectivement. Dans les deux cas, l’idée centrale est de considérer équivalente la scission générale, par une certaine différence, d’un ensemble englobant plusieurs sous-ensembles et la scission de chacun de ces sous-ensembles par cette même différence. [5] : après avoir exposé, au paragraphe précédent, l’impossibilité prétendue, pour la théorie adverse, de concevoir un rapport cohérent entre le genre possédant certaines différences et les genres qui l’englobent, Alexandre montre maintenant que cette théorie est contradictoire y compris dans les limite d’un genre unique. Aucune différence ne se laissera affecter à un seul genre de

358 Sinon, la partition serait mal faite, il faudrait dissoudre le genre G1 et permuter D1/D2 et D3/D4. On aurait :

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Chapitre III — Irréductibilité des deux échelles définitionnelles

manière unique et universelle, mais elle se retrouvera toujours dans d’autres genres que celui qu’on considère en premier. [6] : Application de l’idée précédente au cas précis de la dichotomie apode/podé, dipode/polypode, etc. : même en procédant ainsi, on aura des recoupements dès lors qu’on voudra considérer des genres réels comme vivant marchant. Cette critique d’Alexandre pourrait suggérer que l’adversaire conçoit la division comme une procédure dichotomique ne recourant qu’à un seul critère, « multiplié » à volonté. On conçoit aisément l’intérêt, de ce point de vue, de classer les animaux en fonction du nombre de « pieds » qu’ils possèdent. Ceux-ci étant toujours en nombre pair, on aboutit à la classification suivante, parfaitement formelle :

[7] : fondement ontologique de toute la discussion : le jeu des différences est dicté par la structure de la définition, et non l’inverse. [8] : Alexandre en vient ici à la distinction entre différence prochaine, qui est différence du genre et différence dans le genre. Les différences prochaines du genre supérieur ne sauraient être des différences prochaines des genres subordonnés. Réciproquement, des différences prochaines de genres subordonnés ne sont pas des différences prochaines du genre supérieur. Par conséquent, les différences prochaines du vivant privilégiées par l’adversaire (pod/apode et respirant/non respirant), du fait qu’elles sont des différences pour des genres subordonnés au vivant, ne peuvent être des différences du vivant. Mais si l’adversaire choisit une issue relativiste pour dire que selon les points de vue, pod peut être une différence prochaine du vivant aussi bien que du vivant marchant, on poussera alors le relativisme un peu plus loin en affirmant que pod est tout aussi bien une différence du vivant nageant. Celui-ci étant sur la même ligne horizontale que le vivant marchant, la thèse de l’adversaire est réfutée. [9] : Argument assez similaire au précédent, cette fois-ci avec la différence rationnel. Adoptons une approche relativiste, qui affirmerait que d’un certain point de vue, rationnel est une différence de vivant marchant, d’un autre point de vue de vivant dipode. Ces deux classes ne sont pas subordonnées l’une à l’autre, car leur intersection est non-vide mais leur union est strictement supérieure à chacune des deux prise séparément. Si, avec notre adversaire devenu relativiste, nous admettons que ces deux classes sont des genres, c’est donc que la même différence scinde deux « genres » non subordonnés l’un à l’autre. Ce qui est la thèse qu’il réfutait.

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[10] : dans ce nouvel argument vient s’exprimer l’anti-relativisme d’Alexandre. La dichotomie de l’adversaire, en dépit de sa simplicité et de son apparente rigueur formelle (cf. ad § 6), manque les articulations réelles des genres naturels et leur substitue des liaisons arbitraires. Il ne s’agit plus que d’un jeu nominaliste. Alexandre privilégie visiblement une structure de type suivant :

La première tripartition du vivant a un ancrage réel dans les choses. [11] : ce dernier argument est assez curieux. Alexandre transpose la prédication par soi genre-espèce (animal rp²qwei jah( artº à homme, mais aussi à cheval, à bœuf, etc.) à la prédication différence-genre (dipode appartient par soi à animal marchant et à animal volant). On a l’impression qu’Alexandre va ainsi au devant d’une objection de l’adversaire, consistant à souligner que la différence est trop liée à l’essence pour se retrouver dans plusieurs genres non mutuellement subordonnés (ce qui est effectivement un problème). La seconde moitié du § 11 consiste à opposer cette existence « multiple » de la même différence sur un même plan horizontal à l’impossibilité qu’une différence affecte de manire prochaine deux genres mutuellement subordonnés. La différence du genre inférieur, encore une fois, est une différence dans le genre supérieur. [12] : les mêmes différences peuvent se retrouver dans différents genres non mutuellement subordonnés, mais il n’y a là aucune nécessité. Les différences reflètent le réel mais ne le dictent pas.

§ 7. Alexandre contre le formalisme définitionnel Ce texte vient compléter un réseau d’arguments développés par Alexandre, puis par ses successeurs, autour de trois passages de l’Organon : la phrase des Catgories déjà citée (chap. 3, 1b 16–17) et deux passages des Topiques : I 15, 107b 19–26 et VI 6, 144b 12–30. Dans le premier texte des Topiques, Aristote établit un critère pour découvrir des situations d’homonymie. Si un terme est une différence dans deux genres différents, il est homonyme. Dans le second, il évoque, au cours d’une discussion des critères de correction d’une définition, à la fois la doctrine selon laquelle la même différence ne peut exister dans deux

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genres que s’ils sont subordonnés l’un à l’autre et la possibilité qu’il n’en aille pas ainsi, si du moins les deux genres sont tous deux subsumés par le même genre (l’enjeu étant d’exclure ou non des définitions où la différence ne respecte pas ce critère). Dès le premier passage, Alexandre exprime des réticences à l’égard de l’énoncé d’Aristote359 : Quelqu’un pourrait se demander comment ce qui est dit est vrai dans tous les cas [i.e. que les différences de deux genres non subordonnées sont différentes eUdei]. Car « dipode », de l’avis général, est une différence de l’animal terrestre et de l’animal ailé, deux genres différents et non subordonnés l’un à l’autre, or elle n’est pas homonyme. À moins qu’il ne faille, pour ces genres, tirer parti du propos : « si d’aventure les genres sont complètement différents l’un de l’autre et qu’ils ne soient pas placés sous un même genre », comme dans les cas qu’il a lui-même formulés. C’est en effet de cette manière que sont différents animal et science ou voix et solide. Mais les genres qu’on a mentionnés plus haut, même s’ils ne sont pas subordonnés l’un à l’autre, se trouvent néanmoins sous un unique genre commun, « animal ». C’est pour cette raison que la différence « dipode », de même qu’elle est différence de chacun de ces genres, de même elle pourrait bien être une différence d’« animal ». Mais étant dans un genre unique, elle pourrait bien être identique selon l’eidos.

Suivons la marche de l’argument d’Alexandre. Aristote a déclaré que des différences de même nom dans deux genres non mutuellement subordonnés sont homonymes. Or, remarque l’Exégète, « dipode » dans l’homme n’est pas homonyme à « dipode » dans l’oiseau. Pour résoudre cette incongruité, la meilleure solution, dit Alexandre, est de s’appuyer sur les exemples mentionnés par Aristote. Il s’agit de deux couples, animal et science tout d’abord, dont Aristote n’indique pas de différence, et voix et solide, pour lesquels il propose la différence « aigu »360. Ce sont ces exemples qui supportent le poids de l’argument. Ni la science et l’animal, ni la voix et le poids n’appartiennent à la même catégorie, donc a fortiori à un genre commun. Le présent passage de Top. permettrait donc de justifier dans le texte d’Aristote – i.e. à l’aide de ses exemples – l’interprétation des « genres différents »361 comme étant les catégories, tenues pour les genres suprêmes. Dans ce cas, la précision eUdei 359 Alexandre, In Top. 112.14–24 : 1pifgt¶sai d’ %m tir p_r t¹ kecºlemom !kgh³r 1p· p²mtym. t¹ c±q d¸poum doje? ja· toO f]ou pefoO ja· toO f]ou ptgmoO diavoq± eWmai 2t´qym cem_m ja· lµ rp’ %kkgka emtym, ja· oqj 5stim bl¾mulom. C de? 1p· to¼tym t_m cem_m wq/shai t` pqojeil´m\, #m p²mt, × 6teqa !kk¶kym ja· lµ rp¹ 4m je¸lema c´mor, ¦speq 1v’ ¨m aqt¹r t¹m kºcom 1poi¶sato7 f`om c±q ja· 1pist¶lg ja· vymµ ja· ecjor ovtyr 6teqa. t± d³ pqoeiqgl´ma, eQ ja· lµ rp’ %kkgk² 1stim, !kk’ rp¹ 6m ce joim¹m c´mor, t¹ f`om7 di¹ B diavoq± B d¸poum ¦speq 2jat´qou to¼tym 1st· diavoq², ovtyr ja· toO f]ou eUg #m diavoq²7 owsa d³ 1m 2m· c´mei B aqtµ #m eUg jat± t¹ eWdor. 360 Cf. Top. I 15, 107b 20 et 23. 361 Cat. 3, 1b 16, Top. I 15, 107b 19.

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apportée par Aristote ne signifie pas « selon l’espèce », ou « spécifiquement », mais désigne le « type » général, ou la « sorte ». Des différences dans deux catégories différentes seront nécessairement de type différent. Même si cette solution permet de parer au plus pressé, il est manifeste qu’elle est scientifiquement assez futile. Car les espèces considérées seront de simples hoACHTUNGREmonymes et la question même de leur comparaison sera parfaitement stérile. Le problème se concentre donc sur une strate ontologique inférieure aux catégories, c’est-à-dire sur les différences relevant de deux genres eux-mêmes sous un troisième genre d’extension strictement inférieure à une catégorie. On a montré que deux différences dans deux catégories distinctes étaient homonymes. Mais qu’en est-il de deux différences dans deux genres sous un troisième qui n’est pas une catégorie ? Ayant rapporté la différence « dipode » au genre unique « animal », Alexandre s’estime autorisé à conclure à une identité jat± t¹ eWdor de la différence dans les deux genres coordonnés362. Cette affirmation clôt son excursus en s’opposant à la lettre de la thèse aristotélicienne de l’altérité eUdei des différences concernées. Sans même trop s’arrêter à la description de la différence comme se trouvant « dans » le genre qu’elle scinde – il s’agit manifestement là d’une expression commode qu’il ne faut pas interpréter comme si la différence était subsume par le genre, mais plutôt comme une confirmation du point que nous notions tantôt363 – on ne peut que s’interroger sur l’apparente entorse aux classifications aristotéliciennes de l’identité. Car deux objets sous le même genre ne sont pas, par définition, spcifiquement mais gnriquement identiques. Avant de chercher à élucider ce point, jetons un coup d’œil sur le second passage des Topiques. Alexandre est confronté à une situation un peu plus compliquée, car l’argument d’Aristote lui-même n’est pas clair. Non seulement on ne saisit pas bien quel statut conférer à l’alternative (s’agit-il d’une question laissée ouverte ou d’une rétractation d’Aristote, auquel cas seule la seconde branche aurait son soutien ?) ; mais en outre, l’argument développé dans la première branche ne brille pas par sa limpidité. Le voici, dans la traduction de J. Brunschwig364 : Examiner aussi s’il ne se trouve pas que ce qui est énoncé comme différence appartient à un second genre qui n’est ni enveloppé ni enveloppant par rapport au premier ; car on admet (doje? ) qu’une même différence n’appartient pas à deux genres dont aucun n’enveloppe l’autre. Sinon, il s’ensuivra qu’une même espèce sera également dans deux genres dont aucun n’enveloppe l’autre. En effet, chacune des différences importe le genre qui lui est approprié [comme par exemple « terrestre » et « bipède » importent tous deux de conserve « animal »]. De sorte 362 In Top. 112.23–24. 363 Cf. supra, p. 116, § [8]. 364 Aristote, Top. VI 6, 144b 12–20.

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que si ce dont se dit la différence, chacun des genres se dit aussi, il est clair que l’espèce sera dans deux genres qui ne s’enveloppent pas l’un l’autre.

Ce raisonnement est étrangement formel. Il faut avoir édicté a priori la règle selon laquelle la différence n’appartient à deux genres que s’ils sont subordonnés l’un à l’autre pour pouvoir ensuite dire qu’une même différence ne peut être productrice que d’une seule espèce et opposer finalement cet énoncé au fait que notre candidat au rôle de différence appartient à deux genres non subordonnés. Or, parce qu’il est formaliste en ce sens, il ne peut que gêner un aristotélicien. Seuls les rivaux de l’Académie – ce sont d’ailleurs certainement eux qu’Aristote sous-entend par son doje? l. 13 – ou, plus tard, des aristotéliciens dissidents, tentent de mettre sur pied des techniques a priori de division. Il n’est donc pas surprenant qu’Alexandre, après une exégèse neutre – pour ne pas dire morne – de l’argument, introduise une note personnelle seulement au moment où Aristote en prend le contrepied. Voici son commentaire de la seconde branche de l’alternative365 : Aristote semble à cet endroit rectifier ce qui a été dit dans les Catgories, à savoir « des genres différents et non subordonnées les uns aux autres, les différences aussi sont différentes selon l’espèce ». À moins que là aussi, cela ait été distingué par l’adjonction de « selon l’espèce ». Ou encore, dans les Catgories, ce sont les genres premiers qu’il affirme être « différents », puisque « des genres différents et non subordonnés les uns aux autres », ni tous les deux sous le mÞme genre, « les différences aussi sont différentes selon l’espèce ».

Nous retrouvons, à n’en point douter, les grandes lignes de l’interprétation du premier passage : soit (a) nous avons affaire, avec cette seconde branche de l’alternative, à une correction de la phrase de Cat. 3, soit (b) il y a un moyen de sauver ce dernier énoncé. On peut alors procéder de deux manières. Soit (b1) l’altérité de la différence est radicale, c’est celle de deux catégories distinctes ; soit (b2) l’on insiste sur la présence du terme eUdei, « selon la forme », pour soutenir que le terme unique renvoie à deux différences seulement gnriquement identiques, « génériquement » désignant ici un genre (de type biologique) et non une catgorie (la substance). Que les différences sont « différentes eUdei » signifierait qu’elles sont « différentes seulement eUdei ». On postule ainsi un alignement rigoureux des différences sur les genres biologiques qu’elles spécifient, sans plus considérer leur éventuelle identité propre (et l’on 365 Alexandre, In Top. 453.21–25 : 1m to¼toir 5oije dioqhoOm t¹ eQqgl´mom 1m Jatgcoq¸air t¹ t_m 2teqocem_m ja· lµ rp’ %kkgka tetacl´mym 6teqai t` eUdei ja· aR diavoqa¸. C j!je? di¾qistai toOto t0 pqosh¶j, toO eUdei. C 1m Jatgcoq¸air 6teqa c´mg t± pq_ta k´cei, 1pe· t_m 2teqocem_m ja· lµ rp’ %kkgka tetacl´mym lgd’ %lvy rp¹ taqt¹m emACHTUNGREtym c´mor 6teqai t` eUdei aR diavoqa¸. Les manuscrits hésitent sur la place à donner à ce paragraphe. Il est par ailleurs probable que le lemme introductif est tombé. Cf. appar. cr. ad loc.

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considère les deux derniers comme des « espèces »). Cette lecture trouve un soutien puissant en Part. An. I 3. Aristote y explique que « les êtres spécifiquement différents (to?r eUdei diav´qousim) ne peuvent avoir un aspect de leur substance (eWdor t/r oqs¸ar) individuel et un (%tolom ja· 6m), mais auront toujours une différence »366. Il commente cette affirmation de la manière suivante : « C’est ainsi que l’oiseau diffère de l’homme : la dipodie est en effet autre et différente ; et même si les deux êtres sont sanguins, le sang est différent, ou alors il faut poser que le sang n’est rien de l’essence ». Il est frappant que dans aucun des deux passages des Topiques, Alexandre ne renvoie à son commentaire des Catgories. L’argument n’est toutefois pas décisif, car Alexandre ne mentionne jamais, dans son commentaire de Topiques, cette dernière œuvre. Il est donc possible qu’il ne l’avait pas encore rédigée367. Plus étrange, Alexandre émet de sérieuses réserves à l’encontre de la phrase des Catgories sans signaler nulle part qu’elle est corroborée par Part. An. I 3 ni énoncer la solution qu’il lui préfère. Nous savons par Simplicius – qui puise ce renseignement au commentaire perdu de Porphyre368 – qu’Herminus professait l’altérité spécifique de la même différence générique : selon le maître d’Alexandre, la formulation des Catgories était parfaitement correcte, du fait de la précision « spécifiquement ». Le caractère dipode des animaux terrestres et ailés ne contrevenait pas à l’altérité requise des différences de deux genres nonsubordonnés. Si l’on compare ce renseignement remontant à Porphyre – qui connaissait de première main les débats physico-ontologiques des Péripatéticiens369 – à la Quaestio arabe, on ne peut qu’être sensible à leur air de parenté. Il semble en effet qu’on puisse reconstituer, dans l’entourage immédiat d’Alexandre, quatre solutions distinctes à l’aporie. On pouvait (1) s’en tenir à une lecture bornée des textes d’Aristote et refuser que deux différences de même nom mais non homonymes se retrouvent dans deux genres non mutuellement subordonnés différents370. Ou bien (2) professer que si deux différences de même nom se retrouvent dans deux genres non mutuellement subordonnés mais subordonnés à un troisième, c’est en réalité que ce nom désigne une réalité unique 366 Part. An. I 3, 643a 1–7. 367 Flannery 2003, p. 134/152, propose l’ordre suivant : In Metaph., In A.Pr., In Top. Il serait invraisemblable qu’Alexandre ait rédigé l’In Cat. après cette série de commentaires. Reste qu’il serait étrange qu’il ne le cite nulle part dans l’In Top. Cette question demanderait des recherches supplémentaires, et n’est de toute façon pas essentielle au propos. 368 Cf. Simplicius, In Cat. 57.22–58.1. Voir Luna 2001, p. 473. 369 Cf. Chiaradonna 1998 et Karamanolis 2004. Voir aussi le riche commentaire de l’IsagogÞ de Barnes 2003. 370 Une telle lecture refuse donc d’accorder la moindre valeur à la mention du eUdei en Cat. 1b 17 et en Top. 107b 20.

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dépendant directement de ce troisième genre. Ou bien (3) accepter la thèse d’Aristote et la justifier dans les termes de Part. An. 643a 3–5, c’est-à-dire admettre que deux différences de même nom peuvent désigner respectivement deux réalités différentes selon l’espèce (biologique) et identiques selon le genre (biologique). C’est la thèse d’Herminus. Ou bien enfin (4) favoriser Top. I 15 et assimiler les « genres » aux « catégories » en sorte de voir dans les différences de même nom dans des genres non subordonnés non seulement des homonymes, mais même des homonymes transcatégoriaux371. Dans son commentaire de Top. I 15, Alexandre se range à une solution qui, malgré son obscurité, se rapproche de (2). La différence « dipode » dans l’animal marchant et l’animal volant désigne une réalité formelle unique (cf. B aqtµ jat± t¹ eWdor) rattachable au genre. Le contenu formel de la bipédie relève de la sphère de l’animal et non de celle de l’animal marchant. Mais cela ressemble fort à la thèse de l’adversaire anonyme de la Quaestio De la diffrence, I : si la différence de même nom se trouve dans deux genres non mutuellement subordonnés, c’est que la différence relève d’un troisième genre qui les subsume tous deux372. Et à cette thèse, Alexandre oppose de manière décidée sa propre doctrine, celle de l’identité de la différence dans les deux genres non subordonnés. S’agit-il de l’identité générique de deux individus d’espèce différente ? Ce serait pour le moins étrange : Alexandre se contenterait alors de dire que la différence « dipode », par exemple, et la différence « cornu » sont d’une certaine manière – i.e. génériquement – unique. La montagne accoucherait d’une souris. Nous sommes bien plutôt dans le cas où la différence, dans les deux genres opposés, a le même nom. Comment alors résoudre la contradiction historique ? Sans doute faut-il revenir, pour comprendre la thèse d’Alexandre, au fait que la différence n’est pas subsumée sous le genre. Elle n’est « dans » ce genre qu’en un sens très spécial : elle le caractérise à la façon d’un attribut. Ainsi, dans les composés « vivant marchant dipode » et « vivant volant dipode », le poids ontologique repose tout entier sur l’élément générique, à savoir « vivant marchant » et « vivant volant ». La différence « bipède » est certes permise par le genre commun « vivant », mais elle appartient à chacune des deux espèces. Par là, Alexandre est en accord et en désaccord avec son adversaire anonyme. Il s’accorde avec lui en ce qu’il reconnaît que le 371 Mais il s’agit alors d’une « altérité » en un sens très radical. On peut ici noter qu’en In Metaph. 379.4–8, Alexandre attribue à Aspasius la remarque que toute différence entre deux termes – en tant que différente d’une pure et simple altérité – implique une certaine unité des deux termes. Ce genre de remarques formelles évoque la discussion du « spécifiquement » de Cat. 1b 17. Quelle était d’ailleurs la façon exacte dont Herminus comprenait l’identité générique de la différence ? Les sources ne nous renseignent pas. 372 Cf. supra, p. 105, § 2.

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genre commun « vivant » est absolument déterminant dans l’explication génétique de la différence ; mais il est en désaccord parce qu’il refuse que la différence « dipode » soit une différence de ce genre. Du point de vue de l’être, c’est une différence des deux genres subordonnés et d’eux seuls. Le genre explique que la différence soit une, même si cette différence ne « différencie » que ses espèces. En n’adoptant pas, à la différence d’Herminus, la thèse de Part. An. I 3, Alexandre renonce à interpréter l’eidos dans le sens analogique et formel de la moriologie aristotélicienne. Il refuse, autrement dit, de construire une analogie à quatre termes entre deux animaux et deux différences, ces dernières de même nom, mais choisit de maintenir le privilège absolu de l’unité spécifique sur les autres. C’est ce choix qui conduit, d’une part, à concentrer tout l’être sur l’espèce intensive et, d’autre part, à affaiblir, dans le cadre de cette espèce intensive, la différence au profit du genre. L’espèce intensive, d’ailleurs, ne se cantonne pas à une place fixée à l’avance entre individu et genre, mais s’incorpore les niveaux supérieurs. Il ne s’agit pas tant d’une classe surplombée par celle du c´mor que d’une ralit qui contient primordialement – en termes de « poids » ontologique – ce c´mor. Deux espèces peuvent ainsi parfaitement différer tout en possédant la même différence. La chose était sans doute assez réfléchie de la part d’Alexandre. En Delta 9, en effet, Aristote envisage, comme type de choses « identiques » (t± aqt²), après celles dont la matière est identique soit numériquement soit spécifiquement, « celles dont la substance est unique » (¨m B oqs¸a l¸a) 373. Alexandre propose de ces lignes le commentaire suivant374 : Il dit que sont identiques également les choses « dont la substance est unique », appelant ici la forme (t¹ eWdor) « substance ». Il se pourrait que soient englobés là aussi bien les êtres homospécifiques que les êtres homogénériques et selon l’analogie. De fait, il y a une certaine communauté de la forme et de la formule (eUdour te ja· kºcou).

Tout d’abord, Alexandre identifie la substance à la forme. Ce mouvement est favorisé par le fait que la conclusion du chap. 8 consistait à distinguer la forme comme matière de la forme substantielle375. Aristote ayant maintenant, au

373 Metaph. D 9, 1018a 5–7. 374 Alexandre, In Metaph. 377.35–378.1 : taqt± k´cesha¸ vgsi ja· ¨m B oqs¸a l¸a, oqs¸am t¹ eWdor k´cym. eUg d’ #m 1m to¼t\ peqieikgll´ma ja· t± bloeid/ !kk¶koir ja· t± blocem/ ja· jat± !makoc¸am7 ja· c±q joimym¸a t¸r 1stim eUdour te ja· kºcou. 375 Cf. Alexandre, In Metaph. 376.9–12 : t` te 1sw²t\ rpojeil´m\, f 1stim B vkg, ja· t`

1m ta¼t, eUdei7 toioOtom c±q t¹ d #m tºde ti cm ja· wyqist¹m ×7 d c±q aUtiom toO tºde ti eWmai t` wyqist`, toOto B jat± t¹ eWdor oqs¸a. Les deux acceptions fondamentales de

l’ousia résident « dans le dernier substrat, qui est la matière, et dans la forme qui est en cette dernière. Tel est de fait ce qui, étant un ceci déterminé, est également séparé : ce

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chap. 9, commencé par traiter le cas de l’identité selon la matière, il est probable qu’il se concentre ensuite sur l’identité selon la forme substantielle. La suite du texte donne la réplique à une fausse lecture implicite et immédiate, qui consisterait à ne voir dans cette identité selon la forme substantielle que celle de deux êtres de même espce. Sans doute faut-il cependant leur associer les êtres de même genre et ceux qui sont identiques selon l’analogie. Quelle est la raison de cet ajout des deux types les plus lâches d’identité ? C’est qu’il y a une « certaine communauté » ( joimym¸a tir) de l’eidos et du logos, que donc la substance comme eidos, en tant qu’elle désigne un principe formel, peut désigner tout principe rationnel ou énonçable. Nous avons retrouvé, à ce stade, les trois types usuels d’identité formelle, avec la précision intéressante qu’il s’agit dans les trois cas d’une communauté selon l’eidos. Il y a ainsi un sens selon lequel des éléments de deux espèces différentes sont identiques « selon l’eidos », à savoir, selon l’eidos, ou le contenu formel, de leur genre commun. Ainsi, les deux différences « dipode » relèvent du même eidos non pas au sens où elles caractériseraient la même espèce – ce qui à l’évidence n’est pas le cas – mais au sens où leur genre commun détient certains traits formels. Bref, pour Alexandre, la différence ultime implique de manière rétrograde les différences qui la précèdent au sens non pas d’une règle, mais d’un fait. La fusion ontologique est réelle, mais imprévisible376. La suprématie du genre sur la différence est donc radicale, mais elle est dictée par des contraintes architectoniques au niveau de l’espèce intensive. En d’autres termes, la suprématie du genre sur la différence s’explique par la suprématie de l’espèce intensive sur le genre, quand bien même le genre lui serait naturellement « antérieur ». Dans un schème pascalien avant l’heure, chaque différence d’ordre n constitutive d’une certaine définition spécifique est négligeable par rapport à la différence d’ordre n-1. Ainsi, les différences « volant » ou « marchant » n’introduisent qu’une différence négligeable par rapport à « animal », « dipode » ou « quadripode » une différence négligeable par rapport à « animal marchant ». Cela explique que l’ultime différence peut être unique dans deux espèces différentes : son pouvoir de détermination est annihilé par celui des différences qui la précèdent377. On s’aperçoit cependant qui est en effet cause, pour le séparé, qu’il est un ceci déterminé, c’est la forme selon la substance ». 376 Cet infléchissement par rapport à Herminus explique sans doute pourquoi Alexandre ne le mentionne nulle part, ni dans la Quaestio ni dans les deux passages de l’In Top. Il y a une évidente réticence de sa part à le placer sur le devant de la scène. C’est par Porphyre que nous sommes renseignés sur ce point d’histoire du Péripatos. 377 On trouve une confirmation de cette analyse d’Alexandre en In Top. 46.14–47.2. Discutant du propre, Alexandre montre qu’il doit pouvoir s’échanger avec la chose dont il est le propre. Ainsi, dit-il, la « dipodie » est un propre de l’homme par rapport au cheval, au chien et aux autres quadrupèdes, mais non pas rapport à l’oiseau. Pourtant, il

§ 8. Pourquoi Alexandre a-t-il refusé l’altérité spécifique de la différence ?

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aussitôt que ce type d’analyse n’a de sens que si l’on se tient, pour ainsi dire, à distance respectable de l’hylémorphisme, c’est-à-dire pour autant que l’on accentue – voire que l’on exagère – la légitimité de trancher dans le vif du réel entre genre et différence.

§ 8. Pourquoi Alexandre a-t-il refusé l’altérité spécifique de la différence ? La reconstitution, au moins dans ses grandes lignes, de la théorie critiquée par Alexandre permet de mieux comprendre, en retour, celle qu’il défend. Il n’est pas du tout certain que l’adversaire et Alexandre soient en grand désaccord quant à la méthodologie de la division. Nulle part du moins Alexandre ne lui reproche-t-il d’adopter une procédure dichotomique qui prêterait le flanc aux critiques de Part. An. I, 2–4. On discerne plutôt, entre les lignes, un débat théorique sur le caractère unitaire de la différence. C’est Alexandre, dès lors, qui radicaliserait les positions en faisant comme s’il n’y avait, pour son adversaire, aucune forme d’unité qui puisse tempérer l’identité stricte sans sombrer dans l’altérité pure. Qu’Alexandre, d’une manière qui n’est peut-être historiquement pas tout à fait honnête, présente son adversaire comme ce formaliste de la définition qu’il n’était sans doute pas entièrement378, est pour nous du plus haut intérêt. Alexandre orchestre son refus que l’unique critère de validité d’une définition soit de savoir si elle est syntaxiquement bien formée. Ainsi, en [7], il énonce que « … ce n’est pas quand nous mettons en relation des différences de n’importe quel genre avec tel ou tel genre que se produisent les définitions ; mais c’est dans notre prise en compte du genre adapté à la chose dont nous visions la définition et lorsque nous mettons en relation avec ce genre certaines va de soi que la formule définitionnelle de l’homme lui appartient en propre. C’est donc que la chaîne des différences prend le pas sur la différence ultime (en raison de la règle « pascalienne ») mais aussi, nécessairement, que la différence ultime n’implique pas de manière régressive l’ensemble des différences. Le genre conserve en lui-mÞme une certaine autonomie. 378 Bien que le texte ne soit pas entièrement clair sur ce point, la seule thèse véritablement « formaliste » de l’adversaire pourrait être de professer, contre Zeta 12, des types de classification par affirmation-négation. Ce serait le sens de l’insistance qu’Alexandre lui prête sur la validité de la division apode/podé, dipode/polypode et de la remise en cause de la division « naturelle » terrestre/aquatique/aérien. Ce serait ce dernier élément, couplé bien sûr avec la question de l’unité générique de la différence, qui aurait incité Alexandre à défendre son « naturalisme » de la différence. Il y a cependant loin de ces thèses à une doctrine de la définition où les différences successives reflètent moins le réel dans son organisation hiérarchisée qu’elles ne fonctionnent comme des critères formels tirant leur hiérarchie d’une construction « algorithmique » artificielle.

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Chapitre III — Irréductibilité des deux échelles définitionnelles

de ses différences, que la définition se produit » – ce qui veut très exactement dire, dans les termes de l’époque, qu’une certaine conformation syntaxique est nécessaire mais non suffisante pour obtenir une définition. La définition doit également respecter une contrainte sémantique, dictée par la façon même dont le réel est fait. Cette thèse a trois conséquences : – Tout d’abord, c’est une évidence, il n’y a pas de classe définitionnelle vide aux yeux d’Alexandre. Toute définition renvoie à un groupe d’individus homospécifiques bien réels. – Ensuite, notre division « naturelle » du réel est bien fondée (cf. [10] : « En outre, s’ils divisaient vivant en pod et apode et qu’ils divisaient également pod en dipode et polypode, les choses apparentées relèveraient, suite à cette division, de genres différents, tandis que les choses distinctes relèveraient d’un genre unique »). Notre appréhension naturelle des genres et des espèces est correcte, ce qui est dans la droite ligne de l’intuition présidant aux réflexions sur la division de Part. An. I 2–4379. – Enfin, les définitions sont, dans l’état actuel de notre science des comACHTUNGREposés hylémorphiques, imprvisibles : il faut abandonner l’idée qu’un principe classificatoire choisi a priori pour des raisons d’efficacité de pavage, de cohérence ou même d’esthétique nous permette de produire des définitions. Celles-ci ne peuvent être tirées que d’une considération a posteriori du monde qui nous entoure : « Or le genre de l’homme qui lui était adapté était vivant marchant ; et la définition de l’homme est : vivant marchant dipode. Ainsi, dipode est bien une différence pour le vivant marchant ». Ces remarques contiennent sans doute la clé du refus d’Alexandre de la thèse de l’altérité spécifique de la différence. Certes, son essentialisme inspiré de Zeta 12 l’incitait à admettre qu’on puisse rétrograder automatiquement de la différence au genre. Mais cet « automatisme » n’a de prix qu’en tant qu’il reflète l’autonomie de la forme. Or cette autonomie est bien plus menacée par la doctrine formaliste du genre et de la différence que par celle qui fonderait la forme sur l’assise stable d’une matière déjà informée par des déterminations classifiables par genres et différences380. Qu’il n’y ait pas de forme sensible séparée a pour corrélat structurel qu’il n’y a pas, au contraire de l’intuition la plus fondamentale du platonisme, d’Ide méta-mathématique de la dia¸qesir. Alexandre accepte l’un des résultats de Part. An. I 2–4, la priorité du réel à portée de main sur le formalisme diérétique, mais l’infléchit au-delà de ce que faisait Aristote : alors que ce dernier, suivi sur ce point par Herminus, se 379 Cf. tout particulièrement 642b 16–20 et 643a 13. 380 La factualité de la forme ancrée dans le genre est-elle absolue ? Sans doute pas, bien qu’Alexandre n’en donne jamais la raison en toutes lettres. On peut sans doute, au vu de sa doctrine cosmologique (cf. infra, chap. XI) identifier la raison de l’existence des espèces à la viabilité, ou à la compossibilité, des constituants matériels de la forme.

§ 8. Pourquoi Alexandre a-t-il refusé l’altérité spécifique de la différence ?

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prononçait pour un formalisme minimal de l’unité de la différence, calquée sur celle (spécifique, générique, peut-être analogique) des entités qui la possèdent, cette théorie est abandonnée par l’Exégète au profit d’une doctrine plus radicale : la différence est unique quand son concept est unique, différente quand son concept est différent. La différence spécifiante est moins « porteuse » exclusive de la substance (puisqu’elle est opaque à l’état séparé) qu’elle n’exprime un état indissociable, une disposition, un aspect du genre. La différence est la réalisation du genre comme substance, c’est-à-dire la façon dont le genre se réalise substantiellement. Ce n’est pas la différence qui est génériquement unique et spécifiquement différente, mais les deux espèces qu’on prend en considération, en tant qu’une base générique différente (animal volant et animal marchant) est qualifiée-déterminée par une différence spécifiante identique. Nous avons donc expérimenté, au cours de ce chapitre, comment la relation d’identité entre les degrés des deux échelles n’était pas symétrique. Si une et une seule forme est une et une seule différence, la réciproque est fausse ; derechef, si un et un seul genre est un et un seul état matériel, la matière n’est pas genre. Ce décalage explique, contre les Académiques, que l’étude de la réalité n’appartient pas au dialecticien, mais au physicien. Le rapport statique du genre et de la différence laisse échapper une dimension fondamentale du réel.

Chapitre IV Substantialité fonctionnelle de la différence : le cas des éléments On vient de voir comment les deux échelles définitionnelles, sans être complétement divergentes, relevaient néanmoins de deux ordres bien distincts. En témoignaient les perturbations dans la conceptualisation de la différence, occasionnées par la prise en compte de son référent physique ou, plus exactement, par l’impossibilité d’assigner à une et une seule différence considérée « en soi » un et un seul référent physique stable. On voudrait, dans le présent chapitre, se concentrer sur un autre aspect du même problème, en étudiant le texte où Alexandre présente de la manière la plus explicite le caractère fonctionnel de la différence, c’est-à-dire dénie qu’une caractéristique qualifiante, considérée séparément de tout genre, puisse être interprétée comme différence déterminée. Il s’agit de la façon dont Alexandre comprend le statut des qualités produisant les éléments à partir de la matière première. Le point de départ est une aporie surgie de la confrontation de deux développements du Gen. Corr., I 3 et II 2–4. Le premier théorise la différence de potentiel entre possession et privation. Alexandre en propose une lecture radicale : il ne semble faire aucun doute pour lui que le blanc est une forme et le noir une privation. II 2–4, de son côté, assimile ce couple possessionprivation à un couple de contraires381, ce qui conduit à mettre en question la classification coutumière des opposés382. Plus délicat : en introduisant la contrariété dans la substance, on court le risque de restaurer la prééminence de la substance comme matière, ce qui donnerait raison à Boéthos dans son interprétation de la tripartition de Zeta.

381 Voir aussi le résumé particulièrement net de Gen. Corr. II 8, 335a 3–6 : « l’air et l’eau […] sont les contraires de la terre et de l’eau (la terre est le contraire de l’air, l’eau du feu, autant qu’il est possible à une substance d’être le contraire d’une substance) ». 382 Cat. 10, 11b 17 sqq. La même question est abordée dans une scholie du Suppl. gr. 643, fol. 87v ad V 2, 226b 15 (1mamt¸om c±q jtk.) : joimºteqom pokk²jir t±r steq¶seir 1mamt¸ar jake? ta?r 6nesi, ja· 5lpakim 1p· t_m juq¸yr 1mamt¸ym t¹ we?qom aqt_m st´qgsim jake? toO bekt¸omor, ¢r t¹ l´kam ja· t¹ xuwqºm. B d³ Aqel¸a st´qgs¸r 1sti t/r jim¶seyr !kk’ oqj 5lpakim, fti pqogcoul´myr B v¼sir aQt¸a jim¶seyr ja· fti 1m´qceia B j¸mgsir7 aR d³ steq¶seir C 6ne¾m eQsim C 1meqcei_m steq¶seir (cf. Simplicius, In Phys. 866.21–30).

§ 1. Différence, forme et contrariété

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§ 1. Différence, forme et contrariété Nous savons par Simplicius qu’Alexandre avait effleuré la question dans son commentaire de Cat. Au cours d’un développement sur la nature des corps premiers, le néoplatonicien cite en effet in extenso le commentaire de son prédécesseur à Cat. 5, 3b 24–25 (« il appartient aussi aux substances de n’avoir aucun contraire ») dans les termes suivants383 : Que ces considérations, loin de m’être personnelles, sont agréées par les commenACHTUNGREtateurs illustres et professées par Aristote lui-même, apprends-le de ce qu’écrit Alexandre dans son commentaire aux Catgories. Après avoir cité la phrase disant qu’ « il appartient aussi aux substances de n’avoir aucun contraire », il ajoute ce qui suit : « il expose un autre des concomitants de la substance – qui lui non plus n’est pas propre à la substance, comme il le dit lui-même –, à savoir, de n’avoir aucun contraire. C’est en conformité avec les substances dont il est question ici qu’il n’y a aucun contraire. En revanche, de la substance selon la forme, il dira dans la Physique que la privation est contraire, à moins que dans ce traité, aussi, ce soit de manière plus indifférenciée que la privation soit dite contraire : il a en effet l’habitude d’appeler contraires les choses opposées384 selon la privation. Mais malgré tout, dans le cas des éléments, les formes des éléments, en fonction desquelles sont feu, air, eau et terre, sont des contraires, comme il le dit lui-même en Gnration et corruption, c’est en effet pour cette raison qu’il y a changement réciproque. Des substances dont il est ici question, donc, on pourrait dire qu’elles n’ont aucun contraire, bien qu’il ait exposé dans le second livre de Gnration et corruption que sont spécificatrices des corps simples et premiers sécheresse, humidité, chaleur et froideur et que les contrariétés pourraient bien être ceux-ci385. De là-même il ressort clairement que s’il n’a pas dit que la différence de la substance était substance, c’est parce que la différence ne relève pas des substances dont il est ici question ».

Alexandre, encore une fois, introduit une distinction entre les substances des Catgories, correspondant aux substances composées de Zeta, qui n’ont aucun contraire, à la substance « selon la forme » ( jat± t¹ eWdor), dont la privation, dans la doctrine de la Physique, serait le contraire. Il n’exclut cependant pas qu’il ne s’agisse là que d’un flottement terminologique, donc que forme et privation ne soient pas des « contraires » au sens rigoureux386. Le recours au De generatione n’est pas entièrement transparent. Alexandre veut-il dire que les corps premiers sont des substances formelles et admettent à ce seul titre – et non 383 Simplicius, In de caelo, 168.15–169.2. 384 Je corrige 1mamt¸a je¸lema mss. Heiberg en !mtije¸lema. Il s’agit d’une faute d’onciales caractérisée. 385 Je conserve le texte des manuscrits. La correction de Heiberg (« et que ces corps euxmêmes sont des contrariétés ») ôte de son imprécision au texte mais est peut-être trop audacieuse. 386 Cf. Brunschwig 2007, p. 71, n. 2.

130 Chapitre IV — Substantialité fonctionnelle de la différence : le cas des éléments à celui de substances – la contrariété ? Ou que la privation que représentent dans ce cas certains éléments par rapport à certains autres est un contraire véritable et non par extension387 ? Dans un cas comme dans l’autre, le De generatione interdit selon Alexandre qu’on cantonne le problème de la contrariété substantielle à la sphère verbale. Il est remarquable qu’en pleine conformité avec la Quaestio De la diffrence, II, il introduise dans ce contexte une remarque sur la différence spécifique, qui n’est pas substance au sens de Cat., c’est-à-dire n’est pas un composé de matière et de forme388. Cela signifie ipso facto que la différence est substance d’un autre type, à savoir substance formelle. Ce texte dit ainsi précisément le contraire de ce que lui fait dire P. Moraux et, du même coup, nous oblige à revenir sur le verdict d’inauthenticité prononcé par ce savant à l’encontre de la Quaestio arabe389. Dans le commentaire de Cat. comme dans De la diffrence, II, Alexandre a professé la substantialité de la différence comprise comme forme de la substance composée. Cette constatation préalable est d’autant plus importante, dans le cadre de la présente discussion, qu’Alexandre n’hésite pas, en d’autres contextes (logiques, bien entendu), à présenter la différence spécifiante comme une qualité390. Il est donc significatif que dans le texte cité par Simplicius, il préfère établir une distinction entre deux types de substances, la substance comme forme assimilée à la différence et la substance comme composé assimilée à la substance individuelle des Catgories, à toute esquive facile identifiant la différence à une qualité. Ses lecteurs alexandrins n’ont pas eu autant de scrupules. Elias, dans son commentaire du même passage Cat. 3b 24, lui prête un alignement brutal de la forme sur la qualité. Voici ce qu’il écrit au début de son exposé des trois apories que, d’après lui, recèle ce passage391 : Tout d’abord, comment dit-on que la substance n’a aucun contraire ? Car dans le traité De la gnration et la corruption, il dit que les éléments se combattent mutuellement, le feu l’eau et l’air la terre. Alexandre résout l’aporie en disant : il n’est pas vrai que, de manière universelle, les éléments se combattent mutuellement. Ce n’est pas en effet selon le corps, mais qualité contre qualité, chaleur contre froideur et humidité contre sécheresse. 387 Cette dernière solution pourrait avoir le soutien de la glose d’Alexandre à Metaph. C 6, 1011b 18–19. Cf. In Metaph. 326.32–35 : « ‘Des contraires, l’un n’est pas moins une privation’, c’est-à-dire : l’un des contraires n’est pas moins une privation qu’un contraire. Il utilise cet argument principalement dans le De generatione et corruptione ». 388 Cf. supra, p. 74. 389 Cf. Moraux 2001, p. 10. Je note cependant une petite contradiction entre ce verdict tranché et la position plus prudente exprimée ibid., p. 473, n. 201. 390 Cf. références citées supra, p. 78, n. 259. 391 Elias, In Cat., 179.34–180.3.

§ 1. Différence, forme et contrariété

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Une prise de position très voisine apparaît dans une scholie marginale anonyme au commentaire d’Ammonius aux Catgories. En voici l’édition et la traACHTUNGREduction392 : Vas¸ timer t¹ kocij¹m ja· t¹ %kocom, t¹ hmgt¹m ja· t¹ !h²matom ja· t¹ s_la ja· t¹ !s¾latom fti 1st·m 1mamt¸a. ja¸ valem pq¹r aqto»r jat² te 5mstasim ja· !mtiACHTUNGREpaq²ACHTUNGREstasim7 jat± 5mstasim l´m, fti taOta oq lºmom oq vhe¸qei %kkgka ¢r 1mamt¸a !kk± ja· systij² eQsim !kk¶koir7 1±m c±q t¹ ah²matom ¢r jqe?ttom toO 5 sumh´tou k²bylem, s]fei t¹ hmgt¹m ¢r he¹r t¹m %mhqypom, eQ d³ t¹ !s¾latom ¢r we?qom toO sumh´tou, s]fetai rp¹ toO s¾lator ¢r eWdor7 jat± !mtipaq²stasim d´, fti eQ ja· 1mamt¸a aqt± denºleha, !kk’ ¢r diavoqa· oqsi¾deir "pka? oqs¸ai eQs¸, peq· d³ t_m sumh´tym b kºcor t` )qistot´kei. ¦ste oq xeudµr b kºcor fti oqd´m 1stim 1mamt¸om t0 oqs¸ô Dm ¢q¸sato. 5ti !poqoOsi peq· t/r toO puq¹r heqlºtgtor 10 ja· t/r toO vdator xuwqºtgtor ¢r to¼tym t_m oqsiyd_m diavoq_m 1mamt¸ym oqs_m. ja¸ vgsi pq¹r aqto»r )k´namdqor7 p_r k´cete aqt± 1mamtioOshai. eQ l³m jah¹ s¾lata, erqeh¶somtai aqt± 2auto?r lawºlema, eQ d³ ¢r poiºtgter 1m s¾lati, oqd³m %topom jat’ %kko ja· %kko l²weshai.

— F (= Laur. Plut. 71.3, fol. 104), P (= Paris. Gr. 1973, fol. 66) 2 ja¸ valem : ja· val³m FP jj aqto»r F : aqt± P jj 4/5 toO sumh´tou (cf. lin. 6) : toO suh P toO sumekhºmtor F jj 7 oqs¸ai hab. FP om. Busse jj 9 Dm Busse : Cm FP Certains disent que le rationnel et l’irrationnel, le mortel et l’immortel, le corps et l’incorporel sont des contraires. Et nous leur répliquons selon l’objection et l’assomption : – selon l’objection, nous disons que ces choses non seulement ne se corrompent pas les unes les autres comme des contraires, mais assurent même leur sauvegarde mutuelle : si en effet nous prenons l’immortel comme supérieur au composé, il assure la sauvegarde du mortel, comme un dieu assure celle de l’homme ; et si nous prenons l’incorporel comme inférieur au composé, il est sauvegardé par le corps, comme une forme ; – selon l’assomption, nous disons que même si nous acceptons qu’ils sont des contraires, il n’empêche que c’est en tant que différences substantielles qu’ils sont des substances simples, or Aristote traite ici des substances composées. En sorte que l’énoncé disant qu’il n’y a aucun contraire pour la substance qu’il a dtermine n’est pas faux. En outre, ils soulèvent une aporie au sujet de la chaleur du feu et de la froideur de l’eau, dans l’idée que ces différences substantielles sont des contraires. Alexandre leur réplique ainsi : comment dites-vous qu’elles s’opposent comme des contraires ? Si c’est en tant que corps, on trouvera que chacun se combat lui-même ; si c’est en tant que qualités dans un corps, il n’y a rien d’absurde à ce qu’elles se combattent deux à deux.

La « parole » prêtée à Alexandre n’est pas la même que celle que l’on trouve chez Elias, ce qui constitue assurément un indice du caractère peu précis, 392 Cf. CAG IV 4, p. 49, app. cr. Je dois la connaissance de ce texte à mon maître Dieter Harlfinger, qui a en outre bien voulu collationner pour moi, sur les microfilms de l’Aristoteles Archiv de Berlin, les deux manuscrits où il apparaît. Qu’il en soit ici très vivement remercié.

132 Chapitre IV — Substantialité fonctionnelle de la différence : le cas des éléments philologiquement parlant, du recours à l’Exégète en ce passage. Il est probable que « sa » thèse, sur la question de la contrariété de la substance, devait être un cliché répandu parmi les professeurs alexandrins393. Selon nos auteurs, Alexandre soutiendrait implicitement qu’on peut considérer les éléments sous deux aspects : le « corps » ou la « qualité ». En tant que tous des corps, les éléments ne se combattent pas mutuellement394 ; en tant que qualités, si, mais il ne s’agit plus alors de substance et le contre-argument opposé à la phrase des Catgories tombe. La scholie anonyme, à la différence du commentaire d’Elias, nous fournit la raison pour exclure l’hypothèse que les éléments395 en tant que corps se combattent mutuellement : c’est qu’un même élément, qui est un corps dans toute son étendue, se combattrait alors luimême. Le scholiaste, qui utilise sans doute Olympiodore dans la première partie du texte396, brode-t-il maintenant sur le passage d’Elias ? Remonte-t-il à un texte qui serait la source de ce dernier ? La réponse n’a pour nous que peu d’importance : il nous suffit de remarquer que la thèse d’Alexandre est simplifiée de manière identique. L’hypothèse que nous voudrions défendre dans la suite de ce chapitre est qu’en dépit des ambiguïtés de formulation et des divers points de vue, Alexandre a soutenu la substantialité, non pas certes en soi, mais fonctionnelle, de la différence. Autrement dit, quand bien même Alexandre décrit, dans le contexte de la physique des éléments, les affections primordiales comme des qualités, il ne s’agit alors que d’une étiquette dictée par une considération de leur nature indépendamment de leur fonction. Quand en revanche Alexandre entend souligner le rôle physique de ces affections, il y voit alors bien des formes (eUdg), donc des substances, primordiales. C’est du moins ce que semblent suggérer des témoignages arabo-latins sur le commentaire d’Alexandre au De generatione et corruptione et une scholie précieuse tirée de son commentaire perdu à la Physique.

393 Bien que le nom d’Alexandre n’apparaisse que chez Elias et dans la scholie anonyme au commentaire d’Ammonius, les commentateurs consacrent, en des termes assez voisins, un développement à l’aporie. Il est curieux que Simplicius, qui mentionne le commentaire au Catgories d’Alexandre dans son propre commentaire au De caelo, ne le cite pas nommément dans son commentaire aux Catgories. 394 Pour l’argument, cf. supra, p. 38. 395 Les neutres pluriels (les deux aqt² l. 12) sont maladroits : ils renvoient soit aux « éléments » (stoiwe?a) non nommés dans la scholie, soit ad sensum aux « différences » (diavoqa¸). Dans un cas comme dans l’autre, l’expression laisse à désirer. Le parallèle avec Elias nous paraît inciter à suppléer « éléments ». 396 Cf. Olympiodore, In Cat. 74.4–28.

§ 2. Averroès, Grand commentaire à Physique V 2, 225b 10–11 (215E–216A)

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§ 2. Averroès, Grand commentaire à Physique V 2, 225b 10–11 (215E–216A) Des précisions supplémentaires peuvent en effet être glanées dans le commentaire d’Averroès à la Physique. En Phys. V 2, 225b 10–11, Aristote exclut la génération et la corruption du groupe des mouvements397. Selon Averroès, il s’agit d’une preuve par le signe, soit des effets aux causes. Pour qu’il y ait mouvement, il faut une contrariété. Or deux substances ne sauraient être contraires l’une de l’autre. Donc il n’y a pas de mouvement dans la catégorie de la substance, donc la génération et la corruption, qui sont des changements dans la catégories de la substance, ne sont pas des mouvements. Le nerf de cette preuve est bien sûr l’absence de contrariété dans la catégorie de la substance, en accord avec la déclaration fameuse de Cat. 398. Cette déclaration d’Aristote fait l’objet d’un long excursus d’Averroès, qui rappelle à cette occasion la position d’Alexandre et celle de Thémistius. Alexandre, dans son propre commentaire à la Physique, aurait considéré les formes des éléments comme des attributs qualitatifs de la matière première. À ce titre, la contrariété serait dans la catégorie de la qualité et non dans celle de la substance. Ce qui convient à Averroès. Dans celui au De generatione en revanche, ce sont les substances ellesmêmes, identifiées à leur qualités primordiales jouant le rôle de différences spécifiantes, qui sont contraires. Ce que refuse Averroès. On commentera l’ensemble du passage399. Averroès commence par énoncer la proposition sur laquelle va se greffer l’aporie, tirée de Cat. : la substance n’a pas de contraire. Il précise aussitôt qu’il s’agit des contraires médiés, où chacun est une forme. Cette précision vise à écarter le cas de l’opposition entre matière et forme, puissance et acte, qui sera justement caractéristique du mouvement selon la substance : 1. – Après avoir posé que le mouvement ne se trouve que dans trois catégories, il commence à détruire la thèse voulant qu’il soit dans quelque autre catégorie, et commence par la substance, disant : « or dans la substance … » etc. C’est-à-dire : or dans la substance, il n’y a pas de mouvement, parce que tout mouvement est d’un contraire à un contraire, mais la substance n’est pas contraire à une substance, comme il est dit dans les Catgories. Et il entend ici par « contraires » les contraires médiés, dont chacun est une forme et une détermination et qui ont des intermédiaires400. 397 jat’ oqs¸am d’ oqj 5stim j¸mgsir di± t¹ lgd³m eWmai oqs¸ô t_m emtym 1mamt¸om. 398 Cf. infra, p. 175. 399 Averroès, In Phys. 215E–216A. Je cite en note le texte latin, qui n’a, semble-t-il, fait l’objet d’aucun commentaire ni d’aucune traduction dans une langue moderne. 400 Cum posuit quod motus inuenitur in tribus praedicamentis tantum, incepit destruere ipsum esse in aliquo ceterorum et incepit a substantia, et dixit : « in substantia vero » etc., id est : in substantia vero non est motus, quoniam omnis motus est de contrario ad

134 Chapitre IV — Substantialité fonctionnelle de la différence : le cas des éléments Suit l’énoncé de l’aporie – Aristote lui-même affirme dans le De generatione la contrariété des éléments – et de la réponse d’Alexandre : il faut distinguer entre la substance comme forme et celle comme composé : 2. – Mais on se pose ici la question de savoir comment il a dit dans le livre De la gnration que le feu était le contraire de l’eau et la terre de l’air. Et Alexandre dit à ce propos que ce qu’il a dit dans le livre des Catgories concerne les substances composées de forme et de matière, tandis que dans le livre De la gnration, on parle des substances simples, à savoir des formes exclusivement, qui sont dans la matière première401.

Averroès juge la solution d’Alexandre insatisfaisante. Aristote a argumenté indifféremment au sujet de toute substance, il est donc invalide d’introduire un distinguo entre tel et tel type. Avant de revenir plus longuement sur la justification d’Averroès, qui illustre l’essentiel du différend entre les deux commentateurs, on peut la résumer brièvement comme suit : les qualités primitives ne sont pas des substances. Il y a donc bien entre elle une opposition de contrariété, mais cela ne remet pas en cause le principe aristotélicien. La « chaleur », par exemple, est une qualité en soi, et aucune différence de fonctionnalité ne remettra en cause ce statut catégorial donné au départ. Certes, on se rapproche parfois – dans le cas du feu – d’un statut substantiel, mais il ne faut pas s’y tromper : il ne s’agit toujours que d’une qualité. Averroès, en d’autres termes, recentre la substantialité sur le composé : 3. – Et cette solution ne suffit pas pour ce qui est dit ici. De fait, ce qui est dit ici – que, dans la substance, il n’y a pas de changement parce qu’elle n’a pas de contraire – est le discours de qui pose que dans la substance, il n’y a pas de contrariété selon la forme ou selon le sujet. Et si, dans la substance, il y avait une contrariété selon la forme, non selon le sujet, alors le propos d’Aristote ne serait pas vrai en ce lieu. Il faut penser que les substances simples sont contraires selon leurs qualités et que les qualités propres, en elles, ne sont pas des substances – même si elles ressemblent à des substances – du fait qu’il est impossible que quelque chose relève dans une certaine chose d’une certaine catégorie et dans autre chose d’une autre catégorie, comme si la chaleur relevait dans l’homme de la qualité et dans le feu de la substance. Mais elle est, dans le feu, plus proche de la substance (raison pour laquelle elle joue dans la définition le rôle d’une différence), tandis que, dans d’autres composés, elle est plus loin de la substance. Par conséquent, il faut certes considérer si la conséquence est nécessaire, quand on dit que des substances dont contrarium, sed substantia non est contraria substantiae, ut dictum est in Praedicamentis. Et intendit hic per contraria contraria mediata, quorum utrumque est forma et habitus et habent media (In Phys. 215E–F). 401 Sed quaeritur hic quomodo dixit in libro Peri Geneseos quod ignis est contrarius aquae et terra aeri. Et Alexander dicit ad hoc, quod hoc quod dixit in libro Praedicamentorum est de substantiis quae sunt compositae ex forma et materia et in libro De generatione loquitur de simplicibus, scilicet de formis tantum, quae sunt in prima materia (In Phys. 215F–G).

§ 2. Averroès, Grand commentaire à Physique V 2, 225b 10–11 (215E–216A)

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les propres sont des contraires doivent être contraires, ou si elle ne l’est pas, mais point ici402.

Suit un passage à peu près incompréhensible si l’on ne restitue pas l’arabe derrière le latin (et verum = wa qad = il est possible que). Averroès suggère que si l’on admet une contrariété dans la substance, il peut s’ensuivre qu’il faille y admettre également du mouvement. Après une parenthèse où il rappelle la position erronée d’Alexandre, Averroès explique le sens de cette possibilité (le « car ce n’est pas etc. » justifie l’idée de possibilité indiscernable dans le latin), c’est-à-dire pourquoi il peut se faire que malgré la contrariété, il n’y ait pas mouvement : 4. – Si donc nous concédons qu’il y a une contrariété dans la substance, alors le propos d’Aristote n’est pas vrai, car il peut suivre de cela qu’il y a mouvement dans la substance (comme en a été d’avis Alexandre, pour autant qu’il a divisé la substance en forme et en sujet, c’est-à-dire qu’il a concédé que les premiers éléments simples sont contraires selon les formes et non contraires selon les matières) : car ce n’est pas quelle que soit la façon dont on aura posé que les substances sont contraires qu’il suit de là qu’il y a en elles du mouvement. De fait, si on pose les contraires seulement selon les formes, il n’y aura pas en elles de mouvement, parce que leur sujet est en puissance ; et si l’on avait des contraires selon les deux, à savoir selon la forme et selon le sujet, il n’y auraient pas en ces substances de changement, ni à plus forte raison de mouvement. Il ne suit en effet pas, si nous posons qu’il y a contrariété dans la substance, qu’il y ait en elle du mouvement403. 402 Et ista solutio non sufficit in hoc quod est dictum hic. Quoniam hoc quod est dictum hic – quod in substantia non est transmutatio quia non habet contrarium – est sermo ponentis quod in substantia non est contrarietas secundum formam aut subiectum. Et si in substantia esset contrarietas secundum formam, non secundum subiectum, tunc sermo Aristotelis non esset verus in hoc loco. Et opinandum est quod substantiae simplices sunt contrariae secundum suas qualitates, et propriae qualitates in eis non sunt substantiae – et si assimilantur substantiis –, quoniam impossibile est ut aliquid in aliquo sit de aliquo praedicamento et in alio de alio, ita quod calor sit in homine de qualitate et in igne de substantia. Sed est in igne propinquius substantiae (et ideo accipitur in definitione loco differentiae) et in aliis compositis remotius a substantia. Vtrum igitur sequatur necessario dicere quod substantiae, quarum propria sunt contraria, debeant esse contrariae, aut dicere quod non sequitur, nisi ut solummodo sint diuersae, est considerandum, sed non hic (In Phys. 215G–I). 403 Cum igitur concesserimus quod in substantia est contrarietas, tunc sermo Aristotelis non erit verus, et verum [= wa qad] sequitur ex hoc quod in substantia sit motus (sicut existimauit Alexander adeo quod diuisit substantiam in formam et subiectum, scilicet quia concessit quod prima simplicia sunt contraria secundum formas et non contraria secundum materias) : quoniam quomodocumque fuerint positae substantiae contrariae, non sequitur ex hoc ut in eis sit motus. Quoniam, si ponantur contraria secundum formas tantum, non erit in eis motus, quia subiectum eorum est in potentia ; et si essent contraria secundum utrumque, scilicet secundum formam et subiectum, non esset in eis transmutatio, nedum motus. Non enim sequitur, si posuerimus quod in substantia sit contrarietas, ut in ea sit motus (In Phys. 215I–K).

136 Chapitre IV — Substantialité fonctionnelle de la différence : le cas des éléments Le paragraphe suivant est consacré à la critique de Thémistius et n’apporte guère à la discussion : 5. – Mais comme Thémistius croyait que cette conséquence était bonne, il a répondu que le feu ne se transformait en eau qu’au travers d’un intermédiaire. C’est là un propos excessivement faible, en plus du fait qu’il contredit ce qu’Aristote affirme dans le livre De la gnration et la corruption. De fait, quand nous posons qu’il y a contrariété dans la substance, c’est parce que le feu est le contraire de l’eau et que lui-mÞme se transforme en eau. Et cela n’est pas détruit par le fait d’énoncer le propos disant que le feu se transforme en eau au travers d’un intermédiaire. Car c’est là la disposition des contraires médiés, à savoir que le mouvement n’est qu’en eux. Par conséquent, l’aporie ne se résout pas à la façon dont Thémistius le croit, ni selon ce que pense Alexandre404.

Averroès énonce encore une fois sa position : la preuve par le signe d’Aristote exige que la proposition soit valide pour toute substance. Qu’on pose d’ailleurs une contrariété pour un certain type de substances (par exemple, comme Alexandre, la substance comme forme), cela n’impliquera pas qu’il y ait nécessairement du mouvement dans ce type de substances, mais seulement que la preuve d’Aristote est fausse. Le changement dans la substance est la génération et la corruption, qui obéit à d’autres lois d’opposition : 6. – Et l’aporie ne s’ensuit absolument pas, parce qu’il ne s’ensuit pas, si nous disons que dans quoi il n’y a pas de contrariété, il n’y a pas de mouvement, que dans quoi il y a contrariété, il y ait mouvement. Par conséquent, si l’on pose qu’il y a mouvement dans la substance, le seul mal est de détruire la thèse d’Aristote. Et quelle que soit la façon dont on concède qu’il y a contrariété dans la substance, on détruit la preuve par le signe d’Aristote. C’est la raison pour laquelle les solutions d’Alexandre et de Thémistius sont invalides. Et cette démonstration, par laquelle Aristote a montré qu’il n’y a pas de mouvement dans la substance, se fonde sur le fait qu’il n’y a pas de contrariété dans la substance et que le mouvement est dans les contraires. Cette preuve est connue. Et celle sur laquelle il se repose est celle qu’il a déjà dite, à savoir que le changement qui est dans la substance est la génération et la corruption. Et la génération et la corruption ne sont pas des mouvements, parce qu’elles sont dans ce qui est en puissance, non en acte405. 404 Et cum Themistius credidit hanc consecutionem ualere, respondit quod ignis non transmutatur ad aquam nisi per medium. Et est sermo valde debilis, cum hoc quod est contra Aristotelem in libro De generatione et corruptione. Quoniam, cum posuerimus quod in substantia est contrarietas, quia ignis est contrarius aquae, et ipse transmutatur ad aquam. Et non destruit hoc dicere sermonem dicentem quod ignis transmutatur in aquam per medium : quia ista est dispositio contrariorum mediatorum, scilicet quod motus non est nisi in istis. Ergo quaestio non dissoluetur secundum quod existimauit Themistius dissolui, neque secundum quod existimauit Alexander (In Phys. 215K–L). 405 Et quaestio non sequitur omnino, quoniam non sequitur, si dixerimus quod in illo in quo non est contrarietas non est motus, ut in illo in quo est contrarietas sit motus. In ponendo igitur quod in substantia est contrarietas nihil malum est plus quam destruere iudicium Aristotelis. Et quomodocumque concedatur quod in substantia est contrarietas, destruetur signum Aristotelis. Quare solutiones Alexandri et Themistii non

§ 2. Averroès, Grand commentaire à Physique V 2, 225b 10–11 (215E–216A)

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En conclusion, Averroès nous délivre un renseignement historique sur deux œuvres perdues d’Alexandre, le commentaire au De generatione et celui à la Physique. La thèse incriminée provient du premier, tandis qu’Alexandre se serait rangé, dans le second, à une position plus en accord avec celle d’Averroès : 7. – Et ce que nous avons rapporté d’Alexandre est dit dans son commentaire au livre De la gnration. Mais il y a la même chose dans son explication que ce que nous disons quant à nous, à savoir que les éléments ne sont pas contraires, si ce n’est selon les qualités, non selon les formes. Cela nous a réjoui406.

On s’aperçoit d’une différence apparente : alors que la solution qu’Averroès prête au commentaire du De generatione d’Alexandre correspond parfaitement au fragment du commentaire des Catgories transmis par Simplicius, sa description du contenu de celui de la Physique laisserait penser qu’Alexandre aurait renoncé à l’identification de la forme à la substance, au profit d’une distinction brutale entre substance et qualité, les quatre affections premières des corps devenant des qualités parmi d’autres. Cette description correspond d’ailleurs assez exactement à ce que nous lisons chez Thémistius, qui cite ici Alexandre407 : Mais le mouvement des contraires vers les contraires, quelqu’un dira peut-être, quand l’eau se transforme en feu, que c’est un mouvement selon la substance : il va en effet de contraires vers des contraires. Mais Alexandre répond sur ce point en accordant que si certaines qualités (poiºtgtar) du feu sont contraires à certaines qualités (poiºtgsim) de l’eau, comme le froid et l’humide au sec et au chaud, du moins le feu dans son entier n’est-il pas contraire à l’eau. L’être de chacun d’eux réside en effet aussi dans d’autres qualités ( ja· c±q 1m %kkair poiºtgsim 2jat´qou to¼tym t¹ eWmai). Quant à moi, je pense que l’hypothèse est fausse : il est en effet impossible que le feu se transforme en eau, sans se transformer tout d’abord en air. Or il est manifeste que ce ne sont pas des contraires. Mais quel est donc le mû dans de telles transformations ? Ce n’est ni l’eau qui est corrompue, ni le feu qui n’est pas encore. Mais ce qui est, après le mouvement, ayant été mû, cela était auparavant mouvant. Que donc il n’y a pas de mouvement selon la substance, c’est par là-même manifeste. ualent. Et ista demonstratio, qua declarauit Aristoteles quod in substantia non est motus, fundatur super hoc quod in substantia non est contrarietas et quod motus est in contrariis. Et forte ista declaratio est famosa. Et illa qua sustentatus est, est illa quam praedixit, scilicet quod transmutatio, quae est in substantia, est generatio et corruptio. Et generatio et corruptio non sunt motus, quia sunt in illo quod est in potentia, non in actu (In Phys. 215L–216A). 406 Et hoc, quod narrauimus de Alexandro, est dictum in expositione eius in libro De generatione. Et idem in expositione sua habetur quod nos dicimus de nobis, scilicet quod elementa non sunt contraria, nisi secundum qualitates, non secundum formas. Et eramus laeti in hoc (In Phys. 216A). 407 Themistius, In Phys. 170.8–19.

138 Chapitre IV — Substantialité fonctionnelle de la différence : le cas des éléments Le scholiaste du commentaire de Phys. n’a malheureusement rien retenu de cette discussion. Faut-il supposer qu’Averroès ne connaît le commentaire d’Alexandre à ce passage de Physique qu’au travers de la paraphrase de Thémistius ? Une telle hypothèse est à exclure pour trois raisons : (1) Averroès affirme dans le grand prologue de son commentaire disposer de l’exégèse d’Alexandre au livre V408 ; (2) il le mentionne à trois autres reprises au cours de la discussion du livre V409 sans qu’on trouve à ces endroits une référence à Alexandre chez Thémistius ; (3) en l’une des occurrences, le Commentateur affirme explicitement avoir lu Alexandre410. Reste à comprendre, s’il est vrai que ce dernier parlait de « qualités », ce qu’il entendait exactement sous ce terme. Averroès, qui affirme que la thèse du commentaire d’Alexandre à la Physique correspond à la sienne propre, sous-entend qu’Alexandre voyait dans ses « qualités » des items aussi distincts de la constitution entitative des substances que n’importe quelle détermination qualitative. Une phrase du rapport de Thémistius (« L’être de chacun d’eux réside en effet aussi dans d’autres qualités ») est instructive. Elle correspond en effet à une thèse apparaissant dans le De anima d’Alexandre, selon laquelle l’être des quatre éléments réside dans la matière première à laquelle s’associe non pas seulement les qualités tangibles, mais également une qualité dynamique, à savoir leur degré de légèreté ou de pesanteur411. Certes, cette qualité dynamique est produite par les qualités tangibles, mais Alexandre la tient sans l’ombre d’un doute pour un constituant essentiel de la forme de l’élement. Il faut probablement supposer que ce qu’Alexandre désigne comme « qualités » dans son commentaire à la Physique est cela même qu’il caractérise comme « forme » (eWdor), « puissance » (d¼malir) et « nature » (v¼sir) dans son De anima, et qu’il s’agit donc bien de la substance formelle au sens du commentaire aux Catgories et au De generatione. Cela est d’ailleurs corroboré par un glissement caractérisé des eUdg des éléments à leurs poiºtgter, pour désigner les quatre qualités tangibles fondamentales, dans le texte voisin du commentaire au De sensu 412. 408 Cf. Averroes, In Phys. 1B Antiqua translatio : « super partem primi, et super secundum, quartum, quintum, sextum et septimum : et quod habetur super partem octaui non est Alexandri » ; cf. 1E Mantini translatio : « aliquid in primum, secundum et quartum, quintum, sextum atque septimum ; immo quaedam partes in sextum librum non sunt verba Alexandri ». Les divergences entre les deux versions n’affectent pas le renseignement sur le livre V. 409 Averroes, In Phys. 222B, 226A et 231C. 410 Averroes, In Phys. 231C : « et cum scripseram hoc, nondum inspexeram librum Alexandri in hoc capitulo ; et post inveni ipsum dicere propinquum huic … ». La mention du « livre » d’Alexandre, et pas seulement de son opinion, prouve qu’Averroès avait un accès direct à la traduction arabe de son commentaire. 411 Alexandre, De anima 5.4–18. 412 Cf. Alexandre, In de sensu 73.25–26 : oq c²q 1stim eUdg lºmom, !kk’ 5sti ja· rpoje¸lemºm ti aqto?r 5wom ta¼tar t±r poiºtgtar, s»m è t¹ l³m vdyq 1st¸, t¹ d³ pOq.

§ 2. Averroès, Grand commentaire à Physique V 2, 225b 10–11 (215E–216A)

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La confirmation décisive de cette tendance nous est fournie par une scholie à Physique V 2, 226a 28, sans équivalent chez Simplicius, où Alexandre affirme que « ‘la différence’, quand elle est dite en soi, est une qualité, tandis que quand elle est coordonnée au genre substantiel, elle devient une forme »413. La différence fait donc office de pont entre forme et qualité. En tant que telle, la différence n’est qu’une qualification. Il faut un certain type de support pour qu’elle se transmue en forme. On peut ainsi considérer la même détermination de deux façons différentes. Quand Alexandre est confronté à la question de la contrariété des « éléments », il a tendance à se souvenir de la nature qualitative des différences affectant la matière première. Ce qui n’exclut pas qu’il sache pertinemment que ces différences, du fait qu’elles n’affectent pas n’importe quel substrat mais bien la matière première, sont davantage que de simples « qualités », c’est-à-dire des formes. Il faut conclure qu’Alexandre pouvait désigner la différence soit comme forme soit comme qualité. Plus exactement, il postulait sans doute que des entités structurellement qualitatives sont fonctionnellement substantielles. Ainsi que l’a bien reconstitué Averroès, la « chaleur », dans sa notion indifférenciée, est pour Alexandre une qualité, comme l’atteste son mode d’inhérence à certaines substances, mais dans le cas précis du feu, cette qualité fait fonctionnellement partie de la forme substantielle. Bref, il n’est pas sûr qu’Averroès ait eu tant de raisons de se « réjouir » du contenu du commentaire à la Physique : Alexandre distinguait sans doute ici aussi qualités substantielles (= forme) et qualités accidentelles, en sorte que l’on n’était pas si éloigné du modèle du De generatione, où les affections premières jouaient le rôle de différences spécifiantes des substances. On peut d’ailleurs, notons-le en passant, s’interroger sur le bien-fondé de la controverse lancée par Averroès, dont la propre solution paraît assez faible : dire que certaines qualités sont proches de la substance revient au fond à transgresser la frontière qu’il entend établir contre Alexandre, ou bien à ne rien dire du tout. Si nous ne nous sommes pas égarés dans nos discussions précédentes, il faudrait admettre que, par exemple, la formule chaud+sec soit à la fois la différence spécifiante du feu et la forme hylémorphique de cet élément. Le cas est intéressant car il peut illustrer mieux que tout autre la difficulté qui se pose alors au niveau, nécessairement divergent, du genre d’un côté, de la matière de l’autre. Dans son commentaire de Metaph. D 10, 1018b 6–7 (« et sont autres aussi … toutes les choses qui, étant dans la même substance, ont une différence »), Alexandre écrit ceci414 : 413 Suppl. gr. 643, fol. 87: B diavoq², ftam jah( artµm k´cgtai, poiºtgr 1st¸m, ftam d³ t` oqsi¾dei c´mei sumt²ssgtai, tºte eWdor c¸metai. 414 In Metaph. 383.24–29.

140 Chapitre IV — Substantialité fonctionnelle de la différence : le cas des éléments Il dit que sont autres également toutes les choses qui ont dans leur substance et définition une contrariété. C’est ainsi qu’on pourrait dire que l’eau est autre que le feu. C’est en effet dans la substance que se trouve leur contrariété : celui-ci est chaud et sec quant à la substance (t¹ l³m c±q heqlºm te ja· xuwq¹m tµm oqs¸am), tandis que l’eau est froide et humide, et leur genre est soit le corps naturel, soit l’élément. Il faut en effet que les choses autres par l’espèce soit subsumées sous quelque genre unique.

On retrouve donc la thèse dégagée de la Quaestio De la diffrence, II : si la différence spécifiante et la forme, en tant qu’incorporelles, en viennent à se confondre, il subsiste un écart entre le genre (« le corps naturel », ou « l’élément ») et la matière (la prima materia). Mais surtout, ce passage confirme en outre les dires d’Averroès : Alexandre considère le couple qualitatif comme la substance formelle de l’élément, mais il adopte une tournure grecque – l’accusatif de relation – suffisamment estompée pour ne pas dire trop brutalement que la qualité est substance. Ainsi, même si Alexandre n’a sans doute pas fait volte-face entre son commentaire du De generatione et celui de la Physique, il est néanmoins à peu près certain qu’il éprouve un certain tiraillement quant au statut qualitatif de la forme. Tantôt, dans la ligne de la chimie galénique415 et par anti-stoïcisme416, il semble assimiler eWdor et poiºtgr, tantôt, dans le cadre de son long combat contre Boéthos, il paraît soucieux de distinguer la signification des deux termes, en particulier à propos de la complexion des vivants. Or, si les quatre éléments sont moins que des vivants, ils sont plus que des artefacts ; ce statut en quelque sorte intermédiaire des éléments explique pour nous leur intérêt « didactique », l’Exégète se trouvant ici dans l’obligation de clarifier un principe moins manifeste – mais sans doute latent – dans des situations plus tranchées, où l’on parlera plus facilement de forme que de qualité, ou l’inverse. Il va de soi que le sfumato d’Alexandre est permis par une lecture de la forme-qualité selon la grille herméneutique de la théorie de la différence. C’est en se plaçant du côté du langage philosophique 415 Sur ce point, cf. Cordonier,  paratre. 416 Les contextes anti-stoïciens conduisent toujours Alexandre à effacer quelque peu les aspects formels de la substance au détriment de ses aspects substratiques, pour ne pas favoriser la réification des qualités propre aux adversaires : cf. l’intéressant passage de l’In de sensu, 73.18–30, qui rigidifie les termes du problème du De generatione en s’opposant explicitement aux Stoïciens. Cf. aussi supra, p. 33 sqq. Mais il ne faut pas surestimer l’importance de ces effets polémiques. C’est le combat interne à l’école péripatéticienne, contre Boéthos, qui demeure décisif et qui pousse au contraire à déployer aussi loin que possible les potentialités substantielles de la forme (Kupreeva 2003, p. 208 sqq., qui ne tient pas compte du témoignage d’Averroès et de Thémistius et qui interprète les textes d’Alexandre – de manière très érudite – essentiellement comme des réponses aux Stoïciens, me paraît surévaluer le statut « qualitatif » des formes substantielles, c’est-à-dire trop marginaliser la substantialité fonctionnelle des qualités primitives).

§ 3. Conclusion : retour sur la réponse péripatéticienne de Simplicius à Boéthos

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(de la « logique »), c’est-à-dire au fond en considérant la forme comme ce qu’on en dit (forme comme formulable) et non comme entité physique (forme comme efficience dans les choses), que l’on peut hésiter sur sa nature, au point même de se ranger à une théorie fonctionnelle. La seule fonctionnalité qui vaille, pour Alexandre, c’est celle de la différence.

§ 3. Conclusion : retour sur la réponse péripatéticienne de Simplicius à Boéthos Au terme de ce parcours du traitement de la différence proposé par Alexandre, on peut revenir à la fin de la réponse à Boéthos présentée par Simplicius417. Voici ce qu’il écrit418 : Il est donc nécessaire que la différence soit (1) une qualité substantielle complétive de la substance, ou (2) intermédiaire entre qualité et substance, conférant un certain commun rattachant les substances aux accidents et les accidents aux substances. En effet, la nature n’aime pas progresser sans médiation des contraires aux contraires, de même qu’elle n’aime pas non plus progresser des animaux aux végétaux, mais elle a édifié une nature intermédiaire, celle des zoophytes, qui rassemble et remplit les deux extrêmes, ou qui opère le lien entre eux. Ici aussi bien, elle a édifié la différence comme intermédiaire, selon certains séparé des deux, selon d’autres participant à chacun. (3) Mais il y aurait encore une opinion, de ceux qui disent que la différence n’est pas seulement complétive de la substance, mais aussi partie de cette dernière, (a) soit qu’elle soit examinée selon sa contenance du sujet, (b) soit qu’elle soit une partie de la substance formelle, (c) soit qu’elle change avec ses relations au sujet, en sorte que son statut diffère en fonction, grosso modo, de sa disposition par rapport à lui.

Les deux premières options sont des tentatives conciliatrices néoplatonisantes qui peuvent ici ne pas nous retenir419. La troisième nous intéresse davantage, 417 Cf. supra, p. 25. 418 Simplicius, In Cat. 98.22–35 : !m²cjg owm poiºtgta oqsi¾dg tµm diavoq±m eWmai sulpkgqytijµm t/r oqs¸ar, C l´sgm poiºtgtor ja· oqs¸ar, joimºm tima s¼mdeslom paqewol´mgm ta?r l³m oqs¸air pq¹r t± sulbebgjºta, to?r d³ sulbebgjºsim pq¹r t±r oqs¸ar. B c±q v¼sir oqj !l´syr !p¹ t_m 1mamt¸ym eQr t± 1mamt¸a letaba¸meim vike?, ¦speq oqd³ !p¹ t_m f]ym eQr t± vut², !kk± letan¼ tima v¼sim tµm t_m f\ov¼tym rp´stgsem, sumacyc¹m !lvot´qym t_m %jqym ja· sulpkgqytijµm C sumdetijµm aqt_m pq¹r %kkgka7 ja· 1mtaOha to¸mum l´sgm rp´stgsem tµm diavoq²m, jat± l´m timar ¢r jewyqisl´mgm !lvo?m, jat’ %kkour d³ ¢r !lvot´qym let´wousam. %kkg d³ #m c´moito dºna t_m kecºmtym lµ lºmom sulpkgqytijµm eWmai t/r oqs¸ar tµm diavoq²m, !kk± ja· l´qor aqt/r, Etoi jat± tµm 1lpeq¸kgxim toO rpojeil´mou heyqoul´mgm C l´qor owsam t/r jat± t¹ eWdor oqs¸ar C sumakkoioul´mgm ta?r pq¹r t¹ rpoje¸lemom sw´sesim, ¢r peq· aqtº pyr aqtµm ja· diat¸heshai diavºqyr. 419 Pour une riche discussion, voir de Haas 1997, p. 222 sqq. (traduction du texte de Simplicius ibid., p. 226–227).

142 Chapitre IV — Substantialité fonctionnelle de la différence : le cas des éléments car elle se rapproche des thèses d’Alexandre. On a pu voir, en (3a), l’idée que la différence serait « une partie du sujet dans le sens de sa limite ou détermination » ; selon (3b), elle serait « une partie de la forme » ; (3c) renverrait à « la partie de quelque chose qui partage les vicissitudes de ce dont elle est une partie »420. Au vu des développements qui précèdent, le sens de ce passage nous paraît sensiblement différent. La première option est décrite par Simplicius comme une considération de la différence jat± tµm 1lpeq¸kgxim toO rpojeil´mou421. Il ne s’agit sans doute pas là d’une délimitation où d’une détermination, mais d’une contenance logique. La différence serait une partie de la substance en tant qu’elle embrasse de manière rétrograde l’ensemble du sujet. Nous sommes là dans les eaux de Zeta 12 et de la Quaestio De la diffrence, II. La deuxième acception s’oppose d’une certaine manière à la première, en tant qu’elle considère la différence isolément du genre comme une partie de l’eidos intensif (l´qor t/r jat± t¹ eWdor oqs¸ar) 422. Cet eWdor correspond à la partie « intelligible » de la substance composée et s’oppose en tant que tel à la matière. C’est la thèse de la Quaestio II 28, de l’In Metaph. D 24 et sans doute aussi de la Quaestio De la diffrence, I. Enfin, la troisième acception de Simplicius (sumakkoioul´mgm ta?r pq¹r t¹ rpoje¸lemom sw´sesim, ¢r peq· aqtº pyr aqtµm ja· diat¸heshai diavºqyr) 423 paraît signifier quelque chose de plus précis que le sort commun de la différence et de la substance. Il faut sans doute y voir la règle de la flexibilité fonctionnelle des catégories. Ainsi, « chaud » sera, en rapport à l’homme, une qualité, mais en rapport au feu, une différence et une substance formelle424. Au bout du compte, nous avons affaire à chacun des trois aspects fondamentaux de la différence qui nous ont retenus jusqu’à présent. Bien que les trois subdivisions soient présentées par Simplicius sous la forme d’une disjonction, elles représentent des faces distinctes – parfois certes difficilement conciliables – d’une même théorie logico-physique de la différence comme substance. Si Simplicius, comme il est très probable, puise les grandes lignes de sa distinction au commentaire de Porphyre, nous tenons un bon indice de l’authenticité péripatéticienne des différentes approches de la différence, donc de leur présence simultanée chez Alexandre. La première description vise la différence en tant qu’elle est associée à un genre dtermin, en tant qu’elle représente une forme qui ne peut être que l’information d’une matière. Cette approche laisse ouverte la question des contenus hylémorphiques en jeu, voire accepte d’estomper la scission éventuelle entre les deux éléments de la substance composée. Si la différence 420 421 422 423 424

Ce sont les trois explications formulées par de Haas 1997, p. 229. Simplicius, In Cat. 98.32–33. Simplicius, In Cat. 98.33. Ibid., 98.33–34. Cf. supra, p. 134 sqq. et Simplicius, In Cat. 49.5–8.

§ 3. Conclusion : retour sur la réponse péripatéticienne de Simplicius à Boéthos

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tend à s’assimiler à la forme hylémorphique, c’est en réduisant la matière à la simple donnée de la substance. C’est elle qui, suffisamment explorée, nécessitera le passage à la prédication hylémorphique et à une autre acception de la « partie », auxquels nous consacrerons la deuxième partie de ce livre. La deuxième description, plus dialectique, vise la différence en tant que sa donnée ne préjuge pas de la détermination de son corrélat générique. Genre et matière sont alors conçus comme deux parties de la substance intelligible qui s’oppose à la matière entendue comme principe de corporalité. Ces deux premières expressions de la différence sont nécessairement inadéquates, car elles s’efforcent d’appliquer une théorie statique de la prédication à un rapport essentiellement dynamique. La première accorde trop au principe de détermination formelle au préjudice de la matière, la seconde le rapproche trop d’une qualité. C’est la raison pour laquelle la troisième description s’attache moins au comportement de la différence dans la définition qu’elle ne souligne une spécificité intrinsèque de la différence : celle-ci est partie d’un tout quelle que soit la catégorisation qu’on en propose, qualité ou substance. Cette troisième approche représente le trait d’union entre les deux premières : seule la constitution de la différence en être catégorialement relatif, c’est-à-dire en être en suspens, qui ne sera déterminé que lors de son association à tel ou tel sujet générique, permet de comprendre comment l’on peut concilier antiformalisme dichotomique et régression définitionnelle. Aussi faut-il s’interroger à nouveaux frais – c’est-à-dire, maintenant, du point de vue de la physique – sur le fait que la différence puisse être considérée comme partie (l´qor) complétive de la substance. La fixation catégoriale qui a lieu lorsqu’une détermination qualitative, au moment de son association à une détermination générique, devient différence et par conséquent substance ne peut en effet avoir de sens que si l’on admet que la différence est l’expression imparfaitement logique d’un principe d’efficience physique, qui peut ou non se cristalliser dans une association hylémorphique donnée.

Deuxième partie Physique de l’eidos

Chapitre V Partie complétive et sauvegarde Il va de soi que la caractérisation alexandrique de la différence aussi bien que celle de la forme comme « partie complétive de la substance » ne sont pas sans rapport. Si la différence est partie de la substance, c’est en tant qu’elle désigne, au plan du langage, l’efficience de la forme ; et si la forme est partie de la substance, c’est en tant qu’elle se laisse circonscrire et opposer à la matière, donc qu’elle est subrepticement retenue dans les rets logiques de l’analyse per genus et differentiam. Mais si une « partie », c’est simplement ce que l’on découpe dans un tout – la main est une partie du corps, la chambre une partie de la maison –, comment penser sérieusement qu’Alexandre rompe avec l’analyse prédicativiste d’Andronicos et de Boéthos ? La différence sera une partie du composé genre-différence, la forme une partie du composé matièreforme et, le genre et la matière étant prépondérants, la « partie » restante, qu’il s’agisse de la différence ou de la forme, ne sera qu’une couche de laque sur une armoire chinoise. Nous voudrions montrer dans le présent chapitre qu’Alexandre travaille avec un sens plus subtil de la partie. Pour lui, dans ce contexte, une partie n’est pas tant ce qui appartient au tout, ce qui partage le tout, que ce qui prend part  la constitution du tout. Dans sa terminologie, c’est même ce qui assure la sauvegarde (s]fei) du tout. Or, la notion aristotélicienne de sauvegarde (sytgq¸a) est très exigeante. Le principe de la sauvegarde n’est pas seulement ce qui fait que le tout est ce qu’il est – auquel cas, toute partie extensive d’un certain tout concourrait à sa sauvegarde – mais ce qui constitue le principe primordial et recteur de l’existence du tout.

§ 1. Théorie physique de la différence : Alexandre et Iota 9 Dans le Politique, Platon avait déjà critiqué le caractère déficient d’une division opposant un seul élément d’un ensemble à tous les autres, même désignés d’un terme unique425. Diviser le genre humain en « Grecs » et « Barbares », les nombres en « dix mille » et « autre que dix mille » laisse échapper les articulations réelles des choses. On trouve sans doute une séquelle de cette 425 Cf. Politique 262A–264B. Voir Vuillemin 2001, en part. p. 109–114.

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Chapitre V — Partie complétive et sauvegarde

critique dans la réticence d’Aristote – que ne partage pas, on reviendra sur ce point fondamental, Alexandre – à voir en « rationnel » la différence spécifique de l’espèce humaine. Platon suggérait encore que la division, véritablement dichotomique, des hommes en « mâle » et « femelle » pourrait être plus adaptée426. Aristote revient sur ce problème en Iota 9, où il explique que l’homme et la femme ne sont pas deux espèces différentes parce que c’est la matière, et non le kºcor, qui est responsable de leur différence morphologique. Le modèle mathématique pythagorisant de Platon est critiqué au nom de la biologie427. On peut de fait opposer, nous dit Aristote, les différences simplement matérielles à celles qui affectent la formule (substantielle). Ces remarques sont ontologiquement importantes, puisqu’elles touchent à la question du critère de distinction entre qualification et détermination. Cela explique sans doute qu’elles fassent l’objet d’un développement dans la Mantissa et, comme on l’a vu plus haut, d’une allusion importante dans la Quaestio De la diffrence, I428. Avant même d’entrer dans le détail des textes d’Alexandre, on peut noter combien le distinguo d’Aristote est problématique dans un cadre hylémorphiste. Toute « matière » réalisée – c’est-à-dire que l’on peut désigner autrement que comme le résidu de notre formulation des choses – est tout autant « forme » d’un état plus primitif sur l’échelle de l’information. La chair, comparée aux quatre corps premiers, est une forme, du fait qu’elle possède en droit une formule parfaitement définie. C’est peut-être la raison pour laquelle Aristote parle systématiquement de logos, et non d’eidos, tout au long du passage. Le logos, par définition, rapproche en effet (sans qu’il s’agisse d’une identification) la forme hylémorphique de la forme spécifique et évite par là de rigidifier la première dans son statut de forme hylémorphique. Mais ce gain se paie cher : le glissement suppose en effet que nous soyons en mesure de définir correctement les espèces animales, l’homme en l’occurrence. Or Aristote ne se livre pas ici à la moindre suggestion sur ce que pourrait être ce logos qui ne contient rien de la matière « en tant que matière »429. On peut donc légitimement se demander si le rapport qu’entretiennent d’un point de vue argumentatif forme et espèce n’est pas l’inverse de celui qui les lie dans l’ordre du réel. On a de fait l’impression qu’en Iota 9, l’espèce est donnée avant même qu’elle soit hylémorphiquement établie et que c’est précisément pour cette

426 Pol. 262E. 427 Cf. Metaph. I 9, 1058b 21–23 : « le mâle et la femelle sont des affections propres de l’animal, non pas cependant selon la substance mais dans la matière et le corps ». Pour la conformité de cette théorie à la doctrine biologique d’Aristote, voir Quarantotto 2005, p. 181, n. 18. 428 Voir Alexandre, Mantissa 168,21–32 (cf. Sharples, 2004, p. 198–201) et supra, p. 112. 429 Cf. 1058b 5–6.

§ 2. Aporie de la définition fonctionnelle

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raison que nous pouvons distinguer affection de la matière et détermination du logos 430. Mais que vaut un tel développement si nous ne pouvons fournir la moindre définition biologique ? Sa valeur est sans doute avant tout négative. Nous pouvons en effet débouter, comme matériels, de leurs prétentions à jouer le rôle de différences spécifiantes, certains attributs séparables. Tel homme peut être noir, puis blanc. « Noir » et « blanc » ne sont donc pas des différences pour « homme ». La difficulté surgit avec les attributs inséparables assez directement rattachables à l’essence mais n’entrant peut-être pas dans la définition. Ainsi, pour l’homme, l’attribut « rationnel ». Si, dans la ligne du Politique, Aristote refuse que « rationnel » soit une (voire la) différence spécifiante de l’homme, cet attribut n’apparaîtra pas dans la définition de l’homme. Faut-il pour autant considérer « rationnel » comme une séquelle de la matière ? Une telle solution est moins absurde qu’il n’y paraît. La rationalité pourrait bien être une sorte d’épiphénomène survenant à la faveur de l’idiosyncrasie humaine. Une autre solution à notre problème, qui n’est pas contradictoire avec la première, consiste à remarquer que kºcor ne signifie pas nécessairement exactement « définition » (fqor, bqislºr), mais pourrait renvoyer à toute la constellation des attributs formulables factuellement impliqués par ceux de la définition proprement dite et dont la suppression impliquerait la suppression de la forme « intensive » qui les « produit ». Ainsi, dans notre hypothèse, la suppression du rationnel impliquerait celle du mélange élémentaire apte à supporter la rationalité, donc celle de l’homme dans sa constitution organique, donc celle de l’homme431. En revanche, celle de la blancheur n’atteindrait pas sa constitution organique, ce qui permet d’exclure la blancheur de la constellation du logos. Bref, la bipédie pourrait appartenir à la définition et au logos de l’homme, la rationalité à son logos mais non à sa définition, le blanc ni à son logos ni à sa définition.

§ 2. Aporie de la définition fonctionnelle Deux mille ans d’aristotélisme intensif n’ont pas réussi à produire une bonne définition du cheval ou de l’âne. La complexité d’une telle entreprise n’a d’égale que la simplicité avec laquelle nous distinguons, au premier coup d’œil, 430 Aristote nous dirait en quelque sorte : soit l’attribut X de certains membres de l’espèce Y. Pour déterminer s’il s’agit d’une différence ou non, considérons le logos de Y. Si X rentre dans le logos de Y, alors X est une différence ; sinon, une simple affection individuelle. 431 Un handicapé mental serait, dans cette hypothèse, toujours d’abord un handicapé physique.

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un âne d’un cheval. Cela nous conduit à une remarque bien triviale : nous n’identifions pas les espèces à l’aide des formes substantielles. Ou, plus exactement, nous subissons peut-être l’action sous-jacente de formes substantielles ayant comme effets secondaires de produire des propres que nous reconnaissons immédiatement. Je sais, en présence d’une certaine configuration externe, si je suis en présence de tel ou tel animal. Mais aucun élément de cette configuration ne peut être considéré de manière non arbitraire comme un trait définitionnel. Admettons cependant que nous nous soyons donné trop beau jeu en prenant l’exemple du cheval et de l’âne, dont le rapport d’espèce à espèce est notoirement ambigu432. Considérons plutôt le chameau et le tigre. Le tigre a des canines de prédateur, le chameau des molaires de grandes tailles lui permettant de malaxer les plantes robustes. Il paraît indéniable que ces traits sont directement liés à la forme substantielle sous-jacente aux deux espèces, du fait que tout animal se définit, entre autres, par son âme nutritive, donc par la façon dont il se nourrit. Il est cependant douteux qu’une définition puisse accueillir chaque détail de la dentition de l’espèce considérée. Or chaque dent concourt à la dentition et la dentition n’est elle-même qu’un élément de la chaîne digestive. À considérer ainsi les choses, on devra donc égrener dans la définition d’un animal l’ensemble de son anatomie fonctionnelle. Ce qui revient à diluer la définition dans la description scientifique. Ouvrons le Petit Robert à l’article « tigre ». Nous lisons : « Mammifère (Flids) de grande taille, au pelage jaune roux rayé de bandes noires transversales, félin d’Asie et d’Indonésie, carnassier cruel, qui chasse la nuit ». Nous sommes en plein aristotélisme moliéresque : le dictionnaire indique le genre du tigre (les « félidés »), puis une série d’attributs qui auraient peut-être leur place dans l’Histoire des animaux, mais jamais dans les Parties. Reportonsnous donc, pour mieux saisir ce que recouvre l’élément générique, à sa définition. Les félidés, nous apprend la même source, sont une « famille de mammifères carnivores digitigrades qui vivent de la chair de vertébrés à sang chaud ». La comparaison des deux définitions ne peut manquer de susciter la perplexité. Nous savions déjà, par le premier article, que le tigre était un mammifère carnivore. Ces deux éléments sont répétés. La précision que les proies sont des vertébrés à sang chaud est d’une importance minime pour quiconque souhaite s’informer sur la nature du tigre. Le seul élément véritablement neuf tient à la précision que le tigre est digitigrade, c’est-à-dire marche sur ses doigts et non sur la plante de ses pieds. Bref, nous n’avons presque rien appris. Quiconque a déjà vu un tigre en sait déjà plus ; quiconque n’a jamais vu de tigre trouvera le Petit Robert sibyllin. 432 Comme le reconnaissait Alexandre dans son commentaire perdu à Metaph. K 3, 1070a 8. Cf. Freudenthal 1884, p. 82–83.

§ 2. Aporie de la définition fonctionnelle

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Si ces descriptions s’accordent avec le travail de recensement raisonné de Hist. An., elles n’auraient en tant que telles guère leur place en Part. An. L’impossibilité de traiter de la nature hylémorphique au niveau de l’espèce, dont la faiblesse des définitions du Petit Robert est l’ultime avatar, a une raison profonde, à savoir que les espèces, dans le cadre d’un même genre, ne sont séparées que par une différence selon le plus et le moins433. Or il est très difficile, voire impossible, d’intégrer une telle différence dans la description d’une forme hylémorphique, en raison de l’homothétie – y compris « qualitative » – de natures que seule une différence de ce type sépare. Car si le tigre est plus gros et plus cruel que le chat, le chat est moins gros et moins cruel que le tigre. Toute distinction est donc, dans le cadre d’un genre donné (ici, les félidés), circulaire, dans le meilleur des cas superficiellement « descriptive ». Le lieu véritable de la définition n’est-il donc pas celui du genre, c’est-àdire – pour éviter de s’exprimer de manière naïvement fixiste – celui où l’on négligera les différences selon le plus et le moins pour se concentrer sur les caractères fondamentaux communs ? 434 Seront alors liées à la forme substantielle les caractéristiques communes au tigre et au chat telles que celles qui apparaissent dans leur locomotion, leur nutrition, leur appareil sensitif et leur reproduction. Reste à comprendre le mode de cette liaison. Toute la difficulté, on y revient, est de distinguer les concomitants propres de la forme substantielle de son noyau véritable. Il ne faudrait, idéalement, ni tout englober dans ce noyau, ni en faire un « arrière-monde » au-delà de toute caractéristique formulable. Or, croyons-nous, un tel projet est impraticable435. Car aucune partie 433 Cf. Lennox 1987, Pellegrin 1987. 434 C’est l’une des réponses, on s’en souvient, à l’aporie de Théophraste. Cf. supra, p. 17–18. 435 C’est au fond la raison qui motive la polémique engagée par Popper 1945 contre l’« essentialisme méthodologique » platonicien, selon lui partagé, même sous forme affadie, par Aristote. Cf. t. I, p. 25–26 : « I use the name methodological essentialism to characterize the view, held by Plato and many of his followers, that it is the task of pure knowledge or science to discover and to describe the true nature of things, i.e. their hidden reality or essence. It was Plato’s peculiar belief that the essence of sensible things can be found in their primogenitors or Forms. But many of the later methodological essentialists, for instance, Aristotle, did not altogether follow him in this, although they all agreed with him in determining the task of pure knowledge as the discovery of the hidden nature or Form or essence of things. All these methodological essentialists also agreed with Plato in maintaining that these essences may be discovered and discerned with the help of intellectual intuition ; that every essence has a name proper to it, the name after which the sensible things are called ; and that it may be described in words. And a description of the essence of a thing they all called a definition ». Il est intéressant que dans ce texte où apparaît pour la première fois, en ce sens, le terme « essentialisme », la doctrine qu’il désigne est présentée comme irrémédiablement dépassée par le nominalisme carnapien, idéologie philosophique unique des temps

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fonctionnelle de l’animal ne se soustrait à certains mécanismes hylémorphiques propres. Chacune se développe de manière interne et cohérente et sa prise en compte ne saurait par conséquent se réduire à celle d’une autre partie du corps autrement que par raccourci de langage (si, en disant « félidé », je sous-entend « possédant des canines de telle sorte, des griffes de telle sorte », etc.). Autant je peux parler de l’homme en général à un niveau classificatoire, autant, au plan hylémorphique, cette désignation recouvre une multitude d’unités fonctionnelles dont chacune est le résultat d’une croissance distincte de, quoique bien sûr proportionnée à, celle des autres. Au terme de l’analyse, on aboutira à des parties de parties, consistant dans un homéomère (chair, os, cartilage, …) possédant une certaine configuration adaptée à une certaine fonction. En tant que matière, cet homéomère s’expliquera par une proportion des quatre qualités tangibles fondamentales. En tant que cet homéomère possède une certaine configuration, le biologiste, à moins d’introduire des processus de coction ad hoc, se contentera d’exhiber son adaptation parfaite à sa fonction. Nous serons cependant enfin parvenus à une structure hylémorphique binaire permettant une définition canonique. Soit par exemple l’épiglotte436. Sa configuration lui permet de boucher l’orifice de la trachée-artère au moment de la déglutition, sans toutefois gêner la mastication ni la respiration. Elle s’élève quand on aspire de l’air et s’abaisse quand on avale de la nourriture. Aristote précise en outre que les animaux à la chair sèche n’ont pas d’épiglotte car celle-ci, en raison précisément de leur siccité, ne serait pas assez souple. On en conclut que d’un point de vue matériel, l’épiglotte est constituée d’une chair suffisamment humide pour être assez souple tandis que, du point de vue formel, il s’agit d’une certaine configuration remplissant une fonction bien précise. Une définition canonique (matière / forme) de l’épiglotte serait donc : « appendice de chair souple / s’abaissant devant l’orifice de la trachée-artère lors de la déglutition pour faire obstacle à la nourriture ». Remarquons ici qu’il faut bien distinguer partie définitionnelle et partie vitale : Un homme à qui l’on sectionnerait l’épiglotte et qu’on nourrirait par injection artificielle resterait en vie. Mais supposer que l’espèce humaine,

modernes. Tous les efforts de la philosophie de la seconde moitié du XXe siècle pour donner tort, sur ce point, à Popper se tiennent, sans le savoir, dans une tradition inaugurée par Alexandre : puiser dans une ontologie de type aristotélicien, en éliminant autant que possible les contradictions du corpus historique, les principaux éléments d’une distinction entre propriétés essentielles et propriétés accidentelles (on rapprochera en particulier l’« originarisme » de Kripke 1972, p. 312 sqq. et de McGinn 1976, en dépit de leur concentration sur la substance individuelle, de l’usage ontologique de l’embryologie du De generatione animalium par Alexandre. Cf. infra, « Cosmologie de l’eidos », p. 237 sqq.). 436 Cf. Aristote, Part. An. III 2, 664b 20–a 9.

§ 3. La définition de l’homme selon Alexandre

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sans épiglotte, serait la même, est une erreur. On aurait là une autre espèce, presque identique. Ces quelques considérations expliquent pourquoi une définition hyléACHTUNGREmorphique d’une certaine espèce animale est impossible. Soit l’on passera sous silence certains aspects fonctionnels, soit la définition de l’animal sera la somme des définitions de ses unités fonctionnelles. On aboutit donc au paradoxe que ce qui est le plus substance, l’animal, n’est pas ce qui est le mieux définissable, voire n’est pas définissable du tout. Les seuls « êtres » véritablement définissables en termes hylémorphiques sont des substances en un sens dérivé, les parties animales437.

§ 3. La définition de l’homme selon Alexandre Pour un ensemble de raisons historiques sur lesquelles nous aurons à revenir, Alexandre n’a pas tenu compte du tournant moriologique de Part. An. Le problème ontologique se concentre sur les définitions des espèces animales. Dans ce cadre, la définition de l’homme joue un rôle de cache-misère, car c’est toujours elle qui sera citée comme exemple d’un groupe duquel on serait bien en peine de fournir un autre. Deux tâches s’imposent ici à l’historien. Il faut tout d’abord reconstituer ce qu’est, pour Alexandre, la définition de l’homme, puis tenter d’expliquer le rôle exact qu’il lui fait jouer dans son interprétation de l’hylémorphisme. Dans les Topiques, Aristote définit le propre comme « ce qui, sans exprimer l’essentiel de l’essence de son sujet, n’appartient pourtant qu’à lui et peut s’échanger avec lui en position de prédicat d’un sujet concret »438. Alexandre paraphrase ce passage en soulignant, comme il se doit, que le propre, à la différence de la définition, « ne manifeste pas l’essence de ce dont il est le propre »439. Ainsi, le rire est l’un des propres de l’homme mais n’entre pas dans sa définition, puisque une homme achevé (t´keior) n’est évidemment pas celui « qui rit sans entrave et pleinement »440. Alexandre discute alors l’objection – anticipée par Aristote lui-même en Metaph. F 12, 1037b 13 – que le « terrestre » et le « bipède », éléments de la définition canonique de l’homme,

437 Cet apparent paradoxe explique la dispute Lloyd 1990 – Pellegrin 1990 : alors que Lloyd se concentre sur la primauté cosmologique de la substance complète, Pellegrin est sensible à la primauté épistémique des parties, étant bien entendu que l’être et le connaître doivent dans une certaine mesure aller de pair pour Aristote. 438 Top. I 5, 102a 18–19. 439 Alexandre, In Top. 45.27. 440 Alexandre, In Top. 46.4–5 : b !melpodist_r te ja· ew cek_m.

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Chapitre V — Partie complétive et sauvegarde

affichent eux aussi une liaison pour le moins diffuse avec l’essence de l’homme441 : Mais que dira-t-on donc de « terrestre » et de « bipède », au moyen desquels on définit homme ? Faut-il dire : soit qu’il n’est pas correct de diviser selon ce critère propre et définition, soit que de telles formules paraissent être des définitions parce qu’elles séparent, au moyen de choses qui appartiennent à l’objet proposé, celui-ci de tous les autres êtres, mais que les définitions au sens véritable seront les formules qui, en plus de cela, contiennent ce en fonction éminente de quoi le défini possède l’être, comme l’homme en fonction du rationnel ? C’est la raison pour laquelle la définition au sens véritable de chaque chose est une. De fait, la définition doit être constituée de différences. Ce sont en effet elles qui divisent le genre en ses espèces non pas selon certains accidents, mais selon l’essence. Or le propre n’est pas une différence.

Alexandre imagine deux réponses à l’aporie soulevée contre la définition de l’homme comme « animal terrestre bipède ». La première serait de remettre en cause la distinction à peine effectuée, à propos du rire, entre propre et définition. On en viendrait ainsi à se rapprocher de la doctrine stoïcienne en gommant le critère de substantialité au fondement de la différence. Solution évidemment trop onéreuse pour un exégète d’Aristote. Ce sera donc à la seconde solution – d’ailleurs plus développée – qu’Alexandre se ralliera implicitement. Celle-ci consiste à écarter cette première définition de l’homme (sans doute au titre de simple négligence, d’exemple propédeutique ou de concession aux collègues de l’Académie) pour lui substituer une définition ontologiquement plus fondée. Alexandre a très probablement en tête une expérience simple (mais qui, en l’absence de précisions supplémentaires, confond partie vitale et partie fonctionnelle) de suppression442. Le passage qu’on vient de traduire nous assure qu’Alexandre voyait dans la définition « animal rationnel mortel » la seule définition de l’homme, ou en tout cas (car le texte est malgré tout fort prudent) qu’il n’avait pas de définition 441 Alexandre, In Top. 46.6–14 : t¸ owm 1p· toO pefoO ja· d¸podor k´coi tir %m, oXr b

%mhqypor bq¸fetai. l¶pote owm C oqj !kgh³r t¹ jat± toOto diaiqe?m t¹ Udiºm te ja· t¹m bqislºm, C oR l³m toioOtoi kºcoi fqoi dojoOsim eWmai t` wyq¸feim di± t_m rpaqwºmtym t` pqojeil´m\ !p¹ p²mtym aqt¹ t_m %kkym. juq¸yr d’ #m eWem fqoi oR 5womter pq¹r to¼t\ ja· jah’ d l²kist² 1sti t` bqist` t¹ eWmai, ¢r t` !mhq¾p\ jat± t¹ kocijºm7 di¹ ja· eXr b juq¸yr bqisl¹r 2j²stou 1st¸m. t¹m c±q fqom de? 1j diavoq_m eWmai7 axtai c±q t¹ c´mor eQr t± eUdg diaiqoOsim oq jat± sulbebgjºta tim± !kk± jat± tµm oqs¸am7 t¹ d³ Udiom oq diavoq².

442 Cf. aussi, en faveur de la définition de l’homme comme animal mortel rationnel, In Top. 319.20–22, 478.23 sqq. (a contrario, en In Top. 43.15–16, Alexandre n’a pas encore proposé la nouvelle définition et reprend donc l’exemple classique d’Aristote ; cf. aussi In Metaph. 276.1 sqq. pour l’admission inquestionnée de la définition traditionnelle). Dans un certain nombre d’autres passages, Alexandre donne des exemples de définitions fautives de l’homme qui montre que la définition correcte dont il part est « animal mortel rationnel » (cf. In Top. 477.6, 495.5, 511.14, 515.35).

§ 4. Définition et forme hylémorphique

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meilleure à lui substituer. Quelle est sa justification ? Il commence par expliquer que la définition doit non seulement appartenir exclusivement à ce qu’elle définit, mais qu’elle doit également contenir « ce en fonction éminente de quoi le défini possède l’être ». Ainsi, c’est parce que l’homme « possède l’être en fonction éminente du rationnel » que sa définition contiendra « rationnel ». Il ne faudra donc pas se laisser égarer par les formulations d’Alexandre ailleurs dans le corpus : s’il évoque « animal terrestre bipède » comme définition de l’homme443, c’est en admettant pour les seuls besoins de l’argumentation que l’on définit ainsi l’essence de l’homme – il n’y a jamais, pour Alexandre, de définition qui ne soit pas une « formule de l’essence ». L’unicité de l’essence explique par soi l’unicité de la définition. Quel besoin Alexandre a-t-il alors d’introduire les différences ? Il s’agit sans doute de confirmer ce rapport entre le réel et sa formulation par le fait que l’essence nous est rendue visible, au travers de la définition, par la différence ultime – qui, comme nous le savons par Zeta 12 et Eta 6, englobe toutes les autres. C’est donc sans doute encore une fois la notion de différence qui assure la liaison entre l’analyse genre-espèce et matière-forme. Même si Alexandre se garde ici d’aborder clairement ce problème épineux, il semble bien s’efforcer d’assimiler, par son exclusion de la bipédie au profit de la rationalité – pointe ultime de la structure psychique qui constitue la forme de l’homme – puis par son évocation rapide de la leçon de Zeta 12444, la première analyse à la seconde.

§ 4. Définition et forme hylémorphique Ce qui reste implicite dans le commentaire aux Topiques – puisque cette œuvre, tout comme les Catgories, ne nécessite pas qu’on s’interroge sur la structure hylémorphique des substances sensibles – est explicité ailleurs dans le corpus « physiologique » de l’Exégète. Car bien que les aristotéliciens n’aient jamais construit explicitement de définition hylémorphique de quelque espèce que ce soit, c’est dans le cas de l’homme, on l’a dit, qu’ils se sont le plus approchés de cet idéal, en usant, à la suite d’Alexandre, de la faculté rationnelle

443 À vrai dire, c’est seulement dans la Quaestio I 3 qu’Alexandre laisse (explicitement) les deux possibilités ouvertes : car ce n’est pas le contenu mais la structure « profonde » qui l’intéresse alors (cf. 7.26–27, traduit infra, p. 257–258). Voir aussi l’intéressante substitution discutée infra, p. 153 et la gêne de la Quaestio De la diffrence, I, § 7 (cf. supra, p. 108), où Alexandre hésite sur la différence de l’homme et, après avoir donné le genre à l’indicatif, glisse au conditionnel. 444 Cf. In Top. 46.11–13 : « C’est la raison pour laquelle la définition au sens véritable de chaque chose est une. De fait, la définition doit être constituée de différences ».

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comme d’une différence spécifiante, à la fois singulière et essentielle445. Mais ce choix, malgré son évidence superficielle, est ambigu. Soit en effet la différence est une caractéristique qui n’appartient qu’à son porteur et qui peut être mise en relation, selon un procédé problématique restant à déterminer, avec l’« essence » de celui-ci. Dans ce cas, la différence se rapproche d’un propre – à ceci près que si l’on admet qu’une même différence peut subsister dans deux espèces distinctes, la différence ultime en tant que telle ne sera même pas un propre. Sinon, c’est un propre au sens lâche (i.e. « quelque chose » qui appartient en propre à son porteur) 446, soit le mot (ou groupe de mots) unique exprimant la différence désigne tout un emboîtement hylémorphique. La différence n’est plus alors une caractéristique close sur elle-même suffisant à isoler, par le jeu des coextensions, son porteur, mais importe dans la définition l’ensemble des déterminations matérielles antérieures qu’elle présuppose. Dans ce cas, la logique de l’hylémorphisme est respectée, mais ce n’est plus qu’illusoirement que la différence rentre dans une définition canonique. La définition par genre et différence ne sera alors au mieux qu’une tautologie, au pire une supercherie, le fini de la formulation dite définitionnelle masquant l’indéfini de la chose. Il nous semble que c’est précisément pour résoudre cette difficulté qu’Alexandre a été tenté de substituer la rationalité à la bipédie. La rationalité constitue le sommet d’un emboîtement de certains types d’âme, et l’âme est forme du corps. Avant donc d’être une caractéristique unique « définissant » l’homme entre tous les animaux, la « rationalité » fait office, dans le système d’Alexandre, d’une affection du substrat présupposant toute une substructure matérielle. On peut ainsi comparer, aux développements plus connus de son De anima personnel447, l’une des dernières pages du De providentia 448 : … s’il était possible que tout corps, parmi ceux d’ici-bas, participe de l’âme et de l’intellect, tout ce qui est engendré par la nature posséderait assurément l’intellect. Mais puisque cela est impossible (nous ne voyons pas, même dans le cas des 445 Pour l’histoire de la définition de l’homme comme « animal rationnel mortel », voir de Durand 1973. Cf. Goodey 1996 et Benatouïl 2006, p. 74–77. Au plan anecdotique, c’est la conscience d’un recouvrement des deux différences possibles de l’homme (bipde et rationnel) qui explique sans aucun doute la double forme d’un propos pythagoricien cité par Aristote dans son traité Sur la philosophie pythagoricienne. Cf. Jamblique, Vie de Pythagore, § 31 (« Aristote, dans ses livres sur la philosophie pythagoricienne, rapporte que la division suivante était tenue par ces hommes parmi les choses tout à fait secrètes : ‘Dans le vivant rationnel, il y a d’un côté le dieu, de l’autre l’homme, et enfin l’espèce du type de Pythagore’ » et 144 (« on dit en effet, chez les Pythagoriciens, ceci : ‘bipède est l’homme, un oiseau, et quelque chose d’autre en troisième’, la troisième chose étant Pythagore ») [trad. Brisson-Segonds modifiée]. 446 Cf. Barnes 1970. 447 Cf. Alexandre, De anima 8.8–17 et 23.26–24.17. 448 Alexandre, De Providentia 83.6–87.4 Ruland.

§ 4. Définition et forme hylémorphique

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productions des artisans, que toute chose, parmi celles qui sont possibles, provienne de n’importe quelle matière – de fait, les corps sujets à la mort nécessitent, afin que soit achevé ce qui est le meilleur, à savoir l’homme, beaucoup d’affinage, d’épuration et de purification), pour cette raison, donc, l’homme est dans un état plus ou moins achevé selon les moments et certaines personnes sont de meilleure constitution que d’autres et plus valides dans leur disposition et leur conformation, tandis que d’autres sont dans un moins bon état que d’autres, que d’autres enfin ont des dispositions plus attardées, d’autres plus avancées. Pour cette raison, la nature de certaines choses acquiert sa fin et sa perfection propre pour autre chose449, et il ne leur est en elles-mêmes pas possible d’acquérir une âme, comme les corps simples450 dans la génération. Certaines autres peuvent participer également de l’âme. Certaines n’en ont la capacité que pour autant qu’elles tendent au degré de l’âme végétative, comme les plantes, tandis que certaines ont également l’âme sensitive. Quant aux corps qui sont les plus achevés, en raison de leur séparation d’avec les choses mêlées et du bon équilibre du tempérament, ils ont à ce moment (‘inda da¯lik) également l’âme discursive, comme c’est le cas de ¯ l’homme.

Le schème est on ne peut plus clair451. Les matières (homéomères) peuvent être classées en fonction de leur pureté plus ou moins grande. Certaines sont pures mais trop simples, d’autres composées mais trop impures. L’âme ne peut habiter ni les unes ni les autres. En revanche, certaines matières empruntent aux premières leur pureté, aux secondes leur complexité. La multiplicité des composants, en raison de leurs affinités et d’un juste dosage, produit un mélange raffiné animé en puissance. Exprimé en termes dualistes inadéquats, ce mélange peut « recevoir » une âme. Plus le mélange sera parfait, plus l’âme sera noble, culminant avec la faculté dianoétique qui n’appartient qu’à l’homme. Il faut cependant bien comprendre que la structure matérielle de ce corps harmonieux n’est que l’aspect matériel d’une substance animée. On dispose donc d’une indication non équivoque, chez Alexandre, que les différentes espèces se ramènent – que nous puissions les ramener, encore une fois, est une autre paire de manches – à différents états matériels des substances individuelles qu’elles englobent. L’eidos-espèce est par conséquent l’ensemble des individus dont la matière exhibe un certain eidos-forme comme ultime détermination commune à eux tous. Même si Alexandre ne le dit nulle part explicitement, on peut suggérer que le principal avantage de la différence spécifiante « rationnel » sur « bipède » provient du fait qu’elle présuppose 449 L’expression li-sˇay’in a¯har est comprise comme un moyen par Zonta 1999, p. 155 et par ˘ il s’agit à mon sens d’une fin. Alexandre distingue ici les êtres Thillet 2003, p. 121. Mais qui ont leur fin en eux-mêmes – à savoir les êtres animés, eux-mêmes susceptibles d’une hiérarchie finaliste en fonction de la perfection de leur âme – de ceux qui sont en vue d’autrui – les êtres inanimés. 450 Je supprime al-uhar. ˘ 451 Il remonte en dernière instance à Gen. An. II 3, 736b 29–737a 8. Sur l’importance de ce texte pour Alexandre, cf. infra, p. 286 sqq.

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clairement l’ensemble de sa substructure hylémorphique. Alors que les oiseaux sont bipèdes, seul l’homme est rationnel. Autant on ne voit pas en quoi la bipédie présupposerait un mélange humoral particulièrement pur (c’est même tout le contraire s’il est vrai que l’idiosyncrasie de l’homme diffère de celle des oiseaux) 452, autant une théorie matérialiste de la dianoétique conduit assez naturellement à cette idée. Le réaménagement d’Alexandre est donc pleinement conforme au schème « régressif » de Zeta 12 et de la Quaestio De la diffrence, II.

§ 5. Différence spécifiante et sauvegarde de l’individu En Top. VI 6, 145a 3–12, Aristote met en garde contre la confusion de l’affection et de la différence spécifiante. Il ne faut pas donner la première au lieu de la seconde453. La raison en est que l’affection, susceptible de plus et de moins, détruit l’essence quand elle s’intensifie. Au contraire, la différence préserve, ou conserve, la substance. Il est curieux de trouver dans cette œuvre une telle notation, qui serait plus à sa place au cours d’un développement biologique ou ontologique. C’est sans doute le passage de l’Organon où la différence est le plus explicitement rapportée à la constitution physique de l’objet. Il n’y aurait de fait aucun sens à dire, d’une détermination purement logique, qu’elle conserve ou préserve (s]feim) la substance. Elle peut à la rigueur la déterminer, voire la définir, mais pas davantage. Cette caractéristique « sotérique » de la différence n’a pas échappé aux commentateurs anciens. Qu’Aristote entend-il exactement par s]feim ? Dans le corpus physiologique et biologique, la sytgq¸a désigne un type de finalité qui dépasse la fonction pour s’identifier à la perdurance, soit de l’individu, soit de sa lignée454. On peut ainsi distinguer modalement la fonction précise de telle partie animale, qui est sa cause finale, de sa contribution, par l’exercice de sa 452 Cf. supra, p. 121 sqq. 453 « Derechef, voir s’il ne se trouve pas que l’on a donné une affection (p\hor) comme différence ; car toute affection, quand elle s’intensifie, fait sortir de l’essence, alors que la différence ne fait rien de tel ; on admet, en effet, que la différence préserve (s]feim) plutôt ce dont elle est différence, et il est simplement impossible que quelque chose soit sans sa différence propre : de fait, s’il n’est pas terrestre, il ne sera pas homme. Pour le dire en un mot, tout ce selon quoi s’altère ce qui le possède, rien de tout cela n’est sa différence ; car toutes les choses de ce genre, quand elles s’intensifient, font sortir de l’essence. De sorte que si l’on a donné quelque chose de ce type comme différence, on a commis une faute ; car pour le dire en un mot, nous ne nous altérons pas selon nos différences » (trad. Brunschwig 2007 légèrement modifiée). Sur le problème logique, qui se reflète sur la marche de l’argument, on consultera l’annotation de J. Brunschwig. Voir aussi infra, p. 162, n. 465. 454 Cf. Rashed 2002.

§ 5. Différence spécifiante et sauvegarde de l’individu

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fonction, à la préservation de telle autre partie, ou groupe de parties, animales, qui débouche naturellement sur la préservation de l’individu et de la lignée. Ainsi, bien que la sytgq¸a ait un rapport étroit avec la cause finale, elle la transcende et permet quelque chose comme une « synergie » des quatre causes vers une direction commune sans subordonner trop brutalement causalité matérielle et efficiente à la cause finale. On pourrait faire des remarques à peu près identiques au sujet de la sytgq¸a des Politiques, car il s’agit là aussi de s’interroger sur les critères de perdurance d’un organisme donné455. Les différentes fonctions sociales ne sont plus envisagées simplement en rapport avec leur objectif déterminé, mais en tant qu’elles contribuent au salut du corps social tout entier. Par conséquent, l’idée que la différence « sauve » la substance (ou l’essence, oqs¸a) semble moins renvoyer au fait logique et intemporel que la différence est constitutive de la définition de l’espèce qu’à celui, physique et temporel, qu’elle contribue à la perdurance de l’individu ; et une telle exigence est indissociable, dans l’aristotélisme, de la perdurance de l’espèce d’un tel individu (il n’y aurait aucun sens à souligner la perdurance de l’individu « abstrait » de sa lignée). Dans le texte de Top. VI 6, Aristote avait mentionné une différence usuelle de l’homme, le caractère « terrestre » ou « pédestre » (145a 7 : pefºm). On voit cependant mal en quoi le fait d’être pourvu de pieds préserve la substance de l’homme. Bien sûr, comme on l’a noté plus haut, une espèce en tout point identique à l’homme mais sans jambes serait une autre espèce, qu’elle puisse ou non perdurer dans le monde tel qu’il est. On peut même penser qu’Aristote aurait facilement pu défendre l’idée qu’une espèce humaine sans jambes ne serait pas viable. Mais à ce compte, quantité de caractéristiques fonctionnelles devraient être tenues pour des différences. Alexandre a visiblement été gêné par ce problème, pressentant sans doute qu’Aristote en disait ici ou trop ou trop peu : le critère « sotérique » n’étant ni simplement logique (la différence est partie de la définition) ni simplement matériel (la différence est un organe sans lequel l’espèce ne serait pas viable), il s’agirait plutôt de l’intuition implicite, reprise, comme on va le voir, et développée ailleurs par l’Exégète, que la différence est liée à la forme hylémorphique de l’individu. La mention de la sytgq¸a et le réseau conceptuel qu’elle greffe sur celui de la différence conduit à considérer cette dernière dans son rapport à la temporalité. La différence ne sera plus tant une caractéristique moriologique de l’individu, fût-elle « essentielle », qu’un principe physique garantissant sa propre sauvegarde et celle de son espèce dans le temps.

455 Cf. Bonitz 1870, 746a 6–10.

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Et de fait, dans son commentaire à ce passage des Topiques, si le texte que nous avons est authentique – ce qui, pour le livre VI, ne va pas de soi456 –, alors qu’Aristote donnait le « dipode » comme différence propre de l’homme457, Alexandre lui substitue la rationalit et adjoint la chaleur comme exemple d’affection dont l’intensification entraînerait la destruction de la substance458. Voici en effet comment il rend compte de la mention de l’« affection » en 145a 3459 : Comme si quelqu’un disait « un homme est un animal chauffé et refroidi » : il est clair qu’il aura fait de chauffer et refroidir, qui sont des affections, une différence substantielle. Mais toutes les affections de ce type, qui sont susceptibles d’intensification, font sortir l’animal de sa substance. En sorte qu’aussi le chaud et le froid, une fois intensifiés dans l’animal, corrompent l’animal. Mais la différence substantielle doit être plutôt gardienne (systij¶) de la substance, et non pas corruptrice. De manière générale, il est en effet impossible que chacun des êtres soit « sans sa différence propre », comme l’homme sans le rationnel, le cheval sans l’irrationnel. Et pour parler en général, « toutes les affections selon lesquelles s’altère la forme qui les possède », à savoir le chaud, le froid, le blanc, le noir et les affections de ce type, « aucune de celles-ci » ne sera une différence. Le chaud, en effet, une fois intensifié, corrompt le toucher et l’animal : sans toucher, il est en effet impossible qu’existe l’animal. Et le blanc trop éclatant, outrepassant la capacité visuelle, corrompt la vue. Et de même pour le reste.

Si, comme nous l’avons suggéré, la rationalité n’est que la pointe ultime d’une structure hylémorphique déterminée, nous disposons d’un nouvel indice du fait qu’Alexandre pouvait trouver jusque dans l’Organon l’invitation à étudier 456 Cf. supra, p. 53, n. 164. 457 Cf. supra, p. 154, n. 442. 458 La mention de l’« irrationalité » comme différence spécifiante du cheval tient de la plaisanterie. Non seulement le cheval possède cet attribut avec tous les autres animaux non humains, mais le terme est d’usage courant, en grec, pour désigner les animaux en gnral (!). En grec byzantin, %kocom se spécialise pour désigner le cheval. Le mouvement était-il déjà amorcé dans le grec populaire de l’époque d’Alexandre ? Tout cela atteste en tous cas fort bien l’impraticabilité du programme définitionnel aristotélicien si l’on n’en restreint pas les ambitions à la moriologie. 459 Alexandre, In Top. 455.6–19 : oXom eU tir eUpoi %mhqypºr 1sti f`om heqlaimºlemom C xuwºlemom, vameq¹m fti t¹ heqla¸meshai ja· t¹ x¼weshai p²hg emta diavoq±m oqsi¾dg pepo¸gje. p²mta d³ t± toiaOta p²hg 1p¸tasim kalb²momta 1nist_si t¹ f`om t/r oqs¸ar7 ¦ste ja· t¹ heql¹m ja· t¹ xuwq¹m 1p¸tasim 1m t` f]\ den²lema vhe¸qei t¹ f`om. B d³ oqsi¾dgr diavoq± systijµ l÷kkom ave¸kei eWmai t/r oqs¸ar ja· oq vhaqtij¶7 jahºkou c±q !d¼matºm 1stim eWmai t_m emtym 6jastom %meu t/r oQje¸ar diaACHTUNGREvoACHTUNGREq÷r, oXom %mhqypom l³m %meu toO kocijoO, Vppom d³ %meu toO !kºcou. ja· jahACHTUNGREºkou eQpe?m, jah’ fsa p²hg !kkoioOtai t¹ eWdor t¹ 5wom taOta, û eQsi t¹ heql¹m ja· t¹ xuwq¹m C t¹ keuj¹m ja· t¹ l´kam ja· t± toiaOta, oqd³m to¼tym 5stai diavoq²7 t¹ c±q heql¹m 1pitah³m vhe¸qei tµm "vµm ja· t¹ f`om7 %meu c±q "v/r !d¼matom eWmai f`om7 ja· t¹ keuj¹m ja· %cam kalpq¹m rpeqba¸momta tµm bqatijµm d¼malim vhe¸qei tµm exim7 ja· t± %kka d’ ¢sa¼tyr.

§ 5. Différence spécifiante et sauvegarde de l’individu

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la différence comme la concaténation de l’ensemble des éléments formels de la substance. Cette supposition est confirmée par la réponse déjà citée de Porphyre à Boéthos. On part du fait que la différence est inséparable et complétive de la substance. Mais après tout, objectera quelqu’un, les accidents inséparables le sont aussi. Réponse tirée de notre passage des Topiques : « Toutefois, même si ce dernier ne se sépare pas, on observe cependant en lui rémission et intensification (%mesir … ja· 1p¸tasir) … En revanche, dans le cas de la différence, il n’y a pas de plus et de moins, ni en plusieurs espèces ou individus, ni dans le même »460. Il est probable que Porphyre a tiré cette réponse à Boéthos d’une tradition péripatéticienne461. Aristote se contentait de signaler que l’affection « devient plus grande » (l÷kkom cimºlemom). Alexandre, en son commentaire, évoque l’« intensification » (1p¸tasir) à trois reprises462, et c’est ce terme que l’on retrouve dans la réponse à Boéthos, accompagné de son contraire %mesir. L’argument n’est bien sûr pas décisif, mais il paraît du moins hors de doute que notre passage des Topiques constitue la pièce maîtresse de la réponse péripatéticienne à Boéthos. Le texte d’Aristote a le grand mérite de nous révéler ce qu’il y a derrière le critère, sans cela assez formel, de nonintensication/rémission : l’idée que la différence préserve463. Ce serait du même coup l’interprétation qu’Alexandre pouvait donner de Iota 9 qui se trouverait éclairée. Ce qui différencierait la détermination formelle de la différence matérielle serait moins le caractère « accidentel » de la seconde (un homme est blanc mais peut être noir) que, dans le cas de caractéristiques intégrables de toute façon dans la description hylémorphique de l’individu, le fait que certaines sont liées à sa préservation et à ce titre doivent être tenues pour absolues464, tandis que d’autres sont susceptibles de plus et de moins et sont à ce titre (de manière toute platonicienne) matrielles. L’exemple de la chaleur fourni par Alexandre est de ce point de vue révélateur, Simplicius, In Cat. 98.14–19. Pour le texte complet, cf. supra, p. 25, n. 82. Voir Quaestio I 8, 18.8–24. Cf. infra, n. 411. Alexandre, ad loc., ll. 8, 10, 16. On note que cette solution diffère de l’analyse, au fond tautologique, reconstituée par Ellis 1994, p. 82 et 84–85. Selon cette dernière, la forme est constitutive du sujet et n’est pas dans un sujet, tandis que l’accident survient au sujet et est dans un sujet. Mais cela revient finalement à dire que la forme substantielle est substantielle et l’accident accidentel. Il faut sans doute plutôt voir, derrière ce réseau argumentatif, l’idée que la forme est liée à la prservation de l’individu, ce qui est une notion plus riche que celle de simple existence. D’où d’ailleurs, comme on le verra, la liaison intime, aux yeux d’Alexandre, entre la différence spécifiante et l’éternité de l’espèce. Il faut ainsi prendre Mantissa § 5, 120.26–27, où il est dit que le sujet « préserve (vuk\ssom) sa propre substance » ou Quaestio I 8, 18.14, ou l’on apprend que le sujet « sauve (s`fom) sa propre nature » au sens fort : il y a une liaison intime entre la forme de la substance composée et la préservation de la substance. 464 On laisse ici de côté le cas des différences des substances-masses. Cf. n. suivante. 460 461 462 463

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car il met en jeu trois types d’attributs dont la relation mutuelle permet de localiser la zone où se déploie la différence spécifiante. – 18) L’attribut le plus éloigné de la différence peut être intensifié à volonté sans affecter la substance. C’est le cas du rose pour l’homme : si l’on peut imaginer un homme plus ou moins rose et même totalement rose, sans qu’il faille pour cela supposer que sa substance se corrompe, on ne peut imaginer d’homme plus ou moins chaud : une fièvre trop aiguë le terrasse sur-le-champ. – 28) L’attribut du deuxième type peut être intensifié selon sa nature physique propre, mais son intensification détruit la substance à laquelle il inhère. C’est le cas de la chaleur. – 38) L’attribut de la différence, en tant que différence, n’est pas susceptible d’intensification et de rémission, car son maximum est en quelque sorte déjà atteint au moment même où éclot et se déploie l’être de la substance dont il est la différence465. Cette typologie autorise une double détermination de la différence : celle-ci se détermine tout d’abord dans son opposition à tous les attributs effectivement variables – si un attribut peut varier dans toute l’étendue de son spectre intensif sans que la substance s’en porte plus mal, cet attribut n’est pas une différence – ; mais elle se détermine également dans son rapport à des attributs qui, par soi, sont susceptibles de degré, mais qui, dès lors qu’ils sont considérés en fonction de l’être formel de la substance, sont « fixés » de manière rétrograde sur un degré déterminé de leur spectre. Ainsi, le « chaud » n’est certes pas la différence spécifiante de l’homme. Cependant, un certain état thermique est inhérent à et indissociable de la constitution hylémorphique de l’homme466. C’est donc que la diffrence « rationnel », en tant qu’elle est la forme ultime d’une substructure hylémorphique et qu’elle n’est pas susceptible de plus et de moins, « fixe » le chaud (anachroniquement : sur 378) et tous les attributs hylémorphiques qu’elle présuppose. Nous sommes ici parvenus au point où la considération logique de la différence est au bord de céder la place à l’étude physique : la différence, dans l’acte même de se distinguer des attributs hylémorphiques, les déterminent. L’on utilise ici la position particulière de la dernière forme du feuilleté hylémorphique, qui n’est matière de rien, mais 465 Comme le remarque J. Brunschwig dans son annotation du passage, le texte d’Aristote est maladroit en ce qu’il oppose le « plus et moins » des affections à la simple prsence de la différence. Si la différence est là, elle préserve l’individu, si elle est supprimée, l’individu l’est immédiatement lui aussi. Mais si l’on admet, comme Alexandre semble le faire, que le chaud est une différence spécifiante du feu, on aurait un cas où l’« intensification » préserverait la substance. On peut augmenter la chaleur du feu sans corrompre ce feu. C’est ainsi que le chaud, qui n’est pas une différence de l’homme, est une différence du feu. On retouverait par ce biais la différence fonctionnelle que nous avions localisée dans le commentaire de la discussion d’Averroès, supra, p. 134 sqq. En tant que qualité, le chaud est susceptible d’intension et de rémission, mais non en tant que substance. 466 Cf. Gen. An. II 1, 732b 31–32 : « Les animaux les plus parfaits sont ceux qui ont par nature plus de chaleur et d’humidité et qui ne sont pas terreux ».

§ 5. Différence spécifiante et sauvegarde de l’individu

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forme pure, et qui à ce titre impose à toutes les feuilles qui la précèdent de se laisser appréhender comme des formes pures et non des matières. Ainsi, bien que la chair puisse être « en soi » considérée comme une structure matérielle à la base de tel ou tel muscle et qu’elle soit donc susceptible, à ce titre, d’infimes variations affectionnelles467, l’étude des conditions d’existence de la rationalité implique un reflux de la formalité : la rationalité présuppose la chair permettant la fixation de la faculté rationnelle. Même si cette chair peut qualitativement varier dans les limites d’un certain spectre, c’est de manière unitaire, formelle, que l’on considérera alors ce spectre lui-même. En sorte que la chaleur n’est pas une différence de l’homme, mais entre à titre constitutif dans la substructure hylémorphique de la forme-différence. Un argument à plusieurs titres intéressant apparaît à la fin du De anima d’Alexandre468. La question principale est de situer le principe psychique dans l’animal, c’est-à-dire d’argumenter en faveur du cœur contre le cerveau. Le procédé d’Alexandre consiste à localiser le centre de la faculté la plus primitive, la nutritive, et à expliquer que toutes les autres en sont indissociables, c’est-àdire qu’il ne peut y avoir plusieurs centres à l’âme (unique) d’un individu donné469. Comme Alexandre pense disposer d’arguments biologiques sérieux pour localiser la nutritive dans le cœur470, c’est le cœur qui sera le lieu privilégié de toute l’âme dans le corps animal en général, et humain en particulier. Cet argument, une fois mis en relation avec l’identification, opérée par Alexandre, de la différence spécifiant l’espèce humaine avec la faculté rationnelle, permet de saisir l’étroitesse de la connexion établie entre l’âme rationnelle et tout l’animal, soit entre la différence et la substance. De fait, la faculté rationnelle présuppose les facultés perceptive et nutritive et, Aristote lui-même accordant à cette dernière un rôle déterminant dans la préservation 467 Dans nos catégories, une variation de température d’un dixième de degré n’influe pas sur la préservation de l’organisme. 468 Alexandre, De anima 94.7–100.17. 469 Cf. Alexandre, De anima 96.10 sqq. 470 En In Top. 218.23–24, la localisation de l’hégémonique est considérée comme une « recherche » dans la catégorie du lieu. En Metaph. D 1, 1013a 5–6, Aristote affirmait que « selon les uns, le cœur est principe, selon d’autres le cerveau ». Alexandre, In Metaph. 346.1, raye d’une sentence lapidaire l’honnête indécision du Maître : « De cette manière, le cœur est principe : c’est de lui que procède la constitution de l’animal ». Le climat, entretemps, s’était durci. Ces textes donnent une indication sur la façon dont Alexandre devait lire Metaph. F 10, 1035b 25–27 : « certaines sont en même temps , toutes celles qui sont fondamentales et dans quoi en premier est la formule et la substance, comme si c’est le cœur ou le cerveau qui est cela ». Cette phrase pourrait bien être la justification profonde de la discussion sur la concaténation des âmes et la localisation finale de l’hégémonique dans le cœur. Celle-ci permettait à son tour la jonction, opérée au cours des dernières pages du De anima d’Alexandre, entre l’âme et son représentant matériel (le cœur).

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Chapitre V — Partie complétive et sauvegarde

de l’espèce, on retrouve par ce biais la thématique de la sytgq¸a. La nutritive, de fait, est l’artisan principal de la perdurance de l’organisme végétatif – donc de l’organisme dans ses fonctions vitales essentielles – mais aussi, comme on sait, reproductrice. Évoquer la faculté rationnelle dans le contexte de la sytgq¸a, c’est donc faire référence, avant tout, à la nutritive qu’elle présuppose471.

§ 6. Conclusion Nous avons tenté de mettre à jour, dans ce chapitre, comment Alexandre soumettait le caractère de « partie » de la forme à une double traduction : la partie n’est pas seulement une composante moriologique mais elle est également compltive ; ce caractère « complétif » n’est pas un asylum ignorantiae commode mais implique une fonction de prservation de la substance. La forme est moins une « partie » de la substance qu’un principe de production et de prservation de cette dernière. En dernière instance, cela explique que la forme soit la substance. C’est selon nous parce qu’il a cet arrière-plan précis en tête qu’Alexandre se permet d’être aussi souple dans sa théorisation de la différence. Cette ductilité a en effet pour fonction évidente de refléter les deux aspects principaux de la nature « salvatrice » de la forme. Sauver, préserver une essence, ce peut être faire en sorte qu’elle soit ce qu’elle est. En ce sens, la différence renvoie avant tout à la forme conçue dans son opposition à toute la substructure matérielle du composé. Mais cette préservation passe également par une construction totale du composé viable, construction qui prend le genre

471 Dans cette concaténation des âmes vient s’exprimer une caractéristique de l’ousiologie « méréologique » d’Alexandre, qui contribue à sa complexité : l’âme joue à la fois le rôle du cerveau dans l’exemple de partie essentielle proposé par Simons 1987, p. 270–271 (i.e. de l’unique organe qui, d’après la biologie actuelle, abrite l’individualité irréductible) et de structure pour le propagule de Forbes 1985, p. 133, qui représente l’antécédent génétique d’un organisme donné. Cela précisé, on notera la grande distance entre Alexandre et les philosophes contemporains. La question pour l’Exégète n’est pas celle de l’existence de l’individu d’une espèce (kind) assez lâchement construite, mais bien de la forme, c’est-à-dire des critères physiques susceptibles d’aboutir à une définition de l’espèce prenant en compte sa morphologie et son origine (donc sa perdurance). Tout se passe comme si, en raison de l’évolution de nos connaissances biologiques, la croyance invétérée d’Alexandre en l’intangibilité des espèces biologiques s’était transformée en une croyance, tout aussi inquestionnée, en la cohérence de l’« individu », fondée à son tour sur le socle, selon les traditions philosophiques, de la génétique (Kripke, cf. supra, p. 152, n. 435) ou de l’« intériorité » (Foucault).

§ 6. Conclusion

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en compte comme l’élément le plus lourd. La forme sera alors l’ensemble des caractéristiques formulables de la substance. Cette indécision, on le verra au chapitre suivant, provient elle-même de l’inadaptation de principe de la prédication canonique à exprimer la relation hylémorphique.

Chapitre VI Le nota bene d’Alexandre Il nous faut maintenant nous tourner vers le détail de la constitution physique de la forme, c’est-à-dire abandonner ce que la conceptualisation de la différence, même dans le passage de Top. VI 6 où les aristotéliciens ont trouvé attestée une différence (hylémorphiquement) sotérique, donc renvoyant à l’étagement des âmes, devait à une logique « statique » de la prédication. Car deux flottements, dans l’œuvre d’Aristote, ont posé des problèmes à la tradition péripatéticienne et au-delà. Le premier provient de ce que les formes dans la matière sont à la fois des êtres réels et des concepts abstraits. Le second, de l’absence de distinction entre chose et état de choses472. Ces deux flottements s’additionnent dans la détermination exacte du noyau physique du système, la forme dans la matière. L’expression superficielle de cette tension est décelable dans la coexistence de deux types d’analyse chez Aristote, celle de la définition en genre et différences et celle du composé en forme et matière. Chaque définition pose des problèmes particuliers, en soi et dans son rapport à l’autre, qu’Alexandre aborde dans ses commentaires et ses Quaestiones. La première analyse reste toujours extérieure à son sujet. Elle le classe – même si cette classification s’inspire bien sûr de la structure de la réalité physique473. Elle a les avantages de ses défauts : sa structure classificatoire respecte la logique de la prédication naturelle, sujet et prédicat propositionnels étant parfaitement synonymes (l’homme est un animal rationnel) et les termes qu’elle met en jeu sont statiques, chacun étant quasi défini, dans son unité, indépendamment des autres. Les avantages et inconvénients de l’analyse hylémorphique constituent l’image inversée de ceux de la définition per genus et differentiam. Si elle atteint en droit les arcanes matérielles des espèces (à défaut de celles des individus en tant que tels), elle le paie cher en construisant dans leur relation mutuelle les termes qu’elle manipule : dire que Socrate a forme humaine ou que telle âme – celle de Socrate – informe telle matière – celle de Socrate – n’est au mieux, dans un cas comme dans l’autre, qu’une gentille approximation. Toute la doctrine de l’hylémorphisme tenant à une identification de « la » matière prochaine et de « son » âme, il faut renoncer au paradis prédicatif où sujet et substrat coïncident 472 Cf. Frede-Patzig, t. II, p. 79. 473 Cf. Loux 1979, p. 18.

§ 1. « Animal terrestre bipède » dans l’homme ?

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dans une joyeuse innocence. On sera en présence d’un Sachverhalt, jamais de deux Sachen. Or comment le substantialisme aristotélicien pourrait-il s’accommoder d’un pareil résultat ? Cette difficulté explique les efforts sans cesse renouvelés, dans la tradition péripatéticienne, pour reconduire l’union hylémorphique à l’inhérence d’un attribut à un sujet474. Alexandre s’est trouvé confronté au cercle vicieux475. Car si la ritournelle de la matière et de la forme estompe les contours du problème, une étude attentive bute sur un dilemme. Comme toute recherche de la vérité est tributaire du langage et comme le monde des formes est parfaitement adéquat à celui de la description (tout ce qui est formulable étant par soi formel) 476, un aristotélicien refusant de se payer de mots en arrive à se demander si la matière ne commence pas là où non pas la « forme », mais la description, s’arrête. La matière ne serait ainsi que le continuum d’espace, de temps et d’événements dans lequel, à l’aide de mots, nous découpons des zones que nous appelons ensuite des « formes » et auxquelles nous prêtons, de manière plus ou moins arbitraire (le curseur de l’arbitraire se déplaçant du nominalisme mitigé au réalisme extrême), une réalité indépendante de notre esprit.

§ 1. « Animal terrestre bipède » dans l’homme ? Selon la doctrine standard du chap. 2 des Catgories, homme est affirmé d’un sujet, à savoir d’un certain homme, mais n’est dans aucun sujet, tandis que le blanc est dans un sujet mais n’est pas dit de ce dernier. La combinatoire ainsi engendrée vise à séparer la prédication synonymique de celle qui ne l’est pas (un homme particulier est un homme, tandis qu’une surface n’est pas le blanc). La définition paraîtrait devoir se ranger dans le groupe des universels concrets, c’est-à-dire de ce qui est dit de la substance première mais qui n’est pas en elle. Je dis de Socrate qu’il est « animal terrestre bipède » ou « animal rationnel mortel »477, je ne dis pas qu’« animal rationnel mortel » est dans Socrate. Et

474 Ces efforts développent une position authentiquement aristotélicienne. Cf. Frede & Patzig 1988, loc. cit. : « Die wechselseitige Abhängigkeit von Sachverhalt und Sache scheint ihm [sc. dem Aristoteles] so wesentlich, daß er sich berechtigt fühlt, den Verweis auf eine Nase, der allerdings in «Stupsigkeit» (silºtgr) enthalten ist, als eine Nase, die in der Stupsigkeit enthalten ist, aufzufassen ». 475 Cf. supra, p. 149 sqq. 476 Cf. Metaph. Z 15, 1040a 9–14, pour la liaison intime entre la forme et un langage nécessairement général. 477 Cf. supra, p. 153–155.

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Chapitre VI — Le nota bene d’Alexandre

pourtant, c’est ce que fait Alexandre presque à chaque ligne de la Quaestio I 3478. Une première explication consisterait à souligner l’importance du contexte anti-platonicien qu’on perçoit dans tout l’argument. Désireux de prendre ses marques avec ses rivaux, Alexandre insisterait excessivement sur l’ancrage physique de l’universel aristotélicien. Celui-ci n’aurait rien à voir avec une propriété abstraite, du type de la blancheur, mais se rapprocherait d’une propriété concrète, comme ce blanc-ci, qui est dans le corps mais, à la différence de la blancheur, n’est dit de rien479. Une raison plus profonde paraît cependant naître d’une difficulté cette fois interne à l’aristotélisme, posée par le recouvrement partiel des notions d’espèce et d’essence : il est dit de Socrate qu’il appartient à la classe (extensive) des hommes, mais la caractéristique intensive qui permet de rattacher Socrate à cette classe est, d’une certaine manière au moins, « dans » ce dernier. Il faut cependant encore distinguer, dans ce dernier cas, l’espèce intensive en général et l’espèce intensive hylémorphique480. Il y a un sens lâche à dire que n’importe quelle définition est « dans » le défini, mais cette affirmation sera encore plus légitime ou en tout cas naturelle dans le cas où la définition se trouve être hylémorphique : l’hylémorphisme considérant la structure organique des êtres vivants, il se concentre sur « quelque chose » qui est véritablement « en » eux. Ainsi, pour reprendre nos trois étagements, si la classe des hommes n’est aucunement « dans » Socrate481, le fait d’être un « animal habitant une maison » l’est davantage et celui d’être un animal rationnel mortel l’est encore plus482. Toutefois, cette façon même d’aborder le problème est déficiente, car elle ravale ce « quelque chose » qui autorise le rattachement à une classe au rang de simple qualité, du type de la blancheur. Or il y a pour Aristote une distinction fondamentale entre prédication essentielle et prédication accidentelle. La gommer contreviendrait non seulement à l’éminence de la forme par laquelle l’individu est ce qu’il est, mais introduirait dans la considération de la forme une dimension statique qui lui répugne. Alexandre a-t-il pu ne pas voir cette inadéquation primaire de sa description de l’inhérence de la définition ? Tout au contraire : nous voudrions montrer dans le présent chapitre qu’il a été particulièrement attentif à définir de la manière la plus rigoureuse le sens et surtout les conséquences de l’inhérence de la forme hylémorphique. Il ne faut donc lui prêter aucun usage naïf des marqueurs grammaticaux de la localisation. 478 Pour une traduction de cette Quaestio, voir infra, p. 257–258. Pour l’affirmation que la formule se trouve « dans » l’individu, cf. 7.30 ; 8.5, 9, 10, 21, 22. 479 Cf. Cat. 2, 1a 27–29. 480 Cf. supra, p. 88–89. 481 On prendra garde que « la classe des hommes » n’est pas équivalent à « le fait d’appartenir à la classe des hommes », qui lui, de manière lâche, est « dans » Socrate. 482 Pour le rapport entre cette définition et l’hylémorphie, voir supra, chap. V.

§ 2. La forme et la combinatoire des Catgories

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§ 2. La forme et la combinatoire des Catgories Repartons du croisement des critères Þtre dit de (universel vs singulier) et Þtre dans (abstrait vs concret). On obtient : les généralités abstraites (III), les particularités abstraites (IV), les substances secondes (II) et les substances premières (I) 483 : Dicitur/non Inest/non

Universel

Singulier

Abstrait

Généralités abstraites (III)

Particularités abstraites (IV)

Concret

Espèces, genres, différences (II)

Individus (I)

Comme le résume Vuillemin, « Les individus sont les éléments du monde à proprement parler ; les espèces n’existent que dites des individus, mais leur réalité est fondée en nature (par les lois biologiques de la reproduction). L’abstrait ou conceptuel (III) ou individuel (IV : cet aspect de la chose que j’isole par la pensée) est lié à une opération de la pensée. Dire que les abstraits sont hétéronomes (inesse), c’est implicitement réfuter la théorie des idées platoniciennes tenues pour séparées »484. On s’aperçoit vite que cette classification est inadaptée à décrire les rapports de l’hylémorphisme : la forme et la matière ne sont pas des abstraits car leur rapport à la chose même est trop étroit, ni des concrets car ils ne possèdent pas, à eux seuls, le degré d’indépendance nécessaire. Trop dépendants de ce qui n’est pas eux pour se ranger dans les cases (I) et (II), ils ne sont pas assez « accidentels » pour appartenir aux cases (III) et (IV). Le problème est particulièrement sensible dans le cas de la forme hylémorphique. Penser que l’on pourrait la « dire de » son substrat reviendrait à rigidifier excessivement le rapport matière-forme. Mais on ne saurait non plus l’assimiler à « une certaine blancheur » qui « existe dans un sujet et pourtant n’est affirmée d’aucun sujet ». Car la forme hylémorphique a partie trop liée avec l’espèce pour être confondue avec ce type d’accident. Faut-il alors la rapprocher des généralités abstraites, telles la Science, qui est dans un sujet (dans l’âme) et affirmée d’un sujet (la grammaire) ? La structure prédicative « Socrate a la forme (hylémorphique) humaine » serait alors la contrepartie de « la grammaire a la forme de la science ». Notons dès à présent que ce jugement n’est possible qu’en rapprochant la forme de l’espèce, c’est-à-dire en considérant la forme comme une entité assez générale pour être « participée » 483 Aristote, Catgories 2, 1a 20–b 9. 484 Vuillemin 1967, p. 48–49. Sur les problèmes en jeu, voir également Lewis 1991 et Mann 2000.

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Chapitre VI — Le nota bene d’Alexandre

par divers individus. Il ne s’agit plus, autrement dit, de l’état hylémorphique propre à un individu, et ce même si rien n’en distingue la formule de celle des autres individus homospécifiques, mais d’une forme tendant elle-même au statut de substance seconde. Mais qu’est-ce qui correspondra, dans le cas de la forme hylémorphique de l’homme, au jugement « la science est dans l’âme » ? Quel X nous autoriserait-il à énoncer une formule du type « La forme (hylémorphique) humaine est dans X » ? La réponse paraît évidente : aucun. Car dire que « La forme humaine est dans Socrate » est au mieux très maladroit. La forme humaine détermine Socrate de bout en bout, explique tous ses aspects fonctionnels, prend en charge sa perdurance temporelle. C’est « Socrate » qui constitue le nom propre d’une forme humaine spatiotemporellement déterminée, non celle-ci qui affecterait de l’extérieur un Socrate déjà donné485. La comparaison de la forme hylémorphique et des deux types d’abstraits permet de mieux saisir sa nature. A fortiori, pourrait-on dire, si on la compare aux « êtres » à la fois généraux et concrets, à savoir les substances secondes de Cat. Nous venons de voir qu’il ne serait pas absurde de distinguer, à propos de la forme hylémorphique, entre l’état matériel de l’individu (les fonctions humaines instanciées dans les tissus organiques de l’individu Socrate) et la formule correspondant à cet ensemble de fonctions486. Dans le premier cas, il serait incongru de prédiquer la forme hylémorphique de quoi que ce soit, y compris de l’individu la « possédant ». La relation est au mieux déictique : « Socrate est cette forme hylémorphique ». Ce choix peut s’accompagner de deux théories de l’espèce : espèce soit simplement prédicative, et détachée d’une structure hylémorphique (biologique), soit décalquée du jeu des formes animales et végétales, ce qui rejoint alors le cas suivant. Dans ce second cas, qui est celui que privilégie Alexandre (préférence qui s’appuie sur la reformulation de la théorie aristotélicienne de la différence), on peut tout à fait admettre que le nom de l’espèce (« homme ») et la formule générique hylémorphique (pour Alexandre : « Animal rationnel mortel ») sont mutuellement substituables salva veritate. On notera que l’admission de la seconde théorie présuppose celle de la première, mais non vice-versa. De manière plus délicate, l’admission de la seconde laisse encore indéterminé le rapport de l’espèce et de la forme : s’il est raisonnable de lier étroitement celle-là à celle-ci, on peut cependant imaginer une relation moins directe : l’espèce E engloberait les êtres ayant une forme F et eux seuls, mais ne renverrait qu’à leur air de parenté et non à leur forme commune : on affirmerait alors que l’espèce des hommes est l’ensemble des individus ayant telle « allure » générale. Bien que nous sachions que cette 485 Cf. Metaph. F 10, 1035b 14–22. 486 Sans que nous devions ici préciser le mode – éminemment problématique, on l’a vu – de cette correspondance.

§ 2. La forme et la combinatoire des Catgories

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« allure » commune s’explique par l’action sous-jacente d’une même « forme » hylémorphique, nous refuserions que ce soit cette forme que dsigne l’espèce. On aurait plutôt là deux registres distincts, dont les rapports seraient parfaitement explicables en termes physiques (théorie de la différence spécifiante) mais que cette relation même ne nous autoriserait pas à confondre. Il nous importe seulement pour l’instant qu’une doctrine de la forme hylémorphique rapprochée de la forme spécifique pourrait suggérer de ranger la première dans la case où s’associent général et concret. La forme hylémorphique est d’ailleurs plus « concrète » que l’espèce, puisque cette dernière tire son mode d’existence de la transmission ininterrompue de la forme lors des générations487. Si donc nous sommes confrontés à une difficulté, celle-ci est la symétrique de la précédente : le problème n’est plus de rendre compte de la prédicabilité d’un terme mettant en jeu une relation hylémorphique, donc renvoyant à une détermination plus qu’à une qualification du substrat, mais de se demander pour quelle raison la forme n’est pas, après tout, dans la matière. Car alors qu’il ne viendrait à l’esprit de personne de professer que l’espèce (en tant que classe extensive) est « dans » l’individu, on comprend bien, en revanche, comment on pourrait être tenté de soutenir que la forme comprise comme état intensif, et même hylémorphique, est « dans » la matière. La connexion étroite entre l’expression du lieu et celle de la possession est un fait connu des linguistes488. La forme est « dans » la matière parce que la matière « a » une certaine forme – l’airain a la forme d’Hermès. Certes, la contenance n’est pas alors proprement locative, mais après tout, le blanc dans le corps et la science dans l’âme n’y sont pas non plus contenus comme dans autant de récipients. Pour peu donc qu’on prenne garde à ne pas rigidifier outre mesure l’opposition forme-matière, on aboutira à la conclusion que la forme hylémorphique est dans le substrat de la matière. Aussi la forme hylémorphique pourrait-elle bien être, en tant qu’état organique d’un individu, dans un sujet et point dite d’un sujet ; et, en tant que formule fonctionnelle de l’espèce, dite d’un sujet et point dans un sujet. Étrange résultat : si, à rigoureusement parler, la forme ne pouvait occuper aucune des quatre cases de Cat. 2, elle affiche cependant des similitudes étroites avec deux d’entre elles (II : généralité concrète et IV : singularité abstraite) d’un tableau pourtant exclusif. Un tel flottement sur une question aussi décisive ne pouvait laisser un lecteur perspicace indifférent. Il fallait donc soit dénier à la classification de Cat. son caractère exhaustivement représentatif du parc ontologique, soit rejeter la forme hylémorphique hors du domaine des items de cette ontologie (a fortiori du rang des substances), soit affiner les critères de l’Þtre-dans, c’est-à-dire amender, mais non entièrement condamner, 487 Sur ce point, cf. infra, chap. IX et X. 488 Cf. Lyons 1967, Clark 1978, Herslund-Baron-Sørensen 2001.

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Chapitre VI — Le nota bene d’Alexandre

la combinatoire de Cat. On ne sera pas surpris qu’Alexandre opte pour la troisième solution. La fin du présent chapitre sera consacrée à exposer la solution d’Alexandre, tandis que les deux chapitres suivants s’interrogeront plus précisément sur la nature d’« êtres » ne relevant d’aucune des quatre cases de Cat. 2.

§ 3. Réaménager les « dans quelque chose » : le nota bene d’Alexandre Si les constatations qui précèdent sont justifiées, il faut commencer par se demander quelle valeur accorder à la combinatoire de Cat. 2. Car Alexandre mentionne assez fréquemment l’argument des parties de la substance en connexion implicite avec Cat. 2, 1a 24–25 pour qu’il faille prendre au sérieux l’exclusion de la forme (et de la matière) des quatre cases produites par la combinatoire qu’il implique489. Il s’agit souvent explicitement pour l’Exégète de distinguer le statut ontologique de la forme de celui de la qualité, ce qui indique bien qu’il serait absurde de vouloir ranger l’eidos dans les cases « in subjecto » du tableau490. Nous nous trouvons, à ce stade, face à deux options exégétiques possibles. Ou bien l’on soutient que le critère des parties de 1a 24–25 appartient luimême de plein droit à une classification des emta. En d’autres termes, nous aurions une première division, entre parties d’un côté, touts de l’autre491. Seuls les touts seraient soumis à la combinatoire engendrée par les deux critères « dit de » et « être dans ». L’ontologie de Cat. se conformerait ainsi à l’opinion commune selon laquelle les parties sont substances. Touts et parties coexisteraient donc dans le même monde à titre d’étants, sur un mode restant à élucider dans le détail. La seconde option consiste à radicaliser l’antagonisme latent dans le texte d’Aristote, en refusant que l’exclusion des « parties » de la combinatoire des Cat. appartienne elle-même au classement des emta. Les parties, qu’il s’agisse des organes ou de la forme et de la matière, ne seraient pas des emta. Aristote ne mentionne d’ailleurs ces derniers qu’au moment précis de proposer sa quadripartition492, et non dans l’incise où il évoque l’inhérence des parties493. Selon cette dernière interprétation, les parties seraient des items certes 489 Cf. supra, chap. II. 490 Sur cette question, voir aussi Ellis 1994, en part. p. 76–81. 491 Cela serait corroboré par les nombreux textes où Aristote rappelle l’opinion commune selon laquelle les organes du vivant sont des substances. Pour une liste de passages, cf. supra, p. 43, n. 133. 492 Cat. 2, 1a 20. 493 Cat. 2, 1a 24.

§ 3. Réaménager les « dans quelque chose » : le nota bene d’Alexandre

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déterminés (car descriptibles), mais non des emta (catégoriaux ?) proprement dits. Il appert qu’Alexandre, dans quatre passages parallèles où il s’est interrogé sur l’inhérence de la forme à son substrat matériel, a envisagé deux options assez semblables à celles que nous venons d’esquisser. Conforté par, plutôt que confronté à, des lieux où Aristote affirmait l’inhérence de la forme à la matière, il ne s’est pas privé de remarquer qu’une telle affirmation contredisait les développements sur la substance de Cat. 5. D’où, selon lui, le choix exégétique suivant : soit la quadripartition de Cat. n’est pas exhaustive car elle n’englobe pas la forme ; soit elle l’est mais il faut alors prendre en compte un autre type d’inhérence pour expliquer scientifiquement les arcanes des êtres rangés dans la case I (substances individuelles). Le critère de parties de 1a 24–25 doit donc s’expliquer non comme participant à une classification extensive des étants, mais comme fondant l’une des structures entitatives à un niveau plus profond de réalité. Tous les passages d’Alexandre présupposent, explicitement ou implicitement, la classification des 5m timi apparaissant en Physique IV 3494. Cette classification joue un rôle capital pour l’Exégète : non seulement elle permet de comprendre en quel sens le genre peut être dit premier par rapport à l’espèce – car il est un élément de la définition des individus de cette espèce, en tant que l’état physique qu’il signifie est constitutif de l’état physique qu’est la forme hylémorphique complète –495, mais elle dresse le cadastre où il conviendrait de loger l’inhérence de la forme à la matière, ceci à un triple titre : tout d’abord, parce qu’il arrive à Aristote de dire que la forme est dans la matière496 ; ensuite, parce que dans cette classification elle-même, l’inhérence 494 Aristote, Physique IV 3, 210a 14–24 : « Après cela, il faut saisir de combien de façons on dit qu’une chose est dans une autre. (1) D’une première manière, donc, on le dit au sens où le doigt est dans la main et, d’une façon générale, comme la partie est dans le tout. (2) Mais d’une autre manière, on le dit au sens où le tout est dans les parties, car le tout n’est pas hors ses parties. (3) Et d’une autre manière comme l’homme est dans l’animal et d’une façon générale comme une espèce dans un genre. (4) Et d’une autre manière comme le genre est dans l’espèce et d’une façon générale la partie de la forme dans la définition. (5) De plus, on le dit au sens où la santé est dans les choses chaudes et froides, et d’une façon générale la forme dans la matière. (6) De plus, on le dit au sens où les affaires des Grecs sont dans Roi, et d’une façon générale où quelque chose est dans ce qui meut en premier. (7) De plus, on le dit au sens de dans le bien et d’une façon générale dans la fin : c’est le ce en vue de quoi. (8) Mais le sens le plus éminent de tous, c’est celui d’être dans un vase et d’une façon générale dans un lieu ». (trad. P. Pellegrin). 495 Cf. Rashed 2004a. 496 Cf. en part. De caelo I 9, 278b 1–3 : « de manière générale, de tous les êtres dont la substance est dans quelque matière substrat (fsym 1st·m B oqs¸a 1m rpojeil´m, tim· vk,), aucun ne peut être engendré si n’existe pas quelque matière ».

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Chapitre VI — Le nota bene d’Alexandre

de la forme à la matière est affirmée sans réticence par Aristote : c’est le cas général dont celle de la santé aux « choses chaudes et froides » est un cas particulier ; enfin, on l’a vu, parce que la combinatoire de Cat. 2 faisait de l’inhérence l’un des deux critères fondamentaux de la détermination ontologique. Or selon cette classification, tout ce qui paraissait ne pas analytiquement contenir de matière-substrat – ce qui est bien, dans une certaine mesure au moins497, le cas de la forme – semblait devoir « être dans » une substance. Il convient donc d’insister sur le fait que le raffinement qu’Alexandre introduit dans la classification de Phys. n’a rien de commun avec celui d’un Philopon après lui498. Alexandre ne recherche pas l’exhaustivité lexicale, mais s’efforce d’assigner une place ontologique à la forme – ce qui est bien la moindre des choses si celle-ci, comme il le martèle, confère éminemment l’être au composé. Étant donné le caractère délicat de la question et son importance pour Alexandre, on présentera chacun des passages parallèles transmis : les citations d’Alexandre chez Simplicius, In Phys. 270.26–34 et In de caelo 279.5–9, une scholie importante du Paris. Suppl. gr. 643 à Phys. IV 3 (parallèle chez Simplicius, In Phys. 552.18–24) et Mantissa § 5, 120.33–121.7 en particulier. – (a) Simplicius, In Phys. 270.26–34 : Alexandre signale que, bien qu’Aristote veuille que tant la forme que la nature soient substances, il les dit dans un substrat, tout en ayant dit dans les Catgories qu’aucune substance n’est dans un substrat. Et il désarme l’objection en disant : ou bien aucune des substances parmi celles qui sont dites là n’est dite dans un substrat (en effet, il n’est pas traité là de la substance selon la forme, mais de la substance composée, celle qu’il dit n’avoir aucun contraire), ou bien Aristote ne parle pas maintenant de ce qui est dit au sens propre « être dans un substrat » – dont il a fait mention dans les Catgories – mais dit maintenant être « dans un substrat » ce qui a besoin d’un certain substrat pour être, comme en sens inverse il dit à de nombreux endroits l’accident se dire d’un substrat. – (b) Simplicius, In de Caelo 279.5–9 : Aristote ayant dit « de manière générale, de tous les êtres dont la substance est dans quelque matière substrat », il faut signaler, dit Alexandre, qu’il dit la forme dans la matière substrat en un sens plus large, c’està-dire comme nécessitant un certain substrat. Cet usage est courant chez lui ; à moins que, dit-il, cela ait été dit au lieu de « des êtres pour lesquels l’être est avec matière ».

497 Sur l’analyticité du rapport matière-forme, voir infra, chap. VIII. 498 Cf. Philopon, In Phys. 526.25 sqq.

§ 3. Réaménager les « dans quelque chose » : le nota bene d’Alexandre

– (c) In Phys. IV 3, 210a 14 sqq : – Suppl. gr. 643, fol. 61v499 Il faut signaler qu’après avoir donné la santé dans les humeurs comme exemple de ce qui est dans un substrat (la santé est en effet en elles comme dans un substrat), il a ajouté « et de manière générale, la forme dans la matière », dans l’idée que la forme est dans un substrat. Mais également dans le deuxième livre De l’me, après avoir montré au début que l’âme n’est pas corps, il a dit que l’âme était « dans un substrat » dans le corps : il appelle en effet là « dans un substrat » ce qui, proprement et particulièrement, est †…†. Il se pourrait donc que s’il dit dans les CatACHTUNGREgories qu’aucune substance n’est « dans un substrat », c’est parmi celles que, dans les Catgories, il appelle substances, à la façon dont, de cette substance-là, il n’y a rien qui soit le contraire. À moins qu’il faille cependant dire que toutes les choses sont des « substrats » par rapport auxquelles les choses qui doivent être sont « dans un substrat », même si cellesci ne sont pas dans celles-là comme les choses qui sont dites, dans les Catgories, « être dans un substrat ».

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– Simplicius 552.18–24 Il faut signaler, dit Alexandre, qu’après avoir donné la santé comme exemple de ce qui est « dans un substrat », il a ajouté « et de manière générale, la forme dans la matière », dans l’idée que la forme est dans un substrat. Cependant, ce qui est dans un substrat est un accident, tandis que la forme est substance, pourrait-on dire, et ce qui est dans un substrat n’est pas une partie du composé (comme lui-même l’a défini dans les Catgories, en disant « ce qui existe dans quelque chose non à la façon d’une partie, auquel il est impossible d’être séparé de ce dans lequel il est »), tandis que la forme est une partie du produit de matière et de forme.

– (d) Mantissa § 5, 120.33–121.7 : Il faut signaler qu’Aristote dit au deuxième livre de la Physique que la nature, étant forme, est « dans un substrat ». De fait, la nature est toujours substrat et dans un substrat. Et il dit au début du deuxième livre De l’me : « le corps ne relève pas des choses dites d’un substrat », appelant d’une part « dit d’un substrat » ce qui est dans un substrat, disant d’autre part que le corps n’est pas tel, mais l’âme. Ou bien se peut-il qu’il dise maintenant « dit d’un substrat » non ce qui est dans un substrat, mais ce qui nécessite pour son être un certain substrat ? 500 Il en va de la sorte pour la forme qui est « dans » la matière.

499 Sgleiyt´om fti toO 1m rpojeil´m\ paq²deicla paqah´lemor tµm rc¸eiam 1m wulo?r (¢r c±q 1m rpojeil´m\ 1st· aqto?r B rc¸eia), 1p¶mecje ja· fkyr t¹ eWdor 1m t0 vk,, ¢r toO eUdour 1m rpojACHTUNGRE eil´m\ emtor. !kk± ja· 1m t` bf Peq· xuw/r jat’ !qw±r deijm»r fti l¶ 1stim B xuwµ s_la, 5kecem tµm xuwµm 1m rpojeil´m\ eWmai t` s¾lati7 t¹ c±q 1m rpojeil´m\ 1je? k´cei t¹ juq¸yr ja· Qd¸yr em. […]. k´coi #m owm 1m Jatgcoq¸air lgdel¸am oqs¸am 1m rpojeil´m\ eWmai t_m 1m Jatgcoq¸air eQqgl´mym, ovtyr ¢r ja· t0 oqs¸ô 1je¸m, lgd³m eWmai 1mamt¸om. C ja· kejt´om flyr fti p²mta rpoje¸lema pq¹r $ t± eWmai deºlema 1m rpojeil´m\ 1st¸, j#m lµ ovtyr 1m aqto?r 1sti ¢r t± 1m Jatgcoq¸air 1m rpojeil´m\ eWmai kecºlema. 500 En adoptant les choix éditoriaux de Sharples 2004, p. 68 et p. 240.

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Chapitre VI — Le nota bene d’Alexandre

Dans les quatre unités textuelles, Alexandre présente sa remarque sous la forme d’un nota bene (sgleiyt´om). Il s’agit donc d’un point délicat. Les autorités aristotéliciennes en jeu, bien que variant légèrement d’un texte à l’autre, appartiennent à la constellation suivante : Cat. 2, 1a 24–25, Cat. 5, 3a 7, De anima II 1501. Le schéma argumentatif est à chaque fois le même : au moment de rendre compte d’un passage d’Aristote affirmant l’inhérence de la forme à un substrat, Alexandre mentionne plus ou moins explicitement (a) la définition d’une telle inhérence telle qu’elle est formulée en Cat. 2, 1a 24–25, (b) l’exclusion de la substance du rang des choses « dans un sujet » promulguée en Cat. 5, 3a 7 et (c) l’inhérence de l’âme à un substrat qui paraît ressortir de De anima II 1. La première chose à noter est sans doute qu’Alexandre, dans les passages discutés, ne suggère jamais d’interpréter la forme comme une partie du composé. Ce glissement serait pourtant d’autant plus aisé qu’Aristote lui-même distingue deux sens de rpoje¸lemom correspondant au composé comme sujet et à la matière comme substrat502 et que dans d’autres contextes, Alexandre n’hésitait pas à soutenir cette interprétation503. Comment expliquer cette absence ? C’est sans doute, comme on l’a vu, parce qu’il a saisi que la forme est bien plus qu’une « partie » du composé, et qu’on aplatirait la profondeur de l’hylémorphisme en se rangeant à cette solution. Il faut maintenant faire abstraction du rapport de la forme au sujet pour se concentrer sur celui de la forme au substrat. Si l’on ne veut pas que toute inhérence présuppose que l’inhéré soit substance et l’inhérant accident, en sorte que la forme soit accidentelle et que le passage de De anima II 1 demande à être relativisé ou chargé en un sens prédicatif, on tiendra pour la substantialité de la forme et il 501 Présentons les références dans un tableau synoptique : (A)

(B)

(C)

In Phys. II 1, 192b 34 ap. Simpl.



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In de caelo I 9, 278b 1–3 ap. Simpl.







In Phys. IV 3, 210a 20–21 in Suppl. gr. 643

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In Phys. IV 3, 210a 20–21 ap. Simpl.



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Mantissa § 5

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(A) : De anima II 1 (l’âme est dans un substrat) (B) : Cat. 2, 1a 24 – 25 (définition de « être dans » : ce qui existe dans quelque chose non à la façon d’une partie …) (C) : Cat. 5, 3a 7 (la substance n’est pas « dans » un substrat) 502 Metaph. F 13, 1038b 5–6. 503 Cf. supra, chap. II.

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faudra alors relativiser le second passage de Cat. 5. Mais il faudra surtout comprendre ce que veut dire, dans ce cas, être substance. Quelle détermination rigoureuse peut-on substituer au fait d’être réceptacle des contraires ? Cette caractérisation avait au moins le mérite de la simplicité et de couper court au danger platonicien. Dès lors qu’on se concentre sur la forme en tant que telle, les choses se compliquent, l’hylémorphisme nous embarquant sur des mers dont nous commençons à éprouver l’instabilité. Les premiers commentateurs d’Aristote, Catgories-centristes, ont eu tendance à respecter le critère d’indépendance substratique et à faire de la forme une caractéristique prédicative du composé. Alexandre se range à la position adverse et professe la prééminence de la doctrine du De anima. Il lui faut donc atténuer la portée légiférante des Catgories et expliquer en quel sens la forme dans un substrat peut être substance. La première partie de la besogne l’embarrasse moins qu’on pourrait le penser : Alexandre se contente, ici comme ailleurs, de dire qu’Aristote, en les Catgories, n’a considéré qu’un seul type de substances504. Cette œuvre ne fait parfois qu’esquisser les contours du réel, sans doute parce qu’il s’agit d’un traité propédeutique. Les remarques de la fin de Zeta 3, où Aristote soulignait que la substantialité de la matière et du composé est immédiatement manifeste, celle de la forme plus diffuse505, offrait le cadre théorique d’une telle interprétation. Elle permet également de comprendre les retours épisodiques du schème substratique des Catgories dans les discussions généralement eidocentristes d’Alexandre : aucun aristotélicien ne niera que le substrat matériel, ou le composé si aisément identifiable dans notre environnement, soient substances. Mais il s’agit toujours d’une constatation relevant du fait plutôt que du droit. La substance en sa cause, et non en son effet, est forme. C’est ce que la recherche ontologique doit établir, et c’est bien entendu le seul point véritablement délicat. Comment maintenant la forme peut-elle être substance (De anima II 1 comme couronnement de l’hylémorphisme) tout en étant dans un sujetsubstrat ? La réponse d’Alexandre est brève et allusive, formulée à chaque fois en des termes à peu près identiques : la forme est « dans un substrat » en tant qu’elle a besoin d’un certain substrat pour Þtre 506. Prise à la lettre, une telle formulation peut paraître décevante. Alexandre la considérait cependant assez explicite pour la décliner dans tous les passages mentionnés. Son interprétation demande qu’on élucide la nature du « besoin » de substrat dans lequel se trouve 504 Voir la distinction tranchée dans la Quaestio De la diffrence, II, § [12]–[12’]. 505 Metaph. F 3, 1029a 30–33. 506 In Phys. II 1, 192b 34 ap. Simpl. 270.32–33 : t¹ rpojeil´mou tim¹r pq¹r t¹ eWmai wq0fom 1m rpojeil´m\ mOm k´cei ; In Phys. IV 3, 210a 20–21 : p\mta rpoje¸lema pq¹r $ t± eWmai deºlema 1m rpojeil´m\ 1st¸ ; In de Caelo 278b 1–3 ap. Simpl. 279.7–8 : t¹ eWdor 1m rpojeil´m, t0 vk, k´cei joimºteqom ¢r rpojeil´mou tim¹r deºlemom ; Mantissa § 5, 121.6 : d de?tai pq¹r t¹ eWmai rpojeil´mou timºr.

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la forme, ainsi que la nuance qui affecte à chaque fois la mention du substrat : un certain substrat. Quant à la première question, on remarque qu’Alexandre associe toujours ce « besoin » de la forme à l’Þtre même (t¹ eWmai) de cette dernière507. La forme ne peut exister sans ce « certain » substrat. Il paraît peu probable qu’Alexandre désigne par là un simple rapport de dépendance, à la façon dont la fumée ne peut exister sans le feu. Si le substrat de la forme contribue à l’être de la forme, c’est parce qu’il entre dans la constitution même de celle-ci. L’Exégète entend vraisemblablement souligner ici quelque chose dont les artefacts nous donnent un analogue, le caractère d’un certain point de vue qualitatif de la forme : celle-ci est toujours la disposition d’un substrat, à la façon dont la forme de l’Hermès est une certaine disposition de l’airain. Ne pourrait-on pas s’arrêter là ? Alexandre aurait pour seul projet de faire droit à l’inhérence de la forme dans la matière, qu’il s’agisse indifféremment de la configuration « externe » des artefacts, comme la statue, ou de la forme des animaux. De même qu’il n’y a pas de forme de la statue sans airain, de même il n’y a pas de forme d’homme sans une matière organique à informer. Cette lecture est insatisfaisante. Elle rend en effet bien compte du « besoin » de la forme pour un substrat, mais elle n’est pas assez sensible à la nuance contenue dans l’adjectif indéfini « certain » accolé par Alexandre à « substrat ». Il faut distinguer entre ti au sens d’« un certain déterminé » et ti au sens de « quelque ». Dans l’exemple de la statue, l’airain n’est pas « un certain substrat déterminé » mais « quelque substrat » de la configuration de l’Hermès. L’Hermès tiré de l’airain aurait pu l’être du bois. Tout change avec les formes hylémorphiques du vivant, pour lesquelles la forme contient analytiquement la matière de manière parallèle à la façon dont la différence contient analytiquement le genre. Autrement dit, si la forme de l’homme contient toutes les caractéristiques matrielles de l’homme, car un robot n’est pas un homme, la configuration de l’artefact ne contient aucun élément matériel dtermin. Il faut sans doute voir dans cette particularité des formes hylémorphiques la motivation du ti. De telles formes sont bien plus que des configurations spatiales, c’est-à-dire mettant en jeu quantité, lieu et disposition, car elles contiennent aussi et surtout, in nuce, tout le développement biologique de la substance animée. Cette dernière, de plus, à la différence de l’artefact, est un lieu en transformation permanente. La matière est fluante et ne peut donc, en tant que telle, être le sujet de la forme. Un schème qui a l’avantage d’être connu des aristotéliciens antiques peut donner une idée de la conception en jeu, le cycle météorologique de l’eau508. Celle-ci s’évapore de la mer, se condense en nuages, se précipite sur les montagnes, s’y maintient sous forme de glaciers, fond et s’écoule en rivières jusqu’à la mer. Considérons l’ensemble 507 Voir aussi Quaestio II 10, 55.11–12. 508 Cf. Meteor. I 13.

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de l’eau comme une substance « animale ». Elle possède comme lui une configuration globale dans le monde, un principe de mouvement interne et un certain support matériel : il ne s’agit ni de l’eau liquide, ni de la glace, ni de la vapeur, ni du givre, puisque l’« eau » peut prendre alternativement chacun de ces états. Pourtant, à quelque moment du cycle que ce soit, l’état considéré nécessite un certain substrat. Plus important encore, on ne saurait concevoir les choses comme si une substance-support accueillait alternativement des « formes » diverses. Car la forme, ici, c’est l’acte même de constituer « un certain substrat » en glace, vapeur, eau liquide, etc. Or, si cet acte présuppose une certaine matière sur laquelle s’exercer, c’est lui qui, en dernière instance, produit telle ou telle matière déterminée à tel ou tel moment du cycle. Transposons ces constatations au cas du vivant : la forme s’exerce sur un certain substrat mais produit, selon les parties du corps, des tissus organiques différents et en flux permanent. Elle n’est donc pas tant la qualification d’un substrat unitaire déjà donné que l’acte de modulation qualitative et dynamique d’une zone matérielle tridimensionnelle à laquelle elle borne l’exercice de sa puissance finie. Bref, le substrat n’existe que dans sa pure indétermination ; mais dès lors qu’il s’agit d’un substrat dtermin, c’est un produit formel. L’« être de la forme », pour parler comme Alexandre, consiste finalement dans l’acte de détermination qualitative, quantitative, locale, dispositionnelle, etc. du substrat. C’est semble-t-il ce qu’Alexandre veut dire en opposant, dans son De anima, la forme des substances animales à celle des artefacts509. Alors que cellelà est substance, dit-il, celle-ci est qualité. En effet, il ne s’agit que d’une qualification parmi d’autres de l’artefact, tandis que la forme du vivant concentre en elle-même tout ce qui le fait être. Alors que la substance la plus véritable de la statue de bois, c’est le bois, celle de l’homme est l’âme rationnelle de l’homme, information intégrale d’un certain substrat biologique. On a affaire à deux orientations inverses : alors que pour les anciens commentateurs des Catgories, le substrat est donné et reçoit une forme, pour Alexandre, c’est la forme qui prime et qui nécessite un substrat. Il faut être sensible, dès le plan de l’énonciation grammaticale, à ce renversement : dans les passages d’Aristote, la matière était toujours en position de sujet réel : affirmer que la forme « est dans » la matière, c’est en fait dire que la matière « possède » ou « accueille » la forme (5weim, d´weshai) : le schème profond est celui d’un hat-Urteil où la matière est sujet510. En revanche, en transformant cet énoncé en « la forme a besoin de/ncessite quelque matière pour subsister », Alexandre fait 509 Alexandre, De anima 6.3–6 (cité supra, p. 50). Voir aussi Quaestio I 21, 35.6 : ja· 5sti t± l³m vusij± eUdg oqs¸ai, t± d³ tewmij± poiºtgter. Il s’agit donc d’une thèse fondamentale d’Alexandre et non d’une antithèse hasardée en passant dans le De anima. 510 Cf. Vuillemin 1967, p. 48, exploitant une distinction d’Erfahrung und Urteil.

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passer la forme en sujet non seulement grammatical, mais également physique : la forme devient le pôle de détermination de l’énoncé correspondant à la polarisation du réel. Il est remarquable que l’idée de « besoin » permet à l’inverse de ne pas trop séparer les deux pôles de l’énoncé. Si « j’ai besoin d’un corps pour subsister » est une affirmation métaphysiquement neutre, qui ne préjuge en rien de ma conception de l’union de l’âme et du corps, « j’existe dans un corps » possède une connotation dualiste évidente : la raison en est que la prédication du « X a existentiellement besoin de Y » identifie X et Y au moment même où elle les constitue comme deux pôles distincts de l’énoncé. Alexandre ne s’y est pas trompé, on a ici la structure linguistique la plus adaptée pour exprimer l’hylémorphisme : la forme prend la place du sujet dans l’énoncé qui pose son indissociabilité et sa dépendance de la matière511. Au terme de ce développement, il pourrait être opportun de rappeler des résultats très analogues à ceux d’Alexandre, obtenus – indépendamment de l’Exégète, semble-t-il – par une autre exégète, Jacques Brunschwig. À l’issue d’une étude des passages où Aristote évoque la forme comme un « prédicat » de la matière, celui-ci parvient à la conclusion que la « prédication » en question n’est pas une prédication classique, mais que le terme est alors employé par Aristote au sens d’une détermination512. La science métaphysique, qui étudie l’étant dans ses conditions ultimes de possibilité, met au jour un rpoje¸lemom au-delà du sujet individuel de Cat., à savoir la matire. « Car les autres choses sont prédiquées de la substance, mais celle-ci de la matière », 511 On aurait pu se demander si une telle hégémonie de la forme hylémorphique était compatible avec la relation d’inclusion qui régit le rapport de la partie au tout, modèle qu’Alexandre n’abandonne jamais tout à fait. Car si la forme est essentiellement information, ce qu’elle informe n’est pas une autre partie, indépendante, du tout. Cette objection, outre qu’elle se méprend selon nous sur le sens réel de l’argument des parties de la substance, nous paraît peu sensible à la volonté affirmée d’Alexandre de n’employer le vocabulaire de l’inhérence qu’en un sens analogique, et comme pour fixer une relation par nature ductile. De même que le substrat n’est qu’un certain substrat, de même le « tout » composé de la partie substrat et de la partie forme ne saurait être qu’un certain tout. Si Alexandre ne le désigne jamais comme tel, c’est probablement parce que la notion de tout est en elle-même plus diffuse que celle de substrat d’inhérence et invite automatiquement à la souplesse herméneutique. Mais il ne fait guère de doute qu’Alexandre n’entend désigner que la prise en compte combinée de la forme dans son activité matérielle et du fait qu’elle a, à quelque moment de son action, un certain support matériel. 512 Cf. Brunschwig 1979, p. 154–155 : « Je suggère simplement de faire une place, parmi les emplois du verbe jatgcoqe?shai, à un emploi spécialisé dans la dsignation même de cette relation par laquelle un terme X s’appose à un terme Y en le déterminant linguistiquement, en même temps que la réalité désignée par X s’appose à la réalité désignée par Y en la déterminant ontologiquement » (« simplement » et italiques de l’auteur).

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selon la phrase fameuse de Zeta 3513. Il serait conforme à la ductilité du lexique aristotélicien, remarque J. Brunschwig, que les termes exprimant la prédication (k´ceshai, jatgcoqe?shai), ne soient pas forcément univoques514. Il faudrait ainsi distinguer, sous ces mêmes vocables, la relation de prédication entre un sujet et un attribut et la relation de détermination d’une chose par une autre. C’est exactement le point qu’Alexandre a voulu souligner. La seule différence entre les deux commentateurs, au-delà de leur « stylistique » de l’exégèse515, tient à leur point de départ dans la classification de Cat. 2. Certes, tous les deux veulent la dépasser. Mais alors qu’Alexandre travaille la relation « X dans Y », J. Brunschwig se concentre sur « X dit de Y ». Alexandre prend ainsi en compte De anima II 1, 412a 17–19 dans un sens opposé à celui favorisé par un interprète « prédicativiste » comme Loux : plutôt que de se demander en quel sens l’âme se dit du corps et plus généralement la forme de la matière – donc d’insister sur le fait qu’un form-word permet une prédication classique tout autant qu’un species-word 516 – Alexandre réduit la tournure prédicative supposée par la préposition jat\ à une simple inhérence (1m), s’excluant par là tout recours immédiat aux substances secondes de Cat. 5. Bien au contraire, la forme, qui est substance, sera dans un sujet, c’est-à-dire s’opposera et aux substances premières et aux substances secondes des Catgories. Alexandre réduit donc la relation de la forme à la matière à une relation d’inhérence pour pouvoir mieux déborder la combinatoire de Cat. 2. À rebours, J. Brunschwig se place du côté du « dit de » et le module pour se retrouver lui aussi « ailleurs » que dans l’une des quatre cases de Cat. 2. Si, pour le premier, l’« être-dans » de l’âme n’est pas tout à fait un « être-dans », il n’est bien sûr pas, à la base, un « sedire-de » ; si, pour le second, le « se-dire-de » n’est pas tout à fait un « se-direde », il n’est bien sûr pas, à la base, un « être-dans ». On conclura que la prédication réformée de J. Brunschwig et l’inhérence réformée d’Alexandre mènent exactement au même point : celui où la forme, ni accident matériel de la matière ni attribut prédicatif de cette dernière, la détermine dans une symbiose matérielle sans confusion notionnelle.

513 Metaph. F 3, 1029a 23–24 : t± l³m c±q %kka t/r oqs¸ar jatgcoqe?tai, avtg d³ t/r vkgr. 514 Brunschwig 1979, p. 156–158. 515 Alexandre envisage le problème à l’occasion des textes du corpus, J. Brunschwig à partir des textes d’Aristote, car – paradoxalement – le premier explique Aristote et le second des textes aristotéliciens. 516 Cf. Loux 1979.

Chapitre VII La matière comme cause matérielle Le nota bene d’Alexandre, qu’il place à des endroits stratégiques de son corpus, atteste qu’il a parfaitement vu que la relation de la forme à la matière était différente de l’inhérence d’une qualité, même « essentielle », à son substrat. La forme n’est pas un attribut de la matière mais une détermination de celle-ci, qui interdit l’usage irréfléchi de la logique prédicationnelle517. Cette distinction comporte avec elle une difficulté, la principale, on l’a vu, de l’interprétation « idéaliste » : celle, si la forme hylémorphique s’intègre toute la matière avec laquelle elle fait couple, de rayer la matière de la carte du monde aristotélicien et de sombrer par là-même dans des apories inextricables liées à la pluralité du sensible518. Aussi se trouve-t-on confronté à la question de la matière – l’unique détermination de l’ontologie d’Aristote dont la notion requière qu’elle soit indéterminée. On voudrait, dans le présent chapitre, montrer deux choses. Tout d’abord, qu’Alexandre, en bon essentialiste, a tenté d’aménager une place « causale » à la matière qui ne soit pas tout à fait sur le même plan que celle de l’eidos et qui donc conserve à ce dernier son hégémonie. En second lieu, comment ce traitement de la matière est assez fin pour ne pas conduire à son élimination totale du système, mais s’accompagne d’une redéfinition des catégories de l’étant qui distingue entre les objets naturellement assimilables par des schèmes

517 Il ne s’agit bien sûr pas de dire qu’une science puisse être constituée de propositions n’obéissant pas aux règles prédicationnelles élémentaires. Le point est seulement ici que les principes des êtres, la forme et la matière, tout en devant nécessairement être rapportés l’un à l’autre, ne le peuvent comme sujet et prédicat. 518 Se pose non seulement la question du facteur d’unité, mais de cohérence et d’harmonie entre les causes. Comment expliquer qu’elles concourent toutes à l’organisation d’un cosmos ? Une première réponse consisterait à dire que justement dans le cas du vivant, de loin le plus important, la matière dernière et la fin-forme deviennent une et la même sous l’action de l’agent. Or l’agent étant lui-même le principe dynamique au fondement de la forme, la question de la pluralité des causes se résout vite dans leur fusion biologique. Finalement, les quatre causes seraient intégrées dans la forme comprise comme principe à la fois dynamique et organisateur. Mais un tel réductionnisme formel, sans être à proprement parler faux, paraît néanmoins éluder la question de la pluralité au moins dialectique des différentes causes. L’unité d’une pluralité n’est pas simple. Sur toute cette question, cf. infra, p. 196–199.

§ 1. Deux acceptions de la matière ?

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prédicatifs simples et ceux – dont la matière et la forme – qui ne le sont qu’à certaines conditions.

§ 1. Deux acceptions de la matière ? Pour Alexandre comme pour Aristote, la matière joue deux rôles distincts, qu’il serait vain de vouloir chercher à trop unifier. Irréductible paraît en effet l’écart séparant la matière en tant qu’elle est principe de concrétion spatiotemporelle – ralisation du cosmos sphérique et principium locationis de ses différentes substances formelles – et la matière en tant qu’elle est puissance d’un acte, surdéterminant l’avenir d’une génération et par là-même surdéterminée. À ces deux pôles répondent deux conceptions de la forme, à savoir la forme comme unique principe de consistance ontique (aristotélisme essentialiste, pour lequel la matière devient, à la limite, une simple coordonnée spatiotemporelle) et la forme comme qualité de la matière (aristotélisme matérialiste, ou la forme devient, là aussi à la limite, un mode de la matière). La double notion de la matière n’apparaît nulle part aussi bien que dans la Quaestio I 10, où Alexandre se demande si le substrat des corps célestes peut être appelé « matière ». Alexandre argumente dans les deux sens : si la matière se définit comme ce qui peut être substrat des contraires, alors les corps célestes n’ont pas de matière (cf. aussi In Metaph. 169.16–19). Si, en revanche, la matière se définit comme « le dernier substrat inorganisé par soi »519, alors les corps célestes ont une matière. Mais même dans ce dernier cas, cela ne signifie pas qu’il faut postuler un genre commun dont chaque substrat serait une espèce. Car ces substrats sont eux-mêmes incomposés dans leur notion et ne peuvent donc s’analyser à l’aide d’un genre et d’une différence spécifiante. Alexandre ne choisit pas entre ces deux notions de la matière, sans doute parce qu’il perçoit bien qu’elles remplissent chacune une fonction cosmologique déterminée. On se rappelle que selon Alexandre, le genre définitionnel du Feu, de l’Eau, de l’Air et de la Terre était soit le « corps naturel », soit l’« élément »520. Cette alternative pourrait confirmer l’authenticité de la Quaestio I 10 et 519 Cf. Alexandre, Quaestiones, 21.2 : 5swatom rpoje¸lemom !qq¼hlistom jah( artº. L’expression est empruntée à Aristote, Phys. II 1, 193a 11. 520 Cf. supra, chap. IV, p. 139, le passage cité du commentaire d’Alexandre à D 10, 1018b 6–7 : « Il dit que sont autres également toutes les choses qui ont dans leur substance et définition une contrariété. C’est ainsi qu’on pourrait dire que l’eau est autre que le feu. C’est en effet dans la substance que se trouve leur contrariété : celui-ci est chaud et sec quant à la substance, tandis que l’eau est froide et humide, et leur genre est soit le corps naturel, soit l’lment. Il faut en effet que les choses autres par l’espèce soit subsumées sous quelque genre unique ».

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Chapitre VII — La matière comme cause matérielle

l’ancrage de sa problématique dans des préoccupations authentiquement alexandriques. Avec une première définition de la matière comme réceptacle des contraires – c’est-à-dire si l’on ne se préoccupe pas des conditions très spéciales d’existence du corps supralunaire – on peut ne voir de « corps naturel » que dans la sphère sublunaire. Mais si l’on réfléchit, comme dans la Quaestio I 10, qu’en tant qu’animés, les astres sont aussi des corps naturels, il faudra renoncer à une telle désignation pour le genre des quatre éléments, et se contenter de les subsumer sous la rubrique « élément » en général. Cette indication est précieuse, car elle nous permet de mieux comprendre comment Alexandre théorise la matière première. Si en effet les deux couples chaudfroid et sec-humide sont à la fois la part formelle de la substance élémentaire (point de vue hylémorphique) et sa différence spécifique (point de vue « logique »), quels seront la part matérielle et le genre ? Et quelle relation entretiendront-ils ? Alexandre, on vient de le voir, a répondu partiellement à la première question : le genre des éléments est soit « le corps naturel », soit « l’élément ». En vertu du parallélisme entre les deux échelles, ce genre correspondra à une certaine réalité hylémorphique, une « matière » qui se trouvera « informée » par les qualités primaires. Il est évident que le seul candidat envisageable est la matire premire, d’elle-même dépourvue de qualité. En tant qu’affections physiques, les deux couples sont des formes ; en tant que spécifications, des différences. Quel écart subsiste-t-il avec un cas plus classique ? C’est que la matière première, à la différence de la matière animale, par exemple, ou végétale, ne peut être définie par aucun état qualitatif. Tous les animaux partagent des états qualitatifs qui les distinguent des végétaux ou des minéraux et auxquels le genre « animal » renvoie en bloc. Mais le genre « corps naturel » (ou « élément ») ne renvoie à aucun état qualitatif de ce type. Faut-il alors supposer qu’Alexandre, comme les modernes521, s’est de facto affranchi de la matière première et n’a expliqué les contrariétés qualitatives élémentaires qu’à la façon d’espèces meublant exhaustivement leur genre ? C’eût été renoncer au parallélisme fondamental des deux échelles, admettre, dans un cas au moins, un genre purement abstractif et ouvrir une brèche aux attaques stoïciennes522. Le coût était donc tel qu’Alexandre, dans une Quaestio au moins – I 15 – a préféré imaginer une solution particulièrement subtile pour sauver le statut physique, et non simplement logique, de la matière première. On l’étudiera moins pour sa viabilité intrinsèque que pour ce qu’elle nous laisse entrevoir des préoccupations de l’Aphrodisien.

521 L’opinion « orthodoxe » consiste maintenant à dénier la réalité de la matière première chez Aristote. La chose ne va pas toujours sans ambiguïté chez les exégètes. J’ai défendu mes raisons « orthodoxes » dans Rashed 2005, p. XCII–CIII. 522 Sur le troisième point, voir Kupreeva 2003, p. 313 sqq.

§ 1. Deux acceptions de la matière ?

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Remarquons tout d’abord que le passage du Time 52B où il est dit que la w¾qa, assimilée par les Aristotéliciens à la matière, ne peut être connue que « par un raisonnement bâtard » (mºh\ kocisl`) est l’un des très rares textes de Platon cités avec approbation par Alexandre523. La chose, moins superficielle qu’il n’y paraît, trahit une véritable faiblesse du système aristotélicien. Il ne faudra donc pas s’attendre à voir établi le statut substantiel de la matière de plain-pied avec celui des vivants. Malgré cette réserve initiale, on s’aperçoit qu’Alexandre s’efforce d’aborder la matière d’une façon aussi précise que possible, c’est-à-dire en la cernant par une caractéristique d’allure définitionnelle. Tout le paradoxe est que cette caractéristique doit être interne à la matière première elle-même et non aux corps premiers. Étudions son argumentation. La Quaestio I 15 est consacrée à montrer « que si la même matière doit également se trouver dans les choses divines, elles aussi seront corruptibles »524. Alexandre commence par remarquer que la matière, dans les choses divines et dans celles engendrées-corruptibles, est soit identique, soit différente. Si elle est la même, les choses divines seront corruptibles. Si elle est différente, la matière d’ici-bas aura un principe de distinction. Elle ne sera donc plus « sans qualité ni simple » (oqd( %poior … oqd( "pk/) 525. La riposte d’Alexandre consiste à distinguer différence et différence spécifiante, qualification et qualité. Il remarque tout d’abord qu’il ne suffit pas de différer en quelque chose pour que cet élément d’altérité puisse être considéré comme une véritable différence, c’est-à-dire une différence spécifiante. L’exemple des catégories, qui diffèrent les unes des autres par quelque chose, mais sûrement pas par une différence spécifiante puisque l’être n’est pas un genre, l’atteste. En outre, les prédicats négatifs représentent toute une classe de qualificatifs qu’on ne saurait considérer comme des qualités. Or ceux-ci jouent un rôle considérable dans la syntaxe des différences « lâches », i.e. non-spécifiantes. Le passage qui fait suite demande à être traduit526 : 523 Pas moins de trois occurrences dans le corpus conservé. Cf. Suppl. gr. 643, fol. 61 ad IV 2, 209b 19 (B vkg) : mºh\ kocisl` ja· 1n !makoc¸ar 1st· jatakgpt¶ ( Simpl., In Phys. 542.19–22), In Metaph. 164.20–21, Quaestio I 1, 4.10–11. Les deux derniers passages coupent court à une éventuelle remise en cause de l’authenticité de la scholie fondée sur Simplicius, duquel un scholiaste aurait excerpté la scholie du Suppl. gr. 643. Nous avons là visiblement l’un des très rares passages de Platon dont Alexandre luimême aimait à se réclamer. Cf. Fazzo 2002, p. 51, n. 75, pour des citations possibles, chez Philopon et Thémistius, d’Alexandre mentionnant la phrase du Time. 524 Alexandre, Quaestiones, 26.28–27.29. 525 Alexandre, Quaestiones, 27.3–4. 526 Alexandre, Quaestiones, 27.12–21 : 5ti d³ oq p÷sa diavoq± poiºtgr7 eQ c±q B diavoq² 1sti jah’ Dm !mtidiaiqe?tai !kk¶koir 1j toO aqtoO c´mour eUdg, eUg #m toO eUdour 2j²stou B diavoq± ox 5sti diavoq², jah’ d t¹ eWma¸ 1stim aqt` to¼t\ f 1sti, dgkytij¶. !kk± lµm p²mtym t_m sumest¾tym v¼sei, oqw B vkg lºmom oqs¸a, !kk± ja· t¹ eWdor, 1m

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Chapitre VII — La matière comme cause matérielle

En outre, toute différence n’est pas une qualité. Si en effet la différence est ce selon quoi se divisent des espèces527 à partir du même genre, c’est de la forme que la différence de chaque chose dont il y a528 différence sera indicative, forme selon laquelle l’être appartient à cela même qui est529. Mais alors, pour tous les êtres composés par nature, dont la matière n’est pas seule substance, mais également la forme, la différence sera indicative d’une certaine substance et non pas d’une qualité, et les choses qui diffèrent les unes des autres selon de telles différences le feront par la substance, non par la qualité. En sorte que, la matière elle aussi étant une substance dans la substance par le fait qu’elle est réceptacle des contraires, celui qui dit que la matière d’ici-bas diffère de celle de là-bas selon ce critère pourrait bien dire qu’elle ne diffère pas par une qualité.

L’argument est destiné à montrer que la qualification par laquelle la matière sublunaire diffèrerait de la matière supralunaire n’est pas une qualité. Il le faut si l’on veut, comme Aristote, professer l’existence d’une matière par elle-même sans qualité. Selon notre lecture de la phrase-pivot de l’argument – malheureusement difficile et défigurée par les générations de copistes – Alexandre, de manière fort instructive, glisserait de l’espèce à la forme en usant, comme à son habitude, de la différence comme d’un moyen terme. Il commence en effet par affirmer que la différence est ce qui permet de constituer les espèces d’un même genre. Il dérive de cette évidence aristotélicienne que la différence est indicative de l’« eidos ». Or, poursuit-il, dans le cas des êtres naturels, l’eidos aussi est substance. L’argument est bien entendu celui du début de son De anima, où il soulignait que si la forme est simple qualité dans le cas des artefacts, elle est substance dans celui des êtres naturels530. À ce stade, nul doute n’est permis, l’eidos est la forme du composé de matière et de forme. Il peut alors conclure : l’eidos des êtres naturels étant substance et la différence spécifiante étant indicative de l’eidos, la différence des êtres naturels relève du domaine de la substance et non de la qualité. Notons, bien que ce ne soit pas là l’objectif d’Alexandre, qu’on peut appliquer ce to¼toir B diavoq± dgkytijµ eUg #m oqs¸ar tim¹r !kk’ oq poiºtgtor, ja· jat± t±r toia¼tar diavoq±r !kk¶kym diav´qomta oqs¸ô, !kk’ oq poiºtgti diav´qoi, ¦ste, ja· t/r vkgr ousgr oqs¸ar 1m t0 oqs¸ô t` eWmai aqtµm t_m 1mamt¸ym dejtij¶m, b k´cym jat± toOto diav´qeim t¶mde tµm vkgm 1je¸mgr oq poiºtgti #m diav´qeim k´coi. 527 Je ne reprends pas l’ajout de t\ proposé par Bruns à la suite du correcteur de V. 528 En accentuant 5sti paroxyton.

529 Sharples 1992, p. 60 corrige le texte et construit différemment : « For if a difference is that according to which the species from the same genus are mutually distinguished from one another, the difference in each species will be the difference of that which it is the difference inasmuch as that which it indicates is the being of this thing ». Mais la suite de l’argument va s’appuyer sur le fait que la forme est substance. Il est donc probable que la phrase problématique insiste sur le fait que la différence spécifiante est indicative de l’eidos, pour conclure finalement que la différence spécifiante est indicative de la substance – et non de la qualité. 530 Cf. Alexandre, De anima 6.3–6 et supra, p. 179, n. 509.

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résultat partiel aux différences premières des éléments et que l’on aboutira automatiquement à la position critiquée par Averroès, à savoir que c’est la fonction qui dicte la catégorie531. Cette dernière, pour une détermination donnée (par exemple : « chaud ») n’est pas donnée au départ. Qualité dans le cas de l’homme, elle sera substance dans celui du feu. Averroès avait bien compris le commentaire au De generatione d’Alexandre. Suit une argumentation au premier abord déroutante. Alexandre revient au problème initial des deux matières indifférenciées, mais il infléchit immédiatement son analyse pour se placer dans le cas de la matière d’une substance composée de matière et de forme. La matière y est substance car elle est substrat des contraires – et non, on le notera, en tant que « partie de la substance » – et il va de soi qu’elle est un être naturel. Tout en se gardant de l’écrire en toutes lettres, sans doute en raison d’une certaine gêne à l’égard d’un tel argument, Alexandre divise alors la matire du composé de matière et de forme en matière et en forme (en s’appuyant implicitement sur le fait qu’elle est un être naturel) 532. Enfin, fort de son attribution antérieure de la différence au domaine de la forme-substance, il peut conclure que la différence de la matière est plutôt une substance – à savoir, la forme de cette matière, qu’on ne confondra pas avec la forme conjointe à cette matière dans le composé. Une particularité de cette analyse saute aux yeux : elle bloque le danger d’une régression à l’infini de l’hylémorphisme en constituant la matière non pas comme une série indéfiniment approchante, mais comme une entité close, composée sinon d’une matière et d’une forme au sens hylémorphique, du moins d’un genre et d’une différence au sens logique. La matière et la forme de la matière première ne sont plus des entités hylémorphiques, mais des déterminations génériques, non réalisées en tant que telles, bien que concourant à la structure des substances. Encore une fois, l’échelle du genre et de la différence sauve l’échelle hylémorphique d’une dilution et c’est seulement dans ce recours à une structure générique un peu déplacée qu’il faut voir l’« analogie » dont parle Alexandre. Autrement dit, cette solution empêche l’introduction dans l’aristotélisme d’un type de procédure infinitiste auquel il répugne. Si l’on accorde à Natorp que l’opposition fondamentale entre platonisme et aristotélisme tient respectivement dans l’admission et la non-admission des processus d’approximations indéfinis, l’être étant pour Platon la loi de la série indéfiniment approchante tandis qu’il n’est pour Aristote que la réalité monadique « der Substanz, des geschlossenen Seins überhaupt »533, et pour peu que l’on soit sensible au danger de régression 531 Cf. supra, p. 134 sqq. 532 Alexandre, Quaestiones 27.19–21. 533 Cf. Natorp 1922, p. 384 sqq., cf. p. 392 (les italiques sont de l’auteur).

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inhérent à l’hylémorphisme, on comprend la parade d’Alexandre, issue du caractère non décisif, dans un certain cadre aristotélicien, de l’appel à Platon. On notera en conclusion que si Alexandre parvient à construire une notion de la matière première qui à la fois obéit à une syntaxe finitiste et n’est pas une abstraction générique, c’est en distinguant en elle un résidu matériel qui s’appliquera peut-être également à la matière céleste. Qu’y voir alors d’autre que l’extension physique pure et même, au-delà de la concrétion mondaine de la tridimensionalité, encore en tant que telle formelle, l’extensionalité pure, l’rpoje¸lemom !qq¼hlistom jah( artº de la Quaestio I 10 ? L’aboutissement de la logique d’Alexandre serait ainsi, paradoxalement, proche des théories pythagorisantes concevant l’opposition de la forme et de la matière comme celle du nombre et de l’extension, critiquées dans la Mtaphysique. Alexandre n’évoque nulle part cette dérive possible, et on comprend pourquoi : elle relève de la (future) « grande question de la métaphysique », est à ce titre impensable par l’idéalisme grec, qui arrête le réel à la forme. La question leibnizienne ne peut se déployer qu’une fois abandonnée l’équation forme = Þtre. Ces brèves considérations sur les Quaestiones I 10 et I 15, qui admettent aussi aisément de distinguer la matière de sa forme, incitent à voir en ces textes des discussions « logiques », au sens distingué dans la première partie534. C’était du moins ainsi que nous avions interprété certains textes du corpus d’Alexandre qui admettaient une relative indépendance de la matière. Il est indéniable que tous ces textes demeurent silencieux sur la question de leur compatibilité avec la physique de l’hylémorphisme. C’est la raison pour laquelle on y verra plutôt des prototypes de solutions, assez formels, apportés à des problèmes eux-mêmes formels. Il s’agit davantage ici d’explorer les concepts de matière et de forme pris dans leur opposition rigide et logique – qui ne veut pas dire arbitraire – que de se frotter au réel proprement dit. Il reste à étudier comment, même au plan « logique », Alexandre introduit certaines conditions dans le traitement de la matière qui découlent de son statut hylémorphique. Nous voudrions ainsi montrer que même quand, pour des motifs contextuels, Alexandre distingue pour les opposer matière et forme, il tente néanmoins de prendre en compte la spécificité ontologique de ces dernières. Si l’on s’interroge de manière générale sur les jugements scientifiques où la matière peut figurer en position de sujet propositionnel, on est conduit, semble-t-il, à distinguer trois grands types : – (a) On peut, dans la ligne des Quaestiones I 10 et I 15, dire que la matière, tout simplement, « est là » dans toute la sphère cosmique. Elle se confond ainsi avec le « quelque chose », le « substrat indéterminé par soi ». Elle admet alors, 534 Cf. supra, chap. II en part.

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comme on l’a vu, des différentiations (la matière sublunaire étant le substrat des contraires, la matière supralunaire ne l’étant pas) mais non des différences (au sens de la differentia specifica). – (b) On pourrait également être tenté de lui attribuer des prédicats négatifs (la matière est non-chaude, non-froide, etc.), ou bien d’en faire le sujet de jugements négatifs (la matière n’est pas chaude, n’est pas froide, etc.). On verra qu’Alexandre refuse la première formulation et accepte la seconde. – (c) On peut également prédiquer de la matière une série de caractéristiques essentielles renvoyant à sa fonction. On dira alors que la matière est « puissance », « aptitude » à la transformation. La matière cosmologique (a), ce substrat universel de tout ce qui est dans le monde, n’est pas plus destinée, per se, à recevoir telle détermination que telle autre. La matière, en ce sens, est nécessairement déterminée, mais aucune détermination particulière ne lui est nécessaire. Cette conception, notons-le d’emblée, ne présuppose pas le changement qualitatif. On pourrait supposer un monde où rien ne se transforme, mais où la matière conserve toujours une détermination identique. C’est exactement ce qui se passe avec le monde supralunaire, dont l’état matériel est comme « gelé »535. La matière dynamique (c) paraît posséder un point commun important avec la matière statique : elle aussi est indifférenciée par rapport à ses déterminations. En première analyse, nous pouvons dire que la matière peut être aussi bien privation que forme. Ainsi, la matière est embryon à un certain moment, homme adulte à un autre. Mais en elle-même, elle peut être soit l’un soit l’autre. La matière dynamique semblerait donc simplement restreindre l’indétermination universelle de la matière statique (cosmologique) à un spectre déterminé, celui qui relie deux états opposés dans la chaîne d’un changement. Alors que la matière cosmique peut être n’importe quoi, la matière dynamique peut être n’importe quoi entre une certaine privation (embryon comme privation de l’homme, par exemple) et une certaine forme correspondante (homme). Toutefois, en nous livrant à ce rapprochement, nous forçons le sens de la matière dynamique. Car c’est mal s’exprimer que de décrire la matière dynamique comme déterminée de l’extérieur par sa forme ou sa privation. Il y a identit entre cette matière et son état « formel » (qu’il s’agisse de sa forme ou de sa privation) et non une simple détermination où le déterminant et le déterminé demeureraient séparés ne serait-ce que notionnellement.

535 Il est d’ailleurs probable qu’Alexandre s’intéresse à la matière statique, hors contexte pédagogique ou polémique, seulement dans le cadre de son effort pour comprendre l’unité substratique de l’ensemble du monde, supralunaire et sublunaire confondu. Cf. supra, p. 183.

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Qu’en est-il chez Alexandre ? La notion « cosmologique » de la matière, qui permet de l’opposer à ses déterminations entendues indifféremment comme des qualia (poi²) ou des différences (diavoqa¸), bien qu’elle se retrouve dans son corpus, ne paraît pas la plus centrale. La matière est principalement, à ses yeux, comme on l’a vu au chapitre précédent, le complémentaire nécessaire de l’information des substances. Il se dégage de ses écrits physiques une théorie de la matière dont la principale fonction, celle de substrat-sujet, n’a d’intérêt que local. Certes, toute la matière de l’univers est susceptible de jouer le rôle de support d’une certaine forme. Mais cette fonction ne se réalise vraiment que dans le cadre topologique des substances individuelles que nous connaissons. C’est dans la limite de leurs contours que l’on peut accorder que la matière est substance, et ce n’est que par une exportation douteuse hors de telles conditions de légitimité que l’on pourrait conférer ce titre à l’ensemble de la matière cosmologique. C’est, entre autres choses, à dégager cette notion dynamique de la matière – lointaine ancêtre de la materia signata médiévale – que sont consacrées les cinq Quaestiones II 24–28536. Celles-ci distinguent en effet la matière lointaine (la prima materia), simple condition cosmologique, de la matière prochaine, qui permet d’expliquer le changement. Il apparaît assez clairement que pour Alexandre, la matière première pose aussi peu de problèmes que les catégories de l’être. C’est une donnée absolument primorACHTUNGREdiale, dont il n’y a en quelque sorte qu’à entériner la présence. En revanche, la matière prochaine exige une approche scientifique, car une considération attentive de son mode d’être permet de comprendre la structure du réel, c’està-dire son organisation exclusivement formelle. Notons en outre, qu’en tant que simple donne du monde, il n’y a guère de sens à dire que la matière est substance. Il y a un isolement autarcique des substances qui en fait bien autre chose que des zones d’un continuum indifférencié537. Ce sont les substances individuées par une âme, topologiquement closes, qui concentrent l’être véritable. Dans ce cadre, comme on va le voir en étudiant de plus près l’interprétation alexandrique de Phys. I, la matière est avant tout une cause du réel, en tant qu’elle est la condition sine qua non de la génération.

536 Cf. Fazzo 2002, p. 86–91. 537 C’est la raison pour laquelle il met à profit son commentaire au traité du lieu d’Aristote pour opposer la théorie aristotélicienne du lieu contigu à la théorie stoïcienne du contigu intégral. Cf. Suppl. gr. 643, fol. 63 (ad Phys. IV 4, 211a 29).

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§ 2. Alexandre et Phys. I À la fin de l’introduction de son commentaire à Phys., Simplicius propose quatre « remarques » (1pist\seir), plus ou moins inspirées d’Alexandre, mais dirigées aussi partiellement contre lui, consacrées au rapport entre universaux, touts et particuliers538. Dans la première, Simplicius souligne que si les touts composés sont faits de particuliers, il n’en va pas de même avec les universaux. Aucun élément n’est prédiqué du nom du tout qui le renferme à la façon dont un particulier est prédiqué par l’universel539. La deuxième, purement néoplatonicienne, consiste à opposer deux formes de connaissance de l’universel, l’une primitive et imprécise, l’autre fondée sur la définition scientifique de l’objet. La première est celle de tout le monde, la seconde celle des individus d’exception. La première est une connaissance par abstraction, la seconde est doublement unitive : l’intellect, en comprenant l’objet de la définition dans son unité absolue, s’unit avec lui. Quand Aristote dit que la connaissance des communs est première par rapport à nous mais seconde par nature, il parle de la connaissance abstractive vulgaire540. La troisième souligne que la connaissance physique se produit par le moyen du signe contraignant dans la première figure et qu’elle est à ce titre non démonstrative (tejlgqi¾dgr … !kk( oqj !podeijtij¶) 541. Simplicius ne cite malheureusement pas Alexandre à ce propos et l’on pourrait croire, surtout au vu d’une référence approbative à l’eQjotokoc¸a platonicienne542, qu’il s’agit d’un morceau strictement néoplatonicien comme le précédent. Il est cependant vraisemblable que la substance de cette théorie remonte à Alexandre, tout d’abord parce qu’Alexandre, comme on le verra, considère que la démonstration du Premier Moteur est une preuve « par analyse », ce qui revient à dire une preuve par le signe, ou qui remonte des effets aux causes, ensuite parce que la citation de Théophraste, selon lequel ce caractère ne doit pas nous pousser à mépriser la science physique543, a toutes les chances d’être connue de Simplicius via Alexandre. La quatrième se demande ce qu’Aristote a voulu dire en opposant la priorité pour nous et la postériorité par nature des « communs »544. Le 538 539 540 541 542 543 544

Simplicius, In Phys. 17.33–20.27. Ibid., 17.33–37. Ibid., 17.38–18.23. Ibid., 18.24–34. Sur ce thème, voir Morrison 1997. Cf. Time, 59C. Simplicius, In Phys. 18.33–34. Cf. 20.17–27. Sur ces textes, voir Laks 1998. Simplicius, In Phys. 19.1–20.27. Il est à noter qu’Aristote, dans tout son chapitre, ne parle jamais de « communs », joim\. Il mentionne soit des « choses confuses », sucjewul´ma (184a 22), soit des « universaux », jahºkou (184a 23–24, 25, 26), soit le « tout », fkom (184a 24, b 2), dont l’universel est un certain type (cf. 184a 25).

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problème surgit, selon Alexandre, du fait que les « communs » sont premiers par nature, au sens où les particuliers sont supprimés quand les communs le sont mais non réciproquement. Ce qui paraît pourtant bien « caractériser » (waqajtgq¸feim) la priorité naturelle545. L’authenticité de cet argument, classique chez Alexandre, ne fait aucun doute546. Simplicius propose de résoudre cette aporie en faisant appel à la distinction qu’il avait lui-même introduite entre universel de premier et de second type, ce qui confirme que la deuxième remarque est étrangère à Alexandre547. Quoi qu’il en soit, la question se pose de savoir quels sont les « communs » dont on part et quels sont les « principes » naturels où l’on arrive. Elle est d’autant plus pressante qu’une interprétation des mystérieux jahºkou comme des « universaux » a vite tourné court : les universaux ne sont en effet ni antérieurs pour nous (puisqu’ils sont le résultat de l’abstraction) ni postérieurs par nature. L’argument par suppression montre plutôt qu’ils sont antérieurs par nature tandis que les êtres qu’ils subsument sont postérieurs par nature. Alexandre a beau remarquer que les universaux n’étant pas des substances, ils ne sont pas réellement antérieurs par nature, cela n’en fait pas des êtres « plus clairs » pour nous, « moins clairs » par nature. La solution d’Alexandre est que les jahºkou sont des ensembles confus, ayant certaines propriétés, en quelque sorte habités par les principes physiques. 545 Simplicius, In Phys. 19.4–8. 546 Pour l’argument et son histoire péripatéticienne ancienne, voir Barnes 2003, p. 244–245, 248–253, 256–260, Rashed 2004a. Voici une traduction de ce texte : « Alexandre d’Aphrodise, du moins, reconnaît que le commun et l’universel (t¹ joim¹m ja· jahºkou) est antérieur par nature aux choses sous lui, à la façon dont l’animal est antérieur à l’homme, par le fait de supprimer mais de ne pas être supprimé. Et cela, Alexandre le dit avec mesure. Toutefois, ayant dit que l’universel (t¹ jahºkou) est premier par nature, il ajoute «mais non point cependant premier aussi au sens propre, parce qu’il n’est pas même substance : c’est la raison pour laquelle la connaissance de l’un des communs est postérieure à celle par le moyen des propriétés, si du moins sont premières en chaque chose les choses qui manifestent sa nature propre» . On pourrait cependant se demander comment ce qui est premier par nature n’est pas premier au sens propre » (Simplicius, In Phys. 19.4–11). Ce texte a le mérite de confirmer l’authenticité de l’ensemble de la Quaestio I 11b, qu’il reflète en condensé, et de manière inversée. La Quaestio commençait par défendre le caractère postérieur du genre, avant d’expliquer, dans un dernier paragraphe soupçonné d’inauthenticité (22.14–20 – ainsi que 23.11–13 – ; cf. Lloyd 1980, p. 51 et Sharples 1994, p. 97), en quel sens le commun serait antérieur : sa suppression entraînerait avec elle celle de tous les éléments qu’il subsume. Mais cela est faux, car la suppression du commun en tant que commun se vérifierait si un seul de ses éléments était conservé (cf. Tweedale 1984, p. 296). Sharples 2005, p. 51–54, avait déjà proposé de considérer ce texte comme authentique en remarquant que « this seems to be a slip resulting from the fact that species with only one member are the exception rather than the rule » (cf. p. 43). Alexandre aurait pareillement glissé dans l’In Phys. Voir aussi Alexandre, In Metaph. 287.37–38. 547 Cf. Simplicius, In Phys. 19.12–18.

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Un travail d’analyse opéré sur ces ensembles confus aboutit à dégager les principes, dans leur individualité et leur précision548. Il faut ici citer l’ensemble du texte549 : Alexandre dit : « D’une part, il montrera tout d’abord que les principes sont plusieurs et ni un ni en nombre infini, ensuite qu’il faut qu’il y ait une contrariété en eux et que quelque chose soit le substrat de la contrariété ; à partir de ces choses communes, il en viendra à montrer quels sont ces principes. Celui en effet qui sait ces choses ne sait pas encore quels sont les principes ». Mais il faut faire une remarque : si en effet «le principe est un ou plusieurs» et «s’ils ont une contrariété ou non» et «si quelque chose est substrat ou non» sont des choses dites au sujet même des principes et non au sujet des objets confus qui procèdent d’eux, comment cette démarche nous conduira-t-elle des composés aux principes ? « D’autre part », dit Alexandre, « il était dit qu’il a pu identifier ici comme des universels d’un certain type également les axiomes », au sujet desquels on a parlé plus haut et dont il se sert encore maintenant. « De fait, que le principe soit ou bien un ou bien plusieurs est équivalent à ou bien un ou bien non un, et cela se range sous le fait que de toute chose, il faut prédiquer soit l’affirmation soit la négation ».

La mention des principes renvoie à un passage deux pages plus haut550 : D’autre part, dit Alexandre, il était dit qu’il a pu identifier ici comme des universels d’un certain type également les axiomes, dont nous nous servons pour tout ce que nous montrons en raison de leur évidence, mais qui ne sont propres à aucune des choses que nous montrons à partir d’eux. Relève de ce type : «pour tout, ou bien l’affirmation ou bien la négation», «si l’on retranche des choses égales de choses égales, les restes sont égaux». Ces axiomes, en effet, utiles dans de nombreux cas, sont universels et chaque chose est contenue sous eux.

Alexandre propose, plutôt que deux solutions, une solution et une précision possible à l’aporie qu’il soulève, celle du premier pas de la démarche physique. La solution : par une réflexion sur certains traits essentiels des principes – à savoir leur structure : une opposition et un substrat, et leur nombre : trois – on arrive à dégager leur identité. Bien qu’Alexandre ne le précise pas, parce que c’est pour lui évident, il s’agit d’une découverte inductive de la forme, de la privation et de la matière. La précision possible, qui dut être proposée par des 548 Au contraire de la reconstitution proposée par Dalimier 1998, qui pense que Simplicius et Alexandre s’opposent brutalement, celui-là soutenant qu’Aristote proposait une démarche purement inductive, celui-ci lui attribuant la thèse que la physique, dans la mise au jour de ses principes propres, chemine grosso modo comme la géométrie. Les choses sont en réalité beaucoup plus nuancées : à la fois Alexandre et Simplicius pensent que le cheminement du livre I de la Physique est inductif, mais Alexandre laisse ouverte la possibilité, évoquée par d’autres auteurs, que les « universaux » dont il est question englobent, en sus des ensembles confus, quelques axiomes ultra-généraux. Cf. infra, n. 551. 549 Ibid., 19.21–33. 550 Ibid., 17.25–31.

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prédécesseurs d’Alexandre551 : certains (cf. tima) communs sont galement (cf. ja¸) des axiomes ( !ni¾lata) que l’on va en quelque sorte appliquer aux données physiques pour parvenir à nos trois principes. Il faut disposer de certaines règles logiques élémentaires (principe de non-contradiction et principe du tiers-exclu en particulier) pour pouvoir même commencer à réfléchir sur quoi que ce soit. Alexandre nous apprend ailleurs que de tels principes ne sont pas propres à une science particulière, comme la physique, mais communs à toutes552. Les « communs » d’où l’on part sont certes les ensembles confus – t± sucjewul´ma – mais on peut leur ajouter (cf. ja¸) les universaux que sont les axiomes. Muni d’un premier donné empirique général et de règles logiques généralissimes, on pourra commencer à s’enquérir des principes particuliers ( jah( 6jasta) de la physique553. Nous avons donc un cheminement qui s’apparente à la saisie des universaux, à une différence lexicale près : ce qu’Alexandre dénomme ici « universel » est ce qu’il dénomme « particulier » dans sa noétique, et réciproquement554, à moins que sans le dire, il assimile l’« universel » à un premier universel qui ne constituerait qu’une première appréhension d’ensemble des particuliers. Simplicius se récrie à l’introduction des axiomes, car ceux-ci ne sont pas constitués des principes physiques mais prennent place aussi au niveau de ces derniers555. Cette critique paraît toutefois assez déplacée, puisqu’elle se borne à répéter le point qu’Alexandre admet lui aussi mais qu’il essaie précisément de nuancer. Car sur le caractère régressif de la méthode physique, Alexandre est manifestement d’accord, non seulement parce que c’est l’évidence même de la 551 Cf. 19.29 (= 17.25) : « il était dit », 1k´ceto. Il n’est pas exclu que pour les prédécesseurs en question, cette hypothèse interprétative visait à ne pas mettre l’introduction de Phys. en contradiction terminologique, dans son emploi du couple jahºkou-jah( 6jasta, avec la démarche abstractive usuelle dans la noétique aristotélicienne. Il est toutefois caractéristique qu’Alexandre n’emploie pas de disjonction (Etoi … E …, ou l¶pote …) pour présenter leur thèse. C’est donc qu’il la juge raisonnable. Dalimier 1998, p. 84, traduit 1k´ceto d´, vgs·m b )k´namdqor, d¼masha¸ jtk. par « On a dit que, pour Alexandre, il était possible etc. », ce qui compromet gravement l’interprétation du passage. 552 Cf. Alexandre, In Metaph. 265.6–14. Cf. Bonelli 2001, p. 246 sqq. 553 Il est probable qu’Alexandre donne son accord à cette double origine du savoir physique. En premier lieu, cela semble impliqué par Simplicius, In Phys. 12.5–8 : « Mais puisque les premiers principes également, certains sont propres à certaines catégories de choses, comme les définitions et les axiomes de la géométrie, tandis que d’autres sont communs à toutes, Alexandre dit que celui qui veut devenir savant doit connaître ces principes communs, parlant là comme un platonicien ». En second lieu, cette particularisation des principes généraux selon chaque science particulière, au contact de la spécificité irréductible des objets du domaine concerné, est typique de la façon dont Alexandre conçoit l’organisation de la science. Cf. Bonelli 2001, p. 237 sqq. 554 Cf. Alexandre, De anima, 83.10, 85.12, 14–20. 555 Simplicius, In Phys. 19.33–20.2.

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lettre du premier chapitre, mais aussi parce que il y a là quelque chose de conforme à tout l’esprit de l’aristotélisme. Le différend n’est pas là, mais tient au fait que Simplicius veut appliquer au texte d’Aristote la seule distinction néoplatonicienne entre différents types d’universaux. Selon Simplicius, l’abstraction ne produit pas la définition mais une représentation confuse du « commun » ; seul le philosophe d’exception sait s’élever plus haut et concevoir la définition dans l’unité de ses parties. Selon Alexandre, l’abstraction produit à la fois, selon des modes différents : la définition, la forme, l’universel. Et en un sens, cet objet produit, qui est un, est un « particulier ». On en a la confirmation près de deux cents pages plus loin dans le commentaire, dans un passage où Simplicius affirme citer « à la lettre »556 la position d’Alexandre sur les principes557 : Alexandre dit que les principes sont éternels. Si en effet ils étaient engendrés (et que tout engendré se corrompt), les principes se corrompraient, en sorte que se corrompraient également les choses procédant des principes. De cette manière, la génération s’interromprait à un certain moment, rien n’existant à partir de quoi quelque chose pourrait être engendré. Mais si cela est absurde, il faut que les principes soient toujours. Ensuite, il ajoute la démonstration de Platon au sujet des principes, à savoir : s’ils étaient engendrés, ils seraient engendrés à partir de principes, et s’il en allait ainsi, ils ne seraient pas eux principes. Mais, dit-il, les principes sont doubles, comme on le montrera, les uns préexistants, inengendrés et éternels numériquement, comme l’agent et la matière, les autres en fonction de quoi il y a génération et corruption : il s’agit des contraires, qui ne sont ni inengendrés ni éternels numériquement. En outre, dit-il, s’il y a certes de multiples principes, tous les principes ne sont pas éternels, mais seulement les plus principiels, tandis que les principes prochains sont corruptibles. En sorte que tout principe n’est pas éternel. En outre, comme sont contraires d’une part les universaux et d’autre part les particuliers, les particuliers, du fait qu’ils sont engendrés, également se corrompent. En revanche, les contraires universaux qui subsument tous les contraires, qui sont aussi les plus génériques, la privation et la forme, ne se corrompent pas. En effet, les universaux sont incorruptibles.

La position générale d’Alexandre apparaît assez clairement, même si tout dans son argumentation n’est pas limpide, en particulier l’affirmation de la validité de la conséquence de l’universalité à l’incorruptibilité558. Nous sommes en présence, dans chaque substance, d’un jeu de principes qui nous apparaîtra de manière plus ou moins confuse. Nous parviendrons à extraire de ce donné empirique un universel parfaitement générique, le couple « forme-matière ». Le processus est ici décrit dans la terminologie usuelle de l’abstraction. Mais la structure réelle sous-jacente est à l’évidence celle qui dicte selon Alexandre le cheminement de Phys. I et sur laquelle il s’interrogeait dans les premières pages 556 Cf. Simplicius, In Phys. 198.2 : 1p( aqt/r t/r k´neyr. 557 Ibid., 197.23–198.1. 558 Sur ce point, cf. infra, p. 257, n. 703.

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Chapitre VII — La matière comme cause matérielle

de son commentaire. En conséquence, il est naturel qu’Alexandre considère que la démarche soit inductive. Au moment de commenter la mention par Aristote de l’induction du mouvement, Simplicius écrit d’ailleurs559 : Mais ici aussi, Alexandre reconnaît qu’Aristote prend pour principe, non pas le principe selon la nature, mais le principe pour nous, car il est manifeste que ce n’est pas le principe de la chose (il pourrait bien ne pas être premier par nature) mais de la démonstration, qui est menée à partir des choses dernières et évidentes560, à la façon dont l’induction persuade de l’universel à partir du particulier, universel qui n’est pas la chose postérieure par nature, mais la chose antérieure.

Une dernière confirmation est apportée par la discussion sur l’identité exacte des trois types d’explications énoncés dès la première ligne du traité, celles par les « principes » ( !qwa¸), celles par les « causes » (aUtia) et celles par les « éléments » (stoiwe?a). Reprenant partiellement une distinction d’Eudème, Alexandre réserve l’appellation propre d’« élément » à la matière, celle de « cause » à la fin-forme et celle de « principe » à l’agent du mouvement561. Ce qui nous intéresse ici n’est pas tant le choix terminologique que la relation probable entre cette tripartition – reconnue et soulignée comme telle, ce qui n’allait a priori pas de soi562 – et les trois concepts centraux de Phys. I, le sujet (rpoje¸lemom), la forme (eWdor) et la privation (st´qgsir). Il paraît douteux qu’Alexandre ait insisté sur la nature exacte des causes s’il n’y voyait pas un objet déterminant pour la suite. Pourtant, Simplicius ne revient plus sur la question au cours de son commentaire du Livre I. Reflète-t-il Alexandre sur ce point ? On ne le croit pas. La raison de sa discrétion s’explique par un différend doctrinal concernant la répartition des causes. Simplicius est en effet en désaccord avec l’exclusion apparente du Premier Moteur du rang des « principes » – le statut d’aUtiom étant inférieur, selon lui, à celui d’!qw¶ – mais, surtout, il voit d’un œil fort critique l’élévation de l’eWdor au-dessus de ce qui relève des causes élémentaires. Une querelle rémanente est rythmée, dans le livre I, par l’apparition du terme « élémentaire », stoiwei_der563. Pour Simplicius, la forme (aristotélicienne, cela va de soi) relève de la constitution du sensible quasiment au même titre que les quatre éléments du De generatione,

559 560 561 562 563

Simplicius, In Phys. 53.22–26. Je corrige 1maqc_r Diels en 1maqc_m. Simplicius, In Phys. 10.3–24. Elle ne réapparaît plus dans la discussion canonique des causes de Phys. II, chap. 3 et 7. Simplicius, In Phys. 11.23, 198.4, 216.13–14, 222.14, 234.23 (si l’occurrence en 234.15 remonte vraiment à Alexandre, elle signifie seulement « en rapport avec les quatre éléments » et non pas « en rapport avec la matière et la forme »), 257.11 et 28, 258.3 et 6.

§ 2. Alexandre et Phys. I

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alors que pour Alexandre, la forme du vivant possède un élément « divin » qui la distingue radicalement de la pure matérialité564. Simplicius avait dévoilé ses réticences dès sa présentation de la répartition d’Eudème. Si l’eidos est une cause aussi relevée que le prétend le disciple d’Aristote, insinue Simplicius non sans quelque perfidie, « il est étonnant que l’eidos n’existe pas dans le causé, à moins qu’ils ne parlent d’aventure de l’eidos universel »565. C’est au cours de la discussion des trois grands chapitres sur les principes (chap. 6–8), que le néoplatonicien va donner libre cours à ses critiques. En 198.4, il s’étonne du choix d’un principe « élémentaire » – il s’agit de la forme « universelle » d’Alexandre – et non d’un agent transcendant. Le passage trouve un écho en 234.11 sqq. Le thème, enfin, explique qu’Alexandre ne soit pas mentionné lors de l’exégèse de Phys. I 7, 190b 17–20, où réapparaît une mention conjointe des « causes » et des « principes ». Simplicius signale même, pour se faciliter la tâche, qu’« Aristote emploie le nom de cause et de principe dans le cas de la matière »566. On s’enquiert donc ici des « principes élémentaires » (t±r stoiwei¾deir !qw\r), c’est-à-dire de la matière et de la forme. Il est clair, même en l’absence du commentaire d’Alexandre, que nous avons ici affaire à son texte amendé. Bien sûr, le résultat devait être le même – tout lecteur comprenant bien qu’on discute ici de la matière et de la forme – mais les voies pour l’atteindre sont fort différentes. Il y a pour Alexandre une différence structurelle entre la forme et les quatre éléments que Simplicius s’acharne à effacer. Mais que devenait chez Alexandre le « principe » comme cause agente ? Car si l’on comprend aisément comment Alexandre, à la suite de sa répartition des causes, pouvait rapprocher l’« élément » du sujet et la forme-fin de la forme, une difficulté se présente avec le principe du mouvement, qui ne semble pas pris en compte dans la tripartition du livre I. Une remarque de Simplicius, à la fin de son commentaire du livre I, nous délivre sans doute la clé de l’énigme. Après avoir interprété le passage où Aristote affirmait l’existence d’une entité « divine, bonne et désirable » et d’une entité contraire « qui par nature la désire et tend vers elle » comme une opposition de la forme – soit pure, soit dans la matière – et de la matière567, Simplicius propose, comme une sorte de mot de la fin, le développement suivant568 :

564 En d’autres termes, Simplicius peut se permettre d’être plus matérialiste en physique (aristotélicienne) qu’Alexandre, puisqu’il extrait de la théologie (platonicienne) le « supplément d’âme » nécessaire à l’explication des phénomènes biologiques. 565 In Phys. 10.23–24. 566 Ibid., 216.10 sqq. 567 Ibid., 250.6 sqq. 568 Simplicius, In Phys. 258.14–25.

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Chapitre VII — La matière comme cause matérielle

Mais puisque certains pensent qu’Aristote a dit que ce n’était pas une cause agente (poigtijºm) du Tout, mais seulement une cause finale (tekijºm), et qu’ils croient que c’est là l’opinion d’Alexandre, il me paraît nécessaire qu’ils prêtent l’oreille aux choses dites ici par Alexandre, le plus authentique des commentateurs d’Aristote, à savoir : « la forme première pourrait être cause comme agent. Il dit en effet dans la Mtaphysique que ce corps mû par lui, c’est-à-dire le cinquième corps, meut les autres choses qui sont dans la génération et la corruption. En ce sens, d’un côté, il est agent. D’un autre côté, pour autant que c’est par désir de lui que toutes les choses trouvent leur propre accomplissement, comme il l’a dit un peu auparavant, et pour autant, comme il l’a dit dans la Mtaphysique, qu’il «meut comme un objet d’amour», il pourrait bien être cause au sens de fin et de but. Tel est en effet l’objet de désir ». Vois donc, il a lui-même expliqué en quoi il a posé l’intellect comme cause agente, et en quoi comme cause finale.

Cette citation est importante, moins dans le contexte général de l’interprétation par Alexandre de la causalité du Premier Moteur – la solution présentée ici étant assez faible569 – que dans celui de Phys. I. Tout d’abord, dans sa discussion du « désir » de la matière, Simplicius n’avait pas mentionné le nom d’Alexandre. Nous ne savions donc pas si l’une des gloses du « divin, bon et désirable » – comme la forme première ou comme quelque forme – était la sienne. On pouvait même imaginer que l’une lui était personnelle et que l’autre était celle d’un prédécesseur. La remarque selon laquelle c’est par désir de lui, i.e. du Premier Moteur, que toutes les choses (p\mta) trouvent leur accomplissement démontre qu’Alexandre faisait plus qu’évoquer la première éventualité : la forme désirée par la matière est au moins partiellement la forme première. Il va de soi, cependant, que telle matière déterminée ne « désire » pas devenir le Premier Moteur. Elle désire seulement s’assimiler à lui, c’est-à-dire devenir aussi proche que possible de lui dans la mesure où sa nature le lui permet. Or pour un être sensible, s’assimiler à la perfection divine, c’est acquérir sa propre perfection, soit réaliser sa propre essence, soit, finalement, acquérir sa forme propre. Cela posé, il faut se demander ce que ce développement fait à cet endroit du commentaire d’Alexandre. La réponse paraît être qu’il répond à la question posée d’entrée de jeu, celle de l’adéquation entre la tripartition des causes du premier chapitre et les trois notions élucidées dans la suite du livre. Le 569 Simplicius lui-même, d’ailleurs, au début de son commentaire, prête à Alexandre la thèse orthodoxe. Après avoir décrit la répartition Eudémo-Alexandrique des causes, il la critique comme suit (In Phys. 11.16–21) : « Après que nous avons fait l’histoire de ces doctrines, il nous faut dire contre Alexandre et, avant lui, Eudème, que le en vue de quoi, bien qu’étant une fin (t´kor), est obligatoirement aussi un principe ( !qw¶), et un principe plus fondamental que l’agent (toO poigtijoO), surtout d’ailleurs pour eux qui disent que la cause immobile et première est la fin de tout, mais non l’agent. Ils reconnaîtront qu’il est aussi le principe de tout, si du moins ils disent qu’il est primissime avant toutes choses ». Sur le débat contemporain autour de la causalité du Premier Moteur d’Aristote, voir Gourinat 2004.

§ 3. Matière et propositions métathétiques

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problème fondamental était que l’agent semblait ne pouvoir être rapproché ni de la forme ni de la matière – et encore moins, cela va sans dire, de la privation. Aristote aurait donc introduit vainement les trois types de causes mentionnées dès la première ligne du traité. Non point, répondrait Alexandre à l’issue du chap. 9, la cause comme agent du mouvement réside elle aussi dans l’eidos 570. Les trois grandes notions obtenues par induction et analyse sont effectivement des « principes », des « causes » et des « éléments » : la forme, en un sens, est cause et en un autre sens principe ; le substrat est élément. Nous pouvons, après ce long excursus – nécessaire pour comprendre la manière dont Alexandre lit Phys. I – revenir à sa formulation de la relation hylémorphique : « la forme a besoin d’un certain substrat pour exister ». Si l’eidos et la matière demeurent malgré tout deux pôles de l’étant, c’est parce qu’ils correspondent à deux types de causalité, à l’œuvre dans tous les objets dont peut se saisir l’induction, artefacts ou substances « réelles ». La forme et la matière doivent exister dans une certaine mesure séparément, car elles constituent les deux pôles d’une même échelle de la détermination. Mais elles doivent également, dans une certaine mesure, se confondre, pour que l’échelle soit bien une. C’est la raison pour laquelle la question de la matière, chez Alexandre, se pose essentiellement en des termes fonctionnels et locaux, au contraire, comme on va le voir immédiatement, de ce qu’elle était pour Boéthos.

§ 3. Matière et propositions métathétiques Simplicius nous a en effet par bonheur conservé un passage du commentaire d’Alexandre à Physique I 7, où ce dernier prenait explicitement position contre son prédécesseur. Même si Alexandre n’est cité que deux fois nommément par Simplicius, il est clair que tout le développement attenant est tiré de lui571 : 570 Cela expliquerait la mention fort énigmatique, en In Phys. 197.30–31, des deux grands principes éternels numériquement comme étant « la matière et l’agent ». Elle est trop intégrée dans le flux de l’argument pour qu’on y voie une allusion au dualisme stoïcien – qu’Alexandre exprime pourtant, d’après un témoignage remontant à son commentaire de Phys. I 2, en des termes proches : cf. Rashed 2001, p. 44–47 – ; il s’agirait plutôt d’une conséquence de la théorie aristotélicienne des principes : on aurait la matière d’un côté, et l’eidos s’assimilant les trois autres causes (cf. Phys. II 7, 198a 24–25) de l’autre. Quant à la privation, elle « explique » moins l’être dans sa constitution que le mouvement qui y mène. Cf. Simplicius, In Phys. 215.22–216.10 et 222.20–28, pour la reconnaissance de ce point par Alexandre. 571 Simplicius, In Phys. 211.3–23. On comparera Themistius, In Phys. 26.11–27.12 : « tous les deux appartiennent aux relatifs : la matière est en effet de quelque chose et le sujet est pour quelque chose. Mais quand on prend en tant que matière de quelque chose, ce sera alors avec privation et l’en-puissance. La matière est dite de ce qui n’a pas encore été engendré. Quand c’est comme sujet, ce n’est pas forcément alors avec

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Que la privation à la fois appartient à la matière et lui appartient comme un accident, ce sera clair quand on avancera, mais disons-le dès maintenant. Si d’une part la privation ne lui appartenait pas, il n’y aurait pas de génération : la génération part en effet d’un qui-n’est-pas-tel et qui a la nature ; si d’autre part elle ne lui appartenait pas par accident mais par soi, le sujet se corromprait lors de la perte de la privation, si du moins son être tenait au fait d’être-privé. Toutefois, si le sujet est en puissance et que ce qui est en puissance est en privation, comment alors le sujet n’est-il pas à proprement parler privation ? Ou alors, nous disons qu’il est en acte sujet ? De fait, ce n’est pas jusqu’à cela qu’il possède en puissance ; il lui est survenu (sulb´bgjem) de pouvoir s’associer aux formes, en sorte qu’aussi la privation des formes qu’il s’apprête à recevoir pourrait lui être un accident (sulbebgjºr). Quand en effet, dit Alexandre, le sujet est pris comme sujet de quelque chose, il est alors avec privation ; mais quand c’est luimême pour soi, ce n’est pas alors avec privation. Boéthos disait toutefois que la matière est dite sans configuration et sans forme : on admet en effet que la matière est nommée en fonction de ce qui sera. Mais dès lors qu’elle reçoit la forme, elle n’est plus dite matière, mais sujet. Si on dit en effet que quelque chose est « sujet », c’est pour quelque chose qui y est déjà présent. À moins qu’on parle de matière en tant que c’est la dernière, de sujet en tant que c’est par rapport à la forme, qu’il possède déjà la forme ou qu’il s’apprête à la recevoir. La matière, dit Alexandre, est sans qualité selon sa formule propre, non privation. Car si rien n’empêche qu’on ait un sujet aussi pour la forme existante, comment pourrait-il y avoir matière de ce en direction de quoi elle n’a plus son enpuissance ? En sorte que de l’airain, tant qu’il est sans configuration, tu pourrais dire qu’il est matière de la statue. Mais une fois qu’il a été délimité par la forme, il n’est plus matière mais substrat. Un signe en est qu’alors que selon le sujet, l’airain demeure luimême celui-ci, la matière, elle, devient diverse à des moments divers. C’est ce que dit Boéthos, la matière dans les qualia ne reste plus matière, du fait qu’elle est par soi sans figure et sans forme, pour autant qu’elle est matière, mais elle se trouve déjà être sujet. Ce dernier est en effet avec forme et limite, et il est sujet pour une forme et une limite. De fait, la matière est manifestement nommée en fonction de ce qui sera, tandis que le sujet l’est en fonction de ce qui y est déjà présent. Et cette chose que nous disons « matière » est un certain sujet auquel il survient dans sa nature de recevoir les contraires : de même en effet qu’elle reçoit la forme, elle reçoit aussi la privation. Comment alors est-elle par soi sans qualité ? Parce que, ma foi, « sans qualité » ne signifie pas là une privation de qualité, mais une négation, comme « inculte », au sens où « inculte » se substitue à « non cultivé » et « non lettré ». Mais si « sans qualité » signifiait une privation, cela associerait une qualité à la matière, puisque la privation est comme une qualité. En tout cas, la négation étant vraie, la privation ne s’ensuit pas : il n’est pas le cas que si « non juste », alors « injuste » ni, si « non chevelu », alors « chauve ». Par conséquent, l’être de la matière n’est aucunement dans le fait d’être privée, mais, tout comme la cire ayant la puissance de devenir un lion (car il se pourrait qu’elle ne soit même plus cire une fois qu’elle est devenue lion), ainsi le premier sujet ayant la puissance de recevoir toutes les formes est en privation d’elles toutes ; cependant, ce n’est pas en tant qu’il est substrat qu’il est en privation, mais en tant que, tout en étant quelque chose par soi, il est aussi bien disposé par nature à l’égard d’autres choses. C’est la raison pour laquelle rien n’empêche que la matière, délimitée par quelque forme, soit un sujet, mais elle n’est plus matière de cette forme ».

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pas en tant qu’elle serait en privation de qualité (puisque la privation est une qualité), mais comme dans la négation : de même en effet qu’elle accueille la forme, de même elle accueille la privation.

Ce texte de Simplicius trouve un équivalent dans la paraphrase de Thémistius, traduite en note. Il est à peu près certain que les deux auteurs puisent leur information au commentaire perdu d’Alexandre, cité par Simplicius dans ce contexte (dernier paragraphe de notre traduction). Quelle est, tout d’abord, la théorie de Boéthos ? Commençons par le plus certain : celui-ci soutenait que la matière est « sans conformation ni forme » (%loqvor … ja· !me¸deor). Une différence importante oppose ici Simplicius et Thémistius. Selon le premier, c’est « la matière », sans davantage de précisions, qui est dite telle ; selon le second, en revanche, c’est « la matière par soi ». Simplicius prête donc à Boéthos une thèse forte, qui est celle d’une possible existence de la matière antérieurement à sa réception d’une configuration ou d’une forme, tandis que Thémistius lui attribue seulement la thèse faible d’après laquelle l’aspect matériel d’un item est, en tant que matériel, dépourvu de configuration ou de forme – thèse acceptable par tous les Aristotéliciens, y compris les plus idéalistes. La nuance importante séparant ces deux options argumentatives est confirmée par ce qui suit chez chacun des deux auteurs. Alors que d’après Simplicius, Boéthos, après avoir signalé que la matière est dite matière en fonction de ce qu’elle s’apprête à devenir, dissipe toute ambiguïté en décrivant cette réception d’une forme par la matière de façon clairement temporelle (« quand …, alors ne … plus … »), Thémistius, en se contentant d’écrire que « la matière est nécessairement nommée en fonction de ce qui sera », atténue la dimension temporelle de succession des états, au profit d’une variation aspectuelle et, ici, fonctionnelle : rien n’empêche en effet que ce qui est matière pour ce qui sera en t1 soit sujet pour ce qui est déjà en t0. Il est manifeste que c’est Thémistius qui normalise et affaiblit une thèse forte authentiquement boéthienne. Boéthos devait admettre l’existence indépendante d’une « matière » encore en attente de la première détermination qui fera d’elle un sujet. Le texte de Thémistius est-il pour autant sans valeur pour reconstituer la citation d’Alexandre ? Il ne le semble pas, car un détail absent de chez Simplicius pourrait être authentique : « la matière dans les qualia ne reste plus matière » (B vkg 1m to?r poio?r oqj´ti vkg dial´mei). Boéthos interprétant notoirement l’eidos comme un quale (poiºm), cette notation à première vue énigmatique pourrait remonter au Sidonien, qui distinguerait entre des amas matériels sans forme et d’autres où une forme est présente. On pourrait donc en conclure que si la forme est bien qualitative pour lui, elle ne saurait pourtant se confondre avec n’importe quelle qualification. Boéthos devait distinguer entre attribution indéterminée et attribution informative. Alors que les prédicats privatifs sont des qualifications, leur pauvreté informative les excluait

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Chapitre VII — La matière comme cause matérielle

sans doute de la catégorie des qualia. On aboutissait donc à une théorie selon laquelle la matière existe physiquement (et non simplement modalement), sous la forme d’amas concrets et alterne, dans l’ordre du devenir, avec des items sujets caractérisés par des qualia véritablement positifs. Du fait qu’elle est réellement instanciée, la matière est, en un sens certes dégradé, substance, et plus substance que la forme qui n’est qu’un quale ; la substance véritable n’est cependant pas la matière, mais le sujet, tout aussi instancié qu’elle mais de surcroît informé. La conséquence ultime du prédicativisme de Boéthos était donc une mise entre parenthèses, tacite ou revendiquée, d’une éventuelle prima materia. Aucun témoignage, en l’état actuel des sources, ne vient cependant confirmer cette hypothèse historique. Alexandre reproche à Boéthos de confondre distinction modale et distinction réelle. La matière est un aspect modal de toute substance sensible, des plus faibles ontologiquement aux plus fortes, qui non pas nécessite l’absence de toute qualification (ou, plus exactement, de toute qualification d’un certain type) mais qui ne nécessite pas la présence d’une quelconque qualification, tout en pouvant s’accommoder de toute qualification. Toute matière, à l’exception peut-être de la prima materia, est strictement fonctionnelle, elle est matire-en-vue-de ; et tout sujet est lui aussi fonctionnel, il est sujetde. La matière n’est que l’aspect matériel, par rapport à quelque état formel non encore advenu, d’un certain item qui est aussi sujet d’un état formel déjà advenu. Il est philosophiquement remarquable qu’alors que Boéthos et Alexandre s’accordent, phénoménalement parlant, sur les objets du monde sensible – chacun y voyant un mélange d’amas matériels et des substances « fortes » – leur analyse de ces objets diverge radicalement. Pour Boéthos, le point focal est la capacité à être substrat qui permet automatiquement celle à être sujet. Une fois le substrat donné, il ne s’agira plus que de lui affecter certaines qualités formelles pour en faire un sujet. La matière est le noyau déjà substantiel qu’un supplément de déterminations formelles rendra parfaitement tel. Pour Alexandre en revanche, le point focal est la forme, plus intense dans certains cas, moins intense, mais toujours présente, dans d’autres. Quand la forme est moins intense, l’aspect matériel de l’objet considéré est relativement plus important, tandis que quand elle l’est plus, cet aspect l’est moins. Mais il ne s’agit toujours que d’un aspect, dont la notion même constitue le simple envers de celle de la forme. C’est la forme, comme nous l’avons vu, qui « a besoin d’un certain sujet pour être »572, donc qui se l’assimile et le contrôle de part en part. Bref, le monde est constitué de formes plus ou moins matérialisées selon Alexandre, de matières plus ou moins informées selon Boéthos. 572 Cf supra, p. 172–181.

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C’est en puisant à la théorie aristotélicienne des métathétiques qu’Alexandre pense dépasser la conceptualisation statique et prédicative de Boéthos. Ainsi s’explique en particulier l’allusion de la fin du texte cité, explicitement attribuée à Alexandre : « La matière est sans qualité selon sa formule propre, non pas en tant qu’elle serait en privation de qualité (puisque la privation est une qualité), mais comme dans la négation : de même en effet qu’elle accueille la forme, de même elle accueille la privation »573. Ce point fait l’objet de la Quaestio II 7, dont le point de départ consiste en l’interrogation suivante : « Que sera la matière si elle tire le fait d’être inqualifiée et inconfigurée de la privation, le fait d’être qualifiée et configurée de la forme ? ». Cette interrogation surgit dans le cadre conceptuel de Phys. I, livre luimême, comme on vient de le voir, très général. Il est alors remarquable que si l’objectif avoué de la Quaestio II 7 consiste dans une recherche d’approfondissement d’un schème physique où l’eWdor joue un rôle primordial, ce terme n’apparaît dans la Quaestio qu’au moment de la formulation du problème général. Il n’en sera absolument plus question par la suite, et cela demande explication. Quelle est la résolution qu’Alexandre propose de cette aporie ? Elle consiste à distinguer inhérence définitionnelle et concomitance. La matière est en elle-même, dans sa nature – qui consiste en son aptitude (1pitgdeiºtgr, c’est le mot-clé du texte) à recevoir des déterminations – dépourvue de détermination qualitative. Mais elle n’existe jamais sans une certaine détermination. Elle n’est pas plus matière selon que telle détermination particulière, ou telle absence de détermination, l’accompagne. Sa nature demeure inaffectée par les transformations de surface. À ce stade surgit cependant une difficulté, la plus importante de notre texte : Alexandre semble assimiler la concomitance affectant la matière première en général – qui a toujours une détermination qualitative (poiºm), mais qui peut s’accommoder de n’importe laquelle – et la concomitance dans le cadre de la théorie de Phys. I, qui consiste à dire que si la matière peut s’extérioriser comme amas privatif – espace matériel tridimensionnel au début de la transformation – elle peut tout aussi bien s’extérioriser comme amas positif – espace tridimensionnel « plein » de la forme achevée, de cette forme dont nous avons vu au chapitre précédent qu’elle « avait besoin de la matière pour être ». Il faut insister sur la différence entre les deux cas. Dans le premier, l’éventuelle forme n’est qu’une détermination, la prédication est accidentelle. La matière (première) qui supporte la détermination est en effet tellement abstraite que, paradoxalement, on n’aura guère de peine à l’isoler de ses déterminations. La « matière » ne sera en effet, en ce sens, que la zone spatiale qui, à un moment donné, se voit emplie par tel ou tel corps. Nous abordons cependant ainsi un type de considérations très étrangères au substantialisme aristotélicien, qui privilégie les 573 Simplicius, In Phys. 211.20–23.

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zones d’activité closes sur l’idée d’un substrat différemment « coloré ». Dans le second, il s’agit d’une forme très atypique de liaison par soi574, ou d’identification. On ne voit guère, dès lors, quel sens il y a à distinguer « matière » et détermination (poiºm). Le recours explicite de la Quaestio à la distinction d’A.Pr. I 46, 51b 5 – 10 entre négation et privation dissimule donc, en dépit des apparences, un coup de force. Si, au niveau le plus formel, la distinction métathétique est la même, elle cache cependant une différence capitale séparant les contenus en jeu. Car opposer « la matière n’est pas, selon sa nature propre, qualifiée » (vrai) à « la matière est, selon sa nature propre, non-qualifiée » (faux), c’est en revenir, pour traiter d’un problème de la Physique, à une situation bien différente, où il y a un certain sens à distinguer la matière de ses déterminations. C’est précisément ce qui explique l’absence de l’eWdor du reste de la Quaestio, au profit exclusif du poiºm. Alors qu’on parlera sans difficulté de poi² quand on pose dans son autarcie un sujet de la prédication qui est en même temps substrat des états qualitatifs, autant le rattachement d’une forme à une matière s’opère selon d’autres modalités. Mais alors, comment expliquer le glissement d’Alexandre ? N’avons-nous pas là une objection dévastratrice à l’encontre de notre reconstitution de sa thèse d’ensemble ? L’Exégète n’est-il pas en train, exactement comme Boéthos avant lui, d’assimiler la forme à un poiºm, confondant ainsi la relation de la forme à la matière avec celle d’une prédication accidentelle statique ? Je ne le crois pas. Si Alexandre paraît hésiter entre les deux rapports de concomitance, c’est justement parce que l’argument qu’il développe ici est partiellement ad hominem. Pour réfuter Boéthos, il faut se placer, bon gré mal gré, sur son terrain. Or que faisait Boéthos ? Il distinguait entre la matière, qui n’a pas encore de forme, et le substrat, qui en a une. Voici ce que nous dit Simplicius de la réponse d’Alexandre : « La matière, dit Alexandre, est sans qualité selon sa formule propre, non pas en tant qu’elle serait en privation de qualité (puisque la privation est une qualité), mais comme dans la négation : de même en effet qu’elle accueille la forme, de même elle accueille la privation »575. Autrement dit, si la matière n’est pas, par soi, associe à la privation, à la forme ou à une forme intermédiaire entre la privation et la forme, elle est toujours associée à un certain état formel sur le spectre continu, entre les deux pôles extrêmes, de tous les états possibles. La matière n’est pas, contrairement à ce que pense Boéthos, l’état amorphe initial dans la génération, c’est le substrat de tous les états formels que cette génération parcourt. La matière n’est donc pas 574 On lui consacrera le prochain chapitre. 575 Simplicius, In Phys. 211.20–23 : %poior d´, vgs·m b )k´namdqor, jat± t¹m 2aut/r kºcom B vkg, oqw ¢r 1m steq¶sei owsa poiºtgtor ( ja· c±q B st´qgsir poiºtgr) !kk( ¢r 1m !pov²sei ¦speq c±q toO eUdour ovtyr ja· t/r steq¶se¾r 1sti dejtij¶.

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indéterminée (c’est-à-dire ne se confond pas avec le substrat dans son état de privation) mais il est vrai qu’elle n’est pas, par soi, déterminée. Elle existe aussi bien accompagnée de la privation que de la forme. Pour réfuter Boéthos, Alexandre cherche donc avant tout à démontrer, contre lui, que la matière s’accompagne toujours d’un certain état qualitatif. Autrement dit, c’est la possibilité de l’absence totale de qualité qu’Alexandre stigmatise ici et c’est à cette fin qu’il reprend l’opposition de son prédécesseur. Alexandre nous dirait en quelque sorte : dans la terminologie de Boéthos, la matière est toujours réceptacle de certaines déterminations qualitatives. Mais cette passe d’armes n’autorise pas selon nous à conclure qu’Alexandre ne croyait pas à la valeur décisive de son nota bene. Il ne s’agit que d’un effet contextuel, facilité par la présence, chez Alexandre lui-même, d’une théorie cosmologique de la matière indifférenciée. Alexandre a une raison plus diffuse et plus profonde de s’opposer à la thèse de Boéthos, découlant non pas tant d’une objection taxinomique que de l’être très particulier de la matière.

§ 4. Matière, puissance et non-être Notons tout d’abord que, dans la Quaestio II 7 elle-même, Alexandre insiste sur la liaison intime entre matière et puissance. La matière est avant tout une « aptitude » (1pitgdeiºtgr) à accueillir aussi bien la forme que la privation, une « puissance » (d¼mashai) de recevoir successivement les contraires576. On décèle en filigrane la présence d’une thématique physique. La matière ne se définit pas seulement comme substrat, mais aussi, voire surtout, comme une puissance de changement. Nous retrouvons ici la matière comme cause, caractéristique comme on vient de le voir de l’interprétation alexandrique de Phys. I. Tentons maintenant de mieux cerner la liaison possible entre cette doctrine physique et la distinction logique de la métathèse. Le passage qui a donné lieu au commentaire le plus intéressant d’Alexandre sur les métathétiques est A.Pr. I 46, 51b 25–28577 : le fait d’être non-égal et celui de ne pas être égal : pour l’un en effet, à savoir ce qui est non-égal (qui revient à l’inégal) quelque chose est sujet, tandis que pour l’autre, rien. C’est la raison pour laquelle tout n’est pas égal ou inégal, tandis que tout ou est égal ou n’est pas égal.

Aristote décrit ici la structure espèces-genre au fondement de toute intelligibilité du même et de l’autre et rappelle l’usage linguistique – rien de plus, 576 Cf. Alexandre, Quaest. II 7 : d¼mashai (53.3, 6 deux fois), 1pitgdeiºtgr (53.14, 16, 17). 577 oqd³ t¹ eWmai lµ Usom ja· t¹ lµ eWmai Usom7 t¹ l³m c±q rpºjeita¸ ti, t` emti lµ Us\, ja· toOt( 5sti t¹ %misom, t` d( oqd´m. diºpeq Usom l³m C %misom oq p÷m, Usom d( C oqj Usom p÷m.

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croyons-nous – qui l’exprime. Il ne s’agirait, autrement dit, que d’opposer les domaines restreints, mais cohérents, régis par la privation, aux domaines indéfinis, mais parfaitement amorphes, où le principe de bivalence est valide. N’importe quel prédicat P étant donné, pour tout X, alors ou bien « X est P », ou bien « X n’est pas P », tandis que l’opposition entre « X est P » et « X est non-P » n’a de sens que pour un ensemble de sujets sémantiquement voisins du prédicat P. Aussi Aristote veut-il sans doute dire que dans les cas de privation (être égal ou être inégal), le sujet est « quelque chose » (ti) au sens où il est quelque chose de gnriquement dtermin. En revanche, dans les cas de négation, il n’est rien (oqd´m) au sens non pas d’un pur non-être, mais au sens où il peut être n’importe quoi qui ne vérifie pas l’attribution. Par conséquent, si tout (p÷m) ou bien est égal ou bien n’est pas égal, il est faux que tout (p÷m) soit ou bien égal ou bien inégal578. Tout couple (n,p) de N2 tombe dans l’une des deux catégories E(N2) et I(N2) définies respectivement par les relations R et R’ suivantes : « n = p » et « n ¼ 6 p ». Tout objet O de N2 appartient soit à la classe E soit à la classe I : ou bien E(O) est vrai et I(O) est faux, ou bien E(O) est faux et I(O) est vrai. Tout objet O n’appartenant pas à N2 mais dans le champ du réel n’appartient ni à la classe E ni à la classe I : E(O) est faux et I(O) est faux579. Est-ce là l’interprétation proposée par Alexandre du passage des Analytiques ? Voici une traduction de son commentaire de la distinction580 : En effet, « est non ceci » a quelque chose pour sujet. Celui en effet qui dit « est non égal » dit que quelque chose est et prédique l’être de quelque chose. Il dit cependant que cela n’est pas égal. Celui en effet qui dit « est non égal », posant que quelque chose est, en écarte l’égal. Une telle prédication se fait de quelque chose de déterminé et d’un sujet. Il n’est en effet pas vrai de prédiquer, de ce qui n’est absolument pas, « est non égal ». En revanche, « n’est pas égal » n’a aucun sujet déterminé, car cela peut être dit aussi bien d’un étant que d’un non-étant. De fait, « n’est pas égal » n’est pas vrai seulement des étants ou des quantités, comme les inégales, mais de tous les non-étants aussi bien. Pour tout non-étant, il est vrai qu’il n’est pas égal. C’est la raison pour laquelle égal ou non égal divise pour chaque 578 Cf. A.Pr. 51b 27–28. 579 Ce cas englobe aussi bien les singletons de N, les triplets de N3, etc., que les objets qui ne sont pas des n-uplets, tels les couleurs, les tables ou les émotions. 580 Alexandre, In A.Pr. 400.25–37 : t` l³m c±q ‘5stim oq tºde’ rpºjeita¸ ti7 b c±q k´cym ‘5stim oqj Usom’ eWmai l´m ti k´cei ja· jatgcoqe? timor t¹ eWmai, oq lµm Usom aqtº vgsim eWmai. b c±q k´cym ‘5stim oqj Usom’ tihe¸r ti eWmai t¹ Usom aqtoO wyq¸fei7 jat± ¢qisl´mou c²q timor B toia¼tg jatgcoq¸a ja· rpojeil´mou7 oq c±q !kgh³r jat± toO lgd’ fkyr emtor jatgcoq/sai t¹ ‘5stim oqj Usom’. t` d³ ‘oqj 5stim Usom’ oqd³m rpºjeitai ¢qisl´mom, fti ja· 1p· emtor ja· lµ emtor k´ceshai d¼matai7 t¹ c±q ‘oqj 5stim Usom’ oqj 1p· emtym lºmom !kghe¼etai C pos_m, oXom t_m !m¸sym, !kk± ja· 1p· lµ emtym p²mtym7 1p· pamt¹r c±q lµ emtor !kgh³r t¹ lµ eWmai aqt¹ Usom. di¹ t¹ l³m Usom C oqj Usom 1p· pamt¹r diaiqe? t¹ !kgh´r te ja· xeOdor emtor te blo¸yr ja· lµ emtor7 !mt¸vasir c²q 1stim. Usom d³ ja· %misom, è floiom t¹ ‘5stim oqj Usom’, oqj 1p· pamt¹r diaiqe? tº te !kgh´r te ja·t¹ xeOdor, !kk’ 1p· emtym te ja· pos_m.

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chose le vrai et le faux, qu’elle soit un étant ou un non-étant aussi bien. Il s’agit en effet d’une contradiction. En revanche, égal et inégal, à quoi « est non égal » est semblable, ne divisent pas pour chaque chose le vrai et le faux, mais seulement pour les étants et les quantités.

Alexandre n’est que superficiellement fidèle au texte d’Aristote qu’il commente. Il atténue en effet la distinction intra/extra-générique en flanquant les quantités des « étants » ; et, surtout, il introduit systématiquement – on en relève quatre occurrences en quelques lignes – le non-étant (t¹ lµ em) absent des Analytiques. Tout se passe comme si Alexandre avait vu dans la distinction d’Aristote entre ti et oqd´m une distinction entre les étants, qui vérifient les jugements privatifs, et les non-étants, qui ne les vérifient pas. Pourquoi une interprétation aussi tendancieuse ? N’aurait-il pas suffit de donner l’exemple d’une couleur, qui n’est en tant que telle ni égale ni inégale, pour montrer ce qu’Aristote voulait dire ? Car les Aristotéliciens – et, avec eux, sans doute à peu près tout le monde dans l’Antiquité – reconnaissaient sans peine que deux affections qualitatives peuvent être dites semblables (floia) mais non gales (Usa) 581. À cette question, une première réponse est qu’Alexandre aurait voulu couper court à l’ambiguïté entre détermination du genre logique et détermination du porteur physique. Toute substance étant déterminée par toutes les catégories (et non par certaines à l’exclusion de certaines autres), on pouvait objecter à Aristote que toute substance est sujette à l’opposition de privation, que donc sa distinction entre négation et privation ne s’appliquait jamais. Socrate est grand-comme-Simmias ou il est non grandcomme-Simmias, Socrate est blanc ou est non blanc, etc. Alexandre aurait donc introduit le non-étant pour refonder, au plan de la substance et non du genre catégorial en général, la validité de la privation : si toute substance, tout sujet, est égale ou inégale, le non-étant, en revanche, n’est ni égal ni inégal. Il n’est tout simplement pas égal (et pas inégal). Une deuxième raison serait plus étroitement historique. Dans sa polémique contre ce qu’il interprète comme une subordination du couple étant/nonétant à un genre du « quelque chose » (ti), Alexandre explique qu’une telle thèse contreviendrait à l’impossibilité de prédiquer l’espèce du genre. Il faudrait en effet dire que le « quelque chose » est, donc le faire entrer dans l’espèce de l’étant, donc exclure qu’il contienne le non-étant comme l’une de ses espèces. Ce qui est contradictoire avec l’énoncé582. Pourtant, comme le 581 Cf. par exemple Gen. Corr. II 6, 333a 29–30. 582 Cf. Alexandre, In Top. 301.19–25 : « Tu montrerais ainsi que les Stoïciens ne posent pas de manière correcte le quelque chose comme genre de l’étant. Si en effet il est étant, il recevra la formule de l’étant. Mais ces gens, édictant à leur propre usage la loi selon laquelle l’étant se dit seulement des corps, pourraient échapper à la difficulté : car pour cette raison, ils disent que le quelque chose est plus générique que lui, prédiqué qu’il est non seulement des corps, mais aussi des incorporels » (p÷m c±q t¹ 1m rp²qnei cm ja· cm

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note K. Wurm, Alexandre ne fait aucune difficulté à concevoir les deux domaines stoïciens comme ceux des entités corporelles et incorporelles. À ceci près, bien évidemment, qu’il faudra interpréter le domaine des incorporels comme une classe de l’étant et non pas du « quelque chose »583. Tous les incorporels qu’Alexandre admet dans son ontologie sont donc des étants. Par anti-stoïcisme, Alexandre aurait insisté sur le fait que le ti du texte d’Aristote n’était pas le méta-genre de ses rivaux, mais, tout simplement, l’étant. Il fallait encore ajouter, pour que l’adéquation ti = em soit complète, que le oqd´m ne relevait pas du « quelque chose » et de l’étant. Ce que souligne Alexandre, qui ferait ainsi d’une pierre deux coups : il commenterait la lettre d’Aristote et rappellerait discrétement l’erreur stoïcienne. Mais il y a peut-être une troisième raison, plus diffuse et plus profonde. Dès lors qu’on compare les deux textes d’Alexandre (In Phys. I 7 d’après Simplicius et Thémistius d’un côté, In A.Pr. I 46 de l’autre), on en vient à se demander si la « matière » envisagée dans le premier ne pourrait pas correspondre au « non-étant » introduit dans le second. Certes, la « matière » d’un changement physique n’est pas le non-étant (puisqu’elle est toujours instanciée dans un amas matériel) mais, à l’évidence, elle partage avec lui certaines caractéristiques fondamentales : comme le non-étant, la matière ne peut être sujet propositionnel, dans le cadre de notre catégorie (b) 584, que d’une proposition négative, non d’une affirmative privative. La matière restreint aux différentes déterminations de « son » spectre l’interdit de la privation que le non-étant implique pour toute prédication qu’on en voudra faire. Le non-étant, qu’il soit accidentel ou par soi, est la « réalité » ontologique au fondement de la distinction entre négation et privation. C’est en tant que non-étant partiel que la matière n’est pas non-non-X ou non-X et c’est en tant que non-étant absolu que le non-étant n’admet aucune prédication privative. Reste à comprendre ce que signifie cette « partialité » du non-être de la matière. Tout sujet, au sens des Catgories, peut apparaître comme sujet propositionnel d’une affirmative privative, qui sera le reflet générique inversé de sa propre positivité en tant que sujet : si Socrate est blanc, il est non nonblanc. On pourra donc dire que Socrate est non-noir, non-rouge, etc. Si la ja· 6m 1stim. ovty deijm¼oir #m fti lµ jak_r t¹ t· oR !p¹ t/r Sto÷r c´mor toO emtor t¸hemtai7 eQ c±q t¸, d/kom fti ja· em7 eQ d³ em, t¹m toO emtor !mad´woito #m kºcom. !kk’ 1je?moi molohet¶samter arto?r t¹ cm jat± syl²tym lºmym k´ceshai diave¼coiem #m t¹ Apoqgl´mom7 di± toOto c±q t¹ t· cemij¾teqom aqtoO vasim eWmai, jatgcoqo¼lemom oq jat± syl²tym lºmom !kk± ja· jat± !syl²tym).

583 Wurm 1973, p. 188–189 : « Bemerkenswert an dieser Polemik (die für die Stoiker den Schluß zuließ, daß ihnen das Unkörperliche als Nichtseiendes gelte) ist für Alexander selbst, daß er nicht prinzipiell ein oberstes Genus über s¾lata und !s¾lata ablehnt, sondern nur dessen Unterscheidung vom em verwirft ». 584 Cf. supra, p. 189.

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matière est un étant, c’est qu’elle est un étant en un autre sens que celui où les substances-sujets des Catgories sont des étants. Or la matière, du fait qu’elle est matière indifféremment de tout état formel appartenant à un certain spectre, est ontologiquement indépendante de chacun d’entre eux pris singulièrement (mais non d’eux tous en tant qu’ils forment l’ensemble du spectre) et n’existe même en tant que matière que parce qu’elle conditionne le mouvement de la privation à la forme. Opérons en effet une coupe sur le spectre en sorte d’obtenir un composé {matière + un certain état formel déterminé}. Il s’agit en réalité d’un état hylémorphique parfaitement un, tout autant « forme » que « matière ». Supposons que ce composé puisse exister indépendamment de la génération qui l’a produit et qui va produire, à partir de lui, la substance achevée. Si c’était possible, il n’y aurait tout simplement aucun sens à parler de matière. Nous n’aurions qu’une zone localisable dans l’espace et le temps et une somme de déterminations formelles. Seul le changement donne corps à la matière. Si la matière, par conséquent, n’existe pas au sens statique des Catgories, c’est parce que son être dispose d’une tendance à sortir de luimême, d’un déséquilibre qui constitue la matière en réalité essentiellement fluante : la matière, c’est l’ensemble des états matériels lors d’un processus de génération. Le non-être partiel de la matière, c’est qu’elle est un être fluant. Une confirmation peut être déduite du refus apporté par Alexandre, dans le même contexte, à l’idée d’une possible transformation de l’énoncé prédicatif dans le cas de sujets non existants (au sens des Catgories). Après avoir distingué entre « Socrate n’est pas blanc » et « Socrate est non blanc », l’Exégète note en effet que selon certains, aucune de ces deux propositions ne constituerait la négation de « Socrate est blanc ». La négation ne saurait être que « non : Socrate est blanc »585. Le point de départ des adversaires consiste à remarquer que si la négation n’antécède pas le sujet, la proposition sujet-prédicat SP peut se traduire sous la forme « il existe un S, qui P ». Or, dit Alexandre, ce critère de transformation est globalement inopérant. Une proposition SP peut être 585 Cf. Alexandre, In A.Pr. 402.1–14 : « Aristote, donc, dit que la négation de l’affirmation ‘Socrate est blanc’ est ‘Socrate n’est pas blanc’, non pas ‘Socrate est non blanc’. Mais il y a des gens qui pensent que pas même la négation ainsi prise n’est encore une négation. Car selon eux, il ne faut pas que la particule négative soit placée devant ‘est’ ni devant le prédicat : est négation celle qui a la particule négative placée devant l’ensemble l’affirmation et de la prémisse. Ainsi, la négation de ‘Socrate est blanc’ serait ‘non : Socrate est blanc’ et non pas ‘Socrate n’est pas blanc’. Ils disent en effet que le fait que Callias ne se promène pas est double : c’est tantôt à l’ensemble du fait que Callias se promène que l’on adjoint la particule négative – ce qui est précisément la négation –, tantôt, cette particule est ajoutée au seul fait qu’il se promène – ils disent alors que cela n’est en rien moins une formule affirmative. Ils argumentent en faveur de cela en s’appuyant sur le fait que peuvent être simultanément fausses les prémisses ‘Callias se promène’ et ‘Callias ne se promène pas’, alors que jamais des opposés selon la contradiction ne sont simultanément faux ».

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vraie sans que la proposition « il existe un S, qui P » le soit. Cette transformation est en particulier fautive quand le sujet est le résultat escompté mais non encore réalisé d’un devenir, tandis que le prédicat exprime ce devenir586 : Mais que ce qu’ils disent est faux et que le nom ne signifie pas, dans les prémisses, quand il est pris séparément de la particule négative, le fait que le nommé existe, cela ressort manifestement des affirmations qui sont prédiquées des choses en devenir mais qui ne sont pas encore. Il est en effet vrai de dire de la maison en train d’être construite que « la maison est en train d’être construite », et de la chlamyde en train d’être confectionnée que « la chlamyde est train d’être tissée ». Mais ni n’est vrai, de la maison en train d’être construite, « il existe une certaine maison, qui est en train d’être construite », ni, de la chlamyde qu’on tisse encore, « il existe une certaine chlamyde, qui est en train d’être tissée ». Comment en effet pourrait déjà exister ce qui est encore en devenir ? Car s’oppose au fait que quelque chose existe celui que cela soit en devenir. Par conséquent, le nom dans les affirmations ne signifie pas que cela existe. Mais s’il ne signifie pas cela dans les affirmations, il ne le signifie pas non plus dans les négations qui n’ont pas la particule négative placée devant le nom.

Ces réflexions d’Alexandre suggèrent qu’aucune des réalités en jeu dans le changement n’existe, ce dernier verbe pris au sens des Catgories. La proposition « M devient F » n’est pas transposable en « il existe un F qui est en train de devenir à partir de M » si F est le terme non advenu de la génération587. Aussi Alexandre considère-t-il que dans certains cas – quand, précisément, le sujet propositionnel S renvoie à une réalité mobile – la formule « S est P », P étant de la forme « en train de … » ne peut être convertie, contrairement à ce que suppose la doctrine stoïcienne de la négation propositionnelle, en « il existe un S qui est P ». Or il y a une parenté très étroite entre cette situation et le cas de la matière. Car si la chlamyde en train d’être tissée n’est pas encore une forme 586 Ibid., 402.36–403.11 : !kk’ fti ce t¹ kecºlemom rp’ aqt_m xeOdºr 1sti ja· oq sgla¸mei t¹ emola 1m ta?r pqot²sesim, ftam wyq·r toO !povatijoO kalb²mgtai, t¹ eWmai t¹ amolafºlemom, l²kista d/kom 1j t_m jatav²seym, aT jat± t_m cimol´mym 5ti ja· lgd´py emtym jatgcoqoOmtai. !kgh³r l³m c±q t¹ 1p· t/r oQjodoloul´mgr oQj¸ar eQpe?m ‘oQj¸a oQjodole?tai’ ja· 1p· t/r cimol´mgr 5ti wkal¼dor t¹ ‘wkal»r rva¸metai’7 oqj !kgh³r d³ oute t¹ ‘5sti tir oQj¸a, Ftir oQjodole?tai’ 1p· t/r oQjodoloul´mgr 5ti, oute t¹ ‘5sti tir wkal¼r, Ftir rva¸metai’ 1p· t/r rvaimol´mgr 5ti. p_r c±q #m eUg Edg t¹ cimºlemom 5ti. l²wetai c±q t¹ eWma¸ ti t` c¸meshai aqtº. ¦ste oq sgla¸mei t¹ emola t¹ 1m ta?r jatav²sesi t¹ eWmai toOto. eQ d³ lµ 1m ta?r jatav²sesim, oqd’ #m 1m ta?r !pov²sesi toOto sgla¸moi ta?r oqj 1wo¼sair pq¹ toO amºlator t¹ !povatij¹m lºqiom je¸lemom. Reproduction et traduction allemande de ce texte dans Hülser 1987, t. 3, p. 1164–1165 (fr. 921). 587 Notons que cette façon de dégager le sujet de la proposition des conditions d’existence étroites est conforme à d’autres aspects de l’aristotélisme, par opposition en particulier au platonisme. Cf. Cat. 10, 13b 27–33 et De interpretatione 11, 21a 25–28 et le commentaire de Mignucci 2002, p. 171 et 177–178.

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achevée, ce n’est plus une matière intégrale (qui serait, dirions-nous, les fils séparés les uns des autres). L’état qu’évoque Alexandre se situe entre matière et forme, puissance et acte : c’est aussi bien une « forme inachevée » qu’une matire en chemin vers la forme achevée. Il nous semble donc possible de rapprocher le fait qu’Alexandre justifie l’impossibilité d’employer une universelle affirmative privative par le fait que le sujet n’est pas véritablement « quelque chose de déterminé » mais est même un « non-étant »588 et sa pleine conscience des conditions particulières d’existence des entits fluantes, celles qui sont en train de subir un certain processus, telles la chlamyde en train d’être tissée. Peut-être nous objectera-t-on que dans l’excursus du commentaire d’A.Pr. consacré à la négation de la proposition, Alexandre n’évoque que la forme et non la matière. La réponse me paraît assez aisée : non seulement, comme on l’a dit, les deux choses reviennent ici au même, mais dans un texte au moins, Alexandre rapproche non-être, puissance et matière d’une part, être, forme et acte d’autre part. Il s’agit de son commentaire à Metaph. D 10, 1018a 20–22589 : Il dit aussi de combien de façons s’opposent les opposés et il ajoute à la division en quatre habituelle des opposés – à savoir les contraires, la privation et la possession, les relatifs, l’affirmation et la négation – les choses à partir desquelles ont lieu les générations et corruptions. Ces choses pourraient être ou bien l’être et le nonêtre : le changement à partir du non-être vers l’être est une génération, celui à partir de l’être vers le non-être une corruption, or ni l’être n’est une affirmation ni le non-être une négation (c’est en effet par rapport  un nom que l’un des termes est défini et l’autre indéfini), ni non plus des contraires, ni non plus des relatifs, ni non plus, semble-t-il, l’un possession et l’autre privation. Il est toutefois plus probable qu’il dise que les choses à partir desquelles ont lieu les générations et les corruptions sont la matière et la forme et la puissance et l’acte. C’est en effet à partir de ce qui est en puissance et de la matière que la génération se produit vers ce qui est en acte et vers la forme, tandis que la corruption va de ce qui est en acte et de la forme vers ce qui est en puissance et vers la matière. De fait, la matière n’est pas privation, ni contraire à la forme, même si la privation lui est 588 Cf. Alexandre, In A.Pr. 400.25–37, texte traduit supra, p. 206. 589 Alexandre, In Metaph. 380.11–25 : k´cei d³ ja· peq· t_m !mtijeil´mym, posaw_r !mt¸jeitai, ja· pqort¸hgsi t0 eQr t´ssaqa diaiq´sei t_m !mtijeil´mym t0 jahylikgl´m,, Ftir 1st· t!mamt¸a, st´qgsir ja· 6nir, t± pqºr ti, jat²vasir ja· !pºvasir, ja· t± 1n ¨m aR cem´seir ja· vhoqa¸. eUg d’ #m taOta Etoi t¹ em te ja· lµ em7 B l³m c±q 1j lµ emtor eQr cm letabokµ c´mesir, B d³ 1n emtor eQr lµ cm vhoq². oute d³ t¹ cm jat²vasir oute t¹ lµ cm !pºvasir7 amºlati c±q t¹ l³m ¢qisl´mom t¹ d³ !ºqistom7 !kk’ oqd³ 1mamt¸a, !kk’ oqd³ pqºr ti, !kk’ oqd³ t¹ l³m 6nir t¹ d³ st´qgsir eWmai doje?. k´coi d’ #m l÷kkom t± 1n ¨m aR cem´seir ja· aR vhoqa· tµm vkgm ja· t¹ eWdor ja· tµm d¼malim ja· tµm 1m´qceiam. 1j toO dum²lei c±q B c´mesir ja· 1j t/r vkgr eQr t¹ 1meqce¸ô ja· t¹ eWdor, ja· B vhoq± 1j toO 1meqce¸ô ja· toO eUdour eQr t¹ dum²lei ja· tµm vkgm7 oq c±q B vkg st´qgsir, oqd³ 1mamt¸a t` eUdei, eQ ja· sulb´bgjem aqt0 B st´qgsir. d¼matai ja· aqtµm tµm c´mesim ja· tµm vhoq±m !mtije¸lema k´ceim. C taOta ¢r 1mamt¸a !mt¸jeitai.

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Chapitre VII — La matière comme cause matérielle

survenue. On peut caractériser génération et corruption elles-mêmes comme des opposés. À moins que ces choses s’opposent comme des contraires.

Après avoir évoqué la possibilité que les deux termes de la génération soient l’être et le non-être – recoupant ainsi la première confirmation de la polarisation de la génération de Gen. Corr. I 3590 –, Alexandre se range à la thèse selon laquelle il s’agit plutôt de la matière et de la forme ou, de manière visiblement équivalente à ses yeux, de la puissance et de l’acte. Il est surprenant que même s’il la rejette, Alexandre ne considère pas comme absurde l’interprétation des opposés selon la génération et la corruption comme l’être et le non-être. C’est donc bien qu’il y a pour lui un sens dérivé, quelque peu affaibli sans doute, où l’on peut considérer le point de départ de la génération comme un « non-être ». Dans le cas de génération de F, la matière s’accompagnait tout d’abord de la privation de F, puis de la présence de F. Si la matière peut aussi aisément être confondue avec la privation, c’est précisément qu’elle n’est pas loin d’être privée de tout quand elle est avec privation. Un être qui peut s’associer à la privation est un être en tant que tel extrêmement bas sur l’échelle de l’information. Ou, pour le dire autrement, la matière, bien qu’elle soit par soi indifférente à la privation comme à la forme, est quand même plus adéquate à sa notion quand on la considère avec la privation qu’avec la forme. On en vient ainsi à se demander si Alexandre n’a pas introduit le non-étant, dans son commentaire de la métathèse en A.Pr. I 46 sous l’influence du problème de la matière. De la possible association de la matière à la privation – c’est-à-dire du fait que la matière puisse apparaître comme une privation – on en déduit que la matière, indifférente à tout état qu’elle peut prendre (y compris l’état de privation), n’existe qu’en tant que différentiel : la matière n’est pas l’objet qu’on voit quand il y a présence de la privation, mais le fait interne à l’objet qu’il peut passer d’un état de privation à un état de possession591. Elle est donc bien non-étant, mais au sens d’un être de puissance. Par conséquent, si la matière, en dépit des apparences, n’est pas la matière de Boéthos, c’est parce qu’elle n’a de sens que comprise comme un terme du changement polarisé. Une dernière objection pourrait se réclamer du caractère tranché de la bipartition du réel, qui semble bien exhaustive et exclusive, apparaissant dans le 590 Cf. Gen. Corr. I 3, 318a 35–b 14. 591 Il faut bien comprendre que la tripartition de Physique I en substrat, forme et privation est excessivement schématique et rigide. Prise en elle-même, la privation soit n’est rien du tout, soit est elle-même une forme. La privation et la forme ne sont que des états matériels distincts. Ce qui permet de rendre compte du changement, soit du passage d’un moins d’être à un plus d’être, c’est que l’on a affaire à une unité hylémorphique indissociable, à une entité matérialo-formelle, qui puise dans son différentiel, dans son déséquilibre même, le dynamisme requis par le changement.

§ 4. Matière, puissance et non-être

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passage anti-stoïcien de l’In Top., entre corps et incorporels. Si la matière existe, c’est un corps ou un incorporel, il n’y a pas de troisième possibilité, « être non prédicatif » ou « quelque chose » qui pourrait nous tenter de réintroduire le ti stoïcien. On répondra que nos textes ne sont pas les seuls où Alexandre accepte d’accorder une certaine réalité au non-être. Mantissa § 22 reconnaît même dans ce dernier la seule échappatoire au nécessitarisme592. Ce texte part de l’aporie que si tout a une cause, on tombe dans la doctrine stoïcienne. La solution, à son niveau le plus formel, consiste à s’appuyer sur Metaph. E 2, 1026b 1 en particulier (« l’accident paraît être quelque chose de proche du non-étant »), pour souligner le rôle du « non-étant », maintenant identifié à l’être par accident, qui peut produire un certain effet au lieu que cet effet soit produit par ce qui serait sa cause propre. Il paraît probable qu’Alexandre se souvient ici du rôle de la matière dans l’irrégularité du sublunaire (raison pour laquelle les êtres supralunaires, qui n’ont pas véritablement de matière, ne subissent aucun accident) : la proximité du thème de la Mantissa § 22 avec De generatione et corruptione II 10, 336b 21–23 est en effet indéniable593. Or les deux contextes (matière et négation-vs-privation d’un côté, matière et accident de l’autre) ne paraissent pas si différents. Nous sommes tout d’abord invités, dans chaque cas, à opérer un rapprochement entre la matière et le non-être. Plus décisif encore, ces deux entités apparaissent à chaque fois dans la considération d’un certain type de processus altrationnel. Le changement qualitatif proprement dit dans le premier cas, le fait que quelque état physique anormal puisse se produire sans cause dans le second. On comprend aisément comment l’instabilité dynamique de la matière peut rendre compte des deux situations à la fois. Cette instabilité constitue en effet non seulement le différentiel permettant d’expliquer le phénomène du changement, mais aussi l’indétermination, l’absence absolue (c’est-à-dire point seulement relative, mais polarisée) de forme qui explique que les aberrations naturelles, les monstres, bref, les accidents de toute sorte puissent être, à proprement parler, sans cause : c’est parce que la causalité, dans leur cas, ne s’est pas faite assez sentir que la matière, au lieu d’évoluer comme à son habitude, a bifurqué ou s’est arrêtée en chemin. Pour conclure ce chapitre, la critique ad hominem qu’Alexandre adresse à Boéthos lui reproche, à un niveau somme toute assez verbal, de ne pas voir que tout objet a toujours une forme, même dégradée, que donc une éventuelle matière pure serait une contradiction dans les termes. Mais Alexandre s’emploie plus subtilement à déplacer la question de la matière, du contexte des Catgories, où la question est avant tout celle, statique, du substrat, au contexte des œuvres physiques, où elle est principe de changement. C’est ce qui 592 Sur ce texte, voir dernièrement Lefebvre 2005. 593 Sur ce texte et le rôle sous-jacent de la matière, cf. Rashed 2005, p. 78, n. 3.

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explique l’apparition de la « puissance » et de l’« aptitude » dès la Quaestio II 7 (pourtant « logique ») et c’est la justification profonde, croyons-nous, de l’application de la distinction métathétique à la matière594. Elle n’est en tant que telle ni X ni non-X parce qu’elle n’est pas un être à part entière, c’est-àdire pas un être statique. Cette divergence entre Alexandre et Boéthos fait ressortir ce qui oppose les deux aristotélismes : autant la survenue de la forme dans la matière est toujours, pour le prédicativiste, un événement discret et séquentiel, un épisode dans l’histoire d’un amas matériel préexistant, autant la forme, pour l’essentialiste, ne doit jamais complétement disparaître. L’informité est toujours relative, un noyau de puissance ne doit pas quitter la matière. C’est ce qui explique, comme on le verra, la nécessité éprouvée par l’essentialiste de fonder cosmologiquement l’éternité de la forme, alors que le prédicativiste peut négliger – et, de fait, néglige souvent – la machinerie biologique de l’eWdor. Aussi la critique de l’essentialiste au prédicativiste est-elle moins qu’il fait de la forme une qualité – car il n’y aurait encore là qu’une affaire de mots – que de s’interdire, en scindant la substance sensible entre une matière et ses déterminations (dont la forme, qui relève de la qualité), de penser le mouvement. Forme et matière n’ont guère de sens indépendamment du mû dont elles sont des polarités constituantes en tant que mû. La matière, en son sens qui intéresse véritablement Alexandre en contexte physique, n’est autre que le mû en tant qu’il tend vers sa réalisation ; la forme est la réalisation même de la matière.

594 Car, rappelons-le, la distinction métathétique entre poiºm et oq poiºm appliquée à la matière statique, si elle suffit a réfuter Boéthos ad hominem, demeure inadéquate du point de vue physique, puisqu’elle présuppose la possibilité d’isoler la matière de ses déterminations, de la considérer « en elle-même » – ce qu’Alexandre, à un niveau suffisant d’analyse, n’admet pas.

Chapitre VIII L’analyticité de la relation matière-forme Nous avons vu au chap. VI que le rapport de la matière et de la forme n’était pas, selon Alexandre, un rapport prédicatif ; puis, au chap. VII, que la distinction entre matière et eidos s’expliquait essentiellement en raison du rôle causal dévolu à chacun ; cette constatation s’accompagnait de la nécessité de distinguer deux sens de l’existence, l’un correspondant à la permanence statique du composé, l’autre, dynamique, au rapport de la puissance à son acte. Il nous reste à nous interroger sur le rapport entre matière et forme, c’est-àdire sur le vinculum préservant les substances et la science de l’éclatement d’une part, de l’opacité confuse de l’autre. Si forme et matière ne sont pas des aspects rhapsodiques d’une même réalité, mais bien deux réalités différentes ou, plus exactement, deux modalités réelles – c’est-à-dire indépendantes du mode de l’examen – de la même réalité, il faut comprendre leur liaison. Il nous est apparu qu’Alexandre avait tenté de la fonder dans un réaménagement de la théorie aristotélicienne des « par soi » ( jah( artº), c’est-à-dire dans une extension du domaine des relations analytiques au-delà des strictes inclusions extensives de la logique prédicative. Notons d’emblée que si tout cela resterait assez verbal si « la » matière et « la » forme étaient deux Þtres réellement distincts, le fait qu’il s’agisse en un sens de deux modes d’être de la même entité – la substance composée – rend l’intuition d’Alexandre digne d’être explorée595.

595 Ellis 1994, p. 72–73, affirme que la considération des « par soi » serait « statique », celle se consacrant à la relation acte-puissance « dynamique ». Cela pourrait suggérer que la première ne représente qu’un traitement logique du problème de l’hylémorphisme. Mais il n’en est rien. Ou, plus exactement, il faut distinguer deux niveaux dans le « logique ». Le premier consiste dans un traitement qui, général ou même centré sur les êtres biologiques, demeure fortement marqué par l’analyse en genre et différences. Le second – celui duquel relève la considération des par soi – est une élucidation des structures rationnelles « abstraites » présidant à la « logique », précisément, de l’hylémorphisme. Le premier se rapproche d’une théorie du langage de la science, le second d’une théorie de la science.

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Chapitre VIII — L’analyticité de la relation matière-forme

§ 1. Les deux « par soi » et les deux définitions Le moins que l’on puisse dire des développements d’Aristote consacrés à la notion de par soi est qu’ils ne brillent ni par leur cohérence mutuelle, ni par leur clarté interne. Non seulement les spécialistes s’accordent à reconnaître des divergences entre les deux exposés canoniques596, mais le nombre même de par soi distingués dans le premier passage fait l’objet de controverses. Alors que la majorité des exégètes en voient quatre, leur nombre a pu être réduit à deux597. On ne s’engagera pas ici dans cette discussion, qui ne nous concerne qu’incidemment. On remarquera seulement qu’Alexandre, prolongeant peutêtre ainsi un premier travail classificatoire de Théophraste598, semble réduire les par soi à deux catégories principales599. Selon la première définition d’Aristote (k’h-1), Y appartient jah( artº à X si Y appartient au t¸ Gm eWmai de X. Selon la seconde définition (k’h-2), Y appartient jah( artº à X si Y est inhérent à X et si X est un élément de la définition de Y. La première définition (k’h-1) présuppose que nous soyons déjà en mesure d’appréhender X dans sa formule définitionnelle propre, c’est-à-dire que nous puissions identifier son genre et ses différences. La seconde est plus difficile à embrasser. Elle concernera tous les attributs assez consistants pour être définis, mais dans une certaine mesure non substantiels. Ainsi, le pair n’est pas une substance, mais il possède une définition assez constituée pour qu’on puisse envisager la question de ce à quoi il appartient jah( artº. Un problème délicat se pose avec les rapports d’inclusion générique des substances : pourquoi ne pas soutenir que dans ce cas, tout k’h-1 s’inverse en un k’h-2 ? Animal, par exemple, appartient selon k’h-1 à homme. La définition de l’homme contient celle de l’animal. Pourquoi ne pas dire qu’homme appartient selon k’h-2 à animal ? De fait, le rapport extensif de l’homme à l’animal ressemble à celui du pair au nombre. Tout homme est un animal mais tout animal n’est pas homme, de même que tout pair est un nombre mais tout nombre n’est pas pair. Rien, à la surface de la syntaxe, n’interdit une telle option, mais tout l’esprit de 596 A.Po. I 4, 73a 34–b 24 et Metaph. D 18, 1022a 24–36. 597 La thèse traditionnelle est soutenue par Ross 1949, Barnes 1975, Ferejohn 1991, McKirahan 1992. Elle est remise en question par Byrne 1997, p. 95–96. 598 Alexandre mentionne en effet, à cette occasion, les Seconds Analytiques d’Aristote et de Thophraste. Cf. Quaestiones, 42.28–30. C’est peut-être à Théophraste que l’on doit l’énoncé donné par Alexandre du second par soi, plus clair mais pour le contenu identique à celui d’Aristote : « appartient par soi à quelque chose ce dans la définition de quoi on prend ce à quoi il appartient ». Alexandre (ibid., 42.30 sqq.) fournit les deux exemples suivants : l’appartenance du nombre pair au nombre, l’appartenance du nombre impair au nombre. Cf. Graeser 1973, p. 36 (fr. 35) et p. 102–103, ainsi que Fortenbaugh et al. 1993, p. 256–257 (fr. 117). 599 Cf. Bonelli 2001, p. 65 sqq. Voir cependant le témoignage d’al-Fa¯ra¯bı¯, infra, p. 219.

§ 1. Les deux « par soi » et les deux définitions

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l’aristotélisme s’y refuse. Tout d’abord, elle place la substance seconde la plus éloignée des individus substances premières en position de sujet et la moins éloignée en position de prédicat. Cette perversion était évitée dans le cas du pair et du nombre parce que justement la question de la densité ontologique ne se posait pas, puisque nous avions affaire à des déterminations en elles-mêmes déjà abstraites. De même, le fait d’avoir ses angles internes égaux à deux droits, qui n’appartient qu’aux seuls triangles, et à eux tous, parmi les polygones, est un attribut k’h-2 des triangles parce que la notion du triangle apparaîtra dans l’analyse de celle du polygone dont la somme des angles internes est égale à deux droits. On remarque d’ailleurs, à l’aide de ces deux exemples, que l’attribut k’h-2 peut appartenir aussi bien à une sous-classe stricte de son sujet qu’à ce sujet tout entier. La seule condition est qu’il n’appartienne pas à autre chose qu’à son sujet. La seconde raison qui empêche l’aristotélicien d’inverser son k’h-1 en un k’h-2 est qu’il faudrait concomitamment passer d’une considération de l’inclusion intensive et réelle du genre dans l’espèce à l’inclusion extensive et descriptive de l’espèce dans le genre. Ce serait, pour citer la critique leibnizienne du nominalisme de Nizolius, dégrader le totum distributivum en un totum collectivum 600. Alexandre, sensible comme il l’était aux prérogatives de l’intension sur l’extension, de la distribution sur la collection, de l’abstraction sur l’induction, s’est bien gardé de convertir les k’h-1 en k’h-2. Il a donc maintenu séparés deux types d’analyse, celle, purement analytique, du concept et celle de l’état de choses. Ainsi préservait-il d’un côté la loi prédicative au fondement de la structuration des définitions per genus et differentiam, de l’autre la loi attributive réglant celle, entre autres, des liaisons hylémorphiques. Bien qu’on ne saisisse pas aisément, dans un premier temps, la façon dont ces dernières relèvent des k’h-2, les choses s’éclairent à la lecture de la Quaestio I 26. L’auteur s’y demande en quel sens on peut considérer que la forme appartient jah( artº à la matière601. Ce n’est pas au sens des k’h-1, parce que cela voudrait dire que la forme serait dans la substance de la matière (à la manière dont l’animal est dans la substance de l’homme). Si les choses en allaient de la sorte, la matière serait supprimée dès que la forme le serait, ce qui est absurde602. Après quelques considérations liées à cette hypothèse, Alexandre en vient à suggérer que la forme appartient à la matière au sens d’un k’h-2, c’est-à-dire que la matière est

600 G. W. Leibniz, Die philosophischen Schriften, ed. C. I. Gerhardt, Berlin, 1880, t. IV, p. 160. Cf. infra, p. 255, n. 697. 601 Alexandre, Quaestiones I 26 : « Comment la forme est-elle dans la matière, par soi ou par accident ? ». 602 Alexandre, Quaestiones, 41.22–24.

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Chapitre VIII — L’analyticité de la relation matière-forme

nécessairement en jeu quand on doit définir la forme603. Il n’y a pas de définition d’une forme qui ne soit celle de l’information d’une matière. Avant de revenir sur le fondement logique d’un tel hylémorphisme, on doit dire un mot de la façon dont Alexandre a exclu la possibilité d’une appartenance k’h-1 de la forme à la matière. L’Exégète a d’abord mené jusqu’au bout cette hypothèse604 : Ou bien, la forme est-elle aussi dans la substance de la matière ? 605 De fait, il n’est pas possible que la matière soit dépourvue de sa forme propre mais, une fois la forme corrompue ou séparée, il n’est plus possible qu’existe cette matière, dont cela était la forme – elles sont en effet ensemble – en sorte que la présence de la forme concourt à la réalisation de l’essence de la matière. La forme appartient donc par soi à la matière au sens où elle est dans sa substance, comme l’homme appartient à l’animal et à tout ce qui, parce qu’étant dans sa substance, lui appartient par soi.

Plusieurs problèmes se présentent. Tout d’abord, on comprend mal ce que vient faire une tel développement dans un texte consacré à montrer que la forme n’est pas par soi dans la matière606. On ne saurait exclure qu’il s’agisse d’une remarque marginale d’Alexandre ou d’un lecteur ancien intégrée par un copiste dans le corps de la Quaestio. En outre, la dernière phrase du paragraphe pose des difficultés. Si on la conserve plus ou moins en l’état, elle professe comme un fait reconnu qu’une espèce (homme) appartient par soi à son genre (animal) et à toutes les généralités entrant dans sa définition (il faut sans doute entendre les différences spécifiantes). On attendrait bien sûr l’attribution inverse, puisque selon la théorie standard, c’est plutôt le genre qui appartient par soi à l’espèce. Mais l’analogie du genre et de la matière, tout d’abord, appelait tout naturellement cette permutation607. Il n’est en second lieu pas impossible qu’Alexandre ait considéré que d’une certaine manière, les espèces 603 Ibid., 42.25 sqq. Voir aussi Suppl. gr. 643, fol. 61 ad IV 2, 209b 30 (Ø l³m owm jtk.) : joim_r 1pewe¸qgsem 1m t` a4, mOm d³ Qd¸yr 1j t_m l²kista dojo¼mtym rp²qweim7 t¹ c±q eWdor l²kista !w¾qistom t¹ 5mukom, B d³ vkg – ¢r peqiewol´mg – Qd¸yr ( Simplicius, In Phys. 544.20–545.2). 604 Ibid., 41.25–42.3 : C ja· 1m t0 oqs¸ô 1st· t/r vkgr t¹ eWdor ; oq c±q oXºm te vkgm eWmai %meu toO oQje¸ou eUdour, !kk± vhaq´mtor toO eUdour C wyqish´mtor oqj´h’ oXºm te 1je¸mgm tµm vkgm eWmai, Hr Gm eWdor 1je?mo, !kk± ûla 1st¸m, ¦st’ eQr t¹ eWmai vk, sulb²kketai aqt0 B paqous¸a toO eUdour. jah’ art¹ owm rp²qwei t¹ eWdor t0 vk, ¢r 1m t0 oqs¸ô aqt/r em, ¦speq ja· t` f]\ b %mhqypor ja· pamt· t` 1m t0 oqs¸ô aqtoO emti jah’ art¹ rp²qwomti aqt`. 605 Il me paraît en effet tentant, pour comprendre les limites intrinsèques, dans l’argumentation générale, de cette hypothèse éphémère – ni une rétractation, ni un argument pesamment contra – de construire la phrase comme une interrogation. Bruns, ad loc., et Sharples 1992, p. 87, y voient une affirmation. 606 Cf. Sharples 1991, p. 87, n. 275. 607 Cf. Sharples, ibid.

§ 1. Les deux « par soi » et les deux définitions

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appartenaient par soi au genre. Car homme est relié de manière plus intrinsèque à animal qu’à blanc ou à capable de rire. C’est même ce qui ressort de la doctrine attribuée en commun à Alexandre et à Porphyre par al-Fa¯ra¯bı¯, au dire d’Albert le Grand608. Selon ce texte, les deux commentateurs voyaient dans le premier type d’appartenance par soi une relation bipolaire, où certes le genre appartient par soi à l’espèce mais où également, d’une certaine manière, l’espèce appartient par soi au genre609. On pourrait, à cette lumière, adopter la correction proposée par Bruns dans son apparat critique, en sorte de traduire : « la forme appartient donc par soi à la matière au sens où elle est dans sa substance, comme l’homme appartient à l’animal ainsi que tout ce qui, étant dans la substance de celui-ci, lui appartient par soi »610. On peut également se contenter d’une correction plus légère, mais qui donne à l’argument un tour plus naturel qu’avec la leçon transmise : changer rp\qwei (42.1) en rp\qnei, le futur exprimant un nouveau pas dans le raisonnement. On traduira alors : « la forme appartiendra donc par soi à la matière au sens où elle est dans sa substance, comme l’homme appartient à l’animal et à tout ce qui, étant dans sa substance, lui appartient par soi ». Alexandre affirmerait donc qu’on pourrait défendre l’appartenance par soi de la forme à la matière en se fondant sur l’analogie de l’appartenance par soi de l’espèce au genre, elle-même fondée sur l’appartenance par soi du genre à l’espèce. Un autre texte, plus clair mais d’authenticité moins sûre, confirme cette association fondamentale opérée par Alexandre des deux jah( artº aux deux grandes structures définitionnelles aristotéliciennes. Dans le second prologue du commentaire byzantin anonyme à A.Po., l’auteur se livre en effet aux considérations suivantes611 :

608 Albert le Grand, In Analytica posteriora, p. 46 Borgnet. 609 En l’état, le texte d’Albert pose cependant des problèmes insurmontables, car il prête à Alexandre et Porphyre, en bloc, la thèse non attestée par ailleurs qu’il y a trois types, et non pas deux, d’appartenance par soi. Le premier est quand le prédicat appartient par soi au sujet et réciproquement. Les deux autres quand l’un d’eux appartient à soi à l’autre mais non réciproquement. Le premier cas correspond grosso modo à notre k’h-1, à ceci près qu’il admet l’appartenance par soi d’homme à animal (qui pourrait malgré tout faire l’objet d’une allusion dans le passage en discussion de la Quaestio I 26). Cette distinction mentionnée par Albert a l’intérêt de construire clairement le par soi comme une détermination non pas du sujet, mais de l’inhrence du prédicat. 610 Il y a une ambiguïté dans la référence des pronoms aqtoO (42.2) et aqt` (42.3), qui peuvent renvoyer soit à « homme » (ce que comprend Sharples, ibid.) soit à « animal » (ma traduction). La correction de Bruns est malheureusement très difficile d’un point de vue paléographique, car elle suppose d’intervenir à plusieurs endroits distincts de la phrase. 611 C.A.G. XIII 3, p. XXVIII, 18 sqq. Cf. Moraux 1979, p. 85. Pour l’origine alexandrique de ce matériau, voir ibid., p. 81 et 131–142.

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Chapitre VIII — L’analyticité de la relation matière-forme

Le but du livre est en effet de traiter de la définition. Et cela, parce que le but est de traiter de la démonstration et que les définitions proprement dites sont prises en fonction de ce qui appartient par soi aux choses. Mais il y a deux types de par soi, comme on l’a dit : soit quand le sujet (t¹ rpoje¸lemom) est compris dans la définition (pour définir le fait d’être camus, nous disons que c’est une concavité dans un nez et le sujet du fait d’être camus, je veux dire le nez, est compris dans la définition) ; soit quand le genre lui-même est introduit dans la définition. Par exemple, en définissant le pair, nous disons que c’est un nombre, celui qui est divisible en deux. Note bien que, ayant pour but de définir le pair, nous avons pris le genre du pair, le nombre.

La terminologie de ce texte – qui fait en sorte de ne dire dans aucun des deux exemples lequel des deux éléments appartient jah( artº à l’autre – se rapproche davantage d’Alexandre que d’Aristote. On peut en effet comparer le recours à la notion de « sujet », rpoje¸lemom, à celui d’une scholie attribuée nommément à Alexandre dans le Paris. gr. 1843, le Barocc. gr. 87 et le Marc. gr. 203612. Ce premier indice est corroboré par l’opposition dressée entre une relation d’appartenance hylémorphique et une relation d’appartenance générique. On voit mal ce qui aurait suggéré à l’anonyme byzantin une telle répartition des jah( artº. Observons d’un peu plus près les exemples. Celui du nez camus n’aurait absolument rien pour surprendre chez Alexandre613. La forme, la « camusité », appartient par soi au sujet, le nez, parce que la « camusité » est inhérente au nez exclusivement et que le nez apparaît dans sa définition614. Le second exemple est plus difficile. Dans son commentaire des Topiques, Alexandre semble certes considérer le nombre comme le genre et le pair et l’impair comme deux différences produisant deux espèces, sans doute celle des nombres pairs et celle des nombres impairs615. Mais dans notre Quaestio, cet exemple avait à charge d’illustrer non pas les k’h-1 mais les k’h2, l’idée étant que la parité et l’imparité sont seulement des propres – et non des différences – du nombre616. Ainsi, dans le commentaire à A.Po., de deux 612 Voir Moraux 1979, p. 56 (ad A.Po. I 22, 84a 13). Cf. fte 1m t` fq\ t¹ rpoje¸lemom sulpaqakalb\metai (Anonyme) et )ken\mdqou 7 ¨m caq rpaqwºmtym tis·m 1m t` t¸ 1stim aqt± t± rpoje¸lema aqto?r peqi´wetai, to¼toir jah( art± 1je?ma rp\qwei (scholie). L’emploi de sulpaqakalb\meshai chez l’Anonyme rappelle de son côté paqakalb\meshai dans la Quaestio I 26 (42.30, 43.3, cf. aussi 43.7). Sur la valeur historique du Paris. gr. 1843, apographe d’un manuscrit en lambeaux de SainteCatherine (Sinai, nouveau fonds, M 138, cf. Reinsch 2001) remontant lui-même probablement à une source tardo-antique, voir Brockmann 2004. 613 Voir Aristote, Phys. II 2, 194a 5–7, Metaph. F 5, 1030b 28–1031a 1. 614 La camusité étant une « concavité dans le nez ». 615 Cf. Alexandre, In Top. 318.5–6 et 320.2–3. 616 La parité ou l’imparité pour le nombre était un exemple de par soi de deuxième type chez Aristote ; cf. A.Po. I 4, 73a 39–40. Alexandre semble y faire allusion en In Metaph. 176.29 (encore qu’il ne parle pas du pair ou de l’impair, mais du fait d’être pairou-impair, qu’on ne saura définir qu’en fonction du nombre) et dans la Quaestio I 26,

§ 2. Le commentaire d’Alexandre à A.Po. II 8

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choses l’une : (i) soit la parité appartient par soi au nombre parce que le nombre apparaît dans la définition de la parité (k’h-2 à la façon dont la forme appartient par soi à la matière dans la Quaest. I 26), (ii) soit le nombre appartient par soi au pair parce que le nombre est le genre du nombre pair (k’h-1 à la façon dont animal appartient par soi à homme) 617. La première solution n’est guère viable, parce qu’elle redoublerait le premier exemple et laisserait le second cas sans illustration. La seconde est difficile parce qu’il faudrait supposer que l’exemple du pair et du nombre illustre les deux types de jah( artº à deux endroits différents du corpus d’Alexandre. Dans la Quaestio I 26 et (sans doute) dans l’In Metaph., parité et imparité sont des propres du nombre. En tant que tels, leur appartenance au nombre est par soi (k’h-2). Ici, le nombre est le genre du nombre pair. En tant que tel, le nombre appartient au nombre pair par soi (k’h-1) (dans la ligne du commentaire de Top., il est vrai). Ainsi, que l’anonyme byzantin ait remplacé l’exemple qu’on aurait attendu sous le calame d’Alexandre, celui de l’homme et de l’animal, par celui du nombre pair et du nombre, ou qu’Alexandre lui-même ait recouru à cette illustration assez fâcheuse, il semble néanmoins que l’on doive reconstituer, ici encore, une bipartition des jah( artº exactement parallèle à celle des définitions. Il nous faut maintenant tenter de comprendre les raisons d’Alexandre. S’il a, comme on pense l’avoir montré, aligné les par soi aristotéliciens sur les deux types définitionnels, per genus et differentiam et hylémorphique, c’est sans doute qu’il entendait conférer à chacune de ces définitions un rôle bien particulier dans l’exercice de la science.

§ 2. Définition causale, définition non causale : le commentaire d’Alexandre à A.Po. II 8 Une bonne partie des motivations d’Alexandre s’éclaire une fois reconstituée son interprétation d’A.Po. II 8. En l’absence de l’œuvre aujourd’hui perdue, une telle reconstitution s’appuie sur l’utilisation qu’en ont faite les érudits 42.30–43.2 (pour la correction qu’il faut peut-être apporter à ce dernier texte, voir Moraux 1979, p. 18, n. 19). 617 On pourrait aussi imaginer que l’anonyme, qui ne comprendrait alors pas grand’chose à ce qu’il excerpte, aurait (absurdement) justifié une appartenance k’h-2 de la parité au nombre par le fait que le nombre est le genre du pair. Une telle « explication » contredirait les autres cas bien connus de k’h-2 : le fait d’avoir la somme de ses angles internes égaux à deux droits n’appartient pas par soi au triangle sous prétexte que ce dernier serait le « genre » de cette propriété, mais seulement parce que la notion de triangle apparaîtra nécessairement dans l’analyse de cette propriété.

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Chapitre VIII — L’analyticité de la relation matière-forme

byzantins, Eustrate et le commentateur anonyme618 au premier chef. L’objectif général d’Aristote, dans ce chapitre extrêmement difficile, est comme on sait d’expliquer que même si la définition ne saurait être démontrée, elle peut néanmoins être « extraite » d’un syllogisme démonstratif 619. Il faut sans doute distinguer deux aspects : une définition préalable, qui se confond avec le jugement d’existence sur la chose et qui est en fait une définition matérielle. Pour savoir que c’est la chose qui est et non quelque accident, il faut pouvoir énoncer une définition matérielle de cette chose. Par exemple, pour savoir ce qu’est l’éclipse de manière très exacte, il faut d’abord s’en former la définition incomplète, car seulement matérielle, « obscurcissement de la lune », plus éloignée de la cause réelle, et découvrir ensuite cette cause réelle qui démontrera le bien-fondé de la définition préalable. Ainsi, on démontre la définition matérielle au moyen d’un enchaînement comprenant une autre définition partielle, la définition formelle (qui, en un autre sens, peut être considérée comme la définition exacte). Dans le cas de l’éclipse, nous savons déjà que l’éclipse est un obscurcissement de la lune. Nous extrayons par un travail scientifique sa définition exacte : interposition de la terre. Nous obtenons donc l’enchaînement suivant : AB BC AC Déf. :

— Eclipse (A) appartient  interposition de la terre (B) — Interposition de la terre (B) appartient  obscurcissement de la lune (C) — Eclipse (A) appartient  obscurcissement de la lune (C) L’éclipse est un obscurcissement de la lune provoqué par l’interposition de la terre.

Cet enchaînement est pour le moins maladroit, l’emploi de la copule dans la deuxième proposition est même incorrect. Il serait par ailleurs impossible d’introduire une liaison universelle entre les termes620. Sans nous arrêter à ces difficultés importantes, nous remarquerons simplement que dans l’exemple ainsi formulé, AB représente la définition formelle et AC la définition matérielle que l’on démontre. Le moyen terme B est le prédicat définitionnel le plus « scientifique » de l’éclipse. Le modèle est grosso modo celui de Metaph. 621, ce qui est en soi une invitation à postuler qu’Alexandre aura lu le texte obscur d’Aristote de cette manière622. 618 C.A.G. XIII 5. 619 Mon interprétation d’ensemble du chapitre est redevable à S. Mansion 1946, p. 183–192. On trouvera une analyse plus poussée des enjeux ponctuels du texte et de ses difficultés dans Barnes 1975, p. 207–211. Voir aussi McKirahan 1992, p. 198–208. 620 AaB & BaC donc AaC. 621 Metaph. F 17, 1041b 2–9 et G 4, 1044b 9–20. 622 J’ai conscience que tous les exemples du chapitre ne rentrent pas dans ce moule. Voir surtout Barnes 1975, p. 209.

§ 2. Le commentaire d’Alexandre à A.Po. II 8

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Toute démonstration véritable présuppose la présence latente, au sein de l’imbrication des deux prémisses et de la conclusion, de définitions. Mais on comprend aisément que la possibilité qu’il y ait un argument discursif est suspendue au rapport BC. Il faut, en d’autres termes, que B et C soient assez proches pour pouvoir être immdiatement corrélés, mais qu’il soient assez lointains pour que l’énoncé BC ne soit pas une pure tautologie. Comme il n’y a par ailleurs, au sens le plus rigoureux, qu’une seule définition, qui inclut « forme » et « matière » du phénomène, il est pour cette raison nécessaire de la diviser en ses deux faces, qu’on fera coïncider dans la deuxième prémisse. Aristote envisage trois exemples. Le troisième, particulièrement elliptique, sur lequel se greffe la citation par Eustrate du commentaire d’Alexandre, est le suivant623 : Soit C « nuage », A « tonnerre », B « extinction de feu ». À C (« nuage ») appartient B (le feu s’éteint en effet en lui), et à ce dernier A (« bruit »). Certes, B est une formule de A, le grand extrême. Mais s’il y a pour B, à nouveau, un autre moyen, il se tirera des formules restantes.

Il faut sans doute – en négligeant toute une série d’imprécisions textuelles624 et conformément au modèle de l’éclipse – reconstituer un enchaînement du type suivant : AB BC AC Déf. :

— Tonnerre (A) appartient  extinction du feu (B) — Extinction du feu (B) appartient  nuage (C) — Tonnerre (A) appartient  nuage (C) Le tonnerre est un bruit de nuage provoqué par l’extinction du feu

La définition matérielle est AC. La définition scientifique formelle est AB. BC lie ensemble la face matérielle et la face formelle du phénomène. La liaison BC n’est peut-être pas immédiate, à la différence de ce qu’elle était dans le cas des définitions formelle et matérielle de l’éclipse. Mais en soumettant le phénomène atmosphérique à un examen détaillé – mené au chapitre II 9 de Meteor. – on parviendra en une série d’étapes à se rapprocher de C en sorte d’obtenir une prémisse immédiate. Nous ignorons certains détails du commentaire d’Alexandre à ce chapitre d’Aristote. Les professeurs byzantins nous ont cependant transmis des renseignements de la plus haute importance sur l’interprétation proposée par 623 A.Po. II 8, 93b 9–14. 624 Cf. Barnes 1975, p. 210–211 : « all of Aristotle’s illustrative examples creak ; and all will collapse under the slightest pressure ». Dans le cas présent, on peut se demander si le remplacement, en 93b 11–12, d’un bqomt¶ attendu par xºvor n’est pas un simple accident matériel, favorisé par la nécessité d’expliciter le petit extrême, « nuage » en « bruit dans le nuage ».

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Chapitre VIII — L’analyticité de la relation matière-forme

Alexandre des « formules restantes »625, qui nous permettent de deviner ce qui est pour nous l’essentiel : l’Exégète a introduit, à la faveur d’une réflexion sur le « propulseur » définitionnel de la démonstration syllogistique, le moyen terme, qui est ici la définition formelle – ce qui fait tout l’intérêt de ce texte pour reconstituer l’interprétation alexandrique de Zeta – la distinction fondamentale entre les deux types de définitions, fondée à son tour sur les deux par soi. Eustrate introduit ainsi la discussion626 : [48 A] En effet, comme si quelqu’un demandait : « puisque tout ce qui est substantiel pour quelque être (p÷m t¹ oqsi_d´r timi) n’est pas forcément dans sa définition mais peut aussi ne pas y être, alors lorsqu’on prend un tel moyen terme, comment à partir de lui aboutirons-nous à la définition ? », il se défend de ce reproche en disant que si le moyen terme est tel qu’il requiert d’autres moyens termes, « une telle chose se tirera des formules restantes ».

La question posée est donc bien celle de la liaison de deux concepts quand l’un n’est pas analytiquement inclus par l’autre. Suivent deux solutions. La première consiste à dire que le moyen terme n’est pas toute la définition de l’objet, mais seulement une partie. On comprendrait cependant mal, dans ce cas, comment un argument où la prémisse majeure exprimerait l’ensemble de la définition et la conclusion seulement une partie aurait quelque intérêt. Pour illustrer ce cas, l’auteur utilise l’inclusion stricte des k’h-1, exprimant bien ainsi le caractère brutalement tautologique d’une telle exigence. Nul hasard si, comme on le verra, ce rapport, selon l’Exégète, n’est justement pas envisagé dans le cadre des démonstrations de l’essence. Il faut donc donner sa préférence à une seconde solution, qui se contente de signaler la nécessité d’un travail à accomplir sur les extrêmes pour en rapprocher le moyen terme : [48 B] On peut comprendre une telle expression de deux manières. Soit parce que le moyen terme qui a été pris a été tiré des formules et des causes des choses qui sont déficientes par rapport à la définition complète et qui ne manifestent pas la substance complète de l’objet, mais n’en prennent en compte qu’une partie (« animal » est une partie de la substance de l’homme) ; soit, ce qui est plus vraisemblable, parce que ce moyen terme sera manifesté et démontré à partir des définitions du grand extrême et du petit extrême une fois que celles-ci auront été prises en compte.

L’auteur explique ensuite assez pesamment en quel sens il faut réduire les prémisses médiates pour aboutir à des prémisses immédiates : [48 C] En effet, puisque les deux prémisses, la majeure et la mineure, sont médiates, la conclusion sera manifestée à partir des définitions du moyen terme et du grand extrême. Par exemple, dans le syllogisme qui a été pris, elles ont été prises 625 A.Po. II 8, 93b 13–14 : 1j t_m paqako¸pym 5stai kºcym. 626 Cf. Moraux 1979, p. 97 sqq.

§ 2. Le commentaire d’Alexandre à A.Po. II 8

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en compte, en sorte que par la définition du moyen, on démontre le moyen du petit et, derechef, par la définition du grand, on démontre le grand du moyen. En sorte que manifestement, à partir de cela, la première conclusion est atteinte. Et si les moyens termes étaient plusieurs, il faudrait prendre les choses qu’on trouve et, en en faisant des moyens termes, produire des syllogismes, jusqu’à ce qu’on arrive aux définitions. [48 D] Quand en effet ce qu’on prend est définition du grand extrême, cette prémisse sera immédiate et indémontrable. Car il n’est pas possible de trouver, entre la définition et le défini, de moyen terme, par lequel nous démontrerions que la définition est définition du défini, selon ce que nous avons dit, plus haut également, au sujet du fait qu’il n’y a pas de démonstration d’une définition. [48 E] Mais quand le moyen est substantiel (oqsi_der), mais n’est pas encore définition, il faut prouver en prenant ce qui manque, jusqu’à ce que l’on parvienne aux définitions, entre lesquelles et les définis il n’y a aucun moyen terme, ni la possibilité de dire que quelque chose n’a pas été pris en compte.

Eustrate propose enfin une dernière interprétation de la seconde éventualité (qu’on avait reconnue la meilleure), et qu’il attribue cette fois explicitement à Alexandre : [48 F] À moins, dit Alexandre, qu’après avoir montré que la preuve que quelque chose appartient à quelque chose d’autre par la cause propre se produit par la définition du grand extrême, qui est prédiqué dans la conclusion, c’est à propos de la prémisse mineure qu’il a dit « si quelque chose en est le moyen, ce sera à partir des formules restantes ». C’est-à-dire que le grand extrême suit immédiatement sa définition propre, en sorte que celle-ci étant, celui-là est ; et, par son moyen, il est prédiqué du petit. Mais si jamais il y a à nouveau un moyen entre le moyen et le petit, en sorte que la définition du grand n’appartienne pas immédiatement au petit extrême, le moyen de ces derniers sera à partir des formules restantes : à partir des choses qui n’ont pas été prises dans le syllogisme, mais qui appartiennent au petit. [48 F4] Par exemple, si quelqu’un prouve que l’homme est un animal par l’intermédiaire du moyen terme substance anime perceptive, il s’agit là certes d’une formule du grand extrême, mais qui n’appartient pas immédiatement à l’homme. De fait, ce n’en est pas la définition comme ce l’est de l’animal. En sorte que la prémisse majeure est immédiate, mais non pas la mineure. Si donc nous prenons que l’homme est un animal ou une substance anime perceptive, c’est par animal rationnel mortel que la formule de l’homme pourrait être prise en vue de la démonstration.

Le paragraphe [48 F4], en recourant à nouveau à un k’h-1, contre la démarche même du texte, ne remonte sans doute pas au commentaire d’Alexandre627. Eustrate, comme il le dit d’ailleurs lui-même en toutes lettres, s’est inspiré de l’Aphrodisien mais lui a ajouté des éléments de son cru. En revanche, Alexandre est cité nommément en [48 F] et se voit attribuer l’interprétation selon laquelle on prédique directement dans la majeure la dfinition propre au grand extrême628 – et nous avons là un indice très fort qu’Alexandre assimile 627 Cf. Moraux 1979, p. 103. 628 b l³m le¸fym !l´syr 6petai t` oQje¸\ bqisl`.

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Chapitre VIII — L’analyticité de la relation matière-forme

définition formelle et définition tout court – tandis que les « formules restantes » désignent des éléments appartenant au petit extrême et qui expliquent qu’il entre en relation avec le moyen. C’est une fois moyen et petit extrême rapprochés qu’on peut considérer l’ensemble du syllogisme comme achevé. Aussi – et cela n’a rien pour nous surprendre – Alexandre n’est-il nommément cité que comme garant de l’interprétation tenue aujourd’hui pour la meilleure. À ce stade, on nous objectera peut-être de ne prêter qu’aux riches, ou du moins de nous donner trop beau jeu en sélectionnant arbitrairement du commentaire d’Eustrate les passages allant dans le sens d’une hypothèse exégétique forgée a priori. Mais une citation un peu plus loin chez Eustrate nous confirme dans l’idée qu’Alexandre n’a pas pu interpréter les arguments d’Aristote comme des syllogismes fondés sur des « par soi » du premier type. Là réside le point philosophiquement décisif. Car il faut que la prémisse mineure assure la liaison de deux définitions, l’une matérielle et l’autre formelle, sans qu’il s’agisse d’une inclusion strictement analytique, ni cependant trop lointaine. Ce point ressort des dernières lignes du même chapitre, où l’impossibilité de démontrer la définition est énoncée629 : Nous avons donc dit comment se prend l’essence et comment elle devient connue : par conséquent, s’il ne se produit pas de syllogisme ni de démonstration de l’essence, celle-ci est cependant manifeste au moyen de syllogisme et de démonstration. En sorte qu’il n’est pas possible de connaître l’essence dont il y a une autre cause sans démonstration, mais qu’il n’y a pas de démonstration de l’essence, ainsi que nous l’avons dit dans l’exposé des apories.

C’est à l’élucidation de la mention d’une éventuelle « autre cause » (aUtiom %kko) 630 que s’attachent les commentaires byzantins, glosant ainsi directement le rapport d’analyticité sous-jacent à la mineure. Ils opposent deux cas qui pourtant ne sont pas entièrement symétriques, celui où l’on entendrait démontrer « l’homme est un animal » en se fondant sur la quiddité de l’homme (animal rationel mortel) et où l’on ne montrerait en réalité rien du tout, puisque la mineure se contenterait d’énoncer l’identité analytique absolue entre l’homme et sa définition classificatoire ; et celui où l’on montre effectivement la définition de l’éclipse à l’occasion, mais non pas à la suite, d’un syllogisme. Leur traitement du second cas, plus difficile, est malheureusement peu clair. Deux faits cependant nous importent : il est indéniable qu’Alexandre évoquait la définition per genus et differentiam de l’homme pour illustrer un cas où la cause et l’essence sont identiques et qu’il opposait ce cas à un exemple « hylémorphique ». Dans le premier cas, définition et definiendum sont 629 A.Po. II 8, 93b 15–20. 630 93b 19.

§ 2. Le commentaire d’Alexandre à A.Po. II 8

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réciprocables, donc la prémisse est une pure tautologie. En revanche, les définitions hylémorphiques, qui, par nature du k’h-2, reposent moins sur une prédication que sur une détermination, permettent un gain de connaissance. Tout laisse à penser qu’Alexandre avait souligné le point. Voici en effet le commentaire d’Eustrate du passage concerné631 : [49 A] En effet, il n’y a pas syllogisme et démonstration de l’essence au sens où ce serait en vue de montrer que cette définition est la définition de ce défini. Néanmoins, elle devient claire par démonstration. Cela ne se vérifie pas pour tous les types de définis, mais pour ceux dont la cause est différente de ce dont elle est la cause, et il faut examiner ce qui est dit là. Il y a en effet des choses qui, quand d’autres antécèdent, suivent. Ainsi, l’interposition de la terre étant antécédente, la lune devient sans-clarté ; le feu dans le nuage s’éteignant, un bruit se produit, qui est le tonnerre. Interposition et privation de lumière sont donc deux choses différentes, de même qu’extinction de feu et bruit. Par conséquent, la formule et la cause sont différentes de ce dont elles sont formules et causes. Pour ces choses, le moyen terme fait partie de la démonstration par la cause, et la cause prise permet de montrer à la fois le que et le parce que, ainsi que le si c’est et le qu’est-ce que c’est, comme nous le disions auparavant. [49 B] Mais pour les choses dont la cause n’est pas différente de ce dont elle est la cause, ce qui vient d’être dit n’est pas possible, par exemple pour l’homme et l’animal rationnel mortel, possédant intelligence et science. La définition de l’homme n’est pas, à côté de celui-ci, quelque chose d’autre. Mais cela ne paraîtrait valoir simplement que dans le cas des attributs par soi. [49 C] Si en effet l’on montrait que l’une des substances se dit d’un certain sujet, en prenant pour moyen terme sa quiddité considérée comme une cause, comme le dit Alexandre, cela ne serait pas véritablement une démonstration. Car la cause n’est pas ici différente de ce dont elle est la cause en sorte que celui qui s’efforcerait de démontrer en prenant la définition comme moyen terme se livrerait à une pétition de principe. Il prédiquerait en effet l’animal de l’homme par le moyen substance animée perceptive. Mais cela n’est pas différent d’animal, en sorte que ce serait par le moyen du seul animal que le seul animal serait prédiqué de l’homme. Ce qui est par définition une pétition de principe. [49A’] Ainsi, pour les choses dont la cause est autre qu’elles, la définition ne saurait être prise sans démonstration, non pas cependant en sorte d’être la conclusion de la démonstration, mais au sens où la cause est prise comme moyen terme dans la démonstration du pourquoi et que cette cause est la formule et la démonstration. Cherchant en effet pourquoi ceci appartient à cela, c’est la formule qu’on cherche ; et si nous disons pourquoi cela se trouve, nous fournissons la formule. Pourquoi y a-t-il une éclipse ? Parce que la terre s’est interposée. Qu’estce qu’une éclipse ? Une interposition de la terre. L’aporie précédente était donc fondée, à savoir qu’il n’y a pas de démonstration de définition, et il est bien fondé qu’il dise à nouveau que la définition devient connue par la démonstration dans les cas où la cause est différente. C’est en effet dans les choses de ce genre qu’on cherche opportunément le pourquoi et ce sont les choses de ce genre qui sont proprement des objets de démonstration. 631 Cf. Moraux 1979, p. 104–105.

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Chapitre VIII — L’analyticité de la relation matière-forme

[49 B’] En revanche, pour les choses dont les causes ne sont pas différentes d’elles, la question du pourquoi ne leur est pas naturelle et la démonstration n’est est pas vraiment une. Le pourquoi est en effet une recherche de cause, la démonstration consiste à fournir la cause. Dans le cas donc où la cause n’est pas différente de la chose, si nous fournissons une cause, ou nous rapporterons la chose à elle-même en sorte de montrer la chose par elle-même, ou nous séparerons la chose d’elle-même. La seconde solution est impossible, la première est non scientifique et tout simplement non syllogistique. Certaines choses étant posées, quelque chose d’autre que ce qui est posé suit nécessairement en raison de ce qui est posé, c’est inhérent au fait de syllogiser. Quand donc la cause n’est pas différente, syllogiser devient par là-même impossible.

Le paragraphe [49A] confirme pleinement que la lecture d’Alexandre du syllogisme de l’éclipse était celle que nous avons adoptée632, la mineure consistant à identifier définition formelle et matérielle. L’enchaînement des paragraphes [49B]–[49C] – ce dernier citant nommément Alexandre – paraît attester que nous avons affaire à l’argumentation de l’Exégète. Celui-ci distingue deux cas, l’un où « la chose n’est autre que sa cause » et l’autre où « la chose est autre que sa cause ». Dans le premier cas, on notera que la définition per genus et differentiam est désignée comme une cause du definiendum tout en étant parfaitement réciprocable avec lui. On retrouvera cette question dans le commentaire à Metaph. D 18633. L’auteur n’indique pas de quel type de cause – matérielle, formelle, efficiente ou finale – il s’agit. On peut cependant compléter ce manque en se fondant sur la symétrie de la discussion. Car dans le second cas, celui des événements (l’éclipse, le tonnerre), la cause formelle est fonction des autres, la cause efficiente en l’occurrence : Metaph. G 4 affirmant explicitement que l’éclipse n’a sans doute pas de cause finale634, seul demeure le processus d’interposition, cause efficiente. En tant que principe d’intelligibilité maximale du causé, la cause formelle se confond dans le cas des événements avec leur cause efficiente. Quand donc, dans le contexte des définitions, Alexandre parle de cause, il s’agit fondamentalement de cause formelle ; à ceci près que la cause formelle s’identifiera, selon l’item considéré, à tel ou tel autre type de cause. Cause essentiellement efficiente dans le cas des événements météorologiques, cause sans doute formalo-finale dans celui des espèces biologiques – mais aussi, comme on le verra, d’une certaine manière efficiente635 – la matière fournissant dans les deux cas, à la pure formalité de l’item en jeu, son support, voire son sujet. C’est donc en un sens très spécial que la définition per genus et differentiam de l’homme sera tenue pour une cause de ce dernier. Elle l’est au sens non pas 632 633 634 635

Cf. supra, p. 223 Cf. infra, p. 231. Metaph. G 4, 1044b 12. Cf. infra, p. 250.

§ 2. Le commentaire d’Alexandre à A.Po. II 8

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d’une explication, mais d’une élucidation de la teneur formelle interne du concept. On comprendra plus aisément ce point en imaginant une série de symboles vides de sens physique pour désigner tous les genres premiers et toutes les différences qui leur sont directement ou indirectement subordonnées. Quelqu’un qui n’aurait aucune idée concrète de ce que sont, dans leur composition matérielle (tissus organiques, fonctions, etc.) les différentes espèces terrestres, pourrait cependant tout à fait suivre, sur un schéma ramifié, la combinatoire des inclusions et des exclusions réciproques qui en règle les rapports. Pour cette personne, la constitution de l’arbre serait dans une certaine mesure la « cause » de l’essence de telle ou telle espèce : « animal », « bipède » et « rationnel » seront, dans ce cadre, la « cause » de l’homme, puisque celui-ci « résulte » de la combinaison de ces marques et d’elles seules. Si donc l’on prend le système général des inclusions et exclusions des genres et des différences en tant que tel, dans sa pure formalité et non en tant que chaque marque renvoie à un certain état bien déterminé de la matière sublunaire (corrélation sémantique sur laquelle se fonde le rapprochement aristotélicien de la matière et du genre), on sera en mesure de mieux comprendre la nature formelle de chaque être, d’autant plus que l’on admettra que les différences ne se bornent pas à isoler leurs porteurs mais en décrivent les traits essentiels. Je peux tout à fait savoir, parce qu’on me l’a dit, que le bipède est une différence essentielle de l’homme sans savoir ce que signifie « bipède ». Mais il va de soi qu’un tel système, bien que descriptible de manière interne, demeure muet tant que l’on n’en sort pas pour s’enquérir du contenu concret des termes en jeu. « Concret », ici, signifie à la fois, et indistinctement, « matériel » et « formel » au sens de l’hylémorphisme. Si, au sens fort, l’on n’explique rien en rapportant une espèce à son genre et à ses différences, mais que l’on ne fait qu’énoncer une tautologie, le discours ne porte cependant pas sur rien. Les structures générico-spécifiques existent en tant qu’elles expriment l’organisation même du réel. Cette constatation explique finalement la nécessité de prendre en compte les deux types de par soi. Le k’h-1 est le seul outil syntaxique de l’appartenance générico-spécifique. Le k’h-2, celui de la liaison hylémorphique. Il nous reste à dire un mot sur la façon dont le traitement de l’éclipse et du tonnerre peut éclairer celui du composé hylémorphique. À première vue, un hiatus subsiste entre le rapport de k’h-2 de l’âme et du corps suggéré par la Quaestio I 26636 et la liaison entre les définitions matérielle et formelle d’un événement. La forme psychique appartiendrait k’h-2 à la matière, le camus appartient k’h-2 au nez, mais aucune des définitions partielles n’appartient k’h2 à l’autre. C’est le tonnerre qui appartient k’h-2 au nuage : (i) il se produit 636 Cf. supra, p. 218.

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Chapitre VIII — L’analyticité de la relation matière-forme

dans le nuage, (ii) sa définition nécessite une mention du nuage637. Cette différence est instructive car, en elle, vient se révéler la structure physique différenciée sous-jacente aux deux premiers cas. Le soubassement ontologique d’un k’h-2 est la présence d’une face matérielle et d’une face formelle constitutives de l’essence d’un phénomène, qui en viennent à coïncider sans confusion. Considérons tout d’abord le cas météorologique. Certes, le tonnerre appartient k’h-2 au nuage. La définition formelle du tonnerre est « extinction du feu » ; la définition matérielle est « bruit dans les nuages ». La définition complète est « bruit dans les nuages provoqué par l’extinction du feu ». Or ces trois moments, croyons-nous, sont assez aisément transposables au cas hylémorphique. La définition formelle d’une âme, humaine par exemple, sera « animation rationnelle » ; sa définition matérielle sera « corps organique animé rationnellement » ; sa définition complète : « corps organique animé rationnellement par une animation rationnelle ». De même que le bruit dans les nuages n’est que la conséquence et l’aspect le plus sensible du tonnerre – aspect qu’on ne peut évacuer totalement, sous peine de sombrer dans l’idéalisme le plus pur, pour lequel le tonnerre ne fait aucun bruit mais n’est qu’un logos formel – de même le corps organique animé rationnellement est une conséquence de ce qui véritablement fait l’homme : une animation dynamique d’un certain type. Mais l’homme n’est pas seulement une certaine animation. La « conséquence » sensible de cette dernière – le corps animé – fait partie de manière relativement autonome de la définition totale et concourt ainsi à l’ensemble du « phénomène ». Bien sûr, il n’y aurait pas ce corps organique sans telle âme. Mais encore une fois, ce n’est pas l’âme qui se promène ou qui prend part à un combat de lutte638. On comprend donc comment le k’h-2 peut être aux yeux d’Alexandre le représentant « formel » de ce rapport d’unité dans la différence. La définition formelle renvoie à une activité, un dynamisme, qui nécessitent une zone matérielle pour s’exercer. Le rapport entre les deux faces du phénomène n’est ni un k’h-1 purement analytique, ni accidentel. Mais c’est bien parce qu’il s’agit de deux aspects, même réellement distincts, d’une entité unique, que la relation de k’h-2 possède à la fois un fondement – c’est-à-dire qu’elle ne soit pas une simple corrélation régulière à la Hume – et une fécondité scientifique. On comprend finalement pourquoi cette relation ne peut pas joindre deux substances réelles, i.e. deux substances individualisables comme composés de matière et de forme. 637 À supposer bien sûr que le tonnerre ne soit pas simplement un nom conventionnel désignant une « explosion » pouvant avoir lieu sur toute une série de supports et que l’on dsigne ainsi quand elle a lieu dans le nuage. Pour qu’on ait un k’h-2, il faut que la « substance » du nuage soit essentielle à la « substance » du tonnerre. 638 Cf. supra, p. 42.

§ 3. Causalité minimale du genre et de la différence

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Car pour que le rapport d’identité-différence qu’il présuppose puisse se déployer, il faut que les deux entités entrant en relation soient encore suffisamment instables pour s’effacer derrière leur Sachverhalt.

§ 3. Causalité minimale du genre et de la différence Les constatations qui précèdent, tirées principalement des commentateurs byzantins, trouvent une confirmation définitive – quoique apportée seulement en passant par Alexandre – dans l’In Metaph. Vers la fin de son énumération des par soi, en Metaph. D 18, Aristote en vient à proposer « ce dont il n’y a pas d’autre cause » (ox lµ 5stim %kko aUtiom) 639, soit l’expression même du passage d’A.Po. 93b 19 dont la glose d’Alexandre était intégralement, pensions-nous, rapportée par Eustrate. Mais malheureusement pour Alexandre – et heureusement pour son historien – l’explication proposée par Aristote dans la Mtaphysique prend le contrepied de l’interprétation d’A.Po. qui était celle de l’exégète : « en effet, il y a de nombreuses causes de l’homme, l’animal, le bipède, cependant, par soi, l’homme est homme »640. Semble ainsi affirmée sinon la thèse que la définition per genus et differentiam de l’homme représente une cause de l’homme différente de l’homme lui-même, du moins quelque chose d’assez voisin : « l’animal » et « le bipède » sont en effet les composantes habituelles de la définition standard de l’homme. Or nous venons de voir que selon Alexandre commentateur d’A.Po. II 8, « l’homme » et sa définition per genus et differentiam sont parfaitement réciprocables et interdisent que l’on considère l’un comme une cause de l’autre qui en serait différente. Ici, Aristote suggère qu’on peut aménager un statut causal au moins pour les parties de la définition per genus et differentiam, constitutives en intension de l’essence des individus de l’espèce considérée. En revanche, on ne saurait demander une cause explicative de ce que la définition de l’homme soit définition de l’homme. L’homme est sa définition de manière immédiate et absolue. Voici comment Alexandre glose ce passage641 : En outre, il dit qu’est par soi également ce dont il n’y a pas d’autre cause. Ce que cela peut bien être, il l’a rendu manifeste par l’adjonction de l’exemple : il y a en effet plusieurs causes du fait que l’homme est (à savoir : la forme et la matière, et 639 Metaph. D 18, 1022a 33. 640 Ibid., 1022a 33–35. 641 Alexandre, In Metaph. 416.22–28 : 5ti vgs· jah’ art¹ k´ceshai ja· ox l¶ 1stim %kko aUtiom. d t¸ pot´ 1stim, 1d¶kyse t0 toO paqade¸clator paqah´sei7 toO l³m c±q t¹m %mhqypom eWmai pokk± aUtia ( ja· c±q t¹ eWdor ja· B vkg ja· 6jastom t_m 1m t` bqisl` 1mupaqwºmtym, !kk± ja· t¹ poi/sam), toO l´mtoi t¹m %mhqypom %mhqypom eWmai oqd³m 5nyh´m 1stim aUtiom7 b c±q 1qytghe·r di± t¸ b %mhqypor %mhqypºr 1stim, oqd³m %kko eQpe?m 5wei C fti 5stim %mhqypor.

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Chapitre VIII — L’analyticité de la relation matière-forme

chacun des éléments existant dans sa définition, mais aussi le producteur), tandis que du fait que l’homme est un homme, il n’y a aucune cause extérieure. Celui en effet à qui l’on demande pour quelle raison l’homme est un homme, ne saurait rien répondre d’autre que « parce qu’il est un homme ».

Le moins que l’on puisse dire est qu’Alexandre ne montre aucun empressement à suivre Aristote. Alors que ce dernier tenait ici le genre et la différence pour des causes de l’homme, l’Aphrodisien fait tout – dans les limites bien sûr d’une exégèse respectueuse du texte commenté – pour vider cette thèse de son contenu littéral. Non seulement il maquille le caractère précis des exemples d’Aristote (l’animal, le bipède, claires références à la définition per genus et differentiam) sous une dénomination beaucoup plus vague (« et chacun des éléments existant dans sa définition » pourrait renvoyer aussi bien à la structure du composé de forme et de matière), mais il encadre cette référence par « la forme et la matière » d’un côté, « le producteur » de l’autre. Ces décalages ne sont bien sûr pas fortuits. Alexandre rectifie le texte qu’il commente pour lui faire dire ce qui, comme nous l’avons vu, constituait selon lui la principale leçon de la fin d’A.Po. II 8 : la distinction entre deux types de définitions, l’un mettant en jeu des items à eux-mêmes leur propre cause, l’autre non : telle âme est une cause de l’homme, « animal mortel bipède » ne l’est pas. L’élément nouveau de l’In Metaph. tient à la preuve explicite qu’Alexandre voyait dans les définitions « événémentielles » ou « météorologiques » d’A.Po. le modèle de la définition physique des espèces biologiques : celle passant non point par une analyse de leur notion, mais de leur matière informée (structure organique animée). Alexandre s’est ainsi livré à une réorganisation de l’aristotélisme centrée sur une simplification de la théorie des par soi et une distinction claire des deux types de définition. Alexandre est pourtant peu disert sur la polysémie de l’eidos. Le seul passage du corpus, si je ne m’abuse, qui tente de rendre compte des deux sens de l’eidos est ainsi d’une brièveté déconcertante. Il apparaît dans le commentaire à Metaph. D 8, chapitre fameux consacré aux sens de oqs¸a. Et l’on peut dire que dans une certaine mesure, ce passage d’Alexandre se substitue à une absence étonnante du livre Delta, où eWdor, comme on sait, ne figure pas à titre de rubrique. Alexandre, dans les pas d’Aristote, avait tout d’abord distingué l’oqs¸a comme t¹ t¸ Gm eWmai dont la formule est la définition (bqislºr), de l’oqs¸a comme forme dans la matière642. Le critère de distinction proposé par Alexandre – Aristote ne l’avait pas fourni – est simple mais, d’une certaine manière, décevant : tous les objets catégoriaux sont aptes à être définis, mais seules les substances au sens fort possèdent une forme dans la matière. À

642 Alexandre, In Metaph. 374.37–375.9.

§ 3. Causalité minimale du genre et de la différence

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l’exposé de ce critère, Alexandre joint quelques lignes, juxtaposées sans connecteur argumentatif, consacrées au double sens du terme eWdor643 : On peut entendre également « eidos » en plusieurs sens : comme étant la cause de l’être, pour ce dans quoi est, à la façon de l’âme – c’est le sens qu’il a traité en premier – ; mais aussi, comme l’être même dont l’âme [perceptive] était la cause, qui n’est pas la même chose que l’âme, bien que celle-ci en soit la cause.

Une fois que l’on supprime le terme « perceptive », B aQshgtij¶, introduit sans doute par un hylémorphiste zélé qui, ne saisissant pas pourquoi ce dont l’âme est cause n’est pas identique à l’âme, aurait ainsi tenté d’introduire une différence au sein de l’me, on comprend peut-être la distinction d’Alexandre : il y a d’un côté l’eidos hylémorphique – c’est-à-dire l’âme – qui est la cause de l’existence du composé matière-forme ; et il y a d’une autre côté l’eidos qui est l’Þtre lui-mÞme du composé, « être » qu’il faut très vraisemblablement assimiler, au vu de la discussion présente, à ce que désigne la définition par genre et différences. On dira, en première approximation, que le premier eidos, mettant en jeu genre et différences, est une élucidation de l’essence formelle des espèces biologiques ; le second eidos, intégrant les causes des individus, une explication de leur existence. Cette thèse philosophique est la traduction en termes généraux d’une position exégétique consistant à lire les livres F-G de la Mtaphysique en liaison prospective aussi étroite que possible avec le livre H. L’identification de la forme et de l’acte, qui semblait s’imposer à la lecture de F 17, est en effet sous-jacente aux chapitres 6 et 7 du livre H et se trouve explicitement opérée en H 8, 1050a 15–16 : « en outre, la matière est en puissance parce qu’elle pourrait progresser vers la forme ; mais quand du moins elle est en acte, alors elle est dans la forme (1m t` eUdei) ». Dans sa liste des modes de l’inhérence644, Aristote, s’il évoquait jusqu’au cas problématique de la forme dans la matière, ne faisait aucune mention de la matière dans la forme. La formule de Theta est frappante et revient sans doute, exactement comme lorsqu’Alexandre parlait du « besoin » de la forme pour la matière – qui n’avait rien à voir avec la « pulsion » quasi érotique de la matière vers la forme, similaire à celle de la femelle vers le mâle645, mais qui était une simple condition de possibilité de l’existence de la forme – à renverser les priorités de la prédication naturelle, la forme antécédant au moins logiquement la matière. Le fait cependant que la matière, une fois « réalisée », soit dite être dans la forme, prouve, dès lors qu’elle n’y est bien sûr pas simplement « contenue » 643 Alexandre, In Metaph. 375.9–13 : D¼mata¸ tir ja· toO eUdour ¢r pkeomaw_r kecol´mou !jo¼eim, ja· 2m¹r l³m emtor ¢r aQt¸ou toO eWmai t` 1m è 1stim, ¢r B xuw¶, peq· ox eWpe pq¾tou, %kkou d³ ¢r aqtoO eWmai, ox Gm aQt¸a B xuwµ B aQshgtij¶, d oqj 5sti taqt¹m t0 xuw0, 1je¸mg l´mtoi aQt¸a to¼tou. 644 Phys. IV 3, 210a 14–24. Cf. supra, p. 173, n. 494. 645 Cf. Phys. I 9, 192a 22–23.

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Chapitre VIII — L’analyticité de la relation matière-forme

tout en en restant distincte, que matière et forme sont maintenant indissociables au sens de F 17. Le point d’information supplémentaire est que cette indissociabilité n’est pas symétrique, mais s’opère sous le contrôle et la régulation de la forme – puisque le présent chapitre l’assimile à l’acte –, qui exploite une simple potentialité de la matière. Reste à se demander, après avoir formalisé de manière non prédicative le rapport matière-forme (substitution d’une prédication « déontique » à une prédication « ontique », construction de la forme et de la matière comme étants non standard et liaison assurée par un par soi de type 2), pourquoi conserver malgré tout un droit de cité philosophique à l’eidos entendu comme espèce construite per genus et differentiam. S’agit-il de pudeur exégétique ? Ou d’une concession aux modes ordinaires de la description du monde, Alexandre admettant en quelque sorte deux types de langage, l’un pratique mais inadéquat, l’autre adéquat mais d’un maniement très lourd ? Ou y a-t-il une raison elle-même physique plaidant pour le maintien des espèces ? Ce serait, en d’autres termes, le postulat même de la forme qui exigerait le maintien de l’espèce. Si les trois raisons ne sont pas, a priori, mutuellement exclusives, on voudrait montrer dans la dernière partie de ce livre que certains éléments, d’ordre cosmologique, donc liés à la question de l’éternité de la forme, invitent à prendre sérieusement en considération la troisième d’entre elles.

Troisième partie Cosmologie de l’eidos

Chapitre IX L’éternité eidei de l’eidos § 1. Éternité de la forme selon Alexandre En Physique I 7, 191a 19–20, Aristote écrit : « Si c’est la forme ou le substrat qui est substance, ce n’est pas encore clair ». Les commentateurs ont bien sûr reconnu là une allusion à la discussion de Mtaphysique Z. Simplicius commence son explication en rappelant d’entrée la tension entre ce livre et la doctrine de la substance première des Catgories, suivant probablement en cela Alexandre, et en suggérant, cette fois-ci de manière toute néoplatonicienne, qu’Aristote tire la tripartition de la Mtaphysique (matière, forme, composé) de l’écrit d’Archytas Sur les genres de l’Þtre. La doctrine de la Mtaphysique est résumée dans un style qui trahit clairement son Alexandre646 : Aristote … a lui aussi été d’avis, dans la Mtaphysique, de manière plus exacte, de diviser en trois . Il affirme que dans le cas des êtres engendrés, c’est le composé qui est éminemment substance et, en seconde position, la forme et la matière, d’où le composé tire sa constitution. De celles-ci, il dit que d’un côté, la matière, parce qu’elle est éternelle et substrat, est davantage substance ; mais d’un autre côté, pour autant que chaque être est ce qu’il est en fonction de sa forme, en fonction de laquelle également il diffère des autres par sa nature propre, il est d’avis que c’est la forme qui est davantage substance. C’est à cette comparaison qu’il fait ici allusion …

Immédiatement après avoir mis ce cadre en place, Simplicius présente une aporie, qu’il attribue cette fois nommément à Alexandre647 : Mais, dit Alexandre, si la forme se corrompt, comment donc est-elle un principe ? Il est en effet reconnu que le principe est incorruptible. « Le principe étant détruit », comme dit Platon, « ni lui ne sera engendré de quoi que ce soit ni autre que lui de lui ». Alexandre résout l’aporie en disant que ce n’est pas tout principe des êtres dans la génération et la corruption qui peut être incorruptible : ne l’est pas, en effet, précisément le principe élémentaire ; il n’y aurait plus en effet de génération et de corruption. Il faut pourtant qu’il y en ait certains d’incorruptibles, mais il n’est pas possible que chacun le soit. Or la forme (eWdor), dit-il, même si elle est corruptible individuellement ( !qihl`), est cependant incorruptible selon la forme (eUdei). Il y a en effet toujours du chaud et du froid, mais ce n’est pas toujours le même individuellement ( jat( !qihlºm). Sinon, il n’y aurait pas de génération et de corruption dans les êtres. 646 Simplicius, In Phys. 234.2–9. 647 Ibid., 234.11–19.

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Chapitre IX — L’éternité eidei de l’eidos

Après une petite rectification portant sur le contexte de la phrase du Phdre (245D) citée par Alexandre – qui met en jeu la querelle rémanente du statut de l’âme inséparable – Simplicius poursuit de la manière suivante648 : Alexandre ajoute encore ceci : à moins que la forme ne se corrompe pas non plus. C’est en effet l’engendré qui se corrompt. Or n’est engendré ni la matière ni la forme, mais leur composé. Par conséquent, celui-ci se corrompt. En sorte que les principes sont incorruptibles. Mais ce n’est pas parce qu’elle est incorruptible que, pour autant, la forme individuelle (t¹ jat( !qihl¹m eWdor) est éternelle. Car le composé se corrompt et sa corruption passe par un rejet de la forme.

Alexandre propose deux explications. La première tend à assimiler la forme à un individu et à opposer l’éternité spcifique de telles formes à la finitude temporelle de la forme individuelle. Alexandre remarque ainsi que le principe formel « élémentaire » (stoiwei¾dgr, l. 15) est corruptible, donc non éternel649. L’idée est certainement que si la forme humaine de Socrate apparaît lors de la conception de Socrate et se corrompt lors de sa mort, il y aura toujours des formes humaines, avant et après Socrate, permettant d’affirmer l’éternité spécifique de la forme humaine en général. La seule éternité de la forme sera donc celle, logique, de la notion spécifique produite par abstraction. Une telle exégèse introduit une distorsion importante par rapport au précédent aristotélicien. Car pour Aristote, ce sont les individus, et non l’eidos, qui sont éternellement récurrents « selon l’eidos »650. Les précautions du Stagirite sur ce point s’expliquent sans doute par sa crainte de voir sa position confondue avec celle des Platoniciens. Ainsi, si l’on est justifié à dire que le genos, au sens non pas logique du genre, mais étymologique du lignage, se perpétue éternellement et, dans cette mesure, est éternel, il faut éviter, pour ne pas risquer d’hypostasier la forme, de déclarer l’eidos éternel et se contenter de dire que deux individus, à deux moments donnés de l’histoire de leur lignage – au sens large ou étroit – sont semblables selon l’eidos. La seconde solution d’Alexandre est encore plus problématique. Elle consiste à affirmer que la forme ne se corrompt pas et à souligner néanmoins que la forme individuelle n’est pas éternelle. La phrase où une telle idée s’exprime est ambiguë. Si en effet le texte est bien transmis, on peut interpréter 648 Ibid., 234.23–28. 649 Étant donné l’omniprésence du terme dans le commentaire de Simplicius à Phys. I et le poids anti-péripatéticien qu’il lui confère (cf. supra, p. 196 sqq.), on pourrait faire l’hypothèse qu’il ne remonte pas à Alexandre. Mais la question n’a que peu d’influence sur l’interprétation. Soit le terme est bien d’Alexandre et il désigne spécifiquement la forme des quatre éléments dont dépendent tous les composés, c’est-à-dire dont la corruption entraîne celle de tous les composés, ou il s’agit d’une glose larvée de Simplicius, qui soulignerait que la forme des aristotéliciens n’est jamais qu’un mode de la matière substratique. 650 Cf. Gen. Corr. II 11, 338b 5–18.

§ 1. Éternité de la forme selon Alexandre

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« la forme individuelle » soit comme le sujet en facteur commun des deux propositions coordonnées – auquel cas on serait fondé à traduire « mais si la forme individuelle est incorruptible, elle n’est pas pour autant éternelle » – soit comme le sujet de la seule apodose. La traduction serait alors celle que nous avons choisie, et que nous pourrions expliciter, dans le contexte, comme suit : « mais si est incorruptible, la forme individuelle n’en est pas pour autant éternelle ». Aussi aurait-on, dans un cas comme dans l’autre, mais avec deux accentuations différentes, une réminiscence des textes où Aristote dénie que la disparition de la forme soit une corruption. La précision serait purement analytique et viserait à souligner que la disparition d’une forme n’est pas une corruption à la façon dont la disparition d’un contact entre deux objets n’en est pas non plus une651. Alexandre emprunterait à Aristote l’ambiguïté systématique de Zeta 8652. Malgré le soutien de l’exégèse récente dont peut se prévaloir l’explication selon laquelle l’eidos, dans ce chapitre, est incorruptible parce qu’il est toujours instancié653, c’est sans doute à l’autre, celle qui s’appuie sur le contenu analytique du changement, la génération-corruption, en l’occurrence, qu’il faut accorder la préférence. Car il serait sans doute présomptueux, dans un cadre aristotélicien strict, d’affirmer qu’il y a toujours une autre forme identique à celle qui disparaît sous nos yeux. Il faut faire appel à des critères externes, de l’ordre de la Providence, pour soutenir que toutes les espèces animales sont éternelles. À supposer même qu’Aristote ait des raisons d’ordre théologique pour étayer une telle thèse, il ne peut pas cependant ne pas voir qu’il n’y a aucune contradiction logique à supposer qu’un cataclysme naturel, ou même une guerre si l’on suppose la nature régulière, vienne annihiler une espèce donnée. Il est donc invraisemblable qu’à ce simple fait, au mieux théologiquement corroboré, se réduise tout le socle argumentatif de Zeta 8. En outre, dans le contexte des livres centraux de la Mtaphysique, affirmer que la forme n’est pas engendrée (resp. corrompue) sous prétexte qu’il y a eu (resp. aura) toujours des formes de même type dans le passé (resp. futur), c’est courir le risque de réintroduire un essentialisme, même mitigé, sous la forme d’un universel in re. Certes, il ne s’agit pas de l’universel séparé des Platoniciens d’Aristote. Mais on en est encore trop proche en affirmant la 651 C’est l’interprétation qu’Accattino 2003 prête à Alexandre, sans toutefois mentionner notre passage mais en se référant, p. 181, à une citation d’Alexandre dans le commentaire de Simplicius au De caelo :« En effet, de même qu’il n’y a pas de génération de matière, il n’y en a pas non plus de forme par soi, mais il y a génération de l’ensemble-des-deux, et c’est cela qui est ce qui est engendré et corrompu : engendré par l’apparition de la forme, corrompu par sa disparition » (Simplicius, In de caelo 578.32–579.2). 652 En revanche, Metaph. F 15, 1039b 23–27 est un peu plus explicite. Mais il y est question de logos et non d’eidos. 653 Cf. Lennox 1985, p. 82–89 (repris dans Lennox 2001, p. 147–154).

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Chapitre IX — L’éternité eidei de l’eidos

sempiternalité pour ainsi dire de droit de l’eidos. Dans cette discussion-ci au moins, Aristote paraît plutôt laisser flotter la question des chaînes eidétiques et se concentrer sur une analyse logique du comportement du composé matièreforme lors de la génération hic et nunc. Parce que la forme est toujours forme dans une matière, forme d’une matière, et finalement matière informée, il est faux que la forme se corrompe. Ce qui se corrompt, c’est le composé, parce que seule la matire informe se défait. Admettre la corruption de la forme serait en revenir à une type de dualisme auquel précisément s’oppose toute la doctrine de l’hylémorphisme. Il va sans dire, cependant, que la question de l’éternité de l’eidos est à l’arrière-plan et que les motivations qui poussent à considérer l’eidos comme éternel sont grosso modo celles qui président à la discussion d’Alexandre dans la Physique : endiguer une dévaluation trop brutale de la forme par rapport à la matière. Pour résumer, Alexandre présente deux arguments pour défendre l’éternité de l’eidos qui paraissent tous les deux bien faibles. Le premier semble faire de la forme individuelle un individu, ce qui n’est pas en soi absurde mais qui contreviendrait à tout l’essentialisme d’Alexandre, tandis que le second est franchement sophistique, puisqu’il ne démontre, sur une base linguistique, que la non corruptibilit de la forme. Mais il serait simplement risible de s’appuyer sur le fait que la disparition effective de la forme n’est pas une corruption pour conclure à l’ternit de la forme. Et pourtant, le résumé de Metaph. F qui a suscité la discussion ne laisse guère de doute sur l’enjeu : l’Exégète a mentionné la thèse matérialiste de Boéthos quelques pages plus haut654, il sait donc qu’une incapacité à défendre les prérogatives éternalistes l’eidos signifierait une véritable défaite de l’essentialisme face aux prédicativistes. Aussi devait-il au moins viser à renverser les priorités655. Les choses étant telles, il n’est pas impossible qu’Alexandre, au-delà de ses deux arguments imparfaits, vise quelque chose de plus fondamental que ce qui ressort de la lettre immédiate du texte. S’il s’auto-censure, c’est tout simplement parce que son opposition à Boéthos ne va jamais jusqu’à faire de lui un platonicien, et qu’il a conscience du danger qui se présentait déjà à Aristote en F 7–9. Un texte important, dans le commentaire à Beta, montre avec quelle circonspection Alexandre navigue entre les deux écueils du platonisme et de l’aristotélisme matérialiste656 : Ayant donc exposé que le premier substrat doit être inengendré et qu’une chose ne peut provenir d’une autre à l’infini, il expose maintenant que la forme également, celle qui se produit (c¸cmetai) dans la matière, doit être éternelle, exposant et 654 Cf. supra, p. 200. 655 Il ne s’agit bien sûr pas de dénier que la matière soit elle aussi substance. Cf. In Top. 312.8. 656 Alexandre, In Metaph. 214.26–215.18.

§ 1. Éternité de la forme selon Alexandre

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établissant par là qu’il y aura une certaine substance unitaire éternelle (tir oqs¸a lomadijµ !¸dior). Si en effet il y a une nature de la matière, il est plus fondé en raison que la substance soit ce que la matière reçoit. C’est ce qu’il a mis en lumière en disant « ce qu’elle peut bien devenir ». Or il appelle substance la forme : ce en effet selon quoi il y a être pour chacun, cela est substance. De fait, la matière, après avoir reçu la forme, présente l’être engendré qui a été produit à partir d’elle [sc. la matière], c’est-à-dire celui qu’elle reÅoit aussi bien qu’elle le devient. Que donc il est fondé en raison que la forme également préexiste en étant éternelle, forme que la matière reçoit, il l’expose comme suit. De même que, le substrat n’étant pas, il était impossible que quelque chose se produise, de même, si ce que le substrat reçoit n’est pas non plus, il est impossible qu’une production ait lieu. […] Disant donc qu’il doit y avoir chacun des deux dont est fait le composé, la matière ainsi que la configuration et la forme […], il a ajouté « et si cela est impossible », signifiant par impossible le fait que rien ne soit, « il est nécessaire qu’il y ait en sus du composé », à savoir de l’ensemble-des-deux, qui est la forme dans la matière, « la configuration et la forme », prenant comme valide le fait qu’il faut que, de même que la matière est éternelle, quelque forme (ti … eWdor) le soit aussi ; ce n’est pas celle qui a lieu dans le composé qui doit être cette forme-là, mais la forme productrice (t¹ poigtijºm) qui, si elle était semblable à la forme produite (t` poioul´m\), pourrait bien être, d’une certaine manière, préexistante (pqo{p\qwom pyr).

Bien que le contexte de Beta, comme nul ne l’ignore, soit aporétique, la façon dont Alexandre présente ce passage et comment il entre en relation avec les autres textes apparentés de l’Exégète ne laisse subsister aucun doute : si Alexandre considère que la forme n’est pas engendrée, ce n’est pas seulement au vu de son mode d’« apparition » dans le composé, mais également parce qu’elle est, d’une certaine manire, éternelle657. Elle est même garante du fait qu’il y aura « une certaine substance unitaire éternelle » – la forme étant ici ainsi désignée, et l’adjectif indéfini « certain » s’expliquant en raison des pseudoformes des artefacts, dont il sera question immédiatement après la portion du texte que nous avons traduite658. Non moins intéressante est toutefois l’extrême prudence d’Alexandre vis-à-vis du statut d’une telle forme éternelle, prudence motivée en dernière analyse par le danger platonicien. Les effets d’atténuation introduits par ti (l. 16) et pyr (l. 18) sont significatifs, et corroborés par une ambiguïté linguistique, sans doute voulue. En effet, la dernière ligne de notre passage, si on la lit de la façon la plus naturelle, se laisse rendre comme nous l’avons fait. On trouve là confirmation des allusions à l’« agent » du commentaire au premier livre de Phys. 659. Mais si l’on ne sousentend pas, pour les deux participes neutres t¹ poigtijºm et t¹ poio¼lemom, le nom commun eWdor apparaissant dans la phrase précédente, il faudra écrire 657 Cf. Metaph. F 7, 1032a 24–25 et F 9, 1034b 16–18. 658 Alexandre, In Metaph. 215.18–29. 659 Et, par conséquent, de l’assimilation possible des trois types de causes du début de l’ouvrage aux deux principes mis au jour dans la suite du livre. Cf. supra, p. 196.

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Chapitre IX — L’éternité eidei de l’eidos

quelque chose comme : « … mais le actif qui, s’il était semblable à produit, pourrait bien être, d’une certaine manière, préexistant ». Alexandre connaissait assez le grec pour éliminer une telle ambiguïté s’il l’avait vraiment voulu. S’il n’a pas écrit noir sur blanc que le principe actif était la forme, c’est très probablement parce qu’il était gêné par l’hypostasie de l’eidos et le flirt platonicien qu’une telle thèse semblait induire. Il faut comprendre une telle gêne en rapport avec une discussion engagée dans le commentaire à Alpha Meizon contre les Idées-paradigmes. P. Accattino a mis ce texte en rapport avec un témoignage de l’In Phys. de Simplicius, sur lequel nous aurons à revenir, qui nous apprend comment Alexandre interprétait l’embryologie de Gen. An. 660. Selon l’auteur, il est fondamental qu’Alexandre affirme ici que la forme du nouvel être engendré apparaisse seulement au terme de la série ordonnée des mouvements que la puissance inhérente au sperme imprime aux menstrues – car ainsi, tout platonisme est conjuré, puisque l’on ne court plus le risque stigmatisé par Aristote de conférer une efficace à l’eidos 661. Au début du processus, il y a une cause efficiente, une cause matérielle et rien d’autre, thèse à laquelle s’apparente la seconde traduction que nous avons faite de la ligne 215.17–18. Cette reconstruction ne nous paraît pas fausse, mais partielle. Il y a de fait une véritable tension dans les textes d’Alexandre consacrés à l’éternité de la forme : Alexandre est rétif à l’idée d’accorder à cette forme une éternité pleine et entière, mais, à un niveau suffisant d’analyse, il ne circonscrit pas la discussion du caractère non-engendré de la forme du composé aux limites d’une discussion analytique du processus de c´mesir. Theta 8 est sans doute une pièce trop fondamentale, dans son aristotélisme, pour ne pas l’inviter à extrapoler de l’antériorité de la forme agente sur l’action à l’éternité de la forme tout court662. Déceler une réticence ou une tension chez un auteur n’est pas l’expliquer. Nous devons maintenant tenter de mieux comprendre pourquoi Alexandre est malgr tout porté à conférer l’éternité à l’eidos en s’appuyant sur une ressemblance (cf. 215.18 : floiom) de la forme productrice et de la forme produite. Il ne peut bien sûr pas s’agir d’un simple « air de parenté », ni même 660 Simplicius, In Phys. 310.25–311.37. 661 Art. cit., p. 178–179. Accattino corrobore donc sa reconstruction de l’interprétation d’Alexandre – la forme est inengendrée parce que son c¸meshai n’est pas une génération mais un simple apparaître – en s’appuyant sur les passages où Aristote et Alexandre à sa suite évoquent certaines venues à l’être qui ne sont pas des générations. Mais cela ne suffit pas à exclure l’hypothèse qu’Alexandre voyait une raison supplmentaire, et d’une certaine manière plus profonde, dans ce caractère inengendré. 662 Cf. Metaph. H 8, 1049b 17–32, qui contient d’ailleurs une référence rétrospective à F 7–9. Le passage de H 8, 1050a 4–10 ne contredit pas cette lecture, mais se borne à employer le terme eWdor en un sens restrictif qui permet d’opposer l’homme fait à l’enfant (cf. infra, p. 252, n. 688).

§ 1. Éternité de la forme selon Alexandre

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d’une homomorphie construite aussi peu lâchement que possible. Tout aristotélicien sait qu’il y a quelque chose de plus dans l’eidos. Or, dans le cadre d’une doctrine de l’!k¶heia v¼sir, il serait inopportun de penser qu’il puisse y avoir définition scientifique de réalités non-existantes. Alexandre l’a souligné lui-même dans son commentaire à A.Po. : il n’y a de science que de ce qui est. Commentant les lignes I 33, 88b 32–33, « il y a des choses qui sont vraies et qui existent ( ja· emta), mais qui peuvent être autrement », Alexandre se demande pourquoi Aristote a ajouté la précision « et qui existent ». Comme il ressort d’une citation de Philopon, c’est, selon Alexandre, pour exclure les propositions « vraies » mais portant sur des non-étants663 : Et Alexandre, expliquant ce passage, dit qu’il a ajouté « et qui existent » du fait qu’il y a du vrai y compris dans le cas des non-étants, comme quand je dis le bouccerf n’existe pas.

Il va de soi qu’une science rapportée à quelque chose de plus que la simple vérité propositionnelle ne peut s’accommoder d’une quelconque instabilité de son objet. Celui-ci, non changeant, sera donc éternel. La définition étant, selon Alexandre, l’une des deux grandes sections de la science – l’autre étant la démonstration – une éventuelle variabilité de ses objets entraînerait la ruine immédiate de toute activité épistémique. On prendra garde que cet argument n’est en aucun cas la justification relle de l’éternité de l’objet de la définition ; c’est tout au plus un instigateur puissant à rechercher une telle justification. Si par conséquent on maintient un lien étroit entre eidos-forme et eidos-espèce, il faudra alors fonder dans le rel l’éternité de l’eidos, c’est-à-dire ne pas se contenter de prescriptions vagues quant à son incorruptibilité, mais mettre au jour le mécanisme cosmologique général qui la fonde. On peut commencer, avant de se concentrer sur la solution d’Alexandre à ces problèmes, par citer la critique de Simplicius à l’argument de l’In Phys. 664 : Ces choses, Alexandre semble les avoir dites en physicien. Mais elles présentent une aporie : comment ce qui n’était pas avant mais est après ne serait-il pas dit « être engendré », et comment ce qui était avant mais n’est pas après ne serait-il pas dite « se corrompre » ? Comment disons-nous que le composé se corrompt parce qu’il rejette la forme qui n’est pas sauvegardée ni ne subsiste après ce rejet, mais part en non-être (car pas même la forme n’est séparable), tandis que la forme en raison de laquelle le composé a été corrompu ne serait pas dite corruptible ? 665 Et comment, si elle est incorruptible, ne serait-elle pas aussi éternelle ? Je pense donc 663 Philopon, In A. Po. 323.9–12. Cf. Moraux 1979, p. 69–71. 664 Simplicius, In Phys. 234.28–235.9. 665 En 234.33–235.2, je corrige le texte autrement que Diels. Plutôt que « , (oq c±q 5sti wyqist¹m oqd³ t¹ eWdor di’ d t¹ s¼mhetom 1vh\qg) », je propose : « (oq c±q 5sti wyqist¹m oqd³ t¹ eWdor), di’ d t¹ s¼mhetom 1vh\qg». Le sens paraît meilleur, et la faute s’explique plus naturellement comme omission d’une séquence de lettres répétée au sein d’une scriptio continua : TOEIDOSTODEIDOS.

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Chapitre IX — L’éternité eidei de l’eidos

plus judicieux de ne pas hyperatticiser. Nous disons666 plutôt qu’aussi bien la forme individuelle dans la génération est corruptible, que le composé fonction de la forme. Il n’est en effet nécessaire ni de supposer que les principes élémentaires des êtres corruptibles soient incorruptibles ni, pour éviter qu’aucun être ne soit corrompu en non-être, de dire que les choses qui maintenant sont et qui plus tard ne sont pas sont incorruptibles. De fait, ces choses ne se corrompent pas en nonêtre absolu, mais il y a une autre forme, totalement différente, qui reçoit la corruption de la forme qui se corrompt.

On peut reformuler comme un tout les deux arguments d’Alexandre et décomposer ce tout en quatre étapes principales: (1) (2) (3) (4)

la forme in re n’est pas corruptible ; néanmoins, elle n’est pas ternelle individuellement ; elle est cependant ternelle spcifiquement ; elle est donc d’une certaine manière ternelle.

Simplicius, tout d’abord, attaque (1). Bien que d’un certain point de vue, en raison de son concordisme, il reconnaisse une relative consistance à la forme instanciée, il ne peut voir en elle un principe absolument constitutif, c’est-àdire pouvant régir de manière autonome (sans dépendre d’Idées-paradigmes) l’ordonnance du monde667. Dans un univers platonicien, un être qui n’est pas soumis à la corruption, c’est-à-dire à la forme la plus extrême du changement, est un être éternel. Il n’y a pas de place pour une quasi Idée errant sempiternellement dans le sensible. Si donc Simplicius refuse de distinguer entre « se produire » et « être engendré » (en s’aidant de l’ambiguïté du verbe grec c¸meshai), c’est qu’en bon platonicien (sur ce point), il déprécie la fonction constitutive et légiférante, pour le sensible, des processus de génération. La c´mesir n’étant qu’une image imparfaite et approximative de l’oqs¸a, il serait inopportun de distinguer entre génération réglée et pur apparaître. La seconde critique, qui frappe le distinguo d’Alexandre entre éternité individuelle et spécifique de la forme in re, est plus contournée. Ne nous embarrassons pas de toutes ces subtilités, semble suggérer Simplicius, et reconnaissons que si (1) est vraie, alors (2) est fausse. Ce qui n’est pas corruptible est éternel. Il est possible que par là, Simplicius vise toujours la thèse (1), la plus directement anti-platonicienne, comme suit : il est évident que la forme sensible disparaît lors de la corruption du composé ([2]

666 Je corrigerais volontiers l’indicatif k´colem, « Nous disons », en un impératif k´cylem, « Disons ». Le glissement est très courant dans les manuscrits. Quoi qu’il en soit, le sens est clair. 667 Cf. supra, p. 196 sqq.

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réaménagé) ; donc elle n’est pas éternelle ; donc elle est corruptible, à l’encontre de (1) ; c. q. f. d. L’empressement du néoplatonicien à sacrifier la forme in re à la corruption du composé témoigne de son insensibilité (volontaire) aux efforts déployés par Alexandre pour empêcher la matière de prendre le pas sur la forme. Car dans son argumentation raffinée pour distinguer incorruptibilité et éternité – qui rappelle d’ailleurs la thèse stoïcienne selon laquelle le cosmos est à la fois corruptible et éternel668 – Alexandre était précisément parti de la nécessité de conférer une certaine éternité à l’eidos. Refuser, comme Simplicius, cette éternité de la forme en se réclamant de la forme individuelle (et, implicitement, de tout ce qui la sépare des formes universelles) est un argument qui, dès lors qu’il est dirigé contre Alexandre, frappe par son inopportunité. L’Exégète sait pertinemment que la forme individuelle disparaîtra lors de la dissolution du composé et il n’ignore pas que la matière n’est jamais dépourvue de forme. Mais sa discussion prend place à un autre niveau. Car même si, en bon aristotélisme, il s’agit toujours de la forme de tel ou tel individu, la forme de l’individu particulier n’est pas, aux yeux d’Alexandre, toute particulière. Dans ces conditions, ce que dit Simplicius sur la forme individuelle est présent de manière latente dans la solution même d’Alexandre. Car si l’on tient pour légitime une unité eidei de l’eidos, c’est certes qu’on considère l’eidos, d’un certain point de vue, comme un individu669 ; mais, et c’est en fin de compte toute la différence entre Alexandre et Simplicius, non pas comme un particulier. L’eidos individuel que Socrate réalise en ce point de temps et d’espace n’est pas, en tant même qu’eidos, complètement indépendant de celui de Sophronisque. L’unité (ou l’éternité) eidei de l’eidos, c’est l’unité (ou l’éternité) de l’eidos en tant qu’il est lui-même. C’est sans doute là le motif physique sous-jacent à l’introduction de la « ressemblance » dans le commentaire de Beta. En grossissant à peine le trait – car le paradoxe n’est qu’apparent – on dira qu’être un ou éternel eUdei, c’est la façon propre à l’eidos d’être un ou éternel !qihl`670. En tenant, malgré les difficultés théoriques et stratégiques que cela implique, pour une éternité de la forme, Alexandre a levé le principal obstacle à un rapprochement des deux eidos. La forme étant elle-mÞme éternelle et non pas une abstraction tirée d’une suite éternelle d’individus dotés de forme individuelle, plus rien ne s’oppose à ce qu’elle soit un véritable objet de 668 Cf. Eusèbe, Prparation Evanglique 15.18.2 [= SVF 2.596 = Long-Sedley 46K]. 669 Pour la validité de cette implication selon Alexandre, voir In Top. 47.10–12. 670 Lennox 1985 suggère que pour Aristote, ce n’est pas la forme qui est éternelle, mais l’individu qui, par la succession indéfinie du lignage « s’éternalise ». Si donc le genre humain est éternel, la forme humaine ne l’est pas. La comparaison entre cette reconstitution d’Aristote et ce que nous constatons chez Alexandre fait bien ressortir le tournant « essentialiste » de l’Exégète.

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Chapitre IX — L’éternité eidei de l’eidos

définition. Mais ce premier mouvement exégétique en appelle un autre, au cours duquel l’eidos-espèce joue un rôle décisif.

§ 2. Forme lignagière, configuration et forme individuelle Le débat contemporain autour de l’individualité de la fome aristotélicienne n’intéresse guère les Anciens. Il est absent du corpus de l’Exégète. L’eWdor jah( !qihlºm que nous venons de rencontrer n’est pas une forme individuelle, c’est la forme d’un individu. On trouve en effet chez Alexandre une distinction entre la forme générale – celle à laquelle renvoie l’espèce – et la forme de chacun. Mais cette dernière n’est que la réalisation temporellement limitée d’un principe éternel. Un indice de cette conception – qu’atteste cependant tout l’esprit du néo-aristotélisme d’Alexandre – réside dans la façon dont l’Exégète rapproche la forme de chacun, t¹ 2j\stou eWdor, de sa configuration (loqv¶), tout en établissant une frontière nette entre configuration et forme éternelle d’autre part : si la forme implique la configuration, la configuration, elle, n’implique pas la forme. La forme est un principe à la fois (visuellement) identifiable, une Gestalt, et dépositaire d’une efficience dynamique que seul un comportement temporel récurrent permet d’assigner. Que l’eidos implique par soi la présence d’une loqv¶ à laquelle s’identifie l’eidos individuel, mais que toute loqv¶ ne soit pas un eidos, est un argument de poids en faveur du fait que ce n’est pas en tant que forme individuelle que celle-ci est substance. On en a une bonne illustration dans le commentaire de Phys. IV 2, 209b 5–9, où Aristote cite l’opinion courante selon laquelle le lieu pourrait être soit la configuration extérieure de l’objet tri-dimensionnel, soit son espace intérieur. Dans le premier cas, dit Aristote, le lieu (b tºpor) serait eWdor, dans le second vkg. Cette désignation de la configuration comme un eWdor a posé un problème à Alexandre. Voici ce que nous en dit Simplicius671 : Après s’être demandé quel est cet eidos qui définit la matière, Alexandre dit : il l’a élucidé en disant «comme par une surface et une limite» (209b 8–9). En effet, l’eidos dit au sens de la configuration, c’est lui qui est ce qui définit, enceint et délimite la matière, non pas l’eidos au sens de puissance et de raison (t¹ c±q ¢r loqvµ kecºlemom eWdor, toOtº 1sti t¹ bq¸fom ja· peqicq\vom tµm vkgm ja· peqatoOm, oq t¹ ¢r d¼malir ja· kºcor). Si en effet672 le plomb est défini par sa pesanteur et que celle-ci soit sa forme, du moins, en tant qu’il s’agit de la forme d’un corps, ce n’est pas cet eidos-là, mais celui qui est défini par une surface. Voilà ce que dit Alexandre.

671 Simplicius, In Phys. 538.14–19. 672 En adoptant la correction de l’Aldine, eQ c\q pour oq c\q.

§ 2. Forme lignagière, configuration et forme individuelle

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Alexandre distingue nettement l’eidos comme configuration, qui est en fait une loqv¶, et le principe actif inhérent aux substances biologiques. Celui-ci est bien plus qu’une forme spatiale : une puissance créatrice, léguée de génération en génération et guidée, comme on le verra au chapitre suivant, par les périodes célestes. Il n’y aurait aucun sens à abstraire cette puissance aujourd’hui inhérente à Socrate de celle qui était naguère inhérente à Sophronisque. C’est la mÞme puissance, le mÞme flux dynamique transmis par la semence. Cette puissance contient en elle le programme de développement du vivant, le logos qui assure que Socrate – sauf accident – aura forme humaine. Les deux sens sont exemplifiés à l’aide d’un cas particulièrement clair, celui d’un morceau de plomb. Dans la ligne de son De anima, où Alexandre, on l’avait vu673, attribuait aux éléments, outre leur forme qualitative, une forme dynamique, l’Exégète oppose maintenant cette forme dynamique à la configuration d’une substancemasse similaire. On comprend comment une telle opposition brise dans l’œuf toute vélléité d’interprétation de l’eWdor dans le sens de l’individualité : la d¼malir est non seulement numériquement identique chez tous les individus d’une lignée déterminée, mais du fait qu’elle est le « lieu » de la raison créatrice, du kºcor – qui, en tant que kºcor, produira des individus partageant tous la même dfinition spécifique –, elle est identique chez tous les hommes. Seule la loqv¶ varie, en raison de la matière, c’est-à-dire de différences légères du substrat sur lequel s’est exercé cette d¼malir. L’opposition se retrouve ailleurs chez Alexandre. En Top. II 7, Aristote attire l’attention sur l’invalidité d’une prédication qui impliquerait que le sujet dût posséder deux attributs contraires. Ainsi, au cas où l’on postulerait que les Idées sont en nous, il faudrait admettre qu’en tant qu’Idées, les Idées sont immobiles, mais qu’en tant qu’elles sont en nous, les Idées sont mues. Ce qui est contradictoire, donc invalide la thèse que les Idées soient en nous. Aristote ajoute qu’« il n’est pas moins clair qu’elles seront sensibles (aQshgta¸), s’il est vrai qu’elles sont en nous : car c’est par le sens de la vue que nous prenons connaissance de la configuration (loqv¶m) en chacun »674. Selon Alexandre, la visée de cette dernière remarque est de nous montrer « comment [Aristote] a entendu que les Idées étaient en nous : c’est, de fait, comme la forme de chacun et sa configuration (¢r c±q t¹ 2j\stou eWdor ja· tµm loqv¶m) ». Ce n’est pas un hasard si la mention de la forme individuelle apparaît en contexte antiplatonicien explicite. Peut-être pour conjurer tout danger, Aristote n’avait pas opposé son eWdor in re aux Idées des Platoniciens, mais n’avait concédé qu’une « configuration ». Sans doute par crainte du danger opposé – l’inévitable surenchère à laquelle se livreront les Boéthos pour dégrader la forme au rang de qualité configurationnelle – Alexandre introduit le terme eWdor en couple 673 Cf. supra, p. 138. 674 Top. II 7, 113a 30–32 (trad. Brunschwig 1967 très légèrement modifiée).

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Chapitre IX — L’éternité eidei de l’eidos

avec loqv¶, mais prend bien soin de préciser, dans le sens d’Aristote cette fois, qu’il s’agit de l’eWdor individuel. Ce travail d’orfèvre confirme le rapprochement accompli par Alexandre entre eidos individuel et configuration. On retrouve cette association de la forme à la configuration dans le commentaire d’Alexandre à la notion de disposition (di\hesir) apparaissant dans la Mtaphysique. Aristote avait mentionné, après l’ordonnance selon le lieu ( jat± tºpom) et celle selon la puissance ( jat± d¼malim), celle « selon la forme » ( jat( eWdor) 675. Bonitz interprète cette dernière comme l’arrangement relatif des parties de la définition, Ross comme la coordination et la subordination de l’espèce à un genre676. Alexandre voyait quant à lui, ici aussi, une allusion à la configuration sensible et même visible de l’individu. Il s’agit, dit-il, de « la disposition selon la forme et la configuration, comme quand nous évoquons la disposition de la statue ou de la peinture »677. Il va de soi qu’une statue ne possède pas d’eidos hylémorphique, éternel et général, au sens plein du terme. La statue et la peinture sont en soi des réalités individuelles. On peut donc tirer une conclusion exactement semblable à celle qui se dégageait du commentaire aux Topiques. Alexandre donne-t-il ailleurs des détails sur la façon dont il faut comprendre la d¼malir qu’il oppose à la simple configuration dans son commentaire de Phys. IV 2 ? Le passage peut-être le plus net à cet égard est son commentaire de Meteor. IV 2, 379b 10 sqq., texte où Aristote distingue la coction des organismes vivants, qui mène une certaine matière à la forme (eWdor) qui constitue son achèvement – phénomène qu’on observe dans le cas de la croissance animale ou de la maturation des fruits – à la coction de substances plus élémentaires, comme celle qui transforme le vin doux (ckeOjor) en vin (oWmor), l’abcès en pus, le liquide lacrymal en chassie. Le texte contient à cet endroit une difficulté superficielle, en ce qu’il suggère que ces coctions mènent à un état utile (cf. wq¶silom) et qu’il évoque deux cas, le pus et la chassie, qui apparaissent plutôt comme des sécrétions résiduelles sans fonction biologique. Ce n’est toutefois pas le point qui nous intéresse ici, mais l’allusion à la présence sous-jacente d’une configuration à laquelle tend la matière dans les cas les moins complexes. Alexandre paraphrase le texte ainsi678 : Or puisque la coction n’est pas dite seulement dans le cas de la nourriture, mais que nous disons aussi que certaines autres choses sont cuites, comme le vin doux, comme les abcès, etc., [Aristote] dit que dans le cas des choses ainsi cuites, la fin (t¹ t´kor) de la coction est la transformation en quelque configuration (eUr tima

675 676 677 678

Metaph. D 19, 1022b 1–3. Cf. Ross 1924, p. 335. Alexandre, In Metaph. 417.12–14. Alexandre, In Meteor. 187.15–19.

§ 2. Forme lignagière, configuration et forme individuelle

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loqv¶m) qui, une fois adoptée, fait que le corps devient utile et plus bénéfique pour

nous.

On a une opposition claire, fondée sur le texte d’Aristote, entre les deux notions. Alors que la forme (eWdor) correspond à un état directement corrélé à la substance au sens plein du terme, c’est-à-dire à l’animal, au végétal et à leurs parties, la configuration (loqv¶) est rapportée à des régularités physiques indéniables, que la science naturelle peut même appréhender, mais dont le statut ontologique ne remplit pas les réquisits des l\kista oqs¸ai679. Quelle est donc la raison qui nous permet de distinguer et de hiérarchiser ces deux niveaux où s’exprime un principe formel ? Il ne s’agit pas d’une distinction entre le naturel et l’artificiel (à supposer que l’on considère le vin comme une substance artificielle), puisque le pus et la chassie sont naturels. Il ne s’agit pas non plus d’une plus ou moins grande aptitude à être défini, puisque le vin se laisse aussi bien définir que nombre d’homéomères entrant dans la constitution du vivant. Pour saisir la façon dont Alexandre comprend la différence, il faut remonter de quelques lignes dans son commentaire de Meteor., à l’exégèse de l’eidos proprement dit680 : Il dit que le principe et la raison de l’achèvement sont la chaleur propre inhérente à ce qui se nourrit. La nature se sert en effet primordialement de cela, en vue de la coction, quand bien même la coction se trouve parachevée par un certain secours extérieur (de nombreuses choses, également parmi les extérieures, contribuent de toute évidence à la coction de la nourriture, comme les bains et les gymnases, mais bien que ces choses contribuent à la coction en facilitant le travail et la transformation des aliments, le principe et la raison sont la chaleur inhérente à ce qui se nourrit). Or, comme il a dit que la coction était un achèvement, il dit ce qu’est l’achèvement, c’est-à-dire la fin, de ce qui procède de la coction. Et puisque la nature est double, selon qu’on l’entend comme matière ou comme forme, il a ajouté laquelle des deux était la fin de la coction : c’est en effet celle qui est entendue comme forme et substance. C’est en effet en fonction de la forme qu’est la substance de chacun, et le fait d’être pour ce qui est. Aussi affirme-t-il que dans certains cas, la fin de la coction est de s’arroger la forme même qui est selon la nature. Ainsi pour les fruits : leur coction est du type de celle de la nourriture, dont effectivement la fin est la transformation vers la forme, qui est naturelle, de ce qui se nourrit.

Il ne fait aucun doute, du moins pour un lecteur du traité De l’me, que les deux exemples d’une coction tendant à la forme, et non à la configuration, relèvent de l’activité nutritive. Plus important encore, le terme grec teke¸ysir que nous avons rendu par « achèvement » signifie très souvent, chez Aristote, « maturité »681. Le passage de teke¸ysir (achèvement, maturité) à t´kor (fin), 679 Metaph. F 7, 1032a 19. 680 Alexandre, In Meteor. 186.35–187.15. 681 « Maturity » est d’ailleurs le terme choisi par H.D.P. Lee dans sa traduction de la Loeb.

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favorisé par la communauté de racine, est intraduisible en français. Tout au plus peut-on souligner combien il était naturel, pour un Grec, de concevoir l’état de maturité d’une plante ou d’un animal comme le but « finalisé » de la croissance682. Or cet état se caractérise, et même se définit, comme celui où l’individu est capable de se reproduire. C’est ce qui explique que dans la biologie aristotélicienne, l’opération de la croissance et celle de la reproduction soient toutes deux dévolues à une faculté psychique unique, la nutritive. Aussi Alexandre a-t-il probablement vu dans cette capacité à se reproduire le caractère permettant de discriminer forme et configuration. Un eidos naturel possède en lui-même la capacité de s’insérer dans une chaîne dynamique unique ; une loqv¶, perçue visuellement et directement associée à des configurations parentes, n’atteste que son insertion dans un ensemble qui exclut le hasard et la fortune. C’est ce qui fonde scientifiquement l’absence d’intérêt d’Alexandre pour l’eidos individuel, qui n’est que la part configuratinnelle inhérente à l’eidos véritable683.

§ 3. Des procès cernables par classement et non par définition La forme est un moment du flux lignagier qui, à plusieurs titres, n’est isolé que par un acte réflexif. Il y a un flux cinétique continu entre les différents mâles, au moins, d’une chaîne reproductive. Le mouvement, on le verra au chapitre suivant, ne subissant jamais d’arrêt, il est un. Un dynamisme habite l’eidos, au point de contribuer à le définir comme acte efficient684. Or cette structure essentiellement fluante pose la question de la définition, parce que différents moments de la même chaîne dynamique renvoient à différents moments ontologiques. La liaison entre eWdor, t´kor naturel et teke¸ysir, achèvement et maturité, a de lourdes retombées sur la question de la forme. En Metaph. G 4, Aristote écrivait : « Quand on recherche la cause, puisque les causes se disent de plusieurs manières, il faut mentionner toutes les causes possibles. Par exemple, quelle est la cause comme matière de l’homme ? S’agit-il des menstrues ? Comme moteur ? S’agit-il de la semence ? Comme forme ? La quiddité. Comme ce en vue de quoi ? La fin (t¹ t´kor). Mais peut-être ces deux-ci sontelles la même chose »685. À première vue, répondre que le « ce en vue de quoi » de l’homme est sa « fin » est une simple tautologie, provoquée par l’embarras 682 Cf. De anima III 9, 432b 21 sqq. 683 Pour une interprétation moderne voisine de la théorie aristotélicienne de l’eidos, voir Katayama 1999. 684 Cf. supra, p. 246 sqq. et chap. VIII. 685 Metaph. H 4, 1044a 32–b1.

§ 3. Des procès cernables par classement et non par définition

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d’Aristote à assigner une fin à un être naturel, qui en un sens n’en a pas686. Si cependant l’on est sensible, comme Alexandre, à l’idée de maturation biologique véhiculée par ce terme, et qu’on rattache cet état au point de rencontre de la trajectoire des différentes causes, on comprend mieux en quel sens l’homme peut avoir un « ce en vue de quoi » : la nature vise à produire un adulte accompli, c’est-à-dire en état de se reproduire. Si donc la fin et la quiddité de l’homme sont « la même chose » (t¹ aqtº) c’est parce que la définition de l’homme sélectionnera, dans le flux cinétique de l’eidos, le moment où ce dernier s’incarne dans l’adulte. Nous étions partis d’une possible scission, dès lors que l’eidos était dûment construit comme objet physique, entre les deux types de définition. Alors que l’hylémorphisme s’enfonçait toujours plus loin dans la considération de l’existence, la classification semblait tournée vers une théorie de l’essence. Le danger nous paraît jugulé par la construction de l’éternité de l’eidos d’un côté, par l’identification de la forme, de l’achèvement et de la maturation de l’autre. L’Exégète réintroduit un cadre où la classification par genre et espèce se voit conférer un rôle physique. Pas plus qu’auparavant, il n’était bien entendu possible d’aboutir par cette voie à une véritable définition687. Mais la pseudodéfinition per genus et differentiam permet de mieux cerner le moment privilégié 686 L’embarras de ce passage « essentialiste » est d’ailleurs stigmatisé par Popper 1945, vol. 2, p. 272, n. 15. 687 Il y a une liaison entre génération et classement d’un côté, altération et définition hylémorphique de l’autre. Quand, dans son commentaire de Top., Alexandre suggère que la chaleur n’est pas une différence parce qu’intensifiée, elle conduit l’individu à sa perte, tandis que dans son commentaire à Meteor., il lie étroitement la chaleur biologique et la constitution de l’eidos, c’est parce qu’il travaille à chaque fois dans le cadre d’une théorie définitionnelle distincte : per genus et differentiam dans le cas de Top., hylémorphique dans celui de Meteor. La chaleur joue un rôle décisif dans la constitution hylémorphique de l’individu, car il s’agit de l’agent dernier. La coction, contrôlée par le mouvement du soleil sur l’écliptique, façonne les tissus organiques. Or, considérée en tant que telle, la qualité ne débouche sur rien d’autre qu’elle. Susceptible tout au plus d’intensification et de rémission, elle est par soi étrangère à l’idée même d’une configuration tri-dimensionnelle. Son lieu est celui, par nature indéterminé, de l’homéomère. Il y a donc un hiatus entre le principe altérationnel au fondement de la chimie aristotélicienne des quatre éléments et les configurations régulières qui nous permettent d’identifier et de distinguer les différentes espèces animales et végétales. La génération aboutit à des êtres que nous classons, mais ce sont des processus altérationnels qui, au sens le plus matériel, les produisent. Il y a là plus qu’une simple constatation analytique : la génération (c´mesir-cem´shai) mène à l’être (oqs¸a-eWmai). On retrouve la classe d’individus là même – à l’aboutissement de la génération – où l’on attendait l’individu de la classe. L’analytique de la génération manipule des états isolés, qui constituent autant de stades « discrets » de la vie de la forme : la génération part de l’état spermatique et vise, au travers de l’état de l’embryon et de l’enfant, celui de l’homme adulte. L’altération, en revanche, se tient au plus près de l’évolution infinitésimale de la forme matériellement sous-jacente à ces périodisations discrètes.

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de l’eidos, celui de l’individu mature. Ce n’est plus la fin qui redouble la forme dans le cas des êtres biologiques, mais l’inverse. Et la fin s’associant à l’hylémorphisme, puisqu’elle l’oriente, la quiddité logique elle-même en retire un ancrage « existentiel »688. Le De providentia nous renseigne sur certains détails de la solution. Alexandre semble mettre en relation – comme dans la Quaestio II 3 – l’action de la puissance divine avec la constitution des mélanges organiques adéquats à certains types d’âmes. On a déjà fait allusion au fait que l’âme rationnelle s’expliquait par la pureté du mélange humain689. Le De providentia ne s’arrête pas là, mais souligne en un passage singulier que la rationalité participe d’un dessein sotériologique, la différence de l’homme (la rationalité) lui permettant de se maintenir en vie690. Or, et c’est tout l’intérêt de ce texte, le De providentia affirme concomitamment, dans la ligne de Gnration corruption II 10, qu’une telle providence vise primordialement l’espèce derrière la forme691 : 688 Cette constation permet de justifier l’assertion selon laquelle l’homme est antérieur à la semence ou à l’enfant parce que « l’une possède la forme et non pas l’autre » (H 8, 1050a 6–7). À rigoureusement parler, la semence et a fortiori l’enfant sont déjà mus par le principe formel qui habitera ensuite l’homme fait. Mais alors que ce dernier vérifie la définition spécifique de l’humanité, la semence ou l’enfant ne la vérifient pas. Je signale, en manière de digression, que le texte grec oXom !mµq paid¹r ja· %mhqypor sp´qlator, t¹ l³m c±q Edg 5wei t¹ eWdor t¹ d( oq est très maladroit. On ne saisit pas le sens, dans ce contexte, de la variation !m¶q/%mhqypor, et l’on ne sait pas auquel des deux exemples rattacher l’explication « t¹ l³m … t¹ d´ … ». Je suggère de voir dans cette duplication malheureuse l’irruption dans le texte d’une variante ancienne. Certains manuscrits auraient comporté seulement !mµq paid¹r, d’autres seulement %mhqypor sp´qlator. La première leçon est plus difficile (puisqu’elle dénie que les enfants soient des hommes et qu’elle parle, au risque de laisser supposer que les femmes ne sont pas des êtres humains, de vir et non d’homo), elle est donc meilleure. 689 Cf. supra, p. 155–158. 690 Il s’agit encore et toujours de l’idée des Topiques selon laquelle la différence semblait « préserver » la substance. De même, dans le De mixtione, 223.30–34, Alexandre explique comment le corps divin maintient l’univers de l’extérieur, tandis que c’est la forme (eidos) propre à chacun qui assure son unité : « C’est pourquoi il est plus fondé en raison de dire que c’est par sa forme propre (rp¹ toO oQje¸ou eUdour) que chacun des corps est maintenu et unifié à soi, en fonction de laquelle [en lisant jah( d – pronom relatif dont l’antécédent est eWdor – et non jahº, il s’agit du leitmotiv d’Alexandre selon lequel un être est ce qu’il est en fonction de sa forme] chacun d’eux possède l’être, tandis que leur sympathie réciproque est préservée par la communauté de la matière ainsi que par la nature du corps divin qui les entourent, que d’en référer au lien par le moyen du pneuma ». Cf. Todd 1976, p. 216–217. Notons que dans la digression de l’In Metaph. consacrée à l’exposé puis à la réfutation de la méthode « platonicienne » d’établissement de l’un par ecthèse (123.19–126.37), Alexandre refuse que toute exhibition d’une communauté soit indicative d’une unité. Seule la communauté de la substance, du genre et de l’espèce autorise cette conclusion. On en conclura donc bien que l’un n’est pas « au-dessus » de la forme mais comme en elle. 691 Alexandre, De providentia 87.5–91.4 Ruland.

§ 3. Des procès cernables par classement et non par définition

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La nature et la providence divines qui prennent place dans les choses d’ici-bas sont autant que possible dirigées vers la génération de la substance de ces choses, ainsi que vers la diffrence dictée par la substance et vers la forme qui existe en elle. En effet, la génération de la puissance qui provient de Dieu est dans le corps corruptible qui a puissance et capacité de la recevoir dans une telle mesure, je veux dire dans la mesure requise par la génération de sa substance et de sa forme, tandis que l’existence de cette puissance, qui procède de sa génération dans ces choses d’ici-bas, provient de leur situation voisine de ces corps divins et de leur mouvement, qui se produit d’une certaine manière, comme nous l’avons dit. Et cette puissance meut les choses sur le modèle de ce mouvement-là, en tant qu’elle fournit aux choses d’ici-bas l’engendrement des choses particulières et individuelles et la succession grâce à laquelle elles subsistent éternellement. C’est également de cette manière qu’il explique l’universalité, du fait que la génération des choses particulières n’a pour cause que l’accomplissement des espces qui sont les choses communes et universelles. Car Socrate n’est engendré que pour que l’homme existe, et Xanthos [c’est le cheval d’Achille] n’est engendré que pour que le cheval existe. De fait, si la subsistance de l’universalité n’est que dans les individus, c’est seulement que l’absence de corruptibilité qui appartient spécifiquement aux choses soumises à la génération et la corruption, ne leur appartient, à elles qui ne sont pas des corps en révolution, que pour autant qu’elles se reproduisent. La nature réalise et effectue ce plan dans les choses d’ici-bas pour autant qu’elles participent à la durée et à l’éternité, et en tant que ce plan est mené à terme grâce à elles, qu’il rejoint leur but et qu’il est possible à ces choses de participer à l’espèce. Car les individus particuliers, parmi ces choses, sont engendrés et corruptibles. De fait, les différences entre les personnes existant à l’intérieur d’une espèce, par lesquelles Socrate se distingue de Platon, ne relèvent pas de la visée première de la nature, mais ne sont que des accidents nécessaires dus à la matière substrat de ces choses.

Ce texte est remarquable par la façon dont il lie, plus qu’ailleurs chez Alexandre, la question de l’espèce à celle de la forme692 en usant de la différence comme d’une catégorie amphibie, appartenant à la fois au domaine de la logique des classes et à celui de la physique hylémorphique. La nature vise la perpétuité de l’espèce et se sert des individus adultes comme d’un moyen pour y parvenir. Mais Alexandre souligne que la constitution de l’individu passe par un travail de différenciation matérielle opéré par la puissance divine. Cette différenciation est elle-même subordonnée à un état achevé, celui que nous appelons la différence et qui se confond avec la forme hylémorphique de la substance mature. Nous sommes donc ici au point de rencontre des deux échelles, où celles-ci s’éclairent l’une par l’autre. Du côté le plus évident, comme nous l’avons déjà noté, l’espèce recouvre des individus ayant même forme et ne différant que par la matière693. C’est la forme hylémorphique qui 692 Comme l’a bien vu Sharples 1982, p. 199. 693 Cf. Alexandre, De anima 85.15–18 : « celui […] qui aura pris la forme de l’homme sans les circonstances matérielles de ce dernier détient l’homme commun. En effet, la différence des hommes individuels les uns par rapport aux autres se produit en raison de la matière, du fait que leurs formes (t± … eUdg aqt_m), elles, en fonction desquelles ils

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donne un contenu à l’espèce, qui fait qu’elle n’est pas une classe arbitraire. Mais de l’autre côté, plus problématique, la classification donne un cadre à l’activité démiurgique de la puissance divine elle-même. Même s’il ne s’agit pas de concevoir de manière grossièrement finaliste son activité dans le monde sublunaire, il ressort du texte d’Alexandre que la seule formulation possible de la différenciation est en termes d’espèces plutôt que de formes. La chimie qualitative n’est pas tout ce qu’il y a à dire du réel, mais se trouve subordonnée à l’existence de classes biologiques qui, bien qu’elles soient plus identifiables que définissables, semblent néanmoins parfaitement réelles en tant que telles. Une telle doctrine paraît en fin de compte plus architectonique que théologique. Elle ne viserait pas tant à « compléter » benoîtement le système d’Aristote qu’à colmater une brèche dommageable à la théorisation essentialiste de l’eidos. La Providence, en d’autres termes, sert surtout à cautionner le bienfondé du côté des choses mêmes d’un recours à la forme spécifique. Cela veut dire qu’un certain état de l’eidos hylémorphique, le plus achevé, peut être mis en relation privilégiée avec l’espèce – en conformité d’ailleurs avec notre interprétation naïve du monde – sans que nous soyons forcément en mesure d’établir à chaque fois un rapport précis entre une certaine constitution hylémorphique et une certaine apparence générale que nous associons à l’espèce. Bref, la doctrine de la Providence permet d’imposer « par le haut » une coïncidence des deux échelles que nous ne sommes pas en mesure d’exhiber en raison des limites internes de la définition aristotélicienne694.

§ 4. Le statut des universaux chez Alexandre : un faux problème Beaucoup d’historiens ont beaucoup écrit, ces dernières années, sur le statut des universaux chez Alexandre. Au vu des considérations précédentes, on peut s’en étonner. La doctrine d’Alexandre est au fond celle d’Aristote, pour peu qu’on prenne en compte Gen. An., et systématisée. À la thèse de l’Alexandre nominaliste, ou nominalisant, défendue par Paul Moraux et Shlomo Pines à sa suite695, a été opposée par Martin M. Tweedale une lecture, vite devenue l’opinio communis, selon laquelle Alexandre ne concevrait pas le genre comme postérieur aux individus, mais comme postérieur à la forme in re constitutive sont des hommes, n’affichent aucune différence ». On note qu’Alexandre admet tout à fait la présence de plusieurs « formes », une par homme, mais qu’il maintient qu’elles sont formellement identiques. 694 C’est bien parce qu’il s’agit d’un coup de force théorique que Balme 1987, p. 299, considère ce type de solutions essentialistes comme « une énormité philosophique ». Il n’est pas indifférent qu’il mentionne ici Francis Bacon. Alexandre est en un sens le premier lecteur « médiéval » d’Aristote. 695 Cf. Moraux 1942, Pines 1961.

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de ces derniers. M. Tweedale donnait donc des arguments à un rapprochement, signalé par Pines puis par Lloyd, de la doctrine d’Alexandre et de l’esse essentiae supposé avicennien696. On ne contestera bien sûr pas la validité globale de la thèse de M. Tweedale. On voudrait plutôt attirer l’attention sur le danger de la défendre sur une base étrangère aux conceptions d’Alexandre. Il faut en effet s’entendre sur ce qu’on entend par totum distributivum. Leibniz, dans sa critique de Nizolius, y voit la condition de la science697. En d’autres termes, un totum distributivum n’est pas un totum collectivum maquillé. C’est un ensemble d’individus dont la propriété commune s’explique par une raison physique unique qui les parcourt et les lie. La seule attaque que l’on puisse faire est de mettre en doute le fondement empirique de la science, ce qui est une arme notoirement délicate à manier pour le sceptique698. Mais une fois ce fondement accordé, on sera contraint d’admettre l’universalité de certaines récurrences que nous n’appréhendons, en raison de notre finitude, que sous la forme d’une pluralité non contredite699. Par conséquent, la discussion du problème des universaux se paie de mots quand elle croit qu’il suffit de dire qu’un mystérieux pq÷cla est tout entier présent dans chacun de ses individus, qu’il n’est en lui-même ni général ni particulier et que la généralité lui échoit on ne sait trop pourquoi, mais en tout cas « postérieurement ». Bref, qu’on se trouve face à une anticipation de la distinction frégéenne entre Merkmal et Eigenschaft. Bien plutôt, l’eidos est unique dans la chaîne lignagière ; et c’est la réalisation physique de son flux continu et éternel qui entraîne directement l’universalité. La distinction n’est pas anodine. Car dans le premier cas – où l’on ne s’interroge pas sur la physique sous-jacente aux Quaestiones I 3 et I 11 – on risque fort de verser dans un avicennisme débridé ou, comme Averroès l’a

696 Cf. Pines 1961, p. 30, Lloyd 1981, p. 54, Tweedale 1984, p. 279–280 et 303. Exposé de leur débat dans de Libera 1999, p. 66 sqq. Voir dernièrement Sharples 2005. 697 Voici ce que dit Leibniz (qui … Epistolam de Aristotele Recentioribus reconciliabili … adjecit, cf. p. 127), p. 160–161 : « Ultimo loco gravis aliquis error Nizolii circa universalium naturam dissimulari non debet ; potest enim lectorem non satis cautum a vero philosophandi tramite penitus abducere. Persuadere conatur nobis, universale nihil aliud esse quam omnia singularia collective simul sumta … Sed ea ratione prorsus evertuntur scientiae, et Sceptici vicere. Nam nunquam constitui possunt ea ratione propositiones perfecte universales, quia inductione nunquam certus es … ». 698 Cf. Annas-Barnes 1985, p. 66–77. 699 Il est indéniable qu’avec l’induction aristotélicienne, selon les mots de Granger 1976, p. 160, « c’est toujours d’une reconnaissance directe du concept qu’il s’agit, et nullement d’une énumération exhaustive ». Mais cela ne représente que la face « phénoménologique » de la question. Le philosophe doit ensuite fonder l’universalité dans la physique.

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remarqué avec profondeur700, dans le théologisme en philosophie : d’abord affranchi de l’universalité, le pq÷cla ne tardera guère à se montrer indifférent à l’existence, dans laquelle l’efficience divine le plongera selon son bonvouloir701. Dans le second cas en revanche, l’universalité se rapprochera bien plus des propriétés constitutives du pq÷cla en tant que tel. Certes, l’universalité est un accident de la forme instanciée par Socrate, qu’on abstrait de tous les concomitants de son incarnation hic et nunc. Mais le rapport de cette universalité à l’éternité du flux formel où s’inscrit Socrate après Sophronisque est beaucoup plus étroit. Pour exister, la forme de Socrate doit être éternelle a parte ante ; mais cette forme éternelle est ipso facto universelle. Au bout du compte, l’éternité et l’universalité de cet eidos-flux sont plus que ses « symptômes ». Elles entrent d’une certaine manière dans sa notion constitutive. Je ne peux pas dire que l’éternité « survient » au lignage : elle en est une condition constitutive si l’on admet que l’âme doit avoir existé chez le père pour exister chez le fils702. Si donc l’universalité est bien un symptôme de la forme en tant qu’abstraite, elle est une caractéristique essentielle de la forme en tant que flux lignagier éternel703. 700 Cf. Gilson 1972, p. 67 : « … Avicenne […] se pose en philosophe et parle néanmoins ici en théologien. Averroès le dit avec beaucoup de perspicacité, dans une remarque dont Duns Scot fera d’ailleurs son profit : «Avicenne a eu grandement tort de penser que l’un et l’être signifient des dispositions ajoutées à l’essence de la chose. Et l’on se demande comment cet homme a commis une telle erreur ; mais c’est qu’il a entendu les théologiens de notre religion, et mélangé leurs propos à sa science divine». C’est par cette intrusion de la théologie révélée dans la théologie naturelle que s’explique la célèbre thèse avicennienne : ainsi que l’un, l’être s’ajoute à l’essence comme une sorte d’accident ». La traduction latine dont se sert ici Gilson est quelque peu différente de l’original arabe. Celui-ce se laisserait plutôt traduire ainsi : « Et Avicenne a commis sur ce point une erreur considérable, car il a cru que l’un et l’existant signifiaient des attributs venant s’ajouter à l’essence de la chose ; et ce qu’il y a d’étonnant avec cet homme est la façon dont il a commis cette erreur – à savoir, en prêtant attention aux Théologiens dialectiques issus de l’ash’arisme, au discours desquels il a mélangé sa science théologique ». Cela n’enlève bien sûr rien à la profondeur et à l’exactitude de l’analyse de Gilson. 701 À vrai dire, les auteurs sont généralement prudents dans le rapprochement AlexandreAvicenne. Seul de Libera 1999 force quelque peu le trait. Pini 2004, p. 397, n. 12 et moi-même (Rashed 2004b) lui avons adressé une critique similaire : l’indifférence de l’essence à l’existence (Avicenne) est foncièrement différente de son indifférence à l’universalité (Alexandre et Avicenne). Celle-là présuppose l’ontologie formelle nécessitée par la théologie rationnelle et sans doute la nouvelle pistm « algébrique » du IXe siècle (cf. respectivement Jolivet 1984 et R. Rashed 1984), celle-ci est partie intégrante d’un aristotélisme possible. 702 Sur ce point, voir infra, chap. XI. 703 C’est ce qui explique la connexion éternité-universalité dans le passage du De providentia traduit supra, p. 248 et l’inférence de l’universalité à l’éternité (sic : t± c±q jahºkou %vhaqt\ 1sti) dans la citation de Simplicius, In Phys. 197.36–198.1.

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La Quaestio I 3 nous paraît illustrer ce double plan. Alexandre y affirme en effet l’ternit du commun pour expliquer son universalit. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une réflexion logique sur la définition (sa constitution à partir d’un genre et d’une différence spécifique, son rapport au propre, etc.), mais plutôt sur ce à quoi celle-ci renvoie et, plus précisément, ne renvoie pas. Alexandre entend réfuter toute hypostasie de son objet, sous la forme d’une Idée platonicienne en particulier. Cette thèse l’oblige à préciser les termes de son propre essentialisme et finalement à souligner, à la fin du texte, l’importance de la transmission biologique pour assurer l’éternité de l’objet de la définition. Traduisons ce texte704 :

– De quoi il y a définition – § 1. Les définitions ne définissent pas des particuliers, parce que c’est avec des accidents que ceux-ci sont tels qu’ils sont, accidents qui ne sont pas toujours les mêmes, mais changeants et requérant davantage nos sens qu’une formule qui les éclaire. Mais elles ne définissent pas non plus quelque réalité commune séparée des particuliers, et qui serait on ne sait quelle nature incorporelle et éternelle. Car comment le bipède serait-il quelque chose d’incorporel, ou le mortel quelque chose d’éternel ? Nous disons pourtant, quand nous le définissons, parfois que l’homme est ‘animal terrestre bipède’, parfois ‘animal rationnel mortel’705. Bien plutôt, les définitions définissent les communs dans les particuliers, ou les particuliers selon les communs qu’il y a en eux. En effet, dans les particuliers, certains traits sont propres et particuliers706, tandis que les traits communs et qui se correspondent dans707 tous les êtres pour lesquels il se trouve que ces traits sont communs et indifférents de par leur propre nature, sont par eux-mêmes responsables du fait que tous les êtres qui les possèdent ressortissent à une nature semblable et identique708. En effet, si ‘animal rationnel mortel’ est pris avec les circonstances et les différences matérielles dont s’accompagne sa subsistance, qui diffèrent pour chacun, il produira Socrate, Callias et les hommes particuliers ; mais 704 Alexandre, Quaestiones 7.21–8.28. J’ai tiré profit de deux traductions anglaises récentes : Lloyd 1980, p. 69–70 et Sharples 1992, p. 24–26. 705 Avec Sharples, je supprime les parenthèses introduites par Bruns. 706 La correction de ja¸ en jahº adoptée par Sharples à la suite de Apelt, Rheinisches Museum 49 (1894), p. 70 explicite une nuance présente dans la conjonction de coordination. 707 Avec Lloyd et Sharples, je ne reprends pas l’insertion de û faite par Bruns. 708 Cette phrase est également citée par de Libera 1999, qui imprime, en lieu et place de notre « responsables du fait que tous les êtres qui les possèdent ressortissent à une nature semblable et identique », « les causes de toutes les choses qui les possèdent, et qui sont de nature semblable et identique ». Ce qui est impossible du point de vue du grec et du sens : comment penser en effet qu’Alexandre ait pu sombrer dans un tel réalisme des natures communes ? Dans la traduction anglaise de Sharples 1992, p. 24–25, « being » n’est pas en apposition à « things », mais constitue le verbe principal de la complétive dont « things » est le sujet.

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s’il est pris séparément d’elles, il deviendra commun, non pas parce qu’il ne sera pas dans chacun des hommes particuliers (avec lui709 sont en effet les traits propres des particuliers), mais parce qu’il sera le même dans tous. Les définitions définissent donc quelque chose de ce type, et de commun en ce sens – au sens d’être le même pour de nombreux particuliers. C’est la raison pour laquelle les définitions de telles choses ne définissent pas une certaine nature incorporelle et séparée des particuliers. § 2. La définition de l’homme, ‘animal terrestre bipède’, est une chose commune, étant dans tous les hommes particuliers, en son intégralité en chacun, commune du fait d’être la même chose en plusieurs et non pas du fait que chacun participe d’une partie d’elle. Car tout au moins chacun des hommes est-il ‘animal terrestre bipède’. C’est la raison pour laquelle les définitions ne définissent pas non plus les communs en tant que communs, mais les choses qui se sont trouvées, en chaque nature, être communes. Car même si un seul homme subsistait, la formule de l’homme serait la même : ce n’est pas parce qu’elle est en plusieurs que cette formule lui appartient, mais parce que c’est en fonction de telle nature que l’homme est homme, qu’on partage ou non cette nature à plusieurs. § 3. On dit que les définitions se rapportent aux concepts et aux communs parce qu’il appartient à la conception de sparer l’homme de tout ce qui accompagne sa subsistance et de le prendre en soi ; d’autre part, la définition de ce qui subsiste avec d’autres choses tout en faisant l’objet d’un concept formé séparément de ces dernières (et d’autres) et non pas comme cela subsiste, semble ressortir au concept et au commun parce que, séparément des accidents, cette chose qui en chaque être fait l’objet d’un concept est commune et la mÞme dans plusieurs. § 4. Les communs sont incorruptibles du fait de l’éternité par succession des particuliers dans lesquels ils sont. Car l’éternité appartient à ce qui est semblable dans la génération des particuliers et à ce qui y demeure identique, et tels sont bien les communs, qui ne se bornent pas à être dans ceux des particuliers qui coexistent ensemble en sorte que ce serait cela qui en ferait des communs, mais qui sont dans tous les êtres de même forme. C’est la raison pour laquelle rien n’empêche que quelque chose de mortel soit éternel : bien que mortel en tant que particulier, il sera éternel.

Le premier paragraphe est consacré à réfuter une conception platonicienne de la définition, qui corrélerait cette dernière aux Idées. Alexandre, de manière attendue, réfute la thèse selon laquelle il y aurait des formes séparées du sensible et existant « en soi ». Bien plutôt, nous dit-il, la définition définit une réalité présente en autant d’exemplaires qu’il y a d’individus et dont la description est la même pour chacun de ces individus. La phrase « Bien plutôt, les définitions définissent les communs dans les particuliers, ou les particuliers selon les communs qu’il y a en eux » est à cet égard significative. Même si A.C. Lloyd est un peu radical en traduisant le « ou » du grec (E) par un « ou plutôt » (or rather) et qu’il faut conserver au texte d’Alexandre son indécision probablement volontaire sur ce point, il y a bien ici une tendance à combattre le 709 Le texte to¼tym est insatisfaisant. Je hasarde une correction to¼tou, renvoyant à la formule définitionnelle ‘animal rationnel mortel’ (7.32).

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platonisme jusque dans ses avatars aristotéliciens : selon une ligne argumentative au moins, Alexandre professe qu’on définit moins une abstraction unique tirée d’individus ressemblants que l’individu en tant qu’il possède cette réalité essentielle productrice de ressemblance. Dans le deuxième paragraphe, Alexandre propose une clarification à usage interne à l’école. Les Aristotéliciens ne doivent pas combattre le platonisme en sombrant dans le nominalisme. Ce qui fait la réalité du « commun » n’est pas seulement la ressemblance des individus, mais la présence, dans chacun de ces individus, d’une nature qui se trouve être commune mais qui pourrait, à la rigueur (c’est-à-dire abstraction faite de la liaison intime entre essence et reproductibilité), être unique710. Certes, comme le répètent à satiété les modernes, si un cataclysme supprimait tous les hommes moins un, cet unique survivant garderait sa nature, celle-ci cessant seulement d’être commune. Mais ce qui importe au physicien, ce ne sont pas les distinctions verbales, mais que l’éternité a parte ante soit déjà en tant que telle une universalité. La vraie coordonnée de l’essentialisme biologique, c’est le temps, non le lieu. Le troisième paragraphe comporte une opposition qui ne paraît pas avoir été localisée, sans doute en raison de la pesanteur de son expression. Ce paragraphe semble destiné à établir la frontière exacte entre réalisme et conceptualisme aristotéliciens. En tant que le commun possède un soubassement réel dans le sensible (la « nature » du paragraphe 2), l’aristotélisme est un réalisme ; en tant que notre appréhension du commun résulte d’un acte d’abstraction, c’est un conceptualisme. Pour dire les choses d’une formule, Alexandre semble caractériser l’aristotélisme comme une doctrine où la forme abstraite par notre intellect a déjà une existence en partie individuée dans l’objet. Ces remarques introduisent probablement les réflexions finales sur l’éternité du commun, à la fois fondée dans le flux des substances et autorisant une théorie platonisante de la science (il n’y a de science que des réalités éternelles). Il est manifeste que le quatrième paragraphe, formellement, prolonge une remarque du premier. Alexandre avait tout d’abord affirmé, contre les Idées, que le mortel n’était pas éternel. Il prend maintenant le contrepied de cette thèse et professe l’éternité du « commun » en tant que les particuliers où il se trouve se succèdent indéfiniment. Il convient ici d’être attentif à la justification avancée par Alexandre : « l’éternité appartient à ce qui est semblable dans la génération des particuliers et à ce qui y demeure identique, et tels sont bien les communs, qui ne se bornent pas à être dans ceux des particuliers qui coexistent ensemble en sorte que ce serait cela qui en ferait des communs, mais qui sont dans tous les êtres de même forme ». Bien que cette phrase ne soit pas d’une 710 Il faut interpréter ce terme dans le sens fort de Phys. II 1. C’est la « puissance » (d¼malir) et la « raison » (kºcor) auxquelles Alexandre assimile l’eidos.

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Chapitre IX — L’éternité eidei de l’eidos

limpidité extrême, on peut semble-t-il en retirer deux informations. Tout d’abord, Alexandre restreint la question de la communauté à celle des êtres biologiques en tant que ce sont des êtres qui se reproduisent. Le point est capital. Ensuite, Alexandre paraît désireux d’éviter que l’on comprenne le statut de communauté de manière trop horizontale : la communauté humaine est moins celle de tous les hommes à un instant donné que celle du lignage humain. Cette thèse mène à la conclusion de la Quaestio, où l’on retrouve l’éternité eidei de l’eidos : « C’est la raison pour laquelle rien n’empêche que quelque chose de mortel soit éternel : bien que mortel en tant que particulier, il sera éternel »711. L’exégèse orthodoxe dira que la nature instanciée dans tel ou tel individu leur est certes commune mais qu’en tant qu’elle est une forme particulière, elle doit s’évanouir avec la dissolution du composé ; qu’en revanche, le concept commun est éternel : qu’en tant qu’abstraction, ce commun peut être dit exister éternellement s’il y a toujours quelque individu qui le possède ; que la différence d’avec le platonisme serait que pour celui-ci, le commun existerait même en l’absence de toute exemplification physique ; que, par conséquent, même si la nature commune est réalisée en autant d’exemplaires qu’il y a de particuliers et subit leurs vicissitudes, le commun abstrait des natures pourra se dire unique et éternel. Une telle solution, sans être fausse, paraît cependant faire encore trop grand cas de la distinction entre concept et forme, c’est-à-dire ne pas voir que le seul point de vue adéquat sur la forme est celui de son unité spécifique, donc de son éternité. Bref, il est inadéquat de concentrer son analyse au niveau d’une substance pour voir en elle une nature existante, réellement indissociable du composé, mais que nous pouvons mentalement abstraire. Car cette « nature », pour en être véritablement une, a pour « lieu » réel l’espèce prise dans sa perpétuité, au moins a parte ante, temporelle, c’est-à-dire l’ensemble de la chaîne lignagière.

711 On rectifiera la traduction de Tweedale 1984, p. 298–299, de cette ligne (« Thus nothing prevents something which is mortal from being eternal, for although it is mortal it is eternal as particulars »). Le grec est certes ambigu mais le sens permet de trancher.

Chapitre X Mécanisme Nous avons vu au chapitre précédent que l’identité et l’éternité de la forme biologique jouaient pour Alexandre un rôle unificateur de l’être et du connaître. Mais qu’est-ce qui nous autorise à tenir la forme pour éternelle ? Ou, plus précisément, qu’est-ce qui nous autorise à voir dans l’existence de la providence, professée par Alexandre, autre chose qu’un vœu pieux ? On voudrait montrer dans ce chapitre que c’est une étude cosmologique du mouvement, sous un double aspect : le moteur et le mû. Un obstacle délicat doit être préalablement levé, celui de savoir dans quelle mesure, pour un aristotélicien, ce qui est éternel doit être expliqué. Car sur ce point, une hésitation parcourt l’aristotélisme. Cette question conditionne pourtant la portée du mécanisme dans l’aristotélisme. Si en effet tout ce qui est éternel ne se soustrait pas nécessairement à l’explication causale, il demeure que la seule explication d’une réalité (substance, processus, récurrence) éternelle soit mécaniste. Cette explication reviendra à expliquer non pas pourquoi, mais seulement comment, telle chose se produit.

§ 1. Eternité et absoluité : l’hésitation péripatéticienne et le principe de Théophraste Cette discussion se noue, sans doute du vivant même d’Aristote, autour de la démontrabilité du Premier Moteur. Elle est envisagée explicitement par Théophraste. Deux lignes exégétiques s’opposent. Selon l’interprétation « standard », Théophraste aurait rompu, dans sa Mtaphysique, avec la théorie aristotélicienne du Premier Moteur ; selon l’interprétation « modérée », les apories qui y étaient exposées auraient surtout une visée cathartique, ou gymnastique712. Mais on n’a peut-être pas assez souligné la dimension exgtique des remarques de Théophraste, c’est-à-dire qu’elles cernent moins une contradiction du Premier Moteur qu’un flottement dans les textes d’Aristote 712 Cf. Lefebvre 2006. Selon cet auteur, il faudrait comprendre l’opuscule comme un recentrage de la théorie du Premier Moteur autour de son sujet réel, c’est-à-dire comme une critique d’un usage incontrôlé, par certains contemporains, du Premier Moteur en cosmologie.

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Chapitre X — Mécanisme

sur le statut des principes. Bref, Théophraste commente Aristote en explicitant une difficulté suscitée par un étrange doublon de son corpus : Phys. VIII 1, 252a 32–b 5 et Gen. An. II 6, 742b 17–35. Le texte où Théophraste développe la difficulté aristotélicienne est sans conteste l’un des plus difficile de sa Mtaphysique 713 : 26 Mais la compréhension et la créance à l’égard de ce point précis sont difficiles, bien qu’il constitue une question importante par ailleurs, et nécessaire en vue des recherches particulières – et surtout des plus importantes – c’est-à-dire savoir à quel endroit il faut tracer la limite, par exemple à propos des recherches sur la nature et à propos de celles qui sont encore antérieures. Car ceux qui cherchent la raison de toute chose suppriment la raison, et avec elle le connaître également ; ou plutôt il serait plus vrai de dire qu’ils cherchent la raison de ce qui n’en a pas ni ne peut en avoir par nature. Quant à ceux qui présupposent que le ciel est éternel, 27 et qu’en outre sont aussi éternels les phénomènes relatifs aux déplacements, les grandeurs, les formes, les distances et tout ce dont l’astronomie fait la démonstration, il leur reste encore à mentionner les premiers moteurs, la cause finale, quelle est la nature de chacun et leur position les uns par rapport aux autres, en quoi consiste l’être du tout, ainsi bien sûr qu’à celui qui descend vers le reste des espèces particulières ou de leurs parties jusqu’aux animaux et aux plantes. Si donc l’astronomie collabore à cette connaissance, mais ne se situe pas dans le domaine des premiers êtres, ce qui a la plus grande puissance sera autre que la nature et antérieur à elle. Et de fait ce mode, comme certains le pensent, n’est pas physique ou ne l’est pas dans son entier. Pourtant, le mouvement est bien propre à la nature de manière générale, et surtout au ciel. C’est pourquoi si l’activité relève de l’être de chaque chose et que chaque chose particulière, quand elle est en activité, se meut aussi, comme chez les animaux et les plantes (sinon, ils sont homonymes), il est évident que le ciel aussi, dans sa rotation, sera conforme à son être, mais que privé d’elle et en repos, il serait homonyme : car la rotation du tout est comme une sorte de vie. 28 Est-ce donc, s’il ne faut pas même dans le cas des animaux faire porter la recherche sur la vie, ou alors de telle façon, qu’il ne faut pas non plus, dans le cas du ciel et des corps célestes, faire porter la recherche sur la translation, ou alors d’une manière bien déterminée ? La présente difficulté se rattache aussi en quelque façon au mouvement provoqué par l’immobile.

Ce texte, bien transmis dans son ensemble, pose un problème de grec à la fin du § 26, en 9b 24 (« Quant à ceux qui… », fsoi). On attend un début de phrase, mais les manuscrits ne comportent aucun mot de liaison. Usener, qui avait supposé une lacune dans sa première édition, choisit dans la seconde de rajouter un « donc » confirmatif, owm, tandis que Zeller, suivi par Ross & Fobes puis Laks & Most, supplée un d´. M. van Raalte préfère laisser le texte en l’état, en s’appuyant sur quelques parallèles de phrases non connectées dans le corpus de Théophraste714. Sans s’engager dans la discussion éditoriale, on peut remarquer qu’au plan de la pure interprétation, les deux dernières solutions 713 §§ 26–28, 9b 16–10a 21. 714 Cf. van Raalte 1993, ad loc.

§ 1. Eternité et absoluité : l’hésitation péripatéticienne et Théophraste

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sont équivalentes, puisque la juxtaposition recèle elle aussi une charge adversative. Nous sommes donc vite ramenés à la nécessité de comprendre le texte dans son ensemble et en particulier l’enchaînement de fsoi jtk. avec ce qui précède : s’agit-il en gros d’une confirmation, c’est-à-dire d’un développement de la critique de ceux – réels ou fictifs – qui veulent assigner une cause à tout, ou d’une opposition (auquel cas franche), Théophraste passant maintenant à ceux dont l’explication du monde est trop étriquée, s’arrête trop vite ? Seule la seconde possibilité nous paraît tenable. Le terme jat\koipom, l. 27, en effet, ne saurait vouloir dire « ils ne s’occupent pas de » et les astronomes, dès lors, ne peuvent être là seulement pour corroborer le fait qu’il faut bien s’arrêter quelque part. Ils s’arrêtent trop tt 715. Ce caractère insatisfaisant de l’astronomie est encore souligné par la ligne qui suit : il y a d’« autres choses » antérieures aux objets de l’astronomie. Suit une phrase importante : « Et de fait ce mode, comme certains le pensent, n’est pas physique, ou ne l’est pas dans son entier ». On peut dire que cette phrase laisse les tenants de l’interprétation-standard et ceux de l’interprétation cathartique à égalité : on peut souligner aussi bien la prise de distance que le fait qu’en dernière instance, Théophraste semble accepter la nonphysicalité du mode d’action des premiers principes. Mais selon l’interprétation « exégétique », tout est ici parfaitement contrôlé : Théophraste entend justement souligner qu’il ne veut pas résoudre la question du Premier Moteur, mais seulement en redessiner le lieu aristotélicien. Venons en maintenant à l’évocation de la « vie ». Cette notion semble jouer un rôle dans deux arguments légèrement distincts. Le premier consiste grosso modo à dire que la vie du ciel est sa révolution, que la vie du vivant est la réalisation de son essence, que donc la révolution céleste est la réalisation de l’essence du ciel. Il faut bien voir que ce passage est introduit par ja¸toi … ce : il s’agit d’une concessive, et l’argument auquel il faut apporter une concession est celui selon lequel il y a des principes supra-physiques au mouvement du ciel. Après cette suggestion-là, Théophraste fait état de cette objection-ci : le mouvement s’identifiant à l’essence, nous aurions tort de perdre notre temps du côté du supra-physique. Il n’y a de réalité que dans la réalité de chaque être, et sa réalité est son mouvement. A ce dilemme, Théophraste propose une solution, présentée sur un mode interrogatif : « ne serait-ce pas », nous dit-il, « que de même que dans le cas des animaux, il ne faut pas étudier la vie en général, mais d’une façon déterminée, de même, dans le cas du ciel, il ne faut pas étudier la translation en général, 715 Notons, sur le principe de l’« arrêt causal », que les références à la Mtaphysique et aux A.Po. I 3 qu’on trouve souvent (cf. Laks et Most 1993, p. 71, n. 49) me paraissent moins adaptées que celles apparaissant dans les deux textes physiques que l’on va discuter.

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mais d’une manière déterminée » ? Il semble que nous avons là un second argument (distinct du premier) où la notion de vie joue un rôle : le déplacement n’est plus maintenant la réalisation de la vie céleste, mais un comparandum distinct de son comparans, qui est la vie biologique d’ici-bas. En d’autres termes, le ciel n’est plus considéré comme relevant de la classe des êtres dotés de vie, mais seulement comme disposé dans un même rapport à sa réalisation que les vivants par rapport à la leur. De même qu’on ne doit pas se demander, ici-bas, ce qu’est la vie sans davantage de précision, de même on ne doit pas s’interroger sur le mouvement céleste en général. Il faut préciser les questions. Théophraste ajoute pour finir que « cette aporie se rattache aussi d’une certaine manière à celle du mouvement par l’immobile ». Nous y reviendrons. Pour expliquer ce qui paraît en jeu, il faut revenir sur une précision centrale – même si elle n’apparaît qu’en passant – à la ligne 9b 24 : Théophraste souligne en effet là qu’il s’intéresse aux gens qui considèrent le ciel comme éternel, !ýdiom. Il faut s’interroger sur la fonction de cette précision dans l’argument général. Pourquoi Théophraste ne s’est-il pas contenté de dire, au moment de s’opposer à la prétention d’exhaustivité de l’explication, que les astronomes, sans davantage de précision, ne vont pas assez loin dans leur remontée et leur descente des chaînes causales ? La note de l’édition Budé ne me paraît pas adéquate : « Les calculs astronomiques présupposent en effet l’éternité du ciel, de ses parties et de ses mouvements, qui n’est pas une donnée astronomique, mais dépend de la démonstration des philosophes »716. Tout d’abord, on sait que les données chiffrées ont été introduites dans l’astronomie grecque seulement lors de la fusion à l’astronomie géométrique, de tradition eudoxéenne, de l’astronomie babylonienne, opérée par Hipparque. Il n’y a donc pas de « calcul » dans l’astronomie telle que la conçoit Théophraste. Ensuite, à supposer même qu’on comprenne « calcul » en un sens vague, c’està-dire comme une référence non pas à l’estimation sexagésimale des positions astrales et à leur mise en rapport, mais seulement à une proto-paramétrisation de points en mouvement selon une trajectoire et une vitesse constante donnée, alors il faut présupposer non pas un monde « éternel », mais bien un état originel du monde en un temps-origine t0. Ou alors « présupposer » ne veut pas dire grand’ chose ici, si ce n’est que l’astronomie se déploie sur un fond cosmologique dont elle ignore tout. Et dans ce cas, on doit reposer la question : quel est le sens de la précision !ýdiom ? Il convient, pour répondre à cette question, de prendre en considération la fin de Phys. VIII 1 et son doublon en Gen. An. II 6717. Dans les lignes précédant ce dernier texte, Aristote avait déclaré qu’il « n’est pas facile de 716 Laks et Most 1993, p. 72, n. 50. 717 Gen An. II 6, 742b 17–35.

§ 1. Eternité et absoluité : l’hésitation péripatéticienne et Théophraste

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déterminer si les parties qui se forment les premières sont celles qui existent en vue de quelque chose d’autre, ou celles en vue de quoi les autres existent »718. Aux prises avec cette difficulté, il s’en prend à ceux qui ne se donnent pas la peine de répondre à de pareilles questions, mais se contentent d’invoquer le fait que les choses ont toujours lieu ainsi : Ils ne se prononcent pas de manière correcte, et ne donnent pas la nécessité du pourquoi, tous ceux qui disent « ça se produit toujours ainsi » et qui pensent qu’il y a là un principe, comme Démocrite d’Abdère, parce que [du toujours et] de l’infini, il n’y a pas de principe, tandis que le pourquoi est un principe et que le toujours est infini ; en sorte que poser la question du pourquoi au sujet de l’une de ces choses, dit-il, c’est rechercher le principe de l’infini. Toutefois, selon cet argument par lequel ils justifient de ne pas rechercher le pourquoi, il n’y aura démonstration d’aucune chose éternelle ; or il y en a manifestement de nombreuses, les unes venant toujours à l’être, les autres étant toujours ; en effet, le fait que le triangle a ses angles égaux à deux droits est toujours, tout autant que le fait que la diagonale est incommensurable au côté est éternel – et pourtant, il y a de cela quelque raison et démonstration. Ainsi, c’est bien parler que de ne pas vouloir rechercher le principe de toutes choses, mais ce n’est pas bien parler que de ne pas vouloir rechercher le principe de toutes les choses qui sont et viennent à l’être toujours ; ce ne doit être le cas que pour toutes les choses, parmi les êtres éternels, qui sont des principes. Car du principe, il y a une autre connaissance, qui n’est pas démonstration. Est principe, dans les êtres immobiles, la quiddité, tandis que dans les êtres en devenir, il y en a dès le départ plusieurs, de modalité différente et non identique pour tous.

Développement qu’on peut comparer au texte de Phys. 719 : De manière générale, penser qu’il y a là un principe suffisant, si quelque chose est ou vient à l’être toujours, c’est faire une supposition incorrecte. C’est ce à quoi Démocrite rapporte les causes concernant la nature, à savoir que cela s’est produit ainsi auparavant. Il ne juge pas bon de rechercher un principe du toujours ; un tel jugement est correct appliqué à certaines choses, mais incorrect appliqué à toutes. De fait, le triangle a toujours la somme de ses angles égaux à deux droits, et pourtant il y a quelque autre cause de cette éternité. Mais des principes, qui sont éternels, il n’y a pas d’autre cause.

Les points communs, outre bien sûr l’idée centrale que certaines choses éternelles doivent être démontrées, d’autres non, consistent en la référence à Démocrite et en l’exemple (problématique) de la proposition mathématique de la somme des angles du triangle. Toutefois, même s’il s’agit à l’évidence d’un doublon, ce n’est sûrement pas le même texte inséré à deux endroits du corpus. Le texte de Gen. An. est plus détaillé : il contient en particulier une évocation de la connaissance non démonstrative des principes, dans la ligne de A.Po. II

718 742b 6–8. 719 Phys. VIII 1, 252a 32–b 5.

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19, et une division des types de réalités, êtres immobiles d’un côté (t± !j¸mgta), êtres en devenir de l’autre (t± cimºlema), absentes de la Physique. La question de la connaissance des principes est fondamentale mais ne nous concerne pas ici directement720. En revanche, la seconde divergence est importante. Le texte biologique, et ce n’est sans doute pas un hasard si l’on a raison de voir là une difficulté de l’aristotélisme, est très embarrassant. On ne voit pas clairement ce qu’Aristote entend désigner comme « êtres immobiles ». Quels sont donc ces êtres immobiles dont le principe est l’essence, le t¸ 1sti ? Les deux seuls exemples fournis par Aristote sont des propositions mathématiques énonçant une propriété, respectivement du triangle et du carré. Or même dans le cadre d’un substantialisme rigoureux, on se serait attendu à ce que les propositions mathématiques ne soient pas véritablement dans le temps. La maladresse de ce choix s’explique ainsi sans doute par le danger que présentait l’évocation d’autres exemples, et en particulier d’êtres (réels) du cosmos aristotélicien. Si Aristote ne l’a pas fait, c’est sans doute parce que pour lui aussi bien, ce qui est éternel n’a pas de véritable cause d’être. Rien n’a tiré les astres, la matière sublunaire, l’âme, du néant. Tout cela a toujours existé. Mais Aristote court d’un autre côté trop grand risque à affirmer que ces êtres n’ont pas de principe. Car il prêtera alors automatiquement le flanc au reproche qui constitue le fond de l’aporie de Théophraste : si les astres et la vie n’ont pas de principe, faisons alors l’économie du Premier Moteur. Bien sûr, Aristote pourrait affirmer qu’il y a un principe non pas des astres mais de leurs mouvements, non pas de l’âme mais de ses formes, non pas de la matière mais de ses transformations. Mais il répugne probablement à dissoudre le lien organique entre ces différents moments de son cosmos, en les érigeant chacun dans son indépendance. Aucun n’est un élément statique, mais tous tirent leur être de leur rapport mutuel et dynamique. Même si les développements explicatifs locaux de son système tendent à séparer ces entités comme autant de rouages de la machine du monde, son intuition architectonique générale se refuse au mécanisme, en faveur d’une intégration modale des différents moments du réel (échelle continue matière-âme-premier moteur). La structure même de cette hésitation se retrouve dans l’aporie de Théophraste : faut-il considérer les astres (1) comme des principes, auquel cas toute démonstration à leur sujet serait superflue ; (2) comme des réalités éternelles ayant des principes ; et dans ce cas, (2’) du côté des choses 720 Elle n’a cependant pas laissé Alexandre indifférent. Il s’y attarde longuement dans l’introduction de son commentaire à Phys., en distinguant fermement en Phys. I 1, 184a 1, eQd´mai, « savoir » et 1p¸stashai, « savoir de science » (cf. Alexandre, In Metaph. 271.12–13). Cf. Simplicius, In Phys. 12.14 sqq. Il n’est peut-être pas indifférent que dans ce même prologue, Alexandre a très probablement mentionné des passages de Théophraste consacrés au point de départ nécessairement empirique de la science physique. Voir aussi, bien sûr, A.Po. II 19, 100b 5–17.

§ 1. Eternité et absoluité : l’hésitation péripatéticienne et Théophraste

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immobiles, en sorte que leur principe soit leur seul t¸ 1sti, ou (2’’) du côté des choses en devenir, en sorte qu’ils relèvent de plusieurs principes, dont un principe de mouvement ? Il ne paraît ainsi pas excessif d’interpréter le passage de Théophraste comme une glose des deux passages du Maître. Deux indices textuels le confirment. Tout d’abord, la mention de l’éternité721, qui devait frapper toute personne au fait du corpus aristotélicien, surtout en pareil contexte méthodologique, et qui ne peut semble-t-il s’expliquer qu’en référence à la problématique du doublon d’Aristote. Ensuite, de manière peutêtre un peu plus diffuse, une lecture des références aristotéliciennes à Démocrite qu’on retrouvera chez Alexandre. Un mot sur cette seconde raison. Un fait ne manque pas de frapper tout lecteur de Démocrite. C’est l’apparente contradiction entre le mécanisme rigoureux que professe l’Abdéritain et le soin qu’il apporte à expliquer le monde tel qu’il est. Il ne paraît dès lors pas impossible que pour des lecteurs de l’époque de Théophraste se soit opérée une dissociation entre le Démocrite des principes atomistes et le Démocrite des explications courantes de la nature. Or une telle scission entre une théorie générale des principes et un réseau d’explications ad hoc aurait justement eu lieu dans les deux domaines de la cosmologie et de la biologie. Si nous prenons tout d’abord le cas de la cosmologie, nous avons d’un côté la description d’un « tourbillon de toute sorte d’atomes qui a été séparé du Tout » (d?mom !p¹ toO pamt¹r !pojqih/mai pamto¸ym Qde_m), de l’autre les nombreuses références, dignes de foi, à la détermination par Démocrite de la durée exacte, en jours, séparant les solstices et les équinoxes722. Il n’est pas indifférent, dans ce contexte, que Théophraste semble avoir commenté les écrits cosmologiques et météorologiques de Démocrite723. Notons au surplus que les indécisions d’Aristote quant à la place qu’il entend assigner à Démocrite dans l’histoire de la philosophie ne pouvaient qu’entretenir ce type de lectures. Ainsi, en Phys. II 4, il reproche aux atomistes, alors que pourtant ils acceptent un principe rationnel dans le domaine biologique, de confier la genèse du cosmos à la spontanéité724. En II 8, 198b 16 sqq., Aristote évoque en revanche la fameuse théorie « pré721 722 723 724

Cf. 9b 24. B 167 D.-K. Cf. p. 142–145 D.-K. Phys. II 4, 196a 24–34 : « Il y en a d’autres, par contre, pour qui c’est la spontanéité qui est cause de notre ciel et de tous les mondes. C’est, en effet, spontanément qu’a été produit le mouvement tourbillonnaire qui a séparé et organisé les composantes de l’univers dans leur disposition actuelle. Et il y a là vraiment de quoi nous étonner : tout en niant, en effet, que les animaux et les plantes sont et sont produits par le hasard et en disant que la cause en est, en fait, la nature, l’esprit [v¼sim C moOm] ou quoi que ce soit d’autre de ce genre […] ils prétendent par contre que le ciel et les plus divins des corps visibles se seraient produits spontanément ».

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darwinienne » qui, si elle s’applique à Démocrite – ce qui n’est pas dit dans le texte – suffit à discréditer l’attribution à Démocrite de toute explication concrète, en cosmologie comme en physique, par le « toujours » – et pas seulement par un appel, finalement assez externe, à la succession des mondes : c’est pour ainsi dire ce monde-ci qui est sujet à la transformation par élimination du non viable. Le doublon aristotélicien et la double orientation – cosmologique et biologique – de la physique démocritéenne ont pu frapper Théophraste, ce qui expliquerait chez lui la combinaison d’une évocation de l’éternité et d’une comparaison entre le statut principiel du mouvement astral et celui de la vie. Théophraste aura interprété les références aristotéliciennes comme accusant Démocrite de ne pas avoir expliqué l’origine, ou le fondement, des vivants et du cosmos. En revanche, il était clair, pour Théophraste comme pour tout lecteur antique, que Démocrite avait développé des études de la nature précises, après s’être donné le monde tel que nous le percevons. Démocrite, en d’autres termes, ne passait pas son temps à expliquer comment les espèces non viables avaient été éliminées, mais plutôt comment fonctionnent hic et nunc les espèces viables. On peut d’ailleurs affirmer quelque chose d’assez proche sur le rapport de certains Empédocléens tardifs à Empédocle725. Si maintenant on replace cette lecture théophrastienne de Démocrite dans le cadre de l’argument de son opuscule, on ne peut qu’être frappé par le fait que Théophraste ne semble pas loin d’adhérer – ou plutôt : de faire adhérer Aristote – à la position de Démocrite : il ne faut pas expliquer le mouvement en général, mais, par exemple, le fait que l’année solaire est telle, l’écliptique telle, etc. Il ne faut pas expliquer la vie en général, mais le fait que le vivant se comporte de telle et telle façon dans telle et telle situation. Et s’il déclare que ce problème se rattache d’une certaine manière à celui du mouvement provoqué par l’immobile, c’est tout particulièrement parce qu’il est sensible à la position stratégique décisive du passage d’Aristote dans l’agencement général du livre VIII de la Physique. Car le principal verrou qu’Aristote doit faire sauter pour pouvoir faire ronronner son Premier Moteur, c’est bien celui que représentent les théories arrêtant leur remontée causale au Premier Mû (pour employer son langage). Théophraste ne faisait donc que suggérer discrètement qu’il n’était pas si absurde, dans le cadre de la théorie aristotélicienne des principes, de s’arrêter au Premier Mû en cosmologie, comme au vivant en biologie. L’escamotage de la catégorie « mû non engendré » opéré par Aristote dans le texte de Gen. An. confirmait négativement cette façon démocritéenne de bloquer la remontée causale un cran avant l’éventuel Premier Moteur.

725 Cf. Rashed 2005, p. XXXV–XLVIII.

§ 2. Alexandre et le problème de Théophraste

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§ 2. Alexandre et le problème de Théophraste Venons-en à Alexandre et à ce que nous pouvons supposer de son commentaire du passage de Physique VIII 1. Simplicius, comme Théophraste, évoque, à propos de Démocrite, à côté de la régularité astrale exprimée par la succession réglée des saisons, les agencements atomiques des êtres engendrés. Bien qu’il ne cite pas le nom d’Alexandre en ce lieu, une scholie du Suppl. gr. 643 atteste que cette interprétation remonte à l’Exégète, qui va jusqu’à mettre la comparaison dans la bouche de Démocrite : « De même en effet que toujours, dit-il [sc. Démocrite], se produisent l’été, l’hiver et le printemps, ainsi, à partir de l’imbrication des atomes, toutes les choses sont-elles toujours engendrées »726. Étant donné les effets de continuité dans la tradition péripatéticienne, on est fondé à se demander si le traitement de ce point par Alexandre ne conserve pas l’empreinte de l’aporie de Théophraste. Nous ne connaissons malheureusement pas le développement qu’Alexandre donnait à cette idée, mais nous savons qu’il acceptait que certaines réalités éternelles dussent être rapportées à des principes. Est-ce un pur accident de la transmission si Alexandre ne reprend pas à son compte, dans le matériau transmis, l’illustration géométrique d’Aristote, éminemment problématique comme on l’a vu ? On se gardera de l’affirmer. Quelle réalité physique éternelle Alexandre pouvait-il faire dépendre d’un principe supérieur ? À l’évidence, pour ce qui est de leur être même, aucune des substances astrales. Demeurait, à la rigueur, leur mouvement, si l’on tirait argument du relatif flottement des textes aristotéliciens pour ne pas y voir la conséquence factuelle irréductible de la nature du corps céleste, sur lequel le Premier Moteur se contenterait d’agir. Si en revanche l’on professe un aristotélisme sans doute plus pur, on ne rendra le Premier Moteur responsable que de certains attributs du mouvement, en l’occurrence de sa continuité et de sa régularité. Si l’on abandonne le monde divin pour le sublunaire, une constatation identique s’impose. Les deux réalités pouvant y prétendre à l’éternité sont la matière et la forme. On a vu comment Alexandre soutenait l’éternité de la matière et, surtout, comment il interprétait les textes aristotéliciens pour aller aussi loin que possible en direction d’une éternité sans restriction de la forme727. Le modèle cyclique est au fond identique à celui des périodes astrales, et permet une résolution similaire. Si la prise en compte de certaines causes motrices est nécessaire pour comprendre les modalités formelles et matérielles du sublunaire, aucune cause motrice ne produira un beau jour une forme ou 726 Suppl. gr. 643, fol. 125 ad VIII 1, 252a 34 (1v( d) : eQr t¹ !¸diom7 ¢r c±q !e¸, vgs¸, c¸metai h´qor weil½m 5aq, ovtyr ja· 1j t/r t_m !tºlym peqipkoj/r c¸metai p²mta !e¸. 727 Cf. supra, chap. IX.

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une parcelle de matière. Quant à l’hypothèse d’une création continuée, elle est à mille lieues de l’univers de pensée d’un aristotélicien comme Alexandre. La tradition aristotélicienne paraît donc progressivement conduite à dégager, du sein des textes du Maître, les linéaments d’une opposition fondamentale entre donné cosmologique primaire et secondaire. Le flou qui entoure, chez Aristote, le rapport de l’essence des substances à leur réalisation cinétique est localisé et réduit, en sorte qu’apparaît toujours plus clairement la distinction entre les conditions cinématiques du mouvement, le mouvement lui-même et le mû. La théorisation de cette distinction a un nom – le mécanisme. Il y a donc à la fois fidélité et infidélité aux textes lorsqu’Alexandre, comme on va le voir, tend à interpréter le monde comme une lgwam¶. Fidélité, parce que l’éternalisme d’Aristote ne va jamais jusqu’à expliquer l’être même de ses grands principes éternels. Infidélité, parce que le Stagirite, par le moyen de cette imprécision, entendait sans doute ne pas rigidifier outre mesure les différents « moments » de l’univers comme autant d’acteurs d’une représentation cosmique.

§ 3. L’éternité du cosmos L’éternité du monde constituait l’un des très rares sujets philosophiques sur lesquels le très-péremptoire Galien, quelques décennies avant Alexandre, avait fait preuve d’une certaine indécision. Abu¯ Bakr al-Ra¯zı¯ accuse même ses deux traités, Sur ses opinions propres et De la dmonstration, de franchement se contredire : alors que dans les Opinions propres, rédigé sur le tard, Galien aurait rangé la question de l’éternité du monde dans la catégorie des problèmes dmontrablement indécidables, il aurait proposé, dans le De demonstratione, une « démonstration » de l’éternité du monde728. Il n’est pas sûr, cependant, que Ra¯zı¯ ne force pas un peu le trait pour les besoins de sa critique. Car al-Fa¯ra¯bı¯, cité par Averroès à l’occasion de son commentaire de De caelo I 3, 270b 4–5 (« Il semble bien que la raison témoigne en faveur de l’évidence et l’évidence de la raison »), avait sans doute exprimé – malgré son peu de sympathie pour Galien – un jugement plus nuancé, qui pourrait mieux refléter les choses729 : ˘ a¯lı¯nu¯s, ed. M. Mohaghegh, Tehran, 1993, 728 Cf. Abu¯ Bakr al-Ra¯zı¯, Kita¯b al-sˇuku¯k ‘ala¯ G p. 4–6. Cf. Plac. Prop. 2, 1, p. 56, à opposer à Mar. 2 (VII 671.8–672.9 K) et Philopon, De aeternitate mundi 599.17 sqq. 729 Cf. Averrois Cordubensis commentum magnum super libro De celo et mundo Aristotelis, ex recognitione Francis James Carmody † in lucem edidit Rüdiger Arnzen, Louvain, 2003, 2 vol, t. I, p. 44–45, textus 22, ll. 83–91 : « Deinde dixit Et ratio testatur visui et visus rationi etc., tales propositiones in eis dixit Albunacir quod fides est propinquissima veritati certe ; et cum Galienus estimavit quod nullus potest scire mundum esse eternum nisi per has propositiones quarum origo est a sensu et testimonio vetustatis,

§ 3. L’éternité du cosmos

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Ensuite, [Aristote] a dit : « Et la raison témoigne en faveur de l’évidence et l’évidence de la raison » etc. De telles propositions, Abu¯ Nasr a dit à leur sujet que la croyance était très voisine de la vérité certaine. Et comme ˙Galien a été d’avis que personne ne pouvait savoir si le monde était éternel sinon au moyen de ces propositions dont l’origine est tirée de la sensation et du témoignage du passé, il a dit dans son livre Sur ses opinions qu’il n’avait rien de certain sur la question de savoir si le monde était créé ou éternel a parte ante ; et il est manifeste, à partir de ses propos dans son livre intitulé La dmonstration, que lui-même n’utilise au sujet de l’éternité du monde que ce genre de propositions.

Les aristotéliciens étaient donc alertés : la contemplation de l’ordre et de la régularité célestes ne suffit pas, sans davantage de précisions, à affirmer que les astres se sont toujours comportés comme nous le voyons, ni qu’ils le feront toujours. L’argument est puissant et menace toute l’ontologie d’Alexandre. Car si l’ordre cosmique n’est pas éternel, les espèces biologiques ne le sont pas non plus et il faudra renoncer à l’unification de l’être et du connaître. Il faudra en outre expliquer ce qui a pu provoquer le passage du désordre antérieur à l’état régulier que nous connaissons. Ce projet pourrait conduire, à terme, à concevoir l’âme et les chaînes biologiques d’une manière foncièrement différente de celle de Gnration des Animaux. Alexandre, dans ce qu’on peut reconstituer, à l’aide des scholies, de son commentaire à Phys. VIII 1, partait d’une combinatoire des types d’univers qui n’est pas la version ad usum Delphini apparaissant chez Simplicius730. Les critères sont unité vs infinité, générabilité vs ingénérabilité, corruptibilité vs incorruptibilité. En outre, Alexandre juge utile de distinguer la générabilité à partir d’un désordre primitif (incluant le mouvement) de la générabilité à partir du repos. Voici, sur toutes les solutions possibles, celles qui sont effectivement mentionnées par Alexandre et ce qui apparaît chez Simplicius :

dixit in suo libro quem posuit in eis que credidit quod nullum certum habebat de mundi utrum esset novus aut antiquus ; et manifestum est quod ipse non utitur in antiquitate mundi nisi talibus propositionibus ex verbis suis in libro suo quem appellavit Demonstrationem ». 730 On comparera à Simplicius, In Phys. 1121.5–1122.25 la scholie suivante du Suppl. gr. 643, fol. 121v : – !pe¸qour kºcour cemgto»r ja· vhaqto¼r7 Dglºjqitor, )man¸lamdqor, 9p¸jouqor. – 6ma jºslom cemgt¹m ja· vhaqt¹m %kkom ja· %kkom7 9lpedojk/r, )manil´mgr, Dioc´mgr, Jq²jkeitor, B Sto². – 6ma jºslom cemgt¹m ja· vhaqt¹m 1n Bsuw¸ar7 )manacºqar, )qw´kaor, Lgtqºdyqor. – 6ma joslom cemgt¹m ja· vhaqt¹m 1n !tan¸ar7 Pk²tym, ¢r doje?. – 6ma jºslom cemgt¹m ja· %vhaqtom. – 6ma jºslom !c´mgtom ja· %vhaqtom7 Nemov²mgr, Paqlem¸dgr.

272

Chapitre X — Mécanisme

Type de monde

Alexandre

Simplicius

Mondes (simultanés) en nombre infini, engendrés corruptibles

– Démocrite – Anaximandre – Épicure

– Démocrite et Leucippe – Anaximandre – Épicure – Anaximène – Héraclite – Diogène – Stoïciens

Monde unique revenant sans cesse engendré – Empédocle corruptible – Anaximène – Diogène – Héraclite – Stoïciens Monde unique engendré à partir du repos, – Anaxagore corruptible – Archélaus – Métrodore

– Anaxagore – Archélaus – Métrodore de Chio

Monde unique engendré à partir du désordre, – Platon (« semblecorruptible t-il ») 731 Monde unique engendré incorruptible Monde unique inengendré incorruptible – Xénophane – Platon – Parménide – Aristote

La comparaison laisse apercevoir comment Simplicius concevait son travail d’interprète. Il s’agit grosso modo d’« éditer » Alexandre dans un sens néopla731 L’attribution d’une doctrine d’un monde engendré et corruptible à Platon est évidemment absurde. La solution est sans doute fournie par le commentaire de Simplicius, qui évoque comme la scholie les deux types de mondes engendrés – à partir du repos ou à partir d’un mouvement désordonné – mais ne précise pas en toutes lettres si ceux-ci sont corruptibles ou non. Il est probable, s’il ne s’agit pas d’une simple erreur de transmission manuscrite ( JAIAVHAQTOM lu dans les deux cas JAIVHAQTOM) qu’Alexandre présentait les choses de manière similaire – abstraction faite des tenants, différents, assignés aux différentes doctrines. L’Exégète n’aurait pas spécifié, parce qu’allant de soi, l’éternité a parte post du monde de Platon. Le scholiaste se serait fourvoyé, assignant à l’auteur du Time une théorie du monde engendré corruptible. Simplicius, In Phys. 1121.28 – 1122.1, confirme d’ailleurs la position d’Alexandre : b l´mtoi )k´namqor ja· t¹m Pk²tym² vgsim !p( !qw/r wqºmou t¹m jºslom rvist²meim,

pkµm fti ja· pq¹ t/r toO jºslou cem´seyr j¸mgsim 1m to?r owsi pkgllek/ ja· %tajtom 5kece. Il est vraisemblable, en outre, et même certain si l’on postule la corruption

manuscrite indiquée, que l’énoncé de la ligne suivante (« monde unique engendré incorruptible ») est une corruption textuelle de « monde unique inengendré corruptible » initial. Car cette catégorie apparaissait dans le contexte semblable de l’In de caelo I 10, 280a 28–32, au témoignage de Philopon, De aet. mundi contra Proclum 222.1–17, Simplicius, In de caelo 311.22–312.9 et une scholie anonyme transmise par le Paris. Coisl. 166, cf. Brandis 1836, 489b 42–45. Les deux dernières sources précisaient en outre que d’après Alexandre, Aristote aurait ajouté la « case » inengendré–corruptible, non historiquement instanciée, par souci de complétude (Simplicius : toO teke¸ou 6mejem t/r diaiq´seyr ; scholie : di± t¹ t´keiom t/r diaiq´seyr). Pour une discussion fouillée, voir Rescigno 2004, p. 604–614.

§ 3. L’éternité du cosmos

273

tonicien, c’est-à-dire en reconstruisant une philosophia perennis où Aristote, Platon et quelques grands Présocratiques concordent. Ce projet explique toutes les réfections de détail : Empédocle est soustrait à la liste des partisans de l’éternel retour parce qu’il n’y a pas chez lui de succession temporelle, mais uniquement une opposition entre le monde des Idées et le sensible732. Les trois partisans du monde unique engendré à partir du repos et corruptible sont concédés du bout des lèvres par Simplicius. Il est selon lui manifeste qu’il ne s’agissait là que d’un procédé pédagogique pour expliquer la constitution de l’univers, et que ces philosophes étaient des partisans du monde éternel. On pourrait en particulier interpréter Anaxagore dans le même sens qu’EmpéACHTUNGREdocle. Pour des motifs identiques, Platon est exclu de la case qu’il occupait chez Alexandre et transféré dans celle des partisans du monde unique éternel733. Deux autres changements doivent être signalés dans ce contexte : Xénophane et Parménide n’apparaissent même pas chez Simplicius, pour la raison évidente qu’ils ne sont plus interprétés comme des physiciens cosmologues mais comme des théologiens, tandis qu’assez scolastiquement, Aristote est mentionné avec Platon. L’univers intellectuel d’Alexandre n’est pas celui de Simplicius. L’histoire de la philosophie d’Alexandre est encore celle d’Aristote. Celle de Simplicius est marquée par l’agonie du paganisme, dont il faut réunir les forces pour combattre le christianisme triomphant734. Cela explique qu’Alexandre tente de classer, sinon objectivement, du moins aussi exhaustivement que possible, les différentes options cosmologiques. On remarque – mais c’est une trivialité pour un Grec – l’absence d’un schème créationniste radical. Bien qu’Alexandre distingue, dans la catégorie du monde unique engendré, celui qui fait suite au repos et celui qui fait suite au désordre, il ne semble même pas imaginer qu’il y aurait un sens à ce que le monde fasse suite à rien, que ce rien englobe ou non l’absence de temps735. Les trois scénarios possibles – si l’on considère les mondes cycliques comme des variantes – sont ainsi soit celui d’un cosmos surgi à partir du chaos mû (solution « platonicienne »), soit à partir d’un chaos immobile (solution « anaxagoréenne »), soit celui d’un cosmos éternel a parte ante et a parte post (solution « aristotélicienne »). La question n’est donc pas celle de la matière, mais du mouvement. Celle-ci est double : on peut se demander pourquoi du mouvement, mais aussi pourquoi ces mouvements. La réponse d’Alexandre à la première question 732 Sur l’interprétation néoplatonicienne d’Empédocle, voir O’Brien 1981 et 1995. 733 Il s’agit là d’un point excessivement sensible de la polémique avec Philopon. Simplicius se range avec les interprètes « éternalistes » du Time. Sur l’exégèse ancienne du Time, voir Sharples et Sheppard 2003. 734 Voir surtout Evangeliou 1988, Jerphagnon 1990, Chiaradonna 1996, p. 93–94. 735 Cf. Sorabji 1983, p. 194.

274

Chapitre X — Mécanisme

contient sa réfutation de la solution « anaxagoréenne ». Un mouvement ne peut survenir après le repos universel, car il faudrait un autre mouvement pour provoquer ce mouvement. Qu’il y ait du mouvement aujourd’hui implique donc que le mouvement soit éternel a parte ante. La réponse à la seconde question contient la réfutation de la solution « platonicienne ». Elle est plus délicate car elle s’appuie sur un réseau de relations assez obscures entre mû et moteur. Pour Alexandre, à la suite d’Aristote, un mouvement éternel suppose un unique mû éternel. Car une succession de mus entraînerait une discontinuité dans le mouvement, donc des repos que rien ne pourrait plus transformer en mouvement. Il faut par conséquent postuler au moins une substance toujours mue. L’univers étant de dimensions finies, cette substance devra se mouvoir circulairement, car le cercle est la seule trajectoire finie continue. Il va de soi que cette prémisse ne saurait être dérivée de considérations purement cinématiques, mais que même si l’on admet la quies media, des critères de perfection, d’économie, etc. doivent être introduits pour qu’on puisse évacuer les trajectoires courbes fermées non circulaires736. À ce stade, on peut écarter la solution platonicienne : un mouvement ne peut pas avoir été éternellement chaotique, car il se serait, durant cette éternité, nécessairement au moins une fois interrompu – et alors pour toujours. C’est grosso modo la marche argumentative de la première partie de la Quaestio I 1737 : Le mouvement est incorruptible. Cette preuve part de l’existence, constatée empiriquement, du mouvement. Du fait qu’un mouvement ne peut survenir après un repos général (qu’il faudrait un mouvement pour briser, etc.) on conclut qu’il y a toujours eu du mouvement. L’hypothèse d’une suite de mouvements se provoquant les uns les autres est à exclure, car la continuité serait brisée, laissant place à un instant de repos. Mais l’on pourrait supposer que les mouvements partiels se chevauchent, en sorte que cette conséquence fâcheuse soit évitée. L’argument d’Alexandre semble alors être que le fait même que ces mouvements sont partiels rendra nécessaire, dans l’éternité du temps, que survienne un instant de repos intégral, cosmologiquement irrécupérable738. 736 Cf. Vuillemin 1967, p. 206 sqq., qui distingue trois types de principes dans la démonstration aristotélicienne du Premier Moteur : des principes physiques (« il y a du mouvement »), des principes logiques (non-contradiction, impossibilité de l’infini actuel, tiers-exclu) et des principes métaphysiques. Il est intéressant que si Alexandre reconnaît presque en tant que telles les deux premières catégories (la seconde étant ce qu’il appelle les principes généraux, les « axiomes » d’autres philosophes, la première la donnée empirique du mouvement), il ne semble jamais tout à fait conscient du rôle que jouent les principes métaphysiques, les plus typiquement aristotéliciens. Cela rend les réflexions d’Alexandre sur le Premier Moteur très internes à l’École. Pour un lecteur extérieur, leur pouvoir de conviction est à peu près nul. 737 Traduite intégralement plus bas, p. 291–293. 738 Cf. Freudenthal 1884, p. 106 (fr. 27).

§ 3. L’éternité du cosmos

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Il y a donc un ternellement m unique. Le mouvement éternel nécessite un support unique, qui sera donc une substance éternellement mue. Le seul mouvement ternel est le circulaire. Cette proposition fait suite à la proposition . Elle se fonde sur la doctrine de la quies media, à savoir qu’un repos prend nécessairement place entre deux mouvements rectilignes de sens opposés. L’ternellement m se meut donc circulairement. Conséquence de la combinaison des propositions et . L’ternellement m est anim. Car le mouvement circulaire est le plus accompli des mouvements, donc le mû est également le plus accompli des mus, donc il ne peut être inanimé. Tout ce qui se meut est m par quelque chose. Le mû animé ne peut pas se mouvoir pour rien. Il tend donc à une fin. Son Moteur sera acte pur, immobile, incorporel. Le mouvement étant éternel, la fin motrice l’est aussi. Existant éternel, ce sera un acte pur. Immobile pour éviter la régression. Donc incorporel.

Il n’est pas de notre projet de disséquer cette preuve et d’en discuter les nombreuses difficultés. Un livre n’y suffirait pas. Le plus important est pour nous qu’Alexandre ait tenu à n’y voir qu’une « analyse » et non une « démonstration » au sens fort du terme, ce qui est une concession évidente à des attaques du type de celles de Galien739. Pour un aristotélicien, analyse et synthèse ne sont pas forcément réversibles740. Ainsi, l’on remontera du mouvement à la substance mue, à l’âme, au Premier Moteur comme à autant de conditions. Mais on ne saura rien de la cause de ces conditions, à moins – ce qui n’est pas nécessaire – que les unes conditionnent également les autres (que, par exemple, le Premier Moteur soit une condition de l’existence de l’âme). La preuve par analyse n’aborde que marginalement la question du pourquoi de l’existence des conditions. Elle ne nous renseigne que sur le pourquoi de l’existence du conditionné, ici du mouvement. Plus grave, la preuve régressive 739 Cf. Alexandre, Quaestiones, 4.4–7. On rapprochera cette déclaration de celle portant sur le caractère seulement probable de la démonstration de l’unicité du Premier Moteur ap. Simplicius, In de Caelo 270.9–27 et de celle sur le caractère non scientifique de la connaissance des principes ap. Simplicius, In Phys. 12.14–20. Galien avait par ailleurs rédigé un traité contre la théorie aristotélicienne du Premier Moteur. Ce climat polémique pourrait expliquer la seconde partie de la Quaestio I 1. Sans entrer ici dans les détails, et à charge pour nous de revenir plus tard sur cette question, on notera que la première partie, « analytique » et par les effets, de la Quaestio I 1 est suivie d’une seconde partie qui se rapproche d’une preuve par soi, ou par la notion. On aurait ainsi, chez Alexandre, l’embryon du grand débat Avicenne-Averroès sur la preuve du Premier Moteur : physique, des effets aux causes, comme le pense Averroès, ou métaphysique, des causes aux effets, comme le soutient Avicenne. Le débat s’étend jusqu’à la Renaissance et agit de manière sous-jacente en plein âge classique. 740 Alors qu’elles le sont en mathématiques. En In A.Po. 7.12 sqq., Alexandre, qui évoque explicitement l’analyse et la synthèse, ne se prononce pas sur la question de la réversibilité. Voir l’annotation chez Barnes et alii 1991, p. 49–50.

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Chapitre X — Mécanisme

est adaptée aux accidents par soi, mais inapte à cerner les essences. Mais on retrouve là encore Galien, et sa profession d’agnosticisme quant à l’essence (oqs¸a) des êtres supralunaires.741 On reviendra plus bas, au cours du dernier chapitre, sur les lourdes contraintes que fait peser le projet cosmologique sur notre connaissance des essences. La preuve cinématique laisse apparaître une divergence délicate entre les âmes animales sublunaires et les âmes astrales. L’âme sublunaire n’est mue, en dernière instance, que par le mouvement du Tout. Dans son commentaire à Phys. VIII 6, 259b 6, Alexandre, à la suite d’Aristote, le souligne très clairement742 : Plus haut également, il [sc. Aristote] a montré peu clairement que les animaux ne sont pas automoteurs, du fait qu’ils ne sont pas mus par un mouvement spontané. Maintenant, il dit la même chose plus clairement, à savoir que les animaux ne commencent pas à se mouvoir spontanément à partir du repos, mais qu’il y a en eux un mouvement différent qui se produit à cause de l’une des choses extérieures, par exemple le milieu ou la nourriture ; c’est sous l’effet et à la suite de ce mouvement qu’un changement advient, conduisant à leur mouvement « spontané ». Mais même ce mouvement n’appartient pas proprement aux animaux, car le principe d’un tel mouvement n’est pas véritablement en eux ; bien plutôt, certains autres mouvements naturels le précédant, ce mouvement survient.

Alors même que nous croyons que le mouvement de l’âme est produit par sa propre spontanéité, il est en réalité causé par le mouvement du Tout, c’est-àdire essentiellement du premier mû céleste. Tout le reste n’est qu’épiphénomène dû à l’accidentalité constitutive de la matière743. Les âmes astrales, en revanche, ne sont pas soumises à ces chocs extérieurs induisant discontinuités de parcours. Elles existent comme des données, leur acte moteur est fonction invariante de la continuité et de la stabilité de leur désir pour la substance séparée du ou des Premiers Moteurs744. Elles relèvent donc pleinement du principe de Théophraste : il n’y a à expliquer ni leur genèse – fût-elle continuée – ni d’éventuelles variations – puisqu’elles sont le 741 Cf. Frede 2002, p. 86. 742 Suppl. gr. 643, fol. 137v ad VIII 6, 259b 6 (toOto dµ de? kabe?m jtk.) : ja· !myt´qy l³m !sav_r 1de¸jmuem fti l¶ 1sti aqtoj¸mgta t± f`a, 1peid±m lµ jim/tai tµm jah’ bqlµm j¸mgsim. mOm d³ t¹ aqt¹ sav´steqom k´cei, fti t± f`a oqj 1n Aqel¸ar %qwomtai jime?shai jah’ bqlµm !kk’ 5mesti 1m aqto?r j¸mgsir di²voqor Ftir rp¹ t_m 5nyhem c¸meta¸ timor, oXom toO peqi´womtor t/r tqov/r, rp’ 1je¸mgr d³ ja· 1n 1je¸mgr t/r jim¶seyr letabokµ c¸metai eQr tµm jah’ bqlµm aqt_m j¸mgsim7 !kk’ oqd’ avtg juq¸yr 1st· t_m f]ym j¸mgsir oqd( 1m aqto?r B t/r toia¼tgr jim¶seyr !qw¶, !kk² timym %kkym vusij_m jim¶seym pqooOsym, 1pic¸metai avtg ( Simplicius, In Phys. 1258.3–17, sans référence à Alexandre). Voir aussi Philopon, In Phys. 891.1–12. 743 Cf. Mantissa § 22 et supra, p. 212–213. Pour le problème spécifique des âmes célestes, voir infra, p. 294 sqq. 744 Cf. Freudenthal 1884, p. 98 (fr. 21).

§ 3. L’éternité du cosmos

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sujet d’une activité parfaitement stable et réglée. Seules leurs modalités régulières doivent faire l’objet d’une recherche scientifique. Un autre passage doit encore être mentionné. Dans l’un des arguments les plus ramassés de Physique VIII 6, Aristote indique que seul un moteur éternel, et non une succession éternelle de moteurs périssables, peut expliquer la continuité éternelle du mouvement : « Il est […] évident que, même si certains principes immobiles mais aussi moteurs, et beaucoup parmi les choses se mouvants elles-mêmes, sont détruits une myriade de fois, alors que d’autres sont engendrés, et que tel non mû meuve cette chose et tel autre cette autre chose, il n’en existe pas moins quelque chose qui enveloppe »745. Ce moteur « est distinct de chacune de ces choses », à savoir les moteurs des animaux périssables ou ces animaux en tant qu’ils contiennent leur moteur propre (leur âme), et « il est cause du fait que les unes sont et que les autres ne sont pas, et du changement continu »746. Et Aristote de conclure ainsi : « et celui-ci est cause pour ceux-là, ceux-là pour les autres, du mouvement »747. Alexandre glose cette dernière phrase de la manière suivante748 : « Ce » moteur éternel-« ci » est, pour « ces » moteurs non éternels-« là », cause de l’être et du mouvoir. Car pour les automoteurs, ce moteur éternel est cause motrice et de l’être. Les automoteurs, ayant leur principe d’être et de mouvement de toute éternité, sont, pour les autres, causes du mouvement, si du moins les principes des moteurs et des mus sont en toutes choses l’automoteur.

Aristote se contentait de dire que le Premier Moteur était cause de la génération et de la corruption des animaux sublunaires et – c’est-à-dire en tant qu’il est cause – du changement continu. Alexandre affirme, lui, par deux fois – et la chose, bien que moins évidente, est confirmée par le passage parallèle de Simplicius – que le Premier Moteur (il s’agit très probablement de la sphère des fixes) est cause de l’Þtre des automoteurs sublunaires. On peut entendre cette remarque de deux manières. Le Premier Moteur (i.e. le Premier mû, la sphère des fixes) produirait ou bien l’âme des vivants, c’est-à-dire le principe psychique dans son noyau le plus pur, ou bien les conditions matérielles pour qu’il puisse se réaliser. Il va de soi que dans un cadre hylémorphiste orthodoxe, la première solution est incongrue et la distinction au fondement de la seconde 745 746 747 748

Phys. VIII 6, 258b 32–259a 4. Ibid., 259a 4–5. Ibid., 259a 5–6. Suppl. gr. 643, fol. 137 ad VIII 6, 259a 5 – 6 ( ja· toOto l³m to¼toir) : toOto l³m t¹ !¸diom

jimgtij¹m to¼toir to?r oqj !id¸oir jimgtijo?r aUtiom toO eWma¸ te ja· jime?m7 to?r c±q aqtojim¶toir 1je?mo t¹ !¸diom jimgtij¹m aUtiom ja· toO eWmai. t± d’ aqtoj¸mgta 1j toO !id¸ou tµm !qwµm 5womta toO eWmai ja· jime?shai aUtia to?r %kkoir eQs· t/r jim¶seyr, eU ce !qwµ t_m jimo¼mtym te ja· jimoul´mym 1m p÷si t¹ aqtoj¸mgtom ( Simplicius, In

Phys. 1253.30–35, sans référence à Alexandre).

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Chapitre X — Mécanisme

sommaire. Ce sera donc, après qu’elle aura été précisée et nuancée, la thèse mcaniste d’Alexandre749.

§ 4. Une doctrine de la transmission (diadow¶) L’éternité « selon l’eidos » de l’eidos n’est pas pour Alexandre un jeu de mots permettant commodément de conférer à la forme un statut temporel aussi enviable que celui de la matière. Il s’agit bien plutôt d’une formulation assez rigoureuse du modèle physique avec lequel travaille l’Exégète : celui de la transmission (diadow¶). C’est lui qui permet de concilier l’exigence de continuité et de discontinuité propre au sublunaire et par là d’unifier la cosmologie aristotélicienne. On peut commencer par un premier texte, plusieurs fois commenté par les spécialistes d’Alexandre750, sa défense du caractère « irrationnel » des processus naturels. Au cours de sa discussion de l’idée de « modèle » (paq\deicla) apparaissant en Phys. II 3, 194b 26, Simplicius expose et critique l’exégèse d’Alexandre visant à expliquer en quel sens le « paradigme » d’Aristote n’a rien à voir avec une Idée platonicienne. Il faut comprendre, dit Alexandre, que le

749 On notera d’ailleurs que dans la Quaestio II 10, Alexandre réfute l’automotricité de l’âme au motif qu’elle a besoin du corps (c’est-à-dire se ralise dans un corps, cf. supra, chap. VI) pour se « mouvoir ». Il faut par ailleurs réfuter une erreur commise par Saint Thomas et ses lecteurs latins. Celui-ci, dans son commentaire de Phys. VIII, lectio XXI, §§ 2486, 2495 & 2496 (p. 530–531 Angeli-Pirotta) prête à Alexandre la thèse que le Premier Moteur confère au mû céleste non seulement son mouvement, mais jusqu’à son être. Ce qui détruirait l’interprétation mécaniste que nous défendons. Mais Saint Thomas reconstitue cette thèse sur la foi du commentaire d’Averroès, qui écrit de manière plus précise et informée (In Phys. 426K) : « Et Alexander in quibusdam suis tractatibus respondens dicit corpus cœleste adeptum fuisse æternitatem a suo motore, qui non est in materia ». Il ne s’agit donc pas d’une thèse énoncée dans le commentaire à la Physique, mais « dans d’autres traités ». Il se trouve effectivement que dans l’adaptation arabe du De providentia (Dietrich n8 15), on lit que « l’éternité des corps premiers procède de la cause première, et l’éternité des corps changeants procède des corps premiers dont la substance est stable » (Ruland 91.13–15 inf.), passage sans équivalent dans la traduction arabe du De providentia. Cf. Fazzo-Wiesner 1993, p. 134, n. 38 et Hasnawi 1994, p. 88, n. 48. Nous aurions ici la première attestation qu’Averroès utilisait l’ancienne version (Dietrich n8 15) en plus de la récente (Dietrich n8 18, cf. Zonta et Fazzo 1999, p. 90). Les deux manuscrits arabes (dont un, en écriture maghrébine, de l’Escorial) contenant les deux traités, il faudrait supposer que cette situation remonte au moins à l’époque d’Averroès (pour la connaissance qu’Averroès avait du De providentia, voir Thillet 2003, p. 68–76). 750 Cf. Todd 1982, Accattino 1988 et 2003, 176 sqq., Sharples 1985, p. 123 et 1994b, Kupreeva 2003, p. 328–329 Henry 2005, p. 11 sqq.

§ 4. Une doctrine de la transmission (diadow¶)

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paradigme, c’est la forme in re, que la nature réalise non par délibération, mais par un mécanisme aveugle751 : Le paradigme, c’est donc la forme, car la nature incline vers elle non par délibération, mais davantage comme les pantins. La forme de l’agent pourrait être, dit-il, un paradigme dans les choses engendrées par nature, du fait qu’elle est identique à celle du rejeton spécifiquement ou génériquement. Et de manière générale, puisque ceux qui agissent en fonction d’un paradigme agissent par rapport à quelque chose de déterminé, et qu’il est propre à ce qui est produit selon un paradigme d’être produit par rapport à quelque chose de déterminé et d’être semblable à cela, aussi, si quelque chose est produit par rapport à quelque chose de déterminé et semblable à cela, il sera produit selon un paradigme. Or c’est ainsi que se produisent les choses qui se produisent naturellement. Par conséquent, c’est selon un paradigme.

On reviendra un peu plus bas sur cette défense de l’irrationalité de la nature par Alexandre, qui s’oppose à la lettre de certains passages aristotéliciens. Seul pour l’instant nous intéresse le mécanisme physique « irrationnel » produisant le monde ordonné que nous connaissons. Comme les historiens l’ont relevé, le texte d’Alexandre présente des similitudes évidentes avec Gen. An. 752. Pour Aristote, le mouvement que la semence reçoit du père et transmet aux menstrues, puis à l’embryon, peut être conçu comme une onde mécanique interne aux matières parcourues. Aristote, dans ces contextes, ne se pose pas la question de savoir si l’embryogenèse nécessite, comme condition supplmentaire de possibilité, un premier moteur externe à la chaîne cinétique ainsi décrite. Il remarque seulement que l’on peut concevoir que les organismes ne soient pas déjà formés dans la semence si l’on comprend bien que c’est cette chaîne, dans son flux dynamique, qui est porteuse de la forme. Rien dans ce texte, si nous ne connaissions pas par ailleurs la doctrine aristotélicienne du Premier Moteur, ne nous alerterait sur son existence. Alexandre, quant à lui, infléchit le modèle pour l’écarter encore de l’idée de mouvement perpétuel qui mettrait en péril le rôle du Premier Moteur. L’analogie n’est plus celle d’une suite infinie de dominos qui s’ébranlent les uns les autres, mais de pantins commandés par des fils753. On notera la différence 751 Simplicius, In Phys. 311.29–37 : paq²deicla owm t¹ eWdor, diºti 1p· toOto m´meujem B v¼sir oq pqoaiq´sei, !kk± l÷kkom ¢r t± meuqospasto¼lema. eUg d³ %m, vgs¸, paq²dACHTUNGRE eicla 1m to?r v¼sei cimol´moir ja· t¹ toO poioOmtor eWdor taqt¹m cm t` toO cimolACHTUNGRE ´mACHTUNGRE ou eUdei C c´mei. ja· jahºkou 1pe· oR pq¹r paq²deicla poioOmter pq¹r ¢qisl´mom ti poioOsi, ja· 5stim Udiom toO pq¹r paq²deicla cimol´mou t¹ pq¹r ¢qisl´mom te c¸mes ACHTUNGRE hai ja· floiom 1je¸m\, ja· eU ti pq¹r ¢qisl´mom c¸metai ja· floiom 1je¸m\, pq¹r paq²dACHTUNGRE eicla #m eUg cimºlemom7 ovtyr d³ c¸metai t± cimºlema v¼sei7 pq¹r paqade¸clata %qa. 752 Cf. en part. II 1, 734b 4–19 et II 6, 741b 7–9. 753 Henry 2005 nous paraît se méprendre sur le sens de l’entreprise d’Alexandre. « I want to suggest that Alexander’s analogy is primarily targeting the internal (hidden) motion

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entre la mention des « pantins » chez Alexandre (t± meuqospasto¼lema, 311.8 et 30) et celle des « automates » chez Aristote (734b 10 : t± aqtºlata t_m haul\tym ; b 13 : 1m to?r aqtol\toir ; 741b 8–9 : 1m to?r aqtol\toir ha¼lasi) 754. Si, à chaque instant, tous les membres du pantin sont mus, c’est parce qu’un artiste, à l’aide de cordelettes, en tire certains, qui entraînent alors tous les autres un par un755 : En effet, [Alexandre] dit que la nature est une puissance irrationnelle. Mais après que le premier principe a été appliqué à la matière accueillant aussi bien le principe que ce qui doit advenir par et de lui, ce premier élément lui-même, une fois appliqué, produit d’une part celui-là même dont il est le producteur, être déterminé, puis encore autre chose produite à partir de ce dernier. Chacun d’eux est en effet producteur et moteur d’un élément postérieur, si rien ne fait obstacle, of the automaton’s gears and only secondarily the external (observable) motion of the automaton itself » (p. 14). – Non, car l’alternative est fausse : Alexandre veut seulement dire que tout pantin a besoin non seulement d’une structuration interne transitive mais d’un marionnettiste externe pour se mouvoir harmonieusement. « Alexander wants to say, the nature inside the developing embryo is the hidden source of its amazing ability etc. » (ibid.). — Non, c’est le Premier Moteur qui est cette source cachée. « the developing embryo = the moving automaton ; the nature inside the embryo = the network of gears inside the automaton that causes its motion » (ibid.). — Non, l’embryon qui se développe = le pantin dont tous les membres sont reliés par des fils ; le Premier Moteur = le marionnettiste ». L’origine de ce qui me semble être l’erreur de Henry provient de sa traduction des neurospastoumena d’Alexandre comme s’il s’agissait d’automata. Accattino 2003, p. 176, fait la remarque suivante : « Alessandro spiega che la sequenza dei movimenti di quei particolari automi quali sono i neurospastoumena, verosimilmente delle marionette o dei marchingegni le cui parti sono collegate tra loro da fili (neura) cosicché il movimento impresso a una parte è trasmesso automaticamente a tutte e altre ». C’est effectivement une bonne description du modèle d’Alexandre, si l’on n’oublie pas de préciser que les fils qui parcourent le pantin sont en dernier lieu guidés par le marionnettiste. 754 Sur la notion d’automate en Grèce ancienne, voir Espinas 1903, Cambiano 1994, Berryman 2003, Benatouïl 2004. 755 Simplicius, In Phys. 311.1–18 : %kocor c²q, vgs¸, dum²lir B v¼sir. !kk’ !qw/r jatabkghe¸sgr t/r pq¾tgr 1m vk, t0 dejtij0 ja· t/r !qw/r ja· t_m rp’ aqt/r te ja· 1n aqt/r 1sol´mym, toOto t¹ pq_tom aqt¹ jatabkgh³m aqt¹ l³m 1po¸gse toOto, ox 1stim aqt¹ poigtij¹m emtor ¢qisl´mou, t¹ d³ 1j to¼tou cemºlemom %kko7 6jastom c±q aqt_m toO leh’ 2aut¹ poigtijºm te ja· jimgtijºm 1sti, eQ lgd³m 1lpod¸foi7 ja· toOto l´wqi t´kour tim¹r ja· eUdour toO vusijoO, ox Gm !qwµ t¹ pq_tom 1m t0 vk, jatabkgh´m, ¦speq 1m

to?r meuqospastoul´moir tµm !qwµm t/r jim¶seyr 1mdºmtor toO tewm¸tou t` pq¾t\ toOto toO let’ aqt¹ j!je?mo toO 1ven/r jimgtij¹m c¸metai, 6yr #m di± p²mtym B j¸mgsir di´kh,, #m l¶ ti 1lpod¸s,, oq jat± kºcom tim± ja· pqoa¸qesim tµm 1m 2auto?r toO pq¹ aqtoO t¹ let’ aqt¹ jimoOmtor. ovtyr d³ ja· B sucjatabkghe?sa t` sp´qlati v¼sir te ja· d¼malir 1m t0 oQje¸ô vk, cemol´mg jimgtijµ ta¼tgr owsa jime? jah²peq p´vuje t¹ l³m jime?m, B d³ jime?shai. B d³ 1ccemol´mg d¼malir 1j t/r pq¾tgr jim¶seyr %kkgm p²kim j¸mgsim 1lpoie? ja· d¼matai, 6yr ox floiom poi¶s, t` !v’ ox jatebk¶hg, ja· taqt¹m C eUdei C c´mei. ¢r 1p· t_m 1n !molo¸ym f]ym cemmyl´mym, bpo?ai aR Bl¸omoi. t` c±q c´mei aR aqta· to?r poi¶sasi.

§ 4. Une doctrine de la transmission (diadow¶)

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et ce jusqu’à un certain terme et forme, la forme naturelle, dont le principe était le premier élément appliqué à la matière, à la façon dont, dans les pantins, après que l’artisan a imprimé le principe du mouvement la première fois, celui-ci devient moteur de ce qui lui succède immédiatement, jusqu’à ce que le mouvement passe par tous, si rien ne fait obstacle, et sans que ce soit par quelque raisonnement et choix en eux que l’antérieur meut le postérieur. Ainsi, la nature et la puissance contenues dans le sperme, s’étant produites dans la matière appropriée – puisqu’elles sont motrices de celle-ci – meuvent, à la façon dont, par nature, le sperme meut et la matière est mue. Et la puissance introduite à la faveur du premier mouvement produit à son tour un autre mouvement et dégage une puissance, jusqu’à ce qu’elle produise quelque chose de semblable à ce à partir de quoi elle a été appliquée et d’identique soit spécifiquement soit génériquement (comme dans le cas des animaux engendrés à partir d’animaux dissemblables, tels les mulets, qui sont génériquement identiques à leurs producteurs).

Le modèle artificialiste d’Alexandre n’est donc pas celui du mouvement perpétuel (même restreint à une durée limitée), mais de la télécommande mécanique. Si besoin était d’une confirmation, on pourrait d’ailleurs se reporter à une autre citation de Simplicius, quelques pages plus haut dans le commentaire à la Physique, selon laquelle Alexandre, dans une référence tacite au schème vertical de Lambda 7, soulignait que « d’après Aristote, la génération des choses d’ici-bas est attachée au corps divin et n’est pas détachée de lui »756. L’insistance sur l’idée d’attache constitue la radicalisation mécaniste d’une métaphore assez vague du Maître ; elle anticipe et éclaire l’image des marionnettes. Alexandre lui-même nous a d’ailleurs donné une description de son modèle. En Phys. VII 2, Aristote désigne comme « premier moteur » celui qui est « simultané au mû » (ûla t` jimoul´m\) 757. Alexandre, dans un passage dépourvu de parallèle chez Simplicius, propose le commentaire suivant758 : Il appelle maintenant « premier moteur » le moteur prochain. Différemment, on appelle premier moteur celui qui fournit le principe du mouvement, même s’il meut par l’intermédiaire d’autres choses, à la façon dont le mécanicien (b lgwamopoiºr) est dit mouvoir le premier les choses mues par ses mécanismes (di± t_m lgwamgl\tym), au sens où il leur fournit le principe de leur mouvement.

Il n’est pas innocent que l’image du mécanicien vienne aussi naturellement sous le calame d’Alexandre. Certes, le Premier Moteur n’a selon lui de 756 Simplicius, In Phys. 307.10–12 : sgleioOtai d³ b )k´namdqor ja· 1j t_m 1mtaOha kecol´mym, fti jat± )qistot´kgm sum/ptai t` he¸\ s¾lati B t_m 1mtaOha c´mesir ja· oqj !p¶qtgtai !p( aqtoO ; cf. Aristote, Metaph. K 7, 1072b 13–14 : 1j toia¼tgr %qa !qw/r Eqtgtai b oqqam¹r ja· B v¼sir. 757 Phys. VII 2, 243a 3–4 (textus alter). 758 Suppl. gr. 643, fol. 113v ad VII 2, 243a 3 (t¹ d³ pq_tom jimoOm) : p q _ t o m j i m o O m k´cei mOm t¹ pqosew_r. jimoOm d³ pq_tom k´cetai %kkyr t¹ tµm !qwµm paq´wom t/r jim¶seyr j#m di’ %kkym tim_m letan» jim0, ¢r b lgwamopoi¹r pq_tor jime?m k´cetai t± di± t_m lgwamgl²tym jimo¼lema ¢r tµm !qwµm aqto?r paq´wym t/r jim¶seyr.

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causalité que finale. Mais tout ce qui suit le mouvement du premier mû est mécaniquement suspendu à ses révolutions. Théophraste, et surtout Straton, sont passés par là759. Une confirmation de la primauté dynamique de la relation verticale (influence du mécanicien sur la pièce) sur l’horizontale (influence de telle pièce sur telle autre) est fournie par la discussion par Alexandre du mouvement des projectiles. L’Exégète accepte l’idée que le projectile ne possède aucune force acquise mais soit transporté, une fois qu’il a quitté son propulseur premier, par le mouvement de l’air. Certains être ont une capacité de transmission ondulatoire interne. Comme Alexandre l’écrit760 : En effet, la transmission (t¹ diadºsilom) n’a pas lieu seulement dans les choses échauffées, qui peuvent échauffer à leur tour d’autres choses par ce qu’elles ont retiré de la première, jusqu’à ce que la chaleur s’épuise, mais cela se produit également dans l’air mû. Celui-ci meut en effet à son tour la pierre ou la flèche, après avoir reçu du propulseur la première cause et être devenu, d’une certaine manière, automoteur. Telle est en effet la nature de l’air, participant à la fois de la légèreté et de la lourdeur.

La précision que la chaleur s’épuise après s’être propulsée un certain temps, absente du passage parallèle de Simplicius, a toutes les chances d’être authentique. Aucun mouvement mécanique n’est perpétuel. Il est toujours confronté à une usure qui exige une source de mouvement externe pour relancer la machine. Si l’univers clos est considéré comme une grande machine, la conclusion est inévitable : après une certaine période de transmission (cf. t¹ diadºsilom) 761 automatique, le mouvement viendrait nécessairement à se corrompre. Que c’est bien là la raison pour laquelle Alexandre a infléchi le modèle de Gen. An., il suffit de prendre en considération certains passages où apparaît chez lui l’idée de transmission (diadow¶) pour s’en convaincre. Dans le passage 759 On retrouvera au chapitre suivant, avec la question de l’« irrationalité » de la nature, la possibilité d’une influence du matérialisme de ce dernier. Cf. Accattino 2003, p. 169 sqq. et Repici 1988, p. 123 sqq. 760 Suppl. gr. 643, fol. 151v ad VIII 10, 266b 30 (eQ d³ ûla jtk.) : t¹ c±q diadºsilom oq lºmom 1m to?r heqlamhe?sim c¸metai, $ d¼matai ja· !mtiheqla¸meim 6teq² tima [ti ms.] t0 !p¹ toO pq¾tou letak¶xei, 6yr #m 1n¸tgkor B heqlºtgr c´mgtai, !kk± ja· 1m t` jimgh´mti !´qi toOto sulba¸mei7 !mtijime? [ !mtijime?tai ms.] c±q oxtor [ovtyr ms.] t¹m k¸hom C t¹m oQstºm, tµm pq¾tgm aQt¸am kab½m !p¹ toO N¸xamtor ja· tqºpom tim± aqtoj¸mgtor cecom¾r [cecomºr ms.]. toia¼tg c±q B toO !´qor v¼sir, jouvºtgtor ûla ja· baq¼tgtor let´wousa ( Simpl. In Phys. 1346.37–1347.38). 761 Malgré la différence des racines – diadºsilom se rattache bien sûr à diadidºmai, diadow¶ à diad´weshai – la relation mécaniste en jeu est strictement la même. On l’envisage seulement du point de vue du « donateur » dans le premier cas, du « récipiendaire » dans le second. Pour un commentaire des occurrences du premier terme chez Alexandre, voir Kupreeva 2004, p. 320, n. 71.

§ 4. Une doctrine de la transmission (diadow¶)

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du commentaire de Phys. qu’on vient de mentionner, Simplicius, après avoir décrit le mécanisme des pantins, continue à citer Alexandre ainsi762 : Et cette transmission ( ja· avtg B diadow¶) se produit selon certains nombres et selon un certain ordre, jusqu’à ce que ce qui est engendré soit achevé selon la forme, s’il ne survient pas d’obstacle.

En tant que telle, cette phrase est ambiguë : la « transmission » est-elle la descente verticale, continuée dans le temps, d’une puissance divine des astres aux formes sublunaires, ou englobe-t-elle des régularités mécaniques dues aux configurations matérielles ici-bas ? Deux autres passages permettent de répondre à la question : la Quaestio I 1 tout d’abord, où Alexandre établit une relation étroite entre l’éternité du mouvement et l’unicité et l’éternité du mû763 : Mais le mouvement est dans le mû, en sorte que le mouvement éternel est dans l’éternellement mû. Il est en effet impossible que quelque chose qui ne serait pas éternel se meuve d’un mouvement éternel. Si en effet quelqu’un disait qu’il y a un mouvement éternel par le fait qu’un corps le transmet (diad´weshai) à un autre, tout d’abord il ne fera pas le mouvement continu et un – car la continuité du mouvement dérive de l’unicité du mû – ; ensuite, il sera possible que le mouvement cesse, s’il n’y a pas quelque autre chose qui, du fait qu’elle est éternelle, est cause de la transmission (diadow¶) bien réglée et ordonnée des mus : un corps éternel, celui qui est mû d’un mouvement éternel.

On constate qu’Alexandre ne sépare pas coordonnée verticale et horizontale de la transmission. Le phénomène à expliquer est bien, comme en Gen. An., la propagation horizontale de l’espèce. Mais le mécanisme des dominos est incapable, selon Alexandre, de produire un mouvement à la fois continu et éternel. On en a vu la raison764. Un passage parallèle du De providentia est plus explicite encore quant à la position d’Alexandre765 : Au livre K766 de la Mtaphysique, lors de son traitement de la cause première et de son exposition du mouvement qui est produit à partir d’elle dans le corps divin, s’il dit qu’elle « meut comme l’aimé » [1072b 3] et qu’il ajoute à cela « et par le mû, il meut les choses restantes » [1072b 4] (il entend par ces « choses restantes » celles qui sont sous la sphère de la Lune ainsi que tout le corps céleste) 767, c’est qu’il professe 762 Simplicius, In Phys. 311.18–19 : ja· avtg B diadowµ jat² timar !qihlo»r ja· t²nim c¸metai l´wqi toO tekeiyh/mai jat± t¹ eWdor t¹ cimºlemom, eQ l¶ ti c´moito 1lpod¾m. 763 Alexandre, Quaestiones, Quaest. I 1, 3.1–9. Pour une traduction de cette Quaestio, voir infra, p. 291–293. 764 Cf. supra, p. 275, § . 765 Alexandre, De providentia, 93.8–95.16 Ruland. 766 Les manuscrits arabes ont « le premier livre » mais il s’agit évidemment d’une erreur d’onciale, comme l’ont reconnu les modernes. 767 J’ai suivi pour les lignes précédentes le texte tel que reconstruit par Ruland 1976, p. 93–94. Discussion intéressante chez Thillet 2003, p. 125, n. 333, qui voit dans la

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que la cause du changement de ces choses qui sont ici-bas est le mouvement du corps mû circulairement et que ce changement et cette altération sont produits à partir de lui en raison de la puissance qui leur vient de lui et qui est en eux à partir de ce corps. En effet, le propos selon lequel la cause la plus véritable du changement et de l’altération des corps d’ici-bas est le mouvement éternel continu qui appartient aux corps célestes divins s’impose bien davantage que la thèse selon laquelle, du fait que la matière elle-même et ses transformations sont continues et éternelles, il s’ensuit nécessairement que les choses engendrées soient les causes de celles qui leur sont postérieures, et que la thèse que certaines causes, par transmission (‘ala¯ al-mawa¯la¯t), se comportent de cette manière. Car cette thèse n’est pas véridique et elle ne s’accorde pas non plus aux phénomènes, du fait que ce n’est pas parce qu’une chose est antérieure qu’elle est la cause de celle qui la suit ; du fait aussi que de nombreuses choses sont engendrées sans raison ; du fait enfin que pas davantage dans le cas des êtres qui s’engendrent selon la succession mutuelle (‘an altata¯bu‘i ba‘duha¯ li-ba‘din), on ne voit qu’ils seraient tous engendrés en raison exclusive de˙ ce qui est˙ engendré antérieurement. Ainsi, rapporter la génération des choses qui sont sous les corps divins à leur révolution bien ordonnée et éternelle, cela concorde avec les phénomènes et s’impose bien davantage que toutes les autres hypothèses.

En accord avec les textes précédemment cités, Alexandre professe l’importance du rôle de la puissance divine qui émane de la sphère des fixes dans les processus sublunaires et s’oppose à deux explications concurrentes des régularités d’ici-bas. La première serait d’attribuer à la seule matière la responsabilité de tout ce qui se produit. Mais celle-ci n’est que pure passivité et ne pourrait d’elle-même mener à terme des substances aussi développées que les vivants. La seconde, évoquée en des termes plus allusifs, semble être de prêter à certaines causes, en plus de leur capacité à réaliser l’objet déterminé dont elles sont la cause, un pouvoir de transmission rentrant dans une structure dont la durée serait en droit indéfinie. La reprise de l’argument, quelques lignes plus bas, nous délivre un renseignement précieux : le rapport de succession n’est pas la seule cause de la venue à l’être du postérieur à la suite de l’antérieur. Tous les textes d’Alexandre qu’on a cités sont donc parfaitement convergents. La situation dynamique interne à l’objet P à un certain moment t0 rentre certes dans l’explication de la situation dynamique en t1 postérieur, mais elle ne l’explique que partiellement : la transmission cinétique prend en compte la situation interne de P en t0 mais également un environnement cosmique qui n’appartient pas à proprement parler à P. La raison en est l’impossibilité d’un mouvement purement sublunaire (donc mécanique) perpétuel. C’est la « puissance divine » (he?a d¼malir) qui permet la chaîne indéfinie des espèces. Celle-ci assure verticalement des conditions favorables à corruption de l’arabe le fruit d’une translittération d’un membre de phrase grecque dans l’exemplaire syriaque. Dans tous les cas, le sens général est parfaitement clair, Alexandre s’appuyant sur Metaph. K 7, 1072b 4 jimoul´m\ d³ tükka jime? pour justifier l’idée d’une theia dunamis descendant de la dernière sphère jusqu’au monde sublunaire.

§ 5. La puissance divine

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des processus matériels qui relèvent de la « transmission » et qui ne pourraient subsister seuls bien longtemps. Le monde sublunaire est donc, comme le dit Alexandre, « suspendu » aux révolutions astrales. On dira qu’on n’a affaire là qu’au principe aristotélicien %mhqypor c±q %mhqypom cemmø ja· Fkior768. C’est d’autant plus manifeste que le passage sur l’« attache » verticale mentionné plus haut était tiré du commentaire d’Alexandre à cette phrase et que deux scholies du Suppl. gr. 643 montrent qu’il avait pleinement conscience de sa position centrale dans la cosmologie aristotélicienne769. Mais toute l’originalité de la position de l’Exégète est l’insistance, dans la lecture du dicton, sur le rôle du soleil, interprété comme le représentant de la continuité du mouvement céleste770 et donc comme le garant de la perpétuité des chaînes de générations terrestres.

§ 5. La puissance divine Il nous reste à nous demander comment il faut concevoir cette « attache » entre le supralunaire et le sublunaire, c’est-à-dire comment opère la puissance divine. En De placitis Hippocratis et Platonis VII 4, Galien proposait trois modes de transmission de l’esprit visuel du cerveau au nerf 771 : (1) soit la substance de l’esprit est logée non seulement dans le cerveau, mais également dans le nerf, le cerveau envoyant seulement un « signal » (¦speq !cc´kou timºr) au nerf pour l’activer ; (2) soit la substance de l’esprit s’écoule à chaque acte perceptif du cerveau au nerf ; (3) soit une certaine puissance (d¼malir), mais non la substance même, émane de la substance du cerveau au nerf, à la façon dont une puissance calorifique émane de la substance ignée du soleil et affecte qualita768 Phys. II 2, 194b 13 et Metaph. F 7, 1032a 25. Cf. Oehler 1963 et Balme 1990. 769 Suppl. gr. 643, fol. 141, ad VIII 7, 261a 7 (6teqom pqºteqom) : t¹ aQh´qiom s_la Wsom k´cei t` %mhqypor c±q %mhqypom cemmø ja· Fkior ; et surtout fol. 81v, ad IV 14, 223a 16 (%niom d’ 1pisj´xeyr jtk.) : lµ ousgr xuw/r oqj 5sti !qihlºr, eQ d³ toOto, !qihlo¼lemom oqd( !qihlgtºm, ¦ste oqd³ wqºmor. l¶pote d³ lµ ousgr xuw/r oqd³ j¸mgsim 1md´wetai fkyr eWmai7 oute c±q B jujkovoq¸a 5stai, Ftir rp¹ moO jatac¸metai, oute aR t_m f]ym7 %mhqypom c²q vgsi Fkior cemmø. fti d³ ja· aR aqnolei¾seir ja· aR !kkoi¾seir Fqtgmtai 1j t/r jujkovoq¸ar, d/kom. 770 Dans la scholie citée, Alexandre commente le phrase suivante d’Aristote (Phys. VIII 7, 261a 6–7) : « mais il est nécessaire qu’il y ait quelque chose d’autre qui soit mû avant les choses engendrées, sans être lui-même engendré, et encore quelque chose d’autre avant cela ». Alexandre glose le « quelque chose d’autre avant » ainsi : « il dit que le corps éthéré est équivalent à «un homme en effet engendre un homme et le soleil» ». C’est donc que la phrase de Physique II est déjà un dicton scolaire pour Alexandre (cf. d’ailleurs De providentia 59.10–11 Ruland) et, de manière plus intéressante, qu’il interprétait le travail sur la continuité et l’éternité de Phys. VIII en liaison avec le problème de la continuité et de l’éternité de l’eidos des espèces biologiques. 771 PHP 448.4–29 dL.

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ACHTUNGREtivement le milieu. Galien ne paraît pas ici inventer de toutes pièces ce problème théorique. Il s’agit visiblement de discussions assez répandues à son époque sur la transmission des qualités agentes. Nous avons déjà vu qu’Alexandre décrivait la transmission de la chaleur en des termes assez proches de (3) 772. Mais comme le remarque Phillip De Lacy773, l’application de cette solution à la transmission de la lumière est critiquée par Alexandre en Mantissa § 15, 143.4–28. Quel pouvait donc bien être le modèle d’Alexandre dans le cas de la puissance divine ? La solution (2) est sans doute à exclure, car on ne saurait imaginer une transmission aussi matérielle dans le cas de la puissance astrale, sans parler du danger stoïcien des « deux corps dans un même lieu » si l’on concevait ainsi l’émanation divine. La solution (1) légèrement modifiée présente l’avantage d’épargner tout mouvement à la puissance divine. Si elle habite déjà tout le cosmos, la question de son efficace se borne à celle de son activation. Un « signal » venu d’en-haut suffirait à provoquer la sauvegarde des parties déjà pleines du divin. La solution (3) n’est pas non plus à évacuer d’entrée. Alexandre reconnaît sa validité dans le cas de la chaleur, or il y a une évidente analogie entre la puissance divine et la chaleur vivifiante. Ainsi, au moment où Aristote évoque, en Gen. Corr. II 3, 330b 21–30, le feu comme extrême de la chaleur – raison pour laquelle rien n’est engendré à partir de lui – Averroès, dans sa paraphrase, fait la remarque suivante774 : D’après Alexandre, ce qui est dit ici ne correspond qu’au feu d’ici-bas. Car pour ce qui concerne le feu qui se trouve à l’extrémité de la sphère englobante, sa chaleur et son ébullition ne sont pas extrêmes. C’est la raison pour laquelle le feu est davantage facteur de génération que les autres éléments.

C’est encore une fois de Gen. An. qu’Alexandre semble s’être inspiré. En II 3, Aristote opposait la chaleur vitale des corps animés et le feu usuel, duquel aucun corps vivant ne saurait naître. Retraduisons ce texte dense et allusif 775 : La puissance de toute âme semble participer d’un corps autre et plus divin que ce qu’on appelle les éléments. Mais de même que diffèrent par une plus ou moins grande noblesse les âmes entre elles, de même diffère une telle nature. Réside en effet, dans la semence de tous , ce qui rend les semences fécondes, qu’on appelle « chaleur ». Cette dernière n’est cependant ni du feu ni une puissance de ce type, mais le souffle contenu dans la semence et dans l’écumeux, c’est-à-dire ( ja¸) la nature dans le souffle qui se trouve être analogue à l’élément astral. C’est la raison pour laquelle le feu n’engendre aucun animal (et que rien ne tire manifestement sa composition de matières incandescentes, qu’elles soient humides ou sèches), au contraire de la chaleur du soleil et de celle des animaux : 772 773 774 775

Cf. supra, p. 282. De Lacy 1984, p. 677. Ibn Rusˇd, Talh¯ıs kita¯b al-kawn wa al-fasa¯d, 97.22–98.1. ˙ Gen. An. II 3,˘ 736b 29–737a 8.

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non pas seulement celle qui parcourt la semence, mais si quelque résidu, même différent, en détient la nature, il contient alors lui aussi un principe vivifiant. Que donc la chaleur dans les vivants n’est ni du feu ni ne tient du feu son principe, cela suit manifestement de telles considérations.

Les spécialistes d’Alexandre n’ont peut-être pas assez souligné l’importance de ce texte pour sa théorie de la Providence. Celui-ci n’a pourtant pas laissé indifférents les philosophes anciens. Galien l’utilise, Thémistius le cite dans son commentaire au De anima, et le rapproche de la théorie platonicienne de l’ewgla776. Il n’y a donc rien d’incongru à supposer qu’il était également connu d’Alexandre. Aristote y distingue l’âme et la matière qu’elle habite. Cette matière semble présente dans la semence, c’est une « chaleur » qui n’est ni du feu ni un élément semblable au feu. Elle semble être un élément très subtil, un gaz plutôt qu’un corps solide ou liquide. C’est sans doute en raison de cette subtilité extrême qu’elle est « analogue » au corps astral. Les lignes qui suivent ajoutent quelques précisions777 : Le corps du liquide séminal, avec lequel s’en va celui du principe psychique (un aspect étant séparé du corps, toutes les choses par lesquelles est contenu quelque chose de divin – tel est ce qu’on appelle l’intellect –, mais un autre aspect en étant non séparé), ce corps du liquide séminal se dissout et se transforme en souffle, du fait qu’il contient une nature humide et aqueuse.

Cette description paraît introduire une différentiation dans le liquide séminal, entre une substance plus grossière, de type aqueux, et la substance qui accueille directement le principe psychique et qu’il faut sans doute identifier au « souffle » du paragraphe précédent, seul à être « analogue » à la substance astrale. Il faut ensuite distinguer, dans le principe psychique, entre toutes les facultés dont l’acte nécessite un corps, dont la puissance séminale est peut-être déjà plus intimement rattachée au « souffle », et l’intellect, qui se signalerait dès ce stade par la possibilité d’être détaché de ce « souffle ». À moins qu’il faille comprendre que le principe de l’intellect, bien qu’en quelque sorte abrité par le « souffle », existe également sans support, sous la forme de l’intellect agent, forme pure. Le texte est trop obscur pour nous permettre de trancher. Alexandre est, sur ce point comme sur d’autres, le premier des Médiévaux : il paraît en effet affaiblir le sens qu’Aristote entendait conférer à l’idée d’analogie pour se rapprocher de celle d’une identité de nature778. La citation 776 Cf. Dodds 1963, p. 313–321, en part. p. 315–316. Pour une allusion chez Alexandre, cf. In Top. 376.24–30 (traduit et discuté dans Kupreeva 2003, p. 333 sqq.). Ce texte n’est pas au-dessus de tout soupçon. Il faut en outre certainement corriger (l. 25) l’inepte t¹ 5lvutom heql¹m, ox vasim ewgla eWmai tµm xuw¶m en t¹ 5lvutom heql¹m, f vasim ewgla eWmai t/r xuw/r (ou : t0 xuw0). 777 Gen. An. II 3, 737a 7–12. 778 Sur ce point, voir Obrist 1993, p. 59–63, Freudenthal 1995, p. 114–119 (en part. p. 118, n. 30) et 198–200 ainsi que Rashed 2001, p. 149–150.

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d’Averroès est fondamentale. La chaleur vivifiante est à l’évidence le jako¼lemom heqlºm de Gen. An. 736b 34–35. L’élément nouveau est qu’Alexandre l’identifie au feu qui se trouve à la limite de la dernière sphère, c’est-à-dire à la limite entre supralunaire et sublunaire. Il ne s’agit pas du corps céleste proprement dit – l’éther779 –, car celui-ci se caractérise par un autre comportement cinématique. La séparation des deux mondes doit être respectée. Mais on comprend bien que la chaleur vivifiante qui est caractéristique du corps pouvant abriter l’âme des animaux se trouve massivement présente dans la dernière sphère sublunaire en raison de sa proximité immédiate de l’éther. La sphère du feu est pour ainsi dire la plus analogue à l’éther. Cette constatation permet peut-être de mieux saisir une nuance du titre de la Quaestio II 3 : « Quelle est la puissance qui provient du mouvement du corps divin dans le corps qui lui est voisin, qui est mortel et sujet à la génération ». Il ne s’agit peut-être pas tant du sublunaire en général que de celui-ci en tant qu’il est au contact du supralunaire au niveau de la sphère ignée. À vrai dire, le rôle diffus de ce passage d’Aristote dans la marche de la Quaestio II 3 nous paraît plus considérable encore. Celle-ci peut en effet être interprétée comme une élucidation des obscurités – pour tout dire : comme un commentaire – de celui-là. Celles-ci sont au nombre de trois. 18) Le sens de l’adjectif he?om, « divin » ; est-ce, au sens fort, ce qui est soi-même, ne fût-ce que partiellement, dieu, comme les corps célestes sont divins, ou ce qui, tout en étant dans une autre catégorie inférieure, est à un tel degré d’excellence qu’il se rapproche de la catégorie du divin780 ? – 28) le sens de l’analogie entre la chaleur vivifiante et l’éther ; – 38) le rapport du corps support de l’âme aux quatre corps élémentaires. La Quaestio II 3 se demande quelle est la d¼malir transmise par le monde divin au monde sublunaire781. La première question qui se pose est celle de savoir s’il s’agit d’une autre nature, v¼sir, que celle des éléments, ceux-ci n’existant comme récepteurs de la puissance divine qu’en tant qu’ils ont déjà une nature propre. Dans ce cas, cette autre nature serait d’abord transmise au feu, élément le plus proche du supralunaire, puis aux autres éléments, avant de finalement affecter la terre. L’objection est immédiate : si tous les corps existent déjà, élémentaires comme complexes, inanimés comme animés, on ne voit plus quel rôle serait censé jouer la puissance divine. Et pourtant, plusieurs tâches lui ont été confiées. Le passage mérite d’être traduit782 : 779 Sur l’opposition de Simplicius à Alexandre concernant le sens de ce terme – qui désigne bien la quintessence selon Alexandre –, cf. Rashed 1995, p. 342–345. 780 À la façon dont un footballeur est « divin ». 781 Cf. Donini 1996, Fazzo 2002, p. 175–212. 782 Alexandre, Quaestiones 48.18–22.

§ 5. La puissance divine

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Mais il a été posé qu’elle [sc. la puissance divine] était la cause de la différence entre elles [sc. les différentes âmes]. C’est en effet au moyen de cette puissance qu’a été posée une providence faisant de l’homme un animal rationnel, et c’est pour cette raison que toutes les choses qui peuvent appartenir à l’homme au moyen de la raison et l’intelligence, il les détient de la providence divine.

Les historiens se sont interrogés sur l’arrière-plan auquel il est fait allusion, y voyant généralement des discussions scolaires directement connues d’Alexandre. Cela est fort probable, mais ne paraît pas l’essentiel, qui est la glose de Gen. An. 736b 29–33 et 737a 8–12783. Dans le premier passage, Aristote rapportait les différentes espèces d’âmes à leur participation plus ou moins forte d’un corps plus divin que celui des quatre éléments. La suite du texte d’Aristote suggère tout naturellement d’établir une connexion entre ce corps et l’élément astral, d’où provient la « puissance divine » selon Alexandre. Quant à la liaison entre la puissance divine et la « rationalité », bien qu’elle ne soit pas affirmée explicitement par Aristote, elle pouvait être localisée dans le passage particulièrement difficile sur les deux aspects de l’âme, rationnel et irrationnel. Car même si l’aspect rationnel était séparable, il pouvait néanmoins facilement être relié au corps divin dans son état le plus pur. Il ne s’agit pas, précisons-le, de dénier que des Aristotéliciens avant Alexandre ont pu être fascinés par ce texte d’Aristote – le texte de Galien en témoigne d’ailleurs sans l’ombre d’un doute. Mais la référence ultime paraît authentiquement aristotélicienne, et non un débat d’école surgi comme en marge du corpus canonique. Alexandre propose deux réponses. La première consiste à dire que la puissance divine survient aux corps simples, en sorte de devenir pour eux une seconde nature, graduée du plus vers le moins à mesure qu’on s’éloigne du monde supralunaire784. Ces corps se combinant dans une mixture, les germes de puissance divine permettraient alors la survenue de l’âme. L’âme, dans ce cas, se rapproche de la puissance divine elle-même, elle est « de type divin ». La seconde réponse se borne à poser que la puissance divine produit les qualités élémentaires785. Celles-ci sont un résultat, le seul, de la puissance divine. Alexandre n’explique pas la relation de l’âme à ces dernières. On se doute que les mélanges les plus purs peuvent seuls abriter une âme. Mais ce n’est qu’une hypothèse vraisemblable. On peut remarquer que cette seconde réponse est beaucoup plus austère que la première. Elle est même globalement aristotélicienne. Car, comme le souligne Pierluigi Donini à très juste titre, Alexandre a sans doute posé comme acquis que l’âme était une réalité 783 Le rapport entre la Quaestio et le passage d’Aristote a été bien remarqué par Fazzo 2002, p. 168–169. Mais j’insiste sur le fait qu’il s’agit d’un commentaire des difficultés de ce texte, et pas seulement d’une réflexion qui s’appuierait sur des acquis, ou des résultats considérés comme évidents, de ce dernier. 784 Cf. 48.22–24. 785 Cf. 49.28–30.

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éternelle, qu’il n’y a pas à expliquer autrement qu’en rendant compte de son « support »786. Les mixtures « raffinées » sont ce support. Si problème il y a, c’est celui, général, de l’hylémorphisme, et non celui de la « survenance d’enhaut » de l’âme au composé organique. Nous nous trouvons donc face à deux lectures possibles du texte de Gnration des animaux. Soit l’on pose que la « divinité » du corps de l’âme est stricte et que le rapport d’« analogie » tend à celui d’identité ; dans ce cas, avec la première solution de la Quaestio, on juge qu’un « quelque chose », une certaine « puissance » émanant d’une substance, se transmet réellement du supralunaire au sublunaire, s’immisce à l’état latent dans les simples pour se manifester dans les tissus biologiques. Soit l’on pose que la « divinité » du corps de l’âme est lâche et que le rapport d’analogie est une altérité ; on dira alors, avec la seconde solution de la Quaestio, que le support de l’âme n’est qu’une combinaison harmonieuse et pure, due aux cycles cosmiques, des deux couples de qualités primordiales de la chimie aristotélicienne. Parce qu’elle est plus austère, plus aristotélicienne et exposée la dernière, cette solution a paru contenir la thèse personnelle d’Alexandre. Mais si ces trois arguments ont du poids, il n’est pas certain qu’il faille absolument choisir. L’incertitude de la Quaestio reflète celle de Gen. An. La citation d’Averroès traduite plus haut ne permet pas de décider : Averroès ne dit pas en effet que seul le feu d’en-haut possède une puissance vivifiante, mais qu’il en possède davantage que les trois autres éléments. Cette remarque s’accorderait aussi bien avec la première solution qu’avec la seconde, quoique l’on voie mal – mais ce reproche s’adresse également à la seconde solution – en quoi le chaud-sec serait par soi plus vivifiant que le froid-humide, le froid-sec ou surtout le chaud-humide. On peut maintenant revenir au problème de la transmission de la puissance divine, pour conclure qu’Alexandre ne conclut pas. Il laisse ouvertes trois possibilités : un modèle « calorifique » ; un modèle « mécanique » ; enfin, bien que ce ne soit dit nulle part dans nos textes, on ne peut exclure l’idée d’un modèle dispositionnel : Alexandre s’inspirerait alors moins de la chaleur que de la lumière787. Il faudrait imaginer que la puissance divine soit comme une source lumineuse en la présence de laquelle l’ensemble du milieu diaphane change instantanément de disposition : d’animé en puissance, il deviendrait animé en acte. Quelle que soit la solution choisie par Alexandre – si tant est qu’il y en ait une –, elle répond au besoin d’insuffler au mécanisme interne du monde sublunaire un mouvement perpétuel à partir d’une source externe de mouvement. Tout se passe comme si Alexandre était convaincu de la nécessité architectonique d’un tel principe, mais qu’il avait conscience de ne pas disposer 786 Donini 1996, p. 19 et 24. 787 Cf. Accattino 1992 et 2003, p. 183.

§ 6. Appendice : traduction de la Quaestio I 1 d’Alexandre

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des moyens scientifiques pour établir rigoureusement ses modalités788. Une analyse que l’on retrouve dans son approche du Premier Moteur. Toutefois, et c’est là l’essentiel, ce caractère inconclusif de la recherche cosmologique suprême le gêne bien moins qu’on pourrait croire. Il lui suffit au fond que l’ordre vertical du monde, dont témoigne la domination irrationnelle exercée par la forme sur la matière, puisse être tenu pour une évidence.

§ 6. Appendice : traduction de la Quaestio I 1 d’Alexandre Si toutes les substances sont corruptibles, toutes les choses sont corruptibles. En effet, tout le reste est inséparable des substances. Mais toutes les choses ne sont pas corruptibles, et toutes les substances ne sont pas corruptibles. Tout n’est pas corruptible, parce qu’il est impossible que le mouvement soit corruptible. Il est en effet éternel. Si en effet il était engendré, puisque tout ce qui est produit par quelque chose vient  la suite de quelque chose, il y aurait des choses à la suite de quoi vient le mouvement. S’il n’en allait pas ainsi, en sorte que ni l’agent ni le patient ne requerraient, afin d’agir ou de pâtir, quelque changement, le mouvement serait déjà là, mais il ne se produirait pas. Mais s’il y avait quelque obstacle pour eux, il faudrait tout de même que se produise quelque mouvement, en sorte que l’un agisse, l’autre pâtisse, et que se produise quelque mouvement à sa

788 Une confirmation de cette analyse nous est fournie par la façon dont Alexandre discute la question de la chaleur due au soleil. L’aporie est la suivante : alors que le soleil, comme tout corps supralunaire, n’est pas chaud, il échauffe l’air sublunaire qui nous entoure. Comment rendre compte d’un tel fait ? Alexandre a recours à un exemple qu’Aristote n’employait pas en ce contexte : celui de la torpille marine (hakatt¸a m²qjg). Déjà Théophraste (cité par Athénée, fr. 369 Fortenbaugh et al. : 1m d³ t` Peq· t_m dajet_m ja· bkgtij_m diap´lpesha¸ vgsi tµm m²qjgm tµm !v’ 2aut/r d¼malim ja· di± t_m n¼kym ja· di± t_m tqiodºmtym poioOsam maqj÷m to»r 1m weiqo?m 5womtar) évoquait une mystérieuse « puissance » engourdissante de la torpille transmise par des matériaux inertes (cf. Rescigno 2000, p. 207–208). Or, à trois reprises (In Meteor. 17.24–19.18, reprenant les résultats d’une recherche menée dans le commentaire perdu au De caelo, voir effectivement Simplicius, In de Caelo 373.1–15 et 440.23–28), Alexandre compare le cas de la chaleur due au soleil à celui de la puissance de la torpille et il emploie dans les trois textes (In Meteor. 18.27, ap. Simpl., In de Caelo 373.7 et 440. 24 et 28) le verbe diadidºmai, cf. supra, p. 282, n. 761. L’analogie est la suivante : soleil : torpille :: corps supralunaire : filets du pcheur :: air : main du pcheur. Il y a donc transmission d’une certaine affection (p²hor) selon un mode latent jusqu’au corps où elle peut s’extérioriser. Alexandre a obscurément perçu qu’il avait intérêt à concevoir la puissance solaire qui se réalise en chaleur ici-bas, mais peut-être également la he?a d¼malir tout court, sur le modèle électrique de la torpille. Aussi, quand il remarque (18.28–29) que « le corps divin n’est peut-être pas inaltérable », pense-t-il sans doute moins aux qualités tangibles usuelles qu’à la pure capacité de transmission électrique du corps céleste, qui s’extériorisera en énergie vivifiante et créatrice ici-bas.

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Chapitre X — Mécanisme

suite789 ; mais ainsi, il sera nécessaire qu’avant que se produise le mouvement il y ait un mouvement non engendré. Mais le mouvement est dans le mû, en sorte que le mouvement éternel est dans l’éternellement mû. Il est en effet impossible que quelque chose qui ne serait pas éternel se meuve d’un mouvement éternel. Si en effet quelqu’un disait qu’il y a un mouvement éternel par le fait qu’un corps le transmet à un autre, tout d’abord il ne fera pas le mouvement continu et un (car la continuité du mouvement dérive de l’unicité du mû) ; ensuite, il sera possible que le mouvement cesse, s’il n’y a pas quelque autre chose qui, du fait qu’elle est éternelle, est cause de la transmission bien réglée et ordonnée des mus : un corps éternel, celui qui est mû d’un mouvement éternel. Cependant, le déplacement circulaire est le seul des mouvements qui soit éternel et continu. Ce qui se meut de ce mouvement est éternel. Et c’est bien le plus accompli des corps. Ce qui est éternel est en effet plus accompli que les choses qui ne le sont pas. Et ce qui est mû du premier de tous les mouvements est aussi animé. Car le plus accompli de tous les corps est animé. Le corps animé est en effet plus accompli que l’inanimé, or le corps se déplaçant circulairement est le plus accompli, en sorte qu’il est animé. Car le plus accompli des corps est animé, et le corps mû se déplaçant circulairement est tel. Cependant, tout ce qui se meut est mû par quelque chose et, cela étant, également tout ce qui est mû selon une âme est mû par quelque chose, si du moins ce qui est mû selon une âme est mû selon une impulsion et que l’impulsion est mue selon le désir de quelque chose. En sorte que le corps éternel lui aussi sera mû selon une impulsion et un désir de quelque chose. Et lui étant mû selon une impulsion et un désir, il doit y avoir quelque chose, l’objet du désir qui fait qu’il se meut d’un mouvement éternel, qui soit elle aussi éternelle et en acte. En effet, tout moteur de quelque chose meut par le fait d’être quelque chose en acte, et ce qui meut toujours et continûment sera toujours le même et en acte, totalement exempt de potentialité. Si en effet il est en puissance, il sera possible que le mouvement se corrompe, pour peu que ce qui doit mouvoir ce mouvement ne soit pas en acte. Mais il sera également immobile. Si en effet lui aussi mouvait en étant mû, il requerrait à nouveau quelque chose d’autre pour le mouvoir. Mais s’il est immobile, il est incorporel. Car tout corps en tant que corps est mobile. Il y aura une substance éternelle, simple et immobile, en acte, cause du mouvement éternel et circulaire du corps mû circulairement. Le corps divin sera mû par ce principe, par le fait qu’il le790 pense et qu’il désire et tend à se conformer à lui. Tout ce qui est mû par quelque chose d’immobile et de séparé est en effet mû de cette manière. La preuve procède par analyse. En effet, il n’est pas possible qu’il y ait démonstration du premier principe, mais il faut commencer par les choses dernières et manifestes et, en harmonie avec celles-ci, user de l’analyse pour établir sa nature. Qu’il est le premier intelligible et qu’il l’est maximalement, qu’il est le premier désirable et, surtout, qu’il est la forme motrice du mouvement circulaire, voici comment on pourrait le montrer. La forme est éminemment intelligible. Car la matière, n’étant aucun des êtres en acte, n’est intelligible que par analogie et, comme le dit Platon, « par un raisonnement bâtard », tandis que la forme est 789 En corrigeant aqt_m en aqt/r. 790 En adoptant, avec Sharples 1992, la correction de Bruns : toOto. Les neutres de la phrase, qui reprennent le féminin oqs¸a de la phrase précédente, s’expliquent sans doute par la réticence d’Alexandre à féminiser le premier principe, dieu.

§ 6. Appendice : traduction de la Quaestio I 1 d’Alexandre

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quelque chose d’intelligible en acte ; des formes, est davantage intelligible celle qui est dans la substance que celle qui est dans autre chose, parce qu’elle est davantage791 ; et, de celles qui sont dans la substance, celle qui est maximalement simple et qui est toujours en acte : elle est en effet maximalement intelligible par le fait qu’elle est maximalement, étant toujours en acte, et que le simple, par sa propre nature, est intelligible. En effet, les choses dans les composés ne sont intelligibles que lorsque l’intellect les sépare des choses dans lesquelles elles sont et les contemplent comme simples. Telle est la substance motrice du tout : maximalement intelligible ; elle est cependant aussi maximalement désirable792. Est en effet maximalement désirable par sa nature propre ce qui par sa nature propre est maximalement beau. Cette forme est telle. Le beau réside en effet dans la forme davantage que dans la matière : car il réside dans l’agent davantage que dans le patient, et est patient ce qui est quelque chose en puissance, agent ce qui est en acte. Et il réside davantage dans le déterminé que dans l’indéterminé. Le beau est davantage dans la forme que dans la matière. Et dans la forme qui est dans la substance davantage que dans un autre genre. C’est en effet à cause d’elle que sont aussi les autres choses. Et, parmi les choses dans la substance, ce qui est maximalement, simple, exempt de l’enpuissance, est maximalement beau. On a montré que telle était la nature susdite : éminemment et premièrement désirable et intelligible.

791 Je suppose une haplographie dans l’archétype et lis l÷kkom . Sharples, avec le Ps.Alexandre, supplée 1sti. 792 En changeant légèrement la ponctuation des éditeurs.

Chapitre XI Conceptualisme abstrait et système du monde § 1. Paradoxe de la providence Les textes d’Alexandre concernant la providence divine étant disparates et ambigus, mais centraux à ses yeux, commençons par un postulat : il n’y a guère de sens à s’appuyer sur l’un des écrits dits « personnels » pour ensuite frapper tous les autres d’inauthenticité, textuelle ou simplement doctrinale. Ici plus qu’ailleurs, il faut essayer de comprendre de manière générale quelle pouvait être sa position, pour ensuite mesurer dans le détail l’étendue des divergences. Au niveau platement exégétique, le paradoxe de la providence surgit du fait qu’Aristote affirme une fois793 que « la nature ne fait rien irrationnellement ni vainement » (B d³ v¼sir oqd³m !kºcyr oqd³ l\tgm poie? ), mais qu’en regard des très nombreux passages où il professe que « la nature ne fait rien vainement »794, la mention de la « rationalité » (cf. !kºcyr) doit être interprétée prudemment. Plus profondément, une doctrine rapprochant jusqu’à les identifier « nature » et « vérité », c’est-à-dire n’accordant que des droits minimaux à des vérités portant sur des « non-êtres », ne pouvait qu’être embarrassée, au moins de prime abord, par la question de l’éventuelle « rationalité » des processus naturels. Car notre traitement conceptuel, donc rationnel, de la nature réside essentiellement dans une manipulation de formes psychiques ; ces formes psychiques ne sont pas aléatoires, mais correspondent au principe de réalité supérieure à l’œuvre dans la nature, les formes substantielles. Or on se rappelle qu’en tant que « puissance » (d¼malir) la forme est désignée comme un kºcor par Alexandre795. Dénier un plan « rationnel » à la nature signifierait donc que ces formes ne rentrent dans un dessein rationnel que lorsque nous les pensons. Ce qui est incongru, dès lors que notre pensée ne fait que reconnatre la bonne ordonnance du monde. Bref, on pourrait dire, en paraphrasant légèrement la phrase célèbre de Theta 10, que ce n’est pas parce que nous jugeons avec vérité qu’un processus est rationnel qu’il est rationnel ; mais que c’est parce qu’il est rationnel que nous jugeons avec vérité qu’il est

793 Cael. II 11, 291b 13–14. 794 Cf. Bonitz, Index, 836b 29–37. 795 Cf. Simplicius, In Phys. 538. 16–18. Passage traduit et commenté supra, p. 246.

§ 1. Paradoxe de la providence

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rationnel796. Comment, dans ces conditions, lier la « rationalité » du monde à l’existence, donc à la survie, de l’espèce humaine ? Et pourtant, nous avons avec Alexandre le cas intéressant d’un aristotélicien qui, en partie par anti-stoïcisme, tient plus que jamais pour la doctrine de l’!k¶heia-v¼sir797, mais dénie en même temps avec force tout kºcor à la nature. Il faut bien sûr interpréter cette thèse dans sa force de rupture avec des modèles contemporains concurrents, qui lient tous raison et finalité. Cette liaison conduit les Stoïciens à professer que tout obéissant à un principe de finalité, tout est rationnel, les Épicuriens que rien de naturel n’étant rationnel, rien de naturel n’obéit à un principe de finalité. Alexandre, en un passage de l’In Phys., leur reproche explicitement cette inférence798. Les productions naturelles, si elles se conforment à des régularités numériques qui sont par définition « rationnelles » – l’usage mathématique du terme en est le meilleur signe – ne prennent pas leur source à quelque dessein rationnel. Le processus naturel est donc finalisé, à défaut d’être prémédité. Les textes où Alexandre professe une telle thèse sont nombreux. On peut citer en particulier le passage suivant du De providentia 799 : La puissance divine que nous avons appelée également nature constitue les choses qui existent en elle et les façonne avec proportion et ordre, et non par délibération. Car la nature n’appartient pas à chacun des êtres qu’elle produit en tant qu’elle le penserait et le méditerait rationnellement – du fait que la nature est une puissance irrationnelle – mais du fait de l’être de chacun800 ; c’est de cette manière que chacun se produit en conformité avec son être à partir de l’animal et du corps divin, ce dernier étant l’engendreur de son principe. Puisqu’en effet son existence provient de ce corps et qu’il vient à être une chose procédant et émanant de lui, il 796 Cf. Metaph. H 10, 1051b 6–9 : « ce n’est pas parce que nous jugeons avec vérité que tu es blanc que toi, tu es blanc ; mais c’est parce que toi, tu es blanc, que nous, en disant cela, nous sommes dans le vrai ». 797 Cf. Rashed 2000. 798 Cf. Simplicius, In Phys. 372.9–15 : « De cette opinion sont également tous ceux des anciens physiciens qui disent qu’il est nécessaire que ce soit la cause matérielle qui soit la cause des êtres engendrés et, d’un autre côté, parmi les modernes, les Épicuriens. Leur erreur, dit Alexandre, vint du fait qu’ils pensaient que tout ce qui se produit en vue de quelque chose se produit par choix et calcul ( jat± pqoa¸qesim … ja· kocislºm) tandis qu’ils ne voyaient pas que les êtres de nature se produisent conformément à de tels principes. Mais il n’en va pas ainsi, comme nous l’avons dit auparavant, tout particulièrement quand il disait que la nature produit en vue de quelque chose, mais non selon des raisons ». La dernière citation est une radicalisation de ce que disait effectivement Aristote, Phys. II 5, 196b 21–22 : « sont en vue de quelque chose toutes les choses qu’on pourrait faire suite à la réflexion ( !p¹ diamo¸ar) et toutes celles qui procèdent de la nature ( !p¹ v¼seyr) ». On constate donc que l’antithèse est moins tranchée chez Aristote, et qu’il évoque la di\moia et non les kºcoi. 799 De providentia 77.12–81.4 Ruland. 800 Sans adopter la correction de Ruland, suivi par Zonta et Thillet.

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Chapitre XI — Conceptualisme abstrait et système du monde

se trouve qu’en raison de son analogie avec lui, il est de sa nature de produire tout mouvement ordonné de telle sorte qu’il agit selon des nombres et des rapports déterminés. Il n’est en effet pas possible qu’apparaissent dans les actes et les mouvements des rejetons des animaux mortels des indices et des signes de leur race, tandis que ce qui est engendré des dieux ne conserverait pas, entre autres choses qui lui801 appartiennent, la bonne ordonnance provenant des choses divines. Et il faut savoir que le mouvement qui provient de la nature ressemble d’une certaine manière à ce qui apparaît dans ce que suscitent les faiseurs d’automates. Nous voyons souvent de tels mouvements inanimés se produire, de manière artificielle, lorsque le faiseur d’automates leur procure un principe de mouvement. Ainsi, certains paraissent danser, d’autres lutter, d’autres se mouvoir d’autres mouvements suivant un ordre et un rythme, du fait que leur artisan leur a prodigué une telle constitution.

Texte « personnel » dont la thématique se retrouve dans cet extrait de l’In Metaph. 802 : L’art est une puissance rationnelle, la nature une puissance irrationnelle. Dire que la nature, étant un certain art divin, ne produit rien de manière irrationnelle et estimer que du fait qu’elle est divine, elle tient des dieux le don de produire ce qu’elle produit en fonction d’un paradigme ordonné et déterminé, ce n’est pas s’exprimer correctement. En effet, la nature n’est pas dite un art divin en tant que les dieux se serviraient de cet art, mais du fait que, étant une puissance procédant des dieux, elle sauvegarde la bonne ordonnance du mouvement selon une certaine succession harmonieuse, non pas par quelque raisonnement ou réflexion, mais du fait qu’elle procède d’eux. Elle pourrait bien posséder comme don, de la part des dieux, non pas le fait d’agir selon un paradigme (comment en effet produire quelque chose selon un paradigme dont on est complètement ignorant ?), mais on pourrait dire qu’elle tient des dieux le fait de rendre, de la plus judicieuse façon, l’engendré semblable à l’agent dans lequel il est et duquel il tient son principe de mouvement, selon la bonne ordonnance, dépourvue de raisonnement, des mouvements. En outre, on peut trouver une bonne ordonnance jusque dans les maux et les choses qui se produisent contre nature, comme les abcès, les blessures, les inflammations, les cycles des maladies ; et les générations de certains animaux sont certes ordonnées, mais non point en fonction d’une Idée, comme celles des vers, des cousins, des termites.

Ressortent plusieurs points marquants. Tout d’abord, cela va sans dire, Alexandre ne dénie pas la présence de structures rationnelles dans le monde sublunaire, constituées par les récurrences spécifiques. Plus important, il en donne la raison – qu’il nous faudra tenter d’élucider plus précisément – dans le De providentia : ces récurrences, en tant qu’elles obéissent à un ordre quasi arithmétique, sont commandées par les mouvements cycliques des astres. Cette distinction entre ordre mécanique et finalité permet d’expliquer, avec l’In Metaph. la récurrence des espèces viles et nocives (« des vers, des cousins, des 801 En corrigeant fı¯-ha¯ en fı¯-hi. 802 Alexandre, In Metaph. 104.3–18 (cf. Accattino 2003, p. 170).

§ 1. Paradoxe de la providence

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termites »). Un autre élément à prendre en considération, que l’on avait déjà rencontré dans un passage du commentaire de Simplicius à Phys., consiste dans le rapprochement du kºcor dénié à la nature et de la délibération (pqoa ACHTUNGRE ¸qesir) 803. Si la nature est une puissance « irrationnelle », c’est au moins parce qu’elle ne dlibre pas. On peut se demander si ce n’est pas seulement parce qu’elle ne délibère pas. La substitution, dans un autre texte traduit804, de kocislºr à kºcor irait en ce sens. Il convient enfin de remarquer que cette « nature », v¼sir, qui ne délibère pas, n’est pas un principe radicalement différent des âmes des sphères célestes, à moins de vouloir dissoudre toute la doctrine alexandrique de la providence. Car alors qu’on peut se demander si le Premier Moteur et la sphère des fixes participent en quelque manière à la providence, il est hors de doute que les sphères inférieures le font. Si Alexandre dénie le logos à la nature, il le dénie aux âmes célestes. Seul l’art et la science sont doués de logos, or la façon dont les sphères influencent le sublunaire n’est pas « artiste », mais « naturelle ». On ne voit guère sinon ce qui serait « naturel » et non « artiste » dans la nature. Notre aporie s’est donc précisée : comment admettre que des êtres qui nous sont en tous points supérieurs comme les astres possèdent une âme moins noble que la nôtre, c’est-à-dire une âme qui serait jimgtij¶ mais non kocij¶ ? Alexandre répond à la question dans un texte qui ne semble pas avoir été commenté par les historiens. En Phys. VI 2, Aristote énonce le principe selon lequel « il est possible à tout mû de se mouvoir plus vite ou plus lentement »805. Simplicius a préservé un excursus d’Alexandre du plus haut intérêt, non retenu dans les extraits du Suppl. gr. 643806 : Alexandre se pose à bon droit le problème suivant : « comment est-il vrai que le corps mû circulairement, bien qu’il se meuve de manière régulière, puisse se mouvoir plus vite et plus lentement ? ». La première solution qu’il donne est à mon avis assez lâche : il dit qu’Aristote « n’a pas dit que la même chose se meut, mais qu’elle peut se mouvoir plus vite et plus lentement, ce qui d’après lui s’applique également au corps mû circulairement, du fait qu’il se meut ainsi par volonté propre ( jat’ oQje¸am bo¼kgsim) et non de manière imposée ou sous 803 Cf. Simplicius, In Phys. 310.36–311.1. Voir supra, p. 278 sqq. 804 Cf. supra, p. 295, n. 798. 805 Phys. VI 2, 232b 21–22 : p÷m d³ t¹ jimo¼lemom 1md´wetai ja· h÷ttom jime?shai ja· bqad¼teqom. 806 Simplicius, In Phys. 941.21–942.2 : … !poqe? jak_r b )k´namdqor, p_r 1p· toO

jujkovoqgtijoO s¾lator !kgh³r blak_r jimoul´mou t¹ h÷ttom ja· bqad¼teqom jime?shai. ja· tµm l³m pq¾tgm k¼ei lakhaj_r, ¢r oWlai, k´cym lµ eQqgj´mai t¹m )qistot´kg t¹ aqt¹ h÷ttom ja· bqad¼teqom jime?shai, !kk± d¼mashai jime?shai, f vgsi ja· t` jujkovoqgtij` rp²qweim di± t¹ jat’ oQje¸am bo¼kgsim ovty jime?shai, ja· lµ jatgmacjasl´myr lgd³ ¢r jejykOshai rpº timor t¹ ja· %kkyr jime?shai. oqd³ c±q oR !caho¸, vgs¸, t± !cah± jat± !m²cjgm pq²ttousim, eQ ja· !e· aqt± pq²ttousim, !kk’ 5wousi ja· t_m !mtijeil´mym d¼malim.

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prétexte qu’autre chose l’empêcherait de se mouvoir autrement. Car ce n’est pas non plus parce qu’ils en sont dans la nécessité, dit-il, que les gens de bien accomplissent de bonnes actions ; et même si celles qu’ils accomplissent sont toujours bonnes, ils ont malgré tout la puissance des opposés ».

Fidèle à son habitude, Alexandre propose une seconde solution, inspirée d’Eudème, qui consiste à distinguer formellement entre le mouvement en général (qui, en tant qu’être abstrait, peut toujours s’accomplir plus ou moins rapidement) et le mû qui introduit ses conditions matérielles propres. Si le mouvement des astres ne peut pas être plus rapide ou plus lent, ce n’est pas en tant que mouvement des astres, mais que mouvement des astres 807. Les deux solutions, de notre point de vue, ne sont pas divergentes : elles admettent l’une et l’autre que la vitesse astrale, en raison de la nature propre des astres, ne saurait varier. Dans le premier cas, Alexandre précise que la condition qui « bloque » le curseur astral sur une vitesse donnée, non pas matérielle et inerte, se trouve être la « volonté » (bo¼kgsir) propre aux corps célestes. La comparaison avec les « gens de bien » ( !caho¸) est, du point de vue de la doctrine de la providence, assez suggestive. La bonté véritable, tout d’abord, ne délibère pas. En second lieu, elle s’exerce presque à l’insu de son auteur. Une personne vraiment bonne irradie de bonté, sans parcimonie. Sa seule « volonté » est de ne jamais dégénérer, de demeurer fidèle à sa nature. Il n’y a donc aucune soumission du bon au bénéficiaire de sa bonté808. Le bon lui reste parfaitement supérieur809. On comprend que l’image de la chaleur s’impose dans ces conditions à l’esprit d’Alexandre810 : la source de chaleur n’est pas affectée par les objets qu’elle échauffe, non plus qu’elle ne se met à leur service en les échauffant. Pour une raison qui n’est jamais clairement précisée – mais qu’on est tenté de localiser du côté d’un principe de plénitude dispositionnelle au niveau des astres – la vitesse de chacun des corps célestes est la meilleure « en soi ». Étant la meilleure en soi, elle est par consquent la meilleure pour les autres, à savoir les espèces sublunaires (de même que la bonté du saint, qui ne serait pas amoindrie si le saint était la seule âme qui vive ici-bas, est plus bénéfique à son entourage que la bonté encore mêlée d’amourpropre du moinillon). 807 Simplicius, In Phys. 942.14–24. Cf. Averroès, In Phys. 255 L–M. 808 Cf. Simplicius, In Phys. 321.6–8, qui cite le commentaire d’Alexandre à la tripartition aristotélicienne de l’agent (Phys. II 3, 195a 21–22 : « la semence, le médecin, celui qui conseille (b bouke¼sar) ») : « celui qui conseille insuffle le principe de l’action sans prendre lui-même en main sa conduite ». Alexandre, ibid. 321.10–11, ajoute que « l’agent au sens propre doit être transcendant à l’engendré ». Il n’est pas exclu qu’Alexandre soit sensible à la proximité des verbes bouke¼y et bo¼kolai. 809 Cf. n. précédente. 810 Sur ce point, voir Sharples 1994, p. 120, n. 113.

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Si les choses sont bien telles, la solution est simple : il faut rapprocher kºcor et pqoa¸qesir et interpréter le kºcor dans un sens non pas indifférencié et général, mais plutôt comme un kocislºr, un « calcul », des voies menant le plus efficacement à un certain but811. C’est seulement l’absence d’un tel principe dans l’univers qu’Alexandre entend souligner. La rationalité des âmes célestes est tout entière tournée vers leur parcours, puisque leur désir est sans concupiscence. Il s’agit d’une volonté rationnelle et non d’un choix ratiocinant. Ces remarques, fondées sur le commentaire d’Alexandre à Phys. VI 2, trouvent une confirmation dans le réseau de textes constitué par le De fato d’Alexandre, la Mantissa § 22 et certains éléments, déjà abordés, de son commentaire à Phys. VIII. L’aporie envisagée par le De fato – aporie qui, non résolue, scellerait la victoire du nécessitarisme stoïcien – consiste à dire que le choix pratique de l’homme est toujours déterminé par des causes (physiques) externes et des causes (éthiques) internes812. Les premières sont celles auxquelles le texte de Phys. VIII fait allusion, quand il dénie toute spontanéité aux animaux, pour rapporter l’origine de leur mouvement à des changements de leur milieu affectant leur réceptivité813. Il s’agit donc d’un point reconnu par Alexandre, dont la remise en cause anéantirait la preuve du Premier Moteur. Les secondes consistent dans une certaine nature, plus ou moins amendée par l’éducation morale. L’association de ces deux causes semblerait mettre en péril la liberté délibérative. La solution du De fato consiste à distinguer la possibilité bivalente du choix et sa réalisation unidirectionnelle. Nous pouvons choisir le contraire de ce que nous choisissons. Le choix n’est pas soumis à un principe de causalité interne ou externe814. Les termes de ce débat sont étonnamment optimistes. Ils posent en effet préalablement comme acquise l’adéquation des actions volontaires et des habitus (en particulier vertueux) de l’agent, pour ensuite s’interroger sur la menace que cette thèse fait peser sur la liberté. Mais nul n’ignore, à l’exception peut-être de quelques Stoïciens, qu’il arrive au sage de faillir. Jamais son habitus ne sera assez ferme pour produire en toute occasion l’action la meilleure. Les aristotéliciens avaient à leur disposition une explication toute prête pour ces accès de défaillance : la matière sublunaire. Celle-ci entraîne des déviations, donc des déviances, chanceuses ou hasar811 Cf. supra, p. 295, n. 798. 812 Cf. Alexandre, De fato, chap. XXVI–XXIX. Je suis ici grandement redevable à Lefebvre 2005. 813 Cf. supra, p. 276 et n. 742 (témoignage de Philopon). 814 Cf. Bobzien 1998, p. 139 et Lefebvre 2005 : « Dans le De fato, conformément à sa propre conception bivalente de ce qui dépend de nous, Alexandre fait ainsi valoir, avant Descartes, la possibilité de choisir le contraire de ce qui apparaît bon ou vrai. Mais Alexandre maintient que, sans transgresser le principe selon lequel rien ne se produit sans cause, sa solution évite le nécessitarisme stoïcien tout en préservant sa propre conception de ce qui dépend de nous ».

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deuses. Elle perturbe les desseins les mieux fondés et les plus arrêtés. C’est le sens de la solution de Mantissa § 22 : plutôt que de jouer le sort de la liberté sur une pétition de principe thique quant à la nature du choix, mieux vaut démolir le déterminisme en employant l’artillerie lourde de la physique 815. Le texte de Phys. VI 2 présente l’intérêt de combiner les deux approches. Pour les besoins strictement argumentatifs – pour ne pas dire rhétoriques – de son argumentation, il compare les astres à des « gens de bien » identiques à ceux du De fato. Mais cette comparaison ne vise au fond qu’à établir une notion de possibilité qu’on ne trouve guère ailleurs que dans la sphère supralunaire, celle d’une bivalence dont l’un des termes n’est jamais réalisé et l’autre toujours816. Le seul Stoïcien accompli, la seule créature jamais déviante, c’est le corps céleste. Interprétée à cette lumière, la providence cosmique est davantage un cas particulier qu’un paradoxe : elle procède de la seule volonté qui ne fluctue jamais et aucunement. Nous sommes ici au seuil du chemin philosophique qui conduira à l’affirmation de l’identité, en Dieu, de la puissance, du savoir et de la volonté817. S’il en va de la sorte, il ne faut pas se laisser troubler par les deux brefs passages où Alexandre semble admettre que les astres sont utiles au sublunaire en visant quelque chose comme leur propre bénéfice818. Sans entrer ici dans les détails, on remarquera qu’il s’agit surtout d’expliquer la phrase, qui n’était pas anodine, de Gen. Corr. II 10 où le sublunaire était dit procéder de la volonté du Dieu de combler le Tout819. Alexandre ne pouvait passer outre et plusieurs solutions, d’ailleurs compatibles, s’offraient à lui pour relativiser un tel passage : insister soit sur la teneur ontologique des espèces plutôt que des individus, soit sur l’aspect secondaire de cet acte divin. 815 Ce texte est traduit intégralement et commenté dans Lefebvre 2005, avec bibliographie des études antérieures (voir en particulier, bien sûr, Sharples 2004, p. 201–207). 816 Une sorte de bivalence de droit accompagnée d’une monovalence de fait. 817 Cf. Avicenne, Shifa¯’, Ila¯hiyya¯t, p. 403, Spinoza, Cogitata metaphysica, trad. Appuhn, p. 373. On pourrait m’objecter de céder ici à l’illusion rétrospective. C’est tout le contraire : il serait démontrable qu’une filiation historique relie ces trois grands moments de la théologie philosophique – qu’il s’agit bien, en d’autres termes, du mÞme chemin. 818 Cf. Alexandre, Quaestiones I 23, 36.22 sqq., I 25, 40.31 sqq., Maba¯dı¯ § 58 Genequand. Sur ces textes, voir Sharples 1982, p. 207 et n. 80. Genequand 2001, p. 155, note à juste titre que l’argument pourrait répondre à Théophraste, Metaph. 5b 10–26. 819 Cf. Gen. Corr. II 10, 336b 26–34 : « Cela se produit de façon conforme à la raison. Car puisque pour toutes choses, nous disons que c’est toujours le meilleur que «désire» la nature, qu’être est meilleur que ne pas être (en combien de sens nous disons être, on l’a expliqué ailleurs) et qu’il est impossible que l’être appartienne à la totalité des choses du fait de leur position éloignée du principe, c’est de la façon qui restait que le dieu a assuré la complétude du Tout, rendant la génération perpétuelle. C’est ainsi que peut se réaliser au plus haut point la concaténation de l’être, du fait de l’extrême affinité qu’entretiennent avec l’essence le devenir et la génération perpétuels ».

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Aussi peut-on imaginer quelle était, dans certains de ses détails, la solution physique d’Alexandre – bien qu’il ne la formule jamais expressis verbis. Deux principes logico-métaphysiques sont au fondement du réel : celui d’indifférence et celui de l’impossibilité de l’infini actuel. Le principe d’indifférence assure que rien ne se produit sans cause, en particulier que l’univers est parfaitement symétrique. L’univers sera donc fini et sphérique. Le mouvement du ciel, qui est sa perfection, sera, en raison du principe d’indifférence, régulier. Les productions sublunaires qui lui sont suspendues seront donc elles aussi doublement régulières, dans la mesure où le permet leur matière : à la fois parce que le ciel se meut régulièrement et parce qu’il est sphérique (nous n’aurions sinon qu’une irrégularité régulièrement récurrente). Alexandre, à la suite d’ailleurs d’Aristote, expose à plusieurs reprises le caractère régulier des périodes biologiques. La citation importante de son commentaire de Phys. par Simplicius nous en avait donné un premier aperçu820. Un autre passage, conservé cette fois dans les scholies du Suppl. gr. 643, en fournit un autre821 : Après avoir distingué, dans le cas de la translation et de l’altération, les mouvements commensurables, il affirme maintenant au sujet de la génération que sont commensurables celles qui appartiennent à des êtres de même espèce. Par exemple, un homme né au bout de neuf mois a une génération égale à un homme né au bout de neuf mois, mais inégale à un homme né au bout de sept mois ; mais dans le cas d’un bœuf ou d’un cheval, les générations ne seront pas commensurables les unes aux autres. Peut-être pourrait-on dire, dans le cas des chiots, que la génération est plus rapide quand l’un est mis bas au bout d’un temps égal, tandis que l’autre non seulement est mis bas, mais arrive à voir. Il a dit que ce cas était autre chose en ce sens qu’il n’a pas de nom.

On remarquera qu’à ce stade, le principe d’indifférence suffit à expliquer la rationalité a posteriori des productions biologiques. Leur succession réglée n’est qu’une conséquence du mouvement régulier des sphères. Reste la question la plus difficile, la merveilleuse machinerie du vivant. Comment expliquer que sa génération n’obéisse pas à un dessein préalable si, comme la biologie nous l’enseigne, chaque organe remplit très exactement une fonction nécessaire à la préservation de l’ensemble822 ? Car ici, la rationalité « auto-volitive » des sphères célestes semblerait ne pas suffire à expliquer le 820 Cf. supra, p. 280–281. 821 Suppl. gr. 643, fol. 119v ad VII 4, 249b 19 ( ja· 1p· cem´seyr) : dioq¸sar 1p¸ te voq÷r ja· !kkoi¾seyr t±r sulbkgt±r jim¶seir, mOm peq· cem´seyr k´cei fti 1je?mai sulbkgta· !kk¶kair aR t_m bloeid_m, oXom %mhqypor tuw¹m !mhq¾p\ l³m 1mmeal¶m\ 1mme²lgmor Usgm 5wei c´mesim, 2ptal¶m\ d³ %misom, oqj´ti d³ 1p· bo¹r C Vppou sulbkgta· aR cem´seir !kk¶kair7 h÷ttom d³ c´mesir tuw¹m 1p· sjuk²jym ftam t¹ l³m cemmgh0 1m Us\ wqºm\, t¹ d³ oq lºmom cemmgh0 !kk± ja· !mabk´x,. toOto d³ 6teqom eWpem ¢r !m¾mulom. 822 Au point que dans un mouvement contraire à celui d’Alexandre, Galien tirait des parties une preuve de l’existence d’un principe supérieur. Cf. Frede 2003, p. 107–109.

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réel. Même si Alexandre n’est pas explicite sur ce point, la seule explication respectant la faveur qu’il accorde à l’efficience consiste à identifier existence et viabilité hylémorphique. Si l’Exégète est sans doute trop aristotélicien pour soutenir que des formes animales ont été éliminées au cours du temps en raison d’une inadaptation de structure à leur sphère biologique, il paraît en revanche probable qu’il a remplacé cette sélection temporelle par une théorie de la puissance irrationnelle dont les conditions de prolifération réglée bloquent à la racine toute production éventuelle d’une forme non viable. On a remarqué l’insistance d’Alexandre, dans le fragment biologique transmis par Simplicius, sur l’idée que la forme de l’individu atteint son plein développement si rien ne fait obstacle 823. Il faut rapprocher cette idée de la notion de puissance des contraires développée par Aristote en Theta 2 principalement824. Quelles que soient les incertitudes de la doctrine825, Alexandre a dû en avoir une lecture assez tranchée, pour ce qui touche en particulier à l’intégration constitutive du principe de raison : la puissance des contraires s’accompagne de logos, la puissance de la nature, monovalente, en est dépourvue. Cela a pour conséquence que le développement biologique d’une forme donnée ne peut être que celui qu’il est. La mécanique embryologique est elle-même monovalente, les processus ne peuvent s’accomplir que d’une unique façon. Les seules entorses au principe n’en sont pas, il s’agit toujours d’obstacles extrieurs aux états de la chaîne. Même les dérapages de la nature aboutissant à des monstres par une incapacité de la forme à dominer la matière s’expliquent du fait que la matière est toujours, en tant que telle, principe d’altérité, donc d’extériorité. La forme des espèces, par conséquent, est dj déterminée négativement, c’est-à-dire avant même que ne se pose la question de sa viabilité comme produit fini. Plus exactement, la question de sa viabilité ne cesse de se poser au cours de son développement, son développement monovalent est l’épreuve continue de sa viabilité826. Si les choses sont bien telles, la possibilité théorique du vivant est parfaitement explicable. Il faut comparer son développement à la construction d’un édifice dont chaque état serait le seul matériellement possible. Pour reprendre l’exemple du De generatione, il serait bien entendu merveilleux qu’une maison surgisse instantanément sous nos yeux ; mais il est raisonnable – et même fondé en raison – de considérer que chaque état de la maison en construction ne peut être prolongé que d’une seule façon : des fondations ne 823 824 825 826

Cf. Sharples 1994, p. 169. Cf. Accatino 2003, p. 169 et Henry 2005, p. 16. Voir Lefebvre 2003. Pour user d’une image, le flux de la forme ainsi envisagée s’apparente au parcours d’une bille lancée dans une rigole, dont la trajectoire est ngativement dictée par son incapacité à franchir les parois.

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peuvent être prolongées que par des murs, des murs que par un toit827. La complexité du vivant, d’une certaine manière, n’est qu’apparente, car elle n’est que la résultante des fluctuations matérielles qui, à chaque instant, sont les seules matériellement possibles. Il est donc naïf de se demander comment une merveille telle que l’homme est possible sans dessein préconçu. Il faut plutôt voir que l’homme achevé n’est que la complémentation mécanique d’un état extrêmement voisin de quasi-achèvement, celui-ci d’un état lui-même extrêmement voisin, etc. À rebours, la complexité apparente du vivant n’est pas donnée « en soi », mais n’est que l’expression imaginative du très grand nombre des complémentations simplissimes aboutissant à la forme achevée. Il n’y a rien de complexe dans les processus naturels ; seule notre imagination abstrait un état de la forme – celle-ci dans son achèvement maximal – et l’oppose, dans un face-à-face artificiel, à son état le plus primitif – la forme comme mouvement du pneuma dans le sperme. Il y a donc, au fondement de cet aristotélisme, une intuition infinitésimale qui doit retenir l’attention. En De generatione I 5, au moment d’expliquer que l’augmentation a lieu selon la forme et non la matière, Aristote évoque rapidement l’idée que tout segment, aussi petit soit-il, d’une figure est une figure : « c’est ainsi qu’augmente la matière de la chair : elle ne s’adjoint pas à toute partie que ce soit (mais l’une s’écoule subrepticement tandis que l’autre s’agrège), mais  toute partie de la figure et de la forme »828. Il suggérait ainsi à un lecteur porté au mécanisme monovalent qu’une configuration ne peut s’accroître qu’homothétiquement. C’est la configuration elle-même, et en tant que telle, qui contient la règle de son accroissement829. 827 Gen. Corr. II 11, 337b 14 sqq. Ce texte se borne à dire qu’il n’est pas nécessaire, si des fondations sont produites, qu’une maison le soit, mais que si une maison l’est, des fondations le sont nécessairement. Il n’y a qu’un pas entre ces réflexions et affirmer que si quelque chose doit être produit à partir de fondations, cela ne peut être qu’une maison. Des fondations étant données, le choix sera : soit des murs, soit une dégradation en un état moins formel que des fondations ; et les murs étant donnés, le choix sera : soit un toit, soit une dégradation en un état moins formel que des murs. Pour la définition formelle de la maison comme abri, voir Metaph. G 2, 1043a 14 sqq. C’est cette formalité qui produit la nécessité rétrograde. 828 321b 25–28. 829 Cf. Philopon, In Gen. Corr. 113.27–28. Il est évident que la stabilité de la forme implique une certaine persistance matérielle, qui assure une transmission continue. Alexandre évoque à cette occasion l’idée de « stabilité selon la transmission », B jat± di\dosim lom¶ (cf. Alexandre, De mixtione 235.31). Le schème mécaniste, je ne crois pas qu’on l’ait encore remarqué, est exactement le même que celui qui est à l’œuvre, au niveau cosmique, sous le nom de diadow¶ : de même que la transmission sans rupture de la forme lignagière permet la stabilité éternelle de l’espèce, de même la transmission sans rupture de la forme individuelle permet la stabilité, sur une période donnée, de l’individu. Pour une reconstitution de l’interprétation proposée par Alexandre du chap. I 5 du De generatione, voir Kupreeva 2004, en part. p. 319 sqq.

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On constate donc le rôle privilégié de la providence dans les générations biologiques. On a également cru pouvoir rapprocher, chez Aristote et Alexandre, la structure hylémorphique de la qualité, la définition par genre et différence de la substance. La Providence paraît avoir pour fonction philosophique principale d’assurer la jonction entre les deux ordres. Cela implique une différence fondamentale entre la Providence d’Alexandre et celle des théologiens : loin de créer le monde sensible, la première se définit presque en opposition avec l’existence dans son acception la plus simple. Elle s’exerce du côté de l’essence, une fois donnée la matière première. Principe ordonnateur du monde, la Providence n’a rien à voir avec la question de sa création matérielle. Notons enfin, et c’est le principal, que la providence du supralunaire à l’égard du sublunaire consiste seulement à le rendre éternel. Les astres « savent » que leur parcours est une condition indispensable à la poursuite indéfinie du même dans tout le cosmos. C’est le sens de la liaison privilégiée de la providence avec les espèces. Les astres ne visent pas telle ou telle espèce particulière, mais l’espèce en tant qu’espèce, c’est-à-dire en tant que flux hylémorphique continu périodique régulier éternel.

§ 2. Eidos et noétique Si, comme on vient de le constater, Alexandre refuse d’attribuer le logos qu’exhibent les espèces biologiques au dessein d’une instance divine supérieure, cette dernière n’étant responsable que de l’éternité du flux matériel permettant à ce logos de se réaliser, alors la phrase du Protreptique qu’Alexandre aime à répéter830 ne doit pas être prise dans un sens banal : « seul l’homme est rationnel » est moins une vérité d’almanach qu’un slogan anti-stoïcien. Du même coup, elle place sur les épaules de l’homme un poids considérable. Car les formes hylémorphiques, en tant qu’intelligibles seulement en puissance dans l’objet, ne se réaliseront en acte que lorsque l’intellect humain les saisira. L’activité cognitive de l’homme est en un sens garante de la réalisation d’un certain être, la forme en acte des composés. Cela étant, on s’attendrait à ce qu’Alexandre adoptât une théorie claire, articulée et puissante de l’abstraction de la forme. Mais il n’en est rien. Alors qu’il répète à l’envi que notre intellect détient en lui le pouvoir d’isoler les formes de leur substrat pour les penser à l’état « définitionnel », il n’explique jamais comment exactement ce processus se produit. Voici comment le

830 Cf. Rashed 1997 et 2000.

§ 2. Eidos et noétique

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problème est expédié dans son De anima, là où nous aurions attendu un traitement rigoureux du sujet831 : De même que la sensation en acte se produit par l’appréhension des formes sensibles sans la matière, de même l’intellection est une appréhension des formes sans la matière. Elle diffère cependant de l’appréhension sensitive en ceci : la sensation, même si ce n’est pas comme une matière qu’elle appréhende les formes sensibles, en fait cependant l’appréhension en tant qu’elles sont dans une matière (en effet, les sensibles communs, impliqués dans l’appréhension des sensibles propres, témoignent du fait que la sensation a lieu comme s’ils étaient dans la matière : au moment même qu’elle perçoit des couleurs, la vue appréhende également grandeur, figure et mouvement ou repos, autant de choses qui témoignent du fait que la couleur a lieu en quelque substrat) ; mais l’intellect, quant à lui, ce n’est pas comme une matière qu’il se saisit des formes, ni en tant qu’elles sont dans une matière et avec une matière. Appréhender comme une matière quelque forme, c’est la même chose que devenir matière pour ce qui est appréhendé, ce qu’il est loisible de constater dans le cas des affections qui ne se produisent pas dans l’âme. En effet, les choses affectées absolument deviennent des matières des affections.

Alexandre se borne ici à expliquer que la saisie abstractive des formes par l’intellect n’implique pas que celui-ci devienne une matière pour ces formes. Le critère est malheureusement négatif et ne nous dit rien sur la façon dont l’intellect appréhende lesdites formes. Alexandre s’étendra quelque peu, plus bas, sur le processus d’éducation de l’intellect qui lui permet de donner sa pleine mesure, à savoir la contemplation des formes, mais n’explique pas là non plus les modalités exactes de leur saisie. Nous apprenons seulement que « celui qui appréhende la forme de quelque chose séparément de sa matière se saisit du commun et de l’universel » ou, ce qui revient au même, que « celui qui voit l’ensemble du commun au-dessus des particuliers appréhende la forme séparément de la matière »832. Il y a donc une identité stricte entre la forme noétique et la forme de la substance, en tant que celle-ci est séparée de la 831 Alexandre, De anima 83.13–84.2 : ¦speq d³ B aUshgsir B jat’ 1m´qceiam di± t/r t_m eQd_m t_m aQshgt_m k¶xeyr %meu t/r vkgr c¸metai, ovtyr d³ ja· B mºgsir k/xir t_m eQd_m 1sti wyq·r vkgr, ta¼t, t/r aQshgtij/r !mtik¶xeyr diav´qousa, Ø B l³m aUshgsir, eQ ja· lµ ¢r vkg t± aQshgt± eUdg kalb²mei, !kk’ ovtyr ce aqt_m poie?tai tµm !mt¸kgxim ¢r emtym 1m vk, (t± c±q joim± aQshgt± sulpepkecl´ma t0 t_m Qd¸ym aQshgt_m !mtik¶xei laqt¼qia toO ¢r 1m¼kym aqt_m emtym tµm aUshgsim !mtikalb²meshai7 ûla c±q wqyl²tym exir aQshamol´mg s»m aqt` ja· lec´hour ja· sw¶lator ja· jim¶seyr C Aqel¸ar aUshgsim kalb²mei, $ laqt¼qia toO peq¸ ti rpoje¸lemom eWmai t¹ wq_la), b d³ moOr oute ¢r vkg t± eUdg kalb²mei, oute ¢r 1m vk, emta ja· leh’ vkgr. 5sti d³ t¹ l³m ¢r vkgm eWdºr ti kalb²meim t¹ aqt¹ vkgm c¸meshai t` kalbamol´m\, d 1p· t_m pah_m t_m oq jat± xuwµm cimol´mym Qde?m 5sti. t± c±q "pk_r p²swomta xkai c¸momtai t_m pah_m.

832 Alexandre, De anima 85.14–19. Une théorie identique était développée dans le commentaire d’Alexandre au De anima d’Aristote. Cf. Verbeke 1966, p. 85.

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matière. Au vu de l’hylémorphisme que reconnaît Alexandre, une telle affirmation est à peu près inintelligible. Si en outre on se rappelle que selon Phys. I 1, connaître, c’est connaître les causes, et que les substances animées ont quatre causes relativement distinctes, au nombre desquelles la matière, la perplexité ne peut que s’accroître. Tout aussi gênant, Alexandre ne fournit aucun exemple du rsultat du travail abstractif, si ce n’est cet « animal rationnel mortel » qu’il nous assure être l’homme. Or le fait que les intelligences astrales ne pensent pas les formes des espèces sublunaires, mais seulement leurs propres parcours en rapport à celui des sphères supérieures et produisent ainsi les flux hylémorphiques d’ici-bas, fait ressurgir une aporie complémentaire de celle que nous venons d’évoquer : celle du rapport entre l’espèce dont les astres prservent la formalité « discrète », et le flux hylémorphique continu que les astres produisent. On pourrait tenter de sauver la position d’Alexandre en distinguant l’appréhension de la forme spécifique (l’espèce « intensive ») et celle de la forme hylémorphique. On a vu plus haut que, même si elles se correspondent d’un point de vue rigidement formel, leur mode d’être les opposait. Un passage du commentaire d’Alexandre à Beta ferme cependant cette issue. La sixième aporie consistait à se demander si ce sont davantage les genres qui sont principes ou les derniers éléments constitutifs des êtres. La seconde branche pouvait se réclamer des analyses « chimiques » des corps ainsi que des raisonnements mathématiques, la première du rôle principiel du genre dans les définitions des êtres et aussi du fait, nous dit Aristote, que « si avoir la connaissance des êtres, c’est se saisir des formes (eUdg) en fonction desquelles les êtres se disent, alors les genres (t± c´mg) sont principes des formes (eUdg) tout au moins »833. Ce dernier argument ne convainc guère Alexandre, qui le paraphrase et le critique de la manière suivante834 : L’argument est le suivant : c’est en fonction des formes que la science et la connaissance des êtres ont lieu. Car il n’y a pas de science des particuliers. De fait, leurs définitions sont en fonction des formes. Mais si la connaissance des êtres dépend de la connaissance de ces dernières, les formes pourraient être les principes des particuliers, formes en fonction desquelles il appartient à chacun d’être un 833 Aristote, Metaph. B 3, 998b 6–8. 834 Alexandre, In Metaph. 203.14–23 : B 1piwe¸qgsir toia¼tg. jat± t± eUdg B 1pist¶lg ja· B cm_sir t_m emtym c¸cmetai7 oq c²q 1sti t_m jah’ 6jasta 1pist¶lg7 ja· c±q oR bqislo· aqt_m jat± t± eUdg. eQ d’ 1j t/r to¼tym cm¾seyr B t_m emtym cm_sir Eqtgtai, t± eUdg #m eWem !qwa· t_m jah’ 6jasta, jah’ $ eUdg 1st·m 2j²stoir t¹ to?sd´ tisim eWmai. !kk± lµm t_m eQd_m !qwa· t± c´mg7 1j c±q t/r to¼tym diaiq´seyr t± eUdg, ja· oR t_m eQd_m bqislo· di± t_m cem_m7 ja· t_m emtym %qa !qwa· p²mtym t± c´mg. C jat± t± eUdg l³m B cm_sir 2j²stou ( jat± c±q taOta t¹ eWmai 2j²st\), oq lµm jat± t¹ eWdor t¹ ¢r 1j c´mour di,qgl´mom, !kk± t¹ eWdor t¹ !mtidiaiqo¼lemom t0 vk,7 b d³ kab½m t¹ eWdor toOto 1p· t¹ 1j c´mour let/khe.

§ 2. Eidos et noétique

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individu déterminé. Cependant, les principes des formes sont les genres. C’est en effet de leur division que proviennent les espèces, et les définitions des espèces se produisent au moyen des genres. Par conséquent, les principes de tous les êtres sont les genres. À moins que la connaissance de chacun ait certes lieu en fonction des formes (c’est en fonction d’elles que chacun possède l’être), non pas cependant en fonction de la forme comme produit de la division à partir d’un genre, mais de la forme faisant couple avec la matière. Mais lui, ayant pris cette forme, est passé à celle provenant du genre.

Alexandre se montre ici plus aristotélicien qu’Aristote. Même s’il ne s’étend pas sur ce point, il professe que seule la forme hylémorphique a partie liée avec la connaissance, et non la forme-espèce835 : le glissement aristotélicien de l’une à l’autre est indû. Loin d’atténuer les tensions du corpus sur ce point, en jetant un voile pudique sur l’hiatus entre les deux formes ou en comprenant, comme les modernes, que la saisie de l’espèce est la connaissance de l’objet, Alexandre rend l’argument inopérant en y pointant ce qui est selon lui une pure équivoque836. On pourrait aussi évoquer l’éventualité que nous jouions de malchance et qu’Alexandre ait développé sa théorie de l’abstraction dans un texte que nous ne possédons plus. Mais on peut en douter, du fait que nous sommes particulièrement bien renseignés sur les doctrines psychologiques de l’Exégète. On remarquera d’ailleurs que sa déficience ne tient pas tant à sa conception générale de l’abstraction, qui n’est après tout pas si mauvaise, qu’à l’affirmation latente que l’on pourrait, par ce biais, distinguer clairement entre essence (i.e. différence spécifique) et attributs essentiels (i.e. directement impliqués par l’essence, mais qui ne sont pas des différences). Il faut, à ce propos, dissiper une équivoque née d’une discussion récente. Contre l’hypothèse selon laquelle Alexandre aurait rejeté les « qualités substantielles » (substantial qualities) 837, on a fait valoir que la différence, à ses yeux, (i) était précisément quelque chose de tel et (ii) qu’elle se distinguait des accidents inséparables838. Confinée au point (ii), la critique est entièrement justifiée : Alexandre distingue accident inséparable et différence ; le point (i) est déjà plus délicat, car on pourrait 835 Voir aussi Alexandre, In Metaph. 347.21–23 : « La forme relève de la connaissance. Le principe et la cause de la connaissance de la chose sont en effet la connaissance de sa forme ». 836 Notons en passant que cette position pourait expliquer qu’en son exégèse de l’ecthèse logique d’A.Pr., Alexandre puisse considérer l’individu et non l’espèce (cf. Moraux 2001, p. 57 et l’objection intéressante de Patzig). Ce n’est pas en tant qu’individu que Socrate est mentionné, mais en tant qu’il exhibe une certaine forme hylémorphique (autrement dit, en tant qu’il est un exemplaire de son espèce) immédiatement reconnaissable. 837 Ellis 1994, p. 83 sqq. 838 De Haas 1997, p. 202–203 et Chiaradonna 2002, p. 71, n. 41.

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soutenir que la différence n’est pas une « qualité » pour Alexandre839, que donc il n’y a pas à s’interroger sur sa relation à d’autres qualités. Il n’y a cependant encore là qu’une querelle de mots. La question importante est en fait ailleurs. C’est de savoir tout d’abord s’il existe, parmi les qualités qui sont clairement distinctes des constituants de l’espèce intensive, une gradation, une plus ou moins grande proximité de l’essence de la chose. Cette recherche s’ancre donc dans une reconnaissance du caractère véritablement qualitatif des qualités et pose tout d’abord la question de savoir si, cela étant donné, on ne peut pas malgré tout se saisir de l’essence définitionnelle dans l’entrelacs de ses propres ou concomitants qualitatifs éminents. En cas de réponse affirmative à cette question, elle se demande si cette structure d’entrelacs ne menace pas le purisme essentialiste. Dans son commentaire à Top. 840, la réponse d’Alexandre est sans doute841 oui à la première question (soit : certaines qualités sont plus proches du noyau de l’essence, d’autres plus éloignées), sûrement non à la seconde (soit : les qualités les plus proches de l’essence ne sont pas des différences spécifiques). Sa solution, dans la ligne de son utilisation de Iota 9, consiste à opposer les attributs de la matière et ceux de la forme. Toutes ces qualités substantielles non incluses dans l’essence restreinte, à l’instar de la blancheur de la neige qui n’en est pas une différence, sont des attributs de la matière. Il faut donc simplement en conclure qu’en raison de la porosité de la matière et de la forme inhérente à l’hylémorphisme, certains attributs de la matière l’affectent dans ses états proches de la forme, tandis que d’autres gisent dans les tréfonds de la matérialité. Le critère de distinction, si nous ne nous sommes pas trompés, tiendrait à la contribution sotérique, ou non, de l’attribut considéré. Quels que soient les efforts pour sauver la théorie alexandrique de la définition, le logos du monde est donc doublement menacé d’aphasie. La première raison en est qu’aucun principe divin ne saurait le formuler dans toutes ses articulations. Les astres sont des linguistes qui ne connaissent aucune langue, mais seulement le système général qui les régit. La seconde, que le seul animal doué de raison, l’homme, est de facto incapable de construire des définitions exactes de ce qui l’entoure, soit, ce qui revient au même, d’abstraire e re la forme qu’il sait être in re.

839 Cf. supra, chap. II, p. 53 sqq. 840 Alexandre, In Top. 50.11–21. Traduction anglaise dans de Haas 1997, p. 202–203. Cf. Ellis 1994, p. 87–88. 841 L’énoncé de ce principe est exprimé au potentiel par Alexandre. Cf. In Top. 50.19.

§ 3. Gradualisme de la vérité et de l’être

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§ 3. Gradualisme de la vérité et de l’être On peut repartir de la distinction entre attributs inséparables de la matière et attributs inséparables de la forme. Cette distinction ne se confond pas avec celle qui sépare propres et attributs essentiels. Des attributs inséparables, y compris de la forme, peuvent ne pas être des propres ; des propres peuvent ne pas être essentiels. À ces usages multiples sont reliés deux sens de la « description », rpocqav¶, qui ne paraissent pas avoir été suffisamment distingués par les anciens842. En son sens premier, pictural, l’rpocqav¶ est la délinéation de l’objet, c’est-à-dire le tracé d’une limite entre son intérieur et son extérieur. Reconverti dans la langue des logiciens anciens, le terme peut avoir deux sens différents. Selon le premier, plus proche de l’origine picturale, il suffit de mentionner un propre pour délimiter l’objet. Selon un second sens, l’rpocqav¶ consiste à cerner l’essence dans un réseau d’attributs inséparables, c’est-à-dire d’attributs qui ne sont pas des propres mais qui entretiennent un rapport privilégié avec ce qu’on cherche à définir. Le premier cas recouvre lui-même trois situations assez distinctes. Bien que l’on use à chaque fois de la coïncidence extensive entre le propre et son porteur, c’est-à-dire du fait que la propriété P dlimite l’ensemble A parce que tous les éléments de A et eux seuls possèdent la propriété P, il faut distinguer trois cas : — 18) Le propre P est un attribut par soi de l’essence. C’est-à-dire qu’il lui est propre et qu’il peut même la recouvrir selon l’extension et l’intension843. — 28) le propre P est un concomitant entitatif de l’essence.

842 Sur l’rpocqav¶, voir Barnes 2003, p. 57–62. 843 Alexandre, In Metaph. 176.24–30 : « Il dit que les accidents par soi sont les [ je supplée t± après sulbebgjºta] accidents inséparables, propres et quasi substantiels, au moyen desquels on a coutume de produire les formules de certains êtres qui ont lieu par description. Par exemple, un accident par soi serait, pour le triangle, d’avoir les trois angles égaux à deux droits ou d’avoir la somme de deux côtés, quels qu’ils soient, plus grande que le côté restant (choses dont ne se tire pas sa définition) ; pour le nombre, d’être pair-ou-impair et pour chacun des êtres, d’être un en tant qu’il est un ceci déterminé ; et tous ceux des accidents qui sont de ce type ». Une autre remarque intéressante d’Alexandre se greffe sur Phys. IV 4, 210b 32–34. Aristote déclarait « ce que peut bien être le lieu, on le rendra manifeste de la manière suivante. Prenons à son sujet tout ce qui paraît lui appartenir véridiquement par soi » (fsa doje? !kgh_r jah( art¹ rp\qweim aqt`). Alexandre y a bien sûr vu une allusion claire à son propre problème gnoséologique. Il glose ainsi (¨m B oqs¸a aqtºhem dusvoq¶tator, to¼tym B !qwµ t/r erq´seyr t/r oqs¸ar !p¹ t_m sulbebgjºtym jah( art± ja· t_m paqajokouho¼mtym c¸metai) : « les choses dont l’essence est d’elle-même très difficile,

le principe de la découverte de leur essence a lieu à partir de leurs accidents par soi et de leurs concomitants ». Le passage parallèle de Simplicius, In Phys. 565.5–8 ne mentionne que les accidents par soi.

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« Capable de rire » suppose une forme de culture produite par la rationalité844. — 38) Le propre P coïncide de manière simplement relationnelle avec A. C’est ainsi que « L’espèce non canine que les chiens affectionnent » délimitera l’homme. Le second cas abandonne le critère de coïncidence mais s’appuie sur une série de propriétés (au sens moderne du terme, à distinguer du « propre ») de la chose pour en cerner les contours et aboutir idéalement, par là, à sa définition. Ainsi, la « blancheur » de la neige, sans être bien sûr un propre de celle-ci, est néanmoins un attribut inséparable dont l’examen nous renseignera sur la nature physique de la substance845. Analysant la raison de la blancheur, puis celle du froid, etc., nous aboutirons finalement, après avoir combiné et confronté ces résultats partiels, à l’« essence » de la neige. Quelle théorie de l’rpocqav¶ Alexandre a-t-il favorisée dans sa pratique philosophique ? Sans doute pas la seconde, qui ne prend sens que dans le cadre d’un aristotélisme concret, où l’on chercherait à mieux connaître chaque substance biologique et non la substantialité biologique en général. Alexandre ne s’interroge qu’exceptionnellement sur tel animal particulier et son absence d’intérêt pour Part. An. I confine à l’énigme historique. En revanche, les attributs par soi jouent un rôle décisif dans les sciences abstraites – la métaphysique au premier chef – puisqu’ils sont notoirement les seules entités démontrables, une fois les premières distinctions posées. Tout aussi important pour notre propos, l’adjectif oqsi_der du texte de l’In Metaph. apparaissait dans l’In A.Po. pour caractériser des éléments proches de la définition de la forme substantielle (le moyen terme nécessité dans les syllogismes de l’essence) mais qui ne s’identifient pas à l’un de ses éléments846. Il faut alors s’en rapprocher par assimilations successives jusqu’à l’obtenir. Même si ce témoignage pose certains problèmes d’authenticité et d’interprétation, Alexandre semblait admettre à la fois une distinction entre le substantiel et la substance, ainsi que la possibilité du passage graduellement continu de l’un à l’autre. C’est en dernière instance ce qui frappe dans ses réflexions sur la définition et l’essence : autant la distinction de droit entre l’essence et tout ce qui n’est pas elle est maintenue avec vigueur847, autant se dégage l’incapacité de fait du philosophe à l’exhiber dans 844 Cf. Alexandre, In Top. 421.27–32. « Animal marchant debout, aux ongles plats, chauve, ventru » est donné comme une « description », et non une définition, de Socrate. 845 Cf. Alexandre, In Top. 50.21–51.4. Texte traduit par Ellis 1994, p. 87. 846 Cf. supra, p. 230. 847 Cette position rigoriste n’est pas cantonnée à l’ontologie. Même en mathématiques, où le rapport essence-propriétés est supplanté par la simple coextensivité (quadrilatère dont les côtés sont parallèles deux à deux ssi parallèlogramme ssi quadrilatère dont la somme des angles est égale à quatre droits ssi quadrilatère d’angles opposés égaux), Alexandre réintroduit une telle scission. Ainsi, en commentant De caelo II 4, 287a 27–28, où

§ 3. Gradualisme de la vérité et de l’être

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les instances particulières du réel. Un flou baigne alors la frontière entre substance et substantiel mais également, comme on vient de le constater, entre toutes les catégories du substantiel et du propre. Pour comprendre comment Alexandre s’accommodait de ce flou, il faut repartir de la tension entre la séparation des attributs de la matière et de la forme d’une part (selon la terminologie de Iota 9), de l’union hylémorphique d’autre part. Les attributs de la forme sont en quelque sorte voilés par l’indissociabilité de la matière. La forme s’accapare ce qui relève de la perpétuité de l’espèce, mais la fondation physique de cette perpétuité s’opère dans l’information de la matière. Cette contradiction rend le programme d’une définition de la forme spécifique – et non d’une partie de l’organisme – contradictoire dans les termes. Mais cela rend-il pour autant tout programme aristotélicien contradictoire ? On voudrait, en conclusion de ce livre, répondre à cette question par la négative. Le constat d’incapacité à définir la moindre forme spécifique serait rédhibitoire si la définition était démontrablement – avec des prémisses aristotéliciennes – atteignable. Si, partant de prémisses , l’on démontrait (1) que la définition est possible (Iota 9) et (2) que la définition est impossible (hylémorphisme), c’est que l’une au moins des prémisses Pi devrait être rejetée. Mais si, partant de ces prémisses, l’on démontre que la définition est possible sous une forme relâchée, impossible à la rigueur, c’est alors tout simplement que les prémisses sont caractéristiques d’un certain aristotélisme, pour lequel l’aptitude des substances à être strictement définies non seulement n’est pas nécessaire, mais serait même contradictoire au plan systémique. Or, il existe un aristotélisme – celui d’Alexandre, précisément, et de toute la tradition aristotélicienne après lui, jusqu’à la redécouverte tardive du corpus biologique – dont les prémisses initiales conduisent à admettre la possibilité de la définition sous une forme relâchée. C’est un aristotélisme qui s’ancre dans une certaine lecture de Metaph. a, nourrie, chez Alexandre, par une connaissance du Protreptique, dont l’intuition fondamentale consiste à ne pas interpréter l’!k¶heia comme la simple valeur de vérité d’une proposition, mais à privilégier l’exigence de ralit ontologique de l’objet sur lequel porte la proposition848. Comme le disait Alexandre cité par Philopon, des propositions Aristote paraît faire allusion à la propriété isépiphane du cercle, Alexandre se demande « comment Aristote peut dire que des figures à aire égale, le cercle est contenu par la ligne la plus courte, alors que selon lui, la quadrature du cercle n’avait pas encore été découverte » (Simplicius, In de Caelo 412.30–32). C’est donc que pour l’Exégète, il y a une incongruité à raisonner sur les propriétés d’un objet mathématique dont nous ne connaissons pas encore l’essence. Il faudrait d’abord savoir quelle est l’aire carrée équivalente à un cercle donné pour être ensuite légitimé à envisager des propriétés extrémales de cette aire. 848 Fondamental demeure, sur cette question, l’article de Düring 1960.

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Chapitre XI — Conceptualisme abstrait et système du monde

vraies (au sens de la valeur de vérité) portant sur des non-étants ne sont pas des propositions scientifiques 849. Elles occupent une zone entre le paradis de la science et l’enfer du faux : les limbes du vrai irréel. Le principe aristotélicien duquel Alexandre se réclame implicitement est l’adage scolastique célèbre propter quod alia, id maximum tale – soit, plus près du texte : « toute chose est maximalement cela même par rapport aux autres celle en fonction de laquelle appartient, aux autres aussi, le synonyme »850. Alexandre commente ainsi851 : Ayant dit qu’il n’est pas possible de connaître la vérité, dans les choses qui ont des causes, séparément de la connaissance de leurs causes, et ayant montré par ce moyen que la connaissance des causes était nécessaire à la philosophie théorétique, il montre maintenant à nouveau que cette connaissance est nécessaire, au moyen du fait que celui qui philosophe au sujet de la vérité doit connaître les êtres maximalement vrais, et que sont maximalement vraies les causes éternelles. Cellesci sont en effet causes de la vérité des étants causés par eux. Est en effet vrai au plus haut point ce qui est cause pour les autres choses de ce qu’elles sont vraies, or les principes sont causes de la vérité dans les étants causés par eux. De fait, pour autant que chaque étant participe de l’être, pour autant il participe de la vérité. En tout cas, le faux est un non-étant. C’est la raison pour laquelle les êtres éternels sont maximalement étants et la raison pour laquelle leur connaissance est maximalement vérité, si du moins elle est science. Mais si les êtres éternels sont maximalement des étants, sont encore davantage des étants les choses qui sont causes pour eux qu’ils sont toujours : c’est en effet parce que ceux-là sont causes pour ceux-ci qu’ils sont plus étants que ceux-ci, et maximalement étants.

Ce passage n’est pas entièrement clair et, abstraction faite des difficultés de détail, on peut proposer deux lectures de sa thèse principale. 18) Soit la dérivation du vrai à partir de l’être est un postulat pur, qui n’a pas à être précisé. De cette manière, nous pouvons seulement conclure qu’une vérité concernant un étant moins étant qu’un autre – parce que non éternel alors que l’autre l’est, par exemple – est moins « vraie » qu’une vérité concernant cet 849 Cf. supra, p. 243. 850 Aristote, Metaph. a 1, 993b 24–25. Sur ce texte chez Alexandre, voir principalement Moraux 1942, p. 90 sqq., Lloyd 1976, Accattino et Donini, p. 288 sqq. 851 Alexandre, In Metaph. 147.3–14 : eQp½m fti lµ oXºm te tµm !k¶heiam tµm 1m to?r 5wousim aQt¸ar cm_mai wyq·r t/r cm¾seyr t_m aQti_m aqt_m, ja· di± to¼tou de¸nar !macja¸am t0 heyqgtij0 vikosov¸ô tµm t_m aQt¸ym cm_sim, mOm fti !macja¸a de¸jmusi p²kim di± toO de?m l³m t¹m peq· t/r !kghe¸ar vikosovoOmta t± l²kista !kgh/ cmyq¸feim, l²kista d³ !kgh/ t± !¸dia aUtia7 taOta c±q ja· t/r t_m di’ aqtµm emtym !kghe¸ar aUtia. !kgh´statom l³m c±q d ja· to?r %kkoir aUtiom toO !kgh´sim eWmai, aR d³ !qwa· aUtia t/r 1m to?r di’ aqt±r owsim !kghe¸ar. 6jastom c±q t_m emtym 1v’ fsom toO eWmai let´wei, 1p· tosoOtom ja· t/r !kghe¸ar7 t¹ coOm xeOdor lµ em. di¹ t± !¸dia l²kista emta, ja· l²kista B 1je¸mym cm_sir !k¶heia, eU ce 1pist¶lg. eQ d³ t± !¸dia l²kista emta, 5ti l÷kkom emta t± to¼toir aUtia toO eWmai !e¸7 di± c±q t¹ eWmai aUtia to¼toir 1je?ma to¼tym l÷kkom emta ja· l²kista emta.

§ 3. Gradualisme de la vérité et de l’être

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autre. Mais cela ne doit pas nous inquiéter plus que nécessaire. Nous nous sommes bornés à dire que tout ce qu’on proférait de vrai d’un certain étant trouvait une certaine limite dans celles de cet étant. 28) Soit la dérivation du vrai à partir de l’étant implique quelque chose de décisif quant à la façon même dont il faut concevoir ce vrai. Il faut alors véritablement se demander ce que peut signifier une théorie gradualiste de la vérité. En quelque sorte, la première interprétation postule une variation selon le plus et le moins d’une vérité foncièrement unique, la seconde l’existence de différents types de vérité. Les indices que nous donne ici Alexandre sont bien minces. Tout au plus suggèret-il que les êtres éternels sont davantage étants que les autres, et les causes – évidemment éternelles – des étants éternels davantage étants que les causés éternels852. Il se borne en fait ici à paraphraser le texte d’Aristote, sans identifier les individus cosmiques dont il est question. Il paraît cependant très probable que les étants éternels sont les astres, et leurs causes sont les formes qui les meuvent, elles-mêmes coiffées par la forme suréminente du Premier Moteur, i.e. du moteur de la sphère des fixes. Au moins deux textes tirés du corpus d’Alexandre le confirment. Dans son commentaire de Delta 8, tout d’abord, à l’extrême fin de son élucidation des sens de l’ousia, Alexandre fait la remarque suivante853 : On pourrait se poser des questions, de ce point de vue, au sujet des formes qui sont dans les corps divins : ces dernières, en effet, ne sont ni dans la matière, ni corruptibles et séparables par la pensée du corps qui est leur substrat. D’une part, en effet, les formes qui les meuvent pourraient bien appartenir au premier rang de la substance, car elles aussi sont individuelles, dernières et n’étant dans rien ; d’autre part854, il ne semble pas recenser ici, dans les significations de la substance, celles qu’il a appelées ailleurs substances secondes.

Nous savons peu de choses sur la façon dont il faut concevoir ces formes séparées, substances premières, qui meuvent les corps divins. Le seul passage relativement explicite apparaît dans l’In Phys. Aristote proposait de localiser le Premier Moteur « soit en le milieu, soit en le cercle [sc. extrême] »855. Car ce sont là les deux principes « locaux » de l’univers, donc les deux lieux qui peuvent a priori convenir au premier principe des étants. L’idée de localisation inhérente à la préposition 1m demandait une explication, le Premier Moteur 852 Cf. aussi Metaph. H 8, 1050b 6–1051a 3 853 Alexandre, In Metaph. 375.37–376.5 : 1pifgt¶sai tir #m pq¹r toOto peq· t_m eQd_m

t_m 1m to?r he¸oir s¾lasim7 taOta c±q oute 5muka oute vhaqt± ja· wyqist± t0 1pimo¸ô toO rpojeil´mou aqto?r s¾lator. t± l³m c±q jimgtij± aqt_m eUdg eUg #m 1m t0 pq¾t, lo¸qô t/r oqs¸ar, %toloi c±q ja· axtai oqs¸ai ja· 5swatoi ja· 1m lgdem· owsa, oqj 5oije d³ t±r deut´qar oqs¸ar 1m %kkoir eQqgl´mar aqt` mOm 1m to?r sglaimol´moir t/r oqs¸ar jataqihle?shai.

854 En modifiant la ponctuation de Hayduck. 855 Phys. VIII 10, 267b 6–7 : !m\cjg dµ C 1m l´s\ C 1m j¼jk\ eWmai.

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Chapitre XI — Conceptualisme abstrait et système du monde

étant immatériel, donc sans « lieu ». Voici un extrait du commentaire correspondant d’Alexandre856 : Il ne faut pas entendre ici « dans quelque chose » comme « dans un lieu » (car il a été prouvé être sans parties), ni non plus comme étant une forme de ce dans quoi il est – car il serait ainsi âme et entéléchie de la puissance du premier corps –, mais comme une substance dans une substance, incorporelle par soi, et non comme une forme. Si en effet le ciel est quelque chose d’animé et qu’il se meuve selon l’âme qui est en lui et qui est sa forme, néanmoins, outre le fait d’être mû par l’âme qui est en lui, il a besoin de quelque chose d’autre, qui lui procure le principe de son mouvement. Pour tous les êtres animés, de fait, un certain étant extérieur devient pour eux cause et principe du mouvement local selon l’âme, si du moins ce sont bien l’impulsion et le désir de quelque chose qui accomplissent le mouvement selon le lieu des êtres animés.

Alexandre commence par exclure que le Premier Moteur soit dans quelque chose comme un objet tridimensionnel dans un lieu. Il dénie ensuite qu’il soit dans quelque chose à la façon dont l’âme est dans quelque chose, façon qu’il avait lui-même, on se le rappelle, distinguée d’une localisation simple857. L’Exégète peut alors dégager un troisième sens de l’inhérence, à vrai dire bien mystérieux, celui selon lequel une substance est dans une substance, mais, comme il le précise lui-même858, non pas à l’instar d’une forme. Toutefois, la remarque du commentaire à Delta 8 prouve que cette substance est une forme. Seulement, elle n’inhère pas au corps astral comme une forme inhère à une matière sublunaire, mais lui est attachée comme une substance première, au sens de Cat. 5. L’ontologie supralunaire présente la particularité d’accueillir des formes qui, bien que sans matière, sont des substances premières et inhèrent aux corps astraux sur un mode qui n’est pas celui de l’entéléchie d’une puissance. Il semble qu’on puisse, à ce stade, assimiler sans risque les causes des êtres éternels aux substances premières, formes motrices des sphères célestes évoquées par l’In Metaph., qui, selon l’In Phys., inhèrent sur un mode inédit, 856 Suppl. gr. 643, fol. 153, ad 267b 6–7 (1m l´s\) : oqw ¢r 1m tºp\ de? mOm t¹ 5m timi !jo¼eim (leqµr c±q de¸whg), !kk’ oqd’ ¢r dour emtor toO 1m è 1sti – ovtyr c±q #m xuwµ eUg ja· 1mtek´weia t/r dum²leyr toO pq¾tou s¾lator – !kk’ ¢r oqs¸ar 1m oqs¸ô !syl²tou aqt/r jah’ artµm !kk( oqw ¢r eWdor. ja· c±q eQ 5lxuwom b oqqam¹r ja· jime?tai jat± tµm 1m art` xuw¶m, d eWdºr 1sti aqtoO, !kk± pqºr ce t` jat± tµm 1m art` xuwµm jime?shai %kkou tim¹r de?tai toO tµm !qwµm aqt` t/r jim¶seyr paq´womtor. 1p· p²mtym c±q t_m 1lx¼wym 5nyh´m ti cm aUtiom aqto?r ja· !qwµ c¸metai t/r jat± tµm xuwµm

ij/r jim¶seyr, eU ce bqlµ 5ves¸r timor tµm jat± tºpom j¸mgsim t_m 1lx¼wym !poteke? ( Simplicius, In Phys. 1354.25–35). Le texte de la scholie paraît plus proche de l’original que la citation de Simplicius. Il s’étend plus longuement sur l’inhérence de l’âme au corps, un point que refuse Simplicius (pour qui l’âme est une substance séparée), qui l’a donc passé sous silence. 857 Cf. supra, chap. VI. 858 Dans la scholie. Simplicius n’a pas conservé cette remarque intéressante.

§ 3. Gradualisme de la vérité et de l’être

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au moins pour la plus éminente d’entre elles, à ces mêmes sphères. Qu’Alexandre conçoive et désigne ces causes suprêmes comme des formes, par ailleurs, est important dans le cadre de son interprétation de Metaph. a 1. Car cette gradation des formes (formes motrices, formes des corps célestes, formes des corps biologiques) correspondrait parfaitement à une interprétation forte du gradualisme de la vérité. La vérité étant en dernière instance certifiée par la connaissance et la connaissance étant connaissance de la forme, notre connaissance de trois types de formes possédant des caractéristiques différentes, parfaite dans chaque genre, accueillerait une différence de « précision » due à la nature même de ces derniers. Après un long passage consacré à établir que les causes sont plus « étants » et plus « vraies » que les causés859, Alexandre finit par donner certaines précisions sur les êtres en jeu860 : Il n’y a rien d’absurde à dire qu’une chose vraie diffère d’une chose vraie, si du moins le vrai est suspendu à l’être et que l’être est différent pour les choses connues. Certaines parmi elles sont en effet objets de science, d’autres objets d’opinion. La matière en effet, comme il le dira en avançant, il est nécessaire de la penser par un mû861. Ne sont pas objets de science tous les étants, mais les étants

859 Cf. Alexandre, In Metaph. 147.27–148.10 : « Et les choses qui sont maximalement des causes des étants, qui sont des étants elles aussi, sont davantage des étants que ceux-ci du fait qu’elles sont leurs causes et elles sont, en outre, davantage vraies. Il était en effet établi que pour autant que chaque chose participe de l’étant, ainsi participe-t-elle de la vérité. Pour autant donc que je dis que sont éternels et les étants qui sont toujours et leurs causes, ainsi ceux-là sont-ils vrais de manière synonymique les uns par rapport aux autres et par rapport à leurs causes ; mais pour autant que des causes, pour certains, de leur être, sont maximalement telles, ainsi sont-ce les causes, dans les êtres éternels, qui sont davantage vraies. En sorte qu’il se pourrait bien que ce soit la connaissance des causes qui soit maximalement connaissance de la vérité. Si en effet les étants qui sont toujours, au sujet desquels est l’étude, sont toujours vrais du fait qu’ils sont toujours, alors dans ceux-ci également, les causes sont bien plus vraies que les causés. Les unes sont en effet antérieures, les autres postérieures, non selon le temps (car les deux catégories sont éternelles), mais selon la nature. C’est par nature que la cause est antérieure aux choses dont elle est la cause ». 860 Alexandre, In Metaph. 148.10–19. 861 Alexandre renvoie ici à Metaph. a 2, 994b 25–26. Le texte est différemment transmis. Les mss byzantins ont : !kk± ja· tµm vkgm 1m jimoul´m\ moe?m !m\cjg. Le lemme transmis avec le commentaire d’Alexandre, In Metaph. 164.15 propose : !kk± ja· tµm vkgm jimoul´mgm moe?m !m\cjg. Mais dans son commentaire (164.24), Alexandre signale cette leçon comme un cq\vetai alternatif, ce qui rend peu probable que le lemme soit authentique. Quelle était dans ce cas la leçon lue par Alexandre ? Il ne l’indique pas, mais paraphrase le texte ainsi : « par le fait qu’elle [sc. la matière] est telle [sc. indéterminée], nous n’avons pas même science d’elle : nous la connaissons en effet par quelque mû » (t` d³ toia¼tgm aqtµm eWmai oqd³ 1pist¶lgm aqt/r 5wolem 7 jimoul´m\ c\q timi cicm¾sjolem aqt¶m). Il paraît donc probable que le texte de base d’Alexandre était : !kk± ja· tµm vkgm jimoul´m\ moe?m !m\cjg. Cela est corroboré par la citation fautive en 148.13 (tµm c±q vkgm, ¢r pqoekh½m 1qe?, jimoul´mym eWmai !m\cjg), qui s’explique très

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Chapitre XI — Conceptualisme abstrait et système du monde

sont vrais. Toutefois, pour chacun, la connaissance de l’étant comme il est est vérité, non en fonction d’eux (la vérité n’est pas en effet dans les choses), mais pour autant que la connaissance de l’étant comme il est est vérité. Mais s’il en va ainsi, la connaissance du maximalement étant comme il est est maximalement vérité, si du moins elle est aussi science. En sorte que puisque le vrai suit l’être, le maximalement vrai suivra le maximalement être.

La mention de la matière est décisive. Elle renvoie à un passage ultérieur de l’In Metaph. 862 consacré à la difficulté de la connaissance de la matière. Selon le texte lu par Alexandre tel que nous le reconstituons, l’idée serait que la matière ne peut être pensée seule, mais toujours au moyen d’un mû. C’est dans le mouvement de ce mû, dans son passage d’un état d’inachèvement à un état achevé, que nous saisissons par analogie la liaison intime entre la matière et l’indétermination, mais aussi entre la matière et la puissance, qui est à sa manière une surdétermination. Alexandre introduit ainsi un parallèle entre le degré d’achèvement ontologique de la chose, selon qu’elle participe ou non de la matière (sublunaire), et son degré de vérité. Néanmoins, alors que la matière se soustrait même à la science, elle ne se soustrait pas à la vérité. C’est donc que la vérité est susceptible de degrés allant de la simple opinabilité à la science apodictique. La vérité que l’on accorde aux étants inférieurs, matériels, ne tient pas à un contenu formel qui se coulerait dans le moule de la science, mais tout simplement au fait que ces étants, d’une certaine manière, sont. Par conséquent, d’une certaine manière, ils sont vrais. Mais ils sont vrais dans la simple mesure où ils sont. La vérité, dans leur cas, se déploie à un niveau infraépistémique.

facilement comme une corruption mécanique par double mécoupure, haplographie (lettres circulaires O% lues %) et dédoublement (A lu AIA), dans un exemplaire en scriptio continua onciale : JIMO£L%MYMO%IMAMACJG lu JIMO£L%MYM%IMAIAMACJG (sur ces phénomènes, voir Irigoin 1987). On peut tirer de ces données une conclusion intéressante sur l’histoire du texte de Metaph. : Alexandre remarque en effet en 164.22–24 que son texte principal (celui que nous reconstituons avoir été !kk± ja· tµm vkgm jimoul´m\ moe?m !m\cjg, « pourrait signifier la même chose que s’il y avait écrit «mais il est nécessaire de penser la matière dans un mû» » (t¹ aqt¹ d³ sgla¸moi #m ja· eQ eUg cecqall´mom !kk± ja· tµm vkgm 1m jimoul´m\ moe?m !m\cjg). Ce qui veut dire, si le grec a un sens, que cette variante n’est pas textuellement atteste, mais que le datif peut être interprt non pas comme un moyen, mais comme un datif éthique qui se rapprocherait dès lors fortement d’un locatif. On conclura que la leçon unanime de nos mss remonte à un exemplaire unique qui a intégré une simple proposition de lecture d’Alexandre dans le texte d’Aristote. L’éditeur doit choisir entre jimoul´m\ et jimoul´mgm et renoncer à considérer 1m jimoul´m\ comme une leçon authentique. Il s’agit tout au plus d’une conjecture d’Alexandre reprise avant le milieu du IXe siècle (date du Vind. phil. gr. 100, ms. J). 862 Cf. In Metaph. 164.16–165.27. Voir Fazzo 2002, p. 51–52 et n. 80 pour la liaison entre les deux passages.

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On pourrait supposer qu’il ne s’agit là que d’une page parmi d’autres d’Alexandre, qu’il serait indû d’ériger en clé de sa conception du monde. Nous ne le croyons pas, pour deux raisons textuelles. Tout d’abord, Alexandre évoque, et même cite, la doctrine du Proptreptique dans deux prologues fondamentaux de son œuvre, celui de Phys. et celui de ce qui était pour lui l’Apodictique d’Aristote (A.Pr. + A.Po.) 863. Je me suis efforcé de montrer ailleurs que ce patronage, loin d’être gratuit, visait à couper court à une théorie purement formelle de la vérité, dont Alexandre localise l’origine historique chez les Stoïciens et déplore les effets jusque chez ses maîtres, Herminus en particulier864. Alexandre tire du Protreptique la justification de l’idée que la 863 Cf. Rashed 2000. 864 Ibid. Voir aussi Moraux 2001, p. 29–33. Notons que Galien, dans les premières lignes de son Protreptique, fait de lourdes allusions à la phrase-clé du Protreptique d’Aristote (seul l’homme est véritablement doué de logos). On comparera ainsi, à Jamblique, Protreptique V, 67.1–5 (« Ce en effet par quoi nous différons des autres êtres vivants, cela resplendit seulement dans cette vie pour laquelle il n’y a rien d’aléatoire ou de médiocre ; en effet, s’il y a quelques petites traces de raison et d’intelligence jusque chez ces derniers, ils sont sans aucune part à la sagesse théorétique ») et surtout à Alexandre, In A.Pr. 5.13–20 (« en outre au fait que si l’homme surpasse au plus haut point , de la manière la plus éclatante, les autres animaux, c’est en raison de sa connaissance du vrai. Car si l’on saurait trouver quelques traces des vertus et des actions qu’elles régissent jusque chez les animaux irrationnels […], ceux-ci n’ont cependant pas le moindre goût pour la vérité ou l’intelligence théorétique »), Galien, Protreptique §§ 1–4 : « Les êtres vivants que l’on dit privés de raison n’ont-ils absolument aucune part à la raison, ce n’est pas certain […]. Toutefois, que les hommes l’emportent autant qu’il est possible sur les animaux, cela nous apparaît de façon très certaine quand nous considérons le grand nombre d’arts auxquels s’adonne cet être vivant et le fait que l’homme seul étant capable de science, apprend l’art qu’il désire. En effet les autres êtres vivants sont presque tous ignorants des arts, exceptés quelques-uns parmi eux en petit nombre ; mais encore est-ce davantage en suivant la nature qu’un choix réfléchi que ces derniers ont rencontré le succès dans les arts. L’homme au contraire ne dédaigne aucun des arts propres aux animaux […] Et par son amour du travail il s’est procuré aussi le plus grand des biens : la philosophie. Voilà donc pourquoi, même si les autres êtres vivants ont part à la raison, en vertu de sa supériorité sur eux, c’est encore l’homme qui, seul, est dit «raisonnable» ». V. Boudon 2002, p. 84, n. 1 (à qui j’emprunte la traduction précédente), note le parallèle avec Jamblique (cf. aussi ead., ibid., p. 5) mais non ceux avec les autres attestations de la même phrase, qui prouvent – étant donné ce que l’on sait par ailleurs des sources de Jamblique – que le néoplatonicien puisait ici directement au Protreptique d’Aristote. La phrase est un lieu commun depuis au moins l’époque du faussaire qui a composé la lettre introductrice à la Rhtorique  Alexandre (cf Rashed 2000, p. 29 sqq.). Cela conduit à lire l’introduction du Protreptique de Galien cum grano salis. Celui-ci se pose d’emblée en rival d’Aristote et oppose à l’épistémocentrie du Philosophe un modèle où la faculté rationnelle humaine culmine dans la maîtrise des arts – au premier rang desquels, bien sûr la médecine. Les choses étant telles, il faut interpréter dans toute sa dimension réactionnaire le retour à la science théorétique pure prôné par Alexandre.

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logique est la servante de la philosophie et qu’elle n’a donc pas à être développée pour elle-même865. L’idée aura la vie longue dans la tradition péripatéticienne. En outre, Alexandre pense dériver de cette œuvre une répartition des objets réels qui évacue, sans doute en partie contre Ptolémée, les mathematica de leurs rangs866. Seules demeurent les substances astrales – dont l’étude marque le sommet de la physique – et les substances sublunaires. À la tripartition, apparaissant ici et là chez Aristote, métaphysique-mathématiquesphysique, se substitue donc une bipartition métaphysique-physique, tandis que le statut de la science des astres, l’astronomie, oscille entre l’une et l’autre867. Il ne s’agit pas là d’une taxinomie de maître d’école, mais de la conséquence d’une thèse philosophique s’il en est. En second lieu, la doctrine de Metaph. a 1 réapparaît à deux endroits stratégiques du corpus de l’Exégète, tout d’abord dans la Quaestio I 1, au cours de la partie « métaphysique » de la preuve du Premier Moteur868, puis dans le passage le plus célèbre du De anima personnel. Sans proposer de lecture détaillée de ces deux textes fameux, on se contentera de noter que le Premier Moteur est à la fois le plus « vrai » et le plus « étant », la prima materia est à la fois la moins « vraie » et la moins « étant ». Ces deux pôles déterminent l’orientation de tous les autres êtres. Rappelons le passage central de la Quaestio I 1869 : La forme est éminemment intelligible. Car la matière, n’étant aucun des êtres en acte, n’est intelligible que par analogie et, comme le dit Platon, « par un raisonnement bâtard », tandis que la forme est quelque chose d’intelligible en acte ; des formes, est davantage intelligible celle qui est dans la substance que celle qui est dans autre chose, parce qu’elle est davantage ; et, de celles qui sont dans la substance, celle qui est maximalement simple et qui est toujours en acte : elle est en effet maximalement intelligible par le fait qu’elle est maximalement, étant toujours en acte, et que le simple, par sa propre nature, est intelligible. En effet, les choses dans les composés ne sont intelligibles que lorsque l’intellect les sépare des choses dans lesquelles elles sont et les contemplent comme simples.

865 866 867 868 869

Réappliquons, nous dirait en quelque sorte l’Exégète, la phrase d’Aristote à ce à quoi elle était destinée, la science dont les Analytiques (Premiers + Seconds) constituent la théorie et renonçons aux extrapolations douteuses des médecins. Rashed 2000, p. 1–13. Ibid., p. 33–34. Cf. Merlan 1953, p. 54–55. Sur cette désignation, cf. supra, p. 275, n. 739. Alexandre, Quaestiones 4.9–16 : juq¸yr mogt¹m t¹ eWdor. B c±q vkg, oqd³m owsa t_m emtym 1meqce¸ô, jat’ !makoc¸am 1st·m mogt¶, ja· ¢r b Pk²tym vgs· mºh\ kocisl`, t¹ d³ eWdor mogt¹m 1meqce¸ô ti em, ja· t_m eQd_m l÷kkom mogt¹m t¹ 1m oqs¸ô, C t¹ 1m %kk\ tim¸, fti ja· l÷kkom, ja· t_m 1m t0 oqs¸ô t¹ l²kista "pkoOm ja· !e· cm 1meqce¸ô7 l²kista

c±q mogt¹m toOto t` te l²kista eWmai !e· cm 1meqce¸ô ja· t` t0 2autoO v¼sei t¹ "pkoOm mogtºm. ja· c±q t± 1m to?r sumh´toir tºte mogt², ftam b moOr aqt± wyq¸s, t_m 1m oXr 1sti ja· ¦speq "pk÷ aqt± heyq0.

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La doctrine se retrouve dans le De anima d’Alexandre870 : Celui-ci [sc. l’intellect agent] sera la forme proprement et maximalement intelligible, c’est-à-dire la forme séparée de la matière. Car dans tous les domaines, l’être qui possède maximalement et proprement une propriété est cause de l’existence de cette propriété aussi dans les autres êtres : par exemple, le maximalement visible, c’est-à-dire la lumière, est cause de la visibilité aussi des autres visibles ; de même aussi, le maximalement et souverainement bien est cause de l’excellence des autres biens, car on juge de ces derniers par leur contribution à celui-là. Donc, ce qui est maximalement et par soi intelligible est évidemment cause de l’intellection des autres . Tel est donc l’intellect agent : car s’il n’existait pas quelque intelligible par nature, aucune autre chose ne pourrait devenir intelligible, comme nous l’avons dit ; car dans tous les domaines où il existe un être qui possède proprement une propriété et un autre qui la possède secondairement, celui qui la possède secondairement détient toujours son être de celui qui la possède proprement.

Bien que le premier texte soit un peu glissant à cet endroit, il paraît incontestable qu’il ne compare pas l’intelligibilité de la forme immatérielle (= intellect agent = Dieu) à celle des composés de matière et de forme, mais bien à celle des formes déjà abstraites par notre intellect. L’abstraction noétique de la forme hors de la matière n’aboutit jamais à un objet aussi net qu’une forme par soi peu matérielle ou franchement immatérielle. La matière laisse sa marque sur la forme même une fois abstraite. On peut la comparer à un voile qui en brouillerait les contours871. Nous aboutissons ainsi moins à une méthode d’extraction noétique des formes dans la matière qu’à une théorie générale de ces dernières, métaphysiquement décisive mais sur laquelle Alexandre demeurera très discret – et pour cause – dans sa noétique. C’est le point où son système bascule, quittant le domaine authentiquement aristotélicien de la fondation de la science pour devenir un système du monde, c’est-à-dire une ontologie close. Trois niveaux ontologiques se dégagent en effet, qui sont exposés avec toute la clarté désirable dans un texte de l’In Metaph. 872 : 870 Alexandre, De anima 88.24–89.8 : eUg d’ #m oxtor t¹ juq¸yr te ja· l²kista mogt¹m eWdor, toioOtom d³ t¹ wyq·r vkgr. 1m p÷sim c±q t¹ l²kista ja· juq¸yr ti cm ja· to?r %kkoir aUtiom toO eWmai toio¼toir. tº te c±q l²kista bqatºm, toioOtom d³ t¹ v_r, ja· to?r %kkoir to?r bqato?r aUtiom toO eWmai bqato?r, !kk± ja· t¹ l²kista ja· pq¾tyr !cah¹m ja· to?r %kkoir !caho?r aUtiom toO eWmai toio¼toir7 t± c±q %kka !cah± t0 pq¹r toOto sumteke¸ô jq¸metai. ja· t¹ l²kista dµ ja· t0 artoO v¼sei mogt¹m eqkºcyr aUtiom ja· t/r t_m %kkym mo¶seyr. toioOtom d³ cm eUg #m b poigtij¹r moOr. eQ c±q lµ Gm ti mogt¹m v¼sei, oqd’ #m t_m %kkym ti mogt¹m 1c¸meto, ¢r pqoe¸qgtai. 1m c±q p÷sim 1m oXr t¹ l³m juq¸yr t¸ 1stim, t¹ d³ deut´qyr, t¹ deut´qyr paq± toO juq¸yr t¹ eWmai 5wei. Cf. Moraux

1942, p. 88–89. 871 Cf. Steinfath 1991, p. 146, à qui j’emprunte cette image typiquement « idéaliste ». 872 Alexandre, In Metaph. 251.23–38 : eQs· c±q t_m oqsi_m diavoqa¸. eQp½m d³ 5seshai tµm l³m pq¾tgm vikosov¸am tµm d³ deut´qam jat± tµm t_m oqsi_m t²nim pq¹r !kk¶kar peq·

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Il y a […] des différences entre les substances. Ayant dit en effet que la philosophie première d’une part, la seconde d’autre part, doivent se déterminer en fonction de l’ordre des substances les unes par rapport aux autres, dont elles traitent, il dit qu’il en va du philosophe comme du mathématicien. De même en effet que bien que la mathématique soit une par le genre, il y a également, en fonction des différences et des subordinations des objets dont traite la mathématique, une subordination et une différence des parties de la mathématique […] ; de même au sujet des substances, celles qui sont inengendrées et incorruptibles, étant incorporelles et immobiles, sont premières, et constituent le sujet de la philosophie première. Celle qui traite des substances éternelles mais en mouvement est deuxième, et la troisième est celle qui traite des substances dans la génération et la corruption, puisque ces dernières sont également les dernières des substances.

Bien qu’Alexandre, peut-être pour des raisons de prudence, ne le dise presque jamais873, il semble que cette tripartition importe avec elle un triple rapport à la prédication. — 18) Le ou les Premiers Moteurs sont des formes immatérielles qui sont en même temps des substances premières au sens de Cat. 5. Cela veut dire que ce sont des formes qui ne sont formes de rien. Non seulement ces formes ne sont pas l’accomplissement dynamique d’une matière, mais ce ne sont même $r jatac¸momtai, ovtyr vgs·m eWmai t¹m vikºsovom ¢r t¹m lahglatijºm. ¢r c±q li÷r ousgr t` c´mei t/r lahglatij/r, jat± t±r diavoq±r ja· t²neir t_m peq· û 1stim B lahglatij¶, t²nir t¸r 1sti ja· diavoq± ja· t_m t/r lahglatij/r leq_m (t` c±q eWmai t± l´m tima pq_ta 1m to?r lah¶lasi t± d³ de¼teqa ja· t/r lahglatij/r B l´m t¸r 1sti pq¾tg B d³ deut´qa B d³ tq¸tg, pq¾tg l´m, #m ovty t¼w,, B peq· t± 1p¸peda jatacimol´mg, ja· let± taOta B peq· t± steqe², eWta F te !stqokocij¶, owsa B eQr steqe± jimo¼lema, ja· let± taOta B lgwamij¶, Edg peq· cicmºlem² te ja· vheiqºlema pqaclateuol´mg), ovty ja· peq· t_m oqsi_m pq_tai l³m aR !c´mgto¸ te ja· %vhaqtoi, !s¾lato¸ te ja· !j¸mgtoi, peq· $r #m eUg B pq¾tg vikosov¸a7 B d³ peq· t±r !id¸our l³m 1m jim¶sei d³ deut´qa, tq¸tg d³ B peq· t±r oqs¸ar t±r 1m cem´sei ja· vhoqø, 1peidµ ja· axtai t_m oqsi_m tekeuta?ai. Cette tripartition se fonde à l’évidence sur deux passages stratégiques de la Mtaphysique, K 1, 1069a 30–b 2 et 6, 1071b 3–5.

873 Cf. cependant Alexandre, De anima 87.24–28 : « La quiddité des composés et leur forme, l’intellect les fait intelligibles pour lui en les séparant des choses avec lesquelles elles ont l’être. Mais si certaines formes, comme celles par soi, existent séparément de la matière et d’un substrat, celles-ci sont proprement intelligibles ( juq¸yr mogt\), de telles formes ayant leur être dans leur propre nature, sans recourir à l’aide de celui qui les intellige ». Un peu plus bas, ibid., 88.10–16, Alexandre indique que l’identification de l’acte intellectuel est moins complète dans le cas de l’abstraction que dans celui des formes par soi : « Quand cependant l’intellect intellige l’une des formes matérielles et la quiddité de quelque chose de matériel, il ne devient plus [i.e. à la différence de ce qui se passait avec les formes par soi] totalement identique à la chose intelligée, parce que ce qui est intelligé par lui a l’être contingent à une certaine matière, tandis que lui le prend comme séparé d’une matière. C’est la raison pour laquelle une telle forme, si elle est intelligée, est intellect elle aussi, mais en dehors du fait qu’on l’intellige, point. En outre, l’intellect, séparément de la matière, est une certaine forme, tandis que cet intelligé a l’être dans la matière ». Cf. Mueller 1990, p. 469.

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pas des formes stables d’un certain état matériel « gelé ». Ce sont en soi des actes purs, qui représentent des unités numériques absolues, sans la moindre once de potentialité ou d’altérité à soi. Plus décisif pour nous, la coïncidence de l’intelligible et de l’intellect en elles ne peut prendre les traits d’une intellection particulière. Car une telle intellection ne serait pas éternelle et invariante. Penser une forme corporelle implique un mouvement874. La forme intelligée en acte ne peut donc être autre chose que la forme la plus stricte de la prédication, le jugement d’identité « A est A »875. Il s’agit des « causes » qui sont maximalement vraies et maximalement étants. Si c’est le cas, l’on comprend qu’une telle forme soit maximalement intelligible, car elle évacue toute matière, au profit de la forme pure du raisonnement. Le plus stable principe ne permet pas qu’on ne le reconnaisse pas – toute dénégation de sa validité serait un simple flatus vocis – et il est constitutif de la cohérence de tout le réel. — 28) Les formes supralunaires correspondent pour Alexandre, comme d’ailleurs pour Aristote, à ce que nous avons dénommé un état matériel « gelé ». La matière topique ne subit de changement que local, ce qui garantit l’immutabilité interne des substances astrales. Leurs formes sont donc pour Alexandre des formes hylémorphiques d’un type particulier, en ce que leur matière n’en est pas vraiment une. Essence et substance, dans leur cas, se confondent pour ainsi dire « accidentellement » et notre connaissance de la première se trouve être connaissance de la seconde. Le jugement de prédication canonique « S est P » épuisera leur essence et leur existence. L’être des astres est plus intense que l’être du sublunaire parce qu’il perdure éternellement numériquement, et la vérité des astres est plus intense que celle des étants sublunaires parce qu’il y a adéquation entre notre classification et le réel. La classification, dans le cas des astres, épouse exactement la substance (sans se confondre avec elle) 876. — 38) Les formes dans la matière ont un mode d’être qui met en jeu des entités fluantes et interdépendantes. Elles nécessitent, pour être cernées au plus près de leur être physique, que l’on substitue à la prédication canonique la 874 Alexandre l’affirme en toutes lettres dans les Principes du Tout. Cf. Genequand 2001, p. 106–108, § 119 : « si [la substance immobile] intelligeait autre chose qu’elle, ce serait nécessairement une forme corporelle, en sorte que son intellection de cette dernière n’aurait lieu qu’avec un mouvement ». La justification de cette affirmation n’est pas immédiate. Alexandre peut vouloir dire deux choses. Soit que la substance immobile s’intelligeant nécessairement déjà elle-même, son intellection d’un second objet impliquerait une transition de son intellection d’elle-même à son intellection de ce dernier. D’où un certain mouvement. Soit que l’intellection d’une forme corporelle, qui ne saurait être parfaitement simple, implique un certain mouvement du « regard » pour englober sa totalité. 875 Cf. Sorabji 1980, p. 217–219. 876 Cf. Vuillemin 1967, p. 35–37.

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Chapitre XI — Conceptualisme abstrait et système du monde

formule « F nécessite M pour être », avec F forme et M matière. Cette interdépendance condamne d’avance toute tentative pour isoler chacun des deux moments dans un état stable. Elle théorise abstraitement l’être sublunaire dans sa dimension cinétique plus qu’elle ne le donne à voir, puisqu’elle ne peut suivre la « descente infinie » de l’hylémorphisme vers le gouffre de la matière. Toute la thèse métaphysique d’Alexandre est que le seul substitut prédicatif canonique à la relation d’interdépendance hylémorphique est la prédication générique. Mais celle-ci ne fait que prendre acte de la ductilité essentielle du contour de la forme hylémorphique. Si elle la bloque, c’est en la « cadrant » de manière trop large. La prédication canonique est certes réintroduite, mais un flou inéliminable avec elle. Nous avons évoqué un peu plus haut l’endroit où, selon nous, Alexandre localisait ce flou. Il s’agit de la zone de dégradé continu entre les différences spécifiantes – la différence spécifiante ultime au premier chef –, les attributs « substantiels », oqsi¾dg, les propres plus ou moins corrélés à l’essence et, enfin, les attributs de la matière. Alors que l’on peut déterminer le réseau d’attributs essentiels de l’ousia, qui nous en délivre les contours, il est de facto impossible de distinguer ce qui est simplement substantiel de ce qui est véritablement spécifiant. Ce dégradé trahit moins une faiblesse de notre part qu’une caractéristique de l’hylémorphisme. L’interdépendance des attributs de la forme et de ceux de la matière reflète l’interdépendance de la forme et de la matière. L’inexactitude de principe de la définition per genus et differentiam appliquée aux substances biologiques est donc une indicatrice exacte du statut ontologique inférieur de la forme hylémorphique par rapport aux formes astrales et à la forme acte pur. Cela permet que la Providence ne produise pas une forme imparfaite, mais la forme la plus parfaite possible dans les conditions sublunaires. Il ressort de ces constatations que la théorie de la différence d’Alexandre est elle-même abstraite. En maintenant jusqu’au bout la légitimité des espèces biologiques et en délaissant l’étude moriologique du vivant, Alexandre s’est accommodé d’une position d’existence générale, c’est-à-dire qui ne s’appuyait pas sur une connaissance dtermine de son objet. Autrement dit, si Alexandre ne s’est jamais mis en peine de produire une autre différence spécifiante que celle de l’homme, cela ne l’a pas empêché de professer l’universalité du schème ontologique de la différence, avec la noétique de l’abstraction qui l’accompagnait. En ce sens, l’indétermination de la forme reflue sur celle de l’espèce et notre science se scinde entre d’un côté une identification immédiate, non scientifique, de l’espèce-forme qui pourrait être surtout redevable à la vamtas¸a et d’un autre côté un savoir scientifique du fait que cette identification est celle d’un objet obéissant à une structure générale genre-

§ 3. Gradualisme de la vérité et de l’être

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différence877. Mais ce savoir est constitutif de la cosmologie aristotélicienne, qui culmine dans la théologie, plutôt que d’une biologie passée à la trappe de l’histoire.

877 On n’a pas assez souligné le caractère nuancé du rapprochement opéré par Alexandre entre abstraction mathématique et abstraction physique. La comparaison en De anima 90.2–10 ne vise pas la structure des formes obtenues par abstraction, mais le fait que dans les deux cas, nous abstrayions quelque forme. En raison d’un rapport très différent à la matière, l’abstraction mathématique ne produit cependant aucune perte de netteté. Ou, plus exactement, elle est tellement brutale qu’elle atteint une netteté parfaite – au détriment bien sûr d’une connaissance aléthico-physique de l’objet. Dans le cas des substances composées, une illusion est entretenue par le fait que l’imagination, dans sa capacité de synthèse du divers, s’apparente d’une certaine manière à l’intellect intuitif qui, selon la répartition aristotélicienne bien connue, couronne le processus cognitif (c’est d’ailleurs cette parenté qui explique, au plan strictement noétique, la collaboration nécessaire des deux facultés : cf. D. Frede 1992, p. 291 en part.). Des systématiciens comme Porphyre (In Ptol. Harm. 13.24–14.6 ; cf. Mueller 1990, p. 478–479 et R. Chiaradonna, « Concetti generali, astrazioni e forme in Porfirio »,  paratre) pourront donc décrire sur un mode triomphaliste l’ascension cognitive de la sensation à l’intuition intellectuelle sans être troublés par le caractère verbal de ce fatras scolastique. Le noyau de l’illusion, encore une fois, tient au fait que notre représentation imaginative (vamtas¸a) de l’âne ressemble assez à ce que devrait être une intuition intellectuelle (moOr) de l’âne. Mais ce quiproquo provient en dernière instance de ce que les étapes qui relèvent de l’entendement ratiocinant (kºcor : phase du concept, 5mmoia, puis de la science, 1pist¶lg) sont discrètement éliminées : possibles en mathématiques (où je peux avoir, entre « image » et « intuition rationnelle » du cercle, une connaissance discursive, par définition, du cercle), elles sont éminemment problématiques en ontologie. Notons pour finir que Plotin semble avoir parfaitement vu comment le logos se trouvait « écrasé » entre imagination et intuition intellectuelle. Cf. Hoffmann 1994–1995, p. 261 : « Plotin introduit une distinction fondamentale entre le concept (noÞma) et la «raison» (logos) : cette «raison» est une traduction, un objectivation, une formulation discursive du concept intuitif dans la pensée intérieure de l’âme. Il appartient  cette «raison» d’Þtre «reÅue» dans l’imagination, pour que se produise –  un niveau infrieur – la prise de conscience (antilêpsis) de la pense notique » ( je souligne).

Conclusion Nous avons expérimenté, au cours de cette étude, qu’Alexandre naviguait entre deux écueils, le prédicativisme de Boéthos et l’idéalisme platonicien. Faire droit à l’eidos sans sombrer dans le platonisme, faire droit à la matière sans sombrer dans l’aristotélisme boéthisant, voilà la tâche difficile qu’il a tenté, tout au long de son travail ontologique, de mener à bien. Y est-il parvenu ? À première vue, sa troisième voie peut donner l’impression d’une cote mal taillée. On pourrait soutenir avec assez de vraisemblance qu’Alexandre est crypto-boéthien quand il s’oppose à Platon et crypto-platonicien quand il s’oppose à Boéthos, mais qu’il ne parvient jamais à proposer une interprétation pleinement cohérente, dégagée de l’urgence des polémiques, de l’essentialisme aristotélicien. Mentionnons, d’un côté, l’incapacité d’Alexandre, au plan au moins lexical, de se débarrasser totalement d’une matière substratique autosubsistante et, de l’autre, sa propension non entièrement contrôlée à s’en remettre à des schèmes verticaux et gradualistes de l’efficience qui, s’ils ne sont pas absents du corpus aristotélicien, sont au nombre des éléments qui, historiquement, le rattachent le plus étroitement au platonisme. La forme ellemême ne parvient jamais à être entièrement identifiée à l’espèce définitionnelle, un hiatus subsistant toujours entre l’être et le connaître. Rappelons également les hésitations d’Alexandre à chaque fois qu’il lui faudrait se prononcer de manière claire sur l’éternité de la forme. Enfin, problème peutêtre le plus grave, l’extrême généralité de la problématique de l’eidos, le dogmatisme à peine tempéré avec lequel les formes sont postulées, se heurtent à une indécision chronique quand il s’agit de fonder leur absoluité dans un mécanisme cosmologique éternel. Tout se passe alors comme si la justification des formes était à la fois interne, immanente, et externe, mécanique, mais que finalement, l’immanence était verbale et le mécanisme impuissant – comme si Alexandre avait tendu, par anticipation, les verges à Plotin pour se faire battre. Tous ces échecs prouveraient le caractère impraticable d’une opposition « modérée » au platonisme. Pas de milieu entre Platon et l’Aristote prédicativiste. La forme est soit une Idée, soit une qualité. Le projet d’un essentialisme aristotélicien est contradictoire dans les termes. À l’Alexandre philosophe – et non, bien sûr, au grand commentateur qu’il a été – ne reviendrait plus comme seul titre de gloire que celui, assez douteux, d’être le fossoyeur du matérialisme éclairé de l’aristotélisme hellénistique – celui d’un Théophraste, d’un Straton ou d’un Boéthos – et l’initiateur de la théorie « médiévale » des formes substantielles.

Conclusion

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Ces reproches ne sont sans doute pas entièrement injustifiés. On peut cependant se demander s’ils ne procèdent pas, dans une certaine mesure, d’une équivoque sur ce que l’on est en droit d’attendre d’une entreprise résolument ontologique. Comme nous avons eu l’occasion de le souligner au cours de ce travail, Boéthos et Alexandre s’opposent moins sur la description du monde – en quoi ils sont tous deux aristotéliciens – que sur son interprétation. L’un et l’autre y voient des matières, des formes, des composés. Mais alors que le premier se satisfait d’une ontologie naturelle des objets ordinaires, le second voit toujours en eux le résultat d’une activité auto-constitutive. Cette activité peut être plus ou moins parfaite, selon qu’il s’agit d’un animal ou d’une pierre, mais c’est elle qui imprime son identité et son individualité à l’« objet ordinaire ». Comme Alexandre le note ici et là, dans une remarque qui n’est effectivement pas sans rapport avec le platonisme, la langue naturelle parle comme son adversaire. Elle ne décrit jamais que des substrats qualifiés. Et, répétons-le, la langue naturelle n’est pas aberrante. Elle dit quelque chose du réel, tout d’abord parce que les qualifications peuvent être ressaisies dans une analyse philosophique de premier niveau – menée dans les Catgories, qui ne sont pas un traité de grammaire –, ensuite parce que le s¼mokom de matière et de forme est différent de sa forme. « Ce n’est pas la forme humaine qui prend part à un combat de lutte », mais bien Milon, cette forme humaine dans cette matière humaine de telle taille, de telle carrure, entraînée, nourrie. C’est le compos qui est grand, fort, à Olympie, etc., non la forme. Mais s’il est vrai que l’on peut prédiquer les attributs relevant des catégories secondaires d’un sujet relevant de la substance assimilée au s¼mokom, faut-il pour autant attribuer ce fait au caractère substratique de la matière de ce dernier ? La matière, autrement dit, est-elle consistante ? Alexandre a bien vu que ce n’était pas le cas et qu’on ne pouvait distinguer la question de la consistance et de la cohérence physiques de celle de la prédication. Si la forme n’est pas légitimement prédicable de la matière, c’est parce qu’il faudrait que la matière fût déjà informée pour que l’on puisse voir en elle un sujet dont se dirait la forme. Cette constatation simple est au fondement de l’interprétation aristotélicienne d’Alexandre. Elle impose tout d’abord, comme on l’a vu, un travail conceptuel pour « inverser » l’ordre de la prédication standard et comprendre de quelle manière la forme présuppose la matière. Ce travail conduit à son tour à interpréter la structure du s¼mokom – dont on admet bien entendu, à un certain niveau, la légitimité notionnelle – d’une manière qui n’est plus celle de Boéthos : même s’il faut y voir l’assemblage de deux « parties », la matière et la forme, tout se refuse dorénavant à l’interpréter comme une parcelle de matière qui serait déterminée par une forme. Il s’agit, bien davantage, de l’acte localement circonscrit, et exclusif de toute autre influence dynamique, d’une forme – le rigorisme de cette « circonscription »

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Conclusion

opposant la thèse d’Alexandre à la continuité stoïcienne – dont la matière n’est qu’une condition de possibilité ou d’exercice. Même s’il n’est plus temps de chercher à m’expliquer sur la méthode suivie au cours de ce livre, je voudrais tout de même prévenir une dernière objection, non pas tant pour défendre un ouvrage déjà écrit – je serais heureux qu’on le réfute à bon escient – que pour éclairer une dernière difficulté posée par l’Exégète. On pourrait m’objecter, je crois, d’avoir tenté de reconstruire un système unitaire d’Alexandre en m’appuyant sur différents passages sans rapports mutuels autres que thématiques. En refusant de suivre dans leur progression les grands commentaires, en brisant les articulations de ces textes « au long cours », en ne citant à chaque fois que des passages plus ou moins succincts, bref, en n’écrivant pas un méta-commentaire classique, j’aurais nécessairement faussé les perspectives, et, en particulier, distordu le sens et la portée des arguments sur la forme, la matière et la substance. Les hésitations d’Alexandre, par exemple, ne naîtraient pas d’une tension systémique mais, plus banalement, d’une conscience philologique, ou étroitement philologique, que différents loci aristotéliciens, sur le même sujet, présentent des doctrines diverses et parfois divergentes. Ne pourrait-il pas suffire, par exemple, que l’on retrouve son commentaire aux Catgories pour que l’on s’aperçoive qu’Alexandre admettait sans la questionner la définition « logique » de la substance, et que toute mon interprétation, par là-même, s’écroule ? Je suis convaincu du contraire. Tous les indices glanés vont dans l’autre sens. Les critiques aux Catgories sont explicites. Le problème de l’inhérence de la forme est omniprésent dans les Quaestiones. Le nota bene critique est récurrent dans le corpus. L’opposition à Aristote, dans le commentaire à la Mtaphysique, sur la question de la causalité du genre et de la différence et de l’intellection de la forme, aurait pu être évitée. Tout cela, et d’autres choses encore, prouvent qu’Alexandre travaille avec une thèse ontologique forte, qu’il défend partout où le besoin s’en fait sentir – ce qui ne veut pas dire partout. Si donc j’admets volontiers que j’ai laissé de côté, dans ma recherche, la question de la stylistique du commentaire, je ne crois pas avoir fait fausse route dans la restitution de ce que voulait dire, pour Alexandre, être aristotélicien. Je crois même que seul ce travail d’histoire de la philosophie – et non du « commentarisme » au sens formel et, osons le dire, un peu creux – permettra d’interpréter les textes locaux d’Alexandre, leur stratégie parfois très subtile et contournée, sans divagation ni paraphrase insipide. C’est une fois la thèse philosophique identifiée que l’on pourra comprendre, dans tel ou tel effet d’estompe, le souci scolaire ou même social d’Alexandre de ne pas laisser apercevoir de divergences dans la tradition des commentateurs du Maître. D’ailleurs, il sera apparu au lecteur qu’en parlant de Boéthos et de Platon, je n’ai jamais entendu faire référence à cette dimension culturelle de l’activité d’Alexandre. Je conçois fort bien que l’on puisse se demander s’il y avait des philosophes contem-

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porains de son activité professorale à Athènes qui soutenaient telle ou telle forme d’aristotélisme et qu’il aurait voulu réfuter. Mais je n’ai mentionné ces deux auteurs que comme des désignations commodes de systèmes philosophiques, une certaine forme d’aristotélisme pour ce qui est de Boéthos (S1), un système qu’on peut qualifier de limitrophe – puisque lui aussi concentré sur la forme – pour ce qui est de Platon (S2). J’ai interprété le système d’Alexandre comme une construction parfaitement idéale visant à concurrencer S1 dans son interprétation de Zeta sans tomber dans S2. Je soutiens qu’Alexandre aurait pu se poser des problèmes philosophiques strictement identiques sans que ni S1 ni S2 n’aient été historiquement instanciés. Je n’ai fait intervenir l’histoire qu’à titre heuristique – découverte d’inédits grecs et arabes – et critique – évaluation de la valeur des matériaux transmis – mais jamais, et le paradoxe n’est qu’apparent, lorsque j’ai tenté de faire œuvre d’historien de la philosophie. De tous les réagencements qu’Alexandre fait subir aux doctrines d’Aristote, il se dégage une impression d’ensemble très cohérente : la différence, dans la souplesse même avec laquelle elle est envisagée, annonce dès le plan logique le statut ductile de la forme. Ce statut explique à son tour que l’Exégète vise à rapprocher sans confondre forme et espèce. Rapprocher, car de leur unité dépend celle de l’être et du connaître, cruciale pour une doctrine de l’!k¶heia-v¼sir ; sans confondre, parce qu’à chacune des deux échelles est dévolu un rôle précis dans la sphère de l’être. Si l’espèce est un outil indispensable à l’étude physique du réel, c’est parce qu’elle possède une pertinence physique indépendante du mode de notre connaître. La différence, en effet, qui isole l’espèce au plan de la définition canonique, est selon Alexandre, quand elle est associée au genre, le nom de la forme hylémorphique. « Rationnel », achève la définition canonique de l’« homme » en constituant la dénomination de son état hylémorphique, puisque, comme on l’a vu, une unique disposition hylémorphique du vivant (celle de l’homme, précisément), permet à la rationalité de survenir. Mais « rationnel », là encore contre l’avis exprès d’Aristote, étant l’unique différence biologique qu’il nous soit donné de connaître, l’essentialisme d’Alexandre était voué à devenir un système du monde, c’est-à-dire à transformer la Mtaphysique d’Aristote en une cosmologie de l’eWdor. L’aristotélisme physique n’a tenu qu’aussi longtemps qu’on y a cherché, dans les pas d’Alexandre – souvent sans le savoir –, cette cosmologie. Du jour où la philosophie l’a sommé de rendre des comptes sur ses prétentions à connaître les substances elles-mêmes et non leur constitution formelle – ou, ce qui revient au même, les choses elles-mêmes et non le Tout – il s’est écroulé. Mais on peut dire, en manière d’épitaphe, que le vide qu’il a laissé n’a jamais été comblé. Quand, après une longue éclipse rationaliste, puis critique, puis positiviste, l’idée de Tout cosmique réapparaîtra dans l’horizon

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de la science878, ce sera en un sens et avec des méthodes tellement différents qu’on peut douter qu’un Grec y aurait vu autre chose qu’un obscur chaos.

878 Cf. J. Merleau-Ponty 1965.

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Indices Index des notions Abstraction ( !va¸qesir), abstraits 7, 9, 93, 195, 259/260, 303-308, 319, 323 Accident 276, 307, 309 Acte (1m´qceia, 1mtek´weia) 36-38, 85, 211, 250, 300, 321 énergie 291 Agent 198 Aimant 10 !k¶heia 243, 295, 311-313, 315-317, 327 Altération 213, 251 Âme (xuw¶), animation 10, 24, 30, 190, 266, 275/276, 287, 289, 294 – comme forme du corps et substance 37, 39, 48, 84, 156, 178, 229/ 230, 233, 237, 251 – comme harmonie (Dicéarque) 19-21 – comme qualité du corps (Péripatos hellénistique tardif) 19, 21/22, 23, 36 – comme nombre (Xénocrate) 20/21 – comme corps (Stoïciens) 38, 40 – Â. nutritive 150, 157/158, 163/164, 233, 250 – Â. rationnelle (dianoétique) 157, 163/164, 252, 297 Analogie ( !makoc¸a) 4, 7, 11-18, 27, 123 – A. mathématique 7, 11-13 – A. biologique 7, 11/12, 17, 19 – A. méta-mathématique 13 – rigorisme philosophique de l’A. 18 Analyse, Analytique 191/192, 194, 215234, 251/252, 275 – A. et synthèse 275 Anatomie 150 Antérieur-postérieur 284 Aporie 3, 7/8 Aptitude (1pitgdeiºtgr) 203, 205, 213 Artefacts 140, 178/179, 186, 241, 249

Astres 266, 276, 285, 287/288, 296-298, 306, 313, 318 Astronomie 263/264 Attributs – A. séparables vs inséparables 149, 151, 307/308, 322 – déterminés vs indéterminés 201 Automates (aqtºlata) 280 Axiome ( !n¸yla) 194 Biologie 2, 6, 28, 30, 85, 148, 214, 228, 248, 254, 259, 264, 266, 268, 290, 302, 310/311 Catégories ( jatgcoq¸ai) 21, 28, 39, 45, 66, 118, 134, 177, 185, 232 – traité des Catgories 42, 46, 53, 72, 110, 213, 237 – catégories comme genres 85 – onzième C. 67 Cause, Causes, Causalité (aUtiom, aQt¸a) 177, 196, 225/226, 228, 231234, 242, 251, 264, 275, 277, 295, 299, 306, 313, 315 Chaleur 160, 162, 285/286, 288, 291, 298 Changement (letabok¶) 8, 133, 209, 213, 277 Christianisme 273 Classification, Classement, Classe 17, 19, 24, 39, 83, 88, 119, 126, 152, 166-168, 172, 251, 254, 271 – Classification et métaphysique 39 Coction 148 Commentaire 7/8, 22 – C. et œuvres « personnelles » 3, 36/37, 52 Commun, Communauté ( joimºm, joimym¸a) 8, 124, 191/192, 194, 259, 305

340

Indices

Complétif (sulpkgqytijºr) 25, 45, 80, 143, 164 Composé (sumalvºteqom, s¼mokom, s¼mhetom) 22/23, 36, 38, 41, 45, 70-74, 76, 84/85, 129/130, 134, 233, 237, 240/241, 260, 325 Concept 166, 217, 229, 232, 255, 259/ 260, 294 Conceptualisme – analogique, abstrait ou concret 4/5, 7, 18 Confus (sucjewul´mom) 191/192, 194/ 195 Connexion (sumav¶) 6/7, 9 Contraire, Contrariété (1mamt¸om, 1mamtiºtgr) 129, 132, 135, 188/189, 205 Corps (s_la) 23, 132, 183, 287 – C. vs incorporel 36, 4, 207 – corps animé vs inanimé 41, 230 – C. céleste 183, 269, 288 Corpus 1, 3, 8, 27, 35, 267, 311 Cosmologie, Cosmos 9, 41, 183, 189, 214, 245, 266-268, 270-273, 276, 278, 286, 294, 300, 308, 319, 324, 327 – meilleur des mondes 10 Définition (fqor, bqislºr) 20, 39, 125, 166, 225, 231, 243, 257-260 – D. non canonique 74/75, 87, 156 – D. et substance 83, 155 – D. de l’homme 84, 148, 153-155, 231 – D. formelle 222-224, 226 – D. matérielle 222/223, 226 – impossibilité effective de la D. 84, 308, 311, 322 – D. vs description 101, 150 – syntaxe vs sémantique de la D. 125/ 126, 155 – D. fonctionnelle 149 – circularité de la D. 151 – D. du tout vs des parties 152/153 – D. fautive 154 – unicité de la D. 155 – D. « dans » le défini 168 – D. per genus et differentiam vs hylémorphique 218-234, 251 – D. et syllogisme 222 Délibération (pqoa¸qesir) 295

– opp. volonté (bo¼kgsir) 297-299 – bivalente 299/300, 302 Description (rpocqav¶) 75, 167, 309 Désir (eqenir) 6, 10 Démonstration 39 Dieu (heºr), Puissance divine (he?a d¼malir) 10, 197, 252-254, 284286, 288-292, 300 Différence (diavoq²) 24, 41, 190, 229 – spécifique ou générique 24 – D. comme substance 24, 26, 43, 53, 130, 133, 139, 142, 156, 186 – D. comme qualité 67, 79, 130, 139, 186 – D. comme qualité substantielle 70/71, 307/308 – D. comme forme 69/70, 74, 76-78, 81, 85/86, 142, 186, 252 – D. comme partie de la forme 86, 128, 142 – D. identique en deux genres différents 54, 87, 110-127 – statut catégorial de la D. 54, 66 – D. et genre spécifié par elle 66, 74, 84, 86, 122, 127, 143, 220 – D. et propre 156 – D. prédiquée synonymiquement des espèces et des individus 69, 72 – D. en tant que non composée vs composée avec le genre 71 – D. des genres premiers (= catégories) vs seconds 73 – D. et matière 72/73 – quiddité vs définition de la différence et du genre 74 – substantialité fonctionnelle de la D. 81, 128-143, 186/187 – D. de même nom 121 – D. d’ordre n et d’ordre n-1 124 – D. du genre vs dans le genre 116 – D. vs affection (p²hor) 158 – D. spécifiante vs non-spécifiante 185 – recherches de Galien sur la D. 113 – voir aussi « Forme » Disposition (di²hesir) 248 Division (dia¸qesir) 78, 84/85, 88, 114, 116, 126, 147/148 Échelle genre-espèce vs matièreforme 26, 29, 75, 83, 85, 94/95, 97,

Index des notions

103/104, 128, 155, 157, 166, 199, 229 Écoles philosophiques 6 Ecthèse (5jhesir) 252, 307 Élément (stoiwe?om) 128-143, 183, 196, 288-290 – élémentaire (stoiwei_der) 196/197, 238 Embryologie 152, 242, 252, 279, 302 5m timi 43-45, 169-181, 219 – voir aussi « Substrat, Sujet » Épicurisme 295 Espace-temps 4, 41, 167 Espèce (eWdor) voir « Forme » esse essentiae 255 Essentialisme 29-31, 35, 254, 308 – E. distingué de l’idéalisme 31 – « E. méthodologique » (Popper) 151 État de choses (Sachverhalt) 166, 217, 231 Éternité, êtres éternels 8/9, 29, 238/ 239, 240-245, 253, 257, 259-261, 264, 266, 269/270, 285, 313 Éthique 2, 19 Être et connaître 26, 79, 101 – science de l’E. 39/40 Être et non-être 206, 208, 211/212 Êtres premiers (t± pq_ta) 8 – au-dessus des substances premières 9 Excès et défaut (rpeqowµ ja· 5kkeixir), Plus et moins (l÷kkom ja· Httom) 15, 18/19, 151, 162 Extension 188 Finalisme 251/252, 254, 295/296 – F. intégral ou limité 7 Forme (eWdor) 18, 24, 38, 44, 167, 269 – polysémie de l’eWdor 232-233 – tripartition des F. 320-323 – comme substance (F. substantielle) V/VI, 4, 19, 27, 31, 70, 85/86, 129, 133, 137/138, 140, 150, 233, 244 – comme substance éminente 45, 132, 198 – comme niveau privilégié de l’unité et de l’être 29, 102, 238, 245, 260 – comme qualité ou détermination 19, 23 26, 35, 46, 86/87, 130, 137/138, 140, 168, 172, 204

341

– hylémorphique 23/24, 29, 36, 44, 49, 99, 139, 148, 166, 169-171, 248, 254/255, 304, 307 – comme species infima 18 – comme Gestalt 31, 39 – comme incorporel 41, 101 – comme partie du composé 46/47, 164, 173 – comme type général 118 – comme puissance 138, 179, 246-250 – F. et tºde ti 49 – F. et matière 53, 173, 180/181, 188, 198, 211, 213, 217, 223, 233 – F. et configuration 200, 246-250 – F. et espèce 83, 99, 148, 157, 302, 307 – F. hylémorphique et différence 82 – coïncidence une F.-une différence 104 – parties de la F. 101 – F. et espèce visée par la Providence 102, 246, 302, 304 – F. noétique 305-308 – F. immatérielle motrice des astres 313/ 314, 319 Génération (c´mesir) 51, 209-214, 242, 244, 250/251, 277, 285, 300 – G. croisée 17 Genre (c´mor) – comme sujet scientifique 12 – relativisme du G. 13 – homogénéité mathématique 15, 17 – G. comme forme 94, 98-103 – G. comme constituant de la forme 31, 86, 93, 104, 142 – G. prédiqué ou non de ses différences 53, 72, 78 – G. et espèces 218/219, 306 – G. non prédiqué par ses espèces 297 – G. comme variable générique 69 – G. comme nom 98/99 – généralité 29, 73 – primauté du genre dans la définition 87, 89, 173 – G. extensif vs intensif 87, 92 – signification et dénotation du G. 89 – G. pour « catégorie » 118/119 – G. postérieur aux individus 255 – incorruptibilité eUdei du genre 102

342

Indices

Géométrie 13 Gradualisme 308-323 Harmonie voir « Âme » Hégémonique – localisation de l’H. 37, 163/164 Homéomère 152, 156, 249 Homme 112, 153-158, 294/295, 304 Homonymie 14, 117-119 Hylémorphisme 2, 29, 35, 37-39, 42, 85, 88, 103, 142, 153, 155/156, 161, 167-170, 186, 212, 217/218, 229, 240, 248, 253, 277, 302, 306, 308, 311 – voir aussi « Prédication » Idéalisme aristotélicien 2, 5/6, 41 82 Idées 2, 126, 242, 244, 247, 258/259, 278, 324 Identité 70 Imagination (vamtas¸a) 323 Incommensurabilité 15 Indiscernabilité 41 Individu – comme substance première 2, 4, 18, 101, 129, 164, 169, 238, 251/252 – comme instantiation d’une forme hylémorphique 29, 31, 42/43, 158, 166, 248, 251/253, 258 – pluralité des I. 41/42 Individualité – de la forme 2, 5, 30, 40/41, 82/83, 238/239, 245 – principium individuationis 6, 23 Induction (1pacyc¶) 255 Infini, Régression à l’infini 68, 101, 187/188, 301 Inhérence voir « 5m timi » Intellect (moOr) 287, 305/306, 319, 323 Intelligibles 8 – I. et êtres premiers 8 Intensification-rémission (1p¸tasir-%mesir) 160-163 Irrationalité, irrationnel 10, 278/279, 289, 291, 294, 302 – crise des irrationnelles 14/15 jah( artº 117, 203, 215-234

– opp. à « par un autre » 19, 21

– deux principaux types de jah( artº 216/217 – leur rapport aux deux types de définition 219-221 Lignage 51, 158, 238, 245-250, 255-257 kºcor

– comme formule et/ou efficience 29, 148, 167, 259, 294 – k. vs matière 148 – k. vs eWdor 148, 239 – k. vs définition 149 – considération logique vs physique 53, 78, 83, 87, 94, 159, 207, 317/318 – syntaxe logique de la physique (logique comme eqcamom) 7, 53, 78, 85, 87, 95, 99, 140-142, 188, 229, 253 – rationalité humaine 149, 154/155, 160, 163/164, 252, 289, 304, 317 – rationalité de la nature 294/295, 297 – k. comme calcul (kocislºr) 299 Lumière 290 Mâle-femelle 112, 148 Mathématiques, êtres mathématiques 2, 11, 15/16, 79, 265/266, 275, 295, 318 Mathesis universalis 14 Matérialisme 30, 35, 40, 79 Matière (vkg) 8, 22, 36, 68, 85, 95, 101, 103, 159, 166, 198, 212/213, 240, 247, 269, 276, 284, 302, 308, 325 – différentes acceptions de la M. 44/45, 183-190 – M. comme substance 128 – M. sensible et non-sensible 100 – M. comme individuelle 103 – apparent dualisme M.-forme 37, 51, 80, 188 – M. et puissance 205 – prima materia 128, 139/140, 184, 190, 202 – M. dans la forme 233/234 – matière prochaine (materia signata) 81, 166, 190 – matière du supralunaire 185, 299/300 – w¾qa 184 – connue par analogie 184/185 – fonctionnelle (condition du changement) 198-202, 208-214

Index des notions

– M. vs substrat 200/201, 204 – M. et mouvement 182-214, 316/317 Maturité (teke¸ysir) 249-252 Mécanisme 261-291, 281/282, 324 Médioplatonisme, néoplatonisme 2, 36, 272-273 Mélange, tempérament ( jq÷sir) 19/20, 149, 157/158, 252, 289 Métaphysique 2, 39 Métathèse 199-207 Monde voir « Cosmologie, Cosmos » Monstre 213, 302 – Moriologie voir « Partie » Moteur, Premier Moteur 7, 9, 198, 261, 263, 267-269, 275/276, 277, 279, 297, 313/314, 318 Mouvement ( j¸mgsir) 8, 9, 261, 270, 274, 279, 290, 298 – comme indépendant des êtres mathématiques 9 – mouvements cosmiques 10 – auto-motricité 20, 22 – M. perpétuel vs télécommande 281, 290 – M. violent 282 Multiplicité 9 Nature (v¼sir) 6 Nécessitarisme 212, 299 Négation 202 – N. vs privation 202 Nominalisme 7, 40, 98/99, 151, 217, 255, 259 Organisme, organes (eqcama) 21, 43, 152/153 Pantins (meuqospasto¼lema) 279/280 paq²deicla 278/279 Partie (l´qor, lºqiom) 43, 143, 152 – parties de la substance 45, 50-52, 76/ 77, 79/80, 143, 172/173, 180, 325 – partie et sauvegarde 47, 147-165 – moriologie biologique 77, 85, 152/ 153, 158 – P. définitionnelle vs vitale 152 Périodes célestes, biologiques 247, 263, 267, 269, 291, 295/296, 300, 301 Péripatos 6, 19 Physique 2

343

Platonisme, Académie 2, 5/6, 23, 31, 36, 80, 84, 120, 126, 147/148, 154, 187, 210, 238, 240, 242, 244, 248, 252/253, 258/259, 274 Plénitude (principe de) :10 Plus et moins voir « Excès et défaut » pmeOla 252, 287, 303 Possession-privation 128, 198, 212 – privation et matière 200-205 pq÷cla 256 Prédication 38, 87, 117, 182, 189, 209, 227 – P. synonymique 69, 166, 169, 321 – prédication essentielle vs accidentelle 168, 203, 222 – prédicat mobile 86 – prédicat privatif 201 – prédication « déontique » de l’hylémorphisme 143, 165, 177-181, 233, 321-322 Prédicativisme 23, 35, 200/201, 214, 240 Principes ( !qwa¸) 6, 8, 196, 265/266, 274 – P. et individus 9 – P. de non-contradiction 194, 274 – Principe du tiers-exclu 194, 274 Privation voir « Possession-privation » Proportions (théorie des) 11 Propre (Udiom) 150/151, 153, 156, 221, 309/310, 322 Providence (pqºmoia) 3, 239, 254, 287, 294, 300, 304, 322 Puissance (d¼malir) 21, 138, 141, 143, 189, 205, 211-213, 230, 242, 246248, 250, 259, 285, 290, 294, 302, 316 Qualité (poiºtgr) 21, 133, 139, 190, 201, 203/204, 324 – Q. substantielle 308 – qualités élémentaires 85, 128, 132, 134, 137, 139 – voir aussi « Forme » Quantité (posºtgr) 67 Quiddité (t¸ Gm eWmai) 83, 101, 232, 252 Recherche (f¶tgsir) 48 Relation (pqºr ti) 67 Relativisme-fixisme 16, 116/117, 151

344

Indices

Sauvegarde, Préservation, Salut (sytgq¸a, s]feim) 47, 80, 147, 158-165, 252, 306, 308 Séparabilité 68 Signal (%ccekor) 285/286 Signe (sgle?om) 133, 136 – tejl¶qiom 191 Stoïcisme 6, 36-38, 40/41, 114, 140, 154, 184, 198, 207/208, 210, 212, 295, 299/300 Structure 7, 156 – comme opposée au substrat 4 Substance, Essence (oqs¸a) 73, 190, 285, 307/308 – première et seconde selon les Catgories 23, 25, 74, 81, 129, 168/169, 237, 320 – triple acception de la S. 22/23, 43, 129, 237 – comme définissable et connaissable 4, 143, 277 – critère de substantialité 22, 27, 42, 45, 50, 74, 176, 246 – l²kista oqs¸a sublunaire et supralunaire 10 – monadique 187 – S. vs substantiel 310/311 – voir aussi « Forme », « Différence » et « Genre » Substrat, Sujet (rpoje¸lemom) 4, 26, 44, 171, 173, 176/177, 183, 213, 220, 247 Sujet prédicatif 7

Suppression simultanée (sumama¸qesir, sumamaiqe?shai) 92, 154, 192 Syllogisme, Syllogistique 51, 92, 222, 224, 228 Système 1, 3, 14, 35, 41 Théorétique, théorique 2, 317/318 tir, ti 178, 205, 207/208, 212, 241, 251 Tout-parties 90-92, 153, 180, 191, 321 totum collectivum vs distributivum 90, 94, 217, 255 Transmission (diadow¶) 29, 102, 257, 278-285, 291, 303 Triangle (tq¸cymom) 111/112, 217, 221 Unité, Identité – classification des types d’U./I. 11/12, 17/18, 27/28, 102, 111, 119/120, 123/124, 126, 252/253, 260 – U. causale 12, 252 – U. et perdurance 7 – U. des parties de la définition 82 – métaphore comme forme affaiblie d’U. 10, 29 – Universel, Universaux ( jahºkou) 7, 77, 84, 167, 191, 194/195, 240, 254260 – U. et temporalité 257, 259, 305 Véhicule (ewgla) 287 Vie, Vivant 10, 263/264, 265, 287, 290, 301, 303 – comme indépendante des êtres mathématiques 9

Index des auteurs modernes Accattino, P. 30, 37, 52, 239, 242, 278, 280, 282, 290, 296, 312 André, J.-M. 6 Annas, J. 255 Aouad, M. 1 Arkoun, M. 55 Aubenque, P. 3, 40 Badawi, ‘A. 54, 57-65, 90, 104-109 Balme, D. 17, 30, 254, 285

Baron, I. 171 Barnes, J. 1, 12, 70, 75, 121, 156, 192, 216, 222, 223, 255, 275, 309 Benatouïl, T. 156, 280 Berryman, S. 280 Biesterfeldt, H.H. 19 Bodéüs, R. 1, 2, 40, 43, 44 Bolton, R. 70 Bonelli, M. 39, 194, 216 Bonitz, H. 159, 248, 294

Index des auteurs modernes

Boudon, V. 317 Brandis, Ch.A. 272 Brisson, L. 156 Brockmann, C. 220 Brunschwig, J. 119, 129, 158, 162, 180, 181, 247 Burnyeat, M. 78, 82 Byrne, P.H. 216 Cambiano, G. 280 Caston, V. 19 Chiaradonna, R. 4, 23, 79, 121, 273, 307, 323 Cho, D.-H. 16 Clark, E.V. 171 Cordonier, V. 140 Dalimier, C. 192, 193 De Lacy, Ph. 286 Dietrich, A. 55, 56, 58, 60, 62, 63, 64, 67, 278 Dodds, E.R. 287 Donini, P. 1, 10, 30, 37, 39, 52, 288, 289, 290 Durand, G.M. de 156 Düring, I. 311 Ellis, J. 161, 172, 215, 307, 308, 310 Endress, G. 55, 61, 70 Espinas, A. 280 Ess, J. van 90 Evangeliou, C. 273 Falcon, A. 85 Fazzo, S. 10, 52, 113, 185, 190, 278, 288, 289, 316 Ferejohn, M.T. 216 Forbes, G. 164 Fortenbaugh, W.W. 19, 216, 291 Frede, D. 323 Frede, M. 44, 82, 83, 101, 102, 166, 167, 276, 301 Freudenthal, G. 287 Freudenthal, J. 274, 276 Genequand, Ch. 300, 321 Gilson, E. 256 Goodey, C.F. 156 Goulet, R. 1 Gourinat, J.-B. 198

345

Gottschalk, H.B. 1, 30 Graeser, A. 216 Granger, G.-G. 255 Haas, F.A.J. de 26, 53, 55, 68-70, 73, 113, 141, 142, 307, 308 Hamelin, O. 74 Harlfinger, D. 131 Hartmann, N. 99 Hasnawi, A. 278 Hasse, H. 15 Heath, T.L. 13 Henry, D. 278-280, 302 Herslund, M. 171 Hoffmann, Ph. 323 Hülser, K. 210 Irigoin, J. 316 Jerphagnon, L. 273 Jolivet, J. 256 Karamanolis, G. 121 Katayama, E. 250 Kennedy, E.S. 54 Krämer, H.J. 2, 99 Kripke, S. 152, 164 Kupreeva, I. 140, 184, 278, 282, 287, 303 Laks, A. 7, 191, 262-264 Lefebvre, D. 212, 261, 299, 300, 302 Lennox, J.G. 151, 239, 245 Lewis, F. 169 Libera, A. de 255-257 Lloyd, A.C. 70, 89, 192, 255, 257, 259, 312 Lloyd, G.E.R. 153 Lord, C. 1 Loux, M. 166, 181 Luna, C. 121 Lyons, J. 171 Lyons, M.C. 20 Mann, W.-R. 169 Mansion, S. 222 McGinn, C. 152 McKirahan, R. 216, 222 Menn, S. 43, 82 Merlan, Ph. 40, 318

346

Indices

Merleau-Ponty, J. 328 Mignucci, M. 210 Moraux, P. 1, 3, 19, 22, 30, 35, 40, 52, 55, 68, 73, 99, 130, 219, 220, 221, 224, 225, 227, 243, 255, 307, 312 Moreau, J. 2 Morrison, D. 67, 191 Most, G.W. 7, 30, 262-264 Movia, G. 19 Mueller, I. 320, 323 Natorp, P. 187 Nutton, V. 113 O’Brien, D. 273 Obrist, B. 287 Oehler, K. 285 Pellegrin, P. 16, 151, 153, 173 Pines, S. 55, 90, 255 Pini 256 Popper 151, 152, 251

Ross, W.D. 28, 216, 248, 262 Ruland, H.-J. 156, 253, 283, 285, 295 Saffrey, H. D. 2 Schmitz, H. 99 Scholz, H. 15 Sedley, D. 6, 245 Segonds, A.-Ph. 156 Sharples, R.W. 1, 3, 6, 10, 19, 30, 92, 93, 95, 96, 97, 99, 148, 175, 186, 192, 218, 219, 253, 255, 257, 258, 273, 278, 292, 293, 298, 300, 302 Simons, P. 4, 17, 164 Sorabji, R. 273, 321 Sørensen, F. 171 Steinfath, H. 2, 5, 23, 30, 31, 40, 41, 85, 319 Stenzel, J. 18, 27, 82, 88 Stern, S.M. 55 Thillet, P. 3, 30, 157, 278, 283, 295 Todd, R.B. 252, 278 Tweedale, M. 93, 192, 255, 260

Quarantotto, D. 148 Raalte, M. van 262 Ragep, J. 54 Rapp, C. 99 Rashed, M. 4, 8, 10, 16, 40, 54, 90-92, 158, 173, 184, 192, 198, 213, 256, 268, 287, 288, 295, 304, 317, 318 Rashed, R. 54, 256 Reinsch, D.R. 220 Repici, L. 282 Rescigno, A. 272, 291 Robin, L. 88

Verbeke, G. 305 Vitrac, B. 13 Vuillemin, J. 12, 88, 147, 169, 179, 274, 321 Wallies, M. 53, 72 Wilson, M. 11 Woods, M.J. 99 Wurm, K. 30, 36, 38-51, 79, 101, 207, 208 Zeller, E. V Zonta, M. 157, 295

Index des auteurs anciens Abu¯ Bisˇr Matta¯ 62 Abu¯ ‘Utma¯n al-Dimasˇqı¯ 55-56, 60, 61, 65, ¯105 Anaxagore 272-273 Anaximandre 272 Anaximène 272

Andronicos de Rhodes 4, 6, 18-24, 3031, 147 Archélaus 272 Ps.-Archytas 237 Aristoxène de Tarente 19-20 Averroès 256, 275 Avicenne 10, 40, 256, 275

Index des passages cités

Bacon, F. 254 Boéthos de Sidon 4, 6, 22-26, 30, 31, 40, 42, 45, 53, 74, 78, 80, 86, 87, 128, 140, 141, 147, 161, 199, 200202, 204, 205, 212-214, 240, 247, 324-327 Démocrite 267-268, 272 Diogène d’Apollonie 272 Duns Scot 40, 256 Empédocle 272-273 Épicure 272 Eudème de Rhodes 52, 196, 198, 298 Eudoxe 11, 15, 16, 264 al-Fa¯ra¯bı¯ 216, 219, 270 Galien 107, 113, 115, 270, 275-276, 287, 289, 301 Héraclite 272 Herminus 111, 121-124, 126, 317 Hume, D. 230 Hunayn ibn Isha¯q 18 ˙ ˙ Isha¯q ibn Hunayn 20 ˙ ˙ Jamblique 24-25

347

al-Kindı¯ 66 Leibniz, G.W. 188, 217, 255 Leucippe 272 Marc Aurèle 6 Métrodore 272 Miskawayh 55 Nizolius 217, 255 Parménide 272-273 Philopon 21 Platon 5, 148, 185, 187, 195, 237, 253, 272-273, 292, 318 (voir aussi index des notions, s. v. « Platonisme ») Plotin 4, 22, 36, 70, 79, 323, 324 Porphyre 20, 24-25, 60, 75, 80, 121, 124, 142, 161, 219 Pythagoriciens 16, 148, 156, 188 Ps.-Simplicius 21 Théophraste 151, 191, 216, 276, 282, 324 Xénocrate 20-21, 90-91 Xénophane 272-283

Index des passages cités Abu¯ Bakr al-Ra¯zı¯ Kitab al-sukuk ‘ala Galinus, ed. Mohaghegh 4–6 : 270, n. 728 Albert le Grand In Analytica posteriora, ed. Borgnet 46 : 219, n. 608 Alexandre In Topica 43.15–16 : 154, n. 442 45.27 : 153, n. 439 46.4–5 : 153, n. 440 46.6–14 : 154, n. 441

46.11–13 : 155, n. 444 46.14–47.2 : 124, n. 377 47.10–12 : 245, n. 669 47.14–23 : 69, n. 234 ; 78, n. 259 50.11–21 : 308, n. 840 50.19 : 308, n. 841 50.21–51.4 : 310, n. 845 112.14–24 : 118, n. 359 112.23–24 : 119, n. 362 113.22–27 : 78, n. 259 218.23–24 : 163, n. 470 301.19–25 : 207, n. 582 312.8 : 240, n. 655 318.5–6 : 220, n. 615 319.20–22 : 154, n. 442

348

Indices

320.2–3 : 220, n. 615 355.12–13 : 98, n. 308 365.4–21 : 71, n. 238 365.17 : 71, n. 239 376.24–30 : 287, n. 776 421.15–18 : 78, n. 259 421.27–32 : 310, n. 844 444.4–7 : 78, n. 259 451.15–18 : 78, n. 259 453.21–25 : 120, n. 365 455.6–19 : 160, n. 459 477.6 : 154, n. 442 478.23 sqq. : 154, n. 442 495.5 : 154, n. 442 511.14 : 154, n. 442 515.35 : 154, n. 442 In Analytica priora 5.13–20 : 317, n. 864 7.12 sqq. : 275, n. 740 54.12–18 : 92, n. 291 60.27–61.1 : 92, n. 291 346.26–347.14 : 52, n. 160 400.25–37 : 206, n. 580 ; 211, n. 588 402.1–14 : 209, n. 585 402.36–403.11 : 209, n. 586 In Physicam (scholia in Paris. Suppl. gr. 643) fol. 61 (ad IV 2, 209b 19) : 185, n. 523 fol. 61 (ad IV 2, 209b 30) : 218, n. 603 fol. 61v (ad IV 3, 210a 14–24) : 175 fol. 63 (ad. IV 4, 211a 29) : 190 fol. 81v (ad IV 14, 223a 16) : 285, n. 769 fol. 87 (ad V 2, 226a 28) : 139, n. 413 fol. 87v (ad V 2, 226b 15) : 128, n. 382 fol. 113v (ad VII 2, 243a 3) : 281, n. 758 fol. 119v (ad VII 4, 249b 19) : 301, n. 821 fol. 121v (ad VIII 1) : 271, n. 730 fol. 125 (ad VIII 1, 252a 34) : 269, n. 726 fol. 137 (ad VIII 6, 259a 5–6) : 277, n. 748

fol. 137v (ad VIII 6, 269b 6) : 276, n. 742 fol. 141 (ad VIII 7, 261a 7) : 285, n. 769 fol. 151v (ad VIII 10, 266b 30) : 282, n. 760 fol. 153 (ad VIII 10, 267b 6–7) : 314, n. 856 In Meteorologica 17.24–19.18 : 291, n. 788 186.35–187.15 : 249, n. 679 187.15–19 : 248, n. 678 In De sensu 73.4–30 : 41, n. 124 73.18–30 : 140, n. 416 73.25–26 : 138, n. 412 In Metaphysicam 104.3–18 : 296, n. 802 123.19–126.37 : 252, n. 690 147.3–14 : 312, n. 851 147.27–148.10 : 315, n. 859 148.10–19 : 315, n. 860 148.13 : 315, n. 861 164.15 : 315, n. 861 164.16–165.27 : 316, n. 862 164. 24 : 315, n. 861 164.20–21 : 185, n. 523 164.22–24 : 316, n. 861 169.16–19 : 183 176.24–30 : 309, n. 843 176.29 : 220, n. 616 195.15–196.12 : 39, n. 119 203.14–23 : 306, n. 834 205.10–206.6 : 68, n. 232 ; 78, n. 257 206.12–207.6 : 73 206.12–13 : 78, n. 258 206.13–22 : 78, n. 260 206. 15 : 78, n. 260 206.17–19 : 67, n. 228 214.26–215.18 : 240, n. 656 215.17–18 : 242 215.18–29 : 241, n. 658 245.12–19 : 39, n. 119 251.23–38 : 319, n. 872 265.6–14 : 194, n. 552 271.12–13 : 266, n. 720

Index des passages cités

276.1 sqq. : 154, n. 442 287.37–38 : 192, n. 546 326.32–35 : 130, n. 387 347.21–23 : 307, n. 835 369.2–16 : 27, n. 87 369.16–26 : 28, n. 89 369.20–21 : 28, n. 90 374.37–375.9 : 232, n. 642 375.9–13 : 233, n. 643 375.37–376.5 : 313, n. 853 376.9–12 : 123, n. 375 377.35–378.1 : 123, n. 374 379.4–8 : 122, n. 371 380.11–25 : 211, n. 589 383.24–29 : 139, n. 414 399.4–6 : 70, n. 237 416. 22–28 : 231, n. 641 417.12–14 : 248, n. 677 422.5–20 : 52, n. 159 422.21–423.8 : 100, n. 312 422.34–36 : 52, n. 159 423.6–8 : 102, n. 316 429.6–7 : 84, n. 272 De anima : 36, n. 103 2.4–18 : 138, n. 411 2.25–9.26 : 37, n. 108 6.2–6 : 50, n. 152 ; 79 ; 179, n. 509 ; 186, n. 530 8.8–17 : 156, n. 447 9.26–10.3 : 37, n. 109 10.3–5 : 37, n. 110 10.10–14 : 37, n. 111 11.14 sqq. : 52, n. 159 13.9–15.29 : 37, n. 111 15.29 sqq. : 37, n. 112 18.10–27 : 45, n. 139 23.26–24.17 : 156, n. 447 83.10 : 194, n. 553 83.13–84.2 : 305, n. 831 85.12 : 194, n. 553 85.14–20 : 194, n. 553 ; 305, n. 832 85.15–18 : 254, n. 693 87.24–28 : 320, n. 873 88.10–16 : 320, n. 873 88.24–89.8 : 319, n. 870 90.2–10 : 323, n. 877 94.7–100.17 : 163, n. 468 96.10 sqq. : 163, n. 469

349

Mantissa § 1 : 36, n. 103 101.18–28 : 41, n. 124 104.36–37 : 42, n. 128 § 3 : 6, n. 18 ; 36, n. 104 ; 39 116.18–20 : 38, n. 115 116.27–31 : 40 ; 41, n. 123 §5 120.26–27 : 161, n. 463 120.33–121.7 : 50, n. 151 ; 174–175 121.6 : 177, n. 506 121.17–27 : 48, n. 146 121.21 : 49, n. 149 § 15 143.4–28 : 286 § 21 168.20 sqq. : 112, n. 352 168.21–32 : 148, n. 428 § 22 : 212–213, 276, 299–300 De fato XXVI–XXIX : 299, n. 812 Quaestiones I 1 : 274 3.1–9 : 283, n. 763 4.4–7 : 275, n. 739 4.10–11 : 185, n. 523 4.9–16 : 318, n. 869 I 3 : 257–260 7.26–27 : 155, n. 443 7.30 : 168, n. 478 8.5 : 168, n. 478 8.9 : 168, n. 478 8.10 : 168, n. 478 8.21 : 168, n. 478 8.22 : 168, n. 478 8.22–23 : 102, n. 317 I 6 : 110, n. 347 I 7 : 110, n. 347 I 8 : 36, n. 105 ; 44–45 17.29–18.4 : 46, n. 142 17.23–24 : 47 17.29 : 47 17.31 : 47 17.33 : 47 17.34–18.1 : 47, n. 145 17.34 : 47 18.8–24 : 46, n. 141 ; 161, n. 461

350 18.8 : 161, n. 462 18.10 : 161, n. 462 18.14 : 47, n. 143 18.16 : 161, n. 462 I 10 : 183–184, 188 21.2 : 183, n. 519 ; 188 I 11 22.14–20 : 192, n. 546 22.19–20 : 92, n. 292 23.11–13 : 192, n. 546 I 13 : 110, n. 347 I 14 : 110, n. 347 I 15 : 184–188 26.28–27.29 : 185, n. 524 27.3–4 : 185, n. 525 27.12–21 : 185, n. 526 27.19–21 : 187, n. 532 I 17 : 36, n. 105 ; 44–48 I 21 35.6 : 179, n. 509 I 23 36.22 sqq. : 300, n. 818 I 25 40.31 sqq. : 300, n. 818 I 26 : 36, n. 105 ; 44–45 ; 217 41.22–24 : 217, n. 602 41.25–42.3 : 218, n. 604 42.1 : 219 42.2–3 : 219, n. 610 42.25 sqq. : 218, n. 603 42.28–30 : 216, n. 598 42.30–43.2 : 221, n. 616 42.30 : 220, n. 612 43.3 : 220, n. 612 43.7 : 220, n. 612 II 1 : 110, n. 347 II 3 : 10, n. 38 ; 252 48.18–22 : 288, n. 782 48.22–24 : 289, n. 784 49.28–30 : 289, n. 785 II 6 : 110, n. 347 II 7 : 110, n. 347 ; 203 ; 213 53.3 : 205, n. 576 53.6 : 205, n. 576 53.14–17 : 205, n. 576 II 10 : 278, n. 749 55.11–12 : 178, n. 507 II 11 : 110, n. 347 II 23 : 10, n. 36 II 24–28 : 190

Indices

II 28 : 84, n. 272 ; 93, 94–104, 142 77.32–78.6 : 97, n. 306 78.18–20 : 98, n. 307 78.21–22 : 96, n. 300 79.2–4 : 99, n. 311 ; 103, n. 320 79.12–13 : 97, n. 305 III 4 : 110, n. 347 De mixtione 223.30–34 : 252, n. 690 235.3 : 303, n. 829 De providentia, ed. Ruland 59.10–11 : 285, n. 770 77.12–81.4 : 295, n. 799 83.6–87.4 : 156, n. 448 87.5–91.4 : 253, n. 691 91.13–15 inf. : 278, n. 749 93.8–95.16 : 283, n. 765 De principiis universi, ed. Genequand § 58 : 300, n. 818 § 119 : 321, n. 874 De differentia I : 104–127, 142, 148, 155, n. 443 II : 53–78 ; 140 ; 142 ; 158 ; 177, n. 504 Responsio ad Xenocratem : 89–92 De genere et specie : 92–94 Ammonius In Categorias 49 : 131, n. 392 Anonymus, In Analytica posteriora C.A.G. XIII 3, XXVIII.18 sqq. : 219, n. 611 Aristote Categoriae : 50 2, 1a 20-b 9 : 169, n. 483 1a 20 : 44, n. 134 ; 172, n. 492 1a 24-25 : 43, n. 131, 133 ; 45 ; 47 ; 51, n. 156 ; 172, n. 493 ; 173 ; 176 1a 27-29 : 168, n. 479

Index des passages cités

3, 1b 16-17 : 54 ; 86, n. 281 ; 110, n. 348 ; 117 ; 118, n. 361 ; 121, n. 370 ; 122, n. 371 5, 3a 7 : 176 3a 21-32 : 68, n. 233 3a 29-32 : 43, n. 133 ; 44 3b 1-2 : 68 3b 5-7 : 71, n. 241, 72 3b 15-16 : 23, n. 78 3b 18 : 23, n. 78 3b 20 : 23, n. 78 3b 24-25 : 129-130 10, 11b 17 sqq : 128, n. 382 13b 27-33 : 210, n. 587 De interpretatione 11, 21a 25-28 : 210, n. 587 Topica I 5, 102a 18-19 : 153, n. 438 102a 31-32 : 60 ; 70, n. 237 107b 19-26 : 86, n. 281 ; 117 107b 19 : 118, n. 361 107b 20 : 118, n. 360 ; 121, n. 370 107b 23 : 118, n. 360 II 7, 113a 30-32 : 247, n. 674 III 6, 120b 3-6 : §§§ IV 4, 122b 20-24 : 68 IV 6, 128a 20-21 : 71 VI 3, 140b 2-5 : §§§ VI 6 : 47, 53 144b 12-30 : 86, n. 281 ; 117 144b 12-20 : 119, n. 364 145a 3-12 : 158 145a 3 : 160 145a 7 : 159 Analytica priora I 32, 47a 24-28 : 51, n. 157 ; 52 I 46, 51b 5-10 : 203 51b 25-28 : 205 ; 206, n. 578 Analytica posteriora I 3 : 263, n. 715 I 4, 73a 34-b 24 : 216, n. 596 73a 39-40 : 220, n. 616 I 5, 74a 17-25 : 11, n. 42 ;13, n. 49 I 33, 88b 32-33 : 243 I 22, 84a 13 : 220, n. 612 II 8-9 : 221-232

351

II 8, 93b 9-14 : 223, n. 623 93b 13-14 : 223, n. 625 ; 224, n. 626 93b 15-20 : 226, n. 629 93b 19 : 226, n. 630 ; 231 II 17, 99a 1-16 : 12, n. 44 99a 2-4 : 12, n. 44 II 19, 100b 5-17 : 266, n. 720 Physica I 1, 184a 1 : 266, n. 720 184a 23-26 : 191, n. 544 184b 2 : 191, n. 544 I 2 : 198, n. 570 I 6-8 : 197 I 6, 189a 32-33 : 51, n. 158 ; 52 I 7, 190b 17-20 : 197 191a 19-20 : 237 I 9, 192a 22-23 : 233, n. 645 II 1, 192b 9 : 43, n. 133 192b 34 sqq. : 177, n. 506 193a 11 : 183, n. 519 II 2, 194a 5-7 : 220, n. 613 194b 13 : 285, n. 768 II 3 : 196, n. 562 II 3, 194b 26 : 278 II 4, 196a 24-34 : 267, n. 724 II 5, 196b 21-22 : 295, n. 798 II 7 : 196, n. 562 198a 24-25 : 199, n. 570 II 8, 198b 16 sqq. : 267 IV 2 : 248 IV 2, 209b 5-9 : 246 IV 3, 210a 14-24 : 173, n. 494 ; 233, n. 644 210a 20-21 : 177, n. 506 IV 4, 210b 32-34 : 309, n. 843 IV 14, 223a 16 : 285, n. 769 V 2, 226a 28 : 139 226b 10-11 : 133 226b 15 : 128, n. 382 VI 2, 232b 21-22 : 297, n. 806 VII 2, 243a 3-4 (textus alter) : 281, n. 757 VII 4 : 14, n. 50 VIII 1, 252a 32-b 5 : 262, 265, n. 719 VIII 6, 258b 32-259a 4 : 277, n. 745 259a 4-5 : 277, n. 746 259a 5-6 : 277, n. 747 259b 6 : 276

352

Indices

VIII 7, 261a 7 : 285, n. 769 VIII 10, 267b 6-7 : 313, n. 855 ; 314, n. 856 De caelo I 3, 270b 4-5 : 270 I 9, 278b 1-3 : 173, n. 496 ; 177, n. 506 II 4, 287a 27-28 : 310, n. 847 II 11, 291b 13-14 : 294, n. 793 III 1, 298a 32 : 43, n. 133 De generatione et corruptione I 3 : 128 318a 35-b 14 : 211, n. 590 I 4 : 47 I 5, 321b 25-28 : 303, n. 828 II 2-4 : 128 II 3, 330b 21-30 : 286 II 6, 333a 29-30 : 207, n. 581 II 8, 335a 3-6 : 128, n. 381 II 10 : 253 II 10, 336b 21-23 : 213 336b, 26-34 : 300, n. 819 II 11, 337b 14 sqq. : 303, n. 827 338b 5-18 : 238, n. 650 Meteorologica I 13 : 178, n. 508 IV 2, 379b 10 sqq. : 248 De anima I 1, 402a 24 : 21 II 1-3 : 35 ; 37 ; 49 ; 176 II 1, 412a 17-19 : 181 III 9, 432b 21 sqq. : 250, n. 682 Historia animalium I 1, 486a 14-b 22 : 17, n. 58 De partibus animalium I : 310 I 2-4 : 84, 125-126 I 2, 642b 16-20 : 126, n. 379 I 3, 643a 1-7 : 121, n. 366 643a 3-5 : 122-123 643a 13 : 126, n. 379 643a 24 : 77, n. 256 III 2, 664b 20-a 9 : 152, n. 436

De generatione animalium II 1, 732b 31-32 : 162, n. 466 734b 4-19 : 27, n. 86 ; 279, n. 752 734b 10 : 280 734b 13 : 280 II 3, 736b 19-737a 17 : 27, n. 86 736b 29-a 8 : 157, n. 451 ; 286, n. 775 736b 29-33 : 289 736b 34-35 : 288 737a 7-12 : 287, n. 777 ; 289 II 4, 738b 27-35 : 17, n. 60 II 6, 741b 7-9 : 279, n. 752 ; 280 742b 6-8 : 265, n. 718 742b 17-35 : 262 ; 264, n. 717 II 7, 746a 29-b 11 : 17, n. 60 Metaphysica a 1, 993b 24-25 : 312, n. 850 a 2, 994b 25-26 : 315, n. 861 B : 241 B 3, 998b 6-8 : 306, n. 833 C 6, 1011b 18-19 : 130, n. 387 D 1, 1013a 5-6 : 163, n. 470 D 6, 1016b 31-1017a 3 : 27 D 8, 1017b 12 : 43, n. 133 D 9, 1018a 5-7 : 123, n. 373 D 10, 1018a 35-36 : 39, n. 119 1018b 6-7 : 183, n. 520 D 18, 228 D 18, 1022a 24-36 : 216, n. 596 1022a 33-35 : 231, n. 640 1022a 33 : 231, n. 639 D 19, 1022b 1-3 : 248, n. 675 D 24 : 51, n. 155 ; 100 ; 142 D 24, 1023a 31-33 : 52, n. 159 1023b 1-2 : 52, n. 159 F-G : 233 F : 128, 237, 240 F 1-2 : 43, n. 130 F 2, 1028b 9-13 : 43, n. 133 F 3, 1028b 33-36 : 43, n. 130 1029a 23-24 : 180, n. 513 1029a 30-33 : 177, n. 505 F 5, 1030b 28-1031a 1 : 220, n. 613 F 7-9 : 240, 242 F 7, 1032a 19 : 249, n. 679 1032a 24-25 : 241, n. 657 ; 285, n. 768 1032b 2 : 4, n. 12

Index des passages cités

8 : 239 9, 1034b 16-19 : 51 ; 241, n. 657 10-16 : 43, n. 132 10, 1035b 14-22 : 170, n. 485 1035b 25-27 : 163, n. 470 1035b 27-31 : 77, n. 254 F 11, 1037a 5 : 4, n. 12 1037a 28 : 4, n. 12 1037b 1-4 : 4, n. 12 F 11 : 76 F 11-13 : 82 F 11, 1036a 28-29 : 101, n. 313 1037a 29-30 : 83, n. 271 F 12 : 74, 78-79, 82-86, 126, 142, 158 F 12, 1037b 9-10 : 82-83 1037b 12-13 : 84, n. 273 ; 153 1038a 6 : 84, n. 272 1038a 19-20 : 77 1038a 25-26 : 83, n. 270 ; 85, n. 278 F 13 : 99, n. 310 1038b 5-6 : 176, n. 502 F 15, 1039b 23-27 1040a 9-14 : 167, n. 476 F 17: 233, 234 F 17, 1041b 2-9 : 222, n. 621 G 1, 1042a 9-11 : 43, n. 133 G 2, 1043a 14 sqq. : 303, n. 827 G 4, 1044a 32-b 1 : 250, n. 685 1044b 9-20 : 222, n. 621 1044b 12 : 228, n. 634 G 6 : 82 ; 84, n. 274 H 2 : 302 H 6-7 : 233 H 8, 1049b 17-32 : 242, n. 662 1050a 4-10 : 242, n. 662 1050a 6-7 : 252, n. 688 1050a 15-16 : 233 1050b 6-10151a 3 : 313, n. 852 H 10, 1051b 6-9 : 295, n. 796 I 8, 1058a 6-7 : 86, n. 280 I 9 : 47 ; 161 I 9, 1058a 29 sqq. : 112, n. 352 1058b 5-6 : 148, n. 429 1058b 21-23 : 148, n. 427 K 1, 1069a 30-b 2 : 320, n. 872 K 3, 1070a 8 : 150, n. 432 K 6, 1071b 3-5 : 320, n. 872 K 7, 1072b 4 : 284, n. 767 F F F F

353

1072b 13-14 : 281, n. 756 K, 10, 1075a 16-19 : 17, n. 59

Rhetorica I 10, 1368b 28-1369a 24 : 88, n. 285 Poetica 21, 1457b 16 sqq. : 29, n. 91 Averroès In Physicam 1B : 138, n. 408 215E-216A : 133-141 215E-F : 133, n. 400 215G-I : 135, n. 402 215I-K : 135, n. 403 215K-L : 136, n. 404 215L-216A : 136, n. 405 216A : 137, n. 406 222B : 138, n. 409 226A : 138, n. 409 231C : 138, n. 409, 410 255L-M : 298, n. 807 426K : 278, n. 749 In de caelo, ed. Carmody-Arnzen I, 44-45.83-91 : 270, n. 729 In de generatione et corruptione, ed. Alaoui 97.22-98.1 : 286, n. 774 Démocrite B 167 D.K. : 267, n. 722 Dicéarque Fr. 8 Wehrli : 19, n. 67 Fr. 8a : 21, n. 74 Fr. 8b : 21, n. 74 Elias In categorias 179.34.180.3 130 Euclide Elementa V, def. 3 : 15, n. 53 def. 4 : 15, n. 52 prop. 16 : 13 VII, def. 20 : 14 prop. 13 : 13

354 Eusèbe Praeparatio evangelica 15.18.2 : 245, n. 668 Eustratius In Analytica posteriora ed. Moraux 48A : 224 48B : 224 48C-E : 224-225 48F : 225 49A-C : 227 49A4-B4 : 227-228 Galien Protrepticus §§ 1-4 : 317, n. 864 De placitis Hippocratis et Platonis 448.4-29 : 21, n. 72 ; 285, n. 771 Quod animi mores 45.12 sqq. : 19, n. 68 De placitis propriis 2.1 : 270, n. 728 De marcore 671.8-672.9 : 270, n. 728 Jamblique Vita Pythagorae § 31 : 156, n. 445 § 144 : 156, n. 445 Protrepticus V.67.1-5 : 317, n. 864 Olympiodore In Categorias 74.4-28 : 132, n. 396 Philopon In Analytica posteriora 323.9-12 : 243, n. 663 In Physicam 526.25 sqq. : 174, n. 498 891.1-12 : 276, n. 742

Indices

In de generatione et corruptione 113.27-28 : 303, n. 829 De aeternitate mundi contra Proclum 222.1-17 : 272, n. 731 599.17 sqq. : 270, n. 728 Platon Politicus 261E-262E : 88, n. 285 262E-264B : 147, n. 425 262E : 148, n. 426 Sophista : 88, n. 285 Timaeus 52B : 184 59C : 191, n. 542 Plotin Enneades : 4 VI 3, 4.15-26 : 79, n. 263 5.9-13 : 79, n. 263 Porphyre In Ptolemaei Harmonica 13.24-14.6 : 323, n. 877 Scholia in Aristotelis De caelo, ed. Brandis 489b 42-45 : 272, n. 731 Simplicius In Categorias 49.5-8 : 142, n. 424 57.22-58.1 : 121, n. 368 78.4-20 : 22, n. 77 97.23-34 : 24, n. 79 97.34-98.22 : 25, n. 82 98.4-6 : 26, n. 83 98.6-7 : 26, n. 85 98.14-19 : 161, n. 460 98.22-35 : 141, n. 418 98.22 : 26, n. 84 98.32-33 : 142, n. 421, 422 98.33-34 : 142, n. 423 99.19-20 : 69, n. 234 235.3-13 : 19.63 In Physicam 10.3-24 : 196, n. 561

Index des passages cités

10.23-24 : 197, n. 565 11.16-21 : 198, n. 569 11.23 : 196, n. 563 12.5-8 : 194, n. 553 12.14-20 : 266, n. 720 ; 275, n. 739 17.25-31 : 193, n. 549 17.25 : 193, n. 551 17.33-37 : 191, n. 538 17.38-18.23 : 191, n. 540 18.24-34 : 191, n. 541 18.33-34 : 191, n. 543 19.1-20.27 : 191, n. 544 19.4-11 : 192, n. 546 19.4-8 : 191, n. 545 19.12-18 : 192, n. 547 19.21-33 : 193, n. 549 19.29 : 193, n. 551 19.33-20.2 : 194, n. 555 20.17-27 : 191, n. 543 53.22-26 : 195, n. 559 197, 30-31 : 198, n. 570 198.2 : 195, n. 556 198.4 : 196, n. 563 ; 197 201.17-202.2 : 52, n. 161 211.3-23 : 199, n. 571 211.20-23 : 202, n. 573 ; 204, n. 575 215.22-216.10 : 199, n. 570 216.10 : 197, n. 566 216.13-14 : 196, n. 563 222.14 : 196, n. 563 222.20-28 : 199, n. 570 244.2-9 : 237, n. 646 234.11-19 : 197 ; 237, n. 647 234.15 : 196, n. 563 234.23-28 : 238, n. 648 234.23 : 196, n. 563 234.28-235.9 : 243, n. 664 234.33-235.2 : 243, n. 665 250.6 sqq. : 197, n. 567 257.11 : 196, n. 563 257.28 : 196, n. 563 258.3 : 196, n. 563 258.6 : 196, n. 563 258.14-25 : 197, n. 568 270.26-34 : 174 270.32-33 : 177, n. 506 307.10-12 : 281, n. 756 310.25-311.37 : 242, n. 660 310.36-311.1 : 297, n. 803 311.1-18 : 280, n. 755

355

311.8 : 280 311.18-19 : 283, n. 762 311.29-37 : 279, n. 751 311.30 : 280 321.6-8 : 298, n. 808 321.10-11 : 298, n. 808 372.9-15 : 295, n. 798 538.14-19 : 246, n. 671 542.19-22 : 185, n. 523 552.18-24 : 175 565.5-8 : 309, n. 843 866.21-30 : 128, n. 382 941.21-942.2 : 297, n. 806 942.14-24 : 298, n. 807 1055.24 sqq. : 10, n. 36 1121.5-1122.35 : 271, n. 730 1121.28-1122.1 : 272, n. 731 1258.3-17 : 276, n. 742 1346.37-1347.38 : 282, n. 760 1354.25-35 : 314, n. 856 In de caelo 168.15-169.2 : 129, n. 383 270.9-27 : 10, n. 35 ; 275, n. 739 279.5-9 : 174 ; 177, n. 506 311.22-312.9 : 272, n. 731 373.1-15 : 291, n. 788 412.30-32 : 311, n. 847 440.23-28 : 291, n. 788 578.32-579.2 : 239, n. 651 Thémistius In Physicam 26.11-27.12 : 199, n. 571 170.8-19 : 137, n. 407 In de anima 31.1-2 : 20, n. 69 31.19-37 : 20, n. 70 Théophraste Metaphysica 4a 2-9 : 6, n. 20 4a 2-3 : 8, n. 27 4a 9-16 : 7, n. 21 4a 9-13 : 8, n. 26 4a 15-16 : 8, n. 29, 30 4a 16-17 : 8, n. 30 4a 18-b 1 : 9, n. 31 4b 1-5 : 9, n. 32

356

Indices

4b 6 sqq. : 9, n. 33 5a 5 sqq. : 9, n. 34 5b 1-2 : 10, n. 37 5b 10-26 : 300, n. 818 6a 5-14 : 7, n. 21 7a 10-b 8 : 7, n. 23 8b 10-9b 16 : 7, n. 22 8b 24-27 : 11, n. 41 ; 18, n. 61 9a 16-17 : 17 9b 16-10a 21 : 262, n. 713 9b 24 : 267, n. 721 9b 27 : 263 12b 4-5 : 8, n. 25

Fragmenta, ed. Fortenbaugh et al. fr. 369 : 291, n. 788 Thomas d’Aquin In Physicam, ed. Angeli-Pirotta 530-531 : 278, n. 749 Xénocrate Fr. 180 : 21, n. 73 Fr. 181 : 21, n. 73

Propositions de correction des textes grecs Alexandre In Top. 376.25 : 287, n. 776

I 26, 41.25 – 42.3 : 218, nn. 604 – 605 et p. 219 II 28, 79.13 : 97, n. 305

In Metaph. 148.10 – 19 : 315, n. 861 369.20 – 21 : 28, n. 90 375.9 – 13 : 233, n. 643 375.37–376.5 : 313, nn. 853 – 854 422.21–423.8 : 100, n. 312

De mixtione 223.30 – 34 : 252, n. 690

Mantissa § 5, 121.17–27 : 49, n. 148

Simplicius In Categorias 78.4 – 20 : p. 22 – 23, n. 77

Quaestiones I 1, 2.28 : 292, n. 789 I 1, 4.12 : 293, n. 791 I 1, 4.17 : 293, n. 792 I 3, 7.32 : 258, n. 709 I 15, 27.12 – 21 : 185–186, nn. 526 – 529

Aristote Metaph. H 8, 1050a 6 – 7 : 252, n. 688

In Physicam 53.22 – 26 : 195–196, nn. 559 – 560 234.33 – 235.2 : 243, n. 665 et 244, n. 666 In de caelo 168.15 – 169.2 : 129, n. 383